Histoires de famille. La parenté au Moyen Age (HIFA 5)
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French Pages [603]
La fleur de France Les seigneurs d'Ile-de-France au XIIe siècle Nicolas
CIVEL
Empreinte du sceau de Simon IV de Montfort (t av. 1195), Versailles, Archives départementales des Yvelines, 15 H 1.
BREPOLS
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Pour Valérie, Louise et mes parents
Je remercie Madame Colette Beaune, Monsieur Martin Aurell, Monsieur JeanLuc Chassel, Monsieur Dominique Barthélemy, Monsieur Michel Pastoureau, Madame Hélène Loyau et Mademoiselle Valérie Martineau
Abréviations
Arch. dép. Arch. nat. B.n.F. D.D.C. D.L.F. DD
LB M.G.H. P.L.
R.H.C. R.H.F. R.H.FD.FA. SFM
VER
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WN
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NB. : Depuis 2004, les Archives départementales des YVelines ne sont plus localisées à Versailles mais à Montigny-le-Bretonneux.
Introduction Al' été 1124, la fleur de France gagne Reims. Le roi, qui a rassemblé son ost dans la cité de saint Rémi, tient un conseil de guerre en compagnie des grands du royaume. Il connaît le terrain. Il a déjà dirigé une expédition militaire contre Ebles de Roucy vingt-deux ans plus tôt. Mais, la campagne de 1124 n'est pas un nouvel épisode des « guerres féodales » menées contre des potentats locaux indisciplinés. Elle oppose les héritiers de Charlemagne. Mis en difficulté par le naufrage de la Blanche-Nef (1120) et les revendications de Guillaume Cliton, Henri Ier Beauclerc reçoit le soutien de son gendre, l'empereur Henri V. Celui-ci menace la frontière orientale du royaume des Français. Louis le Gros déploie ses forces dans le pays rémois et les Teutons se retirent sans combattre. Cette parade militaire devient dans la Geste de Louis VI un combat quasi eschatologique 1 . Suger dénonce « l'orgueilleuse présomption » des envahisseurs qui seront « massacrés sans pitié comme des Sarrasins». Sur le front ouest, le roi d'Angleterre est repoussé par Amauri de Montfort « appuyé sur l' ost vaillant du Vexin ». Sur le front est, les « barbares » qui composent l'armée d'Henri V se heurtent à la « masse puissante » des Français. Le roi a levé l'enseigne de saint Denis 2 et ses guerriers sont animés par le « souvenir de leur ancienne vaillance ». Les défenseurs du royaume sont disposés par corps de bataille régionaux, à la manière des preux de Charlemagne dans la Chanson de Roland. Le Capétien rejoint« ceux d'Orléans, d'Etampes et de Paris, avec l' ost de Saint-Denis ». Les combattants issus du Bassin parisien forment ici le premier cercle des Français, la « flur de France » des chansons de geste~. Dans la matière de France, les « Franceis » sont le fer de lance de l'armée chrétienne. Ils forment les deux « premeres escheles »qui affrontent« cels , t. 3, p. 261, n. 2. 94
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LES SEIGNEURS-CHÂTELAINS
n'est pas un vassal des Montfort, il est un allié fidèle. Avait-il d'ailleurs le choix? Son castrum est cerné par les terres des Montfort au nord-ouest, des MontlhéryRochefort au sud et des Montmorency-Marly au nord-est. La position géographique du domaine des Montfort par rapport au comté de Meulan explique peut-être la fidélité des Neauphle. La seigneurie de Maule était tenue par des châtelains bienfaiteurs de Saint-Evroul qui repoussèrent aussi les hommes de Guillaume le Roux. Le premier seigneur de Maule connu est Ansoud (III) Le Riche, fils de Guérin et frère de Milon, cité en 1046-104 7 parmi les optimates palatii regis104 • Pierre, « à la fois avide et prodigue », est le fils d'Ansoud Le Riche de Paris. Il épousa Guindesmoth, issue d'une noble famille «du pays de Troyes »105 . Le seigneur de Maule« montra plus de zèle pour les banquets que pour la guerre», mais il multiplia les donations pieuses. Il abandonna «dans le village qu'on appelle Maule, deux églises ( ... ),une terre d'une charrue, quatre hôtes, une terre pour être habitée par des moines, une pommeraie, un cens de trois demi-arpents ( ... ), au couvent de Saint-Evroul ». Il s'agit d'un ensemble important qui témoigne de la prospérité de la maison. Pierre Ier de Maule meurt en 1101 106 . Son fils aîné, Ansoud (IV) 107 , est présenté par Orderic Vital comme un chevalier modèle.« Il pouvait même servir d'exemple aux personnes régulières par les modestes soins de son économie ». Ansoud épousa Odeline, fille de Raoul Mauvoisin. Ses soeurs Hersende, Hubeline et Eremburge épousèrent respectivement Hugues de Voisins-le-Bretonneux, Gautier de Poissy et Baudri de Dreux. En 1106, «trois semaines après l'apparition de la comète, Ansoud de Maule, piqué de l'aiguillon de la crainte de Dieu », publia une charte de confirmation au profit de Saint-Evroul et établit son fils aîné, Pierre II, héritier de tous ses biens. Cette disposition concerne tous les compagnons du seigneur de Maule : « Jbi nempe affuerunt Guillelmus Ansoldi frater, et Roberto nepos ejus, Guiboldus miles filius Radul:fi Malivicini108 , et Hugo de Marolio109 , Odo Paganus filius Hugonis, et Gislebertus filius Haimonis, Odo filius Gualonis, et filii ejus Petrus et Arnuifus, Fulco filius Fulcherii, et duo nepotes ejus Josfredus et Odo, Grimoldus Almani filius, et Gualterius Fulconis filius ». Ces hommes sont les parents et les fidèles de Pierre 11 110 • Ils forment un groupe relativement large qui dépend directement du seigneur de Maule. Le successeur d'Ansoud, Pierre II, «s'éloigna des traces paternelles dans plusieurs de ses entreprises». Orderic Vital brosse le portrait d'un homme colérique, menteur et dépensier qui « prit une femme d'une haute noblesse nommée Ade, nièce de Bouchard de Montmorency et fille du comte de Guines». Cette alliance renforce la position des seigneurs de Maule qui sont
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R.H.F, t. 11, p. 582; LONGNON, "Recherches sur une famille noble dite de Paris'" p. 139. Orderic Vital, Historia ecclesiastica, t. 3, pp. 193-199. Sauf contre-indication, les citations suivantes sont extraites de ce document. 106 Cartulaire de l'abbaye de Saint-Martin de Pontoise, p. 271. 107 Le système de numérotation adopté par Joseph Depoin permet de distinguer tous les personnages qui portent le même nom dans un lignage. Dans le cas de la maison de Maule, la filiation entre les Ansoud n'est pas assurée. L'attribution du numéro IV à Ansoud, fils de Pierre et de Guindesmoth, est contestable. 108 Il s'agit sans doute de Raoul II, frère d'Odeline. 109 Mareil-le-Guyon. 110 L'un des enfants d'Eudes fils de Galon porte le même nom que le seigneur de Maule. Cette identification anthroponymique est sans doute un acte politique. Nous retrouvons une partie importante du groupe lorsque Eremburge, soeur d'Ansoud de Maule, fait une donation en faveur de Saint-Evroul au moment de sa conversion. 105
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désormais bien intégrés dans le parti« français ».Pierre est un contre-modèle. C'est sans doute à son intention qu'Orderic Vital compose le panégyrique d'Ansoud. Lorsque Pierre II s'empare d'une vigne donnée à Saint-Evroul par Jean de SaintDenis, il attise la colère des moines. « Peu de temps après, ayant été, par la main de Dieu, frappé d'une infirmité, il rendit à sainte Marie, en se confessant, ce bien libre de toute redevance». En 1119, il participe à la bataille de Brémule aux côtés de Louis Vlm. Sa fidélité est mal récompensée ou, du moins, ne pèse pas lourd face aux plaintes des moines de Saint-Evroul. Le nouveau seigneur de Maule se montra sans doute beaucoup moins docile que son père car après 1118, le prieuré de Maule «se débilite ». Les religieux obtiennent le soutien du Capétien. Vers 1120-1125, Louis le Gros « vint à Maule, et irrité contre Pierre à cause des fautes commises par une jeunesse insolente, fit abattre sa maison et un rempart en pierre, dont le prudent Ansoud [père de Pierre] avait entouré sa demeure »112 . Au début du XIIe siècle, la résidence de Maule était donc protégée par une enceinte en dur. Ce type de fortification semble suffisamment rare pour attirer l'attention d'Orderic Vital. Sa fonction principale est d'isoler la« maison» du seigneur. Cette« domus »était-elle une simple « maison-hall » semblable à celle de Mirville 113 ou un ensemble de bâtiments organisés autour d'un donjon ? La présence d'une enceinte de pierres et les nombreuses chartes publiées par le lignage en faveur de Saint-Evroul montrent que les Maule occupent un rang relativement élevé dans la hiérarchie seigneuriale de la fin du XIe siècle. Ils versent chaque année un cens recognitif de dix sous ( « quinque solidos in festo sancti Germani et quinque in Jesto sancti Remigi,i »114) à Saint-Germain-des-Prés, mais, s'il s'agit d'un droit lié à l'inféodation du lieu par l'abbaye, la somme est sans doute aussi faible que le souvenir du chasement. L'intervention de Louis le Gros ne provoque pas la destitution du lignage. La seigneurie passe à Pierre III, puis à Pierre IV, juge de la cour du roi en 1223 115 • C'est sans doute le même personnage qui est seigneur de Maule lorsque les vassaux du comte de Meulan passent sous le contrôle direct de Philippe Auguste en 1204116 • Au sud d'Epernon, la place de Gallardon contrôle l'accès au pays chartrain. Vers 1020, elle fait l'objet d'un conflit entre Fulbert, évêque de Chartres, et Geoffroi III, vicomte de Châteaudun 117 • Fulbert adresse deux lettres au roi Robert pour obtenir son soutien contre l' « oppression » du vicomte 118 . Selon lui, Geoffroi a reconstruit
m Orderic Vital, Historia ecclesiastica, t. 6, p. 236. " Deinde tempore Petri junioris Ludovicus rex Manliam venit, et in eumdem Petrum pro quibusdam reatibus insolentis juventae iratus, lapideam munitionem, qua prudens Ansoldus domum suam cinxerat, cum ipsa domo dejecit ».La fourchette chronologique est établie par LU CHAIRE, Louis VI le Gros, n° 366. Pour Cartulaire de l'abbaye de Saint-Martin de Pontoise, p. 271, n. 126, l'expédition eut lieu "quelques temps après [1124] ». 113 LE MAHO, La motte seigneuriale de Mirville. Synthèse dans NEVEUX, La Normandie des ducs aux rois, pp. 401-403: "Au XIe siècle, on établit d'abord un enclos entouré par une palissade. Vers la fin du siècle, est construit un grand bâtiment de bois ( ... ).Mesurant environ 15 mètres sur 5, il est orienté est-ouest. ( ... ) Ce bâtiment constituait le principal élément résidentiel. Il était entouré d'autres bâtiments de service, dont la destination précise est plus difficile à déterminer. En tout cas, l'ensemble fut protégé à la fin du XIe siècle par une fortification de terre. Puis, au début du XIIe siècle, toutes les constructions, y compris la grande maison, furent recouvertes de terre lorsqu'une motte fut installée sur le site ». 114 Recueil des chartes de l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés, n° 222, pp. 308-313. 115 DOUET-D'ARCQ, Recherches historiques et critiques sur les anciens comtes de Beaumont-sur-Oise, p. 103. 6 " R.H.F.D.F.A., t. 7, vol. l, pp. 300-301. 117 CHEDEVILLE, Chartres et ses campagnes, pp. 260 et 272. 118 Fulbert de Chartres, Lettres, n° 26 et 27, pp. 457-458. 112
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LES SEIGNEURS-CHÂTELAINS
- c'est-à-dire occupé - illégalement le « castellum de Galardone, quod olim destruxistis » 119 • Le vicomte, qui tient aussi un « catellum apud Islera », fait désormais peser une double menace sur l'église de Chartres: la cité épiscopale, nouvel Israël, est menacée par un ennemi venu d'Orient et d'Occident120 • L'évêque ne conteste pas l'existence d'un château à Gallardon, mais les droits de Geoffroi sur cette forteresse. Il obtient d'ailleurs gain de cause. Le vicomte, sans doute désavoué par le roi, semble perdre la garde du château car, vers 1025-1027, la forteresse est occupée par Aubert III Le Riche, fils de Ribaud 121 . Les lettres de Fulbert de Chartres montrent donc trois choses : il y avait un « castellum » à Gallardon au début du XIe siècle ; cette place forte était déjà le siège d'une châtellenie ; la zone frontière qui borde la forêt d'Yveline est un espace convoité par les grands. Pour André Chédeville, «Robert le Pieux n'eut guère de mal à chasser [Geoffroi] de cette dernière place qu'il confia à Albert Le Riche » 122 • L' « affaire » de Gallardon peut-elle être interprétée comme une victoire de l'Eglise et du roi contre les empiètements de l'aristocratie laïque ? Certes, le changement de seigneur favorise le Capétien car le nouveau châtelain est l'un de ses fidèles. Cependant, les circonstances de la « destitution » du vicomte de Châteaudun sont mal connues. Geoffroi a-t-il été simplement délogé en application d'un droit régalien par ailleurs rarement appliqué ? A-t-il conclu un arrangement avec l'évêque de Chartres pour transmettre l'honneur de Gallardon à sa fille et, par extension, au lignage de son époux123 ? Quoiqu'il en soit, la famille d'Aubert Le Riche conserve le château pendant toute notre période. Elle renforce son autorité en fondant et en enrichissant l'église du lieu124 • Elle élève aussi l' « Epaule » de Gallardon, imposante tour cylindrique de trois étages haute de 38 mètres aujourd'hui réduite à l'état de moignon. Elle était protégée par« une chemise quadrangulaire flanquée de tourelles » 125 • L'ensemble, qui se rapproche du modèle architectural développé à la fin du XIe siècle et dans le courant du XIIe siècle 126 , fut sans doute édifié à la place de l'ancien « castellum » de Geoffroi de
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Ibidem, n° 26, p. 457.
° Fulbert de Chartres utilise Jérémie pour discréditer l'action de Geoffroi : "Ac tune quidem scripsimus
vobis de malis qae irrogat Ecclesiae nostrae Gaufridus vicecomes, qui nec Deum nec Excellentiam vestram se revereri satis superque indicat, cum et castellum de Gallardone a vobis olim dirutum restituit : de quo dicere possumus : Ecce ab oriente panditur malum Ecclesiae nostrae; et rursus alterum aedificare praesumpsit apud lsleras intra villas Sanctae Mariae, de quo et revera dici potest : En ab occidente malum ,, (Fulbert de Chartres, Lettres, p. 457). 121 Catalogue des actes de Robert Il, n° 72, p. 90; BAUDUIN, La première Normandie, p. 188. 122 CHEDEVILLE, Chartres et ses campagnes, p. 260. 123 En 1052-1053, " Herveus de Galerdone,, figure dans une charte publiée par Henri Ier en faveur de Saint-Thomas d'Epernon (" Cartulaires de Saint-Thomas d'Epernon et de Notre-Dame de Maintenon "• n° 1, pp. 1-7). Les éditeurs pensent qu'il s'agit du" fils d'Albert ou Herbert, seigneur de Gallardon au milieu du onzième siècle, et de Rotrude, que l'on a tout lieu de croire fille de Geoffroi, vicomte de Châteaudun, qui construisit le château de Gallardon vers 1020 "· Malheureusement, ils n'apportent aucune preuve. D'autre part, vers 1200, Adèle de Châteaudun, fille de Geoffroi V (+ 1218) épouse Hervé de Gallardon, lui-même descendant d'Aubert III. Même si le mariage intervient deux siècles après la "destitution" de Geoffroi III, il n'accrédite pas l'hypothèse d'une alliance entre Aubert III Le Riche et une fille du vicomte de Châteaudun. 124 Cartulaire de l'abbaye de Saint-Martin de Pontoise, pp. 469-470, n. 913. 125 CHATELAIN, Châteaux forts, p. 89. Au XIIe siècle, l'abbaye Saint-Florentin de Bonneval, restaurée au milieu du Xe siècle par le comte Eudes Ier de Blois, possédait les prieurés de Gallardon et d'Auneau (HIGOUNET, Défrichements et villeneuves du Bassin parisien, p. 318). 126 A dix kilomètres au sud-est de Gallardon se dresse une autre tour cylindrique : le donjon d'Auneau (CHATELAIN, Châteaux forts, pp. 90-92). De dimensions plus modestes (012 m), ce bâtiment, qui était tenu par une branche cadette du lignage de Gallardon, fut peut-être" élevé peu avant 1100 par Hugues
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PREMIÈRE PARTIE
Châteaudun. La possession de cette place forte confère un statut social élevé. Le « seigneur du château de Gallardon » 127 a les moyens de bâtir un donjon plus gros que celui de Châteaudun et d'entretenir des chevaliers de château 128 • Géographiquement et socialement, son lignage avoisine - sans toutefois l'égaler-, celui des Montlhéry-Rochefort. Avec les Montfort, les Montlhéry dominent la hiérarchie seigneuriale entre Seine et Eure. La réussite de la famille au XIe siècle est spectaculaire. Le 29 mai 1067 à Paris, Philippe Ier confirme publiquement les possessions de la collégiale de Saint-Martin-des-Champs restaurée par son père en 1060. La liste des témoins est impressionnante. Elle rassemble les chefs des principaux lignages d'Ile-deFrance. Entre les comtes et les grands officiers du roi, nous trouvons, dans l'ordre, « Guido de Monte Letheri; Simon de Monte Forti; Thetbaldus de Monmoriaco » 129 . Le premier est Gui, fils de Milon seigneur de Montlhéry130 • Un « Milo de Monteleutherio » est témoin d'une charte publiée en 1042 par les comtes de Champagne en faveur de la cathédrale d'Amiens 131 • Il apparaît aussi vers 1031-1043 dans un document de Saint-Maur-des-Fossés en qualité de seigneur d'Eudes de « Bracello » (Brateau ?) possessionné à Saint-Vrain 132 • C'est bien peu pour un lignage qui figure aux côtés des Montfort et des Montmorency deux décennies plus tard. Gui de Montlhéry serait-il un nouveau venu issu d'une famille modeste ? Sa progression dans la hiérarchie seigneuriale aurait été prodigieuse. En fait, nous pensons que Milon de Montlhéry apparaît dans d'autres documents, mais avec un surnom différent133 • En
de Gallardon,, (CHEDEVILLE, Chartres et ses campagnes, p. 279). Pour DION," Lettre à M. de Chaumont•>, pp. 685-704, la tour de Gallardon fut érigée au XIe siècle. Toutefois, la méthode de datation adoptée par l'auteur est, pour le moins, contestable : la quasi totalité des forteresses féodales auraient été établies dans les "moments d'anarchie'" c'est-à-dire, principalement, au XIe siècle, lorsque le Capétien était incapable de faire respecter le droit régalien. 127 " Hugo, dominus castri Gallardonis,, donne la moitié de la terre de Mittainville à Coulombs (&cueil des actes de Louis VI, t. 2, n° 405, pp. 340-344). 128 Paris, B.n.F., Ms lat. 17139, fol. 61: "Dominicum quoque sepulcrum]erosolimis petiturus, ipso die castella mea et filiam meam commendavi meis fidelibus, Garino quoque Jratre meo et uxore mea Agnete atque unica mea Mathildi audientibus "· 129 " Balduinus cames junior. Huguo, cames Mellendis. Willelmus, cames Suessionensis. Rainaldus, cames Curbuliensis. Ursio, vicecomes Melidunensis. Guido de Monte Letheri. Simon de Monte Forti. Thetbaldus de Monmoriaco. Radulfus siniscaltus. Walerannus camerius. Baldricus constabularius. Engenulfus buticularius. Adam pincerna. Guido marescalcus. Drogo pincera. Engelrannus, pedagogus regis. Petrus cancellarius. Eustachius capellanus. Gaufridus subcapellanus. Amalricus de Castello Forti. Fredericus de Curbuilo. Stephanus, prepositus Parisiensis. Malbertus, prepositus Aurelianensis. Walterus, prepositus Pissiacensis. Willelmus de Gomethiaco. Hugo de Novo Castello. Mainerus de Sparrone. Herveus de Marleio. Warin us de Isla. Wamerus de Parisius. Frotmundus, frater ejus,, (Paris, Arch. nat., LL 1373, fol. 9). Sur la place occupée par Gui de Montlhéry dans les actes de Philippe Ier, voir MOUTIE," Chevreuse'" t. 3, pp. 15-16. 130 BOURNAZEL, Le gouvernement capétien au XIIe siècle, pp. 32-33. L'auteur utilise les travaux de DEPOIN, Les vicomtes de Corbeil et les chevaliers d'Etampes; Cartulaire de l'abbaye de Saint-Martin de Pontoise, p. 487) pour démontrer que Gui de Montlhéry n'est pas le fils de Thibaut File-Etoupe (MOUTIE, "Chevreuse'" t. 3, pp. 3 et suiv.). 131 ARBOIS DE JUBAINVILLE, Histoire des ducs et des comtes de Champagne, t. 1, p. 482. 132 LEBEUF, Histoire, t. 4, p. 197 ; BOURNAZEL, Le gouvernement capétien au XIIe siècle, p. 32, d'après DEPOIN, Les vicomtes de Corbeil et les chevaliers d'Etampes, n° 3, p. 43. 133 Au milieu du XIe siècle, plusieurs surnoms peuvent être utilisés pour désigner un même personnage, surtout lorsqu'il s'agit d'un seigneur qui tient plusieurs châteaux importants. Amauri, héritier de Guillaume de Hainaut, est appelé " de Montfort ,, ou " d'Epernon ,, (RHEIN (André), La seigneurie de Montfort-en-Iveline, p. 30). DEPOIN," Les Comtes de Beaumont-sur-Oise •>,p. 13, partage notre opinion: " Il est appelé Milon de Chevreuse ; mais, un peu plus tard, il prit le nom de Milon de Montlhéry».
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1025, Fulbert de Chartres écrit une lettre au roi Robert pour lui faire part des derniers développements de l'affaire de la succession del' empereur Henri 111 34 . Après avoir tenté de convaincre le Capétien d'accepter la couronne d'Italie, les négociateurs romains se rapprochent de Guillaume V d'Aquitaine puis d'Eudes II de Blois. L'évêque de Chartres prévient le roi que le comte de Blois lui envoie Milon de Chevreuse « qui tibi referat verba Romanorum ». Si, comme nous le croyons, ce Milon est le même que le Milon de Montlhéry mentionné en 1043, c'est un familier d'Eudes II et de ses fils. Il apparaît aussi dans l'entourage du Capétien. Comme Gui de Montlhéry, il figure aux côtés des seigneurs de Montmorency et de Montfort dans une charte publiée à Poissy en 1029 par Robert le Pieux en faveur de NotreDame de Chartres 135 . Pour Joseph Depoin, Milon, issu d'un prévôt de Thibaut le Tricheur chargé de l'administration du domaine de Bourgueil, doit sa fortune à son mariage 136 • Il aurait épousé la fille de Thibaut File-Etoupe - ou Fil-Estoup forestier de Robert le Pieux et constructeur du château de Montlhéry. L'utilisation de deux surnoms différents montre qu'il tenait au moins deux forteresses : Montlhéry et Chevreuse. Comme Montfort et Epernon pour les héritiers de Guillaume de Hainaut, ces deux castra structurent le domaine des Montlhéry. La place de Châteaufort faisait-elle aussi partie de l'héritage de Milon Ier? Vers 1070, Amauri de Châteaufort établit un prieuré de l'abbaye de Bourgueil dans cette localité 137 • Il obtient l'accord del' évêque de Paris Geoffroi et de deux laïcs, Hugues et Gui. Le dernier personnage est sans doute le fils de Milon Ier. Il aurait obtenu l'honneur de Châteaufort en épousant Hodierne, soeur d'Amauri de Châteaufort et d'Hugues, « fille d'un père commun qui aurait été à la fois seigneur de Châteaufort, de Gometz et autres lieux que nous verrons dans la suite possédés par la descendance de notre seigneur de Montlhéry »138 • Cette hypothèse est bien pratique. Elle permet, en effet, de déterminer l'origine des« autres lieux» qui composent le patrimoine des Montlhéry. Toutefois, elle nous paraît douteuse. Comme le signale lui-même Auguste Moutié, Guillaume de Gometz, époux d'une certaine «Albérède » et sans doute frère d'Hodierne, eut un fils nommé lui aussi Guillaume 139 • Ce dernier, majeur en 1081, est placé jusqu'à cette date sous la tutelle d'Hervé de Montmorency140 . Guillaume père et fils étaient apparentés à Geoffroi de Gometz, cité dans une charte de Marmoutier en 1064141 • Ce Geoffroi associe à la donation son épouse Ermengarde, ses fils Simon, Amauri et Geoffroi, son frère Ursion et « ses seigneurs de Chevreuse » Milon et Gui. La maison de Gometz comptait donc 134
Fulbert de Chartres, Lettres, n° 62, p. 474. RH.F, t. 10, p. 325. 136 DEPOIN, "Les Comtes de Beaumont-sur-Oise"• p. 13. L'auteur explique que la maison de Chevreuse-Montlhéry descend "à n'en pas douter,, de Gui, prévôt de Thibaut le Tricheur" car ses plus anciens auteurs donnèrent précisément à l'abbaye de Bourgueil les églises de Chevreuse, et leurs prénoms héréditaires sont ceux de Gui et de Milon "·Cette filiation nous semble incertaine. Si le domaine de Thibaut File-Etoupe était considérable, l'époux de sa fille devait appartenir à la haute aristocratie. Est-ce le cas du prévôt de Thibaut le Tricheur ? 137 Recueil des actes de Philippe Ier, n° 42 et 66, pp. 118-119 et 172-173. 138 MOUTIE, " Chevreuse "• t. 3, p. 20. 139 Ibidem, p. 12, n. 2 et pp. 24-26. 140 L'usage veut qu'un jeune aristocrate soit nourri par son oncle maternel jusqu'à sa majorité. Hervé de Montmorency est peut-être l'oncle maternel de Guillaume de Gometz." Albérède,, serait ainsi une fille de Bouchard II de Montmorency. 141 Ibidem, t. 3, p. 89. Pour l'auteur, Geoffroi de Gometz appartient" à une branche collatérale de celle de Guillaume,, (p. 26). 135
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de nombreux représentants mâles dans la seconde moitié du XIe siècle. Pourquoi Hodierne aurait-elle obtenu la seigneurie de Châteaufort aux dépens de son frère ou d'une branche collatérale ? Cette décomposition du patrimoine familial nous semble incohérente. Gui de Montlhéry tenait sans doute l'honneur du lieu de son père. Elevés à la lisière nord de la forêt d'Yveline, ses châteaux lui assurent une puissance politique considérable, renforcée par l'installation d'importants établissements religieux. Le fait qu'il soit qualifié de« noster miles» par l'évêque de Paris semble indiquer que le seigneur de Montlhéry est vassal de Notre-Dame 142 . Cette dépendance ne ternit toutefois pas le prestige du lignage. Gui est un grand. Il loge dans ses castra, nourrit ses chevaliers et entretient des moines qui prient pour le salut de son âme. Nous ne connaissons pas la physionomie de la demeure élevée à Montlhéry par Thibaut File-Etoupe. Les premières indications précises apparaissent au début du XIIe siècle, au moment où la place entre dans le domaine royal. Il y avait aussi un castrum à Châteaufort au début du XIIe siècle, mais son état antérieur reste inconnu. Nous présenterons ces forteresses dans le développement consacré aux résidences des Capétiens. La résidence seigneuriale de Chevreuse est heureusement beaucoup mieux connue 143 • Même s'il a été plusieurs fois remanié entre le XIIe et le XXe siècle, le château de La Madeleine est l'un des plus beau reliquat du paysage castral francilien. L'élément le plus spectaculaire est un énorme donjon rectangulaire « de proportions voisines du plus célèbre, celui de Loches (25,33 x 13,40 mètres) »144 • Cette comparaison donne une idée de la richesse du lignage au XIe siècle. La tour est « à la fois un vaste logis et un formidable outil défensif »145 • Située à la pointe sud d'une plate-forme elle-même protégée par une enceinte - palissade de bois élevée sur un talus de terre -, elle surplombe la vallée de l'Yvette. Suger nomme d'ailleurs cet espace «la vallée du château appelé Chevreuse », sans doute parce qu'il s'agit de la principale place forte de la région. Le seigneur-châtelain fait partie des « rapaces » qui détiennent une taille sur le domaine de Saint-Denis 146 . Il ne se contente pas d' « opprimer » les villages, il prélève aussi des droits sur la forêt d'Yveline. Alors qu'il recherche des poutres pour son abbatiale, Suger interroge «les sergents qui gardaient nos forêts». Leur réaction est édifiante : «Ils se mirent à sourire et, s'ils avaient osé, ils auraient éclaté de rire (sic), s'étonnant de ce que nous ignorions que dans toute cette terre il n'y avait rien de tel à trouver, surtout depuis que le châtelain de Chevreuse, Milon, notre homme tenant de nous, avec un autre fief, la moitié de la forêt et qui avait longtemps soutenu des guerres avec le roi et avec Arnauri de Montfort, n'avait rien laissé intact ou en bon état, ayant lui-même construit des donjons et des ouvrages défensifs »147 • Le coupable est sans doute Milon Ier le Grand mort en 1102, ou son fils, Milon II de Bray, seigneur de Chevreuse depuis la mort de son frère Gui II Troussel en 1109 car Arnauri II de
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Cartulaire du prieuré de Notre-Dame de Longpont, n° 51, pp. 97-99. En 1172, Gui de Chevreuse reconnaît tenir l'avouerie de la terre de Cheyreuse en fief, non de l'évêque de Paris, mais de Saint-Denis (Paris, Arch. nat., K 25, n° 5). 1" Synthèse des travaux récents dans CHATELAIN, Châteaux forts, pp. 58-63 ; Le château fort de Chevreuse; L7le-de-France médiévale, t. 2, pp. 137-142. 144 CHATELAIN, Châteaux forts et féodalité en Ile-de-France, p. 59. 145 Le château Jort de Chevreuse, p. 4. 146 Suger, Oeuvres, t. 1, p. 72. 147 Ibidem, p. 20.
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Montfort meurt en 1089 et Amauri III en 1137 148 • Doit-on déduire de cet épisode que le donjon de Chevreuse fut élevé par un Milon à la fin du XIe siècle ou au début du XIIe ? Les archéologues placent en fait la construction de la forteresse entre 1050 et 1075 149 . La disposition des bâtiments castraux plaide en faveur de cette hypothèse. A proximité immédiate du donjon, les fouilles ont révélé la présence de deux autres constructions importantes : un vaste bâtiment à un étage identifié comme une aula, et une chapelle longue de 25 mètres placée sous le vocable de Marie-Madeleine. Les édifices annexes qui abritent les domestiques et les prélèvements seigneuriaux sont rassemblés dans la partie septentrionale du castrum qui devint ensuite la basse-cour. Ici aussi nous retrouvons « une impression d'entassement dans un espace restreint et clos »150 • Dans la partie sud du château, les bâtiments en dur occupent près du tiers del' espace. A cela, il faut ajouter des structures mobiles comme l'escalier extérieur qui permettait d'accéder au premier étage du donjon. Le seigneur vit au milieu de ses hommes. Ils partagent les grands repas collectifs qui rythment la «vie de château» et distinguent l'aristocrate du vilain, vident ensemble les nombreux pots de terre cuite à usage culinaire exhumés par les archéologues 151 , se réchauffent mutuellement dans la tour qui fait office de camera. Nous retrouvons donc les trois éléments qui définissent une demeure seigneuriale au XIe siècle. Même si la présence d'un donjon de pierres et l'éclatement spatial de la« chambre », de la« chapelle » et de la« salle » sont des nouveautés, l'ensemble est organisé sur un modèle classique. Le château de La Madeleine subit ensuite plusieurs campagnes de modernisation 152 . Reconstruite vers 1120, l'aula perd progressivement son importance et disparaît complètement à la fin du XVe siècle. A la fin du XIIe siècle, une enceinte de pierre flanquée de tourelles est édifiée autour de la pointe méridionale de la plate-forme. La chapelle et la basse-cour sont séparées du bastion par un fossé. Le donjon est intégré à la muraille et il défend désormais l'accès au châtelet d'entrée, à la manière des nouvelles forteresses édifiées à la même époque. Cette «remise à niveau» permanente démontre l'importance de Chevreuse dans l'organisation politique de l'Ile-de-France méridionale. Le seigneur du lieu est le maître d'un groupe aristocratique hiérarchisé. Parmi les vassaux, le châtelain de Maurepas occupe une position intermédiaire, à la fois socialement - entre les Montlhéry-Chevreuse et les simples milites - et géographiquement- entre les terres de Montlhéry-Chevreuse et celles de Montfort. Au XIIIe siècle, le seigneur de Maurepas dépend du seigneur de Chevreuse et de l'évêque de Paris 153 . Le premier représentant connu de ce lignage est Milon de Maurepas, cité en 1108 dans une charte en faveur de Coulombs 154 . La donation est approuvée par ses fils, Gui et Milon. Un« Milo de Malerepast »apparaît aussi dans l'entourage de Louis VI : il est mentionné comme témoin dans un diplôme en faveur de Saint118 Même s'ils sont contemporains, il est fort peu probable que les personnages cités par Suger soient Milon de Montlhéry, père de Gui Ier, etAmauri Ier de Montfort. Le Mémoire fut dicté à Saint-Denis" l'an vingt-troisième de notre administration ,, (Prologue), c'est à dire entre mars 1144 et mars 1145, soit près d'un siècle après la mort de ces deux seigneurs. 149 CHATELAIN, Châteaux forts, p. 60; L'Ile-de-France médiévale, t. 2, p. 137. 150 DEBORD, Aristocratie et pouvoir, p. 149. 151 L'Ile-de-France médiévale, t. 2, p. 141. 152 Ibidem, pp. 139-141. 153 Cartulaire de l'église de Notre-Dame de Paris, t. 3, p. 187. 154 Paris, B.n.F., coll. Baluze, n° 38, fol. 25.
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Germain-en-Laye, prieuré de cette même abbaye de Coulombs 155 . Il s'agit sans doute du Milon de 1108 ou de son fils. Dans les deux cas, le lignage, pourtant attaché au seigneur de Chevreuse comme le montre le choix des noms, a survécu politiquement à la disgrâce des Montlhéry-Chevreus e et au partage de leur domaine. Dans la seconde moitié du XIIe siècle, les héritiers de Milon de Maurepas tiennent la châtellenie de Maurepas 156 . La demeure seigneuriale du lieu est structurée autour d'une tour cylindrique « d'un modèle très comparable à ce que furent les donjons de Châteaufort et Magny-les-Hameaux » 157 • Dressée au sommet d'une motte artificielle, elle comportait trois étages et une cheminée. Son plan et ses aménagements semblent dater du XIIe siècle 158 • Si la tour de bois de Châteaufort fut remplacée après 1118 par un bâtiment de pierres, nous pouvons supposer que le donjon de Maurepas, qui lui ressemble beaucoup, fut édifié à la même époque, peut-être en remplacement d'une fortification plus ancienne. Même s'il est un vassal important des Montlhéry-Chevreus e, Milon de Maurepas n'a probablement ni les capacités, ni la volonté de bâtir une résidence avant-gardiste, à la fois cylindrique, maçonnée et chauffée par une cheminée. Le cas de Maurepas montre que le maître de la vallée de l'Yvette entretient, directement ou indirectement, un réseau castral qui borne symboliquement son domaine. La possession de Montlhéry, de Chevreuse et, peut-être, de Châteaufort ouvre les portes de la haute aristocratie. Les enfants de Gui Ier et d'Hodierne font de très beaux mariages. Melisende, Isabelle, Hodierne et Alice épousent respectivement Hugues 1er comte de Rethel,Joscelin Ier seigneur de Courtenay, Gautier II seigneur de Saint-Valéry et Hugues Ier Blavons seigneur du Puiset159 . Le rayonnement du lignage dépasse largement les pays autour de Paris. Les alliances des garçons semblent un peu moins prestigieuses mais elle renforcent considérable le patrimoine des Montlhéry. L'aîné, Milon le Grand, seigneur de Montlhéry et de Chevreuse, épouse vers 1070 Lithuise, vicomtesse de Troyes « qui lui apporta peut-être aussi la seigneurie de Bray-sur-Seine » 160 • Cette hypothèse est étayée par la succession de Milon : son fils aîné, Gui II Troussel, obtient le noyau francilien (seigneuries de Montlhéry et Chevreuse), et Milon II les terres champenoises (vicomté de Troyes et seigneurie de Bray). Le frère de Milon le Grand, Gui le Rouge, tient« Rochefort, Châteaufort et d'autres châteaux tout proches » 161 . Si l'honneur de Châteaufort appartenait déjà à Milon de Montlhéry, il est réservé au cadet, comme Houdan chez les Montfort. La fortune de Gui le Rouge vient, pour l'essentiel, de son union avec Adélaïde de Crécy, veuve du comte Bouchard II de Corbeil1 62 . Avec la dignité comtale, la dame lui apporte les seigneuries de Crécy et de Gournay. Pour marquer son
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Recueil des actes de Louis VI, t. 1, n° 198, pp. 415-417. Cartulaire de l'abbaye de Notre-Dame des Vaux-de-Cernay, n° 130, pp. 148-149: Charte de Guillaume de Maurepas ( 1205) qui fait des donations " in tata terra et castellania mea de Malrepast,,. 157 CHATELAIN, Châteaux forts, p. 53. 158 Les rédacteurs du catalogue de l'exposition Histoire et patrimoine des Yvelines, p. 19), qui reprennent 156
les travaux de DION," Lettre à M. de Chaumont'" pp. 685-704, indiquent que le donjon de Maurepas " a été construit à la fin du XIe siècle ou au début du XIIe siècle par les seigneurs de Maurepas, vassaux des seigneurs de Chevreuse '" Cette chronologie nous semble incompatible avec la physionomie des ruines de Maurepas. 159 RILEY-SMITH, The First Crusaders, p. 248. 160 MOUTIE, " Chevreuse '" t. 3, p. 27. 161 Suger, Vie de Louis VI, p. 38. rn 2 Ibidem, p. 150.
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autorité nouvelle, Gui le Rouge fonde avec son épouse le prieuré de Notre-Dame et Saint:Jean-l'Evangéliste, dépendance de Saint-Martin-des-Champs, « supra Maternam fluvium juxta Gomaium castrum sitam »163 . Cette demeure, décrite par Suger, est prise par le Capétien en 1107. Parmi les « autres châteaux tout proches» figure probablement la résidence de Gometz. Le fils de Gui le Rouge, Hugues de Crécy, vient s'y réfugier en 1118 après l'assassinat de Milon II de Bray. Nous pouvons supposer que le sénéchal Gui tenait ce bien - au moins en partie 164 - de sa mère, Hodierne, soeur de Guillaume de Gometz. Le trésor découvert dans cette localité au XIXe siècle montre que le site était occupé dès le XIe siècle 165 • Comme à Neauphle, le dédoublement de la localité entre Gometz-la-Ville et Gometz-le-Châtel témoigne de l'ancienneté de la création de la châtellenie. Malheureusement, la demeure seigneuriale a été entièrement détruite. « Guido, cames de Roca forti » 166 est aussi le plus ancien seigneur connu de Rochefort. Comment obtint-il l'honneur du lieu ? Auguste Moutié propose deux hypothèses : soit la place de Rochefort était tenue par les ancêtres de Gui le Rouge 167 , soit elle fut apportée par une hypothétique première épouse 168 . Si, comme nous le pensons, Gui est comte à titre personnel, l'existence d'un comté de Rochefort au coeur de la forêt d'Yveline est douteuse 169 . Thibaut File-Etoupe, Milon ou Gui de Montlhéry auraient certainement utilisé ce titre comtal. D'autre part, Adélaïde de Crécy est la seule épouse connue de Gui le Rouge. Nous pensons que Rochefort fut donné à Gui par son père parce que, malgré sa position stratégique 170 , la localité occupait une place secondaire dans le patrimoine du lignage. Gui le Rouge y édifia une demeure fortifiée grâces aux revenus apportés par Adélaïde. Le plan irrégulier du château de Rochefort est exceptionnel. De type « assez primitif>>, il est établi sur une « butte orientée nord163
Recueil des actes de Louis VI, t. 1, n° 191, pp. 399-403. La charte date de mars 1122, mais il s'agit d'une confirmation donnée par Louis VI qui mentionne" Guido Rubens et uxor ejus Adelayda,, (p. 401, 1. 15). 164 Le fait que Gometz serve de refuge à Hugues de Crécy ne signifie pas nécessairement que le château appartenait entièrement aux Rochefort. Hugues vint peut-ètre y chercher le soutien des descendants de son grand-oncle, Guillaume de Gometz. Comme pour Châteaufort, nous ne pensons pas que le père d'Hodierne ait voulu privé ses héritiers mâles de la seigneurie de Gometz au profit de sa fille et, par extension, du lignage des Montlhéry-Chevreuse. 165 Un vase de terre contenait deux bagues en argent, une boucle de chape en argent et des deniers frappés dans la seconde moitié du XIe siècle (Histoire et patrimoine des Yvelines, p. 21). 166 Recueil des actes de Louis V1, t. 1, n° 13, pp. 21-23. Le même personnage apparaît avec le titre de" seigneur de Rochefort,, dans le Cartulaire du prieuré de Notre-Dame de Longpont, n° 258, pp. 216-217. 167 MOUTIE," Chevreuse"• t. 3, p. 61 : "Nul doute que ce comté [de Rochefort], distrait du domaine royal à une époque qu'il nous est impossible de préciser, n'ait été concédé par les rois à quelque grand officier de leur maison, peut-être à Thibaut File-Etoupe lui-même, comme forestier du roi Robert, ou a tout autre des auteurs dont Gui le Rouge pouvait le tenir"· 168 Ibidem, p. 71 : " Si Gui le Rouge eut réellement deux femmes, la première, que rien n'autorise à nommer Adelise, aurait été celle qui lui apporta la seigneurie de Rochefort, dont il prenait le titre dès 1065, trente ans avant la mort de son père"· 169 Cf supra, partie II, Les grands officiers de Louis VI. La présence d'un " Simon de Rochefort, comte ,, dans un acte de 1140 contredit partiellement cette affirmation ( Cartulaire du prieuré de Notre-Dame de Longpont, n° 11et12, pp. 72-73). Si, comme le pense l'éditeur, il s'agit du fils de Gui II de Rochefort, le titre comtal semble être attaché, au milieu du XIIe siècle, à la possession du château de Rochefort. Cela ne signifie toutefois pas que le titre de comte de Rochefort, qui disparaît ensuite, ait existé avant Gui le Rouge. D'autre part, l'identification de ce Simon est incertaîne. A la même époque, Simon III de Montfort (+ 1180), comte d'Evreux, est seigneur de Rochefort. 170 MOUTIE," Chevreuse "• t. 3, p. 62 : " Rochefort est situé à douze petites lieues au sud-ouest de Paris, sur l'une des plus anciennes routes de cette capitale à Chartres, dite par Orsay"· Cette voie est aujourd'hui la R.D. 988.
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sud, indépendante, formée de grès et meulière et longue d'environ 130 mètres ,,m_ L'utilisation du terme « oppidum »172 pour désigner la forteresse de Rochefort témoigne de l'originalité topographique du site. Le mur qui ceinture la plate-forme a partiellement disparu, mais la présence de tours semi-cylindriques semble montrer qu'il fut renforcé au XIIe ou au XIIIe siècle. Etabli sur la pointe nord de la« roche forte>>, le donjon rectangulaire (15,80 x 13,50 mètres) dominait la route de Paris à Chartres. Sa physionomie et son appareillage en arêtes de poisson le rattachent à la seconde moitié du XIIe siècle. Comme le remarque justement André Châtelain, Gui le Rouge est sans doute responsable de la construction de « cette forteresse en pierre à une époque où il fallait une certaine puissance et une bonne assise territoriale pour s'offrir un tel luxe »173 • Cette résidence, qui apparaît en première position dans la Vie de Louis VI et qui fut dotée d'une coûteuse tour de pierres, devait constituer le noyau d'un patrimoine quis' étendait de la vallée de l'Yvette à la lisière septentrionale de la Beauce. Au sud, Bréthencourt marque la limite du domaine des Rochefort. Cette localité est dotée des signes de l'autorité seigneuriale dans la seconde moitié du XIe siècle. Entre 1086 et 1096, Gui le Rouge et son épouse fondent un prieuré de Marmoutier placé sous le vocable de Saint-Martin 174 . Le village accueille un marché dont les revenus sont partagés par le seigneur et par les moines. Bréthencourt possède aussi un castrum. Nous pouvons encore voir les ruines d'un donjon barlong à contreforts plats (16,50 x 13,50 mètres) «semblable à celui de Chevreuse »175 et sans doute protégé par une enceinte polygonale. Généralement datée de la seconde moitié du XIe siècle, la construction est attribuée à Gui le Rouge qui aurait ainsi fait de Bréthencourt le chef-lieu d'une «nouvelle châtellenie »176 • Malheureusement, ni l'identité du bâtisseur, ni la création d'un châtellenie ne sont assurés. Le fait que Gui le Rouge établisse un prieuré à Bréthencourt et que cette fondation coïncide avec l'érection d'une tour de pierres est un indice, mais pas une preuve. La ressemblance avec le donjon de Chevreuse est peu probante car il s'agit d'un modèle utilisé à Epernon, à Corbeil comme dans toute la France du nord. D'autre part, l'étude des résidences fortifiées du sud de l'Ile-de-France montre que le système castral est en place dès le début du XIe siècle. Si Bréthencourt est une création postérieure, elle n'est pas une manifestation du déclin du pouvoir royal débordé par l'aristocratie laïque. Gui le Rouge est un serviteur du roi et Bréthencourt est implanté à proximité de Dourdan. Le roi, si prompt à démonter les forteresses plus lointaines, n'est pas intervenu contre son familier. L'édification du donjon de Bréthencourt n'a peut-être pas été voulue par Philippe Ier, mais le Capétien l'a rendue
possible en alimentant la fortune du sénéchal. A la fin du XIe siècle, la « construction» d'un castrum ne correspond jamais à la création d'une châtellenie. Il s'agit, en fait, de la modernisation d'une demeure seigneuriale ancienne. La tour de Bréthencourt a sans doute remplacé une résidence plus modeste. 171
CHATELAIN, Châteaux forts, pp. 47 et 49. Simon de Montfort confirme les donations de ses ancêtres à la léproserie du Grand-Beaulieu: " concessif etiam eisdem infirmis apud Rupemfortem quinque solidatas f erri quas dederat eis prius Guido cames ejusdem oppidi,, (RHEIN, La seigneurie de Montfort-en-Iveline, n° 45, pp. 144-145; éd. dans Cartulaire de l'abbaye de Notre-Dame des Vaux-de-Cernay, pp. 71-72, n. 1). 173 CHATELAIN, Châteaux forts, p. 49. 174 Chartres, arch. dép. Eure-et-Loir, H 2253. 175 CHATELAIN, Châteaux forts, p. 50. 176 MOUTIE, " Chevreuse ,,, t. 3, p. 64.
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La répartition géographique des castra de Gui le Rouge s'organise donc autour d'un axe nord-sud, contrairement au domaine de son frère aîné orienté ouest-est. Au nord, il s'allonge jusqu'à Châteaufort- et scinde ainsi la zone d'influence directe de Milon Ier le Grand puis de Gui II Trousse! - et au sud, jusqu'à Bréthencourt. Même si le patrimoine des seigneurs de Montlhéry paraît considérable, il est concurrencé par celui de leurs cadets. Cette rivalité et l'interpénétration des terres tenues par les deux frères génèrent une tension au sein du lignage. Le conflit éclate en 1105. Suger explique que Milon II de Bray, à l'invitation des« gens de Montlhéry, jaloux de se montrer fidèles à leur perfidie traditionnelle », entre dans la place en compagnie de« sa mère la vicomtesse [de Troyes] et d'une grande troupe de chevaliers »177 • Milon, qui a reçu le soutien des Garlande, convoite la seigneurie de Montlhéry. Au début du XIIe siècle, la situation politique de cette importante châtellenie est instable. Sous la pression du Capétien, Gui II Trousse! s'engage à offrir la main de sa fille unique, Isabelle, à Philippe de Mantes. Au jour de sa majorité, le jeune homme doit recevoir la châtellenie de Montlhéry, mais, jusqu'à cette date, elle est administrée par le roi. En 1105, le donjon de Montlhéry est donc une place royale. La légitimité du Capétien semble pourtant contestée par les « hommes de Montlhéry», c'est-à-dire par les chevaliers de château qui attisent la convoitise de Milon de Bray. Ce dernier est le frère de Gui II Trousse! et, par conséquent, l'oncle d'Isabelle. Il peut-doit ?-revendiquer la gestion du patrimoine de sa nièce jusqu'à la majorité de Philippe de Mantes. Pour manifester publiquement son autorité sur la châtellenie de Montlhéry, Milon ne doit pas seulement obtenir le soutien de ses « hommes ». Il doit aussi occuper le donjon. Or, « il y avait dans la tour l'épouse de Gui de Rochefort et sa fille, promise comme épouse à Monseigneur Louis » 178 . La présence de Lucianne de Rochefort et de sa mère renforce la légitimité du Capétien et constitue un obstacle insurmontable pour les« conjurés». Les deux dames sont en même temps des représentantes du lignage de Montlhéry et des alliées du roi de France : Gui le Rouge tient le sénéchalat et sa fille est la fiancée du prince Louis. En intervenant« avec une troupe de chevaliers aussi forte que possible», Gui de Rochefort met fin au « putsch » des Montlhéry/ Garlan de. Le sénéchal cherche sans doute moins à défendre l'honneur de son épouse et de sa fille qu'à conserver la maîtrise du donjon pour maintenir l'autorité du roi et, par extension, la sienne. Contraint de battre en retraite, Milon ne peut finaliser sa tentative de prise de pouvoir. Même s'il occupe la quasi totalité du château de Montlhéry, son autorité est incomplète. C'est le donjon qui cristallise l'attention des combattants car il matérialise la possession légitime de la châtellenie. Le récit de Suger a une valeur symbolique forte. L'acquisition et la possession d'un château sont rigoureusement encadrées par la société seigneuriale. Pour pénétrer dans le cercle des dominants, le prétendant doit être marié. La conquête d'une épouse - et, bien entendu, du pouvoir politique - s'apparente ainsi à la prise d'un donjon. Le « siège » de Montlhéry s'inscrit dans la logique de la « libération » d'une jeune héritière calfeutrée dans une tour. Nous trouvons de nombreux exemples dans la littérature 179 • Avant 1191, Chrétien de Troyes met en scène les exploits de Perceval au château de Beaurepaire. Au cours de son errance, le jeune chevalier« chevauche jusqu'au moment 177
Suger, Vie de Louis VI, p. 40. Ibidem, p. 42. 179 Analyse des rapports entre les sources littéraires et la " réalité ,, historique dans BALDWIN, Aristocratie Life in Medieval France. 178
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où il aperçoit un château fort, bien construit » 180 . Il est accueilli par Blanchefleur, «une pucelle maigre et pâle » 181 • Ses terres et sa forteresse sont épuisées par un long siège mené par un prétendant malheureux, Anguinguerron, sénéchal de Clamadeu des Iles. Perceval secourt son hôtesse et défait les assaillants. Les adversaires de la demoiselle sont capturés et envoyés à la cour du roi Arthur. Vainqueur du siège de Beaurepaire, le Gallois est séduit par Blanchefleur qui lui offre son cœur et, naturellement, le pouvoir seigneurial : « elle aurait été à lui tout à fait, elle avec sa terre, s'il avait bien voulu ne pas avoir le coeur ailleurs » 182 . Le jeune chevalier ne doit pas devenir seigneur contre son gré, enfermé dans une prison-donjon qui rend obligatoire l'exercice du pouvoir politique. Le changement de lieu correspond à un changement de statut social incompatible avec l'errance. Chez Suger, l'anti-héros, Milon II de Bray, est lui aussi condamné à l'errance. La remise en cause systématique - et quasi dogmatique - des affirmations des historiens de l'anarchie féodale est parfois injuste. Cependant, plusieurs éléments contredisent l'idée que la construction d'un nouveau château est« le signe le plus éclatant de l'indépendance féodale » 183 • Au total, si la densité des grands résidences seigneuriales fortifiées entre Seine et Eure avant le milieu du XIIe siècle semble plus importante que dans le reste de l'Ile-de-France, elle reste inférieure ou, au mieux, comparable à celle du pays chartrain, du Haut-Maine ou de la haute vallée de l'Oise 184 • Même si nos sources sont incomplètes, nous n'observons pas la prolifération attendue des« repères de pillards qu'étaient pour la plupart les châteaux féodaux » 185 • Dans et autour de la forêt d'Yveline, nous avons répertorié une vingtaine de castra qui partagent des caractéristiques communes. En matière architecturale, les aristocrates font preuve d'un conformisme qui cadre mal avec l'indépendance supposée des grands féodaux. L'expression monumentale du pouvoir politique doit être comprise par tous. Cet impératif, plus que l'incompétence technique des bâtisseurs, explique la répétition des mêmes formes d'expression du pouvoir : au XIe siècle, le modèle dominant est celui des donjons polygonaux principalement barlongs - de bois et/ ou, plus rarement, de pierre ; le XIIe siècle est une période de promotion des tours cylindriques qui remplacent progressivement les donjons de bois. L'érection d'une tour de pierres est extrêmement coûteuse. Elle est réservée aux lignages comtaux ou de rang comtal qui, dans les pays autour de Paris, sont en contact permanent avec le pouvoir royal. La construction d'une nouvelle place forte est l'expression d'une intégration réussie et acceptée au sommet de la hiérarchie seigneuriale. Le châtelain ne profite pas des « moments d'anarchie » pour «s'arrogeait le droit de se fortifier à sa guise » 186 • Au cours des périodes de prospérité, il restructure sa résidence en fonction des goûts et des nécessités politiques du jour. Cette restructuration ne concerne pas seulement le donjon. Généralement, elle donne lieu à la (re)fondation d'un prieuré qui étaye
° Chrétien de Troyes, Perœval ou le Conte du Graal, p. 727.
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Ibidem, p. 728. Ibidem, p. 758.
DION, " Lettre à M. de Chaumont», p. 686. CHEDEVILLE, Chartres et ses campagnes, p. 269 ; LEMESLE, La société aristocratique dans le Haut-Maine, pp. 185-189; BARTHELEMY, Les deux âges de la seigneurie banale, pp. 40-41. 185 FAVIER, Le temps des principautés, p. 111. 186 DION, "Lettre à M. de Chaumont'" p. 687. l83
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la domination du bâtisseur sur son domaine. Il semble que la construction d'une tour de pierres ne corresponde jamais à la création d'une nouvelle unité politique. Le découpage du territoire en châtellenies est antérieur. Le nouveau donjon vient s'insérer dans un cadre préexistant, à la manière du miles qui se confond progressivement avec le dominus. Le château « roman » n'est pas un nouveau pouvoir, mais une nouvelle forme d'expression du pouvoir. Mantois et Vexin français
Le nord-ouest de l'Ile-de-France présente un visage différent. Le Mantois et le Vexin français sont des zones de contact entre l'Ile-de-France et la Normandie. La vallée de la Seine, qui constitue la principale voie de pénétration est-ouest, reçoit les eaux de nombreux affluents qui sont autant d'axes de communication secondaires : sur la rive gauche débouchent le ru d'Orgeval, la Mauldre et la Vaucouleurs, et, sur la rive droite, l'Oise, !'Aubette et !'Epte. Le fleuve constitue l'épine dorsale d'un réseau hydrographique orienté nord-sud 187 . Si elle est une grande voie interrégionale de circulation, la Seine « formait un obstacle entre le nord et le sud, les formations politique ayant de grandes difficultés à s'établir de part et d'autre de son lit » 188 • Au nord, l'antique pagus des Véliocasses qui dépendait du diocèse de Rouen 189 , s'étendait au IXe siècle de l'Oise à !'Andelle. En 911, le traité de SaintClair-sur-Epte rattacha la partie ouest du Vexin au territoire normand, transformant ainsi la vallée de !'Epte en frontière 190 • Parallèlement, il semble que les trois petits pagi de l'ouest de l'Ile-de-France aient alors subi un important remaniement: la partie occidentale de la Madrie 191 ayant été annexée par Rollon, le Châtrais et la partie orientale du Pincerais auraient été réunis au comté de Paris tandis que le sud-est de la Madrie et l'ouest du Pincerais auraient été joints au Vexin 192 • Les principaux bénéficiaires de cette réorganisation - en dehors des Normands -furent sans doute les successeurs des Nivelon 193 , Raoul de Gouy et ses descendants qui tenaient les comtés d'Amiens, de Valois et du Vexin 194 • Cet ensemble territorial compact, qui n'avait jusqu'alors jamais fait l'objet de démembrement entre les hoirs 195 , se scinda lorsque, après la mort de Gautier Il, deux de ses fils se partagèrent
187 Le roman historique de LACHIVER (Marcel), Une fille perdue, Paris, Fayard, 1999, montre que la vie quotidienne des paysans du Vexin s'articule autour de la vallée de la Seine. 188 BAUTIER, "La politique capétienne et le domaine royal», p. 51. 189 BEAUNIER, Abbayes et prieurés de l'ancienne France, t. 7. 190 LEMARIGNIER, Recherches sur l'hommage en marche et les frontières féodales, pp. 39-55. 191 DION, Le comté de Madrie. 192 BAUTIER," La politique capétienne et le domaine royal »,p. 53. L'hypothèse proposée par DEPOIN, " Les Comtes de Beaumont-sur-Oise »,p. 17, nous paraît moins convaincante. L'auteur met en relation l'apparition simultanée des comtes de Meulan, de Beaumont et de Corbeil vers 1020 : " Quand s'éteignit le comté royal de Paris, après la disparition de Renaud survenue le 12 septembre 1016, se produit par compensation pour ainsi dire, l'institution des comtés de Meulan et de Beaumont-sur-Oise, substitués aux anciennes circonscriptions du Pincerais et du Chambliois, et le maintient définitif à Corbeil du siège du comté de Melun ». 193 GRIERSON, "Les origines des comtes d'Amiens, Valois, Vexin,,, pp. 81-125. DEPOIN, "Etudes préparatoires à l'histoire des familles palatines», pp. 473-482, considère que Gautier Ier n'est pas un descendant de Nivelon II, mais sa démonstration manque de preuves. 194 FEUCHERE, " Une tentative manquée de concentration territoriale entre Somme et Seine '" pp. 1-37. Le surnom de Gouy vient de la forteresse de Gouy-en-Arrouaise, possession de Raoul. 195 LEWIS, Le sang royal, p. 58.
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l'héritage: Dreux, qualifié de comte de Meulan, reçut les comtés d'Amiens et du Vexin 196 , et Raoul (Ill) le comté de Valois. Dreux épousa Edith d'Angleterre, fille du roi Aethelred, qui lui donna au moins deux fils, Raoul, implanté en Angleterre et titulaire du comté de Hereford, et Gautier III qui hérita des comtés d'Amiens et de Vexin à la mort de son père vers 1035. Gautier III tenta d'augmenter encore son domaine après 1062. Son alliance avec Biote, fille du comte du Maine Herbert Eveille-Chien 197 , fait de lui l'un des héritiers possibles d'Herbert II, fils d'Hugues IV et neveu de Biote. Le comte d'Amiens-Vexin prit la tête des insurgés, mais son entreprise échoua et il fut emprisonné avec son épouse à Falaise par Guillaume le Conquérant198 . Gautier III, qui ne laissa pas d'héritier, dut mourir peu de temps après car il n'est plus mentionné après 1063. Cette disparition profita à son cousin germain, Raoul IV, fils de Raoul III comte de Valois et d'Alice de Breteuil, dame de Nanteuil-le-Haudou in. Ce seigneur, qui fut l' « un des personnages les plus extraordinaires de son temps » 199 , recouvra ainsi le patrimoine des premiers Gautier. En 1063, Raoul IV de Crépy tient déjà un domaine considérable. Il a d'abord épousé Adelaïde de Soissons, veuve de Renaud de Semur. Cette dame, héritière des comtés de Bar-surAube et de Vitry-en-Perthois, faisait alors partie des « femmes à conquérir » 200 . Elle fut l'objet de graves conflits entre Raoul, le comte de Joigny et le seigneur de Vignory201 . Le Gouy, qui était sans doute le plus puissant - et le plus véhément?-, l'emporta après avoir « ravagé » les domaines des autres candidats. Adelaïde lui donna au moins quatre enfants - Gautier, Simon, Alice et Eléonore - avant de mourir en 1053. Raoul IV se maria ensuite avec Aliénor qui lui apporta le comté de Montdidier. La mort du roi Henri Ier en 1060 modifia une nouvelle fois la situation matrimoniale du Gouy. « Profondément vexé, à la mort d'Henri Ier, quand la régence du royaume est confiée à Baudouin V de Flandre » 202 , Raoul épousa la veuve du Capétien, Anne de Kiev203 , et répudia Aliénor la « Haquenez » 204 sans, pour autant, renoncer à sa dot. Le comte devient non seulement « le premier
"Dreux, comte de Meulan,, est mentionné dans l'obituaire de Notre-Dame de Mantes (Obituaire de la province de Sens, t. 2, p. xxiii), mais, comme le souligne l'éditeur," le titre de comte de Meulan, dans !'obituaire mantois, n'est vraisemblablement qu'un lapsus"· Son utilisation valorise les comtes de Meulan du XIIe siècle en les rattachant aux anciens comtes de Vexin. 197 Guillaume de Poitiers, Histoire de Guillaume le Conquérant, p. 88. 198 LEMESLE, La société aristocratique dans le Haut-Maine, p. 46. 199 BAUTIER, " La politique capétienne et le domaine royal '" p. 53. Guibert de Nogent évoque brièvement le comte Raoul, père du bienheureux Simon de Crépy : " Combien la puissance de ce Raoul avait été célèbre de toute part en France, combien de villes il avait conquises, de combien de châteaux ils' était emparé après les avoir convoités avec une étonnante astuce, c'est ce dont sont témoins beaucoup d'hommes qui vivent encore, et qui se souviennent de ses gestes,, (Guibert de Nogent, Autobiographie, pp. 59-61). 200 BARTHELEMY, " Parenté '"p. 129. 201 Pour le récit des évènements, voir BAUTIER, " La politique capétienne et le domaine royal '" pp. 196
53-54. FEUCHERE, " Une tentative manquée de concentration territoriale entre Somme et Seine '" pp. 12-13. 203 Guibert de Nogent, Autobiographie, p. 61. 204 Aliénor porte plainte auprès du pape Alexandre II qui excommunie Raoul (R.H.F., t. 11, p. 499 et t. 14, p. 539). BAUTIER, " La politique capétienne et le domaine royal '"p. 54, signale que le surnom péjoratif attribué à Aliénor de Montdidier fut sans doute inspiré par le comte Raoul lui-même.
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conseiller de la curia royale ,, 205 , mais il bénéficie aussi de la disparition de son cou206 sin, Gautier III comte d'Amiens-Vexin, empoisonné à Falaise en 1062-1063 . Les frères du défunt, Raoul comte d'Hereford et Foulques II évêque d'Amiens, sont écartés de la succession au profit de Guillaume le Bâtard et de Raoul IV. Ce dernier s'empare du bloc Amiénois-Vexin et domine désormais un vaste ensemble territorial qui forme « un large arc de cercle autour du domaine royal et le coupe de la 207 Flandre, dont le comte assure la régence du royaume pour le jeune roi Philippe » • Le patrimoine du Gouy paraît colossal, mais Pierre Feuchère souligne la fragilité de cette construction. Depuis la mort du fils aîné de Raoul IV, Gautier comte de Bar-sur-Aube, en 1071, «l'édifice, mal cimenté, repose sur une seule tête»: celle de Simon de Crépy. Raoul IV décède excommunié en 1074. Son fils parvient dans un premier temps à préserver l'intégrité du domaine paternel, mais, dès 1077, il quitte le siècle et abandonne ses biens à ses adversaires. La conversion du jeune comte modifie sensiblement la géographie féodale de l'Ile-de-France. L'éclatement de la « principauté valésienne »208 renforce la position du roi dans les pays autour de Paris. Philippe Ier s'empare du Vexin et étend son influence dans le Valois en unissant son fils Hugues le Grand à Adèle de Vermandois, fille du comte Herbert IV qui avait lui-même annexé le Valois et Montdidier après la « mort au monde » de son beau-frère, Simon de Crépy. Toutefois, le roi, qui prend possession du château de Pontoise, ne contrôle qu'une partie de l'ancien pagus Vulcassinus. Pour Robert-Henri Bautier, le traité de Saint-Clair-sur-Epte qui scinde le Vexin en deux parties distinctes, est à l'origine d'un vaste remaniement territorial. Le comté de Meulan serait issu du regroupement de la Madrie et de la partie occidentale du Pincerais. Cette hypothèse est incompatible avec les conclusions d'Emile Houth qui mentionne un cames Mellenti dès 886209 . Le seul document fiable est une lettre publiée en 1015 par l'évêque de Chartres, Fulbert, et adressée à un certain Galeran comte de Meulan 210 . Ce personnage est sans doute affilié aux Gouy, mais la nature précise du lien qui unit les deux lignages reste incertainem. Le titre de comte de Meulan fut probablement attribué pour la première fois à la fin du Xe siècle, au moment où les Gouy s'allièrent à leurs fidèles vassaux 212 . Le donjon de Meulan, qui dépendait du comte de Vexin, fut sans doute inféodé en même temps que les forteresses de Mantes et de La Roche-Guyon 213 • Vers 990, le châtelain de
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FEUCHERE, " Une tentative manquée de concentration territoriale entre Somme et Seine '" p.
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LEMESLE, La société aristocratique dans le Haut-Maine, p. 46. BAUTIER, " La politique capétienne et le domaine royal'" p. 54. FEUCHERE, " Une tentative manquée de concentration territoriale entre Somme et Seine "• p.
14. HOUTH, " Les comtes de Meulan '"p. 7. L'auteur utilise un passage du De moribus et actis primorum Normanniae ducum de Dudon de Saint-Quentin qui indique qu'en 886, l'empereur Charles le Gros rétribua les Normands pour qu'ils évacuent Meulan : " Hune ipsum recuperavit Mellentensis cames sub regis Francorum clientela" (Dudon de Saint-Quentin, De moribus et actis primorum Normanniae ducum, p. 156). Cependant, le récit, qui fut composé entre 1015 et 1026, est une source de seconde main. 210 Fulbert de Chartres, Lettres, n ° 18, p. 452. 211 Une ou deux alliances matrimoniales furent sans doute contractées vers l'an mille, mais l'identité des époux est contestée. HOUTH, "Les comtes de Meulan"• pp. 7-17, et BAUTIER, "La politique capétienne et le domaine royal "•pp. 49-57, proposent deux systèmes distincts. 212 LEMARlGNIER, Le gouvernement royal, p. 69. 213 FEUCHERE, "Une tentative manquée de concentration territoriale entre Somme et Seine "• p. 23.
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Meulan n'est encore que vicomte, au même titre qu'Hellouin de Mantes 214 . Le destinataire de la lettre de Fulbert de Chartres, Galeran, se qualifie lui-même de «comte du château de Meulan» dans une charte publiée avant 1071 215 . Cette modification ne fut pas condamnée par le comte d'Amiens-Vexin . Galeran de Meulan était un allié loyal qui relayait l'autorité des Gouy à proximité des terres du Capétien. En 1039, le « comte du château de Meulan » participe, aux côtés de Raoul III de Valois, à une révolte contre le roi Henri Ier216 • La disparition de Galeran Ier et le mariage de sa fille Adeline avec Roger à la Barbe, comte de Beaumont-le-R oger217 , éloignèrent le comté de Meulan del' orbe valésienne. Le tropisme anglo-normand protégea ainsi les Meulan qui restèrent étrangers aux démêlés de Simon de Crépy: l'extinction du lignage des Gouy ne provoqua pas le rattachement du comté de Meulan au pagus Vulcassinus. Roger à la Barbe et ses héritiers dominent un territoire resserré autour du donjon de Meulan 218 . Un glissement sémantique a lieu autour de l'an 1100 car, vers 1130, Galeran II n'est plus« comte du château de Meulan» comme son prédécesseur, mais « comitis et castri Mellenti domini »219 • La seigneurie du château ne se confond plus avec la possession du titre comtal. Deux tours furent érigées à Meulan au XIe siècle, l'une sur l'Ile-Belle, l'autre sur la rive droite 220 • La première « aurait été la résidence des comtes jusqu'à Robert de Beaumont, qui fit édifier un autre [château] au sommet de la colline de Saint-Nicolas »221 . La seconde est incontestablem ent postérieure: elle n'est pas établie au centre de la ville, à la manière des anciens palais comtaux, mais sur une hauteur, comme à Epernon ou à Chevreuse. Ce dédoublement du foyer de l'autorité politique correspond à une redéfinition de l'image du pouvoir seigneurial déjà observée dans le sud-ouest de l'Ile-de-France. Sur la rive droite de la Seine, le domaine des Meulan décrit un arc de cercle qui englobe Mézy, Longuesse et Menucourt. Sur la rive gauche, il se limite à une étroite bande de terres qui longe le fleuve entre la Mauldre et Verneuil. 11 s'agit sans doute d'un «minuscule comté »222 , mais son titulaire exploite l'un des principaux axes commerciaux du royaume et contrôle une production vinicole importante 223 . En Ile-de-France, les comtes de Meulan tiennent aussi le Monceau Saint-Gervais et la seigneurie de Gournay224 •
214 Cartulaire de l'abbaye de Saint-Père de Chartres, t. 1, n ° 55, pp. 180-181 (Ego Hilduinus, Hugonis vicecomitis filius). Joseph Depon indique qu'Hellouin II, vicomte de Mantes sous Henri Ier, est le troisième fils
d'Hugues de Meulan, mais cette filiation est incertaine ( Cartulaire de l'abbaye de Saint-Martin de Pontoise, p. 306). 215 Cartulaire de l'abbaye de Saint-Père de Chartres, t. 1, n° 44, pp. 171-172 (Ego Gualerannus, Mellentis castri cames). 15 2 R.H.F, t. 11, p. 159. 217 Guillaume de Jumièges, Gesta Normannorum ducum, p. 158. 218 HOUTH, "Les comtes de Meulan•>, pp. 37 et 135-137. 219 Cartulaire de l'abbaye de Saint-Père de Chartres, t. 1, n ° 44, pp. 171-172 ; Recueil des actes de Louis Vl, t. 2, n° 405, pp. 340-344. 22o CHATELAIN, Châteaw:Jorts, p. 171 ; SAVINA (Sylvie)," L'Ile-Belle à Meulan: le prieuré Saint-Cosme et le château de l'abbé Bignon"• dans Connaître les Yvelines. Histoire et archéologie, 2e trimestre 1984, pp. 28-30. 221 Cartulaire de l'abbaye de Saint-Martin de Pontoise, p. 332. 222 CHATELAIN, Châteaux forts, p. 171. 223 Paris et Ile-de-France, t. 35 : La vigne et le vin en Ile-de-France, 1984. 224 Gournay est entré dans le patrimoine des Montfort après le mariage d'Amauri III et d'Agnès de Garlande. La seigneurie est ensuite passée aux Meulan avec l'alliance d'Agnès de Montfort et du comte Galeran II (TERROINE, Un abbé de Saint-Maur au XIIIe siècle: Pierre de Chevry, p. 130, n. 2). Le Monceau
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L'installation d'un comte à Meulan au début du XIe siècle coïncide avec l'apparition de Téduin, vicomte du château de Meulan 225 . Pour Joseph Depoin, ce seigneur est l'un des enfants de Raoul Deliés, vicomte de Pontoise et fils de Gautier II le Blanc 226 . Cette filiation est attrayante, mais, malheureusement, infondée 227 . Pourquoi un héritier direct des Gouy serait-il entré au service d'un comte de Meulan qui portait lui-même le titre de vicomte autour de l'an mille ? Ce Téduin est sans doute issu d'une famille de chevaliers de château proche de Galeran de Meulan228. Il est ensuite remplacé par Gautier, vicomte de Meulan en 1072, puis par Gautier II mentionné en 1120 229 . Le domaine des vicomtes de Meulan est concentré autour de Mézy-sur-Seine 230 . Lorsque le comté de Meulan est intégré au domaine royal, le vicomte de Meulan prend le titre de seigneur de Mézy, puis de vicomte de Mézy231. Parmi les vicomtes du comté de Vexin, seul Galeran de Meulan obtient le titre comtal. Les autres sont entrés au service du Capétien après la mort de Gautier III comte d'Amiens-Vexin. Raoul IV de Crépy obtient le Vexin, mais il doit céder la ville de Pontoise au roi de France. Dès 1063, les vicomtes de Pontoise, qui dépendent désormais de Philippe Ier, ne sont plus soumis au comte Raoul IV2 32 . Ce transfert de souveraineté entraîne une réorganisation de la vicomté pontoisienne. L'identification des titulaires de ce titre a fait l'objet d'une étude approfondie de Joseph Depoin publiée au début des Appendices du Cartulaire de l'abbaye de SaintMartin de Pontoistf!- 33 • Cet érudit francilien rattache, comme il le fait très - trop souvent, les Deliés, vicomtes de Pontoise, aux Gouy. Si « la famille Deliés conserve héréditairement dans la ville de Pontoise et celle de Mantes des droits féodaux qui constituent un démembrement de la puissance souveraine » 234 , elle est nécessairement issue des comtes de Vexin. Cette interprétation lignagère de l'émiettement du pouvoir princier justifie l'intégration de Raoul Deliés, ancêtre éponyme des vicomtes de Pontoise, dans la généalogie des Gouy. Pour Joseph Depoin, «ce premier Raoul Deliés [=le Débile] est bien le second des fils de Gautier Ier [comte de Valois-Amiens-Vexin] ; les suites d'une maladie survenue dans sa jeunesse lui auront rendu impraticable le dur métier des armes auquel il avait été primitivement destiné Saint-Gervais ne faisait sans doute pas partie de la dot d'Agnès de Montfort, car les comtes de Meulan possédaient déjà le faubourg au XIe siècle (BOUSSARD, Nouvelle histoire de Paris, p. 155, n. 2). 225 Cartulaire de l'abbaye de Saint-Père de Chartres, t. 1, n° 44 et 74, pp. 171-172 et 199-200. 226 Cartulaire de l'abbaye de Saint-Martin de Pontoise, pp. 246-247. 227 Certes, Téduin nomme son fils Gautier, mais ce choix anthroponymique n'est pas une preuve de la filiation des deux lignages. D'autre part, la charte citée par Joseph Depoin qui mentionne un" Teduinus, vicecomes et Arnelius frater ejus » n'apporte pas d'indication précise. Aucun élément ne prouve que cet Amelius soit Amauri, vicomte de Mantes (Ibidem, p. 24 7). 228 Les armoiries de Guillaume de Mézy, représentant du lignage des vicomtes de Meulan au XIIIe siècle, sont proches de celles d'Amauri de Meulan, seigneur de Gournay: le premier utilise un écu de sable au lion d'or brisé d'un bâton de gueules (WN 143) et le second un écu de sable au lion à la queue fourchée d'argent (WN 43). Ces insignes héraldiques sont très éloignés de ceux des Mauvoisin (d'or aux deux fasces de gueules, d'après WN 261, LB 201, TC 21etG10) qui, d'après Joseph Depoin, sont pourtant issus de Raoul Deliés, vicomte de Pontoise. 229 Paris, B.n.F., Ms lat. 13888, fol. 18 v 230 Recueil des actes de Louis VI, t. 2, n° 336, pp. 209-211. 231 R.H.F., t. 23, p. 624, n° 76; RH.F.D.F.A., t. 7, pp. 306-307. 232 FEUCHERE, " Une tentative manquée de concentration territoriale entre Somme et Seine '" p. 23. 233 Cartulaire de l'abbaye de Saint-Martin de Pontoise, pp. 243 et suiv. 234 Ibidem, p. 245. 0
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( ... ).Il est naturel qu'on lui ait alors confié, comme il y en a de nombreux exemples pour des cadets de familles souveraines, des charges domestiques ou fiscales qui n'exigent pas le service militaire personnel » 235 . Gautier II le Blanc aurait reçu l'essentiel de l'héritage paternel, tandis que son frère Raoul n'aurait obtenu que la médiocre vicomté de Pontoise. La démonstration de Joseph Depoin apporte une réponse astucieuse au problème de l'origine des principales familles châtelaines du Vexin. Le vicomte Raoul aurait eu trois fils : Raoul Mauvoisin vicomte de Mantes, Téduin vicomte de Meulan et Amauri vicomte de Pontoise. C'est ce même Amauri Deliés qui était vicomte de Pontoise en même temps que Garnier lors de la visite de Philippe Ier à Pontoise en 1069 236 . Le roi de France n'aurait donc pas destitué le petit-fils de Gautier Ier après la disparition de Gautier III. Il se serait contenté de renforcer son pouvoir en dépêchant à Pontoise un seigneur « étranger » fidèle au Capétien, Garnier de Senlis 237 . La vicomté bicéphale serait un instrument de contrôle. Si l'ascendance du vicomte Garnier semble avérée, la filiation d'Amauri Deliés nous paraît douteuse. Le système généalogique établit par Joseph Depoin repose presque entièrement sur une charte de donation publiée vers 1074 par Simon de Crépy, « Medantensis cames», en faveur de Cluny238 . Dans ce document, Raoul « viscomes » et Amauri « de Pontesio » abandonnent des biens dans le Mantois239. « Il est donc évident que le tonlieu de Mantes était partagé à cette époque entre le vicomte Raoul et Amauri de Pontoise: d'où nous concluons qu'ils étaient frères » 240 . Cette démonstration, qui procède de la même logique que la tentative de rattachement des Deliés aux Gouy, est stochastique. Certes, les vicomtes de Pontoise, de Mantes et de Meulan apparaissent ensemble dans plusieurs documents, mais ceci ne peut pas être interprété comme une preuve de leur consanguinité. En outre, si Raoul Deliés, frère de Gautier II le Blanc, ne contrôlait que la vicomté de Pontoise, comment ses fils Raoul Mauvoisin et Téduin obtinrent-ils les vicomtés de Mantes et de Meulan? Encore une fois, nous devons nous contenter des indications incomplètes des chartes franciliennes. Lorsque le roi de France s'empare de Pontoise, la vicomté est partagée entre Garnier et Amauri. Ce dernier est sans doute issu d'un Radulfus Delicatus cité en 1055 241 . Les De liés participent au développement de l'abbaye de Saint-Martin de Pontoise : ils intègrent parfois les rangs des moines et multiplient les donations 242 . La répartition géographique des legs pieux des Deliés correspond à un domaine familial principalement localisé à Neuville-surOise, à Cléry-en-Vexin, à Méru et à Pontoise 243 . Cette distribution montre que les Ibidem, p. 246. Recueil des actes de Philippe Ier, n° 45, pp. 125-127. 237 Cartulaire de l'abbaye de Saint-Martin de Pontoise, p. 278. 238 Recueil des chartes de l'abbaye de Cluny, t. 4, n° 3476, pp. 584-585. 239 " Meo etiam exemplo, mei dederunt plura, Radulfus scilicet vicecomes, aecclesiam de Vuascicurte cum decimatione vini et annone; huic dono addidit Amalricus quoque de Pontesio teloneum salis quod Medante habuit, videlicet de unaquaque navi dimidiam minam, et de unoquoque modio qui foris in granariis unum nummum" (Ibidem). 24 Cartulaire de l'abbaye de Saint-Martin de Pontoise, p. 247. 2 41 Cartulairede l'abbaye de Saint-Père de Chartres, t. 1, n° 74, pp. 199-200. Nous retrouvons le surnom Deliés 235
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parmi les descendants du vicomte Arnauri. Entre 1069 et 1092, Arnauri de Pontoise et son fils Raoul Deliés approuvent une donation d'Enguerran, chevalier de Cléry, ( Cartulaire de l'abbaye de Saint-Martin de Pontoise, n° 9, p. 8). 2 4 2 Arnauri Deliés, parent du vicomte de Pontoise homonyme, est moine à Saint-Martin de Pontoise vers 1099 ( Cartulaire de l'abbaye de Saint-Martin de Pontoise, n° 33, p. 28). Pour les donations des Deliés à l'abbaye, voir PEGEON, L'abbaye de Saint-Martin de Pontoise, pp. 151-155. 243 Cartulaire de l'abbaye de Saint-Martin de Pontoise, p. 248.
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Deliés sont sans doute natifs du Vexin. L'origine sociale du lignage est proche de celle des Meulan. Raoul (Ier) Deliés, vicomte ou chevalier du château de Pontoise implanté dans le Vexin français, appartenait à l'entourage des Gouy. La disparition de Gautier III entraîne un transfert de souveraineté au profit du Capétien. Celui-ci favorise à la fois la continuité du gouvernement local en maintenant- promouvant ? - Amauri de Pontoise, et consolide son influence en installant Garnier de Senlis. L'histoire de la vicomté de Mantes est particulièrement complexe 244 . De nombreux auteurs considèrent que la ville de Mantes dépendait du comté de Meulan. André Châtelain, qui reprend les travaux d'Auguste Moutié, signale qu'au XIe siècle," le comte de Meulan ( ... ) s'y faisait représenter, comme le comte de Vexin, par un vicomte » 245 • Cette dépendance procéderait du partage de l'héritage de Liégeart de Tours (+ v. 990), « comitissa de Medunta et de Meulanto » 246 . Cette dame aurait donc tenu deux comtés distincts, Mantes et Meulan, transmis à ses hoirs et non au roi de France 247 • L'existence d'un comté de Mantes est contestable. Le vicomte était sans doute vassal direct des comtes de Vexin, car la ville ne dépendait pas des comtes de Meulan 248 • En 1006, Gautier II le Blanc possédait incontestablement le château de Mantes 249 . Cette place forte n'était pas tenue en propre par le vicomte de Mantes car, lorsque le comté de Vexin passe au roi de France, Philippe, fils de Philippe Ier et de Bertrade de Montfort, obtient la possession du château de Mantes 250 • La propriété du castrum est réservée au titulaire du comté. Le premier vicomte connu est Robert, cité dans le Cartulaire de Fécamp en 1001-1002 251 . Joseph Depoin pense qu'il est issu des vicomtes d'Amiens, Roricon et Sansgalon, fidèles du Gouy, car le deuxième vicomte de Mantes connu est nommé Sanson dans une charte de renonciation en faveur de Saint-Père de Chartres publiée en 1036252 • La continuité lignagère des vicomtes semble se rompre au XIe siècle. Un Hellouin, vicomte du Man tais sous Henri Ier, apparaît dans un autre acte de Saint-Père de Chartres253 . Pour Joseph Depoin, ce personnage serait le fils d'Hugues de Meulan et, par extension, le frère de Galeran comte de Meulan etde Hugues II Tête-d'Ours vicomte de Vexin (sic) 254 . Hugues de Meulan, mentionné entre 996 et 1007, serait lui même vicomte, mais ce titre n'apparaît pas dans les chartes de Saint-Magloire 255 . Cette anomalie n'em-
Ibidem, pp. 331-335. Encore une fois, les hypothèses de l'éditeur doivent être utilisées avec prudence. Pour l'histoire civile et ecclésiastique de la ville, voir DURAND et GRAVE, La Chronique de Mantes; LACHIVER, Histoire de Mantes et du Mantois; L'Ile-de-France médiévale, t. 2, pp. 222-227. 245 CHATELAIN, Châteaux forts, p. 176. 246 Paris, B.n.F., coll. Vexin, t. 36, fol. 36 v (copie par le président Lévrier de la Chronique de Jean Chèvremont, curé de Vert au XVIIe siècle) ; Paris, B.n.F., Ms lat. 5020, fol. 30 v (Obituaire de Notre-Dame de 244
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Mantes). 47 2 248
Paris, B.n.F., coll. Vexin, t. 3, p. 9. DURAND et GRAVE, La Chronique de Mantes, pp. 88-99. 249 Paris, B.n.F., coll. Vexin, t. 3, p. 21 ; éd. part. Cartulaire de l'abbaye de Saint-Martin de Pontoise, p. 331. 5 2 o Suger, Vie de Louis VI, p. 37. 251 Cartulaire de l'abbaye de Saint-Martin de Pontoise, p. j. 1, p. 343. Le prieuré de Saint-Georges de Mantes fondé au XIe siècle dépendait de l'abbaye de Fécamp (CHARLES," Notes brèves sur les possessions de l'abbaye de Fécamp dans le Mantois ,, ) . 252 Cartulaire de l'abbaye de Saint-Père de Chartres, t. 1, n° 46, pp. 173-174. 253 Ibidem, n° 55, pp. 180-181. 254 Cartulaire de l'abbaye de Saint-Martin de Pontoise, p. 307. 255 Chartes et documents de l'abbaye de Saint-Magloire, t. 1, n° 2 et 5, pp. 58-60 et 68-69.Joseph Depoin cite la charte de Hellouin qui mentionne un \~comte Hugues pour montrer que Hugues de Meulan est bien vicomte ( Cartulaire de l'abbaye de Saint-Martin de Pontoise, p. 306).
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PREMIÈRE PARTIE
barrasse pas l'éditeur du Cartulaire de Saint-Martin de Pontoise qui ajoute que le roi «Henri Ier donna la vicomté de Mantes [à Hellouin], tandis que Galeran conservait Meulan avec le titre de comte » 256 . Cette démonstration est produite à partir d'indications fragmentaires qui sont souvent inexploitables. Les lacunes de notre documentation ne doivent pas être utilisées pour reconstituer un lignage a posteriori. Si Hellouin était bien vicomte de Mantes autour de l'an mille et apparenté aux Gouy, il est tout à fait improbable qu'il ait été soutenu par le roi de France. Nos sources deviennent plus précises dans la seconde moitié du XIe siècle. Hugues Estevel, vicomte de Mantes pour Philippe Ier et adversaire de Guillaume le Conquérant en 1087257 , est« un des chevaliers les plus considérable du Mantais » 258 . Epoux d'Helvise259, il serait père d'Hellouin, vicomte de Mantes vers 1080260 , et grand-père de Guillaume qui entre en conflit avec Saint-Wandrille en 1117261 . Les moines obtiennent dudit Guillaume ses droits de vicomté et de voirie pour une période de six ans en compensation des préjudices subits à Chaussy. Le vicomte, qui conteste sans doute la répartition des prélèvements, a « pillé » le village, c'est-à-dire saisi des bœufs et des chevaux. Pour Jean-Noël Mathieu, le vicomte Hugues est le frère du comte Manassès de Dammartin. Le lignage des vicomtes de Mantes serait ainsi « un rameau du grand lignage de Montdidier » 262 . Cette hypothèse est accréditée par les alliances matrimoniales de la famille: celle-ci n'est pas apparenté aux Mézy, car, avant 1135, le fils du vicomte Guillaume, Hugues (IV), épousa l'héritière de Gautier, vicomte de Meulan. Hugues (IV) rassembla quelques temps Mantes et Meulan, mais ces deux vicomtés furent à nouveau divisées à la fin du XIIe siècle 263 . Le vicomte de Mantes est sans doute un propriétaire important au sud-ouest du Vexin français, mais il est concurrencé par d'autres maisons. Lorsque, en 1117, Guillaume accepte d'indemniser les moines de Saint-Wandrille après le« pillage » du village de Chaussy, Raoul III Mauvoisin et ses fils sont témoins de la promesse du vicomte. Les Mauvoisin sont issus de Raoul à la Barbe, contemporain d'Henri Ier et du comte Gautier 1112 64 . Comme le souligne Joseph Depoin, Raoul « malus vicinus cognomento ad barbam » devait être un des chefs de la noblesse du pays car il lègue des biens à Coulombs« exceptis fevis meorum militum » 265 . Mais, une nouvelle fois, l'historien de Pontoise s'efforce d'agrandir l'arbre généalogique des Gouy. Pour lui, le vicomte Raoul cité dans la charte de Simon de Crépy
256
Cartulaire de l'abbaye de Saint-Martin de Pontoise, p. 333.
257
Orderic Vital, Historia ecclesiastica, t. 4, pp. 76-80.
258
Cartulaire de l'abbaye de Saint-Martin de Pontoise, p. 333. t. l, n° 59, pp. 184-186. 26 Cartulaire de l'abbaye de Saint-Martin de Pontoise, n° 10, p. 9: "Notum sit omnibus tamfuturis quam praesentibus, quod Hilduinus, vicecomes de Meante, concessit damna Gauterio abbati Sti Germani villicationem terrae de Habicurte, quam Hermerus Tostata illi, monachisque ibi commanentibus donaverat (... )"·L'authenticité de 259
°
Cartulaire de l'abbaye de Saint-Père de Chartres,
cette charte nous semble douteuse. 261 Ibidem, pJ. 5, pp. 347-348. 262 MATHIEU, " Recherches sur les premiers comtes de Dammartin "• p. 18. 263 Paris, B.n.F., coll. Vexin, t. 44, p. 52. La vicomté de Mantes est attribuée à Robert, petit-ils de Hugues (IV) et celle de Meulan à Amauri Hait, fils du même. 264 Cartulaire de l'abbaye de Saint-Père de Chartres, t. 1, n° 54, p. 180. La généalogie particulièrement complexe des Mauvoisin a été analysée par MOUTIE, " Chevreuse », t. 3, pp. 233 et suiv., et, surtout, par Cartulaire de l'abbaye de Saint-Martin de Pontoise, pp. 250 et suiv. Les conclusions parfois contestables de MM. Moutié et Depoin ont été corrigées par ESTOURNET, Les Montmorency-Saint-Denis, et NEWMAN, Les seigneurs de Nesle en Picardie, t. 1, p. 265. 2 55 Paris, B.n.F., coll. Baluze, t. 38, fol. 27.
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LES SEIGNEURS-CHÂTELAINS
à Cluny« est, sans l'ombre de contestation possible, le même personnage que le cartulaire de Coulombs appelle Raoul à la Barbe » 266 . Raoul, qui serait l'un des fils de Raoul Deliés, aurait tenu la vicomté de Mantes. Cependant, ni Raoul à la Barbe, ni ses descendants ne portent le titre de vicomte dans les chartes du XIe et du XIIe siècle. Raoul, qui donna sa fille Adeline à Ansoud de Maule, était châtelain de Mantes267. Comme nous l'avons déjà signalé à propos des vicomtes de Meulan, la garde de la grosse tour d'une ville n'était pas réservée au vicomte. Les Mauvoisin furent des partisans du roi de France. Leur domaine, qui englobait sans doute Rosny-surSeine et sa forêt, Boissy-Mauvoisin, Jouy-Mauvoisin, Fontenay-Mauvoisin et Serquigny268, occupait une position stratégique entre Mantes et la Normandie. La demeure seigneuriale de Fontenay-Mauvoisin, dite Château-Fondu269 , était fortifiée. On distingue encore à la périphérie du village les restes d'un« rempart de terre [ ... ] truffé de pierres qui permettent de croire à une enceinte qui fut en maçonnerie » 270 . Elle protège une motte établie au sud-ouest sur laquelle les Mauvoisin édifièrent sans doute une tour. Le fait que ce donjon ait totalement disparu semble indiquer qu'il était en bois et antérieur au milieu du XIIe siècle. L'un des fils de Raoul à la Barbe, Raoul II, est indirectement à l'origine de la mort de Guillaume le Conquérant. Orderic Vital raconte qu'il participa aux expéditions punitives menées par les seigneurs du Vexin français contre les Normands, et, qu'en retour, le roi incendia Mantes avant d'être frappé par un violent malaise 271 . En 1119, Gui Mauvoisin, fils de Raoul II, soutint Amauri de Montfort contre le roi d'Angleterre et, en 1123, il pénétra en Normandie en compagnie des Français272 . La pugnacité des Mauvoisin fut récompensée par Louis VI. Avant 1133, Samson Mauvoisin (+ 1161) obtient l'autorisation d'élever l'église de Sainte-Madeleine de Mantes, conformément au souhait de son frère Guillaume Mauvoisin décédé des suites d'une blessure de guerre 273 . Le document précise que Samson était alors prévôt de l'église de Chartres, mais devint ensuite archevêque de Reims 274 . Il utilise ce titre dans une charte de 1146 qui mentionne son frère Raoul, sa belle-soeur Brita et ses neveux Raoul, Guillaume et Manassés 275 . Ce personnage est incontestablement un Mauvoisin, mais l'identité de son père est incertaine. Il s'agit peut-être de Raoul III, fils de Raoul II et mari d'Odesinde 276 . L'utilisation du nom Samson semble indiquer que les Mauvoisin sont apparentés aux vicomtes de Mantes 277 . Cependant, nous ne pensons pas que ces deux lignages soient issus de la même souche amiénoise. C'est sans doute l'épouse d'un des trois premiers Raoul, elle même issue des Mantes, qui introduit 266 267
Cartulaire de l'abbaye de Saint-Martin de Pontoise, p. 247. Orderic Vital, Historia ecclesiastica, t. 6, p. 232, n. 1.
268 Cartulaire de l'église de la Sainte-Trinité de Beaumont-le-Roger, n° 31, pp. 33-34: "Vers ll22, Guillaume de (sic) Mauvoisin faisait partie de la garnison de Beaumont; il est probable qu'il resta au service du comte de Meulan'" 269 CHAPRON, " Le Château-Fondu, forteresse des Mauvoisin '" 27 ° CHATELAIN, Châteaux forts, p. 211. 271 Orderic Vital, Historia ecclesiastica, t. 4, pp. 76-80; BAUDUIN, La première Normandie, pp. 265-266. 272 Orderic Vital, Historia ecclesiastica, t. 6, pp. 232 et 342. 273 Recueil des actes de Louis VI, t. 3, pp. 91-92.
274
" Tune Samson, frater ejus, qui eo tempore Carnotensis ecclesiae praepositus, postmodum ad Remensem archiepiscopatum est provectus ( ... ) '" Cartulaire de l'abbaye de Saint-Martin de Pontoise, p. 255. 276 Ibidem, pp. 253-255. 277 Au XIIe siècle, le nom Samson est rare. Il n'apparaît que quatre fois dans l'ensemble des Chartes et documents de l'abbaye de Saint-Magloire et dans le Cartulaire de l'abbaye de Notre-Dame des Vaux-de-Cernay. 275
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PREMIÈRE PARTIE
ce nom chez les Mauvoisin. Deux grandes familles du Mantois avaient tout intérêt à contracter une alliance matrimoniale. Pour Joseph Depoin, les titulaires de la vicomté de Mantes se renouvellent au même rythme que les maîtres du Vexin 278 . Le « plus érudit »279 des historiens de l'Ile-de-France utilise les carences de la documentation pour distinguer plusieurs lignages qui se remplacent au gré des changements politiques. Pourtant, l'incorporation progressive du Mantois dans l'orbe capétienne ne semble pas avoir bouleversé le réseau seigneurial local. Philippe Ier annexe Mantes après la conversion de Simon de Crépy et transmet ce bien au prince Louis dès 1092 280 . Vers 1104, Louis offre la seigneurie de Mantes à son demi-frère Philippe, mais il la reprend quatre ans plus tard 281 . Pendant cette période, la vicomté appartient sans doute aux descendants d'Hellouin, vicomte de Mantes sous Henri Ier. Hellouin semble lui même lié, directement ou indirectement, au vicomte Samson, vassal de Gautier II le Blanc. Nous retrouvons un Hellouin (II), vicomte de Mantes vers 1080, et un Samson Mauvoisin apparenté au même lignage. Si Hellouin, vicomte de Mantes sous Henri Ier, n'est pas issu des premiers vicomtes connus, comment ces noms ont-ils été transmis jusqu'au XIIe siècle ? En fait, il semble que les vicomtes du XIIe siècle soient apparentés aux premiers vicomtes connus. La disparition des comtes d'Amiens-Valois-Vexin ne provoqua donc pas de changement majeur parmi les titulaires de la vicomté de Mantes. Le lignage entra rapidement au service du Capétien. Philippe Ier, qui pouvait aisément contrôler les vicomtes par le truchement des Mauvoisin, encourage encore une fois la continuité du gouvernement local. Cette volonté politique garantit aussi la continuité lignagère des vicomtes de Chaumont-en-Vexin282 qui dépendaient des Gouy. En 1061, Galon,« vicecomes castri Calidi Montis »,apparaît dans l'entourage du comte Gautier III 283 . Cette place forte a presque entièrement disparu, mais les ruines étudiées par Adolphe de Dion au XIXe siècle donnent une idée assez précise de sa physionomie : « la ville est au pied de la colline; au-dessus s'élève l'église( ... ) ; plus haut, mais à une certaine distance, le mamelon étant étendu, se trouve l'enceinte du château »284 • Cette ceinture fortifiée, sans tours ni fossés, protège un espace de trois hectares sur lequel sont établis une chapelle et «un espace rectangulaire, isolé par un fossé, [qui] présente les débris d'une construction qui devait être le doajon » 285 • Nous retrouvons donc les principaux éléments d'une grande demeure aristocratique du XIe siècle. Le bâtisseur est peut-être Galon ou son remplaçant, Eudes, vicomte de Chaumont en 1067 et chambrier de France. Joseph Depoin indique que ce personnage est le fils de Yves II comte de Beaumont-sur-Oise et d'Emme 286 • Toutefois, cette filiation qui
278
Cartulaire de l'abbaye de Saint-Martin de Pontoise, p. 333. CAVAILLER, " Le Moyen Age "•p. 22. 2so LEWIS, Le sang royal, pp. 81-82. 2si Suger, Vie de Louis VI, p. 125. 282 La généalogie de cette maison, qui ne doit pas être confondue avec celles des Chaumont-Guitry, prévôts de Chaumont puis seigneurs de Saint-Clair-sur-Epte, reste mal connue (BOURNAZEL, Le gouvernement capétien au XIIe siècle, pp. 51-52 ; CAROLUS-BARRE, " Les anciens seigneurs de Saint-Clair-surEpte "· 283 Cartulaire de l'abbaye de Saint-Père de Chartres, t. 1, n° 74, pp. 199-200. 284 DION, "Exploration des châteaux du Vexin"• p. 331. 2
79
285 286
Ibidem. Cartulaire de l'abbaye de Saint-Martin de Pontoise, p. 349.
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LES SEIGNEURS-CHÂTELAINS
repose en grande partie sur la lecture d'une charte de 1039287 , reste largement hypothétique. Eric Bournazel, qui a mis en cause cette ascendance prestigieuse, souligne l' « origine modeste » de la maison de Chaumont-Trie 288 • Eudes de Chaumont - qui, remarquons-le, porte un nom capétien - évoluait sans doute dans l'entourage du roi. Orderic Vital rapporte qu'il maria sa fille Rolande au bouteiller Herbert, seigneur de Serans en Vexin 289 • Ces deux lignages forment un pôle de résistance capétien face aux incursions de Guillaume le Roux. Dès 1085, le roi octroie la connétablie au fils d'Eudes, Galon II 290 . Nous ne connaissons malheureusement pas l'identité de l'épouse du connétable Galon II, mais elle lui donna au moins deux fils, Dreux et Hugues Pain d'Avoine. Le premier épousa sans doute la fille de Guillaume Aiguillon Ier29 1, et le second entra à Saint-Germer292 • Ils étaient parents avec Hugues le Borgne, connétable de France sous Louis VI. Pour le savant éditeur du Cartulaire de Saint-Martin de Pontoise,« Hugues le Borgne ( ... ) ne put être, à coup sûr, l'oncle de Dreux et de Hugues Pain d'Avoine » 293 • Il juge« incontestablement erroné »un passage de la Chronique de Saint-Germer-de-Fly qui précise qu'Hugues le Borgne « Calvomontis comitis » est l'oncle de Hugues Pain d'Avoine et, par extension, le frère de Galon II de Chaumont. Même si le titre de comte de Chaumont attribué au Borgne pose problème294 , Eric Bournazel ne rejette pas ce passage et fait du connétable Hugues l'un des fils d'Eudes de Chaumont 295 . Le titre de vicomte de Chaumont semble disparaître à la mort d'Hugues le Borgne. Les sceaux de son fils, Galon II, et de son petit-fils, Hugues III, ne portent aucune mention distinctive 296 • Les Chaumont combattent aux côtés du roi, mais leur patrimoine, localisé à Paris, à Bennecourt et à Fresnes-Léguillon297 , n'était sans doute plus assez important pour justifier le maintien du titre vicomtal. D'autre part, la branche aînée subit la concurrence des châtelains de Trie issus de Dreux de Chaumont. Guillaume Aiguillon Il, fils de Dreux, apparaît sous le nom de Guillaume de Trie dans une charte de Louis VI publiée en 1126298 . Il épousa Marguerite de Gisors qui fut enterrée en 1147 à Saint-Martin de Pontoise 299 . Cette alliance contredit totalement l'hypothèse élaborée par Joseph Depoin qui fait d'Hugues le Borgne le fils d'Hugues de Gisors car ce dernier est le père de Thibaut Payen
287
DEPOIN, "Les Comtes de Beaumont-sur-Oise"• n° 2, pp. 48-50. BOURNAZEL, Le gouvernement capétien, p. 51, n. 209. 289 Orderic Vital, Historia ecclesiastica, t. 2, p. 152. 290 Recueil des actes de Philippe Ier, p. cxlviii. 291 L'un des fils de Dreux de Chaumont est nommé Guillaume Aiguillon (II) ( Cartulaire de l'abbaye de Saint-Martin de Pontoise, p. 351, n. 451). 292 Paris, B.n.F, Ms lat. 13899, fol. 426. 293 Cartulaire de l'abbaye de Saint-Martin de Pontoise, p. 353. 294 Dans les chartes de Louis VI, Hugues le Borgne n'apparaît qu'avec le titre de connétable. Entre 1110 et 1127, il approuve pourtant la cession d'une maison à Pontoise en qualité de vicomte de Chaumont (Ibidem, n' 55, p. 49). Le copiste a sans doute transformé le titre de vicomte de Pontoise en" Clavomon288
tis comitis >>. 295
BOURNAZEL, Le gouvernement capétien au XIIe siècle, p. 51, n. 215. Cette filiation qui a été adoptée par Recueil des actes de Louis W, t. 3, p. 157. 296 DD 1805 : + SIGILL GAL ... S DE CALIDOMONTE ; DD 1807 : SIGILL HUGONIS DE CALIDOMONTE. 297 Cartulaire de l'abbaye de Saint-Martin de Pontoise, pp. 352-355. 298 Recueil des actes de Louis VT, t. 2, n ° 243, pp. 24-27. 299 Cartulaire de l'abbaye de Saint-Martin de Pontoise, n° 102, pp. 80-81.
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de Gisors et, par conséquent, le grand-père de Marguerite 300 . Enguerran II, fils de Guillaume Aiguillon Il, tient non seulement des biens à Trie, à Puiseux et à Pontoise, mais aussi la seigneurie de Mouchy qui constituait la dot d'Eve, veuve de Nivelon de Pierrefonds 301 • Les Trie occupent donc une place importante dans la hiérarchie seigneuriale vexinoise, à proximité de l'Epte et du Beauvaisis. Ils tiennent un castrum à Trie 302 • Cette demeure seigneuriale, qui a totalement disparu, fait face à la forteresse de Gisors modernisée par Robert de Bellême à la fin du XIe siècle. Elle est mentionnée avec Chaumont et Boury par Orderic Vital 303 • Pour le Capétien, la fidélité des Chaumont-Trie est indispensable. Elle étaye la position du roi de France face au Plantegenêt et accélère l'absorption du Vexin français. A côté des comtes et des vicomtes du Vexin et du Mantois, rares sont les aristocrates qui tiennent des châteaux avant 1150. Les seigneurs de La Roche-Guyon font partie des principaux lignages du Vexin 304 . Ils dominent la vallée de la Seine entre Limetz-Villez et Vétheuil3°5 • A la fin du XIe siècle, le chef du lignage tient deux forteresses : Vétheuil et La Roche-Guyon qu'il ouvre à l'Anglais 306 • Le premier a disparu mais le second, mentionné par Suger dans la Vie de Louis VI, est un peu mieux connu. Ce « château affreux » est alors « invisible à sa surface [car] il est creusé dans une haute roche » 307 • Cette architecture originale dans les pays autour de Paris, sert de décor au drame qui secoue le lignage en 1109. Suger explique que « la roche se trouve partagée en deux » 308 : il distingue la maison du seigneur et l'église, c'est-à-dire la chapelle castrale établie à proximité immédiate. Il s'agit donc d'un habitat troglodyte, sans doute ancien, qui paraît inexpugnable. Pour pouvoir pénétrer dans la place, les assaillants doivent avoir recours à la ruse. Il n'est pas impossible que les seigneurs du lieu aient fait bâtir avant 1150 une tour au-dessus de la caverne. MM. Héliot et Vallery-Radot induisent du récit de l'abbé de SaintDenis «qu'aucune bâtisse ne s'élevait sur le plateau, soit en 1109, soit vers 1140, c'est-à-dire à l'époque de la rédaction du livre » 309 • Cependant, le texte de Suger est une allégorie, non une description objective. Il souhaite avant tout diaboliser le maître du lieu. Pour sa démonstration, il est plus utile d'insister sur la partie troglodyte,« antre fatidique où se recueillaient les oracles d'Apollon »,que sur un très banal donjon. Les traces « d'une vaste enceinte en terre, cernée d'un fossé et décrivant approximativement un V inversé tournant sa pointe vers le nord, et d'une motte érigée contre le rempart qui regardait vers le nord-est »310 ont été repérées
300
301
Ibidem, p. 407. NEWMAN, Les seigneurs de Nesle,
t. 1, p. 190. Au XIXe siècle, on pouvait encore observer" une assez belle porte ogivale ,, et un " donjon qui est rond et de moyenne grosseur,, (DION, "Exploration des châteaux du Vexin», p. 332). Cette tour semble pouvoir ètre rattachée au modèle architectural en usage au XIIe siècle, mais nos informations manquent de précision. 303 Orderic Vital, Historia ecclesiastica, t. 6, p. 37. 304 En 1235, Gui de La Roche-Guyon, Anseau de l'Isle-Adam, Mathieu de trie, Jean de Chaumont, Gilles de Montchevreuil et Jean des Barres composent un règlement pour le relief des fiefs du Vexin français (Layettes du Trésor des chartes, t. 2, pp. 291-292). 3os R.H.F.D.F.A., t. 7, pp. 307-308. 306 Orderic Vital, Historia ecclesiastica, t. 5, pp. 214 et 218. 30 7 Suger, Vie de Louis VI, p. 112. 308 Ibidem, p. 114. 309 HELIOT et VALLERY-RADOT," Le donjon de La Roche-Guyon'" pp. 9-20. 310 Ibidem, p. 10. 302
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LES SEIGNEURS-CHÂTELAINS
sur le plateau par Eugène Emmanuel Viollet-le-Duc au XIXe siècle 311 • Cet espace fut ensuite profondément remanié dans la seconde moitié du XIIe siècle par la construction d'un donjon cylindrique renforcé d'un éperon et protégé par une double chemise. La présence d'une tour autour de l'an 1100 ne nous semble pas incompatible avec la description de Suger. Parce qu'elle était plus visible que la maison troglodyte, elle matérialisait beaucoup mieux l'autorité seigneuriale. Pourvue d'un donjon, la demeure seigneuriale de La Roche-Guyon se rapprocherait du modèle déjà rencontré à Chevreuse : le château rassemblerait une chapelle, une maison et une tour. Reste à déterminer la fonction exacte des deux derniers éléments par rapport au triptyque capella-aula-camera. Les autres demeures fortifiées du Vexin ont presque toutes disparu. Nous pouvons toutefois observer une assez forte densité castrale dans un triangle délimité au nord par la vallée de la Troëne et à l'ouest par la vallée de l'Epte. En 1198, Richard Coeur de Lion, qui souhaite s'emparer de la forteresse de Gisors, attaque Boury et Courcelles-lès-Gisors à partir de Dangu 312 . La campagne est triomphale. Courcelles et Boury tombent en une journée, l' ost de Philippe Auguste est écrasé et le Capétien manque de se noyer lors de sa fuite précipitée vers Gisors. Richard indique qu'il s'est emparé du château et de la tour (castrum cum turre3 13 ) de Courcelles et qu'il les a faits détruire. Le maître de la place, Guillaume, est mortellement blessé lors de l'assaut. Le château est sans doute reconstruit au début du XIIIe siècle car les restes d'un petit donjon rectangulaire protégé par une chemise carrée subsistent. Hormis la porte del' enceinte, la structure del' ensemble« demeure très voisine de celle des édifices du début du [XIIe] siècle » 314 . Il est fort peu probable qu'un obscur lignage vexinois ait eu les moyens d'élever une tour de pierre vers 1100. Il a sans doute obtenu le soutien financier du roi de France - ou de son alter ego anglais-, indispensable pour mener à son terme la fortification de la place. Le « petit château » 315 de Courcelles nous semble être un cas particulier. Sa création est sans doute liée au conflit franco-anglais. Il s'agit moins d'un véritable castrum, chef-lieu d'une châtellenie, que d'un avant-poste protégeant l'accès à Gisors. Le château de Boury mentionné par Orderic Vital était le chef-lieu d'une seigneurie tenue par les héritiers de Gaubert,« chevalier batailleur [qui] mourut excommunié par l'archevêque de Rouen, pour s'être emparé des terres de Gisors dépendant de la cathédrale » 316 • Le conflit, qui prend fin avec la restitution de ces droits par Raoul, fils de Gaubert, en 1105, ne concerne pas la légitimité des droits du lignage sur Boury. En 1104, Eustache, seigneur du lieu, cède à Saint-Martin de Pontoise l'église de Boury pour y établir un prieuré 317 . Cette donation correspond à la fidélité des Boury qui semblent beaucoup plus proches de la France que de la Normandie 318 • Gaubert (II) et Richard participent à la« résistance (sic) de la noblesse vexinoise 311
VIOLLET-LE-DUC, Dictionnaire raisonné de l'architecture, t. 3, pp. 80-82 et t. 5, pp. 58-63. Roger de Hoveden, Chronica, t. 4, 54-55. 313 DION, "Exploration des châteaux du Vexin"• p. 333. 314 CHATELAIN, Châteaux forts, p. 181. 315 DION, " Exploration des châteaux du Vexin ,,, p. 332. 316 Cartulaire de l'abbaye de Saint-Martin de Pontoise, p. 445. 317 Ibidem, n° 46, pp. 41-42, et p. 446. 318 Cette fidélité semble relativement tardive car l'un des fils de Gaubert, Richard, porte un nom normand. Ce choix anthroponymique, qui perdure pendant tout le XIIe siècle, semble montrer que les Boury n'ont pas été installé dans le Vexin par Philippe Ier et qu'ils faisaient sans doute partie des potentats locaux dès 1050. 312
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contre les Normands en 1097 ,, 319 et le même Gaubert obtient la garde partielle des Andelys en 1119. Nous ne connaissons pas la physionomie du château de Boury. La seule trace d'un habitat fortifiée est une motte qui fut élevée au centre du village, à proximité del' église offerte à Saint-Martin de Pontoise 320 • Au sud-ouest de Boury, Saint-Clairsur-Epte est le chef-lieu d'une seigneurie tenue en partie par Robert de ChaumontGuitry, dit le Roux, au début du XIIIe siècle 321 • La porte fortifiée et les débris d'une tour d'angle de courtines qui subsistent encore aujourd'hui furent probablement élevés au XIIIe siècle par ce Robert ou par ses descendants 322 . L'existence d'un château avant cette période est incertaine. Comme le signale Louis Carolus-Barré, la place fortifiée par le roi Henri Ier d'Angleterre en 1118 n'est peut-être pas SaintClair-sur-Epte, mais Château-sur-Epte 323 . Cette dernière est établie à moins de deux kilomètres au sud-ouest de Saint-Clair, sur la rive droite de l'Epte. Les ruines, toujours très impressionnantes, donnent une image précise de la disposition de l'ensemble castral. Le donjon cylindrique sur motte est protégé par une chemise. Il est élevé à cheval sur une enceinte circulaire qui abrite une basse-cour d'un hectare. Les bâtiments de pierre furent sans doute édifiés dans la première moitié du XIIe siècle par le Normand sur un site fortifié avant 1100. Cédé au Capétien au milieu du XIIe siècle, il entre dans le temporel de Saint-Denis en 1153-1154324 . Si la densité castrale est forte dans la vallée de l'Epte, le nombre des demeures seigneuriales fortifiées avant 1150 au centre du Vexin français semble particulièrement faible 325 • Nous avons trop peu de renseignements sur la motte de Maudétour, le donjon disparu d' Arthies, le « Château Gaillard » de Chars ou l'hypothétique forteresse de Marines - remplacée par une nouvelle construction au début del' époque moderne - pour les intégrer dans notre développement. Le gros donjon barlong aujourd'hui disparu de Lavilletertre est daté du XIIe siècle, mais l'absence de témoignages contemporains et l'implantation en plaine des ruines nous semblent suspectes. A la fin du XIe siècle, Amauri II Deliés tenait un moulin dans cette localité, au Roux Mesnil3 26 . Nous pouvons peut-être attribuer la construction d'une partie de la tour de Lavilletertre aux vicomtes de Pontoise. Ce donjon n'est pas constitué d'un bloc. Sur les façades est et ouest, un décrochage inhabituel semble montrer que le bâtiment est en fait constitué de deux tours accolées. La première, au nord, est un carré de 11,50 x 11,50 mètres, et la seconde, au sud, un rectangle de 12,20 x 10 mètres. Nous retrouvons donc les mêmes dimensions qu'à Courcelles. La résidence fortifiée de Lavilletertre existait peut-être avant 1150, mais elle était relativement modeste et s'apparentait sans doute plus à une maison forte qu'à un véritable castrum.
D'autre part, nous pouvons remarquer que toutes les demeures fortifiées - attestées ou supposées - du centre du Vexin français sont localisées dans des espaces boisés, pourtant rares dans cette région 327 : Arthies et Maudétour sont situés au nord du 319
Ibidem, p. 445.
CHATELAIN, Châteaux forts, p. 179, d'après REGNIER (Louis), La maisonjorte de La Villetertre, 1919. 32 1 CAROLUS-BARRE," Les anciens seigneurs de Saint-Clair-sur-Epte"· 32 2 CHATELAIN, Châteaux forts, p. 179. 323 CAROLUS-BARRE," Les anciens seigneurs de Saint-Clair-sur-Epte'" p. 143. 324 Gesta Normannorum Ducum, t. 2, p. 250. POWER, The Norman Frontier, p. 127. 325 CHATELAIN, Châteaux forts, pp. 176-177. 326 Cartulaire de l'abbaye de Saint-Martin de Pontoise, n° 33, p. 28. 327 PEGEON, L"abbaye de Saint-Martin de Pontoise, p. 43. 320
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LES SEIGNEURS-CHÂTELAINS
bois de la Bucaille tandis que Lavilletertre, Chars et Marines encadrent le bois de Beaumont. Cette répartition correspond assez largement à la carte des défrichements établie par Charles Higounet328 • Dans l'ensemble Mantois-Vexin français, le système castral est bicéphale et suit le réseau hydrographique. Al' est, il est dominé par les anciennes places fortes des Gouy élevées dans les grands centres urbains (Pontoise, Meulan, Mantes et Chaumont). Ces castra, qui sont régulièrement modifiés, encerclent le comté. La situation des résidences seigneuriales dans le nord-ouest de l'Ile-de-France est donc originale. Issu du partage du pagus des Véliocasses, le Vexin français n'est pas délimité par des massifs forestiers, mais par des cours d'eau. La sedes (Pontoise) est elle-même excentrée et son rayonnement doit être relayé par les grosses tours des vicomtés. La création du comté de Meulan est admise car elle ne brise pas la continuité du réseau seigneurial. La nouvelle unité politique occupe une position périphérique. Entre ces pôles urbains, les châteaux sont peu nombreux. Cette rareté semble principalement liée à la physionomie originale du Vexin français. Dans cette région, l'aristocratie laïque manque d'espace. Les périphéries orientales, méridionales et septentrionales sont occupées par les places comtales, tandis que la frontière occidentale, qui correspond au centre de l'ancien pagus, est une création récente. Les châtelains ne peuvent donc pas étendre leur autorité dans les confins. La haute noblesse doit demeurer dans des castra qui ne lui appartiennent pas et les simples chevaliers végètent dans des villages dominés par les moines 329 • Il faut attendre le dernier tiers du XIe siècle pour voir apparaître de nouveaux châteaux. Après 1077, la vallée de l'Epte devient la seconde tête du système castral vexinois. Les rois de France et d'Angleterre s'affrontent directement et élèvent ou prennent sous leur protection de nombreuses places fortes entre Gisors et La Roche-Guyon. Dans le courant du XIIe siècle, l'Epte perd son rôle d'axe d'échanges pour devenir une frontière fortifiée. L'augmentation brutale du nombre des châteaux n'est donc sûrement pas ici une manifestation de l'autonomie grandissante de l'aristocratie laïque. Ces demeures matérialisent l'autorité du souverain. Le Vexin devient ainsi le laboratoire du rassemblement capétien. Même cédé à l'abbaye de Saint-Denis, le comté est toujours défendu par le roi qui agit à la fois dans l'intérêt de l'abbaye et dans l'intérêt de la couronne. Le Vexin fait partie de la grande seigneurie de France. Les châteaux de l'Epte partagent les mêmes caractéristiques architecturales que leurs homologues orientaux, mais ils n'ont pas la même fonction: leur rayonnement politique n'est pas orienté vers l'intérieur du comté, mais vers l'extérieur, vers la Normandie. Ils matérialisent la limite, non le centre.
328
HIGOUNET, Défrichements et villeneuves du Bassin parisien, pp. 274 et suiv. Avant 1150, les lignages attachés aux forteresses comtales sont les principaux bienfaiteurs de SaintMartin de Pontoise. Les donations des aristocrates de rang inférieur sont généralement plus modestes et concernent essentiellement des dîmes et des églises (PEGEON, L'abbaye de Saint-Martin de Pontoise, p. 26). Quelques exemples de chevaliers de vîllage dans DUPAQUIER, Osny, p. 23 ; DUCLOS, " Hérouvîlle en Vexin». 329
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PREMIÈRE PARTIE
Le nord-est de l'Ile-de-France
Le troisième ensemble géographique choisi pour analyser les demeures seigneuriales d'Ile-de-France correspond aux pays situés entre la Seine, la Nonette et la Marne. Le coeur de cet espace est la France, plateau calcaire couvert de riches limons, quis' étend du sud au nord de Saint-Denis à Belloy et d'ouest en est de Soisy à la Beuvronne 330 . Ces belles terres à blé sont encadrées à l'est, au nord et à l'ouest par« des buttes allongées d'est en ouest( ... ) toutes couronnées de bois, [qui] forment pour le pays de France, selon le mot de Marc Bloch, une" marche forestière ", d'ailleurs mince » 331 . Elle sépare les diocèses de Paris, de Rouen, de Beauvais, de Senlis et de Meaux issus des pagi, antiques. Cette fragmentation inhabituelle est liée à la survivance du petit pays des Silvanectes, «clairière très anciennement cultivée [qui] est toujours restée bien séparée de la région parisienne » 332 . Densément peuplé en son centre 333 , le nord-est de l'Ile-de-France est traversé par trois voies de communication importantes : la vallée de l'Oise qui croise la route de Rouen au niveau de Pontoise, la route Paris-Senlis-Amiens-Boulogne et la vallée de la Marne 334 . Paris est le point de convergence de ce réseau qui associe les principaux foyers de consommation, de production et d'échanges du royaume 335 • Dans cet espace florissant étroitement surveillé par le roi et par de puissants établissements ecclésiastiques, quelle est la place des grandes résidences seigneuriales fortifiées autour de l'an 1100? La géographie castrale de cette région correspond-elle à l'un des deux « modèles » observés au sud-ouest et au nord-ouest? Plus généralement, l'aristocratie laïque profite-t-elle de la croissance économique et démographique du XIIe siècle pour accroître son influence et contrôler les hommes et les biens ? Le voyageur qui empruntait l'ancienne voie romaine de Paris à Pontoise pouvait voir, à l'entrée de la vallée qui s'étend entre les forêts de Montmorency et de Cormeilles-en-Parisis, le château de Montmorency, « poste d'observation idéal au milieu d'un relief tourmenté » 336 . Le maître du lieu est un puissant. Dans la liste des témoins de la charte de confirmation publiée par Philippe Ier en 1067 en faveur de Saint-Martin-des-Champs, « Thetbaldus de Monmoriaco » 337 est cité après Gui de Montlhéry et Simon de Montfort. Il précède les grands officiers du roi et fait donc partie des principaux seigneurs d'Ile-de-France. La fixation de son lignage à proximité de Paris remonte à la fin du Xe siècle 338 . Les travaux de Joseph Depoin et de Brigitte Bedos-Rezak montrent que la« privatisation »du castrum de Montmorency a été voulue - ou, du moins, acceptée - par le roi. Sans doute au début du XIIe 330
GALLOIS, Régions naturelles et noms de pays.
331
FOURQUIN, Les campagnes de la régi,on parisienne, pp. 59-60. HIGOUNET, Défrichements et villeneuves du Bassin parisien, p. 11. Cette " séparation ,, est essentiellement administrative. Culturellement et politiquement, Senlis est attaché aux XIIe et XIIIe siècle à l'Ile-de-France capétienne. 333 Au début du XIVe siècle, la densité kilométrique sur le plateau de France atteint le chiffre record de 19 feux, soit environ 80 habitants par km 2 (FOURQUIN, "La population de la région parisienne»). 334 DUTILLEUX, Recherches sur les routes anciennes du département de Seine-et-Oise. 335 FOURQUIN, Les campagnes de la régi,on parisienne, p. 64. 336 CHAIRON, "Le château féodal de Montmorency'" p. 145. 337 Cartulaire général de Paris, n° 98, pp. 125-127. 338 DU CHESNE, Histoire généalogi,que de la maison de Montmorency et de Laval; DEPOIN, La légende des premiers Bouchard de Montmorency ; BEDOS, " Les origines de la famille de Montmorency ,, ; BEDOS, La Châtellenie de Montmorency, pp. 37-41. 332
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LES SEIGNEURS-CHÂTELAINS
siècle, les moines de Saint-Denis utilisent un acte de Robert le Pieux daté de 1008 pour composer un« faux notoire [qui] n'est cependant pas à rejeter dans sa totalité » 339 . Le rédacteur explique qu'à la fin du Xe siècle l'abbaye subit les rapines de Bouchard le Barbu installé sur l'Ile-Basset (auj. l'Ile Saint-Denis). Une partie de la seigneurie du lieu fut transmise par la veuve d'Hugues Basset qui épousa Bouchard340. Robert le Pieux intervient en faveur des moines et chasse le pillard. Bouchard est chasé par le roi à Montmorency et doit désormais reconnaître qu'il tient son domaine de Saint-Denis. La volonté du faussaire est d'officialiser la dépendance du seigneur de Montmorency vis-à-vis de l'abbaye 341 . Toutefois, le projet de SaintDenis semble avoir échoué : les successeur de Bouchard tiennent leur terre de Montmorency du roi de France, non de l'abbaye 342 . Louis VI lui-même exempte les gens qui relèvent du château de Montmorency du péage sur les marchands qui pénètrent sur le « castrum » de Saint-Denis343 . La charte fausse indique que les héritiers de Bouchard sont en concurrence avec Saint-Denis et que le roi satisfait les intérêts du monastère, mais veille aussi à maintenir la fidélité d'un lignage qui lui est attaché depuis plus d'un siècle. Bouchard le Barbu apparaît en 1005 dans l'entourage de Robert le Pieux. Sa réussite doit sans doute beaucoup au Capétien qui favorise son alliance avec les Basset344 . Il est probable qu'il a aussi obtenu la garde de la place forte de Montmorency construite par les Robertiens pour contrer les raids normands 345 • S'agit-il pour autant d'un «homme nouveau»? Bouchard le Barbu semble issu de Bouchard de Bray, lui-même parent de Bouchard, frère de l'archevêque de Sens Gautier Ier et du vicomte d'Orléans Aubri Ier 346 . Un autre faux daté du 10 décembre 958, qui contient néanmoins un « fond de vérité »347 ,
339
BEDOS, La Châtellenie de Montmorency, p. 40; Paris, Arch. nat., K 18, n° 2 et 3. Pour DEPOIN, La légende des premiers Bouchard de Montmorency, p. 25, " Hildelinde serait le nom de la veuve du chevalier Hugues Basset, possesseur de l'île Saint-Denis '" Cette dame est citée dans un sacramentaire de l'église cathédrale de Sens conservé à Stockholm. Elle est veuve d'un Bouchard et se rend à Rome pour obtenir l'absolution posthume de son mari mort excommunié. Joseph Depoin considère que ce Bouchard est Bouchard le Barbu, " excommunié par l'abbé de Saint-Denis '" Cependant, si les Montmorency sont bien en conflit avec l'abbaye autour de l'an 1100, Bouchard le Barbu décède vers 1020. 341 Cet épisode fictif donne du grain à moudre aux anti-cléricaux du XIXe siècle : pour LEFEUVE, Le tour de la vallée, p. 22: "ce chevalier, qui n'est que trop vaillant, a déjà les idées révolutionnaires, pour un barbare, à l'endroit des richesses qu'entassent les moines de Saint-Denis, en regard de la forteresse, seule dot sans doute qu'ait apportée sa femme '" 342 Paris, Arch. nat., P 129, n° 41. Pour DEPOIN, La légende des premiers Bouchard de Montmorency, p. 22, n. 2 : le faux " a certainement été fabriqué à la suite des dissensions entre Adam, abbé de Saint-Denis, et Bouchard N, qui amenèrent l'intervention de Louis le Gros, roi désigné, et le siège de Montmorency'" Il nous semble plus probable qu'il ait été la source du conflit. Le Capétien intervient à la demande de l'abbé Adam et la" rébellion" des Montmorency n'est pas une contestation du pouvoir royal. 343 Recueil des actes de Louis VI, t. 1, n° 142 et 189, pp. 290-293 et 392-397. 344 Hugues et Robert Basset ( Cartulaire de l'abbaye de Saint-Martin de Pontoise, n° 45, p. 40) portent des noms qui les rattachent au Capétien. 345 BEDOS, La Châtellenie de Montmorency, p. 34. 346 BEDOS, "Les origines de la famille de Montmorency"· 347 DEPOIN, La légende des premiers Bouchard de Montmorency, p. 10. L'auteur pense, sans doute à juste titre, que" cette rédaction serait du XIIe siècle, car son but suffisamment clair est de dégager les moines des droits d'avouerie que pouvaient prétendre sur eux les comtes de Champagne et leurs vassaux, les châtelains de Bray, qui avaient succédé aux fondateurs de la collégiale" (p. 12). Il est aussi probable qu'il fut composé à partir du "texte d'une ancienne notice, écrite avec quelques abréviations, ou en caractères effacés quelque peu par le temps" (p. 12). 340
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PREMIÈRE PARTIE
étaye cette hypothèse. A la demande de l'archevêque de Sens et de Bouchard, fils d'Aubri, duc, etfrère de Thibaut« dominus de Centumliis »,le roi Lothaire confirme la fondation du monastère de Bray et les biens donnés par Bouchard, « savoir : le domaine rural de Bray, des moulins à Montmorency, des serfs et des serves »348 • Pour Joseph Depoin, ce Bouchard fils d'Aubri est Bouchard de Bray, père de Bouchard le Barbu, et cousin de Bouchard II de Vendôme issu de Bouchard Ier, frère d'Aubri et de Gautier Ier archevêque de Sens. Ce document tardif ne prouve pas que Bouchard de Bray possèdait déjà la terre de Montmorency, mais il suggère qu'il était lié au pays sénonais. Cette filiation est partiellement reprise par Brigitte BedosRezak qui voit dans la présence de Bouchard le Barbu aux côtés de Robert le Pieux le résultat« d'une tradition et d'une migration »349 . «A la suite d'une querelle de clan», Bouchard de Bray aurait été «éliminé de ses possessions sénonaises »350 • Comme ses oncles, il entre au service du roi. L'auteur de La châtellenie de Montmorency se montre cependant plus prudente que Joseph Depoin. Pour elle, Bouchard de Bray ne descend pas du « duc » Aubri, mais de son frère, Bouchard, souche des comtes de Vendôme pour Joseph Depoin. Le problème est complexe. Remarquons toutefois que Bouchard le Barbu est contemporain de Bouchard de Vendôme, comte de Paris et de Corbeil, et que le premier dépend du second pour ses terres d'Ile-de-France. L'existence d'un lien, au moins politique, entre les deux fidèles du Capétien est probable. Dans l'ensemble, les hypothèses de Joseph Depoin et de Brigitte Bedos-Rezak s'accordent sur un point : Bouchard le Barbu, ancêtre« légendaire » des seigneurs de Montmorency, est issu de la haute société carolingienne. Si, en Ile-de-France, la faiblesse de son patrimoine fait de lui un « homme nouveau», le sang de l'ancienne aristocratie coule dans ses veines. Cette ascendance prestigieuse est indispensable. Elle garantit le soutien du roi, la neutralité des grands et la possession légitime d'un château. Pour conserver son autorité, le Capétien doit préserver le cadre politique antérieur. Il ne peut pas enrichir un parvenu au détriment del' élite installée. Le castrum de Montmorency a presque entièrement disparu. La demeure de Bouchard le Barbu était « sans doute une construction de bois, comme la plupart des castra d'Ile-de-France à cette époque »351 , élevée sur une motte 352 • Elle fut ensuite pourvue d'un donjon de pierre représenté sur un dessin aquarellé réalisé en 1708 353 • Cette construction nous semble originale : il s'agit de deux tours accolées, l'une cylindrique et percée de grandes fenêtres, l'autre polygonale (hexagone?) et totalement aveugle. Ce double donjon est ceinturé par une chemise en ruine. La présence simultanée de ces deux modèles architecturaux est, à notre connaissance,
inédite. L'analyse comparée des différentes résidences seigneuriales d'Ile-de-France semble indiquer que les deux éléments appartiennent à deux époques différentes. Les maîtres du lignage auraient édifié une tour polygonale au cours du XIe siècle, en même temps que les Montfort- peut-être au moment de la fondation de la collégiale de Saint-Martin de Montmorency par Mathieu Ier (avant 1137), ou d'une chapelle castrale par Bouchard V (1174) -, puis, pour manifester la permanence
348 349
350 351 352 353
Ibidem, pp. 8-9. BEDOS, La Châtellenie de Montmorency, p. 37. Ibidem, p. 39. Ibidem, p. 62. L'Ile-de-France médiévale, t. 2, p. 145. Ibidem.
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LES SEIGNEURS-CHÂTELAINS
de leur autorité, auraient élevé une tour cylindrique, forme nouvelle du pouvoir politique au XIIe siècle. Cette superposition des édifices seigneuriaux, qui, ensemble, forment le donjon de Montmorency354 , montre que les ressources du maître du lieu étaient déjà importantes au XIe siècle et le restèrent au XIIe. Même s'ils s'implantent dans la région« au détriment de l'abbaye de Saint-Denis [et] de ses puissants vassaux les seigneurs de Villiers ,, 355 , les Montmorency ne possèdent qu'un castrum au nord de la Seine. Les autres « châteaux » du lignage apparaissent sous cette appellation dans la seconde moitié du XIIe siècle au sein même de la châtellenie de Montmorency qui s'étend de Franconville à Puiseux-en-France et de l'IleSaint-Denis à la basse forêt de Montmorency356 • Au cours de cette période, la grosse tour de Montmorency reste le centre d'un domaine cohérent et prospère qui est transmis à l'aîné sans aliénation majeure. Le patrimoine cédé au cadet semble beaucoup plus modeste. Il s'agit, soit d'un fragment de la châtellenie de Montmorency, soit d'un bien périphérique plus important. Dans les deux cas, les cadets ne doivent pas fragiliser la position du chef de famille. La seigneurie de Deuil, qui dépend du castrumde Montmorency, est tenue autour de l'an 1100 par Hervé, frère de Bouchard III, puis par Hervé, frère de Bouchard IV. Vers 1120, Richard, fils de Thierri de Montmorency tient la seigneurie vexinoise de Banthelu357 . Le lignage possède aussi la seigneurie de Marly-le-Roi établie sur la rive gauche de la Seine, entre Saint-Germain-en-Laye et les terres du sire de Neauphle 358 . Dans la seconde moitié du XIe siècle, Hervé, petit-fils de Bouchard le Barbu, donne l'église de Marly aux moines de Coulombs et « deux arpents de terre contigus au fossé ou rempart ( vallo) de son château pour y construire une autre église »359 • Entre 1125 et 113 7, Louis VI leur confirme la possession des deux églises de Marly abandonnées par Hervé,« illius castri dominus »,ainsi que les libéralités de son fils, Bouchard, et de son héritier, Mathieu 360 • La présence précoce d'une palissade et d'une église castrale semble montrer que la demeure seigneuriale de Marly est le chef-lieu d'une châtellenie reconnue dès le milieu du XIe siècle. L'autorité d'Hervé est étayée par la présence des moines de Coulombs. Remarquons que ces mêmes religieux sont installés à la même époque (1060) dans la monastère voisin de SaintGermain-en-Laye fondé par le roi 361 • La donation d'Hervé conforte non seulement sa domination politique, mais aussi sa fidélité vis-à-vis du Capétien.Jusqu'à Mathieu Ier (+ 1160), les seigneurs de Montmorency conservent la seigneurie du Marly. Elle
354 L'Ile-de-France médiévale, t. 2, p. 146:" [le donjon] atteste la suzeraineté des Montmorency sur leurs vassaux. Jusqu'au XVIIIe siècle, on viendra prêter foi et hommage à la porte de cette tour désertée "· 355 BEDOS, La Châtellenie de Montmorency, p. 49. 356 Ibidem, p. 66-67. Le château d'Ecouen est mentionné pour la première fois en 1187, mais, pour CHATELAIN, Châteaux forts, p. 149, il y avait" très certainement dès le XIe siècle, une forteresse dont il ne reste rien depuis qu'y fut édifié le superbe château renaissance qu'on y voit aujourd'hui"· Le château de La Chasse (corn. Montlignon) élevé au fond d'une petite vallée au coeur de la forêt de Montmorency n'est pas le chef-lieu d'une seigneurie, mais un relais de chasse sans doute fortifié autour de l'an 1200. Enfin, les Montmorency possédaient des résidences à Tour et à Taverny mais, comme le souligne Brigitte Bedos-Rezak, seul le château de Montmorency avait un caractère féodal. 357 DEPOIN, "Les seigneurs de Banthelu de la maison de Montmorency'" pp. 132-138. 358 MAQUET, Les seigneurs de Marly. La paroisse de Marly-la-Ville (Val-d'Oise), " démembrement de celle de Fosses,, (LEBEUF, Histoire, t. 2, p. 325), ne doit pas être confondue avec Marly-le-Roi, chef-lieu de la châtellenie tenue par les Montmorency. 9 LEBEUF, Histoire, t. 3, p. 117. 3s 360 Recueil des actes de Louis VI, t. 2, n ° 405, pp. 340-344. 361 DEPOIN, Le prieuré de Saint-Germain-en-Laye.
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PREMIÈRE PARTIE
passe ensuite aux fils cadets du connétable Mathieu, Thibaut qui se retire au Val, puis Mathieu, époux de Mathilde de Garlande, veuve d'Hugues de Gallardon362 . La seigneurie de Marly, qui est désormais contrôlée par une branche collatérale 363 , ne dépend donc pas de la grande châtellenie de Montmorency. Même si nous assemblons les principaux domaines du lignage, la puissance territoriale des héritiers de Bouchard le Barbu paraît faible comparée à celle des Chevreuse ou des Montfort qui tiennent plusieurs châtellenies contiguës sous les premiers Capétiens. Les trois lignages occupent pourtant le même rang dans la charte royale de 1067. Certes, les Montmorency ne sont pas de grands propriétaires terriens, mais la situation géographique de leur domaine est remarquable. Les terres des Montfort ou des Chevreuse sont reléguées en périphérie, autour de vallées secondaires, qui, sans être pauvres, ne sont pas des axes commerciaux dominants. A l'inverse, Montmorency occupe une place centrale et bénéficie de l'essor du grand commerce. Dans les pays autour de Paris, cette position est exceptionnelle et elle fait la fortune des Bouchard. A la fin du XIe et au XIIe siècle, l'emprise du lignage sur le réseau s'accentue : les Montmorency multiplient les donations en faveurs de Notre-Dame du Val, abbaye cistercienne fondée à la lisière des châtellenies de Montmorency et de l'Ile-Adam 364 . Mieux, Bouchard III épouse Agnès de Beaumont, puis Agnès de Pontoise. L'alliance avec les comtes de Beaumont, euxmême parents des comtes de Clermont365 , est particulièrement bénéfique. Le Montmorency contrôle directement ou indirectement la basse vallée de l'Oise, carrefour de deux voies commerciales majeures qui relient Paris à la Normandie et à la Picardie. Agnès de Beaumont lui apporte probablement des droits à Conflans-SainteHonorine, localité stratégique tenue par les comtes de Beaumont depuis la fin du Xe siècle, en fief de l'évêque de Paris 366 . La dot devait être relativement importante car Bouchard III de Montmorency entre en conflit avec son beau-frère, Mathieu Ier de Beaumont, après la mort d'Yves le Clerc (v. 1081). La guerre,« dans laquelle le châtelain de Montmorency eut évidemment (sic) le dessus » 367 , s'achève en 1086 et provoque la destruction de l'ancienne église Notre-Dame et la translation des reliques de sainte Honorine dans une nouvelle église 368 . Bouchard offre de nombreux biens au prieuré, sans doute pour officialiser sa prise de contrôle, au moins partielle, sur la ville 369 . Il agit en présence de tous les hommes nobles du château
362
BEDOS, La Châtellenie de Montmorency, p. 67; MAQUET, Les seigneurs de Marly, pp. 69-87. Les armoiries des seigneurs de Marly montrent qu'ils occupent une position particulière dans le lignage: après Bouvines, le Montmorency porte d'or à la croix de gueules cantonnée de seize aiglettes d'azur, tandis que le Marly conserve les armes" anciennes"• c'est-à-dire d'or à la croix de gueules cantonnée de quatre aiglettes d'azur. 364 Paris, arch. nat., K 23, n° 1 ; DEPOIN," Les sires de l'Isle et de Villiers bienfaiteurs de l'abbaye du Val ,, ; L'arrière petit-fils de Bouchard III, Thibaut, fils du connétable Mathieu Ier et seigneur de Marly, se retire au Val vers après 1179 (FOUCHER, Notre-Dame du Val, pp. 59-60). 365 Agnès de Beaumont, épouse de Bouchard III de Montmorency, est la soeur de Mathieu Ier de Beaumont, époux d'Emme, fille d'Hugues de Clermont et dame de Luzarches. 366 Le château de Conflans est mentionné dans une charte de donation publiée par un Ives en faveur de Saint-Wandrille. Ce document n'est pas daté, mais il semble "de beaucoup antérieur à l'acte de partage de 1039,, (DEPOIN, "Les comtes de Beaumont-sur-Oise"• pp. 232-234). 7 % Ibidem, p. 41. 368 Ibidem, n° 11, pp. 60-61. 369 Ibidem, n° 12, 13 et 38, pp. 62 et 81-82. La principale donation est une rente sur les péages de Poissy, de Franconville et de Conflans. La confirmation publiée par Bouchard V de Montmorency entre 1160 et 1185 précise que les moines tiennent de lui la dîme du sel au travers de Poissy, une part des droits 363
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de Conflans370 • En 1081, cette demeure est occupée par Dreux,« homme noble du château »371 , sans doute issu des Beaumont. Au XIIe siècle, les Montmorency et les Beaumont se partagent la seigneurie du lieu. En 1134, Louis le Gros, à la demande du comte Mathieu Ier de Beaumont et de Mathieu Ier de Montmorency, concède à Sainte-Honorine de Conflans une foire annuelle de trois jours 372 . Nous connaissons l'existence d'au moins deux demeures seigneuriales fortifiées dans cette localité : la première, encore visible aujourd'hui, est une grosse tour rectangulaire sans contreforts appelée au XVIIIe siècle «le vieux Château ou la Baronnie »373 • Pour André Châtelain, elle fut érigée à la fin du XIe siècle, « après l'incendie de 1085 »374 , peut-être par Bouchard de Montmorency. La seconde, élevée « entre cette grosse tour et l'église paroissiale», est nommée «Château neuf( ... ) ou simplement la Tour »375 • L'abbé Lebeuf indique que Thibaut, dernier comte de Beaumont, y fonda une chapelle castrale 376 . La présence simultanée de ces deux résidences aristocratiques ne correspond pas nécessairement au partage de la seigneurie du lieu entre les Beaumont et les Montmorency377 . Les exemples de Meulan, de Paris ou d'Etampes montrent qu'un seigneur peut édifier plusieurs forteresses dans une même localité en fonction de l'évolution des contraintes architecturales. Si le donjon du «vieux Château» de Conflans est rectangulaire, c'est-à-dire conforme au modèle du XIe siècle, le « Château neuf» est évidement postérieur et probablement organisé autour d'une tour cylindrique. Le mariage d'Agnès de Beaumont et de Bouchard de Montmorency est-il l'un des nombreux exemples de « la circulation des femmes du haut vers le bas de l'échelle »378 ? Cette alliance paraît hypergamique: un simple seigneur-châtelain obtient la main de la fille d'un comte. En fait, la position des deux lignages dans la hiérarchie sociale est alors très proche. Les « ancêtres fondateurs » des deux familles apparaissent au même moment. Ils tiennent légalement des résidences aristocratiques (châteaux) et leurs dépendances, c'est-à-dire les hommes et les biens qui constituent une châtellenie ou un comté. Même si, théoriquement, l'autorité d'un comte dépasse celle d'un seigneur-châtelain, la châtellenie des Montmorency vaut bien le comté des Beaumont. Le premier comte de Beaumont connu apparaît dans l'entourage du Capétien 379 . Un« comes Ivo de Bellomonte »est mentionné en 1022 380 . Toutefois,« il n'est nullement établi que cette date (1022) soit exactement celle de
payés sur les navires portant vin ou sel et passant devant le château de Conflans, et une rente sur le travers de Franconville. 370 Ibidem, n° 13, p. 62: "Factum est hoc donum intra ecclesiam ejusdem Sancte Honorine et positum superaltare post missam quam ibi mane audierat, carma omnibus fere castri Confluentii nobilioribus viris ad missam ibi convenerant ». 371 Ibidem, n° 8, p. 58. 372 &cueil des actes de Louis VT, t. 2, n° 353, pp. 238-239. 373 LEBEUF, Histoire, t. 2, p. 93. 374 CHATELAIN, Châteaux forts, p. 169. 375 LEBEUF, Histoire, t. 2, p. 93. 376 Ibidem. 377 SANDRET, "Le travers de Conflans-Sainte-Honorine au Moyen Age», p. 147. 378
BARTHELEMY, " Parenté '"p. l 29. DOUET-D'ARCQ, &cherches historiques et critiques sur les anciens comtes de Beaumont-sur-Oise. Des compléments et des corrections dans DEPOIN, "Les Comtes de Beaumont-sur-Oise», pp. 1-262. Synthèse dans BISSON DE BARTHELEMY, Histoire de Beaumont-sur-Oise. 380 R.H.F, t. 10, p. 607. 379
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la constitution du comté de Beaumont »381 • La charte officialise une redistribution du pouvoir politique qui est achevée en 1022. Reste à déterminer la durée du processus. Pour Joseph Depoin, la (re )constitution du comté de Beaumont intervient à un moment précis, mais elle s'inscrit dans la longue durée : après la disparition de Renaud, comte de Paris, le roi réorganise la carte politique régionale et offre le comté de Beaumont à Yves, chef d'un lignage fidèle. Seigneur du château de Beaumont dès la fin du XIe siècle, YVes « devait avoir le rang de vicomte dominant l'ancien pays de Chambly, qui formait un comté un siècle avant, au temps de Charles le Chauve »382 • La nouvelle entité politique ne serait pas une création, mais larestauration « sous un autre titre, de l'ancien comté de Chambly, supprimé sous les invasions normandes »383 • Le cadre administratif carolingien aurait ainsi été rétabli par le Capétien. Cette permanence del' organisation politique est séduisante mais, malheureusement, incertaine. Chambly est bien le chef-lieu d'un pagus Camliacensis qui comprend Champagne-sur-Oise, Boderovilla et Nialla3 84 • Toutefois, le Chambliois n'est pas, à proprement parler, un pagus. «Pays dans le pays», il dépend d'un ensemble politico-religieuse plus large, le pagus Bellovacensis, administré par l'évêque de Beauvais. Au nord de Butry-sur-Oise, la vallée de l'Oise fait partie du diocèse de Beauvais qui englobe, sur la rive gauche, le bois des Bonnets et les forêts de l'Isle-Adam et de Carnelle 385 • Le doyenné de Beaumont constitue donc la pointe méridionale du pagus Bellovacensis.Joseph Depoin dénonce les« anciens historiens, à l'instar d'André Duchesne, [qui] ont considéré le comté de Beaumont comme une dépendance de celui de Beauvais » alors que « quelques portions seulement du comté relevaient del' évêque de Beauvais » et, en 1170, le comte reconnaît tenir la tour de Beaumont ( « turrim de Bellomonte ») et les avoueries d'Ully-Saint-Georges et de Cires-lès-Mello en fief de l'église de Saint-Denis386 . Toutefois, ce document tardif ne peut pas être utilisé pour prouver a posteriori l'indépendance du pagus Camliacensis. Ce qui est valable pour le comté de Beaumont au XIIe siècle ne l'est pas nécessairement pour celui de Chambly au IXe siècle. Nous pensons que les deux entités sont distinctes et que le Chambliois est un fragment du Beauvaisis. Cette dépendance explique sans doute le fait qu'il n'y ait jamais eu, à notre connaissance, de comte de Chambly. Voisin immédiat du roi des Français et concurrent
381
DEPOIN, " Les Comtes de Beaumont-sur-Oise '" p. 2. Ibidem, p. 5. 383 Ibidem, p. 16. 384 R.H.F, t. 2, p. 590 et t. 5, p. 734. Il s'agit peut-être de Neuilly-en-Thelle et de Boran-sur-Oise, nommé Baudrinum en 726. 385 Les limites du diocèse, qui correspondent en partie à celles de la Gaule celtique et de la Gaule belgique, semblent bien établies même si quelques documents paraissent imprécis. Au milieu du XIIe siècle, Gilbert II de Mello possède la " villa in territorio Parisiensi que dicitur Beurenc" ( Cartulaire de l'abbaye de Saint-Martin de Pontoise, n° 130, pp. 157-158). Pour DEPOIN, "Les Comtes de Beaumont-sur-Oise'" p. 241, il s'agit de la partie du territoire de Boran-sur-Oise "située sur la rive droite de l'Oise, au confluent de !'Izieux, dont le cours était du diocèse de Paris '" Cette localisation pose toutefois problème. Premièrement, !'Ysieux ne coule pas sur la rive droite de l'Oise mais sur la rive gauche. Deuxièmement, la partie " parisienne " de la vallée de !'Ysieux est située à plus de sept kilomètres de Boran, à proximité immédiate du castrum de Luzarches. S'il s'agit bien de Boran-sur-Oise, l'expression" in territorio Parisiensi,, ne désigne sans doute pas le diocèse de Paris mais la terre des Parisiens, c'est-à-dire l'Ile-de-France. 386 Paris, Arch. nat., J 168, n ° 1 : " In primis turrim castri de Bellomonte, et advocationem villarum nostrarum Ulliaci et Cires, quam dominus de Munciaco ab eo tenet, sed etiam quicquid in villis nostris Morenciaco scilicet et Chroy, Mumo atque Corcellis, habere dinoscitur '" 382
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direct du comte de Beauvais, le titulaire de ce titre hypothétique aurait sans doute attiré l'attention des chroniqueurs. L'existence d'un comte de Chambly nous semble trop incertaine pour pouvoir affirmer que cette dignité fut relevée au début du XIe siècle, sous le nom de comte de Beaumont, par les premiers Capétiens sur les cendres d'un Etat carolingien ravagé par les Normands. Si nous observons le cas des comtes de Meulan qui apparaissent à la même époque en marge du grand comté de Vexin, la transformation - et non le rétablissement- du castrum de Beaumont en chef-lieu d'un nouveau comté nous semble probable. Autour de l'an mil, le maître de cette demeure est, comme tous les autres châtelains d'Ile-de-France, un fidèle du Capétien. Nous connaissons mal l'origine de son lignage, mais il se rattache certainement à l'élite déjà installée qui contrôle l'accès aux hautes fonctions politiques387 • Le château de Beaumont occupe en effet une position importante, sur la rive gauche de l'Oise, face à la vallée de l'Esches. Etabli à la lisière des grands massifs forestiers qui délimitent les différents diocèses, il contrôle les échanges entre le Parisis, le Vexin, le Beauvaisis et la Picardie. Sous les Carolingiens, un édifice circulaire, puis un bâtiment trapézoïdale, sans doute à usage liturgique, sont élevés sur le plateau qui surplombe la ville antique. Le second est démonté au Xe siècle au profit d'une collégiale placée sous le vocable de Saint-Léonor. A proximité immédiate de cette collégiale, les seigneurs du lieu font construire une imposante motte castrale, peut-être quadrangulaire à angles arrondis, qui « devait atteindre près de 55 mètres de côté » 388 . Comme nous l'avons déjà signalé, ces deux monuments sont complémentaires ; ensemble, ils matérialisent l'autorité du maître du castrum. Ils sont donc très probablement contemporains389 . Au début du XIIe siècle, la motte est aménagée pour élever une énorme tour rectangulaire (26,75 m x 19 m) à contreforts encore partiellement visible. Sa construction est généralement 387 DEPOIN," Les Comtes de Beaumont-sur-Oise", pp. 5-6, 17 et 238, propose une filiation prestigieuse. Yves, premier comte du château de Beaumont connu, serait issu de Yves, "chevalier (sic) de Hugues Capet,, qui s'illustre en 978 lors d'un combat contre le neveu de l'empereur Otton II. Ce personnage, " son nom l'indique, devait appartenir à la famille d'ives de Creil, maître de l'artillerie de Louis d'Outremer, qui fut père d'un autre Ives, fondateur de la maison de Bellème au Perche "· serait lui-mème apparenté aux Yves de Creil. Toutefois, l'utilisation d'un même nom est un indice de parenté, non une preuve. Sur les descendants d Yves de Creil, voir LOUISE, La seigneurie de Bellême. Les insignes héraldiques du lignage (qui ne doivent pas être confondus avec le gironné des Beaumont-en-Gâtinais) apportent peu d'informations. En 1215, Yves, fils du vicomte Hugues Ier de Beaumont et petit-fils de Mathieu Ier de Beaumont, porte un lion passant accompagné, en pointe, de trois merlettes (DD 1368). Les merlettes sont sans doute liées aux Mello, alliés aux Beaumont depuis le mariage d'une soeur d'Yves II avec Dreux Ier de Mello, mais le lion passant est une figure rare dans les pays autour de Paris. Dans la seconde moitié du XIIIe siècle, seul Jean du Châtel, seigneur de Gallardon, et Raoul de Soissons portent des figures semblables (d'or aux deux lions passants de gueules (WN 85) pour le premier, d'or au lion passant de sable, à la bordure de sable (CP 31 et 39) pour le second). Yves porte donc des armes proches de celles de Raoul II de Soissons, frère de Gertrude. Cette dernière est la première épouse de Jean de Beaumont, fils du comte Mathieu II et cousin germain dYves avoué d'Ully-Saint-Georges. Les maisons de Nesle et de Beaumont étaient sans doute déjà apparentées comme le suggèrent l'existence d'un Yves, premier seigneur de Nesle connu, et la rupture du mariage de Jean de Beaumont et de Gertrude. Les deux familles appartiennent aussi à l'entourage des Vermandois (NEWMAN, Les seigneurs de Nesle en Picardie, t. 1, pp. 23-24 et 65). 388 L1le-de-France de Clovis à Hugues Capet, p. 157. 389 Ibidem, pense que« l'implantation au Xe siècle d'une collégiale fortifiée sur le sommet de l'éperon que forme naturellement le plateau crayeux va susciter très vite la construction d'une motte castrale à une date difficile à précise, faute de liens stratigraphiques et de mobilier datant"· Cette chronologie nous semble contestatble car, à Beaumont comme à Montmorency, la collégiale est un élément constitutif du château.
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attribuée à Mathieu Ier, «le premier comte de Beaumont dont l'importance soit tout à fait affirmée, à l'égal de ses voisins et parents Clermont et Montmorency » 390 • Mathieu est, en effet, un personnage considérable qui épouse la fille du comte Hugues de Clermont et offre la main de sa soeur Agnès à Bouchard de Montmorency, mais cette datation nous paraît tardive. La structure du donjon de Beaumont, très proche de celle de La Madeleine de Chevreuse, appartient au XIe siècle. Or, sans doute à la fin du XIe siècle et à la demande d'Yves le Clerc, fondateur, vers 1080, du prieuré de Sainte-Honorine de Conflans, les chanoines séculiers qui desservaient jusqu'alors la collégiale castrale sont remplacés par des moines clunisiens de Saint-Martin-des-Champs391 • La tour qui coiffait l'ancienne motte castrale fut peut-être remplacée à cette occasion par une construction moderne. Dans ce cas, le bâtisseur n'est pas Mathieu Ier, mais son père, Yves le Clerc. La fortune des comtes devait déjà être considérable car elle leur permet de financer la construction d'une tour exceptionnellement volumineuse. Il s'agit, à notre connaissance, du plus gros donjon barlong d'Ile-de-France. Ce gigantisme apporte une information essentielle : il témoigne, selon nous, de la croissance démographique et économique précoce du nord de l'Ile-de-France. Les comtes tirent en effet une partie importante de leur fortune des travers de Conflans et de Beaumont. Ces droits semblent lucratifs car la construction d'une grosse tour et l'installation d'un prieuré castral coûtent cher. Parce qu'elle entraîne une augmentation de la demande et une hausse des flux commerciaux, la croissance démographique alimente indirectement les caisses des Beaumont. Les mutations des pratiques architecturales, comme les essartages, sont liées à l'évolution du nombre des feux. La position géographique du castrum montre que la vallée de l'Oise est un axe commercial majeur. Le comte souhaite avant tout contrôler cet espace pourvoyeur de richesses. Il ne réside pas au coeur de son domaine, mais en périphérie, là où circulent les marchands. L'Oise est, en fait, le centre économique du comté. Nous connaissons mal les contours du comté de Beaumont à cette époque. Une charte publiée en 1223 mentionne les localités tenues par le comte392 • Toutefois, cette liste ne correspond pas au rayonnement de l'autorité comtale. Les quatre-vint quatre seigneurs laïques mentionnés dans la répertoire des vassaux du comte de Beaumont publié sous Philippe Auguste 393 portent presque tous des surnoms de lieux. Evidemment, ces localités
° CHATELAIN, Châteaux forts, p. 159.
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RACINET," L'implantation monastique dans la basse vallée de l'Oise au Moyen Age"• pp. 12-13. La chronologie proposée par l'auteur nous semble plausible au regard des exemples contemporains. Le prieuré de Crépy-en-Valois offre des points de repère utiles : entre 935 et 943, Raoul II comte de Crépy fonde une collégiale dans la chapelle de son château ; en 1006 ou 1008, Gautier II le Blanc, fils de Raoul II, remplace le chapitre en fondant une abbaye bénédictine dirigée par l'abbé Girard, assassiné par un moine en 1031 puis canonisé; l'établissement est enfin offert à Cluny par Je comte Simon en 1076 (RACINET dir., Recherches pluridisciplinaires sur le monastère de Saint-Arnoul de Crépy-en-Valois). 392 Thibaut de Beaumont, avoué d'Ully-Saint-Georges cède au roi quinze localités : Beaumont-sur-Oise, Chambly, Asnières, Champagne-sur-Oise, Baillet-en-France, Montmagny, Crouy, Jouy, Bernes, et les autre villages situés entre Boran et Beaumont, Saint-Martin-du-Tertre, Nerville, Presles, Maffliers, et Le Belay. Il faut ajouter les localités conservées par Thibaut: Jouy-la-Ville, Corbellessart, Hédouville (Catalogue des actes de Philippe Auguste, n° 2205, pp. 436-437). 393 DOUET-D'ARCQ, Recherches historiques et critiques sur les anciens comtes de Beaumont-sur-Oise, pp. 224225 : " Guillaume de Bletencourt; Guillaume de Vauls, Hue de Wagnouri ; Philippe de Fresnay ;Jehan de Trie ; Eudes de Fouquerolles,Jehan de Berciz; Hue de Pomponnes, Gautier de Marines; Guillaume de Leu-Meisons ; Godon de Saincte-Geneviève ; Renaud de La Boce ; Pierre Hideux ; Guillaume de Fay ; Gautier de Rons ; Robert du Marais ; Thomas d'Autre-Voisin ; Margarite de Bruières ; Adam de Cham-
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ne dépendent pas toutes de la grosse tour de Beaumont car les personnages cités ne tiennent pas nécessairement du comte l'ensemble de leurs biens. Cependant, cartographiée, cette liste donne une image - certes grossière - de la zone d'influence des Beaumont. Celle-ci recouvre naturellement le doyenné de Beaumont, avec des pôles de forte densité autour du bois de la Tour du Lay et dans la vallée de l'Oise entre Saint-Leu-d'Esserent et l'Isle-Adam, mais aussi le nord-est du Vexin et le sud du Beauvaisis. Pour maintenir sa domination sur cet espace fractionné par le relief et les nombreux petits massifs forestiers de l'Ile-de-France septentrionale, le comte de Beaumont entretient un autre castrum à Chambly. Même si son rôle commercial paraît modeste, la vallée de l'Esches, épine dorsale de l'ancien pagus Camliacensis, demeure la voie de communication principale à l'intérieur du comté. Au XIe siècle, elle n'est pas un centre d'émission de l'autorité comtale, mais un axe de diffusion de cette domination en direction de l'arrière pays. Chambly apparaît ainsi comme un relais de la puissance comtale. C'est d'ailleurs cette localité qui est assiégée en 1102 par l'ost du prince Louis, alors en conflit avec Mathieu de Beaumont394 • Le comte nourrit à Chambly un prévôt et des chevaliers de château parmi lesquels on trouve, au XIIe siècle, le fondateur du lignage surnommé Hideux 395 . La résidence seigneuriale a aujourd'hui disparu, mais, au début du XIIe siècle, elle est assez importante pour attirer l'ost royal. Suger précise que le Capétien« planta ses tentes [et] fit monter ses machines d'attaque » pour faire tomber la cité. Même si l'abbé de Saint-Denis doit amplifier la qualité des défenses de Chambly, responsables de la déroute du Capétien, son témoignage et le fait que le prince ait lui-même assiégé la place semblent indiquer que le castrum du lieu était à la fois important et fortifié. L'intervention armée du prince Louis coïncide avec un accroissement brutal du domaine des Beaumont. Au XIe siècle, le lignage tient donc, en dehors de la châtellenie de Conflans, une résidence principale à Beaumont et, à proximité, un château secondaire à Chambly qui équilibre la répartition territoriale de l'autorité comtale. En épousant Emme, fille d'Hugues II de Clermont, Mathieu de Beaumont obtient des droits sur un troisième castrum: Luzarches 396 • L'acquisition, même partielle, de cette châtellenie élargit la zone d'influence directe du comte de Beaumont au-delà d'Asnières-sur-Oise et de la forêt de Carnelle, jusqu'au nord de la plaine de France, entre Senlis et Paris. Etablie au coeur de la France capétienne, la place
pigni ; Pierre de Croy; Robert de Buschi ; Renaud de Estrée ; Simon de Genes ; Bernier de Saint-Leu ; Atho de Bruières ; Hue de Bovillier ; Guillaume Bohadras. Simon de Poissy ; Adam le Clerc de Ba terne ; Philippe de Faiel ; Raoul de Pleisseiz ; Robert de Gondecourt ; Thomas de Ronseval ; Hue de Mortefontaine ; Girart de Cergi ; le fils Gautier Tire! ; Hue de Conflans ; Henry de Palesel ; Dreue de Mery ; Raoul de Buri ; Agon de Contrignicourt ; Gautier de Leu-Meisons ; Thomas de Andeville ; Yvon de Houdencourt ; Adam Choisiaus ; le fils Payen Mauchavel ; Guillaume de Thorote ; Raoul de Francarville ; Gautier de Tho rote ; Girard de Delage ; Raoul de Lardières, Pierre de Bailleul ; Thomas Bocart de Bailleul ; Girart de Val-Angeuiart ; Anse! de l'Isle ; Renaud Treil ex ; Morel de Houdenc ; Pierre de Rocquerolles ; Guillaume de Tioys ;Jehan de Fresnoy; Gautier de Mesnil; Barthélemy de Bruières; Richart de Borranc ; Pierre de Mariste ; Jehan de Assy; Adam de Javerel ; Simon Dubois ; Anquetin de Asnières ; Thomas de Mor; Thomas de Noistel ; Guillaume de Beelay; Mahi de Lileste ; Agnès de Ataigneville ; Guillaume Barel ; Robert Mauvoisin ; Robert de Fresnes ; Dreue de Moi ; Adam de Villers ; Pierre Hideus de Chambli; Gautier de Perrier; Robert de Pomons; Thomas de Cangi ;Jehan le filz Thomas; Mahie de Trie"· 394 Suger, Vie de Louis VI, pp. 20-24. 395 DEPOIN, La maison de Chambly, pp. 4-6. 396 Suger, Vie de Louis VI, pp. 18-20.
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de Luzarches fait alors partie du domaine des seigneurs de Clermont397 • Ils la tiennent de l'évêque de Paris, qui céda peut-être le bénéfice du lieu à la demande du roi de France 398 . Proche du Capétien et membre du gouvernement royal, Renaud Ier aurait obtenu la seigneurie de Luzarches en échange de sa fidélité au milieu du XIe siècle 399 • Ce personnage - ou l'un de ses proches parents - est sans doute le bâtisseur du château Saint-Côme. Elevée à l'ouest du bourg, sur un plateau qui domine la vallée de l'Ysieux et le ru d'Hérivaux, la demeure seigneuriale de Luzarches est« construite entièrement à l'antique »400 , sur le modèle du castrum de Beaumont. Nous retrouvons à Luzarches les deux éléments déjà rencontrés dans les résidences contemporaines : une église collégiale placée sous le vocable de SaintCôme et une tour rectangulaire à contreforts plats. Férocement« modernisé »au XIXe siècle, le donjon conserve le profil caractéristique des grandes demeures aristocratiques du XIe siècle 401 • Pour légitimer sa prise de contrôle sur la châtellenie, Mathieu de Beaumont installe dans la tour du château de Luzarches des« armes et des gens d'armes »402 , mais il ne s'agit peut-être pas du même donjon. Il existe en effet une seconde résidence seigneuriale à Luzarches : le château dit de La Motte bâti dans la partie orientale du bourg, autour d'une « énorme butte artificielle haute d'environ dix mètres» qui portait probablement une tour de bois et une palissade sur son bord. Les restes de l'édifice ne sont pas datés, mais André Châtelain suppose« que cette motte a été élevée vers 1100, c'est-à-dire entre le mariage d'Emme de Clermont avec Mathieu Ier de Beaumont et l'attaque de la moitié conservée par Hugues de Clermont, son beau-père en 1102 »403 • La présence de deux demeures fortifiées dans un village, même important, comme Luzarches est exceptionnelle autour de l'an 1100. Elle ne correspond pas nécessairement à l'existence d'une double seigneurie car deux résidences distinctes peuvent faire partie du même castrum. Cependant, un élément nous semble partiellement confirmer la chronologie proposée par André Châtelain : Suger ne parle que d'une tour et, s'il y en avait eu une seconde attachée à la seigneurie transmise par Emme, la présence des gens d'armes de Mathieu de Beaumont n'aurait sans doute pas provoqué l'opposition d'Hugues de Clermont, «homme noble mais instable et simple d'esprit »404 • Si le donjon Saint-Côme est bien l'unique tour occupée par les partisans du comte de Beaumont, le château de La Motte a été construit après l'intervention du prince Louis. Luzarches est un cas particulier dans une région qui compte très peu de châteaux. Parmi les seigneurs du comté de Beaumont, rares sont ceux qui ont les 397
Le premier comte de Clermont est Renaud II, fils d'Hugues II et petit-fils du comte de Roucy par sa mère. Avant cette date, Clermont est le chef-lieu d'une châtellenie (GUY01JEANNIN, "Le comté de Clermont»). Sur le palais mérovingien de Luzarches, cf. LEBEUF, Histoire, t. 2, p. 199, et Les résidences royales : palais, châteaux et donjons (milieu XIe-milieu XIIe siècle). L'existence, en 1092, d'un" Adelmelmus de Lusarches,, qui signe une charte de Philippe Ier en faveur de l'archevêque de Rouen (Recueil des actes de Philippe Ier roi de France, n" 127, pp. 321-323), n'est pas
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incompatible avec la domination des Clermont. Surnom de lieu et seigneurie sont très souvent distincts. 399 GUYOTJEANNIN, "Le comté de Clermont"• p. 28. 400 LEBEUF, Histoire, t. 2, p. 200. 401 CHATELAIN, Châteaux forts, p. 165. La tour a été arasée au niveau du premier étage (llm du sol) et le mur ouest (longueur 19,35 met épaisseur 3,80 m) a sans doute été reconstruit. 402 Suger, Vie de Louis VI, p. 20. 403 CHATELAIN, Châteaux forts, p. 165. 404 Suger, Vie de Louis VI, p. 18.
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moyens financiers d'ériger une demeure fortifiée. Seuls les riverains de l'Oise, privilégiés qui drainent une partie des flux commerciaux à leur profit, semblent capables de suivre les modes architecturales. Les rares vestiges des résidences aristocratiques potentielles sont ainsi localisés à Précy-sur-Oise, à Bruyères-sur-Oise et à Asnières-sur-Oise, mais ils sont très mal connus, sans doute parce qu'ils occupent une place secondaire dans le réseau castral 405 . Les principaux vassaux des Beaumont sont les seigneurs de l'Isle-Adam qui tiennent un castrum à la lisière des diocèses de Rouen, de Beauvais et de Paris. Le lignage apparaît au début du XIe siècle, en même temps que le premier comte de Beaumont406 . En 1014, Adam fonde dans son château une église collégiale pour y recevoir les reliques de saint Godegrand407. Un second Adam, sans doute fils du premier, occupe successivement les charges d'échanson (vers 1065), de connétable (vers 1076), puis de sénéchal de France (vers 1080). En 1092, il confirme, en compagnie de son fils Philippe, les libéralités de Raoul de Bazincourt en faveur de Saint-Martin de Pontoise alors qu'il se trouve « apud Insulam in turri sua » 408 . Cette charte manifeste publiquement la puissance du maître de l'Isle-Adam : il est seigneur-suzerain, possède une tour et nomme son fils Philippe. La familiarité qui unit le lignage au roi de France se manifeste en 1093-1094 : « Quodam tempore, Ludovici puera, Philippi regis filio, in domo Rogerii filii jacente »,cède à Saint-Martin de Pontoise le droit d'établirun gourd à poissons dans l'Oise 409 . Le premier témoin cité est Philippe de l'Isle, fils du sénéchal Adam II. Ce personnage faisait sans doute partie del' entourage du prince Louis, comme Adam II faisait partie de l'entourage du roi Philippe. Parce qu'elle comprend des descendants des grands officiers, la bande de jeunes qui côtoie l'héritier reproduit en partie la cour royale. Une nouvelle fois, nous pouvons constater que le service du Capétien et la possession d'un château francilien paraissent interdépendants. Reste à déterminer le lien de causalité. Les Adam obtiennent-ils la châtellenie de l'Isle parce qu'ils assistent fidèlement le roi, ou entrent-ils au service du Capétien parce qu'ils tiennent le castrum de l'Isle ? Nous manquons d'informations, mais l'exemple des Bouchard de Montmorency montre que la dynamique est souvent partagée. Le roi enrichit- au sens premier du terme - des fidèles qui appartiennent déjà à l'aristocratie. Dans les cas du lignage de l'Isle-Adam, cet enrichissement est précoce car, dès le début du XIe siècle, Adam peut établir une église collégiale dans sa demeure. L'ancienneté de cette fondation témoigne sans doute du caractère
CHATELAIN, Châteaux forts, pp. 162-163. La motte féodale d'Asnières-sur-Oise nous paraît être un poste de guet, non une résidence seigneuriale. LEGOY, Essai sur l'architecture militaire du Moyen Age, p. 40, signale l'existence d'une tour à contreforts plats (18,20 x 12,20 m) dans cette localité. Ce bâtiment semble donc important, mais nous manquons d'informations. Au début du XIIIe siècle, trois personnages -dont une dame - surnommés" de Brui ères " sont mentionnés dans la liste des vassaux du comte de Beaumont. Méry-sur-Oise et Mériel, dans le diocèse de Paris, ne font pas partie du comté de Beaumont. D'autre part, le lignage des Buffé, seigneurs de Méry et vassaux des Montmorency, apparaît dans la seconde moitié du XIIe siècle. La présence d'un castrum dans cette localité avant cette date nous semble très incertaine (PANIER, " Méry-sur-Oise et ses seigneurs au Moyen Age " ; SEGUR-LAMOIGNON et DEPOIN, Histoire seigneuriale, civile et paroissiale de Méry-sur-Oise). 406 DEPOIN, « Les sires de l'Isle et de Villiers bienfaiteurs de l'abbaye du Val " ; Cartulaire de l'abbaye de Saint-Martin de Pontoise, pp. 418-422; DARRAS, Les seigneurs-châtelains de l'Isle-Adam. 407 Paris, B.n.F., ms lat. 15437, f' 155; RACINET, "L'implantation monastique dans la basse vallée de l'Oise au Moyen Age"• p. 14. Le monastère est offert à Saint-Martin-des-Champs par Anseau II entre 1144 et 1147. 408 Cartulaire de l'abbaye de Saint-Martin de Pontoise, n° 25, p. 22. 409 Recueil des actes de Louis VI, t. 1, n ° 2, pp. 3-4. 405
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illustre des ancêtres d'Adam, mais nous ne les connaissons pas 410 • L'ancêtre fondateur apparaît donc en même temps que les premiers Montfort, Chevreuse, Meulan, Montmorency ou Beaumont et il partage les mêmes pratiques aumônières que ses contemporains. Dans la société seigneuriale du XIe siècle, il occupe pourtant une position secondaire. Maître d'un seul château, il dépend des comtes de Beaumont. Cette vassalité n'est peut-être pas étrangère à la (re)création, au même moment, du titre de comte de Beaumont qui permet d'instaurer une hiérarchie entre les deux lignages et de placer le seigneur de l'Isle-Adam dans la dépendance de son puissant voisin. Confinés à la pointe méridionale du comté, entre la forêt de l'IsleAdam à l'est et le comté de Vexin au sud, les héritiers d'Adam manquent d'espace - c'est-à-dire de vallées - pour étendre leur autorité. La répartition territoriale des biens des chanoines, puis des moines, de l'Isle-Adam correspond assez largement au domaine des seigneurs du lieu qui sont leurs principaux bienfaiteurs. Or, presque toutes les localités dans lesquelles les ecclésiastiques tiennent des droits sont situées dans la vallée du Sausseron. Lorsque, dans la première moitié du XIIe siècle, les seigneurs de l'Isle fondent l'abbaye cistercienne du Val, les moines blancs doivent se réfugier à la périphérie du domaine, dans la forêt de l'Isle-Adam, car la vallée du Sausseron est déjà largement occupée 411 . Vers 1130, les déserts se font rares dans les pays autour de Paris. Déjà faible dans la vallée de l'Oise et le Parisis, la densité castrale s'effondre à l'est d'une ligne Montmorency-Luzarches. Dans la plaine de France, le relief et l'organisation politiques ne se prêtent guère à la construction des « fiers et inquiétants châteaux »qui dominent orgueilleusement le plat pays. Point de vallée encaissée ou d'éperon rocheux pour établir un donjon qui soit visible de loin. Pourtant, plusieurs lignages aristocratiques sont installés dans cette région au XIIe siècle : les seigneurs de Villeron, grands bienfaiteurs de l'abbaye de Chaalis et proches de la maison de l'Isle-Adam au milieu du XIIIe siècle412 , les Suger de Chennevières, probablement apparentés à l'abbé de Saint-Denis, les seigneurs d'Aulnay, vassaux des Dammartin, ou encore les Vémars 413 • Les premiers représentants de ces lignages, qui apparaissent sous Louis le Jeune, n'appartiennent pas à la haute noblesse. Leurs domaines ne dépassent pas le niveau de la seigneurie de village, cellule d'encadrement primaire façonnée sur le modèle de la prestigieuse seigneurie de château 414 . Sur le plateau de France, les milites du XIIe siècle dépendent nécessairement de l'une des deux châtellenies tenues par une autorité laïque. La première - et sans doute la plus importante - est celle de Gonesse. Au IXe siècle, les moines de Saint-
410
Pour FOUCHER, Notre-Dame du Val, p. 39, qui reprend les travaux de [GRIMOT], Histoire de la ville de l'Isle-Adam, et de DEPOIN, " Les sires de l'Isle et de Villiers bienfaiteurs de l'abbaye du Val '"Adam
Ier de l'Isle est le petit-fils du comte Gautier Ier de Vexin. Malheureusement, cette filiation est incertaine. 411 Paris, arch. nat., K 23, n° 1. 412 Thibaut de Villeron porte d'or à la fasce de sable, accompagnée de sept merlettes de sable (WN 260). Ces armoiries sont très proches de celles du seigneur de l'Isle-Adam qui utilise néanmoins des émaux différents. 413 L'aristocratie régionale est très mal connue pour la période antérieure au milieu du XIe siècle. Nos sources principales sont les chartes publiées en faveur de Saint-Denis car elles mentionnent quelques laïcs mais ces personnages, souvent dépourvus de surnoms, sont difficilement identifiables. Après 1150, la généralisation de l'usage d'un cognomen, l'apparition de nouveaux établissements religieux et l'augmentation du nombre des chartes mettent en lumière les potentats locaux. 414 BARTHELEMY, Les deux âges de la seigneurie banale, p. 494.
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Denis possèdent des droits dans cette localité 415 . Lové dans la vallée du Crould qui s'étire de Dugny à Louvres, le bourg de Gonesse fait partie du comté de Paris. Il passe ainsi dans le domaine du Capétien au début du XIe siècle et devient le siège d'une châtellenie royale 416 . Un château est attesté au début du XIIIe siècle, mais nous ne connaissons ni sa physionomie, ni son emplacement417 . Jean-Pierre Blazy pense que « même dénommée châtel, la bâtisse devait ressembler à une ferme défendue par un haut mur de clôture et peut-être flanquée d'une tour». Cette hypothèse nous semble contestable car les contemporains de Philippe Auguste distinguent habituellement le château de la simple maison forte. Comme nous l'avons déjà signalé, le castrum figure l'autorité politique et doit donc suivre un modèle architectural précis. Si la résidence seigneuriale de Gonesse est nommée « château » vers 1200, elle comporte obligatoirement les mêmes éléments que les autres castra d'Ile-de-France. L'ensemble castral était probablement assez important car il est la tête d'une circonscription administrative qui, en 1328, regroupe vingttrois paroisses, soit deux de plus que celle de Châteaufort418 . Gonesse est bien le siège d'une châtellenie au début du XIVe siècle, mais le château du lieu semble n'avoir jamais eu de châtelain, c'est-à-dire de titulaire de la seigneurie du castrum résidant plus ou moins régulièrement dans la résidence aristocratique. Le roi a sans doute conservé la châtellenie en bien propre. Plusieurs personnages surnommés de Gonesse apparaissent dans notre documentation, mais ils ne sont pas seigneurs du château : un Eudes est cité en 1097 dans une charte de Saint-Martin-desChamps419, un Baudouin en 1132 dans un jugement de Louis VI 420 et un Pierre, père de Thibaut« Malnutritus », figure dans l'entourage de la reine Adélaïde après 1138 421 . Le cas de Gonesse montre que le Capétien attache une importance particulière à la plaine de France : pendant toute notre période, il préserve en effet un domaine prospère à peine corrodé par les donations faites à Saint-Denis et, plus tard, à Chaalis. Au coeur de cet espace, la châtellenie de Gonesse apporte non seulement des revenus importants, mais elle permet aussi de surveiller la route de Paris à Senlis. Colonne vertébrale du domaine des premiers Capétiens, cet axe reste sous le contrôle direct du roi jusqu'à Montmélian (corn. Plailly). Etablie sur une hauteur, à la lisière septentrionale du plateau de France, cette localité est le chef-lieu de la seconde châtellenie« française »connue. Lorsque, vers 1080, Philippe Ier souhaite renforcer son autorité et contenir celle du comte Hugues de Dammartin, il fait fortifier la butte de Montmélian 422 • En 1146, la reine Adélaïde, veuve de Louis le Gros, publie un acte en faveur de Chaalis dans lequel elle cite « les bornes qui sépa-
415
LEBEUF, Histoire, t. 2, p. 260. BLAZY, Gonesse, p. 52. 417 Ibidem, pp. 55-57. 418 LAPEYRE," L'étendue de la vicomté de Paris'" p. 146. Les" limites,, de la châtellenie établies par BLAZY, Gonesse, p. 54, à partir des listes du XIVe siècle montrent que le bourg de Gonesse, concurrencé au sud par Saint-Denis, occupe une position excentrée. Les paroisses qui dépendent de Gonesse sont principalement localisées entre Stains, Roissy-en-France, Vémars, Fosses, Epinay-Champlâtreux et Villiers-le-Bel. 419 &cueil de chartes et documents de Saint-Martin-des-Champs, t. 1, n° 89, pp. 130-131. 420 &cueil des actes de Louis VI, t. 2, n° 324, pp.185-187 421 "Actes de la Reine Adélaïde'" dans &cueil des actes de Louis VI, t. 2, n° 4 et n° 14, pp. 479-481et492494. 422 R.H.F., t. 11, p. 158. 416
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rent les terres du Bouteiller [de Senlis] de la châtellenie de Montmélian »423 . Les vestiges d'une tour rectangulaire (16,40 x 9,50 m) aux murs étrangement fins (1,20 m) se dressent encore aujourd'hui au sommet de« ce point éminemment remarquable »424 . Il ne s'agit sans doute pas des restes de la grosse tour de la châtellenie mentionnée par Adélaïde, mais des ruines d'une autre demeure seigneuriale tenue par les Bouteillers de Senlis, car ces vestiges sont situés sur la partie senlisienne de la montagne de Montmélian 425 . Les castra disparus de Gonesse et de Montmélian matérialisent donc la main-mise du Capétien sur la plaine de France. Le fait que leur existence soit incertaine avant le milieu du XIIe siècle semble indiquer que la région échappe jusqu'à cette date au quadrillage castral. La volonté du roi combinée à l'absence de vallée encaissée et à la très forte présence des moines de SaintDenis ont sans doute empêché l'apparition de châtellenies« indépendantes». Au nord de l'Ile-de-France comme au sud, la haute noblesse est repoussée à la périphérie. Evidemment, tout espace est une« zone frontière »car il est nécessairement en contact avec d'autres régions. Cependant, ce qualificatif nous semble particulièrement adapté à la Goële. Ce pays au relief vallonné forme la pointe occidentale du diocèse de Meaux. Distinct du Multien stricto sensu, il a pour chef-lieu le bourg de Dammartin perché sur une colline qui domine la route de Paris à Crépy-en-Valois. Dès le second quart du XIe siècle, la place devient le lieu de résidence d'un lignage de rang comtal sans doute issu d'Hilduin de Montdidier426 • Le premier comte de Dammartin connu est Manassès, frère du comte Hilduin II de Ramerupt. La dignité comtale est probablement liée à cette glorieuse ascendance plutôt qu'à la possession de Dammartin. Mannassès, comme Yves de Beaumont, est sans doute un fidèle du roi Robert 11427 . Il semble que le roi lui ait accordé une faveur inouïe en lui offrant la main de l'une de ses filles, Constance 428 • Robert II se serait ainsi assurer la fidélité du comte Manassès. Jean-Noël Mathieu voit dans cette alliance matrimoniale une illustration de la politique des rois « qui durent faire feu de tout bois pour se concilier les châtelains les plus proches de leurs domaines d'Ile-de-France »429 . Cette interprétation confirme l'hypothèse d'une crise de l'autorité royale au XIe siècle. Le Capétien devrait ainsi contracter des alliances matrimoniales hypogamiques pour contenir les puissants seigneurs-châtelains. Or, comme nous l'avons plu-
423
"Actes de la Reine Adélaïde'" dans Recueil des actes de Louis VT, t. 2, n° 7, pp. 483-485: " ( ... ) metas que dividunt terram Buticulariorum a castellania Montis Melliani exaltera"· 424 CHATELAIN, Châteaux forts, p. 143. 425 " La montagne de Mont-meillan est sur deux diocèses. La partie septentrionale et celle qui tire vers le levant d'été, est du diocèse de Senlis aussi bien que les maisons qui sont sur le faîte de la montagne. ( ... )Le reste de la montagne qui regarde vers le midi et le couchant est du diocèse de Paris,et composé d'un moindre nombre d'habitants,, (LEBEUF, Histoire, t. 2, p. 340). 426 DELISLE, Recherches sur les comtes de Dammartin au XIIIe siècle; LECOMTE, Dammartin et ses environs; DELAITE, Les comtes de Dammartin-en-Goële et leurs ancêtres du VTIIe au XIIe siècles ; MATHIEU, " Recherches sur les premiers comtes de Dammartin "· 127 Certes, les Montdidier figurent" depuis longtemps dans la clientèle des comtes de Meaux issus de Herbert de Vermandois et de ses successeurs les comtes de Blois,, (MATHIEU, "Recherches sur les premiers comtes de Dammartin "• p. 16). Néanmoins, la présence de Manassès au côté du roi ne correspond par nécessairement à une" trahison", c'est-à-dire à un renversement d'alliance. Robert II est le chef du grand lignage des Robertiens. 428 La filiation de Constance, épouse de Manassès, est hypothétique. Sur cette question, voir la synthèse de MATHIEU," Recherches sur les premiers comtes de Dammartin'" pp. 15-16, n. 4. 429 Ibidem, p. 16.
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sieurs fois constaté, le roi fait et défait les fortunes aristocratiques. Si Constance est bien la fille de Robert le Pieux, son mariage avec Manassès récompense en fait une fidélité déjà acquise. D'autre part, cette alliance n'est pas déshonorante car 1' époux est un membre de l'ancienne aristocratie carolingienne. Le comte de Dammartin, qui apparaît régulièrement dans l'entourage des Capétien, n'est pas une menace. Même la (re)construction par le roi Philippe Ier de la forteresse de Montmélian semble liée à l'acquisition du Vexin et non à l'expansionnisme d'Hugues 430 . Les choix anthroponymiques du lignage sont éloquents : les successeurs de Manassès, Eudes et Hugues, portent des noms capétiens. Nous pensons que le roi céda l'honneur de Dammartin à l'un de ses fidèles au début du XIe siècle 431 pour créer une zone-tampon entre la France, le Valois et la Champagne et consolider l'axe ParisSenlis. Ce personnage est l' « ancêtre-fondateur » d'une famille qui fait souche dans la Goële et élargit son domaine au gré des alliances matrimoniales. Le foyer de son rayonnement politique est le castrum de Dammartin. Celui-ci est associé au titre comtal dès le XIe siècle. Il était donc assez important pour accueillir un comte et ses familiers. Une première résidence seigneuriale, malheureusement disparue, fut sans doute élevée au début du XIe siècle sur la plate-forme circulaire « visible de loin de toute la plaine de France qui s'étend à ses pieds vers l'ouest » 432 . Le comte regarde la Seine. Ses démêlés avec le chapitre de Notre-Dame de Paris au sujet de Mitry et Mory montrent que, dès la fin du XIIe siècle, le domaine du maître du château de Dammartin comprend le nord-est du diocèse de Paris 433 . Cette zone d'influence, qui ne se confond pas avec la châtellenie de Dammartin 43 4, intègre aussi Le Tremblay435 , le Blanc-Mesnil 436 et le petit pays de !'Aulnois «dans lequel sont situés Livry et Clichy » 437 . Entre 1061 et 1095, un prieuré clunisien de Saint-Sulpice est établi à Aulnay, chef-lieu de cette micro région, par Gautier, fils de Martin, son épouse Adeline et ses enfants Pierre et Barthélemy438 . Cette donation, qui s'inscrit dans un mouvement général favorable aux Clunisiens 439 , est confirmée par le roi Philippe et le comte Hugues de Dammartin. Dans la première moitié du XIIe siècle, Gautier II d'Aulnay est sénéchal de Dammartin et, après lui, plusieurs membres de son lignage obtiennent l'honneur du dapiférat440 • Fondateur d'un prieuré clunisien, grand
430
Ibidem, p. 20, n. 24. En 1162, le comte Aubri de Dammartin reconnaît que le roi Louis lui a donné l'investiture du comté de Dammartin. Il ne s'agit donc pas d'un alleu (Paris, B.n.F., coll. Picardie, t. 327, fol. 18). 432 CHATELAIN, Châteaux forts, p. 129. Le système défensif du comté de Dammartin fut peut-être complété par la construction d'un avant-poste fortifié à Saint-Laurent (corn. Moussy-le-Neuf). Il ne s'agit pas d'un château, mais d'un retranchement isolé qui contrôle la frontière entre le comté de Dammartin et la châtellenie de Montmélian. 433 Ce conflit provoque l'excommunication du comte Hugues ( Cartulaire de l'église Notre-Dame de Paris, t. l, p. 288). 434 Les 18 paroisses qui, en 1313et1368, forment la châtellenie de Dammartin, sont toutes situées dans le diocèse de Meaux, sauf Othis qui dépend de l'évêque de Senlis (LAPEYRE," L'étendue de la vicomté de Paris"• p. 153). 435 Suger, Oeuvres, t. 1, pp. 60-62; Paris, Arch. nat., K 23, n° 18; Catalogue des actes de l'abbayedeSaint-Denis, n° 3, p. 2. 436 Recueil des actes de Louis Vl, t. 1, n° 90, pp. 198-200. 4 7 3 LEBEUF, Histoire, t. 2, p. 600. 438 BRUEL," Les origines du prieuré clunisien d'Aunay-lès-Bondy "•pp. 54-56. 439 LEMARIGNIER, Le gouvernement royal, p. 143. 440 NEWMAN, Les seigneurs de Nesle en Picardie, t. 1, pp. 264-270. 431
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officier du comte de Dammartin et membre de la moyenne noblesse vers 1100 441 , le seigneur d'Aulnay possédait sans doute une demeure importante, peut-être même un château. Malheureusement, nous manquons une nouvelle fois d'informations. La fidélité du seigneur d' Aulnay entretenue par le dapiférat étaye la domination du Dammartin autour de l'actuel canal de l'Ourcq. Cet espace retient d'ailleurs toute son attention. Suger raconte comment, en 1111, le comte Thibaut de Blois « attirait par des cadeaux et des promesses [les barons du roi]. ( ... ) Parmi ceux qu'il s'attacha étaient Lancelin de Bulles, seigneur [sic] de Dammartin, et Payen de Montjay, dont la terre, placée comme à la rencontre de deux chemins, offrait un sûr accès pour aller jeter le trouble dans Paris » 442 . Plus loin, l'abbé de Saint-Denis ajoute que la paix conclue entre le roi d'Angleterre, le roi de France et le comte Thibaut ruina les espoirs des « factieux » : « Lancelin, comte de Dammartin, perdit sans espoir de le recouvrer le conduit de Beauvais qu'il réclamait » 443 . La titulature de Lancelin paraît incertaine, peut-être parce que sa position dans la hiérarchie seigneuriale est mal assurée. Ce personnage est Lancelin II de Beauvais, fils de Lancelin Ier et époux d'Adélaïde, soeur du comte Pierre de Dammartin 444 . A la mort de son beau-frère vers 1106, Lancelin aurait exercé l'autorité comtale comme tuteur de son neveu. Même si le sang des anciens comtes ne coule pas dans ses veines, il poursuit leur action. La« trahison » de 1111 correspond, en fait, à une volonté de désenclavement du comté de Dammartin. Lancelin, comme ses prédécesseurs, souhaite étendre la zone d'influence des Dammartin entre Meaux et Paris, au contact direct de la grande voie commerciale qui irrigue les marchés parisiens et champenois. Il s'associe alors au principal potentat local : Payen de Montjay. Le seigneur de Montjay-la-Tour (corn. Villevaudé) apparaît dans l'entourage du Capétien à la fin du XIe siècle. Sous Philippe Ier, il occupe déjà un rang élevé dans la société seigneuriale « française » : il est mentionné par Orderic Vital et par Suger aux côtés de Mathieu de Beaumont et de Simon de Montfort parmi les captifs de Guillaume le Roux445 . Il est libéré avant 1101-1104 car, à cette époque, il est témoin d'un acte dans lequel Gui Trousseau, après avoir cédé l'honneur de Montlhéry au prince Louis, lui demande de prendre sous sa protection les moines de Notre-Dame de Longpont446 • Entre 1108 et 1118, il est à nouveau témoin d'une charte publiée
441
Au XIIe siècle, les seigneurs d'Aulnay contractent une alliance matrimoniale avec les Mauvoisin. Au XIIIe siècle, les deux lignages portent encore des insignes héraldiques très proches: d'or au chef de gueules pour les Aulnay (WN 87) et d'or à deux fasces de gueules pour les Mauvoisin (WN 261). Nous pouvons aussi rapprocher les Aulnay des Pomponne et des Villiers-le-Bel qui portent respectivement
d'or au chef d'azur (WN 86) et d'or au chef d'azur ou de gueules chargé d'une brisure (WN 102, WN 103, WN 272 et VER 724). Suger, Vie de Louis VI, p. 146. 443 Ibidem, p. 172. 444 MATHIEU, «Recherches sur les premiers comtes de Dammartin"• pp. 25-27. 445 Orderic Vital, Historia ecclesistica, t. 6, p. 236 ; Suger, Vie de Louis VI, p. 10. La plupart des historiens, qui reprennent les conclusions de l'abbé Lebeuf, confondent Payen et Aubri de Montjay car le nom de Payen est « un sobriquet resté aux enfans qui avaient été baptisés tard, et, pour ainsi dire, adultes " (LEBEUF, Histoire, t. 2, p. 528, n. 2). La longévité record de ce Payen qui est mentionné sous trois rois nous paraît cependant suspecte. Le fait que la seigneurie de Montjay passe aux Châtillon dans le deuxième quart du XIIe siècle est surprenant car Payen de Monjay a au moins un fils, Nantier, cité sous Philippe Ier en 1090 (Recueil des actes de Philippe Ier, n° 120, pp. 304-306). Soit Nantier est mort avant son père, soit il y a deux seigneurs de Montjay nommés Payen entre la fin du XIe siècle et le début du XIIe. 446 Recueil des actes de Louis VI, t. 3, n° 2, p. 74. 442
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par le roi en faveur de Longpont447 . Enfin, en 1110, il figure parmi les grands qui conseillent Louis VI dans l'affaire de l'avouerie d'Argenteuil 448 . Paganus de Monte guaio est un seigneur-châtelain. Sa demeure est le chef-lieu d'une unité politique qui comprend dix-huit paroisses au XIVe siècle 449 . Vassal de l'évêque de Paris pour la châtellenie de Montjay, il domine un bloc territorial relativement massif à cheval sur les diocèses de Paris et de Meaux. Aujourd'hui disparu, le donjon de Montjay a fait l'objet de plusieurs descriptions. La plus utile est celle de l'abbé Lebeuf publiée dans l' Histoire de la ville et de tout le diocèse de Paris: « la tour de Montjay a été très-fameuse par rapport à ces seigneurs : elle est depuis long-temps en très-mauvais état, et l'on ne voit presque plus en ce lieu de vestige de château. Ce n'est plus qu'une espèce de demi-tour, dont ce qui reste est élevé d'environ douze à quatorze toises (env. 26 m) : on y voit des marques qu'il y a eu deux ou trois voûtes les unes sur les autres, ce qui formait plusieurs étages » 450 • Les propos du savant abbé sont confirmés par la gravure de Delaval qui montre les restes d'un donjon cylindrique protégé par les débris d'une chemise 451 • Dans les pays autour de Paris, les premières tours rondes apparaissent dans la première moitié du XIIe siècle. Le donjon de Montjay semble être l'élément central d'un castrum concentrique. Sa forme et son emplacement semblent donc indiquer qu'il fut élevé entre 1120 et 1200, peut-être peu de temps avant l'intervention de Louis le Jeune contre le nouveau maître du lieu, Gaucher de Montjay. En 1142, sans doute en prélude à la guerre de Champagne, le roi attaque le château de Gaucher, « superbia diaboli inflatus » 452 . Les fortifications sont rasées mais le roi épargne la tour, représentation monumentale - et allégorique ? - de l'autorité seigneuriale. Cependant, la « rébellion » de Gaucher de Montjay ne semble pas précipiter la chute de l'insurgé car, en 1148, il participe à la croisade aux côtés du roi et meurt en Terre sainte 453 . Le siège de 1142 est une nouvelle déconvenue pour le sire de Montjay. Suger raconte que Payen, compagnon d'infortune de Lancelin de Dammartin, « se trouva frustré dans l'affaire du château de Livry » 454 . En effet, «il eut à déplorer la destruction des retranchements dudit château, puis une remise en état, qui le rendit encore plus forte, grâce à l'argent du roi anglais ». Le récit de l'abbé de Saint-Denis est elliptique, mais il peut être interprété comme une nouvelle défaite de l'aristocratie. Payen semble avoir été l'une des victimes de la paix de 1113. Nous pensons qu'il avait obtenu le soutien du comte de Dammartin pour établir une nouvelle place forte dans !'Aulnois, à
447
448
Ibidem, t. 1, n° 133, pp. 272-273. Ibidem, n° 40, pp. 7&-78.
449 LAPEYRE, " L'étendue de la vicomté de Paris ,,, p. 146. Le ressort de la châtellenie de Montjay a sans doute évolué depuis l'an 1100, mais le noyau est resté astable : en 1122, Arnoul de Courquetaine donne à Saint-Martin-des-Champs la terre et le bois de Champmousseux (corn. Le Pin) avec l'accord de Payen de Montjay (Recueil des actes de Louis VI, t. 1, n° 191, pp. 399-403). 450 LEBEUF, Histoire, t. 2, p. 529. 451 CHATELAIN, Châteaux forts, p. 116. 452 Historia gloriosi regis Ludovici VII, filii Ludovici Grossi, éd. R.H.F, t. 12, p. 124. Pour PACAUT, Louis VII et son royaume, p. 42, Gaucher de Montjay est un" insolent baron du Parisis"· Ces termes légitiment la destruction partielle du château. Louis le Jeune, roi fort, ne doit pas supporter l'arrogance d'un seigneur-châtelain au coeur de son domaine. Le siège de 1142 serait donc une preuve du rétablissement de l'autorité royale. Nous pensons que la tour cylindrique fut élevée par Gaucher pour étayer sa domination nouvelle. C'est sans doute ce transfert de propriété qui a motivé l'intervention du Capétien, soucieux d'étendre son autorité à la frontière du Multien. 453 Paris, B.n.F., Ms lat. 5951, fol. 23-24v, n° 39; R.H.F, t. 15, p. 496. 454 Suger, Vie de Louis VI, p. 172.
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Livry. Il s'agit probablement d'une création car le hameau de Livry ne compte alors qu'une chapelle et il est établi à proximité immédiate d'Aulnay455 . Il nous paraît peu probable qu'une localité aussi modeste soit le chef-lieu d'une châtellenie à la fin du XIe siècle. Le Capétien, qui multiplie les annexions autour de Paris, s'oppose opportunément à la constitution de cette nouvelle unité politique. Il utilise sans doute la menace d'une grande alliance menée par le comte Thibaut pour légitimer son action. Il détruit partiellement le « château » de Livry, en chasse Payen, y installe un Garlande et, après la paix de Gisors, utilise l'argent de l'Anglais pour reconstruire la demeure. Le remplacement de Payen de Montjay par Etienne de Garlande est probable : en 1128, Livry est à nouveau assiégé par le roi. Le Capétien « dresse ses machines de guerre »pour que ses adversaires, c'est-à-dire Etienne de Garlande, Amauri de Montfort et, dans l'ombre, le roi d'Angleterre et le comte Thibaut, « renoncent, moyennant une bonne paix, et au sénéchalat et à l'hérédité du sénéchalat »456 • Si Etienne est la cible principale de l'attaque de 1128, il est sans doute le gardien de la place forte. Les Garlande ne sont pas dépossédés pour autant : en 1186, Guillaume II de Garlande fonde Notre-Dame de Livry457 . Ils rétablissent aussi la demeure seigneuriale élevée «sur le côteau », mais «ce château qui ( ... ) avoit encore quelque apparence au commencement du siècle dernier [XVIIe] »458 a totalement disparu. Au XIIe siècle, les Garlande sont les principaux seigneurs de l'est de l'Ile-deFrance. D'abord implantés dans la Brie, ils ont considérablement élargi leur domaine en servant le roi. En 1107, ils participent au siège du château de Gournay tenu jusqu'alors par les Montlhéry-Rochefort. « Monseigneur Louis »souhaite châtier le châtelain de Gournay, Hugues de Pomponne, coupable d'avoir taxé des marchands qui circulaient sur une route royale459 • Chef-lieu d'une importante seigneurie160, Gournay est un castrum «très bien fortifié grâce à un retranchement resserré et raide » 461 . La gravure du Port de Gournay réalisée vers 1600 montre un donjon cylindrique élevé sur une île 462 • L'abbé de Saint-Denis indique que les assiégés se replièrent sur l'île, mais nous ne connaissons pas la physionomie des fortifications. La tour, qui ressemble à celle du palais de la Cité, fut sans doute élevée après le siège de 1107 par les Garlande. La place est en effet annexée par le roi, mais elle est occupée par les Garlande qui en ont la garde463 . En obtenant le contrôle du château de Gournay, le lignage renforce sa présence dans la zone stratégique qui sépare la France capétienne de la Champagne Thibaudienne. Il ne remplace pas directement les anciennes familles dominantes qui sont contenues ou, plus rarement, évincées par le roi, mais il vient se superposer au cadre existant en s' emparant des nouveaux espaces de pouvoir mis en place par l'aristocratie (Livry) ou
455
LEBEUF, Histoire, t. 2, p. 584. " Livry ne fut érigé en paroisse qu'au XIIIe siècle, aux dépens de Sevran ,, (HI GO UNET, Défrichements et villeneuves du Bassin parisien, p. 46). 456 Suger, Vie de Louis VI, p. 256. 457 GENTY, Livry et son abbaye. 458 LEBEUF, Histoire, t. 2, p. 589. 459 Suger, Vie de Louis VI, p. 70. Remarquons que, même si Hugues est surnommé " de Pomponne "• il amène ses prises dans le castrum de Gournay. S'il y avait à cette date une demeure seigneuriale à Pomponne, elle était sans doute très modeste. 460 LAPEYRE, "L'étendue de la vicomté de Paris au commencement du XIVe siècle'" p. 156. 461 Suger, Vie de Louis VI, p. 72. 462 CHATELAIN, Châteaux forts, p. 117. 463 Suger, Vie de Louis VI, p. 76.
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par le roi (Gournay). Lorsque sa position devient dominante, le roi, qui l'avait d'abord utilisé pour contrôler la vallée de la Marne, freine brutalement son essor sans l'arrêter totalement. Comme la « trahison » de Payen de Montjay ou les exactions d'Hugues de Pomponne, le problème de l'hérédité du sénéchalat arrive au bon moment. On attribue aussi aux Garlande la construction de la tour cylindrique de La Queue-en-Brie. Aujourd'hui en ruine, cet édifice flanqué de six tourelles paraît proche du donjon de Houdan. Cette analogie et la présence de cheminées semblent indiquer qu'il fut érigé dans la première moitié du XIIe siècle, sans doute par Etienne de Garlande 464 . Cette hypothèse est séduisante car, en 1236, Amauri III de Meulan est à la fois seigneur de Gournay et seigneur de La Queue 465 . Ce personnage est issu des comtes de Meulan qui obtiennent une partie des biens des Garlande par le mariage de Galeran II avec Agnès de Montfort, elle-même issue d'Amauri III de Montfort et d'Agnès de Garlande 466 . Toutefois, si les Montfort et les Meulan ont obtenu la seigneurie de La Queue, ils peuvent aussi avoir financé la construction du donjon pour manifester leur autorité. Le réseau castral du nord de l'Ile-de-France présente donc, en apparence, le même profil que celui du sud-ouest : les grandes demeures seigneuriales sont peu nombreuses et très mal connues. Généralement détruites ou défigurées après 1300, elles étaient sans doute comparables à leurs homologues franciliennes. Comme elles, elles sont établies en périphérie, à proximité des grands massifs forestiers qui séparent les anciens pag;L Cartographiés, les châteaux dessinent les contours de la plaine de France. Il existe cependant une différence fondamentale entre ces deux espaces : entre la Seine et l'Eure, les seigneurs-châtelains sont cantonnés dans des vallées secondaires et tirent l'essentiel de leurs revenus de la grande forêt d'Yveline ; sur la rive droite de la Seine, les maîtres des castra se sont agglomérés autour de des grands axes de communication, dans les vallées de l'Oise et de la Marne. Ils profitent ainsi de l' «indéniable ébranlement [qui] a animé, sur terre et sur mer, la production, la consommation et la circulation des denrées et des monnaies »167 • Exclus des grands espaces de production agricole contrôlés par le roi et par les grands établissements ecclésiastiques, les seigneurs-châtelains parviennent à maintenir leur autorité en drainant une partie des flux commerciaux. Ils peuvent ainsi élever des résidences fortifiées conformes aux exigences sociales des XIe et XIIe siècles. Le plus gros donjon est sans doute celui du comte de Beaumont qui domine à la fois la basse vallée de l'Oise et une partie de la vallée de la Seine autour de Conflans. De la même façon, les Montjay semblent avoir les moyens d'ériger une nouvelle forteresse à Livry dès le début du XIIe siècle et les Montmorency occupent une position élevée dans la société seigneuriale alors qu'ils ne tiennent qu'un castrum. La politique des Dammartin témoigne elle aussi de l'attrait des grandes voies 464
CHATELAIN, Châteaux forts, p.120. TERROINE, Un abbé de Saint-Maur au XIIIe siècle: Pierre de Chevry, p. 131, n. 2. CHATELAIN, Châteaux forts, p. 120, considère que " La Queue-en-Brie faisait partie de la seigneurie de Gournay-sur-Marne '" Toutefois, cette localité n'est pas mentionnée dans la liste du XIVe siècle (LAPEYRE," L'étendue de la vicomté de Paris au commencement du XIVe siècle '"p. 156) et elle forme une seigneurie distincte dès le XIIIe. 466 TERROINE, Un abbé de Saint-Maur au XIIIe siècle: Pierre de Chevry, p. 130, n. 2 467 MONNET, " Marchands "• dans LE GOFF et SCHMITT dir., Dictionnaire raisonné del 'Occident médiéval, p. 625. 465
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commerciales. Rejeté à la pointe nord-est de l'Ile-de-France, le comte de Dammartin cherche à étendre sa zone d'influence au-delà de la forêt de Livry468 ,jusque dans la vallée de la Marne. L'intérêt économique de ces grands axes n'a sans doute pas échappé aux premiers Capétiens. Pourtant, les rois ne semblent pas vouloir enrayer le développement des puissances laïques. Mieux, ils favorisent l'enrichissement des Montmorency et des Beaumont en les faisant participer au gouvernement royal. Cette bienveillance cadre mal avec l'hypothèse d'un « rassemblement capétien » qui aboutirait à la constitution d'un domaine royal ininterrompu entre la Loire et la Picardie orientale. En fait, les vallées de l'Oise et de la Marne occupent une position périphérique par rapport à cet « axe capétien » qui relie Paris à Senlis. Entre ces deux cités, la voie de communication principale n'est ni l'Oise, ni la Marne, mais la plaine de France étroitement surveillée par le roi et par l'abbaye de Saint-Denis469 • Les maîtres de Beaumont et de Dammartin dominent des espaces tampons entre le domaine royal et les grands comtés de Vexin, de Beauvais et de Meaux. Nous pensons que leur fonction est d'isoler la plaine de France et de contenir les ambitions des grands. Les seigneurs-châtelains du nord de l'Ile-de-France, qui apparaissent invariablement dans l'entourage des premiers Capétiens, ne sont donc pas une menace pour l'ordre royal, mais, au contraire, des éléments de stabilité et des acteurs indirects du« rassemblement capétien».
* En Ile-de-France, les dominants sont d'abord des seigneurs de vallée. Le rayonnement d'un lignage dépend de la position de son domaine dans le réseau hydrographique. Cet ensemble complexe est dominé par le roi de France, maître de la vallée de la Seine. Les seigneurs laïques se partagent les vallées secondaires qui dépendent entièrement de cet axe m~jeur. Les foyers de leur autorité sont établis à l'écart des zones de forte densité que se partagent le Capétien et les grands établissements ecclésiastiques. Comme le réseau hydrographique, le tissu castral est irrégulier. Les grandes résidences seigneuriales sont particulièrement nombreuses aux confins des diocèses de Paris et de Chartres. Avant 1150, la répartition territoriale des centres de pouvoir est très inégale. Au centre du pagus, la densité castrale est faible. La cité, chef-lieu du pays, concentre les pouvoirs ecclésiastique, politique et économique. L'autorité du maître du lieu (comte, évêque) rayonne largement autour de sa résidence. Le nombre des châteaux augmente brusquement lorsque l'on s'éloigne de la cité. Cela ne signifie pas que ces châtellenies périphériques échappent à l'autorité du pouvoir central. Les familles qui possèdent plusieurs résidences fortifiées sont rares et étroitement contrôlées. Les comtes de Meulan et de Beaumont, qui ne possèdent qu'une grosse tour, sont confinés dans des espaces restreints. Au XIIe siècle, seuls les Montfort, les Montlhéry-Chevreuse, les Montmorency-Marly, les Dammartin et les Garlande tiennent simultanément plusieurs castra. Elevées par la faveur du roi, ces cinq grandes familles d'Ile-de-France sont reléguées dans des zones frontières qui sont généralement des grands massifs forestiers, c'est-à-dire des espaces moins prospè468 Avec la forêt de Vincennes et la forêt de Bondy, la forêt de Livry est issue de " la grande sylve antique » établie entre les diocèses de Paris et de Meaux (HIGOUNET, Défrichements et villeneuves du Bassin parisien, p. 13). 469 LOMBARD-JOURDAN, "Montjoie et Saint-Denis!,,_
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res. Cette fragmentation du pouvoir seigneuriale pose problème lorsqu'un lignage possède plusieurs châtellenies/ vallées qui, rassemblées, peuvent former un comté adultérin et déstabiliser le réseau castral. Entre Seine et Eure, c'est le cas du domaine des Montlhéry-Chevreuse qui éclate sous les coups de boutoir du roi et de ses fidèles au début du XIIe siècle. La position centrale de la« Seine capétienne »empêche désormais la constitution d'une « principauté » qui pourrait menacer l'intégrité de la France capétienne. Rejetés en périphérie par le Capétien, les puissants sont nécessairement proches de la forêt-frontière qui sépare encore les anciens pagL Dans les pays autour de Paris, les résidences seigneuriales apparaissent comme des espaces intermédiaires, comme des interfluves politiques. Cette « distanciation » est renforcée par le triomphe du château-tour qui sépare nettement - au moins symboliquement - l'aristocrate du reste de la population. La résidence seigneuriale fortifiée est un « théâtre de noblesse ».
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La « France » capétienne : résidences royales, palais, châteaux et donjons (XIe-milieu XIIe siècle) Si l'augmentation du nombre de tours entre le Xe et le XIIe siècle est incontestable, l'image d'une Ile-de-France « hérissée de forteresses appartenant à des châtelains pillards »1 nous semble caricaturale. Pendant toute notre période, les châteaux sont rares et très inégalement répartis. Avant la construction du Louvre par Philippe Auguste, la grosse tour du palais de la Cité semble bien isolée 2 : aucun donjon ne vient lui faire del' ombre dans un rayon de vingt kilomètres. La demeure de Vincennes n'est encore qu'un pavillon de chasse 3 et les appareils défensifs érigés dans les villages de la proche périphérie parisienne s'apparentent souvent à des palissades 4 • Au XIe siècle, la densité des châteaux est très faible dans la partie «française» de la vallée de la Seine. Le Capétien a-t-il freiné la diffusion des châteaux-donjons de type « féodal » dans cet espace prospère et convoité ? Le château-palais de type carolingien5 , expression monumentale du pouvoir royal, a-t-il résisté aux assauts de l'architecture seigneuriale? En d'autres termes, le Capétien est-il un seigneur parmi d'autres contraint d'emprunter une voie tracée par de turbulents rivaux? La métamorphose du paysage castral francilien pose le problème plus large de la nature et de la localisation du domaine royal. Pour analyser le rapport entre l'implantation territoriale du Capétien et les résidences royales, nous pouvons distinguer deux périodes : un long XIe siècle qui prend fin avec la mort de Philippe Ier, et un court XIIe siècle qui correspond au règne de Louis le Gros et de Louis le Jeune.
Les premiers Capétiens (XIe siècle) L'histoire de l'Ile-de-France est intimement liée à la progression de la Sippe des Robertiens 6 • En choisissant comme date de départ le siège de Paris par les Normands en 885-886, le rédacteur du deuxième volume de la Nouvelle histoire de Paris met en valeur le rôle des descendants de Robert le Fort dans le développement de
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LU CHAIRE, Les premiers Capétiens, p. 328. Sur la rive droite de la Seine, le Châtelet qui clôt le Grand-Pont (IXe siècle) fait partie de l'appareil défensif dominé par la grosse tour du palais (BOUSSARD, Nouvelle histoire de Paris, p. 22; DESMAZE,
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Le Châtelet de Paris). CHAPELOT, Le château de Vincennes ; Vincennes, du manoir capétien à la résidence de Charles V; Louis VU fait d'abord élever une résidence de chasse " in silva quoque nostra que Vulcenia vocatur,, (Recueil des actes de Louis VI, t. 2, n° 350, pp. 229-233) de Vincennes, puis Philippe Auguste établit une maison forte 3
flanquée de quatre tours rondes. 4 Au XIIe siècle, le monceau Saint-Gervais qui appartient aux Meulan, est sans doute protégé par une muraille, mais les comtes n'élèvent pas de château dans l'enceinte (BROCHARD, Saint-Gervais). 5 BOURIN et PARISSE, L'Europe au siècle de l'an Mil, p. 64, définissent le palais carolingien comme " un ensemble de bâtiments plantés dans un enclos "· Parmi ces bâtiments, l' aula peut être plus ou moins fortifiée (Laon) mais il ne s'agit pas, à proprement parler, de tour-donjon. 6 BARRAL I ALTET et PARISSE dir., Le roi de France et son royaume autour de l'an mil, pp. 15-26.
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la ville 7 . Robert est issu d'une famille de rang comtal possessionnée en Rhénanie. Vers 840, il quitte la Francie orientale pour entrer au service de Charles le Chauve. Sa fonction semble avoir été essentiellement militaire : il assure la défense des pays situés entre Seine et Loire et s'illustre lors de la bataille de Brissarthe où il trouve la mort. Le domaine de Robert, disséminé dans les pays de Loire, n'inclut pas l'Ilede-France. Le comté de Paris est alors « une sorte d'apanage des cadets ou des bâtards de la famille royale » 8 • Toutefois, cette pratique cesse avec la disgrâce de Conrad, cousin de Hugues l'Abbé. Ce dernier intercède alors en faveur du fils aîné de Robert, Eudes, qui reçoit l'honneur du comté de Paris. Abbon dresse le portrait d'un combattant courageux, luttant aux côtés del' évêque Gozlin contre la terreur normande lors du siège de 885-8869 • Son récit alimente la propagande capétienne qui associe le Robertien à la « défense héroïque » 10 de la ville et le Carolingien à «l'indécision et l'incompétence ,,u. L'élection d'Eudes en 888 puis le retour d'un Charles à la tête du royaume des Francs dix ans plus tard n'entamèrent pas l'influence des Robertiens en Ile-de-France. Le comté de Paris passe au frère d'Eudes, Robert, qui recueille une grande partie de l'héritage de son père et le titre de dux Francorum. Il semble en outre que Charles III ait donné à Robert les grandes abbayes de Saint-Germain-des-Prés et de Saint-Denis en échange de sa fidélité 12 , accélérant ainsi le déplacement du siège du pouvoir de la famille vers le nord 13 . En se ralliant - temporairement- au parti carolingien, Eudes et Robert assurent la pérennité du domaine robertien qu'ils transmettent à Hugues le Grand. Ce dernier l'augmente encore en direction de la Bourgogne grâce à son association avec Louis IV. La mort subite de l' excellentissimus cames en 956 provoque une grave crise de succession : Thibaut Ier le Tricheur, vassal du Robertien, prend le contrôle de Châteaudun et de Blois, morcelant ainsi l'héritage d'Hugues Capet. La pratique successorale des Roberliens prouve que les droits dont jouit la famille dans les pays entre Loire et Seine forment l'essentiel du patrimoine : Hugues Capet reçoit la partie « française » du domaine d'Hugues le Grand et son frère cadet, Otton, le duché de Bourgogne. L'étendue exacte des possessions d'Hugues Capet reste mal connue. Les tables composées par William Mendel Newman indiquent cependant que le roi dispose de droits directs en Orléanais, en Picardie et, surtout, en Ile-de-France 14 • La fonction royale ne s'accordant pas avec la fonction comtale, Hugues offre le comté de Paris à Bouchard le Vénérable 15 • Ce puissant personnage est le chef d'un lignage vendômois allié aux Robertiens depuis le IXe siècle 16 • La fidélité de Bouchard Ier et la lutte qu'il mène contre la maison de Blois
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BOUSSARD, Nouvelle histoire de Paris. Ibidem, p. 39. Voir DEPOIN, " Les comtes de Paris sous la dynastie carolingienne ». 9 Abbon, Le siège de Paris par les Normands, pp. 78-80. 10 NORA dir., Les lieux de mémoire, t. 3, p. 4182. 11 FAVIER, Dictionnaire de la France médiévale, p. 246. 12 BOUSSARD, Nouvelle histoire de Paris, p. 27; BOURDERON dir., Histoire de Saint-Denis, p. 88. 13 LEWIS, Le sang royal, p. 33. 14 NEWMAN, Le domaine royal, pp. 102-104. En Ile-de-France, le roi possède des droits et des terres à Argenteuil, Aulnay-lès-Bondy, Bourdonné, Chavenay, Combs-la-Ville, Elancourt, Houilles, Montigny-lèsCormeilles, Maisons-Alfort, Merlan, Montreuil, Sartrouville, Trappes et Villaines. Citons aussi la villa, les prés et les moulins de Chérisy dans le Drouais, la monnaie de Paris et la pêcherie de La Tournelle sur l'actuelle commune de La Garenne-Colombes. 15 Eudes de Saint-Maur, Vie de Bouchard, p. 6, n. 1. 15 BARTHELEMY, La société dans le comté de Vendôme, p. 278. 8
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sont ainsi largement récompensées car le comté de Paris est l'une des pièces maîtresses de l'espace capétien. Bouchard reçoit aussi, mais à un autre moment 17 , les comtés de Melun et de Corbeil détachés du pagus parisiensispour défendre la Seine contre les incursions normandes. C'est Hugues Capet qui a voulu le mariage de Bouchard et d'Elisabeth, veuve du comte Haymon de Corbeil, pour placer un homme de confiance à un poste clé 18 . Cette pratique cesse après la mort du compagnon d'Hugues Capet. Le fils de Bouchard, Renaud, reçoit l'évêché de Paris, mais il n'est plus ni comte de Paris, ni comte de Corbeil1 9 • En outre, Robert le Pieux s'empare du château de Melun, soit après la mort de Bouchard, soit après celle de Renaud 20 , et il ne se sépara semble-t-il jamais du petit comté de Senlis qui faisait partie du domaine d'Hugues Capet21 • Le roi se prémunit contre l'hérédité des charges et maintient les pays autour de Paris sous son autorité directe. Au début du XIe siècle, l'Ile-de-France est bien le pôle de la « France capétienne » car elle regroupe les principaux monastères royaux. Le domaine de Robert II «reproduit à peu près complètement [celui de] Hugues Capet »22 . Nous sommes mieux renseignés sur ses possessions autour de Paris, même si elles apparaissent surtout« en négatif», c'est à dire dans des actes de donations. Le roi tient les palais d'Etampes, de Paris, de Saint-Denis et de Senlis23, et les châteaux de Melun et de Dreux24 . Nous retrouvons toutes les localités franciliennes dans lesquelles Hugues Capet détenaient des droits, auxquelles il faut ajouter Achères, Boissy-la-Rivière, Le Mesnil-le-Roi, Poissy, Rueil, Thiverval, Villepinte25 et sans doute Antony et Ully-Saint-Georges 26 . Le roi possède aussi la forêt de Laye, le bois de Boulogne et probablement la forêt de Marly27 . La cartographie de son domaine en Ile-de-France fait apparaître quatre centres majeurs. Le premier - et de loin le plus important - s'étire de la vallée de la Mauldre à la plaine de France. Dans ce secteur, Robert possède essentiellement des terres, des églises et des espaces boisés. Il cède aussi des droits sur les marchés d'Argenteuil et de Poissy28 .
17 18
Ibidem, p. 281. Eudes de Saint-Maur, Vie de Bouchard, p. 6 : " Datur ergo dono regali ei uxor jamdicti comitis Haimonis,
Helisabeth vocitata, nobili progenie et ipsa exorta, conjungunturque thora nuptiali ut secundum Domini imperium proie dulcissiam postmodum letarentur. In quo copule thalamo dedit Hugo rex sibi fedeli militi castrum Milidunum atque jamdictum Corboilum, comitatumque Parisiace urbis taliterque cames regalis efficitur ". 19 Cartulaire de l'église de Notre-Dame de Paris, t. 1, n° 19, pp. 326-327. 20 BARTHELEMY, La société dans le comté de Vendôme, p. 291, indique que Renaud ne reprend ni Corbeil, ni Melun. Pour LUCHAIRE, Histoire des institutions monarchiques, t. 2, pp. 5-6, le roi reprit Melun après
la mort de Renaud (1016), mais il s'agit d'une hypothèse. 21 LOUAT, Histoire de la ville de Senlis, p. 30 ; CAROLUS-BARRE, " Senlis, ville royale "• pp. 37-40. 22 NEWMAN, Le domaine royal, p. 91. 23 Helgaud de Fleury, Vie de Robert le Pieux, pp. 64, 97 et 130. Etampes faisait sans doute parti du domaine capétien. L'existence d'un Roscelin, vicomte d'Etampes, sous Philippe Ier (DEPOIN, La chevalerie étampoise, pp. 11-12), semble indiquer que la ville était le siège d'un comté, mais les Robertiens ne s'en sont jamais séparé, même temporairement. 24 Raoul Glaber, Les cinq livres de ses Histoires, p. 84. Le comté de Dreux, qui avait été donné en partie vers 990 au comte de Chartres Eudes Ier par Hugues Capet après la mort d'Eve de Dreux, est rétrocédé au roi de France par Eudes II en 1023. 25 TARDIF éd., Monuments historiques, n° 243, p. 153; Recueil des actes de Philippe Ier, n° 12, pp. 35-36. 26 Recueil des chartes de l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés, t. 1, n° 51, p. 81. 27 TARDIF éd., Monuments historiques, n° 250, p. 158 et n° 279, p. 173; Recueil des actes de Philippe Ier; roi de France, n° 12, p. 36. 28 Cartulaire de l'église de Notre-Dame de Paris, t. 1, n° 95, pp. 95-96; Recueil des actes de Philippe Ier, n° 12, pp. 35-36.
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PREMIÈRE PARTIE
La vallée de la Seine entre Poissy et Paris est une zone prospère : c'est un axe de communication entre la Normandie, la vallée de l'Oise et le sud-ouest du Bassin parisien, et un lieu de production de denrées alimentaires-vin, céréales et poissons - et de matériaux de construction - bois et pierres 29 • La deuxième zone « capétienne» se situe dans la vallée de l'Oise, entre le Thérain et !'Automne. Elle correspond à un ensemble compact de péages et de terres donnés par le roi à Saint-Lucien de Beauvais 30 . Les autres possessions de Robert en Ile-de-France sont réparties de façon beaucoup plus lâche. Nous pouvons cependant distinguer un axe Melun-Etampes situé à mi-chemin entre Paris et Orléans, et un pôle drouais attenant aux comtés de Chartres et de Normandie. Cet ensemble de droits éparpillé entre l'Eure, la Brie française et le Valois fournit sans doute une part importante - peut-être même essentielle - des revenus du roi, mais celui-ci ne semble pas « enfermé » dans les pays autour de Paris. Il se comporte toujours comme un Carolingien, intervenant dans l'ensemble du royaume: «les Capétiens n'ont pas encore fait( ... ) le choix de développer en priorité leur emprise territoriale sur un bastion [l'axe Paris-Orléans] »31 . Robert intervint plusieurs fois en Bourgogne contre le parti impérial dirigé par OtteGuillaume pour rétablir son autorité. Le comte de Sens, pourtant issu d'un vicomte nommé par Hugues le Grand, menaçait directement l'autorité du roi. Autour de l'an mil, le comte Renaud, en association avec Eudes de Blois 32 , fit valoir ses droits sur Melun et se heurta à Bouchard de Vendôme 33 • La querelle qui opposa Rainard II à l'archevêque de Sens Liéri précipita l'intervention de Robert le Pieux. Le roi s'empara de Sens en 1015, mais il laissa au comte ses biens à titre viager. Le caractère « carolingien » de la royauté capétienne du XIe siècle explique la « faute grave » commise par Robert qui « n'osa même pas disputer la succession du comté de Champagne ,, 34 à Eudes II de Blois en 1023. L'installation d'Eudes à Meaux ouvre un« deuxième front» à l'est de Paris, mais le Capétien n'est pas encore un« roi d'Ile-de-France»: la région parisienne n'est pas le centre de son expansion future. Le deuxième fils de Robert le Pieux, Henri Ier, est encore « le plus mal connu des Capétiens »35 • Même si nos connaissances sur ses possessions franciliennes sont relativement maigres, nous pouvons constater que la répartition géographique du domaine des Capétiens n'évolue guère. Nous retrouvons les quatre pôles du règne de Robert. Au nord, la vallée de la Nonette avec Senlis pour centre ; au sud, Etampes et le pays de Melun avec les dîmes des forêts de Bière et de Loye; à l'ouest, la moyenne vallée de l'Eure autour de Dreux et, temporairement, du château de Nogent-le-Roi 36 ; et au centre l'ensemble Pincerais-plaine de France qui se prolonge jusqu'à Noisy-le-Grand et Anet. A cela, il faut ajouter l'église de Trie-Château offerte 29 FOURQUIN, Les campagnes de la région parisienne, pp. 59-76. Les espaces boisés fournissent aussi des ressources alimentaires importantes et des matériaux combustibles. 30 PFISTER, Etudes sur le règne de Robert le Pieux, p. xlvii. 31 BARTHELEMY, Nouvelle histoire de la France médiévale, t. 3, p. 23. 3 2 LEX, Eude, comte de Blois. 33 LEBEUF, Histoire, t. 4, p. 273, écrit que " Rainard, comte de Sens, persécutoit le clergé de [Melun]"· 34 LUCHAIRE, Les premiers Capétiens, p. 165. 35 BARTHELEMY, Nouvelle histoire de la France médiévale, t. 3, p. 41. Voir DHONDT, " Quelques aspects du règne d'Henri Ier, roi de France"· 36 SOEHNEE, Catalogue des actes d'Henri Ier, n° 53, pp. 49-50.
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à Notre-Dame de Paris 37 • Certes, comparé à celui de Robert II, le domaine d'Henri Ier parait maigre et dégarni. Mais, cette image est déformée par la pauvreté de notre corpus documentaire. La répartition des droits du roi en Ile-de-France reste stable malgré le conflit de succession. Sous Philippe Ier, la physionomie du domaine royal en Ile-de-France évolue sensiblement. Nous retrouvons les pôles du Senlisis, du Drouais, du Parisis-Pincerais et de la région Melun-Etampes, mais leur découpage est moins net : le roi possède désormais des droits dans des localités intermédiaires. Les pays autour de Paris se trouvent au centre d'un réseau qui relie entre eux les« espaces capétiens». Cette homogénéisation du domaine progresse grâce aux querelles intestines de la maison d'Anjou. Mort sans enfant en 1060, Geoffroi II Martel, comte d'Anjou et de Vendôme, lègue ses droits à ses neveux Foulque le Réchin et Geoffroi le Barbu. Ce dernier est le fils d' Aubri le Tors, comte du Gâtinais, et d'Ermengarde, sœur de Geoffroi Martel. Après le décès de son père, il reçut Château-Landon et son comté 38 . L'héritage de Geoffroi Martel lui apporta aussi l'Anjou, mais il entra en conflit avec Foulque vers 1068. Le Réchin écarte le Barbu et obtient la neutralité du roi en échange du Gâtinais 39 • Ce comté créé à la fin du Xe siècle est nettement moins prestigieux que l'Anjou, mais il occupe une position stratégique entre le Senonais, !'Orléanais et l'Ile-de-France. Parmi les «heureuses annexions »40 de Philippe Ier, citons aussi l'acquisition du Vexin français qui renforce la cohésion du domaine royal. La basse vallée de l'Oise qui constitue la frontière orientale du comté, est le principal axe de communication vers le Senlisis et les terres septentrionales du Capétien. Philippe profite une nouvelle fois d'une crise de succession. En 1063, Raoul, comte de Valois depuis les années 1030, recueille une partie de l'héritage de Gautier III d'Amiens mort sans enfant41 • Il partage le comté d'Amiens avec son parent Gui, évêque dudit lieu, et reçoit le comté de Vexin. Philippe Ier qui cherche à s'assurer le soutien de Raoul, l'aide à prendre Vitry. A la mort du comte d'AmiensVexin en 1074, une grave crise de succession oppose Thibaut IV de Blois-Champagne, époux d'Adèle fille de Raoul, et Simon de Crépy, fils de Raoul. Simon se tourne dans un premier temps vers le Normand, mais Philippe Ier réagit promptement en dirigeant une expédition victorieuse jusque dans l' Amiénois, et Simon quitte brutalement le siècle. Thibaut de Champagne s'empare de Bar-sur-Aube et de Vitry, Herbert IV de Vermandois du Valois, et le roi de France du Vexin. Philippe renforce encore son influence dans la région en offrant l'héritière d'Herbert IV, Adèle, à son propre frère Hugues le Grand. La réunion du Gâtinais et du Vexin marque le début de la « politique systématique de dégagement du domaine royal »42 • Philippe agit comme un seigneur, rassemblant ses droits autour du pôle parisien et ne délégant plus l'honneur de ses comtés à ses fidèles. A la fin du XIe siècle, le domaine francilien du roi de France 37
TARDIF, Monuments historiques, n° 279, p. 173. DEVAUX," Etude chronologique sur les comtes du Gâtinais». 39 FLICHE, Le règne de Philippe Ier roi de France, pp. 138-143. 40 PETIT-DUTAILLIS, La monarchie féodale en France et en Angleterre, p. 91. BAUTIER, "La politique capétienne et le domaine royal"• p. 55, ne partage pas l'avis de Charles Petit-Dutaillis: "l'acquisition du Vexin par le roi se révéla en fait une erreur car elle mit désormais face à face sur une frontière le roi de France et son vassal le roi d'Angleterre, duc de Normandie "· 41 GRIERSON, "L'origine des comtes d'Amiens, Valois et Vexin,,; FEUCHERE, "Une tentative manquée de concentration territoriale entre Somme et Seine '" 42 BAUTIER, " La politique capétienne et le domaine royal '" p. 55. 38
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est donc à la fois plus étendu et plus cohérent. Notons l'importance des massifs forestiers - surtout la forêt de Rambouillet qui sépare traditionnellement les pagi de Chartres et de Paris 43 - et des châteaux de Pontoise, de Poissy, de Paris, de Melun et d'Etampes. Dans cette dernière localité, le roi possède toute une série de droits qui lui assurent des revenus importants et étayent sa présence sur l'axe LoireSeine44. Etampes occupe plus que jamais une place stratégique dans l'organisation d'un domaine fortifié dans le Gâtinais et recentré sur Paris. L'évolution de l'implantation des droits de Philippe Ier en Ile-de-France correspond à la mutation de la royauté qui associe progressivement la tradition carolingienne du roi-empereur à la nouveauté capétienne du roi-seigneur. Si les Mérovingiens séjournent volontiers dans leurs palais de Clichy, de Rueil, de Luzarches ou d'Epinay-sur-Seine, les Carolingiens« laissent de côté Paris » 45 . Ils résident parfois à Gentilly ou, plus fréquemment, à Verberie et à Ver-sur-Launette, et placent leurs familiers à la tête des principaux établissements religieux d'Ile-deFrance46. Leurs palais sont mal connus. « L'élément majeur en était l' aula, " salle du trône ". [Ils] comprenaient aussi les bâtiments d'habitation du roi et de sa famille, un oratoire et sans doute d'autres bâtiments destinés à abriter de hauts dignitaires tel, à Clichy, le référendaire » 47 . Les premiers Capétiens eux-même semblent plus attachés à !'Orléanais. Ils étendent progressivement leur influence dans la vallée de la Seine car elle permet d'accéder aux cités de Picardie orientale, foyer du pouvoir carolingien 48 . Au XIe-XIIe siècle, le roi s'empare des comtés d'Ile-deFrance. La plupart ne sont que les« débris ,, 49 des antiques pagi démembrés au Xe siècle. Il récupère ainsi les palais plus ou moins fortifiés érigés dans les chefs-lieux. Même très incomplète, leur transformation en château-donjon marque une rupture avec le modèle architectural classique. A Paris, une tour carrée est sans doute élevée au XIe siècle dans l'enceinte palatiale50 . Le fait qu'elle n'apparaisse pas dans la Vie du roi Robert ne remet pas en cause son existence car les descriptions du moine de Fleury sont généralement stéréotypées. A Melun, un donjon domine le palais à la fin du XIe siècle : une charte publiée par Philippe Ier en 1094 en faveur de SaintPère de Melun porte en effet la mention « actum in turre Milidunensis » 51 . Le castrum de Melun est le chef-lieu d'un comté distinct de celui de Corbeil52 . Offert à Bouchard le Vénérable par Hugues Capet, il est un point de passage important sur la Seine 53 . En 991, Eudes de Blois, «plein de haine et d'envie envers le vénérable comte [Bouchard] ( ... ) lui enleva le château de Melun par séduction et par trahi-
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Recueil des actes de Philippe Ier, n° 91, p. 235. VoirJUBERT, Laforêt d'Yveline. NEWMAN, Le domaine rüJal, pp. 122 et 203. 45 BAUTIER, " Quand et comment Paris devint capitale "•p. 31. 16 L'Ile-de-France de Clovis à Hugues Capet, pp. 37-38. 47 Ibidem, p. 42. 48 RENOUX, " Palais capétiens et normands ,, ; GUYOTJEANNIN, " Résidences et palais des premiers Capétiens en Ile-de-France '" 49 BLOCH, L'lle-deFrance, p. 752. 50 GUEROUT, "Le Palais de la Cité, à Paris,,; CHATELAIN, Châteaux forts, p. 147. 51 Recueil des actes de Philippe Ier, n° 133, pp. 337-339; DUCHALAIS, "Charte inédite de l'an 1138 "•p. 247. 52 Eudes de Saint-Maur, Vie de Bouchard, p. 6. 53 Richer, Histoire de son temps, t. 2, p. 252. 44
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son » 54 . Le négociateur envoyé par Eudes auprès du « gardien du château » 55 se montre particulièrement habile : il explique qu'Eudes a été dépossédé d'un bien comme« à la mort d'un père l'orphelin est dépouillé de son patrimoine et réduit à rien ,, 56 • Cette situation est d'autant plus intolérable que le château est désormais « tenu par un plus petit que lui »57 . Ceci ne suffit toutefois pas à convaincre le gardien qui craint le « péché »et le« déshonneur »,c'est-à-dire le parjure, preuve qu'il était attaché au propriétaire du château par serment. L'émissaire ne renonce pas pour autant. Après cette première série d'arguments destinés à légitimer les prétentions du comte Eudes, il s'adresse directement au gardien:« Si tu passes à Eudes avec ton château, que tout le crime que tu y vois retombe sur moi et me soit attribué. ( ... ) Prends soin de ta noblesse, agrandis ta fortune, le temps presse et l'opportunité le conseil, car, incapable de régner, le roi vit sans gloire, tandis qu'Eudes, au contraire, ne trouve partout que succès »58 . Evidemment, le gardien cède à l'amicale pression du négociateur et ouvre les portes du castrum. Le bien-fondé des revendications du comte Eudes paraît toutefois contestable car le gardien est puni : «Dans une feinte fureur [Eudes] s'empara du traître et le jeta en prison, mais bientôt libéré celui-ci jura publiquement fidélité et se prépara avec lui à faire résistance » 59 . Cette indication paraît surprenante car, un peu plus haut, Richer explique que, lorsque l'émissaire du comte Eudes « alla trouver le commandant du château, [il] lui montra une grande amitié et lui promit une foi inviolable, ce qui fut bientôt suivi d'un serment réciproque »60 . Ce premier serment n'engage pas seulement le gardien et le négociateur, mais les deux groupes qu'ils représentent. Si Eudes sanctionne celui qui lui ouvre les portes du château de Melun alors qu'un serment avait déjà été juré, il ne respecte pas cet engagement collectif. Richer cherche avant tout à accabler le gardien. Le fait qu'il soit emprisonné montre que même le comte Eudes, pourtant bénéficiaire de l'accord négocié par son émissaire, condamne la déloyauté. Le parjure du comte n'est que la juste conséquence de la trahison du gardien. L'ordre social est rétabli par les rois. « Vivement émus de la perte du château, ils préparent des troupes( ... ), établissent leur camp sur le bord du fleuve et disposent sur la rive opposée une armée de pirates qu'ils avaient fait venir »61 • Etabli sur l'île Saint-Etienne, le castrum de Melun est alors une cité fortifiée. Le principal élément défensif est un mur qui ceinture la ville. Il suffit qu'il soit percé pour que la garnison soit vaincue : « les pirates découvrirent une porte cachée, la brisèrent, s'introduisirent dans la ville, en prenant par derrière ceux qui combattaient sur le mur ils en firent un horrible carnage »62 . Les victimes sont sans doute les Melunois eux-même car« Eudes voyant qu'il n'était guère en sûreté dans ce château, et ne pouvant le retenir en sa possession, en sortit discrètement, et s'enfuit avec les siens »63 • Melun est rendu au comte Bouchard et« la garnison du château 54
Eudes de Saint-Maur, Vie de Bouchard, p. 18. " Tune suorum un us, castri praesidem petens, firmissimam amicitiam simulat, fidemque multam pollicetur,, (Ri cher, Histoire de son temps, t. 2, p. 254). 56 Ibidem, p. 255. 57 Ibidem. 58 Ibidem, p. 257. 59 Ibidem. 60 " Quod et utrimque sacramento mox firmatum fuit,, (Ibidem, p. 254). 61 Ibidem, pp. 257-259. 62 Ibidem, p. 259. 63 Eudes de Saint-Maur, Vie de Bouchard, pp. 19-20. 55
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(castrenses) ( ... )fut considérée moins comme coupable de lèse-majesté que comme fidèle à son seigneur » 64 • Cette présentation des évènements permet d'identifier un coupable et de réhabiliter les chevaliers châtelains. Une tête repousse plus facilement que des muscles. Comme le souligne Dominique Barthélemy, « à Melun, c'est tout le groupe qui, selon Richer, trahit en 991 Bouchard et Hugues Capet, et qui s'excuse ensuite en rejetant la faute sur un seul » 65 • Le châtiment du gardien paraît particulièrement infamant: «le traître dont la fourberie avait attiré ces malheurs, fut pris et pendu près d'une porte du château. Sa femme fut exposée à un nouveau genre , un aveugle " se trouva guéri de sa cécité par la seule aspersion de !'eau " utilisée par le roi pour se laver les mains (Helgaud de Fleury, Vie de Robert le Pieux, p. 76). 113 Helgaud de Fleury, Vie de Robert le Pieux, p. 64. 114 L'Ile-de-France médiévale, t. 2, pp. 131-136. 115 FLEUREAU, Les antiquitez de la ville et du duché d'Estampes, p. 16. Sur la miniature du mois d'août des Très riches heures du duc de Berry, on distingue dans la ville basse une importante construction rectangulaire à contreforts qui semble très proche du donjon roman de Corbeil. S'agit-il pour autant de la tour de Brunehault mentionnée par Dom Fleureau ? 115 Dom Fleureau ajoute un commentaire piquant: "Nos anciens rois n'eurent pas plûtost chassé les Romains des Gaules, qu'ils ne souffrirent plus qu"il y restàt des marques de leur domination, telle qu'est celle de la monnoye, et en firent battre à leur coing, pour preuve de leur souveraineté "· 117 L'Ile-de-France médiévale, t. 2, p. 135: "A l'exception de quelques tessons et fragments de tuiles galloromains à caractère résiduel, nous ne disposons actuellement d'aucun indice archéologique témoignant 108
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hasardeux de faire de cette tour de Brunehault les reliquats d'un proto-donjon érigé par les premiers Capétiens. Généralement, ces bâtiments sont élevés à proximité ou au dessus de l' aula. Or les fouilles et les sondages réalisées en 1987 et en 1995 au centre de la zone palatiale (act. palais de justice d'Etampes) n'ont pas révélé la présence de ce type de monument. Les actes publiés par Louis VI lors de ses nombreux séjours à Etampes portent invariablement la formule« actum Stampis, in palatio publice ,,us. Si le palais était pourvu d'un donjon, cette construction n'était pas le foyer de la domination seigneuriale. Nous ne sommes pas mieux renseignés sur l'organisation des demeures royales 119 de Senlis et de Poissy. Le chef-lieu du pays des Silvanectes ( « in pago Silvanectensi » ) 120 est un élément essentiel dans la zone d'influence des premiers Capétiens • Les rois du XIe siècle conservent en bien propre ce comté-frontière. Le palais de Senlis accueille régulièrement la cour entre Robert le Pieux et Louis le Gros. Parmi les vestiges encore visibles, « l'élément essentiel consiste en la base d'un énorme donjon rectangulaire de 21,50msur17,50 m, exceptionnel à plus d'un titre, par l'épaisseur de ses murs - 4,50 m -, l'importance de ses contreforts larges de 3 m à 4,25 m et saillant de 1,50 m, le soin et la hauteur inhabituelle des assises de son parement qui atteignent 50 cm »121 • La datation de cet édifice monumental est incertaine. Les archéologues considèrent aujourd'hui que le palais de Senlis a été « reconstruit de fond en comble» par Louis VI dans les années 1130 122 . Même si la structure du donjon nous semble plus proche du XIe siècle 123 , nos sources ne nous permettent pas de réviser la chronologie proposée. Le seul élément qui laisse supposer l'existence d'une tour - mais est-ce la même? - à Senlis à la fin du XIe siècle est l'existence d'un « Wido de civitate Silvanectis, cognomento de Turri »124 • Si, comme nous l'avons déjà indiqué, le lignage de Gui de la Tour de Senlis tenait la garde du château du lieu dès le XIe siècle 125 , il y avait bien une tour à Senlis sous le règne de Philippe Ier. Or, la chancellerie ne distingue pas les demeures royales suivant qu'elles possèdent ou non une tour. Tous les actes de Louis VI publiés à Senlis portent
d'une occupation du site antérieure à la seconde moitié du XIe siècle "· 118 Recueil des actes de Louis Vl, t. 1, n° 69, pp. 148-151. Séjours de Louis le Gros à Etampes dans Ibidem, t. 3, pp. 203 et suiv. 119 Ibidem, t. 2, n° 350, pp. 229-233. 120 LOUAT, Histoire de la ville de Senlis, p. 30 ; CAROLUS-BARRE, " Senlis, ville royale '"pp. 37-40. 121 CHATELAIN, Châteaux forts, p. 139. Ces dimensions son remarquables. Il s'agit de la plus grosse tour connue d'Ile-de-France. Elle dépasse en importance la grosse tour du Louvre et se rapproche du donjon de Coucy (diamètre: 31,25 m) pourtant construits au XIIIe siècle (LEFEVRE-PONTALIS, Le château de Coucy, 1912). 122 Synthèse des travaux récents dans GARRIGOU-GRANDCHAMP (Pierre), Inventaire des édifices domestiques romans et gothiques des XIIe, XIIIe et XIVe sièdes dans les pays de l'Oise, www.societes-savantes-toulouse. asso.fr/ samf/ grmaison/ geomm/ france/ 60 / senlis.h tm, mars 1999. 123 CHATELAIN, Châteaux forts, p. 140 : "j'imagine Louis VI plus bâtisseur que son fils, comme nous l'avons vu avec les donjons rectangulaire du Gâtinais, et penserais que celui de Senlis remonte plutôt à la fin de ce règne, vers 1130 "· Toutefois, les tours rectangulaires de Moret-sur-Loing ou de Grez-surLoing, de taille beaucoup plus modeste, ont sans doute été élevées par les comtes ou les vicomtes de Gâtinais, puis renforcées par le Capétien après 1127. Pour une vue d'ensemble de l'évolution de la ville de Senlis, voir L'Ile-de-France médiévale, t. 2, pp. 181-191. 1 4 2 Beauvais, Arch. dép. Oise, H 2434. 125 Le bouteiller Gui mentionné dans un acte royale de 1108 est le fils de Gui de la Tour [de Senlis] (Recueil des actes de Louis VI, t. 1, n" 22, pp. 43-46).
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la mention « in palatio » 126 • Le cas de la demeure de Poissy offre peu de points de repère. Dans la première moitié du XIe siècle, il s'agit d'un palais où le roi séjourne fréquemment 127 . Avec Béthisy, il devient l'un des enjeux du conflit qui oppose les héritiers de Robert II1 28 , mais il ne semble pas avoir été ruiné. Le palais de Poissy est à nouveau mentionné par la chancellerie de Philippe Ier129 . La physionomie de l'ensemble palatial nous est inconnue 130 • Remarquons cependant qu'à la différence d'Etampes, Poissy est qualifié de « castrum » par la chancellerie de Louis VI 131 . Suger indique qu'en 1101 l'abbé Adam de Saint-Denis adresse auprès du roi une plainte au sujet de Bouchard IV de Montmorency. Le prince Louis « fit semondre ce Bouchard à comparaître par-devant son père au château de Poissy pour y être jugé » 132 • Employé au classement des archives de l'abbaye la même année, Suger a sans doute été impliqué dans ce conflit. L'utilisation du terme « castrum » par la chancellerie et par l'abbé implique-t-elle pour autant l'existence d'un donjon à la fin du XIe siècle 133 ? Nous connaissons deux autres demeures royales dans les pays autour de Paris, mais elles sont sises dans des localités secondaires. Il s'agit de Saint-Germain-enLaye et de Saint-Léger-en-Yvelines qui partagent des caractéristiques communes : les deux villages sont situés à proximité d'un massif forestier, le roi Robert y a fondé des établissements religieux dans le premier tiers du XIe siècle (1015 pour SaintGermain et 1026-1031 pour Saint-Léger134 ) et les Capétiens y ont séjourné fréquemment sans doute pour chasser135 • Nous trouvons aussi la trace de résidences fortifiées dans les deux cas. La présence d'un château-palais dans une bourgade périphérique mettrait à mal l'équation castrum =chef-lieu de pagus. Mais, une nouvelle fois, nos informations sont fragmentaires. A la fin du XIXe siècle, il ne restait plus« au sommet de la colline [de Saint-Léger] qu'une grande esplanade, au-dessous de laquelle sont des caves et des ruines informes d'anciennes constructions » 136 . S'agit-il des ruines de la demeure du roi ou des vestiges de l'hypothétique résidence des seigneurs de Montfort ? Le « Castrum Sancti Leodegarii in Aquilina » est mentionné en 1203 dans une charte par laquelle Philippe II abandonne à Amice de Leicester divers droits en échange des biens continentaux de Guillaume de Breteuil1 37 . C'est,
126 &cueil des actes de Louis VI, t. 1, n° 30, pp. 59-61, n° 39, pp. 75-76, n° 130, pp. 267-268 et n° 162, pp. 332-333. 127 Helgaud de Fleury, Vie de Robert le Pieux, pp. 70, 114 et 122. La terminologie employée par la chancellerie semble indiquer que Poissy est bien le chef-lieu d'un comté. Cette constatation ne contredit pas nécessairement l'hypothèse formulée par Robert-Henri Bautier à propos de la réorganisation des pagi
situés dans la partie française de la vallée de la Seine : le rattachement du Pincerais oriental au comté de Paris n'entraîne pas forcément la disparition de l'ancien palais. (BAUTIER, «La politique capétienne et le domaine royal'" p. 52). 128 DHONDT, «Quelques aspects du règne de Henri Ier"; LEWIS, Le sang royal, pp. 51 et suiv. 129 &cueil des actes de Philippe Ier, n° 156, p. 389. 13 ° CHATELAIN, Châteaux forts, p. 148. 131 &cueil des actes de Louis VI, t. 1, n° 155, pp. 319-321. 13 2 Suger, Vie de Louis VI, p. 16. 133 Les princes et le pouvoir au Moyen Age, p. 174, considère que« l'appellation [in castra] a un sens global: ce n'est pas une allusion au donjon"· 134 Helgaud de Fleury, Vie de Robert le Pieux, pp. 130-132; DEPOIN, Le prieuré de Saint-Germain-en-Laye; MOUTIE, « Saint-Léger-en-Yveline "· 135 LEBEUF, Histoire, t. 3, pp. 132 et suiv. 136 MOUTIE, «Saint-Léger-en-Yveline' » p. 97. 137 Ibidem, p. 77.
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à notre connaissance, la première fois que la chancellerie royale utilise le terme « château » pour qualifier la résidence de Saint-Léger. Henri Ier et Philippe Ier indiquent seulement qu'ils se trouvent« apud Sanctum Leodegarium »138 • Un diplôme de Louis le Gros apporte une indication complémentaire. En 1123, le roi publie un acte « apud Sanctum Leodegarium in Aquilina publice [ ... ]. Astantibus in palatio nostro quorum nomina subtitulata sunt et signa. S. Stephani dapiferi (etc.) »139 . La même expression est utilisée en 1125, en 1177 et en 1186140 . Néanmoins, cette formule ne prouve pas l'existence d'un palais à Saint-Léger. Introduite par Etienne de Garlande en 1106, elle précède les souscriptions des grands officiers 141 . Nous trouvons une variante dans une charte de 1111 qui indique que le terme « palais » ne désigne pas un ensemble de bâtiments mais plutôt le gouvernement royal1 42 • Si la situation des ruines décrites par Auguste Moutié et le diplôme de 1203 suggèrent que la demeure des Capétiens à Saint-Léger était fortifiée, aucune preuve ne vient étayer cette hypothèse. La résidence de Saint-Germain-en-Laye est un peu mieux connue 143 • Etablie sur une hauteur qui domine la vallée de la Seine, elle contrôle l'accès au massif forestier (act. forêts de Marly et de Saint-Germain) quis' étend de Conflans-Sainte-Honorine à Chavenay. On attribue à Louis VI la construction d'un donjon encore visible aujourd'hui à l'angle nord-est du « Château Vieux »144 . Elément principal du «grand Châtelet »145 , la tour aurait été intégrée au château-cour de Charles V. Il s'agit d'un donjon quadrangulaire haut de 31 mètres utilisé comme« estude »par le roi 146 • La chronologie semble donc bien établie : les premiers Capétiens possédaient à Saint-Germain un relais de chasse qui a été transformé en château-tour par Louis VI et cette tour a été conservée par les architectes de Charles V. Pourtant, deux éléments posent problème. Le premier est la position du donjon par rapport aux douves creusées au XIIe siècle 147 • Si Louis le Gros est bien le promoteur de cette construction, la tour se trouvait en bordure du palais. Or, les châteaux attribués à Louis le Gros comportent invariablement une tour centrale. Soit les douves datent du XIIe siècle et dans ce cas la tour a probablement été élevée par Charles V, soit elles sont postérieures. Le second problème concerne les diplômes publiés par Louis VI et qui portent la mention« apud Sanctum Germanum [ ... ] .Astantibus in palatio nostro quorum nomina subtitulata sunt et signa »148 • Cette formule qui, dans le cas de Saint-Germain, apparaît pour la première fois en 1124 a été utilisée pour
138 139 140 141 142
Ibidem, p. 74. &cueil des actes de Louis W, t. 1, n° 201, pp. 418-420. Ibidem, n° 235, pp. 494A95; MOUTIE," Saint-Léger-en-Yveline'» pp. 76-77. &cueil des actes de Louis W, t. 3, p. 152. " Viventibus de palatio nostro mynistris quorum nomina subtitulata sunt et signa,, (Ibidem, t. 1, n° 49, pp.
98-99). 143 LACOMBE, Le château de Saint-Germain-en-Laye. 144 Le " Château Neuf,, construit par Henri II à proximité du " Château Vieux ,, fut détruit à la fin de l'époque moderne. 115 On distingue le " grand Châtelet ,, attribué à Louis VI et le " petit Châtelet ,, érigé par Louis IX à l'est du donjon. 146 BEAUNE et AVRIL, Les manuscrits des rois de France, p. 10 ; RIOUX et SIRINELLI dir., Histoire culturelle de la France, t. 1., p. 283. La librairie de Charles V 147 CHATELAIN, Châteaux forts, p. 148. 148 &cueil des actes de Louis VI, t. 1, n° 221, pp. 466-470; Ibidem, t. 2, n° 341, pp. 218-219, n° 375, pp. 280287, n° 376, pp. 288-289, n° 391, pp. 324-326 et n° 392, pp. 326-327.
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prouver l'existence d'un castrum à cette date 149 . Elle ferait ainsi écho à une charte de 1122 par laquelle Louis VI renonce à établir un château-fort à Charlevanne (auj. La Chaussée, corn. Bougival) car le lieu a été donné aux moines de Saint-Germain par Robert le Pieux 150 . Contrarié par la réclamation des religieux, le roi aurait donc préféré fortifier la résidence de Saint-Germain. Cette hypothèse est séduisante mais contestable. Comme nous venons de le voir, la formule « Astantibus in palatio nostro quorum nomina subtitulata sunt et signa» ne prouve pas l'existence d'un castrum et encore moins celle de la tour. Pourquoi Louis le Gros projetait-il d'élever un donjon à Charlevanne ? Le diplôme indique que le roi veut surveiller ses ennemis. Ce n'est toutefois pas la seule motivation. Située au pied du coteau de Bougival, sur la route de Paris à Poissy151 , Karolivana est un lieu prospère. Le seigneur du lieu tire des bénéfices des vignes et du trafic fluvial1 52 • Si Louis VI souhaite y établir un castrum, c'est sans doute plus pour manifester son autorité dans une localité qu'il convoite que pour se prémunir contre les attaques d'hypothétiques ennemis. La charte de 1122 marque la victoire des moines face aux ambitions du roi 153 . Etablir un donjon ex nihilo revient à prendre possession d'un lieu ou à renforcer une autorité plus ou moins contestée. Dans ce cas, l'érection d'une tour à Saint-Germainen-Laye ne peut pas être la conséquence de l'échec de Charlevanne. Elle ne compense nullement la perte d'une terre située à cinq kilomètres en amont. Les actes de 1122 et 1124 n'apportent donc aucune information précise. Le seul élément exploitable concerne l'utilisation de la demeure de Saint-Germain-en-Laye : le roi y réside régulièrement à partir de 1124. A-t-il pour autant adapté le site au goût du jour en édifiant un imposant et coûteux château « féodal » nommé « grand Châtelet»? Si l'existence d'une résidence royale au XIIe siècle est incontestable, reste à déterminer la date de construction et la physionomie des bâtiments 154 • Au final, la modicité de nos sources reflète peut-être la médiocrité des demeures périphériques de Saint-Léger-en-Yvelines et de Saint-Germain-en-Laye. André Châtelain signale la présence d'une troisième résidence secondaire en Ile-de-France : « Tout près de Saint-Germain, au nord de Fourqueux, existait aussi un château royal, le château d'Hennemont vers le milieu du XIe siècle. Au XIIIe siècle il était en ruine et ne conservait qu'une grosse tour que Philippe le Bel donna en 1289 à Pérenelle de Géry, gouvernante des enfants royaux »155 . Cette information, reprise lors de l'exposition Histoire et Patrimoine des Yvelines de Hugues Capet à Philippe Auguste 987-1223156 , doit sans doute être révisée. En 1140, Louis le Jeune accorde à Notre-Dame-des-Champs « les coutumes obtenues de lui par Barthelemi 149
LEBEUF, Histoire, t. 3, p. 134.
150 "
Ludovicus gloriosus rex, superatis undique hostibus et ablata pace, Deo se adjuvante et prospera sibi tribuente, apud Parisius cum principibus disponens jura regni et previdens in futurum, consilium accepit castrum aedificandi in loco qui vocatur Karolivana, quod pagum Parisiensem ab inimicis custodiret » (Recueil des actes de Louis VI, t. 1, n° 198, pp. 415-417). 151 Au début du XIe siècle, Helgaud de Fleury traverse la Seine à Karoli-Venna pour se rendre à Poissy. (Helgaud de Fleury, Vie de Robert le Pieux, p. 124). 152 Paris, Arch. nat., T 671 6, fol. 79; DEPOIN, Le prieuré de Saint-Germain-en-Laye, n° 2, p. 15. 153 William Mendel Newman et Jean Dufour doutent du bien fondé de la réclamation des moines de Saint-Germain-en-Laye car Charlevanne ne fait pas partie des biens donnés par Robert le Pieux (Recueil des actes de Louis VI, t. 1, p. 415, n. 1). 154 L'ensemble palatial devait ètre assez imposant car la cour royale y siégeait sous Louis VI (Recueil des actes de Louis VI, t. 2, n° 376, pp. 288-289). 155 CHATELAIN, Châteaux forts, p. 148. 156 Histoire et patrimoine des Yvelines de Hugues Capet à Philippe Auguste, p. 18.
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de Fourqueux sur les hommes de Fourqueux et d'Anemont (De Fulcona et de Anemonte) ,, 157 _ Ce personnage est un fidèle des Capétiens 158 . Il figure aux côtés de Philippe Ier en 1106, puis dans l'entourage de Louis VI et de Louis VII jusqu'en 1140 159 . Il possède un moulin sur l'étang de Saint-Germain-en-Laye 160 , un autre à Vanves 161 , la grange de Fay achetée par Louis le Gros pour être donnée aux moines 164 de Chaalis 162 et un four à Paris 163 . Son épouse, Téceline, tient des droits à Issy . Sans doute issue d'un lignage local, elle a transmis ses biens à son petit-fils, Hugues de Fourqueux, mentionné en 1176 dans une charte de Saint-Germain-des-Près. Cet acte nous apprend que Hugues a vendu le fief qu'il tenait à Issy de Jean de Massy165 . En 1179-1180, le prieur de Notre-Dame-des-Champs passe un accord avec le fournier Thibaut au sujet d'un four qui avait appartenu à Barthélemy de Fourqueux166 . Cet arrangement mécontente probablement les héritiers de Barthélemy. Vers 1185, Hugues de Fourqueux et le prieur de Notre-Dame, réunis sous l'autorité de l'abbé de Marmoutier, s'entendent sur la propriété du four 167 . Hugues est le dernier représentant connu de la maison de Fourqueux. Ses possessions semblent relativement dispersées, mais le nom du lignage et les chartes de 1140 et 1185 suggèrent que l'ensemble Fourqueux-Hennemont était le noyau du domaine. Il est tout à fait probable que la demeure offerte à la fin du XIIIe siècle à Pérenelle de Géry ait appartenu un siècle plus tôt à la maison de Fourqueux. Dans ce cas, nous pouvons envisager deux hypothèses : soit il y avait bien une demeure royale à Hennemont au XIe siècle qui a été donnée aux Fourqueux en échange des services rendus puis est retournée à la couronne après la disparition du lignage ; soit la tour d'Hennemont n'a jamais été une résidence royale. La première hypothèse est improbable. Certes, Barthélemy de Fourqueux semble avoir été un fidèle serviteur du Capétien168 et le fait que le château d'Hennemont ne soit pas mentionné par la chancellerie royale ne constitue pas une preuve de son inexistence. Cependant, Barthélemy porte le surnom « de Fulcosio » en 1106 169 . Il est donc attaché à cette localité dès le début du XIe siècle. Or, nous ne connaissons aucun exemple de lignage qui ait obtenu la propriété d'une demeure royale en échange de sa fidélité. Une telle disposition nous semble même incompatible avec la politique menée par le Capétien dans les pays autour de Paris. Si, comme nous le pensons, la tour d'Hennemont est une création de la maison de Fourqueux, elle n'a jamais été une résidence royale. 157 LEBEUF, Histoire, t. 3, p. 154. L'auteur a utilisé le cartulaire de Notre-Dame-des-Champs aujourd'hui perdu. 158 Recueil des actes de Louis VI, t. 1, p. 125. 159 Ibidem, n° 60, pp. 124-126 et n° 182, pp. 377-383; LUCHAIRE, Etudes sur les actes de Louis VII, n° 18, pp. 104-105 et n° 59, p. 118. 160 Recueil des actes de Louis VI, t. 1, n° 221, pp. 466-470. 161 LEBEUF, Histoire, t. 3, p. 583. 162 LUCHAIRE, Etudes sur les actes de Louis VII, pp. 359-360. 163 Recueil des actes de Louis VI, t. 1, n° 60, pp. 124-126. 164 LEBEUF, Histoire, t. 3, p. 5. 165 Recueil des chartes de l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés, t. 1, n° 171, p. 241. 166 Cartulaire général de Paris, n° 571, p. 465. 167 Ibidem, n. 1. 168 Nous ne connaissons que deux représentants du lignage des Fourqueux, mais l'utilisation du nom Hugues à la fin du XIIe siècle est peut-ètre une preuve de l'attachement de la famille à la maison royale. 169 Recueil des actes de Philippe Ier, n° 154, p. 387.
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Reste le cas de Dourdan. L'existence d'une résidence royale dans cette localité au XIe siècle est hypothétique. Toutefois, il n'est pas impossible que le spectaculaire château-cour élevé dans cette localité par Philippe Auguste vers 1220 ait remplacé une demeure fortifiée antérieure et sans doute beaucoup plus modeste 170 . En 1116, Louis le Gros accorde aux habitants de Corbreuse le droit d'exploiter les terres mises en culture depuis le règne de son père, à condition que quatre représentants de la communauté prêtent serment devant le prévôt royal de Dourdan qu'elles l'étaient effectivement171 • Nous retrouvons cet officier en 1174 172 • La présence d'un prévôt royal à Dourdan au début du XIIe siècle montre que le village est déjà suffisamment important pour être le lieu de résidence d'un représentant de l'autorité publique. Ceci n'est pas une preuve de l'existence d'une ancienne demeure capétienne, mais un indice. Si cette construction a été remplacée par le château de Philippe Auguste, elle était établie en plaine, à la manière du palais d'Etampes. Dans ce cas, elle était sans doute dépourvue de donjon. Au cours du XIe siècle, les Capétiens adoptent donc une politique castrale ambiguë. Robert Il, Henri Ier et Philippe Ier ne construisent pas de nouveaux châteauxpalais. Ils restent fidèles au modèle carolingien qui fait du castrumle centre politique d'un pagus. Seule la création d'un comté peut justifier - entériner -1' érection d'un château-neuf. Même si elles ont été fortifiées, les résidences secondaires situées à Saint-Germain-en-Laye et à Saint-Léger-en-Yveline restent des lieux de villégiature. A quoi ressemblent ces demeures ? Les carences de notre documentation et la diversité géographique et chronologique des sites nous incitent une nouvelle fois à la prudence. Les résidences royales comportent invariablement un« noyau ecclésiastique ( ... ) car le palais abrite plus que jamais un personnage "saint et sacré" et sert volontiers de cadre aux grandes fêtes religieuses » 173 : Saints-Barthélemy-etMagloire à Paris 174 , Saint-Germain à Pontoise 175 , Notre-Dame à Poissy176 , Saint-Denis à Senlis 177 , Notre-Dame à Etampes 178 , Saint-Germain à Saint-Germain-en-Laye179 ou encore Notre-Dame à Mantes 180 • Comme toutes les demeures seigneuriales, la résidence royale doit comporter une aula, une capella et une camera181 • Si nous pouvons assez facilement retrouver la trace des chapelles, les deux autres éléments constitutifs du palais se confondent souvent ou sont remplacées par le donjon. De façon générale, les ensembles palatiaux d'Ile-de-France devaient être relativement modestes ou, du moins, comparables aux castra seigneuriaux. La superficie intra muras de la résidence d'Etampes est deux fois moins importante que celle du château établi autour de la tour Guinette au milieu du XIIe siècle. Si la pierre était utilisée pour 170
HUMBERT, " Le château de Dourdan ,, ; BALDWIN, Philippe Auguste, p. 384. Recueil des actes de Louis VT, t. 1, n° ll8, pp. 241-244. Voir HIGOUNET, Défrichements et villeneuves, pp. 24-25. 172 Cartulaire de Notre-Dame de Josaphat, t. 1, n° 259, p. 306. 173 Le roi de France et son royaume autour de l'an mil, p. 194. 174 BOUSSARD, Nouvelle histoire de Paris, p. 67; Chartes et documents de l'abbaye de Saint-Magloire, t. 1, pp. 510-517. m PEGEON, L'abbaye de Saint-Martin de Pontoise, pp. 15-17; RACINET, "L'implantation monastique dans la basse vallée de l'Oise"• pp. 8-10. 176 BAUTIER, " Quand et comment Paris devint capitale '" p. 34. 177 Recueil des actes de Louis VI, t. 2, n° 419, p. 361. 178 Ibidem, t. 1, n° 224, pp. 473-474. 179 DEPOIN, Le prieuré de Saint-Germain-en-Laye. 180 L'Ile-de-France médiévale, t. 2, pp. 222-227. 181 Le roi de France et son royaume autour de l'an mil, p. 195. 171
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élever les principaux bâtiments, une partie del' enceinte et les édifices annexes ne devaient pas bénéficier du même traitement 182 • La terre et le bois, que nous retrouvons dans les castra de Châteaufort ou du Puiset au début du XIIe siècle, côtoyaient sans doute les parties maçonnées. Le choix de ces matériaux ne répond pas uniquement à des impératifs économiques - l'Ile-de-France est une terre d'essartage -, et encore moins à des critères ethniques 183 . Le bois et la terre présentent l'avantage de pouvoir être aisément manipulés. A une époque où la cour royale se déplace constamment et où la demeure seigneuriale sert aussi de centre de stockage, le bâti doit être partiellement modulable. L' « archaïsme » apparent des demeures royales et l'absence de nouveaux palais ne doivent pas être interprétés comme la manifestation du conservatisme des rois. En matière castrale, les premiers Capétiens innovent. S'ils ne sont peut-être pas les initiateurs de l' « endonjonnement » des demeures seigneuriales, ils acceptent la présence de ces bâtiments nouveaux dans les palais d'Ile-de-France. Cette forme de syncrétisme politique qui combine le cadre administratif carolingien et les nouvelles formes d'expression du pouvoir permet aux Capétiens d'étayer leur domination dans les pays autour de Paris. La multiplication des châteaux royaux est alors contraire à la dignité royale car elle suppose un éclatement de ce cadre administratif. Ceci n'interdit toutefois pas la construction de fortifications dans les localités stratégiques ou riches en gibier car il ne s'agit pas de castra. Cette incompatibilité décline lentement au cours du XIe siècle avant de disparaître sous le règne de Louis le Gros.
Louis VI et Louis VII Après 1100, le Capétien peut saper le cadre administratif carolingien sans émousser l'autorité de la couronne. Cette «liberté d'action», qui transparaît à la fin du XIe siècle lorsque Philippe indique qu'il se trouve dans la tour de Melun et non dans le palais, rend possible l'annexion des pays autour de Paris. On a sans doute exagéré le pouvoir de nuisance de Bertrade de Montfort. L'hostilité de l'Angevine vis-à-vis du jeune prince Louis, complaisamment rapportée par les clercs, modifia peu l'héritage de Louis VI. Philippe Ier offrit dès 1092 les droits de Simon de Crépy à son fils 184 , puis il le désigna comme héritier avant la fin du siècle. La seule concession que Louis soit obligé de faire à son demi-frère Philippe ne concerne qu'une petite partie du domaine royal : en 1103-1104, « sur l'insistance de leur père, à qui jamais Louis ne résista, et aussi cédant aux flatteuses séductions de sa très noble et très obséquieuse belle-mère, Louis lui avait fait obtenir les seigneuries de Montlhéry et du château de Mantes, en plein cœur du royaume »185 . Mantes dépendait jusqu'au XIe siècle du comte du Vexin qui s'y faisait représenter par un vicomte 186 • Montlhéry ne faisait pas partie du domaine royal, mais elle entra 18
DEBORD, Aristocratie et pouvoir, pp. 167-169. Au XIXe siècle, le comte Adolphe de Dion associe pierre et civilisation : " Les Francs, comme les autres peuples barbares, étaient de pauvres maçons, mais de bons charpentiers ; méprisant les murs et les villes qu'ils laissaient aux Gallo-Romains, ils leur préféraient des maisons en bois au milieu des champs et, pour défenses, des fossés et des palissades,, (DION," Lettre à M. de Chaumont"• p. 693). 184 LEWIS, Le sang royal, p. 83, souligne le caractère novateur de cette mesure : " Philippe fut le premier roi de France à pratiquer la politique qui consiste à transmettre au fils aîné les territoires acquis par le père, au lieu de les octroyer aux cadets, comme cela se passait dans les familles nobles"· 185 Suger, Vie de Louis VI, p. 122. 186 LACHIVER, Histoire de Mantes et du Mantois, p. 33, n. 32. 2 183
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dans le patrimoine de Philippe de Mantes par mariage. Au retour de la croisade, Gui Troussel, qui était« dans la crainte que son héritage n'échappât à sa fille unique »187 Elisabeth, offrit son enfant en mariage au fils de !'Angevine. Ce legs, qui augmente la zone d'influence de la maison de Montfort et de ses alliés, aurait pu constituer une menace pour la construction d'un domaine royal cohérent autour de Paris, mais Suger rapporte que Gui Troussel agit« par la volonté et sur l'instant conseil de Monseigneur le roi Philippe et de son fils Louis »188 • Certes, Mantes et Montlhéry sont deux localités importantes qui fournissent de gros revenus à Philippe de Mantes, mais, par rapport aux possessions franciliennes du roi, l'ensemble paraît bien modeste : l'inféodation de Mantes et de Montlhéry ne désagrège en aucun cas l'espace capétien. Comme le souligne Andrew W. Lewis, « les dispositions prises par Philippe Ier pour régler le sort de ses enfants font apparaître une innovation dans la pratique familiale, visant à renforcer la position de l'héritier du trône »189 . Les cadets se partagent les parcelles d'un domaine presque entièrement destiné à l'aîné. Le palais de la Cité est le centre de cette France capétienne. Il est remanié par Louis VI qui fait ériger une« grosse tour» peu après 1111, peut-être à l'emplacement de l'ancien donjon carré1 90 • D'un diamètre de 11,70 m, ce monument cylindrique dépassait sans doute en hauteur tous les autres bâtiments palatiaux. C'est, à notre connaissance, la première fois que ce type d'architecture est adopté dans un palais royal d'Ile-de-France 191 . Pour Jean Guérout, Louis le Gros décide d'élever cette fortification après l' « attaque »du palais de la Cité par Robert Preud'homme, comte de Meulan et de Leicester en 1111 192 . Cette explication, qui minore la dimension symbolique de la « grosse tour » de Paris 193 , nous semble contestable. D'une part, le récit de Philippe Mousket est tardif194 . D'autre part, le remplacement de l'ancien donjon par une nouvelle tour cylindrique n'est pas une nécessité militaire: l'évolution limitée des techniques de siège ne justifie pas la destruction des grandes tours carrées. La construction d'un nouveau donjon est d'abord un geste politique. Elle s'inscrit dans un mouvement global de transformation des châteaux franciliens. Louis VI réorganise les anciens palais (Pontoise, Paris et peut-être Senlis) sur le modèle des grandes forteresses « féodales ». La « seigneurialisation » de la monarchie capétienne initiée par Philippe Ier se matérialise dans ces donjons qui font du roi le premier seigneur d'Ile-de-France. L'érection de la« grosse tour» de la Cité est la traduction de cette mutation de l'idéologie royale théorisée par Suger. Louis le Gros est un prince territorial qui « peut se servir de l'Ile-de-France comme d'un noyau de puissance, comme d'une base d'attaque » 195 . La mutation du pouvoir royal et la transformation du paysage castral qui en découle sont moins la cause que la conséquence de l'agitation des « seigneurs pillards ». Louis veut montrer 18
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Suger, Vie de Louis VI, p. 36. Ibidem.
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LEWIS, Le sang royal, pp. 82-83. 190 GUEROUT, "Le Palais de la Cité, à Paris '" 191 Dans le pays chartrain, le remplacement des donjons de type "angevin,, (barlongs) par des tours cylindriques semble un peu plus précoce. Le plus ancien donjon rond connu est celui de Fréteval sans doute élevé vers 1050-1060 (CHEDEVILLE, Chartres et ses campagnes, p. 275). 192 Philippe Mousket, Chronique rimée, éd. REIFFENBERG (F. de), t. 2, Bruxelles, 1838, p. 232. 193 BARTHELEMY," Les aménagements de l'espace privé'" p. 398. 194 HOUTH, " Les comtes de Meulan '"p. 36. 195 LEMARIGNIER, La France médiévale, pp. 153-154.
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qu'il est le premier des seigneurs. Il multiplie les constructions spectaculaires et avant-gardistes. A Etampes, il finance l'érection d'un énorme donjon quadrilobé: la tour Guinette 196 • Achevé vers 1140 197 , le bâtiment ne se confond pas avec le palais. Il est établi à flanc de coteau et domine du haut de ses 27 mètres la vallée de la Juine. Il contrôle ainsi la voie de communication nord-sud qui longe la rivière. La tour est enserrée dans une triple ceinture de protection 198 . L'enceinte extérieure correspond approximativement à un quadrilatère de 130msur120 pourvu de deux avancées principales : une porte d'entrée fortifiée au nord-ouest et une terrasse qui domine la vallée au sud-est. Les deux demeures royales d'Etampes présentent un profil diamétralement opposé. Si le palais ancien est intégré dans le tissu urbain et rassemble des bâtiments trapus, le château neuf est isolé et s'articule autour d'un édifice vertical. Mis en valeur par l'organisation de l'espace castral, le donjon est le centre unique de ce système architectural. Les autres bâtiments relégués dans la basse cour n'ont aucune fonction symbolique. Seule la tour Guinette manifeste l'autorité du roi-seigneur. Le plan quadrilobé n'apporte « aucun progrès pour la défense » 199 mais un changement visuel considérable par rapport aux donjons barlongs. Ce procédé permet de modifier artificiellement les proportions du bâtiment. Pour l'observateur, il ne s'agit pas d'un simple donjon, mais de quatre tours agglomérées qui paraissent d'autant plus hautes qu'elles sont fines 200 • La recherche de la verticalité fait partie de la mise en scène du pouvoir seigneurial2° 1• « Géométriquement remarquable » 202 , la tour Guinette est sans doute plus faite pour être vue que pour « guigner »2° 3 . La promotion de cette architecture nouvelle ne concerne pas seulement les grandes agglomérations. On devine encore aujourd'hui les restes de plusieurs tourelles cylindriques dans les ruines du donjon de Montchauvet204 • Erigée sur une motte à proximité de la frontière normande, la tour est le centre politique d'une villeneuve fondée par Louis VI et Amauri III de Montfort, comte d'Evreux, vers 1120205 • Le castrum de Montchauvet est mentionné dans une charte de Simon III de Montfort et dans un diplôme de Louis le Jeune 206 . Les rares vestiges du donjon 196 Le plan de la tour Guinette est tout à fait original. Même s'il s'en rapproche, il ne s'agit pas d'une copie du donjon de Houdan (tour cylindrique flanquée de quatre tourelles demi-cylindriques) élevé dans le premier tiers du XIIe siècle par Amauri III de Montfort comte d'Evreux (HARMAND, "Houdan et l'évolution des donjons du XIIe siècle ,, ) . 197 CHATELAIN, Châteaux forts, pp. 235-243. L'auteur, qui retient la fourchette chronologique (11301150) proposée par HELIOT et ROUSSEAU, " L'âge des donjons d'Etampes et de Provins "• imagine que le donjon" a été prévu par Louis VI et réalisé par Louis VII"· 198 CHATELAIN, Châteaux forts, p. 240, donne le plan restitué du château d'après MARQUIS, Notice
historique sur le château féodal d'Etampes. CHATELAIN, Châteaux forts, p. 240.
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200 La miniature du mois d'août peinte dans les Très riches heures du duc de Berry par les frères de Limbourg au début du XVe siècle place au centre de la ville une tour Guinette surdimensionnée qui semble s' élever vers le soleil. 201 CHENERIE, Le chevalier errant, pp. 203-204. 202 DEBORD, Aristocratie et pouvoir, p. 191. 203 Ce terme, qui signifie guetter, regarder avec attention, est probablement à l'origine du nom Guinette. 204 CHATELAIN, Châteaux forts, pp. 78-79; LEFEVRE, "Une ville neuve fortifiée à la frontière normande: Montchauvet"· 205 HIGOUNET, Défrichements et villeneuves, pp. 32-33. 206 Recueil des actes de Louis Vl, t. 2, n° 257, pp. 48-51 ; Recueil des chartes de l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés, t. 1, n° 139, p. 206.
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sont difficilement datables mais la présence de tourelles qui flanquent le bâtiment central et la disposition des fortifications indiquent qu'il fut sans doute élevé peu de temps après la fondation de la villeneuve 207 . Son diamètre reconstitué est d'environ quinze mètres. Il est moins volumineux que la tour Guinette (24 m.), mais il se rapproche de la tour de Houdan ( 16 m.). Cette similitude est renforcée par l'utilisation de principes architecturaux communs : le donjon de Houdan élevé par Arnauri de Montfort possède aussi plusieurs tours demi-cylindriques. Les fondateurs de Montchauvet ont donc vu les choses en grand : la villeneuve est dotée dès le XIIe siècle d'un donjon imposant et moderne qui témoigne de la puissance des seigneurs. Toutefois, il ne s'agit pas d'une demeure royale. L'emploi du terme « château » par la chancellerie de Louis VII montre que le cadre administratif carolingien s'est décomposé. Le Capétien peut désormais édifier ou accepter l'édification d'un castrum sans pour autant créer un nouveau comté. C'est moins l'augmentation du nombre des nouvelles fortifications que la généralisation du terme « castrum/ castellum » pour désigner les demeures fortifiées qui explique la prolifération des châteaux en Ile-de-France au XIIe siècle. Louis VI construit moins qu'il ne confisque. Dans les pays autour de Paris, il s'empare soit directement soit indirectement, des principales demeures seigneuriales. Il mène une politique d'acquisition systématique, d'abord au nord, puis au sud de la Seine. Ses premières cibles sont les castra des Montmorency et des Beaumont. En 1101, Philippe Ier arbitre au palais de Poissy un différent qui oppose Saint-Denis et Bouchard III de Montmorency208 . Désavoué, Bouchard conteste sans doute à juste titre 209 - la sentence et attise le courroux du Capétien. Le prince Louis et son oncle le comte de Flandre Robert II « ravagent la terre de Bouchard et, bouleversant les lieux fortifiés et les basses-cours à l'exception du donjon, le mettent dans le pire état »210 • Bouchard est soutenu par le frère de son épouse, Mathieu Ier comte de Beaumont-sur-Oise, et par Dreux de Mouchy-le-Châtel. Ces seigneurs sont des « optimates et barones regni »211 . Bouchard et Dreux ne portent pas le titre de comte, mais ils en ont les attributs 212 • Comme Mathieu, ils tiennent des castra dès le XIe siècle. Leurs biens, concentrés au nord-ouest de l'Ile-de-France, forment un véritable glacis fortifié entre le Parisis et le Beauvaisis. Si « la véritable puissance s'exprimait par les châteaux » 213 , le prince Louis s'attaque à forte partie. Son objectif n'est pas l'annexion des places fortes. Le fait que le prince ne détruise pas les donjons montre qu'il ne conteste pas les droits des seigneurs sur leurs terres. Le Capétien cherche avant tout à marquer son autorité dans un espace stratégique. Bras armé de l'église de Saint-Denis, il est responsable du jugement de Poissy et doit faire respecter la sentence. Bouchard de Montmorency est-il un danger pour la couronne 214 ? Les aristocrates deviennent« turbulents» lorsque le roi ne respecte 207
HARMAND, "Houdan et l'évolution des donjons au XIIe siècle».
2os Suger, Vie de Louis VI, p. 14. 209 BEDOS, La Châtellenie de Montmorency, p. 40. La validité de l'acte qui fait des Montmorency des vassaux de Saint-Denis est contestable. 2 10 Suger, Vie de Louis VI, p. 16. 211 BARTHELEMY, Les deux âges de la seigneurie banale, p. 115. 212 DUBY, Le dimanche de Bouvines, p. 854. 213 CHEDEVILLE, Chartres et ses campagnes, p. 268. 2 14 BEDOS, La Châtellenie de Montmorency, p. 57 : " L'intérêt de la royauté se confondait avec celui du clergé dans la mesure où cette petite féodalité turbulente d'Ile-de-France mettait en danger les premiers Capétiens, encerclés dans leur capitale ».
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pas l'ordre seigneurial. La manipulation des coutumes successorales, les spoliations et, plus largement, les contestations des droits seigneuriaux sont autant de motifs de révolte. Les seigneurs laïques d'Ile-de-France ne sont pas un danger mais une entrave au développement du roi-seigneur. Bouchard est assailli « pour l'exemple », pour exprimer publiquement la puissance du Capétien et pour sceller l'alliance avec Saint-Denis. Pour Suger, la campagne de 1101-1102 est un semi-échec. Après avoir dévasté la châtellenie de Montmorency, le prince Louis« humilia [Bouchard], le courba sous sa volonté et son bon plaisir et apaisa, en obtenant satisfaction (en forçant Bouchard à reconnaître qu'il tient sa terre de Saint-Denis), la querelle qui avait causé les troubles». Il ravage ensuite le domaine de Dreux de Mouchy et incendie son château «jusqu'à la chemise du donjon» pour le« faire passer sous le joug de sa volonté »215 . Il se montre moins clément avec Enguerran de Trie, sans doute allié aux Mouchy216 , qui projette, contre la volonté de l'évêque de Beauvais, d'élever une ferté à Berneuil-en-Bray217 . Le prince fait détruire la forteresse en 1101-1102. Ce démantèlement est exceptionnel. Pourquoi le roi procède-t-il au démontage de la demeure d'Enguerran de Trie alors qu'il épargne les autres donjons ? Sans doute parce que Berneuil est un château neuf, un pôle de pouvoir qui ne coïncide pas avec le cadre seigneurial« ancien», c'est-à-dire reconnu. L'autorité politique d'Enguerran dans le Beauvaisis est trop fragile pour pouvoir modifier l'ordre établi aux Xe et XIe siècle. Le prince Louis peut- doit? - abattre la ferté. Après Bouchard de Montmorency et Dreux de Mouchy, le Capétien assaille Mathieu de Beaumont. Il soutient ainsi Hugues de Clermont dans sa lutte contre le comte de Beaumont. L'objet de leur conflit est le castrum de Luzarches. Suger reconnaît que Emme, fille d'Hugues de Clermont, a apporté à son époux, Mathieu de Beaumont, la moitié du château. Cependant, Mathieu souhaite «munir la tour [de Luzarches] d'armes et de gens d'armes »218 , c'est-à-dire obtenir la pleine possession du castrum. « Vivement ému en son coeur par le pitoyable malheur [d'Hugues de Clermont], Louis lui tend amicalement la main »,puis il« sauta sur le comte, attaqua le château ( ... ), garnit la tour elle-même d'une garde de chevaliers et, ainsi garni, la restitua à Hugues comme il s'y était engagé »219 . Cette nouvelle victoire ne freine pas l'élan du Capétien. Comme nous l'avons déjà signalé, il entreprend aussi le siège de Chambly, principale localité de la vallée de l'Esches 220 . Curieusement, Suger ne présente pas le cadre légal choisi par le Capétien pour légitimer cette action. Louis voulait sans doute punir le seigneur du lieu, le comte de Beaumont, sans pour autant le déposséder. Mais le siège de Chambly est un fiasco. Sous des «averses horribles», l'ost se débande. «Un bon nombre, qui avaient fui loin [du prince], dispersés en petits groupes, furent pris par l'ennemi». Louis, «exaspéré par cet échec » est contraint de rejoindre Paris. Certes, la vaillance du Capétien n'est pas remise en cause: c'est la tempête qui a causé la perte de ses hommes et non le combat. Cependant, parmi les prisonniers, « le plus en vue était Hugues de rn Suger, Vie de Louis Vl, p. 18. 216 Le neveu d'Enguerran de Chaumont-Trie, Enguerran II, fils de Guillaume Aiguillon II, épouse Eve de Mouchy, héritière de Dreux (NEWMAN, Les seigneurs de Nesle, t. l, p. 190). 217 Barthélemy de Montcornet, Lettre à Louis VTI Sur les liens qui unissent Barthélemy de Montcornet et Louis le Jeune, voir GUYOTJEANNIN, Episcopus et cornes, pp. 131-133. 218 Suger, Vie de Louis Vl, p. 20. 219
Ibidem.
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DEPOIN, La maison de Chambly, p. 4 ; Suger, Vie de Louis VI, ch. IV, pp. 20-24. Les citations suivantes sont extraites de ce chapitre.
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Clermont lui-même, mais aussi Gui de Senlis et Hellain de Paris». La présence de ces fidèles du Capétien parmi les captifs contredit partiellement la Vie de Louis VI. Cet épisode, qui conclut la campagne de 1101-1102, assombrit le bilan de l'action du prince dans la vallée de l'Oise. Suger lui-même accentue la déconvenue de Louis en indiquant que «jusqu'alors il n'avait éprouvé aucune infortune de ce genre ». L'abbé regrette sans doute qu'aucun castrum n'ait été annexé par le Capétien - le voisinage du roi est incontestablement plus lucratif pour les établissements religieux. Cette présentation des évènements nous semble sévère. Globalement, la campagne est un succès. Tous les « adversaires » du roi font acte de soumission. Même Mathieu de Beaumont « multiplie par des intermédiaires les démarches en vue d'entrer dans les voies de la paix» après le siège de Chambly. Le prince Louis s'est attaché la fidélité des principaux seigneurs-châtelains du nord-ouest de l'Ilede-France. Bouchard de Montmorency, Dreux de Mouchy et Mathieu de Beaumont apparaissent tous dans l'entourage royal dès 1104-1106221 • Guillaume de Trie, frère d'Enguerran, figure aux côtés de Gui de la Tour de Senlis, de Nivard de Poissy, de Mathieu de Beaumont et des officiers du roi dans une charte publiée par Louis VI en 1126222 • Louis peut désormais concentrer son action sur un autre secteur stratégique: la vallée de la Marne. Nous avons déjà présenté l'évènement insignifiant qui provoque l'intervention de l'ost royal à Gournay: en 1107, Hugues de Pomponne, châtelain de Gournay, « s'était saisi à l'improviste sur une route royale de chevaux appartenant à des marchands »223 • La réaction du roi vis-à-vis d'un lignage échaudé par la rupture des fiançailles du prince Louis et de Lucienne de Rochefort est totalement disproportionnée. « Cette outrageante présomption mit Louis comme hors de lui »224 . Les Français attaquent le château de Gournay à l'aide d'une tour de siège, « taillent en pièce les gens de la Brie amollis par une longue paix» et jettent« hors du château la garnison, déçue par une vaine espérance »225 • Suger précise que le roi, « gardant le château pour lui, le commit à la garde des Garlande »226 • Les Rochefort sont donc dépossédés de la châtellenie de Gournay pour une querelle d'octroi. Louis VI ne se contente pas d'annexer Gournay. Il profite sans doute de l'affaiblissement du lignage des Rochefort pour démembrer progressivement leur domaine. La même année, il assiège sans succès les castra de Bréthencourt, Chevreuse et Montlhéry227 • L'offensive reprend en novembre 1108. Gui le Rouge et son fils Hugues de Crécy « ne cessaient de contester la supériorité royale, à cause de la rancune accumulée en leur coeur par la honte d'avoir perdu le château de Gournay »228 • Le roi intervient dans une querelle familiale et attaque la Ferté-Baudouin (auj. La Ferté-Alais),
forteresse du comté de Corbeil229 • La description qu'en fait Suger est assez précise. L'élément principal de la demeure seigneuriale est une tour qui sert de réduit aux derniers défenseurs 230 • Le récit apporte une information importante sur la place 221 22 2 223 224 225 226 227 228 229 230
Recueil des actes de Louis Vl, t. 1, n° 8, pp. 12-14, n° 12, pp. 17-21. Ibidem, t. 2, n° 243, pp. 24-27. Suger, Vie de Louis Vl, p. 70. Ibidem. Ibidem, p. 76. Les Briards sont les hommes du comte Thibaut venu soutenir les assiégés. Ibidem, p. 76. Recueil des actes de Louis VI, t. 3, p. 203. Suger, Vie de Louis Vl, p. 88.
ESTOURNET, " La Ferté-Alais '" p. 61. Suger, Vie de Louis Vl, pp. 88-96. Les citations suivantes sont extraites de ce chapitre.
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du donjon dans la représentation symbolique du pouvoir : lors du siège, le sénéchal Anseau de Garlande « occupa la tour du château, non pas comme un seigneur, mais comme un prisonnier». Evidemment, la campagne du Capétien est victorieuse. Hugues de Crécy parvient à s'enfuir, abandonnant ses partisans« soumis à la décision de la majesté royale » et son château au Capétien. Pour Suger, Louis VI rétablit l'ordre seigneurial corrompu par les Rochefort. « La Ferté-Baudouin appartenait à Hugues, non pas en vertu d'un droit héréditaire, mais par suite d'un certain mariage avec la comtesse Adélaïde, qu'il avait répudiée tout en gardant son château». Puisqu'il n'occupe pas légitimement la forteresse, Hugues de Crécy peut être spolié. Remarquons cependant que le roi ne rend pas la Ferté-Baudouin à l'épouse bafouée et que la filiation donnée par Suger est fausse. Veuve du comte Bouchard II de Corbeil, Adélaïde est la seconde épouse de Gui le Rouge. Elle est donc la mère, ou, plus certainement, la belle-mère de Hugues de Crécy. Si Hugues a reçu la Ferté-Baudouin de son père, il en est le seigneur légitime. La présentation des évènements par Suger doit justifier l'annexion du château par le roi et l'inscrire dans un cadre légal. Louis VI agit ensuite en qualité de seigneur de la Ferté-Baudouin. En 1120, il séjourne à «La Ferté-Aleps »231 et offre aux moines de SaintLomer de Blois la voirie «dans toute l'étendue de la terre dud(it) saint qui appartenait autrefois aux seigneurs de La Ferté-Aleps » 232 • La perte de la Ferté-Baudouin - ou, plus largement, la politique belliciste de Louis le Gros - incita Hugues de Crécy à conclure une alliance avec les Montfort : « La mère de Philippe [de Mantes] et son oncle Amauri de Montfort, redoutant la perte de son autre honneur, celui de Montlhéry, le conférèrent à Hugues de Crécy en l'unissant par mariage à la fille d'Amauri. De la sorte, il espéraient opposer au roi une barrière infranchissable: les châteaux dudit honneur et ceux de Gui de Rochefort, frère de Hugues (le pouvoir d'Amauri lui-même s'étendant par ailleurs sans interruption jusqu'en Normandie) lui couperaient la route »233 . La forteresse de Montlhéry, «barrière entre Paris et Orléans »234 , était déjà convoitée par Philippe Ier. En 1104, le seigneur du lieu Gui II Trousseau, fils du« tumultueux perturbateur du royaume qu'était Milon de Montlhéry »235 , conclut une alliance avec les Capétiens : il donne en mariage sa fille Isabelle à Philippe de Mantes. Philippe Ier et le prince Louis obtiennent ainsi la garde de la tour pendant la minorité du bâtard. Cette décision crée un conflit au sein du lignage des Rochefort. Le frère de Gui Il, Milon II de Bray, conteste la transaction et obtient le soutien des hommes de Montlhéry. En 1105, il pénètre dans le château et attaque la tour. Le siège est brisé par l'arrivée de Gui le Rouge qui oblige le vicomte Milon à abandonner la forteresse et ses prétentions. Le récit de Suger nous apprend que le castrum de Montlhéry comportait un donjon. Ce bâtiment, sans doute élevé par Thibaut File-Etoupe vers 1015 236 , ne doit pas être confondu avec la spectaculaire tour qui se dresse encore aujourd'hui au-dessus de 231 La transformation de la Ferté-Baudouin et la Ferté-Alais coïncide avec la prise du lieu par Louis VI. La forteresse de Baudouin de Corbeil devient la forteresse d'Adélaïde. Cette mutation toponymique légitime l'intervention du roi contre Hugues de Crécy. 232 Recueil des actes de Louis VI roi de France (1108-1137), t. 1, 1992, n° 175, pp. 361-363. Nous retrouvons la formule "Présent dans nostre palais et témoins ceux dont les noms sont si-dessoubz et les signatures », 233 Suger, Vie de Louis VI, pp. 124-126. 234 Ibidem, p. 38. 235 Ibidem, p. 36. 236 MOUTIE, " Chevreuse », t. 3, p. 3.
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la R.N. 20 237 . La rupture de l'alliance entre le Capétien et les Rochefort place une nouvelle fois le castrum au centre du conflit. Après s'être rendu maître du donjon de Mantes aux dépens de son demi-frère Philippe (avril-mai 1109), le roi lance une nouvelle offensive contre Hugues de Crécy à la fin de l'année 1109. «Il se jeta avec la dernière audace dans Châtres, la principale forteresse de la seigneurie. Ensuite de quoi il attira à lui les meilleurs de cette terre par l'espoir de sa libéralité et de sa mansuétude éprouvée, les arrachant ainsi à l'épouvante de la cruelle tyrannie qu'ils connaissaient bien » 238 • Louis VI offre la seigneurie du lieu à Milon de Bray et contraint une nouvelle fois Hugues de Crécy à se retirer. Certes, le château de Châtres n'est pas annexé, mais il est occupé par un Milon qui« conjure et supplie la munificence royale de lui rendre son fief, de lui restituer l'héritage de son père, sauf à le traiter ensuite comme son serf et, en quelque sorte, son tenancier et à faire de lui sa volonté » 239 • La place occupe une position stratégique dans la vallée de l'Orge. Elle était le chef-lieu d'un hypothétique pagus cité dans la Vie de saint ArnoulfA0 • Montlhéry n'est qu'une dépendance qui lui est soumise. La simple occupation de Châtres par le roi prive Hugues de la seigneurie du lieu. A partir de 1110, le champ d'action du Capétien s'élargit. Al' ouest d'abord, il attaque les domaines des fidèles du roi d'Angleterre. Le castrum de Meulan, cheflieu du comté tenu par Robert Preud'homme, est dévasté 241 . Cependant, le roi ne cherche pas à s'emparer de la forteresse, mais à affaiblir le Normand. Dans le sud de l'Ile-de-France ensuite, il poursuit l'agrandissement de son domaine pour empêcher la constitution d'un couloir entre le comté de Chartres et la Brie. Louis VI assiège d'abord le Puiset. La place est alors tenue par Hugues III le Jeune, fils d'Ebrard III et d'Adélaïde de Corbeil 242 . Hugues est donc le petit-fils du comte Bouchard II de Corbeil et d'Adélaïde de Crécy. Son grand-père paternel, Hugues Ier Blavons, avait épousé Alice de Montlhéry, fille de Gui Ier et d'Hodierne de la Ferté-Baudouin, et soeur de Gui le Rouge. Hugues est vassal du comte de Chartres, Thibaut IV, pour la vicomté de Chartres et vassal du roi de France pour la châtellenie du Puiset. Le castrum du Puiset est l'une des principales places fortes de la Beauce 243 • Au XIe siècle, le village était défendu par une «grande enceinte avec fossé et rempart de terre sommé d'une palissade en bois » 244 . La résidence seigneuriale était sans doute établie sur et à proximité d'une motte élevée à l'angle nord-est du castrum. Les propos de Thibaut de Chartres rapportés - déformés ? - par Suger
237 CHATELAIN, Châteaux forts, p. 305: "La forteresse que nous voyons aujourd'hui( ... ) ne peut être antérieure au XIIIe siêcle ( ... ).Le donjon, quant à lui fut assurément repris, sans doute au XIVe siè-
cle"· 33 Suger, Vie de Louis VI, p. 126. 239 Ibidem, p. 126. Comme nous l'avons déjà signalé, les prétentions de Milon de Bray sont contestables. Suger lui-même considère la décision de Louis VI comme une ruse : « Mais une tromperie en entraîne
2
une autre». 24o LEBEUF, Histoire, t. 4, p. 133. Il y avait des vicomtes de Châtres à la fin du XIIe siècle (Recueil des chartes de l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés, t. 1, n° 222 (vers 1176-1182) : état des fiefs tenus de l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés : " In episwpatu Parisiensi, ( ... ) Vicecomes Castrensis ea que dominus de Ville Moisum [Villemoison-sur-Orge] tenet ab eo apud Theodasium [Thiais] de Choisi [Choisy-le-Roi], sicut Dodo de Attiis [Athis] tenet de domino de Villemoysum, et ea que habet in nemore de Avrenvilla [Avrainville], et ea que Thomas Caromacra tenet ab eo ,, ) . 241 242 243 244
HOUTH, " Les comtes de Meulan '" p. 35. DION, Le Puiset au XIe et au XIIe siècle. FOURNIER," Le château du Puiset"· CHATELAIN, Châteaux forts, p. 93.
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sont précis : le château aurait été édifié « en pleine terre des saints et pour la protéger» par la reine Constance d'Arles dans la première moitié du XIe siècle 245 • La fourchette chronologique proposée nous semble crédible 246 • Mais l'identité et les motivation du fondateur, qui justifient opportunément et a posteriori les revendications de l'abbé de Saint-Denis, sont incertaines. Les campagnes militaires du XIIe siècle ne sont pas des chevauchées, mais des suites de sièges plus ou moins longs en fonction de la validité de la revendication. Les « ravages » du seigneur du Puiset correspondent en fait aux droits prélevés par Hugues sur les terres et sur les hommes dont il revendique la propriété. Suger diabolise le seigneur et fait d'Hugues du Puiset l'archétype du pillard. Issu d'une lignée qui s'est« couverte d'opprobre », Hugues est« plus rapace qu'un loup »247 • Mauvais sang ne saurait mentir lorsqu'il coule dans les veines d'un concurrent de Saint-Denis. Le réquisitoire est particulièrement violent. Le roi doit « ruiner le château et déshériter Hugues [pour] venger les torts faits à son père et à lui-même», «réprimer la rapacité sans borne de Hugues, ce brigand», « arracher de la gorge du dragon (sic) » les prébendes des « serviteurs de Dieu », « rendre la liberté à ce qui appartenait à Dieu »248 . Le 12 mars 1111, le conseil réuni à Melun par le roi condamne Hugues. Le Capétien doit donc respecter un cadre légal précis pour contester les droits d'un seigneur. Suger signale la présence à Melun de l'évêque de Chartres,« le vénérable Yves, qui jadis avait subi une longue incarcération dans le château [du Puiset] »249 . L'abbé omet toutefois d'indiquer que le « tortionnaire '>, Hugues Ier Blavons, avait fidèlement servi le roi. Yves de Chartres avait condamné l'union de Philippe et de Bertrade de Montfort250 . En représailles, le Capétien demanda au vicomte de Chartres, Hugues Blavons, d'enfermer l'évêque dans son château du Puiset en 1092-1093 251 . Au printemps 1112, la situation d'Hugues III le Jeune semble intenable. Le vicomte de Chartres est pris entre deux feux : la châtellenie du Puiset est au carrefour de deux ambitions. Les Capétiens souhaitent renforcer l'axe Paris-Orléans et les Thibaudiens l'axe Chartres-Meaux252 • Le roi obtient une nouvelle fois le concours de SaintDenis. Suger est envoyé par Louis VI «en accord avec l'abbé Adam de bonne mémoire »253 à Toury. Il doit rassembler les hommes du roi et de Saint-Denis, puis fortifier la résidence du lieu. Louis VI le rejoint et lance, avec l'aide du comte Thibaut, un assaut contre le castrum du Puiset. L'incendie allumé par les « royaux » préfigure les flammes de l'enfer qui consumeront les défenseurs excommuniés. Dieu apporte son soutien aux assiégeants. Il se manifeste par le truchement d'un « prêtre chauve » qui parvient à démonter les traverses de la palissade. La « seconde Jéricho » est envahie et le seigneur du Puiset doit d'abord se replier« sur la motte, c'est-à-dire dans la haute tour de bois» puis se rendre. Le roi se comporte comme
245
Suger, Vie de Louis VI, p. 132. CHEDEV1LLE, Chartres et ses campagnes, p. 270: "A l'est de Chartres, le système castral est en place dès le premier quart du XIe siècle "· 247 Suger, Vie de Louis VI, p. 132-134. Thibaut de Chartres aurait rappelé au roi" l'affront indigne que l'aïeul de Hugues, infidèle à son serment, fit à votre père Philippe, quand il le repoussa très honteusement du Puiset"· Suger fait ici allusion à la campagne de 1078 contre Hugues Ier Blavons. 246
248 249 250 251
252 253
Ibidem. Ibidem.
Yves de Chartres, Correspondance, t. 1, n° 15, pp. 61-65. Ibidem, p. 82, n. 1. BUR, La formation du comté de Champagne. Suger, Vie de Louis VI, p. 136. Les citations suivantes sont extraites du chapitre XIX, pp. 128-148.
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n'importe quel seigneur. Il «emmène avec lui les prisonniers nobles, butin digne de la majesté royale (sic) » et épargne la tour, sans doute par ce que la seigneurie du lieu doit entrer dans le domaine royal. Suger explique qu'il souhaite incendier le bâtiment, mais qu'il est contraint de différer la destruction de quelques jours «parce que le comte Thibaut, oublieux d'un si bienfaisant résultat qu'il n'eût jamais été en mesure d'obtenir par ses propres forces, tramait un agrandissement de ses marches par l'érection d'un château dans la seigneurie du Puiset( ... ) sur un domaine appelé Allaines ». Les anciens alliés réclament l'honneur du Puiset. On recourt alors au duel judiciaire, mais aucune cour ne veut accueillir un combat entre André de Baudemont, sénéchal du comte, et Anseau de Garlande, sénéchal du roi. Le litige s'envenime et dépasse largement« les limites assez restreintes des opérations militaires » 254 . Le comte Thibaut obtient le soutien de son oncle Henri Ier Beauclerc et de plusieurs « barons du roi » amadoués par « des cadeaux et des promesses». Au grand dam de Suger, il propose même une alliance aux MontlhéryRochefort: «il unit d'un incestueux mariage, sans aucun respect pour sa famille, sa noble soeur [Adèle] à Milon de Montlhéry, à qui nous avons dit plus haut que le roi avait rendu son château »255 . Cette union intervient au moment de la mort d'Eudes de Corbeil, parent des Montlhéry et des vicomtes de Chartres. Naturellement, Milon II de Bray et son puissant beau-frère convoitent le château de Corbeil. Louis le Gros trouve une parade astucieuse. L'héritier légitime du comte Eudes est Hugues III du Puiset, alors enfermé à Château-Landon. Le roi libère son otage en échange de ses droits sur le comté de Corbeil. Pour être valable, la renonciation doit être formulée publiquement. Hugues le Jeune est donc emmené à Moissy, «dans un domaine de l'évêque de Paris», et prête serment. Suger donne une précision surprenante : Hugues fait la promesse de ne «jamais fortifier Le Puiset sans le consentement de Monseigneur le roi » 256 . Cette condition est incohérente. Si le Capétien renonce à la châtellenie du Puiset au profit d'Hugues le Jeune, ce dernier occupe légitimement le castrum du lieu et peut fortifier à sa guise. La disposition prise à Moissy légitime en fait le deuxième siège du Puiset qui a lieu peu de temps après. Corbeil entre donc dans le domaine royal en 1112. Le roi conserve la tour carrée à contrefort élevée par les « comtes du château »257 . Ce donjon, qui devient le surnom du lignage qui en a la garde au XIIe siècle 258 , possède une importance stratégique considérable. Il contrôle l'accès aux demeures fortifiées de Melun, de la Ferté-Alais et d'Etampes. A. Dufour considère qu'il a été érigé par Louis VI 259 , mais son plan « archaïque » semble beaucoup plus proche du modèle des grandes tours du XIe siècle que de celui des donjons royaux du XIIe siècle. Malheureuse-
254
MARTIN, Histoire de la coutume de la prévôté et vicomté de Paris, t. 1, p. 13. Suger, Vie de Louis V7, p. 148. 256 Ibidem, p. 152. 257 Eudes de Saint-Maur, Vie de Bouchard, p. 14. Analyse des rapport entre Eude de Saint-Maur-des-Fossés et le souvenir de Bouchard le Vénérable dans FLO RI, L'essor de la chevalerie, pp. 152-158 ; BARTHELEMY, La société dans le comté de Vendôme, pp. 279-283. La formule "comte du château,, n'est pas !imitatrice: Bouchard se qualifie lui-même de comte de Corbeil dans une charte publiée en 1071 en faveur de SaintSpire de Corbeil (Cartulaire de Saint-Spire de Corbeil, n" 1, pp. 1-4). Elle montre qu'il faut posséder le château pour tenir le comté. CREUZET, "Notes sur les comtes de Corbeil ,, ; LEGUAY, " La sépulture de Bouchard Ier, comte de Corbeil à Saint-Maur-des-Fossés »,pp. 36-38. 258 DEPOIN, Les vicomtes de Corbeil et les chevaliers d'Etampes. 259 DUFOUR, [" Communication sur le château royal de Corbeil ,, J, pp. 159-160. 255
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ment, nos sources sont très incomplètes 260 . Sans doute semblable au« castellulum » de Vendôme 26 1, il fait partie d'un ensemble architectural nommé « château » dans une charte publiée par Louis le Gros en 1119 en faveur de Saint-Spire 262 • Le roi devient ainsi le nouveau protecteur de la collégiale fondée au Xe siècle par Haymon pour étayer et légitimer sa domination 263 . Saint-Spire fait partie du castrum de Corbeil et doit être entretenue par le châtelain au même titre que le donjon. Le Capétien apparaît donc comme le principal - l'unique ? - bénéficiaire de l'accord de Moissy. Reste le problème du Puiset. Ecarté de la succession de son oncle, humilié publiquement par le roi, Hugues III est un allié potentiel pour Thibaut N de Blois. Louis VI pressent le danger et prend une nouvelle fois les devants. A l'automne 1112, il trouve un nouveau prétexte pour attaquer le seigneur du Puiset. Ce dernier commet une « fourberie » : « Comme, un certain samedi, il passait à travers les ruines de son château, sur l'emplacement duquel le roi avait cependant permis de tenir un marché, ils' engagea sous la foi du serment ( ... ) à en garantir la sécurité » 264 • En qualité de seigneur du lieu, il souhaite simplement lever une taxe sur les marchands. Plus grave, il conteste les droits de Saint-Denis et investit le domaine de Toury protégé par «une tour à trois étages dominant toute l'étendue de la plaine » 265 • Le Capétien intervient rapidement. Il fait fortifier Janville et, en compagnie de Raoul de Vermandois et de Dreux de Mouchy, affronte une nouvelle fois le « chien longtemps enchaîné »266 . Sous la plume de Suger, le deuxième siège du Puiset a la grandeur de l'antique. Tous les protagonistes du drame se retrouvent engagés dans la bataille. Nous retrouvons aux côtés d'Hugues du Puiset le comte Thibaut N, Raoul de Beaugency, les Normands du roi Henri, Milon II de Bray, Hugues de Crécy et Gui II « comte » de Rochefort. Le combat, quasi eschatologique, ne peut qu'aboutir au triomphe des forces du bien, c'est-à-dire du roi. «Voyant que les grands du royaume, indignés contre lui, accouraient en foule», le comte de Chartres renonce finalement à son projet et « laisse à la discrétion du roi à la fois le château du Puiset et la personne de Hugues »267 • Le seigneur du Puiset est à nouveau vaincu mais il ne semble pas avoir été dépossédé de son château car, en 1118, la forteresse est à nouveau assiégée 268 • La « clémence » du roi est probablement liée à l'accord de Moissy qui réaffirme les droits d'Hugues le Jeune sur la seigneurie du Puiset. Pour que le roi puisse l'en déposséder, il faut un motif valable. Si les « trahisons » de 1112 ne sont pas utilisées par Louis VI pour annexer le château, c'est sans doute parce qu'elles étaient négligeables. L'objectif du Capétien est d'isoler Hugues le Jeune, de rompre les liens de fidélité qui le rattachent au comte
260
L'Ile-de-France de Clovis à Hugues Capet, pp. 158-159. Reproduction d'un dessin d'Arnold Von Buschel (1586) dans CHATELAJN, Châteaux forts, p. 67. La plus ancienne description est donnée par LA BARRE (Jean de), Les antiquitez de la ville, comté et châtellenie de Corbeil, Paris, 1647, mais elle est difficilement exploitable. 261 BARTHELEMY, La société dans le comté de Vendôme, pp. 585-586. 262 Recueil des actes de Louis VI, t. 1, n° 156, pp. 322-323. 263 CREUZET, " Note sur les comtes de Corbeil"· 4 Suger, Vie de Louis Vl, p. 154. " 265 Ibidem, p. 156. 266 Ibidem, p. 152. 267 Ibidem, p. 168. 268 Ibidem, p. 170.
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de Chartres. A partir du moment où Thibaut IV retire publiquement son soutien au seigneur du Puiset, la forteresse du lieu n'a plus d'intérêt majeur. La situation des résidences royales du sud de l'Ile-de-France à la fin de la campagne de 1111-1112 semble satisfaire Louis le Gros. La paix conclue en mars 1113 à Gisors avec Henri Ier d'Angleterre entérine les progrès du Capétien dans les pays autour de Paris. La position des Montlhéry est encore affaiblie par la rupture du mariage de Milon II de Bray et d'Adèle de Troyes 269 . La situation est figée jusqu'en 1118. L'assassinat de Milon II de Bray par Hugues de Crécy fournit au roi l'occasion de parachever la campagne de confiscation lancée aux dépens des Rochefort. Comme nous l'avons déjà signalé, Milon est enfermé à Châteaufort en 1118 270 . Il est étranglé par son cousin et « per fenestram lignee turris ( ... ) clanculo projecit » 271 • Le drame ne se déroula donc pas dans le grand donjon circulaire à contreforts plats haut de 36 mètres encore visible aujourd'hui. Cette tour colossale, « championne de sa catégorie ,, 272 dans les pays autour de Paris, fut édifiée après le meurtre par le nouveau seigneur du lieu. En effet, le domaine des Rochefort est dépecé entre 1118 et 1120. La forteresse de Crécy-en-Brie revient à la soeur d'Hugues de Crécy, Béatrice de Rochefort, qui la transmet à sa fille Ade, épouse de Gaucher II de Châtillon273. Le château de Chevreuse passe sans doute à une branche collatérale. Comme nous l'avons déjà signalé, le Milon mentionné par Suger est probablement Milon le Grand ou son fils Milon de Bray car eux seuls ont affronté les Montfort et le roi. Cependant, au moment de la construction de l'abbatiale de Saint-Denis, il existe un autre Milon de Chevreuse 274 . En 1146, Louis VII dépêche auprès de l' empereur Manuel Comnène un ambassadeur chargé de préparer l'arrivée des croisés : Milon (III) de Chevreuse 275 . A la même époque, « Milo de Cabrosia » dépose sur l'autel de Notre-Dame un legs pieux voulu par son épouse Isabelle, alors mourante276. Le même nom figure dans la liste des bienfaiteurs des Vaux-de-Cernay publiée par le pape Alexandre III en 1163 277 . Ce Milon - mais est-ce le même personnage ? - est peut-être lié à Geoffroi de Chevreuse qui est l'un des témoins de l'acte de fondation de la même abbaye 278 . Pour Auguste Moutié, Milon (III) est le père d'un Gui de Chevreuse qui vécut dans la seconde moitié du XIIe siècle. Gui (Il), fils supposé de Milon et d'Isabelle, est mentionné dans de nombreuses chartes279. Il occupe sans doute un rang relativement important dans la société seigneuriale d'Ile-de-France car il utilise un sceau équestre 280 . Gui (Il) descend peut-être 269
Ibidem, p. 172.
° Cartulaire du prieuré de Notre-Dame de Longpont, n° 84, pp. 118-119.
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27 1
La chronique de Morigny, p. 23. CHATELAIN, Châteaux forts, p. 51. 273 MOUTIE, "Chevreuse,,, t. 3, pp. 76-77; MESQUI, "Les enceintes de Crécy-en-Brie"· 274 MOUTIE, "Chevreuse"• t. 3, p. 106, considère que "Milon III fut assurément seigneur châtelain de Chevreuse avant 1108 et après 1144 "· Il confond ainsi Milon de Bray, fils de Milon le Grand, mort en 1118 et Milon (III). 2 75 PACAUT, Louis VII et son royaume, p. 49. 27 6 Cartulaire du prieuré de Notre-Dame de Longpont, n° 232, pp. 201-202. 271 " Ex dono Milonis de Cabrosa, pratum et quarterium arpenti,, ( Cartulaire de l'abbaye de Notre-Dame des Vauxde-Cernay, t. 1, n° 26, pp. 38-43). 278 Ibidem, n° 1, pp. 1-3. 279 Voir principalement Paris, Arch. nat., K25, n° 5 et LL 1157, p. 538; Cartulaire du prieuré de Notre-Dame de Longpont, n° 256, pp. 213-214; Recueil des chartes de l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés, t. 1, n° 204. 2so DD 1828 ; Voir BEDOS-REZAK, " L'apparition des armoiries sur les sceaux en Ile-de-France et en Picardie». 212
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de Gui Ier car, à la fin du XIIe siècle, Imbert de Beaujeu le désigne comme l'un de ses parents(« consanguineus meus») 281 . Imbert est lui-même issu de Guichard de Beaujeu et de Luciane de Rochefort, fille de Gui le Rouge et petite-fille de Gui Ier. Les noms des fils de Gui II, Milon et Simon cités dans une donation en faveur des Vaux-de-Cernay282 rattachent aussi le lignage à ces grands ancêtres. Remarquons que le frère de Gui II, Philippe, mentionné dans le même document, porte un nom capétien. Nous pouvons interpréter ce choix comme une manifestation de la fidélité du lignage. Au milieu du XIIIe siècle, Gui (IV) de Chevreuse, arrière petit-fils de Gui (II) et « dominus de Caprosia » 283 , porte d'argent à la croix de gueules cantonnée de quatre aiglettes d'azur (WN 137). Ces armoiries et l'apparition de nouveaux noms (le frère et le fils de Gui (IV) se nomment Hervé 284 ), rattachent ouvertement les Chevreuse aux Montmorency-Marly, non comme des égaux, mais comme des cadets 285 . Gui (III) utilisait les mêmes figures héraldiques au début du XIIIe siècle 286 . Même si nous ne pouvons pas déterminer avec précision la nature de cette filiation, ces éléments montrent que, un siècle après le meurtre de Milon de Bray, les Chevreuse n'occupent plus la position de leurs illustres ancêtres. Privés de leurs nombreux châteaux, ils se placent dans la sphère d'influence d'une maison qui a pu préserver un prestige perdu par les Montlhéry-Chevreuse, victimes de la convoitise du Capétien. Les principaux bénéficiaires de la condamnation d'Hugues de Crécy sont Louis Vl et Amauri III de Montfort. Les deux hommes, qui sont à la fois juges et parties, ont sans doute passé un accord. En 1120, Amauri épouse d'Agnès de Garlande, héritière de sénéchal Anseau et, par extension, de Gui le Rouge. Le beau-père d'Hugues de Crécy obtient ainsi les châteaux de Rochefort, de Gometz, de Bréthencourt et de Gournay287 . De son côté, Louis Vl annexe la partie orientale du domaine des Rochefort: il contrôle désormais Montlhéry et Châteaufort288 . Le cas de Magny-les-Hameaux pose problème. Le donjon circulaire de seize mètres de diamètre aujourd'hui en ruine fut sans doute édifié au XIIe siècle, peut-être au moment de la colonisation des lieux289 • Malheureusement, nous ignorons l'identité 31 2 282 283 284
MOUTIE," Chevreuse"• t. 3, p. 110, n. 2. Cartulaire de l'abbaye de Notre-Dame des Vaux-de-Cernay, t. 1, n° 68, pp. 84-85. Chartes et documents de l'abbaye de Saint-Magloire, t. 1, n° 217, pp. 410-411. MOUTIE," Chevreuse"• t. 3, pp. 138 et 183-192.
285 Le remplacement du champ d'or des Montmorency-Marly par un champ d'argent s'apparente à une brisure. 286 DD 1829 ; MOUTIE, " Chevreuse ,,, t. 3, p. 135. 287 Cartulaire de l'abbaye de Porrois, t. 1, p. 26; RHEIN, La seigneurie de Montfort-en-lveline, pp. 50-51. Les auteurs ignorent Bréthencourt pourtant cité par Orderic Vital. Agnès n'hérita pas seulement d'une partie des biens de son oncle maternel Hugues de Crécy, elle tenait aussi la seigneurie de Gournay de son père Anseau de Garlande (MOUTIE, " Chevreuse '" t. 3, p. 72). 288 Nous trouvons un lignage surnommé" de Châteaufort,, dans la seconde moitié du XIIe siècle. Il est représenté par Hugues de Châteaufort qui publie un acte en faveur de Notre-Dame de Paris en 1167 (MOUTIE, "Chevreuse", t. 3, p. 111). Hugues mentionne son épouse Mathilde, son fils Adam et ses filles Comtesse, Constance et Mabille. Adam semble avoir deux frères, Philippe et Galeran, qui figurent dans un testament publié par Adam vers 1190 ( Cartulaire de l'abbaye de Notre-Dame des Vaux-de-Cernay, t. 1, n° 87, pp. 106-107). Si cette maison tenait des biens à Châteaufort, elle ne possédait pas le castrum du lieu qui fait partie du domaine de Louis VI (NEWMAN, Le domaine royal, pp. 137 et 145, d'après Continuatio historiae Aimoni, sive de gestis Francorum libro V, éd. dans R.H.F, t. 12, p. 123). L'utilisation du nom Philippe par le lignage montre que les Châteaufort étaient plus ou moins liés au roi. 289 Magny-les-Hameaux, autrefois Magny-l'Essart, est issu du mouvement d'essartage du XIIe-XIIIe siècle (HIGOUNET, Défrichements et villeneuves, p. 52).
Ill
PREMIÈRE PARTIE
du bâtisseur. La place était-elle tenue par Gui le Rouge comme le croit André Châtelain ? Dans ce cas, elle aurait fait partie du démembrement de 1118-1120. Or, elle n'apparaît ni dans les possessions des Montfort, ni dans le domaine royal. Les seules indications précises sont tardives: en 1254, Mathilde, veuve de Bouchard Ier de Marly, est« dame de Magny(-les-Hameaux) » 290 . Elle a pour soeur Mabille de Châteaufort, dame de Mondeville et épouse de Mathieu de Marly. Mathilde et Mabille sont probablement issues de Guillaume de La Ferté et de Constance de Châteaufort291. Guillaume de La Ferté, seigneur de Villepreux, possède des droits à Magny qu'il lègue à Porrois en 1204292 . Le plus souvent, les donateurs abandonnent aux nouveaux établissements religieux les biens apportés par leurs épouses. La seigneurie de Magny aurait donc été tenue par Constance de Châteaufort. Il existe pourtant une seconde hypothèse. Entre le 5 avril 1170 et le 27 mars 1171, Agnès, veuve de Galeran II de Meulan, donne à Sainte-Geneviève Garin de Magny et sa femme, « qui mei servi de matrimonio meo errant »293 . La dame agit pour le salut de son âme et pour réaliser un voeu de son époux. Agnès est la fille d'Amauri III de Montfort. Elle est donc apparentée à Gui le Rouge et àAnseau de Garlande. Si la seigneurie de Magny appartenait aux Rochefort, elle faisait peut-être partie de la dot de la comtesse de Meulan. Néanmoins, le fait qu'Agnès donne un serf surnommé « de Magny» ne signifie pas qu'elle tienne ce bien de son père et encore moins qu'elle dispose de l'entière seigneurie du lieu. D'autre part, la localisation du village est incertaine: s'agit-il de Magny-les-Hameaux ou de Magny-en-Vexin ? La physionomie du domaine des Meulan accrédite la seconde hypothèse. Nous pensons que ni la comtesse Agnès, ni son lignage ne possédaient la seigneurie de Magny-les-Hameaux. Labourgade s'est constituée au rythme des essartages du XIIe siècle. Elle était tenue, au moins en partie, par la maison de Châteaufort. La seigneurie de Magny semble avoir été un élément marginal du domaine familial car elle est donnée aux filles. S'il existait au début du XIIe siècle, le castrum du lieu devait être rudimentaire. Il est fort peu probable qu'il ait été convoité par le Capétien. La position de Louis VI au sud de Paris est désormais solidement établie. Elle est encore renforcée à la fin de l'année 1119 lorsque Moret-sur-Loing, Boësse, Yèvre-
° Cartulaire de l'abbaye de Porrois, t. 1, n° 262, p. 250.
29
291
MAQUET, Les seigneurs de Marly, pp. 125-161. Cette filiation est contestée par Cartulaire de l'abbaye de Porrois, t. 1, p. vii, qui indique que Mathilde et Mabille sont les filles d'Adam de Châteaufort. Pour
MOUTIE, " Chevreuse '" t. 3, p. 109, Constance est la fille d'Adam, seigneur de Châteaufort. Les seigneurs de Maurepas et de Chevreuse seraient les" amis" d'Adam," sinon ses parents,, (p. 110). Cette
parenté est douteuse. L'épouse d'Hugues Ier Blavons (+ 1094), Alice, fille de Gui Ier de Montlhéry et d'Hodierne de Gometz, était dame de Villepreux (DION, Le Puiset). Guillaume de La Ferté est donc affilié â un degré indéterminé à Alice. Si le lignage des La Ferté est issu des Montlhéry et celui des Châteaufort des Chevreuse, eux-même liés aux Montlhéry-Rochefort, Constance de Châteaufort et Guillaume de La Ferté étaient parents. Constance et Mabille de Châteaufort sont des bienfaitrices d'Abbecourt. En 1208, Constance, veuve de Gasce (V) de Poissy et épouse de Guillaume de La Ferté, confirme une donation de son fils Hervé en faveur d'Abbecourt. Quarante-sept ans plus tard, le testament de Mabille est validé par l'abbé du même établissement (Abbecourt-en-Pincerais, t. 1, n° 28, p. 39; 126 chartes d'Abbecourt, n° 108). Nous proposons la généalogie suivante: Hugues de Châteaufort est l'époux d'une Mathilde. Ils ont trois fils, Adam, Philippe et Galeran, et trois filles, Comtesse, Constance et Mabille. Adam est le père de Constance mariée à Gasce de Poissy puis à Guillaume de La Ferté. Elle est la mère de Mathilde, épouse de Bouchard de Marly, et de Mabille, épouse de Mathieu de Marly. 292 Cartulaire de l'abbaye de Porrois, t. 1, p. 3. 293 Cartulaire général de Paris, t. 1, n° 482, p. 405; HOUTH, "Les comtes de Meulan'" n° 4, p. 103. ARCHIBALD," Le servage dans les domaines de Sainte-Geneviève"·
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LA «1'-RANCE» CAPÉTIENNE
le-Châtel, Chambon-la-Forêt et Le Châtelet-en-Brie entrent simultanément dans le domaine royal. C'est la dernière grande vague d'acquisitions du règne de Louis le Gros. Elle diffère sensiblement des autres dans la mesure où elle ne procède pas d'une campagne militaire, mais d'un achat. C'est Foulques, vicomte du Gâtinais, qui cède les places au Capétien294 . En 1112, ce personnage est condamné par Louis VI à reconnaître qu'il tient La Cour-Marigny en fief de l'abbaye de Saint-Benoîtsur-Loire295. Le plus important castrum de son domaine est celui d'Yèvre. Son existence est attestée dans la première moitié du XIe siècle 296 . Le roi y réside dès 1120. Deux actes publiés lors de ce séjour portent les mentions « data Castro Evrie » et « actum Castro Evriae » 297 . L'acquisition des places fortes du vicomte Foulques ne modifie pas la physionomie générale du domaine royal. Elle renforce un cadre préexistant. Entre Paris et Orléans, le Capétien dispose d'un grand nombre de résidences, palais ou châteaux, qui sont autant de relais de son autorité. Situés, en moyenne, à une journée de marche les uns des autres, ils forment un réseau fortifié qui s'étend de l'Oise à la Loire. Les dernières années du règne sont marquées par une interruption quasi complète de la politique d'annexion. Louis intervient sporadiquement à Maule vers 1120-1125 et à Livry-Gargan en 1128 298 . La répartition géographique des campagnes et des acquisitions de Louis VI semble montrer que le Capétien mène une politique planifiée. L'action menée contre les Montmorency-Beaumont n'est pas la preuve d'une «extrême faiblesse ,, 299 . Le roi procède à un mouvement d'encerclement de l'Ile-de-France qui débute au nord-ouest, puis s'étend à l'est, au sud et au sud-ouest. Après 1120, il contrôle directement ou indirectement toutes les places fortes qui permettent d'accéder à la vallée de la Seine. Les derniers grands domaines seigneuriaux laïques sont excentrés : Dammartin, Beaumont, Meulan et Montfort ne sont plus une menace car ils sont géographiquement marginalisés et politiquement fidélisés. Louis le Gros est à la fois roi des Français et seigneur de France. La cartographie des possessions du Capétien montre quatre directions principales: à l'ouest, le long de la vallée de la Seine, vers la Normandie; au nord, le long de la vallée de l'Oise, vers le Beauvaisis et !'Amiénois ; au sud-est, le long de la vallée de la Seine, vers le Senonais ; au sud, le long de la route de Paris à Orléans, vers le Val de Loire. La répartition géographique des droits du roi en Ile-de-France fait apparaître un élément important : le domaine du Capétien semble désormais correspondre au réseau hydrographique. Comme le souligne Guy Fourquin, « plus encore que les plateaux, les vallées font la richesse de l'Ile-de-France » 300 . Ce sont bien sûr des axes de communication indispensables. Elles favorisent aussi la culture de la vigne qui rapporte à son possesseur des revenus confortables. La carte des vignobles de l'abbaye des Vaux-de-Cernay réalisée par Alain Georges montre que les vallées de la
294
Continuatio historiaeAimoni, sive degestisFrancorum libro V, éd. dans R.H.F, t. 12, p. 123:" Moretum vero et Castellarium, Baissas, Evram et Cambo a Fulcone vicecomite Wastinensi emit,, ; DEVAUX, " Origines gâtinai-
ses »,p. 301. 295
Recueil des actes de Louis VI, t. 1, n ° 66, pp. 140-144. CHATELAIN, Châteaux forts, p. 98. 297 Recueil des actes de Louis VI, t. 1, n° 174, pp. 359-361. 9 2 s Suger, Vie de Louis VI, p. 254. 296
299
BAUTIER, " Quand et comment Paris devint capitale '» p. 36.
° FOURQUIN, Les campagnes de la régi,on parisienne, p. 61.
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PREMIÈRE PARTIE
Seine, de l'Yvette, de l'Orge, de l'Essonne et de la Juine accueillent une multitude d'exploitations viticoles 301 . La richesse - relative - de notre documentation nous permet d'analyser la composition du domaine francilien de Louis VI 302 . Les trois premières rubriques - les terres, la justice et les taxes courantes - représentent successivement 17%, 15,5% et 11 % del' ensemble, soit moins de 45% du total. Nous pouvons cependant estomper cette diversité en distinguant quatre catégories de droits et de biens. Les impôts levés par le roi occupent la première place. Ils paraissent nombreux et variés. A côté de la taille, du cens, des coutumes et du droit d'hospitalité, qui tend alors à être converti en une rente annuelle 303 , la dîme occupe une place modeste avec seulement 3,5%. Sur les huit occurrences recensées par William Mendel Newman, six sont des donations. Louis VI semble donc participer au mouvement de « restitution » encouragé par les Grégoriens304 • Ces donations ne semblent pas appauvrir la couronne : le roi, qui est un grand propriétaire terrien, bénéficie aussi de ce que Guy Fourquin appelle « le temps de la croissance ». Si nous ajoutons aux terres les vignobles, les moulins, les marchés et les péages qui dépendent de la prospérité agricole, nous obtenons quatre-vingt quatre occurrences, soit plus du tiers de l'ensemble étudié. Les deux autres groupes de droits et de revenus sont numériquement minoritaires. La justice et la vicaria représentent 14, 5% des références relevées par William Mendel Newman. Si les rédacteurs des chartes distinguent fréquemment ces deux droits en les citant dans le même texte, la signification de ces deux termes reste mal différenciée 305 • Nous pouvons toutefois noter que la justice apparaît trois fois plus souvent que la vicaria, et que les occurrences relatives à cette dernière sont constituées à 90% de droits cédés contre 30% pour la justice. Ces différences statistiques indiquent que le roi n'agit pas de la même façon pour ces deux droits et qu'il abandonne plus facilement la vicaria que la justice. Enfin, nous avons constitué un groupe plus hétéroclite qui rassemble les châteaux, les prévôts, la monnaie et l'ost, soit 16,5% du domaine francilien de Louis le Gros. Ces droits anciennement régaliens favorisent la domination militaire et politique de l'Ile-deFrance. Le roi, habituellement si généreux, ne donne ni château, ni monnaie. Seule l'obligation du service militaire, qui n'apporte ni le prestige d'un donjon, ni les
301 GEORGE, "Les vignobles de l'abbaye des Vaux-de-Cernay>>, pp. 40-41. Pour le sud de l'Ile-deFrance, voir LEFEVRE, L'aménagement du sud de l'Ile-de-France par les établissements religieux, pp. 8289. 302 Composition du domaine francilien de Louis VI le Gros (d'après NEWMAN, Le domaine royal, pp. 131-158 et 202-204:
40
"1 ~-~.~.D.D .D.D.D.n.o.o.n.o,n.n.D 303 Ibidem, p. 18. Le prix élevé des quelques rachats de droit de gîte effectués par les communautés ecclésiastiques franciliennes illustre le profit important que le roi retire de cet ancien droit régalien. 304 VIARD, Histoire de la dîme ecclésiastique. 305 NEWMAN, Le domaine royal, pp. 51-57.
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LA «FRANCE» CAPÉTIENNE
revenus d'un atelier monétaire, n'est plus imposée aux établissements monastiques, aux hôtes ou aux bourgeois fidèles. Dans les années 1130, le domaine francilien des Capétiens apparaît nettement plus étoffé et mieux structuré qu'au XIe siècle306 . Il s'agit désormais d'une construction massive articulée autour de Paris. Le regroupement des terres et des droits du roi qui a lieu au cours du premier tiers du XIIe siècle aboutit à la construction d'un bloc territorial cohérent distinct des autres ensembles dominés par les comtes. Ce phénomène observé et décrit par plusieurs générations d'historiens français a été qualifié de « libération du domaine »307 , de « reconquête intérieure ,, 3os ou bien même de « reconquête du domaine royal »309 . Ces expressions, qui mettent en valeur les expéditions militaires de Louis le Gros, sous-entendent que l'Ile-de-France appartenait déjà aux Capétiens et que leur action s'inscrit dans la renovatio del' ordre ancien. Nous avons cependant essayé de montrer que la concentration des droits et des biens du roi autour de Paris débute sous Philippe Ier et s'accélère sous Louis VI. Il s'agit, semble-t-il, d'une nouveauté par rapport à la royauté carolingienne étendue à tout le regnum. La concentration du domaine pose aussi le problème du morcellement du royaume. En « annexant» une région, même prospère et prestigieuse, le roi ne précipite-t-il pas l'éclatement territorial du royaume en principautés310 , réduisant ainsi le pouvoir d'intervention de la couronne ? La « seigneurialisation » géographique de la royauté risquait en effet d'affaiblir l'empire du Capétien sur le royaume au profit de l'Ile-de-France. Louis, néanmoins, ne se désintéressa jamais de l'évolution politique des régions périphériques. Le domaine royal est la source du rayonnement capétien. Ce phénomène explique selon nous l'octroi du Vexin français à Guillaume Cliton à la Noël 1126. Après le naufrage de la« Blanche Nef», le comte d'Evreux, en association avec le comte de Meulan, avait soutenu les prétentions à la couronne d'Angleterre du fils de Robert Courteheuse en échafaudant un projet de mariage entre la fille du comte d'Anjou et Guillaume Cliton qui reçut le Maine 311 • Cette révolte fut matée en 1124 par Henri Beau-Clerc et Guillaume perdit à la fois le Maine et sa fiancée. En 1126-1127, le roi de France trouva une nouvelle occasion de déstabiliser son adversaire anglo-normand en offrant en mariage à Guillaume Cliton la demi-sœur de la reine Adélaïde, Jeanne, et en lui cédant le Vexin français312. «Du point de vue de la stratégie féodale, c'était un coup de maître: Louis ouvrait la voie du duché de Normandie à un parent qui lui serait lié par la gratitude
306 Evidemment, notre connaissance du domaine de Louis le Gros et, plus encore, de ses ancêtres est fragmentaire. Construite à partir d'un corpus documentaire très incomplet pour le XIe siècle, notre analyse de l'évolution des droits du roi en Ile-de-France reste hypothétique. Elle n'a d'intérêt que si les silences des sources correspondent effectivement aux vides du domaine royal. 307 PETIT-DUTAILLIS, La monarchie féodale, p. 89. 308 DUBY dir., Histoire de France, p. 242. 309 MARTIN, MERDRIGNAC et CHAUVIN, Les Capétiens, p. 157. 310 Rappelons qu'en 1125, Thibaut, comte de Chartres et de Blois, reçoit les comtés de Troyes et de Meaux, ossature du futur grand comté de Champagne. PACAUT, Louis VII et son royaume, pp. 14-15, résume ainsi la situation du royaume à la mort de Louis VI : " La France était ainsi, en 1137, un royaume formé de quelques blocs juxtaposés : le domaine royal, la Flandre, la Normandie, la Bretagne, l'Anjou, l'Aquitaine, le Toulousain, la Bourgogne, la Champagne'" 311 NEVEUX, La Normandie des ducs aux rois, pp. 489-493. 312 Orderic Vital, Historia ecclesiastica, t. 6, p. 370.
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autant que par l'hommage ; le prix à payer était la perte d'une des plus importantes acquisitions capétiennes »313 • Cet événement, qui est rarement mentionné Guillaume meurt enjanvier 1128 et le Vexin retourne immédiatement au roi- peut paraître une décision surprenante. Même si le Vexin français, qui dépend du siège épiscopal de Rouen, ne fait pas encore partie intégrante de la« France »et ressemble davantage à une marche, il s'agit tout de même de la terre dont dépend l'oriflamme levé en 1124 devant la menace impériale 314 • Notons aussi que Suger, qui était pourtant directement intéressé par ce transfert de souveraineté, n'évoque Guillaume Cliton qu'à l'occasion de l'intervention du Capétien en Flandre après le meurtre du comte Charles 315 . Doit-on en conclure que l'abbé de Saint-Denis désapprouve la concession du Vexin français qui vient contredire l'importante charte de 1124 où Louis VI reconnaît tenir ce comté de Saint-Denis316 ? Cet épisode montre que Louis VI n'hésite pas à se séparer - certes provisoirement- d'une partie de son domaine pour contrecarrer l'influence d'Henri Ier. Dès 1127, il saisit l'occasion offerte par le meurtre du comte Charles pour envoyer Guillaume Cliton en Flandre. Dans la Vie de Louis VI, trois éléments justifient l'action du roi : le prince, qui doit impérativement s'élever au-dessus des comtes pour rétablir l'ordre est motivé par « son amour de la justice et son affection pour un parent »317 . Ce qui n'apparaît pas, c'est que cette intervention éloigne aussi Guillaume le Normand du Vexin. La guerre de Flandre sert à la fois le prestige du roi, la stabilité du regnum et la cohésion du domaine royal. Louis le Gros agit donc à la fois comme un roiseigneur et comme un roi-empereur. A la fin du règne de Louis VI, il n'est plus question de marier l'héritier de la couronne avec la fille d'un baron francilien. Après la mort accidentelle du prince Philippe en 1131, Louis le Gros, suivant le conseil de «ses intimes et familiers »318 tracassés par la fatigue physique du roi, associe au trône son deuxième fils Louis et le fait sacrer à Reims par Innocent Il. Sans doute d'abord destiné à une carrière cléricale, Louis est alors âgé de onze ans. Le jeune homme, « d'une très grande noblesse et d'une immense bonté », reste pendant six ans associé à son père qui semble avoir conservé la direction du royaume 319 . Louis le Gros décède en 1137 peu de temps après que son fils ait épousé Aliénor d'Aquitaine, recevant ainsi le duché de Guyenne et de Gascogne. A son avènement, Louis, septième du nom, « rassemblait entre ses mains, sans partage, le patrimoine et les terres nouvellement acquises »320 . Ses frères, trop jeunes ou offerts à l'Eglise, ne constituaient pas une menace et ne reçurent que des miettes. La répartition géographique des biens et des droits de Louis le Jeune en Ile-deFrance diffère peu de celle de Louis le Gros. Nous retrouvons les mêmes pôles du Senlisis, de la basse vallée de l'Oise, de la vallée de la Seine, du Hurepoix et du
313 314 315 316 317
318 319 3
2o
LEWIS, Le sang royal, p. 91. BARROUX, "L'abbé Suger et la vassalité du Vexin"· Suger, Vie de Louis Vl, p. 240. Recueil des actes de Louis VI, t. 1, pp. 458-466. Suger, Vie de Louis Vl, p. 244. Ibidem, p. 266. Suger, Œuvres, t. 1, pp. 156-177. LEWIS, Le sang royal, p. 92.
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Gâtinais français. Nous ne reviendrons pas sur ces éléments communs321 . Il nous semble plus judicieux d'analyser les différences qui ressortent de la comparaison des deux cartes. Tout d'abord, les possessions du roi en Drouais disparaissent presque complètement au cours du règne de Louis le Jeune. Le roi ne possède plus qu'un fief« apud Acherias (corn. Theuvy) » 322 et le droit de recevoir trois chariots des bourgeois de Dreux lorsque le comte dudit lieu participe à une expédition royale 323 . Le Drouais sort effectivement du domaine royal au cours du règne de Louis VII: l'un des frères cadets du roi, Robert, reçoit la seigneurie de Dreux en 1152. Ce n'est pas, comme l'ont écrit de nombreux historiens inspirés par les travaux d'André Duchesne 32 4, Louis VI qui « détacha des domaines le petit comté de Dreux en faveur de son puiné, Robert » 325 , mais Louis le Jeune qui fit don de cette terre à son frère 326 . Robert avait d'abord reçu l'usufruit du comté de Perche en épousant Hadvise d'Evreux, veuve de Rotrou III le Grand 327 . Toutefois, le comte avait laissé un fils, Rotrou IV, qui devait hériter du Perche une fois majeur. Cette situation, qui fait du cadet capétien un seigneur sans terre, explique sans doute en partie la « révolte » de Robert en 1148. L'action de Suger et le retour du roi font échouer la conspiration et Robert ne tarde pas à rentrer dans le rang. La cession de la seigneurie de Dreux paraît ainsi « marquer la réconciliation des deux frères » 328 au moment où Louis VII semble affaibli par l'échec de la croisade et par son divorce. Comme le souligne Andrew W. Lewis, « Dreux a bien le caractère d'un apanage de marche : il ne faisait pas partie de l'ancien patrimoine capétien, il était aliénable ; suffisamment éloigné du siège royal, il constituerait, détenu par un seigneur loyal, une utile position de défense, sans menacer trop dangereusement le roi dans le cas contraire » 329 . Louis VII se montre d'autant plus habile qu'en s'assurant la fidélité de Robert, il fait entrer dans sa sphère d'influence le comte Rotrou du Perche qui faisait partie de la coalition de 1148. La donation de Dreux aboutit donc à la constitution d'une zone frontière hostile au Plantegenêt. Cet ensemble qui s'étire au sud-ouest de la Normandie, du Drouais au Perche en passant par le Thimerais, est dominé par les comtes du Perche, les seigneurs-comtes de Dreux et les seigneurs de Châteauneuf-en-Thimerais, traditionnellement hostiles au ducroi330.
321
PACAUT, Louis VII et son royaume, pp. 126-138, dresse un tableau synthétique du domaine royal en 1180. 322 Cartulaire de Notre-Dame de Josaphat, t. 1, n° 130, p. 165. 323 "Documents historiques sur le comté et la ville de Dreux"• n° 2, p. 47. 324 DUCHESNE, Histoire généalogique de la maison royale de Dreux, p. 14. 325 LOT et FAWTIER dir., Histoire des institutions françaises au Moyen Age, t. 2, p. 123. Parmi les erreurs que l'on peut trouver dans le tableau généalogique de la maison de Dreux réalisé à partir de l'étude de Duchesne par LE HETE, Les Capétiens, pp. 72-73, signalons le premier mariage de Robert Ier avec Agnès de" Carlande,, (sic) qui n'a jamais eu lieu. Notons aussi que la seigneurie de Dreux ne devint effectivement un comté qu'après la mort de Robert Ier: en 1153-1154, Robert donne en dot à Agnès, comtesse de Braine, la" châtellenie et le château de Dreux,, (LU CHAIRE, Etudes sur les actes de Louis VII, n° 312, p. 200). 326 LEWIS, Le sang royal, pp. 94-95. 327 COURTIN, Histoire du Perche. 328 LEWIS, Le sang royal, p. 95. 329 Ibidem. 330 POWER, The Norman Frontier, pp. 99-101. Les cinq châteaux tenus par la maison de Châteauneuf (Sorel, Brézolles, Châteauneuf, Senonches, et Rémalard) relient le Drouais et le Perche. Voir CHEDEVILLE, Chartres et ses campagnes, p. 278.
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PREMIÈRE PARTIE
Roberts' empresse de manifester son pouvoir sur la seigneurie. Une charte célèbre rédigée entre 1158 et 1159 331 nous apprend que « Robert, frère du roi de France, comte de Dreux» a conclu un accord avec les moines de Jumièges au sujet de son château de Bû, « point d'ancrage de ses empiètements judiciaires et de son contrôle économique du village »332 • Si Robert est bien le constructeur du château, la tour de Bû aurait été élevée dès l'arrivée du cadet capétien. Le don de Dreux est le principal abandon consenti par Louis le Jeune. La cession, en 1153 ou début 1154, d'un château situé à proximité de SaintClair-sur-Epte - sans doute Château-sur-Epte 333 - en faveur de Saint-Denis « diminua les revenus royaux, mais n'affaiblit guère la puissance monarchique grâce aux liens intimes qui unissaient l'abbaye à la couronne »334 . Ce «château neuf» avait été érigé au début du XIIe siècle sur les terres de l'abbaye par Henri Ier Beauclerc 335 . Il avait ensuite été donné au roi de France en 1144 avec onze autres forteresses par Geoffroi Plantegenêt en échange de l'investiture du duché de Normandie 336 • En 1154-1155, Louis VII accroît à nouveau le domaine de Saint-Denis: le roi donne aux moines un marché qui devra se tenir le vendredi « près du château construit par Henri »337 • Le rédacteur de l'acte de donation indique que le donjon a été restitué à l'abbé par le Capétien. Faut-il en conclure que l'abbaye possédait auparavant un château qui fut annexé et reconstruit par le roi Henri Ier338 ? Dans ce cas, Château-sur-Epte faisait partie des anciennes et nombreuses possessions de Saint-Denis en Vexin. Il n'était donc pas lié à la suzeraineté sur l'ensemble du comté réclamée par les moines à partir de 1124 339 • Louis VII ne semble pas avoir offert d'autres châteaux au cours de son règne. Il s'empare de la tour d'Andrezel et de la forteresse de Mouchy, mais conserve ces biens dans son patrimoine 340 . Au total, l'ensemble des donations royales en Ile-de-France reste modeste 341 . Le roi semble protéger la cohésion de ses droits autour de Paris. L'observation del' évolution de l'implantation géographique du domaine capétien en Ile-de-France confirme les conclusions publiées par Marcel Pacaut en 1964. Les donations ne 331 Chartes de l'abbaye deJumièges, t. 1, n° 79, pp. 194-199. Il ne faut pas retenir la date de 1150 donnée par CHATEIAIN, Châteaux forts, p. 223, n. 209, car Robert n'a alors pas encore reçu la seigneurie de Dreux. 332 BRUNEL et LALOU dir., Sources d'histoire médiévale, p. 301. 333 Paris, Arch. nat., K 23, n° 20. 334 PACAUT, Louis VII et son royaume, p. 121. Dès 1146 le roi favorise l'implantation de Saint-Denis dans le Vexin en lui donnant l'abbaye Saint-Pierre de Chaumont-en-Vexin avec toutes ses dépendances (Paris, Arch. nat., LL 1156, fol. 65 v et 66. 335 CAROLUS-BARRE," Les anciens seigneurs de Saint-Clair-sur-Epte", p. 142. 0
336
NEWMAN, Le domaine royal, p. 175. Les châteaux sont: La Bucaille (corn. de Guiseniers), Etrépagny,
Gamaches, Hacqueville, Baudemont (corn. de Bus-Saint-Rémi), Château-sur-Epte, Tourny, Gisors, Dangu, Neaufles-Saint-Martin, Noyons-sur-Andelle (auj. Charleville) et Bray. 337 Paris, Arch. nat., K 23, n° 21. 338 CHATEIAIN, Châteaux forts, p. 206, propose la chronologie suivante:" Fin du XIe siècle, création du site avec motte et grand bayle cernés par les fossés; autour de 1130-1135 construction du dof!jon, de sa chemise et de la grande enceinte en pierre ; en 1180-1185 reconstruction des tours portes, créations de la petite enceinte et remaniements des étages hauts du donjon "· 339 BARROUX," L'abbé Suger et la vassalité du Vexin,,, pp. 4-5, n. 12. 340 Andrezel: Paris, B.n.F., Ms lat. 5951, fol. 34v -35 (Lettre de Louis VII adressée en 1148-1149 à Suger et Raoul de Vermandois. Cf. Suger, Œuvres, t. 2, p. 121, n° 61), éd. RH.F, t. 15, p. 501, n° 50; Mouchy: NEWMAN, Les seigneurs de Nesle, t. 1, pp. 189-190. 341 En outre, " les aliénations notoires qui datent de la seconde partie du règne [post 152] furent amplement compensées par les gains qui, en tenant comte seulement des propriétés foncières de grande étendue, représentent au moins le double ,, (PACAUT, Louis VII et son royaume, p. 124). 0
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LA «FRANCE» CAPÉTIENNE
désarticulent pas un domaine royal qui ressemble presque trait pour trait à celui de Louis VI. Le règne de Louis le Jeune est caractérisé par une étonnante continuité territoriale et par une grande stabilité de la composition du domaine 342 • Le nombre d'occurrences relevées par William Mendel Newman pour la période 1137-1180 est semblable à celui du règne de Louis VI: 234 pour le premier contre 231 pour le second. La diversité des droits, qui était déjà importante pour les années 1108-1137, apparaît encore plus forte avec une rubrique« Autres »qui dépasse 17%. A première vue, le classement des différentes rubriques ne correspond pas à la hiérarchie établie pour le règne précédent. Toutefois, si nous reconstituons les quatre groupes qui nous ont servi à analyser la composition du domaine francilien de Louis le Gros, nous pouvons constater que les biens de Louis le Jeune se répartissent de la même manière. Les ensembles dîme-taille-cens-coutume-gîte et terre-vignoble-moulin-marché-péage sont numériquement les plus importants. Chacun représente environ un tiers du total, soit les mêmes valeurs que pour le règne de Louis VI. Le groupe château-prévôt-monnaie-ost est un peu moins élevé qu'au cours de la période précédente avec 14,2% contre 16,5%. Cela s'explique par la sous-représentation des châteaux et palais (6 occurrences contre 13 pour Louis VI) qui abaisse l'ensemble malgré l'augmentation du nombre des prévôtés royales. Ces dernières, qui se multiplient au sud de l'Ile-de-France (Janville, Pithiviers, Yèvre-le-Châtel, Nemours, la Chapelle-la-Reine, le Châtelet-en-Brie et Itteville), apportent des revenus très importants à la couronne. Seul le quatrième ensemble qui rassemble la justice et la vicaria subit une baisse sensible avec seulement 8% des occurrences contre 14,5% sous Louis VI. Cela ne signifie cependant pas que ces droits aient perdu de leur importance pour le Capétien. Au contraire, Louis les conserve jalousement et les seules donations de droit de justice et/ ou de vicaria sont celles faites à Saint-Magloire et à Saint-Denis. Plus de 90% des mentions que nous connaissons sont des confirmations. Cette stabilité territoriale et structurelle du domaine francilien apparaît comme une évolution importante. Le roi, suffisamment présent, ne cherche plus à accroître ses possessions. Ainsi, il n'entre plus en conflit avec les féodaux franciliens et peut apparaître comme un roi dominateur dont l'objectif n'est plus la sauvegarde d'une autorité royale grignotée par les potentats locaux, mais l'extension de cette autorité dans tout le royaume. Alors que la politique de Philippe Ier et de Louis VI semble avoir été principalement tournée vers la conquête, la principale tâche de Louis le Jeune aurait été de «mettre en valeur [les terres acquises par son père] par une bonne gestion » 343 . L'exploitation rationnelle et la mise en valeur du
342
Composition du domaine francilien de Louis VII le Jeune (d'après NEWMAN, Le domaine royal, pp. 161-204:
D,D,D,o,n,n =,n,=,U. 343
PACAUT, Louis VII et son royaume, p. 138.
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PREMIÈRE PARTIE
domaine, qui font de Louis le Jeune l'un des plus riches seigneurs du royaume 344, permettent le «changement de dimensions dans la politique royale » 345 . La représentation cartographique des principaux domaines du royaume de France à la fin du règne de Louis VII sert souvent à illustrer la faiblesse du Capétien par rapport au Plantegenêt. Néanmoins, la surface ne correspond pas à la richesse. Louis VII, qui hérite d'un domaine concentré autour de l'Ile-de-France, dispose de ressources matérielles semblables à celles du roi d'Angleterre qui tient au moins la moitié du royaume de France. L'affrontement des deux princes qui rythme la seconde moitié du XIIe siècle s'appuie sur une gestion différente du domaine royal. Alors que l'Angevin possède des droits dilués sur le continent, Louis exploite des biens rassemblés sur une fraction du royaume.
* L'agglomération des droits et des revenus de la couronne en Ile-de-France est un phénomène long. Si les premiers Capétiens semblent avoir favorisé leurs importantes possessions franciliennes, ils ne cherchèrent pas à transformer cette petite région en pôle de domination capétien. Le rassemblement du domaine royal autour de Paris débute sous Philippe Ier et s'achève dans les dernières années du règne de Louis VI. Il s'agit là d'une transformation majeure de la politique territoriale des rois de France. Une nouvelle étape débute avec Louis VII qui privilégie l'administration d'un domaine particulièrement prospère. La constitution d'un « bloc capétien » autour de Paris fortifie la royauté française qui doit affronter un « empire angevin » extraordinairement étendu. En Ile-de-France comme ailleurs, « le château est parvenu à réorganiser autour de lui tout son environnement, effaçant les cadres de l'ancienne administration territoriale, engendrant à sa place une nouvelle cellule de vie, la châtellenie »346 . Symbole du régime « féodal »,il est en fait devenu un instrument du «rassemblement capétien». Méthodiquement annexés par le roi, les castra renforcent la présence de la couronne dans les pays autour de Paris et placent l'ensemble de l'aristocratie régionale sous sa domination directe. Le réseau castral forme l'ossature de la France capétienne. Pourquoi l'Ile-de-France ? Le choix de cette région pour asseoir le pouvoir des rois de France n'était pas évident. Les premiers Capétiens n'étaient pas encore des « rois parisiens » 347 : Sens, Orléans et même Melun auraient pu devenir les pôles de la royauté. Traditionnellement, les historiens expliquent cette préférence par l'attachement- le patriotisme ? - des Robertiens : « la chance de la ville [de Paris] fut le changement dynastique qui porta au pouvoir les Capétiens, descendants de
344
Ibidem. 150-160, a calculé, par un "exercice de numérologie" (BALDWIN, Philippe Auguste et son gouvernement, p. 546), que le revenu annuel du roi de France tourne autour de 200.000 livres parisis. Cette estimation a été révisée à la baisse dès 1967 par BENTON," The Revenues of Louis VII'" puis par PACAUT, " Conon de Lausanne et les revenus de Louis VII "· Les contre-enquêtes récentes évaluent l'ensemble revenus ordinaires-revenus extraordinaires à 120.000 livres par an. Même si cela n'atteint pas les sommets dépeints par Marcel Pacaut, il s'agit toutefois d'un budget très important qui place Louis VII dans le cercle étroit des princes les plus riches d'Occident. 345 BAUTIER, " La politique capétienne et le domaine royal '"p. 59. 346 GAUVARD, DE LIBERA et ZINK dir., Dictionnaire du Moyen Age, p. 275. 347 LON GNON, La formation de l'unité française, p. 76, écrit que" les premiers rois Capétiens étaient non pas des rois parisiens ( ... ) mais des rois orléanais "·Nous pensons qu'ils n'étaient pas encore attachés à un territoire précis.
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LA «FRANCE» CAPÉTIENNE
Robert le Fort, comte de Paris, et de son fils Eudes, qui fut élu roi après avoir défendu la ville contres les Normands »348 . Ce souvenir resta sans doute présent mais nous ne pensons pas qu'il motiva l'action des rois de la fin du XIe et du XIIe siècle. Leur choix fut sans doute plus pragmatique. Les pays autour de Paris sont particulièrement riches. Le domaine royal « n'était pas très vaste ( ... ),mais il était plus ramassé, rassemblé dans une région particulièrement fertile et peuplée » 349 • La fertilité des sols, la densité de la vigne et l'étendue des massifs forestiers forment un cadre favorable à la croissance démographique. En outre, l'Ile-de-France se situe au centre de la France du Nord : elle est en contact avec les grands domaines comtaux et dispose d'un réseau de communication exceptionnel qui place l'ile de la Cité au cœur des échanges commerciaux350 . Pour Jacques Le Goff, «c'est à la convergence des rivières que Paris a dû progressivement son importance » 351 • Enfin, la domination de la région parisienne renforce le prestige de la couronne car la densité monastique y est très importante. Les nombreux et antiques monastères franciliens amplifient la gloire du souverain en échange de sa protection. La présence de plusieurs grandes abbayes bénédictines justifie en grande partie le choix de Paris comme capitale d'un domaine royal centralisé. Le « roi de SaintDenis »n'est jamais loin des reliques 352 .
348
AUTRAND, "Paris" dans VAU CHEZ dir., Dictionnaire encyclopédique du Moyen Age, t. 2, p. 1156. PACAUT, Louis VII et son royaume, p. 30. 35 ° C'est à cet endroit que le double axe routier - rue Saint-Denis et rue Saint-Martin - qui traverse la ville du nord au sud, croise le grand axe fluvial qu'est la Seine. Voir BOUSSARD, Nouvelle histoire de 349
Paris. 351 352
"Reims, ville du Sacre"• dans NORA dir., Les lieux de mémoire, BEAUNE, Naissance de la nation France, pp. 151-152.
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t.
2: La Nation*, p. 91.
Les nouvelles formes d'expression du pouvoir seigneurial : châteaux-cours et maisons fortes (milieu XIIe-milieu XIIIe siècle) Après les ténèbres documentaires du XIe siècle et le clair-obscur de la première moitié du XIIe, nous sommes éblouis par le contraste du règne de Philippe Auguste. Entre 1180 et 1223, l'augmentation du nombre des sources est remarquable. Elle est liée aux transformations des pratiques administratives et aux grandes conquêtes territoriales 1 . Elle témoignerait ainsi des progrès ou, plutôt, des transformations de la monarchie capétienne:« D'une principauté féodale un peu plus éminente que les autres parce que son chef bénéficiait du titre royal, Philippe Auguste avait fait un Etat, la France, et lui avait donné définitivement une capitale, Paris » 2 • Retranscris par une bureaucratie sédentarisée, les noms des seigneurs d'Ile-de-France sortent des cartulaires et envahissent les registres 3 • Ils sont alignés dans de longues listes de vassaux du roi de France. L'aristocratie batailleuse est désormais maîtrisée, ordonnées et mise au service de la construction de l'Etat. La châtellenie de Montlhéry, symbole monumental de l'anarchie féodale qui fit de Philippe Ier« presque un vieillard » 4 , devient ainsi, sous Philippe II «la mieux organisée des châtellenies » 5 • Placées sous le contrôle du roi civilisateur, les grandes demeures seigneuriales d'Ile-de-France perdent leur caractère effrayant. Elles deviennent des pôles d'ordre et manifestent la puissance du Capétien. Au début du XIVe siècle, le château de Montlhéry« qui est ou cuer de France et en terre de paix » 6 est étroitement associé au pouvoir royal. Pour.John W. Baldwin, « cette transformation résulte indéniablement de l'amélioration que Philippe a apporté au système de garnison des places fortes. ( ... ) Soixante-trois chevaliers doivent en tout cent dix mois de garde la- durée d'une période est le plus souvent fixée à deux mois » 7 . Cette organisation paraît d'autant plus rationnelle qu'elle fait suite au désordre entretenu par les premiers châtelains,« seigneurs analphabètes, livrés aux ressources de la mémoire ( ... ) alors que toute administration, si frustre soit-elle, exige l'usage del' écriture » 8 • Le règne de Philippe Auguste aurait donc dissipé les ombres de l'ignorance, de la violence et de la peur. Au regard des éléments déjà observés, cette interprétation des mutations documentaires de la fin du XIIe siècle nous paraît contestable. Le fait que les services de garde du château de Montlhéry soient détaillés pour la première fois dans les
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ClANCHY, From Memory to Written R.ecord; BALDWIN, Philippe Auguste, pp. 496-532. L'histoire médiévale en France. Bilan et perspectives, p. 114. RH.FD.FA., t. 7, vol. 1. Suger, Vie de Louis VI, p. 38. BALDWIN, Philippe Auguste, p. 377. Jean de Joinville, Vie de saint Louis, p. 24. BALDWIN, Philippe Auguste, pp. 377-378. ZUMTHOR, Guillaume le Conquérant, p. 35.
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PREMIÈRE PARTIE
registres de Philippe II ne signifie pas qu'ils aient été créés par le gouvernement royal. Remarquons que, dès le début du XIe siècle, la liste He sunt consuetudines établit l'organisation des tours de garde du castrum de Vendôme 9 • Certes, ce document est très différent des registres de Philippe Auguste, mais il procède de la même volonté. Le « cames Burchardus » 10 souhaite fixer un cadre, préciser un ordre. Sa condition d'illettré de l'an mille ne semble pas l'avoir découragé. Dans le cas des châteaux d'Ile-de-France, l'hypothèse d'une opposition entre l'ordre capétien et le désordre seigneurial nous semble issue d'une lecture anachronique des évènements. Elle a cependant le mérite de mettre en valeur l'accélération du rassemblement Capétien qui a lieu autour de 1200. Le roi utilise et transforme le système seigneurial pour mettre en place un Etat philippe-augustéen qui a le lustre du royaume carolingien et l'efficacité d'un régime moderne 11 • Intimement lié à l'aristocratie, le réseau castral n'échappe pas à cette mutation. Dans un premier temps, nous analyserons l'influence du roi sur les grandes demeures seigneuriales. Ensuite, nous élargirons notre enquête aux maisons fortes à travers le cas de la prévôté de Montfort. Naissance et développement du château philippien
Au début du XIIIe siècle, la possession d'un comté dans les pays autour de Paris présente de graves dangers. Entre 1203 et 1223, tous les comtes d'Ile-de-France sont contraints d'abandonner leurs titres et leurs forteresses 12 . Les lignages comtaux ne s'éteignent pas forcément, mais leurs domaines passent, plus ou moins volontairement, sous le contrôle direct du Capétien. Ces annexions paraissent beaucoup plus modestes que les grandes conquêtes de la seconde partie du règne, mais elles sont doublement utiles : elles renforcent la présence du roi en Ile-de-France et elles ouvrent les espaces périphériques qui contrôlent l'accès aux grandes principautés. La première cible de Philippe Auguste est le prospère comté de Meulan tenu par un fidèle de Jean sans Terre, Robert IL Coincé entre Poissy et Mantes, la ville 9
Eudes de Saint-Maur, Vie de Bouchard, pp. 33-38 ; BARRAL I ALTET et PARISSE dir., Le roi de France et son royaume autour de l'an mil, pp. 99-109; BARTHELEMY, La société dans le comté de Vendôme, pp. 102-103
et 301-312. 10 Il s'agit sans doute de Bouchard le Vénérable, compagnon d'Hugues Capet et comte de Melun (BARRAL I &TET et PARISSE dir., Le roi de France et son royaume autour de l'an mil, p. 100). 11 BARTHELEMY, Nouvelle histoire de la France médiévale, t. 3, pp. 251-252. 12 Amauri V de Montfort utilise le titre de comte de Montfort après 1226 (Chartres, Arch. dép. Eure-etLoir, G 2978; RHEIN, La seigneurie de Montfort-en-Iveline, n' XLI, p. 325). Les seigneurs de Trie relèvent le titre de comte de Dammartin en 1262, lorsque Louis IX" rend,, le comté à Renaud de Trie (Jean de Joinville, Vie de saint Louis, p. 34). Cette restauration donne lieu à une manipulation héraldique intéressante (PINOTEAU et LE GALLO, L'héraldique de Saint Louis, p. 40). Les Trie portent d'or à la bande d'azur (WN 4). Lorsqu'ils obtiennent le comté, ils acquièrent aussi le droit de porter les armes qui lui sont associées. Il s'agit d'un fascé d'argent et d'azur à la bordure de gueules (WN 2). Etrangement, les nouveaux comtes n'associent pas la bande et le fascé dans un même écu. En 1262, Mathieu de Trie, comte de Dammartin (t 1272), utilise un sceau équestre aux armes de Trie et un contre-sceau ogival, renfermant deux écus aboutis, l'un à la bande, l'autre fascé à la bordure (DD 688). Dix-huit ans plus tard, Jean, comte de Dammartin et seigneur de Trie fait le choix inverse: seul le fascé apparaît sur son sceau équestre (DD 689). Il existe pourtant une solution astucieuse, mais elle est employée par un cadet: Renaud de Trie porte d'or à la bande componée d'argent et d'azur, bordée de gueules (WN 6; LB 198 et VER 681). Dans le Walford's roll et dans l'armorial de l'ost de Flandre, la bordure de gueules est absente, mais il s'agit sans doute d'un oubli (C 128 et CP 26).
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LES NOUVELLES FORMES D'EXPRESSION DU POUVOIR SEIGNEURIAL
est un obstacle sur le chemin de la Normandie. Robert, comte de Meulan depuis 1166, épouse Mahaut de Cornouailles et contracte de solides alliances anglaises. C'est l'un des principaux partisans de Jean sans Terre qui l'associe, en 1199, à la « conjuration » de la Roche-d'Andely - sans doute les Andelys - dirigée contre le roi de France 13 • Robert II cède même l'ensemble de ses domaines normands au roi 14 d'Angleterre à titre viager en échange de cinq mille marcs d'argent • Cette« amitié» aiguisa sans doute l'appétit de Philippe Auguste. A l'occasion de la guerre de 1202-1204, le roi de France s'empare du comté de Meulan et, après la prise de Rouen, destitue son titulaire. Comme ses prédécesseurs, le roi conserve le cadre préexistant. Les vassaux du comte sont enregistrés par la chancellerie royale et les fiefs du vicomte de Meulan sont inventoriés avant 1221 15 . Philippe Auguste protège les élites installées. Il se substitue au comte sans relever la dignité comtale. Curieusement, la disparition des comtes de Meulan ne provoque pas de mouvement de révolte. Robert II a pourtant plusieurs héritiers. Son fils aîné, Galeran, mort en 1191, a eu le temps d'épouser Marguerite de Fougères. D'autre part, en 1204, Robert II avait cédé officiellement l'ensemble de ses biens à sa fille, Mabile, épouse du puissant Guillaume de Vernon 16 • Cette donation est une erreur politique car elle maintient le lien entre Meulan et la Normandie. Elle est d'ailleurs invalidée par le roi quelques semaines plus tard. Le choix de Mabile semble indiquer que les autres fils de Robert II étaient morts à cette date. Cependant, en 1203, « Pierre de Meulan, fils du comte Robert de Meulan, passa du côté du roi des Français et lui confia son château de Beaumont[-le-Roger] »17 • Ce personnage est mentionné dans deux chartes publiées par Robert II entre 1182 et 1190 18 • Peut-être a-t-il été écarté de la succession par son père. Enfin, Roger, frère de Robert II, et son fils Amauri sont refoulés dans la vallée de la Marne, à Gournay19 , et ne semblent pas contester - du moins ouvertement -1' entrée du comté dans le domaine royal. Quels sont les éléments qui expliquent cette docilité ? Philippe Auguste se montre particulièrement habile car il utilise les institutions. En 1204, il accorde des « conventions » aux Rouennais conduits par Pierre de Préaux 20 . Les Normands admettent publiquement que Robert Il, Guillaume le Gras, Roger de Tosny et son fils ne peuvent pas bénéficier de cet accord. Les conventions de Rouen renforcent ainsi la fidélité de la garnison vis-à-vis du Capétien et brisent la chaîne de solidarité qui protège le comte de Meulan. D'autre part, Robert II paraît isolé au sein de l'aristocratie francilienne. Tourné vers la Normandie et l'Angleterre, il séjourne rarement à Meulan et utilise peu les alliances matrimoniales. Seule sa fille Jeanne épouse un francilien, Gui de La Roche-Guyon 21 . Enfin, la disparition du comte de Meulan modifie la tête
13
HOUTH, "Les comtes de Meulan"• p. 92. Ibidem, n° 131, p. 133. 15 R.H.F.RD.F.A., t. 7, vol. 1, pp. 300-301et306-307. 16 Paris, B.n.F., coll. Vexin, t. 8, p. 819; HOUTH, "Les comtes de Meulan"• n° 134, p. 134. 17 Continuation de la Chronique de Robert de Torigny, éd. R.H.F, t. 18, p. 342. 18 HOUTH, "Les comtes de Meulan"• n° 85 et 100, pp. 121et125. Cartulaire de l'abbaye de Saint-Martin de Pontoise, p. 325, n. 368, indique que Pierre " a vécu au delà de Pâques 1204, car par un acte daté de cette année, il acensait, du consentement de sa femme et de ses hoirs, un fief à Amicie de Leicester, mère du fameux Simon N de Montfort'" L'auteur tire cette information du dossier H 91 conservé aux archives de l'Eure. 19 TERROINE, Un abbé de Saint-Maur au XIIIe siècle: Pierre de Chevry, p. 130, n. 2. 20 BALDWIN, Philippe Auguste, p. 253. 21 Cartulaire de l'abbaye de Saint-Martin de Pontoise, p. 326, n. 372.
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PREMIÈRE PARTIE
du système seigneurial, mais elle ne défait pas les liens qui unissent les membres de ce système. Cette stabilité est garantie par la chancellerie qui consigne la liste des détenteurs du pouvoir politique.L'ordre seigneurial est donc conservé et l'autorité de chacun bénéficie désormais du prestige du« roi de Paris». Si l'annexion de Meulan renforce la présence du roi en Normandie, la capture de Renaud de Dammartin, comte de Boulogne, lors de la bataille de Bouvines consolide l'emprise de Philippe Auguste sur les pays du nord. Une nouvelle fois, le Capétien est victime de la« félonie » d'un seigneur d'Ile-de-France 22 . Le traître est exemplaire 23 • Il est bien sûr issu d'un lignage qui a été enrichi par le roi et qui l'a déjà trahi : « Comme il était pauvre, [le roi] l'avait fait riche ; et lui pour tous ces bénéfices, il lui avait rendu mal pour bien. Car lui et son père, le comte Aubri de Dammartin, se tournèrent au roi Henri d'Angleterre et s'allièrent à lui » 24 . Renaud est un compagnon d'enfance du Capétien. Il épouse la cousine de Philippe, Marie de Châtillon, mais la répudie et enlève la fille de Mathieu de Flandre, Ide, héritière du comté de Boulogne. « Seigneur des mers froides et des grandes pêcheries de harengs » 25 , il se rapproche régulièrement del' Anglais. Pourtant, Philippe Auguste le pardonne à chaque fois. Cette bienveillance a un coût: en 1192, le roi reconnaît la validité du mariage de Renaud et d'ide en échange du droit de relief normal, de la terre de Lens et de 7000 livres d'Artois 26 ; en 1201, Renaud retrouve sa place dans l'entourage du Capétien, mais il est contraint d'accepter le mariage de son unique héritière, Mathilde, avec le fils illégitime de Philippe, Philippe Hurepel2 7• Le jour du mariage, le bâtard doit recevoir un tiers des biens tenus par le comte de Dammartin en 1201 et la moitié des terres qu'il viendrait à acquérir entre-temps. Comme le remarque Andrew W. Lewis, « cet accord était contraire à la coutume, et contenait des ferments de litige, puisque rien n'était prévu pour le cas où Renaud et Ide auraient un fils, ensemble ou séparément, dans un mariage postérieur » 28 . Pourtant, le comte de Dammartin accepte - avait-il d'ailleurs le choix? - et participe à la conquête de la Normandie. Il reçoit à cette occasion plusieurs comtés, mais ces biens sont sans doute destinés à Philippe Hurepel car, «dans l'esprit de Philippe Auguste, c'était bien tout l'héritage de Renaud et d'ide qui devait revenir à son fils » 29 • Le mariage est sans doute célébré en mai 1210 et Mathilde reçoit une dot conforme à l'accord passé neuf ans plus tôt. Renaud perd alors une part très importante de son domaine au profit d'un gendre bâtard du roi des Français. « La tension est telle entre le comte de Boulogne et le roi qu'il ne faut qu'un prétexte pour provoquer une rupture ouverte »30 . En 1211, Philippe de Dreux, évêque de Beauvais, entre en conflit avec Catherine, comtesse de Clermont et veuve de Louis de Blois31 . Les liens de parenté qui l'unissent à Catherine obligent Renaud de Dammartin à intervenir en sa faveur. La mère de Renaud est Mathilde, fille du comte Renaud II de Clermont et soeur du comte Raoul. Catherine est donc la cou22
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25 26
27 28 29
30 31
DUBY, Le dimanche de Bouvines, pp. 56-58. MALO, Un grand feudataire : Renaud de Dammartin. Œuvres de Rigord et de Guillaume le Breton, t. 1, pp. 291-292. DUBY, Le dimanche de Bouvines, p. 57. R.H.FD.F.A., t. 7, vol. 1, n° 31, pp. 473-473. Layettes du Trésor des chartes, t. 1, n° 613, pp. 226-227. LEWIS, Le sang royal, p. 206. Ibidem. BALDWIN, Philippe Auguste, p. 263. GUYOTJEANNIN, "Le comté de Clermont"• p. 30.
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sine germaine de Renaud de Dammartin 32 • Le roi saisit cette occasion pour s'emparer de Mortain, d'Aumale et de Dammartin. Renaud doit ensuite être jugé, mais il refuse de comparaître et cède le comté de Boulogne au prince Louis. Il se réfugie chez le comte de Bar et anime la coalition qui est battue à Bouvines. Capturé, le comte de Dammartin est, comme le comte de Meulan en 1204, exclu des« conventions » accordées par Philippe Auguste 33 . Le traître est châtié et dépossédé de son autorité. Pour John W. Baldwin, c'est« l'ambition invétérée du comte de Boulogne ,, 34 qui provoque sa chute. Renaud est en effet capable de répudier son épouse lorsque« une proie superbe se profilait à l'horizon » 35 . Mais c'est alors une pratique courante qui ne traduit pas nécessairement une «ambition invétérée ». Elle est d'ailleurs acceptée par le roi qui en tire profit. La société seigneuriale du début du XIIIe siècle n'est certes pas une bergerie, mais, au risque de passer pour des zélateurs inconditionnels de l'aristocratie francilienne, nous pensons que le roi est largement responsable de la trahison de Renaud de Dammartin. En multipliant les humiliations et en obligeant le comte à offrir la main de sa fille à Philippe Hurepel, le Capétien provoque l'appauvrissement matériel et symbolique de son ancien ami. Renaud, félon aux« moeurs cyniques » 36 qui« se ridiculise (sic) en s'abritant derrière son infanterie » 37 , bénéficie sans doute de circonstances atténuantes. Le « rassemblement capétien » ne s'arrête pas à Dammartin. Quatre ans plus tard, Philippe Augustes' empare du comté de Clermont. Catherine meurt en 1212. Elle laisse ses biens à son fils Thibaut, sixième comte de Blois du nom et petit-fils du sénéchal Thibaut 38 • Le nouveau comte de Clermont décède à son tour en 1218. Cette mort est une aubaine pour le Capétien. Philippe II, qui « ne peut s'empêcher, la plupart du temps, de profiter des successions problématiques » 39 , désintéresse les héritiers potentiels, à savoir la petite fille de Mathilde de Clermont, Mathilde de Dammartin, épouse de Philippe Hurepel, et les trois neveux de Raoul, Raoul de La Tournelle, Gui le Bouteiller de Senlis et Raoul d'Ailly40 . Le comté de Clermont était sans doute destiné à Philippe Hurepel car, en 1224, Louis VIII le cède à son demi-frère 41 . Le lion,« en accordant ces territoires à son demi-frère, ne faisait que suivre les instructions du vieux roi » 42 • La disparition de Thibaut, comte de Clermont, place Jean de Beaumont-sur-Oise dans une situation délicate. Il tient le seul comté d'Ile-de-France qui ne soit pas directement contrôlé par un Capétien. Politiquement, sa position est mieux assurée que celle de Renaud de Dammartin :Jean n'a pas agrandi son domaine et il a combattu aux côtés du roi à Bouvines. Il possède aussi de solides alliances. Il épouse d'abord Gertrude, fille de Raoul Ier, comte de Soissons, mais le mariage est rompu pour consanguinité. Gertrude se remarie en 1193 avec Mathieu II de Montmorency
32
MATHIEU," Recherches sur les premiers comtes de Dammartin'" tabl. n° 1. « Accord entre Philippe Auguste et la comtesse de Flandre '" éd. DUBY, Le dimanche de Bouvines, pp. 351-352. 34 BALDWIN, Philippe Auguste, p. 262. 35 DUBY, Le dimanche de Bouvines, p. 57 36 Ibidem, p. 360. 37 FAVlER, Dictionnaire de la France médiévale, p. 333. 38 GUYOTJEANNIN, " Le comté de Clermont,,, p. 30. 39 BALDWIN, Philippe Auguste, p. 432. 40 GUYOTJEANNIN, " Le comté de Clermont,,, p. 30. 41 PETIT-DUTAlLLIS, Etude sur la vie et le règne de Louis VIII, n° 71, p. 458. 42 LEWIS, Le sang royal, p. 208. 33
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etJean obtient la main de Jeanne, fille de Guillaume IV de Garlande 43 . Néanmoins, un élément fragilise considérablement la position du comte de Beaumont: il n'a pas d'héritier direct. Ni lui, ni son frère Mathieu III mort en 1179 n'ont eu d'enfant. Ce cas relativement fréquent ne provoque pas nécessairement la disparition - ou, plutôt, la paupérisation - d'un lignage lorsque le défunt a des frères, des cousins ou des neveux. C'est le cas de Jean de Beaumont qui peut transmettre son héritage à Thibaut de Beaumont. Ce personnage est un représentant de la branche cadette des avoués d'Ully-Saint-Georges fondée par Hugues Ier, frère de Mathieu II.Jean de Beaumont meurt le 13 mars 1223 mais la succession se passe mal 44 . Les droits de Thibaut sont contestés par les descendants de ses tantes Marie et Béatrice. L'avoué d'Ully-Saint-Georges refuse de diviser les biens de Jean de Beaumont en sept et porte l'affaire devant le roi. Le jugement lui est favorable : les fils de Marie, Jean et Thibaut de La Boissière, et de Béatrice, Gui, Hugues, Raoul et Adam d'Andelli, sont déboutés 45 . Nous pensons que Thibaut d'Ully a négocié le soutien du roi et que le jugement sert avant tout à légitimer le rachat du comté par Philippe Auguste. En effet, une fois la sentence prononcée, Thibaut s'empresse de revendre les biens de son oncle. Le Capétien s'empare de la grosse tour de Beaumont et de ses dépendances en échange de 7000 livres parisis et de quelques droits dans la vallée de l'Oise 46 . La somme est très importante 47 , mais personne ne peut contester la validité de la vente puisque Thibaut a été reconnu comme l'unique héritier de Jean de Beaumont. Le quatrième et dernier comte« féodal» -c'est-à-dire issu d'un lignage qui apparaît au moment de la fixation du réseau castral - d'Ile-de-France disparaît aussi discrètement que le premier. Cette concordance est remarquable. Certes, les lignages seigneuriaux sont, comme les autres, soumis aux révolutions de la roue de fortune, mais le passage quasi simultané des quatre comtés franciliens dans l'orbe capétienne est pour le moins suspect. Le« rassemblement capétien», c'est-à-dire la mise en place d'un Etat «moderne» dans lequel l'administration remplace - très lentement- l'inféodation, passe par l'élimination politique de tous les potentats locaux pourtant installés par les rois. Lorsque Philippe Auguste utilise le système féodal contre les grands féodaux, prévôts et baillis remplacent les comtes48. L'annexion des comtés renforce considérablement la mainmise du roi sur le système castral. Philippe II souhaite non seulement contrôler ce réseau, mais aussi modifier son organisation générale. Les 113 « châteaux et forteresses tenus par le roi Philippe »49 sont les articulations d'un corps en pleine croissance : le domaine
royal qui est de plus en plus souvent confondu avec la France. Le
«
roi fortifica-
teur »50 mène ainsi une grande campagne de densification du système castral qui transforme profondément le rôle et l'image du château. 43
NEWMAN, Les seigneurs de Nesle, t. 1, pp. 65 et 218. BALDWIN, Philippe Auguste, p. 432. 45 Catalogue des actes de Philippe Auguste, n° 2199, p. 435. 46 Ibidem, n° 2205, pp. 436-437. 47 Philippe II a, par exemple, "versé près de 27 000 livres pour la défense de ses villes ,, (BALDWIN, Philippe Auguste, p. 380). 18 Ibidem, p. 175. 49 Titre d'une liste établie par la chancellerie royale en 1206-1210 (RH.F.D.F.A., t. 7, vol. 1, Feoda et servitia P, pp. 338-342). 50 BOUSSARD, Nouvelle histoire de Paris, p. 442. 44
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L'un des symboles les plus spectaculaires de cette mutation est la forteresse du Louvre 51 . Elevée entre 1190 et 1202, cet ensemble architectural comprend des éléments utilisés depuis plusieurs décennies : un doajon cylindrique (0 15,60 mètres) protégé par une enceinte quadrangulaire (78 x 72 mètres) 52 . Autour de cette base «classique »,les ingénieurs multiplient les innovations 53 • Ils font creuser un fossé sec autour du donjon, créant ainsi une montagne-tour digne des plus célèbres romans de chevalerie. Cette « tour de Paris »54 paraît être le modèle des « tours cylindriques de Philippe Auguste [qui] privilégient la défense sur la résidence »55 . Ils mettent particulièrement en valeur l'enceinte. Habituellement, cet élément est moins soigné que le donjon. Au Louvre, l'enceinte est flanquée de dix tours: une à chaque angle, une au milieu des façades nord et ouest, et deux autour des portes percées au sud et à l'est. Par rapport au donjon qui n'est« pas le plus gros ni de sa catégorie ni des plus anciens existant encore »56 , l'enceinte est disproportionnée. Particulièrement massif, l'ensemble apparaît, dans les Très riches heures du duc de Berry comme une gigantesque tour carrée hérissée de tourelles. Cette impression est renforcée par la position du donjon. Nettement décalé vers le nord, il ne semble pas être l'élément central. L'image est sans doute« un peu déformée »57 , mais elle traduit le sentiment des contemporains. D'autre part, le site choisi pour établir la forteresse ne correspond pas aux critères habituels. Le fait qu'elle soit élevée dans une ville qui possède déjà un palais ne doit pas surprendre. Nous avons déjà signalé l'existence, en Ile-de-France, d'agglomérations dominées par un château-vieux et un château-neuf. Généralement, les nouvelles demeures seigneuriales sont bâties sur une hauteur. Or, à Paris, le Louvre occupe une position originale, à l'endroit où l'enceinte urbaine voulue par Philippe Auguste rejoint la rive droite de la Seine à l'aval de la ville, face à la Normandie. La forteresse n'est pas le centre du castrum, mais un point d'appui de la grande muraille urbaine. « Nullement destiné au séjour du roi, qui reste le palais de la Cité »58 , le Louvre apparaît comme une gigantesque tour d'enceinte, comme un formidable bastion qui matérialise l'autorité du Capétien et borne sa terre. Même excentrée et inhabitée, la forteresse reste un espace de pouvoir car elle est le lieu de résidence de la couronne, c'est-à-dire du corps immortel du roi. La construction de cette forteresse témoigne de l'évolution de l'image des grandes demeures seigneuriales et, plus largement, des mutations du pouvoir politique. Philippe Auguste est avant tout un « grand bâtisseur de remparts »59 • Le Louvre possède encore un donjon, mais sa taille et sa position montrent 51
CHATEIAIN, Châteaux forts, pp. 297-300; FLEURY," L'enceinte etle Louvre de Philippe Auguste"; L'Ile-de-France médiévale, t. 2, pp. 215-221. 52 L'association de la tour ronde et de l'enceinte rectangulaire, déjà rencontrée à Etampes, a sans doute une fonction symbolique. La première évoque la perfection céleste et la seconde le monde terrestre. 53 La France de Philippe Auguste, pp. 601-602. 54 La signification des termes" tour" et" donjon ,, est variable. " Dans le compte de 1202 rendu au roi de la construction, à Dun-le-Roi, d'une forteresse dont la " tour " et la basse-cour étaient à élever aux dimensions de la " tour de Paris ", le mot tour désigne l'ensemble des constructions ,, (FLEURY, " L'enceinte et le Louvre de Philippe Auguste"• p. 441). Toutefois, ces mots ne sont pas synonymes. La tour peut désigner un château lorsque celui-ci est déjà doté d'un bâtiment construit en hauteur. La tour au sens contemporain du terme est donc l'élément principal de la demeure seigneuriale. 55 BALDWIN, Philippe Auguste, pp. 382 et 384. 56 CHATELAIN, Châteaux forts, p. 296. 57 FLEURY," L'enceinte et le Louvre de Philippe Auguste"• p. 445. 58 Ibidem, p. 440. 59 Ibidem, p. 447.
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qu'il n'est plus l'élément principal. Le château philippien est d'abord une enceinte. Il se distingue donc nettement de la tour « féodale » élevée au centre d'un ensemble architectural concentrique. Au début du XIIIe siècle, l'autorité seigneuriale ne rayonne plus seulement à partir d'un foyer unique. Elle encercle et protège les bourgeois à la manière des enceintes carolingiennes. Esquissé au Louvre, le rejet du donjon vers l'enceinte s'impose dans la seconde moitié du règne de Philippe Auguste. Le roi semble avoir profondément transformé le castrum de Montlhéry. André Châtelain croit« y retrouver la marque de Philippe Auguste dans la base de la haute tour ainsi que dans l'ensemble du tracé du château » 60 • L'élément principal est une enceinte défendue par cinq tours cylindriques. Elle « dessine, au sommet aplani de la butte, un pentagone allongé de 56 mètres de long sur 34 à 38 mètres de large » 61 • Le donjon n'est pas élevé au centre de la plate-forme, mais à la pointe ouest, à l'opposé du front d'entrée. Véritable« figure de proue » du vaisseau de pierres, cette grosse tour « ressemble aux autres donjons philippiens, en plus grêle » 62 . Elle fut sans doute réaménagée à la fin du XIVe siècle par le nouveau gardien du lieu, le connétable Olivier de Clisson 63 • Le fait qu'elle ne soit pas « isolée du reste de la place par un fossé particulier comme tous les châteaux à donjons créés entièrement par le roi » 64 est sans doute lié à la topographie de la butte de Montlhéry. Cette particularité ne contredit pas nécessairement la datation proposée par les archéologues, mais elle incite à la prudence. La forteresse de Montlhéry est un « symbole de la royauté féodale » 65 bien mal connu. Sa localisation et son organisation la distinguent à la fois des anciennes résidences seigneuriales et des nouvelles réalisations royales. Beaucoup plus proche du modèle philippien, la résidence d'Yèvre-le-Châtel fut sans doute élevée par Philippe II après 120066 • Séparé de la basse-cour par un large fossé, le château est un quadrilatère trapézoïdal flanqué de tours cylindriques très saillantes aux angles. A l'intérieur de l'espace clos, un bâtiment d'habitation est adossé à la courtine occidentale. Dépourvu de donjon 67 , l'ensemble paraît particulièrement massif. Pour un observateur extérieur, le château-cour d'Yèvre ressemble beaucoup à une grosse tour romane pourvue de tours d'angle. Cette utilisation des volumes, qui provoque une confusion entre l'enceinte et le donjon, permet de maintenir une parenté visuelle entre les anciennes forteresses « féodales » et les nouvelles demeures royales, et de réorganiser l'espace intérieur. Dourdan est probablement« le plus représentatif des châteaux construits à neuf pour Philippe Auguste » 68 • Achevé peu avant 1222, il est élevé en plaine, au centre de l'agglomération. «Il représente la synthèse des formules les plus classiques de l'architecture philippienne : plan à peu près carré (70 m de côté), tours rondes à archères, porte entre deux tours, donjon circulaire détaché à un angle » 69 . La posi-
° CHATELAIN,
6
Châteaux forts, p. 305. Ibidem. 62 L'Ile-de-France médiévale, t. 2, p. 162. 63 LEBEUF, Histoire, t. 4, p. 106. 64 CHATELAIN, Châteaux forts, p. 310. 65 Ibidem. 66 Ibidem, pp. 311-317. 67 Remarquons toutefois que la tour sud-est protège idéalement la porte d'entrée de la basse-cour, à la manière du donjon de Nesles-en-Tardenois. 68 L7le-de-France médiévale, t. 2, pp. 163-164. 69 Ibidem. 61
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tion de la grosse tour a sans doute étonné les contemporains. Protégée par un fossé particulier, elle est la fois proche et inaccessible. Elle est insérée au coeur du tissu urbain et semble distincte du reste du château. Cette position est tout à fait inhabituelle70. L'enceinte, qui protégeait jusqu'alors le donjon, possède désormais une valeur intrinsèque. Elle matérialise, au moins autant que la grosse tour, l'autorité politique du roi. La résidence royale de Dourdan ressemble plus à un palais urbain qu'à une forteresse« féodale». Le changement des normes architecturales qui aboutit à la mise en place du « château philippien »semble bien accepté par l'aristocratie. En Ile-de-France, les forteresses de la fin de la seconde moitié du XIIe ou du début du XIIIe siècle appartiennent invariablement aux Dreux ou aux membres du personnel du gouvernement central71 . Les premiers, descendants de Robert, fils de Louis le Gros, sont de grands bâtisseurs 72 . Ils mettent en place un réseau castral qui compte trois pôles géographiques : le Drouais, la Brie et la seigneurie de Braine. Seul cas particulier, le château de Goulancourt élevé par le comte-évêque de Beauvais, Philippe de Dreux, fils du comte Robert Ier, à l'ouest de son diocèse 73 . L'espace le plus densément fortifié est la seigneurie de Dreux, donnée par Louis VII à son frère Robert avant septembre 115274 . Le nouveau maître du lieu semble avoir financé la construction de plusieurs autres «petits châteaux» à Bû, à Rouvres et à Vert-en-Drouais 75 . Ces places ne sont pas, à proprement parler, des castra, mais des avants-postes fortifiés qui balisent la zone d'influence du seigneur de Dreux. Le centre de ce système est le château de Dreux qui fut sans doute profondément remanié par les Robert. Nous pensons que la tour dite « des Fanaux » fut élevée au milieu du XIIe siècle. Ce donjon cylindrique à contreforts protégé par une chemise maçonnée se rattache en effet au modèle des forteresses construites sous Louis le Jeune. Dans le deuxième quart du XIIIe siècle, Robert III lui adjoignit le château Danemarche, vaste enceinte «grossièrement rectangulaire ( ... ) dominé[e] par un énorme donjon cylindrique appelé Tour Grise »76 . Ce bâtiment occupe une position périphérique, à cheval sur le côté oriental de l'enceinte. Les Dreux sont parfois considérés comme les inventeurs du château-cour. Ils auraient fait construire le premier castrum de ce genre au sud-ouest de la silva Crotensis: La Robertière (corn. Abondant). Cet ensemble castral a presque totalement disparu. André Châtelain a cependant identifié le tracé d'une enceinte quadrangulaire de 63,55 mètres sur 59. Elevé sur terrain plat, le monument semble avoir été dépourvu de donjon et de tours d'angles. La Robertière, qui partage donc plusieurs points communs avec les châteaux philippiens, aurait pourtant « un millésime de naissance, 1162, et un père, le comte Robert Ier de Dreux »77 • La localité, qui est mentionnée dans un diplôme de Louis VI, fait partie des biens donnés en
° CHATELAIN, Châteaux forts, pp. 322-323: "La position [du donjon de Dourdan] placé sur la périphérie et rendu autonome par son fossé particulier ( ... ) préfigure la disparition totale du donjon qui fut pendant plus de deux siècles la pièce principale de tout château et son symbole "· 71 BALDWIN, Philippe Auguste, p. 658. 72 CHATELAIN, Châteaux forts, pp. 332-363. 73 Ibidem, pp. 360-363. 74 LEWIS, Le sang royal, pp. 94-96. 75 Ibidem, pp. 256-262. 76 CHATELAIN, Châteaux forts, p. 351. 77 Ibidem, p. 281. 7
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1101 par Simon, gendre de Geoffroi, aux moines de Coulombs en échange de La Hunière 78 . Dans le même acte, Robert Ier, comte de Dreux, confirme les libéralités de Gille, épouse de Raoul Cophin, mais n'intervient pas pour valider la disposition du roi relative à Abondant. D'autre part, le plan reconstitué par André Châtelain à l'aide de trop rares débris n'appartient pas nécessairement aux années 1160. L'auteur reconnaît lui-même que ce château « est sans doute l'un des plus mal connus de l'Ile-de-France » 79 • Si un Robert de Dreux a bien donné son nom à la forteresse, reste à déterminer lequel. La Robertière n'est peut-être pas le« maillon essentiel de l'histoire de l'architecture des châteaux forts en France occidentale » 80 . S'ils ne sont pas les créateurs des châteaux-cours, les Dreux propagent largement ce nouveau modèle architectural. Entre 1200 et 1219, Robert II érige une importante demeure seigneuriale à Braye (auj. Brie-Comte-Robert) 81 . Un premier château-donjon fut sans doute élevé par les seigneurs du lieu au XIIe siècle 82 , mais il a été totalement détruit. Cette localité, qui faisait partie de l'apanage de Robert Ier de Dreux, dépendait du castrum de Corbeil83 • En établissant un second châteaucour, les Dreux provoquent le détachement de châtellenie de Braye qui ne dépend plus de la grosse tour de Corbeil à la fin du XIIIe siècle. Les Dreux utilisent les normes architecturales définies par les ingénieurs de Philippe Auguste: l'élément principal est un quadrilatère régulier de 55 mètres de côté à tours cylindriques aux angles. Deux puissantes tours-portes carrées arment le milieu des faces sud-ouest et nord-est. Même si l'appareil est «relativement médiocre par rapport aux châteaux royaux » 84 , le château de Braye est une construction impressionnante et moderne qui matérialise la puissance des Dreux. Le lignage utilise les mêmes principes pour les trois châteaux qui constituent la tête septentrionale de leur domaine : Braine, Nesles-en-Tardenois et Fère-en-Tardenois. Les trois forteresses sont élevées presque simultanément sur des terres apportées à Robert Ier par Agnès de Baudemont, dame de Braine85 • La plus ancienne semble être celle de Fère. Sa construction est autorisée en 1206 par Blanche de Navarre, comtesse de Troyes 86 • Le plan heptagonal irrégulier à sept tours d'angle choisi par les ingénieurs paraît original, mais, comme Yèvre, il est dépourvu de donjon 87 . L'influence du modèle philippien dans cette région est aussi perceptible à Braine. L'élément principal du château de La Folie est une enceinte rectangulaire ( 45 x 35 mètres) flanquée de six tours cylindriques : une à chaque angle et une sur les petits côtés nord et sud. Nous ne connaissons pas l'identité du construc-
Recueil des actes de Louis VI, t. 2, n° 405, pp. 340-344. CHATELAIN, Châteaux forts, p. 281. 80 Ibidem. 81 Le château de Brie-Comte-Robert. 82 Dans le dernier tiers du XIIe siècle, Pierre de Braia et Simon, fils de Robert de Braeia, apparaissent dans les actes de Saint-Martin-des-Champs ( Cartulaire général de Paris, t. 1, pp. 396 et 400). Ils sont sans doute apparentés à Thomas de Braye cité en 1157. 83 Cartulaire de l'église Notre-Dame de Paris, t. 1, p. 299. 84 CHATELAIN, Châteaux forts, p. 336. 85 LEWIS, Le sang royal, pp. 94 et 95. 86 MOREAU-NELATON, Histoire de Fère-en-Tardenois, vol. 1, pp. 58-61. 87 CHATELAIN, Châteaux forts, p. 341. 78
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teur, mais l'ensemble date sans doute du premier tiers du XIIIe siècle 88 . Enfin, Robert III érigea après 1226 une troisième forteresse à Nesles-en-Tardenois, non loin du château de Fère attribué en 1219 à Pierre Mauclerc, fils cadet de Robert 11 89 . La ressemblance avec le château de Dourdan est très forte. Les ingénieurs, qui ont peut-être participé à la construction des deux châteaux, ont élevé une enceinte carrée (60 x 60 mètres) protégée par trois tours d'angle cylindriques (nord-ouest, sud-ouest et sud-est), trois tours médianes (ouest, sud et est), une porte fortifiée (nord) et un donjon cylindrique hors-d'oeuvre (angle nord-est). Relativement bien conservé, l'ensemble témoigne de la domination du modèle castral philippien. Ce modèle n'est pas réservé aux Capétiens. Il est aussi utilisé et diffusé dans les pays autour de Paris par les hommes du roi. Le cas le plus représentatif est sans doute celui de la forteresse du Mez (auj. Mez-le-Maréchal, corn. Dordives). Le noyau le plus ancien semble être un donjon presque carré (15 x 14 mètres) pourvu de tours d'angles peu saillantes.L'ensemble est généralement daté de la seconde moitié du XIIe siècle, « période où l'on a peu créé de nouveaux sites fortifiés, l'essentiel étant déjà en place » 90 • On attribue la construction du donjon à Robert III Clément, époux de la fille de Guillaume du Mez et tuteur du prince Philippe91 . Il est issu d'un lignage qui apparaît au début du XIIe siècle dans l'entourage du Capétien 92 • Le service du roi lui a sans doute permis d'élever la tour du Mez non loin del 'ancienne voie romaine qui relie Sens à Orléans. Le bâtiment correspond au modèle architectural mis au point par les ingénieurs de Louis le Gros et de Louis le Jeune 93 • Sa présence montre que la fortune des Clément était déjà considérable au milieu du XIIe siècle et que le donjon était alors l'élément principal de la résidence aristocratique. La demeure du Mez bénéficie de la prospérité de ses propriétaires. Dans la première moitié du XIIIe siècle le site est largement transformé : le donjon, qui semble avoir été remanié 94 , est enclos dans une impressionnante enceinte carrée.
88 Ibidem, p. 350, explique que" c'est probablement Robert III de Dreux qui le construisit entre 1126 et 1223 car en 1206 la comtesse Blanche de Champagne n'autorisa aucune autre construction que celle de Fère-en-Tardenois». Toutefois, l'autorisation de la comtesse n'est pas nécessaire pour Braine, chef~ lieu de la châtellenie tenue par les Dreux. 89 Ibidem, p. 355. 90 Ibidem, p. 233. 91 RICHEMOND, Recherches généalogiques sur la famille des seigneurs de Nemours, t. 1, pp. 202-203 ; DEPOIN, Chronologie des abbés du monastère d'Abbecourt, p. 23 ; PINOTEAU et LE GALLO, L'héraldique de Saint Louis, pp. 24 et 26; BALDWIN, Philippe Auguste, pp. 59-60. 92 Pour DEPOIN, Chronologie des abbés du monastère d'Abbecourt, p. 23, "c'est â l'influence que prit [Gautier de Nemours] en 1165 grâce à la reine Ade ou Adèle de Champagne et à son entourage, qu'est attribuée l'entrée des Clément dans la maison du roi"· Toutefois, nous rencontrons des Clément dans des documents antérieurs : un Robertus Clemens souscrit un acte publié en 1110 par Louis VI dans lequel le roi prend l'abbaye de Bonneval sous sa protection (Recueil des actes de Louis VT, t. 1, n° 46, pp. 8690). 93 " On peut rapprocher le plan du donjon du Mez de celui d'Ambleny, bien que celui-ci semble plus proche de celui d'Etampes, et possède une meurtrière comparable,, (CHATELAIN, Châteaux forts, p. 261). Le château d'Ambleny appartient aux seigneurs de Pierrefonds. Il passe dans le domaine royal lorsque Philippe II obtient Pierrefonds par échange avec Gaucher III de Châtillon, fils de Gui II et petit-fils de Gaucher II, lui-même époux d'une Ade apparentée à Nivelon de Pierrefonds. L'acte, datée de 1193 ne précise pas ce que céda le roi (" pro excambio de Petrafonte assignavimus Galchero de Castellione cognato nostro »),mais il s'agit sans doute d'une vente déguisée (NEWMAN, Les seigneurs de Nesle, t. 1, p. 190). 94 Cette chronologie est proposée par CHATELAIN, Châteaux forts, p. 261:" Nous sommes en présence d'un donjon primitif massif et peu éclairé construit entre 1150 et 1180, peut-être alors seul élément en
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PREMIÈRE PARTIE
Les côtés, longs de soixante mètres, sont protégés par quatre tours d'angles (0 8,50 mètres). Le mur nord possède aussi deux tours hémisphériques qui protègent la seule porte d'accès à la cour intérieure. Le donjon n'est pas démantelé ou intégré à 1' enceinte, mais il est relégué dans la partie sud-ouest du castrum. Ces fortifications ne sont pas aussi sophistiquées que celles du Louvre ou de Dourdan, mais, comme le souligne André Châtelain, «la fortune d'un maréchal n'est pas comparable à celle d'un roi » 95 . Deux constructeurs sont possibles. Au début du XIIIe siècle, le seigneur du Mez est le maréchal Henri Clément, fils de Robert III et neveu de Gilles de Tournel. Son frère, le maréchal Aubri, «seigneur magnanime et guerrier intrépide», est tué à Acre lors de la troisième croisade96 • Henri participe aux campagnes de Normandie et de Poitou. Il obtient ainsi les castra d'Argentan et de Parthenay. Serviteur fidèle et efficace du roi, Henri Clément a la lourde tâche d'accompagner le prince Louis en Anjou en 1214. En qualité de maréchal, il dirige une partie des 800 chevaliers qui combattent à La Roche-aux-Moines 97 . Il meurt peu de temps après et son fils, Jean Clément, reçoit le maréchalat« en reconnaissance des services de son père »98 . Le nouveau seigneur du Mez entre au service de Louis VIII, puis de Louis IX, et participe à la croisade d'Egypte 99 • Il peut, tout autant que son père, être considéré comme le bâtisseur de l'enceinte du Mez. Même si la chronologie des travaux reste incertaine, la physionomie de l'ensemble apporte une indication précieuse : au XIIe comme au XIIIe siècle, les Clément suivent invariablement le modèle castral établi par le roi. Ils choisissent d'abord d'élever un donjon, non pour manifester leur volonté d'indépendance, mais pour officialiser leur nouvelle position sociale. Cette progression dans la hiérarchie seigneuriale est à la fois acceptée et encouragée par le roi qui enrichit le lignage en rétribuant ses services. Lorsque les ingénieurs de Philippe Auguste mettent au point un nouveau modèle architectural, il est partiellement reproduit par les Clément, soucieux de conserver leur rang. Les transformations du château du Mez montrent que la société seigneuriale du début du XIIIe siècle est largement dominée par le roi et que le service du Capétien est particulièrement lucratif.Jean Clément détient une fortune au moins égale à celle de l'ancienne aristocratie qui ne bénéficie plus de la manne royale. Maréchal de France, maître de castra, frère d'un abbé de Saint-Denis 100 et proche parent des Cornu 101 , il côtoie la haute noblesse. Comme le connétable Amauri V
pierre, reconstruit dans sa partie supérieure au cours de la première moitié du XIIIe siècle lorsque l'on bâtit la grande enceinte extérieure"· 95 Ibidem, p. 372. 96 Œuvres de Rigord et de Guillaume le Breton, t. 1, p. 115. 97 BALDWIN, Philippe Auguste, p. 277. 98 Ibidem, p. 156. L'attribution du maréchalat à Jean Clément pose le problème récurent de l'hérédité des offices. Le 8 août 1223, trois semaines après la mort de Philippe II(+ 14juillet 1223),Jean Clément reconnaît qu'il ne peut prétendre à aucun droit héréditaire sur son office (PETIT-DUTAILLIS, Etude surlavieetlerègnedeLouis VIII, n° 5, p. 449). 99 Jean de Joinville, Vie de saint Louis, p. 186. 100 Eudes Clément est abbé de Saint-Denis entre 1229 et 1244 (BOURDERON dir., Histoire de Saint-Denis, p. 362), puis archevêque de Rouen. 101 La soeur d'Henri Clément, Isabelle, épouse Simon Cornu à la fin du XIIe siècle. Elle est donc la mère de deux archevêques de Sens (Gautier et Gilon), d'un évêque de Chartres (Aubri), d'un évêque de Nevers (Robert) et d'un seigneur de Villeneuve-la-Cornue (auj. Salins) (QUESVERS, Notes sur les Cornu; RICHEMOND, Recherches généalogiques sur la famille des seigneurs de Nemours, t. 1, pp. 202-203).
134
LES NOUVELLES FORMES D'EXPRESSION DU POUVOIR SEIGNEURIAL
de Montfort, il est représenté sur un vitrail de Notre-Dame de Chartres 102 . Cette image réalisée vers 1230 est une source exceptionnelle. La fenêtre est divisée en deux parties: à gauche, saint Denis se détache sur un fond bleu, et à droite, Jean Clément est figuré sur un fond rouge. Debout sous des arcades - sans doute celles de l'église abbatiale de Saint-Denis car l'évêque est représenté derrière un autel-, les deux personnages procèdent à la levée de l'oriflamme 103 • Le maréchal porte une tunique armoriée (d'azur à la croix ancrée d'argent, à la bande de gueules) qui dissimule en partie sa cotte de mailles. Sa main gauche est posée sur son épée et sa main droite sort du cadre pour saisir l' « ansegne de saint Denys » tenue par l'évêque. Dans la liturgie de l'oriflamme, cette scène correspond au déploiement et à la remise de la bannière après la messe 104 • Toutefois, elle ne s'accorde pas avec les témoignages postérieurs. Au XIVe siècle, le vexillum beati Dionysii est d'abord remis au roi par l'abbé, puis à un chevalier sans épée ni éperon par le roi. Le premier porte-oriflamme connu est Anseau de Chevreuse, seigneur de Maincourt105 . Il en a la garde en 1297 et en 1304 106 . Il ne s'agit pas à proprement parler d'un office, mais d'une dignité temporaire confiée « au plus preudomme et au plus vaillant chevalier » 107 • Un Clément a-t-il porté l'oriflamme? En 1190, Philippe II lève l'enseigne de saint Denis pour partir en Terre sainte 108 . Or, le maréchal Aubri Clément participa au siège d'Acre et« fut surpris et massacré par les païens, à la porte même de la ville ,, 109 . Toutefois, nos sources ne précisent pas qu'il avait la garde del' oriflamme. En 1214, la bannière est à nouveau déployée, mais à Bouvines quand le maréchal Henri guerroie en Anjou 110 . Le vitrail de Chartres n'a sans doute pas une valeur commémorative. Il sert un discours politique et social qui légitime la position des Clément dans la hiérarchie terrestre. Le lignage est représenté directement par le chevalier et indirectement par saint Denis : le premier porte les armes de la famille et le second rappelle Eudes, abbé de Saint-Denis. Visuellement, ces deux personnages sont reliés par le jeu des couleurs. Les trois émaux de l'écu des Clément se retrouvent alternativement dans l'ensemble de la fenêtre. L'argent est utilisé pour les objets sacrés : l'autel, la mitre, la lance, la croix et l'épée. Le gueules est associé à l'oriflamme et au martyre de saint Denis. Enfin, l'azur est la couleur dominante qui sert de cadre à la levée de la bannière. Willibald Sauerlander a relevé la ressemblance qui existe entre le Clément du vitrail et le saint chevalier du portail du transept. Le premier, « beau, jeune, de belle stature » 111 ne porte pas de nimbe, mais son épée est blanche comme la croix ou la mitre et le fond rouge rappelle rn2 PINOTEAU et LE GALLO, L'héraldique de Saint Louis, pp. 22 et 24. Reproduction de la fenêtre haute du bras sud du transept intitulée Saint Denis transmet l'oriflamme à Jean Clément du Mez (v. 1250) dans SAUERLANDER, Le siècle des cathédrales, p. 145. Nous avons présenté le vitrail d'Amauri V de Montfort dans " Sceaux et armoiries de Simon comte de Leicester"· 103 CONTAMINE, L'oriflamme de Saint-Denis, pp. 15-16. rn 4 Ibidem, pp. 32-36. rns MOUTIE, "Chevreuse,,, t. 3, pp. 291-304. 106 CONTAMINE, L'oriflamme de Saint-Denis, p. 47. Guillaume Guiart raconte qu'Anseau de Chevreuse meurt étouffé dans son armure à Mons-en-Pévèle et que les Flamands s'emparent d'une copie de l'enseigne de saint Denis (" oriflambre contrefaite ,,, cité par MOUTIE, " Chevreuse ,,, t. 3, pp. 296-297). rn 7 Raoul de Presles (Paris, B.n.F., Ms fr. 176, fol. 2), cité par CONTAMINE, L'oriflamme de Saint-Denis, p. 49, n. 5. 108 Œuvres de Rigord et de Guillaume le Breton, t. 1, p. 98. rn9 Ibidem, p. 115. 110 Ibidem, t. 1, p. 271. 111 SAUERLANDER, Le siècle des cathédrales, p. 143.
135
PREMIÈRE PARTIE
étrangement le nimbe de saint Denis 112 • En apparence, la prétention des Clément paraît inouïe: ils obtiennent la garde de l'oriflamme directement de saint Denis et se font représenter sous les traits d'un miles Christi idéal. Les Capétiens de la première moitié du XIIIe siècle seraient-ils des rois faibles, incapables d'imposer leur autorité et concurrencés par leurs propres officiers ? Non. Les Clément souhaitent, au contraire, se présenter comme des fidèles serviteurs de la couronne. Le parallèle avec un saint chevalier peut être mis en relation avec la rédaction du Lancelot-Graal qui véhicule «une véritable mystique de la chevalerie » 113 . D'autre part, la représentation du vexillum beati Dionysii n'est pas une contestation de l'ordre royal. Les Clément veulent manifester leur attachement à la couronne, mais ils ne peuvent pas utiliser les insignes capétiens. Saint Denis et l'oriflamme ne font pas partie des symboles réservés, mais ils sont intimement liés à la royauté. Pour un lignage qui compte plusieurs maréchaux, la bannière rouge présente un autre avantage : elle rappelle les qualités guerrières de son porteur. Le chevalier doit combattre pour Dieu et l'officier pour le Capétien. Les armoiries des Clément, qui rassemblent le bleu du roi et la croix blanche de l'Eglise, résument cette double obligation. Le vitrail de Chartres est une apologie du service militaire. Il rappelle la fidélité d'un lignage qui tire sa « richesse » - et, donc, sa légitimité sociale - de la défense de la couronne. Comme le château du Mez, il n'est pas le signe d'une ambition démesurée, mais l'expression du tropisme capétien. Les autres castra des officiers de Philippe Auguste sont moins bien connus. Le château de La Motte à Luzarches est sans doute élevé au début du XIIIe siècle. Il s'agit d'un château-cour quadrangulaire (77 x 65 mètres) flanqué de tours d'angle et d'une entrée fortifiée 114 • Le constructeur est peut-être Gui V le Bouteiller de Senlis, fils de Gui IV et de Marguerite de Clermont, dame de Luzarches. A la même époque, Guillaume des Barres, qui « participe à toutes les campagnes militaires importantes pendant toute la durée du règne [de Philippe II] » 115 , édifie un château-cour à Diant, dans la vallée de l'Orvanne 116 . Nous retrouvons les normes architecturales mises en place par les ingénieurs du roi : une enceinte quadrangulaire ( 60 x 60 mètres) et des tours cylindriques aux angles et au milieu des courtines.
Les autres membres de la familia du roi tenaient des demeures fortifiées dans les pays autour de Paris, mais ces constructions ont presque entièrement disparu. C'est le cas des résidences franciliennes de Barthélemy de Roye, fidèle «chevalier du roi », qui obtient le titre de grand chambrier après la disparition du comte Mathieu III de Beaumont-sur-Oise (+ 1208). Ce personnage est généralement présenté comme un membre de la petite noblesse enrichi par le Capétien 117 • Son mariage avec Perrenelle, soeur du glorieux Simon V de Montfort, aurait été voulu par le roi 118 • Barthélemy est le fils cadet d'un miles picard 119 . La seigneurie de Roye tenue par son père Rogue - ou Roricon - (+ ap. 1190) est transmise à son frère aîné,
11 2 Si le rouge de l'oriflamme et du nimbe rappelle le sang de la guerre et du martyr, la même couleur utilisée en arrière évoque la violence de la condition de chevalier. 113 FLORI, Chevaliers et chevalerie, p. 252. 114 CHATELAIN, Châteaux forts, pp. 397-398. 115 BALDWIN, Philippe Auguste, p. 158. 116 CHATELAIN, Châteaux forts, pp. 375-379. 117 DAON, Barthélemy de Roye. 118 BALDWIN, Philippe Auguste, p. 152. 119 Ibidem, pp. 152-154. La mère de Barthélemy de Roye est Adeline de Guise.
136
LES NOUVELLES FORMES D'EXPRESSION DU POUVOIR SEIGNEURIAL
Raoul1 20 . Barthélemy entre au service du roi dans les années 1190 et reçoit de nombreux biens, non seulement en Picardie, mais aussi en Ile-de-France. Pour accélérer et légitimer sa « francisation >>, il fonde l'abbaye de Joyenval (corn. Chambourcy) vers 1221 121 . Les chanoines sont installés dans le val de Joye, à proximité du château de Retz, principale demeure francilienne de Barthélemy de Roye. Cet ensemble architectural a été détruit, mais il semble avoir été de type philippien. Il était établi dans un« grand quadrilatère de 85 mètres sur 75 ( ... ) entouré d'un grand fossé de 12 à 15 mètres de large, encore profond d'environ 8 mètres et bordé vers l'extérieur d'une forte levée de terre » 122 . Le grand chambrier possédait peut-être une seconde résidence à La Montjoye, mais nos sources sont très incomplètes 123 • Nous sommes un peu mieux renseignés sur le château de Nemours, propriété des Nemours-Villebéon qui servent fidèlement Louis VII et Philippe Il1 24 . Le castrum du lieu présente un profil original : l'élément principal est un donjon rectangulaire (19 x 11 mètres) flanqué de quatre tours d'angle. Il est établi en plaine, au centre de l'agglomération. Même si ce château est« l'un des moins bien connus encore debout en Ile-de-France >>,il peut être daté de la seconde moitié du XIIe siècle car « son plan offre une sorte de compromis entre le vieux donjon passif et le château à tours flanquantes ,, 125 . Enfin, les seigneurs de Lévis, qui dominent la haute vallée de l'Yvette, tenaient sans doute une ou plusieurs résidences fortifiées 126 • Ils apparaissent dans la seconde moitié du XIIe siècle et semblent issus des Montlhéry-Chevreuse 127 . Philippe de Lévis, père du maréchal d'Albigeois Gui, entre au service de Philippe Auguste en 1192 128 • Il installe des chanoines réguliers à Notre-Dame de La Roche, sans doute 120
Barthélemy ne porte pas les armoiries " traditionnelles ,, des Roye qui apparaissent au XIIIe siècle (de gueules à la bande d'argent; POPOFF, Marches d'armes, t. 1, p. 8), mais un coupé au 1, d'argent fretté d'azur, et au 2, échiqueté de gueules et d'or (PINOTEAU et LE GALLO, L'héraldique de Saint Louis, p. 42). Sur le changement d'armes des Roye, voir BOULYDE LESDAIN, Etudes héraldiques, pp. 93-94). Ces insignes héraldiques, qui figurent sur deux sceaux (D 234 et D 235) et sur la cassette de Saint Louis (GANNERON, La cassette de Saint Louis), sont très proches de ceux des Cramoisy qui portent un échiqueté d'or etde gueules au chef d'argent (POPOFF, Marches d'armes, t. 1, pp. 79-80). En qualité de cadet, Barthélemy utilise nécessairement une brisure héraldique. Si, comme nous le pensons, il s'agit du fretté d'azur, les armes de Raoul, chef du lignage de Roye, sont pratiquement les mèmes que celles des Cramoisy. 121 Versailles, Arch. dép. Yvelines, 48 H 1 ; DUTILLEUX, " L'abbaye de Joyenval ,, ; LEMOINE, " Barthélemy de Roye,,; ARDURA, Abbayes, prieurés et monastères de l'ordre de Prémontré, pp. 308-311. En 1221, Hugues de Hennemont vend au chambrier Barthélemy une grange située entre les bois des Essarts et de Montjoie, pour qu'il y installe des chanoines de l'ordre de Prémontré (DELISLE, Catalogue des actes de Philippe Auguste, n° 2101, p. 486). Au XIVe siècle, l'abbaye se place sous le patronage direct du roi de France : elle aurait été fondée par Clovis en souvenir de la victoire de Conflans et de l'apparition de l'écu aux trois fleurs de lis (BEAUNE, Naissance de la nation France, pp. 342-345). 122 CHATELAIN, Châteaux forts, p. 405. 123 Ibidem, p. 404, précise que La Montjoye est un" château de plan quadrilatère formé d'une enceinte d'environ 150 mètres de côté, armée à chacun de ses angles d'une tourelle carrée et entourée de fossés secs et revêtus. Au centre de la place s'élevait un gros donjon carré de 25 mètres de côté"· Ces dimensions et la disposition générale des bâtiments nous paraissent suspectes. 124 RICHEMOND, Recherches généalogiques sur la famille des seigneurs de Nemours. 125 CHATELAIN, Châteaux forts, pp. 111et265. 126 Cartulaire de l'abbaye de Notre-Dame de La Roche, pp. 313-430 ; RICHEMOND, Recherches généalogiques sur la famille des seigneurs de Nemours, t. 2, p. 241. 127 En 1191, Philippe de Lévis et son cousin Gui de Chevreuse, se trouvent à Acre où il empruntent 200 livres tournois à des banquiers génois ( Cartulaire de l'abbaye de Notre-Dame de La Roche, p. 431). 1 8 2 BALDWIN, Philippe Auguste, pp. 154-155.
137
PREMIÈRE PARTIE
pour manifester son autorité dans le Hurepoix. Cet établissement devient ensuite la nécropole du lignage 129 . Même s'il ne subsiste aucune trace de l'existence d'une place fortifiée à Lévis-Saint-Nom, nous pouvons supposer que les seigneurs du lieu, fidèles de Philippe Auguste, partageaient les mêmes goûts architecturaux que leurs pairs. La naissance et le développement du château philippien accompagnent donc la constitution d'un réseau castral cohérent dominé par le Capétien. Les forteresses du roi « protègent» un domaine de plus en plus large. Elles changent de forme et paraissent privilégier la résidence sur la défense. Le château-cour est-il pour autant un « symbole particulièrement clair de la stabilité des dernières années du règne »130 ? Enfin débarrassée des seigneurs pillards, l'Ile-de-France serait-elle devenue le «jardin de France», terre de paix parsemée d'élégantes demeures? Cette« évolution spectaculaire de la construction des châteaux forts ,, 131 n'est pas seulement la conséquence des progrès réalisés en matière d'architecture militaire132. Au niveau politique, la mise en place d'un nouveau modèle castral coïncide avec l'affaiblissement des seigneurs châtelains qui sont progressivement écartés au profit des agents de l'administration royale généralement issus de lignages beaucoup plus modestes. Le roi valorise les enceintes fortifiées au moment où il prend le contrôle des différentes structures d'encadrement. Relais de la domination royale, la ville joue désormais un rôle majeur dans le « rassemblement capétien »133 . Sous Philippe II, le réseau castral se confond d'ailleurs avec le réseau urbain. Comme le remarque Philippe Contamine,« l'importance des villes dans la stratégie du temps s'explique moins par des raisons militaires que par le fait que les centres urbains, et non les châteaux, sont, aux XIIe-XIIIe siècles les véritables maîtres de l'espace »134 . Le Louvre et Dourdan sont peut-être les témoins del' étiolement d'une « civilisation de la tour», rurale et rayonnante, concurrencée par une« civilisation del' enceinte >>,urbaine et enveloppante. Le remplacement progressif d'un modèle par un autre témoigne-t-il du triomphe de la raison ? Les enceintes et les châteaux du début du XIIIe siècle seraient construits « selon des formules nouvelles, rationnelles et "standardisées", dont la vocation de modèle s'accomplit avec un succès sans précédent »135 . Les nouveautés élaborées par les ingénieurs de Philippe Auguste sont spectaculaires, mais leurs réalisations ne nous semblent pas plus « rationnelles ,, ou « standardisées » que les castra du XIe siècle. Tous les grands donjons rectangulaires se ressemblent et le fait qu'ils soient généralement bâtis en hauteur interdit la construction d'enceintes régulières. La «standardisation» voulue par Philippe Il semble même partiellement inefficace car les bâtiments philippiens ont des slruéhirés f>hU: V!l.l'iMl!l. "ilW [fü! !lfll'ÜlfifülQ rl'iRil11ml1t:iQ !WignPllfi!llPQ. ( :h'.lqlIP plriode possède des règles précises en matière d'expression de l'autorité publique. Ces règles peuvent changer mais la« standardisation »,c'est-à-dire la reproduction de l'image monumentale du pouvoir politique, est immuable.
129 130 131 132 133 134 135
Reproduction des tombeaux du lignage dans Cartulaire de l'abbaye de Notre-Dame de La Roche, vol. 2. BALDW1N, Philippe Auguste, p. 384. CHATELAIN, Châteaux forts, p. 233. CONTAMINE, La guerre au Moyen Age, pp. 207-226; DEBORD, Aristocratie et pouvoir, pp. 183-193. BALDW1N, Philippe Auguste, pp. 90-96. CONTAMINE, La guerre au Moyen Age, p. 208. L'Ile-de-France médiévale, t. 2, p. 95.
138
LES NOUVELLES FORMES D'EXPRESSION DU POUVOIR SEIGNEURIAL
D'autre part, même si le modèle architectural philippien triomphe après 1200, les châteaux-cour restent minoritaires. Peu nombreux, ces châteaux « modernes » coexistent avec les anciennes demeures« féodales »qui résistent à la disparition de leurs premiers maîtres. Ces derniers semblent concurrencés par des hommes nouveaux qui collaborent avec le Capétien et vendent leurs services. Seuls les membres du gouvernement royal paraissent avoir les moyens ou, plutôt, la volonté d'élever une forteresse sur le modèle du Louvre ou de Dourdan. Mais s'agit-il véritablement d'une nouveauté? Les seigneurs-châtelains du XIe siècle n'étaient-ils pas des proches des premiers Capétiens, rémunérés par le roi comme les officiers de Philippe Auguste ? N'étaient-ils pas, comme les Clément, les Roye ou les Barres, chasés dans des localités périphériques ? Plus largement, le service de la couronne ne procure-t-il pas, pendant toute notre période, le bois qui alimente les foyers de la domination seigneuriale ? Les maisons fortes : le cas de la prévôté de Montfort
Nous ignorons presque tout des petits seigneurs d'Ile-de-France, habitants des maisons fortes qui apparaissent au hasard d'un roman ou d'un chantier archéologique136. Beaucoup moins prestigieuse que le castrum, la domus est le cadre de vie de la grande majorité des milites du début du XIIIe siècle. L'expression « maison forte » désigne un ensemble de bâtiments dominés par une tour carrée à plusieurs étages et séparé du plat pays par un fossé 137 . Comme le souligne Dominique Barthélemy, « qui se veut dominus doit renforcer le prestige de sa domus, la doter d'une élévation et d'un fossé pour bien marquer sa franchise de noble, d'une tour pour étayer son titre de sire, et la bâtir, aussi, davantage en dur »138 • L'Ile-de-France était sans doute constellée de maisons fortes, mais ces bâtiments, qui retiennent rarement l'attention des chroniqueurs, ont presque tous disparu. Nous ne pouvons donc pas dresser un catalogue général des maisons fortes d'Ile-de-France, mais, beaucoup plus modestement, donner quelques indications générales à partir d'exemples locaux. Comment évaluer, même grossièrement, le nombre des maisons fortes ? La meilleure solution - ou, plutôt, la moins mauvaise - est de réaliser un sondage. Pour cela, nous pouvons interroger un document exceptionnel : le Scriptum feodorum du comté de Montfort 139 . A la fin des années 1220 140 , l'administration des Montfort recense tous les fiefs tenus du comte. Chaque titulaire est enregistré et classé dans l'une des cinq parties qui correspondent aux cinq prévôtés du comté, à savoir Montfort, Epernon, Saint-Léger, Houdan et Rochefort. L'ensemble, qui occupe vingt-deux feuillets du cartulaire de Montfort, donne une image précise de la composition du domaine comtal. Les « maisons » occupent une place importante dans la liste des fiefs. Le (s) rédacteur(s) mentionne (nt) les personnes qui tiennent une domus du comte de Montfort, mais, généralement, il(s) n'indique(nt) pas sa position géographique. Nous pouvons cependant proposer des tentatives de loca-
136
BUR dir., La maison forte au Moyen Age. Ibidem, p. 212. 138 BARTHELEMY," Les aménagements de l'espace privé'" p. 410. 139 éd. DOR, Seigneurs en Ile-de-France occidentale et en Haute-Normandie, pp. 371-746. 140 L'éditeur propose la période 1218-1227, mais, comme nous l'avons déjà, Amauri de Montfort prend le titre de comte après 1226. 137
139
PREMIÈRE PARTIE
lisation, car la plupart des individus portent des surnoms de lieu et, lorsqu'ils tiennent plusieurs maisons, le(s) rédacteur(s) sont plus précis. Cet élément suggère que les maisons qui ne sont pas localisées se trouvent dans les localités éponymes. Nous limiterons notre analyse à la prévôté de Montfort qui couvre une cinquantaine de km 2 entre Mauldre, Vaucouleurs, et Vesgre. Ce territoire relativement vaste est borné au sud par l'actuelle forêt de Rambouillet et au nord par le bois de Sauville, les Grands Bois et le bois de Blayer (auj. parc de Thoiry). Il comprend à la fois des zones forestières, des zones agricoles et des zones d'échanges (Montfort-l'Amaury, Boissy-Sans-Avoir, Septeuil). Naturellement, il ne s'agit pas d'une Ile-de-France en réduction, mais la prévôté de Montfort présente des caractéristiques communes avec de nombreux pays franciliens. Scriptum feodorum de Monteforti : liste des « maisons dans la prévôté de Montfort. No
Titre
»
tenues du comte
Nom et surnom(s)
*
Maison tenue du comte de Montfort
1
Guillaume Sans Avoir
HL
maison de Boissy-SansAvoir ; maison de Septeuil ; « domo Nemoris-Nivardi »
3
Pierre de Flexanville
sa maison
Robert Bouverel
sa maison
Guerin du Chêne-Rogneux (hameau à 2,5 km à l'ouest de Montfort)
sa maison ; la maison de son frère Jean à Forges ( « Forgi,as ») ; l'assurement de sa maison
4
Do minus
5
6
Dominus
Gui de Chevreuse
HL
« f ortericiam de Feritate » (forteresse de La Ferté)
7
Jean de" Braio »(Le Breuil, entre Garan- HL cières et Boissy-Sans-Avoir?)
sa maison Huenni » ?)
8
Simon
sa maison
15
«
Camerarius »
HL
(de
«
Noa
Maire d'Arnouville-lès-Mantes
assurement de sa maison d'Osmoy (" Ul meio »)
16
Héritiers de Thibaut d'Osmoy
sa maison d'Osmoy
17
Geofroi de
19
«
Major
«
Meheroust » (Méré ?)
Guillotus Gibe Joubarde (corn. Vica)
»
assurement de sa maison
de Bardelle
sa maison
20
Dominus
Garnier de Grosrouvre
22
Dominus
Guillaume de Saint-Martin
HC
sa maison de Baglenval (corn. Gallardon)
23
Do minus
Simon de Marcq
HC
sa maison de Marcq assurement de sa maison
Heloys Sapiens de Autolio » (Auteuil)
25
«
26
Pierre de Mareil
Do minus
assurement de sa maison
sa maison
27
Renaud de " Vivario »
29
Robert des Vignes
assurement de sa maison que tient sa mère
30
Jean de Garancières
assurement de sa maison
HL
140
sa maison
LES NOUVELLES FORMES D'EXPRESSION DU POUVOIR SEIGNEURIAL
No
Titre
*
Maison tenue du comte de Montfort
Guerin La Pie et Roger La Pie
assurement de leurs maisons
Dominus
Gautier de Fresnaie (corn. Garancières)
sa maison
Domina
" Ysavia de Montfrible »
assurement de sa maison de Ronchamp (" RotundoCampo»)
31 32 33
Nom et surnom(s)
HL
sa maison
Robin de " Brolio Aguelart »
HC
ses maisons
"Huetus de Orgens » (Orgerus?)
HL
sa maison de Behoust
Do minus
Simon de La Queue
HC
sa maison
Dominus
Simon de Villeneuve
HC
sa maison de Bois-Renoud; sa maison de Boccart ; taxe forestière pour sa maison de" Valle»
46
Robert " Bertrani »
HL
sa maison ; la maison " que fuit Maceart »
47
Simon de Groussay
HC
sa maison de Ronchamp ; sa maison d' Autouillet; assurement de sa maison de Groussay
34 38 40 41 42 44
49 50 51 52 53
Guerin Chauvet Guiard
Miles
«
sa maison
Gautier du Brueil Hilaire de " Fromevilla » Amauri Goel Hugues de " Chantelou
Dominus
assurement de sa maison
Mala-Nox » de Flexanville
»
Guillaume de " Montpinceum
»
HL
sa maison
HL
sa maison
HL
sa maison
HC
sa maison de "Montpinceum»
54
Guillaume de Perruche (ham. entre HL Millemont et La Queue)
sa maison
56
Do minus
Dreux de " Meheroust » (Méré ?)
sa maison; la maison de Pierre le Tur
57
Dominus
Guillaume de " Pampeuil » (Pampoux, ferme entre Septeuil et Saint-Martin-esChamps?)
sa maison ; assurement de sa maison de " Elere » (Eleville, corn. St-Martin-desChamps?)
59 60 61 62
Dominus
Henri de Marcq
assurement de sa maison
Dominus
Hugues Agoulant
assurement de sa maison
Dominus
Hugues Sans Avoir
63
Dominus
Hugues de Vicq
64 65
Philippe" Gile de Autolio » (Auteuil)
assurement de sa maison HL
sa maison de Boissy-SansAvoir assurement de sa maison de Pissotte (corn. SaulxMarchais)
Amauri de Vicq
HC
assurement de sa maison
Gautier de Millemont
HC
sa maison
141
PREMIÈRE PARTIE
No
Titre
66 67 68
Gautier Moiseron
assurement de sa maison
Dominus
Pierre de
sa maison de
Dominus
Amauri de Thoiry
Dominus
Pierre de Vicq
Nom et surnom(s)
«
*
Manlia,, (Maule ?)
Do minus
Ambert Hardeville (corn. Mittainville)
Dominus
de Hargeville
73
Do minus
Hugues de Mesalant
74
Dominus
Etienne Mignon
78 81
Philippe Becart
Domina
«
Manlia ,,
sa maison de Thoiry ; sa maison d'Antouillet; la maison de Guillaume Bourgeois à Montfort
69 70 71 72
75
Maison tenue du comte de Montfort
sa maison HC
sa maison sa maison
HL
sa maison en dehors du bois assurement de sa maison de Villers
HL
sa maison d'Aulnay (-surMauldre?)
Philippe de Chennevières (corn. Jouars- HC Pontchartrain ou corn. Conflans-SainteH.)
sa maison qui fut à Etienne « Mercerii,, à Montfort et qui vaut six livres, trois sous, deux deniers de cens
Jean de Bazainville
sa maison
Isabelle de
«
HL
Poncellis ,,
assurement de sa maison
* : HC : homo comitis; HL : homo li[!j,us Dans la prévôté de Montfort, soixante huit « maisons » - soit un peu plus d'une par km2 - sont donc tenues du comte. Le fait qu'elles soient souvent difficiles à localiser montre qu'elles sont disséminées sur tout le terroir montfortain. Elles sont réparties sur l'ensemble de la prévôté : en moyenne, nous trouvons une domus tous les deux kilomètres. Ces maisons fortes sont établies dans des hameaux, dans des villages ou dans des bourgs, là où les densités de population sont les plus fortes. Les feudataires du comte de Montfort sont donc principalement installés en plaine, à proximité des vilains. Le Scriptum feodorum du comté de Montfort semble indiquer que la domus est la cellule de base del' encadrement politique des populations rurales. Les paysans ne sont jamais loin d'une maison forte, c'est-à-dire d'un relais de l'autorité du comte. Nulle terre sans seigneur ou, plutôt, nul paysage sans domus. Le lointain château n'appartient pas à la réalité quotidienne. Il couronne un réseau de maisons fortes qui assure le maintien ordinaire de l'ordre seigneurial. A quoi ressemblent ces maisons ? Encore une fois, nous devons nous contenter d'éléments fragmentaires. Malheureusement, aucune domus du Scriptum feodorum de Monteforti n'a survécu. Elles étaient probablement assez proches de la maison forte de Roissy mise à jour lors d'une campagne de fouilles préventives 141 . Le bâtiment principal est une tour de pierres rectangulaire de 13,50 mètres sur 9 coiffée d'un toit de tuile. Elle fut sans doute élevée entre 1200 et 1225 en remplacement d'une tour de bois. L'édifice est installé sur une plate-forme surélevée de 800 m 2, 141
L'Ile-de-France médiévale, t. 2, pp. 157-158.
142
LES NOUVELLES FORMES D'EXPRESSION DU POUVOIR SEIGNEURIAL
qui est délimitée par un fossé large de cinq à six mètres. Un second fossé doublé d'un talus interne ceinture la terrasse centrale. «Fossés, plate-forme et tour sont trois éléments caractéristiques des maisons fortes, et symboliques de la puissance seigneuriale de leurs détenteurs, car leur efficacité défensive est dérisoire » 142 . Les maîtres de la maison paraissent relativement aisés : ils bâtissent en dur, consomment du froment et décorent l'intérieur de leur tour avec des carreaux à motif143 . Cependant, ils sont étrangers au développement de l'architecture philipienne, alors en plein essor. Ils reproduisent, à une échelle différente, les deux éléments qui caractérisent les anciennes forteresses médiévales : la tour-logis séparée du plat pays par un ou plusieurs fossés-frontières. Si la tour couvre à peine 120 m2, la domus de Roissy, c'est-à-dire la zone délimitée par le fossé extérieur, occupe un espace considérable (0 48 mètres). Cette vol on té d'isolement est une manifestation de la domination seigneuriale. Deux éléments expliquent le choix de la tour rectangulaire : techniquement, elle est moins sophistiquée et - donc moins chère - qu'une tour cylindrique ; symboliquement, elle rappelle les gros donjons des seigneurs-châtelains. La maison forte de Roissy paraît donc plus ancienne qu'elle ne l'est. Elle véhicule une représentation archaïque du pouvoir seigneurial, plus proche des romans de chevalerie que du modèle philippien. Cette domus suggère l'existence d'un décalage chronologique entre le temps de l'innovation architecturale et le temps de la diffusion massive d'une norme comprise par tous. Les formes nouvelles sont réservées à la haute noblesse et les petits seigneurs, qui ont des moyens beaucoup plus limités, doivent suivre péniblement les mutations des pratiques architecturales pour pouvoir exercer légitimement leur autorité. En Ile-de-France, la petite noblesse peut adopter le modèle des grandes tours de pierres au moment où s'impose le château-cour. La société seigneuriale, diverse et dominée, n'est, somme toute, pas très éloignée de la masse paysanne.
142
Ibidem, p. 158. Ibidem, p. 157: "Le décapage a livré un carreau estampé glaçuré bicolore décoré de motifs en demioves se rejoignant au centre du carreau». 143
143
DEUXIÈME PARTIE
Les Français. Partage, exercice et images du pouvoir seigneurial
Les« heurs et malheurs » de l'aristocratie entre le XIe et le XIIIe siècle dans les pays de langue d'oïl ont fait l'objet de nombreuses monographies qui procèdent d'un questionnement échafaudé par Numa-Denis Fustel de Coulanges et Jacques Flach 1 • Dans La société féodale, Marc Bloch « éclaire de l'intérieur vers l'extérieur » 2 le groupe des dominants. « Rompant avec tant d'idées vénérables, annonçant tant d'hypothèses fécondes » 3 , le fondateur de l'anthropologie historique 4 dessine les grandes lignes de la lecture de la société seigneuriale. Tout d'abord, noblesse et chevalerie ne se confondent pas. La première, qui est intimement liée à l'exercice du pouvoir politique, se met en place bien avant la seconde. Peu nombreux sous les Mérovingiens et les Carolingiens, les nobles se partagent l'autorité publique issue de !'Antiquité romaine 5 • Cette noblesse disparaîtrait autour de l'an Mil pour être remplacée par des hommes nouveaux qui privilégient le patrilignage aux dépens du matrilignage et valorisent les activités militaires. Aux XIIe et XIIIe siècles, cette « noblesse féodale » se serait progressivement confondue avec la chevalerie, c'est à dire avec« le groupe professionnel des guerriers d'élites » 6 • La matrice analytique élaborée par Marc Bloch a été partiellement modifiée par les travaux récents 7 . Dans le sillage de Georges Duby, les historiens de la société seigneuriale ont établi que la noblesse carolingienne ne s'est pas éteinte, mais« s'est transmise par le sang dans une abondante postérité féodale » 8 • Cependant, cette continuité dynastique ne contredit pas fondamentalement les mutations institutionnelles observées par Marc Bloch. Après l'an Mil, la haute noblesse (comtes et seigneurs châtelains) issue des grandes familles carolingiennes s'entoure, dans ses châteaux, de milites castri. Ces derniers se confondent progressivement avec les « chevaliers de campagne » 9 attachés à un domaine rural. L'intégration des milites dans la noblesse s'achèverait sous Philippe Auguste. Dans la région mâconnaise, « le titre de sire ( dominus), qui, exprimant la puissance, était jadis réservé aux maîtres des châteaux, se répand dans la noblesse et, à partir de 1190, il est porté régulièrement par tous ceux qui ont reçu la chevalerie » 10 • Evidemment, ces transformations socio-politiques affectent aussi les Français, c'est-à-dire le groupe aristocratique installé dans les pays autour de Paris. Quel est
1 FUSTEL DE COULANGES etJULLIAN, Histoire des institutions politiques de l'ancienne France; FlACH, Les origines de l'ancienne France. 2 FOSSIER, Préface à BLOCH, La société féodale, p. vi. 3 Ibidem, p. xi. 4 BARTHELEMY, Postface à BLOCH, Rois et serfs, p. 331. 5 WERNER, Naissance de la noblesse, p. 476. 6 LE GOFF et SCHMITT dir., Dictionnaire raisonné de l'Occident médiéval, p. 198. 7 RICHARD, Les ducs de Bourgogne; FOSSIER, La terre et les hommes en Picardie; DUBY, La société aux XIe et XIIe siècle dans la région mâconnaise (Compléter avec "Lignage, noblesse et chevalerie ,, ) ; GUILLOT, Le comte d'Anjou et son entourage; CHEDEVILLE, Chartres et ses campagnes; DEVAILLY, Le Berry du Xe siècle au milieu du XIIIe; MUSSET, " L'aristocratie normande au XIe siècle » ; BUR, La formation du comté de Champagne; SASSIER, Recherches sur le pouvoir comtal en Auxerrois; PARlSSE, Noblesse et Chevalerie en Lorraine médiévale; BARTHELEMY, Les deux âges de la seigneurie banale (Compléter avec " Les Sires Fondateurs ,, ; GUYOTJEANNIN, Episcopus et cornes ; FOSSIER, Enfance de l'Europe; LOUISE, La seigneurie de Bellême; BARTHELEMY, La société dans le comté de Vendôme; LEMESLE, La société aristocratique dans le Haut-Maine; POWER, The Norman Frontier; BAUDUIN, La première Normandie. 8 DUBY, La société chevaleresque, p. 15. 9 PARlSSE, Noblesse et Chevalerie en Lorraine médiévale, ajoute une troisième catégorie de chevaliers (les
chevaliers de Lorraine germanophone) qui n'existe pas en Ile-de-France. DUBY, La société aux XIe et XIIe siècles dans la région mâconnaise, p. 440.
10
147
DEUXIÈME PARTIE
le visage de la société seigneuriale d'Ile-de-France au XIIe siècle ? Comment les dominants exercent-ils leur autorité ? Quelles sont les représentations de la puissance seigneuriale ?
148
La société seigneuriale Lorsque Simon de Crépy« renonce à tous les plaisirs »net abandonne son héritage au profit de ses adversaires, il quitte le siècle et, par la même occasion, la compagnie des puissants. La rupture provoquée par le jeune comte est en même temps politique et sociale. Les seigneurs qui détiennent le pouvoir vivent nécessairement en société. La solitude est incompatible avec l'exercice de l'autorité publique. Elle est réservée aux chevaliers errants qui cherchent l'aventure et aux ermites qui fuient les souillures du siècle pour vivre dans la pénitence et la contemplation 12 • La solitude ne correspond pas forcément à un isolement physique : un aristocrate est seul lorsqu'il n'est pas en compagnie d'un égal. Les familiers de rang inférieur ne constituent pas, à proprement parler, une «société ».L'isolement est associé à un lieu: la forêt, espace de transition entre le profane et le sacré, entre le monde sauvage et la société des hommes 13 . Quand Suger s'aventure« à travers les taillis ( ... ) et les buissons d'épines» pour rechercher des poutres et affirmer les droits de SaintDenis sur la forêt d'Yveline, il s'entoure d'une assemblée illustre: «pour que la postérité s'en souvienne, nous y sommes allés une semaine entière en compagnie de nos amis éprouvés et de nos hommes, à savoir Amauri de Montfort comte d'Evreux, Simon de Neauphle, Evrard de Villepreux et beaucoup d'autres » 14 • L'abbé se comporte comme un grand propriétaire terrien et non comme un ermite. Il ne souhaite pas abandonner la société seigneuriale, mais, au contraire, renforcer sa position au sein de ce groupe. Le seigneur laïque ou ecclésiastique doit impérativement manifester publiquement son autorité pour qu'elle puisse être légitimée par ses semblables. L'ensemble des possédants forme une communauté cohérente dont les contours se précisent à la fin de notre période : la société seigneuriale. Cette formule désigne non seulement la communauté formée par les détenteurs du pouvoir temporel, mais aussi les relations qui les unissent entre eux. La« société seigneuriale » est donc moins large que la « société féodale ». L'aristocratie n'est donc pas un groupe social figé. En Ile-de-France comme ailleurs, la« classe » dirigeante se transforme graduellement. Cependant, les causes, la chronologie et l'ampleur de ces mutations demeurent méconnues. Comment s'organisent les relations entre les puissants ? Quels sont les moyens mis en oeuvre pour encourager ou pour restreindre l'élargissement du groupe dominant? Dans les pays autour de Paris, l'évolution de la société seigneuriale suit-elle un rythme spécifique ? Pour dessiner le visage du groupe aristocratique au XIIe siècle, nous observerons d'abord les rapports hiérarchiques qui structurent la société seigneuriale. Ensuite, nous déterminerons le rôle des alliances matrimoniales dans la définition de l'identité aristocratique. Enfin, nous étudierons le rapport entre le service du roi et la constitution de la société seigneuriale d'Ile-de-France. 11
VSC, p. 37. BECQUET,« L'érémitisme clérical et laïque dans l'Ouest de la France"; CHENERIE, Le Chevalier errant, p. 106: «Dans les fabliaux c'est toujours le jeune clerc errant ou le chevalier tournoyeur qui l'emportent sur les gens installés"· Le vainqueur ne bouleverse pas l'ordre établi. Il l'intègre après une période plus ou moins longue de« solitude"• c'est à dire d'exclusion de son groupe social. 13 LE GOFF, Un autre Moyen Age, pp. 581-614. 14 Suger, Œuvres, t. 1, p. 74. 12
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DEUXIÈME PARTIE
Contours : comites, domini et milites
Les chartes sont le principal matériau des enquêtes généalogiques. Pourtant, dans ces documents, nulle définition de la noblesse, nulle trace d'un statut social solidement établi. Exceptionnellement, un donateur est qualifié de « noble »,mais il s'agit invariablement d'un représentant de la très haute noblesse ou d'un aristocrate particulièrement généreux 15 • Les rédacteurs des chartes ne cherchent pas à théoriser l'état de noblesse, mais prosaïquement à constituer une preuve écrite. Comment, dans ces conditions, distinguer le bon grain de l'ivraie ? Comment être certain que les personnages mentionnés dans les actes appartiennent bien à l'aristocratie? Raymond Cazelles, qui reprend les travaux d'Auguste Longnon et de Jospeh Depoin 16 , juge que «l'histoire de l'Ile-de-France et des premières générations capétiennes seraient mieux saisies si celle des progrès de [la famille des Le Riche] dans la région parisienne était mieux connue »17 • Il donne même une carte de l'implantation du lignage qui englobe plus d'une vingtaine de localités aussi importantes que Clermont, Creil, Chambly, Senlis, Luzarches, Maule, Chevreuse, Montlhéry, Gallardon et Etampes 18 • La fine fleur de l'aristocratie francilienne serait donc issue d'une souche unique représentée au Xe siècle par un certain Thion, vicomte de Paris et proche d'Hugues le Grand 19 . Les Robertiens auraient rétribué le service des Le Riche en les chasant aux quatre coins de l'Ile-de-France, structurant ainsi la géographie féodale des pays autour de Paris. Cette hypothèse présente plusieurs avantages : elle permet de rattacher tous les personnages qui sont surnommés Le Riche à cette maison 20 et elle montre que l'Ile-de-France est le centre du pouvoir des Capétiens. Malheureusement, elle est très largement contestable. L'usage du surnom Le Riche Dives) n'est pas l'apanage d'une seule famille. Ce cognomen désigne, en fait, celui qui est puissant, celui qui a le pouvoir de commander les hommes, c'est-à-dire celui qui exerce l'autorité publique. Si nous présupposons que la richesse fait la noblesse, les actes de donations / confirmation sont peuplées d'aristocrates. Eux seuls peuvent distribuer leurs droits et contester ceux des autres. Ainsi, les chartes donnent-elles une image stéréotypée et ordonnée de la communauté des dominants 21 . Avant l'apparition des listes régionales de chevaliers au XIIIe siècle, elles fixent et définissent les contours de la société seigneuriale. Les souscriptions sont des instantanés - parfois largement retouchés - du groupe aristocratique. Chaque personnage mentionné occupe un rang précis dans la hié-
15
Recueil des actes de Louis VI, t. 1, n° 46, pp. 86-90 : «Adèle noble comtesse, mère du comte Thibaut [de
Blois] ,, ; Ibidem, n° 162, pp. 332-333:" Guillaume, mon sénéchal, et sa noble épouse Hélisent »;Pierre des Vaux-de-Cernay, Historia albigensium, p. 22 : "le noble comte de Montfort"· Sur les" divers sens du mot noble au premier âge féodal"• voir BLOCH, La société féodale, pp. 399-402. Mise au point récente dans WERNER, Naissance de la noblesse. 16 LON GNON, " Recherches sur une famille noble dite de Paris ,, ; Cartulaire de l'abbaye de Saint-Martin de Pontoise, pp. 270-305; DEPOIN, "Ferri de Paris"· 17 MOLLAT dir., Histoire de l'Ile-de-France et de Paris, p. 96. 18 Ibidem, p. 97. 19 BOUSSARD, Nouvelle histoire de Paris, pp. 16, 31 et 42. 2o Ibidem, p. 68, considère que le Yves, qui défendit Paris contre l'empereur Othon, n'est pas, comme le pense Philippe Lauer, un combattant breton, mais un membre de la famille Le Riche. Voir BOUSSARD," Les évèques en Neustrie"· 21 Sur le problème des titulatures dans les légendes des sceaux, voir PASTOUREAU, Traité d'héraldique, p. 41, n. 4.
150
LA SOCIÉTÉ SEIGNEURIALE
rarchie familiale, locale et, par extension, sociale. Le nom, la titulature et/ ou le surnom donnent la place de chacun dans le grand corps politique du royaume 22 . Au XIIe siècle, les listes de témoins laïques sont dominées par les comtes. Ces personnages sont des grands. Ils appartiennent à la haute noblesse et logent dans de puissants castra. Le comte est d'abord le compagnon, le conseiller du prince 23 . Dans la matière de France, « li quens Rollant » est le fidèle « ami » de Charlemagne24. Nous retrouvons cette acception dans la fonction de comte du palais qui semble s'être maintenue jusqu'à Eudes II de Blois25 . Le titulaire de cette charge prestigieuse 26 préside le tribunal du palais en l'absence du roi 27 . Le cames palatii ne se confond pas avec le cames civitatis. Ce dernier, d'origine «tarda-romaine » 28 , exerce l'autorité publique sur une circonscription administrative qui correspond théoriquement à un pagus. En Ile-de-France, ces comites sont relativement nombreux. Robert Fossier recense douze comtes dans les pays autour de Paris 29 • Nous arrivons au même chiffre en élargissant les limites de l'Ile-de-France au nord et au sud (Chartres, Dreux, Montfort, Meulan, Vexin, Beaumont, Clermont, Valois, Dammartin, Melun, Corbeil ou Paris), mais ces comtés n'ont jamais existé simultanément. Les titres de comte de Dammartin, de Meulan, de Clermont, de Beaumont et, peut-être, de Corbeil sont créés au XIe siècle. Même réduit de moitié, le nombre des comtes d'Ile-de-France reste toutefois important dans un espace qui couvre moins de 10.000 lzm2. Certes, ces comtés périphériques paraissent secondaires face aux anciens comtés de Meaux, de Chartres ou de Beauvais, mais ils ne ternissent pas le lustre de la dignité comtale. Lorsque, le 29 mai 1067, Philippe Ier accorde aux frères de Saint-Martin-des-Champs une charte de confirmation, Hugues comte de Meulan, Renaud comte de Corbeil et Urson vicomte de Melun sont mentionnés aux côtés de Guillaume II Busac comte de Soissons 30 avant les seigneurs de Montlhéry, de Montfort et de Montmorency, et les grands officiers du roi 31 • De la même façon, le comte Mathieu Ier de Beaumont occupe la sixième position dans la liste des souscripteurs de l'acte publié par Louis VI en faveur de l'église de Laon le 12 octobre 1121, après le roi, la reine, le prince Philippe et les comtes Raoul de Vermandois et Renaud de Soissons, mais avant les grands officiers et les familiers du Capétien32 • Les signataires et les témoins des diplômes royaux ne sont pas toujours
22
Le thème du corps politique du royaume est développé par Jean de Salisbury (+ 1180), élève de Guillaume de Conches, dans le Policraticus (FLO RI, L'essor de la chevalerie, pp. 280-289). 23 WERNER, Naissance de la noblesse, pp. 303-310. 24 La chanson de Roland, pp. 38 et 198. 2 '' BRUNEL," La justice du roi de France vers l'an mil"• pp. 38-40. 26 Raoul Glaber, Les cinq livres de ses histoires, p. 58. 27 BRUNTERC'H, "Naissance et affirmation des principautés au temps du roi Eudes,,, pp. 76-77. 28 WERNER, Naissance de la noblesse, p. 310. 29 FOSSIER, Enfance de l'Eumpe, t. 1, p. 367, n. 1. 30 Guillaume Busac, fils de Guillaume comte d'Eu, lui-même fils de Richard Ier duc de Normandie et d'une concubine, perdit le comté d'Eu après une révolte et fut marié par le roi Henri Ier à Adèle, comtesse de Soissons (NEWMAN, Les seigneurs de Nesle, t. 1, p. 59). Il est le père de Jean, comte de Soissons, "judaizantem pariter et haereticum ,, (Guibert de Nogent, Autobiographie, p. 252). 31 Cartulaire général de Paris, t. 1, n° 98, pp. 125-127. 32 Recueil des actes de Louis VI, t. 1, n° 182, pp. 377-383. Cette pratique tend à disparaître au cours du règne de Louis le Gros. Les comtes d'Ile-de-France sont plusieurs fois mentionnés après les grands officiers de la couronne, nouveaux "comtes-compagnons,, du Capétien (Ibidem, t. 1 et 2, n° 40, pp. 76-78 et n ° 243, pp. 24-27).
151
DEUXIÈME PARTIE
classés par ordre de préséance, mais les rédacteurs mentionnent presque systématiquement la dignité comtale 33 . L'accès à la « fonction comtale » et la transmission héréditaire de cette qualité sont rigoureusement contrôlés par la société seigneuriale. Dans les pays autour de Paris, les prétendants au titre de comte bénéficient de la proximité du roi et de la prospérité économique. Pour obtenir satisfaction, ils doivent d'abord être des hommes de l'an mil. Il ne s'agit pas, à proprement parler, d'une obligation, mais d'une circonstance favorable. Les plus anciens comtes de Beaumont, de Meulan ou de Dammartin apparaissent en effet dans les premières décennies du XIe siècle. Seul le maître du château de Clermont obtient le titre comtal au début du XIIe siècle, à la fois «par ce que coule dans ses veines un sang comtal, transmis par sa mère, fille du comte de Roucy »,et par ce qu'il« épouse Adèle de Vermandois, veuve d'un frère du roi, et qu'il est un temps comte de Vermandois par intérim »34 . L'apparition du titre de comte de Dreux dans la seconde moitié du XIIe siècle est elle aussi liée aux alliances matrimoniales de Robert de France 35 • Signalons aussi que si le seigneur de Montfort devient comte d'Evreux au XIIe siècle, il ne s'agit pas d'une création 36 . Ces exemples permettent d'identifier une deuxième condition : les prétendants au titre doivent nécessairement avoir des liens de parenté avec un lignage comtal déjà solidement établi. La simple alliance matrimoniale ne suffit pas. Pour devenir comte, l'aristocrate doit en porter le sang. C'est le cas de Manassès de Dammartin, de Renaud II de Clermont et, sans doute, de Galeran de Meulan et d'Yves de Beaumont. La troisième condition concerne la localisation de la grosse tour. Celle-ci ne doit pas être élevée à proximité du chef-lieu d'un ancien pagus. Les nouveaux comtés sont des espaces périphériques qui ne concurrencent pas les cités épiscopales. Situés sur les grands axes de communication, Dammartin, Beaumont, Meulan ou Corbeil sont des points de contact entre Paris et le reste du royaume. Enfin et surtout, l'aspirant comte doit être un compagnon du Capétien. Cette proximité nous semble être une condition sine qua non. L'avènement quasi simultané de trois nouveaux comites dans le premier tiers du XIe siècle a sans doute été voulu par le roi. Les maîtres des castra de Beaumont, de Dammartin ou de Meulan apparaissent tous dans l'entourage des premiers Capétiens. Leur élévation au titre de comte est-elle pour autant le signe d'un affaiblissement du pouvoir royal contraint de prodiguer les glorieuses charges carolingiennes pour s'attacher la fidélité des nouveaux « chefs de bande » ? Ces lignages, qui ont des moyens limités et dominent des espaces périphériques, ne sont pas une menace pour le pouvoir royal. Leur prospérité dépend entièrement du Capétien. Comme le remarque Robert Fossier, les « menus comtés » peuvent être « considérés comme des châtellenies parce qu'ils ne tirent leur prétention à un tel titre que de leur dépendance
Ibidem, t. 1, n' 7, pp. 12-14. Parmi les exceptions, signalons la charte publiée en 1072 par Philippe Ier en faveur de Saint-Magloire, qui rassemble la fine fleur de l'aristocratie francilienne. Les comtes, qui sont rassemblés à la fin du document, portent soit leur titre, soit un surnom de lieu. Ici, la position sur la liste des testateurs est un marqueur social beaucoup plus efficace que le nom (Chartes et documents de l'abbaye de Saint-Magloire, t. 1, n' 13, pp. 83-85). 34 GUYOTJEANNIN, "Le comté de Clermont", p. 28. 35 LEWIS, Le sang royal, p. 314, n. 93. 36 Le titre de comte d'Evreux ne doit pas être confondu avec celui de comte de Montfort créé aprês 1226 pour Amauri V (RHEIN, La seigneurie de Montfort-en-Iveline, p. 78). 33
152
LA SOCIÉTÉ SEIGNEURIALE
immédiate du roi » 37 . L'aristocrate francilien est comte à la manière du preux Roland, compagnon modèle - et rétribué - du« roi de Saint-Denis». Toutefois, la« docilité » des nouveaux comtes peut aussi être interprétée comme une preuve de leur faiblesse. Leur élévation dans la hiérarchie seigneuriale témoignerait ainsi de l'étiolement du niveau social des membres de l'entourage royal et, par extension, de l' « altération de la notion même de gouvernement royal »38 • Le Capêtien, pâle imitateur des illustres souverains carolingiens, s'entourerait de comtes fraîchement installés pour pallier l'absence des grands et entretenir l'illusion d'une royauté forte. L'établissement de nouveaux camites dans les pays autour de Paris serait donc, au mieux, un expédient, et, au pire, un cache-misère. L'hypothèse d'une dégradation du niveau social des membres de l'entourage royal formulée par Jean-François Lemarignier à partir de l'analyse des listes des témoins des chartes du XIe siècle est aujourd'hui contestée : la présence des représentants de la moyenne et de la petite noblesse au bas des actes royaux ne correspond pas nécessairement à la disparition de la haute noblesse et à un déclin de l'autorité du Capétien, mais aussi à une transformation des pratiques diplomatiques 39 • Cette relecture des chartes royales s'inscrit dans un vaste courant de réhabilitation del' ordre politique des « temps féodaux». Descendants des héros de la « Geste des Français», les rois de la« troisième race »maintiennent l'autorité et le prestige de la couronne. Cette permanence du pouvoir royal n'empêche pas la création de nouveaux comtés. L'apparition des camites de Beaumont, de Meulan ou de Dammartin est plutôt une conséquence de la fixation de la couronne dans les pays autour de Paris. La constitution d'un domaine royal de type « seigneurial » dans cet espace entraîne une contraction de la zone de recrutement des compagnons du roi et un rejet des comtes vers la périphérie. Les maîtres des châteaux de Beaumont, de Dammartin ou de Meulan deviennent comtes au moment de la disparition de Bouchard le Vénérable. Les comtés de Paris et de Melun, qui sont au centre de l'axe OrléansSenlis, ne sont plus attribués. Les successeurs d'Hugues Capet doivent pourtant conserver le cadre institutionnel carolingien. Ils trouvent alors de nouveaux comtes beaucoup moins « gênants » sur les bordures de l'Ile-de-France. Issus de la haute noblesse, ces aristocrates ne sont plus des« comtes de cité», mais des« comtes de frontière », petits marquis qui surveillent l'accès au grand « comté de France ». Représentant du roi dans les pagi, de la Gaule carolingienne, le cames civitatis devient inutile dans la France capétienne. La fixation de la Sippe des Robertiens dans les pays autour de Paris vide progressivement l'institution comtale de sa fonction politique. A la fin de notre période, s'il reste plusieurs comtes en Ile-de-France, aucun n'est un cames civitatis. La situation politico-sociale de l'Ile-de-France est donc« faussée par la présence permanente des rois de deux dynasties successives »40 • Le Capétien fait et défait les comtés. Cette instabilité a-t-elle enrayé, ou, plutôt, perturbé la« dévolution en cascade des pouvoirs comtaux »41 qui, ailleurs, structure l'ordre seigneurial? Dès la
37
FOSSIER, Enfance de l'Europe Xe-XIIe siècle, t. 1, p. 391. Les exemples proposés par l'auteur sont les comtés de Ponthieu, Saint-Pol, Valois, Vexin et Dreux. Les deux derniers ne font cependant pas partie des " menus comtés » du XIe siècle. Le comté de Vexin est antérieur et le comté de Dreux postérieur. 38 LEMARIGNIER, Le gouvernement royal, p. 72. 39 GUYOTJEANNIN, "Penuria seriptorum ». 1 ° FOSSIER, Enfance de l'Europe, t. 1, p. 390. 11 Ibidem, pp. 374-375.
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DEUXIÈME PARTIE
première moitié du XIe siècle, les maîtres de château entretiennent des garnisons plus ou moins fidèles. Ils tiennent ainsi le pouvoir de commandement militaire, «essence même de l'autorité comtale »42 . Avec leurs fidèles, ils forment la masse des aristocrates qui peuplent nos cartulaires. Cependant, l'identification des titulaires de l'autorité publique pose quelques difficultés car leur dénomination évolue au rythme de la « révolution anthroponymique » de la seconde moitié du XIe siècle43 et des modifications politiques des XIe et XIIe siècle. En 1072, Philippe, roi des Français par la grâce de Dieu, fait savoir que Simon Ier de Montfort a abandonné les églises de Saint-Pierre et de Saint-Laurent de Montfort aux religieux de Saint-Magloire 44 . Le donateur est mentionné trois fois : il est d'abord qualifié de « miles de castra qui Monsfortis vocatur; Symon nomine», puis de « domnus Symone »et, enfin, de « Symon de castra Montisfortis ». Le rédacteur de l'acte utilise ici trois titulatures nettement distinctes pour désigner le même personnage. L'élément principal est le nom, Simon, qui revient à trois reprises. Le «titre», c'est-à-dire la fonction, est secondaire. Dans les pays autour de Paris comme dans le Vendômois, «les notices circulent à l'usage local d'une "société de face-à-face", dont les chefs sont bien connus: leur nom suffit à les identifier, à impressionner »45 • Le nomen est le pôle de stabilité autour duquel s'agglomèrent différentes formules qui précisent la place de l'aristocrate dans la hiérarchie seigneuriale. L'autorité de Simon est localisée : il est « du château de Montfort». Il ne s'agit pas encore d'un surnom héréditaire, mais d'une précision circonstancielle qui étaye la légitimité de la donation des deux églises montfortaines. La formule « domnus Symone » indique que le donateur occupe une position élevée dans le groupe aristocratique. Dans le pays chartrain, elle a « servi très tôt à honorer les dépositaires de l'autorité spirituelle ou de pouvoir temporel »46 • Même sous sa forme contractée domnus, le qualificatif dominus semble réservé aux possesseurs de castrum47 • C'est un signe d'autorité très fort qui associe le Seigneur aux seigneurs. Le roi lui-même est dominus48 • Simon est donc un grand. Or, dans la même charte, il porte un titre qui paraît nettement moins prestigieux : « miles de castra qui Monsfortis vocatur ». Le terme miles semble désigner à la fois un combattant d'élite, un serviteur et un membre inférieur de l'aristocratie 49 • Jean-François Lemarignier remarque qu' «il n'a pas toujours eu le même sens. Au temps de Robert le Pieux, il s'applique généralement, à une ou deux exceptions près, à des personnages d'un niveau assez peu élevé : à ceux que l'on peut appeler des chevaliers, par opposition aux châtelains »50 . Dans la seconde moitié du XIe siècle, le mot« qualifie bel et bien des châtelains, non pas à la vérité, ceux de la première, mais ceux de la seconde vague »51 • Les milites de l'entourage de Philippe Ier constitueraient ainsi« ce que l'on peut déjà peut-être commencer
42
Ibidem, p. 369. BOURIN et alii dir., Genèse médiévale de ['anthroponymie moderne, tt. 1-3; BECK dir., Genèse médiévale de l'anthroponymie moderne, t. 4. 44 Chartes et documents de l'abbaye de Saint-Magloire, t. 1, n° 13, pp. 83-85. 45 BARTHELEMY, La société dans le comté de Vendôme, p. 361. 46 CHEDEVILLE, Chartres et ses campagnes, p. 317. 47 BARTHELEMY, La société dans le comté de Vendôme, pp. 906-907 ; " Note sur le titre seigneurial ». 48 &cueil des actes de Louis VI, t. 1, n° 109, pp. 230-231. 49 CHEDEVILLE, Chartres et ses campagnes, p. 310. 50 LEMARIGNIER, Le gouvernement royal, p. 133. 51 Ibidem, p. 134.
43
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d'appeler une noblesse d'Ile-de-France »52 . Cette chronologie nous paraît incompatible avec la charte de 1072. Simon de Montfort n'est pas un châtelain de la « seconde vague ».De la même façon, Aubert de Gallardon, Geoffroi de Neauphle, Guillaume de Gometz et, peut-être Bouchard de Montmorency et Amauri de Montfort, sont qualifiés de milites entre 1030 et 105853 . Même si leur fortune dépend largement du roi, ils ne sont pas des « milites regii quel' on peut sans doute assimiler aux milites castri, aux chevaliers placés en garnison dans les places fortes »54 • Notre hypothèse est que le« titre» de miles s'est diffusé du haut vers le bas de la société seigneuriale et que l'augmentation du nombres des milites, d'abord à la fin du XIe puis au XIIIe siècle55 , qui aboutit à la fusion de la noblesse et de la chevalerie ne correspond pas à une militarisation de société seigneuriale, mais, plutôt, à une « seigneurialisation » des professionnels de la guerre. Le qualificatif miles, qui relie le serviteur au souverain, légitime par extension l'exercice du pouvoir par le « chevalier». Simon, « miles de castro qui Monsfortis vocatur »,tire son autorité du service du roi. Avant 1100, la haute noblesse abandonne l'usage du mot miles au profit des mots dominus et, plus rarement, castellanus5 6 . « Pendant plus d'un siècle, de 1080 à 1200 environ, aucun de ceux qui exerçaient les pouvoirs banaux étendus ne se para ni même ne fut qualifié de miles ,,57, Au XIIe siècle, le miles n'est jamais le dominus. Cette fragmentation du vocabulaire seigneurial coïncide avec la mise en place du système monarchique capétien. Mis en relation, les deux phénomènes paraissent contradictoires: sous les premiers Capétiens, c'est-à-dire au moment du déchaînement supposé del'« anarchie féodale », les grands se présentent comme des serviteurs du roi; un siècle plus tard, c'est-à-dire au moment du« progrès» de l'Etat, ces mêmes aristocrates se détachent du patronage royal / comtal. Le mot miles est donc abandonné par la haute noblesse dans la première moitié du XIIe siècle. Pour autant, son usage n'est pas adopté immédiatement par la moyenne et la petite noblesse. Celle-ci reste longtemps circonspecte. Les premiers bienfaiteurs des Vaux-de-Cernay utilisent presque tous un nomen et un cognomen, mais aucun n'est qualifié de miles58 • Seigneurs-châtelains et simples hobereaux figurent ensemble, sans indication de rang, dans les actes de donation et de confirmation. De plus en plus nombreux, ils doivent utiliser un surnom pour se distinguer. La croissance démographique, le nombre croissant d'homonymes et, peut-être, l'élargissement du groupe aristocratique ont eu raison de la société du « face à face». Il faut attendre 1145-1157 pour voir apparaître le premier chevalier,« Burcardus, miles de Atheiis »59 • Cette formule, dans laquelle le mot miles est intercalé entre
52 53
Ibidem, p. 135. R.ecueil des chartes de l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés, t. 1, n° 49 et 62, pp. 78 et 101 ; "Cartulaires de
Saint-Thomas d'Epernon et de Notre-Dame de Maintenon'" n° 1, pp. 1-7. Cet acte" contient plusieurs erreurs qui font douter de son authenticité" (CHEDEVILLE, Chartres et ses campagnes, p. 311, n. 403). 54 FLO RI, L'essor de la chevalerie, p. 131. 55 FOSSIER, La terre et les hommes en Picardie, t. 2, p. 660. 56 Cartulaire de l'abbaye de Notre-Dame des Vaux-de-Cernay, t. 1, n° 27, pp. 43-45: "_Ego Symon, Neophilensis catellanus et dominus ( ... ) ». CHEDEVILLE, Chartres et ses campagnes, p. 312. La très utile table alphabétique des termes techniques du R.ecueil des actes de Louis VI, t. 4, pp. 164-165, montre que le mot miles n'est plus employé par la haute
57
noblesse sous Louis VI. 58 59
Cartulaire rk l'abbaye rk Notre-Dame rks Vaux-rk-Cernay, t. 1, n° 1-7, pp. 1-10. Ibidem, n ° 8, p. 11.
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le nom et le surnom, « devient désuète au-delà du premier quart du XIIIe siècle » 60 . La présence de ce Bouchard ne signifie pas que les milites commencent à envahir le cartulaire autour de 1150. La diffusion de ce titre au sein de l'aristocratie francilienne est limitée avant 1200. Statistiquement, elle paraît beaucoup moins massive que dans le Chartrain: moins de 2 % des laïcs cités dans la cartulaire de NotreDame des Vaux-de-Cernay au XIIe siècle sont qualifiés de miles. En comparaison, les domini sont cinq fois plus nombreux. Dans les pays autour de Paris, l'augmentation brutale du nombre des milites date, en fait, du premier tiers du XIIIe siècle 61 . Il y a donc un décalage chronologique entre la prolifération des chevaliers dans la littérature et la généralisation du terme miles dans les actes de la pratique62 .Jusqu'à la fin du XIIe siècle, les deux termes sont encore distincts 63 • La fusion se produit lorsque le second, tombé en désuétude dans la haute aristocratie (v. 1090), puis dans la moyenne et la petite noblesse (v. 1160), est détaché de son sens fonctionnel originel et devient une qualité, un signe de noblesse. Au milieu du XIIe siècle, la société seigneuriale n'est pas encore une société chevaleresque 64 • La période 1150-1200 est, elle, caractérisée par la propagation des signes du pouvoir utilisés jusqu'alors par les maîtres de château, domini et comites. Nombreux sont alors les aristocrates qui se parent du titre de seigneur alors qu'ils tiennent à peine mieux qu'une maison forte généralement inféodée par le châtelain local. Comme dans le Soissonnais, «le titre de dominus se vulgarise à partir de 1160 et rassemble une part importante de l'aristocratie aux années 1200-1220 » 65 • La multiplication des domini marque, sinon le déclin, au moins la stagnation des anciens lignages seigneuriaux qui participent de moins en moins souvent au gouvernement royal. Pour se distinguer de la masse, ils modifient le programme iconographique du sceau, « établissant une ligne de clivage entre grands et domini usant l'équestre armorié, domini de souche récente et chevaliers usant l'écu » 66 • Lors des chevauchées du XIIIe siècle, ils revendiquent, quand ils le peuvent, leur qualité de seigneur-banneret mieux rémunéré que les autres, mais ils sont concurrencés par des
° CHEDEVILLE, Chartres et ses campagnes, p. 316.
6
61
BEDOS, " L'apparition des armoiries "· FLORI, " La notion de chevalerie dans les chansons de geste '" 63 FOSSIER, Enfance de l'Eumpe, t. 1, p. 432. 64 BOUTET, Charlemagne et Arthur, pp. 197-21 O. Nous ne souhaitons pas opposer le modèle des chansons de geste au modèle courtois, mais, simplement, faire une distinction entre l'idéal seigneurial véhiculé par la matière de France et l'idéal chevaleresque " qui trouve son expression la plus achevée dans la littérature courtoise,, (ibidem, p. 198). 65 BARTHELEMY, Les deux âges de la seigneurie banale, p. 167. La chronologie est la même dans DUBY, La société aux XIe et XIIe siècles dans la régfon mâconnaise, p. 440. 66 BEDOS, " L'apparition des armoiries '"p. 33. 62
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nouveaux venus enrichis par le Capétien 67 . Au final, c'est toujours le service du roi qui fait la fortune. Pour conserver sa place dans la société seigneuriale d'Ile-deFrance, le dominus doit rester un miles. A la fin de notre période, le modèle seigneurial cimente la société aristocratique: les représentants de la noblesse portent souvent les mêmes titres et parfois les mêmes noms. Toutefois, les niveaux de puissance restent disparates. Dans le premier tiers du XIIIe siècle, Amauri V de Montfort, fraîchement élevé au rang de comte, a plus de quatre-vingt vassaux dans la seule prévôté de Montfort68 • Trentehuit, dont deux dames, portent le titre de seigneur (dominus/ domina+ nomen + cogrwmen) et un seul celui de chevalier ( « Galterius de Brueil, miles»). Nous trouvons aussi un maire ( « major de Hernovilla ») et un maître ( « magister Hubertus de Manlia »).Au total, trente personnages sont qualifiés d'hommes liges ( « homo ligius ») et dix-neuf d'hommes du comte ( « homo comitis »).Dans les années 1220, il y a donc au moins une quarantaine de seigneurs autour de château de Montfort et la ligesse, qui paraît plus répandue que dans le Vendômois un siècle plus tard, ne concerne pas seulement les plus grandes seigneuries69 • Les vassaux les plus importants, qui tiennent généralement une ou plusieurs maisons fortes, doivent au moins un mois de garde au château de Montfort. C'est notamment le cas du seigneur Ernaut de Menut qui n'est ni homme lige, ni homme du comte, mais est redevable de la garde à Montfort pour toute l'année ( « debet per totum annum custodem apud Montem-Fortem »). Il côtoie donc Guillaume Sans Avoir70 , qui est homme lige du comte pour ses maisons de Boissy-Sans-Avoir, de Septeuil et du Bois-Nivard, pour la garde de sa terre, pour la chasse aux gros animaux dans le Bois-Nivard et pour les trois mois de garde à Montfort, Gautier de Fresnaie, qui tient du comte sa maison, la garde de ses terres, des biens à Rondchamp, le fief de La Couperie, les biens que le seigneur Simon de Marcq tient de lui, le fief de Puiseaux et trois mois de garde, le seigneur Gace de Poissy, homme du comte, qui tient vingt livres sur la prévôté de Montfort, le gîte ( « hospitium ») à Montfort et un mois de garde, et vingt-deux autres personnages qui doivent un ou deux mois de garde 71 . Les gardiens de Montfort, qui appartiennent invariablement à la petite ou à la moyenne noblesse locale, transmettent leurs biens et leurs devoirs à leurs descendants. Ainsi, les héritiers de Thibaut d'Osmoy tiennent du seigneur comte sa maison d'Osmoy et la garde de sa terre, et doivent un mois de garde à Montfort. Le service vassalique semble bien dépendre du fief. La custodian'estjamais mentionnée seule. Si le gardien tient ( « tenet »)une maison forte, des arpents de terre ou des coutumes forestières, il doit ( « debet ») une période de garde. Loin de l'idéal chevaleresque, le groupe aristocratique reste
67
Dans la première partie française de l'armorial Wijnbergen qui rassemble 236 personnages, une cinquantaine de seigneurs représentants une vingtaine de familles portent le titre de banneret. Ce chiffre semble relativement élevé, mais, en proportion, il correspond aux treize bannerets du baillage d'Amiens mentionné en 1337 (CONTAMINE, La nobl,esse au royaume de France, p. 51). Dans cette liste, les anciennes familles (Montfort, Montmorency, Isle-Adam) côtoient les hommes du roi (NemoursVillebéon, Beaujeu, Crespin, des Barres). 68 éd. DOR, Seigneurs en Ile-de-France occidentale et en Haute-Normandie, pp. 371-746. 69 BARTHELEMY, La société dans le comté de Vendôme, p. 844. 70 Etrangement, Guillaume Sans Avoir ne porte pas le titre de seigneur. Son parent, Hugues Sans Avoir, est pourtant qualifié de dominus un peu plus loin. 71 S.F.M., n° 1, 2, 3, 16, 22, 23, 24, 26, 27, 28, 32, 35, 39, 40, 43, 50, 53, 56, 57, 58, 65, 68, 69, 70, 77 et 78.
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une société hiérarchisée dans laquelle les seigneurs se distinguent par la fortune et, surtout, par la position dans le réseau vassalique. La présence du roi dans les pays autour de Paris n'a pas enrayé la« dévolution en cascade des pouvoirs comtaux». Il y a bien, dès le XIe siècle, une noblesse d'Ile-de-France qui bénéficie de la présence - de plus en plus envahissante - du roi. La disparition des grands comtes« autonomes» (Paris, Melun, Pontoise) n'a pas empêché la constitution d'une société seigneuriale structurée et hiérarchisée car les pouvoirs comtaux ne sont qu'une délégation de l'autorité royale. En annexant les « comtés de cité », le Capétien a placé sous sa dépendance directe une aristocratie dominée par les seigneurs châtelains qui diffusent leur modèle de comportement parmi leurs fidèles. Ce modèle est lui-même dicté par le roi. Français parmi les Français, il est le centre de la société seigneuriale. Les noms de ses ancêtres sont volontiers portés par les détenteurs de l'autorité publique. Dans les chartes non royales de SaintMagloire, 17 % des 378 personnages mentionnés avant 1200 sont nommés Robert (4,8 %), Hugues (3,4 %), Eudes (3,2 %), Philippe (3,2 %) et Raoul (2,4 %). Evidemment, cette proportion déjà importante augmente encore (17,2 %) si nous comptabilisons les actes royaux. Fig. 1 : les noms dans les actes du Cartulaire de Saint-Magloire aux XIe et XIIe siècles.
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,c'est-à-dire entre 1101et1104, nous semble plus séduisante. D'autre part, la charte de Gui Trousseau mentionne bien un" Hervé vicomte"• mais sa filiation n'est pas précisée. 90 La chronique de Morigny, p. 41, indique simplement que les deux personnages sont parents (" cognatus »). 88
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Joseph Depoin, Anseau, fils d'Arembert, est «l'un des chevaliers de Hugues du Puiset » 91 , les parents de Garsadon sont des familiers de Gui du Puiset. La justice du seigneur de Rochefort ménage donc les susceptibilités des deux parties. Ce ne sont pas Adèle et ses alliés qui comparaissent à Rochefort pour contestation d'un legs pieux, mais le seul Bovard pour les évènements de Maisons-en-Beauce et du Touchet. L'accusé ne semble même pas avoir été condamné! Les incendies sont décidément suspects. De la même façon, le verdict est un modèle de clémence : les héritiers de Garsadon doivent - mais est-ce réellement une condamnation ? - vendre au prix fort un bien qui, d'après l'auteur de la Chronique, appartient déjà à Morigny. Gui le Rouge est bien un seigneur pacificateur, arbitre et médiateur capable d'imposer sa volonté 92 . L'exercice de la justice est source d'autorité ( auctoritas) et de puissance (potestas). Il apporte à la fois richesse et prestige. Le premier juge n'est-il pas le Fils de Dieu lui-même, Dominus-Judexfiguré sur la façade occidentale de Saint-Denis élevée par Suger93 ? Comme le souligne Brigitte Bedos-Rezak, « il semble qu'il faille considérer plusieurs degrés dans la puissance judiciaire et prendre garde au fait que, dans les documents, le terme de justice peut désigner indifféremment le revenu ou la justice proprement dite » 94 • Sous les premiers Capétiens, les seigneurs d'Ile-deFrance lèguent communément leurs droits de « basse justice » 95 . En revanche, ils conservent soigneusement le pouvoir de juger les grands forfaits 96 « qu'énuméraient jadis les capitulaires carolingiens: l'homicide ou le sang, le rapt, l'incendie et le vol ou le larron » 97 . Vers 1045, l'évêque de Paris abandonne toutes les coutumes sauf celles qui appartiennent à la vicaria, c'est-à-dire l'effusion de sang, le ban, le rapt, l'incendie et le vol 98 • La vicaria n'est pas la haute justice. Ce terme « général et imprécis » 99 , semble désigner« la justice sur les non nobles, avec les revenus qui s'y attachent ,,ioo_ Il existe donc deux principes de classification des justices : le premier correspond au statut social de l'accusé-en quelque sorte, une justice d'ordre dominée par ceux qui combattent- et le second à la gravité du délit. Cette distinction entre la justice« la plus lourde » 101 et la justice ordinaire apparaît dans la charte de donation publiée en 1117 par Louis Vl en faveur de Notre-Dame de Paris : la chan-
91
DEPOIN, La chevalerie étampoise, p. 3. LE JAN," Les transactions et compromis judiciaires autour de l'an mil"· 93 BROWN, Saint-Denis. La basilique, pp. 78-103 ; PANOFSKY, Architecture gothique et pensée scolastique précédé de l'abbé Suger de Saint-Denis, pp. 43-44. 94 BEDOS, La châtellenie de Montmorency, p. 72. 95 RHEIN, La seigneurie de Montfort-en-Iveline, p.j., n° LV (n° 257 du catalogue des actes), pp. 336-337: donation en faveur de Notre-Dame de Clairefontaine de " ( ... ) quatuor centum arpenta terre in Joresta 92
nostra de Monteforti in loco que dicitur Rmbelleti et Houdeberti cum viginti arpenta boci sita (sic) apud dictum locum necnon justiciam et juridictionem [in] tota terra dicti loci usque ad sexaginta solidos et infra ( ... ) ». 96 CHEDEVILLE, Chartres et ses campagnes, p. 306, a identifié" seulement vingt concessions de l'ensem-
ble de la haute justice en faveur d'établissements religieux"· Ce phénomène concerne avant tout le XIIIe siècle. Entre 1203 et 1239, les Montfort cèdent au prieuré de Saint-Thomas d'Epernon la justice du sang à la foire de Saint-Thomas (" Cartulaires de Saint-Thomas d'Epernon et de Notre-Dame de Maintenon,,, n° 7, pp. 14--15), et au prieuré de Neauphle le droit d'élever des fourches patibulaires (Chartres, Arch. dép. Eure-et-Loir, G 3141). 97 BOURNAZEL et POLY, La mutation féodale, p. 92. 98 Cartulaire de l'église de Notre-Dame de Paris, t. 1, n° 15, pp. 323-324. 99 CHEDEVILLE, Chartres et ses campagnes, pp. 299-304. rno BARTHELEJ\1Y, La société dans le comté de Vendôme, p. 325. 101 FOSSIER, Enfance de l'Europe, t. 1, p. 394.
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cellerie indique que les hôtes et les serfs de l'église cathédrale coupables de « quelque forfait dans le ressort de la voirie royale »de Bagneux, ne paieront pas d'amende au roi,« sauf s'ils s'agit d'un homicide ou d'un incendie »102 • Nous retrouvons cette hiérarchie des délits dans les statuts de la villeneuve de Montchauvet. Fixées au moment de la création de la communauté par Louis le Gros et Amauri III de Montfort, les « libertés et coutumes » des bourgeois de Montchauvet sont confirmées par Simon III comte d'Evreux et ses fils, sans doute peu de temps après la mort de son frère aîné, Amauri IV, en 1140 103 . Villeneuve de frontière issue d'un traité de pariage, Montchauvet doit attirer les nouveaux venus 104 • Pour cela, le bourg est doté d'une charte de coutumes qui garantit la situation juridique des habitants. Le seigneur de Montfort, qui s'adresse aux« Français et aux Normands», prévoit deux types de condamnations : les bourgeois qui commettent des « menus forfaits » doivent verser une amende de douze deniers (= 1 sou) ; en cas d'homicide, de trahison ( « proditio »), de vol, de rapt, ou de tout acte jugé intolérable par le prévôt du roi ou du comte, le coupable doit, suivant la volonté du roi ou du comte, verser une amende selon l'usage de France ( « emendabit in sua terra Francie ») 105 • Remarquons que la trahison est ici élevée au rang de «grand forfait», sans doute parce que la frontière normande est proche 106 • En matière judiciaire, l'appréciation de la gravité d'une infraction dépend largement des circonstances politiques. La proditio, qui est mentionnée sporadiquement au XIIe et au XIIIe siècle 107 , est un crime rare. En 1222, le seigneur de Montfort donne une charte en faveur de Notre-Dame des Moulineaux dans laquelle il précise les droits des deux parties 108 • Amauri V se
102
Recueil des actes de Louis VI, t. 1, n° 124, pp. 256-259. RHElN, La seigneurie de Montfort-en-Iveline, p.j., n° V (n° 11 du catalogue des actes), pp. 300-302; Recueil des actes de Louis VI, t. 2, n° 257, pp. 48-51. La datation proposée par les deux éditeurs (1140-1180) est très large. Nous pensons que Simon, comte d'Evreux après le décès de son frère en 1140, a publié cet acte pour étayer sa domination nouvelle. A cette date, il était sans doute déjà àgé (son père, Amauri III, est mort en 1137, quarante ans après Simon Ier). La présence de ses fils, Amauri et Simon, ne contredit donc pas nécessairement notre hypothèse. D'autre part, cette charte contient des éléments qui ne sont pas mentionnés dans le diplôme publié en 1167 par Louis le Jeune au sujet des droits de l'abbaye sur le château de Montchauvet (Paris, Arch. nat., K 24, n° 13; Recueil des chartes de l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés, t. 1, n° 139, pp. 205-206). 104 LEFEVRE, « Une ville neuve fortifiée à la frontière normande : Montchauvet,, ; « Les pariages en Ile-de-France aux XIIe et XIIIe siècles "· 105 Traduction proposée par MARTIN, Histoire de la coutume de la prévôté et vicomté de Paris, t. 1, p. 35, n. 3. Pour NEWMAN, Le domaine royal, p. 41, «le droit de n'être soumis qu'à la justice royale paraît être un privilège ; les prévôts abusent de leur pouvoir et aller directement devant le roi est une garantie contre les officiers locaux "· Cependant, comme semble le montrer le cas des statuts de Montchauvet, ce« droit d'appel,, n'est sans doute pas une spécificité de la justice royale. 106 CUTTLER, The Law of Treason. 107 Acte de Louis VII en 1153 (Paris, Arch. nat., LL 112, fol. 152) ; Philippe de Beaumanoir, Coutumes de Beauvaisis, t. 2, pp. 340-341. 108 Recueil des chartes et pièces relatives au prieuré Notre-Dame des Moulineaux, n° 13, pp. 12-14; RHEIN, La seigneurie de Montfort-en-Iveline, n° 185, pp. 206-207. Extrait qui traite de la justice : « (. .. ) Preter justitiam sangninis - murtri homicidi latrocinii et raptus quod est Jeminis vis illata - qui ad nos pertinent pleno jure. Si vero servientes et Jamilia predictorum fratrum vel illi qui ab illis propter sua opera Jacienda vel mercede vel pro deo ex parte ipsorum in predicto nemore constituti rixando inter se invicem percusserint vel alter alterum vulneraverit vel eis sanguinem Jecerit, nos vel heredes nostri vel successores in predictis hominibus nullam justiciam vel emendam propter hoc exigemus nisi tandum pro cultello vel pro mahennio vel pro morte. Si vero aliquis predictum nemus vel per violentiam vel per Jurtum secuerit vel portaverit vel dampnum fererit in vinei, bladis vel ortis vel aliis culturis eorum vel in ipsorum stagnis piscatus fuerit tata emenda erit predictorum fratrum nec nos vel heredes sive successares nastri aliquid de emenda hujusmodi requierumus. Ecclesiam autem ipsorum et damas et totum locum qui continetur 103
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réserve la justice du sang, à savoir les meurtres, les homicides, les brigandages et les rapts. Il abandonne ainsi les amendes qui sanctionnent les infractions au droit de pêche et les vols commis dans les bois, les vignes, les champs ou les jardins. Si des serviteurs ou des familiers des frères des Moulineaux se querellent, se frappent, se blessent ou font couler du sang dans le bois cédé aux religieux, le seigneur de Montfort et ses héritiers ne pourront exiger aucune justice à l'encontre , p. 397, pl. 3, n° 15, reproduit le dessin d'un sceau équestre qui serait celui d'Hugues II, comte de Dammartin, en 1107 (Ms lat. 5441-2, fol. 380). La légende, exceptionnellement lisible, semble étayer cette hypothèse : + SIGILLUM HUGONIS COMITIS DE DOMNO MARTINO. Cependant, plusieurs éléments nous paraissent curieux. Le graveur a reproduit un modèle iconographique inédit: le personnage, qui ne porte pas de bouclier, tient une épée à la manière d'une lance. D'autre part, Hugues, père du comte Pierre, meurt vers 1095, sans doute au prieuré clunisien de Saint-Leu d'Esserent qu'il a fondé (MATHIEU," Recherches sur les premiers comtes de Dammartin '"p. 24). Donc, il s'agit soit d'un faux, soit d'une reproduction, plus ou moins déformée, du sceau du comte Hugnes. Dans ce cas, le Dammartin serait l'un des premiers sigillants du royaume.
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d'un sceau équestre à l'épée dans les années 1170 26 , restent passagèrement étrangers au mouvement. Les comites se sont-ils arrogés un droit régalien ? Ils reprennent en effet une pratique royale, mais ils scellent bien après les premiers ecclésiastiques. Les laïcs suivent plus le mouvement qu'ils ne le dirigent. D'autre part, au niveau iconographique, ils restent très éloignés du modèle du roi trônant. Le premier sceau équestre d'Ile-de-France est bien celui d'un Capétien, mais il ne s'agit pas d'un sceau royal: il est utilisé par Louis,« roi désigné »,jusqu'à la mort de Philippe Ier 27 . Le prince introduit dans les pays autour de Paris un modèle sigillaire déjà utilisé par Foulques IV le Réchin. Enfin, au niveau de la forme, les chartes publiés par les seigneurs ne peuvent pas être confondues avec les anciens diplômes royaux: les comtes d'Ile-de-France commencent à sceller au moment où le sceau plaqué décline au profit du sceau pendant28 • L'imitation d'un modèle adopté par le prince - mais pas par le roi-, ne correspond ni à une privatisation des symboles de l'autorité publique, ni à une hypothétique revendication d'indépendance. La chronologie de la généralisation de l'usage des sceaux est incertaine, mais il semble que les comtes sigillants du début du règne de Louis le Jeune soient à leur tour imités par les simples domini qui reprennent les mêmes motifs. Les grands officiers du roi paraissent occuper une position intermédiaire. Mathieu Ier de Montmorency, connétable de France, utilise un sceau équestre vers 1150 29 • Dans le dernier tiers du XIIe siècle, le niveau social moyen des nouveaux sigillants décline nettement. Nous trouvons encore des grands officiers du roi comme les Bouteiller de Senlis (1186) et les Garlande (1170) 30 , mais aussi des fidèles de rang inférieur
26 DD 1050 et 1051. En 1189, Mathieu III de Beaumont porte un écu au lion (DD 1052; BOULYDE LESDAIN, Etudes héraldiques. Miscellanea heraldica Il, p. 45). 27 Sceau équestre, au gonfanon. Légende ; + SIGILLUM LODOVICI DESIGNAT! REGIS (Recueil des actes de Louis VT, t. 3, pp. 112-113 et pl. 1). 28 Ibidem, p. 115. 29 DD 2940 et 2941. BONY, " L'image du pouvoir seigneurial dans les sceaux"• p. 387, propose la date de 1125, mais cette hypothèse nous semble contestable. Le sceau est sans doute nettement postérieur car Mathieu est connétable en 1138, soit six ans après le décès de son père, Bouchard IV. Dans un acte publiée en 1138-1143 en faveur de Saint-Nicolas d'Acy, la reine Adélaïde et son époux, Mathieu Ier de Montmorency, confirment l'accord intervenu entre les moines et Eudes Percebot III : " Regina vero et dominus Matheus hujus pactionis pro eodem Odone erga monachos absides fuerunt et sui sigilli impressione hanc conventionem confirmaverunt,, (" Actes de le reine Adélaïde '" dans Recueil des actes de Louis VI, t. 2, n ° 4, pp. 479-481). La présence d'un sceau pendant" en oval, en cire blanche brunie; une femme debout, un voile sur la tète, son bras droit tendu, la main ouverte, avec une longue manche ; un pan de sa robe retroussé sur son bras gauche ; une fleur de lis à la main ,, (Légende : + SIGILLUM ADELAIDIS) est attestée, mais nous ne trouvons pas trace d'un sceau équestre qui puisse être attribué à Mathieu. La charte non datée de Bouchard V de Montmorency, fils de Mathieu Ier, en faveur de Sainte-Honorine de Conflans (DEPOIN, "Les Comtes de Beaumont-sur-Oise'" n° 38, pp. 81-82) nous semble suspecte car elle ne porte pas trace de sceau. Or, Bouchard utilise un sceau de type équestre en 1169 (DD 2929) et un second de type équestre armorié en 1177 (DD 2930). L'usage de cet outil de validation se généralise dans le lignage dans la seconde moitié du XIIe siècle. Thibaut, fils de Mathieu Ier et seigneur de Marly, utilise un sceau équestre avant de se retirer au Val (DEMAY, Inventaire des sceaux de la Normandie, n° 389, p. 43; DEPOIN, Aupec). 30 Gui IV Bouteiller de Senlis et son fils Gui V utilisent tous les deux un sceau équestre dans une charte de 1186 (DD 271et272). Gui de Garlande, fils du bouteiller Gilbert, lui-même frère d'Etienne, possède un sceau équestre à l'épée en 1170 (DD 2264). Le fils de Gui, Anseau, utilise aussi un sceau équestre dans les années 1190, mais le graveur a ajouté un lion sur le bouclier (DD 2259 et 2260).
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comme les vicomtes de Mantes (1190) 31, les Chaumont (v.1160-1182) 32 , les Neauphle (v.1170) 33 ,lesChevreuse (v.1170) 34,lesMauvoisin (v.1200) 35 ,lesCorbeil (1196) 36 , les Boury (1188) 37 et les Le Riche de Paris (v. 1170) 38 . En 1196, même Pierre de 39 Richebourg, vassal du seigneur de Montfort, possède un sceau de type équestre • «Dans les lignages chevaleresques, l'adoption du sceau traduit le désir d'ascension sociale dont bien d'autres signes existent par ailleurs » 40 • Cependant, nous ne devons pas faire de ces nouveaux sigillants des représentants d'une petite noblesse gonflée d'orgueil. Ces personnages, qui utilisent un type iconographique prestigieux et se rapprochent, au moins visuellement41 , de la haute noblesse, ne sont pas
Sceau équestre d'Amauri, vicomte de Mantes (DEMAY, Inventaire des sceaux de la Normandie, n° 45, pp. 7-8). 32 Sceaux équestres de Galon Il de Chaumont (DD 1805) et de son fils Hugues III (DD 1807). 33 Cartulaire de l'abbaye de Notre-Dame des Vaux-de-Cernay, t. 1, n° 25, pp. 37-38: "sceau en partie brisé, rond, de cire jaune et pendant sur queue de parchemin, laissant voir un cavalier sur un cheval au repos, casqué, l'épée haute, et recouvert d'un écu triangulaire sur lequel on reconnaît le lion de Neauphle-leChâteau rampant à dextre. légende très frustre : ... GILLVMS ... "· La légende reconstituée est: [+ SI]GILLUM S[IMONIS DE NEALFA]. La présence d'un lion à la queue fourchée semble indiquer que ce sceau " d'une exécution presque barbare ,, (MOUTIE, " Chevreuse '" t. 3, pp. 265-266) date de la fin de notre période. 34 Le sceau équestre à l'épée de Gui Il de Chevreuse, "d'une exécution aussi grossière que naïve,, (Ibidem, p. 118), est appendu à une charte de Gui en faveur de Notre-Dame des Vaux-de-Cernay (Cartulaire de l'abbaye de Notre-Dame des Vaux-de-Cernay, t. 1, n° 68, pp. 84-85). Les éditeurs indiquent que le document date des années 1182-1196, mais la donation est confirmée par Guillaume, abbé de SaintDenis, dès 1179 (Ibidem, n' 53, p. 70). Nous pensons que Gui de Chevreuse, qui mentionne son frère Philippe et ses fils Milon et Simon, a publié ce legs pieux dans les années 1170. La seconde empreinte connue du sceau (DD 1828) est sans doute contemporaine. Une nouvelle fois, la date (v. 1139) proposée par BONY, " L'image du pouvoir seigneurial dans les sceaux'" p. 388, nous paraît trop ancienne. 35 Gui (III) Mauvoisin, fils de Guillaume II Mauvoisin, seigneur de Rosny, possède un sceau équestre et un contre-sceau armorial â deux fasces chargé d'une étoile en pointe (DD 2766 ; Cartulaire de l'abbaye de Saint-Martin de Pontoise, p. 264, n. 91). Le sceau est utilisé entre 1200, date de la mort de Guillaume II Mauvoisin, père de Gui, et 1211, date de la mort du sigillant. En 1225, le fils de Gui, Gui Mauvoisin (IV), possède aussi un sceau équestre et un contre-sceau armorial à" une fasce accompagnée de six annelets,, (Ibidem, p. 267). CHASSEL, "L'usage du sceau"• p. 71, signale la présence, dans le Recueil des chartes de l'abbaye de Cluny, t. 5, n° 4228, d'un Guillaume Mauvoisin qui scelle en 1168 et qu'il identifie avec Guillaume de Garlande. Si ce Guillaume est bien un membre du lignage francilien des Mauvoisin, il ne peut s'agir que de Guillaume II(+ 1200), seigneur de Rosny, et père de Gui (III). 36 DD 1888 ; PORTET et CHASSEL, " Le sceau et la mesure '" Les auteurs soulignent la très grande ressemblance qui existe entre ce sceau et celui de Mathieu III de Beaumont en 1177 : " On peut même être presque certain que le graveur est aussi l'auteur du sceau du chambrier royal, le comte Mathieu III ,, (p. 117). Cependant, cette similitude graphique n'indique pas nécessairement que les deux sceaux ont été gravé en même temps. Les graveurs possédaient probablement des modèles qui étaient réutilisés lors d'une nouvelle commande. 37 DD 1513. 38 Paris, Arch. nat., K 25, n° 4; Cartulaire général de Paris, t. 1, pl. V, n° 21et22. Sur ce personnage, voir LONGNON, "Recherches sur une famille noble dite de Paris"· 39 Pour valider la charte de confirmation de l'accord passé entre les religieux de Bazainville et l'un de ses vassaux de Tacoignières, Pierre de Richebourg utilise un sceau décrit par Gaignières : " le sire de Richebourg y était représenté à cheval, coiffé d'un casque conique, presque entièrement couvert d'un long bouclier chevronné, portant de la main droite une bannière à trois pendants chargée de cinq chevrons ,, (MOUTIE, " Chevreuse '" t. 3, p. 250) 4 ° CHASSEL, " L'usage du sceau '" p. 70. 41 Les comtes et les non comtes utilisent le même type iconographique, mais des légendes différentes. Les dignités comtales et vicomtales sont invariablement mentionnées avec le nom du sigillant: + SIGILLUM [X] [VICE]COMITIS [Y] (X est le nom et Y le chef-lieu; DD 701, DD 715 ou DD 716. Le sceau du comte de Dreux (DD 720) est un peu différent car le nom est gravé après le titre). Les autres seigneurs
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les premiers venus. Comme nous l'avons déjà signalé, ils tiennent des biens importants - parfois même un castrum - et évoluent généralement dans l'entourage du roi. En Ile-de-France, les sceaux équestres ne furent jamais utilisés par des« hommes nouveaux »,médiocres hobereaux enrichis qui auraient largement outrepassé leurs prérogatives. A la fin du XIIe siècle, le mouvement de diffusion de ce type iconographique dans les strates inférieures de la société seigneuriale s'interrompt d'ailleurs brutalement. Limité, au total, à moins d'une trentaine de cas, l'usage de cette image ne dépasse pas le cadre de la moyenne noblesse. Lorsque, dans les deux dernières décennies du XIIe siècle, les graveurs mettent au point un nouveau modèle sigillaire, le type dit« armorial», et que le nombre des sigillants augmente considérablement, les « grands feudataires et domini de la première génération conservent le type classique du sceau équestre au bouclier armorié, se différenciant par là-même des seigneurs des générations postérieures et des milites qui adoptent l'écu armorié dans le champ »42 • Au cours du XIIe siècle, la couleur des sceaux se diversifie 43 , la gravure s'affine et certains éléments figurés sont remplacés par d'autres, mais, globalement, le thème iconographique reste le même : un homme armé sur un cheval. La principale différence concerne l'équipement qui évolue entre Louis VI et Philippe II 44 • Les premiers sigillants se font généralement représenter à cheval, bouclier « normand » au poing et gonfanon suspendu à la lance 45 . Ces éléments font partie de l'image stéréotypée du combattant noble reproduite par les graveurs, les sculpteurs, les brodeurs et les peintres 46 • Nous retrouvons ce modèle iconographique dans la Tapisserie de Bayeux qui reprend elle-même des représentations plus anciennes 47 . Les cavaliers brodés portent principalement trois types d'armes : la lance-javelot, mince et légère, qui est projetée ; la lance-porte-bannièr e, plus lourde, qui permet de renverser l'adversaire; et l'épée qui est utilisée pour le combat à cheval et à pied48 . Lorsque les sceaux apparaissent en Ile-de-France, l'usage de la lance-javelot semble avoir totalement disparu, ou, plutôt, ne pas être considérée comme un symbole d'autorité. Seul le gonfanon attaché à la forte lance paraît manifester le possèdent des légendes beaucoup plus concises : + SIGILLUM [X] DE [Y] (DD 1805, DD 1807, DD 2940, DD 1888, DD 2259, DD 2260, DD 2264, DD 707, DD 2929, DD 2930, DD 2940, DD 2941 ou encore DD 2942). Elles coïncident donc avec la " révolution anthroponymique ,, de la seconde moitié du XIIe siècle. Signalons deux exceptions : les Senlis ont remplacé le surnom de lieu par leur fonction dans le gouvernement royal (DD 271 : +S. GUIDONIS PIN CERNE ; DD 272 : +S. GUIDONIS BUTICULARII), et Ferri Le Riche de Paris, qui est qualifié de " chevalier de Paris ,, dans la charte scellée utilise la formule : +SI GILL FE..RICI PAR..IENSIS (DD 3160). Sur les sceaux équestres, le mot miles n'apparaît pas avant 1219 (BEDOS, "L'apparition des armoiries sur les sceaux'" p. 27) et, à notre connaissance, le terme dominus n'est jamais utilisé en Ile-de-France. 42 Ibidem, p. 26. 43 La cire, qui, une fois vieillie, présente une couleur brunâtre, est de plus en plus souvent mélangée à des matières colorantes à la fin du XIIe siècle (Versailles, Arch. dép. YVelines, 15 H 1 ; PASTOUREAU, Figures et couleurs, p. 74). 44 ENLART, Manuel d'archéologiefrançaise, t. 3, pp. 451-475; NICOLLE, Arms andArmourofthe Crusading Era. 45 DEMAY, Le costume au Moyen Age, pp. 110-113. 46 Comme le remarque Joseph Depoin, le " dessin très barbare ,, des sceaux équestres du XIIe siècle " rappelle certaines oeuvres de sculpture ancienne conservées dans des églises du Meulanais et du Vexin,, ( Cartulaire de l'abbaye de Saint-Martin de Pontoise, p. 264, n. 91). 47 PARISSE, La tapisserie de Bayeux, p. 137. 48 Les combattants utilisent aussi des haches courtes, des haches danoises, des masses d'armes et des arcs (Ibidem, pp. 87-92).
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pouvoir de commander les hommes. « Le port de cette enseigne, circonscrite aux seuls comtes, symbolise le droit régalien qu'a le grand feudataire de convoquer le service d'ost » 49 • Cependant, dès le milieu du XIIe siècle, la lance-porte-bannière est concurrencée par l'épée, à la fois « marque du pouvoir» et« signe de force »50 . Vers 1100, le prince Louis porte une enseigne. Trente-sept ans plus tard, son fils lève une épée sur son sceau de duc d' Aquitaine 51 • Galeran Il, comte de Meulan et de Worcester, utilise un sceau double qui matérialise cette mutation emblématique : sur la première face, légendée+ SIGILLUM GUALERANNI COMITIS MELLENTI, il brandit une épée, tandis que sur la seconde, légendée + SIGILLUM GUALERANNI COMITIS WIGORNIE, il tient une lance-porte-gonfanon52 • Le remplacement progressive de l'enseigne par l'épée serait lié aux transformations des pratiques militaires 53 : «confiée au porte-bannière sur le champ de bataille, l'enseigne perd de ce fait son importance symbolique et la capacité qu'elle avait d'identifier son porteur » 54 . Cependant, cette évolution est antérieure au XIIe siècle. Sur la Tapisserie de Bayeux, le duc Guillaume ne porte pas lui-même le gonfanon : lors de la bataille d'Hastings, c'est le porte-bannière, Eustache, qui désigne le Normand du bras pour mettre fin au début de débandade provoqué par l'annonce de la mort de Guillaume 55 . Si le gonfanon est l'attribut du commandant, l'épée est celui du combattant. Dans les premiers moments de la bataille de Roncevaux, Olivier charge le duc Falsaron, frère du roi Marsile : « L'escut li freinte l'osberc li derumpt, El cors li met les pans del gunfanun, Pleine sa hanste l'abat mort des arçuns
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La lance est brisée, mais, entre les mains du Français, elle reste une arme redoutable : Olivier tue encore Malsaron, Turgis et Esturgot avec le simple « trunçun » ! Cette utilisation inhabituelle de la « hanste » met en valeur la prouesse d'Olivier qui lutte pratiquement à mains nues. Cependant, l'ennemi doit rester redoutable. Le preux ne peut pas combattre trop longtemps avec un bout de bois. Roland le rappelle à l'ordre : «En tel bataille n'ai cure de bastun ; Fers et acers i deit aveir valor. U'st vostre espee ki Halteclere ad num ? » 57 •
Fragile et anonyme, la lance est d'abord un support.L'épée, au contraire, porte un nom et possède des qualités qui doivent coïncider avec celles du héros. Symboliquement, les deux armes n'ont pas la même fonction. C'est donc moins l'apparition du porte-bannière que la valorisation du modèle du guerrier-individu qui provoque le déclin de la lance-gonfanon. A la fin du XIIe siècle, l'aristocrate ne se présente pas seulement comme un détenteur de l'autorité publique, mais aussi et surtout comme un « bon chevalier, fort et hardi por ces armes baillier » 58 • La mili49
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BEDOS, « L'apparition des armoiries sur les sceaux '" p. 25. PARISSE, La tapisserie de Bayeux, pp. 91 et 108. DD 36 bis. DD 715, 715 bis et 716. ADAM-EVEN, « Les enseignes militaires "· BEDOS, « L'apparition des armoiries sur les sceaux », p. 25. PARISSE, La tapisserie de Bayeux, p. 34. La chanson de Roland, p. 102. Ibidem, p. llO. Raoul de Cambrai, p. 180.
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tarisation del' ordre seigneurial aboutit à la constitution d'une image magnifiée du combattant, largement diffusée et connue de tous. Pour s'inscrire dans cette représentation et être reconnu par ses contemporains, le sigillant doit respecter un cadre iconographique précis. Trois éléments structurent le sceau équestre. La puissance apparaît d'abord dans l'armement. La lance ou l'épée, le bouclier, le casque et le haubert sont un costume59 . Sur les sceaux du XIIe siècle, la tunique ferrée n'est jamais recouverte par une cotte d'arme 60 . Le métal, éblouissant et précieux, est un signe extérieur de richesse. Le seigneur doit donc le montrer. Le casque est un élément complémentaire et indispensable. Coûteux61, il est de type « normand », c'est-à-dire conique et muni d'un nasal. A la fin de notre période les formes se diversifient: en 1177, Bouchard V de Montmorency porte un casque rond à nasal 62 et, en 1195, Simon V de Montfort un casque plat à nasal 63 qui préfigure le heaume fermé. Enfin, le guerrier doit tenir un écu. Les premiers sceaux montrent des boucliers de forme oblongue, bombés, et parfois pourvus d'un umbo en leur centre. Lorsque les armoiries commencent à se diffuser, les graveurs se trouvent confrontés à un problème technique. Les seigneurs doivent en effet tenir leur arme dans la main droite. Si la course du cheval est orientée vers la droite, le bouclier est caché par le corps du guerrier. La solution généralement adoptée est de réduire la taille de l'écu et de le coller contre la poitrine du cavalier pour pouvoir représenter la partie droite de la face extérieure. Le costume du chevalier se transforme donc progressivement64, mais l'objectif reste le même : manifester sa domination. Le seigneur en armes est à la fois méconnaissable et impressionnant. Le deuxième élément iconographique indispensable est évidemment le cheval 65 • Les graveurs figurent invariablement le lourd destrier qui fait corps avec le combattant et lui donne l'avantage sur le champ de bataille - ou, plus souvent, sur le terrain de tournoi 66 . Le grand cheval est cher67 . Il fait partie des biens qui peuvent être légués par le seigneur quand le droit coutumier l'y autorise. En 1262, Hervé de Chevreuse, chevalier, lègue aux hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem, ses grands chevaux68 . Au XIIe siècle, la monture du seigneur est dépourvue de housse
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PIPONNIER et MANE, Se vêtir au Moyen Age, pp. 77-80. On distingue habituellement deux types d'armure : le haubert, ou cotte de maille, et la broigne, tunique renforcée de plaques de métal ou d'anneaux. Haubert ou broigne, " la première tunique en recouvrait une seconde, le bliaud, fendue comme elle, mais plus ample et d'étoffe plus légère et plus souple ,, (DEMAY, Le costume au Moyen Age, p. 111). Toutefois, le haubert et la broigne désignent peutêtre "le même vêtement, fait de mailles de métal rivetées» (CONTAMINE, La guerre au Moyen Age, p. 321). La diversité des représentations figurées, l'état des sceaux franciliens et la fonction même de l'image romane incitent à la prudence. 61 Cartulaire de l'abbaye de Notre-Dame des Vaux-de-Cernay, t. 1, n° 87, pp. 106-107. 62 DD 2930. 63 DD 707. 64 PIPONNIER et i\1ANE, Se vêtir au Moyen Age, pp. 77-80. 65 DAV1S, The Medieval Warhorse; Le cheval dans le monde médiéval; PICHOT," Cheval et société,,; PREVOT et RIBEMONT, Le cheval en France au Moyen Age; HYLAND, The Medieval Warhorse. 66 RAYNAUD, Mythes, cultures et sociétés, pp. 7-29. 67 En Normandie et dans le Vendômois, le cheval de guerre vaut généralement une dizaine de livres et parfois beaucoup plus (BARTHELEMY, La société dans le comté de Vendôme, pp. 685-688; THOMPSON dir., Horses in European Economie History, p. 16). 68 Cartulaire de l'abbaye de Notre-Dame des Vaux-de-Cernay, t. 1, n° 615, pp. 573-575. Les hospitaliers possèdent la terre de la Douairière, sur la commune de Cernay-la-Ville. 60
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armoriée. Lorsque la gravure est assez fine et l'empreinte bien conservée, le cheval nous apparaît généralement sexué 69 . Utilisé dans la plupart des représentations figurées contemporaines 70 , cet élément iconographique semble faire partie du modèle chevaleresque. Enfin, l'homme et sa monture sont toujours en mouvement. Le premier brandit son arme et le second déplie ses pattes antérieures. Le graveur reproduit ainsi l'image d'un homme prêt à frapper monté sur un destrier au galop. Il s'agit d'une spécificité du sceau de type équestre. Sur les autres empreintes, les personnages sont généralement représentés de face, trônant pour le souverain, ou debout pour les ecclésiastiques et les dames 71 . Le guerrier, lui, est une puissance séculière en acte. Les armes, le cheval et le mouvement sont donc les attributs du seigneur laïque. Cette image de l'aristocrate-combattant, qui prend vie dans la littérature sous les traits du parfait chevalier, est un idéal-type. Elle justifie la domination seigneuriale au moment du« rassemblement capétien ». « Homogène dans aucun domaine » 72 , le groupe des guerriers trouve dans cette figure un modèle de comportement. La vie quotidienne offre peu d'occasion de se costumer. Les véritables guerres sont exceptionnelles, les expéditions punitives contre un voisin malveillant sévèrement encadrées et le voyage en Terre sainte coûte cher. Reste le tournoi, seule occasion constamment renouvelée d' «exhiber sa force » 73 , de faire admirer son armure et, surtout, d'admirer celles des autres. Le « conflit gaulois » oppose des groupes équipes ? - régionaux conduits par des puissants 74 • Les seigneurs laïques d'Ile-deFrance sont des tournoyeurs redoutés. L' Histoire de Guillaume le Maréchal relate un tournoi au cours duquel les Français affrontèrent une coalition anglo-normande (v. 2580) 75 • Sûrs de leur supériorité, les seigneurs de France se montrent présomptueux, mais, comme le lecteur peut s'y attendre, ils ne parviennent pas à défaire leurs adversaires. L'auteur considère ce « match nul » comme une victoire des Anglo-Normands. Contenir la furia francese est effectivement un véritable exploit. Les Français sont présentés comme des modèles, comme des références chevaleresques. Même s'ils n'aiment pas combattre en hiver (v. 7875) et se montrent parfois orgueilleux (v. 15750), ils sont les meilleurs tournoyeurs du monde : «Les Franceis nomerai avant; Dreiz est qu'il seient mis devant
69 Il y a cependant de nombreuses exceptions. Le destrier de Raoul de Vermandois est sexué sur sceau de 1146, mais pas sur celui des années 1130. Les érudits modernes qui ont représenté les sceaux aujourd'hui perdus ne reproduisent jamais cet attribut. 70 Paris, B.n.F., Ms lat. 15675, fol. 4 r PARISSE, La tapisserie de Bayeux, p. 98 ; NICOLLE, Arms and Armour of the Crusading Era, t. 2, p. 791. 71 En Ile-de-France, les sceaux de dames apparaissent dans la seconde moitié du XIIe siècle. Agnès de Montfort, fille d'Amauri III et épouse de Galeran II de Meulan, utilise un sceau en 1165 et 1170 (DD 717 et DD 718). Les dames chasseresses des XIIe et XIIIe siècle occupent une position intermédiaire : leur monture est en mouvement, mais leur visage est représenté de face, à la manière des sceaux en pied. (BEDOS-REZAK, « Women, Seals and Power in Medieval France ,, ; « Medieval Women in French sigillographie sources ,, ; BOULY DE LESDAIN, Les armoiries de femmes d'après les sceaux). 72 FLO RI, L'essor de la chevalerie, p. 119. 73 9e canon du concile de Clermont (1130), cité par BARBER et BARKER, Les tournois, p. 27. 74 GAUCHE," Tournois et joutes en France au XIIIe siècle " ; FLECKENSTEIN dir., Das ritterliche Turnier im Mittelalter; MEHL, Les jeux au royaume de France; VAN DEN NESTE, Tournois, joutes et pas d'armes dans les villes de Flandre. 75 L'Histoire de Guillaume le Maréchal. 0
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For lor hautesce e por lor pris, E por l'enor de lor païs ». (vv. 4481-4484)
L'auteur mentionne, entre autres, Robert de Dreux, Simon de Rochefort[-Montfort], Guillaume des Barres, Amauri de Meulan, Adam de Melun et Thibaut de Vallangoujard. Nous retrouvons donc plusieurs grands lignages franciliens dirigés par un Capétien. Ensemble, ils forment l'élite de la nation française et, plus largement, de la société seigneuriale. Aux yeux des contemporains, le sceau équestre du comte de Dreux figure sans doute plus un tournoyeur qu'un guerrier 76 • Massivement adopté par l'aristocratie laïque, le sceau de type équestre matérialise la réussite du jeu de guerre dans les pays autour de Paris. Il existe néanmoins une exception. Une nouvelle fois, la maison de Montfort se singularise. Simon III, comte d'Evreux et seigneur de Montfort, scelle avant 1180 77 . Comme Galeran II de Meulan, il utilise une image sigillaire double : sur la face associée au comté d'Evreux nous trouvons un type équestre à la lance 78 ; un cavalier figure aussi sur le revers, mais il est désarmé et son bras droit est tendu vers le haut. L'empreinte est fragmentaire, mais il semble que cette seconde face soit au type de chasse. Le lignage de Montfort reste fidèle par la suite à ce modèle iconographique sans doute lié à la seigneurie. Les fils de Simon III se partagent les biens et les emblèmes de leur père. Amauri, époux de Mabille de Gloucester, reçoit le comté d'Evreux et le sceau de guerre 79 . Le nouveau comte« modernise» le sceau de son prédécesseur : il remplace la lance et le bouclier en amande par une épée et un écu triangulaire et chevauche un destrier qui galope vers la droite 80 • Amauri, deuxième comte d'Evreux du nom, abandonne les biens franciliens du lignage à son frère cadet, Simon IV. Celui-ci obtient à la fois la seigneurie de Montfort et le sceau au type de chasse et les transmet à son propre fils, Simon V. Simon, qui souhaite sans doute faire figurer les armoiries du lignage et maintenir le lien avec le sceau paternel, utilise un nouveau type sigillaire : à la fin du XIIe siècle, il utilise un sceau équestre mixte, à la fois de guerre et de chasse 81 . Le seigneur de Montfort est représenté à cheval, casqué et protégé par un imposant bouclier au lion à la queue fourchée, mais, au lieu de brandir une arme, il sonne du cor. La présence d'une épée sur le flan du destrier, d'arbustes en arrière-plan et de deux chiens montre qu'il s'agit bien d'une scène de chasse. Au début du XIIIe siècle, Simon V abandonne ce modèle original et ambigu : le graveur conserve la végétation, le chien et le cor, mais il rejette l'écu armorié au contre-sceau et représente le cavalier 76
DD 720, DD 721 et DD 722. DD 902 et DD 902 bis. BONY, " L'image du pouvoir seigneurial dans les sceaux '" p. 388, donne la date de 1140 qui correspond à la mort d'Amauri IV, fils d'Amauri III(+ 1137), et à son remplacement par son frère cadet, Simon III. Ce dernier meurt quarante ans plus tard. Comme le montre le cas du comte de Beaumont qui scelle pour la première fois dans le dernier tiers du XIIe siècle, la datation proposée par Monsieur Bony est possible mais pas certaine. 78 La légende est en grande partie détruite, mais nous pouvons distinguer les premières lettres du mot EBROICENSIS. Cette empreinte présente deux originalités: le cheval, qui n'est pas sexué, galope vers la gauche et un motif végétal (une fleur de lis?) semble avoir été gravée sous l'animal. 79 DD 10139. 80 Le graveur conserve le motif végétal figuré sur le sceau de Simon III. Cet élément iconographique, qui apparaît dans deux sceaux différents, n'est sans doute pas seulement un motif décoratif. Il ne semble pas être lié à la maison de Montfort, mais au seul comté d'Evreux. 81 DO 707 ( 1195). En 1192, Gautier III, comte de Brienne, utilise un sceau équestre de guerre sur lequel l'épée est remplacée par un oiseau (BnF, Ms lat. 5480, p. 432, reprod. dans BONY," L'image du pouvoir seigneurial dans les sceaux•>, p. 400, pl. 6, n° 37). 77
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en habit de chasse, le visage découvert et de trois-quart82 . Les Montfort sont les créateurs de cette image sigillaire. Les Brienne ou les vicomtes de Châtellerault possèdent aussi des sceaux au type de chasse au XIIe siècle 83 , mais ils pratiquent la chasse à l'oiseau. Les seigneurs de Montfort, eux, chassent en forêt, avec des chiens. Le choix de Simon III et de ses successeurs est généralement interprété comme une allusion à la charge de gruyer de l'Yveline 84 . Cette interprétation « fonctionnelle » est séduisante, mais réductrice. Les seigneurs ne se font pas représenter comme ils sont, mais comme ils voudraient être. Le maître du château de Montfort porte le costume du guerrier-chasseur. Son sceau rappelle le déroulement de la chasse aux chiens : dans un espace délimité (la forêt), l'aristocrate à cheval poursuit un gros gibier (un cervidé ou, de moins en moins souvent, un sanglier85 ). Il utilise pour cela une meute et un cor de chasse. Lorsque la bête sauvage est épuisée, le seigneur l'achève. La chasse est une activité noble qui occupe l'aristocratie au moins autant que le tournoi 86 . Les chiens de chasse sont particulièrement valorisés. Dans Raoul de Cambrai, la veuve de Raoul Taillefer refuse de voir un roquet (Giboin du Mans) coucher dans le lit d'un lévrier: [Ains me] lairoie ens en un feu(r) bruïr [qu'en lit] a viautre face gaingnon gesir » 87 .
«
Comme le souligne Alain Guerreau, la chasse n'est ni un simple loisir, ni un moyen de se fournir en viande 88 • Il s'agit« à la fois d'un rite de marquage de l'espace et d'un rite de domination ». En forçant les « grosses bêtes», l'aristocrate protège symboliquement les récoltes et civilise la terre « sauvage » en y introduisant des animaux domestiques (cheval et lévrier). A l'inverse, il peut utiliser un animal sauvage (le rapace) dans l'espace cultivé. Cette ambivalence est le signe de sa supériorité. Les paysans qui travaillent à la lisière de la forêt d'Yveline l'entendent sans doute plus souvent qu'ils ne le voient. Les aboiements des chiens, les cris des hommes et le son du cor ne servent pas seulement à affoler et à épuiser le gibier : ils témoignent aussi de la présence du seigneur. Le fait que les Montfort utilisent un sceau au type de chasse montre qu'à la fin de notre période, la figure du chasseur se confond avec celle du puissant. L'appropriation du droit de chasse par la noblesse est achevée ou, du moins, assez largement acceptée pour devenir un attribut seigneurial. En adoptant un sceau« civil», Simon V ne conteste pas nécessairement la militarisation du groupe aristocratique. L'image sigillaire du chasseur n'est d'ailleurs pas très éloignée de celle du combattant: les deux types présentent un homme sur un cheval en mouvement. Toutefois, Simon V de Montfort se distingue
82
DD 708. Attribué par erreur à Simon, comte de Leicester. Ibidem, p. 371. 84 CIVEL, "Sceaux et armoiries de Simon comte de Leicester et de la maison de Montfort"· 85 PASTOUREAU," La chasse au sanglier"· Bel exemple de chasse au goupil dans R.enard le Noir (12051220), branche XIV de Le roman de Renart, pp. 435-512. 86 PARAVICINI-BAGLlANI et VAN DEN ABEELE dir., La chasse au Moyen Age. 87 Raoul de Cambrai, p. 46. 88 LE GOFF et SCHMITT dir., Dictionnaire raisonné de l'Occident médiéval, pp. 166-178. Alain Guerreau rejette aussi l'idée que la chasse puisse être une préparation et un substitut de l'activité guerriêre : " tout l'équipement, toutes les pratiques visaient au contraire ostensiblement à créer un écart par rapport à tout affrontement,, (p. 167). Toutefois, mener un cheval au galop dans un espace plus ou moins boisé est un exercice périlleux. Si la chasse au chien n'est pas, à proprement parler, un combat, elle renforce le lien qui unit le cavalier à sa monture. 83
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nettement de son père et de la masse des sigillants en éliminant l'armement chevaleresque et en marginalisant les insignes héraldiques du lignage. Cette transformation iconographique a lieu au moment où le Montfort et son épouse semblent se rapprocher de Foulques de Neuilly et de Notre-Dame des Vaux-de-Cernay8 9 • La condamnation des vanités terrestres entraîne-t-elle le rejet du sceau de guerre 90 ? Image codifiée du pouvoir seigneurial, le sceau équestre domine donc la période 1130-1190. D'abord utilisé par le(s) prince(s), il se diffuse ensuite chez les comtes, puis chez les maîtres de châteaux et, à la fin du XIIe siècle, chez les domini de second rang. La haute noblesse ne parvient pas à se réserver le type équestre, sans doute parce qu'il ne s'agit pas seulement d'un signe de pouvoir politique. L'image du guerrier à cheval correspond aussi à un modèle de comportement qui peut être adopté par les simples vavasseurs: le modèle chevaleresque91 . L'augmentation rapide du nombre des sigillants témoigne du succès de ce topos. Constamment modifiée par le roi qui fait et défait les fortunes, la société seigneuriale d'Ile-deFrance adhère massivement à l'idéal - l'utopie ? - du combattant-défenseur, luimême largement inspiré de la figure du roi. La multiplication des sceaux de guerre pose cependant un problème inédit : au bas des chartes, comme dans des tournois, tous les seigneurs se ressemblent. La légende circulaire mentionne le nom du sigillant, mais, pour un illettré, elle n'est pas immédiatement identifiable. Dans la seconde moitié du XIIe siècle, les graveurs mettent au point un système astucieux qui leur permet à la fois de conserver le type équestre et d'individualiser le cavalier : ils reproduisent des boucliers armoriés, introduisant ainsi l'image héraldique dans l'image sigillaire. Les armes des Français
Les armes, ou armoiries, « sont des emblèmes en couleurs, propres à une famille, à une communauté ou, plus rarement, à un individu, et soumis dans leur disposition et dans leur forme à des règles précises qui sont celles du blason » 92 • Le blason n'est 89
ZERNER, "L'épouse de Simon de Montfort"· Le fils cadet de Simon V, Simon, comte de Leicester (+ 1264), est lui aussi obsédé par l'idée de pureté et utilise le même sceau que son père (MADDICOTT, Simon de Montfort). 91 KOHLER, L'aventure chevaleresque; KEEN, Chivalry. 92 MATHIEU, Le système héraldique français, p. 13. Longtemps déconsidérée et utilisée uniquement dans le cadre de l'histoire de l'art, de l'archéologie et de la généalogie, l'héraldique, c'est-à-dire la science qui a pour objet l'étude des armoiries, a connu un essor remarquable dans les années 1970-1980. Michel Pastoureau, Michel Popoff,Jean-Bernard de Vaivre, Christian de Mérindol et Hervé Pinoteau ont ouvert une nouvelle voie - qui avait était balisée auparavant par des héraldistes comme Louis Bouly de Lesdain, Max Prinet, Louis Carolus-Barré, Donald Lindsay Galbreath, Paul Adam-Even, Léonjéquier et Gerard J. Brault- en exploitant les sources héraldiques dans le cadre de l'histoire de mentalités (PASTOUREAU, "L'héraldique nouvelle,,; MARTIN, Mentalités médiévales, pp. 188-189). Malheureusement, l'image ésotérique de cette science auxiliaire de !"histoire perdure. Dès le XIXe siècle, les armoiries qui sont associées à une aristocratie déclinante sont discréditées : " En guise de drapeau, ces messieurs [les socialistes féodaux] arboraient la besace du mendiant, afin d'attirer à eux le peuple ; mais, dès que le peuple accourut, il aperçut les vieux blasons féodaux dont s'ornait leur derrière et il se disperse avec de grands éclats de rire irrévérencieux,, (ENGELS (Friedrich) et MARX (Karl), Manifeste du parti communiste, (1847)). Aujourd'hui encore, l'héraldique reste peu pratiquée par les historiens eux-mêmes qui, parfois, voient encore en elle un sous-produit de l'histoire nobiliaire. Les principaux manuels sont PASTOUREAU, Les armoiries; GALBREATH etJEQUIER, Manuel du blason; PASTOUREAU, Traité d'héraldique; PASTOUREAU et POPOFF, Les armoiries. Lecture et identification. 90
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donc pas un synonyme d'armoiries. Ce mot désigne l'ensemble des règles et des termes qui codifie la composition et la description d'une armoirie. Deux éléments composent généralement les insignes héraldiques 93 : les figures - géométrique, animale ou végétale - et les couleurs qui prennent place dans un espace délimité, l'écu dont la forme est indifférente. Les couleurs héraldiques ou émaux sont divisées en trois grands groupes. On distingue les métaux - or et argent-, les couleurs - gueules (rouge), azur (bleu), sable (noir), sinople (vert) et pourpre (gris-brun) - et les fourrures - l'hermine et le vair. Ces dernières sont des « combinaisons d'émaux, associés de manière conventionnelle et stylisée afin de rappeler les anciennes pelleteries dont, au XIIe siècle, les combattants recouvraient parfois leurs boucliers pour les renforcer, les protéger ou les décorer » 94 . Les règles du blason sont simples. La principale concerne l'association des couleurs : la superposition et la juxtaposition de deux couleurs du même groupe sont prohibées. L'écu armorié est tridimensionnel. La lecture « en feuilleté » 95 de l'image héraldique débute par le plan du fond. Celui-ci peut être uni ou divisé en partitions, c'est-à-dire scindé « en un certain nombre, toujours pair, de bandes ou de cases généralement de mêmes dimensions » 96 . Les pièces, qui, répétons-le, ne doivent pas appartenir au même groupe chromatique, sont déposées sur ce plan primaire. Les hommes du XIIe siècle ont donc forgé un langage iconographique suffisamment riche - l'alphabet, c'est-à-dire les éléments qui composent l'écu, est extensible-, rigoureux - la grammaire, c'est-à-dire le blason, détermine l'agencement des figures et des couleurs - et accessible pour être parlé et compris par le plus grand nombre. L'écu armorié est, en quelque sorte, un nom figuré, un insigne identitaire. Les emblèmes héraldiques apparaissent un peu partout en Europe occidentale dans la première moitié du XIIe siècle. Les origines des armoiries ont fait l'objet de nombreuses recherches et sont aujourd'hui bien identifiées 97 • Il est« définitivement admis que cette apparition n'est en rien due ni aux croisades, ni à l'Orient, ni aux invasions barbares, ni à l' Antiquité gréco-romaine, mais qu'elle est liée d'une part aux transformations de la société occidentale au lendemain de l'an mille, d'autre part à l'évolution de l'équipement militaire entre la fin du XIe siècle et le milieu du XIIe » 98 • La transformation du costume seigneurial rend peu à peu les cavaliers méconnaissables. En apposant des couleurs et des figures sur leurs écus, ils déclinent leur identité, ils se font reconnaître à distance. Les règles du blason - et, en particulier, la juxtaposition des couleurs - garantissent la lisibilité des armoiries. Véritable bouillon de culture chevaleresque, le tournoi a sans doute accéléré la diffusion des armoiries 99 . Pour être reconnus dans la mêlée, les participants assemblent des morceaux d'étoffe et de fourrure sur leur bouclier, créant ainsi une « connoissance ».Ils utilisent parfois d'anciens emblèmes familiaux (gerbe d'avoine des Candavène) ou politiques (tourteaux des comtes de Boulogne) 100 . D'abord associées à une personne, ces insignes colorés deviennent progressivement des 93
Il existe toutefois une exception: l'écu plain. La surface est couverte d'un émail mais est dépourvu de figure. 94 PASTOUREAU, Traité d'héraldique, p. 103. 95 PASTOUREAU, L'étoffe du diable, p. 52. 96 PASTOUREAU, Traité d'héraldique, p. 128. 97 PASTOUREAU," Origine, apparition et diffusion des armoiries: essai de bibliographie"· 98 Le XIIe siècle, p. 104. 99 PASTOUREAU, Traité d'héraldique, pp. 39-40. 100 Ibidem, pp. 305-310.
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armoiries familiales. Nous retracerons, dans une première partie, l'apparition des armoiries dans les pays autour de Paris. Ensuite, nous analyserons la mise en place et les caractéristiques du système héraldique francilien. Enfin, nous étudierons quelques cas de brisures. Les Français ont-ils inventé les armoiries ? Les plus anciens sceaux équestres utilisés dans les pays autour de Paris seraient aussi les premiers sceaux armoriés d'Occident. Galeran Il de Meulan et Raoul de Vermandois auraient fait graver un échiqueté, emblème héraldique ou proto-héraldique de leurs lignages. Le comte de Meulan-Worcester possèderait le «plus ancien sceau nettement armorié ( ... ) ; l'écu, la bannière, le bliaud et le tapis de selle sont ornés d'un quadrillé qui figure sans aucun doute l'échiqueté d'or et de gueules de cette maison » 101 . Galeran Il, fils d'Isabelle de Vermandois, utiliserait ainsi le même motif héraldique que son illustre oncle, Raoul de Vermandois. Les armoiries seraient donc employées dès la première moitié du XIIe siècle pour mettre en valeur une parenté prestigieuse 102 . Toutefois, deux éléments fragilisent cette hypothèse : comme nous l'avons déjà signalé, la datation des empreintes est incertaine 103 ; d'autre part, le motif iconographique utilisé par le comte n'est pas nécessairement un insigne héraldique. Ce que les héraldistes identifient comme l' «échiqueté des Meulan » 104 n'apparaît que sur les sceaux de Galeran II 105 . Robert, second comte de Meulan du nom, possède un sceau équestre non armorié et son frère cadet, Roger, fondateur de la branche des Meulan-Gournay, un sceau de type armorial chargé d'un lion 106 • Cet animal apparaît à nouveau sur les sceaux d'Amauri Ier et d'Amauri Il de Meulan-Gournay, respectivement fils et petit-fils de Roger 107 . Dans l'armorial Wijnbergen, Amauri de Meulan, banneret, porte de sable au lion à la queue fourchée d'argent, et Guillaume de Meulan de sable au lion à la queue fourchée d'argent, au lambel de gueules 108 • Les Meulan-Gournay utilisent un lion à la queue fourchée qui apparaît à la même époque sur le sceau du seigneur de Montfort. Cette figure animale ne se confond pas avec le lion rampant simple. Au XIIIe siècle, elle est généralement utilisée par des Français qui sont liés aux Montfort. C'est le cas des Neauphle, du Camus de
BOULY DE LESDAIN, Etudes héraldiques. Miscellanea heraldica II, p. 43. PASTOUREAU, Figures et couleurs, pp. 110-111. 103 GALBREATH etJEQUIER, Manuel du blason, p. 23, proposent la période 1135-1138, mais les empreintes conservées à Paris, Arch. nat., L 892, pièces 19 et 20 (DD 715 et DD 716), sont appendues à des actes non datés. Le comte utilisait une empreinte similaire dans une charte adressée à Simon, évêque de Worcester, mort en 1150 (ROUND," Introduction of Armorial Bearings into England "•p. 47). 104 GALBREATH etJEQUIER, Manuel du blason, p. 23. BOULYDE LESDAIN, Etudes héraldiques. Miscellanea heraldica II, p. 43, donne même les émaux qui, évidemment, ne figurent pas sur le sceau : cette maison porterait un échiqueté d'or et de gueules. 105 Seul Robert IV de Beaumont, petit-fils de Robert II comte de Leicester, lui-même frère jumeau de Galeran II de Meulan, utilise un contre-sceau sur lequel figure un écu à l'échiqueté (BIRCH, Catalogue of the Seals, t. 2, n° 5674). 106 Robert II: DD 714 et DD 715; Roger: DD 2833 et DD 2834. Sur les Meulan-Gournay, voir TERROINE, Un abbé de Saint-Maur au XIIIe siècle: Pierre de Chevry, p. 130, n. 2. 10 7 DD 2829 et DD 2827. 108 WN 43 et WN 44. Le sceau armorial de Guillaume, daté de 1261, présente le même écu (DD 2830). 101
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Gambais 109 et sans doute des Bruyères-le-Châtel1 10 . Pierre de Mesalant, banneret, porte un écu d'argent au lion à la queue fourchée de gueulesrn. Le Scriptumfeodorum de Monteforti mentionne un Hugues de Mesalant, seigneur ( « dominus Hugo de Mesalant »),vassal d'Amauri V de Montfort pour sa maison de Villers 112 , et un Perrin ( « Petrinus ») de Mesalant, homme lige du comte. Le lignage occupe une position relativement élevée dans la société seigneuriale francilienne car, en 1242, Pierre de Mesalant est convoqué par Louis IX pour marcher contre Hugues X de Lusignan 113 . Les autres utilisateurs du lion à la queue fourchée ne paraissent pas liés aux Montfort. Thibaut et Gui de Méru portent les mêmes insignes héraldiques que Pierre de Mesalant mais ils appartiennent à la maison de Beaumont-sur-Oise 114 . Ici, la queue fourchée est peut-être une brisure car les comtes de Beaumont portaient un lion rampant115 • L'armorial Wijnbergen attribue aussi un lion à la queue fourchée de gueules, couronné d'azur, sur un champ d'argent chargé d'un lambel d'azur à un certain André de « Bonny» qui, à notre connaissance, n'appartient à aucun lignage identifié 116 • Reste le cas de la maison d'Aulnay qui offre un exemple original de brisure par combinaison de figures. Gautier IV d'Aulnay porte d'or au chef de gueules 117 • Son frère, Philippe, ajoute un lambel d'argent, et ses fils, Guillaume etJean, un lion issant à la queue fourchée d'argent sur le chef118 . La façon dont les enfants de Gautier modifient les armes pleines du lignage permet de proposer une hypothèse : le lion à la queue fourchée aurait été introduit dans la maison d'Aulnay par l'épouse de Gautier IV, Isabelle. Nous ne connaissons pas l'identité du père de la dame, mais il portait peut-être un lion à la queue fourché qui a ensuite été repris par Guillaume et Jean d'Aulnay119 . Le tableau des utilisateurs du lion à la queue fourchée apporte donc deux indications importantes : la queue fourchée est peut-être une brisure et les seuls grands lignages qui utilisent ce motif dans les pays autour de Paris sont les Montfort et les Meulan-Gournay. Le port précoce et simultané de cet animal témoigne des liens de parenté qui unissent les deux maisons. Agnès de Montfort (+ 1182), soeur de Simon III, comte d'Evreux, épousa en effet Galeran II de Meulan. Roger de Meulan, qui a peut-être été élevé par son oncle maternel, Simon III, est donc le cousin germain de Simon IV de Montfort et d'Amauri Ier, comte d'Evreux. Dans le cadre d'une succession matrilinéaire, l'utilisation du lion à la queue fourchée par les MeulanGournay correspond peut-être à un abandon des armes primitives du lignage, c'est-
109
WN 81 : d'argent au lion à la queue fourchée de gueules, au bâton de sable.
no Les Bruyères, qui apparaissent dans l'entourage des Chevreuse, sont des voisins des Montfort (LEBEUF, Histoire, t. 3, p. 473).Jean de Bruyères porte les armes pleines du lignage (WN 24: d'or au
lion à la queue fourchée de sable; DD 1599). Ses frères utilisent des brisures classiques: Thomas ajoute un bâton de gueules (WN 25) etAdam un billeté de sable sur le champ (WN 26). 111 WN 175. 112 éd. DOR, Seigneurs en Ile-de-France occidentale et en Haute-Normandie, n ° 73. 113 Jean de Joinville, Vie de Saint Louis, p. 53. 4 ll WN 110, WN 111 et DD 2798. Thibaut porte les armes pleines et Gui un lambel. 115 DD 1052. Sur le problème de l'utilisation de la queue fourchée comme brisure, voir PASTOUREAU, Traité d'héraldique, p. 143. 116 WN 214. La localisation de" Bonny,, pose problème. Il s'agit peut-être de Bondy, de Bonneuil-enFrance ou de Bonneuil-sur-Marne, mais ces localités ne sont jamais associées à un André. 117 WN 87. Sur le lignage d'Aulnay, voir NEWMAN, Les seigneurs de Nesle, t. 1, pp. 264-270. 118 WN 88, WN 89 et WN 90. 119 Nous pouvons aussi remarquer que les Aulnay figurent aux côtés des Montfort dans l'armorial Wijnbergen (fol. 3 v'). Isabelle étaient-elle une descendante des gruyers de !'Yveline?
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à-dire de l'hypothétique échiqueté. Cependant, si la seigneurie de Gournay est bien transmise par Agnès de Montfort, l'hypothèse d'une transmission matrilinéaire des insignes héraldiques nous semble contestable. Le rejet des armoiries paternelles au profit des armoiries maternelles est pratiqué lorsque l'alliance est hypergamique. Or, dans le cas des seigneurs de Gournay, l'union n'est pas dissymétrique. Certes, l'essentiel des biens d'Amauri II et de Roger semblent issus des Montfort, mais les seigneurs de Gournay sont fils de comte et ils utilisent le lion avant la chute de Robert II. Pourquoi les Meulan auraient-il d'abord adopté un motif transmis par Isabelle de Vermandois, puis abandonné à la fois les émaux et les pièces géométriques ? Le problème des armoiries de Galeran II de Meulan semble donc particulièrement épineux, mais, au regard des alliances du comte et des insignes de ses parents, la possibilité qu'il ait porté un échiqueté nous paraît faible. Remarquons aussi que les Neauphle, qui portent un lion à la queue fourchée vers 1200, sont des familiers des Meulan dès la première moitié du XIIe siècle 120 . La répétition de ce motif héraldique rare dans le proche entourage de Galeran II rend l'échiqueté suspect. Soit Roger a inventé les armes au lion dès 1195 en reprenant une figure utilisée par les anciens maîtres de la seigneurie (Montfort et Garlande), sans doute parce que l'échiqueté était réservé au comte de Meulan; soit l'échiqueté n'ajamais été utilisé par les comtes comme insigne héraldique et, dans ce cas, le quadrillé qui figure sur le sceau de Galeran Il n'est pas un motif héraldique. Le comte utilisait peut-être un lion qui a ensuite été brisé par les Meulan-Gournay 121 • Dans ce cas, le lion montfortain attesté dans la dernière décennie du XIIe siècle 122 serait issu plus ou moins directement des Meulan : le lion à la queue fourchée serait soit une brisure des armes - hypothétiques - au lion à la queue simple de Simon III, qui auraient ellesmême été inspirées par les armes - également hypothétiques - du comte de Meulan et seraient ensuite passées à Amauri Ier comte d'Evreux, soit, directement, une brisure des armes au lion des Meulan, soit encore une figure héraldique à part entière déjà utilisée par Galeran II de Meulan et reprise par ses principaux alliés et par ses descendants. Notre hypothèse, qui fait de l'échiqueté du sceau de Galeran un simple motif décoratif123 , semble toutefois infirmée par les emblèmes des Vermandois. Le second sceau de Raoul de Vermandois, fils d'Hugues le Grand et petit-fils d'Henri Ier, est, en effet, le « plus ancien sceau absolument daté et présentant un écu armorié » 124 • 120
Orderic Vital, Historia ecclesiastica. t. 6, p. 342: [1123] "lllic Simon deParrona et Simon de Nealfa, Guido cognomento Malus Vicinus et Petrus de Manlia nepos ejus, Guillelmus quoque Aculeus aliique fere ducenti pugiles de Francia comiti militabant, ad imperium ejus per collimitanea rura discurrebant, et ingentia damna rapinis et incendiis fautoribus regis inferebant ,, . 121 Ceci n'est pas exceptionnel. A la fin du XIIe siècle, le lion est la figure la plus souvent portée par les comtes d'Ile-de-France : comme nous l'avons déjà signalé, l'animal est gravé sur les sceaux des Beaumont et des Clermont. 122 L'épouse de Simon IV, Amice de Leicester, utilise le lion à la queue fourchée sur son second sceau (Paris, B.n.F., Ms lat., 5441-1, p. 260). Le tableau généalogique et héraldique de la maison de Montfort que nous avons publié dans " Sceaux et armoiries de Simon comte de Leicester et de la maison de Montfort'" doit être corrigé car il confond Simon IV(+ av. 1195), époux d'Amice de Leicester, et Simon V(+ 1218), époux d'Alice de Montmorency. 123 PASTOUREAU, Traité d'héraldique, p. 31, n. 41, doute aussi du caractère héraldique de ce figuré:" il est possible de se demander si à cette époque, tant pour les Vermandois que pour les Meulan, l'échiqueté constitue bien des armoiries véritables et non pas une simple décoration plus ou moins emblématique». 124
Ibidem.
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En 1146, le comte est figuré à cheval, protégé par un bouclier couvert d'un quadrillage125. Ce motif géométrique, qui semble associé au Vermandois, décore le gonfanon du premier sceau de Raoul1 26 , mais, avec le remplacement de la lance par l'épée, il passe sur le bouclier. L'échiqueté serait ensuite resté l'emblème héraldique du lignage : on le retrouve, brisé d'une fasce, dans les armes des Beaugency issus de Raoul, époux de la soeur de Raoul de Vermandois, Mahaut 127 . Cependant, les carences de notre documentation posent une nouvelle fois problème. Nous ne connaissons pas le sceau de Raoul II (+ 1163), fils de Raoul de Vermandois. Etrangement, ses soeurs, Isabelle et Eléonore, n'utilisent pas l'échiqueté paternel1 28 . Nous ne pouvons donc pas affirmer que le quadrillage gravé sur les sceaux de Raoul soit un motif héraldique. Comme dans le cas de Galeran II de Meulan, il s'agit peutêtre d'une représentation stylisée du métal qui recouvre le combattant 129 . L'échiqueté ne devient véritablement une partition héraldique qu'au début du XIIIe siècle. En 1184, Robert Ier de Dreux, fils de Louis VI, utilise un sceau équestre non armorié 130 . Il faut attendre 1202 pour voir apparaître l'échiqueté à la bordure des Dreux sur l'écu de Robert U 131 • La bordure de gueules 132 est peut-être une brisure par rapport aux armes des Vermandois, mais elle permet surtout d'isoler l'échiqueté au sein du décor sigillaire. Si, comme nous le pensons, l'échiqueté est d'abord un motif décoratif, les premiers sceaux équestres d'Ile-de-France ne sont pas les plus anciens sceaux armoriés d'Occident. Les Français, pas plus que les Flamands ou que les Anglo-Normands, ne sont les« inventeurs» de l'image héraldique. La question de l'origine géographique des premières armoiries porte en elle le ferment d'un régionalisme qui attribue aux habitants d'une région des vertus et des qualités qui les distinguent de la masse, et valorise leur rôle dans l'histoire nationale et/ ou européenne. La localisation des plus anciens emblèmes héraldiques ou proto-héraldiques est ainsi régulièrement révisée par des héraldistes aiguillonnés par « une sorte d'orgueil national ou régional qui n'a rien de scientifique »133 . L'acuité et la persistance de cette rivalité inter-régionale montre, en fait, que le langage héraldique se diffuse presque instantanément entre Meuse et Loire. Produit d'une fusion de différents systèmes emblématiques, les armoiries sont une pure création de l'Occident. Dans les pays autour de Paris, les premiers sceaux assurément armoriés apparaissent autour de 1180. Le plus ancien est, à notre connaissance, le second sceau
125 Amiens, Arch. dép. de la Somme, 20 H SC 9/2; DEMAY (Germain), Inventaire des sceaux de la Picardie, Paris, Imprimerie nationale, 1875, n" 38. 126 DD 1010. 127 WN 906, DD 1324. 128 BOULY DE LESDAIN, Etudes héraldiques. Miscellanea heraldica Il, p. 63. 129 Le cavalier qui figure sur le sceau de Raoul de Fougères en 1162 (DD 2227) est presque entièrement recouvert d'un losangé qui représente à la fois la maille de l'ensemble chausses-haubert et le métal de l'habillement de tête. Le bouclier en amande est partiellement caché, mais, comme le souligne PASTOUREAU, Traité d'héraldique, p. 25, fig. 6, le fait que " celui-ci ne soit pas montré du côté de sa face externe laisse supposer qu'il est encore dépourvu d'armoiries"· La présence d'un quadrillage sur l'écu, la bannière, le bliaud et le tapis de selle de Galeran II de Meulan manifeste peut-être la puissance du comte. 130 DD 720. Le cavalier porte un bouclier à umbo. Le quadrillage qui décore le tapis de selle et l'armure du comte ne nous semble pas être un emblème proto-héraldique. 131 DD 721. 132 WN3. 133 PASTOUREAU, Traité d'héraldique, p. 300.
269
DEUXIÈME PARTIE
équestre de Bouchard V de Montmorency utilisé en 1177 et sur lequel figure un bouclier chargé d'une croix cantonnée de quatre alérions 134 . Ces« anciennes armes des Montmorency ,, 135 sont transmises à Mathieu II qui conserve le bouclier armorié sur ses sceaux équestres et reproduit la croix cantonnée de quatre alérions au contre-sceau 136 • Introduit par Conon de Nesle, comte de Soissons, en 1178-1180 137 , l'usage du contre-sceau armorié interdit - ou, du moins, rend très difficile - la falsification des empreintes sigillaires 138 et préfigure le développement du« sceau de type armorial dont le motif principal est constitué par les armoiries contenues dans l'écu »139 . L'apparition relativement tardive des sceaux équestres armoriés en Ilede-France ne doit pas être interprétée comme la conséquence d'un « retard » des Français. Grands tournoyeurs, les seigneurs franciliens portent sans doute des armoiries bien avant 1177. Les armes des Montmorency, qui rassemblent plusieurs figures héraldiques (croix et alérions) alors qu'elles sont les plus anciennes connues et que les armoiries« archaïques» sont généralement simples (une pièce) 140 , témoignent du décalage qui existe entre la période de genèse du système emblématique et le moment de sa fixation. L'inscription des armoiries dans l'image sigillaire est un terminus ad quem. Elle a lieu à la fin du processus de création - ce que Michel Pastoureau nomme la phase d'apparition (1120/1130-1160/1170), qui s'intercale entre la phase de gestation (début XIe s.-1120/1130) et la phase de diffusion (v. 1170-v. 1230) 141 - , lorsque la grammaire du blason est déjà fixée. Il semble que les seigneurs laïques d'Ile-de-France aient donc utilisé des armoiries avant le Capétien. Ils adoptent un système emblématique original, distinct du cadre royal traditionnel. Cette autonomie est exceptionnelle. Si l'empreinte sigillaire tire son origine d'une ancienne pratique monarchique, les armoiries ne procèdent pas d'une dévolution en cascade des signes de l'autorité royale. En matière héraldique, le roi n'ouvre pas la voie. Attribut royal depuis l'Antiquité 142 , la fleur de lis devient un symbole de pureté et de virginité au cours du XIe siècle. Le développement du culte marial favorise la progression de ce motif végétal dans le corpus emblématique occidental et, par extension, dans le répertoire des insignes et des attributs de la monarchie française 143 . Probablement inspirés par Suger et par saint Bernard 144, Louis VI et Louis VII utilisent de plus en plus fréquemment la fleur de lis. Toutefois, le roi ne transforme pas immédiatement le végétal en motif héraldique. Il faut attendre le règne de Philippe Auguste pour voir apparaître les armes de France, c'est-à-dire le semé de fleurs de lis. Le plus ancien témoignage iconographique direct est le sceau équestre utilisé par prince Louis en 1211 : le fils de
134
DD 2930. En 1124, Mathieu II de Montmorency, connétable de France, modifie ses armoiries en faisant passer le nombre d'alérions de quatre à seize (DD 192; PINOTEAU et LE GALLO, L'héraldique de Saint Louis, p. 41 ; REGNIER, " Sur l'héraldique des Montmorency ,, ) . 136 DD 2942 et DD 2943. 137 NEWMAN, Les seigneurs de Nesle, t. 2, n° 84 bis, pp. 169-170. 138 CHASSEL, " L'usage du sceau '" p. 80. 139 BEDOS, " L'apparition des armoiries sur les sceaux '" p. 27. 140 BOULY DE LESDAIN, Etudes héraldiques. Miscellanea heraldica Il, p. 51. 135
141
Le XIIe siècle, p. 111.
142
CAROLUS-BARRE, "Le lis"· 143 PASTOUREAU," Le roi des lis"· 144 BEDOS-REZAK, " Suger and the Symbolism of Royal Power,, ; GUENEE, " Les généalogies entre l'histoire et la politique ,, ; IOGNA-PRAT, PALAZZO et RUSSO dir., Marie.
270
IMAGES DU POUVOIR SEIGNEURIAL
Philippe II porte un bouclier semé de fleurs de lis sans brisure 145 . La combinaison azur / or apparaît sur une verrière de la cathédrale de Chartres datée des années 1215-1216. Même si Philippe Auguste et, peut-être, Louis le Jeune ont utilisé cet insigne héraldique 146 , les armoiries sont d'abord un système emblématique seigneurial. Le fait qu'elles se soient développées en dehors de l'orbe capétienne semble indiquer qu'elles sont avant tout des signes d'identité et, par extension - mais seulement par extension -, des signes politiques. Figuré sur le sceau, l'écu armorié est désormais un marque officielle d'identité. Il devient même envahissant. Dans la dernière décennie du Xlle siècle, les graveurs créent le sceau de type armorial ou héraldique, où les armes sont le motif iconographique unique. Tous les porteurs d'armoiries deviennent des sigillants potentiels. La « stylisation du bouclier, le rendant abstrait au point qu'il perd sa signification militaire pour devenir l'écu, le champ où s'inscrivent les armoiries, permit aux armoiries elles-mêmes de se détacher de leur contexte militaire et seigneurial originel » 147 . Les premiers utilisateurs du type armorial sont les domini de deuxième rang, représentants de la moyenne noblesse attachés au service des comtes et, de plus en plus souvent, du roi. Robert IV Mauvoisin, fils de Robert III et d'Adèle d'Aulnay, possède un sceau armorial (deux fasces) à la fin du XIIe siècle 148 . Comme nous l'avons déjà signalé, ses cousins, issus de Raoul IV Mauvoisin, frère de Robert II, possèdent à la même époque un sceau équestre armorié. De la même façon, Richard III de Banthelu, fils de Richard II et descendant de Fouchard de Montmorency, seigneur de Banthelu, utilise un sceau armorial (une fasce accompagnée de six merlettes en orle) 149 au moment où Mathieu II de Montmorency se sert d'un sceau équestre. L'usage de ce type sigillaire ancien - et donc prestigieux - semble être réservé à la branche aînée. Bienfaiteurs de Notre-Dame du Val, les Banthelu côtoient les seigneurs de l'Isle-Adam 150 . Les deux familles adoptent les mêmes motifs iconographiques : en 1205, Anseau II de l'Isle-Adam possède un sceau héraldique sur lequel figure une fasce accompagnée d'une merlette au francquartier151. La merlette est« une création originale de l'héraldique médiévale » 152 . Elle apparaît pour la première fois en 1185 sur le sceau de Guillaume de Mello, fils 145
Arras, Arch. dép. Pas-de-Calais, A5, n° 21. PINOTEAU, "La création des armes de France ».La figuration du semé de fleur de lis sur un sceau nécessite une gravure très fine (PRINET, " Les variations du nombre des fleurs de lis dans les armes de France »).Cet obstacle technique explique peut-ètre en partie l'apparition tardive du semé sur les sceaux capétiens. 147 BEDOS, " L'apparition des armoiries sur les sceaux '" p. 28. 148 DD 2770. "Le chartier de Saint-Martin contenait des lettres de lui, données en juin 1209, munies d'un sceau portant d'or à deux fasces de gueules (sic) et la légende: SIGILLUM ROBERTI MALIVlCINI » ( Cartulaire de l'abbaye de Saint-Martin de Pontoise, p. 260) 149 DEMAY, Inventaire des sceaux de la Picardie, n ° 128 ( 1196). Les indications de Cartulaire de /'abbaye de Saint-Martin de Pontoise, pp. 466-467, sont incohérentes. L'éditeur mentionne d'abord une charte publiée par Richard de Banthelu en faveur de Notre-Dame du Val : " l'acte est revêtu du sceau de Richard, représentant un chevalier armé ».Plus loin, il explique que le sceau apposé à un acte de 1196 et conservé dans les archives de Chaalis est " ogival, de 50 millimètres, et porte un écu à la fasce accompagnée de six oiseau en orle ». 1 5° FOUCHER, Notre-Dame du Val, pp. 39-41. 151 DD 2449. Anseau II scelle peut-être un acte en faveur d'Ourscamp dès 1189, mais la description du sceau proposée par Cartulaire de l'abbaye de Saint-Martin de Pontoise, p. 420, n. 707, nous semble suspecte : le seigneur de l'Isle-Adam ne porte pas une fasce, mais "une bande accompagnée d'une merlette en franc-canton'" 152 PASTOUREAU, Traité d'héraldique, p. 150. 146
271
DEUXIÈME PARTIE
de Dreux IV, qui porte une fasce accompagnée d'une orle de merlettes 153 . La merlette, qui rappelle le surnom du lignage (Melloto/ Merloto), est une figure héraldique parlante. Le fait qu'elle soit aussi gravée sur les sceaux des seigneurs de Banthelu et de l'Isle-Adam suggère l'existence d'un lien de famille entre ces lignages 154 • La présence des bordures et des meubles secondaires comme les merlettes - et, peut-être, les alérions - montre que, dès la fin du XIIe siècle, le système héraldique est en place. Malheureusement, un élément essentiel nous échappe : les couleurs. Pour connaître les émaux et les métaux des armoiries du XIIe siècle, nous devons utiliser des sources du XIIIe. Les plus anciennes sont monumentales. Les vitraux de la cathédrale de Chartres montrent les associations de couleurs choisies par les Montfort, les Montmorency, les Clément ou le Capétien 155 . L'esthétique héraldique envahit aussi les objets précieux 156 . La casette dite de saint Louis, réalisée vers 12361237, présente les armoiries de vingt-deux grands seigneurs 157 • Donné à NotreDame du Lys par Philippe le Bel, le coffret devint« le réceptacle des ossements et du cilice du saint roi, son ancien "propriétaire" » 158 . Parmi les écussons armoriés, nous trouvons le semé de fleur de lis d'or sur champ d'azur du roi de France, le gironné d'argent et de gueules des Beaumont-en-Gâtinais, l'échiqueté d'or et d'azur à la bordure de gueules des Dreux, le fascé de vair et de gueules des Coucy, les trois tourteaux de gueules sur champ d'or des Courtenay, le fascé d'argent et d'azur des Trie-Dammartin, le lion à la queue fourchée d'argent sur champ de gueules des Montfort et la croix de gueules cantonnée de quatre aiglettes d'azur sur champ d'or des Montmorency. Conservée dans l'église paroissiale de Longpont, la cassette reliquaire du bienheureux Jean de Montmirail est encore aajourd'hui ornée de cinquante médaillons d'émaux armoriés 159 . Elle fut peut-être créée à Limoges en 1242 pour être offerte à Alphonse de Poitiers par les partisans d'Hugues X de Lusignan, contraints de reconnaître l'autorité des Capétiens après la bataille de Taillebourg. La« cassette longue» (71,7 x 17,5 cm) serait ensuite passée à la couronne avec l'ensemble des biens d'Alphonse, puis aurait été offerte à Longpont par Philippe III. Comme la cassette de saint Louis, elle est décorée de nombreuses armoiries, mais les mêmes motifs sont reproduits plusieurs fois. Pour l'Ile-de-France, les écus «différenciés» (Capétiens et grands feudataires) n'apportent pas d'indications complémentaires. Les verrières et les objets précieux sont donc des sources utiles mais limitées car elles ne présentent que les armoiries de la haute noblesse.
153
DEMAY, Inventaire des sceaux de la Picardie, n° 451. Sur les seigneurs de Mello, voir NEWMAN, Les t. 1, pp. 81-88. 154 Nous ne connaissons pas la nature exacte de ces liens, mais la ressemblance visuelle des armes des deux lignages est une indication solide. Remarquons que Robert IV Mauvoisin, cousin par alliance de Guillaume de Mello (ils ont tous les deux Agnès de Toucy pour grand-mère), porte deux fasces. Nous retrouvons la merlette dans les armes des Boury. En 1188, Guillaume de Boury porte un croissant (DD 1513). Vingt-trois ans plus tard, Jean de Boury porte un croissant accompagné de six merlettes en orle (DD 1514). Cette transformation iconographique correspond sans doute à une belle alliance (HERSAN, Notice historique sur la commune de Boury). 155 DELAPORTE et BOUVET, Les vitraux de la cathédrale de Chartres. 156 PASTOUREAU, " Présences héraldiques sur les émaux médiévaux». 157 La cassette comptait, à l'origine, quarante-neuf écussons armoriés et émaillés, mais six ont disparu et vingt-quatre répètent les armes de France et de Castille (CsL; PINOTEAU, "La date de la cassette de saint Louis : été 1236? »). 158 DIONNET, «La cassette reliquaire du bienheureux Jean de Montmirail'" p. 100. 159 Ibidem, pp. 89-107.
seigneurs de Nesle,
272
IMAGES DU POUVOIR SEIGNEURIAL
Pour observer des groupes héraldiques plus larges, nous devons utiliser les rôles d'armes 160 . Le plus beau est l'armorial Wijnbergen 161 . Il s'agit d'un recueil d'armoiries qui rassemble mille trois cent douze écus peints dans la seconde moitié du XIIIe siècle. Le roi de France et trois cent dix-sept Français ouvrent le rôle d'armes qui comprend deux parties. La plus ancienne, qui rassemble les deux cent cinquantesix premiers écus, a sans doute été compilée à la fin des années 1260, à l'occasion d'un tournoi, ou lors des cérémonies de 1267 (annonce d'une nouvelle croisade et chevalerie du prince Philippe). L'armorial Wijnbergen donne une image structurée et idéalisée de la société seigneuriale. Groupés par nation, classés et mis en rang, les aristocrates forment un corps compact. Chacun se distingue par les armes mais tous partagent le même écu. Le nombre relativement important d'armoiries, la cohérence de l'ensemble et la qualité des peintures rendent le traitement statistique des deux cent cinquante-six premiers écus de l'armorial Wijnbergen possible. Cette méthode, qui a déjà été utilisée par l'éditeur du Rôle d'armes Bigot (1254) 162 , apporte des informations macro-héraldiques précises. Cependant, la mise en série des armes françaises de l'armorial Wijnbergen pose plusieurs problèmes. Le principal est la définition des catégories et le classement des armoiries. Pour les associations d'émaux, nous avons choisi de ne retenir que le métal et la couleur utilisés pour le champ et la pièce majeure. Ainsi, les armes des Montmorency, qui sont d'or à la croix de gueules cantonnée de quatre alérions d'azur, appartiennent à la catégorie or / gueules. Lorsque les insignes héraldiques sont complexes et le champ couvert par deux couleurs du même groupe, nous avons privilégié les parties honorables. Guillaume le Tyais, qui porte un parti d'argent et de gueules, à la fasce accompagnée de sept merlettes en orle, de gueules sur l'argent et d'or sur le gueules163, est classé dans la catégorie argent/ gueules. Toutes les classifications contestables sont signalées en italique. Le même problème de classement se pose pour les figures. Nous avons distingué trois grandes catégories : la première regroupe à la fois les figures géométriques et les partitions ; la deuxième rassemble les animaux, les végétaux et les objets ; la troisième est un groupe mixte qui comprend toutes les croix et les sautoirs. Nous ne prenons en compte que le motif principal. Les armoiries des Montmorency appartiennent donc à la catégorie croix. Le principal inconvénient de notre méthode est d'ignorer les éléments secondaires qui rattachent souvent le porteur d'armoiries à un groupe plus large. Ainsi, dans notre tableau, Jean d'Eschantilly, parent d'Oudard de l'Isle 164, est éloigné du Capétien alors qu'il porte un parti de gueules et d'azur, au sautoir engrêlé d'or brochant, cantonné de quatre fleurs de lis du même. Les numéros sont ceux de l'édition Adam-Even etJéquier, et les chiffres sur fond grisé correspondent aux bannerets, vicomtes, comtes et roi.
160
Les armoriaux.
ADAM-EVEN etJEQUIER, "Un armorial français du XIIIe siècle. L'armorial Wijnbergen ». NUSSARD, Le rôle d'armes Bigot. Le rôle d'armes Bigot est un armorial occasionnel : il fut rédigé lors de l'expédition de Flandre conduite par Charles d'Anjou en 1254. Les" Français,, qui sont mentionnés ne sont pas des Franciliens, mais des fidèles de Charles, généralement issus de la France du centre-ouest. Ce rôle d'armes et l'armorial Wijnbergen sont, à notre connaissance, les seuls recueils d'armoiries compilés dans les années 1250-1260. 163 WN 34. 164 WN 244 et WN 243. rni 162
273
DEUXIÈME PARTIE
Associations d'émaux dans la première partie de l'armorial Wijnbergen. 40
30
20 ·
10 .
0
or/gueules
1 1• 1
or/sable
or/sinople
or/azur
arg./azur
arg.lsinople
arg./sable
arg.lgueules
Associations d'émaux comparées165 • 40
'l 30
20
10·
0
or/gueules
or/sable
••
or/sinople
l
or/azur
.WN Fr. ouest
I_ arg.lazur
WN ban. Occident
•
arg.lsinople
arg./sable
arg.lgueules
Fr. nord
Les émaux de fond dans la première partie de l'armorial Wijnbergen. Chamouni Or Arn:ent Gueules Azur Sable Sinonle
Partitions
78% 24% 20 % 13 % 11 % 8% 2% 22 %
165 WN = première partie de l'armorial Wijnbergen ; WN ban.= bannerets, vicomtes, comtes et roi dans la première partie de l'armorial Wijnbergen; Fr. nord= moyenne des associations d'émaux en Artois, Picardie, Vermandois, Ponthieu et Ile-de-France; Fr. ouest= moyenne des associations d'émaux en Normandie, Bretagne, Anjou, Poitou et Maine; Occident= moyenne des associations d 'émaux sur environ 10 000 armoiries occidentales. Les trois dernières séries ont été calculées par PASTOUREAU, Traité d'héraldique, pp. 118-119.
274
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82 83 132
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106 107
144 145 191
66 67 68 69
87 88 89 90 102 142
98 99
248
124 125 180 199
162
Gueules
Bordure
Palé
Bande( s )/bandé
Coticé
Burelé
Jumelles
3 fasces/fascé
1ou2 fasces
Chef
Ecartelé
Gironné
Echiqueté
Losangé
Vairé
Armorial Wijnbergen (n° 1-256)
131
195 249 250
134
157 218
97
192
Sable
Or Sinople
4 5 6 59 178
161718
227 228 229 230 231 232
86 103 104 105 167 204 205 206
3
Azur Azur
154155 169170
2 190
166
135 196 197
Emaux
Sinople Sable
47 48 108
174 207 208 209
60 61
198
141215
163 164 165
Argent Gueules
158
114 ll5 116 136 160 176 177 179 246 251 254 1112 171
203 247
9 10 34 51 52 53 5462112117172 185 216 221 159186 200 201
161 237
131415
133 241
39 40 41 121 123 173 252
210 211212213
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152 153 234 235
Annelets/besants
Lambels 94 95
243
Escarboucle
63 64
70 71
168
149150
151
240
55 56
184
Fuseaux
122 225 226
96
81919293110 111175214
30 31
156
77 78 79 80 118 137 138 139 140 253 187
113
19 20 21 22 23 110 120 222 223 224
1
181 182
45 46
49 50 72 73 74 202
109
(245)
65 84 219 220
Etoile
233
188 189
24 25 26 27 28 29 35 36 43 44 143 217 255
37 38 130
236 238 239
57 183
100 101
58
32 33
75 85
76
127 256
146 194 244
7 8 42 126 128 129 147 148 242
Haches
Ecusson
Gerbes
Fleurs de lis
Lion
Léopards
Dragon
Aigle(s)
Merlettes
Verrat
Sautoir
Croix
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Sinople
1
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1
Sable
Bordure
Palé
Bande(s)/bandé
Coticé
Burelé
Jumelles
3 fasces/fascé
1ou2 fasces
Chef
2
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(!),
1
Echiqueté
4
1
Gueules
Gironné
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0
(!),
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Armorial Wijnbergen (n° 1-256) Couleurs
4
4
2
1
3
Azur
Sinople
Argent
2
6
3
4
2
1
1
10
1
3
11
2
4
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Gueules
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DEUXIÈME PARTIE
Au milieu du XIIIe siècle, le système héraldique francilien est donc dominé par l'association argent/ gueules. Un français sur trois utilise cette combinaison. La proportion augmente jusqu'à 36 % chez les bannerets. Si nous ajoutons les 21 % obtenus par le groupe or/ gueules, nous retrouvons le gueules dans 55 % des cas ( 59 % pour les bannerets). Comme le montre le tableau des émaux de fond, cette couleur est plus souvent utilisée pour les pièces que pour le champ. Néanmoins, il faut aussi tenir compte des partitions qui représentent 22 % de l'ensemble et associent une fois sur deux le gueules à un métal. Le sable arrive en deuxième position lorsque nous cumulons les catégories or/ sable (12 %) et argent/ sable (11 %). L'association or / azur ( 13 %) atteint des proportions comparables, mais la faible quantité d'argent / azur (7 %) diminue le taux d'utilisation globale de l'azur qui est relégué à la troisième place. Le sinople, le vair et l'hermine occupent des positions marginales 166 . La combinaison or / sinople ne doit sa présence dans notre tableau qu'à son utilisation par le lignage de La Grange 167 . Si nous ne prenons en compte que les grands seigneurs, la catégorie argent / azur reste stable, mais les associations or/ gueules, or / sable, or/ azur et argent/ gueules gagnent toutes entre deux et quatre points. Cette augmentation se fait aux dépens de l'assemblage or / sinople et, surtout, de la combinaison argent / sable qui ne représente plus que 2 % du total. Chez les bannerets, le métal principal est donc plus souvent l'or (55 %) que l'argent (45 %) . Dans l'ensemble, les résultats obtenus pour la première partie de l'armorial Wijnbergen sont comparables au dénombrement réalisé par Michel Pastoureau sur environ dix milles armoiries occidentales. Les armes des Franciliens paraissent plus proches du modèle de la France de l'ouest que de celui de la France du nord. La principale différence concerne les combinaisons argent / azur et argent / gueules : par rapport à la moyenne des armoiries occidentales, la première est inférieure de trois points dans l'armorial et la seconde supérieure 166 Les fourrures ne sont pas présentes dans notre tableau. Rares (quatre occurrences au total), elles ont été associées à l'argent pour des raisons contestables - de lisibilités. 167 WN 152, WN 153, WN 234 et WN 235. Nous avons ajouté le WN 245, Henri de Grez, qui porte de sinople au lion de gueules. Ces armes sont contraire à la règle des émaux et devaient heurter !'oeil de l'homme du XIIIe siècle au moins autant que le lion d'or sur sinople. Les armoiries des La Grange sont tout à fait remarquables. Elle associent une pièce classique -voir générique : " qui n'a pas d'armes porte un lion,, - et une combinaison d'émaux exceptionnelle. Ensembles, l'or et le sinople forment" les couleurs de la folie,, (PASTOUREAU, Figures et couleurs, pp. 23-35). Nous retrouvons cette association dans les armoiries imaginaires de Sagremor le Desréé, héros arthurien " troublant ,, et troublé. Tristan lui-même porte exactement les mêmes insignes héraldiques que Jean de La Grange (PASTOUREAU, L'hermine et le sinople, pp. 279-298). Les La Grange ont-ils utilisé les armoiries du fils de Meliadus de Léonois) Le cas n'est pas isolé. Ainsi, "la légende arthurienne se trouve à l'origine des étonnantes armes plaines d'Albret», issues de l'écu de gueules plain de Perceval le Breton (PASTOUREAU, "De gueules plain,,). Plusieurs armoiries de l'armorial Wijnbergen présentent un profil " arthurien ,, (PASTOUREAU, Armorial des chevaliers de la Table ronde) : les armes d'Etienne d'Eaubonne (WN 71 : d'argent au franc-canton de gueules, à deux lambels du même) rappellent celles de Gauvain qui porte d'argent au franc-canton de gueules (PASTOUREAU, L'hermine et le sinople, pp. 299-306), et les insignes héraldiques de Pierre de Villeneuve (WN 251 : de gueules à trois bandes d'argent) reproduisent presque exactement ceux de Lancelot (d'argent à trois bandes de gueules). Les échiquetés d'argent et de gueules de Guillaume d'Avignon (WN 133 etWN 245) et d'argent et d'azur de la maison des Prez (WN 196 et WN 197) sont des motifs communs et ne rappellent pas nécessairement l'échiqueté d'argent et de sable attribué à Palamède (PASTOUREAU (Michel), "Héraldique arthurienne et civilisation médiévale ,, ) . Si les écus armoriés de Gauvain et de Lancelot apparaissent bien au XIIIe siècle (BRAULT, Early Blazon, pp. 38-43 et 46-47), les armes de sinople au lion d'or attribuées à Tristan sont beaucoup plus tardives. Da façon générale, les choix héraldiques des seigneurs laïques d'Ile-de-France nous semblent plus souvent liés à des nécessités politico-familiales qu'à d'éventuelles passions littéraires.
280
IMAGES DU POUVOIR SEIGNEURIAL
de sept points. Ces proportions sont exceptionnelles en Europe occidentale 168 . L'association argent/ gueules est deux fois plus fréquente dans la première partie de l'armorial Wijnbergen que dans la partie «française » - au sens contemporain du terme - du rôle d'armes Bigot compilé en 1254169 . «Au XIIe siècle, le rouge est encore la première des couleurs, la couleur prestigieuse, celle dont doivent se vêtir les personnages riches et puissants »170 • Les teinturiers parviennent à fixer durablement des rouges profonds dans les fibres, mais ces étoffes sont chères. Réservés aux puissants, ces produits de luxe sont honnis par les ecclésiastiques chromophobes 171 . Roi ascète et pénitent, Saint Louis renonce aux vêtements luxueux : « Aprés ce que le roy fu revenu d' outre mer, il se maintint si devotement que onques puis ne porta ne vair ne petit gris, ne escarlate, ne estriers ne esperons dorez. Ses robes estaient de camelin ou de pers »172 . « Couleur immodeste »173 , le rouge est, dans le système chromatique antique - noir-blancrouge -, la couleur la plus dense. Avec le noir, il s'oppose au blanc qui est à la fois propre et non teint174 . Dans ce schéma ternaire, le noir et le rouge appartiennent à deux plans distincts et ne peuvent pas être combinés. Ainsi, lors de l'introduction des échecs en Occident, les Chrétiens abandonnent l'opposition noir/ rouge du jeu musulman. « On transforma le camp noir en camp blanc, l'opposition du rouge et du blanc étant pour cette symbolique la plus signifiante »175 • L'association argent /gueules produit donc un contraste très fort. Lorsqu'elle est utilisée sur un écu, elle offre une lisibilité maximale et manifeste la puissance du porteur. Le rouge est un signe de pouvoir. A la fin de l'armorial Wijnbergen (fol. 35 r -fol. 36 r nous trouvons une intéressante série intitulée « Ce sont tous roys ».Elle rassemble cinquante-six écus attribués à des souverains réels et imaginaires. Mise en série, elle permet d'identifier les couleurs et les émaux associés au pouvoir monarchique. 0
0
),
Les Français et les rois dans l'armorial Wijnbergen.
WNRois
WN Français
Figures géom.
16 %
53 %
Croix
9%
15 %
Meubles
75 %
32 %
or/gueules
WN Franç. ban.
46 %
21 %
23 %
or/sable
2%
12 %
16 %
or/sinople
0%
2%
0%
168 Nos résultats sont comparables à ceux des pays rhénans et de 1. ensemble Europe centrale et orientale. Dans ces deux zones, les catégories argent/ gueules et argent/ azur obtiennent respectivement 32-34 % et 6-7 %. 169 NUSSARD, Le rôle d'armes Bigot, p. 17: or/ gueules: 24 % ; or/ azur: 16 % ; or/ sable: 16 % ; or /sinople: 0 % ; argent/ azur: 4 % ; argent/ sinople: 0 % ; argent/ sable: 16 % ; argent/ gueules: 18 %. 170 PASTOUREAU, Jésus chez le teinturier, p. 39. 171 PASTOUREAU, " L'Eglise et la couleur». 172 Jean de Joinville, Vie de saint Louis, p. 332. 173 PASTOUREAU, " Ceci est mon sang'» p. 52. 174 BERLIN et KAY, Basic Color Terms; PASTOUREAU, Figures et couleurs, 35-49. 175 PASTOUREAU, L'échiquier de Charlemagne, p. 46.
281
DEUXIÈME PARTIE
WNRois
WN Français
WN Franç. ban.
or/azur
16 %
13 %
16 %
or/argent
2%
0%
0%
argt/azur
11 %
7%
7% 0%
argt/ sinople
0%
0%
argt/sable
5%
11 %
2%
argt/ gueules
18 %
34 %
36%
Total or/ coul.
64%
48 %
55 %
Total argt/ coul.
34 %
52 %
45 %
70% 60% 50% -· 40% .
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or/gueule or/sable or/sinopl or/azur or/argent argt/azur argt/sino argt/sabl argt/gueuîotal orle Total argt •
WNRois
•
WN Français
WN Franç. ban .
La combinaison argent/ gueules ne représente plus que 18 % du total. Cependant, le rouge reste l'émail dominant car 46 % des armoiries royales appartiennent à la catégorie or/ gueules. La deuxième couleur la plus portée est l'azur qui progresse de sept points (or/ azur : 16 % ; argent/ azur 11 %). Avec 7 %, la proportion du sable s'effondre et le sinople n'est plus représenté. Les écus des rois amplifient donc la tendance déjà observée chez les bannerets : la haute noblesse utilise généralement l'or comme métal primaire. La forte progression de l'azur n'est pas une manifestation de la promotion du bleu car cette couleur appartient à l'échelle chromatique des sombres et elle est parfois confondue avec le noir176 . Dans l'armorial Wijnbergen, l'essor de l'azur compense le déclin du sable. La couleur reine reste la plus brillante, la plus lumineuse, la plus puissante : le gueules. Cette prépondérance du rouge dans la France «bleue», c'est-à-dire dans l'espace dominé par le roi au fleurs de lis, est remarquable. Elle témoigne, selon nous, du caractère 176
PASTOUREAU, Figures et couleurs, pp. 15-22.
282
IMAGES DU POUVOIR SEIGNEURIAL
du lignage - brisés d'un lambel appartiennent aux premiers-nés. Le lambel est donc un meuble temporaire et, en théorie, ne peut pas donner naissance à une nouvelle branche emblématique collatérale. Cette pièce héraldique, qui est peut-être une représentation stylisée d'un élément du vêtement aristocratique 192 , « costume » l'écu du père. Pour Michel Pastoureau, sa prédominance dans le système emblématique occidental« s'explique peut-être par le fait que le lambel, à la différence des autres figures utilisées pour briser ne se rencontre pour ainsi dire jamais comme figure ordinaire de l'écu » 193 . Toutefois, comme le remarque lui-même le portebannière de l' « héraldique nouvelle >>, le lambel est parfois employé comme meuble principal. Ainsi, dans l'armorial Wijnbergen, Philippe d'Eaubonne porte d'argent à deux lambels de gueules 194 • Les autres brisures par ajout de meuble(s) identifiées ne permettent pas de distinguer les cadets entre eux195 • Nous trouvons des cotices, des francs-quartiers parfois chargés de meubles secondaires, et, beaucoup plus rarement, des bordures et des figures exceptionnelles comme le parti, le fretté, le lion issant, la danse ou la manche. La situation du chef est incertaine : lorsqu'il est posé sur un champ uni, il s'agit généralement du meuble principal ; si le champ est polychrome, il s'agit plus souvent d'une brisure. Les merlettes, les molettes et les coquilles sont les meubles secondaires majoritaires. Leur nombre et leur position variable indiquent qu'elles sont principalement utilisées comme brisures, mais, comme le montre le cas des Mello, leur présence est parfois indispensable. L'identité visuelle des l'Isle-Adam est définie par la combinaison argent/ gueules et la présence simultanée d'une figure principale (fasce(s) ou bande) et d'une figure secondaire (merlette) qui, elle, peut occuper des positions différentes sur l'écu. Nous retrouvons ce type de canevas iconographique dans les armes de Montmorency. Le glorieux lignage procède à une transformation héraldique tout à fait originale vers 1220. Sans doute pour accentuer la parenté visuelle avec le semé de fleur de lis d'or sur champ d'azur du roi de France, Mathieu II de Montmorency remplace les quatre alérions par quatre groupes de quatre 196 • Le chef de la branche aînée porte désormais d'or à la croix de gueules cantonnée de seize alérions d'azur, tandis que la branche cadette des Marly conserve les armes d'or à la croix de gueules cantonnée de quatre alérions d'azur 197 et celle des Chevreuse d'argent à la croix de gueules cantonnée de quatre alérions/ lion d'azur 198 . Cette « brisure inversée » est, à notre connaissance, un cas unique.
192 Il s'agit peut-être d'un ruban porté comme ornement (collier de tissu?). Pour GALBREATH et JEQUIER, Manuel du blason, p. 162, le lambel" pourrait venir de la corde garnie de pendants dont les chasseurs se servaient pour retenir le gibier dans les chasses"· Cependant, la position du lambel sur l'écu et l'utilisation quasi systématique d'une couleur héraldique (gueules ou azur, même sur une partition) et non d'un métal nous paraissent étayer la première hypothèse. 193 PASTOUREAU, Traité d'héraldique, p. 183. 194 WN 70. Le fils de Philippe, Etienne (WN 71), ne peut évidemment pas ajouter un lambel. Il utilise un franc-quartier de gueules, comme Gauvain (cf supra). Généalogie du lignage dans BEDOS, La châtellenie de Montmorency, p. 170. Autres cas d'armes au lambel dans BO ULY DE LESDAIN, Etudes héraldiques. Miscellanea heraldica II, p. 9, n. 3. 195 Belle série dans WN 227-WN 232: Simon de Nesle, chef du lignage, porte les armes pleines (d'azur à la fasce d'or), Gilles ajoute un lambel de gueules, Jean un lambel de gueules à trois besants d'argent sur chaque pendant, Gilbert trois coquilles d'or en chef, Simon trois roses d'or en chef et Simon un sautoir de gueules. 196 REGNIER, " Sur l'héraldique des Montmorency"· 197 WN 147 et WN 148. 198 WN 137, WN 138, WN 139 et WN 140.
285
DEUXIÈM E PARTIE
Le groupe héraldique capétien dans la lre partie de l'armorial Wijnbergen
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~
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~
~
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...-----------.
58
243
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244
1
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18
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230
231
IMAGES DU POUVOIR SEIGNEURIAL
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8
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138
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5
6
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155
2
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190
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59
139
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DEUXIÈME PARTIE
Les autres modes de brisures semblent moins souvent utilisés. Nous n'avons identifié aucun cas de modification des figures héraldiques. Ce mode de brisure est inutilisable dans un système héraldique « archaïque » dominé par les armoiries simples. Toute modification de la figure équivaut à une transformation profonde des insignes héraldiques. Les rares exemples de remplacement d'une pièce par une autre peuvent être inclus dans la série des brisures par addition. Ils concernent en effet les héritiers entre eux. Enfin, les cas de brisure par modification des couleurs semblent relativement nombreux, mais ils sont difficilement identifiables 199 . Même s'il est le plus ancien rôle d'armes d'Ile-de-France, l'armorial Wijnbergen est largement postérieur à l'apparition des insignes héraldiques dans les pays autour de Paris. Il est compilé près d'un siècle après la première utilisation d'un sceau équestre armorié par un seigneur d'Ile-de-France. Même si les armoiries ne deviennent héréditaires que dans le dernier tiers du XIIe siècle, le paysage héraldique francilien a sans doute largement évolué. Au moment de la rédaction de l'armorial Wijnbergen, plusieurs lignages franciliens qui portaient des armoiries avant 1200 se sont éteints ou sont en voie d'extinction, emportant avec eux le souvenir de leurs insignes héraldiques. Comment savoir, à la seule lecture du rôle d'armes, que les cinq gerbes d'or sur champ de gueules de Jean de Chantilly et de Jean de Brasseuse sont un reliquat des armes des Clermont auxquels s'était allié Gui le Bouteiller de Senlis au XIIe siècle200? Prenons le cas des descendants du chambellan Gautier Ier de Nemours 201 . Le maréchal Gautier III de Nemours, compagnon de jeu du comte d'Anjou 202 , porte d'or à trois jumelles d'azur. Ses cousins Mathieu II et Adam III de Villebéon - qui, remarquons-le, sont mentionnés avant lui dans l'armorial Wijnbergen - reprennent les mêmes couleurs et brisent les armes pleines en ajoutant une bordure 203 . Nous retrouvons les trois jumelles sur les armes de Pierre de Méréville, issu d'Orson ler de Méréville, et Gautier de Nanteau, issu de Jean de Nanteau, mais le premier porte d'argent à trois jumelles de gueules et le second de gueules à trois jumelles d' or 204 . Les successeurs des fils de Gautier Ier pratiquent donc à la fois la modification de couleurs et l'addition de figures. Même s'il semble être surtout utilisé par les branches les plus éloignées, le changement des émaux est, dès la première moitié du XIIIe siècle, un mode de brisure ordinaire. La distribution des insignes héraldiques au sein d'un lignage et, plus largement, de la société seigneuriale, témoigne des relations de dépendances qui unissent les membres du groupe. Les brisures sont un matériau riche et précis qui permet d'analyser les degrés de filiation des aristocrates entre eux. La présence de nombreux
écus brisés dans les premiers recueils d'armoiries montre que les insignes héraldiques ne sont pas réservés au chef de famille et que ses fils participent aux évène199 MM. Adam-Even etjéquier ont répertorié trois changement d'émaux, mais cette évaluation, qui ne prend en compte que des cas " évidents '" est très largement incomplète. 2oo WN 100 et WN 101. GALBREATH etJEQUIER, Manuel du blason, pp. 244-245; BEDOS, "L'apparition des armoiries sur les sceaux '"p. 31. 201 RICHEMOND, Recherches généalogi,ques sur la famille des seigneurs de Nemours. 2o 2 Jean de Joinville, Vie de saint Louis, p. 198. 2o 3 WN 16, WN 17 et WN 18. Il semble que le choix des brisures soit lié à la fois aux particularités iconographiques des armoiries pleines et aux prétentions politiques du lignage. Les Nemours-Villebéon qui utilisent la bordure paraissent ainsi très proches des Dreux et des Dammartin. Rappelons qu'Isabelle de Villebéon, fille d'Adam II, épouse en 1262 Robert de Dreux-Bu. 204 WN 203 et WN 144.
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IMAGES DU POUVOIR SEIGNEURIAL
ments militaro-festifs majeurs. Les changements de couleur et les ajouts de figures rattachent le porteur d'armoiries à une maison et manifestent sa position par rapport au détenteur de l'autorité (père / seigneur). La brisure - et en particulier le lambel - est un signe politique éloquent qui dépasse largement le simple cadre familial. Ces modifications iconographiques ne définissent pas seulement la place du porteur d'armoiries dans le lignage. Elles peuvent aussi créer des liens de parenté politiques entre les membres du groupe aristocratique. Nous pouvons ainsi distinguer deux types de brisure: la brisure familiale, qui est posée sur les armoiries pleines et permet d'identifier les représentants d'un même lignage ; et la brisure politique qui touche généralement les éléments héraldiques primaires - c'est-à-dire le champ et la figure principale - et rappelle plus ou moins discrètement les armes d'un grand seigneur-dominant. Cette dernière doit être à la fois suffisamment allusive pour rappeler efficacement l'identité du patron et suffisamment discrète pour ne pas être confondue avec les insignes du lignage modèle. La définition d'un groupe héraldique est délicate car elle nécessite la fixation d'un degré de ressemblance. L'utilisation d'éléments courants comme la fasce ou l'association argent/ gueules par deux maisons étrangères ne peut pas être interprétée comme la preuve d'une volonté de rapprochement. Par contre, le port simultané de ces deux éléments primaires est un indice de parenté politique. Comme nous l'avons déjà signalé, les Montfort sont au centre d'une communauté héraldique qui partage l'usage du lion à la queue fourchée. Dans la première partie de l'armorial Wijnbergen, le groupe héraldique principal est celui du Capétien. Aucun lignage ne porte à la fois les fleurs de lis et la combinaison or/ bleu. Cependant, les deux éléments sont assez rares pour que leur port, même séparé, puisse être considéré comme un signe de filiation politique. 13 % des deux cent cinquante-six écus combinent l'or et l'azur comme couleurs primaires. Cette proportion est à peine supérieure à la moyenne de la France du nord, mais, dans les pays autour de Paris, cette association chromatique rappelle évidemment le roi. Elle est utilisée par les parents et les fidèles du Capétien qui participent généralement au gouvernement royal : les Dreux, les Melun-Versailles, les Aulnay, les Pomponne, les Montmorency-Marly, les Trie, les Nemours-Villebéon et les Nesle. De la même façon, les fleurs de lis des Chennevières sont une manifestation de l'attachement du lignage au roi. Au total, le groupe héraldique du Capétien rassemble une cinquantaine d'écus, soit près de 20 % du total. Il est donc nettement supérieur au deuxième groupe, celui des Isle-AdamMauvoisin, qui comprend entre trois et quatre fois moins de membres. Si la taille d'un groupe héraldique correspond à la puissance politique du lignage central, l'armorial Wijnbergen montre que l'aristocratie francilienne est largement dominée par le modèle royal dans la seconde moitié du XIIIe siècle. Le paysage héraldique francilien devait être sensiblement différent un siècle plus tôt, mais, malheureusement, nos sources ne nous permettent pas d'en dessiner les contours.
* Les images du pouvoir seigneurial sont guerrières et colorées. Au XIIe siècle, les seigneurs laïques ne sont pas les seuls utilisateurs des sceaux, mais ils mettent au point un répertoire emblématique particulier qui les distingue d'abord du roi et des ecclésiastiques, puis, au XIIIe siècle, des bourgeois et des paysans. La référence est le cavalier en arme. Ce choix est lié à la militarisation des élites politiques d'Ile-de-France. Refoulés dans le siècle par la réforme grégorienne, les laïcs trou-
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DEUXIÈME PARTIE
vent dans le maniement des armes un puissant marqueur social et un ciment pour le groupe aristocratique. Ils légitiment ainsi une domination politique de plus en plus souvent contestée par le roi. Les seigneurs laïques d'Ile-de-France participent aux tournois et se mettent en image au moment où s'achève le rassemblement capétien. La « seigneurialisation » du pouvoir royal dans les pays autour de Paris renforce la dépendance des potentats locaux vis-à-vis du Capétien. En mettant en avant ses qualités militaires, l'aristocrate revendique une fonction. Il ne s'agit donc pas d'une contestation du pouvoir royal, mais, au contraire, d'une volonté d'intégration. Le modèle chevaleresque se diffuse dans les pays autour de Paris, mais, à la fin du XIIe siècle, la haute et la moyenne noblesse restreignent l'accès au sceau équestre. Concurrencés à l' «extérieur» par les nouveaux serviteurs du roi et, à l' « intérieur», par les cadets qui reçoivent la formation du chevalier mais sont défavorisés par la coutume, les chefs de lignage entravent la diffusion du sceau chevaleresque. La création du sceau armorial permet à la fois de maintenir une barrière iconographique entre les grands et la masse des seigneurs laïques, et de donner à cette foule la possibilité d'intégrer le groupe des sigillants. Même si « la capacité héraldique appartenait à tout le monde (y compris les serfs) »205 , l'apparition des armoiries est étroitement liée à l'évolution des pratiques militaires et, donc, à la société seigneuriale. Au XIIe siècle, l'écu armorié est, comme le sceau équestre, un emblème guerrier. Image tapageuse et totémique - elle apporte à son porteur la protection du clan-, l'armoirie rattache les chevaliers au siècle, aux vanités terrestres inlassablement conspuées par les clercs. Même s'il n'est pas forcément partagé par tous, le goût des combats et des couleurs vives est une nécessité politique. Pour être reconnue, l'autorité doit se manifester. L'identification des seigneurs laïques d'Ile-de-France est une tâche complexe. Un père et un fils peuvent utiliser le même nom, le même surnom, le même sceau et les mêmes armoiries. Ainsi, plusieurs Simon de Montfort confirment à des moments différents les donations de leurs ancêtres en faveur du même monastère. Lorsque le chef d'un lignage meurt, l'aîné dépose le lambel et prend à la fois l'identité du père et les rênes du domaine. Ce mimétisme, qui complique singulièrement les enquêtes généalogiques, nous semble être un élément essentiel de l'identité seigneuriale. Le puissant et ses ancêtres doivent être identiques. Il existe un rapport très étroit, quasi charnel, entre le sigillant et l'empreinte de son sceau. Si la matrice du fils ressemble à celle du père, le corps du fils ressemble à celui du père. La cire serait-elle le corps « privé » du seigneur et l'image sigillaire le corps immortel de
la seigneurie 206 ?
2os 206
PASTOUREAU, Traité d'héraldique, p. 60. KANTOROWICZ, The King's Two Bodies.
290
TROISIÈME PARTIE
Au-delà. Domination seigneuriale et souci du salut.
L'histoire de la France religieuse a été profondément influencée par le succès de l'histoire des mentalités 1 • «Celle-ci s'abstrait totalement de la problématique institutionnelle pour privilégier une approche exclusivement anthropologique des faits religieux » 2• Pour cerner « l'homme religieux >>,les historiens adoptent depuis les années 1960 une démarche sociologique. L'objet principal n'est plus l'Eglise3 institution, mais l'Eglise-société, le sentiment religieux des fidèles . Ce nouveau les clercs entre rapports des questionnement laisse une place importante à l'étude Joseph de Bull, Marcus de travaux les montrent le comme et l'aristocratie laïque H. Lynch, d'Alexandro Barbero et de Michel Lauwers 4 • Pour étudier les relations entre l'aristocratie laïque et l'Eglise, nous utiliserons principalement les Chroniques franciliennes, les Vies de saints et les recueils de chartes. Ces derniers constituent la« source principale pour mesurer l'impact des communautés religieuses sur l'aristocratie locale »5 • La multiplication des monastères en Ile-de-France entre le XIIe et le XIIIe siècle entraîne la rédaction d'un nombre croissant d'actes qui constituent l'essentiel de notre documentation. La spiritualité des seigneurs laïques du XIIe siècle a alimenté et alimente encore aujourd'hui un important débat historiographique. Pour certains, elle est issue de la lutte que mènent les clercs pour imposer aux laïcs un modèle orthodoxe débarrassé des oripeaux magiques du christianisme« populaire». Cette interprétation, qui distingue nettement les aristocrates et l'institution ecclésiale, tente de montrer que ces deux ordres, dont les aspirations et les modes de vies' opposent radicalement, sont en état de conflit permanent6 • Mais l'idée d'une spiritualité «subie» ou «sous surveillance », qui contredit la théorie du « beau Moyen-Age chrétien » où clercs et laïcs coopèrent dans l'harmonie pour le bonheur du peuple, a été à son tour mise en question. Certes, nous ne disposons pas de sources directes. Les faits et gestes des aristocrates ne nous sont connus qu'à travers les récits des lettrés, c'est à dire des clercs. Lorsqu'un seigneur s'engage devant Dieu en enrichissant une communauté religieuse, il a recours à l'intercession d'un ecclésiastique pour rédiger une charte. « Ce n'est pas elle qui prédispose le mieux à comprendre comment les nobles laïcs ont reçu, perçu, intégré les paroles qu'ils entendaient prononcer, les rites qu'ils voyaient se dérouler et dont ils étaient aussi les acteurs, les images quis' offraient à leur vue »7 . Ce fait pose le problème del'« objectivité »des documents écrits.Jonathan Riley-Smith a toutefois montré que les donateurs laïques avaient sans doute connaissance de ce qui était écrit en latin en leur nom. Il cite le cas de Milon de Vignory qui, en 1101, se fit lire et expliquer en langue vernaculaire la signification
1 LE GOFF et NORA dir., Faire de l'histoire, t. 2, pp. 142-183; VAU CHEZ," Les nouvelles orientations de l'histoire religieuse au Moyen Age " ; LE GOFF et REMO ND dir., Histoire de la France religieuse, t. 2. 2 BALARD dir., L'histoire médiévale en France, p. 156. 3 SCHMID et WOLLASCH, Memoria; OEXLE, " Memoria und Memorialüberlieferung im frühen Mittelalter" ; pour les directions de la recherche en France, voir BALARD dir., L'histoire médiévale en France, pp. 151-175; LEMAITRE dir., L'Eglise et la mémoire des morts; La Mort des grands; MARTIN, Mentalités
médiévales. BULL, Knightly piety; LYNCH," Monastic Recruitment" ; BARBERO, L'aristocrazia nella società Jrancese del medioevo ; LAUWERS, La mémoire des ancêtres. 5 BULL, Knightly piety, p. 15. 6 BARBERO, L'aristocrazia nella società Jrancese del medioevo, pp. 129-239. 7 LEMESLE, La société aristocratique dans le Haut-Maine, p. 85.
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d'une charte de donation 8 • Si nous admettons que nos sources donnent une image exacte - mais parcellaire - de la spiritualité des seigneurs laïques, nous constatons que les puissants font constamment référence au salut de leur âme. La mention « pro anima mea et pro animabus antecessorum meorum » qui apparaît régulièrement dans les chartes de Saint-Magloire n'est pas seulement une convention diplomatique9. Dans ce chapitre, nous analyserons donc les relations entre les seigneurs laïques et les « professionnels de la prières » en Ile-de-France au XIIe siècle. Sont-elles conflictuelles? Commentles aristocrates choisissent-ils leurs intercesseurs? Quelle voie doivent-ils emprunter pour assurer leur salut et celui de leur lignage ? Plus largement, l'idéologie seigneuriale contredit-t-elle le projet d'une société chrétienne rénovée par les clercs ? Dans une première partie, nous étudierons le poids des grands établissements religieux dans les pays autour de Paris et la place des nouvelles fondations pieuses. Nous examinerons ensuite le rythme, la nature et la fonction des donations pro anima. Enfin, nous présenterons les chemins vers la Jérusalem céleste tracés par l'Eglise et empruntés par l'aristocratie.
RILEY-SMITH, The First Crusaders, p. 4, d'après Chartes et documents de Saint-Bénigne de Dijon, t. 2, p. 172 9 Chartes et documents de l'abbaye de Saint-Magloire, t. 1, n° 23, pp. 100-104, n° 53, pp. 168-169, n° 54, pp. 169-170, et n° 66, pp. 192-193. 8
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La« France» monastique et canoniale. Dans le dernier chapitre de la Vie de Louis VI, l'abbé Suger rapporte que le Capétien parlait souvent des sépultures royales: «Heureux celui qui mériterait d'être enseveli entre les autels très sacrés de la sainte Trinité et des saints Martyrs ; car le secours des saints et aussi les prières des visiteurs lui obtiendraient le pardon de ses péchés »10 . Le repos de l'âme est largement dépendant du lieu d'inhumation. Les legs pieux et les offices pour les morts ne garantissent pas la rédemption, mais les prières des moines et, dans une moindre mesure, des laïcs, peuvent soulager l'âme des défunts. Pour pouvoir profiter de la proximité perpétuelle des saints et de l'intercession des clercs, les seigneurs multiplient les donations aux monastères. « Les moines et les chanoines avaient le pouvoir de transformer les dons matériels en dons spirituels (les suffrages pour les défunts), seuls biens dont pouvaient profiter les morts »11 • L'étude de l'Ile-de-France monastique est indispensable à la compréhension de la« flur de France ».Moines et aristocrates sont interdépendants. Quelle est la place des grands domaines ecclésiastiques dans les pays autour de Paris ? Entrent-ils en concurrence avec les nouveaux monastères qui sont établis par les seigneurs d'Ilede-France? Comment se répartissent-ils dans l'espace francilien ? Enfin, quels sont les choix qui président à l'installation de tel ou tel ordre religieux au XIIe siècle ? Pour répondre à ces questions, nous présenterons dans un premier temps un tableau des grands domaines ecclésiastiques. Ensuite, nous analyserons les fondations monastiques et canoniales dans le diocèse de Paris au XIe, puis au XIIe siècle. Les grands domaines ecclésiastiques
Compilés par des clercs, les recueils de chartes donnent d'abord des indications sur le temporel des établissements ecclésiastiques. Nombreux dans les pays autour de Paris, ces derniers possèdent tous des domaines ruraux qui assurent leur subsistance et témoignent de leur rayonnement. Pris individuellement, les grands monastères possèdent moins de droits que le Capétien, mais, additionnés, ils sont les plus grands propriétaires d'Ile-de-France 12 • Parmi les grands domaines ecclésiastiques, nous développerons quatre exemples : Notre-Dame de Paris, Saint-Denis, Saint-Germain-des-Prés, et Saint-Magloire. Ce choix, qui exclut quelques noms tout aussi célèbres, est dicté par les sources et par la bibliographie. Nous n'avons pas l'ambition de dresser un tableau exhaustif de tous les domaines ecclésiastiques franciliens du XIIe siècle, mais seulement des 10
Suger, Vie de Louis VI, p. 284. LAUWERS, La mémoire des ancêtres, p. 191. 12 Il n'existe pas, à notre connaissance, d'étude générale sur les établissements ecclésiastiques d'Ile-deFrance. Le numéro spécial des Mémoires publiés par la Fédération des Sociétés historiques et archéologiques de Paris et de l1le-de-France ( t. 48, 1997) consacré aux Abbayes, prieurés et communautés religieuses en Ile-de-France est une compilation de monographies - parfois remarquables - et ne comprend aucune étude d'ensemble. Il s'agit pourtant d'un souhait formulé par BLOCH, «L'Ile-de-France», p. 763, au début du XXe siècle. 11
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principaux. Bien que l'église de Paris et les abbayes de Saint-Germain-des-Prés et de Saint-Denis soient les trois plus fortunées, les études sur la répartition géographique de leurs temporels sont rares et parfois approximatives 13 . Nous n'analyserons donc pas les domaines qui ont fait l'objet de recherches solides 14 pour nous focaliser sur les «trois grands». Leur ancienneté et la richesse de leurs archives nous permettent d'observer l'évolution de leur patrimoine respectif. Ont-ils, comme l'écrit Raymond Cazelles, «beaucoup souffert de la période de désordres et du défaut d'autorité centrale au Xe siècle »15 , perdant ainsi la plupart de leurs possessions au profit des laïcs ? Nous avons aussi intégré une abbaye plus modeste et plus récente, Saint-Magloire, à titre de comparaison. Comment s'organisent les domaines des grandes abbayes et assiste-t-on, comme dans le cas du roi de France, à des tentatives de concentration des possessions ? Au XIIe siècle, le temporel de l'église de Paris en Ile-de-France fait partie des principaux domaines ecclésiastiques 16 . Toutefois, il ne dépend pas d'un seigneur unique. L'ensemble a été divisé en 829 entre la mense épiscopale 17 et la mense du chapitre cathédral. L'évêque et les chanoines se partagent donc les revenus d'un patrimoine administré à l'échelle locale par des prévôts et des maires 18 • Dans la pratique, la partition de 829 n'introduit pas de différentiation spatiale franche entre les deux domaines. Géographiquement, les possessions de Notre-Dame se répartissent sur l'ensemble du diocèse 19 . Nous pouvons cependant distinguer six pôles de domination distincts. Le premier correspond bien sûr à la ville de Paris et à sa proche périphérie. « L'évêque, les archidiacres, le doyen du chapitre et les chanoines [y sont] des puissances considérables, tant au point de vue spirituel qu'au point de vue temporel et économique » 20 • Le deuxième pôle forme un quadrilatère délimité au nord par la Seine et la Marne, et au sud par l'Yvette et l'Yerres. La moitié des prévôtés de l'église de Paris se situent dans cet espace de trente kilomètres sur quinze 21 • Sur la rive droite de la Seine, le chapitre et l'évêque tiennent des biens importants dans les paroisses de Champigny, Chennevières, la Queue-en-Brie, Noi-
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ANGER, Les dépendances de l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés, partiellement corrigé par LA MOTTECOLLAS, " Les possessions territoriales de l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés "· 14 FOURIER-BONNARD, Histoire de l'abbaye et de l'ordre des chanoines réguliers de Saint-Victor; GUT," Les actes de Maurice de Sully ,, ; TORCHET, Histoire de l'abbaye royale de Notre-Dame de Chelles ; GIARD, " Etude sur l'histoire de l'abbaye de Sainte-Geneviève de Paris,, ; OLLIVIER, "L'évolution du temporel de Saint-Martin-des-Champs ,, ; TERROINE, Un abbé de Saint-Maur au XIIIe siècle: Pierre de Chevry; PEGEON, L'abbaye de Saint-Martin de Pontoise. 15 MOLLAT dir., Histoire de l'Ile-de-France et de Paris, p. 98. 16 Paris, Arch. nat., LL 78; Cartulaire de l'église de Notre-Dame de Paris, t. 1, n° 79, pp. 77-80. HIGOUNET, Défrichements et villeneuves, p. 19, indique que parmi les grands domaines ecclésiastiques," il faut placer
en premier les biens de l'Eglise cathédrale de Paris"· Certes, le temporel de Notre-Dame semble particulièrement vaste, mais il est au même niveau que celui de Saint-Denis. 17 MORTET, " Maurice de Sully'" donne un bref tableau de la mense épiscopale à la fin du XIIe siècle. 18 TIMBAL et METMAN, "Evêque de Paris et chapitre de Notre-Dame "· 19 Pour les localités mentionnées dans ce développement, nous renvoyons à l'index generalis du Cartulaire de l'église de Notre-Dame de Paris, t. 4, pp. 217-345. 20 BOUSSARD, Nouvelle histoire de Paris, p. 136. 21 Il s'agit des prévôtés de Bagneux, Ivry, Créteil, Sucy-en-Brie, Chevilly, Châtenay et Orly. Les autres sont situées à Epône, Andrésy, Mitry, Rosoy-en-Brie, Vernou, Larchant, Itteville et Corbreuse.
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seau, Sucy-Bonneuil, Créteil et Boissy-Saint-Léger22 • Ce groupe exceptionnellement compact voisine le temporel de Saint-Maur-des-Fossés. Sur la rive gauche de la Seine, le domaine cathédral est en contact direct avec celui des moines de SaintGermain-des-Prés. La répartition territoriale du patrimoine de l'église de Paris y est aussi très dense : elle comprend une vingtaine de villages regroupés autour de la vallée de la Bièvre. Dans le doyenné de Montlhéry, les principaux pôles en sont Rungis, Fresnes, l'Hay, Gentilly, Wissous, Viry et surtout Chevilly23 • L'évêque Maurice de Sully donna au chapitre des biens à Ivry pour que « le revenu servit à leur donner un repas commun le jour où il avait été élu évêque, qui était le lendemain de la saint Denis » 24 • Les chanoines augmentèrent aussi leurs possessions en rachetant des droits à Orly et à Vitry. Dans le doyenné de Châteaufort, ils tiennent des biens à Sèvres, Clamart, Chaville, le Plessis, Châtenay, Palaiseau, Massy, Montrouge et Bagneux25 • Le temporel du chapitre déborde largement cet étroit périmètre. Dans l'actuel département des Hauts-de-Seine, l'évêque tient la seigneurie de Saint-Cloud, et des biens à Meudon. La grande forêt d'Yveline, qui sépare les diocèses de Paris et de Chartres, dépend en partie del' église de Paris. Nous ne connaissons pas les circonstances de cette acquisition, mais, en 1171, Gui II, châtelain de Chevreuse, reconnaît tenir ses domaines de l'évêque de Paris, son suzerain 26 . Pour Auguste Moutié, c'est sans doute Thibaut File-Etoupe, premier seigneur de Montlhéry connu, qui reçut les terres de Montlhéry et de Chevreuse en fief de l'église de Paris 27 • Les évêques semblent en effet avoir inféodés des biens importants à la fin du Xe siècle. Cette hypothèse justifie le célèbre acte publié en 1172 par Louis VII qui confirme l'accord passé entre Gui II de Chevreuse et Yves Il, abbé de Saint-Denis, au sujet d'un fief tenu par Gui : le seigneur, qui disait tenir son bénéfice del' église de Paris, renonce à ses prétentions en présence de Maurice de Sully et du doyen du chapitre, et reconnaît tenir l'avouerie de Saint-Denis28 • Ce transfert de suzeraineté illustre, entre autres, l'imbrication des domaines de Saint-Denis et de Notre-Dame dans la vallée de Chevreuse, et la croissance du temporel dionysien. Certes, l'église de Paris possède des droits à Maurepas, Milon-la-Chapelle, Chevreuse, Limours, Corbreuse, Montlhéry et au Mesnil-Saint-Denis 29 , mais le rattachement du monastère d'Argenteuil à Saint-Denis et la politique territoriale menée par Suger et ses successeurs corrodent progressivement le patrimoine des chanoines. Au sud du diocèse, l'église de Paris souffre moins de la concurrence de Saint-Denis. Elle tient du roi des revenus de soixante et de quarante-cinq sous pour les fiefs de la Ferté-Alais et de Cor-
22 LUCHAIRE, Etudes sur les actes de Louis VII, n° 391, pp. 225-226; LEBEUF, Histoire, t. 4, pp. 467-479, 474-479, 483-489; t. 5, pp. 10-18, 374-394. 23 Cartulairedel'églisedeNotre-DamedeParis, t. 2, n° 114, p. 99; Gallia Christiana, t. 7, col. 72; LUCHAIRE, Etudes sur les actes de Louis VII, n ° 391, pp. 225-226 ; LEBEUF, Histoire, t. 4, pp. 3-11, 32-36, 40-51. 24 Cartulaire de l'église de Notre-Dame de Paris, t. 1, n° 47, pp. 47-48. 25 LUCHAIRE, Etudes sur les actes de Louis VII, n° 256, p. 181 et n° 391, pp. 225-226; Cartulaire de l'église de Notre-Dame de Paris, t. 1, pp. 12 et suiv. 26 Paris, Arch. nat., S 2125. 27 MOUTIE, " Chevreuse '" t. 2, p. 11. Les parties limitrophes de la forêt d 'Yveline furent données à l'évêque de Paris par les Carolingiens ou par les abbés de Saint-Denis. 28 Paris, Arch. nat., K 25, n° 5 et LL 1157, p. 539; LU CHAIRE, Etudes sur les actes de Louis VII, n° 627, p. 297. 29 LEBEUF, Histoire, t. 3, pp. 286-290, 362-375, 430-437, et t. 4, pp. 98-116; BOUSSARD, Nouvelle histoire de Paris, p. 293.
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beil3°. En plus de la dîme de Brétigny-sur-Orge, le domaine de Notre-Dame englobe St-Michel-sur-Orge, Avrainville, Lardy et Itteville 31 . Il faut ajouter les villages de Soisy-sous-Etiolles et de Moissy, le hameau de Noisement et l'enclave de Champeaux32. Enfin, le temporel del' église de Paris s'étend jusqu'à la frontière orientale du diocèse où l'évêque de Paris tient la seigneurie de Tournan 33 . Notre-Dame est au contact direct du domaine dionysien dans la plaine de France. Le roi, qui confirma en 1157 les droits del' église cathédrale à la demande del' évêque Thibaut, mentionne essentiellement des villae situées au sud de la Seine, à l'exception de Mitry et de Mory34 . Ces deux localités voisines forment avec Compans et Saint-Mard la pointe orientale du temporel de Notre-Dame au nord de Paris. Dans la plaine de France, l'évêque et les chanoines tirent des revenus des paroisses de Villepinte, de Roissy, de Bonneuil, de Goussainville et d'Epiais 35 . Nous pouvons rattacher à ce groupe deux localités situées à la lisière méridionale de la grande forêt de Senlis-Carnelle qui marque la limite nord du diocèse de Paris : Luzarches et J agny3 6 • Dans le Parisis, l'évêque possède aussi des droits sur les bourgs de Saint-Marcel, près de Saint-Denis, Soisy et Montlignon, et les seigneurs de Montmorency lui doivent l'hommage pour les églises de Saint-Leu et de Taverny3 7• Le temporel de l'église de Paris semble avoir été encore plus important dans la vallée de la Seine entre Cormeilles38 et le comté de Meulan. L'évêque, qui tient le travers de Conflans-Sainte-Honorine, reçoit l'hommage du comte de Beaumont pour cette terre 39 . Le chapitre cathédral a pour sa part reçu des biens à Andrésy, Jouy-le-Moutier, Epône et Mézières 40 • Le temporel de Notre-Dame embrasse donc l'ensemble des pays autour de Paris, débordant même par endroits les limites du diocèse. Inégalement réparti, ce patrimoine subit la concurrence des grandes abbayes bénédictines mais profite aussi de la générosité des Capétiens. Avec l'aide d'Etienne de Garlande, l'évêque Gilbert obtient de Louis VI la confirmation de la protection royale sur les chanoines, l'immunité du cloître et l'exemption de divers tonlieux41 . Entre 1143 et 1147, Louis VII abandonne plusieurs droits qu'il tenait sur l'église de Paris 42 , « appliquant ainsi les principes de la réforme grégorienne que le souverain mettait en oeuvre dans l'ensemble du royaume » 43 . Ala fin du XIIe siècle, l'évêque, qui reste un grand seigneur,
° Cartulaire de l'église de Notre-Dame de Paris, t. 1, n° 1, p. 8.
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LU CHAIRE, Etudes sur les actes de Louis VII, n° 391, pp. 225-226; LEBEUF, Histoire, t. 4, p. 337; HIGOUNET, Défrichements et villeneuves, p. 19. 32 Cartulaire de l'église de Notre-Dame de Paris, t. 1, n° 72, pp. 134-135; LEBEUF, Histoire, t. 5, pp. 73-75 et 409. 33 LEBEUF, Histoire, t. 5, p. 293. 34 Paris, Arch. nat., K 24, n° 1 bis; LUCHAIRE, Etudes sur les actes de Louis VII, n° 391, pp. 225-226. 35 LEBEUF, Histoire, t. 2, pp. 279, 290-291, 305-306, 614 et 619. 36 Ibidem, pp. 206 et 229. 37 Versailles, Arch. dép. Yvelines, 9 H 76 et 9 H 39. 38 LEBEUF, Histoire, t. 2, p. 52. 39 Ibidem, pp. 87-97. 40 Ibidem, pp. 97-99 et 104; BOUSSARD, Nouvelle histoire de Paris, p. 68. 41 Recueil des actes de Louis VI, t. 1, n° 157, pp. 324-327. 42 Paris, Arch. nat., K 23, n° 7 et 14; LUCHAIRE, Etudes sur les actes de Louis VII, n° 119, p. 138 et n° 200, p. 163. 43 MICHAUD-QUANTIN, " Les évêques de Paris ", p. 23. 31
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utilise son domaine pour renforcer son action pastorale matérialisée par la reconstruction de l'église cathédrale 44 . L'oratoire élevé en 475 par sainte Geneviève de Nanterre en bordure de la voie romaine de Lutèce à Beauvais, dans le village de Catolacum, en mémoire de Denis, évêque de Paris - qui fut ainsi identifié avec un missionnaire martyr enterré à cet endroit au Ille siècle-, fut transformé en monastère-nécropole royal dès le milieu du VIe siècle par Childebert45 . L'abbaye de Saint-Denis, « qui doit à Dagobert sa richesse foncière » 46 , reçoit un patrimoine très important dans le fiscus francilien des Mérovingiens 47 • Transformée en monastère bénédictin au VIIe siècle, elle accueille les dépouilles mortelles des rois. L'avènement des Carolingiens n'affaiblit pas la croissance de Saint-Denis qui reste l'une des principales abbayes du royaume. Avec le concours bienveillant des moines parisiens, la nouvelle dynastie se substitue à la« première race » et reste dévouée au saint évêque martyr confondu avec Denys1'Aréopagite sous l'abbatiat d'Hilduin 48 • Même si le titre de primus inter abbates reste réservé à l'abbé de Saint-Benoît49 , Saint-Denis est alors la« tête pensante du royaume et del' empire carolingien » 50 • Au moment où Charles et Carloman entreprennent la reconstruction des bâtiments monastiques 51 , le temporel de l'abbaye s'étend principalement dans un triangle délimité au nord-ouest par l'Oise, au sud par la Seine et au nord-est par une ligne qui s'étire de Meaux jusqu'au comté de Beaumont. Dans le Parisis, les moines reçoivent des souverains les villae de Taverny, Eaubonne, Ecouen, Ezanville, Franconville, Maffliers, Belloy et Moisselles, ainsi que des vignes à Deuil et Groslay5 2 . Il s'agit là d'un pôle majeur de domination territoriale, mais il n'est pas exclusif: Saint-Denis possède un nombre considérable de biens et de droits jusque dans la Beauce53 • Pour protéger l'abbaye des razzias normandes, Charles le Chauve, qui est aussi abbé laïque de Saint-Denis, fit construire une enceinte autour du bourg monastique 54 et confia peut-être la défense du patrimoine dyonisien réorganisé pour l'occasion à ses fidèles 55 • Saint-Denis ne semble pas avoir subi de crise grave au cours du Xe siècle. Les Robertiens, qui ont succédé
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MORTET, «Maurice de Sully"· FELIBIEN, Histoire de l'abbaye royale de Saint-Denis-en-France; AY'ZAC, Histoire de l'abbaye de Saint-Denisen-France; AUTRAND dir., Saint-Denis et la royauté. Sur le rôle de Saint-Denis dans la construction de l'espace capétien: LOMBARDjOURDAN, Montjoie et Saint Denis!. 46 BEDOS, La Châtellenie de Montmorency, p. 31. 47 LEVILLAIN, « Etudes sur l'abbaye de Saint-Denis "· 48 BEAUNE, Naissance de la nation France, pp. 113-172; «Apôtre ou imposteur?,,, dans BOURDERON dir., Histoire de Saint-Denis, pp. 25-56 ; «Les sanctuaires royaux'" dans NORA dir., Les lieux de mémoire, t. 2: La Nation*, pp. 57-87. 49 PLONGERON et VAU CHEZ dir., Histoire des diocèses de France, t. 20: Le diocèse de Paris, t. 1, p. 84. 50 BOURDERON dir., Histoire de Saint-Denis, p. 75. 51 BRIERE et VITRY, L'église abbatiale de Saint-Denis et ses tombeaux; LEVILLAIN, «Les plus anciennes églises abbatiales de Saint-Denis"· 52 Paris, Arch. nat., K 9, n° 5; BEDOS, La Châtellenie de Montmorency, pp. 31-33. 53 Recueil des actes de Charles III, n ° 66, p. 148. 54 BOURDERON dir., Histoire de Saint-Denis, pp. 85-86. 55 BEDOS, La Châtellenie de Montmorency, pp. 33-43, écrit que le « castrum de Gonesse fut créé ou restauré par Robert le Fort à la demande du roi Charles le Chauve, afin de protéger le pays des incursions normandes "· Cette théorie, qui a été formulé par THERY, Gonesse dans l'histoire, p. 17, ne repose, semblet-il, sur aucun document. Voir BLAZY, Gonesse, p. 51, n. 1. 45
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aux Carolingiens à la tête de l'abbaye 56 , exploitent les terres du monastère, mais les dépossessions au profit de la noblesse sont rares. Dès 1108, les moines obtiennent de Robert le Pieux la restitution de leurs droits et de leurs biens57 • L'abbaye s'efforce donc très tôt de« maintenir et d'élargir les bases de son pouvoir » 58 . Le règne de Louis le Gros ouvre une période particulièrement faste pour SaintDenis. Le monastère « remplace alors Saint-Benoît et, dans le même temps, Paris prend définitivement l'avantage sur Orléans » 59 . Ce parallèle effectué par Françoise Autrand et Jean Langère corrobore nos conclusions sur le rassemblement du domaine royal autour de Paris qui débute dans la deuxième moitié du XIe siècle et s'achève au XIIe. En choisissant l'Ile-de-France, les Capétiens délaissent Fleury et font de Saint-Denis« le centre religieux de leur pouvoir » 60 • Dès 1112, l'abbé Adam reçut du jeune roi une charte de confirmation dans laquelle le souverain renouvelle les privilèges de l'abbaye et reconnaît les donations octroyées par ses aïeux, à savoir Dagobert, Charles le Chauve et Robert le Pieux61 . La « troisième race » s'inscrit donc, avec le concours de l'abbé Adam, dans la continuité des deux premières. L'une des principales étapes de la promotion de Saint-Denis au rang de caput regni eut lieu huit ans après, lorsque Louis VI « restitua » la garde de la couronne de Philippe Ier aux religieux 62 • Le roi, « communicato cum palatinis nostris consilio >>, accède ainsi à la demande des Bénédictins sans doute envieux du don fait entre 1115 et 1120 par le Capétien de la relique de la vraie Croix à Notre-Dame de Paris. Toutefois, c'est encore une fois l'existence d'une hypothétique coutume qui vient justifier le privilège accordé à Saint-Denis63 . En outre, Louis VI donne au monastère l'église de Cergy avec ses dîmes et ses dépendances. Cet acte, qui fait partie des trois diplômes majeurs concédés par Louis VI à Saint-Denis, accélère le rapprochement entre le roi et l'abbaye qui est largement exploité et théorisé sous l'abbatiat de Suger64 . La tentative d'invasion par l'empereur Henri V en 1124 vient sceller cette alliance : « Diverses relations et des expériences réitérées avaient appris [à Louis VI] que saint Denis est le patron spécial et, après Dieu, le protecteur sans pareil du royaume. [Le roi] se hâte d'aller à lui, le presse de tout son cœur, tant par ses prières que par ses bienfaits, de défendre son royaume( ... ) [et] il prend sur l'autel l'étendard appartenant au comté de Vexin, au titre duquel il se trouve feudataire de l'église » 65 . Dans son Mémoire sur son administration abbatiale, l'abbé de
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Saint-Denis était aux mains de Robert, frère d'Eudes et comte de Paris, puis elle passa à son fils Hugues le Grand et à son petit-fils Hugues Capet (BOUSSARD, Nouvel/,e histoire de Paris, p. 45). 57 LEMARIGNIER, "Autour d'un diplôme de Robert le Pieux pour Saint-Denis, 1008 "· 58 BOURDERON dir., Histoire de Saint-Denis, p. 92. 59 PLONGERON et VAU CHEZ dir., Histoire des diocèses de France, t. 20: Le diocèse de Paris, t. 1, p. 84. 60 BEAUNE, " Les sanctuaires royaux '" p. 59. 61 Recueil des actes de Louis VI, t. 1, n° 70, pp. 152-158. « Interquos precipue claruerunt donnus Dagobertus, rex prevalidus, et Karolus Calvus, eque rex et imperator magnificus, atavus quoque noster pie memorie rex Robertus, qui ecclesiam Beati Dyonisii sociorumque ejus ab ipso Dagoberto fundatam pre ceteris dilexerunt eamque variis et maximis largüionibus ditaverunt, ipsam quoque liberrimam esse ab omni exactione regum seu quorumlibet principum constituerunt et hoc precepto auctoritatis sue corroboraverunt ». 62 Ibidem, n° 163, pp. 334-338. 63 Ibidem, p. 338 : " ( ... ) quoniam jure et consuetudine regum Francorum demigrantium insignia regni ipsi sancto martiri, tanquam duci et protectori suo, referuntur ( ... ) ». 64
SPIEGEL, "The Cult of saint Denis and Capetian Kingship "· Sur le personnage de Suger, voir CARTELLIERI, Abt Suger von Saint-Denis; GERSON dir., Abbot Suger and Saint-Denis, a Symposium; BUR, Suger, abbé de Saint-Denis, régent de France. Suger, Vie de Louis Vl, p. 220.
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Saint-Denis ajoute que le roi « reconnut en plein chapitre de Saint-Denis le tenir en fief de lui et être tenu à l'hommage, au titre de porte-étendard, s'il n'avait été roi »66 . Le vexillum, qui apparaît pour la première fois à cette occasion, matérialise cette association 67 . Même si l'octroi du comté du Vexin aux Bénédictins de SaintDenis ne semble pas avoir été aussi « rectiligne » que ne l'écrit Suger, il pérennise la présence indirecte des Capétiens dans une marche convoitée par le duc de Normandie68. «Habile à s'attirer les donations et les privilèges royaux et à s'assurer des bénéfices privés de toute sorte, Suger mit aussi un grand talent à restaurer les titres fonciers et les droits féodaux oubliés »69 . Le tableau du domaine monastique dépeint par Suger au milieu du XIIe siècle 70 correspond dans ses grandes lignes à la répartition géographique du patrimoine francilien de Saint-Denis à la fin du règne de Louis le Jeune. L'abbé cite en premier lieu le bourg de Saint-Denis et ses alentours dans lesquels le monastère jouit de nombreux droits : tonlieu, péage, change et divers cens. Parmi les biens mentionnés, signalons plusieurs maisons, des vignes, la « porte parisienne » et une maison forte. Les taxes acquittées par les hôtes installés« dans les jardins des frères» et à la Courneuve complètent cet ensemble. Les moines profitent aussi de l'essor du commerce à longue distance grâce à l'importante foire du Lendit qui attira des commerçants transalpins dès le XIe siècle et fut concédée aux Bénédictins de Saint-Denis par le Capétien dans les années 112071 . Si nous suivons le Liber de rebus in administratione sua gestis, Suger ne s'est pas beaucoup intéressé aux possessions dionysiennes de la plaine de France. Seul le Tremblay-en-France fait l'objet d'un bref paragraphe dans lequel l'abbé fustige le comte de Dammartin qui« accablait le village de nombreuses exigences »72 et justifie ainsi le rachat de toute la seigneurie du lieu contre un cens de dix livres par an. Pour« assurer la protection de nos successeurs» et matérialiser l'implantation d'un nouveau pouvoir dans un village qui compte deux importantes granges monastiques, les Bénédictins s'empressent d'ériger une maison forte à proximité de l'église. Le fait que Suger ne mentionne pas d'autres localités ne signifie pas que le domaine de l'abbaye se soit arrêté à la seigneurie du Tremblay. Au contraire, la plaine de France et le Parisis sont sans doute la région dans laquelle les possessions dionysiennes sont les plus nombreuses. A proximité du bourg de Saint-Denis, l'abbé tenait un revenu en froment à Pierrefitte, et sans doute quelques biens à Villetaneuse, à Dugny et à Louvres 73 . Au cours des Xe et XIe siècles, l'abbaye inféoda de nombreuses terres situées dans cette partie de l'Ile-de-France. Vers 1100, la maison des Bouteillers de Senlis a la garde de la seigneurie de Villepinte citée au IXe siècle
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Suger, Œuvres, t. 1, p. 66. CONTAMINE, L'oriflamme de Saint-Denis. 68 BARROUX," L'abbé Suger et la vassalité du Vexin en 1124 »; BAUDUIN, La première Normandie, pp. 247-283; POWER, The NormanFrontier, pp. 366-387. La concession du Vexin français à Guillaume Cliton contredit partiellement la version de Suger. 69 PANOFSKY, Architecture gothique et pensée scolastique, pp. 21-22. 70 Suger, Œuvres, t. 1, pp. 56 et suiv. 71 LOMBARD:fOURDAN," Les foires de l'abbaye de Saint-Denis»; LEVILLAIN," Essai sur les origines du Lendit». 72 Suger, Œuvres, t. 1, p. 60. 73 LEBEUF, Histoire, t. 1, pp. 584-585 et 591-592, et t. 2, pp. 301et621.
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comme possession de Saint-Denis 74 . Sous le règne de Louis VII, les Bénédictins récupèrent progressivement des droits dans cette localité. L'abbé Eudes II obtint de Gui IV bouteiller du roi et de son frère Hugues le Loup l'abandon de la dîme de Villepinte 75 . La possession de la chapelle de Villepinte et de la dîme du lieu fut confirmée par une bulle du pape Alexandre III7 6 • Pour analyser la composition du patrimoine dionysien, nous disposons d'un document précieux : le dénombrement réalisé en 1125 des fiefs de Mathieu le Bel tenus de Saint-Denis 77 . L'intérêt de cet acte est lié au statut du personnage qui fait partie de la maison de Villiers-le-Bel, solidement implantée au nord de Paris. Mathieu, qui est homme-lige de SaintDenis, détaille les biens qu'il tient de l'abbaye et qu'il a largement sous-inféodés à ses fidèles - qui, comme l'a montré Brigitte Bedos-Rezak, ne le resteront pas78 . Dans cette liste qui compte une cinquantaine de fiefs, nous trouvons le corps de l'église de Garges-lès-Gonesse et divers droits à Saint-Léger de Gassenville (auj. Stains), Anesant (corn. de Groslay), Saint-Brice, Métigier (auj. disparu), Migafin (auj. disparu), Saint-Gratien, Franconville, Soisy-sous-Montmorency, Baillet-en-France, Chennevières-lès-Louvres et Montsoult. Suger augmenta encore ce domaine en retirant à un juif de Montmorency nommé Ursel la terre de Montlignon qu'il attacha au prieuré Saint-Paul de l'Estrée 79 . L'abbé met aussi au crédit de sa bonne administration l'augmentation des revenus que les moines tirent des cens, des céréales et des vignes de leurs propriétés de Sannois, de Cormeilles, de Montignylès-Cormeilles et de Franconville80 . Toutefois, la situation de l'abbaye de Saint-Denis au nord de Paris semble moins favorable qu'aux VIIIe et IX siècles. Le développement territorial de la maison de Montmorency concurrence ici la primauté dionysienne81. L'abbaye, qui tenait des droits importants à Taverny, à Deuil-Ormesson et à Epinay sous les Carolingiens, a perdu une bonne partie de ses biens au profit des seigneurs de Montmorency8 2• Comme l'écrit Brigitte Bedos-Rezak, « on ne peut pas conclure à un recul de l'abbaye dans la région montmorencéenne : faute de documents, il est difficile d'évaluer ses pertes réelles, mais sa régression est marquée par l'apparition, dans des localités qui au XIe siècle lui étaient entièrement soumises, de censives relevant d'un autre seigneur foncier » 83 . Dans la châtellenie de Mont74
Ibidem, t. 2, pp. 613-614. L'abbé Lebeuf indique qu' "un des Bouteillers de Senlis reconnut tenir à foi et hommage de l'abbaye de Saint-Denis la terre de Villepinte,, mais nous n'avons pas identifié le document cité par l'auteur. 75 Cartulaire de l'abbaye de Saint-Martin de Pontoise, p. 286, n. 206, qui retranscrit un extrait d'une charte de Hugues le Loup renonçant à la dîme de Villepinte (K 25, n° 3.5 ; LL 1157, p. 464), qualifie cet acte de "libéralité "· Cependant, un autre document contemporain montre que Saint-Denis obtient cette
dîme en échange de l'autorisation donnée à Hugues le Loup de faire passer une conduite d'eau sur la terre du Tremblay (Paris, Arch. nat., LL 1157, p. 466). Paris, Arch. nat., LL 1158, p. 512. 77 Paris, Arch. nat., LL 1157, pp. 240-242. 78 BEDOS, La Châtellenie de Montmorency, p. 49. 79 Paris, Arch. nat., K 22, n° 9.6; BEDOS, La Châtellenie de Montmorency, pp. 103-104. 80 Suger, Œuvres, t. 1, pp. 68-70. 81 BEDOS, La Châtellenie de Montmorency, pp. 103-112. 82 Au milieu du VIIIe siècle, Saint-Denis possédait la villa de Taverny (Paris, Arch. nat., LL 1156, p. 20), mais, dès la fin du XIe siècle, Bouchard de Montmorency garde l'église du lieu (Versailles, Arch. dép. des Yvelines, 9 H 93). Alors qu'au IXe siècle les Bénédictins exploitaient les vignes de Deuil-Ormesson (LEBEUF, Histoire, t. 1, p. 600), peu de temps après la mort de Louis VII Bouchard de Montmorency céda une" mauvaise coutume,, qu'il avait sur ces mêmes vignes (Paris, Arch. nat., LL 1189, n° 469). Nous retrouvons le même cas de figure à Epinay-sur-Seine (LEBEUF, Histoire, t. 1, p. 595). 83 BEDOS, La Châtellenie de Montmorency, p. 105. 76
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morency, l'abbatiat de Suger ne modifie pas fondamentalement la répartition et la composition d'un domaine dionysien où prédomine la vigne. Suger nous apprend aussi que Saint-Denis recouvra sous son abbatiat des biens à Montmélian. Ce village, situé au nord du diocèse de Paris, aurait été donné par un seigneur laïque aux moines de Saint-Denis, mais ceux-ci auraient ensuite perdu leurs droits au profit des moniales d'Argenteuil 84 • Cette «ré-appropriation» est la conséquence directe de l'annexion de l'abbaye d'Argenteuil par Saint-Denis en 1129. Cette affaire, qui tourna à l'avantage de Suger grâce à l'intervention du roi et du pape, accrut considérablement le domaine dionysien et provoqua l'hostilité de Maurice de Sully85 • Le monastère d'Argenteuil, qui est installé au milieu d'un terroir célèbre pour son vignoble 86 , possède de nombreuses dépendances 87 . En plus de Montmélian, Suger mentionne Chavenay, Trappes, Elancourt, Bourdonné, Chérisy et Montereau proche Melun 88 . Le rattachement du monastère d'Héloïse élargit donc le domaine de Saint-Denis jusque dans le Drouais et dans la Brie humide, régions dans lesquelles l'implantation dionysienne était jusqu'alors très modeste voire inexistante89 . Mais il renforce aussi la position de l'abbaye dans une zone convoitée : la forêt d'Yveline. Le monastère possédait des droits importants dans ce grand massif forestier qui sépare les diocèses de Paris et de Chartres depuis l'époque mérovingienne. Leur patrimoine s'élargit encore à la fin du règne de Pépin qui leur donna une grande partie de la forêt90 • Au début du XIIe siècle, les Bénédictins tiennent encore des biens dans les paroisses du Mesnil-Saint-Denis et de Dampierre citées par Suger91 , ainsi qu'à Maincourt, aux Layes, à Senlisses, à SaintForget, à Lévis et à Cernay92 • L'ensemble paraît cependant modeste par rapport aux grandes donations mérovingiennes et carolingiennes. Les moines ont progressivement perdu la jouissance directe de ce patrimoine au profit des moniales d' Argenteuil et des seigneurs laïques qui tenaient l'avouerie 93 • La «récupération» graduelle de ces biens débute avec la transformation de l'abbaye de Notre-Dame d'Argenteuil en prieuré dionysien qui rassemble les terres des moniales autour du Mesnil-Saint-Denis. L'ensemble constitue l'embryon de la grande châtellenie de Beaurain tenue par les Bénédictins de Saint-Denis. 84
LEBEUF, Histoire, t. 2, pp. 337-344. PLONGERON et VAUCHEZ, Histoire des diocèses de France, t. 20: Le Diocèse de Paris, t. 1, p. 97. L'évêque de Paris s'oppose à cette annexion car il souhaite réinstaller un monastère de femmes à Argenteuil. Les moniales seraient ainsi soumises à son autorité alors que Saint-Denis ne dépend que du pape. En outre, l'église de Paris tient un grand domaine en Yveline menacé par la croissance du patrimoine de l'abbaye bénédictine. 86 DION, Histoire de la vigne et du vin, pp. 219-228. 87 LEBEL, Histoire administrative, économique et financière de l'abbaye de Saint-Denis, pp. 16-17. 88 Il faut ajouter Saint-Léon, paroisse de Melun, Adainville, Epinay et Sartrouville (LEBEL, Histoire administrative, économique et financière de l'abbaye de Saint-Denis, p. 17). 89 Suger revendique des droits dans le bourg d'Essonnes (Suger, Œuvres, t. 1, p. 94). 90 MOUTIE," Chevreuse'" t. 2, p. 11. 91 Suger, Œuvres, t. 1, pp. 72-74. 92 MOUTIE, "Chevreuse'" t. 2, p. 31. ERLANDE-BRANDENBURG, Le roi est mort, p. 98 A, souligne l'importance de l'acte de donation de la villa de Sentisses publié par Charles le Chauve au profit de SaintDenis. 93 L'avouerie de Maurepas fut sans doute cédée aux ancêtres de la maison de Chevreuse-Choisel-Maurepas qui la tenait encore au XIIe siècle. La domination de l'abbaye d'Argenteuil a laissé des traces dans la toponymie : une partie du bois de Trappes tenu au XIIIe siècle par Saint-Denis est appelé le bois Notre-Dame d'Argenteuil (LEBEL, Histoire administrative, économique et financière de l'abbaye de Saint-Denis, p. 21). 85
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Deux passages du Mémoire sur son administration abbatiale témoignent de l'intérêt que Suger portait à la forêt d'rveline. Entre 1122 et 1137, l'abbé passa une semaine en compagnie d'Arnauri de Montfort, d'Evrard de Villepreux et de Simon de Neauphle-le-Château sur le domaine de Saint-Denis en rveline « pour que la postérité s'en souvienne » 94 • Cette tournée d'inspection doit sans doute être mise en relation avec l'acquisition du temporel argentolien. En« habitant sous la tente »et « faisant porter à Saint-Denis un grand nombre de cerfs », l'abbé montre aux seigneurs de la région que son monastère possède le droit de chasse dans la forêt d'Yveline. La découverte de douze fûts dans cette même forêt a été rapportée par Suger dans son Mémoire sur la consécration de l'église abbatialè1 5 • La dimension« miraculeuse » de cet épisode provient des « ravages » causés par Milon III de Chevreuse qui ne laissa « rien intact ou en bon état, ayant lui-même construit des donjons et des ouvrages défensifs» au cours des « guerres qu'il avait soutenues avec le roi et avec Arnauri de Montfort». Malgré cela, l'abbé chercha« à travers l'épaisseur des forêts et les buissons d'épines » et parvint à trouver douze fûts. Pour Suger, le rayonnement de son église - c'est à dire à la fois du bâtiment car il s'agit ici de la reconstruction de l'église abbatiale, et de la communauté monastique dont la prospérité dépend de la bonne administration du temporel - est lié à l'exploitation du bois. Il entre ainsi en concurrence avec les pouvoirs laïques qui utilisent les ressources forestières - et par extension, l'ensemble de leurs biens - pour élever des édifices qui symbolisent leur puissance alors que les moines bâtissent pour la seule gloire de Dieu. La vanité des laïcs contrarie les espérances des ecclésiastiques. La seconde phase de la récupération du domaine des Yvelines passe donc par la soumission des grands lignages rivaux. En 1172, Gui de Chevreuse, fils aîné de Milon III, reconnaît tenir de l'abbaye de Saint-Denis l'avouerie de Chevreuse 96 • Cet accord, passé devant le roi, ménage le seigneur de Chevreuse qui obtient, à titre personnel, de ne pas être cité à comparaître au-delà de Trappes pour les affaires relatives à ce fief. Parallèlement à la consolidation du domaine dionysien dans la forêt d'Yveline, Suger semble accorder beaucoup d'importance au développement du patrimoine monastique situé au creux des boucles de la Seine entre le bourg de Saint-Denis et le Pincerais. Cette région couverte de vignes relie la plaine de France et l'est du Mantois qui contrôle l'accès au pays d'Yveline. Lavilleneuve de Vaucresson implantée par Suger dans les années 1140 fut élevée à mi-distance entre l'abbaye et le Mesnil-Saint-Denis97 . Elle se trouve à proximité de Louveciennes où l'abbaye tient « près de cent muids de vin, en plus du cens annuel en argent et du blé »98 . La fondation du village de Vaucresson est« l'aboutissement d'une politique qui fournit le type même de la villeneuve créée en vue du défrichement et de la mise en valeur »99 . Suger avait auparavant fondé une villeneuve à Carrières-sur-Seine dont il fit don au trésorier de l'abbaye en 1137100 . Cette création correspond peut-être aux aspirations philosophiques de Suger qui souhaite « dominer la nature pour 94
Suger, Œuvres, t. 1, p. 74. Ibidem, pp. 18-20. 96 Paris, Arch. nat., K 25, n° 5 et LL 1157, p. 539; LUCHAIRE, Etudes sur les actes de Louis VII, n° 627, p. 297. 97 Suger, Œuvres, t. 1, p. 72, et t. 2, n° 13, pp. 257-259. 98 Ibidem, t. 1, p. 70. 99 HIGOUNET, Défrichements et villeneuves du Bassin parisien, p. 36. 100 Suger, Œuvres, t. 2, pp. 213-217. LEBEUF, Histoire, t. 2, p. 35, préfère parler de Carrières-SaintDenis. 95
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faire oeuvre utile aux hommes et agréable à Dieu » 101 . Plus prosaïquement, la colonisation rurale renforce la présence de Saint-Denis dans une région charnière. Carrières jouxte la paroisse de Sartrouville qui rapportaitjusqu'en 1129 des revenus importants aux moniales de Notre-Dame d'Argenteuil1° 2 . Lavilleneuve est proche du village de Bezons dans lequel Saint-Denis a des biens 103 • Dans l'actuel départe104 ment des Hauts-de-Seine, les moines tiennent aussi des droits à Colombes , à 107 106 Gennevilliers 105 , à Neuilly-sur-Seine et peut-être à Nanterre • Les deux principaux pôles de domination dionysienne semblent avoir été Asnières, dont les Bénédictins sont seigneurs 108 , et la villa de Rueil-Malmaison. Dans le Mémoire sur son administration abbatiale, Suger raconte qu'à l'occasion de la rénovation de l'autel de la Trinité, les moines découvrirent une charte de Charles II le Chauve confirmant le don du domaine de Rueil et de ses dépendances 109 • L'ensemble, qui avait été augmenté d'une redevance en vin par Louis VI 110 , apporte des revenus importants. Les« six grands et beaux cierges ( ... ) qui brûlent autour de l'autel lors d'une soixantaine de fêtes » et la « noble parure » qui le recouvre rappellent la donation carolingienne et manifestent la suzeraineté de Saint-Denis. Nous avons évoqué dans le chapitre précédent les expéditions militaires du Capétien contre la coalition animée par le vicomte de Chartres. En intervenant, le roi s'oppose aux prétentions des sires du Puiset et favorise« la multitude d'archevêques, d'évêques, de clercs et de moines, dont Hugues [du Puiset], plus rapace qu'un loup, dévorait les terres ,,m_ En fait, le principal bénéficiaire de ces opérations fut sans doute l'abbaye de Saint-Denis 112 . Suger, qui administrait depuis 1109 le domaine de Toury, fut chargé par Louis VI et l'abbé Adam de fortifier cette « fameuse villa de Saint-Denis » 113 . Toury est le noyau du patrimoine beauceron de l'abbaye. «Utile et bien approvisionné >>, ce domaine est situé dans une région
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BUR, Suger, p. 191. LEBEUF, Histoire, t. 2, pp. 38-39. Ibidem, p. 21. 104 Saint-Denis acquiert Colombes entre le XIe et le XIIe siècle, mais les moines inféodèrent rapidement une partie de leurs droits au profit des seigneurs laïques de la région. En 1200, Gui de Villiers, atteste que les Bénédictins ont acheté au chevalier Guillaume de Nanterre la part que réclamait celui-ci sur le port de Bezons et le tensement de Colombes (Paris, Arch. nat., S 2264). Gui, seigneur de Villiers-le-Bel, fait partie de la maison du même nom qui apparaît avec Mathieu le Bel. 105 Gennevîlliers fait partie du dénombrement des fiefs de Mathieu le Bel. En 1186, Guillaume Bateste vend aux moines de Saint-Denis les droits qu'il percevait sur le tensement de Gennevîlliers (Paris, B.n.F., Ms lat. 5415, p. 211). 106 Vers 1180, Gaubert, Baudouin et alii abandonnent leurs prétentions sur le port de Neuilly (Paris, Arch. nat., L 852, n" 4). La possession de ce bien par l'abbaye de Saint-Denis est confirmée par une bulle pontificale en 1184-1185 (Paris, Arch. nat., LL 1158, p. 513). 107 LEBEUF, Histoire, t. 3, p. 78 : " Les religîeux de Saint-Denis paraissent avoir été les seuls qui aient eu quelques censives dans l'étendue de la paroisse de Nanterre"· L'ensemble ne devait toutefois pas être très lucratif car l'abbaye de Sainte-Genevîève tenait l'essentiel des biens. 108 Vers 1186, Saint-Denis obtient du chapitre de Saint-Marcel le partage de toutes les dîmes des novales perçues dans la paroisse d'Asnières (Paris, Arch. nat., LL 1157, p. 491). 109 Suger, Oeuvres, t. 1, p. 143; GIRY," La donation de Rueil à l'abbaye de Saint-Denis"· 110 Recueil des actes de Louis VI, t. 1, n" 189, pp. 392-397. rn Suger, Vie de Louis VI, p. 134. 112 En 1111, Louis VI transmet à Saint-Denis toutes les coutumes précédemment levées sur les terres de l'abbaye par les seigneurs du Puiset (Recueil des actes de Louis Vl, t. 1, n" 59, pp. 121-123). 113 Suger, Œuvres, t. 1, p. 82. 10
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«fertile en blé ».Il apporte des dîmes, des cens et des droits de justice 114 . La défaite du vicomte de Chartres consolide donc l'implantation de Saint-Denis dans la Beauce orientale. Les possessions de l'abbaye dans cette région suivent la route de Paris à Orléans. Au sud d'Etampes, Suger achète des terres dans la seigneurie de Guillerval et fait construire une maison forte pour rappeler l'autorité du monastère 115 • L'intercession du Capétien a sans doute favorisé la « récupération » du domaine de Monnerville : en 1144, Louis VII approuve l'abandon des droits dont jouissait Hugues de Méréville dans cette localité au profit de Saint-Denis 116. Hugues, qui est qualifié d' «homo noster» par le roi, est le fils de Gui de Méréville, lui-même apparenté à la maison des vicomtes d'Etampes et fidèle de Louis VI 117 . Encore une fois, Suger justifie l'acquisition de Monnerville en invoquant l'avidité des seigneurs laïques. Ceux-ci usèrent de mauvaises coutumes pour ruiner le village « autant que s'il s'était agi d'un pillage de Sarrasins »118 • La rapacité des aristocrates menace les intérêts des moines. Lorsque Hugues du Puiset- décidément bien arrangeant- propose à Suger de s'associer pour« mettre en culture des terres friches» à RouvraySaint-Denis, l'abbé refuse malgré les protestations de ses frères et entreprend de restaurer le domaine «par ses propres forces, à l'avantage de l'abbaye »119 • Enfin, les moines tenaient le village de Villaines qui rapportait, sous l'abbatiat de Suger, plus de cent livres par an. Si les possessions beauceronnes de Saint-Denis font l'objet de plusieurs paragraphes dans le Liber de rebus in administratione sua gestis, le «comté du Vexin, entre Oise et Epte », est évoqué brièvement120 . Nous ne reviendrons pas sur les circonstances de la cession du comté par Louis VI 121 . Cette libéralité prolonge indirectement l'influence capétienne dans un comté qui dépend de l'archevêque de Rouen. Louis VI augmente aussi le domaine dionysien en offrant à l'abbaye l'église de Cergy avec ses dîmes et ses dépendances, la franchise de la cour et peut-être la voirie122. Son successeur, «pour le salut de son âme, la protection de sa personne et du royaume », ajoute les droits de passage et tous les revenus qu'il avait à Cergy ainsi que des biens à Trappes, à Cormeilles et à Osny123 . Saint-Denis tenait sans doute des droits dans ce village avant 1120 car Suger mentionne sous la rubrique Cergy des éléments qui ne figurent pas dans les donations capétiennes : quarante sous de cens d'un bois et l'hommage de Thibaut de Puiseux et quarante charges d'ânes.
114 Suger donne une indication utile sur la mutation des prélèvements seigneuriaux : " Comme les biens des églises doivent s'accroître et s'améliorer dans la paix par les soins des prélats, nous avons acensé aux paysans qui y habitaient nos coutumes seigneuriales du lieu, nous en réservant les dîmes ; nous fîmes mettre par écrit la liste de ces cens pour qu'on s'en souvienne"· 115 Ibidem, p. 74. 116 Paris, Arch. nat., LL 1158, p. 20; LUCHAIRE, Etudes sur les actes de Louis VII, n° 139, p. 144. 117 DEPOIN, La chevalerie étampoise, p. 15. 118 Suger, Œuvres, t. 1, p. 78. 119
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Ibidem, p. 80. Ibidem, pp. 66-68.
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Au milieu du XIIe siècle, Suger écrit qu'il s'agit d'un" fief propre de l'abbaye de Saint-Denis'" et la souveraineté du monastère ne semble plus contestée. 122 Recueil des actes de Louis V!, t. l, n ° 163, pp. 334-338. L'éditeur remarque que le terme " curia ,, auquel se rapporte la voirie signifie soit Cergy, soit le bourg de Saint-Denis. 123 Paris, Arch. nat., LL 1157, p. 627; LUCHAIRE, Etudes sur les actes de Louis VII, n° 137, p. 143; Suger, Œuvres, t. l, p. 68.
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Il semble en effet que les moines cherchèrent à obtenir des biens dans des localités où ils jouissaient déjà de quelques droits. Nous avons évoqué auparavant le cas de Château-sur-Epte qui illustre cette politique d'accroissement du temporel. Lorsqu'ils étendent leur domaine dans de nouvelles paroisses, c'est pour renforcer leurs possessions principales. Ainsi, les Bénédictins obtinrent une dîme à Ableiges pour l'entretien des quinze frères établis dans le prieuré dionysien de Chaumont-enVexin 124. L'acquisition de Vernouillet par Suger permet à la fois d'alimenter l'infirmerie des moines 125 et de renforcer la présence de l'abbaye au sud du Vexin. L'acte de 1176 par lequel Saint-Martin-de-Pontoise cède à Saint-Denis les droits et les revenus de l'église de Chars en échange d'une rente de deux muids de grains à prendre sur la grange de Cergy126 , montre que le domaine dionysien du Vexin est alors suffisamment prospère pour financer son propre développement entre Chaumont et Cergy. Le Vexin clôt le tableau du domaine francilien dressé par Suger. Toutefois, le Mémoire n'est pas- et ne se veut pas-un catalogue exhaustif des terres de l'abbaye. Seules les localités qui ont enrichi l'abbaye grâce aux efforts de l'abbé-régent sont recensées. En 1170, Mathieu II comte de Beaumont et Yves II, abbé de Saint-Denis, passent un accord au sujet des bois de Maffliers. A cette occasion, le comte reconnaît tenir la tour de Beaumont de l'abbaye 127 . MM. Douët-d'Arcq et Depoin concluent de ce chirographe que Mathieu II tient l'ensemble de son comté de Saint-Denis car « la grosse tour du château, le donjon, est, en droit féodal, la tête du fief ,, 128 . Au XIIIe siècle, Philippe de Beaumanoir explique que, dans le Beauvaisis, les « chastels ( ... ) qui sont chief de la contée» ne peuvent pas faire partie d'un douaire 129 • L'origine de la fortune des Bénédictins dans le Chambliois semble liée à la générosité de Dagobert qui fit plusieurs dons dans cette région. Le tout fut augmenté par la réunion du domaine de Tussonval à Saint-Denis au VIIIe siècle 130 . Il n'existe pas, à notre connaissance, de liste des droits dionysiens dans le comté de Beaumont. Parmi les biens qui dépendent de l'abbaye et qui sont cités dans l'accord de 1170, nous trouvons l'avouerie de Cires-lès-Mello et d'Ully-Saint-Georges ainsi que les villages de Morency, Crouy-en-Thelle, Mours, Courcelles et Saint-Martin-duTertre. Il s'agit donc d'un ensemble relativement serré qui prolonge le domaine dionysien dans la vallée de l'Oise, au sud-est du diocèse de Beauvais. Comment interpréter le mutisme de Suger concernant des propriétés qui semblent impor124
Suger, Œuvres, t. 1, p. 108. Ibidem, p. 72. 126 Cergy-Pontoise, Arch. dép. Val-d'Oise, 9 H 38; PEGEON, L'abbaye de Saint-Martin de Pontoise, p. 35. 127 Paris, Arch. nat.,J 168, n° 1 et copie dans LL 1157, p. 385; DOUET-D'ARCQ, Recherches historiques et critiques sur les anciens comtes de Beaumont-sur-Oise, n° 16, pp. 18-21. « ( ... ) Ut autem omnis controversia vel 125
litigandi occasio de media deinceps tolletur, quicquid de feodo ecclesie Beati Dyonisii, a nabis et antecessoribus nostris tenebat, quatinus et nos et filium suum plenius instrueret, propria confessione coram cunctis qui aderant recognovit. In primis turrim castri de Bellomonte, et advocationem villarum nostrarum Ulliaci et Cires, quam dominus de Munciaco ab eo tenet, sed etiam quicquid in villis nostris Moreciaco scilicet et Chroy, Murno atque Corcellis, habere dinoscitur. ( ... ) '" 128
DEPOIN, " Les Comtes de Beaumont-sur-Oise '"p. 18. Philippe de Beaumanoir, Coutumes de Beauvaisis, t. 1, n° 453, p. 217: " Tout soit il ainsi que les dames, par la coustume de Beauvoisins, en portent les fortereces en douaire, nous l'entendons de celes fortereces qui ne sont pas chaste!, liquel sont apelé chaste! par la reson de ce qu'il sont chief de la conteé, si comme Clermont ou Creeil, car nus de ceus n'en seroit portés en douaire'" 130 DOUET-D'ARCQ, Recherches historiques et critiques sur les anciens comtes de Beaumont-sur-Oise, pp. ix-xi. Le monastère mérovingien de Tussonval était situé dans le Chambliois. 129
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tantes ? Deux raisons semblent possibles : soit le rendement du domaine chambliois est suffisant et l'abbé ne juge pas nécessaire de prendre en main son administration ; soit il ne peut pas intervenir car les potentats locaux contestent l'autorité du monastère. Il nous paraît douteux que Suger, poussé par« l'esprit d'entreprise » 131 , ait négligé une part importante du temporel de son monastère. Mais, d'autre part, l'hypothèse d'un comte de Beaumont opposé à Saint-Denis et, par extension, au Capétien, pendant tout le deuxième quart de XIIe siècle est improbable. Certes, en 1101-1102, Mathieu Ier de Beaumont s'était élevé indirectement contre le roi en s'alliant avec Bouchard de Montmorency, puis en investissant le château de Luzarches qu'il estimait tenir de droit par son mariage avec la fille du comte de Clermont, Emme. Mais l'intervention du prince Louis qui reprend Luzarches et assiège Chambly encourage Mathieu à renoncer à ses prétentions. A aucun moment Suger n'emploie de formule péjorative à son égard. Le comte est à la fois« vaillant, noble, bien né et intelligent » 132 . Il fait d'ailleurs partie de l'entourage du roi et transmet sa charge de chambrier de France à son fils Mathieu Il 133 • Le fait que le comte n'apparaisse jamais comme un vassal de Saint-Denis dans la Vie de Louis VI ne permet pas de conclure. Soit la dépendance de Mathieu de Beaumont, parce qu'elle n'est pas contestée, ne méritait pas d'être signalée, soit Suger ne considère pas le comte comme un vassal. Erigée sous le vocable de Sainte-Croix-Saint-Vincent au milieu du VIe siècle par Childebert, l'église de Saint-Germain-des-Prés fut dès l'origine desservie par des clercs réguliers 134 • En 756, on y transféra, en présence de Pépin le Bref, la dépouille de l'évêque de Paris, plaçant ainsi l'établissement sous le double patronage de l'évêque et du diacre de Saragosse. Le célèbre Polyptyque de l'abbé Irminon 135 montre, qu'au début du IXe siècle, les moines de Saint-Vincent et Saint-Germain possèdent un patrimoine colossal qui fait de l'abbaye « une puissance territoriale prépondérante dans la région de Paris » 136 • Implantés presque uniquement au sud de la Seine 137 , les biens et les droits de l'abbaye peuvent alors subvenir aux besoins d'une communauté de 120 frères. La vigne, qui constitue l'une des principales richesses du monastère 138 , fut très tôt associée à Saint-Vincent et Saint-Germain. La fortune viticole de l'abbaye accéléra le développement du culte de saint Vincent parmi les vignerons franciliens 139 . Saint-Germain-des-Prés semble avoir subi une crise importante au Xe siècle et au début du XIe. L'abbaye a sans doute beaucoup souffert de l'abbatiat d'Hugues le Grand, des incursions normandes et de la constitution de châtellenies autonomes sur ses anciennes terres. Le « remembrement » 140 territorial entamé après l'an mil aboutit à la constitution d'un domaine relativement exigu mais extrêmement dense au sud de Paris. L'Etat des fiefs tenus de l'abbaye
1 1 3 132 133 134 135
BUR, Suger, p. 190. Suger, Vie de Louis VI, p. 24. Paris, B.n.F., coll. Baluze, 46, fol. 343; LUCHAIRE, Etudes sur les actes de Louis VII, n° 349, p. 212. BOUILLART, Histoire de l'abbaye royale de Saint-Germain. Polyptyque de l'abbé Irminon.
136
BOUSSARD, Nouvelle histoire de Paris, p. 106. 137 ANGER, Les dépendances de l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés, partiellement corrigé par LA MOTTECOLLAS, "Les possessions territoriales de l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés"· 138 DURLIAT, "La vigne et le vin dans la région parisienne "· 139 FOURNEE," Les saints patrons des vignerons à Paris et en Ile-de-France"· 140 Nous empruntons cette formule à BOUSSARD, Nouvelle histoire de Paris, p. 107.
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de Saint-Germain-des-Prés 141 composé entre 1176 et 1182 permet de dresser le tableau des possessions franciliennes de l'abbaye dans les dernières années du règne de Louis le Jeune. Le centre du domaine se situe alors autour de l'abbaye de SaintGermain142 et se prolonge dans la vallée de la Bièvre. Dans cet espace, le problème des « privatisations » des terres monastiques par des laïcs persiste jusque dans la seconde moitié du XIIe siècle. Les Bénédictins font souvent preuve de pugnacité, comme dans le cas d'Antony. Saint-Germain-des-Prés, qui jouissait de la seigneurie de cette localité dès le IXe siècle, semble avoir délégué une partie de son pouvoir à un avoué nommé Pipinel 143 • Avant 1027, les deux parties entrèrent en conflit et le monastère profita d'une charte du roi Robert pour rétablir son autorité 144 • Le jugement royal ne mit toutefois pas fin aux prétentions de Saint-Germain qui revendiquait aussi les droits de voirie du bois d'Antony et le bois lui-même détenus par les sires de Massy, vassaux de Notre-Dame de Paris. Au milieu du XIIe siècle, les adversaires organisèrent un duel judiciaire au cours duquel le champion d'Etienne de Massy fut défait. La victoire des moines fut confirmée par un jugement de la cour du roi 145 • Cependant, la maison de Massy et ses alliés 146 résistèrent encore quelque temps face au «remembrement» san-germinois. Jean de Massy, héritier d'Etienne, perdit le procès qui l'opposa à l'abbé Hugues et dût lui céder ses droits sur le bois de Massy147 . Parallèlement, Geoffroi de Breuillet, qui tenait des sires de Massy des droits d'usage dans le même bois, contesta la suzeraineté ecclésiastique. Avec l'aide de son oncle Hugues Bardoul, il pénétra sur les terres revendiquées par les moines et frappa un des hôtes de l'abbaye 118 • A la suite de cette affaire, Geoffroi de Breuillet fut jugé par la cour de l'abbé de Saint-Germain-des-Prés, qui, naturellement, lui donna tort149 • La« récupération» d'Antony n'intéresse pas seulement l'aristocratie laïque : en 1174, l'abbé Hugues échangea avec les habitants d'Antony le droit d'usage qu'ils percevaient sur ce bois contre l'abandon de diverses taxes 150 , et, en 1178, le pape Alexandre confirme la possession de l'église Saint-Saturnin d'Antony aux moines de Saint-Germain 151 • Les vicissitudes du bois d'Antony illustrent moins la «rapacité» des petits seigneurs franciliens que l'expansionnisme de la grande abbaye parisienne. L'imposante Liste des acquisitions faîtes par l'abbé Hugues152 concerne essentiellement des biens et des droits situés à proximité du cœur del' espace san-germinois, c'est à dire entre la Seine et l'Yvette. La politique territoriale des « abbés gestionnaires» du
141 Paris, Arch. nat., LL 1024, fol. 94; &cueil des chartes de l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés, t. 1, n° 222, pp. 308-313. 142 LEHOUX, Le bourg de Saint-Germain-des-Prés. 143 LEBEUF, Histoire, t. 3, pp. 534-536. 144 &cueil des chartes de l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés, t. 1, n° 49, pp. 78-79. 145 Ibidem, n° 117, pp. 175-177. 146 Nous trouvons dans le Cartulaire du prieuré de Notre-Dame de Longpont, n° 15, pp. 74-75, une charte d'Etienne de Massy, chevalier, au profit des Clunisiens de Longpont qui ont accueilli la sépulture de son frère Guillaume. Parmi les témoins figure le sire de Vaugrigneuse. Ce dernier fit aussi une donation au monastère de Longpont vers 1136 en présence de Jean de Massy et de Hugues Bardou! (Ibidem, n° 26, p. 81). 147 &cueil des chartes de l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés, t. 1, n° 147 et 204, pp. 217 et 287-289. 148 Ibidem, n° 203, pp. 285-286. 149 Ibidem, n° 202, pp. 284-285. 150 Ibidem, n° 155, pp. 226-227. 151 Ibidem, n° 165, pp. 238-240. 152 Ibidem, n° 221, pp. 306-308.
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XIIe siècle semble promouvoir la formation d'un domaine ramassé dans une zone relativement exiguë qui s'étend sur trente kilomètres d'est en ouest et vingt kilomètres du nord au sud. Dans ce terroir prospère situé à proximité de l'abbaye, les moines possèdent des biens et des droits dans une trentaine de localités. Les plus importantes sont Saint-Germain-en-La ye, la Celle-Saint-Cloud, Suresnes, Paris, Meudon, Bagneux, Thiais, Villeneuve-Saint-Ge orges, Savigny, Orsay, Massy, Antony et Jouy-en:Josas. A côté de ce patrimoine exceptionnellement compact, Saint-Germain conserve et acquiert des propriétés excentrées. Dans le Vexin français, les moines, qui possédaient des droits à Longuesse dès le Xe siècle 153 , reçoivent, entre 11621182, une maison à Meulan de Gilbert de Longuesse 154. Plus à l'ouest, nous trouvons le bourg de Montchauvet déjà évoqué dans le développement consacré au domaine royal. L'énergie déployée par les moines pour faire reconnaître leurs droits dans cette localité indique qu'il s'agissait d'un domaine important. La seigneurie du lieu semble avoir appartenu à Saint-Germain-des-P rés. En 1165, l'abbé Hugues est qualifié de seigneur de Montchauvet155 , et, en 1167, le Capétien etAmauri de Montfort reconnaissent tenir le château du lieu de l'abbaye et s'engagent à verser un cens annuel de dix sous 156. Au milieu du XIIe siècle, les moines, qui semblent être entrés en conflit avec le curé de la Madeleine de Montchauvet à propos du partage des revenus del' église, obtiennent la confirmation de leurs droits par l'évêque de Chartres et par le pape Eugène 157 . Les Bénédictins tiennent aussi des biens dans les villages voisins de Dammartin-en-Serve et de Septeuil. Entre 1162 et 1163, Louis VII condamne Simon d'Anet qui contestait les droits concédés par le roi Robert au monastère de Saint-Germain dans la paroisse de Dammartin 158 . Sans doute au même moment ou peu de temps après, Guillaume II d'Ivry, dit« Louvel», abandonne à l'abbé Hugues les coutumes « injustement reçues » sur la terre de Dammartin 159 . Saint-Germain entretient aussi le prieuré Saint-Martin de Septeuil et tire des revenus de l'église du lieu160 . Nous pouvons inclure dans cet ensemble« occidental » les domaines de Maule et de Beynes-Grignon dont l'usage a été concédé à des laïcs au cours de la période précédente. A la fin du règne de Louis VII, plusieurs bénéficiaires de ces «aliénations», comme le « comte» (sic) de Montfort pour Beynes et Pierre de Maule pour Maule, versent à l'abbaye des cens recognitifs161. Au sud de !'Yvette, Saint-Germain-des-P rés possède des droits disséminés autour d'Arpajon, Etampes et Corbeil. L'ensemble, qui comprend une partie du bois d'Avrainville, des terres à Bonvilliers, et des cens dus par Gui, clerc de Melun, et par les vicomtes de Châtres et de Corbeil en échange de fiefs 162 , n'est pas négligeable, mais il paraît modeste par rapport à la vallée de la Bièvre.
153
BOUSSARD, Nouvelle histoire de Paris, p. 34. Recueil des chartes de l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés, t. 1, n ° 208, pp. 293-294. 155 Ibidem, n° 137, p. 203. 156 Ibidem, n° 139, p. 206. 157 Ibidem, n° 106 et 107, pp. 162-164. 158 Ibidem, n° 127, pp. 188-190. 159 Ibidem, n° 201, p. 283. L'éditeur indique que cet acte non daté fut rédigé entre 1162 et 1182. L'hommage que fit le fils de Guillaume Louvel, Galeran, au roi d'Angleterre en 1173 réduit la fourchette de 154
moitié. 160 161 162
Ibidem, n° 135, pp. 201-202. Ibidem, n° 222, pp. 308-313. Ibidem.
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Nous achèverons cet inventaire du patrimoine de Saint-Germain-des-Prés en évoquant la terre de Samoreau. Le premier tome du Recueil des chartes de l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés composé par René Poupardin rassemble neuf chartes produites entre 1176 et 1182 au sujet de ce domaine. En 1176-1177, Le roi confirme la concession par Miles de Vernou de biens situés à Samoreau au profit de Saint-Germain-des-Prés qui tenait déjà d'Adam de Champigny la moitié du bois dudit lieu. En contrepartie, l'abbé Hugues cède à Miles les terres de « Monte Bosri » et de Vernou ainsi que le bois dit la Noue-Saint-Germain 163 . Cet échange fut sans doute réalisé peu de temps avant la mort de Miles 164 car, à la même époque, son fils, Aubert de Vernou, reconnaît les dispositions prises par son père au profit de Saint-Germain 165. L'acquisition du domaine de Samoreau concerne aussi les autres seigneurs laïcs du val de Seine. En 1179 ou début 1180, Pierre de Samois, dit Baucent, renonce en faveur de l'abbé Hugues aux droits avouerie et chasse - qu'il exerçait à Samoreau et sur la Seine 166 • Cet abandon, prononcé devant le roi, engage à nouveau un bienfaiteur de l'abbaye de Barbeau, elle-même protégée par Louis Vll1 67 . Entre 1176 et 1182, les moines de Saint-Germain-des-Prés acquièrent, par donation ou par achat, les droits des enfants d'Hulard de Champagne sur le bois de Samoreau, les terres et les redevances que Guibert de Vernou possédait sur la terre de l'abbaye à Samoreau, les possessions de Geoffroi Cachet et de ses parents dans le bois de Samoreau, et le fief tenu par dame « Boschagi,a »à Samoreau 168 . La grande abbaye parisienne semble donc mener une véritable politique de concentration territoriale dans un domaine, qui paraît pourtant excentré. Toutefois, l'analyse du cartulaire montre que les Bénédictins s'efforcent alors de constituer un deuxième pôle territorial au confluant de l'Yonne et de la Seine : géographiquement, Samoreau apparaît comme une continuation de cet ensemble briard. La publication en 1998 du premier tome des Chartes et documents de l'abbaye de Saint-Magloire (fin du Xe siècle-1280) par Mmes Anne Terroine et Lucie Fossier a fait progresser notre connaissance de cette importante abbaye parisienne. L'édition critique de ce corpus documentaire complexe et longtemps ignoré apporte un éclairage nouveau sur les premiers siècles de Saint-Magloire. Malheureusement, la disparition des actes les plus anciens ne permet pas de retracer avec précision les circonstances de la fondation de l'abbaye 169 . Les fragments de la Translatio sancti Maglorii mentionnent un certainjunan, abbé d'une petite communauté monastique implantée à Léhon, qui fuit au Xe siècle les incursions normandes en compagnie de nombreux religieux bretons et se réfugie à Paris avec les reliques d'un «saint obscur »170 : saint Magloire. Accueillis au palais, les moines s'installent dans
163
Ibidem, n ° 173, pp. 249-251. L'échange du domaine de Samoreau faisait sans doute partie de la " préparation à la mort » de Miles de Vernou car ce seigneur s'empressa d'offrir le bois dit la Noue-Saint-Germain aux moines de Barbeau (Paris, Arch. nat., K 190, n° 47). 165 Ibidem, n° 174 et 175, pp. 251-252. 166 Ibidem, n° 188 et 189, pp. 266-269. 167 Paris, B.n.F., ms lat. 10943, fol. 26; LUCHAIRE, Etudes sur les actes de Louis VII, n° 511, p. 262. 168 R.ecueil des chartes de l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés, t. 1, n° 217-220, pp. 301-306. 169 Chartes et documents de l'abbaye de Saint-Magloire, t. 1, pp. 509-525. Nous renvoyons à cette édition pour les indications diplomatiques et les lieux où sont conservés les originaux et les copies. 170 Ibidem, p. 509. 164
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la chapelle Saint-Barthélemy agrandie pour l'occasion 171 . Les débuts parisiens de la communauté semblent avoir été assez difficiles car en 1094, le roi Philippe Ier, «voulant remédier aux désordres qui s'étaient introduits dans l'administration de Saint-Magloire », envisage de transformer le monastère en prieuré de Marmoutier172. Mais, dès le début du XIIe siècle, l'abbaye est à nouveau indépendante. Elle quitte l'île de la Cité au moment où le marché des Champeaux attire de plus en plus de commerçants et s'installe dans la chapelle Saint-Georges, entre la rue SaintDenis et la rue Saint-Martin. « Enfant chéri des souverains capétiens » 173 aux XIe et XIIe siècles, SaintMagloire voit son patrimoine régulièrement augmenté par les donations royales et seigneuriales. En 1181, l'abbaye, qui est alors «confortablement dotée en Ile-deFrance », se sépare du prieuré de Léhon, rompant ainsi avec ses attaches bretonnes174. Le chartrier «nous permet de suivre très précisément l'histoire des biens dont jouissait cette communauté, tant à Paris qu'à la campagne » 175 • Mmes Fossier et Termine distinguent trois centres dans la répartition géographique du domaine rural de Saint-Magloire. S'appuyant sur la confirmation des possessions de l'abbaye par Lothaire et Louis V dans laquelle le fief de Villiers-en-Brie (comm. de Machault) figure en tête 176 , les éditrices accordent la première place au temporel briard de Saint-Magloire. Celui-ci se déploie autour du village de Machault qui dépend du chapitre de Notre-Dame de Paris 177 . Dès 1147, l'abbé Baudouin concède une charte de coutume aux hôtes installés par le monastère à Pamfou, Villabé (comm. de Machault), Chapendu (comm. de Machault) et dans la vallée de Javot178 . Il semble que son successeur, Pierre II, ait étendu ces libertés aux hôtes de Villiers-en-Brie car Bélie, abbé de Saint-Magloire, confirma dans les années 1180 les coutumes accordées par Pierre II aux hommes de ce lieu 179 • Le deuxième domaine important tenu par les moines se trouve à Charonne, dans la proche périphérie parisienne. Un acte faux« mais non dépourvu de fondement » 180 daté de 1107 indique que le roi Robert céda tous ses droits sur le village de Charonne à Saint-Magloire 181 et, en 1139-1140, Louis VII confirme un accord passé entre Louis VI et l'abbé de Saint-Magloire au sujet des enfants des serfs de l'abbaye à Charonne 182 . Les moines tiennent la quasi totalité du terroir de cette paroisse et tirent des bénéfices importants de la culture de la vigne. Henri le Lorrain, familier de Louis VI 183 , avait offert au monastère un pressoir et un arpent de vigne à Charonne, ainsi que deux arpents de terre à Millepas, sur l'actuelle corn171 Cet épisode a fait l'objet de plusieurs hypothèses. Pour la chronologie des évènements, nous renvoyons à Ibidem, pp. 512-515. 172 Ibidem, pp. 527-529. 173 Ibidem, p. 15. 174 En 1182, Philippe II confirme l'abandon par Marmoutier des églises de Saint-Martin-d'Ez à Chaumont-en-Vexin et de Saint-Jacques de Chalifert, et d'un domaine à Versailles au profit de Saint-Magloire, qui, en contre-partie, cède le prieuré de Léhon (Ibidem, n° 44, pp. 148-149). 175 Ibidem, p. 22. 176 Ibidem, n° 1, p. 54. 177 HIGOUNET, Défrichements et villeneuves, p. 63. 178 Chartes et documents de l'abbaye de Saint-Magloire, t. 1, n° 34, pp. 124-125. 179 Ibidem, n° 52, pp. 167-168. 180 Ibidem, p. 70. 181 Ibidem, n° 6, pp. 70-74. 182 Ibidem, n° 31, pp. 118-120. 183 BOURNAZEL, Le gouvernement capétien, p. 16.
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mune d'Ivry-sur-Seine 184 . Il faut peut-être ajouter à ce petit groupe les villages de Nogent-sur-Marne et de Bry-sur-Marne où les moines possédaient des dîmes 185 . La carte du domaine de Saint-Magloire met en valeur un troisième noyau du temporel maglorien: la forêt d'Yveline. L'acte faux de 979-986 évoquait déjà les églises de Saint-Denis de Méré et de Saint-Martin de Mareil-le-Guyon comme possessions de l'abbaye 186 • Dans un autre document suspect contemporain, l'évêque de Chartres, Eudes, concède aux religieux de Saint-Magloire quatre autels situés à Méré, Mareil-le-Guyon, Saint-Léger-en-Laye (comm. de Saint-Germain-en-Laye) et Vernouillet187 . Une troisième charte qualifiée par les éditrices de « «faux sincère, peut-être ré-écrit par le copiste du lat. 13701 » 188 , indique qu'à la fin du Xe siècle, le roi donne aux moines des biens et des droits à Guipéreux (comm. de Hermeray), à Méré et dans la forêt d'\Veline 189 • Dans la première moitié du XIe siècle, SaintMagloire reçoit aussi du Capétien les églises des Essarts-le-Roi et de la Boissière, et des dîmes des novales de l'Yveline 190 • Ce patrimoine fut considérablement renforcé par les donations des seigneurs laïques. En 1123, un certain Nivard, fils d'Eudes 191 , confirme les libéralités faites par son père au profit de Saint-Magloire et de son prieuré de Saint-Laurent de Montfort: l'acte mentionne la moitié de la dîme et de l'église de Galluis, la moitié des dîmes de Boissy-sans-Avoir, et la moitié des dîmes et toute l'église d'Antouillet192 • L'année suivante, c'est au tour d'Amauri III de Montfort de confirmer ses libéralités et celles de ces ancêtres 193 . Le comte d'Evreux et seigneur de Montfort mentionne les églises de Saint-Pierre et de Saint-Laurent de Montfort, de Saint-Martin de Beynes 194 et de Saint-Martin de Ronchamp (comm. Montfort-l'Amaury). Seule cette dernière manque dans la confirmation des biens de Saint-Magloire publiée par le pape Adrien IV en 1159 195 . Dans cet acte nous trouvons les églises de Saint-Laurent, de Saint-Pierre et de Saint-Nicolas situées à Montfort, et les églises de Méré, de Bazoches, des Essarts-le-Roi, de Poigny, de La Boissière, de Grosrouvre, de Galluis, de Mareil-le-Guyon, de Beynes, de Vernouillet, d'Orvilliers, de Bailleul et de Saint-Léger-en-Laye. A la fin du règne de Louis VII, Saint-Magloire tient donc un nombre important de droits et de terres dans le pays d'Yveline. Cependant, «il ne s'agit pas d'une seigneurie compacte, mais d'un
184 185 186 187 188
Chartes et documents de l'abbaye de Saint-Magloire, t. 1, n° 22, p. 97-100. Ibidem, p. 66, n. 4. Ibidem, n° 1, pp. 53-58. Ibidem, n° 3, pp. 61-62. Ibidem, p. 60. Le manuscrit conservé à la Bibliothèque nationale de France sous la cote lat. 13701
contient un recueil de chronique de Hugues de Fleury et des transcriptions du cartulaire de SaintMagloire. 189 Ibidem, n° 2, pp. 58-60. 190 Ibidem, n° 8, pp. 74-77. Cet acte considéré comme suspect donne cependant des indications valables sur le temporel de Saint-Magloire. 191 Nous ignorons qui est ce Nivard, mais la présence dans l'acte d'un Gasce, peut-être Gasce III de Poissy, et des traces d'un sceau plaqué avec découpage en losange que l'on retrouve sur les armes de certains chevaliers dits de Poissy au XIIIe siècle (DD 3258), semble indiquer que ce Nivard, fils d'Eudes, évolue dans l'entourage des Poissy. Signalons néanmoins que la présence d'un sceau armorié sur une charte datée de 1123 nous paraît suspecte. 192 Ibidem, n° 23, pp. 100-104. 193 Ibidem, n° 24, pp. 104-108. 194 Comme nous l'avons signalé, le village de Beynes dépend de Saint-Germain-des-Prés, mais il fut inféodé aux seigneurs de Montfort. 195 Ibidem, n° 38, pp. 131-135.
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TROISIÈME PARTIE
ensemble de paroisses dont beaucoup se créent quand l'abbaye s'implante dans la région ( ... ) »196. Autour de la seigneurie de Méré qui semble avoir été le centre des possessions de Saint-Magloire dans cet espace 197 , seul le prieuré Saint-Laurent de Montfort-l'Amaury bénéficie d'une relative prospérité grâce aux libéralités des seigneurs du lieu. A côté de ces trois principaux domaines ruraux, nous distinguons un quatrième centre géographique dans la répartition du temporel maglorien : la vallée de l'Orge. Dans les dernières années du Xe siècle, Robert le Pieux mentionne parmi les donations royales à Saint-Magloire des biens à Morsang-sur-Orge et à Sainte-Genevièvedes-Bois198. En 1116, le pape Pascal II confirme la possession par les moines de l'église de Saint-Denis-et-Sainte-Croix de Briis-sous-Forges 199 et, en 1159, le pape Adrien IV celle de Notre-Dame de Ris[-Orangis]2°0. Nous trouvons à nouveau la plupart de ces localités dans la confirmation des biens et des privilèges de SaintMagloire publiée par Louis VII en 1159 201 . Certes, ce pôle n'a pas l'ampleur du domaine des Yvelines, mais« la seigneurie de Morsang-sur-Orge était l'une des plus importantes détenues par l'abbaye » 202 . En outre, elle se situe à proximité du grand axe commercial qui relie Paris à Melun, et, par extension, Saint-Magloire et ses possessions briardes. Vers 1180, les grands établissements religieux d'Ile-de-France possèdent donc des temporels immenses. Il faut une semaine entière à Suger pour visiter le seul patrimoine dionysien de la forêt d'Yveline, et plus d'une centaine de kilomètres séparent le comté de Beaumont du domaine de Toury qui appartiennent tous deux aux Bénédictins de Saint-Denis. L'église de Paris et les anciennes abbayes bénédictines détenaient bien, avec le roi, «la majeure partie des vieux terroirs des vallées et vallons inférieurs » 203 . Toutefois, ces vastes domaines ne sont jamais homogènes. Les quatre cas étudiés présentent des pôles plus ou moins denses de domination répartis dans toute l'Ile-de-France. Les plus larges comme les terres de Saint-Denis dans le Parisis ou celles de Saint-Germain dans la vallée de la Bièvre s'étalent sur plusieurs dizaines de kilomètres. Ils sont aussi les plus anciens et couvrent des régions défrichées dès l'an mille 204 . Les monastères fondés plus tard sous les premiers Capétiens sont refoulés dans des zones frontières comme la forêt d'Yveline pour Saint-Magloire. Le « grand progrès »du XIIe siècle met alors les anciennes et les nouvelles abbayes en concurrence. Notre-Dame et Saint-Denis s'intéressent aux espaces disponibles : désormais, moines et évêques se disputent âprement la forêt d'Yveline. Saint-Germain-des-Prés se tourne vers Samoreau et le grand massif fores-
tier du sud-ouest de la Brie qui s'inscrit dans la continuation de la forêt de Fontainebleau. La répartition des grands domaines ecclésiastiques suit la mise en valeur progressive des terres d'Ile-de-France. Dans le cas de Saint-Denis, nous pouvons 196
Ibidem, Ibidem, 198 Ibidem, citées. 199 Ibidem, 200 Ibidem, 201 Ibidem, 202 Ibidem, 197
203 204
p. 24. p. 57, n. 8. n° 4, pp. 62-67. Il s'agit encore une fois d'un acte suspect, mais crédible pour les localités
n° 21, pp. 95-97. n° 38, pp. 131-135. n° 39, pp. 135-140. p. 67, n. 8. HIGOUNET, Défrichements et villeneuves, p. 23. Ibidem, fig. 2.
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LA «FRANCE» MONASTIQUE ET CANONIALE
parler de rassemblement des terres monastiques autour d'un axe Beaumont-Toury dans la mesure où les abbés tentent de s'implanter dans une zone « libre » située à proximité des anciens pôles de domination. Cette politique ne peut donc pas être comparée à celle menée par Louis VI et par Louis VIL Le rythme général des acquisitions diffère en fonction des établissements religieux. Paradoxalement, ce sont les domaines ruraux des abbayes fondées au IXe ou au Xe siècle qui se figent le plus rapidement. Le temporel de Saint-Magloire augmente régulièrement jusque dans les années 1120, puis sa croissance territoriale cesse brutalement. Le cas du prieuré clunisien de Saint-Martin-des-Champs est similaire.Jean-Pierre Ollivier a montré que« les principales dotations temporelles de Saint-Martin des Champs sont réalisées avant 1100 dans la région parisienne » 205 • Les anciennes abbayes franciliennes suivent, elles, un rythme beaucoup plus soutenu jusque dans les années 1150. Les« récupérations» de terres inféodées à des seigneurs laïques se multiplient au XIIe siècle. Si nous considérons qu'il s'agit d'acquisitions dissimulées, remarquons que leur répartition chronologique suit le rythme des acquisitions des monastères créés à la fin du XIe siècle. L'expansion et la mise en place des bases du temporel de Saint-Martin de Pontoise occupent toute la période 1100-1170206 • Passée cette date, les Bénédictins perdent leur influence au profit d'ordres nouveaux comme les Cisterciens qui colonisent la forêt d 'Yveline par l'intermédiaire des Vaux-de-Cernay à partir des années 1160 207 . Les fondations au XIe siède Nous limiterons le champ de notre recherche aux établissements monastiques et canoniaux. Les aristocrates laïques bâtirent aussi des chapelles de châteaux, mais les actes de fondation en sont très rares 208 . En outre, le service religieux assuré dans ces chapelles reste limité et dépendant de l'autorité de l'évêque. Les nombreuses léproseries fondées en Ile-de-France aux XIIe et XIIIe siècles dépendaient de la générosité des grands 209 • L'apparition d'une «authentique spiritualité de la bienfaisance »210 coïncide avec la prolifération des« maladreries». Pour les clercs réformateurs du XIIe siècle, les bienfaiteurs des lépreux, véritables pauperes Christi, plaisent à Dieu. La fondation d'une léproserie est donc liée au souci du salut, mais elle ne peut être qu'un complément pour le donateur. Seuls les moines et les chanoines peuvent prier pour l'âme des laïcs et les défunts ont besoin de l'intercession des saints qui reposent dans les églises. Pour faire apparaître l'évolution des pratiques religieuses des fondateurs, nous élargirons les limites chronologiques de notre travail en évoquant rapidement le XIe siècle. Enfin, nous limiterons l'étude des très nombreux prieurés au seul diocèse de Paris, qui présente le double avantage d'être situé au cœur de la région « France »et de rassembler une kyrielle d'établissements religieux.
205
OLLIVIER,« L'évolution du temporel de Saint-Martin-des-Champs"· PEGEON, L'abbaye de Saint-Martin de Pontoise au Moyen Age, pp. 29-31. 207 AUBERT, L'abbaye des Vaux-de-Cernay. 208 AVRIL, "Eglises paroissiales et chapelles de châteaux». Compléter avec DUCHESNE, Preuves de l'histoire généalogique de la maison de Montmorency, pp. 55-56. 209 TOUATI, Archives de la lèpre. 210 VAU CHEZ, La spiritualité du Moyen Age occidental, p. 118. 206
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TROISIÈME PARTIE
La chronologie des fondations religieuses dans le diocèse de Paris montre que jusqu'au XIe siècle, presque tous les nouveaux établissements sont des prieurés bénédictins. On en dénombre une vingtaine pour la période 1000-1100. Les principaux fondateurs sont les abbés, l'évêque, le roi et les grands lignages nobles. Les moines noirs de Saint-Germain-des-Prés, de Saint-Maur-des-Fossés et de Saint-Pierre de Lagny, et les chanoines de Sainte-Geneviève établirent des prieurés à Suresnes, Ivette, Corbeil (Saint:Jean-Baptiste), Saint-Thibaut-les-Vignes et Epinay-sous-Sénart pour améliorer la gestion de leurs domaines 211 . Au cours du XIe siècle, les rois de France manifestent un intérêt croissant pour Paris. La ville occupe désormais une place centrale dans un « domaine capétien » réorganisé autour de l'axe OrléansSenlis212. Parmi les sept églises que Louis le Pieux fit construire ou rebâtir, signalons la présence de Saint-Germain-des-Prés et de Saint-Germain-l'Auxerrois 213 . Ce dernier établissement, qui accueillait des chanoines, était propriété de l'évêque 214 . Sous Henri Ier et Philippe Ier le siège épiscopal collabore de plus en plus étroitement avec le pouvoir royal. Le monastère de Saint-Germain-en-Laye, fondé par Robert II, fut offert par Henri Ier à Notre-Dame 215 . L'évêque Imbert de Vergy le donna à son tour à Coulombs en 1060216 . Son successeur, Geoffroi de Boulogne, chancelier de Philippe Ier 217 , est à l'origine de la création des établissements de Gometz, de Bruyères-le-Châtel, de Versailles 218 et probablement de Saint-Pierre de Limours 219 . La (re)fondation royale la plus importante en Ile-de-France est sans doute celle de Saint-Martin-des-Champs, ancien établissement ruiné par les Normands. Vers 1060, Henri Ier releva le monastère, y installa des chanoines réguliers et les dota d'un temporel important220 . Son fils aîné Philippe ne tarda pas à remplacer les chanoines par des moines et donna le prieuré à Cluny (1079). En 1096, Gautier Payen donne, avec l'accord de Bouchard de Montmorency, l'église de Montmartre au nouveau monastère avec le droit de sépulture qui assure d'importantes rentrées d'argent221 . Saint-Martin-des-Champs devint un établissement considérable qui accueillait encore à la fin du XIIIe siècle soixante-dix bénédictins 222 . Les autres prieurés fondés par des seigneurs laïques dans le diocèse de Paris entre l'an mil et 1100 sont de dimension beaucoup plus modestes. Celui de Conflans-Sainte-Honorine est probablement une création des comtes de Beaumont-sur-Oise en association avec la grande abbaye normande du Bec qui étend alors son influence dans le centre du Bassin parisien 223 . Situé à l'extrémité sud du 211 LEFEVRE, L'aménagement du sud de l1le-de-France par les établissements religieux XIe-XIIIe siècles; " Les prieurés et la colonisation monastique en Ile-de-France '" p. 74. 212 LEMARIGNIER, La France médiévale, p. 156; Le gouvernement royal, pp. 113-114. 213 Helgaud de Fleury, Vie de Robert le Pieux, p. 131. 2 14 BOUSSARD, Nouvelle histoire de Paris, pp. 157-159; HARDEL, "Saint-Germain-l'Auxerois à Paris,,; BAURIT et HILLAIRET, Saint-Germain-l'Auxerrois. 215 BOUSSARD, Nouvelle histoire de Paris, p. 90. 216 DEPOIN, "Le prieuré de Saint-Germain-en-Laye"• pp. 102-129. 2 17 BOUSSARD, Nouvelle histoire de Paris, p. 136. 2 18 Ce prieuré de Marmoutier passe à la fin du XIIe siècle sous le contrôle de Saint-Magloire. 219 LEBEUF, Histoire, t. 3, p. 405, indique que le prieuré de Gometz-Saint-Clair a été fondé par un seigneur du lieu, mais il n'apporte aucune pièce justificative. 220 OLLIVIER," L'évolution du temporel de Saint-Martin-des-Champs"· 22 1 Cartulairegénéral de Paris, t. 1, n° 116, pp. 141-142. 22 2 RACINET, Crises et renouveaux, p. 416. 223 DEPOIN, " Les Comtes de Beaumont-sur-Oise ,, ; RACINET, « L'implantation monastique dans la basse vallée de l'Oise ,, .
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domaine de la maison comtale, il occupe une position commerciale enviable, à l'endroit où l'Oise, voie fluviale de première importance, se jette dans la Seine. L'abbé Lebeufmentionne le prieuré Saint-Nicolas de Villepreux fondé par un seigneur du lieu 224 . Il ne s'agit certes pas d'un lignage aussi prestigieux que celui des comtes de Beaumont, mais il occupa sans doute une place relativement importante dans la société seigneuriale francilienne des XIe-XIIe siècles225 : Suger cite en effet un Evrard de Villepreux dans son Mémoire sur son administration abbatiale qui participa à une enquête menée par l'abbé au sujet des possessions de Saint-Denis dans la vallée de Chevreuse. Evrard est cité parmi les «amis éprouvés et les hommes» de Suger, aux côtés d'Amauri de Montfort comte d'Evreux et de Simon de Neauphle. Le fondateur du petit prieuré de Saint-Vrain est moins bien connu : au XIe siècle, un certain Eudes, vassal de Milon de Montlhéry, donna des terres à l'abbé de SaintMaur-des-Fossés pour bâtir un nouveau monastère « afin que dans cette abbaye on priât Dieu pour Eve, sa femme, et pour ses fils Mauger, Tebaud, Bouchard, Rainard et sa fille Rencie » 226 . Le nouvel établissement est cité au XIIIe siècle, mais ses dimensions semblent être restées très modestes 227 • Deux autres grands lignages de rang comtal sont les principaux acteurs de l'essor des prieurés bénédictins : les Montmorency et les Montlhéry. Les premiers créèrent au moins quatre monastères au cours des quinze dernières années du XIe siècle. Geoffroi le Riche, apparenté à la maison de Montmorency depuis son mariage avec la petite-fille de Bouchard le Barbu, Richilde, fonda le prieuré de Saint-Prix de Tour vers 1085 228 • Signalons que Geoffroi le Riche donne, avec l'accord de son épouse, des biens situés dans le domaine de Richilde et non sur ses propres terres. Peut-être s'agit-il là d'une tentative d'implantation de son pouvoir. A la même époque, les moines de Coulombs fondent à Marly-le-Roi une nouvelle maison religieuse sur un terroir donné par Hervé de Montmorency229 . Ce dernier installa aussi des moines de Saint-Florent de Saumur à Deuil 230 et à Gonesse 231 . Les Montlhéry sont liés à la fondation de plusieurs prieurés. A Chevreuse d'abord où Gui Ier provoqua vers 1060 l'arrivée de moines de Bourgueil dans un établissement dédié à saint Saturnin. A Châteaufort ensuite grâce au don d'un Amauri, seigneur du lieu - probablement Amauri de Châteaufort, parent de Gui de Montlhéry, cité comme témoin dans une charte de Bouchard de Corbeil relative aux privilèges de Saint-Spire 232 • A Longpont enfin où le même Gui Ier fonda sous le vocable de NotreDame un important monastère clunisien vers 1061 233 • Le seigneur de Montlhéry s'y retira lui-même à la fin de sa vie pour s'y faire enterrer en compagnie de son épouse
4
LEBEUF, Histoire, t. 3, pp. 180-181. Evrard de Villepreux faisait sans doute partie de la maison de la maison de la Ferté-Vidame. Voir MOUTIE," Chevreuse'" t. 2, pp. 102, n. 4 et 109. 226 LEBEUF, Histoire, t. 4, p. 201. 227 TERROINE, Un abbé de Saint-Maur au XIIIe siècle, Pierre de Chevry, pp. 16 et 181. 228 BEDOS, La Châtellenie de Montmorency, p. 112 ; MAQUET, Les seigneurs de Marly, indique que Geoffroi le Riche est le fils de Bouchard III de Montmorency, mais en réalité, il devient le gendre de Bouchard III après avoir épousé sa fille. 229 BEAUNIER, La France monastique, t. 1, p. 155, parle d'un Henri seigneur de Marly en 1087, mais à cette date, c'est Hervé de Montmorency qui occupe cette fonction. 230 BEDOS, La Châtellenie de Montmorency, pp.121-124. 231 MARECHAL, Essai sur l'histoire religieuse de Gonesse. 232 " Cartulaire de Saint-Spire de Corbeil "• p. 4 233 Cartulaire du prieuré de Notre-Dame de Longpont, n° 51, pp. 97-99. 22
225
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Hodierne et de ses deux filles 234 • Il s'agit du seul cas assuré pour cette période de fondation pieuse suivie de l'implantation d'une nécropole familiale, mais il ne fut sans doute pas isolé. Dans le diocèse de Meaux, le prieuré de Nanteuil-le-Haudou in fondé vers 1095 et rattaché à Cluny, abritait les tombes des seigneurs du lieu : la plus ancienne est probablement celle d'Alice, fille de Raoul le Blanc mort au XIe siècle235 • Les tombes repérées par l'abbé Lebeuf dans le prieuré de Villepreux sont armoriées, donc postérieures au milieu du XIIe siècle - et très probablement du XIIIe siècle, voire du bas Moyen-Age. Cela n'exclut pas que les seigneurs du lieu aient été inhumés dans cet établissement, mais nous pouvons remarquer que l'une des tombes présente un «serpent». Or les membres de la maison de Villepreux portaient sous Saint Louis deux léopards 236 . L'implantation de maisons clunisiennes dans le diocèse de Paris au cours de la deuxième moitié du XIe siècle est rapide : vers 1090, les moines de Longpont installent une nouvelle maison à Orsay près d'une église qui leur a été donnée par Geoffroi de Boulogne 237 . Au même moment, les frères de Saint-Martin-des-Ch amps viennent peupler un monastère créé par un chevalier nommé Albert (de Creil?) à Moussy-le-Neuf2 38 . Signalons aussi le petit prieuré de Saint-Yon fondé à l'extrême fin du XIe ou au début du XIIe siècle et dépendant de La Charité. La réforme clunisienne a sans conteste attiré la générosité des nobles franciliens : non seulement parce qu'elle entendait rénover le clergé régulier, mais aussi et surtout parce qu'elle a « solennisé comme aucune autre institution avant elle des pratiques de commémoration des morts, dont bien des manifestations attestaient déjà le caractère collectif et communautaire »239 . La multiplication des prières pour les morts incite les puissants à s'associer aux moines pour profiter de leur intercession. Le nombre très élevé de noms inscrits dans l'obituaire de Longpont dès la fin du XIIe siècle témoigne de ce succès 240 • Le roi ne provoque pas cc mouvement, mais il s'y associe rapidement par le truchement de Saint-Martin-des-Ch amps. Il suit en cela les préoccupations de ses grands vassaux. En outre, la fortune des nouveaux prieurés clunisiens est un indice des progrès réalisés par l'institution ecclésiale sur le contrôle des morts. Les oraisons rappellent à Dieu et aux vivants le nom des donateurs défunts. Le souvenir se rapporte désormais à un nom, à un individu particulier. Toutefois, au XIe siècle les lignages directement concernés par les fondations religieuses restent très peu nombreux. Seuls les plus puissants peuvent s'associer aux prières des moines. Comme le remarque Eric Bournazel, « les officiers royaux dont nous avons signalé la moindre origine comme Galeran, les Senlis ou les Garlande semblent plutôt les bienfaiteurs de ces sanctuaires que leurs véritables fondateurs, à l'inverse des Montlhéry-Rochefo rt et de leurs semblables »241 .
2 34
RACINET, Crises et renouveaux, p. 10 l. FAUTRAT, " Nanteuil, son abbaye et sa demeure seigneuriale ,, ; RACINET, Les maisons de l'ordre de Cluny; Crises et renouveaux, pp. 300 et 460-461. 236 WN 75. 237 LEFEVRE, " Le prieuré Saint-Martin et Saint-Laurent d'Orsay». 238 LEBEUF, Histoire, t. 2, p. 350. 2sg LAUWERS, La mémoire des ancêtres, p. 144. Voir IOGNA-PRAT, " Ordonner et exclure " ; PACAUT, L'ordre 235
de Cluny. R.H.F., Obituaire, t. 1, Diocèses de Sens et de Paris, pp. 519-530. 241 BOURNAZEL, Le gouvernement capétien, pp. 58-59. 240
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LA «FRANCE» MONASTIQUE ET CANONIALE
L'exemple du diocèse de Paris au XIe siècle corrobore largement le phénomène décrit par Michel Lauwers pour le diocèse de Liège 242 . Certes, nos sources restent très discrètes sur les relations entre les puissants et les églises paroissiales situées sur leurs domaines. Cependant, il est tout à fait probable qu'ils contribuèrent à l'érection de nouveaux bâtiments car eux seuls avaient les moyens matériels nécessaires. Les édifices religieux construits en pierre se multiplient à la fin du XIe siècle243. Les petits seigneurs avaient tout intérêt à embellir les églises paroissiales autour desquelles ils se faisaient enterrer. La principale différence entre le diocèse de Paris et le diocèse de Liège concerne la nature des établissements religieux créés par les nobles. Michel Lauwers cite de nombreux cas de fondations de prieurés de chanoines réguliers. En Ile-de-France, ceux-ci sont beaucoup plus rares. Autour de Paris, le modèle monastique bénédictin qui met en valeur la pénitence et la prière pour les morts correspond peut-être davantage aux aspirations de la haute aristocratie. Plus largement, le mouvement général de fondation de prieurés qui débute au XIe siècle touche simultanément l'Ile-de-France et la vallée de la Meuse. Dans les deux diocèses, il est lié au souci du salut et à l'affirmation politique des grandes familles. La fonction principale des nouvelles fondations est bien sûr de favoriser le salut du lignage, mais elles sont aussi l'expression du pouvoir du fondateur. Participer directement à la création d'un prieuré, c'est faire partie de la haute noblesse. La concession des biens nécessaires à la création d'un nouvel établissement « ne peut être faite que par un seigneur dominant et haut justicier »244 . Comme les tours qui sont l'apanage des puissants, les monastères bornent le territoire des grandes maisons seigneuriales. L'implantation des quatre prieurés fondés par les seigneurs de Montmorency dessine au Nord-Ouest de Paris un triangle qui correspond presque exactement à la zone d'influence du lignage. Les fondations de prieurés sontelles l'expression de l'indépendance politique des seigneurs d'Ile-de-France par rapport au roi de France 245 ? Nous voyons moins dans ces actes la traduction d'un désir d'autonomie des grands lignages que la volonté d'affirmer son rang face à des familles modestes favorisées par le pouvoir central. En outre, les fondations pieuses correspondent à une évolution de la spiritualité de l'aristocratie qui accepte de plus en plus largement la cléricalisation du culte des morts. Si nous élargissons le champ de l'enquête à l'ensemble de la région« France» et aux principaux établissements ecclésiastiques, nous constatons que les prieurés et la plupart des grandes abbayes bénédictines réformées apparaissent entre la fin du Xe et le milieu du XIIe siècle. Le roi de France n'intervient pas seulement à Paris: dans le diocèse de Sens, Robert le Pieux fonde l'église Notre-Dame d'Etampes qui reçoit bientôt un collège de douze chanoines 246 . Les deux abbayes créées par Anne de Kiev à Senlis ne sont pas à proprement parler des fondations royales: l'installation des chanoines à Saint-Vincent (v. 1059) et des bénédictines à SaintRémi (v. 1062) est, semble-t-il, postérieure à la mort de Henri Ier. C'est en qualité
242
LAUWERS, La mémoire des ancêtres, pp. 294-301. Les destructions ont été nombreuses, mais certains édifices présentent des traits caractéristiques de l'architecture de la fin du XIe siècle. Par exemple, la voûte du chœur de l'église paroissiale de Seraincourt étudiée par RIVIERE, "L'église Saint-Sulpice de Seraincourt"• fut probablement érigée avant 1100. 244 MOUTIE, " Chevreuse "• t. 2, p. 12. 245 LEMARIGNIER, " Aspects politiques des fondations de collégiales •>. 246 Cartulaire de Notre-Dame d'Etampes, p. xviii. 243
319
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d'épouse de Raoul de Crépy, comte de Valois, qu'Anne établit les religieuses et peut-être les Augustins. Dans le diocèse de Chartres, l'apparition des monastères d'Epernon (1052) et d'Auneau (vers 1100) correspond à la montée en puissance des maisons de Montfort et de Gallardon. Le roi intervient aussi dans la région : en 1078, Philippe Ier érige en abbaye l'église Saint-Pierre de Neauphle-le-Vieux 247 . A l'extrémité orientale du diocèse de Rouen, la fondation en deux temps de SaintMartin de Pontoise (v. 1030 ; v. 1070) est liée à la générosité des comtes et à la volonté réformatrice de saint Gautier 248 . Au cours des deux premiers tiers du XIe siècle, nous ne connaissons qu'un seul donateur : le comte de Vexin Dreux, dit de Jérusalem qui favorise l'implantation des religieux après un pèlerinage en Terre sainte 249 . Les successeurs de Dreux, Gautier III d'Amiens, puis Raoul de Valois, ne semblent pas s'être intéressés à la communauté. Raoul accorde toute son attention à Saint-Arnoul de Crépy-en-Valois, nécropole attitrée de son lignage : Il y transfère le tombeau de son père. Les moines de Pontoise bénéficièrent en 1069 d'un diplôme d'immunité accordé par Philippe Ier250 , puis, sous l'abbatiat de Gautier (1070-1099) adoptèrent la règle de saint Benoît. Il s'agit là de la reprise en main et de la normalisation d'une communauté monastique « spontanée ». Nous pouvons aussi noter que l'action du roi correspond au moment où le Capétien intervient de plus en plus souvent dans le Vexin. La charte de 1069 précède de peu l'annexion du comté ( 1074). La disparition des comtes de Vexin ne nuit pas à Saint-Martin de Pontoise. Dans les dernières décennies du XIe siècle, le nouveau monastère jouit d'une popularité croissante chez les seigneurs de la région : sous l'abbatiat de Gautier, Saint-Martin reçoit plus d'une vingtaine de donations. Les fondations dans la première moitié du XIIe siècle
Au début du XIIe siècle, le mouvement général de fondations de prieurés continue. Dans le diocèse de Paris, on ne compte pas moins d'une trentaine de nouveaux établissements. Ils se répartissent en trois groupes à peu près égaux: les chanoines réguliers, les Clunisiens et les Bénédictins. Les premiers sont liés à la réforme de Saint-Victor et, dans une moindre mesure, au nouveau monastère de Saint-Martinau-Bois. Les chanoines retirés depuis 1108 autour de Guillaume de Champeaux reçurent très vite le soutien de l'évêque Galon et d'Yves de Chartres, puis de Louis Vl 251 • En 1112, le roi décida dans un premier temps de créer un nouveau monastère d'Augustins dans le diocèse de Sens, à Puiseaux. Mais, au moment où Guillaume de Champeaux devient évêque de Châlons-sur-Marne (1113), Louis le Gros rem-
place Puiseaux par Saint-Victor. La nouvelle fondation royale, qui associe« l'étude et la sérénité » 252 , est reconnue par Pascal II le 1er décembre 1114. Suger et le successeur de Guillaume de Champeaux, Gilduin, partagent des intérêts communs avec l'évêque réformateur Etienne de Senlis. Ils arbitrent en sa faveur un conflit avec des membres du chapitre cathédral proches d'Etienne de Garlande. Sous l'épiscopat d'Etienne de Senlis, Saint-Victor obtient du roi de nombreuses pré ben-
247 248 249 250 251 25
2
Chartres, arch. dép. j
'°
CA ln
Moulineaux, n° 1, pp. 1-2
Paris, Arch. nat., S 1343, n° 2 et 18; Rhein, pj., n° 6, pp. 302-303
Versailles, Arch. dép. Yvelines, 1 H; Rhein, pj., n° 7, p. 303
11401180
11401180
11401180
18
19
Paris, B.n.F., coll. Moreau, 60, fol. 272; Rhein, pj., n° 4, p. 300.
Hautes-Bruyères, p. 41
17
14
Paris, Arch. nat., LL 39, n° 16, fol. 37; St-Magloire, n° 24, pp. 104-108
Auxerre, Arch. dép. Yonne, H 1405
1137
13
ap. 1140
1124
12
p. 328. Paris, Arch. nat., K 22, n°7-3; St-Magloire, n° 23, pp. 100-104.
16
1123
Donation de Simon III de Montfort
Confirmation par Simon III de Montfort d'une donation de son père Arnauri III et fixation des droits des moines
Confirmation par l'abbé de Marmoutier des donations de Louis VII et de Simon III de Montfort
Donation de Simon III de Montfort
Donation de Simon III de Montfort
Donation d'Arnauri III de Montfort
Confirmation par Arnauri III de Montfort des donations de ses ancêtres
Confirmation par Arnauri III de la confirmation par Nivard, fils d'Eudes, d'une donation de son père
Donation d' Arnauri III à l'occasion de la conversion de sa fille dans l'ordre de Fontevrault
LA MAlNFERME Q. de), Clypeus nascentis Fontebraldensis ordinis, t. 2,
ap. 1140
1123
11
Nature de l'acte
Source, édition
15
Date
No
Donation de la terre de Moret (corn. de Boissy-sous-Saint-Yon)
Donation de la terre de La Couperie (corn. Beynes) et du bois du Plessis (le bois de Beynes ?)
[Fondation des Moulineaux]
Donation de la franchise et du libre transit sur les domaines de Simon III
Donation de l'église de Saint-Martin du Trait avec la terre et les dîmes qui en dépendent
Donation d'une rente de cent livres à prendre sur le domaine de "Warangevilla" (Gargenville?)
Donation des églises St-Martin de Beynes, et St-Martin de Ronchamp, et de biens à St-Léger, Adainville, Bourdonné, Gambais, Les Essarts-leRoi, Vilpert, Hautes-Bruyères, Auffargis, Les Mesnul, etc.
Donation de la moitié de la dîme et de !'église de Galluis, de la moitié des dîmes de Boissy-sans-Avoir, de la moitié des dîmes et de toute l'église d'Autouillet
Donation de moulins à Beynes et à Bardelle (corn. de Vicq), du minage d'Epernon et d'autres biens
Détail des dispositions
Clairefontaine
St-Martin-desChamps
Pontigny
Jumièges
Hautes-Bruyères
St-Laurent de Montfort
St-Magloire [prieuré St-Laurent de Montfort]
Hautes-Bruyères
Destinataire, bénéficiaire
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Fécamp
St-Martin-deBréthencourt
St-Evroult
Richard Crespin
Donation de sept arbres à prendre chaque années dans sa forêt de Caudebec Accord entre Amauri Sans Nape et les moines de St-Martin-deBréthencourt au sujet de l'achat d'un moulin Donation de dix salines à "Waravilla ,, et de quatre autres à Barentin Donation de la dîme des moulins à foulon d'Evreux [quatre livres de rente et le surplus à titre viager]
Donation de Simon III de Montfort Confirmation par Simon III de Montfort d'un accord
Donation de Simon III de Montfort Donation de Simon III de Montfort [charte inhabituel: le bénéficiaire est sans doute un laïc issu du lignage des seigneurs franco-normands du BecCrespin]
Rouen, Bibl. mun., ms 1207, fol. 10 V
Chartres, Arch. dép. Eure-et-Loir, H 2261, n° 1
Paris, B.n.F., ms lat. 11056, fol. 26; Rhein, pj., n° 8, pp. 303-304
Evreux, Arch. dép. Eure, G 122, fol. 22, n° 86; Rhein, pj., n° 9, p. 304
11401180
11401180
11401180
11401180
20
21
22
23
Donation de la franchise et du libre transit sur les domaines de Simon III
Donation par Simon III de Montfort
Evreux, Arch. dép. Eure, H 319, fol. 62; Rhein, pj., n° 12, p. 306
11401180
26
Les monastères de l'ordre de Cîteaux
St-Taurin d'Evreux
Donation de la dîme de deux moulins et d'étaux, et de deux jours de foire. Confirmation de la donation faite par Amauri III de Montfort des revenus de la dixième semaine de la prévôté
Donation par Simon III de Montfort
;
Evreux, Arch. dép. Eure, H 794, fol. 51 V Rhein, pj., n° 11, pp. 305-306
11401180
25
0
Léproserie du GrandBeaulieu
Donation de deux muids de blé à prendre sur la dîme d' Allainville
Confirmation par Simon III de Montfort d'une donation de Renaud de Garancières et d'une autre de Gautier, fils de Renaud
Chartres, Bibl. mun., ms 44, p. 419; Rhein, pj., n° 10, pp. 304-305
11401180
24
0
Destinataire, bénéficiaire
Détail des dispositions
Nature de l'acte
Source, édition
Date
N'
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Date
11401180
11401180
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11401180 [v. 1145 ?]
11401180 [v. 1167 ?]
1153
1158
1158
No
27
28
29
30
31
32
33
34
,
Paris, B.n.F., nouv. acq. lat. 1408, fol. 179; Rhein, pj., n° 14, p. 307
Hautes-Bruyères, p. 41
Chartres, Arch. dép. Eure-etLoire, G 2979
Paris, B.n.F., ms fr. 30008, fol. 60 ; Louis Vl, t. 2, n° 257, pp. 48-51
Longpont, n° 256, p. 214
DION (Adolphe de)," Le donjon de Houdan '" dans Bulletin monumental, 1905, pp. 414-421.
0
Evreux, Arch. dép. Eure, H 711, fol. 39 V n° 79; Rhein, pj., n° 13, pp. 306-307
Evreux, Arch. de l'hospice d'Evreux BONNIN, "Analectes historiques '" dans Soc. des belleslettres de l'Eure, t. 10, p. 177
Source, édition
Donation par Simon III de Montfort
Donation par Agnès, sœur de Simon III de Montfort
Donation par Simon III de Montfort
Confirmation par Simon III de Montfort des libertés et des coutumes concédées par Louis VI et Amauri III de Montfort
Confirmation par Simon III de Montfort d'une donation de son père Amauri III de Montfort
Confirmation par Simon III de Montfort d'une donation de son père
Donation par Simon III de Montfort à l'occasion du mariage de sa sœur Agnès avec Galeran II de Meulan
Donation par Simon III de Montfort
Nature de l'acte
Bourgeois de Montchauvet
Longpont
Coulombs
Galeran II, comte de Meulan
Léproserie St-Nicolas d'Evreux
Destinataire, bénéficiaire
Donation d'une maison avec son hôte à Houdan, d'une rente annuelle de quarante sous sur la prévôté d'Epernon, et de la possibilité de faire paître les porcs dans la forêt d'1Veline
Léproserie du GrandBeaulieu
Donation d'une charruée de terre et Léproserie du Grandd'une maison à Rambouillet Beaulieu Donation de terres entre les Hautes-Bruyères Mureaux et Verneuil
Donation de coutumes et de libertés (onze articles conservés)
Donation de sa terre de Soligny (corn. des Molières)
Donation de la haie de " Lintot '" à l'exception des fiefs des chevaliers et des sergents, et d'une rente annuelle de trente livrées de terre sur les revenus de " Cravencon " Donation de deux églises et de deux foires établies à Houdan
Donation d'un jour de foire avec ses coutume en remplacement du lundi de Pâques qui avait déjà été concédé
Détail des dispositions
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