Leçons de géographie tropicale: Leçons données au Collège de France de 1947 à 1970 9783111535203, 9783111167152

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Leçons de géographie tropicale: Leçons données au Collège de France de 1947 à 1970
 9783111535203, 9783111167152

Table of contents :
PRÉFACE
AVANT-PROPOS
QU'EST-CE QUE LE MONDE TROPICAL?
PREMIÈRE PARTIE: AIRES GÉOGRAPHIQUES
ASIE TROPICALE
PACIFIQUE TROPICAL
AMÉRIQUE TROPICALE
AFRIQUE TROPICALE ET MADAGASCAR
DEUXIÈME PARTIE: PROBLÈMES
L'HOMME ET LE MILIEU PHYSIQUE
CIVILISATIONS ET GÉOGRAPHIE
DENSITÉ DE LA POPULATION ET GÉOGRAPHIE HUMAINE
PROBLÈMES D'AGRICULTURE ET D'ÉLEVAGE
L'HOMME ET LES RESSOURCES NATURELLES
CIVILISATION MODERNE ET MONDE TROPICAL
QUARANTE ANS DE GÉOGRAPHIE TROPICALE: BILANS ET PERSPECTIVES
QUARANTE ANS DE GÉOGRAPHIE TROPICALE: BILANS ET PERSPECTIVES
INDEX DES MATIÈRES ET DES NOMS CITÉS
TABLE DES MATIÈRES

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LEÇONS DE GÉOGRAPHIE TROPICALE

ÉCOLE PRATIQUE DES HAUTES ÉTUDES - SORBONNE VIe SECTION : SCIENCES ÉCONOMIQUES ET SOCIALES

LE SAVOIR GÉOGRAPHIQUE i

MOUTON 1971

PIERRE GOUROU

LEÇONS DE GÉOGRAPHIE TROPICALE Leçons données au Collège de France de 1947 à 1970

Préface de Fernand

M O U T O N

1971

BRAUDEL

Diffusion

en France :

Librairie de la N o u v e l l e Faculté 30, rue des Saints-Pères 75 - P A R I S

f

Diffusion en dehors de la France : Mouton & Co. B o î t e postale 1 1 3 2 LA

H A Y E

© 1971 École Pratique des Hautes Études et Mouton & Co. Library of Congress Catalog Card Number : 71-1^^04 Imprimé en France

PRÉFACE Je dois à l'amitié, à une longue amitié, le plaisir et l'insigne honneur d'écrire ces quelques lignes d'introduction au livre exceptionnel de Pierre Gourou. C'est un tour de force, en effet, de faire un ouvrage — et quel ouvrage — à partir de comptes rendus annuels de cours, mis bout à bout. Même si ces cours ont été prodigieux, uniques (et ils le furent), les procèsverbaux qui les résument, en fin de chaque année scolaire, pouvaient-ils conserver la vivacité, l'intérêt, l'intelligence aiguë de la « leçon », professée en toute simplicité devant les admirables auditoires du Collège de France ? Je dis admirables parce qu'ils ne pèsent jamais sur la pensée qui s'exprime et se cherche, qu'ils entrent même dans son jeu, facilitent sa mise au point heureuse par leur attention disponible, leurs connaissances souvent exceptionnelles. De ces joies de l'esprit, ce livre a réussi à conserver l'essentiel, à rendre le charme sans pareil d'une pensée qui ne renonce jamais à la découverte, à une remise en cause patiente et prudente des réalités du très vaste monde tropical, à une interrogation méticuleuse qui fuit le dogmatisme comme la peste. Que Pierre Gourou soit le plus entraînant géographe de langue française de son temps, ses élèves en sont convaincus, ils le disent avec satisfaction. Le miracle de notre école géographique, c'est que Vidal de la Blache se réincarne a chaque génération dans l'un ou l'autre de ses lointains continuateurs. Pierre Gourou est l'un de ceux qui a rendu, une fois de plus, le miracle possible. Mais il est autre chose qu'un grand géographe : un des esprits les plus rares de notre temps, par l'étendue de ses connaissances qu'il utilise hors de toute pédanterie, au hasard d'une conversation, s'excusant à l'occasion de tout savoir, par la pondération obstinée de son jugement, par son détachement, par le scepticisme souriant derrière lequel il cache ses fidélités, ses convictions, voire ses amertumes, et l'hésitation où se trouve si souvent l'homme trop lucide devant l'action où il se perdrait corps et biens. La géographie, comme l'histoire, est un métier d'accès facile. La frontière s'en franchit sans peine, pour peu qu'on en ait le désir, mais en ces domaines ouverts accéder à une maîtrise sérieuse n'est pas donné à beaucoup d'esprits.

PRÉFACE

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Il faut au géographe mille qualités, qui ne sont pas des plus communes : être capable d'apercevoir, de voir, de mettre en mémoire et dépasser l'observation, de la saisir dans son message le plus sûr, d'utiliser aussi pour cette interrogation précautionneuse toutes les sciences humaines, les plus anciennes, déjà assises et développées, et celles qui seulement bourgeonnent. Être anthropologue, historien, démographe, sociologue... Pierre Gourou a toutes ces curiosités, tous ces métiers supplémentaires, toutes ces armes. Mais que serait un métier poussé à sa perfection sans une définition personnelle de ses coordonnées majeures ? Le cœur de ce livre dense, son secret, se trouve, à mon avis, dans ces quelques pages trop rapides (lOj-ioS) où Pierre Gourou définit « sa » géographie, qui n'est pas « une branche des sciences naturelles » et qui ne peut se comprendre que comme une « géographie humaine générale ». Cette mise au point de 1964-196/ reprend d'anciennes professions de foi qui, en leur temps, avaient fortement frappé Lucien Febvre. Le lecteur fera bien, au seuil de sa lecture, d'aller vers ces pages décisives. Elles marquent le parti pris de ramener à l'homme l'essentiel du paysage, de se débarrasser à ce propos de déterminismes simples et pseudoscientifiques. « Le paysage des géographes est une chose qui se voit et qui étant vue doit être dépliée, analysée, expliquée dans sa totalité »; qu'il soit fait « d'éléments physiques et humains interdépendants » ne signifie pas que la civilisation s'explique tout bonnement par lui. En fait « la civilisation est un système intellectuel, moral et technique qui agit sur les paysages et ne dépend pas d'eux ». Lorsqu'elle change, les paysages changent, « mais la réciproque n'est pas vraie ». Bref, l'accent est à placer d'abord sur les libertés et les traits propres à telle ou telle civilisation : les civilisations orientent les changements, « les dérives » possibles, y compris celle du paysage physique. Le géographie part de l'homme, elle revient vers l'homme. Ces explications éclairent une œuvre dont la méthode est étonnamment ferme. Regrettons un peu, qu'ayant fait la matière d'une année de cours, ces explications nous soient transmises sous cette forme abrégée. Pierre Gourou se doit de s'expliquer plus largement à ce sujet et pas seulement à partir des pays tropicaux, mais de tous les pays, de toutes les civilisations du monde. C'est le livre que nous attendons de lui et qu'il m'a promis d'écrire.

Fernand

BRAUDEL.

AVANT-PROPOS Plus de vingt années durant, de 1947 à 1970, le Collège de France a été le lieu d'un enseignement incomparable. Chaque jeudi, chaque vendredi, sur le coup de dix heures du matin, avec une exactitude d'horloge, Pierre Gourou apparaissait et, devant un public fidèle, commençait son cours. Plutôt qu'un cours, un entretien, en langue familière, et sur un ton d'une parfaite simplicité. La précision des mots, les idées qui s'enchaînaient en pleine clarté donnaient au raisonnement géographique un tel caractère de nécessité que l'auditeur avait l'impression de découvrir l'évidence. Entraîné à mettre au jour les relations de cause à effet, toutes les interactions dont procédait une situation donnée, il finissait par se sentir pour ainsi dire associé à la démarche. Trompeuse simplicité, qui effaçait à son bénéfice la peine d'un énorme travail de lecture, de réflexion, de mise en ordre par une pensée supérieurement organisée. A u x antipodes de la mode et de la suffisance intellectuelle, chacun des cours de Pierre Gourou, loin de servir à illustrer une théorie, tirait la leçon d'un cas ou, parfois, proposait une mise au point. Toujours, la réflexion était alimentée soit par des recherches personnelles, menées aux quatre coins du monde tropical, et dont le public du Collège se voyait offrir la primeur, dès la rentrée universitaire; soit par les ouvrages, lus à mesure qu'ils paraissaient. En vingt et quelques années, le total des titres accumulés est impressionnant, ainsi que leur diversité, et la place tenue par les travaux en langue étrangère. Mais, tirée du terrain ou des textes, cette riche matière n'a jamais été pour Pierre Gourou qu'une matière première. Tout était passé au crible, décanté, repensé, mis en perspective selon les lignes propres d'un esprit très unifié. Derrière chaque « cas » géographique, l'auditeur était convié à discerner un problème, à reconnaître la fausseté des apparences, à voir comment les faits se combinent autrement qu'un certain bon sens le voudrait. Partir à la découverte des

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AVANT-PROPOS

paysages, essayer de les comprendre, ne pas se laisser abuser par l'esprit de système, ni prendre les « ficelles » pour des explications, c'est la leçon que, de semaine en semaine, il retirait. La bonhomie de cet enseignement, sa familiarité dans la rigueur, le suspense aussi parfois, quand d'une séance à la suivante un m ê m e sujet tenait le public en haleine, sont perdus pour ceux qui n'ont pas p u ou su les inscrire dans leur souvenir. Sans oublier la bonne grâce qu'après le cours, le professeur mettait à répondre aux questions, à dire u n m o t à chacun, à épiloguer dans son bureau sur le sujet du j o u r . Il reste heureusement les résumés annuels, rédigés avec un très grand soin pour l'Annuaire du Collège de France, et de plus en plus substantiels au long des années. Encore fallait-il assurer à ces textes la diffusion qu'ils méritaient et les rassembler en u n v o l u m e qui permît d'en prendre une vue globale. Accueillie avec enthousiasme par Fernand Braudel, collègue de Pierre G o u r o u au Collège de France et Président de la Sixième Section de l'Ecole Pratique des Hautes Études (Sciences Economiques et Sociales), l'idée lui doit d'avoir pu se concrétiser. Qu'il en soit très vivement remercié. D'innombrables publications sont issues de l'enseignement de Pierre G o u r o u au Collège de France, qui leur a servi pour ainsi dire de banc d'essai. Et, parmi elles, ces comptes rendus d'ouvrages dont il a le secret, fidèles au point d'en épargner la lecture, mais qui v o n t cependant bien au-delà, intégrant faits et idées à une vue générale de la géographie. Il sera facile d'en prendre connaissance dans le recueil d'articles, assorti d'une bibliographie exhaustive, préparé et publié à l'Institut de Géographie de l'Université Libre de Bruxelles, par d'autres élèves de Pierre Gourou. La présente publication ne fait pas double emploi avec ce recueil. N i avec les célèbres Pays tropicaux, réédités depuis peu. Le panorama qu'elle présente est tout aussi complet, mais plus proche des sources et des préoccupations successives de l'auteur, aux prises avec la variété des faits et des problèmes du m o n d e tropical. Le déroulement chronologique des « résumés » permet de suivre le cheminement de la pensée vers de nouvelles curiosités, son enrichissement, l'approfondissement d'une série de notions-clés, certaines évolutions. Dans la seule intention d'aider le lecteur, et de faciliter l'utilisation du livre, les résumés annuels, en n o m b r e supérieur à quarante, ont été regroupés sous quelques titres, choisis par Pierre Gourou luim ê m e selon les fils conducteurs naturels de son enseignement. E n tête figurent ceux des cours qui traitent spécifiquement d'une partie du monde, considérée sous des angles variés, et qui, par conséquent, entreraient mal dans un ensemble thématique. Chaque fois q u ' u n thème se manifeste avec insistance derrière une localisation, ou l'inverse, u n sous-titre en italiques rappellera la catégorie sacrifiée. Quelques sous-titres, cependant, ne seront là que pour préciser, à l'intérieur d ' u n vaste domaine géographique, le territoire concerné. U n index aidera à entrer dans le détail des faits et des lieux. Dans le cadre

AVANT-PROPOS

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offert par chacune des rubriques principales, l'ordre chronologique a été, comme il se devait, conservé. L'ouvrage s'ouvre par la leçon inaugurale, professée en décembre 1947, et dont l'auteur a tenu à livrer une version soigneusement revue. Les pages qui le terminent sont bien davantage qu'un résumé de la dernière année d'enseignement : une récapitulation et une synthèse, dont le texte nourri vient ainsi couronner l'œuvre de près d'un quart de siècle. Pierre Gourou a l'habitude de s'effacer derrière ses écrits. Mais sa modestie pardonnera pour une fois à ceux qui ont souhaité éclairer de ces quelques lignes les raisons de cette publication, les conditions dans lesquelles sa substance et sa forme ont été élaborées. C'est au nom des géographes « tropicalistes » de langue française, conscients de ce qu'ils doivent à un homme et une pensée, qu'ils ont voulu apporter, avec affection et respect, leur témoignage vécu. Jean DELVERT, Paul PÊLISSIER, Gilles SAUTTER, Professeurs aux Universités de Paris.

QU'EST-CE QUE LE MONDE TROPICAL?

QU'EST-CE QUE LE MONDE TROPICAL?* Il est malaisé de délimiter le monde tropical ; avant tout, une donnée climatique, mais nous n'entreprendrons pas de définir ici les limites du climat chaud et pluvieux nécessaire à la réalisation de tous les traits de ce paysage tropical que nous examinerons tout au long de notre enseignement au Collège de France. Ce paysage ne s'étend guère en latitude au-delà des Tropiques : ce qui ne signifie pas que toute la surface comprise entre les Tropiques lui appartienne. Une partie de l'espace intertropical est en effet occupée par des déserts d'aridité dont la géographie et les problèmes sont hors de notre sujet. Le monde tropical pluvieux s'arrête bien entendu au désert; ce n'est donc pas exactement une zone de latitude mais une surface géographique aux contours sinueux; le monde tropical pluvieux se replie vers l'Equateur sur les rivages occidentaux des continents et dépasse les 230 27' sur leurs rivages orientaux, avec l'exception, dont nous parlerons un jour, de l'Afrique orientale, où des conditions subdésertiques régnent, dans l'hémisphère nord, jusqu'à l'Équateur. Le monde tropical pluvieux (c'est-à-dire assez pluvieux pour une agriculture non irriguée) couvre 38 millions de kilomètres carrés. Puisque la surface très utile des continents, après déduction des déserts de froid et de sécheresse, est de 90 millions de kilomètres carrés, le monde tropical qui fera l'objet de nos recherches représente largement 40 % de la surface très valable des continents. Les géographes des pays tropicaux ne risquent pas de se sentir à l'étroit.

•fr La chaleur persistante et l'abondante humidité font une nature sensiblement différente de celle des pays tempérés. Les formes * C e t t e leçon a été dite lors de l'inauguration, en décembre 1947, de la Chaire d'Étude du M o n d e Tropical (géographie physique et humaine) ; le texte publié par les Annales: Économies, Sociétés, Civilisations en 1949, pp. 140-148, a été quelque peu modifié et complété par l'auteur en v u e de rétablir l'entièreté de cette leçon inaugurale.

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LEÇONS

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TROPICALE

vivantes montrent plus de variété. Le nombre des espèces végétales est six à sept fois plus grand sur une surface donnée des régions chaudes et pluvieuses que sur une étendue identique dans les latitudes moyennes. De nouvelles espèces peuvent se former plus rapidement dans les pays chauds ; chez la drosophile, ou mouche du vinaigre, la fréquence des mutations s'accroît plus de cinq fois pour une hausse de six degrés. En sens inverse, les modestes variations thermiques qui ont eu lieu depuis l'époque secondaire ont permis la conservation d'espèces qui ont disparu de latitudes exposées à des refroidissements plus marqués. Les eaux infiltrées ou ruisselantes, armées d'une grande activité chimique, attaquent les roches selon des procédés particuliers et sculptent des reliefs qui n'ont pas tout à fait les mêmes formes que sous nos latitudes. Les sols superficiels perdent plus vite leurs éléments utiles; au terme de leur évolution, ils peuvent aboutir à la latérite, formation spécifiquement tropicale qui a la couleur et la fertilité de la brique. Voilà au total une nature différente de la nôtre. Nous ne nous étonnons pas de l'échec subi dans les années 1830 par un gentlemanfarmer britannique qui avait tenté de créer dans les savanes du centre de Ceylan un domaine rural semblable à ceux d'Angleterre. Ses boeufs, ses vaches, ses moutons de race pure moururent rapidement; son blé et son avoine, soigneusement sélectionnés, levèrent mais ne purent être moissonnés. Son cocher vit périr son attelage de chevaux : il essaya de sauvegarder la dignité de son maître en apprenant à un éléphant à trotter gracieusement pour remplacer les chevaux défunts ; il parvint seulement à faire mourir le pachyderme. Il est remarquable que les pays tropicaux soient, dans l'ensemble, mal peuplés. Les 30 millions de kilomètres carrés de terres tropicales pluvieuses que comptent l'Amérique, l'Afrique et l'Australie ont, en moyenne, 5 habitants par kilomètre carré; de vastes parties de l'Australie, de l'Afrique centrale, de l'Amazonie sont des déserts d'hommes. Ces populations peu denses ont des civilisations généralement peu efficaces. TÎT

L'insalubrité fut et reste un obstacle au peuplement et à la mise en valeur du monde tropical. L'humidité et la chaleur favorisent l'existence de multiples parasites de l'homme, et des insectes qui peuvent assurer leur transmission. L'exubérance vitale déjà signalée favorise le pullulement d'êtres nuisibles à l'homme. Les pays tropicaux ont toutes nos maladies : ils y ajoutent un grand assortiment de maladies « tropicales » dont la gravité et l'addition sont impressionnantes. Il faudrait admirer que les populations tropicales aient pu survivre à leurs atteintes si on ne savait que cette accumulation d'endémies n'empêche tout de même pas un lent progrès des effectifs

QU'EST-CE QUE LE MONDE

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humains et que l'humanité, qui est bien probablement d'origine tropicale, vit en familiarité avec beaucoup de ces maladies depuis l'époque où les hominiens se sont séparés du tronc commun qui devait d'autre part conduire aux anthropoïdes. La malaria, qui ne s'interdit pas d'apparaître en pays tempéré, est la plus fâcheuse, par les effectifs de malades dont elle est responsable, de toutes les affections tropicales. Elle frappe peut-être le quart du genre humain. Mais quel nombreux cortège autour d'elle : fièvre jaune et maladie du sommeil ont une grande et triste renommée. Les hôtes du système digestif sont nombreux, variés et néfastes ; l'appareil intestinal de l'habitant du Yucatan apparaît à un observateur comme « un terrifiant musée d'horreurs ». Une énumération sommaire doit encore tenir compte des diverses filarioses, des bilharzioses, de l'ulcère phagédénique, de mycoses diverses. L'Afrique noire est la mieux dotée des terres chaudes en maladies tropicales : cela est en accord avec l'idée habituellement admise que les hominiens sont très anciens en Afrique tropicale. ir

La forêt équatoriale en impose par sa variété et son exubérance; cependant elle ne dresse pas devant l'homme un obstacle plus insurmontable que d'autres forêts. La médiocrité de la plus grande partie des sols tropicaux est une entrave plus efficace aux activités agricoles. Le climat n'est pas la seule cause de cette situation, dont l'histoire géologique est largement responsable. En effet, le domaine tropical pluvieux est fait essentiellement de vieilles plates-formes sur roches cristallines ou sédimentaires anciennes qui ont connu une histoire très calme depuis le Primaire. Les montagnes récemment plissées sont exceptionnelles ; la mer a fait de courtes incursions et n'a pu déposer beaucoup de sédiments neufs. La stabilité prolongée a permis la conservation des surfaces d'érosion qui se sont constituées à diverses reprises dans les pays tropicaux. Le relief de ceux-ci apparaît généralement comme fait de calmes surfaces dont les plus anciennes remontent au Jurassique. Des sols lessivés et décomposés par des eaux tièdes pendant toute la durée des temps secondaires, tertiaires et quaternaires ne peuvent manquer d'être épuisés. Au cours de longues périodes de stabilité plusieurs cycles de formation latéritique ont pu se succéder. Les sols pauvres et très pauvres qui couvrent la majeure partie du monde tropical résultent non seulement du climat mais encore de l'histoire géologique. La reprise d'érosion déchaînée soit par un abaissement du niveau de la mer soit par des gauchissements continentaux à grande courbure est, dans ces conditions, un heureux événement. En certains points d'Afrique centrale, une érosion rajeunie attaque les vieilles surfaces : une vive opposition apparaît alors entre les ravins, où se développe une forêt dense, et les mornes savanes des plateaux.

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LEÇONS DE GÉOGRAPHIE TROPICALE

Il est de très bonnes terres dans les contrées chaudes et pluvieuses : les sols très récents, constitués sur des formations géologiques jeunes comme les alluvions fluviátiles modernes ou les cendres volcaniques basiques. Il y faut ajouter des sols de piedmont fécondés par les apports des pentes qui les dominent. Ces très bons sols couvrent de faibles étendues. Le reste du monde tropical, c'est-à-dire les terres qui ne sont ni stériles ni excellentes : ce sont des terres physiquement utilisables parce que meubles mais souffrant d'un certain nombre de faiblesses par rapport aux terres moyennes des zones tempérées. Leurs éléments inertes, inutiles pour la fertilité, sont plus abondants; ils se composent de particules de quartz (généralement très abondantes et qui donnent à la plupart de ces sols un caractère sableux) et de pisolites latéritiques qui n'empêchent pas l'utilisation de la terre mais retirent toute valeur à une partie de son volume. D'autre part, les argiles n'ont pas les mêmes vertus que sous nos latitudes. Nos argiles sont riches en silice; l'analyse la plus fine y révèle une structure micro-cristalline faite de feuillets, chaque feuillet se décomposant en lamelles alternées de silice et d'alumine. Les interstices feuillets-lamelles ont un rôle capital : ils accroissent énormément les surfaces attractives qui peuvent retenir les éléments fertiles tels que potasse, azote, chaux, magnésie ; nos argiles ont un grand pouvoir d'adsorption, elles jouent un rôle essentiel dans la conservation de la fertilité de nos sols. Au contraire, les argiles tropicales ont une structure moins feuilletée et moins favorable à l'adsorption des éléments fertiles. D'autre part une partie des argiles, en pays tropical, a disparu par exportation de la silice et a été remplacée par des hydroxydes d'alumine et de fer défavorables à la conservation des éléments fertiles. En prenant un caractère prédominant et en se concrétionnant, ces hydroxydes donnent naissance aux latérites. L'argile tropicale étant moins apte à retenir les éléments fertiles que l'argile tempérée, les eaux tropicales abondantes et tièdes ont tôt fait d'emporter ce que l'argile est incapable de conserver. Aussi les sols tropicaux cultivables, pauvres en éléments fertiles, s'épuisent-ils très vite quand ils sont mis en exploitation. Il n'y a que demi-mal si les particules minérales provenant de la roche en place se décomposent vite et libèrent rapidement leurs sels nutritifs ; tel sera le cas des particules sombres comme celles d'olivine. Il est malheureusement des sols qui, tout en révélant à l'analyse chimique une réserve satisfaisante de richesse, sont incapables de la libérer utilement: les éléments fertiles de ces sols trompeurs sont contenus dans des minéraux qui se décomposent trop lentement. Les sols tropicaux sont mal dotés en humus. Sous l'influence des hautes températures les bactéries décomposent très vite les matières végétales ; quant aux termites, ils dévorent rapidement les débris végétaux sans profit sensible pour la fertilité. Pour maintenir dans la terre une proportion satisfaisante de produits organiques, il faut un couvert forestier qui l'enrichisse de feuilles et de ramilles. Encore cet enri-

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chissement intéresse-t-il une couche très mince, qui ne dépasse pas quelques centimètres. Si la forêt est abattue, non seulement son apport se tarit, mais la destruction de l'humus s'accélère, puisque la température d'une terre non ombragée s'élève sensiblement, ce qui accélère les oxydations. De pénibles surprises ont été bien souvent éprouvées après le défrichement d'une belle forêt qui donnait à espérer que les champs qui lui succéderaient seraient fertiles. En fait, les sols étaient au-dessous du quelconque : la forêt avait simplement vécu en équilibre sur elle-même.

Telles sont donc les terres qui s'offrent à l'agriculteur tropical. Dans un certain contexte économique — celui de l'agriculture de subsistance —, il est commode de pratiquer l'essartage : abattre un pan de forêt, brûler les arbres abattus ; aux premières pluies, semences ou tubercules sont confiés à la terre. Le champ ainsi dégagé ne peut porter plus d'une ou deux récoltes, les rendements devenant vite insignifiants; en effet, le sol perd sa fertilité par destruction de l'humus et lessivage des bases. De violentes averses érodent la couche superficielle, la moins pauvre en humus. Enfin le recrû forestier et l'installation de grandes herbes imposeraient un dur travail de nettoyage du champ. Le paysan, dans les régions où la terre ne manque pas, préfère abandonner son champ et en défricher un autre. La forêt reprend possession du premier essart; après un certain nombre d'années, elle aura reconstitué la fertilité par ses apports de matières végétales; la parcelle pourra de nouveau entrer en culture. Il arrive cependant que la forêt ne renaisse pas, parce que l'agriculture a été trop insistante, et cède la place à un paysage végétal moins favorable à la réfection de la fertilité. Dans des circonstances particulières cette détérioration peut être rapide. Voici l'exemple de l'île Rodríguez, l'une des Mascareignes. La première description que nous en ayons est celle de François Léguât, qui s'établit en 1791 avec sept compagnons sur cette petite île de 105 kilomètres carrés. Ile déserte, jamais habitée, sa végétation était intacte. L'île était parfaitement salubre, pour la raison que l'homme n'y avait apporté les germes d'aucune maladie. Pour François Léguât, c'est une miniature de paradis : une belle forêt tropicale poussait sur un sol épais, des ruisseaux pérennes roulaient une eau limpide, il y avait peu d'insectes, aucun moustique ; les seuls mammifères étaient des chauves-souris. Pour les nouveaux colons l'île offrait des charmes plus précis, de magnifiques perroquets bleus et verts, des milliers d'énormes tortues pesant jusqu'à 150 kilogrammes, un gros oiseau incapable de voler et de capture facile. Si les crabes de terre étaient un fléau, la mer était poissonneuse. U n siècle plus tard, le paysage a été transformé, par l'action volontaire et involontaire de l'homme. L'île reste relativement salubre,

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mais divers parasites tropicaux y ont été apportés. La forêt est détruite ; quelques spécimens de la flore primitive subsistent à peine dans le creux des ravins. Chèvres et porcs, qui errent à peu près en liberté, empêchent la forêt de repousser. La plus grande partie de l'île n'est plus que maigre herbage. L'érosion a mis la roche à nu sur bien des points : les ruisseaux ne sont plus qu'oueds desséchés dans l'intervalle des averses. Les tortues, l'oiseau « solitaire » ont été exterminés; rats et lapins pullulent. Certes, l'exemple de Rodríguez n'est pas aussi caractéristique qu'il le faudrait; la flore et la faune endémiques de Rodríguez étaient très fragiles et très sensibles aux agressions humaines. -ir

L'élevage du gros bétail livrerait travail, viande, lait et cet engrais que demandent si impérieusement les terres tropicales. Pourtant cet élevage ne reçoit pas l'attention qu'il mérite. Il est permis de penser qu'une agriculture mixte apporterait de grandes améliorations à la mise en valeur du monde tropical. Mais, pour le passé comme pour le présent, le cultivateur tropical n'a pas tiré de l'élevage tout le parti possible. Il faut reconnaître qu'il avait quelques justifications; l'insalubrité de l'Afrique chaude et pluvieuse était encore plus rigoureuse pour les bœufs et les chevaux que pour les hommes. D'autre part, les pays chauds étaient défavorables à la conservation de la viande, du lait, du fromage. Il est pourtant des régions tropicales où l'élevage du gros bétail est pratiqué sur une grande échelle : le Brésil, l'Inde, Madagascar, qui ignorent la trypanosomiase animale; et même l'Afrique orientale, malgré les ravages de celle-ci (nagana). Le domaine pastoral qui apparaît autour de l'Océan Indien (Madagascar, Afrique orientale, Inde) tire de modestes avantages de l'élevage des bovins : on ne peut dire qu'il s'agisse ici vraiment d'agriculture mixte. Madagascar ignorait la charrue et la charrette; la seule contribution des bœufs à l'agriculture était le piétinage des rizières. En Afrique orientale les bovins ne donnaient aucun travail. Dans l'Inde les bœufs étaient mieux utilisés; mais le bétail était inutilement nombreux. Dans l'ensemble, ces élevages bovins étaient plus inspirés par des préoccupations sociales et religieuses que par des mobiles économiques. Les Xosa d'Afrique du Sud se lamentent quand le bœuf favori de la famille tombe malade : « que deviendrons-nous si celui qui est le plus fort vient à mourir ? Ce sera notre fin à tous ». Au Rwanda, les plus beaux animaux étaient des vaches sacrées, les inyambo, superbes bêtes à robe baie, froment ou brune, dont les cornes en lyre pouvaient atteindre une longueur de 1,75 mètre, avec un écartement de 2 mètres entre les pointes. Quarante-quatre noms différents précisaient au Rwanda la position « sociale » de la vache, c'est-à-dire celle de son maître. Sans aucune amélioration due à l'homme, les pâturages spontanés ne pouvaient nourrir au Congo belge plus de 50 kilogrammes de

QU'EST-CE QUE LE MONDE TROPICAL?

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poids vif par hectare; une bête de 300 kilogrammes avait donc besoin de six hectares de pâturages. Les techniques pastorales sont peu efficientes; chez les Xosa les vaches donnent en moyenne 1,5 litre de lait par j o u r ; encore cèdent-elles leur lait seulement après avoir nourri leur veau. Celui-ci meurt-il? On doit recourir à un subterfuge: un jeune garçon, vêtu de la dépouille du veau, va téter la vache, qui consent alors à céder son lait. Bien souvent, ces troupeaux de faible productivité détruisent plus de richesses qu'ils n'en produisent. Pour détruire les vieilles herbes incomestibles, pour hâter la sortie des jeunes pousses appréciées des bovins, pour empêcher la reconstitution de la forêt, les pasteurs allument chaque année, en fin de saison sèche, d'immenses incendies. La manie pastorale est telle que les prairies sont souvent surchargées et, de ce fait, rongées par l'érosion. ir La tentation est grande d'expliquer la faible population de la plupart des contrées chaudes et pluvieuses par l'insalubrité et par la faiblesse des récoltes liées à la pauvreté des sols. Même paysage humain, que ce soit en Amazonie, en Afrique noire, chez les Tanala de Madagascar, certains Moi d'Indochine, les Dayak de Bornéo ou les Papou de Nouvelle-Guinée. Partout, en fin de saison sèche, monte vers le ciel la fumée des incendies; partout, les défrichements se découpent comme à l'emporte-pièce dans la masse de la forêt; l'alimentation est essentiellement végétarienne ; le travail agricole se fait à la main, sans aide animale; ce pays de civilisation européenne qu'est le Brésil avait, en 1920, seulement une charrue pour 435 travailleurs agricoles. L'agriculture de l'Ancien Monde et celle de l'Amérique précolombienne donnaient leurs soins à des plantes différentes, mils et ignames en Afrique noire, maïs et manioc en Amérique; cependant, les techniques agricoles étaient identiques. Les conditions physiques très semblables qui régnent dans les divers continents tropicaux expliqueraient-elles les techniques agricoles très proches que pratiquent les divers paysans tropicaux? Les Tropiques pluvieux dont il vient d'être question sont habités par des populations de civilisations peu efficaces. Les civilisations autochtones du monde tropical sont figées, sinon même en recul; faut-il penser qu'elles seraient victimes des conditions physiques tropicales qui les contraindraient à pratiquer l'essartage avec jachère forestière? Or l'essartage ne peut répondre longtemps aux besoins d'une population croissante. Pour subsister, celle-ci doit réduire la durée des jachères : le rythme accéléré des cultures, le raccourcissement des jachères épuiseront la terre, la rendant de moins en moins capable de nourrir les humains. Le progrès démographique conduit à une impasse, à la nécessité d'émigrer, s'il n'y a pas changement des techniques. L'histoire des Maya pourrait bien résulter de cet enchaînement de conséquences ; arrivée à un certain degré d'expansion démo-

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graphique, une cité maya était obligée d'envoyer ses cultivateurs au loin, hors de son propre territoire, pour défricher des terres fraîches. La conséquence pouvait être l'abandon de l'ancien territoire pour la colonisation d'un territoire nouveau. ir

Les conditions physiques ne détermineraient-elles pas le défaut d'efficacité des civilisations du monde tropical; cela ne serait-il pas confirmé par l'échec final de la civilisation maya? La réponse à ces questions fait naître diverses hypothèses dont l'exposé et la critique feront l'objet de ce cours. Une première réponse : déterministe pure et simple, elle soutient que, effectivement, le monde tropical pluvieux a dressé devant les progrès de la démographie et des techniques des obstacles très rudes; la géographie humaine de l'Asie tropicale pluvieuse ne permet pas, comme on le verra par la suite, de retenir ce système d'explication. On citera pour mémoire seulement l'explication par le déterminisme inversé : la vie serait si facile sous les Tropiques pluvieux que les hommes n'auraient pas cherché à perfectionner leurs techniques. Un autre type d'explication : le morcellement du monde tropical en territoires continentaux séparés par des immensités océaniques; si bien que les progrès techniques réalisés par l'agriculture dans l'un de ces territoires n'ont pu être communiqués aux autres (sinon malaisément) ; le monde tropical aurait en somme souffert des conséquences d'un isolement né du morcellement. L'Afrique noire mâche la canne à sucre mais n'a pas appris à fabriquer le sucre. Il a fallu les « grandes découvertes » européennes pour faire connaître à l'Ancien Monde le manioc, l'arachide, le maïs, la patate, le tournesol, la tomate, le haricot, le tabac, le cacao, le quinquina, la vanille, la sapotille, la goyave, l'avocat, et pour répandre au Nouveau Monde le bœuf, le cheval, le mouton, la chèvre, le porc, le blé, le riz, le caféier, la vigne, les agrumes, l'olivier, la canne à sucre. Ce sont bien là traits d'isolement. Les civilisations supérieures très efficaces (efficaces pour entretenir et encadrer des effectifs humains considérables et croissants, sur de vastes surfaces et sur de longues durées) ont été peu nombreuses, au cours d'une histoire qui ne dépasse guère six millénaires. Les concours de circonstances qui les ont fait naître ont été rares et fortuits ; pourquoi s'étonner qu'ils aient été inégalement répartis à la surface du globe, en une très courte durée de six mille ans ? Autre hypothèse, qui contredit la précédente : les développements, en Asie tropicale, que les civilisations ont connus, et, à leur suite, les paysages humains, trouveraient leur origine dans des conditions géographiques qui ont facilité les relations et les échanges entre l'Asie méridionale, l'Asie centrale, l'Asie occidentale, l'Asie orientale. Encore ne faut-il pas considérer cette vue des choses comme irrésistible. Penser que l'Indonésie orientale, la Nouvelle-Guinée occidentale, le Nord de l'Aus-

QU'EST-CE QUE LE MONDE TROPICAL?

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tralie se prêtent admirablement à de faciles relations maritimes et ont pourtant faiblement évolué; il faut reconnaître que le démarrage de leurs civilisations vers une plus grande efficacité a été empêché par l'absence d'un foyer civilisateur dans le Sud. Ces contrées ont été atteintes avec parcimonie par les seules émanations techniques du foyer indien.

£ Nous avons volontairement évité jusqu'à présent de traiter de l'Asie chaude et pluvieuse : sa géographie humaine est en effet profondément différente de ce que montre le reste du monde tropical. Sur ses 8 millions de kilomètres carrés, l'Asie tropicale pluvieuse groupe 600 millions d'humains; la densité moyenne s'élève donc, en 1946, à 70 habitants par kilomètre carré. Les plaines de l'Inde et de Java, les deltas de l'Asie sud-orientale, les hauteurs volcaniques de Java portent plusieurs centaines de paysans par kilomètre carré de surface générale. Dans la plaine septentrionale de Java, le canton d'Adiwerno groupe 1 600 habitants par kilomètre carré de surface générale : ce pourrait être la plus forte densité rurale du monde. Là ne s'arrête pas l'originalité de la façade méridionale de l'Asie. Ces populations denses appartiennent à des civilisations supérieures (elles sont denses sur de grandes surfaces et depuis longtemps parce qu'elles appartiennent à des civilisations supérieures), et surtout à la civilisation indienne, que ses réalisations, dans tous les domaines, classent parmi les grandes civilisations. Ce n'est pas l'avance prise sur le plan des sciences et des techniques par notre civilisation occidentale depuis trois siècles à peine qui doit nous autoriser à traiter avec condescendance la civilisation indienne. Trois siècles ne pèsent pas beaucoup dans une histoire des civilisations sujpérieures qui compte seulement soixante siècles et qui, si la sottise humaine n'y met pas obstacle, a devant elle un nombre respectable de millions de siècles. La civilisation indienne n'est pas seule en cause; la civilisation chinoise relaie la civilisation indienne en Asie sud-orientale, de façon très apparente en Annam, plus discrètement en Insulinde, au Siam. Les 8 millions de kilomètres carrés fortement peuplés de l'Asie chaude et pluvieuse s'opposent aux densités clairsemées des 30 millions de kilomètres carrés du reste du monde tropical. Comment résoudre cette antinomie ? Une première remarque : les peuples denses et hautement civilisés de l'Asie méridionale se juxtaposent à des groupes attardés dont les techniques ne sont pas différentes de ce qui a été observé dans le reste du monde tropical. L'opposition constatée entre l'Asie méridionale et les autres continents chauds et pluvieux apparaît donc à l'intérieur de l'Asie méridionale; elle y crée une surprenante marqueterie de paysages ruraux contrastés, témoignant de la mise en contact de niveaux de civilisation inégaux.

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LEÇONS DE GÉOGRAPHIE

TROPICALE

• f r

Les régions de forte densité de l'Asie tropicale appliquent une technique agricole intensive, la riziculture inondée. Comparée aux défrichements temporaires, ses avantages sont immenses; elle assure la stabilité des champs et des hommes, procure de forts rendements, qui peuvent être accrus par des pratiques de plus en plus raffinées. La récolte, supérieure aux besoins des paysans, ouvre la possibilité de différenciations sociales et techniques, et, par là, de progrès vers une civilisation meilleure. Dans les plaines rizicoles entièrement mises en valeur et assez vastes pour être essentiellement hors de portée de vol des anophèles issus des bordures montagneuses, la riziculture inondée aboutit à un résultat paradoxal en apparence : ces plaines sont indemnes de malaria, les eaux des rizières étant hostiles aux larves des anophèles vecteurs. La rizière inondée ne suffit pas à expliquer les populations denses et la civilisation supérieure de l'Asie méridionale. Cependant, elle leur a donné la possibilité d'être. Ajoutons qu'il est très probable que la riziculture inondée ait été inventée en Asie du Sud-Est, entre le delta du Gange et celui du Fleuve Rouge. Incontestablement, l'Asie tropicale a vu naître de bonne heure une civilisation supérieure. L'Inde ne doit pas sa haute civilisation exclusivement à l'apport aryen. Les populations de langue dravidienne avaient atteint un haut degré d'évolution dès avant l'arrivée des IndoEuropéens. L'Inde préaryenne était déjà au cœur d'un faisceau de relations avec le Sud-Est asiatique, avec la Mésopotamie. L'apport indo-européen a souligné l'importance des faits de relations, de contaminations, d'apports. Comme toutes les grandes civilisations, la civilisation indienne est une synthèse d'éléments divers ; les emprunts ont créé des possibilités de progrès. Autre fait de relation: l'apport chinois, qui a été capital dans la mise au point de la civilisation vietnamienne, et qui a été important pour toute l'Asie du Sud-Est. Le jour de son intronisation, le sultant de Brunei endossait successivement quatre vêtements : un malais, un indien, un chinois, un arabe. Juste symbole du syncrétisme malais et des apports civilisateurs multiples qui ont forgé la civilisation malaise. Des civilisations supérieures, appuyées sur l'irrigation et la riziculture, se sont développées en Asie tropicale. Ce n'est point tout à fait par hasard que de tels événements se sont produits en Asie tropicale, et non pas en Afrique tropicale, ou en Nouvelle-Guinée. L'Asie tropicale n'est pas séparée du monde tempéré par des déserts continus. A l'Est, c'est l'évidence même : aucune coupure climatique entre la Chine du Nord et Java. Dans l'Inde une continuité climatique, sans coupure désertique, relie le Cap Comorin à Péchaver. D'autre part, des chapelets serrés d'oasis et des steppes jalonnent commodément les voies conduisant en Mésopotamie et en Iran. L'Inde a pu, dans son entier, échanger des techniques avec les civilisations d'Asie occiden-

QU'EST-CE QUE LE MONDE

TROPICAL?

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taie. L ' A s i e méridionale a reçu de l'Asie tempérée l'attelage d u b œ u f , l'araire, la charrette, le blé, le bronze, par e x e m p l e . Elle a d o n n é à l'Asie tempérée la riziculture inondée, le bouddhisme, les épices, et tant d'autres choses. tV D'intéressants enseignements sont donnés, en un raccourci saisissant, par les efforts et les résultats de l'intervention européenne dans le m o n d e tropical. D u fait de l'insalubrité, les tentatives de peuplem e n t européen o n t bien souvent abouti à des désastres. A la fin d u XVIIIe siècle, le navire anglais Winterton, qui transportait 280 passagers de Grande-Bretagne a u x Indes, fit naufrage sur les récifs coralliens de la baie de Saint-Augustin (Madagascar). P a r m i les rescapés, 130 m o u rurent de la fièvre à Saint-Augustin pendant les sept mois qu'ils attendirent u n secours; 30 m o u r u r e n t encore à M o ç a m b i q u e . A u total, sur 200 rescapés, 160 périrent de la malaria. A u t r e observation : sur 336 Français débarqués en 1 7 7 4 dans la baie d ' A n t o n g i l , 48 seulem e n t survivaient en 1780. E n c o r e Madagascar ignore-t-il la maladie d u s o m m e i l et la fièvre jaune. Les plantations eurent p o u r fin de récolter et de préparer sous la f o r m e désirée par les Européens les produits q u e ceux-ci demandaient au m o n d e tropical : les autochtones ne se souciaient habituellement pas de récolter les excédents de denrées demandées par le c o m m e r c e européen et d'assurer e u x - m ê m e s les transformations que ces p r o duits exigeaient. Les plantations furent une intrusion européenne dans le milieu tropical. P o u r les cultures vivrières destinées à l'alimentation des esclaves o u des ouvriers des plantations, aucun progrès ne f u t réalisé sur les procédés traditionnels. L e caboclo brésilien pratique la m ê m e agriculture que l'Indien tupi. Les rendements des plantations s'effondraient vite, les sols s'épuisaient, l'érosion en emportait d'immenses étendues. Il fallait défricher des terres nouvelles p o u r remplacer celles qui étaient épuisées. Q u a n t à l'élevage que les Européens développèrent en certaines parties d u m o n d e tropical, il était bien médiocre : au Brésil c o m m e au T a n g a n y i k a , 6 hectares suffisaient à peine à nourrir un b œ u f de petite taille. L e colonisateur européen a donc é p r o u v é les duretés de la nature tropicale; d'autant plus que l ' E u r o p é e n ne bénéficiait pas d'une certaine accoutumance à la malaria, qui est sensible chez les autochtones tropicaux.

•fr Depuis une cinquantaine d'années se produit une révolution scientifique et technologique qui transforme et transformera plus encore la nature des rapports entre les h o m m e s et le milieu naturel tropical. L e C o l l è g e de France a m o n t r é un grand esprit d'opportunité en créant

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DE GÉOGRAPHIE

TROPICALE

une chaire d'étude du monde tropical en cette charnière historique où s'effacent des Tropiques folkloriques et où se profile un monde tropical moderne. Il est aujourd'hui bien démontré que les contrées chaudes et pluvieuses peuvent porter des populations denses et saines, et animées par des civilisations supérieures si leur sont appliquées de bonnes techniques de production et de bonnes techniques d'encadrement. L'insalubrité peut être éliminée, quelle que soit sa gravité. Il est possible de pratiquer dans le monde tropical un élevage sain et fructueux. Il est possible d'éviter l'épuisement rapide des sols tropicaux et d'obtenir des rendements élevés et stables. Le paysage humain traditionnel de la plus grande partie du monde tropical (faible densité, essarts, jachère forestière) est sans avenir; il est incompatible avec la croissance démographique, avec les exigences d'une économie commerciale, avec le relèvement souhaitable des niveaux de consommation. Le paysage humain lié aux grandes civilisations de l'Inde et de la Chine est en accord avec une population dense et peut supporter, grâce à la perfectibilité des techniques agricoles, une forte croissance démographique; s'il est apte à alimenter régulièrement des relations commerciales, il ne se prête pas à un relèvement de la consommation individuelle. Les techniques actuelles proposent au monde tropical de nouvelles perspectives, qui sont raisonnables si elles passent par d'indispensables transitions. Perspectives d'industrialisation et d'intensification de l'agriculture : pour lointaines qu'elles soient, on sait qu'elles ne sont pas nécessairement utopiques. N e pas perdre de vue que le monde tropical pluvieux est pour le genre humain la plus vaste réserve de terres cultivables. Comment ne pas dire combien on est reconnaissant au Collège de France de donner la possibilité d'étudier en toute liberté les causes de la situation présente du monde tropical et les possibilités de voir cette situation se modifier.

PREMIÈRE PARTIE

AIRES GÉOGRAPHIQUES

ASIE

TROPICALE

PROBLÈMES DE GEOGRAPHIE TROPICALE EN INDOCHINE FRANÇAISE

I947-I948 Ce cours n'a pas eu pour fin de donner une géographie régionale de l'Indochine, mais d'étudier dans le cadre territorial de l'Indochine orientale divers problèmes de géographie tropicale. L'Indochine offre en effet des conditions particulièrement favorables à une telle étude; elle est essentiellement un pays chaud et pluvieux, bien que, dans sa partie nord-est, des influences climatiques septentrionales introduisent des caractères nouveaux, qui font que le rivage a une amplitude thermique plus grande, et à tout prendre un régime thermique plus continental, que le Laos. De vastes étendues de l'Indochine ont une morphologie tropicale classique, pénéplaines, et plateaux gréseux; cependant des portions importantes du territoire sont puissamment accidentées, et sur la base d'une structure plissée. La plus grande partie de l'Indochine a une faible population, 3 à 4 habitants par kilomètre carré, comme il est de règle en pays chaud et pluvieux. A u contraire une humanité pullulante fourmille dans certaines plaines. L'Indochine orientale offre donc le double intérêt d'être à la fois un pays tropical classique et un pays tropical aberrant. Des problèmes de morphologie et de climatologie ont été étudiés dans le souci d'éclairer les faits de géographie générale par la géographie locale. Une étude particulière a été consacrée à la répartition de la population ; dans quelle mesure l'insalubrité, les sols, les techniques d'exploitation de la nature, la plus ou moins grande aptitude à l'organisation de l'espace expliquent-ils le nombre des habitants? La géographie du passé a aidé à l'intelligence de la géographie du présent; l'étude comparative de Ceylan et d'Angkor à la fin du Moyen A g e a mieux fait comprendre les interdépendances de l'homme et du milieu. Au Nord d'Angkor s'étendent aujourd'hui des solitudes, coupées seulement de quelques rizières ou de rares défrichements temporaires. Cependant les restes de l'occupation khmer sont nombreux dans la plaine de piedmont qui s'élève doucement au Nord d'Angkor, et même sur le plateau gréseux du Phnom Koulen. Les plus intéressants de ces débris

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LEÇONS DE GÉOGRAPHIE

TROPICALE

sont les traces de barrages établis en travers des rivières — et dont les plus remarquables se dressent au pied des Koulen — et les restes de réservoirs. A l'époque de la splendeur d'Angkor le pays était assurément plus peuplé, plus productif grâce à l'irrigation des rizières, et probablement plus sain. L'emprise de l'homme s'est amenuisée presque jusqu'à disparaître; le pays est revenu à la sauvagerie par l'abandon des systèmes d'irrigation. Civilisations

et géographie

En définitive l'explication et la description géographique nécessitent la connaissance des rapports établis entre le milieu physique, la civilisation (techniques d'exploitation de la nature, aptitude à l'organisation de l'espace), et les faits de géographie humaine. Ces derniers sont la résultante de l'action du milieu physique et de la civilisation, tandis que la civilisation a beaucoup plus d'indépendance à l'égard du milieu physique. C'est donc en accordant au facteur civilisation une très grande importance que les problèmes de la géographie humaine tropicale ont été examinés dans le cadre de l'Indochine orientale. Mais si la civilisation, définie comme il vient d'être dit, est l'articulation indispensable de toute explication des paysages, c'est donc en modifiant la civilisation que nous pouvons avoir espoir de transformer les paysages dans un sens favorable aux hommes, et, par exemple, de faire que les densités rurales dans les plaines littorales d'Indochine soient moins fortes et que la population soit plus nombreuse dans les régions intérieures. Voilà une conclusion rassurante, puisque justement la civilisation moderne nous propose de nouvelles techniques d'exploitation de la nature et de nouveaux moyens d'organiser l'espace et permet de maîtriser les rigueurs des régions chaudes et pluvieuses.

PROBLÈMES GÉOGRAPHIQUES DE L'ASIE D U SUD-EST

(PENINSULE

INDO-

CHINOISE ET INSUUNDE)

I9J2-I9J3

Les raisons d'être d'Etats devenus des formes géographiques, comme la Birmanie et le Siam, ont été trouvées dans la conjonction du glissement vers le Sud des peuples indochinois, de la possession par certains de ces peuples d'un fleuve navigable et de l'apport culturel indien. Le contraste des faibles et des fortes densités de la population a été examiné; les Kha Lamet du Haut Laos ont donné un exemple de faible densité, avec 2,9 habitants par kilomètre carré en moyenne; le premier point mis en valeur est que, dans le cadre de leurs techniques, en acceptant celles-ci pour ce qu'elles sont, les Lamet sont en nombre inférieur au peuplement possible. En tenant compte de la surface en jachère, les Lamet pourraient être 22 par kilomètre carré, si toute l'étendue était cultivable. En admettant que la moitié de l'étendue

PÉNINSULE

INDOCHINOISE

ET

INSULINDE

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totale soit incultivable par les techniques des Lamet, la densité de la population pourrait être de 1 1 . C o m m e n t se fait-il qu'elle atteigne seulement 2,9? La réponse à cette question doit être cherchée dans l'organisation de l'espace des Lamet, si rudimentaire qu'elle aboutit trop souvent à un hyperfractionnement qui peut être générateur (selon les vues de Livio Livi) de décadence démographique. L'étude d'un groupe dayak de Bornéo a conduit à des résultats peu différents. C o m m e n t s'expliquent, au contraire, les très fortes densités de population de J a v a ? U n e réponse trop souvent donnée a recours à l'extrême fertilité des sols volcaniques. Le simplisme et la fragilité d'une telle explication ont été soulignés. Il est frappant de constater que Madoura, qui n'a pas de sols volcaniques, a cependant 333 habitants par kilomètre carré ; cette dernière densité ne s'explique même pas par la prédominance des rizières inondées, une grande partie de l'île étant faite de terrains calcaires perméables. Les fortes densités javanaises et madouraises s'expliquent, dans un cadre physique favorable (mais non déterminant), par un complexe de facteurs culturels et historiques. Parmi les facteurs de la géographie humaine de l'Asie du Sud-Est, une place doit être faite à la nullité du continent australien, dont l'inexistence prolongée pour la vie de relations a contribué à expliquer que l'Asie du Sud-Est n'ait pas été un brillant foyer originel de civilisation supérieure et se soit contentée de refléter les créations de l'Inde et de la Chine. Pourtant les Malais n'ont pas ignoré l'Australie; des pêcheurs de Macassar fréquentaient les rivages de la Terre d ' A r n hem pour y faire provision de trépang. Ces Malais avaient des relations amicales avec les Australiens. Mais l'Australie préeuropéenne n'a pas attiré la colonisation malaise; d'ailleurs les densités de population à Java, avant le x i x e siècle, n'étaient pas assez élevées pour pousser à l'expansion politique. Pourquoi les Chinois sont-ils 1 0 millions en Asie du Sud-Est ? Estce tout simplement parce que la densité de la population est seulement de 28 habitants par kilomètre carré en Asie sud-orientale alors qu'elle atteint 1 2 0 en Chine? Certainement non, car l'émigration chinoise vers les mers du Sud est une émigration de qualité et non une émigration de peuplement. Le plus grand nombre des Chinois assure des fonctions commerciales et industrielles où les techniques chinoises sont apparues supérieures aux techniques indigènes. Le facteur essentiel est donc la différence de civilisation, la supériorité chinoise. Les Chinois avaient une conception du commerce extérieur qui échappait aux populations indigènes de l'Asie du Sud-Est; les Chinois étaient acheteurs et vendeurs. Les Chinois avaient une c o m p tabilité commerciale. C o m m e n t les Chinois n'ont-ils pas pris en Asie sud-orientale une position politique en rapport avec leur rôle économique ? Le gouvernement de Pékin ne voyait pas l'émigration d'un œil favorable et, théoriquement, l'interdisait. Cette attitude lui interdisait une politique suivie d'intervention. Depuis 1 9 1 1 (au plus tard) l'attitude du gouvernement chinois s'est modifiée et les colonies

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DE GÉOGRAPHIE

TROPICALE

chinoises d'Asie sud-orientale posent des problèmes politiques. La disparition des dominations occidentales, maîtresses, il y a dix ans encore, de l'essentiel de l'Asie sud-orientale, ne semble pas devoir assurer à cette contrée une ère de tranquillité; les rivalités internes des divers peuples de cette contrée, les intérêts indiens et chinois, les luttes d'influence entre puissances continentales et maritimes risquent de faire de l'Asie du Sud-Est une des contrées les plus agitées du globe. C'est la rançon de la remarquable situation géographique de cette région, qui n'a pris d'ailleurs toute sa signification que depuis un siècle, grâce aux progrès des moyens de transport et à l'expansion du commerce mondial.

PROBLÈMES DE GEOGRAPHIE TROPICALE EN ASIE 1962-1963

Une Asie archaïque, une Asie traditionnelle, une Asie en mouvement, tels furent les cadres de notre recherche. La première, qui tient encore de larges domaines, a été étudiée dans l'Himalaya oriental et chez les M o ï du Sud Viet-Nam. Les « Ma » de ce dernier pays sont de classiques mangeurs de forêts; sur le territoire de B'Sar Deung (25,5 kilomètres carrés dont 18 considérés comme cultivables, et 150 habitants), il est possible de retracer les déplacements agricoles; les champs, cultivés deux années, décrivent un cercle complet en trente-huit ans. Aussi le village, tout en restant fidèle à son territoire, a-t-il changé quatre fois de site en vingt-cinq ans 1 ; 12 kilomètres séparent les emplacements de 1925 et 1953. Les rapports d'un groupe humain et d'un territoire, par l'entremise d'une agriculture itinérante, d'une économie de subsistance et d'une faible densité de la population, sont-ils stabilisés? Un élément inquiétant: la place ne semble pas manquer, les jachères sont longues, pourtant le village est exposé à manquer de forêts à défricher. Les incendies annuels non seulement confirment la savane (que B'Sar Deung ne cultive pas et qui occupe les moyens versants, fonds et crêtes restant forestiers) mais empêchent parfois la forêt de se rétablir. La forme archaïque d'agriculture ici pratiquée semble condamnée; B'Sar Deung n'aura pas le loisir de s'établir ailleurs lorsqu'il jugera épuisé le terroir actuel. Il faudra disparaître ou adopter d'autres techniques, cette dernière solution n'offrant d'ailleurs pas de grandes difficultés. Les Siamois de Bangkhuad 2 , exemple d'une Asie traditionnelle, 1. C / R . CHAMPSOLOIX, « Le ray dans quelques villages des hauts plateaux du Viet-Nam », in: G. VIENNOT-BOURGIN (éd.), Rapports du sol et de la végétation, Paris, i960, pp. 46-62. 2. H. K . KAUFMAN, Bangkhuad: a community study in Thailand, N e w Y o r k , i960. C e village est à 25 kilomètres au N o r d de Bangkok.

GÉOGRAPHIE

TROPICALE

EN

ASIE

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statique et relativement prospère, hors des crises et des grands problèmes. Un village d'Asie méridionale sans disette ni surpeuplement mérite l'attention. Les éléments d'une telle situation : 622 hectares de rizières inondées, 744 habitants; la récolte de padi nourrit convenablement la population (il y faut 210 tonnes par an), comble de dons la pagode bouddhique, assure un bon courant de ventes (environ 1 000 tonnes par an). La padi suffit à tout. Les paysans travaillent, mais sans être accablés; leurs relations avec les courtiers chinois en riz, animées de confiance réciproque, assurent aux paysans une grande sécurité; la pagode est un foyer d'animation sociale. La densité modérée de la population (120 habitants au kilomètre carré cultivé) est due à la jeunesse du village, fondé en 1875 seulement, par conquête sur la forêt marécageuse. A ce facteur démographique s'ajoutent des rendements corrects (2 000 à 3 000 kilogrammes de padi à l'hectare), l'action paisible de la pagode, et le respect de rythmes traditionnels : le village, sans être isolé, vit assez retiré; il n'a ni distribution de lettres, ni télégraphe, ni téléphone, ni électricité. Cette situation peut se dégrader avec l'accroissement de la population (la surface cultivée par le village n'est pas extensible) et un idéal de consommation plus ambitieux; il est vrai qu'une meilleure organisation hydraulique (elle est aujourd'hui fort déficiente) permettrait de plus forts rendements et deux récoltes par an. Une grande partie de l'Asie tropicale doit affronter les problèmes que posent forte densité rurale et rapide montée de la population; pour les résoudre les Asiens mettent surtout leurs espoirs dans une « voie chinoise » ou une « voie indienne »; pourtant une autre voie d'évolution, moins célébrée, mériterait aussi de retenir leur attention ; il en sera question plus loin. Les réalisations chinoises et le lyrisme qui les décrivait avaient séduit, mais les déboires agricoles et industriels1 subis depuis i960 avaient un peu affaibli le prestige chinois dans les premiers mois de 1962. Peut-être les opérations militaires chinoises au Tibet avaient-elles contribué à cette baisse de prestige. L'affaire frontalière sino-indienne de 1962, si importante pour l'avenir des voies indienne et chinoise, doit être examinée à partir de ces constatations. Certes, elle s'explique par le sentiment du bon droit chinois (les Chinois sont légitimement au Tibet et doivent défendre les intérêts tibétains, lésés par la « ligne Mac-Mahon ») et le souci de montrer aux Tibétains que leur cause est bien défendue, mais elle procède plus encore de l'espoir de ruiner la « voie indienne » et par là d'affaiblir un concurrent en Asie tropicale. Encore l'essentiel est-il ailleurs; le gouvernement de Pékin sentait la baisse de son prestige, alors qu'il savait sa puissance intacte; les vicissitudes de l'agriculture et de l'industrie n'avaient pas affaibli son autorité politique et ses moyens militaires. 1. Un intéressant article a été consacré à cette question par M. FREEBERNE, « Natural calamities in China, 1949-1961 : an examination of the reports originating from the Mainland », Pacific Viewpoint, septembre 1962, pp. 33-72. 2

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LEÇONS

DE GÉOGRAPHIE

TROPICALE

Voici un État ordonné de 700 millions d'habitants, héritier incontestable et conscient d'une grande civilisation, maître d'un territoire immense et riche ; cet État, parce qu'il n'a pas de puissance navale ni aérienne, et parce qu'il est en butte à l'hostilité ouverte ou dissimulée des États-Unis et de l'U.R.S.S., subit de remarquables avanies; tenu à l'écart de l'Organisation des Nations Unies, il doit supporter à Formose l'existence d'un État chinois hostile, et accepter sans réactions efficaces que les Chinois de l'Asie du Sud-Est soient chassés, spoliés, massacrés comme cela se produit à Java le lendemain même de la visite d'un haut dignitaire chinois. Devant cette situation, la Chine adopte deux politiques apparemment sans rapport; tenter d'ébranler la Russie par la proclamation d'une intransigeance doctrinaire ; frapper un coup sur la frontière indienne, seule frontière où les Chinois puissent monter à peu de frais une opération de grand fracas. L'affaire de la frontière sino-indienne est donc un coup de semonce destiné à montrer que la Chine est forte, et même, pour plusieurs de ses voisins, irrésistible. Les opérations chinoises furent conduites dans des conditions qui intéressent la géographie. Les hostilités dans le secteur septentrional se sont bornées à l'occupation de l'appendice du territoire kachmirien au Nord-Est du Ladakh. Il s'agit là d'un haut plateau (dont aucun point ne descend au-dessous de 4 800 mètres) accidenté de chaînes qui atteignent 6 000-6 500 mètres. Pays sans habitants sédentaires, dénué de valeur pour l'Inde (en dehors de la maîtrise de la passe de Karakoram, maîtrise qui perd sa signification puisque le Baltistan est pakistanais), et de faible valeur pour la Chine, qui y trouve la possibilité de réunir, à travers le Changchenmo et l'Aksai Chin, le Tibet occidental et le Sin Kiang. Ces territoires ne valent pas un bouton de guêtre indien ou chinois ; la seule chose raisonnable serait de les neutraliser en les ouvrant à l'exploitation (bien problématique) de l'un et l'autre pays. O n y voit quelques pasteurs tibétains : comme l'Inde n'a pas élevé de protestations contre l'annexion du Tibet par la Chine (et l'a même reconnue sans réserves par le traité de 1954), elle serait mal venue à entraver la libre circulation des Tibétains, c'est-à-dire de sujets chinois. Les troupes chinoises n'ont pas prononcé d'offensive dans un secteur particulièrement délicat 1 ; il s'agit des sources du Gange. Dans cette partie de l'Himalaya (qui tient si fort au cœur des Hindous) le conflit de frontière peut se résumer ainsi : pour les Indiens la frontière internationale passe par les cols Shipki, Mana, Niti, Kungu Bingri, Darma, Lipu Lekh qui jalonnent la ligne de partage des eaux entre le Gange (au Sud-Ouest) et le Satlej (au Nord-Est); les Chinois ne reconnaissent pas cette ligne frontière, les alpages de Nihang-Jadhang, au Sud-Ouest de cette ligne, étant exploités par des pasteurs tibétains 1. Sm O . CAROE, « The geography and ethnies of India's Northern frontier », Géographie Journal (3), i960, pp. 298-309.

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dont les ancêtres ont payé tribut au gouvernement de Lhassa. Mais, si des patrouilles chinoises ont pénétré sur ces alpages, il n'y a pas eu de véritable invasion. Que se serait-il produit si les troupes chinoises avaient par les têtes du Gange poussé en direction de Delhi ? Le peuplement du Garhwal et de l'Himachal Pradesh (haute vallée du Satlej) n'invitait pas les Chinois à l'action; ce sont territoires purement indiens, sans prétextes ni complicités. Les populations de ces hautes vallées ont leurs originalités1, elles n'en sont pas moins profondément indiennes. Les Chinois revendiquent tous les territoires habités par des Tibétains hors du Tibet. Cette prétention est ou pourrait être menaçante pour le Népal, le Sikkim, le Bhutan et une bonne partie du versant méridional de l'Himalaya oriental. Les raisons pour lesquelles l'entreprise chinoise a pris un développement plus grand dans l'Himalaya oriental sont limpides. L'aire contestée prend un très grand développement ; en effet la « ligne Mac-Mahon », refusée par les Chinois, et la frontière qu'ils réclamaient (et qui correspondait à « l'InnerLine » de l'Assam britannique) étaient séparées par un territoire d'une centaine de milliers de kilomètres carrés, géré par la North East Frontier Agency. L'Inner Line avait été fixée par l'administration britannique sur les premières collines dominant la plaine : on ne renonçait pas aux territoires situés au Nord, mais, provisoirement tout au moins, on ne tenait pas à les gouverner. Ces montagnes peu peuplées, et par des groupes non indiens, étaient difficiles et de faible intérêt économique. Il était pratiquement interdit aux Européens et aux Indiens de s'y établir; les seules interventions étaient des expéditions punitives en représailles de razzias montagnardes. L'Inde indépendante n'avait pas eu le temps, depuis 1947, de modifier profondément la situation. Certes elle était intervenue plus activement, avait poussé des postes militaires jusqu'à la ligne Mac-Mahon (ce qui suscita la colère des Chinois qui ne reconnaissaient pas cette ligne), construit des routes de pénétration, entamé une action administrative2. Certains postes de la frontière étaient à seize jours de marche de leur base, ce qui impliquait de délicats problèmes de portage. La non-indianisation des avant-monts et des montagnes de l'Himalaya oriental s'explique aisément par l'histoire de l'Assam, c'est-à-dire 1. Cf. R . N . SAKSENA, Social economy of a polyandrous people, A g r a , 1955; il s'agit du peuple jaunsari, dont le territoire mériterait une étude de géographie régionale. A titre de comparaison, voir J.-L. CHAMBARD, « Mariages secondaires et foires aux femmes en Inde centrale », L'Homme 1 (2), 1961, pp. 51-79. 2. Cf. VERRIER ELWÏN, A philosophy or N.E.F.A., Shillong, 1959. C'était une curieuse idée que de centraliser l'action administrative dans un site éloigné et malcommode c o m m e Shillong, dans les montagnes qui se trouvent au Sud de la vallée du Brahmapoutre. Cette N.E.F. A . a fait un effort pour étudier les peuples qu'elle doit administrer; elle a publié des études témoignant tout au moins d'un louable désir de comprendre ces populations étrangères : P. DUTTA, The Tatigsas of the Namchik and Tirap valleys, Shillong, 1959; S. R O Y , Aspects ofPadamMinyong, Shillong, i960.

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de la vallée du Brahmapoutre 1 . Cette large et basse vallée, qui est seulement à 121 mètres d'altitude au confluent du Dihang et du Dibang (1 300 kilomètres de la mer), a, au XIIe siècle de notre ère, été conquise par les Thay Ahom, dont le royaume a jeté son plus vif éclat à la fin du xvii e siècle ; les rois ahom ont beaucoup bâti ; les ruines de leurs constructions se voient de toutes parts. Ces princes avaient su résister aux assauts des Mogols (c'est-à-dire de l'Inde), mais la décadence de leur pouvoir ouvrit l'Assam aux incursions des Birmans, qui se livrèrent à des pillages et à des massacres d'une étonnante extension. La plaine était dépeuplée et dévastée quand en 1826 l'administration britannique en prit possession ; l'ancienne organisation hydraulique, dont il reste par exemple les réservoirs de Sibsagar, ayant été bouleversée, le pays était fort insalubre. Dans la paix, l'Assam se repeupla peu à peu, soit par mouvement démographique propre, soit par immigration de gens du Bengale et du Bihar qui remirent en valeur les rizières abandonnées ou affluèrent sur les plantations de théiers. La plaine de l'Assam a, sur 52 000 kilomètres carrés, une population de 6,77 millions d'habitants (1951), soit 130 par kilomètre carré, densité très faible pour une plaine indienne, et signe de la jeunesse du peuplement. Il n'est donc pas surprenant que l'Assam soit peu urbanisé et industrialisé; la ville la plus importante de la plaine, Gauhati, compte seulement 44 000 habitants, et doit sa modeste activité aux ruptures de charge imposées par un bac sur le fleuve (l'Assam n'a aucun pont sur le Brahmapoutre). V u de l'Inde, l'Assam apparaît comme une impasse lointaine, faiblement occupée, de pauvre activité économique; un mouvement nationaliste assamais s'est même constitué, qui a des revendications linguistiques (l'assamais, langue aryenne proche du bengali mais différente, était déjà parlé avant l'arrivée des conquérants thay). Les montagnes encadrantes n'ont donc pas été indianisées ; l'Himalaya oriental est habité par des Tibétains au Nord et des populations « indochinoises » au Sud 2 . Ces populations indochinoises, très diverses puisqu'elles comptent des faiseurs exclusifs de ladang et d'habiles cultivateurs de rizières inondées, ont en commun leurs constructions de bois sur pilotis (certains ont encore des maisons-longues), leurs techniques défensives, leur ignorance de l'écriture, leur technique du tapa. Ces montagnards affirment leur non-indianisme en mangeant allègrement la chair de leurs bœufs (mithun) et en ne buvant pas de lait. Les Chinois, sur ce versant assamais de l'Himalaya, ne risquaient donc pas de se heurter à une population indienne. En poussant jusqu'à la vallée du Brahmapoutre (rien ne les en eût empêchés), ils auraient 1. T . F. RASMUSSEN, « P o p u l a t i o n and l a n d utilization in t h e Assam valley », Journal of Tropical Geography, juillet i960, p p . 51-76. 2. Il f u t question des Apa, T a n i dans n o t r e cours de 1956-1957, cf. infra, pp. I9I-I95-

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pris possession d'une région bloquée par le Pakistan oriental et reliée à l'Inde seulement par la voie ferrée de Jalpaiguri ; cette unique voie ferrée étant facile à couper, les débris de l'armée indienne d'Assam n'auraient pu recevoir d'approvisionnements. Les Chinois auraient eu plaisir à soutenir les Naga en insurrection plus ou moins ouverte contre les autorités de Delhi. Les Chinois ont donc en Himalaya oriental des avantages stratégiques et politiques; ils sont proches du Tibet le plus humain et le plus accessible, celui de Lhassa et du Tsang Po, et du terminus des meilleures routes vers la Chine, par Batang et le Se Tchouan, par Si Ning et Lan Tcheou; la chaîne elle-même n'est pas des plus difficiles, la ligne Mac-Mahon unit des sommets isolés entre lesquels s'ouvrent vers 4 000 mètres de nombreuses passes (au cours de sa fuite, en 1959, le Dalaï-Lama entra en territoire indien par l'une d'elles, à Kinzemane près Tawang). La Subansiri et au moins quatre de ses affluents prennent leur source au Tibet et pénètrent en territoire indien plus bas que les passes ; il en est de même du Dihang (Brahmapoutre). La crise frontalière sino-indienne pourrait compromettre l'évolution de l'économie indienne1. Malgré l'importance des réalisations économiques, l'accroissement de la population reste préoccupant2; un point significatif: la comparaison des recensements de 1951 et 1961 montre que la population indienne a crû plus vite que prévu (79 millions)3; la population rurale, passée de la moyenne de 100 ruraux par kilomètre carré de surface à 1 2 1 , n'a diminué nulle part; la population urbaine n'a pas relevé son pourcentage dans la population totale (17,8 % en 1961 contre 17,3 en 1951) ; si les grandes villes ont grandi, ce fut par croît naturel et prélèvement sur les petites. L'exode rural, qui permit en Europe d'améliorer la productivité du travail agricole, n'a pas vraiment commencé dans l'Inde. Les nouvelles de la démographie indienne dans ses rapports avec le développement économique ne sont pas bonnes. Par des canaux obscurs une partie du croît de la population trouve des emplois non recensés4; la municipalité de Delhi ne peut plus recruter de balayeurs : il n'y a donc guère de chômeurs parmi les travailleurs manuels. Leur faible nombre s'explique : multitude des intermédiaires, colporteurs et courtiers, nombreux exploitants ruraux employant des salariés plutôt que de travailler leurs terres de 1 . Dont on trouvera une analyse récente dans C. BETTELHEIM, L'Inde indépendante, Paris, 1962. 2. Cf. G. S. GOSAL, « Régional aspects of population growth in India, 19511961 », Pacific Viewpoint, septembre 1962, pp. 87-99. 3. Un colloque tenu à Delhi, en mars 1959, sur les problèmes de la population assignait à celle-ci pour 1951 un total de 423 millions alors que le recensement de 1961 en a révélé 438 (S. N . AGARWALA (éd.), India's population : some problems in perspective planning, Bombay, i960). 4. MOGENS BOSERUP, «Employment aspects of population growth in India », in: AGARWALA (éd.), op. cit., pp. 133-136.

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leurs mains ; d'ailleurs le système des castes est un amortisseur efficace qui renforce la tendance indienne aux doubles emplois, par une dilapidation organisée de la main-d'œuvre 1 . L'absence de vrais chômeurs peut gêner la réalisation des Plans indiens. En effet, pour qu'un colporteur accepte un travail industriel, l'usine doit assurer un salaire très attrayant; le développement du Plan pourra être paradoxalement entravé par la pénurie de maind'œuvre; il faudrait pour éviter cela non pas adapter l'emploi aux travailleurs disponibles mais affecter obligatoirement la main-d'œuvre aux activités prévues : ce serait trahir la « voie indienne ». La population de l'Inde, entre 1961 et 1971, augmentera de xoo millions; elle croîtra plus vite, en pourcentage, qu'entre 1951 et 1961, par baisse de la mortalité et maintien (peut-être avec léger relèvement) de la natalité. Au Pakistan oriental la situation sera plus délicate encore; la densité de la population rurale y est de 525 personnes par kilomètre carré cultivé. Le maximum atteint 2 420 dans le thana de Dohar (district de Dacca). La dépense de travail que demande le jute (au moins 360 jours pour un hectare en six mois) convient à l'énorme densité rurale. Malheureusement le jute a perdu de son intérêt. Le meilleur espoir du Pakistan oriental est dans la revalorisation des régions les moins peuplées du delta du Gange par une irrigation qui vivifie, fertilise, et élimine l'excès de sel (districts de Kushtia, Jessore, Khulna) 2 . Les problèmes asiens ne pourraient-ils être abordés selon la « voie japonaise », qui met l'accent sur le progrès scientifique et technique ? Elle est la seule qui, jusqu'à présent, ait réussi. Elle a le défaut de ne point se prêter aux illusions ; en effet l'expérience japonaise3 a demandé du temps; en 1968 un siècle se sera écoulé depuis le commencement de la révolution japonaise. Beaucoup se résignent mal à l'idée que les économies d'Asie méridionale n'auront pas triomphé de leurs insuffisances avant le milieu du xxi e siècle. — Les Chinois de Malaisie4 offrent l'exemple d'un progrès économique fondé sur le temps, un travail considérable, une amélioration des techniques et de forts investissements; il était intéressant et utile de dégager les causes de cette réussite par comparaison avec la stagnation économique de la population malaise, qui vit pourtant dans le même milieu naturel.

1 . Cf. F. G. BAILEY, Tribe, caste and nation, Manchester, i960 (étudie l'arrièrepays de l'Orissa) et A. C. MAYER, Caste and kinship in Central India, Londres, i960 (sur le Malwa). 2. P. SENGUPTA, The Indian jute belt, Calcutta, 1959; B . L. C. JOHNSON, « Rural population densities in East Pakistan », Pacific Viewpoint, mars 1962, pp. 51-62. 3. Étudiée dans le cadre de la riziculture; voir par exemple YOSHITKASU OGASAWARA, « The role of rice and rice paddy development in Japan », Bulletin of the Geographical Survey Institute, mars 1958. 4. O01 JIN BEE, « Rural development in tropical areas, with special reference to Malaya », Journal of Tropical Geography, mars 1959.

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L'insalubrité est assez correctement maîtrisée pour n'être plus un obstacle au développement; pourtant elle reste plus fâcheuse dans les terroirs d'agriculture paysanne et de mise en valeur inégale et morcelée qui appartiennent aux Malais. Agriculteurs et pêcheurs malais et chinois ont fait l'objet d'examens parallèles qui mettent en relief les raisons de la réussite chinoise et montrent qu'elle est parfaitement accessible à leurs compatriotes malais.

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PROBLÈMES GÉOGRAPHIQUES DU PACIFIQUE TROPICAL I961-I962

La Polynésie a été prise pour objet, sans négliger les connexions avec Mélanésie et Nouvelle-Guinée. L'isolement montagnard, examiné d'après l'enquête de P. Brown et H. C. Brookfield 1 , a permis des comparaisons avec l'isolement océanique. Dans le même esprit fut étudiée l'agriculture des Hanunoo de Mindoro 2 . La Polynésie préeuropéenne avait une géographie humaine peu variée, malgré la pauvreté des moyens de relation ; depuis la pénétration européenne, la Polynésie s'est diversifiée, malgré les facilités de relation. L'homogénéité de la civilisation polynésienne avant l'intervention européenne a pu dépendre dans une certaine mesure de la similitude climatique; cependant la Nouvelle-Zélande, au climat nettement différent, n'a pas vu naître une variété neuve de civilisation. Si la petitesse des îles offre une explication (dans des îles menues les colons ne pourraient créer les sociétés nombreuses qui se détacheraient de leur modèle), la Nouvelle-Zélande invite à la prudence; les îles néo-zélandaises, géantes parmi les îles polynésiennes, ont-elles modelé une civilisation originale ? Les petits groupes polynésiens qui ont colonisé les diverses îles ont dû voir leur salut dans une fidélité exacte aux techniques familières. Les variantes de la civilisation polynésienne ne peuvent ruiner la notion de son homogénéité; il est imprudent d'autre part de les lier à la diversité des conditions physiques. Isolement et petitesse des terres polynésiennes. Pourtant, rares étaient au xviii e siècle les îles désertes. Les progrès de l'archéologie donnent à penser que les ancêtres des Polynésiens, différenciés des Mélanésiens au second millénaire, étaient établis aux Tonga et aux Samoa aux ix e , 1. P. B R O W N et H. C . BROOKFIELD, « C h i m b u land and society », Oceania 30 (1), septembre 1959. 2. H. C . C O N K L I N , Hanunoo agriculture, R o m e , 1 9 5 7 .

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aux Marquises au IIe siècle av. J.-C., au IIe de notre ère à Hawaii, au Ve à Pâques, au IXe en Nouvelle-Zélande. La colonisation de la Polynésie ayant été achevée au xv e , d'après cette grossière chronologie, les Polynésiens auraient disposé d'une vingtaine de siècles pour peupler leurs archipels. Sous cette perspective les problèmes du peuplement ne sont pas aussi étranges que dans le cadre des vues habituelles qui font des Polynésiens d'excellents navigateurs, montant de bons et grands bateaux, maîtres des vents et des courants, riches de connaissances géographiques, guidés par les étoiles, le soleil, le vol des oiseaux, la couleur de la mer, les nuages, capables de navigation volontaire et de retour au point de départ. Les îles polynésiennes sont minuscules, souvent très basses ; pour qui n'a aucune idée de leur existence, inutile de disposer de bonnes techniques nautiques ; savoir se diriger sur les étoiles ne fait pas découvrir une île ignorée. Les découvertes ne seraient-elles pas simplement des faits de hasard au cours de navigations errantes F1 Les embarcations des Polynésiens étaient-elles aussi résistantes qu'on l'a dit ? Faut-il s'arrêter à ces détails ? Les navigations ont eu lieu, quels qu'aient été les navires; de nombreux cas sont attestés d'équipages polynésiens ayant parcouru i ooo kilomètres de solitudes sur des barques désemparées ou des radeaux grossièrement assemblés. Quand un groupe vaincu s'enfuyait pour échapper au massacre, il se jetait sur des radeaux de fortune. L'incertitude des méthodes nautiques des Polynésiens, sans importance pour des voyages à l'aventure, était funeste quand il s'agissait d'atteindre une île connue et de revenir au point de départ. Même entre Fidji, Tonga et Samoa, où les voyages étaient fréquents et les distances modérées, il arrivait très souvent aux marins de manquer leur but. La connaissance que des pilotes polynésiens auraient eue des îles et de leur localisation tenait peut-être à une érudition oralement transmise et à des récits de naufragés plus qu'à une expérience personnelle; seuls peuvent être pris en considération les faits antérieurs à l'intervention européenne ; plus tard, les Polynésiens voyageant avec les Européens élargirent leur information. Les îles Chatham, colonisées par des Polynésiens vers le XIe siècle de notre ère, n'avaient aucune relation avec la Nouvelle-Zélande, dont 900 kilomètres les séparaient. Au xix e siècle, des Maori, apprenant l'existence de ces îles, s'y firent conduire de force par un navire baleinier et les razzièrent. Les Polynésiens aimaient naviguer, avaient des navires utilisables et des raisons de prendre la mer, pouvaient s'abreuver d'eau de pluie et se nourrir de poisson. Les exils volontaires ou forcés déclenchaient de grands voyages ; des mythes parlant de terres lointaines orientaient les marins. Il est hypothétique et inutile de prendre le surpeuplement comme facteur de voyages. Si on admet que la colonisation polynésienne ait duré vingt siècles, qu'il y ait eu trente archipels à découvrir, 1. M. A. SHARP, Ancient voyagers in the Pacific, Wellington, 1956.

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q u ' u n e dizaine d'îles aient p u é m e t t r e u n v o y a g e d e d é c o u v e r t e p a r g é n é r a t i o n , il a p u se p r o d u i r e m i l l e v o y a g e s (quatre f o i s p a r siècle, e n v i n g t siècles, p o u r d i x p o i n t s d e d é p a r t ) , alors q u ' i l y a v a i t trente d é c o u v e r t e s à faire. D e s îles f u r e n t atteintes p a r plus d ' u n e e x p é d i t i o n ; b e a u c o u p d ' a v e n t u r i e r s se sont p e r d u s . Les d é c o u v e r t e s de hasard, i n é v i t a b l e s p u i s q u e le n o m b r e des e x p é d i t i o n s f u t é l e v é , p e r m e t t e n t d ' e x p l i q u e r le p e u p l e m e n t des îles p o l y n é s i e n n e s et ses lacunes. D e s g e n s d e M a n i h i k i , se r e n d a n t e n p i r o g u e à l'île v o i s i n e d e R a k a h a n g a , à 45 k i l o m è t r e s s e u l e m e n t , e m p o r t é s e n 1862 p a r la t e m p ê t e , se r e t r o u v è r e n t à 1 600 k i l o m è t r e s , a u x E l l i c e . B e l e x e m p l e d e v o y a g e i n v o l o n t a i r e , et de c e q u i aurait p u être u n e d é c o u v e r t e et u n p e u p l e m e n t d e hasard (si les E l l i c e n ' a v a i e n t pas été d é j à habitées). B i e n e n t e n d u le g o û t d e n a v i g u e r est le p o i n t d e d é p a r t nécessaire d e t o u t e e x p l i c a t i o n d u p e u p l e m e n t de la P o l y n é s i e ; les Fidjiens, q u i a v a i e n t d e b o n s b a t e a u x (les T o n g a n s étaient h e u r e u x d e se p r o c u r e r c h e z e u x des navires), sortaient p e u d e l e u r a r c h i p e l . Les P o l y n é s i e n s o n t c o l o n i s é la N o u v e l l e - Z é l a n d e et n o n l ' A u s t r a l i e ; les v e n t s d o m i n a n t s auraient d û les p o r t e r v e r s la s e c o n d e : la p r é s e n c e d ' u n e p o p u l a t i o n (le c a r b o n e 1 4 i n d i q u e r a i t 1 2 000 ans a v . J . - C . p o u r les plus anciens restes h u m a i n s e n A u s t r a l i e ) aurait-elle d é c o u r a g é les P o l y n é s i e n s ? E n N o u v e l l e - Z é l a n d e les c o l o n s , arrivés p e u t - ê t r e a u i x e siècle d e n o t r e ère 1 , t r o u v è r e n t l ' a r c h i p e l d é s e r t ; ils firent u n e g r a n d e c o n s o m m a t i o n de « m o a », g r o s o i s e a u x inaptes a u v o l et de c a p t u r e facile. Les P o l y n é s i e n s d e N o u v e l l e - Z é l a n d e o n t - i l s c o n n u d e u x ères d e c i v i l i s a t i o n , la p r e m i è r e plus p r i m i t i v e , celle des chasseurs d e m o a , la s e c o n d e plus é v o l u é e , a p p o r t é e p a r u n e « v a g u e » d e c o l o n s a r r i v é e a u x v i e siècle ? Les M a o r i d u x i x e siècle étaient p l u t ô t issus d ' u n e é v o l u t i o n c o n t i n u e r e m o n t a n t a u x p r e m i e r s chasseurs d e m o a . C e l a n ' e x c l u t pas l ' a r r i v é e de n a v i g a t e u r s o c c a s i o n n e l s ; m a i s c o m m e n t c r o i r e à des n a v i g a t i o n s r é g u l i è r e s e n t r e la N o u v e l l e Z é l a n d e et T a h i t i ? D e telles n a v i g a t i o n s auraient p o u r v u la N o u v e l l e Z é l a n d e d e p o r c s et d e p o u l e s , d o n t l ' a b s e n c e est d u e à u n p e u p l e m e n t par d e petits g r o u p e s m a l équipés. L e s M a o r i e x t e r m i n è r e n t les g r a n d s m o a et s ' a d a p t è r e n t à l e u r m i l i e u e n faisant u n e p l a c e c o n s i d é r a b l e dans l e u r a l i m e n t a t i o n a u x racines d e f o u g è r e s (Pteridium esculentum). L e brûlis p é r i o d i q u e de la f o r ê t f a v o r i s a i t celles-ci. C e s c o l o n s t r o p i c a u x sous u n c l i m a t t e m p é r é se t r o u v è r e n t a u x prises a v e c des c o n d i t i o n s d é f a v o r a b l e s à leurs t u b e r c u l e s et hostiles à l ' a r b r e à p a i n (déjà e n N o u v e l l e - C a l é d o n i e l ' a r b r e à p a i n cesse de f r u c t i f i e r sur le v e r s a n t sud). Ils r e p o r t è r e n t leurs soins sur la patate, a u x e x i g e n c e s t h e r m i q u e s m o i n s g r a n d e s q u e le taro, l ' a r r o w - r o o t o u l ' i g n a m e . L a patate était c u l t i v é e p a r s i m p l e m i s e e n p l a c e des b o u tures sur u n e m p l a c e m e n t d é f r i c h é et b r û l é , o u p a r u n a m é n a g e m e n t associé à des m é t h o d e s intensives : des terres t r o p argileuses d e l'île 1. K. B. C u m b e r l a n d , « Moas and men », Geographical Review, pp. 151-173.

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du N o r d furent amendées par de gros tonnages de sable et de cendres végétales. La Nouvelle-Zélande est la seule partie de la Polynésie où se pose un problème racial. La ségrégation, moins légale que sociale, est rigoureuse. Les Maori sont au bas et en dehors de la société ; les intermariages sont rares. O r les Maori (et les métis de Maori, qui ne sont pas intégrés à la population blanche), tombés à 42 000 en 1896 (alors qu'ils étaient peut-être 2 0 0 0 0 0 en 1800), par leur forte natalité (44 à 45 °/ 0 0 ) et leur faible mortalité (9,3 en 1956) croissent plus vite que les Européens. Ils étaient 1 2 2 000 en 1 9 5 2 et seront, si rien ne change, 241 000 en 1972, 529 000 en 2 000 et 2 435 000 en 2050 contre 3 5 7 1 000 Européens; les Blancs néo-zélandais ont laissé passer le moment où un métissage généralisé aurait supprimé tout péril de racisme. Les inconvénients et incommodités des atolls sont graves. La petitesse et l'isolement exposent les habitants à l'insécurité démographique ; témoin la catastrophe qui frappe en 1864 Tongareva (90 Sud) : cette île florissante s'était convertie au christianisme; chaque village voulait une église immense et ornée; l'argent manquait. Se présentèrent des Péruviens recrutant pour les exploitations de guano et promettant des montagnes d'argent, si utile pour orner les églises. U n millier de Tongareviens partirent. O n n'en a plus entendu parler; ils ont dû périr rapidement de mauvais traitements. Les atolls ont peu de sols valables; l'essentiel est roche ou sable. Beaucoup d'atolls n'ont pas un seul puits d'eau vraiment douce. Les habitants recueillaient l'eau ruisselant le long du cocotier; ils n'avaient pas de citernes, preuve d'un certain défaut d'initiative dans l'aménagement. L'eau des jeunes noix de coco était en saison sèche le plus sûr m o y e n d'étancher la soif. U n auteur, vraiment ému par ces conditions rigoureuses, écrit que les habitants des atolls ont acquis une résistance héréditaire à la déshydratation. Climat souvent assez rude; un inconvénient mineur: ombre rare, réverbération sur le lagon et le sable blanc ; on a expliqué ainsi la pigmentation plus accusée des gens de Tuamotu (elle résulte probablement d'un élément plus mélanésien chez quelques ancêtres). L'aspect le plus fâcheux du climat pour certains atolls : les typhons capables de les submerger, d'arracher les cocotiers, d'empoisonner la terre de sel et de noyer les hommes. Les atolls Tongareva, Manihiki, Rakahanga, Pukapuka sont peuplés bien qu'exposés à de fréquents typhons; au contraire, la chaîne d'atolls qui s'allonge du Sud au N o r d sur 1 200 kilomètres de Starbuck à Palmyra par Malden, Jarvis, Christmas, Fanning et Washington, était déserte lors de la découverte européenne malgré un climat favorable; pluies abondantes, pas de saison sèche, aucun problème d'eau douce; surtout, jamais de typhons sous cette latitude équatoriale (Jarvis est sous l'Equateur). L'absence d'hommes est d'autant plus remarquable que ces atolls jalonnent une ligne droite de Tahiti à Hawaii. Les Polynésiens auraient choisi de

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coloniser les atolls les moins hospitaliers et de négliger les plus aimables? Le paradoxe s'efface dans l'hypothèse de découvertes de hasard. Si la malaria faisait défaut, la filariose, apportée par l'homme, était bien établie. A u x Tokelau, sur l'atoll le moins atteint (Nukonono), la proportion d'humains infectés atteignait (1955) 18,5 % ; sur l'atoll le plus infecté (Atafu) : 21,9 % . Cette filariose à Wuchereria bancrofti, transmise par Aedes polynesiensis, détermine l'éléphantiasis. Les larves à'Aedes pullulent dans les noix de coco vidées par les rats et tombées à terre ; les noix vides étant plus abondantes si les rats sont nombreux, une diminution des rats réduit noix vides et Aedes. Dans l'île d ' A t a f u aucune mesure n'était prise contre les rats, pas m ê m e une couronne de zinc autour du cocotier. Attachement de la civilisation polynésienne à l'agriculture. Les hydrates de carbone font 80 % des calories alimentaires. Produits de cueillette négligeables : quelques feuilles de pourpier, des fruits de pandanus n o n cultivé, des bananes sauvages (Tahiti). Les Polynésiens ont montré leur fidélité à l'agriculture par des aménagements : T a k u m a et Tatakoto (Tuamotu) ont leur surface criblée d'anciennes fosses à taros. E n 1955 encore les gens des T u a m o t u rapportaient de la terre de Tahiti qui leur coûtait 7 francs (anciens) le kilogramme. Sur les atolls est pratiquée une culture en pot : un trou creusé dans le calcaire, empli de débris végétaux, reçoit des tubercules 1 . L'agriculture polynésienne ignorait les céréales, pour des raisons obscures. Parce que les Polynésiens se seraient détachés de l'Indonésie quand celle-ci cultivait seulement des tubercules? Pourtant, il semble que le millet fût anciennement connu en Indonésie (Luçon, Botel, Tobago). L'arbre à pain prit par endroits (Marquises) une importance primordiale; on ne sait, faute d'expérimentation, l'intérêt économique vrai de l'arbre à pain. Le cocotier était providentiel (bien que donnant moins de calories à l'alimentation que les tubercules), par sa tolérance des sols alcalins. Les gens des atolls Manihiki et Rakahanga (Cooks du Nord) passaient quelques années dans l'une des îles, épuisaient terres et cocotiers, se rendaient dans l'autre pour quelques années, et ainsi de suite. U n nomadisme agricole et marin (les fonds des lagons étant soumis à la m ê m e alternance). R i e n dans les conditions naturelles ne commandait ce r y t h m e ; le m ê m e effet bienfaisant eût été obtenu par scission de la population et jachères simultanées dans les deux îles. D'ailleurs, au x i x e siècle, après de nombreux accidents au cours des traversées, la population fut divisée. Depuis l'intervention européenne la Polynésie a perdu sa géographie humaine homogène : inégalité de l'intervention moderne, aptitude de petites îles à être profondément bouleversées par une intervention extérieure. O n a examiné d'abord les îles les moins évoluées; 1. Cf.

1961.

J. BARREAU,

Subsistence agriculture in Polynesia and Micronesia, Honolulu,

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LEÇONS

DE GÉOGRAPHIE

TROPICALE

encore ce principe de classement est-il contestable; c o m m e n t classer Pitcairn, déserte quand elle accueillit les mutins d u B o u n t y et leur suite tahitienne ? Pitcairn est évoluée puisque de langue et de mœurs britanniques; cependant, l ' é c o n o m i e différerait peu de celle de la vieille Polynésie, si l'île n'était une escale des paquebots néo-zélandais (qui assurent un débouché à sa pacotille de « souvenirs ») et ne v e n dait ses timbres-poste. D e s îles dont la géographie humaine a relativement peu évolué : les T o n g a , les Samoa, Wallis, Futuna. Les Marquises seraient dans cette catégorie si leur population n'avait g r a v e m e n t décliné. A W a l l i s et Futuna la fidélité au passé et la population ont été maintenues par une théocratie catholique. A W a l l i s (Uvéa), l'évêque a la réalité et le roi l'apparence d u p o u v o i r . La conversion au catholicisme ne saurait passer p o u r un trait de fidélité au passé polynésien, mais le « mécanisme paraguayen » des missions a j o u é : la langue a été sauvegardée : sur 9 ooo habitants, une dizaine maîtrise le français. Les techniques agricoles restent traditionnelles ; les tarodières inondées de W a l l i s sont cultivées avec soin. A m é n a g é e s au contact de la lave et du trottoir corallien qui b o r d e le lagon, elles bénéficient de l'eau qui sourd des laves; taros sur billons; fossés inondés entre les billons; vannes ingénieuses; billons paillés p o u r éviter l'érosion, l'insolation excessive et enrichir le sol en matières organiques. D'ailleurs l'igname, et n o n le taro, est la nourriture de base des Wallisiens; le taro est relativement plus important à Futuna. C e t t e différence (et d'autres) s'expliquet-elle par les conditions naturelles 1 ? ( U v é a - W a l l i s ) est moins escarpée (point c u l m i n a n t : 120 mètres; F u t u n a : 750 mètres), quoiqu'aussi vaste (120 kilomètres carrés); U v é a bénéficie d ' u n vaste l a g o n p r o tégé par un récif barrière, Futuna est battue par la houle. C e s particularités font-elles c o m p r e n d r e les différences de population (6 000 à U v é a , 3 000 à Futuna) ? Il est possible de cultiver par le feu et la jachère les ignames sur toute l'étendue d ' U v é a , Futuna doit limiter ses cultures au f o n d des vallées et a u x rivages; cependant Futuna ne manque pas de terres cultivables, grâce aux petites plaines que ses rivières plus abondantes ont construites. Futuna semble n'avoir pas c o n n u les disettes d ' U v é a ; o n n ' y a jamais brûlé la forêt p o u r extraire les tubercules sauvages. L'île la m i e u x nourrie a la population la moins dense. Son l a g o n assure à U v é a une pêche plus aisée ; mais les Futuniens négligent la pêche au large (où ne manquent pas les bonites) bien que leur île abonde en bois de construction. Il faut accepter que des îles distantes de 250 kilomètres aient subi des évolutions divergentes après leur première colonisation au x m e siècle par les T o n g a n s ; Futuna ne connut pas d'autre apport, U v é a reçut plusieurs fois des T o n g a n s . U v é a était d'abord plus aisé, par son lagon, ses rivages moins escarpés; c e u x de Futuna, plus rudes, se prêtent à l'aménageI . Cf. E. G. B U R R O W S , « Topography and culture of two Polynesian islands », Geographical Review, 1938, pp. 214-223.

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ment de forteresses inexpugnables. Par ce détour les conditions naturelles ont influencé le déroulement de l'histoire. U v é a et Futuna ont conservé population, langage, anciens usages au prix d'une stagnation. Ces îles conviendraient au cacaoyer, au caféier, à l'hévéa ; les habitants ont par routine demandé au seul copra leurs revenus commerciaux. Or, les ravages d'Oryctes rhinocéros sont tels q u ' U v é a n'exporte presque plus de copra. Les îles regorgent de main-d'œuvre ; sans troubler le marché du travail, les fidèles ont gratuitement construit de 1954 à 1958 l'énorme cathédrale de pierre de Mata U t u (Uvéa). Le déficit commercial (i960, importations: 1 2 millions de francs-Pacifique, contre 5 d'exportations) est comblé par la France et par les envois d'argent des émigrants employés sur les mines de Nouvelle-Calédonie et les plantations des NouvellesHébrides ; émigration de manœuvres desservis par leur ignorance du français et des langues locales. Mangareva connut aussi une expérience théocratique, mais qui n'aboutit pas à conserver le m a x i m u m du passé. Moins nombreux qu'autrefois, ses habitants ne sont pas de pure souche locale. Quatre îles volcaniques (superficie totale 25 kilomètres carrés) baignent dans le même lagon enveloppé par un récif barrière inhabitable. Peu de ressources agricoles : les pentes volcaniques ne sont pas exploitées ; très perméables, elles laissent les vallons sans écoulement régulier et sans alluvions. Les habitants, ne cultivant ni taro ni igname, se nourrissaient des fruits du cocotier et de l'arbre à pain qui poussaient sur un mince talus littoral. La pêche était active; les pêcheurs professionnels échangeaient leur poisson contre des produits agricoles dans des conditions réglées par la coutume. Mangareva aurait compté 4 000 habitants en 1830. E n 1833 des baleiniers européens apportent une épidémie meurtrière. E n 1834 le P. Honoré Laval convertit la population, acquiert un tel ascendant qu'il peut entreprendre une ambitieuse rénovation économique. Il fait défricher les pentes volcaniques par des équipes obéissant à des catéchistes-contremaîtres et maniant la houe au rythme des cantiques ; caféiers, maïs, patates et coton. Il faut vêtir les fidèles, à qui le P. Laval apprend filature et tissage. Il leur apprend aussi à tailler le calcaire pour élever trois cathédrales; Notre-Dame-de-laPaix d'Akamaru, en ruines, s'inspire de Chartres. Ces impulsions bien intentionnées échouèrent; les champs des versants donnèrent de misérables récoltes; leur sol fut rapidement érodé; les porcs, introduits par le P. Laval, ravagèrent les cultures ; les habitants, excédés par les corvées, se montrèrent désobéissants. Ils refusèrent de filer et de tisser, préférant acheter les étoffes offertes par des marchands. Les Mangaréviens se ruèrent à la pêche de la nacre, en négligeant tout le reste; contre cette nacre, ils obtinrent étoffes et alcool. L'alcoolisme devint fléau économique et social ; l'alcool serait d'ailleurs le meilleur remède contre la paralysie (teravana) due à l'asphyxie du système nerv e u x chez les plongeurs qui descendent jusqu'à 36 mètres. Le P. Laval,

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LEÇONS DE GÉOGRAPHIE

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en conflit avec paroissiens et commerçants, fut rappelé (1871). La population, 568 personnes en 1896, est stable depuis lors; malgré l'alcoolisme des hommes et des femmes, les décès sont dépassés par l'excédent de naissances, qu'efface l'émigration vers Tahiti. Le seul produit vendu est la nacre du lagon (et non plus des Tuamotu); l'agriculture, la pêche vivrière sont pratiquées avec nonchalance. R u p t u r e avec le passé, la mère allaite rarement son enfant; une crise se produit quand, la provision de lait condensé étant épuisée, la « goélette » tarde à apporter les caisses attendues. C o m m e n t expliquer les différences d'évolution entre Mangareva et U v é a ? Probablement parce qu'à Mangareva le P. Laval, sortant du plan religieux, a voulu réaliser une révolution économique en brisant autoritairement cadres et habitudes. T o n g a et Samoa ont la population polynésienne la plus intacte (de sang polynésien pour 99 % ) , la plus fidèle à ses traditions, la plus évoluée politiquement, la plus apte à l'indépendance. A l'âge préeuropéen, ces îles étaient déjà plus peuplées et plus évoluées ; l'unification des Tonga, faite sous un roi dès 1845, groupa 160 îles couvrant 680 kilomètres carrés ! Le mieux doué des deux archipels, celui des Samoa, a eu l'évolution la moins progressive. Les Samoa (occidentales et orientales), 3 000 kilomètres carrés et (en 1956) 1 1 7 000 habitants, sont de grandes îles fertiles (Savaii, 1 800 kilomètres carrés; U p o l u 1 000), proches les unes des autres. Les Tonga, poussière v o l canique et corallienne, portent 60 000 habitants (85 au kilomètre carré, contre 38 pour Samoa). Les Samoa ont oublié au xn e siècle la technique de la poterie, qui subsista aux Tonga. L'architecture des Tonga, plus ambitieuse, plus habile, a dressé le monument le plus pesant de toute la Polynésie, un portail dont montants et linteau sont des monolithes de 40 tonnes. Les petites îles ont un avenir économique difficile. Il n'est pas simple de relever le niveau de vie de populations qui, dans des conditions souvent ingrates, ont parfois pris des habitudes périlleuses; Tahiti se nourrit par les importations plus que par sa production. L'océan est sous-exploité; des recherches récentes découvrent sa richesse biologique; la production annuelle de matière organique par mètre cube d'eau de mer se tient entre 25 et 50 milligrammes dans le Pacifique tropical. Les Polynésiens vont-ils exploiter ces richesses ? U n e grande avance est prise par les Japonais, habiles à pêcher au palangre les thons vers une profondeur de 200 mètres; les thons congelés sont vendus au J a p o n ou à Honolulu. Il faudrait de grands progrès scientifiques, techniques et financiers pour rivaliser avec les Japonais. Les Hawaii, par leurs 16 000 kilomètres carrés les plus grandes des îles tropicales polynésiennes, sont les plus transformées. Si l'un des traits de la géographie des îles est l'aptitude aux changements rapides, les Hawaii sont le plus bel exemple qui s'en puisse donner. Elles ont v u une révolution de la population, de l'agriculture, de l'économie.

PACIFIQUE

TROPICAL

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La population polynésienne a décru en valeur absolue et représente une part insignifiante de la population totale; la vieille civilisation est morte; la langue est encore parlée par des Polynésiens de vieille souche; pour le reste, les touristes sont invités à contempler un folklore frelaté. La civilisation américaine assimile aisément Polynésiens, Japonais, Chinois, Coréens, Philippins, Portugais, Portoricains; un modèle facilement accessible de prospérité, telle est la clé d'une assimilation rapide. — Révolution agricole : à l'agriculture de subsistance a succédé l'agriculture d'exportation, l'alimentation étant assurée par l'importation. — R é v o l u t i o n économique : une économie rurale et familiale a fait place à une économie urbaine et capitaliste; sur les 650 000 habitants de l'archipel, 400 000 au moins vivent dans Honolulu et ses banlieues. Les Hawaii ont eu la chance historique de prendre leur développement après l'abolition de l'esclavage ; sinon, ces îles, c o m m e les autres îles à sucre, se seraient gorgées d'esclaves et se trouveraient dans la même fâcheuse situation; voici pour les Hawaii et la Barbade la densité générale de la population (40 et 529 habitants par kilomètre carré), la population agricole par kilomètre carré cultivé (30 et 720), le revenu annuel moyen par habitant (2 280 dollars et 150). D e s'être développé assez tard pour éviter l'esclavage, l'archipel hawaiien tire aussi le bienfait d'avoir échappé à l'héritage raciste des sociétés esclavagistes. La révolution hawaiienne a fait de l'archipel la terre tropicale la plus prospère, avec le revenu annuel moyen le plus haut. Les Hawaii montreraient-elles la voie d'un relèvement économique du monde tropical? Oui et non. E n i960, sur un revenu total de 1 400 millions de dollars, 473 étaient apports du gouvernement des Etats-Unis ; les recettes du sucre atteignaient seulement 1 2 7 millions. Les Hawaii indiquent ce que pourrait devenir l'économie d'autres pays tropicaux s'ils recevaient proportionnellement autant de capitaux de l'extérieur; mais mettent en même temps en garde contre les vues chimériques.

AMÉRIQUE

PROBLÈMES

DE

GEOGRAPHIE

TROPICALE

TROPICALE

EN

AMERIQUE

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BRÉSILIENNE)

1948-194!) U n séjour au Brésil de mai à octobre 1948 a permis d'examiner dans le cadre de ce pays les problèmes géographiques du m o n d e tropical. C e séjour a été plus précisément consacré à l'étude de l ' A m a z o n i e brésilienne, o ù nous avons conduit des recherches sur le terrain, dans les régions de B e l e m , G u r u p â , Santarem et Manaus. N o s travaux ont été facilités par le bienveillant appui et les subsides du C o n s e l h o N a c i o n a l de G e o g r a f i a de R i o de Janeiro et par la collaboration permanente sur le terrain du D r L u c i o de Castro Soares, qui a la charge de la division amazonienne du C o n s e l h o N a c i o n a l de Geografia. D ' a u t r e part nous avons orienté les recherches de d e u x géographes paulistes, le D r Joâo Dias da Silveira, professeur de géographie p h y sique à la Faculté des Sciences et Lettres de l'Université de Sâo Paulo, et M . A n t o n i o R o c h a Penteado, assistant de géographie à la m ê m e Université. Sur nos indications M M . Silveira et Penteado ont soumis à une enquête approfondie, p o u r la m o r p h o l o g i e et la géographie humaines, un petit territoire situé à l'Est de la ville de B e l e m de Para, et au N o r d du rio G u a m â , dans le municipe d'Inhangapi et le district de Caraparu (municipe de Joâo C o e l h o ) ; cette « étude au microsc o p e » du contact entre les terras firmes et les alluvions modernes du G u a m â a éclairé certains aspects de la m o r p h o l o g i e amazonienne et de la géographie humaine d u pays de B e l e m . L ' A m a z o n i e brésilienne a environ 3,5 millions de kilomètres carrés; les terrains tertiaires, mesurés sur la carte g é o l o g i q u e au 1/5 000 000, y occupent une superficie de 1,6 million de kilomètres carrés; nos recherches et notre cours ont porté exclusivement sur les pays tertiaires et quaternaires ; aucune attention n'a p u être accordée à l ' A m a zonie primaire. L ' A m a z o n i e tertiaire et quaternaire constitue d'ailleurs un territoire d'une belle étendue, et riche en problèmes. Q u a n t à sa m o r p h o l o g i e , cette A m a z o n i e est un pays de terrasses. Les sables plus o u moins argileux qui f o r m e n t le Tertiaire et le Pléistocène a m a z o -

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niens sont disposés en surfaces subhorizontales. Dans le pays de Belem (c'est-à-dire le territoire à l'Est du rio Para et au N o r d du rio Guamâ) un niveau de 7-8 mètres est très net, et probablement un autre de 1 2 - 1 5 mètres. E n arrière de Santarem il est permis de reconnaître des niveaux vers 25-30 mètres (d'altitude relative, par rapport à l'Amazone), vers 65-70 mètres, vers 95-100 mètres, vers 120-125 mètres. A ce dernier niveau appartiennent le « Planalto de Santarem » et divers plateaux qui s'élèvent à l'Ouest du Tapajos comme à l'Ouest du Xingû. A u x environs de Manaus apparaissent des surfaces vers 30-35 mètres et vers 70-75 mètres. A titre de première hypothèse, ces diverses surfaces attesteraient les cycles d'érosion successifs qui auraient partiellement rongé l'accumulation de matériaux tertiaires qui s'était faite en Amazonie. Des déformations tectoniques ne sont pas exclues. Il faudrait recourir à elles pour expliquer l'énigmatique Serra de Paranacoara (rive gauche de l'Amazone inférieur) qui porterait du Tertiaire à près de 300 mètres, et la singulière disposition du réseau hydrographique dans la région du rio Para. U n bourrelet de hautes terres se suit de l'Ouest à l'Est dans la partie septentrionale de Marajo et dans le pays de Belem; au Sud de ce bourrelet des rivières conséquentes sud-nord, parallèles les unes aux autres de part et d'autre du Tocantins, se jettent dans un collecteur longitudinal ouest-est (Baia do Camuin, R i o Para, Guamâ). La disposition des hautes terres et du collecteur pourrait être en relation avec une fosse tectonique ouestest que des sondages géophysiques ont reconnue dans le prolongement du bas Amazone; de même que l'unique rupture du bourrelet de hautes terres, qui se fait par le rio Para, pourrait être en relation avec une fosse nord-sud, perpendiculaire à la précédente. Une épaisseur d'au moins 3 000 mètres de sédiments tendres a été repérée dans ces fosses. Le dispositif des vieilles surfaces est attaqué par le cycle d'érosion actuel, qui aménage les vallées modernes. Dans l'Amazonie tertiaire le profil d'équilibre longitudinal des rivières est réalisé; des rapides soulignent au contraire le contact des terrains primaires. Les vallées sont relativement étroites, très exactement délimitées. Si bien que, au total, les surfaces inondables couvertes d'alluvions modernes occupent une faible partie de la surface totale; environ 60 000 kilomètres carrés en Amazonie brésilienne. La région des embouchures elle-même n'est pas un delta moderne constitué de vastes expansions d'alluvions récentes; c'est bien plutôt une sorte de delta ancien qui a enfoncé ses bras dans ses alluvions. Ainsi s'expliqueraient les vastes plateaux de terras firmes de l'île de Marajô à l'est des furos de Breves (chenaux par lesquels une partie des eaux amazoniennes va se jeter dans le rio Para) et les plateaux de terras firmes des îles de Caviana et Mexiana. La limite entre alluvions modernes des vdrzeas et terras firmes est toujours nette; elle prend le plus souvent la forme d'une falaise de sable jaunâtre ou rosâtre. Cette falaise a fixé bien des villes amazoniennes, dont le site est généralement déterminé par le contact

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entre le fleuve et la falaise de terra firme : Belem, Icoraci, Breves, Gurupâ, Macapâ, Almeirim, Monte Alegre, Obidos, Santarem, Itacoatiâra, et bien d'autres. Il y a donc, en Amazonie tertiaire et quaternaire, deux domaines très différents : les alluvions modernes des fonds de vallée, alluvions remaniées par le travail des fleuves, alluvions peu étendues au total, surtout s'il est tenu compte des surfaces sous eau, et, d'autre part, les surfaces immenses des plateaux, immensités de sables perméables et qui prennent en saison sèche une grande aridité. D'ailleurs les vallées sèches, et même les dépressions fermées, n'y sont pas rares, ce qui atteste une infiltration rapide et une possibilité de circulation souterraine. Autant de problèmes à étudier. Certaines vallées ne présentent pas de plaines alluviales appréciables; la rivière en occupe toute la largeur, d'une falaise à l'autre. Ce sont des vallées noyées, de véritables rias d'eau douce. Telles les vallées inférieures du Tapajôs, du Xingu, du R i o Negro, du rio Urubu, du rio Trombetas, et de bien d'autres. Ces vallées sont occupées par des eaux limpides, au courant très lent. Elles sont dues à des causes complexes, qui restent à élucider : occlusion par les alluvions de l'Amazone, ou relèvement du profil longitudinal de la vallée de l'Amazone du fait de la plus grande charge d'alluvions transportée par ce fleuve. Les bas plateaux qui forment la quasi-totalité de l'Amazonie tertiaire brésilienne sont faits de sables, qui paraissent assez pauvres. La présence de la grande forêt à leur surface ne doit pas faire illusion ; au pied de beaux arbres le sol peut être un sable blanc, sans trace d'humus. Les qualités physiques de ces sables peuvent être diminuées par la latérite (dans l'acception large du terme); celle-ci est très largement répandue, pouvant former des carapaces et donnant souvent aux versants une grande raideur. Le problème se pose de savoir si la latérite recouvre dans les mêmes conditions — mais de façon discontinue — les diverses surfaces, ou si elle caractérise plus nettement certaines d'entre elles. Existe-t-il des latérites d'âges différents? Et des latérites fossilisées par une partie des couches tertiaires? Autant de problèmes à étudier, et qui sont de grand intérêt pour la géographie humaine et économique. Les sables tertiaires et pléistocènes ne donnent pas naissance à de bons sols, même quand la latérite ne les stérilise pas. Ils contiennent peu d'éléments solubles; les eaux qui les traversent sont, à leur réapparition, d'une grande pureté. Les rivières du sable sont les rios negros, qui méritent leur nom par la teinte brune de leurs eaux, dues à la présence d'une quantité infime de matières organiques. Au contraire les rios brancos sont laiteux et charrient des alluvions, en quantité d'ailleurs modeste. La pauvreté des plateaux n'est pas une règle sans exception; certaines surfaces ont peut-être des sols plus fertiles. Les sols du planalto de Belterra, où a été créée la seule plantation d'hévéas de l'Amazonie, n'ont pas mauvaise apparence. Il ne faut pas se laisser tromper par les taches de terres noires très fertiles qui apparaissent assez fréquemment dans les environs de

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Santarem, du bas Trombetas et du bas Xingu. Ce sont des terres archéologiques, sites d'anciens villages, contenant une quantité prodigieuse de débris de poterie. Elles méritent d'être soigneusement fouillées et étudiées, et apprendront beaucoup sur les civilisations indiennes de ces contrées, mais elles sont trop restreintes pour avoir un intérêt économique sérieux. La médiocrité de la plus grande partie des sols de l'Amazonie tertiaire ne saurait faire comprendre pourquoi ce pays est si faiblement peuplé. L'ensemble de l'Amazonie brésilienne a seulement 1,473 million. d'habitants en 1940 pour ses 3,57 millions de kilomètres carrés, soit une densité de 0,41 habitant par kilomètre carré. Si nous retranchons la ville et le pays de Belem, la densité moyenne du reste de l'Amazonie brésilienne s'abaisse à 0,27 habitant par kilomètre carré. Des municipes, ou des parties de municipes, sont des déserts humains ; par exemple le district de Gradaus (municipe d'Altamira, État de Para) a une densité de 0,013, soit u n habitant par 76 kilomètres carrés. Une telle situation ne saurait s'expliquer par l'infertilité des sols, car le pays de Belem, avec 14,4 habitants par kilomètre carré sur une surface de 22 000 kilomètres carrés, a des sols qui ne sont ni plus ni moins fertiles que le reste de l'Amazonie. La faible population de l'Amazonie s'expliquerait-elle par une irrésistible insalubrité? L'étude de la maladie amazonienne la plus grave, le paludisme, ne paraît pas confirmer cette hypothèse. Certes la malaria est un obstacle sérieux au peuplement de l'Amazonie; cependant ce pays est moins malarien que d'autres contrées tropicales plus peuplées. Le pourcentage moyen des paludéens par rapport à l'ensemble de la population est modeste, ce qui n'exclut pas la possibilité de fortes épidémies, ni les localités à terrible endémie. La modération de la malaria et les particularités de sa géographie sont dues aux habitudes du seul vecteur vraiment dangereux, Anopheîes darlingi, et aux exigences de ses larves. Le pays de Belem, avec ses 14 habitants par kilomètre carré, n'est pas plus salubre que le reste de l'Amazonie, c'est-à-dire qu'il s'y trouve des territoires sains — par exemple le plateau traversé par la voie ferrée Belem-Bragança •— et des territoires malsains — les rivages septentrionaux, les vallées affluentes du Guamâ, et même la ville de Belem. Pour expliquer la très faible densité de la population amazonienne il faut recourir à la civilisation et à l'histoire. Avant l'intervention européenne l'Amazonie était probablement plus peuplée qu'aujourd'hui (témoignages des premiers Européens, traces archéologiques) ; les Indiens amazoniens avaient parfois atteint un assez haut degré de civilisation, sans avoir jamais réalisé une civilisation supérieure du type incasique ou mexicain. La densité de la population devait être à peu près de même nature que celle de la forêt équatoriale congolaise aujourd'hui, ou il y a cinquante ans. La variété des langues parlées à travers l'Amazonie témoignait de la facilité des relations; l'Amazone et ses affluents avaient permis à des influences venues des

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Antilles de se propager jusqu'au pied des Andes. Au contraire les civilisations andines n'avaient pas franchi le triple obstacle du relief, de la forêt et de l'insalubrité tropicale. Les avantages offerts par le réseau fluvial ont été funestes à la population précolombienne; les Européens ont bientôt profité de la facilité de la navigation : la c o m paraison est éloquente avec le C o n g o inabordable dans sa partie inférieure et resté inexploré jusqu'à la fin du x i x e siècle, bien que les Portugais se soient établis à son embouchure u n siècle et demi plus tôt qu'à celle de l'Amazone. La pénétration portugaise a été désastreuse pour les populations amazoniennes : diffusion de maladies, réduction en esclavage, corvées excessives, massacres, décomposition des civilisations indigènes, tous ces facteurs de destruction ont j o u é dans le m ê m e sens. D'autre part les Portugais n ' o n t pas pratiqué en A m a zonie une politique de peuplement; ils se sont seulement préoccupés d ' y obtenir par la cueillette la droga do sertâo, c'est-à-dire des épices brésiliennes. Il est frappant de constater que le seul terroir amazonien densément habité est le pays de Belem, où une colonisation de peuplement a été appliquée, et où une grande ville offre un débouché a u x produits de l'agriculture; Belem, en effet, fait toujours le c o m merce de la droga do sertâo pour toute l'Amazonie, mais est nourrie par ses environs. Les problèmes actuels de l'Amazonie sont dominés par un passé récent de dépopulation et de ramassage. Les habitants de l'Amazonie continuent de penser que la cueillette, et particulièrement celle du caoutchouc sauvage, est la source de toute richesse. C'est là un obstacle psychologique au développement économique de l ' A m a zonie. D'autre part les agriculteurs amazoniens pratiquent des techniques extensives, et l'agriculture est vraiment une parente pauvre. R i e n ne pourra être réalisé sans une orientation résolue de l'agriculture vers des formes plus intensives, et tout d'abord vers l'utilisation des meilleurs sols, c'est-à-dire des sols alluviaux modernes ; ceuxci exigent une organisation de défense et de drainage, c o m m e il en existe dans les plaines alluviales et les deltas qui, dans d'autres parties du monde, sont peuplés. Les expériences de l'Instituto Agronomico do N o r t e et certaines réussites commerciales prouvent que le riz inondé et le j u t e assurent de beaux profits dans les alluvions inondables. La population amazonienne a cessé de diminuer; une lutte efficace contre la mortalité permet un rapide accroissement de la population par elle-même. S'il n'est pas opportun d'envisager une immigration étrangère en Amazonie, il faut penser au problème humain que va poser l'augmentation de la population. Q u e vont devenir les excédents de population ? Il n ' y a pas de débouchés pour eux dans le ramassage; l'agriculture, telle qu'elle est aujourd'hui pratiquée dans le pays de Belem, donne au paysan un niveau de consommation modeste, nullement supérieur à celui des paysans noirs, ou des paysans asiatiques ; l'accumulation des excédents dans des p r o létariats urbains plus ou moins oisifs est évidemment peu souhaitable.

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LEÇONS

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Puisque l'expansion d é m o g r a p h i q u e de la population amazonienne est assurée, il faut q u e soient activement étudiées une agriculture vivrière de gros rendement, une é c o n o m i e de plantations et une exploitation industrielle et durable de la forêt. La future prospérité de l ' h o m m e amazonien est à ce prix.

TROPIQUES AMÉRICAINS 1963-1964

Les rives caraïbes, qui virent naître les formes caractéristiques des « plantations », portent dans leur paysage les traces de ce passé. Q u a t r e cas étudiés : une petite île ( T o b a g o ) , une île importante (la Jamaïque), la G u y a n e britannique, les plantations de henequen d u Y u c a t a n (Mexique). T o b a g o (290 kilomètres carrés), dépendance administrative de Trinidad (4 840 kilomètres carrés), diffère de celle-ci par sa g é o g r a p h i e et ses problèmes 1 . L'originalité de T o b a g o s'exprime par la faible densité d é m o g r a p h i q u e ( 1 1 4 habitants par kilomètre carré; la moins dense des petites Antilles britanniques). A u t r e originalité : ses 33 000 habitants c o m p t e n t seulement 32 Blancs incontestés (en i960), T o b a g o est la plus africaine des Antilles britanniques, plus encore que St. Kitts (Saint-Christophe). T o b a g o ne produit pas de sucre; son agriculture est très m o d é r é m e n t intensive; une partie des habitants émigrant vers Trinidad, la population ne s'accroît pas. T o b a g o a l'avantage d ' u n relief m o d é r é ( c o m m e Trinidad o u la Barbade), surtout sédimentaire, sans les accidents qui affligent bien des Antilles volcaniques. A u N o r d , des schistes crétacés plissés, puis aplanis par une surface d'érosion conservée dans un faîte tranquille entre 500 et 560 mètres. L e versant nord-ouest est plus raide, le v e r sant sud-est s'abaisse lentement p o u r se recouvrir de formations v o l caniques tertiaires (mais sans relief v o l c a n i q u e ; tufs, basaltes et d i o rites ont allure de sédiments); l'île s'achève au S u d par une platef o r m e de calcaires coralliens quaternaires émergés. C l i m a t subéquatorial (amplitude thermique m o y e n n e annuelle: 3,3°) bien arrosé; le Sud, la partie la plus sèche, reçoit encore 1 400 millimètres ; le faîte septentrional en a 3 750. L'île ayant 44 kilomètres dans le sens Sud O u e s t - N o r d - E s t contre une largeur m a x i m u m de 13 kilomètres, l'habitude locale d'appeler « sous le vent » le versant nord-ouest et « au v e n t » le sud-est surprend puisque l'alizé porteur de pluies est du N o r d - E s t ; il faut tenir c o m p t e de vents estivaux d'Est à Sud, qui, p l u v i e u x , arrosent m i e u x l'Est. Ile aujourd'hui salubre, les anophèles ayant été éliminés en 1958. Sols épais et meubles, sans induration laté1. D . L. NIDDRIE, Land use and population in Tobago: an environmental study,

Berkhamsted, 1961.

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ritique. La table calcaire du Sud est couverte d'une argile épaisse de 1,50 mètre sur les plats et de 6 à 9 mètres dans les dépressions; cette terre battante a, malgré ses inconvénients, porté pendant deux siècles des cannes à sucre. Le reste de l'île a des sols plus légers. Le ladang en vue de produire du maïs a des effets désastreux; la vallée de Courlande, dont les diorites ont des sols fragiles livrés à une exploitation paysanne, est ravagée; sur une pente de 30° (et cultivée!), un hectare de maïs y verrait partir en un an 4 500 kilogrammes de terre, alors que les pertes de la jachère boisée ou du champ de patates n'atteindraient pas 200 kilogrammes. Cependant, si l'érosion pose un problème, les sols sont favorables. Dernière condition propice : un excellent port à King's Bay. Mise en valeur rationnelle au XVIII e siècle; les Anglais, ayant reçu Tobago de la France par le traité de Paris en 1763, la divisèrent en domaines rectangulaires, aux limites Nord-Sud et Est-Ouest, qui couvraient de 40 à 200 hectares. Originalité de Tobago : les domaines, ne prenant pas appui sur le rivage, formaient une marqueterie indépendante des directions de celui-ci. La seule partie non lotie fut une bande étroite correspondant au faîte et dont le rôle était de porter des « bois pour la protection de la pluie » (woods for the protection of the rain), ce qui signifie bien exactement que cette réserve avait pour but non d'arrêter l'érosion mais d'assurer l'abondance de la pluie; ainsi se matérialisait la croyance populaire que la forêt, même de petite étendue, fait pleuvoir. Dans ce cadre cadastral se créèrent des plantations de coton, d'indigo et surtout de canne; main-d'œuvre servile (15 000 esclaves vers 1820); réputation de prospérité; on disait à Londres: « riche comme un planteur de Tobago ». La situation se dégrada rapidement; bas prix du sucre, affranchissement des esclaves, krach de la West India Bank frappèrent les planteurs, dont beaucoup, ne résidant pas à Tobago, ne réagirent pas. Des plantations abandonnées revinrent à la Couronne (ce qui explique que les terres de la Couronne couvrent 40 kilomètres carrés). Le coton, l'indigo, le sucre disparurent. Tobago n'eut jamais une sucrerie relativement moderne. La dégradation des grandes exploitations n'est pas surprenante dans une petite île, où le faible nombre de planteurs a favorisé la possibilité qu'il n'y eût pas parmi eux de gens d'initiative. Terrain et photographies aériennes montrent un paysage sucrier en ruine : billons qui portaient autrefois les cannes, moulins à vent et à eau, sucreries. Une nouvelle génération d'exploitations est née, caractérisée par une technique plus extensive et de faible rendement; intégrées au cadre local, ces exploitations ne sont plus des « plantations ». Il y eut des tentatives sans lendemain pour produire café, noix-muscade (on récolte seulement quand les muscadiers de l'île de Grenade ne donnent rien), du caoutchouc (l'effort porta fâcheusement sur Castilloa ; l'arbre est devenu un élément spontané de la forêt secondaire ; il existe une plantation d'hévéas, qui n'est pas saignée). La culture du limonier (le jus concentré était

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exporté) est insignifiante aujourd'hui. Les seules grandes exploitations de l'île se vouent au cocotier dans le Sud, sur la table corallienne, et au cacaoyer dans le Nord. Les cocoteraies sont détruites par la maladie du « red ring » due à un nématode. Aucun moyen de lutte n'ayant été trouvé, le cocotier est condamné; les propriétaires s'y résignent aisément et élèvent des bœufs de boucherie; il leur est agréable de réduire leurs besoins de main-d'œuvre. La voie de la régression économique passe de la canne à sucre au cocotier puis au ranch. Le cacao est surtout produit par des exploitations employant des salariés mais qui souffrent d'une crise permanente de main-d'œuvre, les hommes préférant les hauts salaires de Trinidad, ou travailler leurs propres jardins ; un salarié ne consent pas à donner plus de deux ou trois jours par semaine à un employeur. Les relations des grands exploitants avec la population sont médiocres; les vols de noix de coco et de cabosses de cacao diminuent les profits ; la crainte du vol empêche toute large production de vivres pour le marché de Trinidad. Les grandes cacaoyères parviennent cependant à s'établir grâce à un système de contrat par lequel les paysans plantent les arbres pour une somme d'argent et le droit de faire des cultures vivrières pendant cinq ans. Est-ce une bonne méthode pour créer des cacaoyères à haut rendement? Les grandes exploitations, sur les jeunes vergers qu'elles plantent elles-mêmes, font jusqu'à six ans de la banane pour l'exportation. Les esclaves libérés en 1838 et devenus paysans libres sont installés dans des villages littoraux (ce qui met à portée des routes, fait vivre en société et ouvre des possiblités de pêche ; les eaux n'ont pas encore été dévastées comme à la Barbade par la dynamite) ; il ne leur répugne pas de cultiver des champs éloignés, où ils doivent séjourner. Ces paysans produisent pour la consommation familiale manioc, maïs, taro (plus précisément tannia), animaux de basse-cour (le porc salé, héritage du régime des ergastules, est un aliment important) ; ils ont aussi une production commerciale : bananes, cacao ; et enfin des salaires sur les grandes exploitations ou au service de l'administration. Nombre de jeunes vont à Trinidad (où vivent onze mille originaires de Tobago). L'agriculture paysanne est médiocre; travail à la main par la hache et le feu de parcelles au statut foncier mal défini; le défrichement se fait souvent en groupe, à charge de revanche. La production de vivres, très courte, ne parvient pas à nourrir villes et hôtels ; Scarborough doit acheter fruits et légumes à Port of Spain. Les rendements en cacao sont pauvres ; les grandes propriétés ne dépassent pas 500 kilogrammes par hectare : les petits paysans ne doivent pas récolter plus de la moitié. Si l'agriculture vivrière détruit les sols, les cacaoyères paysannes ont un couvert qui empêche l'érosion; des émissaires ghanéens qui parcourent les Antilles britanniques s'étonnent de la présence de ce couvert et prônent la pratique ghanéenne du clean weeding; c'est au contraire un exemple à ne pas suivre. Une

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situation économique médiocre sans être alarmante ; pas de problème humain angoissant. L'amélioration du niveau de vie passe par l'agriculture. Le premier obstacle : l'agriculture est déconsidérée parmi les jeunes; le travailleur des champs est un « c o w - b o y », façon locale de dire « croquant ». Cet obstacle surmonté, T o b a g o aurait un bel avenir. Diverses directions possibles : une amélioration des exportations de bananes; surtout, il est indiqué de revenir au passé en réanimant la production de sucre sur les terres rouges du Sud où meurent les cocoteraies. La motorisation et une sucrerie moderne pourraient obtenir sur les 50 kilomètres carrés les plus favorables une production annuelle de 40 000 tonnes de sucre : pour l'île, une révolution économique. T o b a g o , trop petite pour une économie autonome, ne peut se séparer de Trinidad. Mais, encore une fois, les problèmes de T o b a g o ne semblent pas des plus difficiles. L'étude de la grande île de la Jamaïque ( 1 1 4 0 0 kilomètres carrés, 1 , 6 3 1 millions d'habitants en 1 9 6 1 ) semble montrer que, même à ce niveau d'importance, une île antillaise a peine à régler seule les problèmes que posent forte population et accroissement rapide de celle-ci (25 000 par an). Sans aide extérieure (apport de capitaux pour l'industrialisation, émigration et envois d'argent des émigrants, gains touristiques), peu d'espoir d'amélioration rapide. Reconnaissons d'ailleurs que la Jamaïque n'est pas si grande qu'il paraît; l'extension des calcaires crétacés ou tertiaires réduit la surface valable. E n effet, ces calcaires, dès qu'ils prennent une altitude suffisante, se modèlent en pitons d'autant plus raides que la dénivellation est plus grande ; à un certain degré de pente la mise en culture devient impossible; de plus, la roche cesse d'être dissimulée sous quelque sol que ce soit; c o m m e les pitons se juxtaposent sans laisser place à des vallées (l'écoulement est souterrain), ou à des plaines, l'intérieur montueux de la Jamaïque est souvent inutilisable. O n peut évaluer à 4 000 kilomètres carrés la surface sans valeur : le reste de l'île passe ainsi de 142 à 2 1 4 habitants par kilomètre carré. U n e autre partie de l'île (environ 3 000 kilomètres carrés), sans être inhabitable, doit au relief calcaire des conditions médiocres qui rendent problématique son amélioration. Le peuplement de calcaires difficiles mais à la rigueur habitables fut assuré par des esclaves évadés des plantations littorales; les pitons offraient une protection contre la police. La fuite des esclaves a contribué, mais pour une faible part, à la démographie défaillante de la population servile de la Jamaïque : 45 000 esclaves en 1703 et 205 000 en 1778 ; pour cette augmentation de 160 000 esclaves furent importés 359 000 Africains. Les planteurs jugeaient d'ailleurs qu'un esclave élevé sur place coûtait plus cher qu'un esclave importé. Lors de l'abolition (1838), des affranchis s'enfoncèrent dans l'intérieur pour y jouir en paix de leur liberté. Les parties schisteuses, favorables quand elles sont peu accidentées (au contraire les Montagnes Bleues sont vides), ont reçu plus de colons : la densité générale des collines schisteuses des paroisses de Clarendon et Sainte-Catherine est de 240 personnes

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par kilomètre carré; sur la partie cultivée la densité s'élève à i 440. Plus de 14 personnes à l'hectare cultivé. Des colons européens arrivés au x i x e siècle ne sont pas mieux lotis : Seaford T o w n (paroisse de Westmoreland), quartier Brownsville (paroisse Hanover). Une situation paradoxale : si les villes sont mises hors du calcul, les plaines littorales, autrefois et aujourd'hui occupées par des plantations, sont moins peuplées que les hauteurs intérieures, autrefois et aujourd'hui occupées (quand elles sont habitables) par des paysans noirs. Une des solutions (ni la seule ni décisive) des problèmes jamaïcains est de supprimer cette inversion de la densité et de substituer aux plantations des exploitations modestes mais soumises à un contrôle qui permette à la Jamaïque non seulement de maintenir mais d'accroître ses précieuses exportations de sucre. Bien que la Jamaïque, par son étendue, dispose d'exportations variées (sucre, bananes, bauxite, alumine, gypse) elle ne peut négliger de relever ses revenus sucriers. La Guyane britannique, île antillaise entre l'Océan et un intérieur aussi désert que la mer. Elle divise ses 2 1 0 000 kilomètres carrés en une bande littorale de 10 000 kilomètres carrés et 540 000 habitants (i960) et un intérieur de 200 000 kilomètres carrés et 40 000 âmes ; d'un côté 54 habitants par kilomètre carré, de l'autre 0,2. La bande littorale est antillaise par son économie et ses problèmes humains, héritages de la période coloniale et esclavagiste. Le vide de l'intérieur est ancien : les Amérindiens n'y étaient pas nombreux avant l'intervention européenne. L'étaient-ils aussi peu qu'aujourd'hui P1 Le pays a des possibilités, mais les colonisateurs européens se sont limités à une bande littorale qui offre les avantages de sols alluviaux fertiles, de bonnes voies fluviales (les fleuves intérieurs sont coupés de cataractes), d'une relative et précieuse absence de malaria 2 . Les circonstances fixèrent des Néerlandais experts en l'art des polders nécessaires à la mise en valeur d'une contrée marécageuse aux sols parfois saumâtres. Ils dessinèrent des domaines en lanières perpendiculaires au rivage, entourés de digues. Les modestes moyens dont a disposé cette colonisation font mieux comprendre pourquoi les Européens colonisèrent la côte orientale de l'Amérique tropicale et négligèrent la côte occidentale d'Afrique. En 1627 un Néerlandais fonde la colonie agricole du fleuve Berbice (actuelle Guyane britannique) ; elle compte 60 personnes. En 1763, la colonie (néerlandaise) de l'Essequibo avait 68 plantations, 2 5 7 1 esclaves et 21 soldats; la colonie du Demerara avait 1. A u sujet des agricultures amérindiennes de l'Amérique du Sud, il faut montrer une grande prudence en traitant de celles qui survivent aujourd'hui; elles sont souvent en régression. Comment, par exemple, envisager comme un corps valable de techniques l'agriculture des Yaruros, qui vivent au Sud des Llanos du Venezuela et dont un groupe compte 24 personnes sur un territoire de 164 kilomètres carrés? Rien dans les conditions naturelles n'exige que ces gens soient si peu nombreux; un tel groupe n'a pu durer à travers les siècles avec si peu de membres ; il se trouve au-dessous du seuil de sécurité démographique. 2. L'absence de la malaria dans la région littorale de la Guyane a été étudiée dans notre cours de 1956-1957, cf. infra, pp. 92-96.

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93 plantations, i 648 esclaves et 18 soldats. Il était possible aux Européens de tenir sur la côte de Guinée, grâce à la connivence d'un chef local, des forts ou des comptoirs, mais ils n'auraient pu y créer des colonies agricoles aussi squelettiques et mal défendues qu'en Guyane. Comment se seraient-elles opposées aux revendications foncières de villages voisins et auraient-elles été capables de conserver des esclaves ? Les planteurs firent venir des esclaves africains, puis, dès l'affranchissement, des travailleurs indiens d'Asie; les plantations sucrières sont aujourd'hui cultivées par des salariés d'origine africaine ou indienne. Sur les 540 000 habitants de la région littorale, 190 000 se réclament d'une descendance africaine, 270 000 d'une descendance asiatique. Les Indiens, plus prolifiques, sont devenus plus nombreux que les Noirs. Ils seront bientôt à eux seuls la majorité, car à la population africaine s'ajoutent seulement 11 000 personnes d'origine européenne, 3 000 Chinois (fort mêlés), 60 000 à 70 000 métis. Les Indiens ont montré plus d'initiative; ils ne sont plus seulement salariés mais créateurs et maîtres de rizières inondées qui assurent leur nourriture et une forte exportation. La Guyane britannique littorale est placée dans une situation bien moins angoissante que, par exemple, la Barbade; la Guyane vend, outre le sucre, du riz, de la bauxite et, bientôt, du manganèse. La densité générale de la population est modérée (54 habitants par kilomètre carré dans la région littorale, contre 530 à la Barbade), la densité sur la surface cultivée est de 400 par kilomètre carré (contre 912) ; la superficie cultivée fait 13 % de la surface totale en Guyane côtière, contre 58 % à la Barbade. La place ne manque donc pas, même dans la région littorale ; l'intérieur n'est pas sans possibilités. Mais la période coloniale a légué à la Guyane une situation politique malaisée; certes les plantations de canne peuvent être remplacées par de petites exploitations (petites mais respectant la discipline hydraulique qu'exigent les polders) ; le difficile est d'assurer la fusion en une nation des descendants d'Africains et d'Indiens. Bien que l'anglais soit la seule langue parlée cette fusion n'est pas chose faite 1 . Différentes ont été l'origine et l'évolution des plantations de henequen de Mérida (Yucatan, Mexique). Il s'agit ici d'une plante locale, antérieurement bien connue, l'agave textile, et d'une activité qui n'a pas modifié la composition de la population, les plantations ayant été cultivées par les paysans locaux. Le paysage humain ainsi créé diffère d'un paysage antillais. Le développement des plantations de henequen s'est produit dans la partie la plus déshéritée du Yucatan. La table calcaire qui forme ce pays est ici particulièrement pauvre et nue, les sols s'y réduisant souvent à une pierraille; certes l'agave accepte ces conditions, aggravées par le climat le plus sec du Yucatan; ce qui ne signifie pas que le henequen ne pousserait pas mieux sur des sols 1. R . T . SMITH, British Guiana, Londres, 1962; M . SWAN, British Guiana: the land of six people, Londres, 1957.

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moins pierreux et moins arides. La région de Mérida est la seule du Yucatan qui, en développant une agriculture commerciale, se soit élevée au-dessus de la seule milpa. L'explication pourrait être la suivante : la région de Mérida, sans cultures commerciales vers 1830, avait une population plus dense que le reste du Yucatan et la ville la plus importante. La révolte maya (guerre des castes) qui ravagea le Yucatan épargna Mérida et y fit affluer des paysans qui fuyaient troubles et répression. Des hommes d'affaires de Mérida prirent alors l'initiative de créer des plantations d'agave. Les conditions naturelles jouèrent un rôle effacé (mais interdirent toute autre culture commerciale que l'agave); les facteurs essentiels furent l'initiative des bourgeois de Mérida, la demande de fibres dures déclenchée aux ÉtatsUnis par la multiplication des moissonneuses-lieuses, la présence d'une main-d'oeuvre, et, enfin, un système foncier propice ; les haciendas négligemment consacrées à l'élevage se transformèrent sans problème en plantations. S'agissait-il de plantations, ces exploitations n'étant étranges ni par la plante cultivée, ni par les propriétaires, ni par la main-d'œuvre? L'étrangeté résidait dans le paysage soigneusement ordonné, les voies Decauville, les usines de défibrage. Les réformes agraires ont rétréci les grandes exploitations (qui n'ont pas été absolument supprimées) et confié les surfaces confisquées à des « ejidos » qui sont des coopératives de culture du henequen. Il est trop tôt pour juger de l'expérience. Il faut souhaiter qu'elle confirme la réussite qui a doté la partie la plus mal pourvue du Yucatan de l'économie la plus active 1 . Ont été d'autre part abordés certains points de géographie tropicale américaine. Il semble bien qu'une dizaine de milliers de kilomètres carrés, à l'extrême Sud-Sud-Est de la Floride, méritent d'être placés en climat tropical pluvieux. Miami (250 48' Nord) a 190 7' (moyenne) en janvier, alors que 180 peuvent être pris comme une raisonnable limite pour le climat tropical; les pluies sont d'autre part surabondantes. Certes le gel est observé une année sur neuf. Comment se fait-il qu'il soit si rare, malgré le contact du continent nord-américain ? Il faut un concours de circonstances météororologiques pour que la Floride méridionale ne soit pas gelée plus souvent : prédominance en hiver des vents d'Est, Gulf Stream, présence d'un front en hiver au Nord de la Floride, parcours océanique imposé aux vents du Nord. Le gel est dû à un vent qui souffle du Nord-Nord-Ouest dans l'axe même de la presqu'île. U n autre problème : l'homme et la grande altitude dans les Andes intertropicales ; il est apparu qu'une importance excessive a été trop souvent accordée à l'action de l'altitude. Les « preuves » historiques qui en ont été administrées sont faibles ; les Incas ont géré un empire complexe où se faisait une synthèse d'éléments du haut et du bas. D'autre part les gens de la région de Puno 1. Voir à ce sujet l'enquête bien informée de R. E. P. CHARDON, Geographical aspects of plantation agriculture in Yucatan, N e w York, 1961.

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n'ont aucune peine à travailler dans la vallée du Tambopata ou à Lima. Il serait fâcheux de tenir compte de préjugés erronés au moment où s'offre enfin quelque possibilité de coloniser les basses terres par les populations surabondantes des hauts plateaux. Cherchant à expliquer l'extinction des Premier et Second « Empires » maya, on s'était rallié, en 1947 1 , à l'hypothèse de l'épuisement des sols par une agriculture du type milpa. Des populations atteignant un certain niveau de densité étaient amenées à émigrer, lorsque les sols ne reconstituaient plus leur fertilité après des jachères devenues trop courtes. Hypothèse que pourraient confirmer des travaux récents2 qui montrent, dans les sites étudiés, une population bien plus dense au début du XVI e siècle qu'aujourd'hui. Des inventaires fiscaux espagnols du XVI e siècle permettraient de dire avec chance d'exactitude que le Mexique central comptait 25 millions d'habitants juste avant la conquête espagnole, et moins d'un siècle plus tard, 1 à 2 millions3. A la fin du XVe siècle la forte densité s'accompagnait d'une violente érosion prouvée par les ravines lacérant les versants et par les remblaiements qui, dans les vallées, recouvrent des sols antérieurs; à ces remblaiements se mêlent des débris de poterie, précieux pour les datations. Les agriculteurs de cette période d'érosion étaient nombreux et pratiquaient la milpa sur des versants très inclinés. Avec l'effondrement de la population le paysage morphologique change : les ravines s'éteignent et se reboisent, les fonds de vallées cessent de se remblayer, les rivières aux eaux éclaircies creusent des gorges dans les sédiments du stade précédent. Le repeuplement actuel entraîne la répétition des faits d'érosion observés pour le début du XVI e siècle. De pareilles successions ont été observées dans Oaxaca, à Tamazulopán, Yanuitlán, Teposcolula, Ixcatlán; dans Puebla, à Tepeaca; dans Mexico, à Teotihuacán; dans Michoacan, à Quiroga et Tzintzuntzan ; dans Hidalgo, au pays de Teotlalpán. A l'inverse, les surfaces peu peuplées au début du xvi e siècle ont révélé une faible érosion : Toluca (Mexico), Perote (Vera Cruz), Zimopan (Hidalgo), Bahio (Guanajuato). Ces recherches affaiblissent les hypothèses qui, partant de l'observation de terrasses agricoles abandonnées, prêtent aux Maya et à d'autres habitants du Mexique une agriculture intensive et irriguée. Par exemple, les terrasses d'Ixcatlán sont en un pays si aride (faible pluviosité et karst) qu'elles n'ont jamais pu être irriguées. Il y faut voir des terrasses pour culture sèche, où se pratiquait une milpa avec jachères. Elles étaient le seul moyen de conserver les sols. A u Honduras britannique, où avaient été signalées de ces terrasses, des recher1. Cf. Les pays tropicaux: principes d'une géographie humaine et économique, Paris, 1947, p. 58. 2. S. F. COOK, Soil érosion and population in Central Mexico, Berkeley, 1949; The historial demography and ecology of the Teotlalpn, Berkeley, 1900; Santa Maria Ixcatlan, Berkeley, 1958. 3. S. F. COOK et W . BORAH, « La despoblación del M e x i c o central en el siglo x v i », Historia mexicana 12, 1962-1963, pp. 1-12.

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ches récentes 1 permettent d'éclairer ce sujet. Le Honduras britannique porte sur ses 22 000 kilomètres carrés seulement 75 000 habitants. Hors de Belize (28 000 habitants) le pays a une minuscule densité que ne justifient pas le climat, le relief ou les sols. Certes ce Honduras a grande extension de calcaires (crétacés à quaternaires); mais ils ne sauraient par leur morphologie ou leurs sols justifier la faible population; c'est la partie non calcaire, les « Montagnes Maya » — sédiments primaires (schistes, grès) avec intrusions de granités — qui est la plus mal peuplée, sans habitat permanent. Les calcaires du Yucatan, pourtant moins voilés de sols possibles, sont plus peuplés ! L'archéologie montre que les Maya qui occupaient le Honduras britannique entre — 300 et + 900 l'ont évacué au Xe siècle. Ils étaient nombreux, comme permettent d'en juger de multiples fonds de maison et l'aspect de la végétation, toujours riche en acajou (arbre de forêt secondaire) et en cohune (Orbignya), palmier de défrichement ami du feu; les faiseurs de milpa ont disparu au Xe siècle pour revenir au xix e et au xx e du Mexique et du Guatemala : voilà qui pose des énigmes mais n'est pas douteux. Faudrait-il faire intervenir ici un mouvement semblable à celui qui mit fin au premier empire maya et a pu paraître lié à l'épuisement du sol? Ces anciens Maya ont-ils laissé des terrasses? Plus proches de tas d'épierrage que de murs soigneusement faits pour supporter des champs, les cordons de pierres observés sont les vestiges d'un aménagement entrepris pour améliorer le rendement de la milpa; pas question d'irriguer dans cette région abondamment pluvieuse. Sur les hauts versants des montagnes du Sud, des pierres alignées par glissement du sol et triage des matériaux sont de fausses terrasses.

1. D. H. ROMNEY (ed.), Land in British Honduras, Londres, 1959.

AFRIQUE

TROPICALE

ET

MADAGASCAR

PROBLÈMES DE GEOGRAPHIE TROPICALE EN AFRIQUE CENTRALE

I949-I9J0 Cuvette congolaise Ce cours a tiré parti des enseignements recueillis pendant un voyage de recherches effectué en. Afrique centrale du mois d'août au mois de novembre 1949. Divers problèmes géographiques ont été étudiés dans la région de Brazzaville (vallée du Niari, plateau batéké), dans celle de Léopoldville et de Thysville, au Katanga méridional, au Ruanda-Urundi, au Kivu, dans la région Djolu-Lisala (province de l'Équateur, Congo belge), à Coquilhatville et au lac Tumba. Le cours a été plus particulièrement consacré au Congo belge. Les aspects favorables de son climat ont été soulignés, et, en premier lieu, la relative régularité des pluies et la relative modération des averses ; comme, d'autre part, les températures montrent une certaine modération du fait de l'altitude — la presque totalité du Congo belge se trouvant au-dessus de 400 mètres — , le climat de la partie la plus équatoriale du Congo belge, c'est-à-dire la « cuvette centrale », ne saurait être considéré comme un climat chaud et humide spécialement éprouvant, si tant est que la chaleur et l'humidité soient par elles-mêmes néfastes à l'humanité et plus spécialement aux Blancs. Ce n'est point le climat qui pourrait expliquer pourquoi la « cuvette centrale » a seulement 2 habitants au kilomètre carré en moyenne. Il faut donc chercher dans d'autres directions. La morphologie de la cuvette centrale a fait l'bbjet d'une étude et d'une comparaison systématique avec la cuvette amazonienne visitée en 1948 (et à laquelle avait été consacrée une partie du cours de l'année 1948-1949). Deux paysages morphologiques ont été reconnus dans la cuvette centrale congolaise; à l'est un pays de hautes terrasses sablonneuses, sans latérite, coupé de larges vallées aux versants raides ; les fonds plats de ces vallées sont occupés par des marécages forestiers. Malgré l'importance des vallées dans le pays de Yangambi, Yahuma, Djolu, Lisala, les terrasses sablonneuses occupent la grande partie de la surface. Le paysage occidental accorde une place bien plus importante aux étendues inondées et inondables. 3

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Les terrasses ont quelques mètres à peine d'altitude relative, et sont encroûtées de latérite. Tout se passe comme si la cuvette congolaise avait connu les épisodes suivants : i. accumulation de sédiments fluvio-lacustres sous un climat subaride, avec phénomènes de transport éolien; 2. étalement de ces produits au cours d'une période plus humide; 3. reprise d'érosion, creusement des vallées au-dessous de leur niveau actuel; creusement plus marqué dans l'Est plus soulevé; 4. remblaiement du fait d'un relèvement du niveau de base local (lié aux accidents du cours du Congo en aval de Léopoldville) ; ce remblaiement explique la grande épaisseur d'alluvions modernes observée dans les vallées du paysage occidental et la formation par barrage alluvial des lacs Tumba et Léopold II, qui représentent des complexes de vallées noyées. La présence de la latérite à l'Ouest et son absence à l'Est s'expliquent par la grande profondeur de la nappe phréatique à l'Est et au contraire sa proximité de la surface à l'Ouest; il est en effet possible d'observer de la latérite à Yangambi sous 40 mètres de sables poreux. Les sols de la cuvette centrale sont médiocres ; mais, pas plus que la morphologie ou le climat, ils n'expliquent les faibles densités démographiques de la région. La forêt équatoriale, qui revêt la contrée sur une étendue de 850 000 kilomètres carrés dans le Congo belge, présente tous les caractères habituels aux forêts ombrophiles chaudes ; une originalité cependant : de vastes peuplements de forêt primaire homogène à Macrolobium dewevrei. Faut-il considérer la forêt congolaise comme responsable du faible peuplement ? Le problème a été examiné sous tous ses aspects, pour aboutir à la conclusion que la forêt équatoriale n'est un obstacle pour l'homme que si l'homme est incapable de le surmonter, si la civilisation à laquelle il appartient ne lui donne pas les moyens de le vaincre. Truisme certes, mais qui doit être dit à une époque où la nature équatoriale apparaît encore à beaucoup comme souverainement hostile ou comme généreusement prodigue. Climat, reliefs, sols, végétation ne sont donc pas parvenus à rendre compte de la géographie humaine de la cuvette centrale. U n dernier aspect du cadre physique restait à étudier : la salubrité de la région est contestable. Le tableau des maladies tropicales y est aussi chargé que banal; il faut cependant remarquer que le paludisme y offre de curieuses inégalités, dont la plus étrange est la salubrité naturelle dont jouit Coquilhatville, capitale de la province de l'Equateur, grâce aux particularités locales de la faune anophélienne. La maladie du sommeil faisait, semble-t-il, moins de ravages avant qu'après l'arrivée des Européens. La population de la région, en butte à une forte mortalité, ne pouvait-elle se multiplier? Nous constatons pourtant que les Bwaka, peuple soudanais, qui vit dans la région de Gemena, c'està-dire déjà en pays équatorial, ont un taux élevé d'augmentation. A u total les conditions physiques n'apportent pas de réponse claire aux questions que pose la géographie humaine. Les conditions de la cuvette congolaise sont-elles favorables ou défavorables à l'homme ?

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Question mal posée certes, mais qu'il fallait exprimer puisque, si le vieux déterminisme physique semble bien mort, nous voyons apparaître son image renversée, c'est-à-dire le déterminisme des conditions physiques défavorables au lieu du déterminisme des conditions physiques favorables. Commode démarche intellectuelle, qui permet toujours de tout expliquer aisément. Le sujet est d'ailleurs d'importance et nous nous proposons de le reprendre dans un prochain cours. La cuvette centrale est habitée par des Mongo, que leur langue fait classer parmi les Bantou. Les Mongo pratiquent ce que nous avons défini comme l'agriculture caractéristique des pays tropicaux : défrichement, brûlis, longue jachère forestière. Différence avec les autres Bantou : organisation patriarcale et non matriarcale. Les Mongo n'avaient pas poussé très loin leur évolution politique et n'avaient pas organisé d'états. Depuis le début de ce siècle les Mongo sont en décadence démographique; les décès surpassent les naissances, le nombre des enfants est de plus en plus faible. A u contraire, les Pygmées, qui vivent dans le même milieu physique et sont encore moins évolués sur le plan politique, ont une excellente natalité. Certes une telle différence ne peut être que récente, car, si les Mongo avaient toujours eu une démographie aussi détestable, ils auraient depuis longtemps disparu. Cependant la démographie mongo ne devait pas être très vigoureuse autrefois. Ce qui explique peut-être en partie que les Mongo n'aient jamais été très nombreux, pour des raisons d'insalubrité, peutêtre, mais aussi parce que leurs techniques d'exploitation de la nature étaient médiocres, et parce que leur aptitude à l'organisation de l'espace était peu développée. Les diverses explications qui ont été proposées pour rendre compte de la décadence démographique mongo ont été examinées. Elles soulignent toutes les effets de l'intervention européenne : diffusion de la maladie du sommeil (avant l'organisation d'une lutte méthodique), diffusion des maladies vénériennes, désorganisation sociale et fatigue physiologique dues à la collecte imposée du caoutchouc et du copal, corvées de routes, diffusion de pratiques anticonceptionnelles, affaiblissement de la discipline familiale. Mais bien d'autres peuples que les M o n g o ont été soumis à l'intervention européenne. Pourquoi les Mongo en ont-ils particulièrement pâti, tandis que leurs voisins Bwaka ou Baluba ne connaissaient aucune décadence démographique ? Deux catégories de réponses : d'abord les Mongo ont une morale sexuelle très libre ; l'indépendance des femmes mongo explique la redoutable expansion des maladies vénériennes et les pratiques anticonceptionnelles. D'autre part les Mongo ont accueilli sans résistance les Européens et leur civilisation ; ils n'ont pas de religion ésotérique, pas de classes d'âge, en un mot aucun moyen de s'attacher à un idéal traditionnel. Ils ont perdu leurs valeurs sans avoir encore pu acquérir les valeurs européennes.

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LEÇONS DE GÉOGRAPHIE TROPICALE

Quelques comparaisons ont pu être faites avec d'autres régions du C o n g o ; le Bas Congo a été spécialement étudié, et dans tous ses aspects. Pays différent, plus varié, et dont la démographie est meilleure. Une partie du Kwango a fait l'objet d'un examen particulier. Ces diverses études locales ont permis d'aborder des problèmes d'ensemble, tels que l'évolution du paysage végétal sous l'action de l'homme, l'alimentation, les aspects généraux de la démographie, les techniques agricoles. Le Plan Décennal Économique et Social publié en 1949 et valable pour la période 1950-1959 a fait l'objet d'un commentaire critique et de confrontations avec les plans prévus pour les territoires anglais et français. C'est dans le cadre de ces comparaisons qu'ont été étudiées la remarquable entreprise de déplacement et de contraction de la population qui a été réalisée à An Chau (Nigeria) et la curieuse tentative de colonisation blanche collective qui est en cours à Aubeville (A.E.F.).

CONTRIBUTIONS A LA GEOGRAPHIE REGIONALE DE L'AFRIQUE ORIENTALE

I9Î3-I9Ï4 Tandis que l'Afrique tropicale est dans son ensemble une masse dont le trait marquant est l'isolement, l'Afrique orientale semble se distinguer du reste de l'Afrique tropicale par l'apparente aisance de ses relations extérieures. L'Afrique orientale a une magnifique situation géographique sur l'Océan Indien; les relations maritimes sont faciles avec l'Arabie et l'Inde, très anciens foyers de civilisation; des îles offraient d'excellentes bases à des civilisations maritimes; les ports sont excellents et nombreux. Les apports extérieurs sont évidents : pirogue à balancier, rizière inoncfée, cocotier, giroflier, religion musulmane, langue et civilisation swahili. D'autre part, l'Afrique orientale paraît favorable à la transmission des influences dans le sens méridien; le grain du relief est heureusement disposé à cette fin; il existe une remarquable continuité climatique sur 30° de latitude; sur une telle étendue les températures ne varient guère, et les régimes pluviométriques sont semblables. Mais la géographie humaine n'a pas tenu les promesses des données physiques. Si l'Afrique orientale est la seule partie de l'Afrique noire qui ait su construire, avec la civilisation swahili, une civilisation supérieure dotée d'une écriture et d'une littérature écrite, le pays swahili n'était au moment de l'arrivée des Portugais qu'une mince frange littorale. La situation resta stationnaire et ce fut seulement à la fin du xix e siècle que sous le choc et à l'exemple des colonisateurs européens de cette époque, les sultans de Zanzibar entreprirent de pénétrer et de soumettre l'intérieur. Leur tentative, trop tardive, fut ruinée par l'établissement des dominations anglaise

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et allemande. Au total, l'Afrique orientale, partie la mieux douée de l'Afrique noire grâce à sa position géographique et à l'organisation de ses traits physiques, n'a pas rempli ce qui paraissait être sa vocation, et qui était d'intégrer à l'Afrique tropicale les éléments fécondants venus d'Egypte, d'Asie occidentale, de l'Inde et d'Indonésie. C o m ment expliquer une telle stagnation ? La première réponse est que la civilisation swahili, née de l'application d'éléments arabes et persans sur un fonds bantu, n'a pas subi l'attraction de l'arrière-pays, qui livrait au commerce un peu d'ivoire, quelques esclaves et ne paraissait guère digne de susciter un grand effort de pénétration. L'entreprise zanzibarite de la fin du xix e siècle a très exactement coïncidé avec une activité commerciale nouvelle; la suppression de la traite des noirs en Afrique atlantique fit déferler en Afrique orientale une forte demande d'esclaves, qui ne pouvait être satisfaite que par le contrôle des routes intérieures et l'établissement d'une administration. Cependant, le caractère obstinément littoral de la civilisation swahili résulte en grande partie d'un trait remarquable du climat de l'Afrique orientale; tandis que le rivage est assez abondamment arrosé, et cela dès la ville morte de Gedi au Nord de Mombasa, une bande intérieure extrêmement sèche prolonge les déserts du Nord du Kenya jusqu'à la latitude de Dar-es-Salam. Des pluies annuelles moyennes de 500 à 700 millimètres : ce qui signifie que certaines années peuvent ne recevoir que 200 millimètres. Cette aridité mettait un obstacle infranchissable à l'expansion des cultures soigneuses du pays swahili, cultures qui exigeaient, comme le cocotier ou le riz, grande abondance d'eau. Ces étendues arides devinrent le domaine de pasteurs masai, population guerrière, anarchique, peu encline aux spéculations commerciales. Pour des raisons à la fois physiques et humaines l'influence civilisatrice swahili fut donc très lente à se propager dans l'intérieur. Dans le cadre géographique ainsi défini, le climat de l'Afrique orientale a fait l'objet d'une étude particulière; les pluies, si remarquables par leur modicité et leur irrégularité, ont été spécialement examinées. La localisation géographique des régimes pluviométriques a été précisée en classant les stations selon le nombre des mois qui reçoivent plus d'un douzième des pluies annuelles. La force de l'évaporation explique la contribution relativement très faible que le lac Victoria verse au Nil équatorial, qui a fait l'objet d'une étude particulière. Les effets de l'insalubrité sur les hommes d'une part, sur l'activité pastorale d'autre part ont été précisés, de même que les conditions de la crise d'insalubrité qui a coïncidé avec la pénétration européenne (fin du xix e et début du x x e siècle). Les Masai, les Turkana, les Kikuyu ont fait l'objet d'études poussées qui ont tenté de montrer quelles sont les parts respectives des conditions naturelles et de la civilisation dans les paysages humains que ces populations ont réalisés. La crise mau-mau a donné l'occasion de définir en quoi consiste l'originalité kikuyu et d'étudier la colonisation agricole européenne au Kenya.

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LEÇONS

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TROPICALE

PRINCIPES D'UNE DIVISION GEOGRAPHIQUE REGIONALE DE L'AFRIQUE TROPICALE I9J7~I9J$

Organisation de Vespace D ' a b o r d u n e x a m e n critique d u concept de géographie régionale. La g é o g r a p h i e générale étudie sur toute la surface terrestre un élément (physique, b i o l o g i q u e o u humain) d u paysage; la géographie dite régionale étudie l'ensemble des éléments qui composent le paysage o u les paysages d'une étendue limitée; elle fait de l ' e x a m e n des relations entre ces éléments (relations de cause à effet; relations d'interdépendance; relations de « contamination» par pure et simple juxtaposition) l'essentiel de sa recherche; expliquant le paysage o u les paysages d'une certaine étendue de la Terre, elle est une entreprise captivante et nécessaire, et une activité intellectuelle hautement légitime, si le v é r i table e n g a g e m e n t de l'esprit h u m a i n est de chercher à comprendre, et, dans notre domaine géographique, de saisir le p o u r q u o i de l ' o r donnance des choses. La géographie régionale est aussi l'une des formes les plus utiles de la recherche g é o g r a p h i q u e ; il i m p o r t e a u x h o m m e s de savoir les vrais ressorts des paysages o ù ils v i v e n t , de savoir que les h o m m e s sont largement les auteurs conscients o u inconscients de ces paysages, et qu'ils p e u v e n t les modifier. C e s « étendues limitées de la surface terrestre » sont-elles les « régions » que semble annoncer la g é o g r a p h i e dite « régionale » ? La géographie régionale a-t-elle p o u r objet d'examiner des « régions g é o graphiques » qui s'imposent à l'attention o u de révéler des « régions géographiques » faiblement apparentes et qui attendent seulement la sollicitude du g é o g r a p h e p o u r devenir évidentes ? D e très bons esprits o n t défini les « régions géographiques » par des caractères physiques, biologiques et humains (originalité physique, b i o l o g i q u e et humaine de la surface considérée et discontinuité de ses divers traits par rapport a u x surfaces voisines; organisation « fonctionnelle » de la surface considérée, de sorte que les diverses portions de cette surface aient plus de liens entre elles qu'elles n'en ont avec les surfaces limitrophes ; existence de nettes limites; sentiment populaire de l'existence de la surface considérée en tant qu'entité distincte des surfaces voisines; permanence historique de l'individualité de la surface considérée, cette permanence p o u v a n t s'exprimer dans un n o m régional). La coexistence de tous ces caractères, o u de b o n n o m b r e d'entre e u x , permettrait de donner à une certaine étendue de la surface terrestre la dignité de région. Il nous est apparu que v o u l o i r donner à la g é o g r a p h i e régionale mission d'étudier des « régions géographiques » évidentes o u révélées par un j u d i c i e u x décapage était la c o n d a m n e r à des efforts vains et

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artificiels. Il y a en Afrique tropicale peu de « régions géographiques » répondant au plus grand nombre des critères énumérés plus haut : la région ashanti, la région yoruba, la région ibo, la région haoussa, le Ruanda, le Buganda, la région kikuyu, la Djezira, le Choa, le haut Veld de Rhodésie méridionale, la région betsiléo, l'Imerina, et quelques autres. Mais ces « régions géographiques » représentent de minuscules étendues isolées au cœur d'une immensité peu susceptible d'être divisée en régions géographiques. D'ailleurs, dans des conditions différentes de développement historique, l'Europe occidentale et centrale ne se laisse pas aisément diviser en « régions géographiques »; pour la plus grande partie de l'Europe comme de l'Afrique les aires des caractères « régionalisants » énumérés plus haut ne sont pas surperposables. Le réseau des villes, très récent en Afrique, ne permet pas de diviser celle-ci en aires d'influence urbaine ; il ne nous semble pas, d'ailleurs, que ces aires d'influence donnent une base suffisante à des divisions géographiques régionales; nous n'accordons pas grand crédit aux méthodes automatiques de division de l'espace, à la « théorie » de von Thiïnen pas plus qu'à d'autres. Ce dernier essai, pris en considération par tous ceux qui veulent morceler l'espace terrestre en se fondant sur des critères simples comme la distance et l'importance des villes, résiste mal à la confrontation avec les faits. L'étude du réseau urbain d'une contrée d'Afrique centrale, au nord de l'actuelle limite de la forêt équatoriale, a montré que les « villes » y avaient été instables et leurs aires d'influence incertaines. Les obstacles dressés devant une géographie « régionale » entendue comme elle le fut souvent depuis un demi-siècle s'abaissent si la géographie « régionale » échappe à la hantise de délimiter des régions évidentes ou discrètes, reconnaît que la surface terrestre (en dehors de menues exceptions) est transitions, et superpositions d'aires non concordantes, affirme qu'elle n'est pas une machine à découper la surface terrestre en morceaux appelés régions mais une méthode pour analyser et expliquer les aspects géographiques de surfaces limitées (et n'ayant pas les caractères d'une région). Ainsi conçue, la géographie régionale voit tous les éléments des paysages dans leurs relations réciproques. Il lui est commode, pour dominer la confusion du réel, d'aborder l'étude « régionale » par l'examen d'un ou de plusieurs problèmes géographiques; cette orientation donnera un fil directeur. Quant aux surfaces retenues comme cadres « régionaux », on ne leur demandera pas de répondre aux critères signalétiques de la « région géographique » ; ce seront des surfaces caractérisées par la particulière acuité d'un problème géographique qui s'y pose (alors qu'il ne se pose pas avec la même acuité dans des surfaces adjacentes), par l'homogénéité du paysage, ou par des contingences politiques. La marqueterie de surfaces retenues par un géographe régional n'est ni définitive ni décisive ; un autre géographe régional pourrait légitimement en proposer une autre, en se fondant sur d'autres préoccupations et la sensibilité à d'autres problèmes. Ce qui importe est que la surface

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retenue soit étudiée selon la méthode et l'esprit de la géographie régionale, avec le souci de poser les problèmes géographiques et de les résoudre, et de ne négliger aucune des relations réciproques des éléments des paysages. Que devient, dans ces conditions, une géographie « régionale » de l'Afrique tropicale humide ? Si l'Afrique tropicale pluvieuse se morcelle assez facilement en zones climatiques et géobotaniques, en surfaces morphologiques, en contrées humaines (les hommes étant considérés soit selon leur densité au kilomètre carré soit selon leur civilisation), ces aires diverses ont des limites fort peu superposables : aucune d'entre ces aires n'est « région géographique » dans l'acception qu'ont donnée à cette expression bien des géographes du dernier demi-siècle. Pour illustrer nos vues, nous avons pris quelques exemples. Voici d'abord la Guinée portugaise ; ce n'est pas une « région géographique ». Elle se répartit très évidemment entre deux paysages, un paysage soudanais et un paysage guinéen, dont chacun est un remarquable faisceau de relations entre éléments physiques et humains. Ces paysages se poursuivent longuement hors de la Guinée portugaise ; chacun d'entre eux ne peut être considéré comme définissant une « région ». Dans de telles conditions la géographie « régionale » doit-elle s'interdire d'étudier ces paysages comme d'étudier la Guinée portugaise? Bien au contraire la géographie régionale a de magnifiques thèmes de recherche dans les deux parties de la Guinée portugaise (et des territoires voisins); mieux encore elle trouve ici l'un de ses plus beaux thèmes de recherche dans la présence d'un véritable « front géographique ». Ici en effet s'opposent non seulement les surfaces latéritisées de l'intérieur et les vases à mangroves des « Rivières du Sud », le climat plus sec de l'intérieur et l'atmosphère plus humide de la côte, mais encore l'agriculture à jachères et la rizière inondée permanente, les populations clairsemées de l'intérieur et les fortes densités du rivage ; les limites de tous ces caractères géographiques, comme celles de l'Islam intérieur et de l'animisme côtier, se superposent, aboutissant à un remarquable contraste de paysages qui mérite d'être appelé un « front géographique ». U n fait de géographie régionale particulièrement frappant : dans les parties du pays balante où la rizière a été étendue au point de supprimer la mangrove, on observe une forte réduction du paludisme (par disparition des Anophèles) et de la maladie du sommeil (par élimination des glossines). Toujours en Afrique occidentale, et dans des conditions physiques proches de celles de la Guinée portugaise, la Gambie est un « cas » surprenant; large de 1 2 kilomètres de part et d'autre d'un fleuve navigable et longue de 500 kilomètres, elle s'explique (mais ne se légitime pas) par la maîtrise politique d'un fleuve navigable (le plus navigable de l'Afrique occidentale jusqu'au Niger). L'absurdité de ce doigt de gant est évidente; posé en termes de convenances régionales, le pro-

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blême de la Gambie est clair : il s'agit d'un monstre politique, qui n'est d'ailleurs pas près de disparaître, l'élite dirigeante de Gambie ayant acquis des caractères nationaux qui la différencient fortement des élites du Sine-Saloum et de Casamance. Mais la Gambie est la déformation caricaturale d'un principe de division territoriale déjà vu en Guinée portugaise et qui s'affirme avec beaucoup de clarté dans la conformation du Ghana. Si nous trouvons ici une région assez fortement caractérisée dans sa géographie physique et humaine, le pays ashanti, cependant le Ghana — ancienne Gold Coast — déborde largement l'Ashanti, et correspond nettement à la projection vers l'intérieur de ce rivage étonnamment riche en établissements européens que fut la Côte de l'Or, où se voient encore les traces de vingtsix établissements européens, depuis Axim jusqu'à la Volta. La Gold Coast nous livre la clé (et la Gambie nous donne la caricature) du principe de division territoriale qui a modelé la carte politique de l'Afrique occidentale : ce principe est celui de la pénétration vers l'intérieur, le long d'axes favorables, des influences politiques et économiques établies sur le rivage. Ainsi, un principe moteur d'origine guinéenne a opéré dans une direction transversale aux grandes « zones » physiques et les a morcelées; la géographie régionale n'a rien à objecter contre ce principe d'organisation et n'a pas à le considérer comme moins « géographique » que le système de division zonale. Le même esprit de géographie régionale a été appliqué au BasCongo belge qui est une région géographique si le Bas-Congo est considéré par rapport aux territoires de l'intérieur (dont le sépare un « front géographique » assez nettement constitué qui s'établit à peu près sur la vallée de la Nsélé), mais qui cesse d'en être une si on n'oublie pas que le peuple kongo vit aussi bien en Afrique équatoriale française, à Cabinda et en Angola. — L e « pays d'Uvira », sur la rive occidentale du lac Tanganyika, nous a permis de préciser nos vues en matière de géographie régionale ; il y a là un versant (le versant faille qui domine le fossé du lac) où nous avons isolé arbitrairement une surface de 135 kilomètres carrés qui est habitée par le peuple vira (dont l'originalité par rapport à ses voisins du Nord et du Sud est d'ailleurs peu marquée). Considéré isolément, ce versant se caractérise par de très fortes pentes entre 900 et 2 000 mètres, et par une densité de population relativement élevée (63 habitants par kilomètre carré) par rapport au plateau entre 2 000 et 3 000 mètres qui le domine à l'Ouest et qui a moins de 5 habitants au kilomètre carré. Comment s'expliquent ces contrastes? Les réponses furent que 1. le fort relief du versant a assuré un « refuge » aux Vira qui ont pu se multiplier à l'abri des périls extérieurs, 2. les Vira ne se sont pas propagés sur le plateau parce qu'au-dessus de 1 800 mètres les plantes qu'ils cultivent traditionnellement (bananier, manioc) ne sont plus possibles et parce qu'en altitude la forêt, grâce à un climat plus nuageux et plus pluvieux, devient humide et brûle difficilement (tandis que plus bas la forêt sèche a été complètement détruite par le feu).

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Le Soudan oriental (ex-Soudan anglo-égyptien) se prête idéalement à une division en zones Est-Ouest; il s'étend en effet sans obstacle du 23 e degré nord au 3 e degré nord et de l'isohyète de 25 millimètres à l'isohyète de 1 500 millimètres. Dans un tel cadre ont été étudiées, du point de vue de la reconnaissance de « régions », 1 . les zones successives du N o r d au Sud, avec leur climat, leur végétation, leur sol; 2. les influences venues du N o r d à la faveur du N i l ; 3. les influences venues de l'Ouest. L'examen des faits a amené à constater que les influences du N o r d ont été moins impérieuses qu'on n'aurait cru ; le rayonnement de l ' E g y p t e pharaonique ne s'est établi qu'au M o y e n E m p i r e ; le royaume de Méroé est détruit en 350 après J . - C . par A x u m : l'effondrement de la civilisation locale est alors tel que l'écriture elle-même fut oubliée ; le christianisme venant d ' E g y p t e s'établit seulement en 548; mais persiste jusqu'en 1490, bien que l'Islam soit maître de l ' E g y p t e dès 652 ; le royaume chrétien de Soba fut détruit non par des musulmans venus du N o r d mais par des musulmans du B o r n o u , donc par des Occidentaux. — D ' o ù le fait que l'Islam du Soudan est un Islam maghrébin, de rite malékite (et non de rite hanéfite c o m m e l'Islam égyptien). Aujourd'hui, des immigrants de l'Ouest (Haoussa, Peul, Kanouri) forment le cinquième de la population à l'Est du Nil. Ces félicita mis en marche par le pèlerinage de la Mecque ont j u g é avantageux de s'établir dans le pays dépeuplé par les troubles mahdistes ; c'est là un des exemples les plus remarquables de l'action de la religion sur la géographie humaine. — E n vue de préciser leur rôle possible dans une division régionale du Soudan oriental les techniques de production ont été examinées; les notions suivantes ont été obtenues : de l'isohyète de 300 millimètres (14 0 N o r d ) à l'isohyète de 400 millimètres (15 0 N o r d ) l'agriculture « sèche » est possible seulement au prix de techniques particulières (culture hariq, qui permet, par un incendie tardif d'une parcelle abondamment herbeuse parce que protégée contre le pâturage et l'incendie précoce, d'éliminer la concurrence que les herbes sauvages feraient au sorgho ; aménagement de diguettes le long des courbes de niveau afin d'accumuler les eaux de ruissellement sur une portion de la surface) ; de 400 millimètres à 750 millimètres ( 1 1 ° N o r d ) de telles techniques ne sont plus nécessaires à de bonnes récoltes de sorgho et de coton : le pays, salubre, forme la partie la plus favorisée du Soudan (en dehors des rives du Nil) ; la limite méridionale du dromadaire est par 1 3 0 N o r d ; c'est à la même latitude que se fixe la limite méridionale de l'irrigation (irrigation des bords du N i l et surtout irrigation de la Djezira) ; du 1 Ie parallèle au 8e c'est le domaine des marais nilotiques, déjà paludéens mais encore propices à l'élevage; le 8e parallèle donne la limite méridionale du bœuf (et la limite septentrionale de la Trypanosomiase bovine); du 8e au 6' parallèle vivent des « N i l o tiques » apparentés aux habitants des marais mais qui ont perdu leurs boeufs (sauf dans le Sud-Est, plus aride); tandis qu'au Sud du 6e parallèle vivent des populations « soudanaises », en partie venues de l'Ouest,

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et qui n'ont jamais eu de bœufs. A l'aide de ces diverses informations, ont été reconnues les parties que voici : le désert, le Nord-Est montagneux et littoral, la vallée du Nil avec la Djezira, le pays sahélien et subsoudanais de l'Ouest, le pays sahélien et subsoudanais de l'Est (Kassala), les marais nilotiques, le pays entre les marais et le 6e parallèle à l'Ouest du Nil, les plateaux latéritiques du faîte Nil-Congo, le Sud-Est pastoral. Si les surfaces ainsi distinguées sont valables pour l'étude régionale du Soudan oriental, nous ne nous flattons pas de l'illusion qu'elles soient de véritables « régions géographiques ». — Comment d'autre part subdiviser l'immense Soudan qui s'allonge sur 6 ooo kilomètres de l'Atlantique à la mer Rouge ? C'est pour répondre à cette question qu'a été examiné le Territoire du Niger (A.O.F.) dont les caractères géographiques ont été comparés à ceux du Soudan oriental. Morceler l'Afrique tropicale pluvieuse pour pouvoir la soumettre à une étude profitable de géographie régionale oblige à tenir grand compte des civilisations (techniques de la production et techniques d'organisation de l'espace) ; mais il est apparu qu'il serait imprudent de se fonder sur les tentatives faites jusqu'à ce jour pour diviser l'Afrique en aires de civilisation. Il est plus sûr de commencer par utiliser les enseignements des cartes de densité de la population; elles représentent un fait géographique de première importance et en somme facile à observer. D'autre part le nombre des hommes au kilomètre carré est l'intégration de nombreux facteurs physiques (climat, salubrité, végétation, fertilité, isolement, facilité des relations) et humains (civilisation, démographie, histoire) dont l'action totale aboutit aux paysages. Une différence de densité de population entre deux surfaces voisines oblige, pour être expliquée, à mettre en branle toute la machinerie de la géographie régionale et pose un problème typiquement géographique. L'explication est-elle dans les conditions physiques, dans des différences de civilisation, ou dans des contingences historiques? Que de questions, essentielles au progrès de la géographie régionale, sont posées par les cartes de densité de la population : densités identiques dans des milieux physiques différents, densités inégales dans des milieux physiques apparemment semblables, densités identiques dans des aires de civilisations différentes, densités inégales dans des aires de même civilisation. La géographie régionale est d'un abord difficile, du fait de la complexité du réel et des connaissances qui doivent être maîtrisées; c'est pourquoi il est commode et profitable d'aborder la géographie régionale par le biais de la carte de la densité de la population et des explications que celle-ci appelle inévitablement. C'est en déclenchant successivement les divers, registres de l'explication qu'on s'acheminera vers une division de l'Afrique tropicale pluvieuse en surfaces se prêtant commodément à. une étude géographique de plus en plus raffinée. Aussi devons-nous, appeler de nos vœux l'achèvement rapide d'une carte de la population de l'Afrique.

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Le même esprit anime les géographies générale ou régionale, le même souci d'explication et de mise au net des relations réciproques de tous les éléments des paysages; la géographie générale est la conscience critique de la géographie régionale, et celle-ci livre à la géographie générale les matériaux dont elle est bâtie. Toutes deux sont également indispensables à l'intelligence du monde et de ses parties tels qu'ils sont faits, tels qu'ils sont, et tels qu'ils pourront être si l'homme affirme de mieux en mieux son rôle de plus puissant agent géographique de la planète (et s'il a la sagesse de se donner le temps de l'affirmer).

L'AFRIQUE TROPICALE: GÉOGRAPHIE ET POLITIQUE 1964-196j

Organisation de l'espace Les problèmes politiques qui se posent en Afrique noire résultent de l'héritage humain de cette Afrique et non pas de ses conditions naturelles. L'Afrique noire est remarquable par son grand morcellement humain, alors que la géographie physique de l'Afrique au Sud du Sahara semblerait au contraire favoriser les grands ensembles. Le morcellement linguistique, en particulier, a de grandes conséquences politiques. Peut-être constitue-t-il le premier problème politique des divers états africains comme de l'Afrique noire en général. La carte politique n'a pas de rapports avec la carte linguistique; chaque état comprend plusieurs aires linguistiques; aucun état (sauf de rares exceptions) ne peut avoir une langue nationale qui soit en même temps la langue maternelle de l'essentiel de sa population. Y a-t-il huit cents ou mille langues parlées en Afrique noire ? Cinq cents seraient peutêtre le total à peu près valable des langues mutuellement incompréhensibles? Le Congo ex-belge comptait 269 langues bantu pour 9 millions d'habitants. Les langues non bantu étaient au moins 47 pour 2 millions de personnes. Le morcellement linguistique des Monts Nuba (Kordofan, Soudan) atteint au chef-d'œuvre : 50 langues sont parlées dans ce modeste archipel de montagnes qui parsème les platitudes du Kordofan; les aires linguistiques n'y coïncident pas avec les aires d'extension des faits raciaux, ni avec les aires des faits de civilisation; le seul mont Eliri compte trois groupes parlant des langues mutuellement inintelligibles 1 . La notion de l'inintelligibilité mutuelle des langues africaines est d'ailleurs à traiter avec prudence; traditionnellement, l'Africain est un polyglotte qui non seulement parle sa langue maternelle, mais parle à peu près les langues des peuples voi1. R . C. STEVENSON, « Linguistic research in the Nuba Mountains », Sudatt Notes and Records 43, 1962, pp. 118, 130.

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sins, en adaptant, quand le besoin s'en fait sentir, sa langue à celle des voisins; comme ceux-ci en font autant, cette bonne volonté mutuelle aboutit à une capacité d'échange linguistique. A tout cela s'ajoute une lingua franca. Il est à craindre que l'enseignement des langues maternelles à l'école n'ait pour effet de réduire cette souplesse linguistique; si cette crainte n'est pas imaginaire, les progrès de l'instruction primaire conduiront à l'isolement intellectuel. Le domaine bantu étonne par son importance ; il compte au moins ioo millions de personnes. Au contraire, les autres langues d'Afrique noire de même niveau classificatoire que le bantu ont en moyenne seulement 3 millions d'utilisateurs. Cette relative homogénéité du bantu, qui contraste avec la diversité du reste, pose un problème : comment s'est faite la diffusion du bantu; serait-il issu d'un centre camerounais et se serait-il répandu très vite ? Faut-il faire cas de l'observation suivante : la limite nord du domaine bantu coïncide de façon assez nette avec la limite nord de la grande forêt; de même que celleci, en Afrique orientale, se dérobe vers le Sud, de même le domaine bantu ; tout se passe comme si les langues bantu s'étaient repliées vers le Sud et avaient affirmé leur résistance dans la forêt. Ou bien faut-il voir les choses autrement : il s'est trouvé que les Bantu furent les premiers à coloniser la forêt en utilisant les rivières, et en appliquant à l'attaque de la forêt un outillage de fer; les Bantu ayant pénétré la forêt et l'ayant franchie débouchèrent sur les solitudes (ou quasisolitudes) de l'Afrique australe, où ils purent constituer un domaine linguistique relativement homogène. Mais le bantu ne s'est-il pas diffusé au contraire à partir d'un centre situé au Sud de la forêt ? — Serait-il possible de fabriquer une langue bantu commune qui vaudrait pour 100 millions de personnes (y compris l'Afrique du Sud) ? Il ne semble malheureusement pas; les langues bantu déjà constituées sont assez fortes pour continuer sur leur erre et ne pas pouvoir être ramenées à un bantu commun. Un Chinois, méditant sur la situation linguistique de l'Europe, pourrait dire qu'il serait opportun et aisé de donner à l'Europe (indo-européenne) une langue indo-européenne commune; mais nous savons bien que ce serait un raisonnement creux; ne faisons pas la même faute pour les langues bantu. Etant donné qu'un Etat plus ou moins moderne ne peut exister sans une langue officielle qui serve aux relations entre le gouvernement et les administrés, aux affaires, à l'enseignement, comment ce problème peut-il être résolu d'une façon heureuse par l'Afrique noire ? Les réponses qui s'offrent : langues maternelles, langues étrangères (anglais, français, arabe, portugais), linguas francas, langues communes de culture. Le drame des langues maternelles sera illustré par un exemple : hors les langues bantu il reste environ 40 millions de personnes pour 280 langues, soit 150 000 personnes par langue. De telles langues n'assurent pas une plate-forme politique. Parmi les problèmes posés par les langues étrangères, celui-ci : l'Afrique de langue anglaise compte 80 millions d'habitants (non

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compris l'Afrique du Sud, la Rhodésie du Sud, l'Éthiopie) ; or il n'est pas plus de 200 000 personnes d'origine britannique parmi ces quatrevingts millions de personnes. C o m m e n t est-il possible de maintenir dans ces conditions une langue et une prononciation correctes ? N e verra-t-on pas naître autant de parlers anglais qu'il y a de langues africaines ? Il en est de même, bien entendu, pour les pays africains de langue française. Les linguas francas sont ruinées par le développement de l'instruction; le swahili, qui paraissait la plus viable, fait l'objet du dédain des cadres politiques du K e n y a et de l'Uganda. A u x notions de langues maternelle, d'échange, culturelle, faut-il ajouter celle de langue « c o m m u n e », c'est-à-dire de langue choisie pour l'enseignement et qui serait une langue locale, mais de diffusion un peu plus large que les autres et qui leur serait apparentée. A u C o n g o ex-belge les efforts dans ce sens avaient porté sur les langues k o n g o , luba, m o n g o , zandé. La réussite d'une telle entreprise exigerait un effort tenace et prolongé qui n'est peut-être pas compatible avec les revendications des patriotismes locaux. L ' A f r i q u e noire compte au total 43 divisions politiques; en dehors de l'Éthiopie, en est-il qui, dans leur étendue et leurs limites, ne soient pas le résultat des interventions coloniales européennes ? Le découpage territorial ainsi réalisé a tenu à des raisons d'opportunité, telle que la voyaient des militaires européens sur place et des fonctionnaires à Londres, Paris, Berlin, Bruxelles ou Lisbonne. Les réalités africaines ont-elles pu s'exprimer à travers ce réseau si légèrement construit ? U n fait très frappant : selon un ouvrage récent 1 , seule la nervous ineptitude d'un Colonial Secretary fit échouer les négociations anglo-françaises en v u e de l'échange de la Gambie contre le D a h o m e y . Si l'affaire avait au contraire réussi, la carte politique de l'Afrique occidentale aurait été simplifiée, et des entités politiques qui ont déjà pris un caractère national ne seraient pas nées. Des correctifs doivent-ils être apportés à cette v u e générale ? Il existe en Afrique noire des Etats qui correspondent à la fois à une nationalité et une donnée physique ; ce sont les Etats qui ont été constitués par un peuple accroché à un relief; R w a n d a , Burundi, Basuto, Abyssinie (mais n o n l'Ethiopie) ; ou un Etat insulaire c o m m e Madagascar; ou un Etat qui correspond à une nation liée à un fleuve : telle est la partie centrale du Soudan (de Khartoum) ; mais le Congo-Léopoldville, lié à un bassin fluvial, n'est nullement une nation. Il est beaucoup de nations respectables qui ne sont pas liées à un territoire doté d'une apparente individualité physique : Mossi (Haute-Volta), K u b a (Congo-Léopoldville), etc. Encore faut-il, dans le cas des nations accrochées à un accident de relief, prendre garde à l'échelle. Dire que le R w a n d a , par exemple, est une nation appuyée sur un relief, n'a pas grande signification. Il ne manque pas en Afrique noire de nations aussi valables et occupant un territoire qui ne dépasse pas une vingtaine de milliers de kilomètres 1. J. D . HARGREAVES, Préludé to the partition of West Africa, Londres, 1963.

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carrés ( U m b u n d u en A n g o l a ; B a k o n g o a u x C o n g o - L é o p o l d v i l l e , C o n g o - B r a z z a v i l l e et A n g o l a ; Y o r u b a en N i g e r i a ; K i k u y u au K e n y a ; Z a n d é au C o n g o - L é o p o l d v i l l e , R é p u b l i q u e Centrafricaine et S o u dan, etc.); seules des conjonctures historiques expliquent l'existence de petits États nationaux h o m o g è n e s dans une A f r i q u e qui a été largem e n t découpées par les convoitises coloniales. Dans le cas d u R w a n d a (et d u Burundi) les faveurs de l'histoire (si ce sont des faveurs) se sont manifestées de la f a ç o n suivante : occupation par l ' A l l e m a g n e (avec u n contrôle très lâche); après la défaite allemande de 1918 la m o d e politique n'était plus a u x annexions mais a u x mandats : R w a n d a et B u r u n d i furent confiés en mandat à la B e l g i q u e et n o n pas annexés au C o n g o b e l g e ; d ' o ù l'indépendance présente de ces petits territoires. N o t o n s ici q u e le particularisme local peut a v o i r des résultats politiq u e m e n t m a l h e u r e u x ; il n'est pas possible de ne pas regretter la sécession du R w a n d a et du B u r u n d i . C e s d e u x pays sont v r a i m e n t très semblables l ' u n à l'autre et leur séparation paraissait moins nécessaire que leur union. L e découpage colonial n'a pas eu seulement des effets territoriaux; il a fait naître des entités humaines différentes ; les Africains de langue anglaise se réfèrent à la civilisation anglaise, c e u x de langue française à la civilisation française. U n cas très frappant de l'incidence du passé colonial : le Libéria et la Sierra L e o n e ont des origines semblables ; les d e u x États sont nés de l'installation sur la côte guinéenne d'esclaves noirs affranchis et ramenés en A f r i q u e . Pourtant les d e u x États ont eu des destins politiques différents ; le Libéria est resté sous la d o m i n a t i o n d ' u n faible n o m b r e de ces esclaves libérés, qui accaparent tous les postes importants ; tandis que les « créoles » du Sierra L e o n e ont perdu toute autorité sur le g o u v e r n e m e n t du pays. La cause de ces différences est parfaitement claire. A u Libéria les États-Unis ne sont pas intervenus dans la gestion des Américano-Libériens; ils les ont seulem e n t protégés des périls extérieurs. A u Sierra Leone l'administration coloniale britannique a fait p r e u v e d'une méfiance inlassable à l'égard des « créoles », qu'elle soupçonnait de v o u l o i r o p p r i m e r les autochtones et en m ê m e temps de v o u l o i r supplanter le Colonial Office; les « créoles », parfaitement ralliés aux idéaux britanniques, très soigneusement instruits au C o l l è g e de Fourah B a y , se sont trouvés, par l ' é v o lution politique qui a précédé l'indépendance et lors de celle-ci, privés de toute prépondérance, et m ê m e de la maîtrise de la ville dont le n o m rappelait leur propre passé : Freetown. R e m a r q u a b l e résultat d'une inflexion d'origine extérieure sur la situation politique de d e u x États africains qui sont d'origine identique 1 . Dans le cadre de l ' A f r i q u e tout entière (et n o n pas de l ' A f r i q u e noire seule, cela p o u r tenir c o m p t e de la situation marginale du Mali, d u 1. A . T . PORTER, Creoledom : a study of the development of Freetown society, O x f o r d , 1963 ; J. G . LIEBENOW, « Liberia », in : G. M . CARTER (éd.), African

one-party states, Ithaca, 1962, pp. 325-394.

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Niger et du Tchad), les États « enclavés » comptent 6,8 millions de kilomètres carrés (sur 30,4) et 35 millions d'habitants sur 260 millions. Faut-il voir dans cette forte proportion « d'enclavés » (la plus forte de tous les continents) une conséquence de la massiveté de l'Afrique? O u bien, plutôt, le résultat d'une histoire coloniale pendant laquelle les puissances coloniales n'avaient pas de problèmes d'enclavement puisque les territoires enclavés appartenaient à de grands ensembles qui, eux, ne l'étaient pas, et d'une histoire précoloniale qui ne se préoccupait pas de la configuration des États et particulièrement de débouchés sur la mer? L'enclavement mérite une attention précise; il est décevant de constater avec quelle légèreté a été pendant plusieurs années traitée la question du débouché du Mali par Dakar et sont envisagés des projets de routes ou de voies ferrées transsahariennes. Une étude de l'influence possible de la géographie physique sur la géographie politique a conduit à discuter de certaines situations. O n a déjà vu le cas particulier des peuples accrochés à un relief montagneux. La localisation des peuples pasteurs dans les régions salubres, avec les conséquences politiques que cela entraîne, a été particulièrement examinée pour la région du lac Manyara (Tanganyika), avec la juxtaposition des peuples Mbugwe, Iraqw, Masai, Barabaig, Hadzapi qui entraîne l'apparition de territoires politiques. La forêt a-t-elle quelque influence sur les populations qui l'habitent, influence qui déboucherait sur des effets politiques ? La chose a été vue par comparaison des Lélé et Kuba du Kasai septentrional (Congo-Léopoldville). Il est apparu que, si la comparaison Lélé-Kuba était captivante, parce qu'elle faisait ressortir admirablement combien de légères modulations d'une civilisation commune aux deux peuples entraînaient de conséquences pour la géographie humaine, cette comparaison ne permettait absolument pas de mettre ces modulations au compte de la forêt ou de l'absence de forêt 1 . Les Kuba ont plus d'acharnement et de soin au travail que les Lélé, qui sont d'une charmante négligence; cela se répercute sur la densité de la population, la prospérité de la population, l'abondance et la variété des récoltes, l'agrément des maisons. Pourtant les techniques sont fondamentalement les mêmes ; et la forêt ou l'absence de forêt n'a rien à voir dans l'application plus ou moins soigneuse des techniques. L'Afrique orientale a été particulièrement étudiée parce que s'y révèlent admirablement les difficultés politiques dont souffrent ou sont appelés à souffrir les nouveaux États d'Afrique noire. D'abord la variété des langages, des organisations sociales, des niveaux économiques est une cause de grippage politique à l'intérieur de chacun des États aussi bien que dans l'ensemble de l'Afrique orientale. Chacun 1. M. DOUGLAS, « Lele economy compared with the Bushong : a study O economic backwardness », in: P. BOHANNAN et G. DALTON (eds.), Markets in Africa, Evanston, 1962, pp. 211-233.

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des États de l'Afrique orientale a son propre problème d'existence. Le Kenya, l'Uganda, sont déjà des fédérations, tandis que le Tanganyika (ou la Tanzanie, avec Zanzibar) est plus unitaire (quoique la position de Zanzibar ne soit pas celle d'une subdivision administrative). U n e Fédération de l'Afrique orientale serait une fédération de fédérations, ce qui aboutit en s o m m e à multiplier les difficultés politiques. Certes, il est possible de concevoir une Fédération viable d'Afrique orientale, mais qui supposerait la disparition du Kenya, de l'Uganda et du Tanganyika. L'unité politique la plus haute serait moins chargée de puissance politique que chacun des Etats actuels, tandis que les unités politiques du niveau inférieur (pays kikuyu, royaume ganda, pays sukuma, État masai, etc.) seraient dotées d ' u n pouvoir autonome plus grand qu'aujourd'hui. E n s o m m e on verrait à la fois plus grand (ce qui est conforme à la géographie physique de l'Afrique, faite de grands ensembles) et plus petit (ce qui est conforme aux données humaines, l'Afrique étant morcelée en petites unités ethniques) que ce qui existe ; la trame moyenne de l'actuelle carte politique de l'Afrique noire est le legs d ' u n régime qui trouvait sa seule justification dans la présence de la puissance coloniale. Les rivalités entre peuples seraient atténuées, car les menaces d'oppression d ' u n peuple puissant sur ses voisins seraient écartées dans le cadre d'une large fédération d'Afrique orientale. Il faut craindre que les États hérités du régime colonial ne s'ossifient par la routine et que leurs dirigeants ne développent des ferments mal justifiés de chauvinisme; l'opposition du Kenya à tout accommodement avec la Somalie p r o cède de notions aussi surprenantes, en un tel contexte, que « l'intégrité du territoire national », alors qu'il est clair que l'autodétermination des Somalis débarrasserait l'Afrique orientale d'un problème encombrant et d ' u n territoire sans valeur. L'Afrique orientale n'est pas seule en question, c'est toute l'Afrique noire qui, si elle était conséquente avec ses données physiques et humaines, supprimerait bien des États que lui a légués le passé colonial et leur substituerait, d'une part, des unités politiques plus petites qui répondraient aux ethnies ayant souci de vivre en c o m m u n a u t é territoriale et, d'autre part, des fédérations plus larges que les actuels États et qui retrouveraient ou grouperaient des grands ensembles. Le Nigeria est une de ces fédérations. Le Congo-Léopoldville pourrait en être une autre, le j o u r où l'unitarisme et les simplismes de l'époque coloniale seraient supprimés. Le reste de l'Afrique noire pourrait trouver dans la reviviscence des valeurs locales et la création de vastes ensembles la meilleure solution aux problèmes nés du morcellement humain et des découpages coloniaux. Large p r o g r a m m e ? Pour être bienfaisant, il devrait être réalisé lentement, par ajustements progressifs, dans une bonne volonté mutuelle. R i e n ne presse; la hâte autoritaire ferait plus de mal que de bien, m ê m e si elle s'exerçait dans le droit fil. E n attendant, le premier besoin de l'Afrique noire est celui d'administrations exactes qui, écartant le désordre et les idéologies mal

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TROPICALE

adaptées au terrain africain, gardent la voie libre pour l'évolution souhaitable vers de plus fortes autonomies locales et de plus larges groupements politiques.

PROBLÈMES GÉOGRAPHIQUES DE MADAGASCAR

Problèmes

de géographie

physique

Tirant parti d'un voyage d'étude effectué en 1954 en Afrique orientale et à Madagascar, le cours, après avoir placé Madagascar dans le cadre de l'Océan Indien occidental, a consacré l'essentiel de ses recherches à la Grande Ile. La morphologie de Madagascar a été comparée à celle qui peut être observée sur le complexe de base de l'Afrique orientale et centrale. Les vastes étendues de roches métamorphiques pré-cambriennes qui forment l'ossature de Madagascar montrent un relief caractéristique, dont les traits essentiels ont été dégagés. Les surfaces d'érosion étagées qui recoupent la structure plissée et souvent très visible de ces roches sont ciselées par un relief de détail dont la description précise est d'un intérêt capital pour l'intelligence de la géographie humaine de Madagascar. Ce qui frappe avant tout, dans ces surfaces relativement calmes, c'est la présence d'un réseau de vallées à versants raides et convexes et aux fonds plats et marécageux. C e relief, dont la dénivellation se tient entre 20 et 40 mètres, est établi dans le très épais manteau de décomposition formé aux dépens de la roche en place. Il ne s'agit donc pas, à proprement parler, du relief des roches cristallines sous-jacentes, mais du relief du manteau de décomposition qui les recouvre. La nappe phréatique établie à la base de ce manteau sourd en suintements généralisés au pied des versants des vallées ; elle assure l'exportation des matières dissoutes et provoquerait un amaigrissement du manteau de décomposition si celui-ci ne gagnait à mesure au détriment de la roche en place. La résurgence généralisée qui se produit au pied des versants a pour effet de faire reculer ceux-ci parallèlement à eux-mêmes et de leur permettre de conserver leur raideur et leur profil convexe; le versant, comme le plateau, est très perméable. Le recul des versants parallèlement à eux-mêmes permet de comprendre la largeur et la platitude des fonds de vallée. Mais comment expliquer les marécages à tourbe et à joncs qui occupent ceux-ci, alors que le profil longitudinal des vallées est assez incliné pour assurer un écoulement rapide des eaux et la naissance de chenaux d'érosion ? Il faut ici faire intervenir divers facteurs, parmi lesquels des suintements résurgents de la nappe phréatique qui se produisent non seulement à la lisière des fonds de vallée, mais un peu partout à la surface de ces fonds, contribuant à la formation d'une nappe d'eau à écoulement lent et non pas de ruisseaux vifs et rassemblés. U n autre facteur : la grande pureté de

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ces eaux non chargées d'alluvions. Enfin la végétation est à la fois cause et conséquence; tourbe et joncs ralentissent et retiennent l'eau. Ces vallées au profil transversal large et plat sont faites d'éléments longitudinaux superposés, le passage de l'élément supérieur à l'élément inférieur se faisant par une brusque rupture de pente, généralement localisée sur l'affleurement d'un filon de quartz perpendiculaire à la vallée, mais le profil longitudinal de l'élément situé en amont d'un tel barrage a une pente assez forte pour permettre concentration des eaux et érosion verticale, qui pourtant n'ont pas lieu. D e telles vallées s'achèvent en amont par des hémicycles parfaitement arrondis; la vallée est aussi déprimée à sa source qu'elle l'est quelques centaines de mètres en aval. Certaines têtes de vallons, grâce à la présence d'un filon résistant à une faible distance de la « source », forment des amphithéâtres presque parfaits. Les vallons affluents, qui présentent la m ê m e morphologie, sont souvent suspendus au-dessus du vallon principal. Les « plateaux » sont décomposés en lanières aux multiples lobes par le réseau de vallons qui vient d'être décrit. Aller d'une lanière à l'autre impose de longs détours à qui veut éviter de traverser les fonds marécageux. La convergence de plusieurs lanières donne aux villages leurs sites favoris, à l'origine des vallons rizicoles et à portée des pâturages des plateaux. Les plateaux eux-mêmes m o n trent de nombreuses marques d'une morphologie de dissolution; les dépressions fermées y sont fréquentes. Certaines d'entre elles ont été visiblement à l'origine de vallons suspendus, l'écoulement superficiel y ayant pris le pas sur la dissolution. Ainsi la morphologie des plateaux cristallins de Madagascar, telle qu'elle a été examinée et décrite dans les régions de Tananarive, d'Ambalavao, de la Sakay, de l'Ankaizinana, est avant tout la morphologie du manteau de décomposition et des phénomènes de dissolution qui s'y produisent. Par endroits de brutales déchirures défoncent les versants; les lavaka introduisent un élément dramatique dans ce relief assourdi. La rupture d'équilibre qui est à l'origine de ces ravines est due à des causes diverses; le rassemblement des eaux de ruissellement et le passage de l'écoulement en nappe à l'écoulement concentré qui assure ces m o r sures érosives se produisent soit à l'occasion d'un sentier de bœufs, soit par un affaissement brutal du pied du versant, soit m ê m e par une niche de dissolution qui s'enfonce au sommet d'un versant. Certains de ces lavaka sont évidemment nés au sommet d'un versant, et non à la base de celui-ci. Les sables et les argiles du manteau de décomposition sont charriés en grandes masses pendant les grandes pluies et peuvent barrer les vallons, qui voient naître alors des lacs; certains de ceux-ci peuvent occuper des vallons affluents sur 3 ou 4 kilomètres de long. L'homme et le milieu naturel. Les divers aspects de la morphologie des plateaux cristallins malgaches ont un grand retentissement sur la géographie humaine des pays

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LEÇONS DE GÉOGRAPHIE TROPICALE

merina et betsiléo. Non pas, bien entendu, qu'ils aient déterminé cette géographie humaine; mais les techniques malgaches ont interprété cette morphologie de la façon la plus intéressante. Les surfaces planes qui forment les plateaux proprement dits sont pourvues de sols médiocres et portent une steppe à Aristida. Les versants, qui, en définitive, occupent la plus grande étendue, sont encore plus pauvres. Les fonds de vallée, avec leurs marécages tourbeux, couvrent de 3 à 5 % de l'étendue totale dans les régions les plus caractéristiques; ils se prêtent à l'aménagement de rizières inondées; or il s'est trouvé que les Malgaches des pays merina et betsiléo ont apporté ou reçu d'Asie la technique de la rizière inondée. Dans cette contrée d'apparence ingrate les particularités de la morphologie ont permis l'introduction, assez facilement au total, d'une technique agricole intensive et perfectionnée. Cette remarque nous a permis de montrer le caractère fallacieux de l'idée, trop souvent émise à propos de Madagascar, que les hommes s'y trouvaient malheureusement répartis : ils seraient en grand nombre dans des contrées mal douées (pays merina et betsiléo) et en faible nombre dans les contrées bien douées (les plaines alluviales du rivage occidental de Madagascar). En fait les régions centrales de Madagascar étaient fort bien douées pour la création, avec des moyens techniques artisanaux, de rizières inondées bien alimentées en eau. Ces régions centrales n'ont pas encore épuisé leurs possibilités de développement rizicole. D'une étude préliminaire, conduite sur les cartes au i / i o o ooo, il résulte que l'Imerina compte 5,2 % de sa surface en rizières, et 4,6 % qui pourraient être transformés en rizières. Au contraire, les régions cristallines situées aux confins occidentaux de l'Imérina comptent 0,8 % en rizières et 2,5 % qui pourraient porter des rizières. Certes, il ne s'agit pas, dans ce dernier cas, des plaines alluviales littorales. Il n'en reste pas moins que les hautes régions cristallines de l'intérieur de Madagascar ne constituent pas un paradoxe humain et économique et qu'elles présentent de sérieuses ressources, à condition que leur soit appliquée une technique adéquate. Civilisation moderne et monde tropical Les essais de colonisation qui se font à la Sakay et dans l'Ankaizinana ont été examinés. Dans quelles conditions pourraient être installés à Madagascar des paysans réunionnais venus des Hauts de la Réunion, tel est le problème qu'étudie le Bureau pour le Développement de la Production Agricole. Pour maîtriser les diverses données du problème, nous avons étudié sur place les Blancs des Hauts, en parcourant les versants du Piton des Neiges, de Hellbourg au Cirque de Mafate, du Cirque de Mafatte à Cilaos et de Cilaos à Hellbourg. Nous avons pu voir de près les pionniers qui mènent une pauvre vie à la limite supérieure de la zone habitée de la Réunion. Champs étroits, encombrés de pierre, travail à la main avec une « gratte » pas plus

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grande qu'une truelle, familles nombreuses, telles sont les conditions d'une trop évidente pauvreté. Population illettrée, qui a oublié, au cours de son séjour au bord de l'océan tropical, les techniques des campagnes françaises d'où elle est originaire; elle ne sait plus construire en pierres, aménager une cheminée, filer et tisser. Le problème de l'émigration réunionnaise serait moins difficile à résoudre si les montagnards des Hauts n'étaient pas de simples manœuvres sans qualification. Leur retour en France pourrait alors être envisagé sans paradoxe. L'œuvre tentée à la Sakay mérite d'être considérée avec sympathie et respect. Certes, il ne s'agit pas de résoudre le problème réunionnais, puisque la Sakay ne pourra absorber au maximum plus d'un millier de Réunionnais alors que l'excédent annuel de la Réunion est de l'ordre de 9 000 personnes (dans une île qui compte déjà 250000 habitants pour 35 000 hectares cultivés!). Mais le but de la Sakay est de montrer qu'il est possible de transformer les Réunionnais en cultivateurs efficaces, bons techniciens, capables d'une productivité satisfaisante. Les résultats sont très encourageants ; mieux nourris, les Réunionnais de la Sakay se révèlent vigoureux et travailleurs ; ils s'initient à la manœuvre des tracteurs et des machines agricoles. Sur le plan social, la Sakay a pris un excellent départ. L'expérience a été tentée dans une région caractéristique du domaine cristallin de Madagascar, au relief très fidèle à la description qui a été donnée plus haut; les lanières de plateau font 20 % de la surface du domaine, les versants de faible valeur 75 % , les fonds humides 5 %. Fort heureusement, les sols des plateaux présentent un horizon assez fertile au-dessus de l'argile latéritique. La région se prêtait d'autre part à la colonisation car elle avait une population indigène très clairsemée, un à deux habitants par kilomètre carré. Une étude approfondie a d'autre part été consacrée à l'Ankaizinana. A la lumière des divers aperçus qui ont été pris de la géographie physique et de la géographie humaine de Madagascar, il est apparu que Madagascar ne justifiait pas le pessimisme qui s'exprime trop souvent dans les jugements portés sur la Grande Ile. Certes, celle-ci se trouve dans un état de léthargie économique. Mais aucune fatalité naturelle ne commande qu'il en soit ainsi. Depuis qu'une lutte victorieuse est menée contre le paludisme, la démographie est favorable. Cependant la population n'est pas assez nombreuse pour que se posent les problèmes angoissants qui accablent les régions sousdéveloppées où la densité humaine est très élevée. La terre cultivable ne manque pas. Les possibilités pastorales sont grandes, et attendent d'être exploitées. La réussite des reboisements est assurée. Les ressources hydroélectriques sont énormes, de mise en œuvre assez facile, et à faible distance de la mer. La population, ou une partie de la population, est d'esprit éveillé, aisément gagnée aux techniques et aux conceptions modernes. Tous ces avantages attendent les investissements, l'accélération du mouvement des affaires, les progrès de l'instruction.

DEUXIÈME PARTIE

PROBLÈMES

L'HOMME ET LE MILIEU PHYSIQUE

MILIEUX PHYSIQUES « FAVORABLES » OU « HOSTILES »

I910-I9JI Le cours a été consacré à l'étude de l'action des milieux physiques « favorables » ou « hostiles » sur la géographie humaine. Une étude critique a montré que s'il était possible, en certains cas particuliers et bien délimités, de préciser 1' « hostilité » des milieux physiques, les aspects « favorables » de ceux-ci étaient moins aisés à fixer. Mais à quoi donc les milieux physiques sont-ils hostiles ou favorables dans le domaine de la géographie humaine ? A u grand nombre des hommes par unité de surface ? A l'évolution de ces hommes vers une civilisation supérieure ? L'Afrique noire a vu naître de loin en loin de petits noyaux de forte densité, formant des exceptions dans un continent faiblement peuplé. Ce qu'elle n'offrait pas, au seuil de l'époque moderne, c'étaient de vastes étendues fortement peuplées, dotées de l'un des attributs de la civilisation supérieure, c'est-à-dire d'une organisation apte à contrôler de vastes espaces. Les Kabré du T o g o septentrional ont une densité démographique élevée, pouvant atteindre en un certain canton 200 habitants par kilomètre carré; il s'agit cependant de petits noyaux, et d'une population attardée. L'établissement d'un régime politique de paix et d'organisation, accompagnant la mise en place d'une civilisation supérieure, a pour résultat de provoquer l'abandon par les Kabré de leurs montagnes protectrices et leur établissement dans le cadre d'une densité plus lâche sur les plaines avoisinantes. O ù est dans tout cela l'action favorable ou hostile du milieu physique? Il est trop évident que les milieux physiques n'exercent pas une action déterminante simple sur les faits de géographie humaine. Il a paru nécessaire d'examiner de plus près une forme moderne du déterminisme, que nous appellerons le déterminisme inversé : des conditions « défavorables » provoqueraient chez les hommes des réactions qui permettraient de grands progrès, tandis que des conditions « favorables » endormiraient les hommes dans le farniente. Répétons qu'il serait nécessaire de s'entendre sur ce qui est appelé « favorable » ou

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« défavorable », et de voir clairement à quoi les milieux physiques devraient être favorables ou défavorables. L'étude de divers exemples a paru démontrer que le déterminisme inversé est une solution facile offerte aux problèmes les plus divers : en un cas la forêt équatoriale sera « hostile » et fera naître une brillante civilisation; dans un autre cas la forêt équatoriale, par les facilités qu'elle offre, favorisera la stagnation des hommes. Le déterminisme inversé est une transposition aux sociétés et aux civilisations de critères empruntés à l'éducation des individus : de même qu'il serait bon (mais est-ce bien sûr ?) qu'un homme ait une enfance rude, de même les civilisations. Nous avons été amené à examiner les effets de divers milieux physiques sur la géographie humaine; nous avons étudié la Chine, le Japon, évoqué l'Inde, la Méditerranée, examiné de façon plus approfondie le monde tropical. Il est apparu partout que les nécessités de l'explication géographique excluaient le déterminisme direct ou inversé : les originalités des paysages humains de ces diverses contrées, et le fait que celles-ci ont donné naissance à des civilisations supérieures, trouvent essentiellement leur origine dans des concours de circonstances historiques et des confluences de civilisations. L'étude du monde tropical permet de mieux comprendre le rôle du milieu physique. Grâce aux techniques de la civilisation moderne, c'est-à-dire grâce à une maîtrise scientifique de la nature, l'homme est aujourd'hui capable de vaincre diverses hostilités des pays tropicaux. Si cette victoire est remportée aujourd'hui, c'est qu'elle n'avait pas été clairement remportée dans le passé. Il a donc suffi d'un changement de civilisation, apporté de l'extérieur, pour que les conditions du milieu physique se modifient, et pour que certains aspects « hostiles » disparaissent. Il n'y a pas de géographie (même humaine) sans la connaissance profonde de l'indispensable milieu physique; mais celui-ci n'est pas déterminant; il n'exerce son action que dans le cadre d'une certaine civilisation.

PROBLÈMES DE GEOGRAPHIE PHYSIQUE DU MONDE TROPICAL

I9J3-I9J4

Une étude critique des récifs coralliens de Micronésie a utilisé les travaux du Service hydrographique japonais. Divers aspects de la morphologie tropicale, et particulièrement le problème des inselbergs, ont été examinés ; il est excessif de vouloir les expliquer avant tout par le jeu de la saison sèche du régime pluviométrique tropical; il semble plus indiqué d'attribuer la responsabilité des inselbergs tropicaux à l'action des pluies agissant en climat chaud. Une revue des régions à inselbergs et des divers systèmes d'explication proposés a permis de faire ressortir l'importance des conditions structurales. Les conclusions de l'étude ont été que les inselbergs intertropicaux

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sont bien caractéristiques des tropiques pluvieux, qu'ils sont liés à des conditions structurales, et que ce sont des reliefs temporaires, que nous saisissons à un moment de leur évolution. Il est bien évident que, s'il existe à coup sûr un « monde » tropical, une « zone » tropicale délimitée par des parallèles n'est pas une réalité géographique. Les limites du monde tropical sont données par une combinaison de lignes isothermes et isohyètes et non par des latitudes. A l'intérieur de ce monde tropical il faut dégager les nuances originales du climat « équatorial », si difficile à délimiter. Pour atteindre à plus de précision, il a été proposé d'utiliser la notion d ' « amplitude pluviale »; c'est-à-dire le quotient du mois le plus arrosé (pluies moyennes) par le mois le moins arrosé (pluies moyennes) ; le quotient de 3, ou plus exactement un quotient inférieur à 3, a été adopté comme caractéristique du régime pluviométrique équatorial. Une première délimitation a révélé que les surfaces intertropicales dotées d'un régime pluviométrique équatorial (c'est-à-dire d'une amplitude pluviale inférieure à 3) font 6,5 % d e la surface des régions intertropicales émergées (qui atteignent une étendue totale de 38 millions de kilomètres carrés, entre les isothermes de 18 0 pour la moyenne du mois le plus froid et les isohyètes de 500 millimètres pour la pluviosité moyenne annuelle totale). Les 2 500 000 kilomètres carrés dotés du régime pluviométrique « équatorial » représentent donc, à l'échelle de la planète, une superficie modeste, et extrêmement morcelée. U n autre problème climatique tropical a été examiné, celui de 1'« Asie des Moussons »; il est trop évident aujourd'hui que la conception traditionnelle est inexacte : les « moussons » asiatiques ne résultent pas du jeu d'un mécanisme thermique simple assurant des échanges alternés entre l'Asie et les Océans Indien et Pacifique; le système météorologique qui agit en Asie orientale et méridionale est essentiellement celui de la circulation générale; le front polaire descend en hiver jusque vers le 30e parallèle et se trouve jalonné vers cette latitude par des perturbations ; le front intertropical s'établit en hiver légèrement au Sud de l'Équateur; l'alizé du Nord-Est domine le Sud de l'Asie des Moussons. En été le front polaire remonte vers le Nord de la Sibérie et le front intertropical (qui sur le continent est plutôt une zone de convergence intertropicale) atteint le 30e parallèle nord vers Changhai. Des masses d'air équatoriales affluent sur l'Asie, provenant de l'Océan Indien et de l'Océan Pacifique. Malgré l'élimination des vues traditionnelles sur les « moussons », l'expression d'Asie des Moussons doit être conservée dans la nomenclature géographique régionale. N o n point parce que le continent asiatique conserve une certaine importance génétique (le fait continental restant cependant responsable de l'immense oscillation du front intertropical sur 30 à 40o de latitude), mais parce que la remarquable homogénéité des chaleurs et des pluies de l'été, depuis la presqu'île de Kathiawar jusqu'au centre de Honshu, crée une si remarquable continuité des pay-

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sages que celle-ci doit s'exprimer dans un terme géographique général, et qu'il n'en est pas de meilleur que celui d'Asie des Moussons. Les relations de la végétation avec le climat ont été examinées en divers cas concrets, aux Nouvelles-Hébrides, au Yucatan, en Uganda, au Kenya. Une attention particulière a été accordée au problème si important par ses conséquences géographiques de l'évaporation et de la transpiration. Des recherches précises qui ont été récemment conduites à Yangambi (Congo belge) par M M . Bernard, Focan et Fripiat tendent à montrer qu'une prairie évapore et transpire autant qu'une forêt. Dans le climat équatorial de Yangambi (équatorial aussi bien pour les températures que pour les pluies) une quantité de pluie de 140 millimètres par mois est le minimum de ce qui est nécessaire pour que le sol ne montre jamais de signes d'une déficience en eau et pour que les plantes ne soient jamais exposées à souffrir d'un certain manque d'eau. Sur dix ans, les mois de décembre, janvier et février ont reçu le plus souvent moins que ce minimum, et cela dans une station aussi vraiment équatoriale que Yangambi. Il faut, cependant, tenir compte de la possibilité pour les plantes de s'abreuver à une nappe profonde; ainsi s'expliquent, dans le « campo cerrado » de Sâo-Paulo, les plantes à très larges feuilles vertes et à très forte transpiration qui prospèrent malgré la sévérité de la saison sèche. L'étude des divers problèmes examinés dans le cours du jeudi a souligné le caractère original de la géographie physique du monde tropical par rapport aux géographies physiques du monde désertique chaud, du monde tempéré et du monde polaire.

CONFLITS RACIAUX DANS LE MONDE TROPICAL

I956-I9U Le problème central était le suivant : certaines conditions tropicales favoriseraient-elles les conflits raciaux en donnant l'avantage à une « race » sur une autre « race » ? Le problème peut être pris sous divers angles : 1 . Trouve-t-on, dans le climat tropical pluvieux, des conditions hostiles qui auraient entraîné, pour les « races » établies de longue date en région tropicale, une infériorité raciale héréditaire, tant physique que psychique ? Cette infériorité aurait pour effet de prédisposer ces races à être dominées par des races non chargées d'hérédité « tropicale »; de là des conflits raciaux. — 2. Trouve-t-on au contraire, dans le climat tropical pluvieux, des conditions si douces qu'elles auraient amolli les « races » tropicales et qu'elles les auraient prédisposées à être dominées par des peuples d'origine non tropicale, d'où des conflits raciaux? — 3. Le Noir ou le Coloré sont-ils physiquement mieux adaptés au climat tropical que le Blanc ? Dans cette hypothèse le Blanc ne pourrait s'établir en climat tropical qu'en dominant socialement et politiquement des populations indigènes qui auraient l'avan-

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tage d'être mieux adaptées, d'où naissance de conflits raciaux. Ainsi les réactions différentes des diverses « races » au climat tropical et la durée plus ou moins longue des effets « délétères » ou « amollissants » de ce climat créeraient des différences raciales qui aboutiraient à des conflits raciaux. Une revue des résultats obtenus et des opinions exprimées par divers anthropologues physiques a montré combien il est malaisé de raisonner des faits « raciaux », qu'ils soient physiques ou psychiques ; la notion de races humaines est fuyante. Si nous choisissons un élément racial, la couleur de la peau (qui ne suffit pas, à elle seule, à définir une race), il n'apparaît pas nettement, à s'en tenir aux vues contradictoires des divers spécialistes, que la coloration foncée de la peau soit un avantage résultant d'une adaptation et d'une sélection naturelle favorisant les mieux adaptés. Après examen des diverses thèses en présence, et des systèmes de corrélation de caractères raciaux que proposent les anthropologues généticiens, il a paru prudent, dans le domaine des fonctions de la peau comme dans celui de l'étude du squelette (ou de la sicklémie, ou du métabolisme, ou de la résistance aux maladies, ou de l'activité musculaire, ou des capacités mentales) de considérer que les « races » sont trop vaguement définies pour qu'il soit possible de préciser leurs relations avec leur milieu physique. Les réactions des diverses « races » au climat équatorial ont été examinées dans le cadre de la Guyane hollandaise (Surinam), où sont réunies dans les conditions les plus claires diverses expérimentations raciales. Nous avons ici en effet des indigènes amérindiens, des Blancs (Juifs portugais; et Hollandais), des Noirs africains; d'autre part ces peuples ont été aux prises avec un climat partout équatorial mais dans deux provinces médicales très différentes. La région côtière est peu malarienne, tandis que l'intérieur, le Bush, est très malarien. La différence entre ces deux provinces est due aux exigences des larves d'Anopheles darlingi. Dans la région côtière les marécages stagnants entre les dunes anciennes ont des eaux trop acides (les larves d'A. darlingi ne supportent pas un pH inférieur à 5,8). Dans la région forestière du Bush les eaux ombragées sont hostiles à ces larves, tandis que les eaux ensoleillées sont moins acides et leur sont propices. L'histoire de Surinam montre que les Blancs, qu'ils soient Hollandais ou Juifs portugais, supportent admirablement le climat équatorial sans malaria; ils prolifèrent et conservent leur vigueur de génération en génération. Au contraire la région malarienne a découragé la colonisation blanche (bien entendu jusqu'à la découverte des méthodes antimalariennes modernes). Mais un fait surprenant est que les Noirs Bosch qui, ayant fui les plantations, ont créé des établissements indépendants en plein pays malarien, ont résisté à la malaria, et, aujourd'hui, ont une démographie prospère ; ils sont beaucoup moins frappés par la malaria que les Blancs et que les Amérindiens. Faut-il croire (comme beaucoup le pensent) que la « race » noire présenterait une résistance particulière à la malaria, résistance qui lui assurerait l'avantage en pays malarien sur les autres races ? Nous aurions ici une originalité raciale de première

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importance, faite d'adaptation ou de prédisposition, qui donnerait aux Noirs une supériorité sur les autres races en pays malarien. O u faut-il interpréter les faits observés, avec certains malariologues, comme n'ayant pas de signification raciale, mais comme résultant des différences de style de v i e ? Tandis que le N o i r Bosch naît et vit dans un milieu continûment malarien, car cet agriculteur est sédentaire et défriche la forêt (donc ensoleille les mares), l'Européen de Surinam partage son temps entre la côte salubre et l'intérieur malarien, l'Amérindien est errant et passe d'une surface salubre (non défrichée) à une surface insalubre. O r il est possible que le nouveau-né, en pays hypermalarien, hérite de sa mère une résistance au paludisme. Il conserve cette résistance s'il est quotidiennement piqué et, en somme, vit dans le paludisme parce qu'il a maintenu sa résistance par la régularité de l'infection. Si de telles vues étaient acceptées il n ' y aurait pas de différence de comportement racial à l'égard du paludisme mais seulement des différences dans les contacts entre l'homme et la maladie. Dans l'état présent des connaissances, il est honnêtement impossible de dire que, du fait d'une longue adaptation au climat tropical, telle « race » est physiquement mieux adaptée que telle autre à vivre dans un climat chaud et humide, ou que telle « race » a été « affaiblie » par son séjour en pays tropical humide et les « hostilités » de ce climat, ou que telle race a été « amollie » héréditairement par les « facilités » du climat tropical. Mais si, en dehors de toute action climatique, il y avait des races « supérieures » et « inférieures » et que les races « inférieures » se fussent « réfugiées » dans les régions tropicales, laissant les régions tempérées aux races « supérieures », ne pourrait-on par ce détour retrouver dans les conflits raciaux du monde tropical l'effet des relations entre « supérieurs », qui aspirent à dominer et le peuvent légitimement, et « inférieurs » qui sont voués à la sujétion mais protestent contre elle ? Mais rien de ce roman n'est valable. Les nombreux conflits raciaux dont le monde tropical est le théâtre ont des origines purement sociales ; ce sont des conflits sociaux modelés et durcis par des préjugés raciaux. Ils n'ont rien à voir avec des inégalités « raciales » ni avec des adaptations plus ou moins marquées au milieu tropical. Ces conflits raciaux sont donc à mettre au compte de conflits sociaux fondés sur des inégalités de développement, qui sont étudiées d'autre part dans notre cours consacré au « sous-développement dans le monde tropical »1. L'étude précise de quelques conflits raciaux a permis de confirmer ces notions fondamentales. Voici les îles de Providencia et San Andrès, sises au large de la côte du Honduras, mais appartenant à la Colombie. Elles sont habitées par des mulâtres d'origine jamaïcaine, donc de langue anglaise et de religion protestante, tandis qu'elles sont administrées par des fonctionnaires colombiens, de langue espagnole et de religion catholique. Il se produit de la sorte un admirable chassé-croisé i. Cf. infra, pp. 191-195.

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de préjugés raciaux, et de conflits raciaux d'ailleurs sans violence; les deux groupes ne se mêlent pas ; les îliens considèrent les Colombiens comme « inférieurs », malpropres, ignorants, grossiers; les Colombiens regardent les îliens de haut et les traitent de « Noirs ». Une situation raciale très subtile s'est établie dans la République de Panama et la zone du Canal. Sont en présence des Panaméens (que pour faire bref nous qualifierons comme des Hispano-Américains, avec, ici, une forte proportion de sang noir), des Blancs des États-Unis, des Antillais britanniques. Il en résulte une complexité plus grande qu'avant les travaux du canal. En 1903 existait encore la situation classique de l'Amérique espagnole : métissage poussé, et pourtant classement social avec critères raciaux, sensibilité raciale sans ségrégation, fluidité raciale. Les Blancs des États-Unis ont apporté le système social du vieux Sud : ségrégation dans la zone du canal, Blancs mieux payés et dotés de divers privilèges. Les Antillais britanniques, qui avaient donné une partie de la main-d'œuvre qualifiée, sont restés en grand nombre après l'achèvement du canal. Ces Antillais sont physiquement peu différents des Panaméens métissés. Pourtant les deux populations expriment un vif préjugé racial réciproque. Les Antillais jugent les Panaméens légers et peu dignes de confiance, les Panaméens trouvent les Antillais « laids » et obtus. Nous voyons ici à l'état pur des préjugés raciaux qui ne sont pas autre chose que des antagonismes raciaux et économiques. Comme les Antillais ne se renouvellent pas et comme leurs fils se fondent dans la nation panaméenne, ces préjugés seront transitoires. Cependant un sentiment anti-noir se développe dans la société panaméenne, sous l'effet de l'exemple américain; les titulaires des hautes fonctions sont de moins en moins pigmentés. Que les conditions physiques tropicales ne favorisent pas une « race » au détriment d'une autre, et ne prédisposent pas spécialement les sociétés humaines à sombrer dans les conflits raciaux, voilà qui est largement confirmé par l'acuité du conflit racial qui sévit en Afrique du Sud, dans un pays qui, par sa latitude comme par son altitude, est de climat tempéré. N'oublions pas que l'une des populations noires les plus denses de l'Afrique du Sud, les Basuto, vit sous une latitude extra-tropicale et par plus de 1 500 mètres de haut. Elle est saine et démographiquement prospère. Il n'est pas plus vrai d'établir un lien nécessaire entre le climat tropical et la « race noire » qu'entre le climat tempéré et la « race blanche ». L'étude du conflit racial en Afrique du Sud a montré de quels événements historiques sont nés le préjugé racial et le conflit racial. La preuve a été ainsi une fois de plus administrée que ce n'est pas l'impossibilité pour les Blancs de travailler de leurs mains dans un certain type de climat qui a fait naître l'esclavage et le servage avec leur suite, le préjugé racial et la ségrégation. U n examen détaillé du plan de « développement séparé » a permis de voir les effets géographiques qu'il aura s'il est appliqué. Il est cependant apparu que ce plan n'était pas assez ambitieux pour aboutir à une

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solution satisfaisante des difficultés raciales de l'Afrique du Sud. Peutêtre n'est-il qu'un premier pas vers des mesures plus généreuses, entraînant de réels sacrifices de la part de la population blanche ? Si une telle pente était suivie, une chance pourrait exister d'une solution du problème racial sud-africain dans le cadre de la ségrégation. Il n'en reste pas moins que cette solution aurait contre elle de jouer la plus grande difficulté, de fonder le durable sur le préjugé racial. A longue échéance, il serait plus simple et plus humain de se fonder sur l'unicité de l'espèce humaine. L'expérience brésilienne, malgré ses imperfections, semble en définitive plus riche d'avenir.

GÉOGRAPHIE DE TERRITOIRES MARGINAUX 196J-1966

Il n'est pas aisé de fixer des limites de pluviosité à l'agriculture et encore moins à l'élevage extensif. Les points de vue changent selon les niveaux technologiques; un paysan boer en train de créer une exploitation pastorale dans le Nord de la Province du Cap, aux confins du Kalahari, se rappelait avec nostalgie les collines du Petit Namaqualand (arides, mais moins que son nouveau domaine), où il pouvait récolter un peu de blé. Pourtant ce Petit Namaqualand n'est guère pluvieux; mais ce cultivateur se flattait d'y pouvoir cultiver du blé avec 150 millimètres de pluie par an, bien entendu sur des sites privilégiés; moins intéressé par le rendement à l'hectare que par le rapport de la récolte à la semence, ce paysan tirait satisfaction d'avoir moissonné 30 mesures de blé pour une de semence. C e colon avait été engagé par des facilités et des crédits gouvernementaux à liquider son exploitation précédente et à tenter aventure plus au Nord. Les parties subdésertiques et désertiques du Sud-Ouest des EtatsUnis donnent l'occasion d'observer dans des conditions uniques au monde les effets, sur de tels territoires, d'une civilisation animée par le souci du progrès matériel et du renouvellement technique rapide. Il est apparu que, pour cette civilisation « moderne », l'eau disponible dans ces régions arides produisait de grandes richesses si elle était consacrée au confort des personnes qui viennent jouir des agréments du climat de l'Arizona et du N e w Mexico (douceur de l'hiver, luminosité, sécheresse) et aux industries qui exploitent des ressources minérales locales ou qui, très élaborées et ne dépendant pas des matières premières (industrie électronique par exemple), veulent s'attacher leur personnel en le faisant vivre sous un climat considéré comme séduisant. A u contraire, produire dans ces déserts, à grand renfort d'irrigation, des céréales et des fourrages apparaît comme un gaspillage. C e qui est récolté ne paie pas le vrai prix de l'eau; les productions banales ne peuvent soutenir la concurrence des denrées de même nature récoltées sur des champs non irrigués. Puisque les quan-

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tités d'eau ne sont pas illimitées, le souci d'accroître la richesse générale devrait donc conduire, dans le Sud-Ouest aride des États-Unis, à réduire les dépenses d'eau d'irrigation et à favoriser la consommation d'eau résidentielle et industrielle. Des comptabilités précises ont appris qu'un mètre cube d'eau résidentielle et industrielle produit un revenu de n à 178 fois supérieur, selon les cas, au revenu assuré par un mètre cube d'eau agricole. Les parties des États-Unis marginales par leur aridité montrent quelle est, ou pourrait être, sous un tel climat, la ligne de conduite d'une civilisation de progrès technique et de richesse matérielle. Cette analyse fait mieux comprendre la vraie nature des faits de géographie humaine dans les régions marginales; il serait malavisé cependant, pour des régions marginales appartenant à d'autres domaines de civilisation, de donner les mêmes interprétations et de prévoir la même évolution. Certes, le Sahara tirerait meilleur parti de son eau par le tourisme et l'industrie que par de maigres récoltes de céréales et de luzerne. Mais le Sahara n'appartient pas à une civilisation riche et de haut niveau technologique; il n'a ni moyens financiers ni techniciens; il ne se trouve pas dans le domaine politique d'une population européenne qui pourrait prendre plaisir aux attraits climatiques d'un désert situé sur son propre territoire, habité par une population de même langue et obéissant aux mêmes lois. Dans des régions marginales de ce type, l'effort doit porter non sur une révolution des points de vue et des comportements, mais sur l'amélioration prudente des conditions d'existence d'habitants relativement nombreux, qui ne peuvent trouver aisément à s'établir hors de leurs régions marginales et ne peuvent espérer bénéficier de grands investissements. L'île de Santiago du Cap Vert 1 offre des conditions naturelles nettement marginales; la forte densité moyenne (91 habitants par kilomètre carré) résulte de circonstances historiques qui ont accumulé les hommes dans une île mal douée pour en porter un aussi grand nombre. Aucune possibilité de révolution technique, économique et culturelle. La seule issue serait une émigration dépeuplante ; mais dans quelle direction ? — Les nomades Kababish des confins du Kordofan et du Sahara sont-ils attachés à des routines qui devraient céder la place à des techniques plus efficaces, plus productrices de richesse ? Les critères du Sud-Ouest des États-Unis ne s'appliquent pas ici; les Kababish ne gaspillent pas l'eau et ne peuvent être remplacés par un groupe pratiquant une activité différente; il n'y a pas de troisième solution : ou les Kababish, ou le désert absolu, sans aucune exploitation. Les Kababish sont-ils misérables et gagneraient-ils à abandonner leur nomadisme pour devenir cultivateurs sédentaires? Il faudrait pouvoir proposer aux nomades démissionnaires une agriculture qui fût plus fructueuse que leur nomadisme pastoral. O r le Kordofan est 1. I. DO AMARAL, Santiago de Cabo Ver de: a terra e os hometis, Lisbonne, 1964 (nombreuses et excellentes photographies et cartes hors texte). 4

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bien loin d'offrir une telle issue. Tant que cette partie de l'Afrique relèvera d'un certain type de civilisation, abolir le nomadisme pastoral aura deux résultats fâcheux : l'appauvrissement de l'ancien nomade, et l'abandon des pâturages les plus septentrionaux, susceptibles d'être exploités seulement en saison des pluies1. Le système pastoral des Kababish n'apparaît ni maladroit, ni insuffisant, ni destructeur; pour tenir le maximum de chameaux et de moutons, le pasteur divise son cheptel en deux troupeaux dont l'un transhume avec des bergers et l'autre nomadise avec la famille ; cette pratique évite la surcharge des pâtures et permet d'exploiter des herbages lointains qui ne pourraient recevoir la totalité du bétail et surtout pas les moutons. Les Kababish sont d'autant plus respectables qu'ils vivent en paix avec les sédentaires ; au contraire la tribu Rufa'a al-Hoi est souvent en lutte contre les paysans Mabaan qui exploitent la savane à l'Est du Nil Blanc vers io° 30' Nord. La tradition veut que, les Mabaan cultivant entre mai et janvier (saison des pluies), les nomades viennent paître leurs troupeaux en saison sèche. Les conflits naissent parce que les nomades arrivent trop tôt, quand les récoltes ne sont pas rentrées. Des difficultés du même genre entre nomades Hawazma et paysans Nuba (Kordofan). Les confins du monde tropical pluvieux appartiennent pour une bien large part aux territoires marginaux. Où le marginal commencet—il, tel est le problème qui a été étudié à propos d'un espace du Cameroun septentrional, aux environs de Guider 2 ; les circonstances historiques avaient amené les habitants à accepter des conditions supermarginales puisqu'ils s'étaient pour le plus grand nombre réfugiés — pour fuir les chasseurs d'esclaves — dans des montagnes abruptes plus pauvres encore que les vallées. Depuis le début de ce siècle les paysans descendent de leurs montagnes pour vivre dans les plaines qui, quoique marginales, sont un peu moins pauvres. Cependant le grave problème qui reste posé est bien le suivant : toute la bande de terres tropicales comprises entre 750 millimètres de pluie par an au Sud et 350 millimètres au Nord n'est-elle pas marginale et, par là, de rendement insuffisant et irrégulier ? Il n'est pas inutile de rappeler ici que les connaisseurs de l'Afrique orientale estiment que, s'il est possible d'obtenir une récolte de céréales (les millets sont particulièrement résistants à la sécheresse) avec une quantité de 400 millimètres de pluie, cependant la quantité moyenne de 750 millimètres par an garantit seule, en Afrique orientale, la sécurité; au-dessous de cette moyenne de 750 millimètres, la pluie annuelle réelle peut aisément être inférieure au seuil de 400 millimètres. Le Sud-Ouest Africain est évidemment marginal; les rigueurs d'un climat désertique et subdésertique régnent sur l'essentiel de la surface. 1. T . ASAD, « Seasonal movements of the Kababish Arabs of Northern K o r dofan », Sudan Notes and Records 45, 1964, pp. 48-58. 2. Cf. J . LESTRINGANT, Les pays de Guider au Cameroun, s.l., 1964 (miméo).

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Pourtant le Sud-Ouest a une économie prospère; c'est que les exploitations, tournées vers l'exportation, principalement du beurre et des peaux d'astrakhan, peuvent fonctionner grâce aux bas salaires que touchent les bergers. Le Sertâo du Nord-Est du Brésil, parfait exemple de région marginale, est apparu comme un cas typique d'erreur géographique; les hommes sont relativement nombreux là où ils ne devraient pas se trouver ; le Sertâo est vingt fois plus peuplé que la dépression amazonienne, qu'une exploitation rationnelle ferait apparaître comme bien mieux douée. — Le village de Hualcan1 a permis d'étudier une situation marginale en montagne tropicale; la population qui s'y accroche vit dans des conditions inévitablement difficiles, du fait de l'altitude, du relief et de l'irrégularité des pluies. Si le niveau général de consommation se relevait au Pérou, le village se viderait de sa population, qui ne pourrait suivre le mouvement de la prospérité. L'Asie occidentale, excellent laboratoire pour l'étude de la géographie des territoires marginaux; s'y entremêlent déserts, semi-déserts, surfaces humides; l'histoire la plus longue, la plus riche en péripéties y a multiplié les expériences de civilisations diverses. Une technique hydraulique attentive était parvenue au Negev 2 , dans les premiers siècles de notre ère, à assurer la subsistance de près de 10 personnes par kilomètre carré de surface générale dans une région qui reçoit entre 150 et 100 millimètres par an; pour cela des soins minutieux avaient organisé un ruissellement aussi rapide que possible; les versants avaient été épierrés pour supprimer les obstacles au ruissellement; celui-ci avait été concentré dans des chenaux dallés pour éviter l'écoulement en nappe et limiter l'évaporation et l'infiltration. L'eau avait été par ces chenaux concentrée sur de petites surfaces des fonds de vallée où la terre cultivée représentait 3 % de la surface générale. Les territoires marginaux sont très sensibles aux modifications du climat; mais il faut se garder d'expliquer systématiquement par de telles modifications toutes leurs vicissitudes; par exemple, celles du Khouzistan ne doivent rien aux changements climatiques; il suffirait de remettre en ordre les systèmes hydrauliques pour qu'ils fonctionnent à nouveau; la déchéance de la Mésopotamie s'explique par des raisons historiques, les oscillations climatiques que ce pays a connues ayant eu lieu avant la période historique. Le plateau intérieur de l'Irann'a pas éprouvé d'aussi grandes variations de la pluviosité au Quaternaire que l'Asie plus occidentale3; pour ce qui est de l'époque historique, 1. W . W . STEIN, Hualcan: Life in the Highlands ofPeru, Ithaca, 1 9 6 1 . 2. N . H . TADMOR, M . EVENARI et D . HILLEL, « T h e ancient agriculture o f the N e g e v », Ktavim (Records of the Agricultural Research Station) 8 (1-2), 1 9 5 7 , pp. 1 2 7 - 1 5 1 ; M . EVENARI et L . SHANAN, « T h e ancient agriculture o f the N e g e v », Ktavim (Records of the Agricultural Research Station) 9 (1-2), 1 9 5 8 , pp. 1 0 7 - 1 2 9 . 3. H . BOBEK, « Nature and implications of quaternary climatic changes in Iran », in: UNESCO, Les changements de climat, 1 9 6 3 , pp. 4 0 3 - 4 1 1 .

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les prospérités et les décadences ne sauraient s'expliquer par des oscillations climatiques ; le Farsistan, cœur de la Perse achéménide et sassanide, ne saurait justifier sa décadence par une dégradation du milieu naturel; tel qu'il est, ce milieu naturel pourrait permettre la même floraison qu'aux époques de splendeur. Il en est de même de la région de Kirman, des steppes de l'Azerbaïdjan, du bassin de l'Atrek (Gorgan), du Khorassan, du Séistan, de la Bactriane. Les nomades ont été responsables de la ruine des paysages sédentaires, grâce à des circonstances politiques qui ne sont pas liées à une détérioration du climat. O n a même vu ces nomades occuper des montagnes qui portaient et pourraient porter des paysans montagnards (Zagros, Elbourz); la localisation de ces nomades n'est pas strictement liée à des conditions subdésertiques. Si les ravages qu'ont exercés les nomades ne sont pas contestables, il n'en faut pas conclure que la suppression du nomadisme soit d'un intérêt urgent; dans les conditions présentes de l'Iran les nomades subsisteront tant qu'ils seront moins pauvres que les sédentaires. La sédentarisation des nomades n'est pas une fin en soi. U n curieux exemple de fixation nous est donné par le Nedjd, qui n'est plus un pays de nomades, depuis la réforme menée par les Saoudites dans l'esprit wahabite ; cette réforme a créé un nouveau type de village sédentaire, type dit « Al-Hijra » (l'hégire), dont la sédentarisation n'est pas le but premier. Il s'agit avant tout de permettre aux Bédouins d'observer strictement les pratiques religieuses, alors que les nomades les négligent. Ainsi voit-on clairement que c'est une inspiration religieuse, le souci de la piété islamique, donc un pur facteur de civilisation, qui est responsable de la sédentarisation de ces nomades. Des tribus autrefois nomades, comme les Tamim, sont devenues exclusivement sédentaires. Deux cents de ces villages ont été créés, oasis dont les habitants pratiquent l'agriculture 1 . — Ne faut-il pas accorder grand intérêt aux détériorations des conditions marginales par la seule intervention de l'homme ? L'érosion des sols, l'alcalinisation des terres cultivées ont été étudiées dans cette perspective au Sahel nigérien, à Mohenjo Daro, dans les terres irriguées du Pakistan occidental (Rechna Doab 2 ), au pays de Sumer, dans l'oasis arabe de Qatif 3 . Les régions marginales par aridité peuvent évoluer de façons diverses selon les conditions de civilisation; les parties désertiques du Sud-Ouest des États-Unis semblent vouées à une heureuse révolution; ailleurs les conditions sont bien différentes ; aucune révolution n'est à prévoir; ce qui est à craindre est la dégradation des conditions naturelles par surexploitation due à une population de plus en plus nom1. M. AWAD, « Settlement of nomadic and semi-nomadic tribal groups in the Middle East », International Labour Review, 1959, p. 36. 2. A. G. ASGHAR, « Irrigation et utilisation des terres au Pakistan... », in: UNESCO, Les problèmes de la zone aride, Paris, 1962, pp. 463-476. 3. C . H. V . EVERT, « Water resources and Land use in the Qatif oasis of Saudi Arabia », Geographical Review, 1965, pp. 496-500.

TERRITOIRES

MARGINAUX

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breuse et qui ne renouvelle pas ses techniques (Peul, Touareg, Haoussa au Niger; Dogon au Mali). La seule voie offerte au relèvement du niveau de vie est alors une meilleure utilisation de l'eau ; les pays sahéliens, entre les isohyètes de 750 et 350 millimètres des territoires tropicaux marginaux, n'ont pas d'autre moyen d'échapper à la stagnation que de développer petits barrages et forages utilisant les nappes profondes; et, lorsque la chance le permet, de maîtriser les fleuves issus de latitudes plus pluvieuses. — Est-ce un idéal exaltant que de travailler à garder aux régions marginales leur rôle de conservatoires de populations rurales pauvres? Mais, puisque des progrès peuvent à coup sûr être réalisés, n'est-il pas correct de penser que ces progrès seront à la source d'autres progrès? La lenteur ne doit pas décourager, pourvu que le mouvement soit dans le juste sens.

CIVILISATIONS

ET

GÉOGRAPHIE

PROBLÈMES DE GEOGRAPHIE HUMAINE GENERALE

I964-19ÓJ La géographie humaine n'étant pas une branche des sciences naturelles ne doit pas être abordée avec les habitudes d'esprit du naturaliste pour qui l'évolution d'une espèce s'explique par adaptations successives aux changements du milieu physique et sélection naturelle darwinienne. Les civilisations sont les premières responsables des aspects humains des paysages, domaine propre de la géographie humaine; et vouloir expliquer la civilisation par les contraintes physiques n'est pas la bonne façon de l'entendre. Certes une civilisation infléchit ses effets au contact de milieux physiques différents. Mais la civilisation est d'abord ; l'inflexion vient ensuite. — Dans les recherches qu'ils consacrent à l'évolution de l'homme, certains naturalistes vont un peu trop vite aux explications. Ces hypothèses explicatives varient d'un naturaliste à l'autre, mais restent toujours dans le cadre de l'adaptation au milieu physique et de la sélection naturelle par la survivance du plus apte. Pour expliquer une modification du squelette d'un Australopithéciné ou d'un pré-Australopithéciné on utilisera un des changements de climat signalés au Pliocène ou même au Miocène. Faut-il un épisode humide ? Celui-ci vient à point nommé. On n'est pas bredouille non plus si on a besoin d'un épisode plus sec. C'est peut-être une position scientifique malheureuse que de rechercher dans le milieu extérieur, ses particularités et ses transformations, les causes de la naissance de l'Australopithèque et des divers chaînons qui conduisent à Y Homo sapiens. L'essentiel est de voir de mieux en mieux les menues étapes d'une telle évolution; les étapes, et non pas les causes ; on sait encore si peu que les hypothèses explicatives sont nécessairement condamnées à s'effacer devant d'autres, qui, sur des indices non moins minuscules, ne mettront pas moins d'ingéniosité à solliciter le milieu physique de donner l'explication des changements humains. — Il n'a pas été question de tirer au clair les origines des civilisations, et encore moins celles de l'homme, mais il a semblé utile de montrer combien étaient rapides les vues de certains naturalistes

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quand ils abordent les relations de l ' h o m m e et du milieu physique : c'est aussi une des préoccupations principales de la g é o g r a p h i e humaine, qui dans son expérience propre a reconnu les dangers des explications systématiques. D i v e r s sujets ont été abordés, outre celui des Australopithécinés dont il a été question ci-dessus 1 . L'étude des gorilles, orangs-outangs et chimpanzés fait apparaître des notions qui ne sont pas sans signification p o u r la géographie humaine. Les gorilles de l'Est du C o n g o L é o p o l d v i l l e sont des a n i m a u x de la grande forêt pluvieuse de basse altitude et de m o n t a g n e . La plus grande concentration s'en t r o u v e dans la forêt équatoriale de basse altitude entre les rivières L o w o au N o r d et L u g u l u au Sud, vers Kasese. L e chimpanzé (Afrique) a des sites variés : forêt équatoriale pluvieuse de plaine o u de m o n t a g n e , forêt galerie, forêt clairière, savanes très p e u boisées à quelque distance de la forêt. L ' o r a n g - o u t a n g v i t dans la forêt pluvieuse primaire o u secondaire (à condition qu'elle soit ancienne). L e gorille m o n t e dans les arbres (nourriture, sommeil) mais n'est pas un arboricole. Il court à terre dès qu'il y a danger et ne se réfugie pas dans les arbres en sautant de branche en branche. L ' o r a n g - o u t a n g descend rarement des arbres ; c'est u n quadrumane qui se déplace avec précaution. L e c h i m panzé à la fois court au sol et v o l t i g e avec légèreté dans les arbres. C ' e s t le plus agile des trois. Il n'apparaît pas qu'il y ait une explication simple de ces différences par la structure anatomique. C e s a n i m a u x ne se servent pas préférentiellement de leurs bras. Il est rare, dans la nature, qu'ils se tiennent d e b o u t sur leurs m e m b r e s postérieurs. C e s a n i m a u x doués p o u r a v o i r des outils c o m m e p o u r chasser (et par conséquent p o u r m a n g e r de la viande), en liberté ne tirent aucun avantage de ce qu'il faut bien appeler des prédispositions. La femelle gorille porte son nourrisson dans l ' u n de ses bras pendant trois mois et marche alors sur trois pattes ; son agilité n ' e n est pas affectée : elle pourrait d o n c aisément avoir un outil dans une main quand elle ne porte pas de nourrisson. Assis, le gorille a les mains libres, et pourtant n'a pas d'outils (pas plus d'outils de hasard que d'outils volontairem e n t modifiés). Aptes en captivité à lancer avec vitesse et précision, les gorilles ne pratiquent pas le lancer en liberté. T o u s ces animaux se nourrissent exclusivement de produits v é g é t a u x , malgré leurs mains et leurs dents 2 . Intérêt de tout cela p o u r le g é o g r a p h e h u m a i n : prédispositions, aptitudes n o n utilisées sont des notions fort utiles p o u r éclairer le c o m p o r t e m e n t des h o m m e s . Par définition, ces prédispositions et 1. D'après les travaux de J. T. ROBINSON, « Adaptive radiation in the Australopithécinés and the origin o f man », in: F. C . HOWELL et F. BOURLIÈRE (eds.),

African ecology and human évolution, Chicago, 1963, pp. 385-416. 2. Ces précieux renseignements ont été pris dans l'article admirablement

informé de G . B . SCHALLER et J. T . EMLEN, « Observations o n the ecology and

social behaviour of the Mountain Gorilla », in : HOWELL et BOURLIÈRE (eds.), op. cit., pp. 368-384.

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aptitudes non utilisées ne sont pas dues à l'adaptation au milieu. — Mais, d'autre part, comment souscrire à l'explication de la stagnation des gorilles par le déterminisme inversé : si ces animaux n'usent pas d'outils, quoique prédisposés à le faire, c'est qu'ils auraient la vie trop facile ! Ils assouvissent sans peine leur appétit, la cueillette des feuilles dont ils font leur nourriture étant toujours aisée. Ils auraient inventé l'outil s'ils avaient vécu hors de la forêt ! O n a entendu cette antienne de l'excès de faveur dans les conditions naturelles à propos des Spartiates et des Athéniens, des Nordiques et des Méditerranéens, etc. En somme, toutes les disciplines du complexe humain passent dans leurs débuts par la même période de recours au déterminisme physique direct ou inversé, quand elles veulent expliquer les faits qu'elles étudient. Cela a été vrai de l'histoire, de la géographie humaine; cela est encore vrai de certains anthropologues physiques et de quelques autres. — Les récurrences de l'explication déterministe ne sont d'ailleurs exclues d'aucune discipline. Des réflexions de même nature ont été faites à propos d'une captivante géographie des babouins dans le parc national de Nairobi 1 . Il est difficile de croire que le nombre actuel de ces babouins dépende strictement des conditions naturelles (les auteurs que nous utilisons ne vont-ils pas jusqu'à dire que le kilomètre carré du parc de Nairobi ne peut supporter plus de 48 kilogrammes de babouin ?) et que l'adaptation sélective aux conditions naturelles explique pourquoi le grand mâle babouin pèse 34 kilogrammes tandis que la femelle adulte pèse seulement 14 kilogrammes en moyenne : l'entité babouine, disposant d'une quantité limitée de kilogrammes de babouin par kilomètre carré, l'aurait utilisée de la façon la plus utile à la survie des babouins en voulant de gros mâles pour défendre les babouins contre les ennemis et de nombreuses petites femelles pour reproduire l'espèce ! Les interdits alimentaires sont des préjugés et non pas des adaptations; des préjugés, purs faits de civilisation modifiables par un changement de civilisation; ces préjugés alimentaires ne sont pas moins ancrés que les préjugés habituellement en cours sur les origines des interdits alimentaires2. — Il est aisé de montrer 3 que les facéties répandues sur l'adaptation des Bushmen aux conditions désertiques ne résistent pas à l'examen puisque les Bushmen ont vécu, très récemment, sous des climats non désertiques (montagnes du Basutoland) et puisque le Kalahari, dans les parties parcourues par les Bushmen, n'est pas un vrai désert4. Les techniques d'exploitation de la nature 1. I. DE VOKE et S. L. WASHBURN, « Baboon ecology and human évolution », in: HOWELL et BOURLIÈRE (eds.), op. cit., p p . 334-367.

2. Voir à ce sujet l'ouvrage de F. J. SIMOONS, Éat not thisflesh :food avoidances in the Old World, Madison, 1961. 3. Remarquable démonstration dans P.V . TOBIAS, « Bushmen huntergatherers : a study in human ecology », in : D. H. S. DAVIS (éd.), Ecological studies in Southern Africa, La Haye, 1964, pp. 67-86. 4. Belle étude de l'exploitation du milieu naturel dans R . STORY, « Plant lore of the Bushmen », in : DAVIS (éd.), op. cit., pp. 87-99.

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appartiennent à une certaine civilisation (qui comprend bien plus que des techniques de production) ; l'adaptation de l'homme au milieu est une apparence : c'est une projection vers le milieu d'une prédisposition existant dans une civilisation. Lorsque se produit un changement de milieu (par déplacement des hommes ou par changement du climat local) l'homme ne change pas de technique, mais peut introduire une inflexion dans une technique déjà connue. Le ramassage n'est pas une adaptation à tel ou tel milieu; il en est de même de l'agriculture; le ramassage, l'agriculture sont des niveaux de civilisation; mais il peut exister des modalités du ramassage ou de l'agriculture, qui sont des inflexions en fonction de milieux divers. Divers exemples ont illustré le rôle de la civilisation dans le modelage des paysages humains. Plateau de l'Ornois (dans le Barrois); Châtillonnais; Ayoré et Guayaki de la Bolivie et du Pérou; divers aspects des techniques chinoises traditionnelles; paysages méditerranéens (la région littorale de l'Asie mineure sur la mer Egée; le problème de l'olivier). Dans le même esprit a été examiné l'isolement géographique. Des groupes humains vivent isolés, avec de faibles contacts extérieurs : cela est un fait, mais il est malaisé d'en rendre responsable la seule géographie physique; la civilisation prend large part à cet isolement. Les Sherpa du Khumbu, au pied du mont Everest, ont été étudiés de ce point de vue; adossés aux montagnes les plus hautes du monde, attachés à leur pays et n'aimant pas vivre à plus faible altitude, placés en somme dans les conditions les plus favorables à l'isolement, ils ne sont nullement isolés. Ils ont des relations extérieures actives, commercent (ou commerçaient) avec le Tibet par des passes à 5 000 mètres et avec le bas pays. Leur ouverture d'esprit leur a permis d'adopter sans difficulté le métier rémunérateur de guide himalayen 1 . L'isolement a été étudié d'autre part en Nouvelle-Guinée, où, dans des conditions moins remarquablement « isolantes » qu'au pied de l'Everest, vivent des groupes humains qui manifestent fortement leur isolement par divers traits, dont les moins notables ne sont pas diverses anomalies héréditaires2. La notion de civilisation est d'un tel poids en géographie humaine qu'il est nécessaire d'examiner avec attention et reconnaissance toutes les contributions à ce sujet capital. Par de^ nombreux chercheurs en sciences humaines, particulièrement aux Etats-Unis, les civilisations sont vues comme des sortes d'organismes vivants soumis aux « lois » de l'évolution, de la sélection darwinienne, autrement dit de la « pression sélective ». La mode du jour est de faire entrer la civilisation dans une entité, appelée « écosystème » (par analogie avec l'écosystème des sciences naturelles), où la civilisation se fond en un ensemble 1. Mount Everest, Londres, 1963 (avec une très belle carte au 1/25 000 de l'Everest). 2. Remarquablement étudiés dans d'importantes publications du docteur D. C . GAJDUSEK. Par exemple : « Kuru », Transactions of the Royal Society of Tropical Medicine 57 (3), 1963, pp. 151-169.

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interdépendant, avec les données de la nature physique. Tandis que le paysage des géographes est une chose qui se voit (et qui, étant vue, doit être dépliée, analysée, expliquée dans sa totalité), l'écosystème de ces anthropologues est un être de raison qui a une existence propre, évolue en s'adaptant et en se conformant aux règles de la sélection darwinienne. Pour sa part la géographie humaine voit les paysages comme faits d'éléments physiques et humains interdépendants, mais ne considère pas que la civilisation soit dans les paysages. La civilisation est un système intellectuel, moral et technique qui agit sur les paysages et ne dépend pas d'eux. Les changements de civilisation changent les paysages, mais la réciproque n'est pas vraie. — Les applications qui sont faites de l'écosystème étonnent parfois, et à divers titres. Une certaine confusion s'attache à l'utilisation de la notion de civilisation comme cause, partie et conséquence de l'écosystème : tout est dans tout dans cette affaire; mais le rôle de la science n'est-il pas d'éviter les cercles vicieux ? D'autre part certains utilisateurs de l'écosystème, retrouvant le confort intellectuel de quelques naturalistes, ont toujours réponse à tout : puisque leur écosystème est nécessairement soumis à la « loi » de l'évolutionnisme darwinien, on ne peut manquer de trouver l'explication des écosystèmes et de leurs changements dans la sélection naturelle et la lutte pour la vie. En somme les choses ne peuvent être autres que ce qu'elles sont et il suffit, en partant de ce principe, de mettre en lumière les ressorts à multiple expansion, les engrenages à échappements divers qui commandent le présent écosystème. De même, lorsqu'il changera, ce sera par une nécessité absolue, exigée par une adaptation à des conditions nouvelles, que le chercheur féru de la méthode ne peut manquer de reconnaître. U n auteur décrit pour l'Inde un « écosystème » où l'élevage, avec ses si remarquables particularités, prend la place et la forme qu'il doit prendre et n'en saurait prendre une autre. L'auteur croit avoir démontré que l'Hindou ne peut pas traiter son bétail autrement qu'il ne fait et agit en conformité avec l'écosystème indien. La religion hindouiste ? L'interdit de la viande de bœuf? Ce ne sont que manifestations parfaitement logiques de l'écosystème indien; la religion n'est ici que l'expression d'une nécessité. De telles affirmations étonnent; comment accepter l'idée que la religion hindouiste (avec ses effets sur l'élevage) ne pouvait être différente de ce que nous la voyons ? Le fait religieux est un fait de civilisation agissant sur les paysages mais non déterminé par les conditions locales. — De même l'interdit contre la viande de porc, si rigoureux chez les Sémites (et chez les Sémites chrétiens d'Éthiopie), ne s'explique pas par autre chose que par la notion d'interdit et bien entendu son substrat psychique et conceptuel. Que la viande de porc ne soit pas une viande saine, comme on l'a dit en se fondant sur la trichine, n'a pas frappé les Chinois du Sud ou les Vietnamiens, qui vivent en climat chaud et humide. D'ailleurs la trichine et ses effets pathogènes ont été découverts bien après la consolidation de l'interdit. — La notion d'écosystème, telle qu'elle

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est parfois utilisée dans les sciences de l'homme, glisse dangereusement vers le déterminisme physique (direct ou inversé), ou bien (et souvent en même temps) vers une vision symbolique des choses, ou vers un matérialisme économique très étroit (le plus apte à survivre est l'écosystème qui obtient les plus belles réussites économiques) qui ressuscite en la renforçant la notion de genre de vie. Tout cela se fait au détriment de l'utilisation nuancée de la notion même de civilisation. Dans notre vue de la géographie humaine, les changements de civilisation ne sont pas nécessités par des adaptations ni par la « pression sélective ». Certes, les changements de civilisation sont dus à diverses origines. Le changement est inévitable; le changement est plus probable que l'immuabilité ; ce type de changement n'est pas absolument libre, il est hypothéqué par des précédents qui orientent les dérives ; dans une « civilisation du végétal » par exemple, les changements ont quelque chance de se produire dans le sens du renforcement du caractère « végétal ». Il est aussi des changements liés à des contacts avec d'autres civilisations; les imitations, les acquisitions sont ou ne sont pas des enrichissements. Les changements dans les techniques se répercutent sur les paysages où ils s'appliquent en tenant compte (ou en ne tenant pas compte) des conditions physiques locales, mais ils ne sont nullement déclenchés sous l'action des situations locales. Cela est particulièrement éclatant pour les techniques de contrôle territorial dont les évolutions, progressions, régressions ne doivent rien aux conditions locales et sont pourtant d'une si grande importance pour les paysages humains.

PROBLÈMES DE GEOGRAPHIE HUMAINE DU MONDE TROPICAL 196/-1966

Le cours était une mise au point de divers thèmes qui dominent les recherches dont nous avons exposé les résultats depuis vingt ans que notre chaire a été créée au Collège de France. Il en est ainsi des problèmes de densité de population à Java, plus particulièrement à Jogjakarta, plus spécialement encore dans l'arrondissement (kabupaten) de Gunung Kidul. C e territoire est de grand intérêt géographique; avec peu de ressources, il s'est fortement peuplé à une époque récente, et atteint des densités de population en définitive plus surprenantes (s'agissant de densités rurales) que celles des parties mieux douées de Jogjakarta. Gunung Kidul est un plateau de calcaires modelés en pitons; mesurée sur une carte à grande échelle, la pente moyenne est de 21 % ; les surfaces calmes des dépressions font 26 % de la surface totale; les versants des pitons atteignent une pente moyenne de 28 à 30 % , excessive pour une agriculture soucieuse des lendemains. U n kilomètre carré compte en moyenne 31 buttes et neuf dépressions fermées. La nature calcaire de Gunung Kidul ajoute aux désagréments

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de la contrée; les points d'eau sont rares; dans les périodes sèches les habitants doivent parcourir plusieurs kilomètres pour se procurer leur boisson; les surfaces cultivables les plus acceptables correspondent à quelques dolines, tandis que les versants des pitons, une fois cultivés, s'érodent rapidement. La superficie des rizières inondées est seulement de 4,5 % de la surface de Gunung Kidul. Pourtant la densité générale atteint 352 habitants par kilomètre carré (pour une surface totale de Gunung Kidul égale à 1 475 kilomètres carrés; 1958). La superficie totale récoltée atteint seulement 35 % de la surface totale. Dans l'arrondissement voisin de Sleman, la densité générale est de 900 habitants par kilomètre carré total. La superficie récoltée couvre 90 % de la surface totale. La population par hectare cultivé est donc aussi de 10 personnes. La charge humaine par hectare cultivé est apparemment à peu près la même dans Gunung Kidul et dans Sleman, mais dans Sleman un hectare cultivé compte en moyenne 58 ares de rizière inondée et 42 ares de tegalan, contre 7 et 93 dans Gunung Kidul. On reste en-dessous de la réalité en estimant la capacité alimentaire d'un hectare cultivé de Sleman au double de la capacité de Gunung Kidul ; les rizières de Sleman portent souvent deux récoltes de padi par an et même cinq récoltes tous les deux ans, tandis que les tegalan de Gunung Kidul font seulement une récolte par an. Il n'est donc pas permis de dire avec simplicité que la fertilité des terres détermine la densité de la population. Si la fertilité était seule en cause, la densité de population dans Sleman devrait être bien plus de trois fois supérieure à la densité de Gunung Kidul, 1. parce qu'un hectare récolté y rapporte au moins deux fois plus que dans Gunung Kidul, 2. parce que la superficie effectivement récoltée ne dépasse guère 35 % dans Gunung Kidul, tandis qu'elle atteint 90 % dans Sleman. Quelles explications proposer de l'étonnante situation de Gunung Kidul ? Le croît naturel de la population n'aurait pas été entravé par la malaria. Après la première colonisation de la fin du xix e siècle, les enfants nés à Gunung Kidul ont pu créer des fermes indépendantes de celles de leurs pères. L'émigration a été ralentie par ce fait, tout comme la perspective d'obtenir une parcelle de terre commune empêche l'exode rural dans la partecipanza de Cento (Romagne). Ces explications font comprendre que la densité de la population dans le Jogjakarta ait crû de 56 % entre 1920 et 1958, tandis qu'elle a progressé de 101 % dans Gunung Kidul, la partie la moins bien douée de Jogjakarta. Les habitants de Gunung Kidul se nourrissent pauvrement, plus pauvrement encore que dans le reste de Jogjakarta; ils ont à peu près renoncé au riz et demandent au manioc, qui consent à pousser sur leurs pauvres versants, 80 % des calories apportées par les glucides. La régression alimentaire qui a abouti à l'état présent commença vers 1900. Aucune plante ne donnerait de rendements égaux à ceux du manioc sur les sols misérables de Gunung Kidul; et pourtant les rendements de ce manioc sont très faibles; en année « normale » ils

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semblent inférieurs à 2 000 kilogrammes par hectare pour 1 2 mois; mais en 1957 la récolte fut seulement les 38 centièmes de la normale. Les adultes (hommes et femmes) semblent consommer entre 1 120 et 1 400 calories par jour et par tête; bien que les hommes adultes pèsent en moyenne seulement 46 kilogrammes et les femmes 41 kilogrammes, c'est un régime de disette accentuée. A u x moments les plus critiques de l'année (décembre-février) beaucoup n'ont même plus d'épluchures de manioc (soigneusement conservées après avoir été séchées); à cette époque les oedèmes de famine sont nombreux, les missions d'enquête sanitaire ne peuvent les relever tous, car les habitants les plus malades ne se déplacent pas pour se présenter aux enquêteurs, qui n'ont pas la possibilité de passer dans toutes les maisons. En janvier 1958 la population de Gunung Kidul devait compter au moins 5 % de grands malades par famine 1 . Les problèmes de Gunung Kidul sont aggravés par le croît de la population (qui n'est pas des mieux connus : natalité 41 °/ 00 ? M o r talité 22 °l00 ? Croît annuel 19 ?) Encore la mortalité a-t-elle été diminuée par le triomphe que le D D T a remporté sur la malaria depuis 1956. Quelques éclaircissements ont pu être apportés à la géographie de la malaria à Java. Rappelons par une comparaison les particularités de cette géographie et les difficultés que rencontrait son explication : les deltas vietnamiens à très forte densité de la population ignoraient la malaria, tandis qu'elle sévissait dans la ceinture de collines qui entoure ces deltas. Cette inégalité dans l'insalubrité aidait à expliquer le contraste de densité entre le delta et son entourage. A Java au contraire, malaria universelle ; dans Jogjakarta, le canton littoral de Temon avait un indice de splénomégalie égal à 51 % de la population ; l'anophèle vecteur était A. ludlowi (var. sundaïca) ; pas de ces étangs de pisciculture, si favorables dans le N o r d de J a v a à la multiplication des anophèles ; les larves prospèrent dans l'eau saumâtre des estuaires plus ou moins obstrués par des cordons littoraux. A. ludlowi est dangereux; il est aisément infecté de Plasmodium falciparum (paludisme tropical), il préfère piquer l'homme, il affectionne les maisons, il vole dès 18 heures et pique avant que les hommes aient recherché l'abri des moustiquaires; enfin il peut voler jusqu'à 3 kilomètres de son gîte. Mais d'autre part, le canton de Kalasan, dans Sleman, au N o r d de la ville de Djogjakarta, avait un indice de splénomégalie de 63 % ; les anophèles dangereux étaient ici A. aconitus et A. minimus; les larves ¿'A. aconitus se développent dans les rizières sous inondation (il s'agit de rizières étagées, où l'eau se renouvelle; dans des rizières stagnantes, aux eaux troublées par des matières organiques, les larves à'A. aconitus auraient trouvé des conditions moins favorables). Les larves à'A. maculatus aiment les eaux courantes et ensoleillées des ruisseaux qui dévalent du volcan Merapi. Dans 1 . M . TIMMER, Child mortality and population pressure in the D. I. Jogjakarta, Amsterdam, 1961 (thèse miméo).

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Gunung Kidul au contraire, le taux de splénomégalie variait de 4 à 1 1 % selon les localités. Au total Java n'avait pas de région vraiment non malarienne, parce que les plaines alluviales y étaient trop petites pour que les rizières stagnantes prissent une grande importance. Tandis qu'au Viet-Nam la malaria fut un obstacle infranchissable à l'expansion du peuplement vietnamien, il n'en fut pas de même à Java, malgré la vigueur de l'endémie malarienne. Une première conclusion: une population pourvue de bonnes techniques agricoles (la rizière inondée) et de bonnes techniques d'encadrement (le village, le canton, les provinces) peut prospérer démographiquement malgré une malaria endémique solidement établie. Une autre conclusion : le peuple vietnamien avait dans ses plaines salubres acquis une répugnance légitime à coloniser des montagnes insalubres; le peuple javanais, de civilisation non moins évoluée, et vivant dans des plaines malariennes, n'avait au contraire aucune répugnance à coloniser d'autres territoires malariens; sa situation sanitaire n'en était pas aggravée. Le succès de la campagne antimalarienne ôte de leur actualité à ces considérations ; il n'en reste pas moins qu'elles conditionnent encore la localisation des densités. Dans un souci de comparaison ont été étudiés les aménagements techniques dont bénéficient des surfaces très peuplées du delta de Si Kiang : « communes » de Fa Tung, Chin Jiao, Chang Cha, Cha Chiao 1 . — L'opposition entre les fortes densités du pays ibo (Nigeria), particulièrement vers Ozubulu, Okigwi, Owerri, Ikot Epene, Abak, et les faibles densités du pays de la Cross River (Nigeria) a fait l'objet d'un nouvel examen. — Rien de ce qui touche à l'évolution démographique des 460 millions d'habitants (en 1963) de l'Inde ne saurait être indifférent 2 ; de menus progrès suffiraient à abaisser les avortements et la morti-natalité, à diminuer la mortalité infantile (par exemple, en certaines localités bien étudiées, le tétanos cause 7,5 % des morts infantiles), donc à accroître la natalité, à réduire la mortalité et par conséquent à fouetter le croît de la population! D'autre part il serait maladroit de croire qu'une forte mortalité infantile a tout au moins l'avantage d'assurer la survivance du plus apte ; le massacre des nouveau-nés ne se fait pas dans un sens sélectif; la survivance est assurée par des avantages sociaux bien plus que par la robustesse naturelle; d'autre part les survivants ont été atteints par les mauvaises conditions d'hygiène où s'est déroulée leur première enfance. Ils ont survécu, mais restent marqués. A propos des facilités que peut rencontrer la propagation du choléra : dans un village proche de Bombay le marchand de légumes était porteur de germes; au pèlerinage de Kumoh Mêla (Allahabad), en 1954, 5 millions de personnes se sont baignées le même jour au confluent du Gange et de la Yamuna; les 1. K. BUCHANAN, « The People's communes after six years », Pacific Viewpoint, mai 1965, pp. 52-64. 2. A. T. A. LEARMONTH, Health in the Indian sub-continent, Canberra, 1965 (miméo).

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LEÇONS DE GÉOGRAPHIE TROPICALE

bassins d'ablution d'une mosquée de Calcutta ont été reconnus infectés de vibrions cholériques pendant l'épidémie de 1959. En 1956 une épidémie d'hépatite infectieuse a frappé un million de personnes à Delhi : les eaux de boisson étaient polluées par les égouts. — La maladie du sommeil connaît aujourd'hui, en certaines parties de l'Afrique, une reprise regrettable; certains villages ont révélé 14 % de sommeilleux dans le centre du Congo-Kinshasa; il est difficile à une administration désorganisée de lutter efficacement contre le fléau. Les conditions du développement de la civilisation maya ont été étudiées à la lumière de nombreux travaux parus depuis vingt ans. Il se confirme que les anciens Maya n'avaient d'autre technique agricole que la milpa. Il apparaît possible de bâtir le raisonnement suivant : la milpa ancienne, comme l'actuelle dans les environs d'Uaxactun, peut soutenir 50 habitants par kilomètre carré de surface générale (compte tenu de la surface cultivable — 40 % — et du rythme agricole — 2 ans de récolte pour 4 ans de jachère); la production nécessaire à la nourriture de ces 50 personnes peut être obtenue par une population agricole de 25 personnes (hommes, femmes, enfants); il existe donc un surplus de production suffisant pour 25 personnes, c'est-à-dire pour la moitié d'une population de 50 habitants par kilomètre carré; la moitié de la population peut donc se consacrer à des activités non agricoles, que ce soit ou non dans des villes (il est de moins en moins sûr que des « centres » comme Uaxactun fussent tout à fait des villes). Cet état d'équilibre n'était -il pas précaire ? Une personne de la classe agricole assure dans ce schéma la nourriture de 2 personnes; par conséquent, si la population agricole est seulement de 5 habitants par kilomètre carré de surface générale, la densité générale de la population ne peut dépasser 10; à cette première faiblesse s'en ajoute une autre: si la population agricole dépasse 15 habitants au kilomètre carré de surface générale, elle diminue alors les subsistances disponibles pour une population non agricole; à la limite, si les « agriculteurs » sont 50 par kilomètre carré, les campagnes ne peuvent exporter aucune nourriture; la population non agricole doit être réduite à zéro. La réaction pouvait être alors de raccourcir les jachères pour accroître la surface récoltée ; la ruine des terres et la diminution des rendements pouvaient s'ensuivre à plus ou moins brève échéance. Une autre réaction était de créer de nouveaux champs en dehors du territoire de la « cité », à des distances de plus en plus grandes. Le ravitaillement de la population non agricole des cités maya pouvait donc être exposé à de nombreuses causes de crises : insuffisance de la population agricole, excès de la population agricole, épuisement des terres, éloignement excessif des champs. Cette hypothèse de travail n'est pas invraisemblable; la « fourchette démographique » maya pourrait avoir valeur d'explication. — Il faut au contraire considérer avec méfiance divers romans déterministes qui ont récemment été mis en circulation sur l'incapacité de la forêt tropicale à soutenir une haute civilisation (bien sûr, il ne peut exister de haute civilisation de la forêt,

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puisque la haute civilisation détruit la forêt) et sur la non moins remarquable incapacité des « territoires homogènes »; les définir est particulièrement difficile, surtout pour qui ne tient pas compte de l'échelle : perdre de vue l'échelle, placer dans le même sac « homogène » une surface de quelques kilomètres carrés et un empire de plusieurs centaines de milliers de kilomètres carrés est se condamner à l'erreur : de ce genre d'aberration une étude récente sur les Maya et les Khmer a paru donner un bon exemple. Sur le rôle des jachères et de l'incendie dans l'agriculture africaine une analyse détaillée1 enrichit les données antérieures; elle renforce des notions qui ne sont pas toujours reconnues comme fondamentales, alors qu'elles permettent seules de comprendre la géographie de l'Afrique; la jachère forestière est plus fertilisante que la jachère herbeuse; la savane protégée des feux (et de l'agriculture) fait place à quelque sorte de forêt; l'existence de la forêt prouve que, tout au moins depuis une assez longue durée, les hommes n'ont pas été assez nombreux pour éprouver le besoin de la détruire.

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Le cours a repris l'examen du problème central de la géographie humaine : les éléments humains des paysages, dans quel rapport sontils avec les techniques dont ils sont des manifestations ? Bien sûr, ces éléments humains ne sont pas déterminés par leur cadre physique; mais sont-ils déterminés par la civilisation? Ainsi posée, la question est sans issue. Les éléments humains des paysages ne sont pas plus déterminés par une civilisation que par un cadre physique; ils sont, certes, modelés par les techniques; mais celles-ci opèrent de façons diverses selon la densité de la population, selon le niveau atteint par les diverses catégories de techniques2, selon la durée de l'occupation humaine, selon les conditions physiques. Rien, en tout cela, n'est

1. J. M . RAMSAY et R . R . INNÉS, « Quelques observations quantitatives sur les effets des f e u x sur la végétation », Sols africains 8, 1963, pp. 41-86; P. H . NYE, « T h e relative importance o f fallows and soils in storing plant nutrients in G h a n a », Journal of the West Africatt Association 1, 1957, pp. 31-47. 2. U n exemple, p o u r éclaircir cette incidence de l'inégalité des n i v e a u x d ' é v o lution des diverses techniques : une technique agricole intensive n'est pas nécessaire à une p o p u l a t i o n clairsemée et peut s'imposer par une forte densité ; elle s'étendra sur une vaste surface si les techniques d'encadrement sont ambitieuses, et, au contraire, sur une faible étendue si les techniques d'encadrement sont segmentaires ; mais, dans u n autre cadre de civilisation, une faible densité peut s'accompagner d ' u n e mise en valeur m a x i m u m et de rendements élevés (qui caractérisent une agriculture intensive) par l'usage de m o y e n s mécaniques réduisant le travail humain.

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déterminant. Les paysages humains résultent d'un équilibre de facteurs contraignants mais se limitant et s'orientant les uns les autres. Reprise, sur documents nouveaux, de l'immense question de l'Amazonie. Une étude récente 1 donne pour l'Amazonie brésilienne une densité générale de 0,2 habitant par kilomètre carré pour une surface de 3,58 millions de kilomètres carrés; 73 % de cette étendue, les interfluves, sont pratiquement aussi vides d'habitants que le Grand Erg Oriental. Nous ne reviendrons pas sur ce que nous avons déjà dit du climat 2 et de la salubrité, qui ne sauraient justifier une telle situation. De nouveaux travaux apportent des éclaircissements sur le problème des sols amazoniens 3 ; ils sont habituellement de très médiocre fertilité; mais ils ne valent pas moins que les sols d'autres contrées équatoriales qui portent des cultures plus étendues et une population plus dense. Seules les conditions humaines d'utilisation des sols amazoniens sont déficientes. Les sols amazoniens, jamais squelettiques, peu encombrés de cuirasses latéritiques, convenablement meubles, ne sont pas inférieurs aux sols qui portent 15 habitants par kilomètre carré dans le pays de Belem, 5 dans la cuvette congolaise, 200 ou 300 au pays ibo. Ils réagissent heureusement à des engrais bien choisis. Pour comprendre l'influence qu'ils peuvent avoir sur la géographie humaine il faut donc préciser de quelles techniques sont armés les hommes qui prétendent utiliser de tels sols. Sur cette question centrale de la géographie des réponses variées sont apportées par un ouvrage 4 consacré à l'étude des effets de la route Belem-Brasilia sur le paysage. Une observation significative de ce livre : dans les confins des Etats de Para et de Maranhoà, aucune tentative sérieuse n'a été faite pour assurer la collaboration des Indiens indigènes à la mise en valeur; les colonisateurs n'ont eu de cesse qu'ils ne les aient détruits. N e s'agit-il pas d'une façon maladroite d'aborder le problème amazonien ? Le livre montre clairement diverses faiblesses des techniques de colonisation, qui expliquent le retard du peuplement. En bien des cas la sous-administration, la faiblesse de l'encadrement justifient que le peuplement ne se soit pas enraciné : des surfaces grandes comme trois 1. C . - V . DIAS, Une région sous-peuplée: l'Amazonie brésilienne, Strasbourg, 1968. 2. La faible population des 5,5 millions de kilomètres carrés occupés dans le monde par le climat équatorial véritable et la médiocrité de la production agricole de cette zone équatoriale ne prouvent pas l'incapacité de celle-ci à produire de quoi nourrir une population nombreuse. Entre la production vraie et la production possible de cette zone, l'écart est assez grand pour alimenter une population cinquante fois supérieure. C e n'est point parce que les plantes à j o u r long et les plantes qui ont besoin d'être soumises à la vernalisation ne peuvent prospérer dans cette zone équatoriale que celle-ci serait condamnée à la faible population et à l'arriération économique. O n n ' y peut cultiver le blé, la p o m m e de terre ou le prunier; mais le bananier, le manioc, l'igname, la patate, le taro, l'ananas offrent à l ' h o m m e des possibilités égales, et plutôt supérieures. 3. W . G . SOMBROEK, Amazon soils, Wageningen, 1966. 4. O . VALVERDE et C . V . DIAS, La rodovia Belem-Brasilia, R i o de Janeiro, 1967.

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départements français peuvent n'avoir aucun médecin; la carence de la police fait que le faible ne reçoit aucune protection contre la prépotence du grand propriétaire; l'impôt à la production décourage le pionnier modeste ; par-dessus tout, un régime foncier désordonné, en ne donnant aucune sécurité au colonisateur, ralentit le peuplement. Les techniques simplistes appliquées aux cultures commerciales ne réservent pas l'avenir et rémunèrent très pauvrement le travailleur; tel sera le cas de la malva de la Bragantina. Mais la preuve est faite qu'un autre cours est possible : en effet, la colonie japonaise de ToméAçu réalise une vraie prospérité en cultivant de manière scientifique le poivrier; l'exploitant de Tomé-Açu ne bénéfice pas de sols exceptionnels; le perfectionnement de ses techniques est la cause de son succès. Cet exemple ne doit pas être perdu. Les auteurs de ce livre s'accordent avec leurs compatriotes brésiliens pour reconnaître à la route Belem-Brasilia une grande vertu fécondante. La route révolutionne les conditions de l'économie, ce que ne réalisait pas au même degré la voie d'eau. Une bourgade endormie au bord d'un fleuve navigable, sinon même auprès d'un port maritime naturel, sera vivifiée par l'arrivée de la route. On en arrive ainsi à de singulières situations ; la distance par la route entre Porto Alegre (Rio Grande do Sul) et Belem (Para) n'est pas plus courte que la distance par mer. Pourtant, les marchandises du Rio Grande do Sul à destination de Belem trouvent avantage au transport routier. Les explications : le camionneur assure le transport sous sa responsabilité personnelle, et pratique au long de la route un trafic de cabotage de marchandises et de transport illicite de voyageurs; au contraire le transport maritime serait paralysé par les tarifs élevés des navires de l'État, par les exigences des équipages et des dockers, par les pillages pratiqués dans les bateaux et les ports. D'autre part il est difficile, sinon même impossible, pour un non Amazonien de s'occuper de transports fluviaux. Un camionneur pauliste peut conduire sa machine jusqu'à Belem, mais un Pauliste ne pourrait pas gouverner une péniche de Belem à Santarem. Il existe une mystique de la rodovia qui ne manquera pas, dès que les capitaux le permettront, de pousser jusqu'à Manaus une route automobilable. Il est cependant permis de penser que la technique rationnelle de mise en valeur de la région qui est dans la mouvance de Belem et qui dispose de voies navigables toute l'année serait de tirer d'abord parti de cette admirable facilité naturelle; les routes s'enracineraient au point où cesse la navigation facile. L'actuelle mystique de la rodovia a de grands effets géographiques puisqu'elle met en valeur les interfluves et fait naître des bourgades en des sites éloignés des fleuves navigables ; on a plaisir à reconnaître ici, dans des conditions d'une grande clarté, l'effet créateur d'une technique sur la géographie humaine — ici la technique du transport routier —, mais cela n'interdit pas de se demander si cette technique était la meilleure possible. L'intérêt de l'Amazonie et du Brésil ne serait-il pas de mettre d'abord en valeur des surfaces proches des ports et des lieux de consommation par un

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équipement routier serré et des méthodes agricoles intensives; cela pourrait être de meilleur rapport que l'ivresse des grands espaces. Les cacaoyères du Ghana et du Nigeria sont des réussites économiques et une heureuse préfiguration de ce qui serait possible ailleurs, sans aide technique ni financière, à condition que soient réalisées des conditions semblables à celles de ces pays. Cette activité cacaoyère se poursuit; pour le Nigeria, de nouvelles informations ont été récemment publiées 1 . Elles montrent que la culture cacaoyère, du fait de l'esprit d'entreprise des Yoruba qui continuent d'investir dans leurs vergers, garde tout son élan. Il apparaît cependant que la technique n'est pas sans faiblesses; leur amélioration relèverait certainement la rentabilité. Faiblesses des techniques de production : insuffisante sélection des plants, trop peu d'engrais, cueillette négligente, épuisement trop rapide des vergers. Faiblesses des techniques d'encadrement: avant tout, l'insuffisance des statistiques; on manque de renseignements solides sur les surfaces plantées, sur leur répartition par âges, ce qui rend fort difficiles les prévisions de récolte. Les services intéressés par les problèmes du cacao sont obligés de se livrer à des calculs aventureux pour établir des bilans et des prévisions; calculer les rendements par la division des ventes de l'année au moyen de la superficie supposée n'est pas plus sûr que calculer la superficie en divisant les ventes de l'année par le rendement supposé. Les techniques d'alimentation méritent l'attention. U n des points de départ du progrès économique se trouve dans l'augmentation de la consommation sur place des produits locaux. Cette augmentation (à laquelle les agricultures locales pourraient facilement répondre) serait bienfaisante pour le producteur comme pour le consommateur. La population du Nigeria, dans son ensemble, souffre d'une alimentation légèrement déficitaire en calories : il est clair cependant que le Nigeria pourrait aisément faire face à une augmentation de la consommation de céréales, de tubercules, d'huiles, de sucre. La consommation de sucre est de l'ordre de 100 ooo tonnes par an, soit i 800 grammes par habitant; il faut en importer l'essentiel. Rien dans les conditions naturelles ne s'oppose à ce que le Nigeria consomme et produise dix fois plus de sucre. Les Nigérians, dans l'ensemble, souffrent d'un déficit de protéines, qu'ils pourraient aisément combler, sans révolution agricole, technique ou économique, en consommant plus d'arachides (ils en exportent), de sésame (ils exportent à peu près toute leur production), de soya (ils ne veuelnt pas manger celui qu'ils produisent et l'exportent), de haricots, d'œufs (qu'ils mangent en très faible quantité), de poisson (qu'ils pourraient produire au lieu de l'importer d'Islande). Bien des Nigérians souffrent de déficits de vitamines : il serait aisé de produire et de consommer plus de fruits. Les Nigérians exportent d'énormes quantités de cacao et n'en consomment pas; 1. FOOD AND AGRICULTURE OGANIZATION, Agricuîtural development in Nigeria, 1965-1980, Rome, 1966.

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ce serait une contribution au progrès économique du Nigeria que de consommer au moins une petite partie de la récolte nigeriane. La Nouvelle-Guinée présente de bons exemples des effets des techniques sur la géographie humaine 1 . Dans l'ensemble, la faible capacité des techniques d'encadrement explique la faible population générale et la répartition de cette population; de minuscules noyaux à forte densité occupaient des positions de refuge dans les montagnes; ces noyaux de forte densité ont été instables et n'ont jamais, faute de techniques d'encadrement adéquates, servi de centres de rassemblement pour de vastes surfaces. Des formes remarquables d'agriculture intensive accompagnent les fortes densités; elles ne sont pas nées de ces fortes densités, dont elles ne sont pas responsables. Il est seulement permis de dire que ces techniques sont connues, et sont pratiquées dès que la densité devient trop forte pour la production de l'agriculture extensive 2 . L'aménagement du fleuve Papaloapan (Mexique) a montré qu'il était relativement facile de barrer un fleuve et de créer une centrale hydroélectrique, mais qu'il était moins aisé de réussir la mise en valeur agricole d'une plaine pourtant délivrée de la menace du fleuve par le barrage et les digues. Les techniques variées et complexes que demande le second type d'entreprises exigent une préparation et des soins beaucoup plus longs et délicats3. La même conclusion doit être tirée des pauvres résultats du centre de colonisation de Tanay (île de Luzon aux Philippines)4. Il n'est pas sûr que les rizières créées à grands frais à l'intention des paysans malais soient très rémunératrices. Peut-être eût-il mieux valu investir dans des entreprises plus favorables à l'intérêt général de la Malaisie et intéressant l'activité des Chinois qui sont plus dynamiques. Dans le monde comme il se fait sous nos yeux, il est impossible de ne pas constater que le progrès technique des parties actives du 1. Dans le cadre des techniques alimentaires, dont il vient d'être parlé, signalons l'effet démographique d'une technique alimentaire chez certains montagnards de Nouvelle-Guinée orientale. Ces Fore, étudiés par le D r Gajdusek, sont atteints d'une maladie qui leur est particulière, le kuru, qui, après délabrement progressif du système nerveux, entraîne la mort. E n relevant la mortalité, cette maladie a un grand effet démographique. O n pensait qu'il s'agissait d'une atteinte héréditaire, favorisée par la consanguinité. O r , il a été possible de transmettre la maladie à des chimpanzés; il est probable qu'il s'agit d'une maladie à virus, et que l ' h o m m e contractait par cannibalisme; dévorer son semblable exposait à être détruit par le virus dangereux dont la victime était infectée. Le cannibalisme est supprimé, la maladie disparaît. 2. D . A . M . LEA, « T h e A b e l a m : a study in local differentiation », Pacijic Viewpoint, septembre 1965, pp. 191-214 ; H . G . BROOKFIELD, « T h e m o n e y that grows on trees », Australian Geographical Studies 2, 1968, pp. 9 7 - 1 1 9 ; P. BROWN et H . C . BROOKFIELD, « C h i m b u settlement and residence : a study o f patterns, trends and idiosyncrasy », Pacijic Viewpoint 2, 1967, pp. 119-151. 3. T . T . POLEMAN, The Papaloapan project: agricultural development in the Mexican tropics, Stanford, 1964. 4. T . S. BAHREIN, « Land conflicts in the Tanay resettlement project (Rizal), Philippines », Journal oj Tropical Geography, décembre 1968, pp. 50-58.

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monde tempéré et le retard technique du monde tropical ont pour effet que le monde tempéré a un besoin de moins en moins grand du tropical, tandis que celui-ci se trouve de plus en plus enchaîné aux foyers actifs du monde tempéré pour l'acquisition des techniques, pour les investissements, pour la vente de ses produits, pour l'achat de son matériel et, chapitre tout nouveau, pour son émigration. La seule contribution irremplaçable du monde tropical aux foyers actifs du monde tempéré consiste en des fournitures d'importance mineure (café, cacao, thé, épices, fruits tropicaux) ; le sucre, les oléagineux, le caoutchouc ne sont plus indispensables. La synthèse fabrique aujourd'hui toutes les qualités de caoutchouc demandées par l'industrie; la production tropicale peut subsister seulement si elle livre à plus bas prix que les usines de synthèse. La « guerre » du beurre et de la margarine ne se livre plus entre le beurre et les matières grasses tropicales mais entre le beurre et des matières grasses d'origine tempérée (soya surtout) ; le soya est d'ailleurs menacé, en tant que fournisseur de protéines, par des produits de synthèse : lysine, méthionine, urée (ro kilogrammes de maïs et i kilogramme d'urée peuvent être substitués à 10 kilogrammes de tourteaux de soya). Les fournitures de minerai que le monde tropical fait aux métallurgies tempérées se justifient seulement par leur bas prix; elles n'ont pas un caractère nécessaire. Une telle évolution des échanges donne de l'intérêt au point qui a été développé plus haut, à la nécessité de l'amplification de l'autoconsommation des produits tropicaux par les pays tropicaux euxmêmes. Il est clair d'autre part que la crise du bois et du papier, qui menace à plus ou moins longue échéance les pays tempérés industrialisés devrait amener le monde tropical à donner grande importance à la sylviculture et à la papeterie. On ne reviendra pas sur l'état de dépendance où se trouve le monde tropical pour ses techniques, ses techniciens, ses capitaux, la vente de ses produits. Un chapitre nouveau vient de s'ouvrir : l'émigration tropicale vers les foyers actifs du monde tempéré. Sans réciproque possible ; l'époque est passée où des Européens pouvaient désirer s'établir en grand nombre dans le monde tropical ; il est ironique que cela se produise au moment même où les progrès de la médecine assurent la salubrité du monde tropical. La colonie italienne de San Vito (Costa Rica) n'est ni un complet succès ni un complet échec : en tout cas une telle entreprise aura peu d'imitateurs. Il faudra probablement ouvrir un chapitre sur le tourisme d'hiver, qui se développe quand sont réalisées des conditions géographiques bien définies (la moitié du déficit commercial de la Barbade est comblée par les recettes du tourisme). Quant aux migrations de travailleurs tropicaux vers le monde tempéré, elles prennent une ampleur qui est limitée seulement par les inquiétudes politiques des pays d'accueil; migrations de Sénégalais vers la France, d'Antillais vers les Etats-Unis, le Canada, la Grande-Bretagne, la France, de Portoricains vers les Etats-Unis, de Pakistanais vers la Grande-Bretagne, de Fidjiens, de Samoans, de Tongans vers la Nouvelle-Zélande.

DENSITÉ DE LA POPULATION ET GÉOGRAPHIE HUMAINE

PROBLÈMES DE GEOGRAPHIE TROPICALE EN AFRIQUE CENTRALE I9J0-I9JI

L'étude de ces problèmes avait déjà retenu l'attention en 1949-19501. La densité de la population a fait l'objet d'un examen approfondi grâce à l'achèvement d'une carte fondée sur les renseignements obtenus au cours d'un voyage de recherches effectué en 1950. Les principes et les méthodes d'une telle étude ont été dégagés. Puis ont été reconnues les principales régions de densité de la population au Congo belge. La plus vaste région de faible densité est une bande nord-sud qui occupe les basses terres du Congo oriental de part et d'autres du Lualaba et se prolonge au Katanga (875 000 kilomètres carrés et 1,7 million d'habitants ruraux); une bande est-ouest longe la frontière septentrionale du Congo (100 000 kilomètres carrés et 106000 habitants); une bande est-ouest de faible densité encadre le 2e parallèle sud (220 000 kilomètres carrés et 300 000 habitants) ; la dernière région peu peuplée à signaler est celle de Kahemba-Feshi, aux confins de l'Angola (60 000 kilomètres carrés et 160 000 habitants). La partie la plus basse de la cuvette centrale forme une catégorie à elle seule; elle est une marqueterie de surfaces à très faible densité démographique et de surfaces à densité un peu supérieure à la moyenne du Congo belge (au total 300 000 kilomètres carrés et 1,06 million d'habitants). Les régions à population relativement forte sont au nombre de trois; l'une d'entre elles se dispose de part et d'autre du 3e parallèle nord (260 000 kilomètres carrés et 1,1 million d'habitants); la deuxième, la plus importante, forme l'axe de fort peuplement du 5e parallèle sud (350 000 kilomètres carrés et 3,3 millions d'habitants) ; elle se subdivise en Bas-Congo, Kwango et Kasai ; la troisième enfin couvre une grande partie des montagnes de l'Est (70000 kilomètres carrés et 350000 habitants). Chacune de ces régions a fait l'objet d'un examen particulier, qui a paru prouver 1. Cf. supra, pp. 65-68.

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que la répartition de la population donnait les meilleurs cadres d'une étude de la géographie régionale du Congo belge. La répartition de la population ne peut être l'effet du hasard; la répartition par ensembles régionaux le prouve. S'il y avait hasard, répartition quelconque, nous aurions une densité uniforme, ou une diffusion désordonnée de surfaces de densités variables. Pour serrer de plus près le problème, une technique particulière a été mise au point, qui a consisté dans l'établissement de « profils de la densité de la population » établis selon les parallèles, et dans le calcul de la densité moyenne de la population selon les mêmes parallèles (les montagnes orientales, relativement très peuplées, étant exclues). Cette dernière recherche a abouti aux résultats suivants : moyenne de 2,5 habitants au kilomètre carré pour 4 0 30' N o r d ; 6 habitants au kilomètre carré pour 3 0 N o r d ; 1,8 pour l'Equateur; 3 pour i ° Sud; 1,2 pour 2° Sud; 10,3 pour 5 0 Sud; 1,5 pour io° Sud. Il existe donc une assez remarquable répartition de la population selon la latitude, comme l'avait précédemment montré la définition des « régions de densité ». L ' e x plication de ces faits n'est pas aisée : elle ne saurait être donnée par la seule considération des températures ou des pluies. La meilleure hypothèse de travail serait peut-être la suivante : les axes de forte densité des 3 e parallèle nord et 5 e parallèle sud correspondent grossièrement à la limite de la forêt équatoriale; pour des populations abordant la forêt par le N o r d ou par le Sud un optimum de conditions serait réalisé dans ces parages; en effet, la forêt, vers sa limite, brûle plus facilement grâce à une saison sèche mieux affirmée, qui se manifeste par la présence de nombreux arbres à feuilles caduques ; d'autre part la sécheresse n'est pas encore assez accusée pour entraver l'agriculture et pour exiger l'établissement d'une pauvre forêt du type katangaisrhodésien, qui ne peut créer de bons sols. Simple hypothèse de travail, qui a été soumise à un examen critique. Les données de la densité de la population ont été mises en relation avec des facteurs de civilisation; tout d'abord avec la démographie; la méthode suivie a consisté à poser en principe qu'une bonne démographie devait correspondre à une densité relativement élevée de la population, une mauvaise démographie à une faible densité de la population, Ce principe s'est révélé vrai pour 57 % du territoire et 7 1 % de la population du Congo belge. Démographie et densité sont en désaccord pour 24 % du territoire et 19 % de la population (et cette situation pose des problèmes qu'il a fallu examiner de près) ; la différence entre les données de l'accord et du désaccord correspond à des régions de tendance imprécise. Nous avons enfin tenté d'étudier les relations entre la densité de la population et l'utilisation du sol. Les points suivants ont été examinés : surface des cultures indigènes par rapport à la surface totale, nombre d'habitants par hectare de cultures indigènes, pourcentage des cultures produisant des hydrates de carbone à la superficie totale cultivée, nombre d'habitants par hectare d'hydrates de carbone, répar-

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tition des céréales, du maïs, du riz, des céréales secondaires, du manioc, des bananiers plantains, des haricots, des cultures commerciales indigènes. Il n'a pas été possible d'affirmer, à la suite de cette enquête, que la densité de la population soit conditionnée par la nature de l'utilisation du sol. U n fait est ressorti clairement, c'est la faiblesse de l'étendue cultivée par les indigènes; elle atteint seulement 0,91 % de la surface totale. Il en résulte que la densité de la population « coutumière » par kilomètre carré cultivé atteint 440 habitants, alors que la densité générale de cette population est seulement de 4. Une autre constatation intéressante est que la population a d'autant moins besoin de champs qu'elle est moins nombreuse; la densité de la population par rapport à la surface cultivée croît à mesure que la densité générale décroît (et que les ressources de la nature sauvage s'accroissent par rapport à la population).

PROBLÈMES DE GEOGRAPHIE TROPICALE EN ASIE MERIDIONALE

Inde

Une attention spéciale a été accordée à un problème bien défini, qui a paru d'une importance primordiale : comment s'expliquent les très fortes densités de la population rurale dans la République indienne ? Il a semblé en effet que cette question était de loin la plus importante pour l'intelligence de la géographie humaine de l'Asie méridionale et particulièrement de la géographie humaine de l'Inde. Pour éclairer le sujet nous avons pratiqué quelques examens précis; quelques villages indiens ont été étudiés avec détail : Bhuvel (Gujrat), Aminbhavi (province de Bombay), Singur (Bengale). Des études du même ordre, mais moins localisées, ont été conduites sur des terroirs ruraux des Provinces-Unies, du pays tamil, du Travancour. La comparaison du pays de Goa et du Travancour, soumis à des expériences historiques différentes, a mis en valeur l'aptitude de l'agriculture indienne à détruire les sols superficiels dans les régions de terrasses latéritiques. A u terme de ces recherches de détail il est apparu que les très fortes populations rurales de l'Inde ne pouvaient s'expliquer par un quelconque facteur physique; les rendements des champs ne permettent pas de justifier les très fortes densités rurales (plus exactement les très fortes densités paysannes par kilomètre carré cultivé). En définitive, les conditions physiques, et par conséquent le milieu tropical, ne sont pas e n j e u . Une étude générale de la civilisation agricole de l'Inde a permis de progresser vers une explication de la forte densité rurale. Trois notions ont été dégagées. La première est la prédominance de l'alimentation végétarienne (malgré un très nombreux bétail). La deuxième est l'existence d'une organisation de l'espace

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très particulière, mais parfaitement apte à capitaliser les excédents de population; le système des castes assurait, dans les villages, un ordre rigoureux et, hors des villages, un système de relations. Enfin les observations les plus profitables ont été faites dans le domaine des techniques agricoles qui, assurant une faible productivité individuelle, sont favorables à de fortes densités rurales. Il résulte de ces diverses constatations que l'Inde a abordé l'ère économique moderne avec une forte densité rurale, parce que son système d'alimentation et son organisation politique et sociale le permettaient, et parce que ses techniques agricoles y poussaient. Les progrès de l'hygiène moderne ont provoqué une rapide augmentation de la population et un alourdissement de la densité rurale car l'extension de la surface cultivée n'a pu aller aussi vite que l'augmentation de la population. La densité de la population rurale par kilomètre carré cultivé varie aujourd'hui, selon les régions (c'est-à-dire selon les rendements des champs), entre des valeurs de 300 à 800 paysans par kilomètre carré cultivé (800 n'étant pas un maximum absolu). Cette congestion de la population rurale, qui a pour corollaire la pauvreté paysanne, pose des problèmes difficiles à résoudre. En effet, l'augmentation annuelle de la population rurale, de l'ordre de 3 à 4 millions au moins, est assez forte pour suffire aux demandes de main-d'œuvre qui pourront être formulées par une extension appréciable (mais malaisée) de la surface cultivée et par une industrialisation ambitieuse. Si bien qu'une politique active et efficace d'expansion de la production risque de ne pas pouvoir faire mieux que de répondre aux besoins d'une population croissante, mais sans améliorer le niveau de consommation moyen. Le plan quinquennal de l'Inde prévoit modestement de rétablir le niveau moyen de consommation de 1938 et de faire face à une population plus nombreuse. Il propose en effet l'investissement en cinq ans de 3 500 francs français par habitant, ce qui est évidemment insuffisant pour assurer un accroissement notable de la production et de la productivité. En définitive, les bons esprits de l'Inde ne voient d'issue que dans la limitation des naissances et dans des investissements énormes de capitaux internationaux.

PROBLÈMES GÉOGRAPHIQUES DES MONTAGNES TROPICALES I9JI-IPJ2

Ruanda-Urundi L'effort a porté sur l'étude d'un cas particulier mais instructif, celui du Ruanda-Urundi. Voilà en effet un massif montagneux bien individualisé : 65 % de sa surface se trouvent au-dessus de 1 500 mètres d'altitude. La densité de la population s'élève à une moyenne de 87 habitants par kilomètre carré. Existe-t-il une relation entre l'alti-

MONTAGNES

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tude et une densité de population bien plus forte que celle des contrées environnantes ? N'oublions pas que le Congo belge voisin a une densité moyenne de population inférieure à 5 habitants par kilomètre carré. Voilà donc un problème géographique clairement posé et dont l'étude permet le jeu des mécanismes de la recherche géographique dans des conditions particulièrement démonstratives. Il était nécessaire d'examiner d'abord la répartition des hommes à la surface de Ruanda-Urundi. La carte de la densité de la population, dressée en descendant aux plus petites unités administratives possibles (qui sont les sous-chefferies), souligne les traits remarquables d'une très nette disposition régionale. En effet, les surfaces occupées par les densités de population inférieures à 80 habitants par kilomètre carré occupent seulement 51 % de l'étendue totale du Ruanda-Urundi; sur le reste, 32 % sont occupés par des densités comprises entre 100 et 200 habitants par kilomètre carré. L'examen le plus rapide fait sauter aux yeux une très nette relation entre l'altitude et la répartition des hommes; la densité de la population au-dessous de 1 000 mètres d'altitude est seulement de 41,6 habitants par kilomètre carré; elle s'élève à 107,6 pour les surfaces situées au-dessus de 1 500 mètres. Il apparaît avec évidence que la région la plus peuplée du Ruanda-Urundi est un axe nord-sud situé sur la retombée orientale du faîte Congo-Nil et compris entre les altitudes de 1 600 et 1 900 mètres. D'autre part de hautes terres du Nord, vers Ruhengeri et Kisenyi, atteignent une moyenne de 200 habitants par kilomètre carré entre 1 500 et 2 500 mètres. Etant nettement établi qu'une relation existe entre l'altitude et la densité de la population, comment s'organise cette relation ? S'agit-il purement et simplement de l'action exercée par un climat plus frais sur l'organisme humain, sur sa vitalité, sur son aptitude à la longévité et à la reproduction ? Il suffit de poser clairement le problème pour constater qu'il n'est pas possible de trouver de grands éclaircissements dans cette direction. Les climats les plus chauds n'empêchent pas les fortes densités de population, et les climats frais ne les déterminent pas. L'altitude n'aurait-elle aucun effet climatique intéressant? Oui, mais des effets mineurs. L'altitude, jointe au relief, produit un léger accroissement des pluies qui fait du massif du Ruanda-Urundi un promontoire humide parmi des dépressions plus sèches. La quantité annuelle de 1 000 millimètres apparaît comme une valeur critique, au-dessous de laquelle les fortes densités ne se trouvent plus, du fait de l'impossibilité d'une agriculture rentable (à moins d'un système d'irrigation). Observation intéressante : mais il ne manque pas au Congo belge de régions qui reçoivent beaucoup plus de 1 000 millimètres de pluie et qui pourtant sont quasi désertes. Une autre influence pluviométrique de l'altitude : la saison sèche est plus courte et moins rigoureuse; influence modeste mais intéressante en une contrée qui, faisant deux récoltes annuelles sur la même terre, a un calendrier agricole rigoureux qui exige que les pluies ne fassent pas défaut pendant les deux périodes des semailles.

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L'altitude peut être responsable d'une salubrité particulière. Il est certain qu'au-dessus de i ooo mètres les possibilités d'infection par les tsé-tsé n'existent plus; le Ruanda-Urundi a donc bénéficié dans ce domaine d'un précieux privilège. La malaria, aujourd'hui, est largement répandue jusqu'à 2 000 mètres d'altitude. Il semble qu'il n'en fût pas exactement de même jusqu'au début de ce siècle. Le paludisme existait, mais était moins virulent. L'isolement du RuandaUrundi avait pour effet d'interdire l'introduction de souches nouvelles de plasmode; la population avait établi une sorte de tnodus vivendi avec ses souches particulières d'hématozoaires. Il est, en dernière analyse, permis de penser que le Ruanda-Urundi a bénéficié d'une sorte de salubrité qui a permis à sa population de se multiplier plus aisément qu'une population des bas pays tropicaux. Mais ce n'est là qu'un facteur négatif. L'insalubrité relativement atténuée ne s'est pas opposée au développement de la population; mais ce facteur ne peut être responsable à lui seul de la forte densité de la population. Nous sommes mis sur la voie d'une explication plus valable en examinant de près un fait original de la géographie du Ruanda-Urundi, qui est la grande importance attribuée par ce pays à l'élevage du gros bétail. D'une part, l'altitude joue ici un rôle essentiel; en supprimant la trypanosomiase animale, elle lève l'obstacle décisif qui s'oppose en Afrique centrale à l'élevage des bovidés. D'autre part, il s'agit d'un élevage décoratif, honorifique, dominé par des soucis sociaux, et non d'un élevage nourricier à fins économiques. La société et l'Etat reposent sur une hiérarchie subtile et méticuleuse des vaches. Toutes les relations humaines ont leur équivalent dans des relations bovines. Les vaches sont l'image et le sceau des contrats. Or, il existe au Ruanda-Urundi une organisation de l'espace, c'est-à-dire une aptitude à contrôler de larges étendues par un réseau de relations sociales et politiques qui dépasse de loin ce qui est habituel en Afrique noire ; c'est cette organisation de l'espace, à la fois aristocratique et monarchique, et qui dure depuis au moins trois siècles, qui a permis au Ruanda-Urundi de capitaliser ses excédents de population et d'aborder le x x e siècle avec une densité de population très élevée. Mais l'organisation ruandaise a pour accompagnement obligatoire l'élevage des bovidés. Si le climat interdit celui-ci, l'organisation ruandaise n'est plus possible. C'est donc par le détour de l'élevage et du contrôle de celui-ci par la trypanosomiase et les températures que nous parvenons à établir une relation entre l'altitude et la densité de la population, relation qui est d'autre part affirmée par le fait que le bétail est d'autant plus abondant que les hommes sont plus nombreux. La forte densité de la population s'explique aussi par des causes secondes, qui jouent seulement sur le terrain proposé par les facteurs fondamentaux; il faut accorder grande attention au pourcentage de la superficie totale occupé par les champs (il est relativement très fort au Ruanda-Urundi), à la densité de la population rurale par hectare cultivé, aux techniques agricoles (qui sont relativement intensives et

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très exigeantes en main-d'œuvre). Les problèmes d'évolution posés par le Ruanda-Urundi sont ceux d'un pays à très forte population rurale s'accroissant rapidement; ce sont par conséquent des problèmes difficiles, qui s'apparentent à ceux que doivent affronter l'Inde ou la Chine.

PROBLÈMES DE DENSITE DE POPULATION DANS LE MONDE TROPICAL I9J8-I9J9

Le cours a souligné l'importance de la notion de densité de population pour toute étude de géographie humaine et régionale. Les problèmes géographiques peuvent être correctement posés en partant de cette notion et des diverses façons de l'exprimer : densité générale (population totale divisée par la surface totale), densité générale agricole (population totale divisée par la surface effectivement récoltée), densité rurale agricole (population rurale, c'est-à-dire les cultivateurs plus les résidents ruraux non agriculteurs, divisée par la surface effectivement récoltée), densité paysanne agricole (cultivateurs et leurs familles, divisés par la surface effectivement récoltée). La « surface effectivement récoltée chaque année » est celle qui a donné une ou plusieurs récoltes dans les douze mois, sans les jachères. Justifions cette définition : un champ d'un hectare donnant deux récoltes par an est compté pour un hectare; les récoltes multiples sont un aspect de l'agriculture intensive et du jardinage; une autre forme d'agriculture intensive peut obtenir d'une seule récolte annuelle un rendement supérieur. Dans un monde tropical où les cultures mélangées sont la règle plus que l'exception, il serait imprudent d'additionner les superficies des diverses récoltes. Les jachères n'entrent pas dans notre calcul de la densité agricole; un progrès de la technique agricole supprimant les jachères (modification désirable et probable) n'affecterait pas la densité agricole telle que nous la calculons. Les diverses nuances de la densité de la population permettent d'éviter les erreurs d'interprétation possibles avec la seule densité générale. La partie des Andes vénézuéliennes1 qui mérite seule d'être considérée comme haute montagne est formée des États de Tachira, Mérida et Trujillo, soit 30 000 kilomètres carrés (sur les 900 000 du Venezuela) ; la densité générale de la population est de 27, contre 4,7 pour le reste du Venezuela. O r ces Andes n'ont ni industrie extractive du type Maracaibo ni grande ville du type Caracas ; leur population est rurale. La superficie réellement cultivée et en jachère couvre 1. Cf. Problemas económicos y sociales de los Andes Venezolanos, Caracas, 1957, parties 1 et 2.

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19 % de la surface totale des trois États andins ; la superficie réellement exploitée (y compris pâtures et jachères) s'élève à 40 % . Par rapport à la superficie effectivement récoltée (jachères et pâtures exclues) la densité est de 200. V u la vigueur du relief (5 000 mètres au Pic Bolivar), les pourcentages exploités ne sauraient être dépassés. Les terres cultivées comptent nécessairement des champs trop inclinés qu'il vaudrait mieux ne pas labourer. Les rendements sont faibles; les céréales parviennent difficilement à 1 000 kilogrammes par hectare; le café donne environ 250 kilogrammes par hectare. Aussi la population est-elle pauvre; une famille de 5 à 6 personnes vivant sur une finca de 4 ou 5 hectares disposait à peine en 1952 de 3 000 bolivares (toutes ressources comprises) alors que les économistes officiels estimaient le minimum vital d'une famille à 4 500 (il faut trois bolivares pour un dollar américain). Une densité générale de 27 habitants dans les Andes vénézuéliennes est donc forte ; elle n'est pas inférieure à une densité de 300 à 400 dans une plaine fertile, entièrement productive et de population purement rurale. Comment une telle situation a-t-elle pu s'établir ? Les Andes ont attiré les Espagnols; elles étaient plus peuplées que les plaines dès l'époque précolombienne, et par des Indiens plus « civilisés », plus aisément intégrables dans une organisation administrative européenne. Ces Indiens, d'affinités chibcha, ayant disparu, le Venezuela détient les Andes les plus hispanisées. Il reste du passé indien des traits physiques (mais le type est européen de façon prédominante), des noms de lieu (la langue indienne n'est plus parlée), des techniques. Une immigration européenne assez active a obtenu de tels résultats. Les colons espagnols (peu d'esclaves africains dans les Andes) ont été attirés non par l'or mais par la possibilité précocement découverte de produire du blé, qui fut exporté vers les possessions espagnoles des Antilles dès la fin du xvi e siècle. Le café a renforcé l'attraction exercée par le blé, avant de le remplacer comme plante commerciale. La situation économique des habitants des Andes vénézuéliennes, préoccupante, est loin d'être difficile à améliorer. Une réforme agraire donnant la terre à ceux qui la cultivent et supprimant grandes propriétés et métayages assurerait un sensible progrès des conditions d'existence. L'originalité des Andes vénézuéliennes apparaît mieux quand on leur oppose le semi désert des Guyanes et du monde amazonien. Le récit du voyage d'Orellana montre une Amazonie déjà peu peuplée; cependant, elle avait plus d'habitants au xvi e siècle qu'au x i x e ; l'histoire des Jésuites en Amazonie, particulièrement la carrière de Vieira, a permis de préciser les facteurs du sous-peuplement de l'Amazonie. Il y eut combinaison des effets d'une civilisation ancienne inapte à produire de fortes densités démographiques et d'une colonisation malheureuse. La civilisation présente de l'Amazonie n'est pas propice à de fortes densités, par ses techniques d'exploitation de la nature. Une étude précise de surfaces contiguës de densités différentes a été conduite dans le Territoire de Luozi (Bas-Congo belge) par Henri

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Nicolaï. Sur une carte de la densité de la population, ce territoire (7 000 kilomètres carrés, 87 000 habitants) se divise en deux parties : le Nord-Est a 18 habitants par kilomètre carré sur ses 3 600 kilomètres carrés, le Sud-Ouest 6 habitants par kilomètre carré sur ses 3 400 kilomètres carrés. Ces différences de densité se superposent à des différences géologiques; au Nord-Est, le Plateau des Manianga (ou des Cataractes) appartient au « Schisto-gréseux »; le Sud-Ouest réunit la dépression du « Schisto-calcaire » et le massif métamorphique de Kinkenge. L'explication simple par la géologie est séduisante, à condition que soit précisé ce qui, dans la nature des roches, a influencé la densité de la population; s'agit-il des sols, ou de particularités du relief et de l'hydrographie (affleurements de calcaires dénudés, rareté des points d'eau en pays calcaire ?) La tentation de lier directement la densité à la géologie est d'autant plus forte que les habitants sont de même civilisation. Ces Kongo ont même agriculture, même organisation en clans matrilinéaires, même inquiétude religieuse. La terre appartient au clan maternel ; l'homme ouvre le champ sur la terre de son clan (le clan de sa mère), la femme travaille sur la terre du mari (c'est-à-dire du clan maternel du mari). L'analyse des paysages du Territoire de Luozi n'a pas prouvé la réalité de la relation entre géologie et densité. Le Plateau des Cataractes culmine à 750 mètres, avec de larges surfaces vers 600 ; il faudrait beaucoup d'imagination pour voir dans ce relief modéré une forteresse au-dessus du fleuve Congo qui coule 300 ou 400 mètres plus bas. Dans les conditions météorologiques du Bas-Congo, les modestes altitudes du Plateau des Cataractes ont un climat relativement frais et humide; les provisions de bois de chauffage empilées sous les vérandas surprennent par leur importance. Cette particularité climatique ne saurait expliquer une densité de population un peu plus forte. Les sols du plateau schisto-gréseux ne semblent pas avoir, eux non plus, vertu d'explication. Le massif de Kinkenge, tout en atteignant les mêmes altitudes que le plateau des Cataractes, est plus accidenté, plus différencié, par l'alternance de synclinaux conservant du schisto-calcaire (et, en dessous, les conglomérats de la tillite) et d'anticlinaux de phyllades, arkoses, quartzites : un style appalachien peut-être plus ouvert que le plateau des Manianga. Le relief du massif de Kinkenge ni les sols n'expliquent une population moins dense. La dépression calcaire, comprise entre 170 et 300 mètres, est par endroits très faiblement peuplée (le groupement Lulua a 2,4 habitants par kilomètre carré) ; certaines parties de la dépression sont stérilisées par des carapaces latéritiques, mais les colluvions des versants qui encadrent la dépression et les alluvions récentes sont fertiles et inexploitées. L'eau peut être rare; la source du village Ntoto Dombe s'étant tarie en 1958, il fallut se rendre au fleuve, à 3 kilomètres; malgré cet exemple, et quelques autres, l'analyse ne peut accorder aux difficultés du ravitaillement en eau valeur d'explication de la faible densité. Mais il faut retenir que les abords du Congo, malgré des avantages évidents, sont particulièrement peu

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peuplés, que la dépression calcaire est rigoureusement déboisée, et quelques indications historiques. Il ressort de tout cela que la dépression calcaire a été plus peuplée qu'aujourd'hui, que les chasseurs d'esclaves ont plus efficacement opéré dans les parties basses voisines du C o n g o , que la maladie du sommeil a sévi dans les mêmes régions, pénétré dans les basses vallées de Kinkenge, épargné le Plateau des Cataractes. Le relief a exercé une influence dans un certain contexte biologique et historique; la nature des roches et les sols ont une responsabilité nulle. Des nuances dans l'isolement et l'insalubrité, voilà ce qui explique les différences de densité dans le Territoire de Luozi. Aujourd'hui, la maladie du sommeil étant éliminée, l'isolement n'offrant plus d'avantages en contrepartie de ses inconvénients, la situation se transforme. La mise en valeur des terres les plus fertiles (alluvions modernes de la Lulua) entraînera une évolution de la carte de la densité. La densité de la population est-elle d'autant plus forte que l'organisation politique contrôle un plus grand espace et le contrôle plus longtemps ? Dans cette optique furent étudiés des peuples africains à organisation spatiale rudimentaire : les petits villages lélé et tétéla du Kasai, k u m u du K i v u ( C o n g o belge), amba de l'Uganda, vugusu du Kavirondo (Kenya), les maisons dispersées des Logoli du Kavirondo (Kenya). Dans l'ensemble, les organisations de l'espace peu ambitieuses sont faiblement propices à de fortes densités; cependant, les Logoli, maisons dispersées, institutions politiques très ténues, ont une forte densité. Q u e disent des organisations plus évoluées, contrôlant un espace plus grand, avec des institutions centrales et une certaine capacité d'expansion? C e type d'organisation s'exprime habituellement, en Afrique noire, par la monarchie : déjà chez les N d e m b u (Nord-Ouest de la Rhodésie septentrionale), qui sont des Lunda périphériques; et, plus fortement, au centre de l'empire lunda avec le M w a t a Y a m v o du Territoire de Kapanga (Congo belge), chez les anciens rois zandé (Sudan, C o n g o belge), dans le royaume d'Ankolé (Uganda), dans la monarchie alur (Uganda). Ces institutions monarchiques ont des subtilités captivantes, et de grandes faiblesses qui expliquent peut-être l'incapacité à créer de fortes densités. La cour est un entrelacs de fonctions politiques héréditaires ; les préséances ont le pas sur l'efficacité. U n Saint-Simon aurait trouvé autour du roi lunda un beau terrain d'étude. La cour fonctionne en vase clos ; sa seule fin est de se perpétuer. Les monarchies africaines sont institutionnelles et non tyrannies de hasard; mais leur mécanisme politique, subtil, c o m pensé, ne débouche sur aucune réalisation matérielle. Alors que la politique devrait assurer les moyens de promouvoir (si possible) la prospérité par l'entremise de routes, de ponts, d'hôpitaux, d'universités, de systèmes d'irrigation, d'instituts de recherche, la machinerie politique africaine ne débouche sur aucune réalisation de cette sorte et se consacre à sa seule durée. Il y avait plusieurs mécanismes coexistants de « fidélités » : au roi, à de hauts personnages, aux reines. T o u t

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cela, compliqué et obscur, l'était aussi pour des Lunda de la belle époque. L'autorité avait peine à circuler dans un réseau aussi confus. Les guerres privées n'étaient pas exclues; le roi les arbitrait tardivement. Les monarchies africaines n'ont pas correctement réglé le problème de la succession. A la mort du roi, les troubles qui préparaient la reconnaissance de son successeur avaient de fâcheux effets démographiques chez les Zandé comme dans Ankolé. La subsistance de la cour était mal assurée. Les tributs ne suffisant pas, le roi devait avoir des champs personnels. Le progrès de la technique et de la démographie n'a pas été favorisé par l'inefficacité des monarchies africaines sur le plan matériel. Est-il sage d'isoler arbitrairement les relations entre la densité de la population et l'organisation de l'espace ? La densité dépend d'autres facteurs et, par exemple, des techniques d'exploitation de la nature. Si un peuple africain était doué d'une organisation de l'espace supérieure à celle de ses voisins, s'il avait sur eux de l'ascendant (par le prestige de ses rois, ne fût-ce qu'en qualité de faiseurs de pluie), si ce peuple « supérieur » avait d'autre part une technique agricole médiocre, ne pouvait-il être conduit par une augmentation de la population non pas à relever sa densité et à intensifier son agriculture mais à étendre son domaine ? Encore ne faut-il pas être trop sûr de son fait ; il est exceptionnel en Afrique noire que la densité dépasse les possibilités offertes par les techniques ; par exemple, si une technique agricole africaine donne une possibilité de quarante habitants par kilomètre carré de superficie générale, il est rare que la densité réelle ne soit pas inférieure. Les divagations des populations africaines ont été liées non pas tant au manque d'espace agricole qu'à d'autres causes : souci de se procurer de la viande de chasse et de pratiquer le sport de la chasse, querelles de succession, départs de princes dépossédés et de leur suite, inquiétudes sanitaires et religieuses. Les déplacements de peuples, caractéristiques de la civilisation traditionnelle de l'Afrique noire et peu favorables à la capitalisation des excédents de la population, n'étaient donc pas imposés par une nécessité économique; ils correspondaient à une organisation de l'espace qui ne s'inscrivait pas dans les paysages par des routes, des ponts, des édifices, des aménagements agraires, toutes choses qui lient un groupe humain à son terroir d'autant plus solidement qu'il y a plus investi. Même relativement évoluée, l'organisation africaine de l'espace est restée pauvre en réalisations matérielles, « portative », et, de ce fait, complice des déplacements. Des populations en situation « obsidionale » dans de petites régions montagneuses de l'Afrique noire ont atteint de fortes densités ; leur organisation spatiale malhabile ne laissait à ces populations aucune possibilité d'expansion; leur résidence montagnarde leur a permis de résister aux périls extérieurs. Ces populations ont pratiqué des techniques agricoles particulièrement intensives (qu'elles n'ont pas inventées; elles appartiennent au fonds commun africain). Lorsque l'effet du facteur « refuge » s'ajoute à l'effet du facteur S

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« meilleure organisation de l'espace » toutes les conditions sont réalisées pour une densité de la population particulièrement élevée. Ce qui se vérifie au Ruanda : agriculture en partie intensive, population relativement enracinée, organisation féodale et monarchique contrôlant durablement l'espace. L'Ile de la Réunion, exemple de l'action prépondérante de la civilisation et de l'histoire, a une densité générale de 124 habitants au kilomètre carré et une densité générale agricole de 442 par kilomètre carré effectivement récolté (cela dans un pays sans industrie). Depuis le xvii c siècle la Réunion fut une nasse qui emprisonna des éléments successifs de peuplement. Les planteurs avaient la hantise de manquer de main-d'œuvre et de la payer trop cher. Après l'abolition de l'esclavage, ils recrutèrent des ouvriers aux quatre coins de l'Océan Indien (et même en Australie), alors que la population locale, bien employée, eût été suffisante. Nous trouverions le même processus dans toutes les îles à sucre. Les recherches récentes de M . J . Defos du R a u et la nouvelle carte au 1/50 000 de l'Institut Géographique National permettent de souligner le paradoxe d'une forte densité générale dans une île où une part considérable de la superficie est inutilisable. Sur les 2 500 kilomètres carrés de la Réunion, il faut d'abord déduire 400 kilomètres carrés du volcan actuel de la Fournaise. Des 2 100 kilomètres carrés restants, 600 sont cultivés; c'est le maximum possible (et probablement plus qu'il ne serait souhaitable). En effet, 36 % de l'île seulement ont des pentes inférieures à 15 %, ce qui ne signifie pas que ces 36 % soient cultivables dans leur entier ; ils comptent de hautes surfaces stérilisées par des affleurements rocheux. Dès aujourd'hui la superficie cultivée comprend des étendues dont la pente est supérieure à 15 % . U n carré de 4 kilomètres carrés autour de la « Grand-Place » de Mafate a une pente moyenne de 53 % . La violence des pluies rend délicate la mise en valeur des fortes pentes : 14 051 millimètres sont tombés en 1952 à Ravine Creuse (Takamaka), sur le versant au vent. Cilaos, bien que sous le vent, a reçu 1 872 millimètres en 24 heures. L'économie est dans l'entière dépendance de la canne à sucre qui assure par hectare un revenu seize fois supérieur à ce que vaudrait une récolte de maïs. Le proche avenir est terrifiant. Le croît de la population, faible jusque vers 1945, s'est affirmé depuis cette date; dans les prochaines années sera jeté sur le marché du travail un flot doublé de travailleurs dont il est impossible de prévoir l'emploi. La Réunion comptait 310 000 habitants en 1957; il n'y a aucune raison de penser qu'elle n'en aura pas 620 000 en 1987, alors que la surface cultivée est inextensible et que les progrès de la mécanisation réduisent l'emploi de la main-d'œuvre. Quelques possibilités restent heureusement offertes par la canne à sucre ; la preuve en est donnée par une comparaison avec la Barbade; ici la situation est en apparence plus grave, puisque la densité générale agricole est de 912 contre 442 à la Réunion. Mais la production de sucre par habitant (et par conséquent le niveau de consommation) est identique dans les deux îles : 650 kilogrammes

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par habitant et par an. Cette égalisation est due à ce que la canne à sucre prend à la Barbade une plus grande part de la surface cultivée (16 000 hectares sur 26 000 contre 35 000 sur 70 000 à la Réunion) et a des rendements bien plus élevés (9 400 kilogrammes de sucre à l'hectare contre 5 800 à la Réunion). Il est difficile d'améliorer le sort des populations rurales très denses dont l'agriculture a perdu les bénéfices assurés par la vente de produits chers et se restreint à nourrir la population locale. Le Bengale oriental est un bon exemple d'une telle situation. Un pays de 136 000 kilomètres carrés, dont 123 000 de plaines deltaïques; 80 000 kilomètres carrés sont cultivés; la population, 42 millions en 1951, a dans la plaine une densité générale de 342, une densité générale agricole de 525. La population étant essentiellement rurale (40 000 000 sur 42 millions), la densité rurale agricole est de 502. Dans le district de Tippera la densité générale est de 600, la densité générale agricole de 740 habitants par kilomètre carré cultivé. Donc un pays à très forte population rurale et agricole, où la population doit augmenter rapidement (le taux brut annuel d'accroissement étant d'environ 20 °/oo)Or le Pakistan oriental voit s'aggraver sa condition économique du fait qu'il se voue de plus en plus exclusivement à la production de vivres pour sa consommation. Autrefois le Bengale oriental était réputé pour sa production de jute : heureuse organisation qui permettait à un hectare de produire en jute une valeur supérieure à ce qu'il eût produit en riz. Avec la baisse des prix du jute les cultivateurs se donnent de plus en plus exclusivement au riz, qui se vend aisément dans ce pays sous-alimenté et demande moins de travail. Perte grave pour le Bengale oriental ; les ressources diminuent dans le moment où elles devraient augmenter. Une paysannerie de plus en plus dense consommera une part croissante de sa propre production, et finalement la consommera en entier, ne laissant rien pour les achats, les impôts et les dépenses de l'État. On peut s'amuser à poursuivre ce développement logique jusqu'au point où, l'État central n'ayant plus de ressources, ne subsisteront plus que des communautés rurales consommant tout ce qu'elles produisent et produisant tout ce qu'elles consomment. Le Bengale est le pays du monde le plus proche d'un tel schéma, avec sa population rurale pléthorique, ses villes faiblement développées (la population urbaine, avec 4,4 % de la population totale, a le pourcentage le plus bas du monde civilisé), ses industries squelettiques (les vrais ouvriers d'industrie sont 90 000, sur 42 millions d'âmes), sa pauvreté en sources d'énergie et en minéraux industriels. Bien entendu le « dépérissement » de l'État ainsi suggéré ne se produira pas; l'État prélèvera l'impôt quand il y aura encore quelque chose à percevoir, c'est-à-dire au lendemain de la récolte principale; les grands propriétaires soustraient et soustrairont, pour les dépenses à la ville, une partie des revenus ruraux. A Java, la situation sociale peut être plus propice à la paralysie économique; ici, pas de grands propriétaires, la propriété de la terre étant communale et les champs

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pouvant faire l'objet de redistributions entre les villageois; des techniques sociales nivellent les ressources; quand un propriétaire de rizière annonce que son riz est mûr, tout villageois peut se présenter pour moissonner et recevoir un salaire en riz proportionnel à son travail 1 . Comment sortir de telles impasses ? Limitation des naissances ; cultures commerciales intensives plus rémunératrices que les cultures vivrières et permettant d'acheter plus de vivres qu'il n'en aurait été produit si la même surface avait été consacrée à des cultures vivrières ; industries villageoises permettant de troquer les articles d'un village contre ceux d'un autre; cette dernière méthode recrée un mouvement économique; encore faut-il que par l'application inconsidérée d'un plan d'industrialisation par usines modernes on ne vienne pas rompre les circuits économiques établis entre villages; le village de céramistes qui échange ses poteries contre les cotonnades d'un village de tisserands sera ruiné comme ce dernier si une usine moderne supprime les métiers villageois. Nous avons étudié il y a vingt-cinq ans ces problèmes de l'industrie villageoise dans le cadre du delta du Tonkin. Tout cela ne peut assurer que de lents progrès. D ' o ù l'intérêt que peut susciter, dans les régions très peuplées du monde tropical, l'expérience chinoise des « communes du peuple ». Réduite à ses linéaments essentiels, cette expérience s'attaque à la racine même du problème posé à certaines populations pauvres par leur extrême pullulement démographique. Etant donné une population de 600 paysans (familles comprises) par kilomètre carré cultivé, population inévitablement pauvre et qui le sera encore plus lorsque, dans trente ans, elle aura doublé ses effectifs, la méthode appliquée en Chine consiste à retirer 300 personnes sur les 600, à s'assurer que la production agricole ne baissera pas (grâce à un remembrement foncier, à des travaux collectifs, à une rationalisation de l'effort) et à consacrer l'effort des 300 personnes devenues disponibles à des constructions de routes, de digues, d'usines, à des productions métallurgiques; les 300 personnes distraites de la terre seront nourries par le travail des 300 personnes restées sur la terre. Par cette ponction, qui exige une forte autorité et un plan lucide, la paralysie économique des campagnes pourrait faire place à une activité de nouveau ouverte. — Ce n'est pas la seule issue; dans un autre contexte économique, les campagnes japonaises, elles aussi très peuplées, voient se développer une sorte de révolution qui est de grand intérêt; une motorisation utilisant de très petits appareils (les moteurs sont généralement de 4 à 6 C V ) multiplie les possibilités de houage, de sarclage, d'irrigation, de pulvérisation. Le nombre de travailleurs ne diminue pas; ils donnent à la terre des soins encore plus intensifs ; la rapidité des façons agricoles permet de multiplier les récoltes ; si bien que la production par hectare augmente et avec elle 1. W . F. WERTHEIM, « Sociological aspects of inter-island migration in Indonesia », Population Studies, 1959, pp. 184-201.

CONTRASTES

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la productivité du travailleur. L'expérience japonaise est possible seulement dans le cadre d'un pays évolué, industrialisé, capable de produire des machines spécialisées.

CONTRASTES DE PEUPLEMENT DANS LE MONDE TROPICAL I9J9~I9

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Le sujet a son importance; thème de recherche scientifique, c'est aussi un sujet de large intérêt pratique. En effet, quand beaucoup se préoccupent, à juste titre, de relever la condition économique des populations pauvres, il est nécessaire de savoir l'état et les facteurs du nombre des hommes, vraie mesure des ressources. Quand on s'inquiète — à moins juste titre — du croît démographique rapide et d'un possible manque d'espace, il est bon de porter attention aux surfaces faiblement habitées; particulièrement étendues dans le monde tropical, ces lacunes de peuplement seront parmi les plus valables espoirs de la planète. Les facteurs des inégalités de densité ont particulièrement retenu l'attention. La maladie du sommeil était une cause de contraste de peuplement, puisqu'elle avait des effets différents au-dessus et audessous d'un certain seuil de densité; quelle est son incidence présente sur la géographie humaine de l'Afrique, après les progrès de la lutte contre le trypanosome et les tsé-tsé ? Le succès est tel qu'il donne à penser que, sauf désorganisation bien improbable des services médicaux, la trypanosomiase humaine n'est presque plus et ne sera absolument plus, à bref délai, un facteur agissant de géographie humaine. Les choses iront de même pour la trypanosomiase animale. Quelle révolution par rapport à l'insalubrité ancienne ! U n exemple de celleci fut présenté par une analyse du captivant ouvrage de Philip Beaver 1 ; la traduction du titre et de la dédicace donne une juste idée du livre : « Memoranda africains relatifs à une tentative d'établissement d'une colonie britannique dans l'île de Bulama, sur la côte occidentale d'Afrique, en l'année 1792, avec une brève notice sur les tribus voisines, le sol, les productions, etc., et quelques observations sur la facilité de coloniser cette partie de l'Afrique, et une étude de l'agriculture, et ses vues sur l'introduction des lettres et de la religion chez ses habitants, considérées surtout comme les moyens d'abolir progressivement l'esclavage africain »; « cet ouvrage est dédié à l'homme quelle que soit sa nation qui... fera plus pour l'introduction de la civilisation par l'agriculture et le commerce chez les habitants de la côte occidentale d'Afrique qu'il n'a été fait par l'entreprise qui est décrite dans le livre ci-dessus ». Titres et dédicaces bien touchants ; en fait, l'entreprise 1. P.

BEAVER,

African Memoranda, Londres,

1805.

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en question n'a rigoureusement rien réalisé pour l'adoucissement de l'esclavage ou le perfectionnement de l'agriculture et de l'élevage. La tentative fut un complet échec. Les colons furent victimes d'une terrible malaria; à son arrivée sur la côte africaine (3 juin 1792) l'expédition comptait 279 personnes; dès le 19 juillet 1792 la plus grande partie retourne en Europe, découragée dès le premier contact. Quatrevingt onze résolus — ou inconscients — restent, sous l'autorité du capitaine Philip Beaver, dont la force morale égale l'incompétence. Le résultat est parlant : des 91 personnes présentes le 19 juillet 1792, la fièvre en a tué 66 lorsque le 29 novembre 1793 Beaver évacue l'île de Bulama (ou Bolama), attribuant l'échec de l'entreprise non pas à des erreurs de principe et d'application, ni à l'insalubrité, mais au manque de résolution de ses compagnons (sa propre énergie lui ayant permis, nous dit-il, de surmonter des accès délirants dont il avait été frappé). Des remèdes plus efficaces que la force morale maîtrisent aujourd'hui plasmodes et anophèles; une révolution médicale sous nos yeux bouleverse la géographie humaine du monde tropical. Des faits raciaux pourraient-ils être à l'origine de certains contrastes de peuplement dans le monde tropical ? De nombreuses publications viennent d'être consacrées à la sicklémie (ou drépanocytose), état particulier du sang où les hématies ont une forme « en faucille » liée à l'hémoglobine anormale S ; la sicklémie assure une réelle protection contre le paludisme. Le problème est de savoir si une population sicklémique a au total une mortalité plus faible qu'une population non-sicklémique ; dans l'affirmative, la première devrait être plus dense que la seconde; ainsi pourraient être expliqués certains contrastes de peuplement. Est-il possible de trouver en Afrique nigritienne des cas de contact révélateur entre une surface malarienne densément peuplée parce que sicklémique et une surface malarienne faiblement peuplée parce que non sicklémique ? Il n'a pas été signalé d'exemples convaincants d'une telle situation. La connaissance des rapports de la sicklémie et de la population ne semble pas encore assez avancée pour autoriser des conclusions géographiques; faut-il même prendre pour certain que la sicklémie soit un trait original de la « race noire » ? La population de la plaine du lac Copaïs, en Grèce, compte 15 % de sicklémiques. Faut-il penser que la sicklémie caractériserait plutôt certains groupes de la race noire, ce qui permettrait de retracer le cheminement de ces groupes à travers l'Afrique ? Les observations réunies semblent prêter à la critique. La démographie de l'Afrique nigritienne est aujourd'hui prospère; ce continent encore peu peuplé prend un bon départ pour combler ses vides. Cependant certains peuples surprennent par leur faible fécondité; tels sont les Zandé (confins du Congo, de la République centrafricaine et du Soudan oriental), les Mongo (Congo), certains Swahili (particulièrement aux environs de Pangani, Tanganyika) et, dans une mesure moindre, les Ganda (Uganda), les Haya (au Tan-

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ganyika, sur la rive ouest du lac Victoria), les Masai, les Nupé (Nigeria). Ces situations démographiques méritent de retenir l'attention; elles peuvent être à l'origine de contrastes de peuplement. Les faibles densités des pays Mongo et Zandé sont associées à de pauvres évolutions démographiques ; mais des publications récentes montrent qu'il est difficile d'analyser les situations démographiques africaines quand elles posent des problèmes délicats. Le défaut d'état civil, l'inexactitude des recensements font que l'enquêteur ne dispose pas de notions précises sur les groupes d'âge, pas plus que sur la natalité ou la mortalité. Il est impossible dans ces conditions de déceler si le faible nombre des enfants est dû réellement à une pauvre fécondité des femmes en âge de procréer ou s'il est dû à une catastrophe démographique relativement récente qui aurait réduit la population en âge de procréer, cette catégorie de la population conservant cependant une fécondité élevée. Quand se révèle une telle situation, toute l'attention doit se porter sur la répartition de la population par âges. Faute de statistiques valables, il ne reste d'autre voie qu'une étude patiente, longue, coûteuse, de la démographie de groupes bien choisis, où l'enquêteur supplée, par la familiarité qu'il établit avec la population, au vague des informations officielles. Il est possible, par cette méthode, de savoir de manière utilisable l'âge de tous les habitants d'un village étudié et leur histoire familiale. C'est une méthode dispendieuse, qui doit être appliquée continûment au moins pendant douze mois par des chercheurs compétents, parmi lesquels doit se trouver un médecin. Les sondages rapides ne peuvent aboutir qu'à des hypothèses impressionnistes s'ajoutant à d'autres hypothèses. Des travaux récemment consacrés aux Haya et aux Ganda n'ont pas donné d'autre résultat, malgré la compétence de leurs auteurs; n'ayant disposé ni du temps ni des moyens nécessaires, ces enquêtes n'ont pu trouver les raisons d'une médiocre fécondité et se sont résignées à aligner des hypothèses, dont l'une est surprenante : une alimentation trop chargée en plantains n'est-elle pas soupçonnée de déterminer une faible fécondité ? Un fort contraste de peuplement s'affirme, sur la rive droite du bas Congo, entre les bas plateaux maritimes, qui ont dans leur ensemble une densité de 8 habitants au kilomètre carré, et les hautes collines du Mayumbe, qui en comptent 45. Le contraste est d'autant plus notable qu'il coïncide à peu près avec des différences physiques; les bas plateaux maritimes ont des sols sableux et pauvres, une maigre savane, un climat relativement peu pluvieux; le Mayumbe au contraire a de meilleurs sols sur roches cristallines, un climat plus humide et plus pluvieux, des forêts riches en palmiers à huile qui contribuent à assurer aux habitants nourriture et revenus. Pourtant, il n'est pas possible d'accepter une explication simple du contraste par l'action directe de conditions physiques inégales. Celles-ci ont agi, mais dans un certain contexte d'événements et de relations; on ne peut s'expliquer autrement que la limite humaine ne se superpose pas exactement à la

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limite physique. Il faut tenir compte de l'isolement du Mayumbe; par leur situation géographique, le Mayumbe et ses marges se sont trouvés à l'abri des entreprises esclavagistes qui dévastèrent le bas pays. L'estuaire du Congo fut le siège d'une activité esclavagiste qui a dépeuplé le territoire le plus accessible; il fut plus densément habité, comme le prouvent des traces de village et sa végétation, qui porte la marque du défrichement. Tombée du fait de l'esclavagisme audessous du seuil de densité qui assure une occupation suffisante pour que la tsé-tsé soit contrôlée, la région fut à la fin du xix c siècle victime d'épidémies de maladie du sommeil. U n problème de ce genre fut examiné dans le district de Bukoba (Tanganyika). De même, une étude des conditions naturelles du Kalahari a montré qu'elles ne sont pas responsables de la densité infime de la population; la plus grande partie du Kalahari ne mérite pas d'être placée parmi les déserts physiques; seule est en cause la civilisation des Bushmen, qui n'est ni le produit inévitable du milieu physique ni la conséquence d'une infériorité raciale. Ici, comme en bien d'autres cas, l'isolement a d'immenses effets géographiques. Un vif contraste de peuplement se marque entre la Colombie pacifique, avec ses quatre habitants au kilomètre carré, et les Andes colombiennes; l'analyse de ce contraste a souligné l'importance de traditions et de préjugés qui orientent les émigrants de la région andine non pas vers le pays pacifique, plus proche et plus facile à atteindre, mais vers l'Oriente amazonien, plus lointain et d'un accès moins aisé. Les transferts récents de colons javanais vers le district sumatranais des Lampong ont été étudiés comme une expression du contraste de peuplement entre les deux îles voisines; si les colons javanais récents sont surtout venus de leur propre mouvement, ce qui donne bon espoir pour l'avenir (puisqu'une telle émigration n'exigera pas une machinerie administrative coûteuse et compliquée), le résultat local n'est pas des plus satisfaisants; ces colons en effet, faute d'aménagement hydraulique, se livrent exclusivement au ladang, et glissent ainsi sur la pente de la dégradation technique. Des travaux récents d'O.H.K. Spate1 ont montré l'incidence des systèmes administratifs et fonciers traditionnels sur la localisation de la population. Il existe dans le monde tropical pluvieux d'immenses surfaces quasi désertes. Bien de semblable dans le monde tempéré. Mais cette différence ne peut trouver de justifications physiques décisives. En effet, dans quel état se trouvaient les pays tempérés voici trois siècles? Ils offraient alors d'immenses lacunes de peuplement : Amérique du Nord, Argentine, Sibérie occidentale, Australie du Sud-Est. Depuis trois siècles les lacunes du monde tempéré ont été en partie comblées, grâce à la civilisation moderne occidentale, douée d'une grande force i . The Fidjian people: economic problems and prospects (Législative Council o f Fiji Paper, 13), Suva, 1959.

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d'expansion démographique et technique. Forgée en Europe tempérée, cette civilisation a mis au point des techniques valables pour l'exploitation du monde tempéré; il n'est pas surprenant qu'elle se soit consacrée à la colonisation des lacunes tempérées et qu'elle ait négligé les lacunes tropicales, auxquelles ses techniques ne pouvaient s'appliquer directement. Dans les vides du monde tempéré l'Europe tempérée a établi aussi facilement ses hommes que ses techniques et ses mauvaises herbes. Le monde tropical demandait des adaptations délicates, surtout dans le domaine de l'insalubrité. Ces adaptations se font sous nos y e u x ; le monde tropical rattrape son retard technique. Les lacunes et les contrastes de peuplement du monde tropical peuvent être supprimés.

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I968-I969 Les migrations paysannes ont été examinées en pays yoruba, dans leurs rapports avec un exceptionnel réseau urbain. Les villes yoruba ne peuvent être comprises si on ne voit en elles une certaine f o r m e d'habitat agricole. Ibadan, un million d'âmes, contrôle un terroir de 30 kilomètres de rayon, 3 000 hameaux agricoles. Parmi les hommes adultes inscrits à Ibadan, 37 % tirent l'essentiel de leurs ressources de l'agriculture, qu'ils pratiquent pendant des séjours campagnards au cours de la saison pluvieuse. Plus fidèle encore au modèle ancien, Oshogbo, fondée vers 1800 par des Y o r u b a fuyant O y o . La majorité de ses 1 2 0 000 habitants vit directement de l'agriculture. A u centre de la ville, le palais de l'oba, le grand marché, le temple d'Oshun, la grande mosquée. La ville se divise en quartiers, dont chacun est dirigé par un chef, membre du conseil de l'oba; le quartier se subdivise en compounds comptant de 1 5 à 500 personnes; chacun d'eux se place sous l'autorité d'un patriarche. Apparaît clairement le j e u des trois techniques d'encadrement qui ont permis à la ville yoruba d'exister : résidence dans le compound, lignage patrilinéaire (culte des ancêtres, culte d'une divinité du lignage, disposition des terres du lignage, autorité du patriarche, chef, prêtre, j u g e , administrateur), cadre administratif et politique (l'oba, roi sacré; conseil de l'oba; chefs inférieurs). Cependant, les villes yoruba manquaient de force et de stabilité, avant l'intervention européenne qui les a consolidées. O y o l'Ancien, grande ville avec un rempart de 25 kilomètres de tour en 1826, avait disparu en 1 8 3 7 sous les coups des Fulani. Il est d'autres exemples de villes détruites par les Nordistes; le x i x e siècle fut désastreux pour les Y o r u b a , dont les villes se défendirent mal contre les attaques venues du N o r d . C e furent des réfugiés d ' O y o qui développèrent la ville

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d'Ibadan sur un site déjà distingué par des E g b a 1 . Il serait d'ailleurs inexact d'attribuer aux seuls Fulani les destructions de villes y o r u b a ; il ne m a n q u e pas d'exemples de villes détruites au cours de guerres intestines. O w u f u t rayée de la carte par les Y o r u b a d'Ifé, à la recherche d'esclaves à v e n d r e aux trafiquants de la région littorale. Les grandes villes d ' A f r i q u e noire ne p e u v e n t être expliquées sans u n recours à d e u x traits essentiels, le simplisme des équipements urbains, la faible c o n s o m m a t i o n m o y e n n e des habitants. Faiblement équipées, les villes détruites o n t disparu sans laisser de traces ; remparts et murs de terre ont f o n d u . L e vieil Ibadan, o ù v i t encore une grande partie de la population, b o n e x e m p l e de ville sous-équipée. D a n s l'Ibadan p r i m i t i f la surface était partagée en compounds, en pluricases à cour f e r m é e o ù se juxtaposaient les habitations des divers ménages c o m p o s a n t une grande famille. D'étroites venelles sinuaient entre les compounds. L e plan et la largeur de ces ruelles n ' o n t pas été modifiés ; elles restent inaccessibles a u x automobiles. La densité de la p o p u l a tion s'est alourdie, les compounds abritant plus de ménages qu'autrefois (la population m o y e n n e d ' u n compound est d'une centaine d'habitants) ; de ce fait, les cours intérieures ont à peu près disparu. L e surpeuplement ajoute à la c o n f u s i o n ; les maisons n'ayant pas de numéros, impossible de distribuer le courrier. U n e ville c o m m e Ibadan aurait peine à payer des équipements perfectionnés; la population a des gains modestes, et une faible capacité contributive; Ibadan doit c o m p t e r e n v i r o n 60 000 salariés industriels (y compris les ouvriers d u bâtiment), dont 15 000 appartiennent à des artisanats à faible outillage (parmi lesquels o n comptera les réparateurs d'automobiles, les i m p r i meurs, les fabricants de tampons, qui sont 223, les photographes : 397). O r , le salaire quotidien d ' u n ouvrier n o n spécialisé est officiellement de 5 shillings, et bien souvent de 2 sh 6 d seulement (ce qui fait 3,10 francs par j o u r ) . C o m m e n t , avec un tel gain, participer à un b u d g e t urbain ? L e prix m i n i m u m de la sobre nourriture quotidienne est 0,80 franc. Le niveau é c o n o m i q u e m o y e n est encore abaissé par le grand n o m b r e des h o m m e s en âge d'activité mais sans e m p l o i , chômeurs o u jeunes h o m m e s qui, au sortir de l'école, n ' o n t jamais p u trouver de travail. Peut-être Ibadan compte-t-il 50 000 inoccupés, soit 28 % des h o m m e s en âge de travailler. Sur ce total, 78 % appartiennent à la catégorie des ex-écoliers. Il y aurait donc 36 000 jeunes gens qui, ayant passé de six à n e u f ans à l'école, se trouveraient oisifs. Ils ne sont plus récupérables p o u r le travail des c h a m p s ; leur désir est de trouver une place d'apprenti et surtout de clerc : beaucoup de chômeurs suivent des cours de dactylographie (Ibadan c o m p t e 327 écoles payantes de dactylographie). E n attendant de trouver un e m p l o i : parasitisme familial.

1. C . J. AFOLABI OJO, Yoruba culture: a geographical attalysis, Londres, 1967; P . C . LLOYD, A . C . MABOGUNJE et B . AWE (eds), The city of Ibadan, Cambridge, 1967.

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L'artisanat textile traditionnel, en pays y o r u b a , n'était pas nécessairement citadin. Les Y o r u b a savaient dévider les cocons de la chenille qui se nourrissait sur les feuilles de Bridelia micrantha; ils mêlaient cette soie au coton, qui était tissé de d e u x façons très différentes. Les h o m m e s utilisaient un métier horizontal produisant des bandes de 12 centimètres de large, les f e m m e s un métier vertical livrant des tissus de 53 centimètres. L e tissage masculin reste pratiqué en certaines villes ( O n d o , O s h o g b o , Ibadan, O y o , Ilorin) et e x i g e de grandes cours o ù peut s'étirer la p r o d u c t i o n du métier horizontal. Les installations p o u r teinture à l'indigo s'imposaient aussi à l'attention par les vastes récipients de trempage, de lessivage des cendres, et les claies p o u r le séchage à l ' o m b r e . A côté de ces industries déclinantes, Ibadan m o n t r e un trait fort encourageant : des Y o r u b a particulièrement entreprenants parviennent, dans des conditions étonnantes de pauvreté de capital et de faiblesse de la f o r m a t i o n technique, à créer de petites industries n o n traditionnelles qui fabriquent des objets de t y p e européen et assurent des réparations, à des p r i x assez bas p o u r être accessibles à la clientèle locale : fabriques de meubles, réparations d'automobiles, f o r g e de lits et de chaises en fer 1 . L'agriculture donne un f o n d e m e n t stable à la population d'Ibadan ; plus encore à celle d ' O s h o g b o . La population de Lagos, qui n'a pas cet ancrage paysan, est dans une situation plus aventurée ; les paysages de bidonvilles et les conditions sociales qui les a c c o m p a g n e n t y sont plus affirmés. Immensité et i n c o m m o d i t é de cette ville de sept cent mille âmes; les ouvriers des usines l o g e n t souvent à 10 kilomètres de leur lieu de travail; leur salaire ne leur p e r m e t pas de payer l'autobus (l'aller et retour coûterait le cinquième du salaire quotidien) ; la seule solution est de parcourir chaque j o u r 20 kilomètres à p i e d ; mais c o m m e n t avec cela travailler correctement huit heures par j o u r à l'usine ? Les paysans baoulé de C ô t e - d ' I v o i r e émigrent volontiers, tout en éprouvant quelque peine à s'urbaniser. Plus exactement, tandis que les migrants masculins sont avant tout colons agricoles, les migrantes féminines, moins nombreuses, se dirigent vers les villes, o ù elles acquièrent un statut d'indépendance qui leur paraît préférable à la dépendance o ù les place au village l'autorité d ' u n é p o u x o u d ' u n frère. Les v i e u x bourgs haoussa, c o m m e Birni N ' K o n n i , résidences princières et anciennes étapes d u c o m m e r c e de caravanes, n'étaient pas, à la différence des villes y o r u b a , des lieux d'abri p o u r les r u r a u x 1. Bien entendu, Ibadan est une ville morcelée: le morcellement tribal est renforcé par le morcellement religieux et le morcellement économique. Particulièrement frappant est le cas de la colonie haoussa, isolée par son caractère tribal (il vaudrait mieux dire national), son activité économique (achat de noix de kola, vente de tissus) et sa religion musulmane : non qu'il n'existe pas d ' Y o ruba musulmans; mais les Haoussa sont des musulmans particulièrement rigoristes qui ont adhéré à la confrérie tidjaniya, qui leur impose des manifestations dévotes d'une ferveur exaltée.

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et les centres nerveux des territoires qu'elles contrôlaient politiquement ; la vie des campagnards n'était pas centrée sur la ville ; les marchés ruraux avaient plus d'importance que le commerce citadin 1 . C'est un véritable laboratoire expérimental pour l'étude des villes africaines, ou tout au moins d'un certain type de ville africaine, que Pointe Noire. En effet, cette ville, née en 1922, compte 100 000 âmes en 1966, au cœur d'une contrée pauvrement peuplée (le département du Kouilou, hors la ville de Pointe Noire, dénombre seulement 45 000 âmes sur ses 13 000 kilomètres carrés). Une excellente étude2 souligne les grands enseignements d'une telle situation. En un pays qui n'a jamais connu un fort peuplement, la voie ferrée CongoOcéan et la création de Pointe Noire ont déclenché un vif exode rural ; la ville, énorme par rapport à son département (elle rassemble 70 % de la population de celui-ci), a des caractères économiques qui permettent de mieux comprendre son gigantisme. Avant toute intervention européenne, qu'elle fût indirecte sous forme d'achat d'esclaves ou directe sous forme d'administration coloniale, la contrée était déjà faiblement peuplée. Les conditions naturelles exigeaient-elles qu'il en fût ainsi ? Le climat ? La partie littorale est remarquable par l'extrême irrégularité des pluies d'une année à l'autre. Pointe Noire, moyenne annuelle de 1 264 millimètres, minimum de 299 en 1958 et, en 1961, un maximum de 2 048 millimètres. Deux cent quatre-vingt-dix-neuf millimètres en un an sous une telle latitude, c'est l'échec assuré des récoltes. Les habitants de la région côtière, des Vili (qui sont des Kongo), en cas de sécheresse, envoyaient leurs enfants « en pension » chez des Y o m b é (autres Kongo, et en somme des cousins proches) de l'intérieur, où le climat plus arrosé écartait tout danger de sécheresse ; des familles Vili au grand complet allaient en pays yombé, s'établissaient sur une parcelle de terre avec l'autorisation du village propriétaire et y faisaient un essart à manioc dont elles récoltaient le produit avant de redescendre vers la mer après la fin de la sécheresse. Ces inconvénients, et le commerce négrier, n'empêchaient pas la région littorale d'être un peu moins mal peuplée que l'intérieur; tout au moins dans le Sud, où le royaume de Loango monopolisait les relations avec les Européens. La colonisation n'entraîna pas une rénovation économique. Les tentatives de plantations européennes (caféiers) échouèrent; la population locale n'orienta pas son activité vers une agriculture commerciale. La recherche de l'or et le bûcheronnage agissaient à l'inverse de la fixation de la population dans des activités agricoles commerciales. Les ravages de la maladie du sommeil, probablement favorisés par le portage, la construction du chemin de fer Congo-Océan poussèrent au dépeuplement de territoires déjà faiblement occupés. 1. D. CHIROT, « Urban and rural économies in the Western Sudan : Birni N'Konni and its hinterland », Cahiers d'Etudes africaines 8 (32), 1968, pp. 547-565. 2. P. VENNETIER, Pointe Noire et la façade maritime du Congo-Brazzaville, Paris, 1968.

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Le choix de Pointe Noire en 1922 comme port du chemin de fer Congo-Océan, l'aménagement du port, l'établissement en 1949 à Pointe Noire du chef-lieu du Moyen Congo, consacrèrent la fortune d'une ville qui, partie de rien, compte 100 000 âmes en 1966 et a prélevé une partie de sa population sur les territoires alentour, si bien que la majorité des Vili habite aujourd'hui dans la ville. Le niveau économique de la population : sur 25 000 hommes adultes capables de travailler, 11 000 ont un salaire régulier, 7 750 ont des gains irréguliers, 6250 ne gagnent rien. Parmi les 11 000 salariés réguliers, 53 % gagnent moins de 200 francs par mois. Ceux qui ont des gains irréguliers (obtenus par l'artisanat, ou en transportant des marchandises sur de légères poussettes) ont des revenus plus faibles. Les 6 250 adultes sans revenus parasitent des parents. Les ressources des ménages sont améliorées par les récoltes qu'obtiennent 36 % des femmes adultes sur de petits champs aménagés autour de la ville. Ainsi se maintient, même dans la cité, la spécialisation agricole des femmes kongo; et ainsi s'équilibrent les budgets familiaux. On mesure la différence par rapport aux villes yoruba, où les hommes pratiquent une agriculture commerciale tandis que les femmes se livrent au négoce. Les femmes de Pointe Noire se livrent à de minuscules transactions qui leur laissent de menus profits dans le cadre d'un niveau de vie très modeste et de la sous-administration : par exemple elles achètent à des vendeurs venus de la campagne quelques cannes à sucre, les pressent, font avec leur jus quelques litres de vin de canne, qu'elles vendent avec un petit bénéfice, sans payer aucune taxe sur les boissons alcoolisées. Par vente fractionnée, le kilogramme de sucre est revendu quatre fois son prix d'achat. Cette ville de 100 000 habitants, mais de peu de ressources, compte seulement 2 000 abonnés à l'eau (pour 120 kilomètres de canalisations) et 4 000 abonnés à l'électricité. Que penser d'une ville de 100 000 âmes se dressant dans une sorte de désert humain (bien que les conditions naturelles ne soient pas hostiles à la présence d'une population rurale appréciable qui assurerait l'alimentation de la grande ville) ? Un fait extraordinaire : en certains moments de l'année, Pointe Noire ne peut trouver à se ravitailler en manioc dans ses environs et doit l'acheter à 500 kilomètres, dans une région productrice proche de Brazzaville. Le manioc est alors plus cher à Pointe Noire qu'à Brazzaville. En Zambie, pays faiblement peuplé (3 habitants par kilomètre carré), des migrations, temporaires ou définitives, d'une grande importance relative, se font vers les villes, surtout vers la constellation urbaine du Copperbelt; ces migrations prennent une telle ampleur qu'elles menacent de gonfler abusivement les villes et de réduire la densité rurale à un niveau si bas qu'il devienne impossible d'assurer aux populations rurales un équipement correct en routes, hôpitaux, écoles. Les autorités prennent ou voudraient prendre des mesures pour ralentir ou même arrêter l'exode rural. Ces mesures sont inefficaces; les rémunérations sont bien plus élevées dans les villes. Les

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investissements qui permettraient que la vie dans les campagnes soit aussi attrayante qu'à la ville dépassent les possibilités du budget zambien, bien que celui-ci soit généreusement alimenté par les revenus du cuivre. Les autorités administratives, britanniques puis zambiennes, ont toujours pensé que la dispersion de l'habitat rural, qui prédomine en Zambie, était responsable de l'exode ; ces autorités ont donc tenté à de multiples reprises de substituer à la dispersion un habitat rural concentré. Elles ont échoué dans leurs tentatives, probablement mal fondées 1 . E n réalité, les conditions de l'agriculture en Zambie, où les hommes ont peu à faire, et où l'essentiel de la besogne revient aux femmes, ont pour effet de permettre aux hommes une grande mobilité, qui finit par entraîner la mobilité du reste de la famille. L'Inde fait apparaître un autre style de relations entre les campagnes et les villes ; la ville yoruba est en relation intime avec sa campagne ; Pointe Noire a grandi dans un territoire très faiblement peuplé, et a contribué à vider ce territoire de sa population. Dans l'Inde (République indienne) des campagnes très peuplées, et en croissance démographique rapide, sont dépourvues de possibilités de migrations. Les villes ne leur offrent pas de débouchés proportionnés à l'augmentation de la population rurale. Une telle situation a été examinée dans des villages du Telangana : Togarrai, Gudi-Hathnoor, Kankamamidi 2 . U n type particulier de migration rurale, malheureusement trop fréquent en Afrique : les réfugiés politiques. Des enquêtes récentes sur place 3 ont permis de consacrer une étude aux réfugiés angolais établis au Bas-Congo (Congo-Kinshasa). Leur nombre s'élevait à 150 000 en 1966 ; une partie d'entre eux a pu s'établir à la campagne, dans des terroirs peu peuplés, parmi des paysans de la même ethnie kongo. Le résultat de cette migration a été de faire passer la densité de la population, en certaines circonscriptions administratives frontalières, de 7 habitants au kilomètre carré en 1959 à 27 en 1966 (territoire de Songololo). Les réfugiés cultivent des terres qui leur sont concédées (moyennant une rétribution) par les autochtones qui ont des droits sur elles. Cette migration pose des problèmes; les immigrants ayant un taux d'infection par la maladie du sommeil bien plus élevé que les autochtones, l'organisation médicale devrait être renforcée. Il est d'autre part permis de penser que le raccourcissement des jachères qu'entraîne la brusque augmentation de la population n'est pas sans 1. G. KAY, A social geography of Zambia, Londres, 1967; Social aspects of village regrouping in Zambia (University of Hull Publication, 7), 1967. 2. Grâce aux études menées sous la direction de M . J . Gallais, professeur aux Facultés des Lettres et Sciences Humaines de Strasbourg et R o u e n (Mission d'études socio-économiques des villages de l'Andra-Pradesh, 1967-1968). Des problèmes de géographie agricole indienne ont été évoqués à cette occasion, et des comparaisons ont pu être faites avec les méthodes de développement agricole appliquées à Taiwan (J. VELLY, « Etude de quelques facteurs de productivité de la riziculture à Taiwan », Agronomie tropicale (2), 1964, pp. 506-516). 3. Y . VAN WETTERE-VESHASSELT, Communication présentée à l'Académie Royale des Sciences d'Outre-Mer (Bruxelles) le 25 mars 1969.

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danger pour les sols; des réformes agronomiques seraient fort utiles. Ces recherches se sont placées dans le cadre d'un examen plus général de la répartition de la population dans l'ouest du Congo-Kinhsasa ; on a insisté, à cette occasion, sur l'extrême intérêt que présentent, pour les études consacrées à la régionalisation, les cartes de densité et de localisation de la population 1 .

1. H . NICOLAI, Divisions régionales et répartition de la population dans le SudOuest du Congo, Bruxelles, 1968.

PROBLÈMES

D'AGRICULTURE

ET

D'ÉLEVAGE

GÉOGRAPHIE TROPICALE ET AGRICULTURE

I9J4-IPJJ Si nous nous refusons à suivre certains auteurs qui donnent à l'agriculture un seul lieu de naissance, qui serait l'Asie tropicale, il est très probable que l'Asie tropicale a vu naître une agriculture, et que cette agriculture a été influencée par les conditions tropicales (culture de tubercules, et culture inondée de tubercules). Tandis qu'une agriculture de « planteurs » naissait en Asie tropicale, une agriculture de « semeurs » se formait dans l'Inde sèche et en Asie occidentale. La riziculture inondée a pu faire la synthèse des pratiques tropicales et tempérées, le riz étant une plante très apte à cette opération, puisqu'il a les racines d'une plante de sol sec et qu'il est une plante spontanée des lisières de marais. C. O. Sauer a fait très judicieusement et très ingénieusement remarquer que la différence entre une agriculture de « planteurs » et une agriculture de « semeurs » se retrouve en Amérique précolombienne; les agriculteurs du Nord de l'Amérique du Sud et des Antilles ont mis au point la culture de tubercules (manioc et patates, et non plus taro et ignames), tandis que les Amérindiens du Mexique et de l'Amérique du Nord se consacraient au maïs. C. O. Sauer a aussi attiré l'attention sur le fait que les « planteurs » d'Asie ont domestiqué les animaux de la maison (chien, poules, porcs), tandis que les « semeurs » asiatiques ont domestiqué les animaux de pâturage. L'étude des origines de l'agriculture tropicale a conduit à examiner l'introduction des techniques agricoles et des plantes cultivées en Afrique tropicale. Parmi les types d'agriculture tropicale qui ont fait l'objet de monographies particulières, une attention spéciale a égé accordée aux «jardins » de Java et de l'Asie du Sud-Est. L'étendue de ces jardins est contrôlée par la densité de la population rurale (la surface de ces jardins par rapport à la surface totale est d'autant plus grande que la population est plus dense), par le relief (les jardins ne sont pas à leur place dans les terres trop inondées), par les débouchés commerciaux (les produits des jardins se vendent bien à proximité des villes), par

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LEÇONS

DE GÉOGRAPHIE

TROPICALE

l'histoire (plus l'occupation humaine est ancienne, plus les jardins ont chance d'être vastes), par la nature des rapports de l ' h o m m e avec la terre (une population stable et enracinée aura des jardins plus vastes). Il est apparu qu'il y avait quelque danger à suivre certains chercheurs qui voudraient lier l'existence et l'étendue des jardins à la nature des droits familiaux : une population de droit maternel aurait plus tendance à développer des jardins qu'une population de droit paternel. L'importance des jardins en pays vietnamien ne semble pas confirmer ces vues. Les jardins sont une f o r m e ancienne, originelle, primaire, d'une agriculture qui est surtout agriculture de « planteurs ». Le ladang est une f o r m e non moins originelle et primaire, mais qui convient mieux à une agriculture de « semeurs ». Des formes très rudimentaires de ladang ont été examinées chez les Zandé, où a été décrite une technique particulièrement simple, qui ne recourt à aucun outil. Pour certains de leurs champs en effet (pas pour tous) les Zandé se contentent de brûler la savane ; quand l'herbe a repoussé, les Zandé sèment l'éleusine entre les brins d'herbe; après trois semaines, ils arrachent l'herbe à la main, puis recommencent cette opération aussi souvent qu'il est nécessaire. Le champ n'a pas été défriché, ni houé ; aucun instrument n'a été utilisé pour le sarclage. Le système chitéméné des Lala de Rhodésie du N o r d est différent, quoique rudimentaire ; ce qui prouve bien que les systèmes rudimentaires ne sont pas déterminés par les conditions naturelles; celles-ci ne sont pas très différentes du pays zandé au pays lala. Les traits essentiels du système chitéméné des Lala sont les suivants : chaque année, une famille lala défriche environ 7 hectares de forêt claire; les arbres sont abattus et tronçonnés, les branches débitées ; tout le matériel végétal obtenu est entassé en meules qui couvrent au total 50 ares seulement. Les meules sont incendiées, et l'éleusine est semée exclusivement sur les cendres. Par conséquent 50 ares seulement portent une récolte sur une étendue défrichée de 7 hectares. C o m m e d'autre part il est fait une récolte unique, et que la jachère arbustive dure environ 20 ans, une famille lala doit disposer de 7 X 21, soit 147 hectares pour vivre. C o m m e 60 % seulement du pays sont cultivables par cette méthode, une famille doit disposer d'un espace total de 245 hectares, ce qui donne une densité de p o p u lation théorique de 2,6 habitants par kilomètre carré. Encore le système se dégrade-t-il, du fait d'une rotation irrégulière des défrichements. Agriculture rudimentaire, mais non inévitable; d'autres systèmes agricoles seraient possibles, qui, en particulier, accorderaient de l'attention aux terres basses et inondées des dambo. Les M a y a du Yucatan pratiquent un ladang rudimentaire, mais plus productif (en partie grâce à un plus grand discernement dans le choix des terres). Les Totonaques de la côte orientale du M e x i q u e ont un ladang sensiblement plus évolué; ils ont su s'adapter à un climat particulier; c o m m e la saison « sèche » est peu marquée, grâce à un abondant crachin qui rappelle dans sa nature aussi bien que dans son

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AGRICULTURE

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origine et ses conséquences le crachin du Tonkin, les Totonaques obtiennent deux récoltes de maïs par an sur le même champ. Ils font des sarclages particulièrement soigneux, allant jusqu'à recueillir les graines des mauvaises herbes pour éviter qu'elles ne se répandent sur les champs. Enfin les Totonaques ont donné la mesure de leur ingéniosité en donnant une valeur commerciale à la jachère forestière; c'est en effet sur la forêt secondaire qu'ils cultivent la vanille, leur principal article de commerce. Voilà donc une agriculture traditionnelle en pleine évolution, dont l'étude conduit à celle d'agricultures tropicales à fins principalement commerciales. Comment s'explique la remarquable réussite des plantations de caféiers du pays d'Antioquia (Colombie) ? Il est apparu que, si les conditions physiques ont eu leur part (et surtout l'altitude, très favorable au caféier Arabica), les conditions historiques et sociales ont joué un rôle prépondérant. La formation d'une nation antioquienne d'ascendance surtout européenne, d'une nation nombreuse et, chose exceptionnelle en Amérique du Sud, orientée vers la petite propriété, a préparé la réussite caféière. Ce n'est pas à dire que la culture du caféier soit vraiment intensive; bien des traits rudimentaires subsistent encore. Une grande variété de types de plantations de caféiers apparaît à travers le monde tropical : très petites plantations peu productives (Ruanda-Urundi), petites plantations à technique extensive (Antioquia), petites plantations à technique intensive (Costa Rica), grandes plantations à technique extensive (Sâo Paulo), grandes plantations à technique intensive (Kenya). La variété même de ces types de plantations révèle qu'il n'est pas permis de donner à ces types des causes physiques. Ce sont évidemment des facteurs humains (sociaux, historiques, économiques) qui sont responsables. D'une façon plus générale, il n'est pas possible d'expliquer les divers niveaux techniques de l'agriculture tropicale par les conditions physiques tropicales, de même qu'il serait vain de vouloir expliquer par un « potentiel agricole » mythique la puissance et la durée ou l'impuissance et l'instabilité des civilisations. Dans un certain cadre physique, qu'il faut étudier aussi soigneusement que possible et qui a une certaine action d'inflexion, les civilisations appliquent leurs techniques de production matérielle et d'organisation spatiale. Le succès des civilisations s'explique par les capacités de développement que présentent leurs techniques diverses, et par la chance ou l'art qu'elles ont eus d'assimiler les techniques d'autres civilisations. Mais il n'est pas d'une bonne méthode en géographie d'examiner d'une part le milieu physique, et d'autre part les aspects humains. Le monde physique n'existe que dans la représentation que les hommes s'en font. L'écologie humaine est plus riche de représentations humaines que de facteurs objectifs.

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TROPICALE

AGRICULTURE ET SOLS EN AFRIQUE TROPICALE

Le problème posé était le suivant : existe-t-il des relations évidentes et directes entre la qualité des sols tropicaux africains et les techniques agricoles traditionnelles? Il a fallu tout d'abord étudier l'action des conditions climatiques des Tropiques pluvieux sur l'agriculture, en dehors de l'action même des sols. Si, à première vue, le climat tropical pluvieux semble propice à des récoltes plus abondantes que le climat tempéré, en pratique la supériorité des rendements tropicaux (toutes choses égales d'ailleurs) n'est pas très marquée, si même elle existe; certains facteurs interviennent qui réduisent les avantages apparents du climat chaud et pluvieux ; par exemple, en matière de radiation solaire, l'avantage de l'équatorial sur le tempéré est compromis par la nébulosité ; en climat tropical la forte insolation de la saison sèche est en pure perte. D'autre part l'optimum de la synthèse des hydrates de carbone en partant du gaz carbonique de l'air se place entre 20 et 25 0 ; l'activité de la synthèse s'affaiblit au-dessus de 25 0 . A u contraire la décomposition des hydrates de carbone en C O 2 et en eau reste très active au moins jusqu'à 50°. La pluie peut être surabondante (lessivage et érosion); le déficit de saturation peut exercer une action déprimante même dans des stations à pluies équatoriales. E n f i n l'absence de jours longs doit être prise en considération. Il est des caractères communs aux sols de l'Afrique tropicale pluvieuse. Parmi ces traits, la tendance à la latéritisation a retenu particulièrement l'attention. Si la notion même de latérite se prête à des définitions diverses, la latéritisation, la tendance pour un sol à perdre sa silice et à se gorger d'hydroxydes de fer et d'alumine (c'est-à-dire d'éléments inertes) est incontestable. Le terme de cet engorgement n'est pas nécessairement la cuirasse (qui ne se f o r m e que dans des conditions particulières de fixation des hydroxydes). A la lumière des analyses récentes il a été montré qu'il existe plus d'un processus de latéritisation; les vues du pédologue d'Hoore permettent de rendre compte de toutes les situations : l'accumulation « absolue » est l'apport dans un site considéré de sesquioxydes venus de l'extérieur ; l'accumulation « relative » vise le maintien sur place des hydroxydes d'origine locale, tandis que les autres éléments du site sont exportés. Il ne semble pas que l'agriculture puisse être tenue pour responsable de l'accélération des processus de latéritisation; un horizon latéritique est probablement en train de se former sous l'actuelle forêt congolaise. Existe-t-il des différences systématiques entre sols de savanes et sols de forêts ? La discussion d'une pareille question a exigé d'abord une prise de position sur l'origine des savanes. Il est apparu que le feu était un élément caractéristique, inévitable et indispensable des savanes.

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ET SOLS EN AFRIQUE

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Pas de savanes (sauf exceptions très localisées) sans feux annuels. Mais le feu est-il nécessairement d'origine humaine? Les vues les plus récentes sur ce sujet ont été exposées. Nous n'en restons pas moins fidèle à un schéma qui fait de l'homme incendiaire le principal responsable des paysages de savanes. Des exemples pris en Assam ont fait comprendre comment ont pu se préparer les végétaux qui ont pris possession des savanes quand les circonstances furent favorables à leur expansion. Dans l'ensemble les sols de savanes sont moins fertiles que les sols de forêt; mais le passage de l'état de sol de forêt à celui de sol de savane se fait vite ; et il ne semble pas que les sols de savane se dégradent; ils se maintiennent au niveau de fertilité qu'ils ont atteint. Certes, il est intéressant de remarquer que le vent, après l'incendie, emporte des poussières qui privent le sol d'éléments fins (et de silice) ; mais il est raisonnable de penser que les poussières enlevées en un point de la savane se déposent en un autre point de celle-ci. La perte absolue ne peut être considérable. L'attention a été ensuite attirée sur un point essentiel. La faiblesse principale des sols tropicaux : ce sont, sauf exception, des sols bruts ou dégradés et non pas des sols améliorés par l'action humaine. Les techniques agricoles habituellement utilisées dans les régions intertropicales ne procèdent à aucun investissement sous la forme d'aménagements du terroir ou d'épandage de fumier. Quelle que soit la pauvreté de ces sols, les hommes n'ont généralement rien fait pour en maintenir ou en exalter la fertilité. Les potentialités de ces sols n'ont pas été développées. En partant de ces diverses considérations, des cas concrets ont été examinés avec le souci de montrer qu'il était généralement impossible d'associer à une qualité particulière des sols les agricultures intensives et les fortes densités rurales qui s'observent de loin en loin en Afrique. Les exemples d'agriculture très extensive avec très faible population ( K w a n g o ; pays nyangwara du Sud du Soudan) ont été pris dans des régions à faible fertilité; mais, pour faible qu'elle soit, celle-ci n'empêcherait pas une population plus nombreuse (car la superficie cultivable dans le cadre des techniques locales est bien loin d'être entièrement exploitée) ni de meilleures techniques; disons même qu'elles rendraient celles-ci particulièrement nécessaires. Les fortes densités que permet au contraire la culture de l'ensété dans le Sidamo (Éthiopie) sont liées non pas à une particulière fertilité du sol mais à une technique agricole intensive qui crée par une abondante fumure un sol artificiel pour cette plante si particulière (l'ensété est en effet un bananier cultivé pour ses nervures riches en amidon; il s'agit là d'une agriculture très spéciale à l'Afrique tropicale du N o r d Est). Les fortes densités de certaines parties guinéennes de l'Afrique occidentale (pays adioukrou en Côte-d'Ivoire, palmeraie de PortoN o v o , pays ibo en Nigeria) sont apparues comme associées à des conditions sociologiques, historiques, commerciales et non pas à des faveurs pédologiques.

ijo

LEÇONS

DE GÉOGRAPHIE

TROPICALE

A u terme de ces recherches, les sols de l ' A f r i q u e tropicale p l u vieuse ont été classés en trois catégories. Les sols fertiles (sols v o l c a niques récents, sols noirs t y p e « regar », alluvions modernes) ne c o u vrent pas plus de I à 2 % des 15 millions de kilomètres carrés de l ' A f r i q u e intertropicale pluvieuse. Les surfaces stériles (cuirasses latéritiques en affleurement, affleurements r o c h e u x , pentes trop fortes) ne f o n t pas plus de 1 à 2 % . T o u t le reste de l ' A f r i q u e tropicale pluvieuse est constitué de sols « possibles », pauvres, mais suffisamment meubles p o u r être cultivés parce que de c o m p o s i t i o n surtout sableuse. Ils sont cultivables sans être fertiles. C o m m e la superficie effectivement récoltée chaque année en A f r i q u e tropicale pluvieuse ne dépasse pas 500 000 kilomètres carrés (pour une superficie totale de 15 millions) les sols africains ne sont pas dans leur ensemble soumis à une e x p l o i tation très poussée. Il est permis de terminer sur une note d'espoir; d'une part l'étendue des sols « possibles » est i m m e n s e ; d'autre part les exemples donnés montrent que la médiocrité de ces sols n'est pas un obstacle à une agriculture plus intensive et à une population plus nombreuse.

LES PLANTATIONS TROPICALES

: ETUDE

GEOGRAPHIQUE

L e cours ayant un objectif limité a u x petites plantations paysannes, la préoccupation sous-jacente était la suivante : dans une é p o q u e o ù il est tant — et si légitimement — parlé de sous-développement 1 , les plantations paysannes méritent de retenir l'attention; ne sont-elles pas un m o y e n sûr et relativement simple de remédier à la pauvreté des paysanneries tropicales, en les arrachant à l ' é c o n o m i e de subsistance (génératrice de sous-développement) et en les amenant à une é c o n o m i e commerciale (qui les fait accéder à un niveau é c o n o m i q u e supérieur ?). C ' e s t dans cet esprit q u e des cas significatifs ont été étudiés. V o i c i d'abord, en Nigeria, le pays y o r u b a producteur de cacao : 21 000 k i l o mètres carrés, 2,2 millions d'habitants, 104 habitants par kilomètre carré. La réussite est incontestable : les exportations annuelles de cacao sont en m o y e n n e de 100000 tonnes; le cacao représente 60 % en valeur de la p r o d u c t i o n agricole des 21 000 kilomètres carrés considérés, et 23 % de la valeur des exportations nigérianes; le cacao assure une rémunération d u travail bien supérieure a u x autres spéculations agricoles; un hectare de cacaoyers rapporte net, dans le cadre d ' u n échantillon de six villages, 685 shillings p o u r 530 heures de travail, un hectare de plantes vivrières 227 shillings par an p o u r 750 heures de travail (les sommes d'argent indiquées correspondent 1. Cf. infra, pp. 191-195 (notre cours de 1956-1957).

LES PLANTATIONS

TROPICALES

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à la valeur de la production, consommation comprise; la contrevaleur des heures de travail de l'exploitant, à 7 pences l'heure, a été déduite de la valeur de la production; si cette déduction n'est pas faite, les rapports bruts sont respectivement de 839 et 677 shillings); le pays cacaoyer yoruba a un niveau de consommation supérieur au reste du Nigeria (achats bien plus importants de tissus, de bicyclettes, d'automobiles). Cette réussite ne repose pas sur des conditions naturelles excellentes; les pluies sont à peine suffisantes; en pays cacaoyer yoruba elles se tiennent entre 1 500 millimètres au Sud et 1 125 millimètres au Nord (l'isohyète de 1 125 millimètres donne ici la limite septentrionale du cacaoyer). Les conditions pluviométriques entre 1 125 et 1 500 millimètres sont donc marginales; elles le sont d'autant plus qu'une saison sèche bien marquée sévit de novembre à février, avec une atmosphère dangereusement sèche en ce dernier mois. Ce n'est pas là vraiment le climat du cacaoyer. Le relief est propice par son calme. Les sols sont médiocres, mais possibles s'ils sont comparés à ceux de contrées voisines; en effet la limite méridionale du pays cacaoyer yoruba est donnée par la limite entre le complexe de base cristallin (qui porte de « bons » sols) et les sédiments tertiaires du Sud (qui portent de « mauvais » sols). Bien que le climat du Sud, avec ses pluies plus abondantes et plus régulières, soit plus propice au cacaoyer, celui-ci dépérit vite, du fait de la pauvreté des sols méridionaux. Au total les conditions physiques du terroir cacaoyer yoruba sont plus une addition d'indifférences que de faveurs ou d'hostilités. La réussite cacaoyère yoruba sera due à l'homme et non pas à une prédisposition physique particulière. Un aspect des conditions naturelles n'a pas encore été examiné : il s'agit de la situation géographique du pays yoruba. Elle est excellente ; en effet le bon port de Lagos, très proche, donne de grandes facilités aux exportations. Le pays yoruba dispose des facilités « guinéennes » qui assurent aujourd'hui la prospérité relative des pays guinéens et font apparaître par contraste comme délicate la situation économique des pays soudanais. Mais les Yoruba ont su exploiter leurs chances en montrant un grand empressement à développer et à améliorer les routes ; on a vu souvent des villages faire eux-mêmes les terrassements et payer les ponts par souscription; il apparaît donc ici un élément humain de grande importance : la population yoruba conçut très vite l'intérêt économique de bonnes voies de communication, et se révéla très ouverte aux innovations. Le résultat est brillant ; pas un point du terroir cacaoyer n'est à plus de 10 kilomètres d'une bonne route automobilable; le prix des transports est insignifiant (16 francs français de 1953 par tonne-kilomètre; 1,60 francs par kilomètre-voyageur); la tonne-kilomètre par porteur revient à 500 francs. Les camions automobiles appartiennent à des Yoruba qui peuvent consentir de pareils taux parce qu'ils sont négociants en même temps que transporteurs (et peut-être parce qu'ils tiennent mal leur comptabilité). Pourtant les Yoruba n'ont pas résolu de façon correcte les problèmes

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posés par un régime foncier qui a chez eux les mêmes traits que dans le reste de l'Afrique noire; le collectivisme existe ici comme ailleurs. Si un individu a le droit de créer une plantation sur une terre de sa famille, il ne peut ni la vendre ni la louer et, à la fin de la plantation, la terre revient à la masse familiale. La terre n'a donc pas de valeur vénale; il n'y a pas de capital foncier sur lequel il soit possible d'emprunter. Mais ce régime foncier et ses fâcheuses conséquences n'ont pas empêché les Yoruba de créer 210 000 hectares de plantations de cacaoyers; le régime foncier africain n'est donc pas un obstacle à la création spontanée de plantations commerciales par les Africains. D'autre part les planteurs yoruba ne peuvent être considérés comme très compétents ni comme très soigneux : pas de sélection, pas de pépinières, pas de repiquages, pas d'ombrage, pas de fumure. A u début de la plantation le nombre des arbres à l'hectare est trop grand (jusqu'à 4 000) ; vers la vingtième année il est trop faible (400), car les Yoruba ne remplacent pas les plants défaillants. A v e c une aussi faible densité le sol, qui n'est plus ombragé, se dessèche, se tasse, et tend à s'enherber. Les Yoruba ont même des pratiques agricoles franchement nocives comme de tenir la terre nue sous les cacaoyers (pour éliminer les mauvaises herbes, ce qui est légitime, mais un couvert de buissons et des arbres d'ombrage permettrait sans sarclage à blanc d'éliminer les mauvaises herbes). Ils taillent inutilement les cacaoyers; ils cueillent trop rarement (ce qui abaisse qualité et quantité). En somme il faut bien reconnaître que les Yoruba ne doivent pas leur richesse cacaoyère à des techniques particulièrement raffinées : autrement dit, la naissance de plantations indigènes spontanées n'exige pas un haut niveau technique, mais le souci de vendre des produits agricoles. Le développement des plantations yoruba s'est parfaitement adapté à l'économie dualiste du pays yoruba; mieux, il n'est pas interdit de penser que ce dualisme fut un facteur favorable. L'économie masculine et l'économie féminine sont nettement séparées; le cacao appartient à l'économie masculine. L'économie féminine a cependant tiré parti de l'enrichissement cacaoyer; la grande expansion commerciale qu'il a provoquée a profité aux femmes puisque le commerce est avant tout l'affaire des femmes. Grâce à son dualisme l'économie yoruba a pu absorber avec le minimum de trouble la révolution cacaoyère. Les exigences de l'économie féminine imposèrent aux paysans yoruba de ne pas abandonner les cultures vivrières, qui sont indispensables non seulement à l'alimentation des Yoruba avec des denrées conformes à leurs goûts mais encore à un artisanat féminin qui couvre les marchés ruraux d'étalages de plats cuisinés. La dualité économique a été un facteur de stabilité. Le bilan est largement positif. Il ne faut pas oublier quelques ombres : modestie du niveau technique, faiblesse de l'outillage (l'équipement agricole d'une exploitation vaut à peine 8 000 francs en 1953, contre 160000 francs pour la valeur des vêtements de la famille qui gère cette exploitation). Surtout, quel que soit le succès

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des plantations de cacaoyers, il doit être replacé dans le cadre indispensable d'une basse rémunération: en 1953 le salaire horaire sur les plantations de cacaoyers était de 30 francs français; une plantation typique rapportait brut annuellement 60 jT dont 20 étaient absorbées par la main-d'œuvre; mais, si le salaire horaire s'était élevé à 120 francs, il eût fallu 80 £ de salaires par hectare, et la plantation n'eût pas été viable. D'autre part l'intensification de l'exploitation, tout au moins dans les conditions présentes, n'a pas d'intérêt économique; des mesures précises ont montré en effet qu'au-delà de 700 heures de travail par hectare la production par heure de travail diminuait, même si le rendement augmentait. Mais le problème qui vient ainsi d'être posé n'est pas urgent. Ce qui est plus inquiétant : les plantations yoruba, ne se renouvelant pas à un rythme suffisant (2 000 hectares en moyenne de 1947 à 1954, contre les 8 000 qui eussent été nécessaires), sont menacées de perdre de leur étendue. Comment s'explique cette fâcheuse tendance, alors que le cacao assure de meilleurs bénéfices que les autres spéculations agricoles? Le manque de terres, ou plutôt de bonnes terres, de terres en bon état (c'est-à-dire qui n'ont pas tout à fait perdu leurs caractères de sols forestiers ?). Ce n'est guère probable, étant donné que les 80 kilomètres carrés de nouvelles plantations qui seraient chaque année nécessaires ne font que 0,38 % des 21 000 kilomètres carrés du terroir cacaoyer yoruba. Peut-être la meilleure réponse est-elle dans le fait que le prix du cacao, tout en étant rémunérateur, n'est plus assez élevé pour exciter aujourd'hui une véritable ardeur à planter. Ce pourrait être un fâcheux effet du Marketing Board créé en 1948, qui a depuis cette date prélevé un tiers de la valeur du cacao nigérian et par conséquent a remis aux planteurs les deux tiers seulement de la valeur du cacao qu'ils ont récolté; n'oublions pas que depuis 1947 il n'y a pas eu de vraie crise du cacao et que le Marketing Board n'a pas eu à soutenir sérieusement les prix. Il ne faut pas perdre de vue que cette remarque est faite par les experts du Marketing Board lui-même; sur le plan de la connaissance le Marketing Board a montré son utilité en assurant la collecte des renseignements qui ont été présentés dans une importante publication 1 et qui ont nourri notre recherche. Les plantations yoruba de cacaoyers nous ont permis de poser les problèmes géographiques des plantations paysannes. Nous avons alors procédé à diverses enquêtes à travers le monde tropical. D'abord chez des Africains peu éloignés des Yoruba, les Agni et les Bété de Côte-d'Ivoire 2 ; les Agni et les Bété connaissent aujourd'hui une prospérité liée au café et au cacao ; pourtant ils sont bien différents (Agni matrilinéaires, avec état, monarchie, aristocratie, esclaves ; Bété patrilinéaires avec la démocratie villageoise comme seule organisation 1. R . G a l e t t i , K . D . S. B a l d w i n et I. O . D î n a , Nigérian cocoa farmers: an economic survey of Yoruba cocoa farmingfamilies, Oxford, 1956. 2. Signalons l'étude de A . Kobben, « Le planteur noir », Études ébuméennes 5, 1956, pp. 7-190.

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DE GÉOGRAPHIE

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politique). U n fait digne d'être noté : les plantations de caféiers et de cacaoyers ont ici pour origine une forte pression de l'administration (française) ; serions-nous ici dans une situation qui démentirait ce qui a été dit de la spontanéité yoruba ? Il ne nous semble pas. En Côted'Ivoire le départ a été pris plus lentement parce que les peuples intéressés étaient plus isolés. L'action de l'administration fut heureuse; mais sans cette intervention l'évolution vers la plantation de caféiers et de cacaoyers aurait quand même eu lieu ; quelques années plus tard, ce qui peut être considéré comme sans importance ou comme très important, selon les points de vue. Il ne semble donc pas que le cas de la Côte-d'Ivoire soit un démenti à la spontanéité du développement des plantations. Les plantations d'hévéas des Dayak de Terre du bassin du Sadong dans le Sarawak ont permis de montrer des planteurs qui n'ont pas encore acquis une mentalité commerciale; le Dayak considère sa plantation comme une tirelire : il saigne les arbres quand il veut de l'argent pour acheter un objet dont il a envie (mais dont il n'a pas vraiment besoin) : une lanterne, un fusil, une bicyclette 1 ; les raisons de la lenteur du démarrage des plantations sont ici dans le contexte social. Les plantations tropicales sont probablement la meilleure solution qu'on puisse apporter au « sous-développement » des populations riveraines du lac Titicaca; les paysans de ce terroir probablement surpeuplé améliorent leur condition par la création de caféières dans la vallée tropicale du Tambopata ; expérience captivante, qui demande pour être décisive de meilleures voies de communications. Les bananeraies de l'Ecuador occidental confirment les vues exprimées ici : plantations paysannes (mais fort aidées par des prêts de capitaux) qui assurent aux montûvios qui les ont créées une bien plus grande aisance qu'aux Indiens des Andes. Même dans l'île de Fogo (archipel du Cap Vert) les belles études de M. Orlando Ribeiro 2 montrent que cette île de climat tropical marginal parvient (assez mal) à nourrir sa population seulement grâce à la vente de son café. Une comparaison a été établie entre les Polynésiens des Tuamotu 3 et les Ibibio du Nigeria méridional 4 ; les premiers vendent du coprah et les seconds de l'huile de palme (et des palmistes); ni les Polynésiens ni les Ibibio ne sont de vrais planteurs, puisqu'ils exploitent des cocotiers et des elaeis subspontanés. Dans les deux cas la vie économique est possible seulement grâce à la vente d'un oléagineux; sans cette vente la nourriture quotidienne deviendrait problématique. Mais, tandis que les Raroiens vivent dans l'aisance, les Ibibio sont dans la gêne : la comparaison des densités de population et des surfaces exploitées est parlante. L'Inde méridionale montre une situation différente et bien souvent 1. Cf. W . R . GEDDES, The land Dayaks of Sarawak (Colonial Research Studies, 14), Londres, 1954. 2. A ilha do Fogo e as suas erupçôes, Lisbonne, 1954. 3. D'après B . DANIELSSON, Work and life on Raroia, Londres, 1956. 4. D'après A . MARTIN, Palm economy of the Ibibio farmer, Ibadan, 1956.

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peu satisfaisante. A priori les conditions devraient être excellentes : la République indienne offre un énorme marché pour le cacao, le café, le thé, le caoutchouc (en dehors des possibilités d'exportation); les étendues soumises à un climat tropical pluvieux sont vastes ; la maind'œuvre semble nombreuse; enfin le niveau de civilisation est en principe élevé, tant du point de vue des possibilités d'adaptation technique que du point de vue de l'organisation de l'espace. Pourtant la situation est loin d'être heureuse 1 ; il y a certes des plantations (105 000 hectares de caféiers, 68 000 hectares d'hévéas, 66 000 de théiers), mais: 1. ce sont essentiellement de grandes plantations; 2. ce sont des plantations à faibles rendements parce que techniquement médiocres, mal gérées, et vieillies ; la main-d'œuvre revient cher au total. Beaucoup de ces faiblesses disparaîtraient dans le cadre de petites plantations paysannes ; celles-ci ne sont pas irréalisables (puisque le poivre est produit en petites exploitations), mais bien des obstacles sont à surmonter; peut-être l'élite dirigeante de l'Inde ne donnet-elle pas à cette question une suffisante attention. N e va-t-on pas établir une usine de caoutchouc synthétique à B o m b a y , alors que l'Inde devrait regorger de caoutchouc naturel ? N'est-ce pas un sacrifice significatif au mythe de l'industrialisation ? Les conclusions ont été les suivantes : 1. les plantations paysannes sont un m o y e n sûr de relever le niveau économique des populations tropicales ; 2. le développement de ces petites plantations se fait habituellement de façon spontanée, sans intervention des autorités coloniales, nationales ou internationales; 3. ce développement surmonte par des procédés variés les obstacles dressés par les complications du régime foncier et les ignorances techniques; 4. la tendance au développement de petites plantations est assez vivace pour se produire parfois dans des conditions physiques qui peuvent être considérées c o m m e marginales; 5. il est recommandable d'orienter ce développement vers des productions pour lesquelles les tropiques disposent d'un privilège inviolable (par exemple production de café ou de cacao). Il nous apparaît donc qu'une des formes les plus efficaces, les plus simples et les plus commodes de l'aide aux « sous-développés » tropicaux serait de les encourager à étendre les plantations paysannes. A u premier rang de ces encouragements se placerait le soutien international des prix du café, du cacao, du caoutchouc et de quelques autres produits. A u deuxième rang se placerait une aide internationale pour les stocks invendus. A u troisième rang apparaîtraient des mesures destinées à faciliter la consommation des produits tropicaux (abaissement des droits de douane, mise en lumière des mesures concurrentielles déguisées c o m m e des investissements d'Etat, à fonds perdus, 1. Cf. en particulier J. DUPUIS, « L'économie des plantations dans l'Inde du Sud », in : Travaux de la Section Scientifique et Technique de l'Institut Français de Pondichéry, tome 1, 1957, pp. 6-48.

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dans des usines de caoutchouc synthétique). A u quatrième rang se placerait l'aide à la construction de bonnes routes : l'exemple du terroir cacaoyer yoruba a bien montré l'importance des moyens de transport à bas prix. L'étude du terroir ashanti (Ghana) aurait parlé dans le même sens. Il n'est pas nécessaire que des capitaux internationaux soient offerts pour l'extension des plantations paysannes; les pays examinés cette année ont montré que les plantations paysannes s'étaient développées sans investissements de capitaux. C'est seulement plus tard que seraient à recommander des mesures d'aide technique, sous la forme de stations d'essai et d'enquêtes g é o graphiques (c'est-à-dire unissant la connaissance de la nature et celle de l'homme) ; si cette aide doit montrer aux pays intéressés : i . quelle est leur situation réelle dans le domaine des plantations tropicales; 2. ce qui pourrait être fait sur divers points (statut foncier, organisation sociale, techniques agronomiques), elle doit se limiter à des conseils et ne pas intervenir. Il faut laisser les peuples intéressés trouver eux-mêmes les solutions aux problèmes fonciers et sociaux ; ils les ont trouvées spontanément, et sans troubles, dans les divers cas étudiés cette année; nous restons réservé devant les entreprises de réforme agraire autoritaires, paternalistes, imposées de l'extérieur. Il ne faut pas perdre de vue que l'activité des petits planteurs tropicaux est possible seulement dans le cadre d'une rémunération modeste de l'heure de travail. L'exploitation d'une plantation de caféiers, d'hévéas ou de cacaoyers exige une importante part irréductible de travail manuel; pour cette part, la productivité ne peut encore, tout au moins dans l'état actuel de la technique, être multipliée par les machines. Les plantations tropicales (arbustives ou arborescentes), remèdes excellents contre la misère, veulent un état de pauvreté relative chez ceux qui les exploitent. N o u s nous trouvons donc placés devant les options suivantes, si les plantations tropicales connaissent l'expansion qu'elles méritent (puisqu'elles sont un excellent moyen de relever le niveau économique des paysanneries tropicales) : ou bien les petits planteurs tropicaux, tout en exerçant leur activité dans des conditions de prospérité, restent en état de médiocrité relative; ou bien l'heure de travail du planteur de caféier est rémunérée au même prix qu'une heure de docker ou de maçon à N e w Y o r k , mais cela suppose : a. que les prix du café ou du cacao sont fortement relevés (sans entraîner une baisse de la consommation); b. ou que des subventions alimentées par l'impôt diminuent artificiellement le prix de vente de ces produits. Ces remarques, pour fondées qu'elles soient, ne valent que dans un second stade, dans celui où on se préoccupera d'égaliser les niveaux de consommation des agriculteurs tropicaux et des autres travailleurs du monde. Dans le premier stade, qui est celui du passage de la carence à une honnête médiocrité, les considérations qui viennent d'être exposées n'ont pas de raison d'être. Mais il serait f â c h e u x de ne pas voir que café, cacao ou thé ne sont à leur prix (même compte tenu des taxes de sortie et de consommation qui

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frappent ces produits considérés comme de luxe) que par la faible rémunération de ceux qui les produisent, et d'une rémunération qui ne peut manquer d'être faible à moins qu'il ne soit entendu que les rémunérations seront égalisées à travers le monde par un acte volontaire. Les petites plantations tropicales permettent, de façon commode et non coûteuse, de relever l'économie du monde tropical; elles sont aussi un excellent acheminement vers la substitution de l'agriculture durable à l'agriculture temporaire, de la stabilité à l'errance, d'un ordre humain au désordre subspontané des longues jachères. Elles sont un moyen de renforcer la solidarité économique de la planète et d'obtenir par l'échange de produits et de services ce qui sera difficilement réalisé par le don. Dans un monde bien fait les paysanneries tropicales auraient un brillant avenir économique si elles vendaient à des prix rémunérateurs les énormes tonnages de produits inévitablement tropicaux que devraient pouvoir consommer les masses sousconsommatrices du monde tempéré.

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196O-I961 Cet élevage est loin du développement nécessaire à une économie prospère. Pour la viande, le lait, le travail, le fumier, le bétail tropical n'apporte pas la contribution que ferait attendre le nombre des animaux. Il y aurait dans le monde tropical 475 millions de bœufs et de buffles (pour 38 millions de kilomètres carrés et 1 100 millions d'habitants), contre 450 millions dans le monde tempéré (57 millions de kilomètres carrés et 1 600 millions d'habitants) ; ces données sont faussées par les espaces indien et chinois. L'indien a un troupeau immense (260 millions d'animaux pour 460 millions d'habitants), le chinois un minuscule (50 millions pour 760 millions d'habitants en Chine, Corée, Japon; le V i e t - N a m n'a pas été inclus dans ces valeurs). L'espace indien étant retranché du monde tropical, l'espace d'influence chinoise du monde tempéré, voici 35 bœufs et buffles pour 100 habitants dans le monde tropical, 46 dans le monde tempéré. La différence est-elle assez significative pour retenir l'attention ? Les faits importants sont ailleurs; les animaux tropicaux donnent peu de viande; dans les conditions présentes leur croissance est lente; des Peul du Macina vendent des bœufs de boucherie qui ont près de dix ans. Le bétail tropical produit peu de lait; un calcul grossier reconnaît qu'une personne dispose, dans le monde tempéré non chinois, de 270 kilogrammes de lait par an, contre 22 pour le monde tropical (Inde comprise). Les conditions naturelles seraient-elles responsables des faiblesses de l'élevage tropical? L'incidence de la trypanosomiase animale a été

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examinée, particulièrement dans le Nord de l'Uganda. Quel que soit son intérêt, l'explication de la faible importance de l'élevage tropical par l'insalubrité doit être acceptée avec prudence; les races de bœufs nains qui en Afrique occidentale résistent aux trypanosomes, pourquoi ne se sont-elles pas répandues ailleurs ? —• Les chèvres, présentes dans toute l'Afrique noire, pourraient avoir une grande utilité alimentaire; elles servent à peu près exclusivement aux compensations de mariage ; la race indienne Jumna Pari produit 3 800 grammes de lait par jour, si elle est bien nourrie : comme en Afrique noire la chèvre n'est pas traite, il serait vain d'y vouloir répandre une bonne laitière. Le climat, l'insalubrité n'ont rien à faire ici; ils sont non moins indifférents à l'interdit qui frappe trop souvent les œufs. — La qualité des pâturages expliquerait-elle les particularités de l'élevage tropical ? En saison sèche ils sont pauvres, les herbes n'étant plus digestibles; malgré la longueur des parcours en savane le bétail maigrit ; au Congo un bœuf de 400 kilogrammes n'augmente pas avec 2 200 grammes de matière sèche (à 47 % d'éléments digestibles) par jour et par 100 kilogrammes de poids; or en saison sèche la proportion d'éléments digestibles descend très bas. L'élevage tropical est donc étranglé par le niveau alimentaire déprimé de la saison sèche. Voici une comparaison entre Sigatoka (Fidji) et Palmerston (Nouvelle-Zélande) ; Sigatoka : climat équatorial, chaleur, pluies abondantes, le mois le moins arrosé reçoit seulement 1,25 % du total annuel; Palmerston, tempéré océanique, reçoit au mois le moins arrosé 4,5 % du total annuel. Résultats : à Sigatoka, 38 % du fourrage ont été récoltés de janvier à avril, 5 de mai à août (période la plus sèche), 57 de septembre à décembre). A Palmerston les pourcentages, dans les mêmes périodes, furent 27, 18 et 55. Si chacune des périodes de quatre mois avait récolté le tiers du total annuel, le pâturage de Sigatoka aurait pu nourrir 6,6 fois plus et celui de Palmerston 3,6 fois plus qu'ils n'en portaient en réalité. L'étranglement de la saison sèche pourrait être supprimé par l'irrigation ou par des réserves de foin, pratiques ignorées des éleveurs tropicaux, qui surmontent la saison sèche en transhumant. Les Datog de la R i f t Valley orientale (Tanganyika), apparentés aux Nandi (donc « nilo-hamitiques »), habitent les pentes du volcan Hanang et le fossé du lac Manyara ; ceux du Hanang paissent leur bétail en saison des pluies sur les bas versants et en saison sèche sur les sommets; au contraire, ceux du lac Manyara sont en saison des pluies en altitude et en saison sèche dans les marécages inaccessibles sous les pluies mais utilisables aux mois secs. Deux styles opposés de transhumance. Comme les nomades des steppes tempérées, les Datog ignorent les provisions de foin; leur technique pastorale est rudimentaire. Les faiblesses de l'élevage tropical sont avant tout liées à la pauvreté des techniques. Que penser de la qualité des pâturages tropicaux au moment où ils sont au mieux de leur forme, en saison des pluies ? Une étude récente a trouvé en Afrique orientale seulement 38 417 arthropodes par mètre

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carré de pâturage contre 263 000 en Angleterre : la transformation des matériaux ligneux en humus est beaucoup moins poussée dans le sol du pâturage tropical. S'ajoutant à d'autres, cette observation inspire un jugement réservé sur les sols des pâturages tropicaux. Tenons-nous enfin une explication déterminante des particularités de l'élevage tropical? Les sols étant ce qu'ils sont, l'élevage pourrait améliorer ses techniques; la région de Mvuazi (Bas-Congo) ne pouvait tenir plus d'un bœuf sur 7 hectares de pâturage; l'incendie méthodique et le parcage en rotation permirent un bœuf sur 3 hectares; l'élimination des arbustes, le passage d'une tondeuse, la diffusion d'une légumineuse ont enfin autorisé la densité d'un bœuf par hectare. — L'utilisation des animaux pour le travail dépend de la seule civilisation. Les Touareg méridionaux, les Arabes Baggara ont des bœufs porteurs, les Haoussa, les Masai, des ânes de bât; Hima et Tutsi ne soumettent pas leurs bœufs au portage et n'ont aucun autre animal de bât. Le dépiquage des céréales par les animaux, commun dans le Nord de l'Afrique, ne s'est pas diffusé au-delà de l'Abyssinie; pourtant, au Sud de celle-ci, ne manquent ni les céréales ni les bœufs. Les Tropiques offraient-ils une gamme variée d'animaux domesticables ? L'Asie tropicale a vu la domestication du buffle, d'un bœuf, peut-être d'un porc; rien de semblable ne s'est produit en Afrique et en Australie tropicales; l'Amérique tropicale a livré à l'homme un canard et le cobaye. Maigre bilan. Les animaux domestiques sont pour la plupart originaires de la zone tempérée. Les Américains tropicaux ont montré de la curiosité pour les animaux, de l'habileté à les apprivoiser; les maisons tupi étaient hantées par des bêtes apprivoisées. Des Amazoniens avaient mis au point une méthode compliquée pour teindre en jaune les perroquets verts : technique admirablement gratuite, et qui témoignait d'un vif intérêt pour les bêtes. La loutre était apprivoisée pour la pêche. Mais le nombre des vrais animaux domestiques était faible (nous ne parlons pas du lama et de l'alpaca, qui vivent à grande altitude), le lait inconnu, les graisses animales inutilisées. Est-ce le fait d'un gauchissement particulier de la civilisation amérindienne, civilisation « du végétal », ou d'un milieu pauvre en espèces domesticables ? Voici, par exemple, comment était organisée, dans les Andes, la production de laine de vigogne : ce textile réservé aux grands personnages était recherché pour sa finesse, mais les vigognes n'étaient pas domestiquées. Pour obtenir la laine les Incas organisaient d'immenses battues qui mobilisaient des milliers de paysans; acculées dans des enclos les vigognes étaient tondues puis relâchées. U n effort méthodique fait au xix e siècle pour domestiquer le vigogne a complètement échoué. — Comment les Amérindiens ont-ils réagi à l'apport de nouveaux animaux domestiques par les Européens? Les Tarasques des villages de Cherân, Tzintzuntzan, Quiroga (Michoacân, Mexique), qui ont été étudiés par la Smithsonian Institution de Washington en 1947-1949, ont adopté volontiers animaux de bât et bœufs de trait; l'acquisition du labour attelé fut un

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grand enrichissement technique; l'attelage de bœufs est aujourd'hui le plus gros capital du cultivateur; le paysan s'est attaché à ses bœufs : quand le gouvernement mexicain voulut éliminer les animaux atteints de fièvre aphteuse, il souleva une jacquerie armée qui dut être réduite par la force. L'utilisation du bétail bovin pour la boucherie n'a pas été aussi bien assimilée ; la vente de viande bovine est irrégulière ; on tue et débite un bœuf quand sa mort semble proche. Un boucher annonce le mercredi qu'il vendra de la viande le jeudi : il a une vache malade qui lui donne des inquiétudes; par un contre-temps, l'abattage n'a pas lieu le jeudi; le vendredi est jour maigre; il se trouve que le samedi l'est aussi; le dimanche est jour de repos; et le lundi, la vache étant guérie, le boucher ne la tue pas. Le porc a un rôle alimentaire plus stable. Lait inconnu ; chèvres, moutons peu nombreux. La nourriture du bétail en saison sèche est pauvrement organisée; pas de foins, transhumance, et disette du bétail. L'utilisation du fumier de ferme est insuffisante. Les faiblesses de l'élevage tarasque ne sont-elles pas celles de l'élevage traditionnel de l'Espagne méditerranéenne? La « manie pastorale » qui caractérise tant d'éleveurs africains, a été étudiée chez les Datog (Tanganyika), au Burundi, chez les Pedi (Transvaal) et les Tsimihety (Madasgascar). La manie pastorale ayant été analysée par un cours antérieur sur l'Afrique orientale, on a insisté avant tout sur les conditions de sa survivance ou de sa disparition. Dans la région des lacs Manyara et Eyasi (fossé oriental de l'Est africain) vivent en contact Kindiga ramasseurs (peut-être d'affinités bushman), Datog purs éleveurs se nourrissant de sang et de viande, possédés de la plus authentique manie pastorale, Mbugwe éleveurs sédentaires et agriculteurs négligents, Iraqw agriculteurs et éleveurs intensifs. Dans ce pays qui s'ouvre à l'économie monéraire, les Iraqw, plus solides et progressistes, grignotent le territoire datog; ils le saisiront en entier, si les Datog n'évoluent pas vers une prise plus ferme de leur domaine. — Les Peul et les Daza (qui sont des Téda) vivant au Nord-Ouest du lac Tchad ont été étudiés par Ch. Le Cœur avec le souci de préciser et d'expliquer les différences dans l'intensité de leur manie pastorale. Les deux peuples vivent dans des milieux peu différents puisque les Peul nomadisent vers le Nord jusqu'à 14 0 20 et les Daza jusqu'à 15 0 30. Les premiers sont des pasteurs maniaques, jouissant en haillons de la multitude de leurs bœufs; les Daza, sans attachement fanatique pour leurs animaux, les vendent volontiers. Vivant un peu plus au Sud, les Peul auraient-ils, par un contact plus étroit avec les agriculteurs, développé un penchant passionné pour l'élevage et le bétail, vus comme affirmant une supériorité sur les sédentaires ? Les Daza, que ne préoccupe pas une telle confrontation, prendraient élevage et bêtes avec plus de simplicité. Hypothèse à vérifier. U n cas particulier : l'île d'Ukara (lac Victoria, T. du Tanganyika), 74 kilomètres carrés, 16 500 habitants en 1948, densité générale 223. Surface effectivement récoltée : 3 5 kilomètres carrés (les terres por-

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tant deux récoltes en douze mois comptées une seule fois). Densité agricole : 471. Sols quelconques provenant de la décomposition des granités (Ukara est un inselberg isolé par la formation du lac Victoria) ; la partie non cultivable correspond à des affleurements de roche nue; climat équatorial; la population, venue de tous les rivages du lac, avec prépondérance des Haya de Bukoba, est homogène aujourd'hui. Les habitants, sensibles à la forte densité du peuplement, l'expliquent comme un heureux résultat de l'absence de chefs; de fait, quand s'établit l'autorité allemande (1900), l'île n'avait pas de chefs. Unies par des liens de parenté, les familles réglaient leurs rapports dans le respect des coutumes, avec des conciliabules d'anciens pour les questions délicates. Pour les Ukariens, les chefs sont nuisibles par leurs exigences, et par les guerres que provoquent leurs rivalités. Comment concilier cette remarque avec l'idée qu'un État maître de l'espace et de la durée serait nécessaire à la constitution de fortes densités ? La contradiction est affaire d'échelle. Ukara, refuge de petite étendue, a effectivement échappé aux ravages des tribus migratrices et des négriers. Ce fut une chance et non un avantage géographique durable ; il eût été facile à des chasseurs d'esclaves d'aborder en pirogue une île aux rivages aimables, et de capturer une population mal organisée pour se défendre, et incapable de se réfugier dans des forêts (il n'y en a pas dans l'île). Les fortes densités durables sur de vastes étendues peuvent exister seulement dans le cadre de systèmes compréhensifs d'organisation de l'espace. Comme les autres « réfugiés » africains, les Ukariens ont des techniques intensives, qu'il serait imprudent, tout au moins ici, d'attribuer à une strate « paléonigritique » puisque les Ukariens sont de quelconques Bantu d'Afrique orientale. Dans leur panoplie de techniques, ils ont dû choisir les intensives, et les ont remarquablement perfectionnées. Agriculture sans jachère, avec deux récoltes par an; un champ rapporte en trois ans quatre récoltes de millets, une de voandzou, une de fourrage et engrais vert, soit six récoltes. Comme le travail est minutieux et exclusivement manuel, un homme adulte exploite seulement 0,8 hectare (divisé en parcelles de 2 ares); minuscules exploitations, parcelles microscopiques, propriété privée, partage égal des héritages, possibilité de vendre la terre. Un élevage intensif obtient de 10 000 bovins le fumier nécessaire à une exploitation sans repos. Au contraire, dans l'île voisine d'Ukerewe, les sols non fumés sont envahis par une mauvaise herbe caractéristique de l'épuisement (Striga). Les Ukariens tiennent les bêtes à l'étable, sur une litière renouvelée deux fois par jour; le fumier est mis en tas dans la cour avant d'être transporté aux champs. Le bétail doit être nourri par le paysan: crotalaire, fanes de patates, voandzou, manioc, chaumes, fourrage vert spécialement produit dans des fosses creusées près du lac ou d'un ruisseau (véritable culture inondée de diverses graminées); les bovins reçoivent les feuilles de trente-deux sortes d'arbres plantées tout exprès. Un bovin laisse 3 000 kilogrammes de fumier par an; avec le fumier des chèvres (4 800 dans 6

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l'île), une exploitation de 0,8 hectare dispose de 7 000 kilogrammes de fumier. U n élevage intensif est donc associé à une agriculture intensive; il semble qu'une telle association soit de règle; la réciproque n'est pas vraie; l'agriculture intensive est habituellement pratiquée, dans le monde tropical, sans recours à un élevage intensif. — Habiles à obtenir du fumier, les Ukariens ignorent le lait. Ils abattent en juillet-août les bovins en excédent, et consomment alors leur viande; le reste de l'année, ils en mangent peu. Les Ukariens ne sont pas des maniaques pastoraux; le seul aspect émotionnel de leur élevage apparaît à l'occasion des combats de taureaux, et de la joie qu'éprouve le maître du vainqueur. Si remarquables par certaines de leurs techniques, les Ukariens ne sont pas supérieurs aux autres populations du lac Victoria par les aspects intellectuels de la civilisation. D'autre part, si des Ukariens vont défricher des rives désertes du lac, ils abandonnent leurs techniques intensives pour cultiver par la hache, le feu et la jachère; ils semblent penser que l'extensif est plus productif. — Les Diola de Basse-Casamance (Sénégal) utilisent aussi le fumier de ferme, mais leurs techniques, selon les recherches de Paul Pélissier, sont moins raffinées. L'influence de la religion sur l'élevage a été examinée au Coromandel, d'après les travaux de J . Dupuis ; le village de Dusi (plaine de la Palar, Sud-Ouest de Madras) a 1 808 habitants, 296 hectares cultivés, 1 000 bœufs et buffles. L'abondance de bétail est-elle gaspillage des ressources? Les animaux ne consomment rien qui soit mangeable par l'homme, ne disposent d'aucun pâturage assez fertile pour devenir un champ. Les vaches, peu nourries, produisent des quantités dérisoires de lait. Si le bétail, moins nombreux, continuait à se nourrir seulement d'un peu d'herbe et des ordures du village, la production totale de lait augmenterait-elle ? Il est permis d'en douter. Les effets malheureux des prescriptions religieuses sont ailleurs; la plupart des bovins meurent de mort naturelle; le capital représenté par les animaux est donc détruit. Toutes choses égales d'ailleurs, le paysan indien serait moins pauvre s'il vendait systématiquement ses animaux avant leur mort. L'élevage indien n'est pas un gaspillage de ressources alimentaires mais une maladresse économique qui prive le paysan d'un capital dont la campagne indienne a le plus grand besoin. En revanche le paysan a le plaisir de considérer bœufs et vaches comme des compagnons amicaux, sinon comme des parents éloignés, et non pas comme des sacs d'écus ou des fontaines de lait. Cette satisfaction est-elle payée trop cher ? — L'influence des prescriptions religieuses est au Cambodge nette et vivante, comme le montrent les travaux récents de J . Delvert. Faible consommation de viande; le paysan cambodgien éprouve un sentiment d'horreur à tuer et manger des animaux familiers. Les villages de pêcheurs cambodgiens de l'Est du Grand Lac ont disparu, sous l'effet du renouveau bouddhiste parti de Phnom Penh vers 1920 ; ceux de l'Ouest subsistent, étant plus éloignés du foyer de renouveau. La sériciculture de la pro-

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vince de Ta Kéo a été ruinée par le départ des Vietnamiens (qui craignaient d'être mal acceptés dans un Cambodge indépendant); les Cambodgiens ne se résignent pas à tuer les magnans pour maintenir une activité rémunératrice. Une différence avec l'Inde : les animaux sont habituellement vendus avant le grand âge ; en cédant leurs bêtes à des maquignons cham, les paysans cambodgiens se dégagent de leur responsabilité envers elles ; quand au Cham musulman, il n'est ligoté par aucun scrupule. Le marché cambodgien de la viande est étroit, mais l'exportation du bétail est active vers le Sud Viet-Nam, Singapour, les Philippines. Étant donné les difficultés rencontrées par les exportations de riz (gênées par la baisse de prix que provoquent les largesses de blé faites par divers pays), les ventes de bétail sont parmi les plus sûres ressources cambodgiennes. Comme il est plus avantageux d'exporter de la viande que du bétail sur pied, il faudrait créer un abattoir et un frigorifique : mais, nouvelle incidence de la religion, l'opinion cambodgienne n'est pas disposée à accepter l'abattage du bétail avant l'exportation. Le monde tropical ne pourra relever son économie sans une amélioration considérable de son agriculture, qui exige un renouveau de son élevage. Hors ce progrès double et interdépendant, le monde tropical restera peu développé. Il faut prendre avec réserve les vues de certains écologistes qui pensent préférable de limiter à la seule venaison l'alimentation carnée des habitants de l'Afrique orientale, et cela pour ne pas bouleverser les « harmonies de la nature ». Les exemples donnés à l'appui de ces visions archaïsantes font rêver. Faudra-t-il conserver les glossines pour maintenir les « équilibres naturels » ? Une humanité tropicale en expansion, et animée d'ambition économique, peut et doit organiser rationnellement un élevage producteur de viande, de lait, de travail et de fumier. C'est affaire de volonté et d'opportunité. L'évolution de l'élevage tropical vers un niveau comparable à celui des pays tempérés est possible; des exemples ont été pris dans l'État de Sâo Paulo, où la métropole pauliste, prête à payer d'un bon prix lait et viande, fait naître un élevage de plus en plus important et perfectionné ; dans cet esprit ont été examinés les municipes de Cruz das Aimas et de Bastos. — Dans l'île d'Oahu (Hawaii) un élevage laitier ultra-moderne a créé, pour satisfaire aux besoins locaux, des fermes d'un millier de bêtes tenues dans des étables modèles et nourries exclusivement d'aliments achetés (d'après L. Durand, Jr). Malgré les particularités de la situation locale, la preuve est faite qu'un élevage de grand rendement est à sa place en pays tropical.

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LEÇONS DE GÉOGRAPHIE

TROPICALE

PLANTATIONS ET PROGRES ÉCONOMIQUE

1963-1964

Le mot de « plantation » est incommode si l'acception n'en est pas précisée. Rien n'interdit d'appeler plantation un verger de pêchers de l'Ardèche ou de pommiers des Marches. Pourquoi un taillis de caféiers du Kafa (Ethiopie) ou un jardin de cacaoyers yoruba ne seraient-ils pas plantations tout comme les caféières de Sâo Paulo ou les immenses domaines que la Malaisie consacre à l'hévéaculture ? Discuter d'une définition n'est donc pas inutile. Une plantation serait d'abord une entreprise agricole à fin commerciale, et plus précisément exportatrice (mais les plantations d'hévéas de la République indienne n'exportent pas hors de l'Inde et livrent leur récolte aux fabriques indiennes de pneumatiques). Une plantation serait un verger d'arbres ou d'arbustes donnant au moins une récolte par an d'un produit exporté ? Cette définition exclurait les plantations de coton des États-Unis, telles qu'elles existaient au milieu du siècle dernier; serait-ce sensé? Faut-il que les plantations soient tropicales? Les « plantations » de coton des États-Unis prospéraient dans un milieu subtropical; sur deux entreprises agricoles de même nature, l'une, tropicale, serait plantation, l'autre, non-tropicale, ne mériterait pas cette appellation ? Une plantation est-elle nécessairement une grande exploitation? On inclinerait à le penser; mais il ne faudrait plus parler de petites plantations, comme celle des cacaoyers du Ghana et de la Côte-d'Ivoire. Une plantation fait subir un traitement industriel à ses récoltes ; elle vend du sucre et non de la canne, du crêpe et non du latex, du thé et non des feuilles brutes ; ce critère, non négligeable, reste bien incertain; les plantations de coton des États-Unis seraient exclues par cette définition, l'égrenage du coton ne pouvant passer pour une élaboration industrielle (à moins que le battage du blé ou du padi ne soit aussi considéré comme tel). Il serait possible, à propos d'autres aspects des « plantations », de poursuivre ce jeu. Une voie plus sûre est offerte par l'étrangeté de la plantation vis-à-vis du cadre géographique; elle est étrange par les plantes cultivées, souvent apportées d'autres continents (canne à sucre asiatique et caféier africain en Amérique; cacaoyer, hévéa, tabac américain en Asie et en Afrique). La plantation est étrange par l'économie qui la crée : dans des surfaces inexploitées ou vouées à une agriculture de subsistance, la plantation, entreprise étrangère, répond à la demande que fait un acheteur lointain d'une denrée qu'il ne peut produire luimême; les consommateurs sont du monde tempéré; tropicales (ou sub-tropicales) sont les plantations. L'étrangeté de la plantation se manifeste par un paysage réglé et organisé qui contraste avec le paysage naturel des alentours ou les parcelles temporairement défrichées

PLANTATIONS

ET PROGRÈS

ÉCONOMIQUE

de l'agriculture de subsistance avec brûlis et jachère. Cette étrangeté se marque dans les bâtiments nécessaires aux manipulations qui commercialisent la récolte, dans les techniques agricoles, dans le personnel de direction, de maîtrise, et dans la main-d'œuvre: Noirs africains aux Antilles, aux États-Unis, au Brésil; Indiens d'Asie en Guyane britannique, aux Fidji, à Maurice, à Ceylan, au Natal. L'étrangeté se marque par l'origine du capital, l'exportation des profits, une direction située dans une lointaine métropole. La plantation est un fait de paysage qui révèle l'action d'une civilisation étrangère, la civilisation européenne, dans un cadre tropical (ou subtropical) de civilisation non-européenne. Le but de l'entreprise étant de fournir aux pays tempérés de civilisation européenne les denrées dont ils ont besoin et qu'ils ne produisent pas, l'essentiel de l'étrangeté est bien dans le contraste des civilisations. Il n'y a pas lieu de parler de « plantations » quand le contraste de civilisation n'existe pas. Les jardins d'épices préeuropéens des Ghât occidentales, les cocoteraies de Polynésie, les vergers de kolatiers de l'Afrique occidentale guinéenne ne sont pas des plantations. Les noix de kola sont destinées au producteur, au marché local, à l'exportation vers les régions soudanaises ; les vergers de kolatiers n'ont demandé aucun capital extérieur et sont cultivés par des travailleurs locaux. L'étrangeté est faible dans le cas des cacaoyers du Ghana et du pays yoruba ; elle se manifeste seulement par les plantes cultivées et le souci d'exportation; il n'y a pas plus d'étrangeté dans le verger de cacaoyers que dans la palmeraie voisine. Il vaut mieux ne pas voir dans l'huile de palme des Oil Rivers le produit de « plantations ». Les champs de coton du Sud des États-Unis avaient assez de caractères d'étrangeté pour être des plantations. Les vergers de pêchers et les vignobles du Midi de la France ne sont pas étranges dans leur cadre géographique. D'anciennes plantations cessent de l'être quand, s'intégrant au cadre géographique, elles ne sont plus inclusions d'une civilisation extérieure dans le paysage de la civilisation locale. Les champs de canne du Queensland sont locaux par le capital, les propriétaires, la main-d'œuvre, les techniques, une grande partie de la clientèle. Intégrés dans la civilisation locale, ils sont une des expressions de la civilisation matérielle australienne. La notion d'étrangeté s'est si bien évaporée que des Blancs australiens font tous les travaux agricoles et industriels exigés par la production du sucre. Reconnaissons que ce terme de plantation est d'un maniement difficile; il évoque des paysages, et une époque historique, et un système économique et social. L'évolution des choses réduit et réduira l'étendue des plantations proprement dites car les caractères « étranges » des plantations sont destinés à disparaître; le progrès technique, économique et social des pays tropicaux, l'expansion de leur consommation auront pour résultat d'effacer les étrangetés. Les plantations disparaîtront mais les cultures commerciales devront se développer. Il y va de la santé économique du monde tropical. Les cultures commerciales, issues ou non des plantations, doivent être traitées avec

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respect. Rien ne serait plus fâcheux que de les envelopper dans l'hostilité (légitime ou non) marquée aux véritables plantations. Les erreurs déjà commises dans ce domaine sont graves. Les plantations vraies, entreprises agricoles étranges par rapport au cadre local, ont légué à notre époque certains héritages pénibles, particulièrement des problèmes sociaux et nationaux malaisés à résoudre. L'esclavage, la déportation plus ou moins masquée de la maind'œuvre, la création d'un prolétariat rural misérable, l'oppression du salarié par l'employeur, la naissance d'une société castée et d'une mentalité de privilège dans la classe dirigeante, le conservatisme maladroit de cette classe et la pauvreté de la masse ralentissant le progrès économique, et, finalement, la naissance de problèmes nationaux, de problèmes de minorités, tout cela est à mettre au débit des plantations, sans en être les conséquences inéluctables. Par exemple, les plantations de Hawaii ont pris un beau développement sans avoir fait naître aucun de ces maux 1 . La question noire aux États-Unis, héritage des plantations, a été abordée seulement à propos de la Virginie 2 . Il a été plus spécialement traité des fâcheuses conséquences humaines des plantations aux Fidji et à Ceylan. Aux îles Fidji3, les plantations de canne ont fait appel à des travailleurs indiens; ceux-ci, producteurs de la presque-totalité de la canne à sucre, sont aujourd'hui plus nombreux que les Fidjiens autochtones. Les deux peuples ne se mêlent pas; les Indiens croissent plus vite, s'initient plus rapidement aux techniques modernes, mais ne peuvent étendre leurs champs, les terres étant bloquées à l'avantage des Fidjiens. Une impasse. Ceylan, île typique de plantations, avec les avantages et les inconvénients d'un tel passé. Le bilan est positif; l'économie ceylanaise tire de grands bénéfices des plantations, ou des cultures commerciales qui en dérivent. Si les conditions naturelles expliquent pourquoi les plantations de théiers et d'hévéas (et dans une moindre mesure celles de cocotiers) se sont établies dans le Sud-Ouest de Ceylan, elles n'expliquent pas leur développement plus grand que dans l'Inde méridionale. Parmi les circonstances humaines qui ont agi, aucune place ne doit être faite à une supériorité cinghalaise dans le domaine des techniques ou de l'esprit d'entreprise. Le développement des plantations a été lié à une longue tradition d ' « île aux épices », à l'initiative et aux capitaux britanniques, à la main-d'œuvre tamil. Deux cent vingt mille hectares de théiers, 265 000 d'hévéas, 450 000 de cocotiers font en valeur 90 % des exportations ceylanaises. Le commerce extérieur existe seulement par les plantations. Ceylan importe la moitié de sa nourriture : elle est payée par le travail de 200 000 personnes; l'autre moitié, récoltée à Ceylan, occupe près de 1,5 million de personnes. 1. Cf. supra, pp. 41-49 (notre cours de 1961-1962). 2. Rappelons à ce sujet le livre de J. GOTTMANN, Virginia at mid-century, N e w York, 1955. 3. Nous avions étudié d'autres aspects géographiques des Fidji dans notre cours de 1959-1960, cf. supra, pp. 133-137.

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ET PROGRÈS

ÉCONOMIQUE

Les plantations assurent à Ceylan 1 un revenu annuel moyen par habitant double de celui de l'Inde, une épargne plus importante, une moins forte proportion d'agriculteurs parmi les actifs, de bons revenus fiscaux par les taxes à l'exportation (15 % pour le thé), le meilleur réseau ferré et routier de l'Asie méridionale, un système d'instruction développé. Si, au cours du Plan de Dix ans (1961-1971), Ceylan parvient à s'industrialiser, ce sera grâce aux exportations, qui auront permis l'achat des équipements nécessaires. La situation économique du cultivateur est gênée dès qu'il ne vend pas de denrées commerciales d'exportation. Cela est clair à Pul Eliya, village de riziculteurs de la région d'Anuradhapura2. Les plantations ceylanaises sont sous le feu de nombreuses critiques; enclaves étrangères, elles utiliseraient au minimum les circuits économiques locaux, emploieraient des étrangers, exporteraient leurs bénéfices. Cette critique serait valable dans le cadre d'une économie purement libérale sans impôt direct, ni douane, ni aucune autre intervention de l'État. Dans le cadre actuel de Ceylan cette critique est faible, du fait des taxes à l'exportation, des impôts, des accords commerciaux, des contrôles de change. Surtout, la propriété des plantations s'est largement ceylanisée; pour les plantations de plus de 8 hectares, en 1952, 88 % du nombre et 52 % de la surface appartenaient à des propriétaires ceylanais; quant aux petites plantations de moins de 8 hectares, et qui sont entièrement ceylanaises, elles prennent dans la production une part notable (77 % par exemple pour les produits du cocotier), si bien qu'il est assuré que les capitaux et intérêts ceylanais sont prédominants dans les plantations. Cette ceylanisation ne va pas sans inconvénients ; d'abord elle pousse à une réduction de la surface des exploitations ; or les petites exploitations, non soumises à un contrôle technique, ont des rendements inférieurs : en 1957 les grandes exploitations ont un rendement moyen de thé par hectare de 830 kilogrammes, contre 280 pour les petites. La diminution des rendements, c'est-à-dire des quantités exportables, pèserait lourdement sur l'économie ceylanaise. L'expérience ceylanaise prouve que, si une exploitation est fragmentée, le rendement général s'affaisse. Il ne faut donc pas sans précautions passer de la grande à la petite exploitation. Les petits exploitants doivent être soumis à un contrôle technique qui ne laisse échapper aucun des avantages de la grande exploitation moderne. Les plantations occupant des terres qui, en réalité, appartenaient à des communautés paysannes, aujourd'hui les paysans sont à l'étroit. Au début du xix c siècle, dans la région pluvieuse, haut pays de Kandy ou bas pays de Colombo, les paysans cinghalais étaient au large. Ils exploitaient les fonds de vallée (deniya) pour leurs rizières inondées, aménageaient quelques terrasses à rizières sur les premiers versants, 1. B. H. FAKMER, « The Ceylan Ten Year Plan, 1959-1968 », Pacific Viewpoint, 1963, PP- 9-172. E. R . LEACH, Pul Eliya: a village in Ceylan, Cambridge, Mass., 1961.

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près des maisons et jardins, tiraient faible parti des hauts versants, faîtes et plateaux où ils faisaient exceptionnellement quelques chena (brûlis). L'administration britannique ne vit pas d'obstacle à déclarer, en 1840, terres de la Couronne ces hauteurs apparemment inoccupées et qui devinrent plantations. Les paysans cinghalais participèrent à la création de celles-ci en assurant les défrichements, mais se refusèrent, fierté plus que paresse, à la routine de l'entretien et de la cueillette. Les planteurs appelèrent des Tamil, que de modestes salaires suffirent à attirer. Ainsi se constitua un peuplement de travailleurs tamil (800 000 personnes avec les familles) qui pose le plus grave des problèmes nés des plantations. En effet les Cinghalais, indépendants en 1947, ont refusé aux Tamil des plantations la citoyenneté ceylanaise et sont enclins à leur refuser le droit de séjour. C o m m e le gouvernement de Delhi ne reconnaît plus à ces émigrés tamil le statut de citoyens indiens, voilà 800 000 apatrides ! Quand les plantations n'ont pas créé de problèmes nationaux, elles peuvent finir par s'intégrer dans le cadre géographique local. Pour préciser cela ont été examinées des plantations d'ancien style, encore bien vivantes, mais qui ne soulèvent pas de problèmes humains du type « minorité nationale ». L'île de Sâo T o m é a montré une forme archaïque de la plantation : grande propriété, grande exploitation, salariat, rendements médiocres 1 . Les plantations de cocotiers du delta du Zambèze appartiennent aussi à un type d'exploitation peu évolué dans ses structures. Les 20 000 kilomètres carrés du delta sont étalés le long du rivage par le courant marin qui, animé par l'alizé du SudEst, transporte vers le N o r d les alluvions zambéziennes. Le rivage du delta est bordé de multiples levées sableuses parallèles au rivage qui résultent de l'action des courants marins et des apports éoliens à marée basse. En arrière des sables littoraux, une région plus basse, plus argileuse, souvent inondée en saison des pluies, est couverte de hautes herbes brûlées par les chasseurs en saison sèche. C e delta est faiblement exploité par une population africaine exclusivement établie sur les cordons sableux plus aisés à maîtriser. U n cordon sableux (morrunda en langue chuabo) offre un site sec, où pourtant il est facile de se procurer d'excellente eau potable à quelques décimètres de profondeur. Les arbres fruitiers poussent à merveille. Dans les dépressions (murreta) alternant avec les levées et parcourues par des arroyos (mucurro) sensibles aux marées, il est possible à des techniques appropriées de cultiver toute l'année. En saison sèche, des billons d'un mètre de haut et d'écartement reçoivent maïs, haricots, patates; en saison des pluies, les billons abattus font place à la rizière inondée. Les arroyos, les rivières principales, la mer offrent poissons, coquillages et crustacés. Les Africains négligèrent complètement la plus grande partie du delta, les basses terres de l'intérieur; l'efficacité d'une technologie pourrait être mesurée par son aptitude à dépasser l'occupation 1. Voir, du regretté F.

Tenreiro,

A ilha de Sâo Tomé, Lisbonne, 1961.

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des levées littorales et des bourrelets fluviaux et à mettre en valeur les parties difficiles des deltas. L'organisation hydraulique générale qui doit combattre l'excès ou le manque d'eau était hors de portée des Africains de cette région. Le delta du Zambèze intéressa les Portugais; il donnait accès à la vallée du Zambèze (qui semblait ouvrir l'intérieur de l'Afrique) ; il avait un bon port, Quelimane. Comme en bien d'autres deltas, ce n'est pas au débouché direct du fleuve que se trouve le port (Chinde, sur un bras de débouché direct, ne peut faire que petit cabotage), mais sur une rivière sans débit propre, sans autre courant que ceux des marées. Le rio dos bons sinais de Vasco de Gama fut ainsi dénommé parce qu'en ce lieu de « bon augure » l'expédition portugaise trouva des Arabes et des Indiens dont la présence donnait l'assurance que l'Asie riche en épices n'était pas loin. Quelimane est accessible sans aménagement, à marée haute, aux navires calant 5 mètres. Dans ce delta faiblement habité et exploité (pas plus de 300 000 habitants, à peu près tous sur la bande sableuse côtière) les Européens ont apporté peu de modifications, hors les plantations de canne à sucre des bords du Zambèze dont il ne sera pas question ici. La partie littorale convient admirablement au cocotier par le climat et le sol. Le cocotier, qui trouve ici chaleur, sol léger, eau douce à faible profondeur, est favorisé par l'absence de maladies et le faible nombre des insectes destructeurs (Oryctes). Les plantations européennes obtiennent des rendements honorables (1 000 kilogrames de copra par hectare) pour un faible prix de revient; elles ont une grande étendue (la plus grande plantation de cocotiers du monde) et un modeste perfectionnement technique (production exclusive de copra; pas de tentative d'utilisation du coir). Les plantations ayant occupé les terres des villages, les hommes n'ont plus d'autre occupation que de s'employer comme salariés; comme les femmes continuent à faire des récoltes dans les dépressions, la nourriture est assurée sans frais; les salaires sont entièrement consacrés à des achats de superflu. Une situation moins heureuse s'établit quand les plantations ont pu assécher les dépressions et y planter des cocotiers ; les femmes, pour trouver des terres à cultiver, sont alors obligées d'aller fort loin. Les plantations peuvent évoluer facilement vers de petites exploitations de cultures commerciales. Par exemple, aux îles Fidji, les grandes « plantations » se sont divisées en petites exploitations (3 à 5 hectares) à des conditions honorables pour les cultivateurs, avec la garantie que ces petites exploitations ne seront plus morcelées et qu'elles resteront sous un contrôle technique qui assurera le maintien et, si possible, la progression des rendements. Une tendance du même genre se marque dans la grande île de Hawaii. La plantation peut d'autant plus facilement disparaître qu'elle n'est pas indispensable au progrès économique. Les cultures commerciales peuvent et pouvaient se développer sans elle. Si Sâo Paulo a créé sa grandeur caféière dans le cadre de grandes plantations, la culture du caféier s'est déve-

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loppée sous forme de petites exploitations dans Antioquia (Colombie) et au Costa Rica. Les « plantations » de cacaoyers d'Ilhéus (Brésil) et les vergers de cacaoyers du Ghana (Afrique occidentale), situés sur les deux rives de l'Atlantique, sont bien différents. A u Brésil de vraies plantations, avec grande propriété, absentéisme des propriétaires, misère des salariés qui vivent dans l'isolement. A u Ghana, petits vergers exploités par leur propriétaire ou par un fermier, vie dans un village avec des relations sociales intenses. Le système africain est plus humain. Les plantations, dépouillées de leurs caractères d'étrangeté, intégrées au cadre géographique local, deviennent cultures commerciales de la plus grande utilité. C'est maladresse que de réduire celles-ci au nom de la « diversification » de l'agriculture et de l'autarcie du ravitaillement. La Réunion, par exemple, qui produit et exporte environ 200000 tonnes de sucre brut par an, doit importer la plus grande partie de sa nourriture. Excellente combinaison puisqu'un hectare de canne réunionnais, par son rendement pourtant médiocre de 5 500 kilogrammes de sucre, rapporte 3 630 francs (en 1963) tandis qu'un hectare de maïs, avec 3 000 kilogrammes, rapporte cinq fois moins. U n hectare de canne permettant d'acheter la production de cinq hectares de maïs, ce serait folie de réduire la canne au profit du maïs. L'avantage économique des cultures commerciales a été étudié en Angola, où il est possible de comparer une colonisation officielle et une colonisation spontanée du style « plantation ». La colonisation officielle a créé à grands frais les foyers de Cela et du Cunene (Matala, Folgares) ; des paysans portugais établis sur de petits lots ont mission de vivre dignement mais pauvrement en produisant d'abord des vivres. Cette colonisation n'est pas une réussite absolue; les colons sont gênés et en sont pas heureux. Pourtant l'Etat dépense pour eux des sommes considérables. D'autre part une colonisation privée a créé au Nord du Cuanza surtout, et secondairement au Sud de ce fleuve, une production de café qui assure la moitié, en valeur, des exportations angolaises. Il s'agit d'une grande, d'une moyenne et d'une petite colonisations portugaises ; entraînés par l'exemple les Africains de ces régions produisent aussi du café. D'un côté un grand effort pour assurer un peuplement, et un échec économique. De l'autre, une colonisation spontanée et fructueuse. L'avantage économique des cultures commerciales (qui ne présentent plus les inconvénients sociaux et politiques des vraies plantations) a été souligné par une étude comparative des bienfaits que l'Afrique occidentale guinéenne doit à ses exportations agricoles et de la situation économique plus difficile de l'Afrique occidentale soudanaise. Les importations alimentaires que l'Afrique guinéenne fait plus largement que la soudanaise sont le signe d'un niveau de consommation plus élevé et non pas un effet fâcheux du développement de ses cultures commerciales 1 . 1. Voir à ce sujet l'ingénieux article de W . B. M O R G A N , « Food imports o f West Africa », Economie Geography, octobre 1963, pp. 351-362.

PLANTATIONS ET PROGRÈS ÉCONOMIQUE Tout le sucre faisant l'objet d'un grand trafic international (16 millions de tonnes) est tropical. C'est la plus pesante des ventes agricoles tropicales (le café exporté pèse 2,5 millions de tonnes). Selon les cours, les exportations de sucre sont égales ou inférieures en valeur aux ventes de café. Le sucre a le mérite d'assurer, par ses hauts rendements, le plus gros revenu à l'hectare. La canne à sucre a-t-elle l'avantage sur la betterave, dans la concurrence qui semble opposer les deux sources de production? La canne à sucre couvre (en 1961) 9 millions d'hectares, produit 32 millions de tonnes de sucre brut, soit 3 550 kilogrammes par hectare planté (et non par hectare récolté). La betterave : 7 millions d'hectares, 23 millions de tonnes, 3 280 kilogrammes par hectare. Le rendement moyen de la canne est déprimé par l'Inde et le Pakistan (2,82 millions d'hectares plantés; seulement 3,2 millions de tonnes de sucre brut industriel; le sucre brun est ignoré des statistiques) ; ces pays étant déduits, restent pour la canne 6,2 millions d'hectares, 29 millions de tonnes de sucre brut, un rendement moyen de 4 700 kilogrammes à l'hectare planté. D u côté de la betterave l'élément déprimant est l ' U . R . S . S . (3,043 millions d'hectares, 6,63 millions de tonnes) ; après déduction, il reste pour la betterave 3,937 millions d'hectares, 16,13 millions de tonnes, un rendement moyen de 4 000 kilogrammes. La supériorité présente du rendement de la canne à sucre n'est donc pas écrasante : 4 700 kilogrammes contre 4 000. Mais le prix de revient du sucre de canne n'est-il pas inférieur ? Il est malaisé de voir clair. L'inégale durée d'occupation du sol n'est pas une gêne; il n'est pas difficile de calculer ce qui revient à douze mois dans une production de sucre de canne qui peut exiger une maturation de dix-huit ou vingt mois. La comparaison est troublée par l'inégalité des salaires, l'inégalité de la valeur vénale des terres, les droits protecteurs, les licences d'importation, le plus ou moins large usage des déchets. Ceux-ci, médiocrement utilisés pour la canne (peut-être ont-ils fait l'objet d'une étude technologique et économique insuffisante), ont grande valeur pour la betterave. En Europe nord-ouest un hectare de betteraves livre, outre le sucre, de quoi produire 5 000 litres de lait; un hectare de betteraves sucrières vaut deux hectares (un hectare producteur de sucre, un autre de denrées fourragères). La canne était réputée plus facile à cultiver, mais les graines monogermes qui suppriment le démariage et les machines décolleteuses-arracheuses réduisent l'exigence en maind'œuvre de la betterave. La canne à sucre a probablement plus grande possibilité d'accroître son rendement. En définitive, n'est-il pas vain d'agiter le problème d'une concurrence entre le monde tropical et le monde tempéré ? Le marché potentiel est assez vaste pour tous les producteurs. En 1962-1963, la production mondiale a été de 57 millions de tonnes de sucre pour 3 milliards de personnes, 19 kilogrammes par personne et par an. Si tous les humains mangeaient autant de sucre que les 500 millions de plus gros consommateurs (46 kilogrammes par an et par habitant), la demande s'élèverait à 138 millions de tonnes.

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Les ventes de sucre devant être parmi les ressources les plus assurées du monde tropical, il est désirable que celui-ci accroisse sa production, et, particulièrement, relève ses rendements. Science et investissements seront ici efficaces, et ne supposent pas l'existence de « plantations », car intensité de l'exploitation et hauteur des rendements peuvent être obtenues par de modestes exploitations aux techniques contrôlées. Les plantations de cannes qui existaient à Cuba avant la révolution étaient anachroniques : techniciens étrangers, parfois main-d'œuvre non cubaine, exportation de sucre brut à raffiner aux États-Unis, dividendes payés à des non-résidents. Anachronismes fragiles; mais il n'eût pas fallu réduire par des mesures maladroites la production de sucre; il aurait au contraire été possible de l'accroître par une élévation des rendements (les plantations de Cuba ne brillaient pas en ce domaine); un système de petites exploitations contrôlées par un encadrement compétent aurait obtenu ce résultat. Les pays tropicaux ne doivent pas diminuer les précieuses rentrées d'argent qui, assurées par la vente des produits agricoles, permettront de diversifier l'économie et de financer l'industrialisation. Les plantations, au sens complet du mot, appartiennent au passé; les cultures d'exportation doivent assurer l'avenir.

PAYSANNERIES TROPICALES

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Existe-t-il plusieurs types de paysanneries dans le monde tropical? Méritent-elles d'être maintenues, supprimées, étendues? Qui dit paysannerie dit droit sur la terre ; droit individuel, familial, clanique, villageois. C e droit et le sentiment de ce droit sont des données dont il faut tenir grand compte. U n progrès sérieux et solide des campagnes tropicales exige une connaissance intime des droits fonciers. Partant de ces prémices on a considéré avec réserve ce qui, avant les drames actuels, avait été entrepris dans une partie du Biafra. Les « Colonies agricoles » du pays ibo, inspirées par le moshav israélien, et conseillées par des experts israéliens, ne paraissent pas convenir aux besoins réels de l'Afrique rurale, tout au moins dans des régions rurales déjà peuplées. Les inconvénients : prix de revient relevé, attribution de terres (6 hectares d'élasis par exploitation individuelle) incompatible avec la densité de la population, gageure qui consiste à dégager de vastes surfaces (une colonie couvre 4 000 hectares) dans une région très peuplée où la terre n'est pas vacante. Il faut beaucoup de capitaux pour acheter celle-ci; et à qui l'acheter? Sans pression politique il serait impossible de l'acquérir. Les Ibibio ont carrément refusé d'en vendre. O n a parfois expulsé des occupants « sans droit » : à Igbariam, près d'Enugu, 1 500 occupants de ce type ont été expulsés (avec une indemnité pour leurs maisons et leurs arbres) et remplacés par des

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colons. C'est une façon un peu surprenante de traiter les problèmes ruraux. L'exemple israélien est de peu d'intérêt pour les campagnes peuplées du N i g e r i a ; l'agriculture israélienne s'établit sur une table rase, la campagne africaine est chargée de droits d'usage. Les colonies ont prétendu établir sur la terre, à la place des anciens paysans, des jeunes gens instruits et sans emploi; il a fallu y renoncer et revenir à des agriculteurs expérimentés. Des paysanneries sont en régression, dans des conditions d'ailleurs fort diverses. U n e analyse soigneuse (qui date de 1959-1960) a examiné le fonctionnement de la paysannerie zandé dans le Nord-Est du Congo-Kinshasa; la pauvreté de cette paysannerie était due à une insuffisante dépense de travail et à une orientation malheureuse de l'agriculture commerciale (les femmes mariées donnent au travail 7 1 % de leur temps, entre 6 heures et 18 heures, dont 32 % pour l'agriculture; les hommes mariés donnent au travail 5 1 % de leur temps, dont 20 % pour l'agriculture). La cause principale de la régression de cette paysannerie est cependant la fâcheuse situation démographique dont il a été question dans des cours précédents. Les E g b a (qui habitent l'Ouest du domaine yoruba) sont une paysannerie en régression, mais par exode rural; la campagne des environs d ' A b e o kuta montre des signes de déclin; maisons et champs abandonnés. La cause : des E g b a vendus c o m m e esclaves à Lagos, libérés et instruits à Freetown, revinrent au pays natal, et y lancèrent un heureux m o u vement d'instruction et d'ouverture au monde extérieur. Le résultat f u t une émigration, vers Lagos en particulier, où les E g b a sont le groupe le plus nombreux. Il est des paysanneries en régression pour des raisons politiques. E x e m p l e : les paysanneries des Chittagong Hill Tracts. Ces montagnes ont une population appréciable (20 habitants par kilomètre carré en 1961), bien que de loin inférieure aux densités de la plaine littorale (440 au kilomètre carré dans Chittagong littoral). Les Chittagong Hill Tracts appartiennent à la péninsule indochinoise; la géographie humaine est celle de l'immense domaine montagneux indochinois. Grande variété ethnique; des peuples se juxtaposent sans s'interpénétrer, ce qui suppose des techniques d'organisation peu ambitieuses. Dans les Chittagong Hill Tracts, ces peuples sont d'affinités mongoloïdes et parlent des langues tibéto-birmanes, tout en se reliant à des rameaux linguistiques divers ; les M a r m a parlent arakanais, c'est-à-dire birman; les M r u se rattachent à une autre branche du tibéto-birman. Quels qu'ils soient, ces peuples ont en c o m m u n leurs techniques d'exploitation; ils accordent au végétal l'essentiel de leur attention technique, se nourrissant à peu près exclusivement d'aliments végétaux, utilisant un outillage de bambou, construisant des maisons de bois et bambou. Tel sont les Lushai, Pankhua, Chakma, Marma, M r u , M r u n g , K u m i , Cak. Ces populations sont en bonne santé démographique et ne souffrent pas de pénurie; l'essart (tongya chez les peuples de langue birmane) leur procure une nourri-

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ture suffisante en quantité. Mais elles sont en régression technique et, de ce fait, menacées de disparition. Les Marma 1 ignorent métallurgie, poterie, tannage, menuiserie, fabrication de l'huile, couture. Incapables de faire ou de réparer un instrument de métal, ils achètent au bazar des machettes japonaises, leurs seuls outils; ils n'ont ni houe, ni scie, ni hache. La machette leur sert à tout, plantoir et sarcloir, abattage des broussailles. Mais les Marma sont incapables d'abattre un arbre tombé en travers d'un chemin; il faut appeler des Bengali armés de scies et de haches. Les Marma ne sont pas un peuple attardé ; ils savent écrire, peuvent lire un texte imprimé à Rangoun. Il n'est pas possible que ce peuple maître de l'écriture n'ait pas maîtrisé autrefois les techniques qui lui font défaut, et dont l'ignorance ne lui pèse d'ailleurs pas à l'excès; pour tout ce qu'il ne sait faire le Marma utilise les services d'artisans ou de fournisseurs bengali; le peuple marma recourt même à des salariés bengali pour aménager quelques rizières inondées. La première explication de tout cela : les Arakanais d'Akyab pratiquaient autrefois des razzias d'esclaves aux dépens des Bengali du delta Gange-Brahmapoutre; ces esclaves assuraient les métiers qui manquent aujourd'hui aux Marma; affranchis, ces esclaves ont rempli, comme travailleurs libres, les mêmes fonctions. Quand, au X V I I I ' siècle, les Marma ont quitté l'Arakan pour les Chittagong Hill Tracts, ils ont gardé cette organisation. Il leur a été d'autant plus impossible de la réformer qu'une frontière politique les a séparés de leurs compatriotes arakanais et inclus dans un État (le Pakistan) où ils sont une petite minorité. Enfin, la prépondérance bengali laisse aux Marma (et aux autres peuples des montagnes) peu de latitude pour retrouver leur équilibre. L'administration bengali est sans égards excessifs pour ces non-musulmans. Lors de la mise en eau du barrage de la Karnafuli, les autorités ont expulsé les Chakma qui exploitaient les terres alluviales et leur donnèrent d'insuffisantes compensations; les bateliers bengali qui transportaient les expulsés refusèrent de prendre à bord les porcs, dont la vue affligeait de bons musulmans. La surexploitation des bambouseraies par les bûcherons bengali risque de priver les peuples montagnards d'une des bases de leur existence. — Pour toutes ces raisons, des paysanneries parfaitement viables, et qui mériteraient d'être encouragées, sont promises à la décadence et à la disparition. Dans un monde qui agite les questions d'aide technique, voilà un cas bien caractérisé de régression technique qui pourrait être durable. Divers cas de paysannerie rurale en formation. En Jamaïque, après la libération des esclaves (1838), et sans qu'aient été supprimées les I. Pour l'un des peuples (Marma) qui composent la mosaïque ethnique des Chittagong Hill Tracts, voir L. BERNOT, Les paysans arakanais du Pakistan oriental : l'histoire, le monde végétal et l'organisation sociale des réfugiés marina (mog), ParisLa Haye, 1967.

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plantations, s'est spontanément constituée une paysannerie sur les terres que celles-ci n'occupaient pas; une petite paysannerie, importante puisqu'elle assure la nourriture de la population de l'île, à l'exception du riz, produit dans de grandes exploitations. Les paysans produisent aussi le tiers de la canne à sucre, 77 % des bananes, 62 % des agrumes, la totalité du gingembre, du café, du cacao 1 . Les exploitations paysannes se tiennent entre deux et quatre hectares. Les ruraux accordent grande valeur morale, sociale, sentimentale à la terre; pourtant un cinquième seulement d'entre eux détiennent des certificats cadastraux; le reste n'a pas de titres : la possession de la terre est fait de notoriété et n'est pas contestée; les parcelles sont vendues sans titre. Une manifestation de sentiment paysan : un vieillard déclare ne pas vouloir d'un certificat cadastral, de crainte que ses fils ne l'utilisent pour mettre la terre en gage. Les paysans jamaïcains ont retrouvé un usage africain; 8 % des terres sont biens de famille non partagés par héritage ; les héritiers l'exploitent selon un plan concerté mais ne peuvent disposer d'une partie quelconque de ce bien; le bien de famille n'est pas reconnu par la loi jamaïcaine. La paysannerie pratique une polyculture qui ne brille pas par les rendements ; peu de fumure et d'outillage. Trois fermiers sur quatre se fient, pour les dates des semis et repiquages, à un almanach qui se fonde sur les phases de la lune. Ces petits propriétaires exploitants ont retrouvé un trait paysan caractéristique, la méfiance à l'égard des innovations. O n ne sait si elles sont dignes d'être appliquées; on craint l'opinion publique. Les Noirs réfugiés de Guyane 2 sont aussi un exemple de paysannerie qui se reconstitue à partir d'une situation d'esclavage. Les Boni ont solidement implanté leurs communautés, produisent leur nourriture et trouvent des ressources complémentaires en mettant leurs talents de bateliers au service des chercheurs d'or. La comparaison entre ces Boni et les « Créoles », chercheurs d'or venus de la Barbade, montre les Boni mieux intégrés au milieu naturel ; tandis que les Créoles font figure de passants non enracinés, les Boni sont en voie de former une paysannerie. La comparaison avec des groupes indiens voisins (les Roucouyennes de nos vieilles cartes) est aussi fort instructive : les Boni ont meilleure démographie ; la raison de leur supériorité ? Elle est probablement dans le fait que les Boni, d'origine africaine, et se rattachant donc à l'Ancien Monde, sont moins sensibles aux maladies banales de l'Ancien Monde comme grippes, rougeole, etc. Les Boni sont d'autre part mieux initiés aux outillages européens; cependant les Indiens seraient plus soigneux de leurs moteurs (les habitants de ces lointaines forêts se sont pris de passion pour les hors-bords qui propulsent leurs pirogues) que les Boni. Le milieu physique étant iden1. D . EDWARDS, An economic survey of smallfarming in famaica, Kingston, 1961. 2. J. HURAULT, La vie matérielle des Noirs réfugiés Boni et des Indiens Wayana du Haut Maroni (Guyane française) : agriculture, économie et habitat, Paris, 1965.

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tique pour tous, les comportements des groupes diffèrent selon la civilisation dont chacun d'eux est armé. U n e erreur parfois commise en géographie humaine est d'admettre qu'une population rurale est « adaptée » au milieu physique dans lequel elle vit; notion incorrecte, à moins de donner au mot d'adaptation une acception très lâche; tout groupe est « adapté » au milieu physique, mais il est des adaptations plus ou moins efficaces (c'est-à-dire plus ou moins capables d'assurer une vie plus ou moins abondante à un nombre plus ou moins grand d'hommes). Toute civilisation n'a pas nécessairement réalisé l'adaptation optimum (dont il serait malaisé de préciser l'exacte signification). Le mot d'adaptation est riche en pièges; il risque de faire du milieu physique, dans le modelé des faits de géographie humaine, un partenaire de rang égal à la civilisation. Les Noirs B o n i n'ont pas réalisé un chef-d'œuvre d'adaptation. Les faiblesses sont visibles. Leur agriculture par essartage n'est pas des plus heureuses; les rendements sont médiocres; les fourmis empêchent de cultiver une parcelle plus d'un an; la culture inondée supprimerait cette menace, exploiterait les meilleures terres, écarterait toute inquiétude climatique (l'incertitude de la période sèche risque de compromettre l'incendie). Les B o n i dépendent de leurs revenus de bateliers pour leurs achats extérieurs. Ils devraient pouvoir aussi compter sur la vente de produits de leurs récoltes, ce qui exigerait quelques cultures arborescentes. Quoi qu'il en soit, les B o n i apportent la preuve, s'il en était besoin, qu'une paysannerie peut vivre dans le milieu amazonien, à condition d'être ouverte sur le monde extérieur, à la condition aussi que les autorités supérieures ne soient pas, c o m m e ce f u t trop souvent le cas en Amazonie, oppressives; les B o n i sont remarquablement libres de toute oppression. E n Haïti, après la révolution de la fin du XVIII e siècle, les esclaves libérés ont spontanément organisé une paysannerie, une population rurale enracinée (des sondages montrent plus de 90 % des habitants vivant là où ils sont nés), maîtresse de sa terre, qui lui inspire un attachement sentimental. Cette paysannerie, du fait de circonstances historiques, a pris des caractères particuliers. Après la révolte des Noirs et l'établissement de l'indépendance (1804) se produit une révolution des paysages. Les plantations abandonnées, les anciens esclaves s'éloignèrent des plaines, où se trouvaient les plantations, pour s'établir dans les collines et les montagnes. Chaque exploitant construisit sa maison au milieu de son petit domaine, dont il avait lui-même établi les limites. Habitat dispersé, agriculture de subsistance. D o n c révolution du système d'agriculture et révolution dans les sites et le style de l'habitat. Pourquoi cela ? Les autorités qui s'établirent après l'indépendance essayèrent, pour maintenir la production de sucre et de café, de fixer sur les anciennes plantations les esclaves libérés en leur promettant une portion des revenus ; la plantation devenait un « atelier », et l'esclave un « cultivateur-portionnaire ». C e système ne plut pas aux travailleurs, qui lui trouvèrent un relent d'esclavagisme. Pour se

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mettre à l'abri de toute contrainte, ils préférèrent s'établir loin des anciens lieux habités et des routes. La paysannerie haïtienne existe, mais souffre de sous-administration : pas de cadastre, rareté des écoles et des routes, aucune aide régulière de l'État à l'agriculture 1 . Comme les cas précédents, l'île d'Anjouan (Comores) est une ancienne terre d'esclavage. Mais, à Anjouan, les esclaves libérés ne sont pas, ou pas encore, devenus paysans. Les travailleurs de la terre sont restés dans une situation dépendante, qu'ils soient métayers de leurs anciens maîtres, ou salariés sur les grandes plantations créées depuis la fin du xix e siècle. Une paysannerie n'est donc pas née, ou pas encore. Elle serait possible, sous forme de petites exploitations qui devraient être orientées vers des cultures commerciales de grand rapport (vanille, plantes à parfums) car la densité de la population sur la surface cultivable atteint déjà 426 par kilomètre carré2. Une paysannerie est nécessaire, le système de faire-valoir actuel, pour les terres qui appartiennent aux nobles des villes, étant loin d'assurer le meilleur rendement à l'hectare ; ces propriétaires absentéistes n'investissent aucune part de leurs recettes et se contentent de faire récolter noix de coco et girofle sans procéder au moindre aménagement, au moindre apport d'engrais. Les propriétaires citadins ne voient dans leur domaine que la source d'un revenu ajouté aux traitements administratifs (ils émargent largement au budget) et à leurs bénéfices commerciaux, et la possibilité de contrôler une clientèle. Les plantations capitalistes sont aussi sous-exploitées, par exemple en se consacrant au sisal, de faible rapport à l'hectare. Occupant 33 % des terres cultivées, elles assurent aux agriculteurs (88 % de la population) 10 % de leurs revenus. Il ne sera pas facile de fonder une paysannerie, du fait des obstacles déjà indiqués, et pour d'autres raisons; les hommes laissent aux femmes l'essentiel des besognes agricoles; les notables ne désirent pas abandonner privilèges et bénéfices, d'autant plus substantiels que cette aristocratie recrute les cadres religieux qui prélèvent de lourds tributs sur la population. Une paysannerie se crée sous nos yeux, chez les Chinois de Bornéo septentrional (Sabah). En ce pays où ils ne sont pas persécutés, et où les autochtones sont peu nombreux (densité moyenne de la popula1. P. MORAL, Le paysan haïtien, Paris, 1961; H . A . WOOD, Northern Haiti, Toronto, 1963. 2. Quelques observations de géographie humaine ; les arbres alimentaires ont grande importance; bananier, cocotier, manguier, arbre à pain, jacquier: heureuse solution aux problèmes des terres pentues que les arbres protègent contre l'érosion. Cependant les Anjouanais, préférant le riz, le cultivent dans des conditions difficiles; leur goût pour le riz (aussi légitime que tout autre, mais qui est un choix de civilisation, orienté ici par le prestige social ; les gens de qualité mangent du riz, les autres les imitent) les amène à pratiquer une riziculture sèche qui convient mal à leurs sols (bananiers, ignames, patates, taro, manioc seraient moins dangereux) et à importer du riz, alors que l'île pourrait se suffire avec bananes et tubercules. Changer les usages sera difficile, la culture du riz étant affaire féminine.

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tion indonésienne, au sens ethnique, 5,5 par kilomètre carré), les Chinois construisent une paysannerie vigoureuse et prospère. Conditions vraiment équatoriales, températures, pluies, prédominance de la grande forêt toujours verte. L'amplitude annuelle moyenne de Jesselton est de 0,6 degré; un record mondial. La démographie chinoise, meilleure que celle des autochtones, n'est pas affaiblie par une insalubrité tout à fait classique; les Chinois savent se prémunir contre le paludisme; les enfants chinois sont mieux soignés que les indonésiens. A l'âge de 30 ans, les mères chinoises ont perdu 3,8 % de leurs enfants contre 25 pour les mères indonésiennes; la population chinoise croît plus vite que l'autre (sans tenir compte de l'immigration, interdite depuis i960). Le bon comportement des Chinois est d'autant plus significatif que certains d'entre eux sont venus de Chine du Nord, du Tche Li; or l'idée est parfois soutenue que les Chinois réussissent à merveille dans le monde tropical parce qu'originaires de la partie semi-tropicale de la Chine. Les Chinois ne vont pas coloniser les hautes montagnes de l'intérieur (Kinabalou, 4 000 mètres, un horst faillé dans les terrains tertiaires; le Kinabalou lui-même étant fait de roches basiques1), mais se rassemblent sur les plaines littorales; proximité de la mer, rivières navigables, meilleurs sols. Les autochtones n'avaient pas tiré grand parti d'un rivage hospitalier souvent bordé de bonnes terres alluviales ; les Bajau étaient surtout pêcheurs. Ceux de la côte orientale, construisant leurs maisons sur pilotis à l'extérieur de la mangrove, n'avaient à leur disposition aucune plage, aucune terre émergée. Bien que des Chinois aient pris contact avec Bornéo dès le vn e siècle de notre ère, l'actuelle colonisation est récente ; elle ne remonte même pas aux cultures chinoises de poivriers établies au XVIII E siècle à Brunei (et qui avaient disparu à la fin du siècle). La British North Bornéo Company (1877, traité avec le sultan de Brunei; 1881, reconnaissance par le gouvernement britannique) recrute des Chinois pour ses diverses entreprises : en i960 les Chinois étaient 104 000 sur une population totale de 454 000. Sur les côtes ouest (Jesselton), nord-est (Sandakan) et sud-est (Tawau). Les agriculteurs font 40 % des hommes chinois actifs. Bons défricheurs, attaquant la forêt avec d'autant plus d'énergie qu'ils font argent du bois et du charbon de bois ; cultures vivrières ; l'essentiel de l'attention est donné aux hévéas et aux cocotiers. Une partie des Chinois ruraux est établie sur des colonies officielles où chaque exploitant a reçu un lot de 2 à 4 hectares; ce serait mal connaître l'esprit d'entreprise des Chinois que de les croire satisfaits de cette maigre surface; la plupart d'entre eux ont d'autres terres et voient dans la colonie officielle une occasion légale d'étendre leurs propriétés. La colonisation agricole chinoise, largement spontanée, est une réussite économique. Ces Chinois bien portants, relativement prospères, donnent à la populaI. P. COLLENETTE, « A physiographic classification of North Bornéo », Journal of Tropical Geography, 1963, pp. 28-33.

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tion locale un exemple. Ces Chinois, traditionalistes et attachés à leurs vieux usages, tout en étant agilement ouverts sur le monde extérieur, fonderont-ils une paysannerie durable? O n en peut douter; l'avenir politique du Nord-Bornéo n'est pas fixé; il est à penser que, si ce territoire devenait un jour indonésien, les Chinois y seraient maltraités. Les paysans doivent s'évader de la pure agriculture de subsistance pour s'assurer des possibilités de progrès. Le canton de Rampai (à l'Ouest de la ville de Munshiganj, Pakistan oriental) compte 16 334 habitants sur 9 kilomètres carrés, en 1951; soit une densité générale de 1814 habitants par kilomètre carré; cette densité, très forte et purement rurale, s'explique par une horticulture intensive qui obtient au moins deux récoltes par an et vend des produits rémunérateurs sur le marché de Dacca, bananes, bétel, légumes, pommes de terre 1 . Le bétel est même exporté par avion sur Lahore. Pourquoi cette horticulture s'est-elle fixée ici, et non pas plus près de Dacca? Rampai se trouve dans une partie très déprimée du delta GangeBrahmapoutre; pourtant ses cultures principales, qui occupent la surface toute l'année, ne supportent pas d'être inondées : bananier, bétel. Ces plantes accaparent les niveaux les plus élevés, qui doivent leur non-submersibilité pendant les crues estivales à un travail de terrassement particulièrement actif à l'époque où Rampai portait la capitale du royaume sena (1095-1260); les ruines de palais et de temples se rencontrent sur tout le territoire. Le terrassement se poursuit : sous nos yeux les habitants draguent la vase des chenaux pour exhausser les parties hautes (et les fertiliser). Pour se protéger des inondations les habitants auraient pu recourir à des digues; ils ont préféré les terrassements; une option technique. La population de Rampai a tous les caractères d'une paysannerie; elle marque un solide attachement à sa terre. C'est une population d'esprit ouvert; malgré la très forte densité, les gains sont supérieurs à ceux des cultivateurs de riz et de jute du reste du delta; l'orientation vers des productions commerciales très rémunératrices est un heureux choix; les habitants de Rampai, avides d'améliorer les rendements par des semences sélectionnées et l'engrais artificiel, sont déçus par un système administratif et commercial qui répond mal à leurs demandes. L'amélioration de l'irrigation en hiver serait fort utile. La paysannerie de Rampai est donc bien orientée; une amélioration de son sort pourrait être obtenue par une assistance technique à la fois possible et rentable. Les Gurkha du Népal : une paysannerie qui, malgré son isolement et des conditions naturelles médiocres, est parvenue à un certain degré de prospérité en complétant les ressources tirées de l'agriculture et de l'élevage par les soldes provenant du service militaire à l'étranger ; un cas suggestif de paysannerie qui, sans rompre ses liens avec sa terre, se procure des revenus extérieurs qui remplacent les ventes que la 1. Land use in Rampai Union: a horticultural area, Dacca, 1961.

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situation géographique ne permet pas de réaliser1. Les paysans des montagnes du Nord du Guatemala2 complètent aussi leurs ressources par des salaires gagnés au-dehors et dont ils rapportent chez eux la plus grande partie. Mais que de différences entre les deux situations ! Alors que les Gurkha émigrent temporairement pour obtenir une rémunération de spécialistes et s'assurer un mieux-être, les Mam (des Maya) du Guatemala septentrional émigrent pour échapper à la faim et se louent à des salaires de manoeuvres. Leur situation locale est angoissante; dans le municipe d'Ostuncalco (150 kilomètres carrés, 21 000 habitants en 1950) la partie la plus fertile, qui est la plus basse et mériterait seule d'être cultivée, couvre 40 kilomètres carrés et atteint une densité de 280 personnes au kilomètre carré. La population s'est multipliée à partir de 1920 par une forte natalité (50 °/00) et une certaine baisse de la mortalité; de 1930 à 1950 le prix des bonnes terres a décuplé, passant de 125 à 1 250 dollars US l'hectare; à ce prix la terre ne rapporte brut que 5 % du capital, aucun compte n'étant tenu du travail dépensé. Les paysanneries tropicales méritent de vivre; leur utilité s'affirme quand elles n'existent pas : trop d'espaces ruraux d'Amérique du Sud souffrent d'une population instable et d'une exploitation négligente parce qu'ils n'ont pas de paysannerie. En attendant qu'aient été mises en application de meilleures formules d'occupation du sol les paysanneries méritent le respect. Elles méritent aussi qu'on les aide à atteindre une meilleure rémunération du travail. La sous-administration est une cause suffisante de stagnation pour les paysanneries : l'exportation des bananes n'a pu, par gabegie administrative, être développée à Haïti ; les paysans ont souffert de perdre ainsi un revenu commercial. Même bien intentionnée, une administration efficace pourrait commettre des erreurs si elle perdait le sens de la mesure3. Le grand développement que prennent les villes peut être d'une grande aide pour les paysanneries si les rapports villes-campagnes sont heureusement organisés. Sur ce point, deux exemples très différents ont été examinés, qui montrent qu'il existe des possibilités diverses et encourageantes, Kano et Ibadan.

1 . B. PIGNÈDE, Les Gurungs: une population himalayenne du Népal, Paris-La Haye, 1966. 2. O . M . H O R T S , « The specter of death in a Guatemala Highland community », Geographical Review, 1967, pp. 151-167. 3. C'est par exemple une chose excellente pour le présent d'améliorer la production du sucre de palme au Cambodge; mais ce ne peut être qu'un expédient temporaire; le sucre de palme est trop fermentescible pour se prêter à un développement notable; ce dont les campagnes cambodgiennes ont besoin, c'est d'une irrigation rationnelle qui permette de relever les rendements en riz — et de cultiver la canne à sucre.

L'HOMME ET LES RESSOURCES

USAGE ET ABUS DES RESSOURCES

NATURELLES

NATURELLES

I9JJ-I9J6 Voici un thème digne de retenir la recherche géographique; ne s'agit-il pas en effet de scruter les rapports que les hommes ont noués avec le milieu; la notion de « ressources naturelles » n'est-elle pas au premier rang des préoccupations du géographe humain ? Pour la plus grande partie du monde tropical, les « ressources naturelles » ne semblent-elles pas avoir été faiblement exploitées ? Le milieu du x x e siècle paraît exiger un bilan des ressources naturelles en regard d'une population croissant de plus en plus vite; une résurgence des inquiétudes malthusiennes se manifeste dans d'innombrables publications. Notre civilisation se révèle merveilleusement apte à multiplier les hommes; tout concourt à cette expansion, les progrès de la médecine (qui sont eux-mêmes la résultante des rapides progrès des sciences et des techniques), les facilités nouvelles des transports, le relèvement des rendements agricoles par les machines et les engrais. L'accroissement des effectifs humains ne pose-t-il pas un problème de subsistances ? L'étude de cette question gagne à être conduite dans un esprit géographique, par une prise en considération de tous les éléments enjeu, et de leurs interréactions. Pour raisonner valablement il est bon de renoncer à considérer le monde comme un tout; l'ajustement entre une « population mondiale » et des « ressources naturelles mondiales », n'est-ce pas un faux problème? Il existe des situations locales, qui doivent être analysées comme telles, et dont l'addition ne donne pas une situation mondiale. Par exemple, les parties faiblement habitées de l'Afrique tropicale pluvieuse (pour fixer les idées, celles qui portent moins de 3 habitants au kilomètre carré) ont une population dont l'alimentation est à la fois déficiente en quantité et en qualité; englobés dans une statistique mondiale, ces Africains contribueront pour leur part à abaisser la ration calorique moyenne, la consommation moyenne de matières grasses, de protéines animales, de vita-

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mines de l'humanité « mondiale ». Leur influence statistique agira dans le même sens que les populations des régions à très forte densité rurale. Il est probablement maladroit d'opérer de la sorte, car la situation particulière des populations sous-alimentées et mal alimentées de l'Afrique tropicale pluvieuse faiblement habitée ne peut être utilement étudiée, comprise (et corrigée) que dans le cadre physique et humain où elles vivent. Il n'est pas possible d'expliquer cette alimentation déficiente par l'hostilité du climat; ni par la rareté des sols cultivables (la superficie cultivable, compte tenu des jachères, est très supérieure à la superficie cultivée, dans ces pays à très faible population); ni par la mauvaise santé des paysans (les femmes travaillent habituellement beaucoup plus que les hommes; elles n'ont aucune raison d'être en meilleure santé) ; ni par l'insuffisance des techniques agricoles (sans rien changer à ses méthodes le paysan africain pourrait récolter plus abondamment en étendant la superficie de ses champs, ce qui serait possible si ce paysan travaillait plus : si par exemple il travaillait autant que sa femme). En définitive les seules explications valables sont humaines; les Africains dont il est ici question se nourrissent mal parce qu'ils récoltent trop peu, parce que le travail féminin est trop consacré à des besognes non strictement agricoles (transport, pilonnage), parce qu'ils ont en matière alimentaire un esprit de discrimination et de restriction qui, joint à la médiocrité des techniques, les prive des aliments d'origine animale qui équilibreraient leur alimentation. Dans certains de ces terroirs africains peu peuplés, et dont les habitants souffrent du kwashiorkor, maladie de carence qui semble bien due à un défaut de protéines animales, personne ne mange de porc, et ne boit de lait. Les femmes renchérissent en ne consommant pas d'œufs. La distinction sociale se mesure, chez les Lélé du Kasa'i, à la sévérité des prohibitions alimentaires. On a des chèvres, mais on ne les trait pas. Le problème des subsistances, en de tels pays, ne se pose pas en termes de déficience mondiale; il est fondamentalement lié à une certaine organisation du travail et à des pratiques alimentaires. La terre cultivable est parmi les plus précieuses des ressources naturelles. Faut-il croire que de vastes étendues de terres cultivables aient déjà été perdues par un véritable « abus » des ressources naturelles ? Faut-il croire aussi que l'étendue cultivable (et non encore cultivée) soit limitée et peu considérable (par rapport à l'étendue présente des cultures) ? La question a été débattue sous ses divers aspects. Il semble bien, en définitive, qu'il soit difficile de donner une définition des terres cultivables qui ne se réfère pas à des techniques, à des possibilités d'investissement, à des niveaux de vie. L'étendue cultivable variera grandement, selon le système de référence adopté. Si l'Amazonie brésilienne porte une population infime et si la superficie cultivée y est insignifiante, si les sols y sont généralement médiocres, il est admissible que convenablement traités, engraissés d'abondants investissements, ces sols puissent être mis en culture sur d'immenses étendues. Les dévastations infligées par l'homme aux sols et à la végétation

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ont été examinées à propos de la grande forêt de feuillus de l'Est des États-Unis, à propos des prairies américaines, de la Nouvelle-Zélande, à propos de l'île de Timor, donc dans des conditions variées de milieu physique et de civilisation. Peut-être faut-il considérer avec quelque réserve les sentiments d'affliction que l'étude d'un tel sujet provoque habituellement. L'exploitation extensive détruit assez rapidement les conditions de son existence, tout au moins dans les zones marginales ; mais elle n'interdit pas qu'une exploitation intensive lui succède. Les sols de régions marginales, qui ont particulièrement souffert, ne méritaient pas d'être cultivés longtemps. Leur abandon signifie peu, sinon qu'il n'aurait pas fallu les défricher. La population peu dense de Timor, et dotée de faibles moyens d'action sur la nature, a ruiné l'ancien paysage végétal; mais cette ruine est-elle vraiment fâcheuse pour l'homme ? L'introduction du Lantana, généralement considéré comme une peste végétale, et qui a pris le pas sur les végétaux indigènes de jachère, n'est peut-être pas un mal sans compensations. Le Lantana supprime les pâturages de jachère mais refait un bon sol plus rapidement que la végétation de jachère indigène de Timor. La notion de « ressource naturelle » est inintelligible sinon dans le contexte des techniques. Cela apparaît plus clairement encore dans le cas des ressources minérales, dont l'importance ne peut être mesurée que par référence à un certain état de la technique. Les développements récents de l'industrie montrent clairement que de très grands progrès dans l'exploitation des « ressources naturelles » sont certains, que des empires technologiques sont ouverts non pas par la supputation des ressources connues et l'émotion causée par leur épuisement, mais par le jeu de l'esprit humain concevant des thèmes nouveaux dont l'exploitation pratique dévoile des horizons effrayants ou rassurants. Dans de pareilles conditions il est malaisé de parler d'un abus des ressources naturelles minérales. Tout au plus peut-on prévoir, mais sans inquiétude, l'épuisement des ressources minérales naturelles « classiques ». Celles-ci s'épuiseront inévitablement dans des délais plus ou moins proches; la parcimonie allongerait un peu ces délais, pour une durée qui resterait néanmoins infime par rapport à la durée probable de l'espèce humaine. Mais la puissance n'est pas aux parcimonieux, et la prudence peut être bien imprudente.

LES RESSOURCES DE L'AFRIQUE

1961-1962 Le cours a posé la question suivante : l'évaluation des ressources peutelle se satisfaire d'un dénombrement dressé par divers analystes (géologues, forestiers, pédologues, agronomes, hydrauliciens, etc.) ? Une vue large et raisonnable n'exige-t-elle pas que soient pris en considération le nombre des hommes et les divers aspects de la civilisation ?

LEÇONS DE GÉOGRAPHIE

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U n territoire avec 5 habitants par kilomètre carré et dont chaque habitant a un revenu de 50 dollars (total du revenu national divisé par le nombre des habitants), un territoire qui a 300 habitants au kilomètre carré et dont chaque habitant reçoit un revenu de 1 300 dollars ne peuvent évaluer de la même façon leurs ressources naturelles. Le premier (dont les valeurs se retrouvent en Afrique centrale) a un revenu par kilomètre carré de 250 dollars, le second de 390 000. C o m m e n t dénombrer les ressources selon les mêmes critères? E n Belgique (c'est-à-dire dans le second cas) le sable verrier est ressource naturelle; ce serait folie de prendre en considération les milliards de tonnes de sable du bassin du C o n g o . L'exploitation de ressources minérales plus précieuses est soumise à des conditions humaines. Il faut mettre à part les « trésors miniers » exploités quelles que soient les conditions humaines. Les entreprises du Haut-Katanga, pour exploiter les trésors miniers locaux, ont recruté au loin des travailleurs, créé des sources de ravitaillement. U n e pauvre solitude a été soudain transformée en f o y e r industriel. Les ressources minérales non exceptionnelles sont appréciées seulement en fonction de préalables de civilisation ; les eaux profondes du lac K i v u contiennent des réserves récupérables de méthane équivalant à 65 millions de tonnes de pétrole brut. Les conditions locales ne sont pas favorables à une prompte mise en valeur de cette ressource; les paysans du K i v u et du R w a n d a (les villes sont de faible importance) sont incapables d'acheter des bouteilles de gaz. L'utilisation industrielle du gaz naturel soulève des problèmes dont la solution est hors de la compétence de la population locale. Il est vain de parler de ressources forestières devant une immense forêt inexploitée et, dans les conditions géographiques présentes, inexploitable : les forêts à Gilbertiodendron dewevrei du N o r d - E s t de la République du Congo-Léopoldville sont parmi les plus belles du monde, grands arbres, bois dur, 370 mètres cubes de bois sur pied par hectare. Le bois n'ayant pas de marché local, les ressources forestières sont théoriques. U n marché local (population plus nombreuse et plus consommatrice) donnerait l'existence aux ressources ligneuses. La forêt se sera évanouie en fumée avant la naissance d'un tel marché. Les relations de la densité de la population rurale avec les « ressources agricoles » ont été examinées par trois exemples : pays d'Ouahigouya (Haute-Volta), pays du Sourou (confins de la HauteVolta et du Mali), village d'Akotuakrom (Ghana). Les deux premiers opposent des territoires dont les ressources ne sont pas sensiblement différentes, mais Ouahigouya compte 100 habitants par kilomètre carré et le pays du Sourou 2 seulement; ce contraste ne tient pas aux ressources mais aux circonstances historiques; les Mossi d'Ouahigouya n'ont pas appliqué leurs techniques « paysagistes » au territoire du Sourou. L'intérêt d'Akotuakrom est ailleurs : cette localité fut prospère grâce au cacao en 193 5-193 9; après la destruction de ses cacaoyers par les maladies, Akotuakrom sut trouver dans la vente de

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vivres à A c c r a des revenus rémunérateurs 1 . C e t t e constance dans la prospérité, cette souplesse, ne sont é v i d e m m e n t pas le fait des ressources naturelles. D e s événements r é c e m m e n t survenus en A f r i q u e centrale montrent q u e de menues différences de civilisation entraînent des différences d'appréciation des ressources. A u Kasaï ( R é p u b l i q u e d u C o n g o Léopoldville) s'était produite depuis le début du siècle une i m m i g r a t i o n de L u b a sur des terres appartenant a u x Lulua. B i e n que L u b a et Lulua soient cousins, les Lulua n ' o n t cessé de considérer les L u b a c o m m e des intrus protégés par les autorités belges. L'expérience révéla chez les L u b a une meilleure exploitation agricole, une plus grande aptitude à créer un peuplement dense, une adhésion plus résolue a u x innovations européennes (en 1959, la prison de L u l u a b o u r g , sur 23 surveillants, comptait 22 L u b a ; il y avait à la m ê m e date 51 prêtres catholiques luba contre 4 lulua). L'évaluation luba des ressources a b o u tissait à un bilan plus favorable. Depuis 1959, les Lulua sont parvenus à chasser les L u b a dont 150 000 au moins se sont enfuis, sans profit p o u r personne, et au p r i x de ruines, de famines et d'épidémies. U n e baisse brutale de la densité de la population et u n désastre é c o n o m i q u e ont sanctionné le t r i o m p h e du point de v u e lulua et un retour à une plus basse appréciation des ressources. L ' A b y s s i n i e p r o p r e m e n t dite m o n t r e l'influence des traditions et des préjugés sur l'évaluation des ressources. La nationalité abyssine, née sur les hauts plateaux des sources du N i l Bleu, a acquis dans ce milieu particulier un attachement p o u r la fraîcheur de l'altitude, une frayeur de la malaria des basses terres, le g o û t de certains aliments (le teff, Eragrostis teff, qui sert à faire l'injera, la galette nationale) ; les Abyssins surévaluent les ressources des terres d'altitude et sousévaluent les terres basses qui, irriguées, seraient les plus riches de l'Éthiopie. Les rapports entre la situation sanitaire et les ressources agricoles ont été étudiés au pays S u k u m a (Tanganyika). Si la densité de la p o p u l a tion n ' y est pas assez forte p o u r tenir en respect les mouches tsé-tsé, le peuplement est impossible et les ressources agricoles sont i n e x p l o i tables. Q u a n d la densité de la population est suffisante (environ 20 habitants par kilomètre carré), la v é g é t a t i o n est contrôlée d'assez près p o u r que les tsé-tsé ne trouvent plus d'abri. Mais v o i c i qu'apparaît un danger : à 20-40 habitants par k i l o m è t r e carré, selon la fertilité des sols, la population exploite au m a x i m u m les ressources agricoles, dans le cadre de sa technologie. Si la population augmente, les jachères sont raccourcies, les sols s'épuisent, les ressources agricoles diminuent 2 . 1. Cf. J. M. H U N T E R , « Akotuakrom: a case study of a devastated cocoa village in Ghana », in : Transactions and papers of the Institute of British Geogra-

phers, Londres, 1961, pp. 161-186. 2. D. W . M A L C O L M , Sukumaland: an African people and their County, Londres, 1953-

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LEÇONS

DE GÉOGRAPHIE

TROPICALE

L'évaluation des ressources diffère si elle est faite par un écologiste ou par un géographe. Pour de vastes parties de l'Afrique orientale et de la Rhodésie du Nord, certains écologistes évaluent les ressources dans le cadre des « écosystèmes » naturels; ils vont même jusqu'à proposer que les ruminants sauvages, plutôt que les animaux domestiques, assurent la production de la viande de boucherie. Pour le géographe, les groupes humains, porteurs d'une certaine civilisation, n'entrent pas dans l'écologie; il leur appartient d'exploiter le monde extérieur au mieux de leurs intérêts ; au-dessus d'une très faible densité de population et d'un très bas niveau de civilisation, seuls l'agriculture et l'élevage domestique peuvent assurer le progrès économique des groupes humains. Bien entendu, l'accord se fait entre écologistes et géographes à partir du moment où l'écologiste fait de ses recherches le point de départ d'une exploitation rationnelle et maximale détachée de la situation écologique pré-humaine. Les ressources de l'Afrique tropicale sont dans la dépendance de la quantité de science consacrée à leur connaissance et à leur exploitation. Si cette quantité augmente, les ressources s'accroissent; qu'elle diminue, les ressources se restreignent. Or, l'Afrique tropicale a, jusqu'à ce jour, trop peu de spécialistes compétents, aussi bien pour la recherche fondamentale que pour la science appliquée. Des disciplines comme la géologie ou l'entomologie agricole ont attiré de rares Africains. Avec la fin de l'épisode colonial et le départ inévitable d'un certain nombre de spécialistes, l'Afrique ne va-t-elle pas souffrir d'une pénurie d'hommes de science ? Quelle est à cet égard la position des élites africaines ? C e point a été examiné au Nigeria grâce à un livre de H. H. et M. M. Smythe 1 . Le Nigeria a une élite compétente et efficace qui compte 22 000 personnes actives ; cette élite est faite de juristes, d'administrateurs et de médecins ; toute personne dotée d'une instruction supérieure est happée par des fonctions gouvernementales. La menace existe, si des étrangers ne viennent pas combler les cadres scientifiques et techniques, d'une baisse du niveau scientifique. C'est sous le même angle des relations de la science et des ressources qu'a été examiné, dans le Congo ex-belge, le naufrage des « paysannats ». Certes, ceux-ci avaient des tares : création et inspiration autoritaires, trop grand dédain des situations foncières préexistantes, erreurs agronomiques (excès d'insistance pour le coton, négligence à l'égard des plantations arbustives et de l'irrigation); cependant, les paysannats avaient l'immense avantage d'être orientés solidement vers le progrès technique et économique, d'incorporer à l'agriculture africaine une dose considérable de science agronomique et d'inaugurer les investissements ruraux qui font défaut à l'Afrique. Il semble qu'il ne reste plus rien des paysannats. Tant de docilité chez les paysans noirs, tant d'efforts d'éducation et d'adaptation n'auront servi de rien. Les paysans du Kasaï ne peuvent maintenir les progrès réalisés et sont 1. The new Nigérian elite, Stanford, i960.

LES RESSOURCES

DE

L'AFRIQUE

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ramenés au même plan que ces Suk (Pakot) indisciplinés du Kenya qui n'ont jamais accepté de rationaliser et de perfectionner leur agriculture et leur élevage malgré l'insistance et la patience de l'administration britannique entre 1930 et 1943. L'importance des ressources est dans la dépendance directe de la technologie; par exemple, l'implantation de la riziculture inondée dans le pays d'Yagoua (Cameroun septentrional) devait avoir pour effet d'accroître les ressources agricoles locales. A Yagoua, dans les terres favorables de la rive gauche du Logone, l'irrigation ne prit pas le développement attendu, faute d'une acceptation vraie de la nouvelle technique par les paysans. En sept ans chaque paysan riziculteur a coûté 150000 anciens francs au Trésor français; en revanche, le supplément de ressources assuré à chaque paysan a été seulement de 91 000 francs. A u total un échec; il n'a pas été possible d'obtenir que la population mousgoum en vienne à évaluer les ressources locales dans le cadre de la riziculture inondée et non plus selon ses techniques traditionnelles. En Rhodésie du Sud, les terres « africaines » (15 millions d'hectares), moins bonnes que les terres « européennes » (19 millions) constituent une ressource agricole apparemment inférieure; pourtant la véritable infériorité des terres africaines tient à ce que les terres européennes font l'objet de plus grands investissements publics et privés (routes, recherches agronomiques, meilleure organisation de vente des produits). Par exemple, une excellente méthode de lutte contre l'érosion des sols a été mise au point dans le bassin de la rivière Ncema aux environs de Bulawayo ; 464 petits barrages de terre aménagés au bulldozer sur les 670 kilomètres carrés du bassin ont fait passer la perte de sol par hectare et par an d'un minimum de 80 tonnes et d'un maximum de 150 à un minimum de 8 tonnes et un maximum de 10. La terre en tant que ressource naturelle a donc une valeur bien supérieure après la mise en place des barrages (quelle est alors sa valeur « naturelle » objective ?) ; d'autre part, dans les conditions politiques présentes, l'amélioration apportée par les barrages favorisera les terres européennes dont la « valeur » sera relevée 1 . Une évaluation des ressources en fonction des conditions humaines a été faite au pays d'Aba (extrême Nord-Est de la République du Congo-Léopoldville) ; dans le cas d'une agriculture avec feux et jachères, une évaluation des ressources agricoles dépend de la connaissance des surfaces incultivables; les photographies aériennes, l'étude sur le terrain permettent de dire que, dans cette région, sur un échantillon de 3 000 kilomètres carrés, l'incultivable fait 44 % de la surface totale. Avec la technique agricole actuelle, le pays pourrait porter 36 habitants par kilomètre carré, alors qu'il en a seulement 7. Ainsi les « ressources agricoles » du territoire considéré sont aptes, sans mon 1. T . FRANCK, Race and nationalism: the struggle for power in Rhodesia-Nyasaland, Londres, i960.

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LEÇONS DE GÉOGRAPHIE

TROPICALE

trer de signes d'épuisement, à porter 36 habitants au kilomètre carré de surface générale dans le cadre de l'actuelle technologie et de l'actuel niveau économique. C'est là une expression géographique des ressources agricoles d'une contrée : géographique parce que tenant compte de tous les éléments. Il serait possible de faciliter évaluations et comparaisons par une formule qui exprimerait le « potentiel de population agricole » : A représenterait la superficie cultivable en pour-cent de la surface totale, B la durée de la rotation (agriculture et jachère), C le nombre d'habitants par hectare défriché chaque année. Dans le cas étudié ci-dessus, A vaut 56 % , B vaut 14 (quatre ans de récolte, dix ans de jachère), et C vaut 9 (9 habitants par hectare défriché chaque année), ce qui donne A X C

=

56 X 9 —

=

36

soit 36 habitants comme « potentiel de population agricole » par kilomètre carré de surface totale. Si de pareilles conditions régnaient sur toute l'Afrique noire, elle aurait non pas 120 millions de paysans comme aujourd'hui sur ses 15 millions de kilomètres carrés mais 540 millions. Une telle généralisation serait erronée. Divers « potentiels » sont possibles : pour Akotuakrom (Ghana) 96 ; Ukara (Tanganyika) 320 (il s'agit du terroir africain le plus intensif et le plus peuplé); chez les Lala de Rhodésie du Nord qui pratiquent le système chitéméné 2,6; avec le système « mashokora » des environs de Dar es-Salam 52. Les ressources de l'Afrique dépendent moins des ressources naturelles que du nombre des hommes et de la nature de leur civilisation. C'est dire qu'elles ne sont ni insuffisantes ni en voie d'épuisement. O n n'exprime pas un paradoxe provocant en écrivant que les progrès de la civilisation verront croître les ressources de l'Afrique. L'Afrique est menacée non d'épuiser ses ressources, mais de ne pas les exploiter assez rapidement. A travers leur histoire, les hommes ont peu souffert de l'épuisement des ressources naturelles et au contraire abominablement pâti des conflits entre les groupes, c'est-à-dire de mauvais ajustements de l'organisation de l'espace. C'est une constatation rassurante pour les Africains : leur avenir est entre leurs mains et non pas inscrit dans un bilan de ressources d'ailleurs impossible à établir.

CIVILISATION

MODERNE ET MONDE

TROPICAL

INTERVENTIONS EUROPEENNES DANS LE MONDE TROPICAL 19)2-19)3

Quelles sont, quelles furent les modalités de ces interventions? Comment ont-elles modifié le paysage humain et physique du monde tropical ? Les effets des interventions indirectes de la civilisation européenne ont été examinés dans le cadre du pays des Chocó (côte pacifique de la Colombie) et du Libéria. Les Indiens Chocó, qui, jusqu'au début du XXe siècle, étaient restés en dehors de toute intervention coloniale directe, sont refoulés dans des montagnes éloignées du rivage par des Noirs « marrons » venus de Panama au cours des xvm c et xix e siècles. La raison du succès des Noirs n'est pas une plus forte constitution physique, ni une meilleure résistance aux maladies (cependant les Noirs qui se sont établis en pays chocó, ayant déjà subi les atteintes des maladies d'origine européenne, avaient acquis une certaine résistance à l'égard de celles-ci, avant de les transmettre aux Chocó, qui furent particulièrement maltraités par les grippes). Le succès des Noirs s'explique par leur civilisation; s'ils n'avaient pas des techniques d'exploitation de la nature sensiblement plus perfectionnées que celles des Chocó, leur système d'organisation de l'espace était nettement supérieur : connaissance de l'espagnol et de l'écriture, commerce extérieur (transport et vente de produits agricoles à Panama). Tandis qu'en pays chocó les esclaves noirs évadés de Panama surclassent et refoulent les Indiens chocó, au Libéria des esclaves noirs libérés des Etats-Unis se surimposent à des Noirs indigènes, et apportent avec eux, tout comme les Noirs marrons de Colombie, la civilisation européenne. Pendant longtemps, les effets ont été modestes, comme l'apprend l'étude approfondie du comté de Grand-Bassa que nous devons à J. Genevray 1 . C'est que les Américano-Libériens n'avaient apporté dans le comté de Grand-Bassa qu'un système nouveau d'organisation de l'espace emprunté à la civilisation européenne (langue, écriture, organisation administrative et justice) et n'avaient pas touché aux techniques d'exploitation de la nature. I. J. GENEVRAY, Éléments d'une monographie d'une division administrative libérienne, Dakar, 1952.

IÇO

LEÇONS DE GÉOGRAPHIE

TROPICALE

Mais v o i c i que les techniques modernes s'établissent en Libéria (plantations, mines, routes, port, v o i e ferrée). P a r m i les modalités diverses de l'intervention européenne directe dans le m o n d e tropical, ont été examinés d ' a b o r d quelques exemples simples, c'est-à-dire des essais d'établissement en pays tropical de techniques européennes d'exploitation de la nature. L'expérience des colons d ' A u b e v i l l e ( A f r i q u e Équatoriale Française) a fait l'objet d'une révision grâce à une nouvelle visite sur place en août 1950. M a l g r é l'austérité de leur v i e (qui les m e t au-dessous d u m i n i m u m vital métropolitain) les gens d ' A u b e v i l l e ne v o i e n t pas leurs efforts r é c o m pensés. Les terres sont rapidement épuisées, les rendements s'effondrent, les frais de la culture motorisée ne sont pas rémunérés. L ' e x p é rience d ' A u b e v i l l e , faite dans les meilleures conditions de c o m p é t e n c e et de d é v o u e m e n t , semble approcher de son terme et démontrer que les cultures sèches motorisées ne sont pas rentables, dans la r é g i o n de Brazzaville-Niari tout au moins. L e Groundnut Scheme du T a n g a n y i k a conduit à des conclusions de m ê m e nature. Passionnante entreprise, digne d'intéresser un géographe, puisqu'elle a tenté de transformer le paysage de 18 000 kilomètres carrés — d e u x départements français — , a dépensé 36 millions de livres sterling et a c o m p l è t e m e n t échoué. L'échec a d e u x séries de causes, des causes purement humaines (mauvaise organisation, incompétence, désordre, maladresses, précipitation) et des causes physiques. Il est f â c h e u x que des causes humaines soient e n j e u ; plus instructif eût été un échec uniquement imputable a u x seules causes naturelles. E n fait, celles-ci sont principalement responsables; le défrichement a été difficile et c o û t e u x ; au T a n g a n y i k a c o m m e ailleurs les frais d ' u n défrichement parfait ne p e u v e n t être supportés que s'ils préparent une terre qui produira chaque année des récoltes de haute valeur. Il est imprudent d'engager les frais d ' u n défrichement p o u r nettoyer une terre qui produira une o u d e u x récoltes d'arachides et devra ensuite entrer en jachère p o u r u n temps indéterminé. U n e difficulté particulière doit être soulignée; il fallut à K o n g w a défricher en saison des pluies, le sol étant trop dur en saison sèche p o u r p o u v o i r être aisément o u v e r t . O r défricher en saison des pluies v e u t dire qu'il est nécessaire de laisser s'écouler une année c o m p l è t e (au moins) avant les semailles. Les récoltes du Groundnut Scheme furent insignifiantes. L'échec du T a n g a n y i k a ne c o n d a m n e pas des méthodes bien conçues de modernisation de l'agriculture indigène africaine. Il n'est pas question d'examiner ici la question de la petite mécanisation des trav a u x de f e r m e (moulins, etc.), mais de v o i r quel pourrait être l'intérêt de la motorisation agricole dans le cadre de l'agriculture indigène africaine. La motorisation apparaît c o m m e un m o y e n de c h o i x p o u r faire sortir l'agriculture indigène de son cercle v i c i e u x ; en effet les Africains sont bien souvent m a l nourris et l'insuffisance alimentaire subie pendant l'enfance a p o u r résultat des lésions permanentes, d u f o i e en particulier, et peut-être d u pancréas et des reins ; d ' o ù des indi-

LE

SOUS-DÉVELOPPEMENT

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vidus languissants et peu actifs, incapables d'un long effort et par conséquent de produire les aliments supplémentaires qui seraient nécessaires. Les tracteurs permettraient de rompre ce cercle vicieux en autorisant à produire plus sans effort musculaire supplémentaire. Ils permettraient, en particulier, de surmonter les difficultés présentées par la « pointe » de travail au début de la saison des pluies. Une étude précise due à des agronomes britanniques du Tanganyika révèle qu'une exploitation indigène doit consacrer 25 jours de travail par personne active à la préparation de la terre avant les semailles; ces 25 jours de travail effectif s'étalent sur un délai de 40 jours au moins : or il a été constaté que le rendement des millets est fort diminué si les semailles ont lieu plus de 14 jours après le début de la saison des pluies. L'intérêt du tracteur serait ici non pas d'étendre la surface cultivée (c'est un point qui mériterait une autre discussion), mais de raccourcir la période consacrée à la préparation de la terre et d'assurer des semailles plus précoces après le début de la saison des pluies. Porto R i c o a permis de montrer d'autres aspects de l'intervention européenne dans le monde tropical. Ile tropicale, Porto R i c o a une population essentiellement blanche. Cette population est pourtant parfaitement adaptée au climat chaud et pluvieux et marque une prolificité qui lui a permis d'atteindre un taux d'accroissement particulièrement élevé (27,3 °loo en 1951). Cette population n'a d'ailleurs pas perdu son aptitude à prospérer sous un climat tempéré, puisque 320 000 Portoricains sont établis à N e w Y o r k et s'y trouvent à merveille. Malgré une augmentation rapide de la population, le niveau de consommation des Portoricains s'est incontestablement relevé. Faut-il penser que Porto R i c o nous enseigne comment une population originellement très pauvre, et d'une extrême fertilité, peut améliorer ses conditions d'existence ? Porto R i c o est-il un exemple digne d'inspirer l'évolution de l'Inde ou de Java ? En fait, l'évolution de Porto R i c o s'est faite dans des conditions particulières, et ne se conçoit que dans le cadre de l'économie des Etats-Unis. Porto R i c o vend son sucre aux États-Unis, et sous la protection douanière américaine. D'autre part, le gouvernement de Washington fait dans l'île des dépenses qui atteignent parfois la valeur des exportations portoricaines totales. Enfin l'émigration portoricaine, libre vers les EtatsUnis, enlève à l'île un contingent qui égale presque le croît annuel de la population.

LE SOUS-DÉVELOPPEMENT DANS LE MONDE TROPICAL

I9J6-I9J7 Le monde tropical pluvieux compte 3 8 millions de kilomètres carrés et un milliard d'habitants. Ceux-ci peuvent tous être considérés c o m m e « sous-développés », quels que soient les critères adoptés pour

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LEÇONS

DE GÉOGRAPHIE

TROPICALE

définir le « sous-développement ». Existe-t-il une relation directe, de cause à effet, entre les conditions physiques du monde tropical pluvieux et l'état de « sous-développement » où se trouvent les populations « tropicales » ? Pour répondre à cette question, ont été examinés des cas de « sous-développement » dans le monde tropical : Apa-Tani de l'Himalaya oriental, Maya de Panajachel (Guatemala), Territoire du Nord en Australie, Formose, villages de la plaine du Gange et du delta de la Cauvery, Lugbara de l'Uganda occidental, île Maurice. Une grande variété des situations de sous-développement est apparue, allant de l'extrême de la forte densité rurale (le delta du Tonkin, le delta de la Cauvery) à l'extrême de la faible densité (l'Etat d'Amazonas avec 0,34 habitant par kilomètre carré) ; dans la première situation une population de faible productivité (par journée de travail) vit sur une surface fortement exploitée; dans la deuxième situation, une population de non moins faible productivité vit sur une surface à peine mise en valeur ; en somme, la perfection du « sous-développement » : peuple et territoire sont tous deux au plus bas degré de développement. La variété même des situations de sous-développement dans le monde tropical suggère que les conditions naturelles ne sont pas directement responsables du « sous-développement ». Un examen plus attentif montre que le climat tropical ne peut être honnêtement considéré comme la cause d'une infériorité physique ou mentale des populations tropicales. L'insalubrité tropicale était relativement moins marquée à l'époque où les hommes ne pouvaient lutter efficacement contre les maladies infectieuses des pays tempérés. Si les sols tropicaux sont plus décevants que les sols tempérés, il paraît cependant impossible de soutenir que les sols soient responsables du « sousdéveloppement » tropical; il ne manque pas de bons sols dans le monde tropical; or ces sols n'ont pas toujours été activement recherchés; quand ils l'ont été, ils n'ont pas fait naître le « développement »; d'autre part, pourquoi de mauvais sols commanderaient-ils une agriculture rudimentaire ? Ne pourrait-on valablement soutenir l'opinion inverse ? Enfin il y a de bons exemples d'agricultures perfectionnées dans le monde tropical, ou plus précisément d'agricultures pérennes ne recourant ni au feu ni à la jachère prolongée. Telles sont non seulement les rizières inondées de l'Asie tropicale, de Madagascar, de l'Afrique occidentale et orientale, mais encore les champs vivriers permanents de diverses montagnes de l'Afrique noire, et les tegalan de Java et Madoura, et les bananeraies d'Afrique orientale, et même les jardins d'ensété du Sidamo. Mais ces agricultures « perfectionnées » ne sont pas une condition suffisante du « développement », si elles en sont une condition nécessaire. En effet, les surfaces des exploitations et les récoltes obtenues montrent que les agricultures perfectionnées traditionnelles n'assurent pas une plus grande productivité que le ladang. La « densité agricole » de la population rurale est aussi forte dans un pays à faible densité générale comme l'Afrique centrale que dans un pays à forte densité générale comme le delta du Bengale. La

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SOUS-DÉVELOPPEMENT

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rémunération, de l'heure de travail n'est pas meilleure dans la deuxième situation que dans la première. Et par conséquent le niveau de développement n'est pas plus enviable. Est-ce donc par un simple hasard que les populations « tropicales » sont toutes sous-développées ? Pour mieux saisir cette question, ne perdons pas de vue que les populations qui se considèrent aujourd'hui comme « développées » descendent de proches ancêtres qui ne l'étaient pas. L'Europe du Nord-Ouest, l'Amérique du N o r d étaient-elles « développées » au x v i i siècle? Évidemment non. Si bien que la question n'est pas de savoir pourquoi il existe aujourd'hui de n o m breuses populations « sous-développées », mais pourquoi il existe des populations « développées », l'état normal de l'humanité ayant été, à travers l'histoire et sur toute l'étendue de la terre, le « sous-développement ». Poser ainsi la question semble éliminer tout déterminisme physique tropical dans l'état de « sous-développement ». Mais la suite montrera que ce serait là une affirmation trop absolue; les conditions physiques ne se laissent pas si facilement éliminer. Le « développement » qui s'affirme à partir du x v i i î siècle en Europe du Nord-Ouest se définit par certains caractères et se produit dans certaines conditions humaines qui n'avaient pas encore été réunis. Dans une Europe sous-développée apparaissent alors les caractères interdépendants du « développement »: expansion démographique, diminution de la mortalité, amélioration des conditions d'existence, progrès de la médecine, progrès de la productivité individuelle, multiplication des esclaves mécaniques. Le progrès scientifique et le progrès technique sont intimement unis l'un à l'autre, les sciences physiques ne pouvant progresser sans le progrès technique et favorisant celui-ci dès qu'elles mettent au premier plan le souci des mesures exactes et le moyen de les obtenir. L'expansion démographique, largement liée au progrès de la médecine, est donc unie au progrès scientifique et technique qui a conditionné le progrès médical; elle n'en est pas moins liée au progrès des moyens de transport, qui a facilité la distribution des vivres, et par conséquent à la multiplication des esclaves mécaniques. Tout cela ne fut possible que dans certaines conditions humaines propices au « développement » de l'Europe du Nord-Ouest (et a fortiori des États-Unis, du Canada, de l'Australie, de la Nouvelle-Zélande où le « développement » s'est réalisé de façon encore plus parfaite). Organisation articulée et centralisée de l'espace, continuité sociale et technique, absence de surcharge démographique. Précisons : le « développement » qui se produit à partir du xvm e siècle en Europe a exigé des États puissamment organisés; il n'eût pas été possible dans le cadre de la juxtaposition de petites unités sans bureaucraties et sans voies de communication qui contrôlait jusqu'à l'installation des Européens la plus grande partie de l'Afrique noire; le « développement », c'est-à-dire la marche vers la prospérité, est entravé dans une société qui présente des niveaux sociaux et techniques nettement tranchés, 7

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LEÇONS DE GÉOGRAPHIE TROPICALE

comme c'était le cas dans les sociétés esclavagistes et dans les sociétés coloniales; de pareilles discontinuités n'existaient pas en Europe du Nord-Ouest. Enfin une très forte densité de la population agricole est incompatible avec une grande amélioration du niveau de consommation des agriculteurs; de toute évidence 500 paysans (familles comprises) ne peuvent vivre richement sur un kilomètre carré de champ; le même kilomètre carré ne produira pas moins de récoltes si une population de cent paysans, aidés de machines, l'exploite ; mais les cent paysans seront prospères. Il est difficile de passer de 500 à xoo paysans par kilomètre carré. Industrialiser ? Bien sûr. Mais, dans des conditions modernes d'hygiène sociale, une population de 500 personnes peut avoir un excédent annuel de 10 ou 1 2 personnes qui doivent émigrer hors des campagnes; sinon la densité rurale agricole s'alourdirait encore. N'oublions pas qu'un tel croît annuel suffit à doubler la population en 30 ou 40 ans, sans que la densité rurale agricole se soit atténuée. Le Japon a magnifiquement réussi son industrialisation; en 1954 la population paysanne ne compte plus que 36,6 millions de personnes sur 88 millions de Japonais; mais la densité rurale agricole est de 700 paysans par kilomètre carré cultivé, et la contribution moyenne d'un Japonais agriculteur au revenu national est de 72 000 yen, tandis que la moyenne des autres actifs est de 218 000 yen. Une telle situation résulte de la situation de départ; en 1868, au début de l'évolution du Japon moderne, les campagnes japonaises avaient déjà une densité de 700 habitants par kilomètre carré. Le croît de cette population rurale a suffi à recruter une population non rurale qui est aujourd'hui la plus nombreuse du Japon. La densité de la population rurale de l'Europe du Nord-Ouest était bien plus faible au XVIIIe siècle, du fait de l'association traditionnelle de l'agriculture et de l'élevage. Les effectifs nécessaires aux industries naissantes ne purent être assurés par le seul croît d'une population rurale qui ne dépassait que rarement 100 habitants par kilomètre carré. U n dépeuplement rural fut nécessaire; il fut aussi la condition du relèvement économique des ruraux. Dans le monde tropical « sous-développé », les trois conditions humaines (politique, sociale, démographique) du développement n'étaient pas présentes à la fois quand ont commencé de se diffuser les « recettes » du « développement » mises au point en Europe du NordOuest. Il faut ajouter que ces « recettes » ont été établies en pays tempéré, par des spécialistes des pays tempérés, pour répondre à des conditions tempérées. C'est ici que les conditions physiques font sentir leur influence. En effet, ces conditions sont différentes des tempérées; les techniques médicales et agronomiques « européennes » n'ont pu être appliquées de plain-pied dans le monde tropical; une meilleure connaissance des complexes pathogènes tropicaux et de la pédologie tropicale a demandé un délai d'autant plus long qu'elle n'a pu être établie que par des spécialistes issus des pays tempérés. Pendant ce temps les pays tropicaux évoluaient peu, alors que les pays

L'ÉVOLUTION

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ÉCONOMIQUE

« développés » accéléraient leur évolution, ce qui accentuait par contraste le « sous-développement » des pays tropicaux. P o u r q u o i , en définitive, ne pas parler simplement de populations misérables o u pauvres, auxquelles il convient de porter aide, plutôt q u e de populations « sous-développées »? La variété des situations dites de « sous-développement » donne à penser que l'amélioration de la condition é c o n o m i q u e des populations pauvres ne pourra se faire dans une seule ligne de développement. O n a v o u l u cesser de p r o noncer le m o t de pauvreté, considéré c o m m e humiliant, et lui substituer l'expression d ' u n « sous-développement » considéré c o m m e plus n o b l e ; expression dangereuse car elle contient déjà les éléments discutables d ' u n e explication et d ' u n p r o g r a m m e , et parce qu'elle est en s o m m e plus péjorative. Pauvreté peut être d i g n e ; « sous-dével o p p e m e n t » é m e t des relents d'arriération et d'incapacité. Pluralité des conditions naturelles, pluralité des situations historiques, pluralité des remèdes à la pauvreté. Il n'est ni nécessaire ni souhaitable qu'une seule solution soit donnée a u x difficultés diverses que les groupes humains rencontrent dans leur marche vers le progrès é c o n o m i q u e .

CONDITIONS

GÉOGRAPHIQUES

DE

L'ÉVOLUTION

ÉCONOMIQUE

DE

L'AFRIQUE TROPICALE PLUVIEUSE

lyjg-ipj? L ' é l o i g n e m e n t de la m e r f u t étudié dans le cadre de l ' A f r i q u e o c c i dentale; des surfaces qui, en é c o n o m i e de subsistance, ne présentaient pas d'inégalité é c o n o m i q u e sensible, se différencient en accédant à l ' é c o n o m i e d ' é c h a n g e ; telles sont les Afriques occidentales « soudanaise » et « guinéenne ». L ' é v o l u t i o n é c o n o m i q u e contemporaine favorise les pays guinéens; d u Sénégal au C a m e r o u n , la « Guinée » exploite ses avantages. L e climat guinéen et la situation littorale sont plus propices a u x cultures commerciales : les pays guinéens n ' o n t aucune peine à produire et à exporter café, cacao, bananes (et m ê m e k o l a vers l'intérieur !) ; les pays soudanais en sont encore à s'interroger sur les produits qui se prêteraient à l'exportation. L'opération « H i r o n delle » était parvenue par des subventions à exporter via C o t o n u des arachides du N i g e r malgré un p r i x de transport de 13 000 francs C F A par tonne : voilà qui ne dément pas les constatations qui viennent d'être faites. Autres infériotés soudanaises : les carapaces latéritiques c o u v r e n t des surfaces plus grandes que dans la z o n e littorale, o ù terrains et f o r m e s d'érosion sont souvent plus récents; les ressources minérales semblent plus abondantes dans la zone g u i n é e n n e : fer, manganèse, bauxite, phosphate, or, diamant, rutile, c h a r b o n ; le pétrole jaillit dans le delta du N i g e r . N ' e n trouvera-t-on pas en Basse C ô t e - d ' I v o i r e ? La zone guinéenne a pluies et dénivellations : donc les ressources hydroélectriques; les fleuves essoufflés du Soudan n ' o n t pas

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l'avenir industriel de la Volta ou du Konkouré. L'équipement de l'intérieur est coûteux; le ciment coûte six fois plus cher à Gao que sur la côte. Selon une évaluation de 1 9 5 1 , le revenu annuel d'un habitant de la Côte-d'Ivoire était de 23 000 francs C F A contre 3 830 pour la Haute-Volta, 5 980 pour le Soudan, 5 890 pour le Niger. Ces observations éclairent certaines tendances de l'Afrique occidentale d'aujourd'hui, placent dans leur cadre l'indépendance de la Guinée et l'individualisme de la Côte-d'Ivoire, révélant pourquoi les territoires britanniques d'Afrique occidentale, essentiellement guinéens, ont mieux prospéré que les territoires français, largement soudanais. Ainsi s'expliquent les migrations de la zone soudanaise, incapable d'exporter, sinon des hommes, vers la zone guinéenne. Dans l'état présent, la zone guinéenne, déjà plus prospère, s'enrichit plus vite et accentue sa supériorité. Ce devrait être en fin de compte favorable à la zone soudanaise, appelée à tirer parti de la prospérité de sa voisine méridionale, et, en particulier, à lui vendre viande et produits laitiers. Au contact du Soudan la zone sahélienne ouvre d'immenses pâturages extensifs qui prendront toute leur valeur s'ils peuvent en saison et en année sèches s'appuyer sur une base de sécurité donnée par les cultures fourragères irriguées du delta intérieur du Niger; un élevage laitier prospérerait à l'étable dans les zones fourragères; un élevage à viande, qui exploiterait les immenses possibilités sahéliennes, serait garanti contre les irrégularités du climat par les fourrages irrigués. Rêverie aujourd'hui, mais voie d'avenir. Ces perspectives amènent à porter un jugement nuancé sur le découpage politique de l'Afrique occidentale, habituellement considéré comme d'une absurde fantaisie. La colonisation britannique, empirique et réaliste, et la colonisation française, plus systématique et dominée par un rêve continental, ont découpé l'Afrique occidentale d'une façon apparemment peu défendable et peu commode. Ce découpage est moins fâcheux pour les intérêts soudanais que celui qui, par des regroupements, ferait un tout de la zone guinéenne et rejetterait dans une pénombre saharienne le peu rentable Soudan. Quelle contribution la forêt apporte-t-elle et peut-elle apporter à l'économie africaine ? Le meilleur cadre d'une telle recherche est la forêt équatoriale du Congo belge, avec un million de kilomètres carrés d'un seul tenant et un excellent réseau fluvial. Que produisent ces cent millions d'hectares ? Officiellement, en 1955, 500 000 mètres cubes de bois d'oeuvre consommés localement et exportés (encore faudrait-il que nous déduisions la contribution de la petite forêt du Mayumbe), et 815 000 mètres cubes de bois de feu. Echappe au contrôle tout ce qui est utilisé par les indigènes ruraux. Au total les forestiers admettent une production de 3,5 millions de mètres cubes par an. C'est insignifiant; à ce taux, la production est de 3,5 mètres cubes par kilomètre carré, soit 0,035 P a r hectare et par an; si un mètre cube de bois frais donne 600 kilogrammes de bois sec, un hectare de forêt congolaise vend en moyenne 21 kilogrammes par an! Il n'y a

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pas d'imprudence à admettre qu'une forêt de 50 ans, coupée à blanc, devrait produire par hectare 25 mètres cubes de bois d'oeuvre (il suffit pour cela de trois ou quatre arbres) et 25 mètres cubes de bois de feu (il serait sans exagération de tabler sur 200 mètres cubes). A u niveau de 50 mètres cubes, la forêt devrait produit 30 000 kilogrammes par hectare tous les cinquante ans, soit 600 kilogrammes par hectare et par an au lieu de 2 1 . A ce niveau de production la forêt congolaise serait une notable source de richesse pour l'Afrique. Pourquoi n'en est-il pas ainsi ? Première raison : le bois n'est pas une source avantageuse d'énergie; une expérimentation sérieuse montre au Congo belge que le moteur Diesel s'impose encore si le prix d'une tonne de gasoil est cinquante-cinq fois supérieur au prix d'un stère de bois. Une autre comparaison : une chute d'eau d'un mètre et de 145 litres/seconde assure une puissance installée de 100 kilowatts. Pour obtenir la même énergie, une machine à vapeur chauffant au bois brûlerait par an 6 400 tonnes, soit 32 hectares de forêts coupés à blanc et livrant 200 tonnes par hectare; si une telle production peut être attendue d'une forêt de cinquante ans, l'entretien de l'usine exige 1 600 hectares. La deuxième raison : la forêt congolaise est sans utilité papetière, en face d'une consommation mondiale de pâte à papier de 43 millions de tonnes en 1955. Une expérience doit tenter de tirer parti au Congo belge des recherches menées en Côte-d'Ivoire et au Cameroun; il semble possible d'utiliser, pour la fabrication du papier, 70 % du mélange tout-venant issu d'une forêt hétérogène. Les essences indésirables représenteraient seulement 30 % . Une usine produisant 100 000 tonnes par an de cellulose pourrait être assise sur un domaine de 300 000 hectares à l'Est du lac Léopold II. Si l'expérience réussit, un important progrès aura été acquis, la cellulose étant indispensable à des industries dont l'Afrique a un urgent besoin. La troisième raison de la pauvreté de l'économie forestière : les forêts produisent peu de bois d'œuvre; elles ont trop de vieux arbres, et trop d'essences diverses, dont l'utilisation est mal précisée; il est frappant que le Mayumbe, avec 240 000 hectares de forêt, exporte hors du Congo 60 000 tonnes de bois par an alors que l'immense forêt de 100 millions d'hectares en exporte 80 000 seulement ; l'excellente situation du Mayumbe près du port maritime de Borna ne doit pas faire négliger la nature des bois exportés. Le Mayumbe est spécialement riche en limba (Terminalia superba) qui assure l'essentiel des ventes du Congo belge; cet arbre de forêt secondaire pousse sur d'anciens villages et d'anciens défrichés. La forêt secondaire ayant plus d'intérêt économique que la vieille forêt primaire, la sylviculture est la clé de l'avenir forestier de l'Afrique centrale. Il est urgent que des forêts de surface restreinte mais cultivées succèdent aux immenses forêts spontanées. Sinon, celles-ci seront détruites par les agriculteurs qui, en nombre grandissant, créent des champs temporaires. Il est probable que la uantité de bois détruite pour la création d'un champ de coton ou e maïs aurait une valeur monétaire supérieure à celle de la récolte si

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le bois pouvait être judicieusement utilisé au lieu d'être brûlé. Le grand potentiel forestier qui est peut-être une des conditions favorables au progrès futur de l'Afrique, risque de s'envoler inutilement en fumée ; pour qu'il n'en soit pas ainsi, il faudrait une parfaite maîtrise scientifique et technique des choses forestières et une administration rigoureuse. Les conditions humaines de l'évolution économique de l'Afrique tropicale ont plus longuement retenu l'attention que les conditions naturelles. Des réserves de travail non utilisées pourraient, en entrant en action, relever le niveau économique. Au Cameroun septentrional britannique, l'excellent livre de P. M. Kaberry 1 montre que les Bamenda poussent à son maximum l'aversion masculine (caractéristique de nombreuses populations africaines) pour les travaux agricoles. Dans le groupe nsaw, l'homme donne 10 jours par an à l'agriculture; la seule tâche agricole vraiment masculine est d'abattre les arbres : or le pays est rigoureusement déboisé; les hommes soignent négligemment kolatiers et raphias (ceux-ci pour le vin de palme), gardent les chèvres, se distraient à la chasse, apportent bois et chaumes, bâtissent les maisons (belle distraction en commun, avec un petit festin pour finir), administrent la chefferie, le village, le lignage, la société secrète (tout cela, agréable et reposant, s'accompagne de bière et de vin de palme), se livrent à des bricolages (comme de laver le linge; mais les Nsaw vont généralement nus); la grande activité des hommes est de colporter des noix de kola dans les pays du Nord; aventure, aimable distraction, un brevet de virilité, un peu, très peu, d'argent. Les femmes sont bêtes de somme. Pour cultiver 60 ares (bonne moyenne en pays nsaw) 190 jours pleins sont nécessaires; comme la saison agricole dure six mois, une femme ne suffirait pas à la besogne sans l'aide de ses filles. Le maïs a supplanté le sorgho (indéfendable contre les oiseaux depuis que les enfants sont retenus à l'école) ; le taro prend la seconde place. Les autres cultures sont peu importantes (éleusine, ignames, coleus, patate, pomme de terre, manioc, haricots, légumes verts, arachides). Les femmes nsaw, cultivatrices soigneuses, mettent 30 jours pour aménager 20 ares de billons. Le désherbage, minutieux, se fait trop souvent en période de disette ; il arrive aux femmes de sarcler toute une journée sans autre nourriture qu'une purée de feuilles de citrouilles. Ces paysannes vigoureuses aiment leur tâche, méprisent sincèrement les paresseuses, tirent gloire de leurs succès agricoles. Tant de travail, fait de si bon cœur, n'assure pas contre la disette. La fin de la saison sèche et le début des pluies sont critiques. Il en irait autrement si les hommes produisaient des vivres ou en achetaient ; mais leurs dépenses alimentaires se limitent à un peu d'huile de palme; un quart de litre suffit à une famille de cinq personnes pendant une semaine. Ces remarques sont encourageantes; malnutrition et maladies ne sont pas responsables de la nonchalance 1. Women of the Grassfields (Colonial research publication, 14), Londres, 1952.

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des hommes ; ni mieux nourries ni plus saines, les femmes travaillent assidûment; l'économie des Nsaw fera un bond en avant le jour où les hommes, travaillant autant que les femmes, pratiqueront une agriculture dont les conditions de la société nsaw et de l'économie générale disent qu'elle doit être commerciale et non pas vivrière; les plantations de kolatiers et de caféiers donnent la voie à suivre. Qu'il s'agisse de caféiers, de kolatiers ou de toute autre plantation commerciale, l'actuelle disponibilité des hommes et des terres ouvre des possibilités considérables et, en somme, de réalisation facile. Le régime foncier habituel en Afrique noire est peu favorable à l'accroissement des rendements et à la promotion économique; la terre ne fait pas et n'a jamais fait l'objet de la moindre amélioration, du moindre investissement; la terre n'a pas de valeur monétaire, le matériel aratoire est d'un prix insignifiant, il n'y a pas d'animaux de travail : la récolte, rémunération du seul effort humain, n'est aucunement la rente d'un capital (capital foncier, cheptel vif, machines) ; il est impossible de mobiliser le capital foncier, de le transférer dans l'industrie ou les transports : hypothèques et ventes sont exclues. Tout cela ressort du beau travail que M . R . Haswell 1 a conduit à Genieri (Gambie). Population mandingue; familles patriarcales; pas de propriété privée du sol. Les rendements sont faibles : en 1949, pour le millet tardif 260 kilogrammes à l'hectare, 275 pour le millet hâtif, 180 pour le sorgho, 118 pour le fonio, 337 pour le riz sec. Fort heureusement le riz inondé a rapporté 1 010 kilogrammes à l'hectare. Les hommes travaillent aux champs 103 jours par an en moyenne, les femmes 155. L'arachide, cultivée par les hommes, a fait l'objet d'une analyse groupant les parcelles en trois catégories : semailles tardives, moyennes, précoces; toutes choses égales d'ailleurs, les semailles précoces donnent les meilleurs rendements. Chaque catégorie a été subdivisée en trois types de sarclage : faible, moyen, fort. Les moyennes des parcelles appartenant à chaque type dans chaque catégorie montrent l'heureuse influence du travail sur le rendement; pour les semailles tardives le sarclage faible donne 340 kilogrammes d'arachides en coque en 1949; le sarclage fort 560. Dans les semailles moyennes : 420 et 680. Dans les semailles précoces : 540 et 750 kilogrammes. Mais, pour les mêmes catégories et types, les productions par heure de travail sont les suivantes : 500 et 340 grammes ; 600 et 410 ; 1 300 et 555. Les rendements plus élevés obtenus par le travail intense des sarclages mieux soignés s'accompagnent d'une baisse de la productivité. Si nous qualifions d'« additionnelles » les heures de travail dépensées par le type très sarclé en surcroît des heures de travail du type peu sarclé, il apparaît que, dans la catégorie « semailles tardives », le type peu sarclé a rapporté 500 grammes d'arachides à l'heure de travail tandis que le type très sarclé a rapporté par heure additionnelle 222 grammes; pour les « semailles moyennes », 600 grammes au 1. Economies of agriculture in a savannah village, Londres, 1953.

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niveau peu sarclé et 279 grammes par heure additionnelle au niveau très sarclé; pour les « semailles précoces », 1 300 grammes par heure au niveau peu sarclé et 229 grammes par heure additionnelle au niveau très sarclé. Les circonstances considérées ne conseillent pas de passer de l'extensif (peu sarclé) à l'intensif (très sarclé). Au contraire, s'il fallait prélever sur la récolte brute, avant le payement du travail, les sommes nécessaires aux investissements, au fermage, à l'impôt foncier, alors la rémunération des heures peu nombreuses du niveau extensif serait diminuée tandis que la rémunération des heures « additionnelles » requises par le niveau intensif serait améliorée. Le rapport de l'East Africa Royal Commission 1 insiste sur les inconvénients d'un système qui ne crée pas de capital foncier et ne permet pas d'investissements fonciers. La propriété privée développée au Buganda par le système « milo », curieux malentendu des débuts du protectorat britannique, a déclenché prospérité agricole et immigration (en particulier du Rwanda). Malgré leur intérêt, ces observations n'ont pas une valeur absolue. Des faits notés au Ghana conseillent la prudence2. Les Ashanti ont un régime foncier compliqué ; un cadastre est à peu près impensable, étant donnés le vague juridique et l'incertitude des limites. Pourtant les Ashanti ont créé des plantations de cacaoyers, sans pression ni démonstrations des autorités « coloniales », se sont enrichis par leur propre ingéniosité, sans intervention d'instructeurs européens ni élaboration par les Européens d'institutions nouvelles (au village d'Hwidiem les exploitations agricoles rapportent en moyenne 859 £ de revenu brut annuel et 575 J¿ de revenu net), mobilisent le capital foncier des cacaoyères par des emprunts gagés sur elles; ces opérations de crédit sont actives bien que sans banques ni notaires ; tout habitant du pays cacaoyer est créancier ou débiteur ; certains sont les deux à la fois. Des Africains ont créé, sans propriété privée ni cadastre, un capital et un crédit fonciers. Heureuse influence d'un système de plantation durable; rien de tel n'aurait été obtenu, probablement, dans le cadre de champs temporaires. Parmi les conditions humaines pouvant influencer l'évolution économique de l'Afrique noire ont été examinées des migrations (Kiga de l'Uganda), les difficultés liées à une mauvaise situation démographique (chez les Zandé), des adaptations plus ou moins délicates, selon les régions, des paysans au commerce (Nyasaland et Tanganyika) et à la vie urbaine (cas de Léopoldville), les conditions faites à l'évolution économique par certaines organisations sociales (Nyakyusa du Tanganyika, avec leurs remarquables villages d'âge). Pour préciser la pauvreté de la Nigritie, une méthode suggestive est le calcul du revenu annuel au kilomètre carré; le kilomètre carré du Congo belge a un revenu de 3 85 dollars US, contre 57 000 pour un kilomètre carré en France et 240 000 en Belgique. De telles inégalités 1 . Report: 1953-1955, Londres 1955. 2. Cf. P. HILL, The Gold Coast cocoafarmer : a preliminary survey, Londres, 1959.

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ne peuvent s'expliquer par les seules conditions naturelles; histoire et civilisation jouent le rôle principal. Le bas niveau économique, la faible capacité contributive imposeront à l'évolution économique des choix délicats. Cette évolution exige des cadres étoffés (professeurs, instructeurs, techniciens de mille sortes, médecins, chercheurs). Le plus souvent, ces cadres n'existant pas, il faut appeler des techniciens étrangers ; or la Nigritie n'a pas les ressources nécessaires à la rémunération de cadres à la fois nombreux et bien payés. Il s'impose peutêtre, dans de telles conditions, de hâter, avant toute évolution économique, la formation de cadres africains. A titre d'aide économique et technique les spécialistes étrangers ne pourraient-ils être payés par l'étranger ? Peut-être ; mais ne croyons pas que, dans ces conditions, les cadres puissent jamais être suffisants ; d'autre part une difficulté sociale et politique se présente ici. Les spécialistes africains, à égalité de titres et de compétence, exigeront des rémunérations égales à celles des spécialistes européens ; cette égalité est pour beaucoup d'Africains la forme la plus palpable de l'indépendance. Là se dissimule, pour le futur économique de l'Afrique, le plus terrible danger. Il faudrait peu d'années et d'erreurs pour que l'Afrique, prenant un mauvais virage, se trouve entre les mains d'une caste de gouvernants et de techniciens autochtones aux rémunérations de style européen. En somme la perpétuation du régime colonial, une réplique de l'Amérique ibérique. L'Afrique noire a besoin d'un instituteur pour 100 habitants, d'un médecin pour i ooo, d'un agronome et d'un professeur d'enseignement secondaire pour 2 000, d'un ingénieur des travaux publics pour 5 000, etc. Elle les aura si elle les paye à proportion des gains paysans, c'est-à-dire cinq ou dix fois moins que ne sont payés aujourd'hui ces spécialistes africains dans les territoires africains de mouvance française. Le salut de l'Afrique est à cette condition. L'enseignement le plus profitable, pour les Africains venus en France s'initier aux techniques de relèvement des pays « sous-développés », devrait être qu'un tel relèvement est rigoureusement lié à une rémunération des cadres bien plus basse qu'en France, à travail et technicité égaux. Peut-être est-il paradoxal de donner un tel enseignement en France, dans un contexte social et économique où une telle austérité n'est pas nécessaire. Aussi la meilleure forme d'aide technique est-elle de créer en Afrique des écoles spécialisées, pourvues de maîtres européens payés par l'Europe, et qui formeront des effectifs nombreux que les gouvernements africains rémunéreront sans référence aux échelles européennes. Multiplication des cadres africains compétents, rémunération inévitablement austère de ces cadres, voilà deux conditions indispensables du progrès de l'Afrique. La situation économique de l'Afrique intertropicale, situation arriérée, situation de pauvreté, a inspiré à bien des amis de l'Afrique l'idée d'utiliser la médecine des pôles de développement. Il est évident que, dans un territoire économiquement léthargique, un « pôle de croissance » est préférable au sommeil. Il est non moins évident que

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les pôles de développement ont existé depuis qu'il y a une économie d'échange. Il est avantageux de favoriser la réunion en un site bien choisi de moyens de commerce et d'industrie. Mais, dans l'Afrique qui se fait sous nos yeux, il n'appartiendra plus aux puissances « coloniales » de décider de la création et de la localisation de pôles de développement. Les Africains décideront-ils, comme certains conseillers européens le suggèrent, d'abandonner des régions à leur sommeil pour consacrer toutes les ressources (et même les impôts payés par les régions endormies) à la création de pôles de croissance ? Si les institutions politiques sont totalitaires, il ne sera plus besoin de pôles de développement; l'économie suivra un plan voulu qui n'aura plus besoin de la fermentation à demi spontanée des pôles de développement. Si les institutions sont démocratiques, qui osera décider que telle région (dont les habitants sont électeurs) sera négligée, que tel centre bien placé recevra toutes les ressources ? Trouvera-t-on des électeurs ardents au suicide? On soutient parfois qu'à la longue les régions d'abord sacrifiées trouveront leur bénéfice au succès des pôles de croissance; n'en doutons pas, quoique Paris, bel exemple de pôle de développement, soit lent à réanimer l'Aveyron ou la Bretagne. De vastes portions de l'Afrique tropicale, mal peuplées, mal équipées, sans vocation économique évidente, aggraveront leur infériorité économique si rien n'est fait pour elles, si toutes les forces vives sont concentrées ailleurs. Faut-il considérer comme des pôles de développement les régions cacaoyères et caféières du Ghana, de la Côted'Ivoire, du pays Yoruba, du Kilimandjaro? Dans ces contrées purement agricoles la population autochtone a su acquérir une prospérité exceptionnelle. Peut-être cette remarque met-elle sur la bonne voie, qui serait une voie moyenne. Le progrès économique de l'Afrique dépendra de deux méthodes; la méthode extensive consacrera de petits moyens financiers au développement de l'entièreté des surfaces (réseau routier; cultures commerciales permanentes; petit outillage rural, moulins à eau, brouettes; progrès de l'élevage; instruction primaire et technique); la méthode intensive concentrera des capitaux sur des points privilégiés. Ces capitaux peuvent provenir des bénéfices d'entreprises locales et non pas uniquement d'investissements étrangers, comme l'a montré une étude récente sur le Congo belge1. La méthode extensive est indispensable mais ne saurait suffire; la méthode intensive n'est pas moins nécessaire; encore ne doit-elle pas être appliquée à l'exclusion de l'autre, si on veut éviter les tensions politiques et la dégradation de vastes régions rurales.

i. J. STENGERS, Combien le Congo a-t-il coûté à la Belgique ?, Bruxelles, 1957.

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1959-1960 L e point de départ de cette recherche : les T r o p i q u e s p l u v i e u x , assez chauds toute l'année p o u r une activité végétative incessante et des récoltes en chaque mois, devraient avoir une supériorité écrasante sur le m o n d e tempéré en matière de p r o d u c t i o n et d'exportation de denrées végétales. O r , en fait, il n ' e n est rien. P o u r le bois, la situation est claire : la superficie mondiale des forêts peut être évaluée à 40 millions de kilomètres carrés dont 26 millions sont productifs ; sur ces 26 m i l lions, 12 sont tropicaux et produisent 250 millions de mètres cubes de bois, 14 sont tempérés et produisent 1 200 millions de mètres cubes. Et pourtant, d'après S. S. Paterson 1 , le potentiel de p r o d u c t i o n annuelle serait en m o y e n n e de 12,5 mètres cubes par hectare p o u r les forêts tropicales, de 2,9 p o u r les forêts tempérées (soit respectivement 15 000 millions de mètres cubes p o u r les premières, 4 000 millions p o u r les secondes). Certes, la n o t i o n de potentiel de production peut prêter à longs débats. Il n'en reste pas moins que les forêts intertropicales disposent d'une grande supériorité de potentiel de production sur les forêts tempérées et qu'elles occupent pourtant une place infime sur le marché du bois. P o u r répondre au p r o b l è m e ainsi posé, v o i c i une observation importante. U n e belle forêt équienne de Gilbertiodendron dewevrei du C o n g o oriental (il s'agit d'une forêt primaire) peut donner dans une c o u p e à blanc 380 mètres cubes de bois par hectare. Mais ce bois n'est pas désiré par le c o m m e r c e ; il est lourd, plutôt cassant, ne convenant ni à la menuiserie, ni à la caisserie, ni à la papeterie; son utilisation est possible en charpente, mais c'est u n pauvre débouché. C e t t e observation conduit aux remarques suivantes : beaucoup de bois tropicaux sont peu appréciés par le c o m m e r c e mondial, qui est f o n d é sur des habitudes, des techniques, des n o r m e s du m o n d e tempéré. P o u r trouver des débouchés en rapport avec leur potentiel, les forêts tropicales devraient être exploitées par une technologie tropicale au service d ' u n marché tropical de c o n s o m mation. N o u s sommes encore loin d'une telle situation, d'autant qu'il ne semble pas qu'il y ait menace vraie d ' u n épuisement des ressources forestières tempérées. Les T r o p i q u e s p l u v i e u x ont l'avantage de disposer d ' u n e chaleur abondante toute l'année (nous acceptons la température o u m o y e n n e mensuelle de 18 0 c o m m e limite d u m o n d e tropical). U n e m é t h o d e simpliste p e r m e t de prendre une idée de la situation respective des m o n d e s tropical et tempéré ; si nous e x p r i m o n s en degrés centigrades la quantité de chaleur disponible (10 j o u r s à 20 o de m o y e n n e f o n t 1. The foresi area of the world and its potential productivity, Goteborg, 1956.

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200 degrés), en éliminant du calcul les mois dont la moyenne est inférieure à io°, nous obtenons les résultats suivants: M a n o k w a r i (Nouvelle-Guinée, o° 52' Sud) a 9 500 degrés, Tanger (Maroc, 35 0 47' N o r d ) 6 350, Pékin (39° 57' N o r d ) 4 300, Milan (450 28' N o r d ) 4050, Paris 2600, Deerness (Écosse, 58° 56' N o r d ) 1 350. La supériorité calorique du climat intertropical est bien établie; pourtant cette supériorité s'exprime mal dans les rendements. Prenons le soja; il prospère sous tous les climats si 2 400 degrés lui sont assurés et, n'ayant pas les mêmes susceptibilités aux jours longs ou courts que d'autres plantes, offre un b o n matériel de comparaison. Mais, au mieux, le rendement à l'hectare du soja en pays tropical égale le rendement tempéré. R i e n de surprenant : le soja ne demandant pas plus que ses 2 400 degrés, la supériorité calorique tropicale n'a pas le m o y e n de s'exprimer. L'amélioration du système agricole tropical exige, ou que deux ou trois récoltes soient faites chaque année sur le m ê m e champ, ou que la terre soit vouée à des cultures permanentes qui exploitent continûment l'apport solaire. Bien entendu — toutes considérations de sol mises à part — cette amélioration veut que l'irrigation permette aux plantes de tirer parti toute l'année de la générosité solaire. A v a n t d'atteindre une telle conclusion divers aspects de la production végétale tropicale ont été examinés, qui l'ont montrée souvent malhabile à tirer parti de son avantage calorique. U n bon exemple est celui de la riziculture iban 1 , qui pratique d'énormes défrichements forestiers — les Iban sont les plus acharnés mangeurs de forêt qui soient — pour de modestes récoltes de riz de montagne qui suffisent à peine à nourrir les cultivateurs. Les Iban pratiquent le défrichement avec incendie sous un climat hostile ; les pluies sont abondantes (3 400 millimètres par an), réparties sur toute l'année sans saison sèche régulièrement établie. Les Iban doivent profiter, pour incendier, d'une période incertaine de sécheresse qui a lieu vers août-septembre. Impatiemment attendue, quand elle s'établit l'Iban est dévoré d'inquiétude ; il craint d'allumer trop tôt et de perdre de précieuxjours secs, ou d'être surpris par la pluie. Il arrive que cette période sèche fasse défaut. Bel exemple au total d'une agriculture mal ajustée aux conditions climatiques. C e n'est pas dans cette direction que sera mise au point une meilleure exploitation par les pays tropicaux de leur avantage calorique. Malgré ce qu'on croyait pouvoir attendre, l'exploitation du sagoutier n'a pas plus d'intérêt, bien qu'il s'agisse d'un palmier (Metroxylon) qui travaille toute l'année en climat équatorial 2 . U n palmier produit, après la longue série des opérations de préparation, 150 kilogrammes de sagou sec marchand. Mais il faut au moins douze ans (et plutôt seize) à un sagoutier pour être exploitable et, en moyenne, un hectare de sagou1. D'après J. D . FREEMAN, Iban agriculture: a report on the shifting cultivation of hill rice by the Iban of Sarawak, Londres, 1955. 2. D'après H . S. MORRIS, Report on a Melanau Sago producing community in Sarawak, Londres, 1953.

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tiers ne produit pas avec sécurité plus de quatre palmiers par an, soit 600 k i l o g r a m m e s de sagou sec par hectare et par an; ce qui est de loin inférieur à ce que produit une b o n n e rizière. Il est vrai que l'exploitation d u sagoutier demande peu de travail agricole — mais ce peu est pénible. Il est vrai que le sagoutier, palmier des marécages du N o r d de Sarawak, qui a été exploité sous f o r m e sauvage avant d'être cultivé, semble a v o i r bénéficié de peu de perfectionnements depuis sa domestication. Les arbres, cependant, n ' o n t pas v o c a t i o n de produire des hydrates de carbone dans des conditions qui puissent concurrencer les plantes à tubercules, les céréales, la canne à sucre. D a n s le domaine de productions plus précieuses, les plantations arborescentes et arbustives sont une authentique richesse c o m m e r c i a l e des Tropiques. E n c o r e faut-il que cette richesse soit gérée dans un esprit de progrès technique et d'efficacité commerciale. La réalité est souvent trop éloignée de cet idéal; certaines f o r m e s d'exploitation sont si archaïques qu'elles ne sauraient donner au m o n d e tropical la place qu'il mérite dans l'exportation des produits v é g é t a u x . V o i c i les misérables p r o d u c teurs de n o i x de babaçu (un palmier, Orbignya speciosa) d u Maranhâo, étudiés avec pénétration et amitié par O . V a l v e r d e 1 ; plus tout à fait des collecteurs, et pas encore de vrais cultivateurs de babaçu, ces caboclos sont parmi les plus misérables qui soient; le palmier babaçu, palmier de la forêt secondaire, n'est probablement pas une plante oélagineuse dotée d ' u n bel avenir (bien qu'aucune expérimentation n'ait jamais été faite de ses aptitudes). Il serait urgent d'abandonner une activité mal orientée et d'adopter des plantes plus profitables. Il n'est pas possible de demander une telle initiative à de pauvres c a b o clos pressurés par des propriétaires dénués de connaissances spéciales et d'ailleurs pénétrés du m y t h e de la richesse naturelle (puisque le palmier babaçu est spontané o u subspontané, c'est une « richesse »). L e m ê m e auteur a examiné avec autant de fruit la zona da mata du Minas o ù de fâcheuses méthodes ont transformé u n « pays de forêt » en une étendue de savanes 2 . Les Portugais y avaient t r o u v é u n massif forestier intact, n o n entamé semble-t-il par les agriculteurs indiens, et n ' y pénétrèrent pas. C e f u t seulement en 1720, p o u r assurer une liaison directe entre R i o de Janeiro et les richesses d u Minas, que le g o u v e r n e m e n t portugais permit l'ouverture d'une route. Mais il interdisait en m ê m e temps la colonisation de part et d'autre de la route, afin de maintenir le caractère impénétrable de la forêt et d'empêcher la contrebande de l ' o r ; le c o m m e r c e le l o n g de la route était sévèrement contrôlé par des postes de douane. Q u a n d les richesses minières du Minas furent épuisées, dès la fin d u X V I I I C siècle, les prohibitions furent levées ; ce territoire put tirer parti de la p r o x i m i t é de R i o ; des colons venus d u Minas, 1. « Geografia econômica e social do babaçu no Meio Norte », Revista brasileira de Geografia, 1957, pp. 381-420.

2.

O.

VALVERDE, «

Estudo régional da zona da mata de Minas Gérais »,

Revista brasileira de Geografia, 1958, pp. 3-82.

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c'est-à-dire allant de l'Ouest vers l'Est, et amenant avec eux les esclaves désœuvrés par la fin des exploitations minières, défrichèrent les forêts et créèrent des caféières. Le café trouvait ici des conditions propices; au-dessous de i 200 mètres c'est-à-dire dans l'essentiel du territoire, les gelées sont exceptionnelles; le relief est modéré; la forêt laissait de bons sols; le prix du transport vers R i o était faible. Vers 1868, la production et la prospérité atteignent leur maximum. L'abolition de l'esclavage (1888) ne porte pas atteinte à cette prospérité; les esclaves deviennent salariés dans le cadre de grandes propriétés. La ruine frappe le pays au début du XXE siècle, du fait de la baisse des rendements en café, qui passent de 1 200 kilogrammes (de café marchand) our mille pieds vers 1870 à 400 kilogrammes vers 1910. L'érosion et épuisement de sols traités sans le moindre ménagement expliquent cet effondrement. La population, relativement dense (de 20 à 30 habitants par kilomètre carré, est misérable, particulièrement vers R i o N o v o (au nord de Leopoldina). U n autre exemple de fâcheux traitement des sols est donné par la production du coton en OubanguiChari (République centrafricaine). Ce pays a pu, grâce au coton, exporter et s'assurer des revenus; aussi, en 1949-1950, cette production a-t-elle atteint 36 000 tonnes (ce qui fait seulement 30 kilogrammes de coton-graine par habitant). Mais le cotonnier se plaît sur les sols forestiers et incite le cultivateur à défricher la forêt; d'autre part, le cotonnier demande une préparation soignée de la terre, ce qui entraîne un défrichement minutieux et des sarclages répétés; tout cela est décourageant ensuite pour la reprise forestière. Pour une production annuelle de 36 000 tonnes, fondées sur un rendement de 500 kilogrammes de coton-graine à l'hectare, il faudrait chaque année défricher 720 kilomètres carrés de forêt. O r il reste seulement, dans le sud de l'Oubangui, une vingtaine de milliers de kilomètres carrés de forêt dense, auxquels s'ajoute une étendue indéterminée de lambeaux forestiers et de forêts galeries plus au Nord. Si le style actuel de l'exploitation n'est pas modifié, l'Oubangui aura tôt fait de dévorer ses dernières forêts. Pourquoi les forêts n'ont-elles pas une plus grande extension? Le pays d'Alindao par exemple est une savane très rase malgré ses 1 600 millimètres de pluie annuelle et bien que les arbres reprennent aisément possession de la savane, si la possibilité leur en est laissée. Une étude récente1 attribue l'actuelle pauvreté forestière non pas aux feux de savane, mais aux défrichements agricoles anciens. La savane a pu s'installer seulement après le champ.

F

Le monde tropical, habituellement, n'exploite donc pas son avantage calorique. La motorisation de l'agriculture n'est pas en elle-même une amélioration technique suffisante, comme l'a confirmé l'exemple de l'entreprise de Mokwa, organisée entre 1949 et 1954 en Nigeria. M o k w a a souligné deux notions essentielles pour tout progrès du 1. R . SILLANS, Les savanes de l'Afrique centrale française, Paris, 1958.

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monde tropical vers la pleine exploitation de ses avantages. E n premier lieu, si les engins motorisés permettent d'abattre la forêt dans de bonnes conditions, il est malavisé de vouloir immédiatement nettoyer le sol de toutes ses racines pour que la charrue, la herse, les sarcleuses puissent passer; il est avantageux, au contraire, de laisser pendant un ou deux ans les destructions biologiques spontanées éliminer les matériaux ligneux restés dans le sol; cela se fait commodément dans le cadre d'une agriculture vivrière traditionnelle. En second lieu, le défrichement mécanique et le nettoyage parfait du sol méritent d'être envisagés seulement si une agriculture permanente et intensive s'empare du sol. Tant de soins se justifient si la terre produit chaque année et toute l'année. Dans la plus grande partie du monde tropical cela exige l'irrigation ou, mieux, l'arrosage par aspersion. L'eau agricole est l'avenir du monde tropical ; elle seule permettra de supprimer la paralysie des saisons sèches et les méfaits des pluies anormalement faibles, ou trop tardives. Elle seule permettra au monde tropical d'exploiter enfin son avantage calorique. L'arrosage doit remplacer l'incendie, l'intensif doit remplacer l'extensif. La supériorité économique des Guyanes néerlandaise et anglaise sur la Guyane française tient à ce que les Hollandais ont organisé sur les rivages des deux premières des polders qui permettent une hydraulique agricole perfectionnée. Certes les sols doivent être enrichis, mais une science agronomique prenant les problèmes du point de vue du monde tropical et à l'intérieur de celui-ci ne peut manquer de les résoudre. Le progrès du monde tropical exige que les recherches soient multipliées, qu'elles soient poursuivies sur place et par un nombre croissant de techniciens locaux. L'aide scientifique des nations tempérées aura rempli sa mission quand le monde tropical, ayant atteint la maturité scientifique, n'aura plus besoin d'aide mais d'échanges, comme il est sain qu'il y en ait dans une civilisation qui se respecte.

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1960-1961 Sans ambition de prophétiser, le cours voulait attirer l'attention sur certaines perspectives brillantes, tout en soulignant les difficultés par un exemple. Le monde tropical pluvieux couvre 3 8 millions de kilomètres carrés; pour l'Asie tropicale: 8 millions de kilomètres carrés, 750 millions d'habitants; le reste du monde tropical: 30 millions de kilomètres carrés, 350 millions d'habitants. Si fa densité de l'espace indien (130 habitants par kilomètre carré) était prise comme référence, les Tropiques peu peuplés pourraient porter non pas 350 millions d'habitants mais 4 milliards. Il est permis d'aller plus loin; si nous admettons que 40 % des Tropiques pluvieux sont cultivables et qu'un hectare effectivement récolté peut nourrir 5 personnes, les

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Tropiques pluvieux pourraient porter 9 milliards d'habitants, au lieu de 1 , 1 milliard de 1958. Soit huit à neuf fois plus. Le climat tropical, avec sa chaleur constante, est un allié et non pas un ennemi. L'insalubrité particulière aux Tropiques est maîtrisée pour l'essentiel, du moins quand l'administration de l'hygiène garde son efficacité. Les grandes endémies tropicales sont, ou peuvent être, j u g u lées aisément et à peu de frais. Les sols tropicaux sont souvent difficiles; mais, traités par des méthodes d'agriculture pérenne qui justifient les investissements nécessaires, ils répondent honnêtement aux efforts des cultivateurs. Le retard économique de la totalité du monde tropical pluvieux est un fait, dû avant tout à ce que techniques et sciences ont réalisé leurs progrès modernes dans le monde tempéré. Ces progrès n'étaient pas applicables sans adaptations au monde tropical; les adaptations sont faites ou en voie de se faire; le temps qu'elles ont demandé est très exactement le retard du monde tropical. Les civilisations traditionnelles, particulièrement celles sans écriture, avaient une panoplie limitée de techniques; elles innovaient peu, et par bonds minuscules. La civilisation moderne, arsenal de techniques et invention réfléchie, est apte à mettre rationnellement en valeur le monde tropical ; mais les habitants de celui-ci ne maîtrisent encore ni les sciences ni les techniques qui sont les clés du progrès. L'aide la plus indispensable est de conférer aux habitants du monde tropical cette maîtrise. L'avenir du monde tropical, brillant par les ressources disponibles, — la seule grande réserve d'espaces cultivables ouverte au genre humain —, ne serait plus obscurci par la faible capacité scientifique et technique de ses habitants. Delta intérieur du Niger Dans ces perspectives ont été étudiés divers problèmes du Sahel d'Afrique occidentale. Le Sahel, entre les isohyètes de 250 et 500 millimètres, est modérément favorable à l'agriculture sèche. Le total annuel des pluies est insuffisant. Sur cette marge du monde tropical l'évaporation est intense. Apparemment peu doué, le pays a mis au point, depuis longtemps (depuis le Néolithique?), une agriculture bien adaptée aux conditions naturelles vues sous l'angle de l'agriculture sèche. Cette région a domestiqué des millets aptes à mûrir grâce à une pluie annuelle de 330 millimètres (Niafunké) ; à N'Guigmi (à l'Ouest du lac Tchad) des pénicillaires fructifient avec 2 1 1 millimètres en juillet-août; semis au début de juillet, récolte au début de septembre; l'extrême concentration des pluies permet à ce pénicillaire superlativement hâtif de donner une récolte. Les sols du Sahel ne sont pas sans faiblesses, mais leur caractère sableux les rend faciles à travailler. Agriculture vraiment sèche : les champs de petit mil sur les dunes mortes bénéficient du seul apport de l'eau directe du ciel, sans ruissellement provenant d'un impluvium plus vaste que l'aire couverte par les racines. Malgré la rigueur du climat, certaines surfaces

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ont une densité notable de population (Dogon du plateau de Bandiagara; Haoussa de l'Adar Doutchi et du Damagaram; Kanem; Ouadaï), des organismes politiques assez ambitieux se sont créés : royaume du Ghana, royaume sonray, royaumes haoussa, Bornou, Kanem. Les facilités internes de relation et les ouvertures sur le monde extérieur offertes par le Sahel ont favorisé certains progrès. Mais les fortes densités paysannes ont toujours été menacées par la sécheresse. Les pluies tombent aisément au-dessous du minimum nécessaire, la saison des pluies peut être de durée très inégale (à Mopti, entre 80 et 137 jours), la répartition des pluies dans la saison humide est changeante (Niafunké note des mois de juillet avec 177 et 22 millimètres). Les famines ont été cruelles; celle ae 1914, encore présente à l'esprit des D o g o n sous le nom de « kittangal », tua peut-être un tiers de la population. L'agriculture de décrue est une assurance partielle contre la sécheresse : sorgho repiqué sur les plages des mares et fleuves à mesure qu'elles émergent. Des sorghos sont repiqués deux fois : arrachés d'une pépinière et plantés en début de décrue, ils sont arrachés et repiqués plus bas quand le niveau supérieur est trop sec; les pluies restent nécessaires ; les plants mis en place en mars végètent en mai et juin après l'assèchement de la mare, et reprennent leur croissance avec les pluies de juillet pour aboutir à la maturité en août. Il ne s'agit donc pas d'une véritable irrigation. Pourtant, des conditions favorables à celle-ci semblent régner dans le delta intérieur du Niger; ces 30 000 kilomètres carrés abreuvés par un fleuve abondant pourraient corriger les défauts du climat sahélien et utiliser judicieusement ses énormes ressources en calories. C e pourrait être une autre Égypte; qu'en ont fait les hommes? Bien, ou presque. Le delta porte 500 000 habitants, 16 au kilomètre carré, et de niveau économiquement modeste; en 1958, le revenu moyen annuel par paysan était d'environ 12 000 anciens francs. Une rizière inondée ne donne pas plus d'aisance qu'un champ sec. Comment des conditions propices n'ont-elles pas fait naître un paysage de population dense et d'agriculture intensive? Les enquêtes menées sur le terrain à partir de 1957 par les collaborateurs de la « Mission d'étude et d'aménagement du Niger ft1 ont voulu répondre à cette question. Pour une plus heureuse utilisation des ressources il faut une vue lucide de la situation de départ. C'est le premier service — mais non le seul — que la géographie peut rendre à qui veut modeler l'avenir. Le delta est une nappe de sédiments étalée dans des conditions struc1. Les recherches ont été dirigées sur place par J. Gallais (qui avait la charge du Sud du delta) et P. Idiart (le Nord du delta). Ils avaient pris pour centres de rayonnement Mopti et Diré, J. Gallais et P. Idiart ont fait une part importante des recherches sur le terrain, pour lesquelles ils ont eu d'autre part la collaboration de M me Grandet, de M U e Cotten et de M M . Vincent, Forget, Heyte, Marchand, Galoy, Dupeyron et Gerbeau. L'entreprise avait été organisée par les services de l'Hydraulique de l'Afrique Occidentale Française (sous la direction de P. Merlin) et du Soudan.

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turales et topographiques créatrices d'une platitude générale. Les grès primaires, immense et calme berceau entre les coteaux de Bandiagara et les collines du Faguibine, ont été rabotés au Tertiaire par une érosion qui a seulement respecté trois modestes collines voisines du lac Débo. Sur cette surface tranquille ont été poussées les dunes de l'erg de Saraféré, pendant un épisode quaternaire plus sec que le climat actuel; l'obstacle dunaire a encore ralenti l'écoulement des eaux. Il n'est pas surprenant que la pente du fleuve, de Mopti à Niafunké, soit de 0,02 mètre par i ooo mètres (celles du Pô et du Fleuve R o u g e dans le delta sont de 0,07). Le delta est par son relief divisé en deux parties; le N o r d (8 500 kilomètres carrés) est l'erg envahi par les crues : les dunes Est-Ouest forment de longues échines dominant des couloirs inondés par les hautes eaux qui vont se perdre sans retour vers les lacs de l'Ouest (Faguibine) ou de l'Est (Niangaye). A u Sud du lac D é b o le delta est fait des bourrelets latéraux du fleuve et de ses bras séparant de vastes plaines submergées par les crues. C e delta naturel n'a reçu aucun aménagement important; l'homme s'est plus ou moins adapté aux conditions physiques, sans les modifier à son profit. Il en était pourtant besoin, le régime du fleuve posant des problèmes d'utilisation. La crue, à Mopti, commence fin juin, en même temps que les pluies, culmine en octobre, quand les pluies se terminent; l'étiage est atteint en février-mars. Hors les cultures de décrue déjà signalées, la seule culture vraiment adaptée à ce régime est celle du riz inondé (ou flottant), technique d'invention sahélienne : le riz flottant traditionnellement cultivé, Oryza glaberrima, est en effet dérivé et sélectionné à partir d'O. breviligulata spontanée dans le delta (d'où l'inconvénient d'hybridations entre riz cultivé et sauvage), Le champ est houé (ou depuis quelques années labouré) dès que les premières pluies ont amolli la terre; le padi est semé à sec; les pluies assurent germination et premier développement : cette riziculture de delta dépend des pluies. La crue doit inonder les rizières seulement quand le riz est assez fort pour s'élever aussi vite que les eaux. Quatre mois d'inondation assurent un bon rendement; la moisson se fait souvent en pirogue. Voilà le cycle agricole idéal ; mais que de traverses ! Les préciser mesure la distance qui sépare une adaptation d'un aménagement. Le riz prenant son premier développement par les pluies, il faut que : 1. la pluie tombe assez tôt avant la crue pour que le riz ne soit pas noyé par elle; 2. le riz soit alors assez fort pour résister à la voracité des poissons rizophages apportés par la crue et qui sont capables de dévaster rapidement un champ de bonne apparence; 3. la pluie ne cesse pas après avoir assuré le premier départ, sinon le riz mourrait avant la crue ou, sans périr, dépérirait; 4. le riz flottant ait bénéficié de quatre mois de pleine eau ; une rizière trop élevée risque de ne pas bénéficier de ces quatre mois ; trop basse, d'être submergée et détruite par la crue. Le paysan fait un pari; un site élevé est un pari pour une crue précoce, haute et prolongée. Si la crue n'est ni précoce, ni haute, ni prolongée, le paysan perd travail et semis. U n seul indice oriente

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le pari du paysan : le Niger a des séries d'années d'abondance et d'années maigres; aucune n'a une durée prévisible; aucune ne se rattache à un cycle astronomique; cela dit, il y a plus de chances de frapper juste en prévoyant que l'année qui vient sera semblable à l'année écoulée qu'en s'attendant à l'inverse. Le paysan du delta nigérien vit donc dans l'incertitude; ses techniques, plus ou moins adaptées aux conditions naturelles, ne donnent aucune sécurité aux récoltes; dans de telles conditions les investissements agricoles sont impossibles, les progrès irréalisables. Les aménagements sont insignifiants : quelques diguettes pour protéger des casiers contre une invasion précoce, c'est-à-dire contre une submersion intempestive et contre les poissons rizophages; parfois un minuscule barrage pour retarder la vidange d'une mare et favoriser les cultures de décrue; des irrigations à partir de puits pour le blé de saison sèche dans le Kessou (à l'Est de Goundam). De grandes étendues du delta pourraient en basses-eaux (mars-juillet) être cultivées par irrigation, si celle-ci n'était ignorée (hors l'exception qui vient d'être signalée). Voilà donc un delta faiblement peuplé, non aménagé, à peu près sauvage. Une étude de la répartition de la population y fait apparaître des surfaces quasi désertes, particulièrement dans le grand casier qui s'étend au Sud du lac Débo et à l'Est du Diaka. La population y est si faible, le contrôle humain si léger, qu'il se forme parfois ici une « aire grégarigène », un centre de multiplication et de dispersion de criquets. Les plus fortes densités, à peine 50 habitants par kilomètre carré, sont au contact des terres deltaïques et des terres non inondées; dans le Kounary (environs de Mopti), la partie la mieux peuplée, les paysans, disposant à la fois de rizières inondées et de champs secs tirent, paradoxe et scandale, des récoltes plus stables des seconds que des premières, par les irrégularités d'une crue qu'aucun aménagement ne vient harnacher. La faible population ne peut être expliquée par des raisons de sol ou de régime fluvial; quels qu'ils soient, les sols du delta ne sont jamais incultivables. Le régime fluvial ne présente aucune difficulté extravagante; pourquoi ne serait-il pas maîtrisé comme le fut celui du Nil ? L'étude des facteurs humains de la géographie du delta livrera-t-elle l'explication d'une telle situation ? Une première constatation : dans ce delta sans obstacle, une grande variété ethnique (Bozo, Somono, Marka, Bambara, Sonray, Sorko, Peul, Touareg, Tokolor) dit que ce pays original et bien délimité dans ses traits physiques n'a pas été le cadre d'une nation. Les vides du delta n'ont pas cessé, à travers l'histoire, d'attirer des groupes nouveaux : Bambara, Sonray, Peul, Tokolor, Touareg (les derniers arrivés). Le delta a été souvent partagé entre des prétentions politiques : par exemple celles des Sonray au Nord, du Mali ou des Bambara au Sud. La seule tentative cohérente de créer un État fondé sur le delta, celle de Chékou Ahmadou dans la première moitié du xix e siècle, réussit au prix du déplacement d'une partie des habitants, ne favorisa

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pas le peuplement et fut en partie détruite par les Tokolor. Le delta était proie offerte et non foyer de puissance. A travers sa longue histoire (les premières données historiques, livrées par les tumuli de la bordure nord, révéleraient une civilisation évoluée dès le VIe siècle de notre ère), jamais le delta n'a été administré par un peuple et un Etat qui aient eu les techniques, les moyens et le souci de faire les aménagements hydrauliques permettant une population nombreuse, solidement organisée et détentrice d'une agriculture intensive et progressive. Les techniques d'aménagement hydraulique d'Egypte ou du Maghreb n'ont pas été transmises au delta intérieur du Niger. L'agriculture méditerranéenne s'affirma dès le Néolithique comme une agriculture de saison des pluies n'ayant pas recours à l'irrigation. Les intermédiaires entre les rivages nord et sud du Sahara étaient des nomades que ne captivaient pas l'irrigation et l'agriculture. Enfin et surtout le delta a été, depuis plusieurs siècles, sous le contrôle de pasteurs qui l'ont exploité conformément à ce qu'ils considéraient comme leur propre intérêt et qui étaient incapables de désirer, de concevoir et de réaliser un aménagement. Les Peul se seraient établis dans le delta au xv e siècle, venant de l'Ouest; qu'ils se soient aisément imposés prouve que le delta était mal occupé, et par des gens sans force de résistance. Les Peul étaient attirés par le « bourgou », pâturage inondé en hautes eaux, tendre et comestible jusqu'en juin. Le delta sauvage convenait aux Peul ; il améliorait leur condition en permettant de surmonter la disette que les troupeaux subissent au Sahel en fin de saison sèche. Grâce au bourgou le bétail repartait en bonne forme dès les premières pluies vers les parcours subsahariens. Les casiers déprimés reçurent donc une affectation précise ; les 400 000 hectares (au moins) de bourgou servaient (et servent) à nourrir pendant deux ou trois mois 200 000 à 300 000 bovins : médiocre utilisation des possibilités deltaïques. Certes les Peul ont procédé à quelques adaptations ; la plupart ont trouvé opportun de s'établir dans le delta, d'y créer des villages permanents, de fixer autour de ces villages leurs serfs cultivateurs, de diviser leurs animaux en trois troupeaux, un troupeau stable (doumti) pour le ravitaillement laitier, un troupeau un peu plus mobile (bandi) pour combler les vides du précédent, un troupeau de grande transhumance (garti). Adaptations sans aucun aménagement; le delta était simplement soumis au contrôle d'éleveurs sensibles à ses commodités pastorales. Une population peu nombreuse et stagnante, une économie de subsistance qui ne vendait pas hors du delta plus de 30 000 têtes de gros bétail par an (pour 30 000 kilomètres carrés !), telle était (en dehors d'un commerce des produits de la pêche dont il sera question plus loin) la situation humaine et économique du delta en 1959. Faiblesse de l'agriculture. L'eau ne manque pas (les bras principaux ne sont jamais à sec; la nappe phréatique n'est pas utilisée) ; pourtant il s'est produit des famines (1917, 1932) et les paysans demandent assez régulièrement leur nourriture à des produits de cueillette : riz sau-

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vage, graines de bourgou (Echinochloa), cram-cram, fonio sauvage, nénuphar; on fait une boisson sucrée et une sorte de confiture à partir des tiges du bourgou; il serait plus profitable d'utiliser la canne à sucre. Les paysans, bons manieurs de houe, ne peuvent cultiver que des surfaces trop petites ; les rendements normaux sont faibles (fumure insuffisante) et souvent déprimés par les fantaisies des pluies ou des crues. Il est permis d'évaluer la superficie effectivement récoltée chaque année à 200 000 hectares, c'est-à-dire 6,6 % de la superficie du delta. Les 100 000 exploitations ont en moyenne 2 hectares. Pour cultiver une surface plus grande il eût fallu des aménagements (en particulier des digues), des techniques hydrauliques (la noria, le dalou; pourquoi pas le moulin à vent?), des appareils attelés de bœufs (charrue, semoir, sarcleuse, charrette). La préparation de la future rizière inondée, le binage du sorgho de décrue, le défonçage de la terre en vue de l'aménagement des billons tireraient profit de la charrue ou de l'araire; d'ailleurs les 3 000 charrues que comptait en 1956 le cercle de Mopti prouvent que de tels instruments ont leur place dans l'agriculture du delta. Quelles sont les raisons non agricoles de l'absence de l'araire? Comme on l'a dit plus haut, l'agriculture soudano-sahélienne était constituée en un corps de techniques qui ne comportait pas la charrue; il a fallu l'insistance des autorités françaises pour que celle-ci soit adoptée. Des dominateurs nomades ne pouvaient manquer une telle insistance. D'autre part les agriculteurs n'avaient pas de bétail et ne pouvaient donc atteler les machines. Enfin les Touareg, les Maures, quand ils avaient des champs, les faisaient travailler par des Noirs, serfs ou esclaves, dont les techniques étaient du Sud. Le delta intérieur du Niger résume ses caractères sur les rives du lac Faguibine, avant tout contrôlées par des nomades pasteurs et habitées par des sédentaires agriculteurs qui pratiquent une culture de décrue >ar une pluie annuelle de 200 millimètres. En conditions favorables a superficie cultivable est de 10 000 hectares, en conditions défavorables de 2 000. Le profil de la berge étant concave, plus les eaux sont hautes, plus restreinte est la plage découverte par une baisse de niveau. Les agriculteurs se trouvent donc dans une situation absurde, puisque l'abondance des eaux leur est nuisible, sous un climat subsaharien. Le lac Faguibine reçoit toutes ses eaux du Niger ; celles-ci lui parviennent quand elles sont assez hautes pour franchir le seuil de Kamaina, ayant atteint la cote 273 mètres sur le fleuve à Diré (cote zéro : 268 mètres). Le niveau peut s'élever à 275 mètres dans le Faguibine (le fond du lac est à 264). Comme l'évaporation enlève en une année une épaisseur de 2 000 à 2 500 millimètres, une série d'années maigres vide le lac. Aucune irrigation ne soutient l'agriculture de décrue, aucun aménagement ne maîtrise le fâcheux régime du lac. La population est passée de 1 7 000 à 7 000 entre 1951 et 1957, ruinée par l'abondance des eaux. U n barrage limitant l'apport du Niger aux très hautes crues n'empêcherait pas, dans les séries maigres, le lac de s'assécher

(

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complètement. Le lac Faguibine a fasciné l'attention; peut-être abusivement; le véritable delta intérieur offre conditions plus faciles et avenir plus brillant. L'état économique du delta se définit par l'absence d'aménagement, le sous-peuplement, la pauvreté des habitants, le sous-emploi (le paysan ne travaille pas sur ses champs plus de 120 jours par an). Manquent sur place capitaux, connaissances, techniciens. Transformer pose des problèmes difficiles, économiques (quelle production encourager?), techniques (par quels aménagements assurer la production?). Le delta devrait être source de richesses : lesquelles ? Le delta devrait être domestiqué : comment ? Voici des améliorations nécessaires et immédiatement possibles. La population a un besoin urgent d'instruction générale et de formation technique. Une réorganisation doit donner plus d'autorité au village, simplifier la carte administrative, confuse et entremêlée. Une rationalisation cadastrale éliminera les superpositions de droits fonciers. Des progrès économiques et techniques s'imposent dès maintenant : sélection des semences, des animaux, stocks de grains pour recommencer les semailles après une calamité, minuscules travaux d'aménagement en vue de réduire les ravages des poissons rizophages, meilleures préparation et conservation du poisson livré au commerce (à l'heure actuelle la perte est de l'ordre de la moitié). Quelles productions encourager ? La réponse à cette question n'estelle pas donnée par l'Office du Niger, entreprise de colonisation et de maîtrise hydraulique qui fonctionne dans des conditions naturelles peu différentes de celles du delta? L'œuvre de l'Office du Niger est respectable et riche d'enseignements. Mais donne-t-elle des indications positives? La production du riz et du coton, spécialités de l'Office, est-elle de tout repos? Le riz trouvera-t-il un débouché rémunérateur en Afrique soudanaise? R i e n n'est moins certain. Le coton est moins coûteux à produire en climat soudanais sans irrigation (donc sans les investissements de l'irrigation) qu'en climat sahélien avec irrigation. Que dire de l'exemple de la Djezira nilotique, où la réussite du coton a donné à la République soudanaise sa plus grande ressource? Les conditions offertes à la production cotonnière sont meilleures dans la Djezira : climat moins pluvieux qui favorise les cotons les plus fins, sols plus fertiles (encore que l'alcalinisation progressive inquiète), rendements plus élevés, investissements moindres. Tant que les besoins du marché local resteront modestes, le delta ne peut fonder une production de grand tonnage sur les céréales ou le coton. Les produits tropicaux classiques (café, cacao) sont exclus. Il faut s'orienter vers une valorisation des produits agricoles ; c'est pourquoi il est légitime d'examiner les avantages de leur transformation par l'élevage ou la pisciculture. Dès aujourd'hui, un courant commercial vend au sud de l'Afrique occidentale le bétail du Sahel. Les ani-

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maux vont par les pistes au prix de fatigues et d'une déperdition de poids, ou commencent à être transportés en camions. U n commerce existe, qui doit grandir si villes et industries guinéennes se développent. Le delta gagnerait à valoriser sa production végétale en la transformant en viande et en lait. Dans un delta utilisant rationnellement l'eau maîtrisée du Niger, une agriculture fourragère (luzerne, canne à sucre, maïs, patates) pourrait nourrir un énorme troupeau. Les 3 millions d'hectares du delta devraient tenir 3 millions de bovins, vendre chaque année 600 000 animaux, et produire des quantités de lait que seule Perrette pourrait évaluer. Ainsi disparaîtraient les prairies inondées à bourgou et la transhumance du bétail du delta. Quant au bétail de la zone sèche, son sort serait amélioré ; évincé des prairies à bourgou, il pourrait disposer pour la période la plus critique, en bordure du delta, de provisions de fourrages. Utopie que cela. Présentement l'Afrique occidentale n'est pas un marché à la mesure de telles possibilités. Mais l'avenir est brillant si ce marché prend une grande ampleur. Il serait opportun de faire une expérience : dans un « casier » bien choisi, isolé des crues par un carcan de digues, pourvu d'un système d'arrosage, organiser une production fourragère et un élevage rationnels, et vérifier la valeur économique de la proposition. Seconde hypothèse de travail : la pisciculture. Ici encore, le point de départ est un courant commercial très actif. Les pêcheurs du delta doivent prendre annuellement 50 000 tonnes de poissons frais ; déduction faite de la consommation, il reste 8 000 à 10 000 tonnes de poisson séché ou fumé, dont le marché de gros est Mopti. Le poisson est exporté vers le Sud, où la demande est forte jusque dans la région littorale. Comme si des Brestois consommaient du poisson d'eau douce provenant du lac de Constance. Quel avenir serait ouvert à une pisciculture associée à une agriculture produisant des aliments pour le poisson? Ici encore on pourrait se livrer à des supputations et à des multiplications mirifiques. U n hectare d'étang piscicole peut produire 1 000 kilogrammes (et plus) de poisson frais par an s'il reçoit des quantités convenables de produits végétaux. Par conséquent 10 000 kilomètres carrés d'étangs, appuyés sur 10 000 kilomètres carrés de cultures, pourraient livrer un million de tonnes de poisson frais et 300 000 à 400 000 tonnes de poisson sec, fumé ou salé. Encore une fois, utopie; dans ce cas aussi, il serait opportun de réaliser une expérience; dans un casier parfaitement maîtrisé, créer une pisciculture appuyée sur une agriculture productrice d'aliments pour les poissons. Quels aménagements pourraient valoriser ce delta ? Dans une première étape, de menues entreprises donneraient plus de sécurité aux récoltes : diguettes de protection contre les poissons rizophages; dégagement des couloirs interdunaires dans l'erg de Saraféré pour accélérer la circulation des eaux; diffusion de procédés de petite irrigation (norias et dalous mus par des bœufs) en saison sèche. Une deuxième étape : aménagement de casiers expérimentaux pour la mise au point

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des conditions d'un élevage et d'une pisciculture intensifs. La troisième étape : aménagement général avec suppression des cultures de crue (c'est-à-dire de crue non contrôlée) et de décrue, et de l'élevage deltaïque transhumant. Diverses possibilités : endiguement du fleuve et de ses défluents, de manière qu'il n'y ait plus d'inondation que voulue ; ou bien : endiguement total combiné avec la mise en réserve dans certains casiers de masses d'eau ensuite utilisées pour irriguer les terres d'aval; ce serait l'application du système des tanks du pays tamil ; une expérience pourrait être tentée qui dirait le bien ou le mal fondé de cette technique. Enfin un barrage construit en amont du delta pourrait régulariser le débit et, en écrêtant les plus hautes crues, permettre de construire des digues moins élevées et, partant, moins coûteuses. Cependant, un barrage amont, pour être d'une efficacité totale, devrait assurer une immense retenue d'eau, ce qui pose des problèmes difficiles. La plus grande abondance d'eau assurée en étiage ne paraît pas être d'un intérêt majeur; s'il est souhaitable que l'irrigation se développe en saison sèche (c'est-à-dire dès le début d'octobre), dans les conditions présentes du régime, le Niger est abondant pendant les deux premiers tiers de la saison sèche. Il ne serait pas difficile de prélever dans un Niger endigué les eaux nécessaires à l'irrigation de vastes surfaces; les possibilités des nappes souterraines restent d'autre part à explorer. Les grands travaux d'aménagement total seraient d'un coût astronomique ; leur nécessité ne s'impose pas : la population présente est peu nombreuse, l'Afrique occidentale n'est pas encore un marché rémunérateur pour des productions massives de denrées agricoles, de viande et de lait, de poisson. Une activité novatrice raisonnable pourrait s'en tenir aux travaux de la première étape, sans négliger la deuxième et ses casiers expérimentaux, laboratoires de la troisème étape. Le delta intérieur nigérien est une partie sous-exploitée, parmi tant d'autres, du monde tropical. L'isolement, responsable de cette situation, est rompu par le progrès des sciences, et par l'épisode colonial; cependant le monde tropical est, pour les trois quarts, comme une planète déjà découverte où l'essentiel de la mise en valeur reste à faire. Planète aimable, accessible sans fusée; certaines techniques modernes n'y ont pas encore trouvé, faute de recherches, leurs conditions exactes d'application; faute de diffusion des connaissances et d'investissements, d'autres techniques, parfaitement au point, ne s'y appliquent pas aussi largement qu'elles devraient. Peut-être l'homme exploitera-t-il la Lune avant l'Amazonie, raison supplémentaire pour négliger l'Amazonie.

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PROBLÈMES DE MODERNISATION EN AFRIQUE TROPICALE 1962-196}

L'Afrique noire souffre d'un mauvais état de santé et d'une mortalité excessive. Une première tâche n'est-elle pas de « moderniser » la démographie africaine? Mais est-il judicieux de procéder d'abord par une attaque de front; ne vaut-il pas mieux s'en prendre aux facteurs alimentaires et économiques d'une santé débile et d'une mortalité élevée? Le goitre, par exemple, est une affection très répandue en Afrique tropicale; une enquête (1950) en Afrique Occidentale Française découvrait 8,3 % de goitreux, avec certains pourcentages locaux s'élevant jusqu'à 40 (par exemple dans les environs de Man, Côte-d'Ivoire) et même 70 (certains villages de Bandiagara, dans l'actuel Mali). A u contact forêt-savane, dans le Cameroun, 82 femmes sur 100 sont atteintes. Chez les Sara du Tchad, à Koumra, le goitre frappe au moins 80 % de la population. Le Nord du Congo-Léopoldville (région de l'Uélé) est particulièrement goitreux, de l'Oubangui à la frontière de l'Uganda; certains villages y dépassent 60 % . Le Rwanda, le Burundi marquent une forte incidence du goitre. L'Afrique orientale serait moins atteinte (encore n'est-ce pas sûr). Les montagnes Umbundu (Centre-Ouest de l'Angola) sont fortement goitreuses, comme la Rhodésie du Nord vers Serenje et Mkushi, et une partie du Kalahari (dans la pointe Caprivi le pourcentage atteint parfois 70). Swaziland, Basutoland sont gravement atteints. Une telle diffusion du goitre serait sans importance s'il ne présentait pas d'inconvénients graves. Certes le plus grand nombre des goitreux africains ne montre pas de complications fâcheuses. Cependant, les sourds-muets, les crétins ne manquent pas, particulièrement vers Sampwe, au Katanga (encore qu'il ne soit pas établi que le goitre cause le crétinisme ; de même, il n'est pas certain que le goitre détermine la stérilité, particulièrement féminine); le goitre tuerait, par asphyxie, des nourrissons et même des adultes. Quoi qu'il en soit, cette maladie doit perdre de son emprise. Pour réaliser ce programme, faut-il partir de l'idée que le goitre serait une maladie « géographique », liée aux conditions naturelles ? Cette vue largement répandue 1 est formulée de multiples façons; des chercheurs ingénieux ayant dans tous les cas trouvé des conditions extérieures génératrices de goitre, les véritables causes de celui-ci restent mal dégagées. Si l'inaptitude à fixer l'iode est reconnue comme l'origine des désordres de la thyroïde, I. Et qu'on peut trouver exposée, en contradiction avec d'autres idées, dans un ouvrage sur Le goitre endémique publié à Genève en i960 par l'Organisation Mondiale de la Santé (Monographie, 44).

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l'accord est loin d'être fait sur les raisons de cette inaptitude. L'Afrique présente de fortes endémies goitreuses dans les situations les plus diverses ; il serait séduisant de penser que les vieilles pénéplaines cristallines, avec leurs sols épuisés très pauvres en iode, déterminent le goitre, et même que leurs sols latéritiques, en fixant l'iode sur les hydroxydes, ne permettraient pas sa libération dans les eaux de boisson; mais les vieilles pénéplaines sont vastes et leurs populations ne sont pas toutes goitreuses; il y a des groupes fortement goitreux sur les basaltes d'Abyssinie, sur les sables du Kalahari, sur les grès de Bandiagara. D'autres causes « géographiques » du goitre ont été passées en revue, sans plus de succès. Les causes premières du goitre sont mal connues; si, comme il est possible, des eaux non polluées et une alimentation variée et équilibrée étaient défavorables au goitre, le relèvement du niveau alimentaire serait un sûr moyen de combat. Faut-il lutter directement, en consacrant eiforts et argent à des campagnes antigoitreuses, ou faut-il réserver tous les moyens à une amélioration économique, étant admis que la présence du goitre n'est pas un obstacle à cette amélioration ? Le goitre, maladie d'archaïsme, ne reculera-t-il pas du seul fait de la modernisation ? Celle-ci est affaire de volonté et d'administration efficace. Mais il ne suffit pas de travailler dur ; il n'est pas moins nécessaire de prendre une bonne orientation. Tel est l'enseignement d'un examen de la région du Kwilu 1 . Dans le cadre de l'Afrique centrale elle est favorisée par la relative proximité de la mer, et par un réseau de rivières navigables qui atteint Kasaï et Congo. U n vigoureux effort d'organisation et de mise en valeur a été fait par l'administration coloniale et des entreprises privées. Pourtant les résultats sont décevants ; le pays, après soixante ans, a un faible acquis économique et technique, tout l'effort ayant été consacré à l'exploitation, par la cueillette, des ressources naturelles. Des plateaux herbeux dominent d'amples vallées où subsistent de grands lambeaux de forêt équatoriale. Parmi les plantes de la steppe, Landolphia a de longs rhizomes contenant un latex à caoutchouc. Dans les vallées, des bois riches en palmiers à huile couvrent 400 000 hectares. Le Kwilu, mieux peuplé que les pays voisins, avait une main-d'œuvre pour l'exploitation des ressources naturelles. Le paysage du Kwilu, transformé par ses habitants avant l'arrivée des Européens (la steppe ni les boisements d'élaeis ne sont naturels), avait tendu le piège où devait se prendre l'économie modernisée. Les premières factoreries s'établissent en 1893, en même temps que les Jésuites fondent des « fermes-chapelles » qui devaient assurer le raviI. Nos informations proviennent un peu d'observations sur le terrain et surtout d'une importante étude de H. NICOLAÏ, Le Kwilu : étude géographique d'une région congolaise (thèse pour le doctorat ès lettres soutenue à Bordeaux en 1963). Le Kwilu se trouve sous la latitude de Léopoldville, à 400 kilomètres à l'Est de cette ville.

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taillement des missionnaires et de leurs catéchistes; ces curieux établissements qui, bien conduits, auraient pu contribuer au progrès technique, durent être supprimés devant le mécontentement populaire; en effet les Jésuites accueillaient des orphelins pour les gagner au catholicisme; si ces enfants s'enfuyaient, ils étaient ramenés de force à la ferme-chapelle; or la notion d'orphelin abandonné est difficile à serrer de près en un pays où le principal lien familial est celui qui unit l'oncle utérin au neveu; il n'est pas surprenant que les paysans aient crié au vol d'enfants, et que cette accusation ait provoqué des désordres qui ont amené la suppression des fermes-chapelles. Quant aux factoreries, dans ce pays qui ne vendait rien, sinon de l'ivoire (apporté de l'Est) et quelques esclaves, elles inaugurèrent l'exportation de boules de caoutchouc de Landolphia que leur livraient des agents africains. Les paysans eurent vite appris le mode de préparation: arrachage des rhizomes, rouissage, pilonnage pour briser les canaux laticifères, lavage de la pâte obtenue. Ils n'eurent pas moins vite appris à farcir les boules de matières étrangères pour augmenter le volume et le poids; d'ailleurs les agents des factoreries leur donnaient rarement l'exemple de l'honnêteté. Vers 1910, la région exporte environ 1 400 tonnes de caoutchouc par an; les prix s'effondrant des 2/3 entre 1 9 1 0 et 1912, c'est la fin du caoutchouc d'herbe. Les Européens auraient-ils pu créer des plantations d'hévéas pour soutenir la concurrence de la Malaisie? Assurément, mais on n'y a pas pensé; tout au moins on ne l'a pas tenté sérieusement. Pourquoi créer des plantations, alors qu'il était loisible de passer de la cueillette du caoutchouc, désormais non rentable, à celle des fruits du palmier ? Remplacer une cueillette par une autre, céder à la tentation d'une apparente facilité dans le cadre d'un libéralisme non orienté, telle fut la seconde étape de l'erreur économique commise au Kwilu. Les élœis forestiers du Kwilu doivent leur existence à d'anciens agriculteurs qui, détruisant la sylve primitive, ont ouvert des clairières ensoleillées ou les palmiers ont pris racine et essor. Ces arbres subspontanés n'ont pas un fort rendement; la cueillette des régimes est dangereuse parce que les élœis poussent trop haut, le voisinage d'autres arbres incitant le palmier à filer vers la lumière. La cueillette est une opération sommaire, qui n'apprend rien au paysan. La rationalisation du ramassage en grand de produits sauvages est une fuite devant le progrès technique. Une puissante organisation administrative et commerciale (dont l'exemple le plus remarquable fut — et reste sous un autre nom — la Société des Huileries du Congo belge, filiale du groupe Lever), de grandes huileries, une exportation annuelle de 60 000 tonnes d'huile et 40 000 tonnes d'amandes palmistes : mais aucun essai sérieux de créer des plantations d'élaeis ; les tentatives faites ont échoué, en partie peut-être parce que le matériel de plantation avait été sélectionné à Yangambi sous un climat plus strictement équatorial. D'ailleurs une étude poussée n'aurait-elle pas découvert que le Kwilu, pour la plantation huilière, ne peut soutenir

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la concurrence de climats plus équatoriaux, l'elaeis se trouvant ici dans des conditions marginales? Mais pourquoi d'immenses palmeraies subspontanées dans de telles conditions? La rigoureuse saison sèche, moins propice que les pluies équatoriales à la grande forêt, relâche l'étreinte de celle-ci sur le palmier, arbre de forêt secondaire ; les feux de saison sèche en surface défrichée aident l'élasis, qui résiste bien à la flamme, et dérouragent les arbres concurrents. La palmeraie « naturelle » tient à un équilibre entre jachère forestière et champs; la rupture de l'équilibre produit soit la forêt pleine et mûre sans élseis, soit la steppe hostile au palmier. Victimes de l'attachement des cadres administratifs et économiques à un rêve d'exploitation des « ressources naturelles », les habitants du Kwilu n'ont appris aucune nouvelle technique et restent simples coupeurs de fruits sauvages. Si la vente des oléagineux s'arrêtait, ces paysans se trouveraient dans le même état économique et technique qu'en 1893. Une modernisation efficace doit donc fuir la cueillette et perfectionner l'agriculture; mais quelles plantes choisir? Quand les Britanniques prirent possession de la province de Nyanza (Kenya), il n'y existait aucun commerce; la population vivait en pure subsistance fermée, qu'il s'agît des agriculteurs bantou (Vugusa, Logoli) ou des pasteurs luo et kipsigi 1 . L'effort d'une administration interventionniste s'exerça en faveur du coton, qui réussissait en Ouganda. Les habitants préférèrent produire et vendre du maïs. Pourquoi cet échec du coton? Si le climat était moins favorable qu'en Ouganda, les causes humaines l'emportèrent de loin: le coton fut imposé aux Ganda par une hiérarchie administrative africaine; dans Nyanza l'inexistence d'une telle hiérarchie paralysait l'administration. Les Ganda se nourrissaient de bananes et, dépensant peu de travail pour leur alimentation, disposaient de temps pour le coton. A u contraire les gens de Nyanza, quelle que fût leur ethnie, mangeaient des céréales qui retenaient leur attention quand il eût fallu en donner aux champs de coton. U n grand pas vers la modernisation a cependant été fait; les paysans, récoltant plus de maïs qu'ils n'en consommaient, en ont exporté vers le reste de l'Afrique orientale (50 000 tonnes chaque année en 1948-1953, par Nyanza). C e mouvement commercial, spontané, voulu par la population contre les conseils de l'administration qui encourageait le coton, a réussi parce que le producteur était familiarisé avec le maïs, parce que la diffusion de la charrue a permis d'étendre la surface cultivée, parce qu'un réseau serré de commerçants indiens collectait le maïs. Il n'est pas sûr d'ailleurs que l'exportation du maïs ait grand avenir ; cette culture déchaîne une forte érosion (elle ne serait pas moins grave avec le coton) ; il serait désirable 1. V o i r l'intéressant ouvrage de H . FEARN, An African economy: a study of the economic development of the Nyanza Province of Kenya, Londres, 1961.

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que Nyanza pût développer des plantations plus respectueuses des sols ; le caféier fait des débuts prometteurs en pays kipsigi. Si la commercialisation du maïs est un pas considérable, la modernisation technique a été modeste; le seul point à mettre à son actif est la généralisation de la charrue ; aucun progrès en matière de fumure, d'irrigation ou de défense des sols, malgré les essais administratifs. Les rouages commerciaux sont en mauvais point; l'administration a encouragé la multiplication de commerçants africains (ils étaient 6 ooo en 1954, pour une population de 1,9 millions d'habitants) qui sont trop souvent inefficaces et endettés. La population a choisi « sa » culture commerciale et refusé celle de l'administration. C e faisant la population a fait preuve de discernement car l'analyse révèle que le maïs rapporte brut par hectare deux fois plus d'argent que le coton; comme il ne demande pas plus de travail, il a un avantage écrasant : un hectare de maïs (valeur du travail déduite) rapporte par hectare 513 shillings contre 178 pour le coton. Voilà donc dégagé un nouveau principe de modernisation; le Kwilu avait montré qu'il faut éviter de fonder une économie sur le ramassage; Nyanza nous apprend qu'il faut encourager le développement d'une culture seulement si elle apparaît au paysan africain comme la plus avantageuse possible. La pression administrative s'exerce péniblement ou échoue lorsqu'elle prétend imposer une culture qui assure une faible rémunération du travail. Est-il sûr que ne soit pas légèrement usurpée la réputation de prospérité cotonnière de l'Uganda 1 ? Le coton, qui occupe 630 000 hectares sur les 2,1 millions cultivés chaque année, faisait 60 % des exportations en valeur en 1951, et seulement 40 % en i960, tandis que le café s'élevait de 30 à 40 % . Une telle évolution s'explique : les rendements en coton-fibre sont faibles, environ 125 kilogrammes à l'hectare; le coton se trouve dans un climat presque marginal, et ne protège pas contre l'érosion une terre qui ne reçoit aucune fumure. Surtout, aux prix et rendements de i960, un hectare de caféier rapporte au producteur deux à trois fois plus d'argent pour une quantité de travail qui est seulement des deux tiers. C'est donc à bon escient que le producteur ougandais se tourne vers le café aux dépens du coton. La pression administrative et des circonstances politiques favorables ont répandu la culture du coton. Il n'est pas sûr que ce fût la culture la plus profitable. L'Uganda confirme ce qui a déjà été vu dans Nyanza (et s'observe en bien d'autres parties de l'Afrique) : il faut, dans un programme de modernisation, encourager l'expansion des cultures les plus rémunératrices pour le producteur; pur truisme, mais tristement oublié par les autorités qui en divers pays ont fait tant d'efforts pour développer la production du coton, en négligeant des cultures plus profitables, techniquement et économiquement, à l'habitant. Il 1. The economic developmetit of Uganda: report of the International Bank of Reconstruction, Baltimore, 1962.

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serait d'ailleurs maladroit de laisser déchoir la production cotonnière ougandaise; les conditions du marché sont pour l'instant moins défavorables que pour le café. La modernisation économique ne s'est pas accompagnée d'une modernisation technique poussée. La culture du coton est pratiquée selon des méthodes peu évoluées ; en effet le propriétaire ganda ne cultive pas lui-même sa terre; il la confie à un tâcheron le plus souvent étranger qui n'a ni capitaux, ni matériel, ni techniques. La modernisation ne va pas sans quelque désordre, chez les Bété et les Oubi (Côte-d'Ivoire) 1 , qui ont réalisé un réel progrès économique par leurs plantations de caféiers; les techniques n'ont pas suivi. D'autre part, les gains assurés par les plantations sont amenuisés par l'achat de vivres coûteux que nécessite la baisse de la production vivrière traditionnelle. Une autre distorsion : l'affectation d'une grosse partie des revenus à des dépenses magiques et matrimoniales. U n plus grand appât du gain, un travail plus acharné des hommes devraient leur permettre de ne plus se ruiner en fantasmagories et de moins exiger du labeur féminin. Tout cela sera nécessaire pour désembourber une modernisation menacée d'enlisement. Le manioc prend une place croissante dans l'alimentation de la Côte-d'Ivoire, et de toute l'Afrique noire. Certains diététiciens s'en inquiètent, le manioc étant très pauvre en protéines et surtout en acides aminés. Une nourriture où le manioc apporte 80 % (ou plus) des calories risque de déterminer le kwashiorkor chez les jeunes. C e serait pourtant une faute que de priver l'Afrique des avantages du manioc, plante facile à cultiver, résistant aux incertitudes climatiques, acceptant (mais ne recherchant pas!) des sols pauvres, donnant de gros rendements, revêche aux insectes, pourvue de feuilles comestibles ; le manioc pousse parfaitement sous climat équatorial, et se présente comme la meilleure plante de famine dans les climats à forte saison sèche, où il est de loin supérieur au fonio ou à l'éleusine. Le manioc se conserve aisément et demande moins de travail que les autres cultures vivrières ; contrairement à ce qui a pu être dit, le manioc n'épuise pas les sols de façon exceptionnelle. L'expansion territoriale du manioc en Afrique depuis le X V I E siècle, et surtout depuis la fin du xix e , correspond à une nette conscience, chez les Africains, de tels avantages. Comment aller contre ce courant? Toute modification agricole proposée doit assurer avec évidence travail plus productif et revenus accrus : le contraire résulterait d'un recul du manioc. Le manioc a l'avantage négatif de ne point se prêter à l'exportation. Il doit subir une préparation coûteuse (cossettes séchées, farine, tapioca) ; même sous cette forme préparée, il a un faible marché. Or, dans les conditions présentes, rien ne peut être plus funeste à une bonne gestion du capital africain que l'exportation de céréales ou de farines. 1. D. PAULME, Une société de Côte-d'Ivoire hier et aujourd'hui : les Bété, Paris-La Haye, 1962; B. HOLAS, Changements sociaux en Côte-d'Ivoire, Paris, 1961.

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La destruction de richesse potentielle du sol faite en vue d'une telle exportation excède la valeur du produit exporté. Impossible, sous prétexte que le manioc a des inconvénients, de tenter de réduire sa culture. Le manioc donne d'ailleurs le moyen de résoudre le problème qu'il pose; il permettrait de nourrir à bas prix des animaux et, par là, de procurer à l'homme graisses et protéines. Il est facile à un auteur bien nourri d'écrire qu' « une culture comme celle du manioc peut avoir simplement pour résultat de substituer au problème de la sous-alimentation celui de la malnutrition ». Mais la faim n'a pas d'érudition biochimique. A u x savants et aux puissants de maintenir les avantages du manioc tout en éliminant ses inconvénients. Il n'est pas de mauvais aliments, mais il est de mauvais régimes. Le T o g o rapproche sur une faible distance méridienne les alimentations soudanaises (prépondérance des millets, karité) et guinéenne (tubercules, surtout manioc, huile de palme), dont les défauts relèvent de maladresses locales, justiciables de modestes correctifs. A u Sud, la déficience en protéines du manioc pourrait être corrigée par des haricots, des arachides (on en exporte!), quelques œufs; les feuilles de manioc, si riches en protéines, minéraux et vitamines, ne sont pas consommées. A u Nord, déficit calorique et disettes feraient souhaiter une plus grande diffusion du manioc ! U n exemple de malnutrition : le peuple moba (Nord du Togo) révèle un déficit en vitamine A qui pourrait être comblé par de l'huile de palme (il y a des élaeis dans les galeries forestières) ou des mangues (elles abondent, mais sont mangées trop vertes) ou, mieux encore, du beurre : les Moba cohabitent avec des Peul qui ont un excédent de beurre que les Moba ne mangent pas; les Peul le transforment en savon vendu sur les marchés. Les Moba, qui ne consomment pas de beurre, lavent leur linge au savon vitaminé 1 . Une abondante littérature examine les difficultés d'adaptation dont souffrent les paysans établis en ville ; la naissance d'une véritable classe citadine, maîtrisant les fonctions de commerce, de distribution, de financement a moins retenu l'attention. Pourtant, pas d'Afrique moderne sans citadins compétents. Lagos est une ville privilégiée : un livre récent2 analyse la société hautement citadine, habile au commerce, à l'industrie, à la finance, à la spéculation, qui s'est créée dans la capitale nigérienne; il s'agit du cas le plus évolué de population urbaine qui soit en même temps purement africaine et très rompue aux affaires. Des formules originales, dignes d'étude et d'imitation, permettent une grande intensité de l'activité économique et vivifient le Nigeria. Les autorités fédérales nigériennes, dans un souci peut-être 1. Cf. diverses publications ronéotées de l ' O . R . S . T . O . M . (Paris) : J. PÉRISSE, L'alimentation des populations rurales du Togo, 1 9 5 9 ; R . MASSEYEFF et A . CAMBON, Enquête sur l'alimentation et la nutrition des populations du Cameroun méridional, 1, Evodoula, 1 9 5 5 , et 2, Subdivision de Batouri, 1958. 2. P . MARIUS, Family and social change in an African city : a study of rehousing in

Lagos, Londres, 1962.

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f â c h e u x de dignité nationale, ont v o u l u « moderniser » le quartier central, bruyant et peu salubre. C e t t e refonte architecturale risque de paralyser une activité originale et efficace. D e s notions générales de modernisation ont été dégagées ; le ramassage c o m m e r c i a l ne peut donner de bons résultats économiques : o n le vérifie aussi bien en A f r i q u e qu'en A m a z o n i e . Les cultures c o m m e r ciales à encourager sont celles qui assurent au cultivateur la meilleure rémunération de son effort : violer cette règle de b o n sens aboutit à l'échec. L e progrès é c o n o m i q u e doit s'accompagner d'enrichissement technique : seule l'amélioration des qualifications techniques garantit l'avenir. Il faut que naisse une population citadine dont la c o m p é tence commerciale, industrielle et financière permette d ' o u v r i r des horizons n o u v e a u x à l'activité paysanne. C e s notions générales (et quelques autres) éclairent l'étude locale; mais tout p r o b l è m e de modernisation doit être étudié dans son cadre physique et sa c o m plexité h u m a i n e avec l'objectivité et l'inépuisable curiosité de la g é o g r a p h i e régionale.

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REALITES

GEOGRAPHIQUES

ET

MYTHES

DE

DÉVELOPPEMENT

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