L'Égypte, passion française
 2020281449, 9782020281447

Table of contents :
Prologue
Première Partie: La rencontre de deux mondes
1. Pèlerins, négociants et curieux
2. La tentation de la conquête
3. Bonaparte, pacha du Caire
4. Le mal du pays
5. Retours d’Égypte
6. Les techniciens de Mohammed Ali
7. Un Égyptien à Paris
8. Champollion, le déchiffreur
9. Un obélisque pour la Concorde
10. A la rencontre de la Femme-Messie
11. Écrivains en voyage
12. Le harem dans l’objectif
Deuxième Partie: De grandes ambitions
1. Lesseps, à la hussarde
2. Investir dans le sable
3. L’odeur de l’argent
4. Les trésors de M. Mariette
5. Polytechniciens et ouvriers-fellahs
6. L'Exposition universelle
7. Ismaïl le Magnifique
8. Eugénie sur la dunette
9. Genèse d’un opéra
10. Les créanciers au pouvoir
Troisième Partie: Une culture rayonnante
1. Perfide Albion
2. L’Égyptien, ce grand enfant
3. A l’école française
4. Maspero sur le terrain
5. En mission chez les schismatiques
6. Protégés et amoureux
7. Le petit Paris
8. Ceux du Canal
9. Un chanoine aux Antiquités
10. La fin d’un monde
Quatrième Partie: Divorce et retrouvailles
1. Le Caire brûle-t-il ?
2. Une révolution en arabe
3. Opération « Mousquetaire »
4. Les jésuites sous scellés
5. Diplomates ou espions ?
6. La dame de Nubie
7. De Gaulle change la donne
8. Des parfums de là-bas
9. Miettes de francophonie
10. Le temps des scaphandriers
11. Égyptomania
Épilogue : Les fruits de la passion
Annexes
I. La presse francophone d’Égypte
Sous l’occupation française
De Mohammed Ali à l’occupation anglaise
L’entre-deux-guerres
II. La présence française en Égypte
Échanges économiques
Assistance financière
Coopération culturelle
III. L’égyptologie en France
IV. L’Égypte dans les musées français
V. Les écrivains d’Égypte
I. Littérature arabe traduite en français
2. Littérature d'expression française
Chronologie
Bibliographie
Index des noms de personnes
Sommaire

Citation preview

L’ÉGYPTE, passion française

Du même auteur AUX MÊMES ÉDITIONS

Les Nouveaux Chrétiens 1975 Le Défi terroriste coll. « L'Histoire immédiate », 1979 Le Tarbouche roman, 1992 Prix Méditerranée et « Points », n°P 117 Le Sémaphore d’Alexandrie roman, 1994 et * Points », n°P 236 La Mamelouka roman, 1996 et * Points », n°P404

ROBERT SOLE

L’ÉGYPTE, passion française

ÉDITIONS DU SEUIL 27, rue Jacob, Paris VP

ISBN 2-02-028144-9

© Éditions du Seuil, octobre 1997 Le Code de la propriété intellectuelle interdit le t copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le contentem ent de l’auteur ou de ses ayants cause, e« iHicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Pour Henri et Cécile

P rologue

C 'était l’autom ne, j'a v a is dix ans. Comme chaque été, nous venions de passer trois m ois de bonheur sur une petite plage, près d'A lexandrie, en com pagnie d 'u n e dizaine de fam illes amies. Des « grandes vacances » qui m éritaient bien leur n om ... Nous étions rentrés au C aire, et j'av a is retrouvé, à l'o rée du désert, les m urs ocre, les terrasses fleuries et les grandes baies vitrées du lycée franco-égyptien d 'H éliopolis, l ’un des plus beaux fleurons de la M ission laïque française en Orient. Nos m anuels scolaires tout neufs fleuraient encore l'encre parisienne. On y apprenait les fables de La Fontaine, les toits couverts de neige, l'im p arfait du subjonctif et Jeanne d ’Arc au bûcher... Seul le livre de gram m aire arabe devait être made in Egypt. M ais à peine avions-nous étrenné cartables et plum iers cette année-là q u ’on nous renvoya à la m aison. C ’était l'autom ne 19S6, et c 'é ta it la guerre. En réponse à Nasser qui avait nationalisé la Compagnie universelle du canal de Suez, des soldats israéliens, britanniques et fiançais s’étaient invités, sans prévenir, sur le sol égyptien. A Paris, on appelait cela « la cam pagne de Suez ». Au Caire, on disait « la triple et lâche agression ». Ce n ’était pas vraim ent la guerre pour nous qui vivions dans la capitale, loin des com bats de Port-Saïd - e n tout cas pour l’enfant que j ’étais et qui assistait, ravi, à une sorte de grand jeu prolongeant les vacances d ’été. On avait peint les phares des voitures en bleu et entassé des sacs de sable à l'entrée des immeubles. Le soir, lors des alertes aériennes, il fallait aussi­ tôt éteindre les lumières. Les indociles ou les distraits se faisaient rappeler à l’ordre, de la rue, par une voix gutturale qui donnait le frisson. L’enfant de dix ans jouait à la guerre, sans se rendre compte q u 'il vivait là un événem ent dram atique, historique, sur le point de bouleverser la situation au Proche-O rient et la vie de nom breuses fam illes, dont la sienne. Dois-je préciser que l’un de mes oncles m aternels, de nationalité égyptienne, devait épouser quelques sem aines plus tard la fille du consul général de France, et que les invitations avaient déjà été lancées ? La « triple et lâche » allait nous priver d ’une cérém onie très attendue. Suez a été un immense fiasco. Après cette équipée m ilitaire, stoppée au bout de quelques jours par les Etats-U nis et l ’Union soviétique, les

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L ’ÉGYPTE, PASSION FRANÇAISE

A nglais, les Français et beaucoup de ju ifs ont été expulsés d ’Égypte. D ’autres ont choisi de leur em boîter le pas au cours des années suivantes : des Italiens, des G recs, des Égyptiens d ’origine libanaise ou syrienne, comme n o u s... Un véritable exode, qui a m arqué la fin d ’une époque, celle de l’Égypte cosm opolite. Le term e est excessif. Toute l ’Égypte - loin de là - ne baignait pas dans ce clim at si particulier qui, au Caire ou à Alexandrie, avait perm is à des gens d ’origine et de religion différentes de vivre côte à côte, sinon ensemble, dans une sorte de gaieté insouciante. M ais toute l’Égypte subis­ sait peu ou prou, en bien ou en m al, l ’influence de cette frange euro­ péenne ou européanisée. La G rande-Bretagne elle-m êm e se m éfiait de ce m ilieu m ajoritairem ent francophone, qui entravait son entreprise colo­ niale : car si elle occupait la vallée du NU, c ’était la culture française qui attirait la haute bourgeoisie et les intellectuels égyptiens. A l’Angleterre, le gouvernem ent, la police et l ’arm ée ; à la France, la presse, les salons littéraires et les écoles les plus réputées. L’origine de cet étonnant partage, né d ’une rivalité séculaire, rem ontait au début du xixe siècle. L ’arm ée de Bonaparte n 'av ait occupé l ’Égypte que trente-huit m ois à peine, m ais son passage y laissait des traces indé­ lébiles. C ’est à des Français que le fondateur de la dynastie égyptienne. M ohammed A li, devait faire appel quelques années plus tard pour fonder un État m oderne. C ’est un Français, Cham pollion, qui allait déchiffrer les hiéroglyphes. Un autre Français, M ariette, qui m ettrait en place le Service des antiquités égyptiennes. Un autre encore, Ferdinand de Lesseps, qui réaliserait le canal de S uez... L’occupation britannique, à partir de 1882, ne ferait que resserrer les liens entre Le Caire et Paris, les nationalistes égyptiens se tournant naturellem ent vers la rivale traditionnelle de l ’An­ gleterre pour appuyer leur revendication d ’indépendance. La France les a surpris et révoltés en intervenant m ilitairem ent à Port-Saïd en 1956. Cette désastreuse initiative a porté un coup fatal à sa présence sur les bords du Nil. Il a fallu une bonne décennie pour renouer des relations am icales entre les deux États, mais plus rien ne pouvait être comme avant. Un sage partenariat a succédé aux liens ardents de naguère. A ujourd’hui, la France bénéficie en Égypte d ’une image très positive, sans être au centre des préoccupations. Quant à l’Égypte, elle exerce sur les Français une véritable fascination, m ais il s ’agit essentiellem ent de l’Égypte des pharaons. Dans l’odyssée des deux siècles écoulés - dont les héros sont des explo­ rateurs, des savants, des diplom ates, des soldats, des enseignants, des reli­ gieux, des écrivains, des artistes, des négociants, des banquiers, des ingénieurs, des m ystiques, des illum inés et quelques m alfrats - , le pire s ’efface généralem ent devant le m eilleur. « La France égyptienne » est une form idable aventure, passionnée et passionnante, m arquée par des réalisations spectaculaires. C ’est cette histoire - dont je suis issu, avec beaucoup d ’autres - que

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PROLOGUE

j ’ai voulu raconter ici. Né égyptien, n ’ayant pas une goutte de sang fran­ çais, j ’ai découvert la France à l’âge de dix-huit ans avec ém erveillem ent. D écouvert ou retrouvé ? Elle m ’était déjà fam ilière, à distance, grâce à des professeurs exceptionnels, au lycée puis chez les jésuites, et grâce aux livres. Bénis soient la com tesse de Ségur (née R ostopchine) et H ergé (citoyen belge) qui, les prem iers, m ’ont introduit auprès de leurs ancêtres les G aulois ! Les ouvrages qui traitent des Français et de l ’Égypte sont innom ­ brables. Aucun ne couvre l’ensem ble de cette aventure. Même le précieux Voyageurs et É crivains français en Égypte de Jean-M arie Carré se lim ite, comme son nom l’indique, aux écrivains-voyageurs et ne va pas au-delà de 1869. Il y aurait « une grande fresque à brosser », écrivait cet univer­ sitaire en présentant la prem ière édition de son ouvrage, en 1933. Y appa­ raîtraient « tous ceux qui ont contribué, soit à la découverte de l’Égypte ancienne, soit à la renaissance de l ’Égypte m oderne». Il ajo u tait: « A dm irable perspective, certes, pleine d ’am pleur et de richesse, de variété et de couleur ! Les prouesses de l’énergie et de l’endurance y alter­ neraient avec les m anifestations de la pensée studieuse, les interprétations de la sensibilité, les rêveries de l’im agination poétique. Hommes de foi et hommes d ’épée, hommes de loi et hommes d ’action, hommes de sciences et hom m es de lettres s ’y coudoieraient dans des attitudes diverses, et cependant leurs efforts se com pléteraient et s ’harm oniseraient dans un immense tableau d ’ensem ble. » M odestem ent, Jean-M arie Carré jugeait l ’entreprise au-dessus de ses forces et lim itait son propos dans l’espace et le tem ps. Or, depuis 1933, beaucoup d ’autres personnages ont surgi, beaucoup d ’autres événem ents se sont succédé, qui ont rendu la tâche encore plus périlleuse. Une telle fresque occuperait facilem ent vingt volumes et toute une vie. Faut-il pour autant s ’interdire d ’aborder le sujet? Y renoncer sous prétexte q u ’il est trop riche ? Tout dépend de ce que l’on vise. Je ne cherche ici qu’à racon­ ter une histoire, sans prétendre aucunem ent à l ’exhaustivité. Le lecteur désireux d ’aller plus loin trouvera les repères bibliographiques néces­ saires. Le deux centièm e anniversaire de l’Expédition de Bonaparte, en 1998, est l’occasion de faire le point, même si les Égyptiens - et on les com ­ prend - n ’ont nulle envie de comm ém orer l’invasion de leur pays, préfé­ rant célébrer deux siècles d ’échanges culturels et d ’« horizons partagés » avec la France. Q u’elle m arque ou non la date de naissance de l ’Égypte m oderne, l ’Expédition est un m om ent capital, lourd de conséquences. Pour tenter de com prendre cet événem ent, il faut rem onter un peu en arrière : pas nécessairem ent au déluge, m ais à la prem ière installation d ’une colonie française sur les bords du Nil, au xvie siècle.

PREMIÈRE PARTIE

La rencontre de deux mondes

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Pèlerins, négociants et curieux

L’É gypte? Pour un Français du XVIe siècle, c ’est d ’abord une image biblique. Ou, plutôt, deux images assez contradictoires, pour ne pas dire diamétralement opposées. Dans l’Ancien Testament, les Hébreux, conduits par M oïse, fuient la vallée du Nil après y avoir été réduits en esclavage ; ils échappent à leurs poursuivants, qui se noient dans la m er Rouge, et se dirigent vers la Terre prom ise. En revanche, dans le Nouveau Testament, Jésus, M arie et Joseph vont se réfugier en Égypte, sur le conseil d ’un ange, pour échapper au m assacre des nouveau-nés ordonné par Hérode ; ils y dem eurent en sécurité jusqu’à la m ort du tyran. Terre dangereuse et terre d ’asile, pays d ’où l’on s’échappe et pays où l’on s’abrite, la vallée du Nil se voit toujours associée à la notion de fu ite... L ’Égypte, c ’est aussi le souvenir de la septièm e croisade, conduite par Saint Louis en 1249. Un souvenir à la fois glorieux et douloureux, puisque, après avoir conquis Dam iette, les Français ont été mis en échec à M ansoura et décim és par des épidém ies. Joinville, adm irable chroniqueur de cette épopée avortée, n ’a privé ses com patriotes d ’aucun détail. Ainsi, la diarrhée du pauvre Louis : « ... à cause de la forte dysenterie q u ’il avait, il lui fallut couper le fond de son caleçon, tant de fois il descendait pour aller à la garde-robe(. » Le roi de France a été fait prisonnier, puis libéré contre rançon après diverses péripéties. De ces « Sarrasins », vaincus puis vainqueurs - on ne dit jam ais « les Égyptiens » - , ses sujets garderont l ’image de guerriers courageux, avec qui il est possible de négocier, m ais susceptibles de m anquer à leur parole et d ’égorger leurs captifs. Là aussi, des s* ux contradictoires. L* _ pte, enfin, c ’est une image féerique. M algré tous les m alheurs de la croisade, Joinville fait de ce pays une description paradisiaque. Le Nil, affirm e-t-il, « est différent de toutes les autres rivières 12 ». Il répand sa crue bienfaisante, qui ne peut venir que de « la volonté de Dieu ». Personne ne connaît sa source : ce cours d ’eau descend d ’une sorte de 1. Jean de Joinville, H istoire de Saint Louis, avec traduction en français moderne, Paris, Dunod, coll. « Classiques Gantier ». 1995. 2. Ibid.

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LA RENCONTRE DE DEUX MONDES

grande m ontagne où se trouvent des lions, des serpents, des éléphants et diverses m erveilles. « Les gens qui sont accoutum és à le faire jettent leurs filets déployés dans le fleuve au so ir; et quand on vient au m atin, ils trou­ vent dans leurs filets ces denrées qui se vendent au poids que l'o n apporte en ce pays, c ’est à savoir le gingem bre, la rhubarbe, le bois d ’aloès et la cannelle. Et l’on dit que ces choses viennent du Paradis terrestre... » Pendant longtem ps encore, les Français continueront à tout m élanger : l’histoire biblique, le souvenir de la croisade et la dim ension féerique. Les récits de voyage des pèlerins entretiennent cette confusion au lieu de la dissiper. Après avoir prié à Jérusalem et Bethléem , ces prem iers touristes se rendent dans la vallée du Nil, qui apparaît alors comme une annexe de la Terre sainte. Ils n ’en voient q u ’une toute petite partie, s ’intéressant surtout à la crypte de saint Serge, au Caire, à « l’arbre de la Vierge », à quelques kilom ètres de là, ou à la chaire de saint M arc, à A lexandrie. L’une des destinations les plus recherchées est le m onastère Sainte-Cathe­ rine, dans le Sinaï, où l’on prie sur le tom beau d ’une m artyre vénérée. Cette noble Alexandrine s ’y serait réfugiée, au début du IVe siècle, pour sauver une virginité menacée par les entreprises de l’em pereur M aximien. A sa m ort, les anges auraient déposé son corps au sommet d ’un mont. On l ’aurait retrouvé intact plusieurs centaines d ’années plus tard et transporté au m onastère, pour le débiter en m orceaux et distribuer ceux-ci aux pèle­ rins de qualité. Le com te de Cham pagne rapportera ainsi en France la m ain droite de cette m alheureuse... Le voyage coûte cher. Seuls des privilégiés, appartenant en général à la noblesse, peuvent l’accomplir. Ils concluent au Caire des accords avec des bédouins qui les conduisent sur place en une dizaine de jours, par le désert. Ce pèlerinage - et donc le voyage en Égypte - est réservé au sexe masculin : « Aucune femme ne pouvait avoir accès au m onastère, même les animaux fem elles en étaient exclus 3. » Les m oines logent les visiteurs de m anière assez som m aire, ne leur offrant pour toute nourriture, en période de jeûne, que du pain sec, des olives salées et un peu de vinaigre. M ais les consolations sont nombreuses. Les pèlerins qui suspendent leurs arm oiries aux piliers de la basilique sont faits chevaliers de Sainte-Cathe­ rine. Et, après une ascension dans la montagne, on leur montre la pierre d ’où M oïse fit jaillir l’eau, et même la fosse où fut fabriqué le veau d ’o r... Ces voyageurs ne sont sans doute pas tous dévorés de foi chrétienne. Le périple en Égypte est aussi pour de jeunes aristocrates français un moyen de s’émanciper, sinon de se dévergonder, dans un cadre exotique, en dehors de la chrétienté. Un pèlerinage n ’exclut ni l’esprit d ’aventure ni la curiosité. Les prem iers récits de voyage, qui circulent en France « de château en château, d ’abbaye en abbaye4 », donnent de l ’Égypte une image fantai­ 3. Mahfouz Labib, Pèlerins et Voyageurs au mont Sinaï, Le Caire, 1RAO, 1961. 4. Jean-Marie Carré, Voyageurs et Ecrivains français en Égypte. Le Caire, IRAO, rééd. 1956,1.1.

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PÈLERINS. NÉGOCIANTS ET CURIEUX

siste. On raconte ce q u ’on a cru ou voulu voir. Les dessins d ’accompa­ gnem ent sont tout aussi trom peurs. Pour le m édecin parisien Pierre Belon du M ans, le sphinx de Guiza est « un m onstre en sculpture ayant le devant d ’une vierge et le derrière de lio n 3 », tandis que le m oine d ’Angoulême André Thévet le représente avec une 1ère ronde et bouclée, sur un cham p de fleu rs56. Ce saint homme décrit des pyram ides étonnam m ent aiguës, avec une pointe de diam ant II a com pté au C aire... « 22 840 paroisses du diable », ce qui est beaucoup, même pour une ville qui aim e les mosquées. Le chiffre sera d ’ailleurs repris dans de nom breux récits du même type, les voyageurs ayant tendance à s ’inspirer les uns des autres, comme pour authentifier leur tém oignage.

La Petite Échelle d’Égypte Au XVIe siècle, la France com pte pourtant en Égypte une petite colonie. C ’est l ’une des « Échelles du Levant », nom donné aux com ptoirs établis dans des villes de l’Em pire ottom an et qui doit son origine aux échelles perm ettant aux bateaux de décharger passagers et m archandises. C ette colonie a pu s'étab lir en Égypte grâce aux Capitulations. 11 ne s ’agit pas de d éfaites... Si l ’accord conclu en 1535 entre le roi de France et le sultan de Constantinople s ’appelle ainsi, c ’est sim plem ent parce q u ’il est divisé en chapitres (capitula). Dix-huit ans plus tôt, l ’Égypte a été conquise par les 'Rires, qui font trem bler l ’Europe. François Ier scandalise une bonne partie de la chrétienté en faisant affaire avec eux, m ais ne serait-il pas prêt à s ’allier au diable pour com battre Charles Q uint ? O fficiellem ent, il ne s ’agit pas d ’un traité : Solim an le M agnifique, « com m andeur des croyants. Roi des rois, dom inateur des deux continents et des deux m ers », ne traite pas, fût-ce avec « le roi de France très chré­ tien, gloire des princes de la religion de Jésus ». Les Capitulations sont des faveurs q u ’il octroie, à titre provisoire, et qui devront être confirm ées par ses successeurs. E lles le seront, effectivem ent, en 1569, puis une dizaine d ’autres fois. D ’ici là, la plupart des États chrétiens d ’O ccident auront suivi l’exem ple de la France et obtenu des privilèges sim ilaires de la Sublim e Porte. Dans ce traité déguisé, chacune des deux parties trouve des avantages économ iques et politiques. Les C apitulations accordent aux négociants français la liberté d ’acheter et de vendre dans tout l ’Em pire ottom an. Exem ptés de la plupart des im pôts, ils peuvent s ’installer sur place et y exercer leur culte. Les différends nés entre ces résidents étrangers ne relèvent pas des juges locaux m ais de leur consul, lequel applique la loi 5. Pierre Belon du Mans, Les Observations de plusieurs singularités et choses mémo­ rables trouvées en Grèce. Asie. Judée. Égypte. Arabie et autres pays estranges, 15541555. 6. Cosmographie du Levait, 1556.

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LA RENCONTRE DE DEUX MONDES

française. M ieux : les autorités locales sont tenues de prêter m ain-forte à l’exécution de ces jugem ents. Pour les conflits les opposant à des indi­ gènes, il est interdit de juger les Français en dehors de la présence de leur drogman (interprète officiel du consulat) et, pour un crim e, de les traduire devant les tribunaux ordinaires des cadis 7. Bref, par plusieurs aspects, les C apitulations donnent aux Français plus de droits q u ’aux O ttom ans eux-m êmes. Ces droits sont d ’ailleurs étendus à tous les étrangers qui se rangent sous la bannière du roi. A insi, pendant des siècles, la France va s ’instituer protectrice des catholiques orientaux. Les négociants m arseillais et provençaux n ’avaient pas attendu les C apitulations pour com m ercer en Égypte. D epuis longtem ps - comm e leurs concurrents vénitiens - , ils étaient actifs à Alexandrie et au Caire. Dans les années 1480, lors de leur rattachem ent à la France, ils ont en quelque sorte apporté en dot le m arché égyptien. C elui-ci perdra m al­ heureusem ent beaucoup de son im portance quelques années plus tard avec la découverte du cap de Bonne-Espérance par Vasco de Gama. Une route m aritim e directe, sans transbordem ent de m archandises, ayant été ouverte entre l’Europe et l ’Extrêm e-Orient, la vallée du Nil ne sera plus le principal m arché des épices, le grand entrepôt de produits venant d ’Inde, de Chine, de Perse, d ’Arabie, du Soudan et d ’Éthiopie. Au XVIe siècle, le pays des pharaons continue cependant de recevoir, par la m er Rouge, des m archandises qui sont acheminées à dos de chameau jusqu’au Caire, puis sur des barques jusqu’à Alexandrie. Les négociants français y achètent surtout désorm ais des produits locaux, comme le riz, auxquels s ’ajoutent la m yrrhe, l’encens, l ’ivoire, les plumes d ’autruche, et bientôt un nouveau produit qui fera fureur : le café d ’Arabie. Les Égyptiens, eux, se procurent surtout des draps du Languedoc ou du Dauphiné, des soieries de Lyon, des tissus de Provence, des métaux et de la quincaillerie. C onstituée grâce aux C apitulations, l ’Échelle française d ’Égypte ne dépend pas du roi de France, m ais des autorités m arseillaises. Il faudra attendre le règne de Louis XIV pour faire du consul un officier royal. Il n ’est, pour le m oment, q u ’un négociant comme les autres, qui prend des droits sur toutes les m archandises em barquées. Parfois, il ne réside même pas au Caire, déléguant le consulat à son fermier. Ce système engendre désordres et conflits. En 1671, le consul de France s ’enfuit d ’Égypte. L ’année suivante, ses com patriotes adressent une lettre indignée à la cham bre de commerce de M arseille parce que le nouveau consul entre­ tient « un com m erce infâm e d ’arm es à feu ». Ce crim e, soulignent-ils, « est d ’autant plus grand que l ’invention des arm es est nouvelle, ce sont des pistolets, fusils et m ousquetons qui tirent deux fois dans un moment. L’ennemi de notre religion ne manquera pas de profiterde ces modèles » 8. 7. Henri Lamba, De l’évolution juridique des Européens en Égypte, P uis, 1896. 8. Cité par Raoul Clément dans Les Français d ’Égypte au xvu* et au xvitt' siècle. Le Caire. IFAO. 1960.

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PÈLERINS, NÉGOCIANTS ET CURIEUX

Le ton de la lettre est révélateur de l'état d'esprit des Français d'É gypte, qui ne sont que quelques dizaines : m algré les avantages contenus dans les Capitulations, ils se sentent assiégés et vivent en reclus. U ne leur suf­ fit pas d'échapper aux pirates en mer, aux bandits sévissant sur les bords du Nil ou aux épidém ies de peste qui peuvent durer plusieurs m ois : l'h o s­ tilité de la population et les m enaces des gouvernants locaux les obligent à être continuellem ent sur leurs gardes. Au C aire, les Français habitent des m aisons contiguës, en bordure de l'E zbékieh, vaste esplanade qui est inondée par le Nil une partie de l'année. Ce quartier, dit des Francs, est ferm é la nuit par une lourde porte. A A lexandrie, com m e à R osette, ils sont regroupés dans une okelle (wekala), édifice d 'u n seul tenant, qui ressem ble à un couvent. Une cour centrale abrite les m agasins, tandis que les logem ents se trouvent à l'étage. Les habitants de l'okelle sont enferm és la nuit, ainsi que le ven­ dredi à l'heure de la prière. Leurs contacts avec la population se réduisent essentiellem ent à des tractations com m erciales. Seul le consul a le droit de m onter à cheval. Ses com patriotes circulent à dos d 'à n e , en prenant soin de m ettre pied à terre quand ils passent devant une m osquée ou rencontrent une personnalité locale. M alheur aux distraits, aussitôt rappelés à l'ordre par un coup de bâton... Si le consul a droit à une tenue européenne, les autres Français sont obligatoirem ent vêtus à l'orientale. Même lorsque cette m esure sera levée, au m ilieu du XVIIe siècle, ils devront porter une coiffure spéciale : un bonnet noir garni d 'u n léger turban de soie. La réform e introduite par Colbert en 1681 précise, dans les m oindres détails, l'organisation des Échelles du Levant. Le consul est assisté de deux « députés de la nation » et d 'u n e série d'officiers, parm i lesquels un chirurgien e t un apothicaire. Il est interdit aux Français de résider en Égypte plus de dix ans. Interdit aussi de faire venir leur épouse ou de se m arier sur place. Seules les épouses des consuls sont adm ises, à condi­ tion d 'être « d 'âg e avancé et de bonnes mœurs ». Certains négociants ne se privent pas d'introduire des fem m es chez eux, ou même de vivre en ménage avec des esclaves noires, m ais c 'est une source de conflits avec le consul et d'incidents violents avec la population. Le « curé de la nation » veille aussi à la m oralité. Ce religieux, appartenant souvent à l'ordre des franciscains, célèbre une m esse quotidienne dans la « chapelle consu­ laire ». Les C apitulations ne sont guère respectées par les gouvernants de l'É gypte. Constantinople est loin. Pour em pêcher toute tentation d 'au to ­ nom ie du pacha local, le sultan a fait en sorte de lui adjoindre deux contre­ poids : les m ilices et les beys mamelouks (d'anciens esclaves originaires pour la (dupait du Caucase). Or, ce partage du pouvoir crée un clim at per­ m anent d'incertitude et favorise les brimades à l'encontre des Européens. Ceux-ci doivent céder à des exigences continuelles, parfois dém esurées, et pour cela s'endetter à des taux prohibitifs auprès de prêteurs locaux.

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LA RENCONTRE DE DEUX MONDES

Pendant deux siècles et dem i, les résidents français vont se plaindre de ces « avanies ». M ais il faut croire q u ’ils trouvent bien des com pensations en Égypte. De retour en France, « tout s ’efface de leur m ém oire, leurs souvenirs prennent de riantes couleurs », constate un observateur avisé à la veille de la Révolution française 910.

De la poudre de momie chez l'apothicaire La Fiance connaît, dès le XVIe siècle, un certain engouem ent pour les figures égyptiennes. On y voit surgir des sphinx, en général par paire, pour décorer des perrons, des jardins ou m êm e des tom beaux, com m e celui de Guillaum e du Bellay dans la cathédrale du M ans en 1SS7. M ais c ’est en Italie que le phénomène prend toure son ampleur. Les Français qui vont à Rome ne peuvent m anquer d ’adm irer les nom breuses statues égyptiennes ornant le Capitole et d ’autres lieux, comm e la villa M édicis ou le palais Fam èse. L’égyptom anie, qui y faisait fureur quatorze siècles plus tôt, du tem ps où l ’Égypte était une province rom aine, revient en force : à l’initiative du pape Sixte V, quatre obélisques de la période impé­ riale sont érigés sur des places de la Ville sainte entre 1586 et 1589. En France, des apothicaires vendent une drogue appelée « mummie », sous form e de poudre, de pâte noirâtre ou de m atière visqueuse, censée provenir de la com bustion de m omies '°. François Ier lui-m êm e ne voyage jam ais, paraît-il, sans un petit sac de cuir, accroché à la selle de son cheval, contenant de la « mummie » ... Ce produit aux origines douteuses a pour réputation de guérir, entre autres, les affections respiratoires et gastriques, les épanchem ents de sang et le « cours excessif » des règles. N aturellem ent, c ’est un aphrodisiaque. Son succès est tel q u ’Am broise Paré rédige un D iscours de la m um m ie pour dénoncer ces « appâts puants ». Selon le célèbre chirurgien de la Renaissance, la prétendue drogue « cause une grande douleur à l ’estom ac, avec puanteur de bouche, grand vom issem ent qui est plutôt cause d'ém ouvoir le sang et le faire davantage sortir hors de ses vaisseaux que de l’arrêter ». A la momie-médicament (broyée) s ’ajoute la m om ie-curiosité (entière), que le voyageur Pierre B elon, de retour d ’Égypte, appelle jolim ent « corps confit ». Il est cependant très difficile de lui faire traverser la M éditerranée, car les m arins français - plus superstitieux que leurs col­ lègues anglais ou flam ands - n ’en veulent pas à bord : ces cadavres em m aillotés déclenchent, paraît-il, des tem pêtes. En revanche, les capi­ taines n ’hésitent pas à lester les cales de leurs navires au m oyen de stèles, statues ou m orceaux de colonnes pharaoniques qui, pour eux, ne pré­ sentent aucun intérêt. D ’une m anière générale, à cette époque, l ’objet 9. Volney, Voyage en Égypte et en Syrie pendant les années 1783,84 et 8 5 ,1787. 10. Ange-Pierre Leca, Les Momies, Paris, Hachette, 1976.

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égyptien n ’est pas considéré comme une œ uvre d ’art, m ais comme une curiosité. On lui attribue un pouvoir m agique, sinon m aléfique. La France voit naître les prem iers « cabinets » de curiosités, dans lesquels des collectionneurs entassent toutes sortes d ’objets étranges et exotiques. Le plus étonnant e t le plus en avance sur son tem ps est un m agistrat provençal, N icolas Claude Fabri de Peiresc (1580-1637) : ce spécialiste de l ’Égypte, « atteint d ’un mal incurable, ne put jam ais voya­ ger que dans sa tête, grâce aux objets réunis dans son cabinet. Il voya­ geait néanm oins plus loin que ses contem porains11». En liaison perm a­ nente avec des m em bres de l’Échelle d ’Égypte, des capitaines de navire et d ’autres membres de l’Internationale des curieux, Peiresc a fini par acqué­ rir une collection considérable m ais aussi une connaissance peu com ­ mune, à son époque, de la vallée du Nil. Aux XVIe et xvii* siècles, « l’Égypte est la terre élue de la curiosité1112 ». C ela tient au fait q u ’elle reste inintelligible, hors d ’atteinte. E t elle le restera aussi longtem ps que les hiéroglyphes n ’auront pas été déchiffrés. On sait lire le chinois, on ne com prend rien à l ’ancien égyptien. Or, le pays des pharaons passe pour le plus vieux de la planète, et son histoire est associée à celle du m onde judéo-chrétien : dans la B ible, il est cité 680 fo is... L’Égypte ancienne nourrit d ’autant mieux les mythes q u ’elle est muette. D es francs-m açons la considèrent com m e la source de la sagesse, une sagesse enferm ée dans les écrits « herm étiques ». Pour certains d ’entre eux, le Grand A rchitecte de l’Univers n ’est autre qu’Im hotep, le construc­ teur de la pyram ide de Saqqara. L’abbé Jean Terrasson, franc-m açon fran­ çais, publie en 1731 un rom an très rem arqué, Séthos, dont M ozart va s ’inspirer pour com poser La Flûte enchantée. Un dem i-siècle plus tard, C agliostro ouvrira à Lyon sa Loge M ère du Rite égyptien... Sous Louis XIV, la France com m ence à s ’intéresser à l’O rient. Si la Compagnie des Indes est créée en 1664 par Colbert, ce n ’est pas seulement pour ravir à l ’Angleterre une partie de son com m erce. Le même Colbert enrôle de jeunes Levantins pour les form er à la traduction, et constitue le corps des « secrétaires interprètes du roi aux langues orientales ». Tandis que le Collège de France se dote de chaires d ’arabe, de turc et de persan, le C oran est traduit en français pour la prem ière fois, en 1647, par Du Ryer, ancien consul en Égypte. Un dem i-siècle plus tard, on s ’arrache Les M ille et Une N uits. M oins rem arquée est une pièce en un acte de Jean-François Regnard, Les M om ies d 'E g yp tei3, jouée en 1696 au théâtre de Bourgogne à Paris, avec une très belle distribution : Cléopâtre, O siris, Arlequin et C olom bine... 11. Sydney H. Aufrère, La Momie et la Tempête, Avignon, Alain Barthélémy, 1990. 12. Krzysztof Pomian, préface, ibid. 13. Le texte est intégralement publié dans L’Égyptomanie à T épreuve de T archéologie. Paris, musée du Louvre, 1996.

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Premiers orientalistes, premiers explorateurs Des momies on s’approche, pourtant. La vallée du Nil assiste à l ’arri­ vée d ’un nouveau type de voyageurs : non plus des pèlerins m ais des explorateurs, souvent m andatés par le pouvoir royal, qui les invite à recueillir le plus grand nom bre possible de m édailles et de m anuscrits arabes. Ayant généralem ent vécu plusieurs années en Égypte, connaissant la langue du pays, ces voyageurs professionnels, auxquels s ’ajoutent des m issionnaires, vont faire beaucoup progresser les connaissances histo­ riques, géographiques et ethnographiques des O ccidentaux, m algré de grossières erreurs contenues dans leurs rapports. Ces Français sont relayés par d ’autres Européens, comme le Danois Frédéric Norden ou l’Anglais Richard Pococke, dont les ouvrages, assez vite traduits à Paris, connais­ sent eux aussi un grand succès M. En 1665 est publié un livre au titre très savant. Voyages de M . de Thévenot au Levant, où l ’Égypte est exactem ent décrite avec ses principales villes et les curiosités qui y sont. « Exactem ent » est un peu fort. Disons que cet explorateur, qui n ’est guère allé plus loin que le Delta, dresse un tableau pittoresque de l ’Égypte. Sa description d ’A lexandrie est très détaillée. Le Caire, en revanche, ne lui plaît guère, et il se croit obligé de reprendre le chiffre fantaisiste de 23 000 m osquées. Jean de Thévenot observe cependant en détail des cérém onies m usulm anes et des scènes de la vie quotidienne. A Saqqara, il se fait ouvrir une tom be. Il rapportera en France de la poudre de momie, bien sûr, m ais aussi un sarcophage. Son jugem ent sur les Égyptiens est plutôt sommaire : « Les gens du pays géné­ ralem ent, tant musulmans que chrétiens, sont tous basannez, ils sont très m échants, grans coquins, lâches, paresseux, hypocrites, grans pédérastes, larrons, traîtres, fort avides d ’argent ; enfin, parfaits en tous vices, ils sont poltrons au dernier degré. » Plus audacieux est le voyage d ’un dom inicain d ’origine allem ande, le père Vansleb, qui se rend en Égypte à la dem ande de Colbert, vingt ans plus tard. Ce religieux visite les m onastères coptes de Ouadi-N atroun et se rend au Fayoum, puis franchit le désert arabique jusqu’à la m er Rouge. Il rem onte le Nil ju sq u ’à G uirga, ce q u ’aucun autre voyageur français n ’avait fait avant lui. Seuls deux franciscains, les frères Protais et François, s ’étaient aventurés à Esna en 1668, m ais en confondant cette ville avec Syène (le nom antique d ’Assouan). La palm e, à cette époque, revient à un jésuite du Caire, le père Paul Sicard, excellent connaisseur de l ’arabe. Son but, en explorant la HauteÉgypte, était de ram ener les coptes « schism atiques » à la « vraie foi ». M ais, chem in faisant, il découvre des trésors, qui ne m anquent pas d ’éveiller son intérêt. On lui doit une description détaillée de Thèbes dont14 14. Jean-Marie Carré, Voyageurs et Écrivains français en Égypte. op. cit.

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il a retrouvé l ’em placem ent, alors que les deux franciscains y étaient passés sans identifier les ruines. Le père Sicard pousse son exploration ju sq u ’à Kom-Ombo, Assouan et P h ilæ pendant l'h iv er 1721-1722. Les renseignem ents q u ’il rapporte serviront grandem ent à un géographe en cham bre, Bourguignon d ’A nville, qui publiera, un dem i-siècle plus tard à Paris, une cane de l’Égypte étonnam m ent précise, sans avoir jam ais m is les pieds dans la vallée du Nil. U appartenait à un consul de France au Caire, Benoit de M aillet, arabi­ sant lui aussi, d 'o ffrir à ses com patriotes le prem ier travail d ’ensem ble sur le pays des pharaons. Sa D escription de l'É gypte, datée de 173S - trois quarts de siècle avant l ’œuvre monumentale du même nom - , a l ’avantage de montrer, pour la prem ière fois, l ’architecture islam ique, qui n ’intéres­ sait guère les religieux. La prem ière édition de son livre est vite épuisée. Deux autres verront le jour en m oins d ’un an. Son éditeur, l’abbé Le Mascrier, peut s ’exclam er en 1740 : « Le Nil est aussi fam ilier à beaucoup de gens que la Seine. Les enfants même ont les oreilles rebattues de ses cata­ ractes et de ses em bouchures. Tout le monde a vu et a entendu parler des momies. » Le brave abbé exagère un peu. M ais il est certain q u ’au m ilieu du XVIIIe siècle l’Égypte occupe les esprits. C ’est aussi un thèm e de polé­ mique entre des penseurs chrétiens et des philosophes des Lumières ; les uns voulant voir dans la sagesse égyptienne une preuve de la Révélation, et les autres un dém enti au cléricalism e. Dans les années 1780, M arie-A ntoinette entretient l ’égyptom anie en commandant nombre d ’objets pour les palais royaux. Elle a un faible pour les sphinx, qu’on retrouve, sous diverses form es, dans sa chambre à cou­ cher de Versailles, son salon de Fontainebleau ou son cabinet particulier de Saint-Cloud. A la même époque fleurissent dans les jardins de petits pavillons exotiques, baptisés « fabriques », où pyram ides et obélisques sont présents en force. La fabrique du parc d ’Étupes, résidence des princes de M ontbéliard, est l ’œuvre d ’un architecte nommé Jean-Baptiste Kléber, futur général, appelé à se distinguer à la bataille de Fleuras, puis en É gypte... On aurait pu croire que la Révolution française, égalitaire et républi­ caine, décapiterait les pharaons. Il n ’en est rien. Elle se sert d ’eux, au contraire, insistant sur leur sagesse, leur sens de la justice, l’étendue de leur savoir - bref, leurs « lumières ». Cette m ise en valeur d ’un univers plus m ystérieux et plus ancien que la civilisation gréco-rom aine permet de com battre le christianism e et de « parfaire l’architecture visionnaire m ais religieuse de la R évolution1516». Dans ses m onum ents, l ’Égypte antique apporte une pureté qui tranche avec les traditions de l ’Ancien Régime depuis l’époque gothique *. Une pyram ide de toile, dressée sur le 15. Bruno Étienne, « L ’égyptomanie dans l’hagiographie maçonnique», in D 'un Orient l’autre, Paris, CNRS, 1991. 16. Jean-Marcel Humbert, L’Égyptomanie dans Tort occidental. Paris, ACR, 1989.

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Cham p-de-M ars, sert de décor central pour célébrer la destruction des em blèm es de la féodalité, le 14 ju illet 1792. A la m ém oire des m orts du 10 août 1792, on édifie une pyram ide au jardin des Tùileries et un obélisque place des Victoires. Pour la fête révolutionnaire du 10 août de Tannée suivante, une fontaine de la Régénération est réalisée en plâtre bronzé sur la place de la B astille. La N ature y est représentée par Isis, assise entre deux lions, vêtue d 'u n pagne égyptien et coiffée du némès pharaonique, pressant « de ses fécondes m am elles la liqueur pure et salu­ taire de la régénération ». L ’Égypte s ’adapte à tous les régim es, toutes les idéologies. Encore indéchiffrable, elle fascine de plus en plus. Et la tentation de la conquérir grandit en proportion.

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La tentation de la conquête

Pourquoi l ’É gypte? El pourquoi la France? On n ’a pas fini de s ’inter­ roger sur la démarche singulière de Leibniz en 1672. Le philosophe alle­ m and, alors âgé de vingt-cinq ans, se rend à Paris pour rem ettre un m ém oire à Louis XIV : il lui suggère, ni plus ni m oins, d ’envoyer une arm ée conquérir le pays des pharaons. « Ce projet, écrit-il, est le plus vaste que l ’on puisse concevoir et le plus facile à exécuter. » De toutes les contrées du globe, l’Égypte « est la mieux située pour acquérir l ’em ­ pire du monde et des m ers ». Or, ce pays est sans défense et n ’attend que « l’arrivée d ’une force libératrice pour se soulever ». Leibniz ne se contente pas de ces affirm ations générales. Il entre dans le détail, flattant la « réputation de sagesse » du « roi très chrétien » dont il n ’ignore ni les m auvaises relations avec la Tiirquie ni le désir de combattre la Hollande : « Jadis, m ère des sciences et sanctuaire des prodiges de la nature, aujourd’hui repaire de la perfidie m ahom étane, pourquoi faut-il que les chrétiens aient perdu cette terre sanctifiée, lien de l ’Asie et de l ’Afrique, digue interposée entre la m er Rouge et la M éditerranée, grenier de l ’O rient, entrepôt des trésors de l ’Europe et de l'In d e ? » Plutôt que d ’attaquer la H ollande de front, affirm e le philosophe, m ieux vaut la vaincre « par l ’Égypte ». C ar la réussite de cette entreprise « assurera à jam ais la possession des Indes, le commerce de l’Asie et la dom ination de l ’univers ». Louis XIV ne reçoit pas L eibniz; il ne lui répond m êm e pas. L ’un de ses m inistres fait sim plem ent savoir à l ’Électeur de M ayence, dont le jeune philosophe est le protégé, que les croisades « ont cessé d ’être à la m ode depuis Saint Louis ». On en reste là. Le Roi-Soleil choisit de faire la guerre en Europe e t... en France par la révocation de l’édit de Nantes qui assurait la paix entre catholiques et protestants. Sous Louis XV, la question égyptienne ne se pose pas : les rapports sont m eilleurs avec la Ihrquie, et le pouvoir ottoman semble mieux assuré sur les bords du Nil. Il faut attendre le règne suivant pour voir renaître le projet. Louis XVI est assailli d'appels pour occuper l’Égypte, avec les argum ents les plus divers, d ’autant que l ’Empire ottom an se trouve affai­ bli par la guerre qu’il livre à l ’Autriche et à la Russie.

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Le m ém oire le plus célèbre de cette période est celui du baron de Tott, qui rentre de Constantinople en 1776, après y avoir été auxiliaire de l’am bassadeur de France et instructeur m ilitaire dans l ’arm ée turque. L’Égypte, assure-t-il, est un pays plein de richesses, pouvant être facile­ m ent conquis. Si nous ne nous en em parons pas, l ’A ngleterre le fera. Un bon prétexte existe, selon lui, pour occuper le pays des pharaons : les avanies, de plus en plus fréquentes, dont les résidents français sont victimes. Le m inistre de la M arine, sensible à cette plaidoirie, envoie le baron de Tott en Égypte, pour une m ission secrète de reconnaissance, en lui adjoignant un capitaine de vaisseau et un dessinateur. Le baron se rend sur place, étudie le terrain et revient en France plus convaincu que jam ais de la justesse de son projet. M ais le plan n ’est même pas mis à l'étude, car les hostilités contre l ’Angleterre interdisent de priver l ’arm ée d ’une partie de ses forces.

Deux voyageurs très convaincants Dans les années qui précèdent la Révolution, deux récits de voyage très différents, m ais aboutissant à peu près à la même conclusion, vont beau­ coup influencer les intellectuels et les hommes politiques français. L’un, célèbre, est le Voyage en Syrie et en Égypte de Volney, paru en 1787. L ’autre, moins connu, s ’intitule Lettres sur l'É gypte et a été publié l ’année précédente par Claude Étienne Savary. Ce Breton de vingt-sept ans, très cultivé, connaît l ’arabe. U est l’auteur d ’une traduction du Coran et de deux ouvrages sur M ahomet. Son séjour en Égypte va durer de 1777 à 1797. Lorsqu’il arrive à Alexandrie, le consul de France vient d ’être assassiné, et le plus grand désordre règne dans le pays, où s’affrontent les mamelouks. Cela n ’empêche pas Savary de regar­ der le pays avec ém erveillem ent : « Le D elta, cet imm ense jardin où la terre ne se lasse jam ais de produire, présente toute l ’année des m oissons, des légum es, des fleurs et des fru its... Au nord de la ville, on trouve des jardins où les citronniers, les orangers, les dattiers, les sycom ores sont plantés au hasard... Lorsque l’atm osphère est en fieu, que la sueur coule de tous les m em bres, que l ’hom m e haletant soupire après la fraîcheur comme le m alade après la santé, avec quel charm e il va respirer sous ces berceaux, au bord du ruisseau qui les arrose ! C ’est là que le 'Ihre, tenant dans ses m ains une longue pipe de jasm in garnie d ’am bre, se croit trans­ porté dans le jardin de délices que lui prom et M ahom et... C ’est dans ces jardins que de jeunes Géorgiennes, vendues à l’esclavage par des parents barbares, viennent déposer avec le voile qui les couvre la décence qu’elles observent en public. L ibres de toute contrainte, elles font exécuter en leur présence des danses lascives, chanter des airs tendres, déclam er des rom ans qui sont la peinture naïve de leurs mœurs et de leurs plaisirs... » Les jeunes villageoises qui descendent laver leur linge dans le canal ne

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sont pas m oins troublantes : « Toutes font leur toilette. Leurs cruches et leurs vêtem ents sont sur le rivage ; elles se frottent le corps avec le lim on du Nil* s ’y précipitent et se jouent parm i les o n d es... » O n im agine l’enthousiasm e des officiers de l ’expédition de Bonaparte lorsqu’ils liront Savary, quelques années plus tard, pendant la traversée de la M éditerranée1! Les généraux, eux, adopteront Volney comme livre de chevet, voyant dans cet ouvrage plus som bre, raide comme un testa­ m ent, un précieux m anuel de géographie politique et économ ique. M ais il ne faut pas exagérer l’opposition entre les deux auteurs. Son coup de foudre pour la vallée du N il n ’em pêche pas Savary de souligner l ’état désastreux dans lequel se trouve « ce beau royaum e gouverné par des barbares » et d ’appeler à sa conquête : « Si l ’Égypte, dépourvue de marine, de manufactures, et presque réduite aux seuls avantages de son sol, possède encore de si grandes richesses, jugez, M onsieur, ce q u ’elle deviendrait entre des m ains éclairées... Ce beau pays, entre les m ains d ’une nation am ie des arts, redeviendrait le centre du comm erce du monde. Il serait le pont qui réunirait l ’Europe à l ’A sie. C ette contrée heureuse serait une nouvelle fois la patrie des sciences et le séjour le plus délicieux de la terre. Ces projets. M onsieur, ne sont pas une chim ère. » C hassebœ uf, lui, se fait appeler « Volney » en hom m age à Voltaire (habitant à Ferney). Ce jeune avocat, originaire de la M ayenne, veut pro­ fiter d ’un bel héritage pour voyager. M ais pas voyager n ’imporm com ­ m ent. Pendant un an, il se prépare, en véritable professionnel, s ’entraînant à dorm ir en plein air ou à m onter à cheval sans bride ni selle. S ’il ne passe que sept m ois au Caire, avant d ’aller étudier plus longuem ent la Syrie, son regard pénétrant lui perm et de décrire l’Égypte comme personne ne l ’avait fait avant lui. Nulle ferveur ici, nul enthousiasm e. Prenant le contre-pied de Savary, dont il critique au passage la légèreté, Volney dresse le tableau implacable d ’un pays m iné par la m isère, les m aladies et l’anarchie. Même la nature ne trouve pas grâce à ses yeux : « Des villages bâtis en terre, et d ’un aspect ruiné, une plaine sans bornes qui, selon les saisons, est une m er d ’eau douce, un m arais fangeux, un tapis de verdure ou un cham p de poussière, de toutes parts un horizon lointain et vaporeux où les yeux se fatiguent et s ’ennuient. » Cet observateur distant est cependant trop précis pour ne pas souligner, indirectem ent, les charm es du pays. A elle seule, la description m inutieuse des riches m aisons du Caire, avec leurs vastes salles « où l’eau ja illit dans des bassins de m arbre », invite au voyage : « Les fenêtres n ’ont point de verres ni de châssis m obiles, m ais seulem ent un treillage à jour, dont la façon coûte quelquefois plus que nos glaces. Le jo u r vient des cours intérieures, d ’où les sycom ores renvoient un reflet de verdure qui plaît à l’œ il. Enfin, une ouverture au nm d ou au som m et du plancher 1. Jean-M arie Carré, Voyageurs et Écrivains français en Égypte. Le Caire, IFAO, rééd. 1956, t I.

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procure un air frais, pendant que, par une contradiction assez bizarre, on s’environne de vêtements et de m eubles chauds, tels que les draps de laine et les fourrures. Les riches prétendent, par ces précautions, écarter les m aladies : m ais le peuple, avec sa chem ise bleue et ses nattes dures, s’en­ rhume m oins et se porte mieux. » Superbe ! T raitant, avec la m êm e précision, du com m erce, des douanes, des im pôts ou de la faiblesse des fortifications du port d ’A lexandrie, l ’austère Chassebœ uf fournit un docum ent exceptionnel aux Français qui rêvent de conquérir l ’Égypte. Cette conquête, il l'appelle de ses vœux, m algré tout le mal q u ’il a dit de la vallée du N il, avec quasim ent les mêmes m ots que Savary : ce pays doit « passer en d ’autres m ains », ne serait-ce que pour sauver et déchiffrer les vestiges d ’une imm ense richesse. « Si l ’Égypte était possédée par une nation am ie des Beaux-Arts, on y trouverait pour la connaissance de l ’A ntiquité des ressources que désorm ais le reste de la terre nous refu se... Ces m onuments enfouis dans les sables s ’y conser­ vent comme un dépôt pour la génération future. » En somme, il y en a pour tous les goAts. La conquête de l ’Égypte peut intéresser aussi bien les hommes politiques que les m ilitaires, les explo­ rateurs que les savants, les artistes que les bienfaiteurs de l ’hum anité. É t si l ’on y ajoute tous ceux que ce pays fascine, par son m ystère ou ses harem s...

L’honneur de la France et son intérêt Volney n ’a pas m anqué de décrire la tyrannie des m am elouks, cette « soldatesque licencieuse et grossière », ainsi que la situation critique de la m aigre colonie française, qui vit en « détention perpétuelle ». Deux thèm es de plus en plus débattus à Paris, où rapports diplom atiques et appels au secours se m ultiplient. La situation en Égypte s ’est en effet beaucoup dégradée. Le contrôle de cette province échappe au sultan, et les vrais m aîtres du pays n ’y m ettent même plus les form es : le m am e­ louk A li bey, qui prend le pouvoir au Caire en 1768, refuse de payer le tri­ but annuel à la Sublim e Porte. Il frappe même des m onnaies à sa propre effigie. Un dim anche au Caire, cinq ans plus tôt, ce personnage redou­ table a fait arrêter plusieurs religieux français pendant la m esse et n ’a accepté de les libérer que contre le paiem ent d ’une rançon. Un jour, il réclam e une m ontre à répétition garnie de diam ants. Un autre, il exige du drap en grande quantité pour habiller ses troupes. On a vu son frère bastonner de ses propres m ains l ’horloger français. Les m em bres de la « nation » sont devenus les souffre-douleur des beys m am elouks, qui se m ontrent de plus en plus gourm ands. En 1777, le consulat de France se replie à Alexandrie avec la plupart des négociants : là, sur la côte, les rivalités sanglantes entre les beys se font moins sentir et, en cas de danger, il est toujours possible de se réfugier sur un navire français.

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A leurs risques e t périls, quelques négociants décident de rester au Caire. Parmi eux, Charles M agallon, qui fait office de consul, en attendant de le devenir officiellem ent en 1793. Ce personnage essentiel, qui va jouer un rôle déterm inant dans la suite de l ’histoire, vit en Égypte depuis un quart de siècle. Son épouse a ses entrées dans les harem s m am elouks, où elle vend du drap à ces dames. M"* M agallon est souvent appelée à intervenir en faveur de tel ou tel de ses com patriotes, victim e d ’avanie. La Révolution française a beaucoup affaibli l ’Échelle. D ’abord, parce que les Français d ’Égypte sont partagés en deux cam ps et en viennent parfois aux m ains. Ensuite, parce que la situation chaotique qui règne à Paris encourage les m am elouks à m ultiplier leurs exactions. « Vous n ’avez plus de roi ! » s ’entendent dire des négociants. Les Français, de plus en plus inquiets, « achètent des arm es et se réunissent deux heures tous les soirs pour faire l ’exercice2 ». Leur consulat n ’arrête pas de dém é­ nager, du C aire à A lexandrie et vice versa, selon les circonstances. Us ne sont toujours q u ’une poignée : 29 au Caire, 18 à A lexandrie et 14 à Rosette en 1790. C ette année-là, les m em bres de l’Échelle adressent une « supplique » à l'A ssem blée constituante et à la cham bre de com m erce de M arseille, non plus seulem ent pour réclam er du secours, m ais pour suggérer un blocus m aritim e de l ’Égypte, qui perm ettrait à la France de s ’em parer de la route des Indes. Les négociants se font stratèges, fixant même le nombre des bâtim ents nécessaires à cette m anœ uvre : « Q uatre frégates, dont deux bloquassent les ports d ’A lexandrie et de D am iette, e t deux croisassent entre ceux de D jeddah et de S u ez... » A ucune réponse. L ’A ssem blée constituante a, visiblem ent, d ’autres chats à fouetter. Une nouvelle « supplique » est envoyée à Paris en 1793. Cette fois, ce n ’est plus le blocus m aritim e qui est réclam é, m ais l'occupation en bonne et due form e : « Six m ille citoyens-soldats chasseraient les beys du Caire », assurent les signataires, et « la conquête de l'É gypte ne coûterait point de sang ». Toujours pas de réponse. Charles M agallon s ’active de son côté, écrivant à Veminac, am bassadeur de France à Constantinople : « Je te prie, citoyen, de ne pas négliger les m oyens de donner l ’Égypte à la France. Ce serait un des beaux cadeaux que tu pusses lui faire. Le peuple français trouverait dans cette acquisition des ressources immenses. » D finira par se faire entendre. Ihlleyrand, devenu m inistre des Relations extérieures, lui dem ande une note circonstanciée, dont il reprendra des phrases entières en rem ettant lui-m êm e, le 14 février 1798, un rapport au D irectoire. C ’est une invitation à occuper l'É gypte. L ’ancien évêque d ’Autun y souligne l ’am pleur des m éfaits com m is par les m am elouks. « L’heure de leur châtim ent approche, décrète-t-il. Le D irectoire exécutif ne peut le différer. La dignité nationale, audacieusem ent outragée, récla­ m erait la vengeance la plus éclatan te.» C ette opération ne saurait 2. François Charles-Roux, Les Origines de l'Expédition d'Égypte, Paris, 1910.

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évidem m ent se réduire à venger une poignée de négociants ou même à sauver l ’honneur de la France. L’habile m inistre développe une série d ’autres argum ents, susceptibles de séduire les directeurs, tout en les flattant. A ces défenseurs du peuple, à ces adversaires présum és de la tyrannie, Talleyrand fait rem arquer que, en « vengeant les injures faites à la Répu* blique, le Directoire exécutif délivrera les habitants de l ’Égypte du joug odieux sous lequel ils gém issent ». D ix-huit siècles plus tôt, ajoute-t-il, les Romains avaient ravi l ’Égypte à des rois illustres, am ateurs d ’ait et de science. A ujourd’hui, les Français peuvent l ’enlever « au x plus affreux tyrans qui aient jam ais existé ». Si l ’ancien gouvernem ent de la France avait souvent songé à cette conquête, « il était trop faible pour s ’y livrer. Son exécution était réservée au D irectoire exécutif, com m e le com plé­ m ent de tout ce que la Révolution française a présenté au monde étonné de beau, de grand et d ’utile ». Ces bonnes paroles dites, le m inistre peut passer à des considérations plus pratiques. L’Égypte est riche, rem arque-t-il, et sa position géogra­ phique en fait le centre naturel du comm erce du monde. Si la France y assurait la sécurité et la stabilité, la navigation pour l’Inde quitterait la route longue et dispendieuse du cap de Bonne-Espérance pour revenir à celle de l’isthm e de Suez (même si la langue de terre qui sépare la M édi­ terranée de la m er Rouge exigerait, comme jadis, un transbordem ent des m archandises). Tôt ou tard, explique Talleyrand, nous perdrons nos colo­ nies d ’Am érique ; il ne pourrait y avoir de dédomm agem ent plus avanta­ geux que l’Égypte. C ’est un pays facile à prendre, et l ’Em pire ottom an ne fera pas la guerre pour le défendre. Un négociateur habile pourrait convaincre C onstantinople que l ’occupation de la vallée du N il, loin d ’être dirigée contre le sultan, vise au contraire à défendre son pouvoir face aux m am elouks rebelles. De toute m anière, « l ’Empire ottom an ne durera pas plus de vingt-cinq ans », et la République devrait « saisir parm i ses débris ceux qui pourraient lui convenir ». Au prem ier rang de ces « débris », il m et, sans hésiter, l ’Égypte.

Une œuvre civilisatrice M ais la R évolution française, cham pionne des droits de l ’hom m e, peut-elle occuper un autre pays ? Bonne question. On va y répondre par l ’affirm ative, avec un raisonnem ent subtil, q u ’explique très bien Henry L aurens3. Si l ’Europe est m atériellem ent supérieure aux autres régions du m onde, estim ent les révolutionnaires français, c ’est parce que sa « civilisation » - un m ot nouveau - se fonde sur la raison. Ib u te culture qui n ’appartient pas à la raison est dépourvue d ’intérêt, donc de légiti­ 3. Henry Laurens, L’Expédition d'Égypte, Paris. Armand Colin, 1989.

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m ité : elle ne peut être régie que par l'adversaire de la raison, à savoir le despotism e. L'Égypte représente un cas unique puisque la civilisation y est née, au tem ps des pharaons, sous la form e de la sagesse. Cette civili­ sation est passée ensuite à la Grèce et à Rome, s ’exprim ant par le civism e. Puis, les A rabes ont pris le relais en développant les sciences. Et cette civilisation est arrivée enfin en Europe, qui a hérité de tous ses attributs. Or, par la R évolution, la France est en tête de la civilisation. Peut-elle m onopoliser celle-ci ? La civilisation n ’est-elle pas destinée à tout le genre hum ain ? En allant la porter - la reporter - dans la vallée du Nil, on ne fait que revenir aux origines, boucler la boucle en quelque sorte. Bonaparte, pas plus que Talleyrand, n ’a inventé l’Expédition d ’Égypte. Les origines de cette entreprise sont bien antérieures, m êm e si la ren­ contre des deux hom mes, en décembre 1797 à Paris, et leur unité de vues sur la question vont perm ettre de réaliser le vieux projet de L eibniz. Bonaparte est le général le plus glorieux, le plus adulé de la République. Après l’éclatante cam pagne d ’Italie, il a apporté au D irectoire le traité de paix avec l ’A utriche, signé à Cam poform io. La France n ’a plus q u ’un seul ennem i sérieux, l ’A ngleterre. Et toute la question est de savoir com m ent la com battre. L’attaquer de front, en débarquant sur ses côtes ? Lui enlever le Hanovre et Ham bourg ? Ou m enacer son com m erce des Indes en lançant une opération au Levant ? Bonaparte analyse chacune de ces trois hypothèses dans un rapport au D irectoire, le 23 février 1798, sans en oublier une quatrièm e, pour la form e, qui serait de conclure la paix avec la perfide Albion. L’O rient l’attire depuis longtem ps. Naguère, il avait lu, la plum e à la m ain, L ’H istoire des A rabes en quatre volum es d 'u n certain abbé de M arigny et s’était même fabriqué un petit vocabulaire de langue arabe. Plus récem m ent, il a parcouru Savary, dévoré Volney, et d ’ailleurs discuté avec ce dernier en Corse. Bonaparte, hanté par l ’exem ple d ’Alexandre le Grand, est persuadé que si le pouvoir est à Paris, c ’est en O rient que l’on peut réaliser une œuvre. Paris, du reste, n ’est pas prêt à se livrer à lui. Il doit trouver un m oyen de prendre de la distance, sans se faire oublier. Ce souci répond à celui de plusieurs membres du Directoire qui, tout à la fois, aim eraient éloigner ce général encom brant et l’em ployer utilem ent : le peuple ne com prendrait pas q u ’on se prive de lui. Et, pour être com plet, rappelons l ’explication de Freud, qui vaut ce q u ’elle vaut. Bonaparte, com plexé par Joseph, son frère aîné, aurait eu besoin d ’une revanche en conquérant l ’Égypte, terre du Joseph de la Bible. « Où aller, sinon en Égypte, quand on est Joseph qui veut paraître grand aux yeux de ses frères? Si l ’on exam ine de plus près les m otifs politiques de cette entreprise du jeune général, on trouvera sans doute q u ’ils n ’étaient rien d ’autre que des rationalisations violentes d ’une idée fantasm atique4. » 4. Lettre de Freud à Thomas Mann, 20 novembre 1936.

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Le choix de l’Égypte par le D irectoire est décidé dans le secret. L es soldats qui em barquent à Toulon le 19 m ai 1798 ne savent nullem ent o ù on les emmène. D ’autres flottes les rejoindront en M éditerranée. En tout, 54 000 hom mes, en com ptant les différents personnels. L ’expédition a pourtant été préparée en quelques sem aines. C ’est une arm ada im pres­ sionnante qui appareille, avec notamment treize vaisseaux de guerre et six frégates, même si le général en chef n ’est pas dupe de la qualité de la m arine française, très affaiblie depuis la Révolution. II prend en réalité un risque considérable en se lançant ainsi en M éditerranée, où l ’am iral N el­ son le cherche et que seule la m alchance l’em pêchera de trouver. M ais, m algré le manque d ’argent, cette arm ée d ’O rient, qui réunit des généraux prestigieux et regroupe des unités ayant com battu en Italie e t en A lle­ magne, peut passer pour la m eilleure du monde. L ’Expédition d ’Égypte ne manque pas d ’extravagances. Sa plus grande originalité est évidem m ent la présence de quelque 167 civils appelés « savants » et que le payeur général de l ’arm ée recense ainsi durant la traversée : « 21 m athém aticiens, 3 astronom es, 15 naturalistes et ingé­ nieurs des m ines, 17 ingénieurs civils, 15 géographes, 4 architectes, 3 élèves ingénieurs-constructeurs, 8 dessinateurs, 1 sculpteur, 10 artistes m écaniciens, 3 poudres et salpêtres, 10 hommes de lettres et secrétaires, 15 consuls et interprètes, 9 officiers de santé, 9 lazarets, 22 im prim eurs, 2 artistes m usiciens3. » Parmi eux, quelques célébrités. Gaspard M onge passe pour le m eilleur m athém aticien de son époque, après avoir m is au point une fameuse méthode d ’enseignem ent de la géom étrie descriptive. Claude Louis Berthollet est un grand chim iste, qui a découvert les pro­ priétés décolorantes du chlore et les a appliquées au blanchim ent des toiles. Étienne Geoffroy Saint-H ilaire, titulaire de la chaire de zoologie au M uséum, est déjà renommé à vingt-six ans, en attendant de poser les bases de l’em bryologie. Beaucoup de m em bres de la com m ission sont très jeunes et deviendront célèbres par la suite : Fourier, Conté, L ancret... Comme l ’écrit François C harles-R oux, « jam ais arm ée partant à la conquête d ’un pays n ’avait am ené à sa suite pareille encyclopédie vivante56 ». Bonaparte tient à donner cette dim ension scientifique e t artistique à l’Expédition d ’Égypte, après avoir fait une expérience de même nature, m ais à très petite échelle, lors des cam pagnes du Rhin et d ’Italie. Il est très fier d ’avoir été adm is à l’Académie des sciences - au fauteuil de Car­ not - et se sent porteur d ’un projet « civilisateur » pour le pays des pha­ raons. Il a fait acheter, avant le départ, une véritable bibliothèque com ­ prenant 550 ouvrages fondam entaux. L’arm ée d ’O rient em porte aussi un m atériel d ’im prim erie en trois langues (français, arabe et grec), saisi en 5. Gabriel Guémard, Histoire et Bibliographie critique de ta Commission des sciences et des arts et de l’Institut d’Égypte. Le Caire, 1936. 6. François Charles-Roux, Bonaparte gouverneur d ’Égypte, Paris, 1936.

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partie au Vatican, un laboratoire de chim ie, un cabinet de physique, un cabinet d ’histoire naturelle, un observatoire, un équipem ent com plet d ’aérostation... Les savants sont répartis sur plusieurs navires pendant la traversée, pour ne pas « confier la science au sort d ’un seul bâtim ent ». La plupait des officiers s ’agacent ou ricanent de leur présence, m ais ils apprendront peu à peu à les connaître et à apprécier leurs services. Nul ne peut encore im aginer que c ’est par l ’interm édiaire de ces civils que l ’Expédition d ’Égypte laissera une véritable trace dans l’Histoire.

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Bonaparte, pacha du Caire

Bonaparte débarque sans aucune difficulté en Égypte, le 2 juillet 1798, après s ’être em paré de M alte au passage. Une petite résistance, vite m atée, lui est opposée à A lexandrie, qui n ’a plus rien de ses splendeurs passées et n ’est q u ’un gros bourg, mal défendu, de quelques m illiers d ’ha­ bitants : Charles M agallon, l’ancien consul, avait raison. Il a d'ailleurs fait le voyage avec le comm andant en chef, dans le navire am iral, U O rient, et c ’est son propre neveu et rem plaçant qui leur souhaite la bienvenue après être m onté à bord. U les inform e que Nelson, à la recherche de la flotte, vient à peine de faire escale à Alexandrie. Quand l ’am iral anglais a dit au gouverneur que les Français s ’apprêtaient sans doute à envahir l’Égypte, celui-ci lui a ri au nez : « Que viendraient faire les Français ? Us n ’ont rien à faire ici. » De toute façon, les mamelouks sont persuadés que si des infi­ dèles faisaient la folie de vouloir envahir le pays, ils seraient décapités ju sq u ’au dernier. Au bout de quelques jours, une partie de l ’arm ée d ’O rient se m et en route pour Le Caire. Et, là, le calvaire comm ence. Quelle idée d ’occuper l ’Égypte en plein été ! Les uniform es des soldats français ne sont nulle­ m ent adaptés à la chaleur et au sable. Leur chapeau ne les protège pas assez du soleil. Haut guêtrés, enferm és dans leur habit aux buffleteries croisées, ils étouffent, ils ont faim et ils ont soif. C ertains tom bent en route. D ’autres, saisis de désespoir, se brûlent la cervelle ou se jettent dans le NU. « Nous étions dans un triste état, et toujours poursuivis pendant les m arches par une nuée d ’Arabes, qui m assacraient im pitoyablem ent tous les hommes que leurs faiblesses ou leurs souffrances faisaient rester en arrière1», tém oignera un sous-officier. Les soldats français redoutent les m am elouks et leurs terribles sabres recourbés, dont on d it que, d ’un seul coup, ils font deux m orceaux de l ’adversaire. Les prem iers affrontem ents les rassurent cependant sur la capacité réelle de ces m ilices, courageuses m ais bien im prudentes. Elles viennent s’écraser sur les form ations en carré, le 21 juillet, au cours de la I. Colonel Vigo Roussillon, « Mémoires militaires », cités par Charles La Jonquière, L Expédition d’Égypte. 1798-1801, Peris, 1899-1905, t. II.

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fam euse « bataille des Pyram ides », qui a lieu en réalité à Imbaba, assez loin de là. C ’est dire que, contrairem ent à une légende, le sphinx n ’a pas perdu son nez ce jour-là : un boulet ottom an le lui avait peut-être em porté antérieurem ent, à m oins que cette partie proém inente n ’ait été victim e de l’érosion... Il faut savoir aussi que Bonaparte ne s’est pas écrié : « Du haut de ces pyram ides, quarante siècles vous contem plent », m ais, plus prosaïquement : « Allez, et puisez que, du haut de ces monuments, quarante siècles nous observent » ...

Au nom d’Allah tout-puissant Les deux m aîtres de l ’Égypte, M ourad bey et Ibrahim bey, se sont enfiiis, l ’un en Haute-Égypte, l’autre dans le Delta, accompagné du gou­ verneur ottom an. Il n ’y a plus d ’autorité au Caire, où les palais des mame­ louks sont pillés par une foule furieuse d ’avoir été abandonnée. Bonaparte fait une proclam ation solennelle en arabe : « Peuple du C aire, je suis content de votre conduite. Vous avez bien fait de ne pas prendre parti contre moi. Je suis venu pour détruire la race des mam elouks, protéger le commerce et les naturels du p ay s... Ne craignez rien pour vos fam illes, vos m aisons, vos propriétés, et surtout pour la religion du Prophète que j ’aim e... » O ui, la religion du Prophète. Bonaparte a retenu l ’avertissem ent de Volney, qui écrivait : « Pour s’établir en Égypte, il faudra soutenir trois guerres : la prem ière contre l’Angleterre ; la seconde contre la Porte ; la troisièm e, la plus difficile de toutes, contre les m usulm ans. » M ais, au lieu de com battre les musulmans, le vainqueur d ’Arcole a décidé de les séduire. C ette im age du jeune général éblouissant les vieux oulém as inspirera plus d ’un peintre et donnera lieu à un feu d ’artifice de Victor Hugo dans Les O rientales : Vainqueur, enthousiaste, éclatant de prestiges, Prodige, il étonna la terre des prodiges. Les vieux sheiks vénéraient l’émir jeune et prudent ; Le peuple redoutait ses arm es inouïes ;

Sublime, il apparut aux tribus éblouies Comme un Mahomet d’Occident. En débarquant à Alexandrie, Bonaparte avait fait une profession de foi encore plus explicite, avec l’aide du savant le plus âgé de l’Expédition, l ’orientaliste Venture de Paradis : « Au nom de Dieu le B ienfaiteur, le M iséricordieux, il n ’y a de dieu que Dieu, il n ’a pas de fils ni d ’associé dans son règne. De la part de la République française fondée sur la base de la liberté et de l’égalité, le général Bonaparte, chef de l’armée française, fait savoir au peuple d ’Égypte que depuis trop longtemps les Beys qui gou­ vernent l’Égypte insultent à la nation française et couvrent ses négociants

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d'avanies : depuis trop longtem ps, ce ram assis d'esclaves achetés dans le Caucase et la Géorgie tyrannise la plus belle partie du monde ; m ais Dieu, le Seigneur des M ondes, le tout-puissant, a ordonné que leur em pire finit. Égyptiens, on vous dira que je viens pour détruire votre religion; c ’est un m ensonge, ne le croyez pas ! Répondez que je viens vous restituer vos droits, punir les usurpateurs ; que je respecte plus que les mamelouks Dieu, son prophète M ahomet et le glorieux C oran... Dites au peuple que nous sommes de vrais musulmans. N 'est-ce pas nous qui avons détruit le Pape qui disait q u ’il fallait faire la guerre aux m usulmans ? » On a pris soin d'expurger la version française pour ne pas trop heurter les soldats de la République. M ais l'étonnante profession de foi de Bona­ parte ne convainc guère les musulmans. Le célèbre chroniqueur égyptien Jabarti, dont les notes au jo u r le jo u r constituent un docum ent unique sur cette pério d e2, y relève des tournures de style erronées, des fautes de gram m aire, une grande incohérence et, surtout, des affirm ations incompa­ tibles avec la religion du Prophète. Ces gens-là, estim e-t-il, professent un faux islam , et leur anti-catholicism e ne les rend que plus suspects d 'ath éism e3. Comme le dira de son côté le cheikh Cherkawi, président du conseil de notables m is en place par Bonaparte, il s'ag it d 'u n e « secte de philosophes qui [...] nient la résurrection et la vie future, la m ission des prophètes, et m ettent au-dessus de tout la raison humaine ». Estim ant im possible d'exercer une influence directe sur la population locale, Bonaparte fait appel à des interm édiaires. Nous devons, dira-t-il dans son testam ent à Kléber, donner aux Égyptiens des chefs, sans quoi ils s ’en choisiront eux-m êm es. « J ’ai préféré les ulém as et les docteurs de la loi : 1) parce q u ’ils l'éta ie n t naturellem ent; 2) parce q u ’ils sont les interprètes du C oran, e t que les plus grands obstacles que nous avons éprouvés e t que nous éprouverons encore proviennent des idées reli­ gieuses; 3) parce que ces ulém as ont des mœurs douces, aim ent la justice, sont riches et anim és de bons principes de m orale. Ce sont sans contredit les gens les plus honnêtes du pays. Ils ne savent pas m onter à cheval, n ’ont l ’habitude d'aucune m anœuvre m ilitaire, sont peu propres à figurer à la tête d ’un m ouvem ent arm é4. » Au Caire, comme dans les provinces, un diwan consultatif, com prenant des oulém as et des hauts fonctionnaires, a été m is en place. D ’anciens m em bres des m ilices ottom anes assurent le m aintien de l'ordre, sous le contrôle d 'u n officier français. B onaparte, qui a cru devoir im poser l'écharpe tricolore aux notables, se heurte à des refus indignés. U renonce m êm e à leur im poser la sim ple cocarde. C elle-ci sera spontaném ent 2. Abdal-al-Rahman al-Jabarti, Journal d un notable du Caire durant T expédition fran­ çaise, 1798-1801, traduit et annoté par Joseph Cuocq, Paris, Albin Michel, 1979. 3. Excellente synthèse de la pensée de Jabarti sur ce point, in Henry Laurens, L’Expé­ dition d Égypte, p. 95-97. 4. « Mémoire sur l’adm inistration intérieure », publié intégralement par Charles La Jonquiire, L’Expédition d Égypte, op. cit., t V, p. 597-606.

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adoptée par des habitants du C aire, terrorisés par la répression après la prem ière insurrection d'octobre 1798. M ais on leur arrachera alors cet insigne, les jugeant indignes de le porter... Les m alentendus sont nom breux. La population ne com prend pas diverses mesures d ’hygiène pour enrayer les épidém ies, comme le regrou­ pement des ordures ou le balayage et l'arrosage des nies. Pas plus que l ’obligation de m aintenir un éclairage nocturne, par sécurité. L ’incom pré­ hension est à son com ble quand les autorités françaises ordonnent la dém olition des lourdes portes des quartiers que l'o n ferm e la nuit, pour assurer justem ent la sécu rité3... La prem ière insurrection du C aire, encouragée par des appels à la guerre sainte de Constantinople et relayée par des prédicateurs locaux, prend les Français de court. M ais, très vite, l ’arm ée intervient, et le quartier d ’El-A zhar est pilonné par l'artillerie. Selon Jabarti, la célèbre m osquée est profanée de la pire m anière p ar des soldats, rendus fous furieux par la m ort de plusieurs dizaines de leurs com patriotes, dont le général Dupuy, com m andant de la capitale. Us y pénètrent à cheval, attachent leurs m ontures au pilier de la quibla, cette niche sacrée qui indique la direction de La M ecque, puis font des ravages. « Us saccagèrent les salles attenantes et les dépendances, bri­ sèrent les lam padaires et les veilleuses... Us jetaient au rebut les livres et les volum es du C oran, y m archant dessus avec leurs chaussures. Us souillèrent les lieux d'excrém ents, d ’urine et de crachats... » Au-delà de ces débordem ents, la répression sera sans pitié, m algré une apparence de réconciliation. « Toutes les nuits, nous faisons couper une trentaine de têtes », précise Bonaparte, persuadé q u 'il faut se faire craindre pour être respecté.

Les prodiges de la science N elson cherchait l'escad re française. Il l ’a finalem ent trouvée, le 1er août 1798, dans la rade d'A boukir, près d'A lexandrie, où elle m ouillait im prudem m ent, à défaut d 'av o ir été se m ettre à l'ab ri à Corfou. C 'e st un carnage. De toute sa flotte, Bonaparte ne conserve que deux vaisseaux et deux frégates, qui lui perm ettront, l ’année suivante, de regagner la France. Il a perdu 1700 m arins, auxquels s ’ajoutent presque autant de blessés. L'arm ée d'O rient ne peut plus être rapatriée, elle est prisonnière de sa conquête. B onaparte en tire une leçon : « N ous n'av o n s plus de flotte, eh bien, il faut m ourir ici ou en sortir grands comme les anciens... Voilà un événem ent qui va nous forcer à faire de plus grandes choses que nous ne com ptions... Il faut nous suffire à nous-mêmes. » On com pte sur l'ingéniosité des savants, qui ont eux-mêmes déjà perdu, quelques semainesS . S. 1991.

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Jean-Joël Brégeon. L’Expédition française au jour le jour, 1798-1801, Paris, Perrin,

BONAPARTE, PACHA DU CAME

plus tôt, une partie de leur m atériel (m icroscopes, scalpels, pinces à dis* section, étaloirs à papillons, cahiers d ’herborisation...) dans l’échouage accidentel d ’un navire, et en perdront d ’autres encore, quelques m ois plus tard, lors du saccage de la m aison de Caffarelli au Caire. M algré leurs déboires, les m em bres de la Com mission des sciences et des arts se sont m is imm édiatem ent au travail. Tirais objectifs leur ont été fixés : apporter une aide technique aux m ilitaires et aux adm inistrateurs du p ay s; découvrir l ’Égypte et la révéler à l ’E urope; enfin, selon les m ots de Jom ard, « p o rter les arts de l ’Europe chez un peuple dem ibarbare et dem i-civilisé ». L’Institut d ’Égypte est créé, le 22 août 1798, sur le m odèle de l ’Institut de France. Ses 36 m em bres, choisis parm i les plus ém inents de la Com mission, sont répartis en quatre classes : m athé­ m atiques, physique, économ ie politique, littérature et arts. Président : M onge ; vice-président : Bonaparte ; secrétaire perpétuel : Fourier. L ’Institut a été installé dans deux palais m am elouks, où règne une véritable atm osphère de travail. Geoffroy Saint-H ilaire écrit à son père en octobre 1798 : « Je trouve ici un jardin vaste, une m énagerie, des cabinets de physique et d ’histoire naturelle. Je m e crois à Paris. Je retrouve des hommes qui ne pensent qu’aux sciences, je vis au centre d ’un foyer ardent de lum ière. » A la prem ière séance, Bonaparte pose six questions très concrètes, qui donneront lieu à six com m issions de travail : comm ent perfectionner les fours pour la cuisson du pain de l’arm ée ? Peut-on rem placer le houblon par une autre substance dans la fabrication de la bière ? E xiste-t-il un moyen de clarifier et de rafraîchir les eaux du Nil ? Vaut-il mieux construire au C aire des m oulins à eau ou des m oulins à vent ? Avec quelles res­ sources locales peut-on fabriquer de la poudre? Com ment am éliorer le systèm e judiciaire et l’enseignem ent en Égypte ? Dès la deuxième séance, Monge fait une communication sur les mirages, qui ont donné tant de faux espoirs aux soldats assoiffés dans leur marche pénible vers Le Caire. De nouvelles com m issions sont m ises en place, pour préparer un vocabulaire arabe, com parer les poids et m esures en Égypte et en F rance... Et Bonaparte revient avec de nouvelles questions : peut-on cultiver la vigne en É gypte? C reuser des puits dans le désert? A pprovisionner en eau la C itadelle du C aire? U tiliser les am as de décom bres qui cernent la capitale ? Construire un observatoire ? Établir un nilom ètre ? Certaines comm unications feront date, comme celle de Berthollet sur la form ation naturelle de soude dans les lacs du Natroun. Tous ces travaux sont publiés dans une revue scientifique, La D écade égyptienne, tandis que le corps expéditionnaire bénéficie d ’un journal plus léger, Le Cour­ rier de l'É gypte, qui fournit diverses informations et sert d ’outil de propa­ gande à Bonaparte. C ’est le prem ier journal édité sur le sol africain. Des m em bres de la Com m ission des sciences et des arts font des prodiges. Par exem ple, N icolas Jacques Conté, l ’inventeur des fam eux

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crayons à m ine artificielle, dont l ’ingéniosité et l’esprit encyclopédique su scitait l’adm iration générale. De ce fils de jardinier, devenu chef de la brigade des aérostiers de l ’arm ée, M onge dit q u ’il a « toutes les sciences dans la tête a tous les arts dans la m ain ». C ’est un vrai m agicien pluri­ disciplinaire. « Ce que Conté im agina en quelques m ois est inouï, écrit un Français d ’Égypte qui a passé une partie de sa vie à étudier les travaux de cette fam euse com m ission : m oulins à vent, filatures de laine a de coton, m anufactures de drap, fabriques de papier, de chapeaux, fonderie de caractères d ’im prim erie, m achines à tanner les cuirs, à frapper les m on­ naies ! Il perfectionna les instrum ents de chirurgie, construisit des litsbrancards pour le transport des blessés, des affûts spéciaux de canon pour la traversée du désert, forgea des lam es de sabre, confectionna des longues-vues, des tam bours et ju sq u 'à des trom pettes, qu’il se désespérait de ne pouvoir faire sonner à l'u n isso n 6 ! » Le chroniqueur égyptien Jabarti, pourtant sévère et sceptique su r l’occupation, s ’extasie sur les m oulins à vent, les brouettes utilisées par les Français, et sur la bibliothèque de l’Institut, q u ’il a été invité à visiter. Le fait que des Européens travaillent jo u r et nuit pour apprendre l’arabe l ’im pressionne. « Si un musulman, raconte-t-il, voulait entrer pour visiter l ’établissem ent, on ne l’en em pêchait point, on le recevait au contraire avec affabilité. Les Français étaient heureux lorsque le visiteur m usulm an paraissait s ’intéresser aux sciences ; ils entraient im m édiatem ent en rela­ tion avec lui, et lui m ontraient toutes sortes de livres im prim és, avec des figures représentant certaines parties du globe terrestre 7. » Les dém onstrations de chim ie et de physique le stupéfient : « Un des préparateurs prit un flacon contenant un certain liquidé, il en versa une partie dans un verre vide ; puis il prit un autre flacon et versa un autre liquide dans le même verre ; il s’en dégagea une fumée colorée ; et lorsque cette fum ée eut disparu, le liquide se solidifia et garda une couleur ja u ­ nâtre. J ’ai touché ce solide et je l ’ai trouvé aussi dur que la pierre. L a même expérience fut répétée sur d ’autres liquides et on obtint une pierre bleue ; une troisièm e fois, ce fut une pierre rouge comme le rubis. Le pré­ parateur prit ensuite une poudre blanche et la posa sur une enclum e ; il frappa dessus avec un m arteau, aussitôt une détonation très forte, com m e celle d ’un coup de fusil, se fit entendre ; nous fûmes effrayés, ce qui fit rire les assistants. » Après une dém onstration d'électricité et de galvanism e, engendrant des convulsions chez des animaux m orts et dépecés, le chro­ niqueur écrit cette phrase terrible, qui en dit long sur l’état de décrépitude, en cette fin de xviii* siècle, de la grande science arabe : « On nous fit encore d ’autres expériences toutes aussi extraordinaires que les prem ières, et que des intelligences comme les nôtres ne parviennent pas à saisir. » 6. Gabriel Guémard, Histoire et Bibliographie critique de la Commission des sciences et des arts et de l’Institut d' Égypte, Le Caire, 1936. 7. Abdal-al-Rahman al-Jabarti, Journal d’un notable du Caire.... op. cit.

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BONAPARTE, PACHA DU CAIRE

Un autre jour, les visiteurs égyptiens se m ontrent, au contraire, peu im pressionnés par une expérience de chim ie. Bonaparte, qui est présent, en éprouve quelque agacem ent. Le cheikh El-Bakri s'en aperçoit et, à brûle-pourpoint, demande à Berthollet si sa science lui permet de se trouver à la fois en Égypte et au M aroc. L 'illustre chim iste hausse les épaules, jugeant cette question absurde. « Vous voyez bien, s'exclam e alors ElBakri, que vous n 'êtes pas tout à fait sorcier ! »

Des explorateurs en campagne R elier la M éditerranée à la m er Rouge : c 'e s t l ’une des m issions confiées par le Directoire à Bonaparte. Rien de moins ! Le percem ent de l ’isthm e de Suez figure en toutes lettres dans l’arrêté du 12 avril 1798 : « Le général en chef de l ’arm ée d ’O rient s ’em parera de l ’Égypte ; il chassera les A nglais de toutes les possessions de l ’O rient où il pourra arriver; et notam m ent détruira tous leurs com ptoirs sur la m er R ouge... Il fera couper l’isthm e de Suez et prendra toutes les m esures nécessaires pour assurer la libre et exclusive possession de la m er Rouge à la Répu­ blique française. » Couper l’isthm e de S uez... Les politiciens parisiens n ’ont pas inventé cette grande idée. La jonction des deux m ers fait rêver des Européens depuis le début du XVIe siècle : il s ’agit d ’opposer une parade au cap de Bonne-Espérance, en réduisant de m oitié la route des Indes. La veille de Noël 1798, Bonaparte se rend à Suez en com pagnie de plusieurs généraux, trois cents hommes de troupe, plusieurs savants, dont Monge et Berthollet, ainsi que Jacques-M arie Le Père, ingénieur en chef des Ponts et Chaussées. Aux abords de cette m isérable bourgade, située dans un cadre féerique, il traverse la m er Rouge à marée basse, visite des sources d ’eau saum âtre, les fam euses « fontaines de M oïse », et repère les traces d ’un canal qui, des siècles plus tôt, reliait le Nil à Suez. Au retour, la m arée m ontante le surprend avec son escorte. Une catastrophe est évi­ tée de justesse. Le général Caffarelli, sauvé de la noyade par un soldat, perd sa jam be de bois dans cette aventure. C ’est le prem ier préjudice subi à cause du percem ent de l’isthme de S uez... Bien des années plus tard. Napoléon n ’oubliera pas ce détail dans le M ém orial de Sainte-H élène : « Caffarelli en fut quitte pour sa jam be de bois, ce qui lui arrivait du reste toutes les sem aines. » Le Père est chargé d ’entreprendre dès que possible les m esures néces­ saires pour relier les deux m ers par un canal. L 'ingénieur retourne à quatre reprises dans l ’isthm e avec des collaborateurs. Les conditions difficiles de ce travail, sous la menace des bédouins et avec des moyens techniques insuffisants, peuvent expliquer la conclusion erronée de son rapport, à savoir que les eaux de la m er Rouge sont plus hautes d ’une dizaine de m ètres que celles de la M éditerranée. Conclusion lourde de

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conséquences, car la différence de niveau fait craindre une inondation du Delta et ne plaide donc pas en faveur d ’un canal direct. C elui-ci, selon Le Père, se heurterait surtout à un obstacle m ajeur : la difficulté de créer un port dans la baie de Féluse, sur la M éditerranée. L ’ingénieur des Ponts et Chaussées penche pour un canal indirect. De toute m anière, Bonaparte n ’aura pas le tem ps de le réaliser. M ais l ’affaire est lancée, e t d ’autres s ’en chargeront plus tard ... L ’exploration de la H aute-Égypte réserve aux Français des m otifs d ’ém erveillem ent et une form idable m oisson. Vivant Denon, âgé d ’une cinquantaine d ’années, dessine en solitaire dans le sillage de l'expédition m ilitaire conduite par le général Desaix. Les soldats ne com prennent pas toujours à quoi servent les savants et les artistes. « Que venaient donc faire, au sein des bivouacs, ces hommes à grands chapeaux, à longues redingotes vertes, ces arpenteurs et ces gratteurs de sable? Aux heures de famine et de lassitude, les voltigeurs rejetaient sur eux l ’idée et la respon­ sabilité de l ’expédition et, pour les vexer, appelaient “savants” les petits baudets blancs du pays8. » Lors d ’une attaque inattendue des mamelouks, un officier de l ’armée d ’Orient, après avoir fait m ettre son détachement au carié, lance un ordre resté célèbre : « Les ânes et les savants au centre ! » Et, pourtant, raconte Vivant Denon, lors de l’arrivée à Thèbes, « l’ar­ m ée, à l ’aspect de ces ruines éparses, s ’arrêta d ’elle-m êm e et, par un mouvement spontané, battit des m ains, comme si l'occupation des restes de cette capitale eût été le but de ses glorieux travaux, eût com plété la conquête de l ’É gypte9 ». Devant le tem ple de Dendera, en grande par­ tie enfoui sous le sable, un officier vient lui dire : « Depuis que je suis en Égypte, trom pé sur tout, j ’ai toujours été m élancolique et m alade : Tintyra [Dendera] m ’a g u éri; ce que j ’ai vu aujourd’hui m ’a guéri de toutes mes fatigues. » Denon est un artiste. Bien différent sera le travail d ’un jeune groupe de Français, envoyés sur place en m ars 1799, sous la direction d ’un ingé­ nieur des Ponts et Chaussées, avec pour m ission d ’étudier le régim e du Nil et l ’agriculture. Leur travail term iné, deux polytechniciens, Prosper Jollois, vingt-deux ans, et Édouard D evilliers du Terrage, dix-neuf ans, se passionnent pour l ’archéologie. Ils reproduisent, avec infinim ent de m inu­ tie, tem ples, statues, obélisques et objets en tous genres. Lorsqu’ils seront rejoints par les deux comm issions scientifiques nommées par Bonaparte, on s ’apercevra que l ’essentiel du travail est déjà fa it10. D escendant le Nil ensem ble jusqu’au Caire, les « savants », jeunes et vieux, vont relever encore m ille autres m erveilles, adm irablem ent conservées dans le sable, 8. Jean-Marie Carré, Voyageurs et Écrivains français en Égypte, Le Caire, IFAO, rééd. 1956,1.1. 9. Dominique Vivant Denon, Voyage dans la Basse et la Haute-Égypte pendant les campagnes du général Bonaparte, Paris, 1802. 10. Jean-Claude Golvin, « L’expédition en Haute-Égypte à la découverte des sites », in Henry Laurens, L’Expédition d'Égypte, op. cit.

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sous ce clim at sec. Leurs cartons, rem plis de notes et de dessins, pourront être rapatriés en France deux ans plus tard. Le 19 ju illet 1799, le capitaine François-X avier Bouchard, officier du génie, découvre dans les ruines d ’un fort, près de la ville de Rosette, une pierre portant une inscription en grec, en dém otique et en hiéroglyphes. L ’im portance de cette stèle, « de 36 pouces de hauteur, d ’un beau granit noir, d ’un grain très fin, très dur au m arteau », n ’échappe pas aux savants français. Us inventent même au Caire un procédé inédit, en avance sur la lithographie, pour pouvoir en conserver des copies. M ais la pierre de R osette ne leur sert pas à grand-chose pour le m om ent. L ’inscription grecque indique que Ptolém ée Philopator avait fait rouvrir tous les canaux d ’Égypte, m obilisant pour cela beaucoup d ’hommes et dépensant beau­ coup d ’argent. On im agine que les deux autres textes veulent dire la m ême chose. « Cette pierre, affirm e Le Courrier d'É gypte (qui prend le dém otique pour du syriaque), offre un grand intérêt pour l ’étude des caractères hiéroglyphiques, peut-être m êm e en donnera-t-elle enfin la clef. » Peut-être, en e ffe t...

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Après l'É gypte, la Syrie. Le 10 février 1799, Bonaparte part en direc­ tion du Levant, avec Lannes, K léber et 12 000 hommes. Son but, écrit-il au D irectoire, est d'em pêcher la jonction de deux arm ées turques et de chasser les Anglais des côtes. Envisage-t-il de pousser plus loin, ju sq u 'à Constantinople ? Sa stratégie a changé. Ne parvenant pas à rallier autour de lui les m usulm ans, il cherche à soulever les Arabes contre les 'Ihres : il est persuadé que les Syriens sont mûrs pour cela et que, dans la foulée, les G recs et les A rm éniens pourraient se révolter à leur tour. Le nouvel Alexandre rêve sans doute de « m archer sur Constantinople à la tête de tous ces peuples coalisés1». La cam pagne de Syrie commence par une traversée du désert, qui rap­ pelle de bien m auvais souvenirs, m ais elle réserve de fulgurantes vic­ toires, à E l-A rich, G aza et Jaffa. Dans cette dernière ville, B onaparte ordonne froidem ent le m assacre des prisonniers. Tous ceux qui ne sont pas égyptiens - près de 2 500 personnes - doivent être fusillés. Le travail sera term iné à la baïonnette, car on manque de cartouches. Un tém oin de cette boucherie décrit « une pyram ide effroyable de m orts et de m ourants dégouttant le sang 12 ». A Saint-Jean-d'A cre, c 'e st une autre affaire. La ville est vigoureuse­ m ent défendue par les O ttom ans et ravitaillée par la flotte anglaise de Sidney Smith. Les Français, victim es d 'u n e violente épidém ie de peste, passent du découragem ent à la panique. Le m édecin chef D esgenettes s'in o cu le le virus pour rassurer les soldats. Peine perdue. La m ort du général Bon et surtout du général C affarelli, adoré des troupes, contribue à dém olir le m oral des assaillants. Le 17 mai, après quatorze assauts et deux m ois de vains efforts, le siège est levé. On reprend la route m audite du désert, en transportant m alades et blessés. Bonaparte rentre au Caire avec son arm ée dim inuée d 'u n tiers, m ais il 1. Henry Laurens, L'Expédition d'Égypte. Paris, Armand Colin, 1989. 2. J. Miot, Mémoires pour servir à F histoire des expéditions en Égypte et en Syrie, Paris. 1814.

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fait organiser une réception triom phale. Une proclam ation, affichée en arabe, inform e les C airotes q u ’il ne reste plus deux pierres l ’une sur l’autre à Saint-Jean-d’Acre, « au point que l’on se demande s ’il a existé une ville en ce lieu ». Le commandant en chef, qui n ’a pas réussi la carte de l ’arabism e, semble revenir à l ’islam . Il précise q u ’il « aim e les m usul­ mans et chérit le Prophète », q u ’il envisage de « bâtir une m osquée qui n ’aura pas d ’égale au monde », et même d ’« em brasser la religion m usul­ m ane». Il ne le fera pas, invoquant deux obstacles, pour lui-m êm e et pour ses soldats : la difficulté d ’accepter la circoncision et de renoncer à l ’alcool. Habilement, les oulém as cèdent sur le prem ier point, puis sur le second. M ais la question se perd, avec les réponses... Seul, dans la haute hiérar­ chie, le général Jacques Menou (ancien député de la noblesse aux États généraux de 1789) a choisi d ’adopter la religion du Prophète et d ’épouser une m usulmane, se faisant prénom m er Abdallah. En Égypte, Bonaparte « use de la m osquée, comme, en Italie, de l’Église 3 ». Le zèle islam ique des généraux français pénalise, en tout cas, les chrétiens locaux. A leur égard, Bonaparte ne m anque pas de cynism e. Déconseillant à K léber de leur perm ettre des « ém ancipations », souhai­ tant q u ’ils soient « encore plus soum is, plus respectueux pour les choses qui tiennent à l ’islam ism e que par le passé », il explique froidem ent : « Quoi que vous fassiez, les chrétiens seront toujours nos am is. » S ’il confie aux coptes la perception des im pôts, c ’est par nécessité et non par désir d ’am éliorer leur sta tu t4. Plusieurs centaines de ces chrétiens com battront pourtant aux côtés des troupes françaises, dans une légion copte, sous la direction du fameux Yaacoub. Il en sera de même pour des catholiques originaires de Syrie, conduits par un certain Joseph Hamaoui.

La deuxième insurrection du Caire Quelques sem aines après son retour en Égypte, Bonaparte apprend le débarquem ent de 18000 Turcs près d ’A lexandrie. Il se précipite à leur rencontre et les rejette à la mer. Cette victoire d ’Aboukir (25 juillet 1799) lui perm et d ’effacer le désastre naval du même nom et, du fait m êm e, de justifier son départ pour la France, où son destin l'a p p e lle . Il sait que le D irectoire a perdu l ’Italie et q u ’on a besoin de lui à Paris - ou, tout au m oins, q u ’il a besoin d ’y être. Il em barque secrètem ent, le 23 août, en compagnie de plusieurs généraux, dont Berthier, Duroc, Lannes, Marm ont et M urat, ainsi que de plusieurs m em bres de la Com m ission des sciences et des arts, parm i lesquels M onge, Berthollet et Vivant Denon. Son successeur désigné, Kléber, n ’est q u ’à m oitié convaincu par ce 3. Albert Sorel, Bonaparte en Égypte, Paris, Plon. 4. Jacques Tagher, Coptes et Musulmans, Le Caire, 1952.

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départ, m ais U le justifie devant les soldats, en faisant allusion à un pos­ sible retour en France de l ’ensem ble de l’arm ée d ’Orient. Il est personnel­ lem ent convaincu que cette arm ée n ’a plus grand-chose à faire en Égypte et serait bien plus utile sur les champs de bataille européens. C ’est un sen­ tim ent largem ent partagé parm i les officiers. « La plupart avaient cru à une aventure courte, brillante, fructueuse, à un intermède. C ’est le blocus, l ’exil, l’avancem ent suspendu3... » Si la flotte n ’avait pas été détruite à Aboukir, ils auraient levé les voiles depuis longtem ps. Le nouveau com m andant en ch ef assum e néanm oins ses fonctions, en parant au plus pressé : trouver de l’argent - donc prélever des impôts pour faire face à une situation financière désastreuse et régler des soldes im payées. Il organise l ’Égypte en huit arrondissem ents, y nommant des payeurs généraux français secondés par des intendants coptes. On manque de tout, en effet : de canons, de poudre, de bois, de chaussures pour les soldats, de paille pour les chevaux... C ela n ’empêche pas l’Institut d ’Égypte de poursuivre ses travaux. Sous K léber, les savants français continuent à dresser les plans des villes, fouiller les lacs, étudier la flore, cataloguer m inéraux et insectes... On m esure la Grande Pyram ide, on explore la chaîne libyque. Il est décidé de réunir tous les travaux scientifiques « dans un seul et grand ouvrage » (la future D escription de l’Égypte). K léber envoie des rapports alarm istes au Directoire. Selon lui, l’arm ée d ’O rient, privée de renforts, sans défense du côté de la Syrie, menacée à la fois par les forces turques, les forces anglaises et ce qui reste des forces m am eloukes, ne pourra se m aintenir longtem ps dans la vallée du N il. C ’est dans cette perspective qu’il engage une négociation avec ses adver­ saires. Les bases d ’un accord sont établies le 24 janvier 1800 : les Fran­ çais pourront partir avec les honneurs, sur des bateaux ottom ans m is à leur disposition. Cet accord suscite l ’enthousiasm e d ’une grande partie de l ’arm ée, im patiente de plier bagages. On commence en effet à évacuer la Haute-Égypte et le Delta. M ais les événem ents se bousculent. Le gouvernem ent de Londres, influencé par Nelson, ne ratifie pas l’accord et exige une reddition pure e t sim ple des Français. K léber, indigné, s ’adresse alors à ses troupes : « Soldats, on ne répond à de pareilles insolences que par des victoires ! Préparez-vous à com battre. » Il est entendu. Le 20 m ars à H éliopolis, 15 000 Français infligent une cuisante défaite aux Ttircs, trois ou quatre fois plus nombreux q u ’eux. Le lendemain éclate la deuxième insurrection du Caire, à l’instigation de plusieurs m illiers d ’Ottom ans, de mamelouks et de M aghrébins. Des barricades sont dressées, tandis que des violences s’exercent contre les chrétiens. La résistance du quartier copte s ’organise. K léber commence par encercler les zones insurgées. Le 15 avril, il bom barde, puis donne 5 5. Albert Sorel, Bonaparte en Égypte, op. cit.

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l ’assaut au quartier de Boulaq dont les m aisons seront incendiées l’une après l’autre. La rébellion est matée. Une lourde taxation sera imposée aux m usulm ans, en particulier aux notables. L ’arm ée reprend ses positions dans le Delta, tandis que l’un des deux chefs mamelouks, M ourad bey, se rallie à l ’occupant et se proclam e désorm ais « sultan français ». Le vent tourne, dans le bon sens. L ’Égypte est en partie reconquise. Des légions orientales (copte, grecque, régim ent de m am elouks...) sont organisées e t viennent renforcer les effectifs. On ne parle plus d ’évacuation. Le 14 juin, K léber est poignardé à m ort, dans le jardin de sa résidence, par un m usulman syrien, Soleim an el-H alabi. Livré au redoutable Barthé­ lemy - un chrétien grec d ’O rient, rallié aux Français et chargé des basses besognes - , l ’agresseur ne tarde pas à avouer q u ’il a agi seul, après avoir fait part de ses intentions à plusieurs cheikhs d ’El-Azhar. Trois de ceuxci seront décapités, alors que pour le m eurtrier est choisi « un genre de supplice en usage dans le pays pour les plus grands crim es » : « avoir le poignet droit brûlé, être ensuite em palé, et rester sur le pal jusqu’à ce que son cadavre soit mangé par les oiseaux de proie ». Cette sinistre exécution a lieu aussitôt après les funérailles de K léber, en présence de l ’arm ée et des habitants du Caire. Le souci scientifique ne se dém entant pas, le chirurgien-chef Larrey récupère le corps du supplicié pour sa collection. Le crâne de l ’assassin de K léber « sera m ontré, pendant des années, aux étudiants en m édecine afin de leur faire voir la bosse du crim e et du fana­ tism e, avant de finir au m usée de l'H om m e6 ».

Abdallah Menou, partisan de la colonisation C ’est un musulman de fraîche date, Abdallah M enou, qui rem place Klé­ ber. Ce général très critiqué n ’a pas le prestige de ses deux prédécesseurs. D est porteur, en revanche, d ’un projet assez cohérent, qu’il va com m encer à m ettre en œuvre : la colonisation de l’Égypte. Les Français, selon lui, sont là pour rester et doivent s ’organiser en conséquence. Le nouveau com ­ m andant en chef, qui n 'aim e guère les chrétiens, rétablit le conseil de notables (diwan) en ne l’ouvrant qu’aux musulmans. D engage une réform e fiscale et décrète que les tribunaux égyptiens rendront la justice au nom d e la République française. Toute une série de règlements sont édictés, grâce à quelques mois de stabilité sans m enaces m ilitaires. De Paris, Bonaparte, qui est devenu prem ier consul, commence à envoyer des munitions. M enou n ’est cependant ni aim é ni très estim é des troupes. Sa m anie des règlem ents et la m anière désagréable dont il traite ses adversaires lui valent des critiques croissantes. La division de la hiérarchie ne fait q u ’ajouter au m alaise de l ’arm ée, qui se dem ande depuis le début d e l ’Expédition ce q u ’elle est venue faire sur les bords du Nil. 6. Henry Laurens, L’Expédition d’Égypte, op. cil.

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On lui a d ’abord dit qu’elle libérait l ’Égypte de la tyrannie des mame­ louks, avec l ’appui du sultan. M ais le sultan a lancé des appels à la guerre sainte contre les Français, puis a envoyé des troupes pour les com battre. E t voilà que l ’on s ’allie m aintenant à M ourad bey, le chef m am elouk qui s ’était réfugié en H aute-Égypte... Si le départ de Bonaparte a créé un sentim ent d ’abandon, l ’assassinat de Kléber, très aim é, a provoqué dou­ leur et désarroi. Les difficultés de la vie quotidienne s ’en font d ’autant plus sentir. On ne s ’habitue ni au clim at ni au manque d ’hygiène. La nour­ riture locale est peu appréciée, le bon vin regretté. Quant aux fem m es... L es vivandières, les cantinières et les quelque trois cents épouses ou am ies de m ilitaires qui avaient embarqué clandestinem ent sont harcelées. L es relations avec les Égyptiennes sont difficiles, et l ’on se rabat sur les esclaves ou les prostituées. Les distractions sont rares, même si des chrétiens locaux ont ouvert des cafés à l ’européenne. Il ne suffît pas d ’escalader la Grande Pyram ide, d ’y graver son nom ou même de dîner au sommet pour dissiper le mal du pays. Les lettres de soldats français, interceptées par les A nglais et publiées à Londres, sont éloquentes à cet ég ard 7. Au fond, l ’Expédition souffre, depuis le début, de l ’incertitude de ses objectifs, comme l ’a souligné l ’historien Jacques Bainville : « Voulait-on un établissem ent durable ? C herchait-on une diversion et une m onnaie d ’échange dans la guerre avec l ’A ngleterre qui alors dom inait to u t? Même dans l ’esprit de Bonaparte, ces idées n ’étaient pas claires. On par­ lait quelquefois de l ’Égypte comme d ’une “colonie” destinée à rem placer celles que la R évolution avait perdues et qui, par sa richesse, par son incom parable situation, vaudrait cent fois m ieux que Saint-D om ingue. D ’autres fois, elle était considérée comme un gage et un moyen de négo­ cier. On n ’avait pas voulu m ettre en question la suzeraineté de la Türquie. O n avait annoncé aux habitants q u ’on venait les délivrer et les aider à se diriger eux-m êm es. Il avait été procédé tantôt à des tentatives d ’assim ila­ tion et tantôt à des ébauches de gouvernem ent local parfaitem ent contra­ dictoires. En fait, le régim e avait été celui de l ’occupation m ilitaire bien­ veillante, un régim e provisoire, jam ais défini, et qui n ’était ni tout à fait la colonie ni tout à fait le protectorat8. » Abdallah M enou ne sera pas l ’homme de la colonisation, m ais de la retraite, après plusieurs batailles m ilitaires mal conduites contre la coali­ tion anglo-turque et d ’hum iliantes négociations. C ’est sur des bateaux de Sa M ajesté britannique q u ’est rapatriée la glorieuse armée d ’O rient à par­ tir du 2 septem bre 1801. Les Français emm ènent la dépouille de Kléber, qui a été retirée de son tombeau. Ils em portent aussi une partie des trésors recueillis par leurs savants. Les Anglais voulaient tout confisquer. Une 7. Jean-Joël Brégeon, L'Égypte française au jour le jour, J798-J80i , Paris, Perrin, 1991. 8. Jacques Bainville. Précis de l’histoire t f Égypte par divers historiens et archéo­ logues. Le Caire, IFÄO. 1933, t. 3.

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violente discussion s ’est engagée alors. Au nom de ses collègues, le natu­ raliste Geoffroy Saint-H ilaire a m enacé les vainqueurs : « Nous brûlerons nous-m êm es nos richesses. C ’est à de la célébrité que vous visez. Eh bien ! com ptez sur les souvenirs de l ’histoiie : vous aurez aussi brûlé une bibliothèque dans Alexandrie. » Parmi les objets saisis figure la fam euse pierre de Rosette, qui sera exposée au British Museum (et ne fera q u ’un seul voyage à Paris, en ... 1972, à l ’occasion du cent cinquantièm e anni­ versaire de la découverte de Cham pollion). L’arm ée d ’O rient est restée trente-huit m ois sur les bords du Nil. Elle a perdu au total 13 300 hommes - parm i lesquels beaucoup furent victim es de la peste - , et son bilan paraît bien m aigre. « Le lendemain de l’évacua­ tion de la terre d ’Égypte par les Français, rien ne restait de leur culture. Les Égyptiens dem euraient totalem ent étrangers à cette civilisation qui venait de se révéler à eux. M algré son éclat, rien ne restait de leur langue, de leurs goûts, de leurs arts, à quelques exceptions près », écrit une Égyptienne qui a dirigé la section de français à la faculté de jeunes filles de l’université islam ique d'El-A zhar. M ais, pour ajouter aussitôt : « L’Égypte moderne date du 2 juillet 1798, jour où Bonaparte, à bord de son bateau U Orient, annonça q u ’il débarquait en Égypte » 9. Les conséquences de l’Expédition se m anifesteront, en effet, indirecte­ m ent et à retardem ent. Cette histoire ne fait que commencer.

9. Kawsar Abdel Salam el-Beheiry, L'Influence de la littérature française sur le roman arabe, Québec, Naaman, 1980.

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Retours d’Égypte

R entré d ’Égypte avec Bonaparte, Vivant Denon s ’est m is aussitôt à la tâche, écrivant, dessinant, gravant lui-m êm e certaines planches. Son Voyage dans la Basse e t la H aute-Égypte pendant les cam pagnes du général Bonaparte, qui parait en 1802, fait sensation. On se l ’arrache, en attendant de le traduire en plusieurs langues. U sera réim prim é quarante fois au cours du siècle. Le form idable succès de ce livre tient d ’abord à sa qualité et à son originalité. C ’est le tém oignage d ’un correspondant de guerre, qui ne cesse jam ais d ’être un artiste. Denon a assisté, du haut d ’une tour, à la bataille navale d ’Aboukir, il a accompagné Menou dans la « pacification » du Delta, et surtout Desaix, en Haute-Égypte, à la poursuite des mame­ louks. Il a fait des esquisses « entre deux coups de fiisil1», utilisant pour table les genoux d ’un soldat ou grim pant sur les épaules d ’un autre pour m ieux voir une frise ou un chapiteau. Plus d ’une fois, ce quinquagénaire a dû supplier les m ilitaires de faire un détour, de prolonger une halte, pour lui perm ettre de travailler. Dans la vallée des R ois, obtenant de visiter la tombe de Ramsès 111, il a demandé à hauts cris un quart d ’heure. « On m ’accorda vingt m inutes la montre à la main ; une personne m ’éclairait, tandis q u ’une autre prom enait une bougie sur chaque objet que je lui indiquais... » Ce reportage au pas de charge donne à son livre un caractère très particulier, et beaucoup de charm e. Q uoique rapides, les dessins sont supérieurs à ceux de Norden ou de Pococke, qui faisaient autorité jusquelà. Le texte, lui, rom pt avec les lois du genre : pas d ’em prunts aux auteurs classiques, pas de digressions historico-philosophiques. Ce sont des faits et des images, saisis sur le vif, dans le feu de l’action. L’artiste joue pour­ tant sur tous les tableaux, m êlant les genres et les époques, les monuments et les personnages, les ethnies et les dynasties. Le succès du livre s ’explique aussi par son actualité. Vivant Denon a devancé tous ses collègues, artistes ou savants de l ’Expédition. Publié le I. Jean-Marie Carré, Voyageurs et Écrivains français en Égypte. Le Caire, IFAO. rééd. 1956. L L

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premier, il répond exactem ent aux attentes d ’un public assoiffé d ’Égypte et d ’épopée. D s’inscrit dans une mode, qu’il contribue à créer. La dédicace à Bonaparte exprim e bien cette volonté d ’unir la civilisation pharaonique à l’aventure napoléonienne : « Joindre l ’éclat de votre nom à la splendeur des m onuments de l’Égypte, c ’est rattacher les fastes glorieux de notre siècle aux tem ps fabuleux... » Cela ne l’empêche pas - et c ’est une autre qualité du livre - d ’exprim er ses hésitations, voire ses dégoûts. Cet amoureux de la Grèce a eu du mal à entrer dans l ’art égyptien, si peu conform e aux canons classiques, ju s­ q u ’au moment où il est tombé en adm iration devant les tem ples de H auteÉgypte. Les pyram ides, par exem ple, ne lui sem blaient être que la m arque d ’un pouvoir despotique, m obilisant des m illiers d ’hommes pour construire des m onuments dém esurés et inutiles. Accom pagnant une arm ée en cam pagne, ce q u ’aucun écrivain-voya­ geur n ’avait fait avant lui - sinon Joinville, au tem ps de la croisade, m ais qui n ’avait rien vu de l ’Égypte - , Denon découvre les horreurs de la guerre, avec son cortège de m assacres, de représailles, de viols et de muti­ lations. Tout en chantant les victoires françaises, ce patriote ne peut s’em pêcher de s ’exclam er : « ô guerre, que tu es brillante dans l’H istoire ! m ais vue de près, ce que tu deviens hideuse, lorsque tu ne caches plus les horreurs des détails ! »

U ne encyclopédie san s p areille On s’apercevra par la suite que ses planches sont beaucoup m oins pré­ cises que celles de la D escription de V Égypte. M ais lorsque cette œ uvre m onum entale com m ence à paraître, à partir de 1809, l ’auteur est d éjà célèbre. C ’est d ’ailleurs à lui q u ’on fait appel pour réaliser la gravure d ’ouverture de ce Recueil des observations et des recherches qui ont é té fa ites en Égypte pendant l ’expédition de l’arm ée française, publié par les ordres de Sa M ajesté l’Empereur Napoléon le Grand. Un sous-titre à la m esure de l’ouvrage ! Le frontispice dessiné par Denon est un tableau symbolique de l’Égypte. Une perspective audacieuse, allant de la M éditerranée aux cataractes, offre d ’un seul coup d ’œil les tem ples, les pyram ides, le sphinx, les obé­ lisques, et même la pierre de R osette... Sur son char, Bonaparte-Apollon m arche à la tête des Sciences et des Arts. Les victoires françaises (Abou­ kir, E l-A rich, G a za ...) figurent dans des cartouches pharaoniques, au même titre que les grandes villes antiques comme Thèbes ou Alexandrie. Le « N » im périal est entouré du serpent, sym bole de l ’im m ortalité. La prem ière édition de la D escription de l’Égypte com pte 9 volum es de textes et 14 volum es de planches, dont 3 de form at atlantique, de 1,20 mètre de longueur. L’œuvre est organisée en trois parties : A ntiquité, Égypte m oderne et histoire naturelle. Elle réunit 126 m ém oires sur les

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sujets les (dus divers et 894 planches, en noir ou en couleurs, à couper le souffle. Tout y est : des hommes aux insectes, des monuments aux outils de m enuiserie. Aucun pays n ’avait été étudié d ’aussi près, pas même la France! Ce chef-d’œuvre a été réalisé sous la direction de huit anciens d ’Égypte : Berthollet, Conté, Costaz, Desgenettes, Fourier, G irard, Lancret et Monge. Un neuvièm e, le géographe Jom ard, prend la relève, car la publication s ’étend sur de longues années. Lors de la sortie du dernier volum e, en 1828, Napoléon n ’est déjà plus de ce m onde, la France est gouvernée par Charles X et, dans l’intervalle, l ’éditeur Pancoucke a publié une nouvelle version, plus m aniable... dédiée à Louis XVD1. Elle comprend 26 volumes in-octavo et coûte trois fois m oins cher que la précédente. Vivant Denon avait travaillé seul, en artiste. Ici, il s ’agit d ’une œuvre collective, réalisée par des spécialistes, avec une volonté encyclopédique. Ce ne sont pas des récits de voyage subjectifs et des croquis, m ais des inventaires, des relevés d ’architectes, des planches de naturalistes. Le grand m érite de la D escription est son extrêm e m inutie. La carte de l ’Égypte, réalisée au 1/100000e par vingt-trois graveurs, est d ’une telle précision que, pour des raisons de sécurité. Napoléon a dû en interdire la publica­ tion im m édiate. Q uant aux m onuments, les auteurs ne se sont pas conten­ tés de les reconstituer fidèlem ent. Us les représentent sous tous les angles, de l ’intérieur et de l ’extérieur. L ’œ il du lecteur « peut y com pter les pierres, juger des matériaux employés, des styles en vigueur, des techniques m ises en œuvre » ; on lui signale parfois que l'architecte d ’alors « n ’a pas respecté tout à fait l'arrondi d ’une coupole, a trahi quelque peu le volume, m al effectué un m étré 2 » ... Les auteurs de la D escription se perm ettent pourtant des fantaisies, dans un souci didactique ou sim plem ent pour donner de la vie à cette cathédrale. Us reconstituent des monuments à m oitié détruits ou enfouis, rétablissent des couleurs d ’origine effacées par les siècles, d essin ait des personnages au m ilieu des pierres, qui perm ettent de donner l ’échelle des monuments. Quelques-uns de ces lilliputiens portent l ’uniforme, « sil­ houettes d ’officiers à cheval, petits soldats de plom b à la parade, troupiers bivouaquant au pied des ruines, déam bulant entre les portiques des tem ples », comm e pour souligner la présence française, rappeler « la liai­ son intim e entre science et puissance, occupation et révélation, passé archéologique égyptien et présence arm ée française » 3. La Description n ’est pas parfaite. Chaque auteur a travaillé séparém ent, ce qui donne lieu à des répétitions ou des interprétations différentes. La construction générale souffre de désordre : on peut trouver une étude m édicale à côté d ’un article sur les élevages de poulets... La com m ission n ’a pas fait d ’index. Elle n ’a même pas publié un som m aire qui aurait 2. Jean-Claude Vatin, « Le Voyage et la Description », Images dÉ gypte, Le Caire, CEDEJ, 1992. 3. Ibid.

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perm is de se retrouver dans ce dédale. Curieux oublis pour une œ uvre d e cette im portance ! Peut-on reprocher aux auteurs de prendre le tem ple de K am ak po u r un palais ? Ne pouvant déchiffrer les hiéroglyphes, influencés par leu r formation classique et par le clim at de leur époque, ils considèrent le m onde pharaonique de manière un peu simpliste : à leurs yeux, c ’est un monde aux mœurs douces, qui se montre humain en toutes circonstances, même sur le cham p de bataille; un monde dominé par la Sagesse et régi par la Science ; un monde dont les prêtres sont plus chercheurs que théologiens45... M ais, pour le début du XIXe siècle, cette Description de i'Égypte est un exploit extraordinaire et, aujourd’hui encore, des chercheurs y trouvent leur m iel, ne serait-ce que pour connaître des monuments disparus depuis lors. Acheter la Description est une chose. Encore faut-il pouvoir la ranger et la consulter. L’ébéniste parisien Charles M orel propose, dans les années 1810, une bibliothèque spéciale, dessinée par Jom ard. C ’est un m euble luxueux, en chêne de Hollande, aux m oulures en bois d ’am arante, dont les m ontants à pilastres portent une frise de style égyptien. Un tiroir garni d ’un m aroquin perm et de placer l ’atlas géant et de prendre des notes. D iverses variantes de ce m euble sont proposées aux souscripteurs, p ar M orel ou d ’autres ébénistes. L ’abbaye Saint-Pierre de Salzbourg s ’offre une pièce encore plus som ptueuse, en placage de m erisier, avec des sculp­ tures dorées. Le père-abbé a dessiné lui-m êm e cette reproduction d u tem ple de Dendera, à partir d ’une planche de la D escription. C ette in i­ tiative lui a coûté une fortune, m ais il juge la dépense nécessaire « afin d ’insuffler l ’am our de la chose scientifique à ses clercs 3 ».

Avec le Voyage de Denon, et surtout avec la D escription, la France passe de l’égyptomanie à l’égyptologie. Celle-ci, pourtant, relance celle-là, et on retrouvera le processus par la suite, à chaque grande découverte ou réalisation dans la vallée du Nil, que ce soit le déchiffrem ent des hiéro­ glyphes, le percem ent du canal de Suez ou la m ise au jo u r du trésor de Toutankhamon. L ’égyptom anie fait des ravages dans les intérieurs de la bourgeoisie française au début du xix* siècle. On assiste à une floraison de com m odes, fauteuils, tables ou consoles, privilégiant la tête pharaonique coiffée du ném ès, en bronze ou sculptée directem ent dans le bois. U ne s’agit plus d ’élém ents de décor isolés, comme avant l ’Expédition, m ais de m eubles entièrem ent «cégyptiens ». S ’y ajoutent toutes sortes d ’objets de m êm e 4. Claude Traunecker, « L'Égypte antique de la "Description” », in Henry Laurens, L ’Expédition d’Égypte, Paris, Armand Colin, 1989. 5. Égyptomania. L’Égypte dans l’art occidental. 1730-1930, Paris, musée du Louvre, 1994, p. 264 et 326.

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inspiration : vaisselle, pendules, candélabres, chenets, en criers... sans com pter le papier peint et les bordures de m ouchoirs. Une nouvelle cou­ leur fait son apparition : « terre d'É gypte ». C ette abondante production nourrit l ’im aginaire des Français et suscite des vocations. Jean-Jacques Riffaud, un jeune ouvrier m arseillais employé dans des ateliers parisiens, découvre l ’Égypte en sculptant des sphinx ailés dans l’acajou des fauteuils et des guéridons. « Je serais bien aise de connaître ce nouveau style sur les lieux ! » s ’exclam e-t-il. Riffaud réali­ sera son rêve en 1813, pour devenir peu à peu le plus grand pilleur fran­ çais d ’antiquités dans la vallée du N il6... Le Voyage, la D escription et la publication de nom breux autres livres de m oindre im portance (études scientifiques particulières ou tém oignages d ’officiers) ne suffisent pas à expliquer le regain d'égyptom anie en France au cours des prem ières années du siècle. Jean-M arcel Hum bert, l ’un des m eilleurs spécialistes du phénomène, indique trois autres facteurs, d ’im portance inégale, qui ont contribué à cet extraordinaire engouem ent pour le pays des pharaons 7. L’Italie, d ’abord. Des ém igrés en reviennent. Ils ont été m arqués par les œ uvres égyptisantes qui font florès depuis longtem ps de l’autre côté des Alpes et passent comm ande d ’objets sim ilaires. D ’ailleurs, les œuvres saisies par Bonaparte lors de la cam pagne d ’Italie ont été solennellem ent accueillies en France par une fête, les 9 et 10 therm idor an VI (1798). Com prenant nom bre de statues égyptiennes ou égyptisantes, dont VAntinoüs de la villa Hadrien, elles inspirent une foule d ’artistes ou de copistes. Une deuxième influence est exercée par la franc-maçonnerie, qui reprend ses activités en France à partir de 1801. Napoléon souhaite la contrôler et la détacher de l ’A ngleterre. Il s ’y em ploie avec l ’aide de Cam bacérès, grand m aître du G rand O rient, qui contribue à diffuser l ’égyptom anie dans les loges. O n voit se m ultiplier les tem ples de style pharaonique, les « diplôm es de m aître » illustrés par le sphinx ou les pyram ides, les tabliers « retour d ’Égypte » ... La relance de l ’égyptom anie s ’explique enfin par le contexte politique. D es architectes, des peintres e t des décorateurs cherchent à plaire au prem ier consul, au consul à vie, et plus encore à l’empereur. Lorsqu’il se rend en Belgique au cours de l ’été 1803, pour visiter les « départem ents nouvellem ent réunis », N apoléon est accueilli à chaque étape par des décors égyptiens. A Anvers, la façade de l’hôtel de ville est flanquée de deux pyram ides de granit rouge, chargées d ’hiéroglyphes et couronnées d e globes lum ineux. A B ruxelles, l ’escalier de la préfecture com pte un sphinx, un dieu canope et même des plantes prétendues nilotiques. Un obélisque a été planté dans le jardin. Le bâtim ent, ainsi que de nombreuses façades de m aisons, ont été repeints en « terre d ’Égypte ». Au théâtre de 6. Jean-Jacques Fiechter, La Moisson des dieux. Paris, Julliaid, 1994. 7. Jean-Marcel Humbert, L 'Égyptomanie dans Part occidental. Paris, ACR. 1989.

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la M onnaie, on joue une pièce dont le héros a sauvé la vie au père d e s a dulcinée à A boukir*... Napoléon souhaite que « les arts se tournent vers les événem ents q u i ont m arqué ». Il ne sera pas déçu. Les artistes s ’activent, de leur propre initiative ou à l ’instigation de Vivant Denon, devenu directeur des B eauxA rts, qui m ultiplie les com m andes officielles. Sur les quinze fontaines parisiennes dont la création est décidée par décret le 2 m ai 1806, six seront d ’inspiration égyptienne. Les sculpteurs rivalisent de zèle et déso­ lent les auteurs de la Description. Dans la com iche de la fontaine de la ru e de Sèvres, le disque ailé est rem placé par l’aigle im périale. Le sculpteur, qui s ’est inspiré de YAntinous du Capitole, donne une coiffure de pharaon au serviteur tenant une cruche dans chaque m ain. Péché véniel, à côté d es m onstruosités qui se com m ettent en ville, com m e le m onum ent de la place des Victoires, érigé en 1810 en l ’honneur de Desaix. Le conquérant de la H aute-Égypte est représenté nu, à l ’antique, près d ’un obélisque, dom inant une tête de pharaon décapitée. Le piédestal fait six m ètres d e hauteur, et la statue plus de cinq. Des Parisiens ayant été choqués par les attributs virils du général défunt, on masque pudiquem ent l’objet du scan­ dale par des échafaudages. La statue disparaît en 1814, puis l’ensem ble du monument finit par rejoindre les poubelles de l ’H istoire... Quant à l’obé­ lisque de soixante m ètres de hauteur, dont la construction a été décidée sur le Pont-Neuf, il n ’aura pas le tem ps de voir le jour : Napoléon élim iné, le socle accueillera la statue d ’Henri IV. Sous l ’Em pire, la m anufacture de Sèvres travaille d ’arrache-pied, à partir des dessins de Denon ou des planches préparatoires de la D escrip­ tion, pour fournir de la vaisselle d ’apparat. L ’œuvre la plus spectaculaire est un « service à dessert des vues d ’Egypte », com prenant deux cabarets pour le café et le thé, dont le surtout de table en biscuit blanc de porce­ laine fait six m ètres et demi de long ! Tout y est reproduit : Philae, Edfou, Dendera, les obélisques, les colosses de Memnon, une allée de trente-six béliers... Cette construction délicate, interrompue par des difficultés tech­ niques ou d'autres travaux en cours, demande cinq années. Napoléon finit par o ffrir le service au tsar A lexandre Ier. M ais Joséphine en réclam e un, et l’on se rem et à la tâche89. Le 1er avril 1812, l’objet arrive au château de M alm aison, « sur sept brancards, porté par quatorze hommes ». Peu de temps après, l ’im pératrice convoque Théodore Brongniart, le célèbre décorateur, pour lui dire que, finalem ent, elle trouve cet ensem ble « trop sévère » et en désire un autre. Le service retourne à la m anufacture de Sèvres. Six ans plus tard, Louis XVIII l’offrira à W ellington, am bassadeur de Grande-Bretagne à Paris, avec un petit m ot resté célèbre : « Je vous prie d ’accepter quelques assiettes... » 8. Bernard Van Rinsveld, « L'égyptomanie au service de la politique : la visite de Bonaparte à Bruxelles en 1803 », in L’Égyptomanie à l’épreuve de l’archéologie. Paris, musée du Louvre, 1996. 9. Jean-Marcel Humbert, in UÊgyptomama..., op. cit., p. 223.

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L ’Em pire n ’a pas de passé, il doit se trouver un style. Denon aide Napoléon à le tailler à sa m esure, grâce à l ’art égyptien, dont la richesse perm et m ille utilisations. « L ’Em pire, c ’est un style qui n ’en est pas un, rem arque Jean-C laude Vatin, un agrégat d ’élém ents hétéroclites, une bigarrure, avec un peu de liant dans la décoration et pas mal de lourdeurs dans la construction... C ’est plus un décor q u ’une m arque originale. Cela laisse donc la place aux placages, plagiats, reconstitutions m êlées de cha­ m arrures superfétatoires et rehaussées de pharaoneries problém atiques, comme à d ’agréables copies, de parfaites reproductions et d ’harm onieux m ariages de styles et de m atériauxl01. » En société, sous le Consulat, l ’une des distractions les plus recherchées est la « soirée égyptienne ». Après le dîner, le m aître de m aison conduit ses invités dans la pièce la plus obscure de l’appartem ent. Les dam es pré­ sentes sont placées sur des sièges, tout près les unes des autres, et, dans le noir, il se m et à raconter une histoire terrifiante. « A ussitôt toutes de sentir le frisson courir sur leur épiderm e et l ’épouvante envahir leur âme. Et ces sensations, se com m uniquant par le voisinage de l ’une à l’autre, l’horreur et la crainte allaient en augm entant, jusqu’à ce que, tous les nerfs affolés, elles dem andassent grâce et le retour à la lum ière... » Le Prem ier Consul se passionnait, paraît-il, pour ce divertissem ent11. L’égyptom anie, antérieure à Napoléon, ne disparaîtra pas avec lui. Elle trouvera une nouvelle vie sous la Restauration, la m onarchie de Juillet, le Second E m p ire... L ’Égypte est utilisée à toutes les sauces, y com pris pour les jeux de foire. En 1818, à Paris, rue du Faubourg-Poissonnière, les am ateurs de sensations fortes se voient proposer des « m ontagnes égyp­ tiennes ». On y accède par une sorte de portique pharaonique. Dans ces m ontagnes russes sans balustrade, il arrive que des clients, pris de ver­ tige, perdent pied et s ’écrasent au so l... L ’Expédition d ’Égypte va inspirer des peintres pendant des décennies. N ul besoin d ’avoir visité la terre des pharaons pour évoquer les rues du C aire, l’assassinat de K léber ou la victoire des Pyram ides. Antoine Gros figure parm i les plus talentueux de ces artistes sédentaires, avec Les Pes­ tiférés de Ja ffa (1804) et La B ataille d ’A boukir (1806), précédant la célèbre M arche du désert de G éricault (1822). De leur côté, les tricoteurs de rim es n ’en finissent pas de célébrer l’épo­ pée, comme le poète Debraux, qui com pose une chanson : Te souviens-tu de ces jours trop rapides Où le Français acquit tant de renom. Te souviens-tu que sur les Pyramides Chacun de nous osa graver son nom ? Malgré les vents, malgré la terre et l’onde, 10. Jean-Claude Vatin. « Vivant Denon en Égypte », La Fuite en Égypte, Le Caire. CEDEJ. 1989. 11. Jean Savant, Les Mamelouks de Napoléon, Paris, Calmann-Lévy, 1949.

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On vit floœ r, après l’avoir vaincu. Notre étendard sur le berceau du inonde. Dis-moi, soldat, dis-moi, t’en souviens-tu ?

Les ttumadottka de l’emperear Parm i les com battants d ’Égypte, il est une catégorie qui subjugue la France du début du siècle : les m am elouks, recrutés dans la vallée d u N il, puis revenus avec l’arm ée d ’O rient après l ’avoir servie sur place. O n les peint, on chante leurs m érites, on s ’en inspire pour créer des coiffures (cheveux ram assés en turban, surm ontés d 'u n e aigrette) ou des vêtem ents pour en fan tsl2. La m am eloukom anie est une variante de l ’égyptom anie. Dans ses Souvenirs, le plus célèbre d ’entre eux, Roustam , rapporte cette phrase de N apoléon : « Voilà m a cham bre à coucher, je veux que tu couches à m a porte, et ne laisse entrer personne, je compte sur toi ! » C ette image de chien de garde s ’im prim era pour longtem ps dans les esprits. L e mamelouk est l ’homme un peu sim ple, d'une fidélité absolue, capable de se faire tailler en pièces pour protéger l ’em pereur, que ce soit sur le cham p de bataille ou sous les lam bris de Saint-Cloud. Q uelques m ois après son arrivée au C aire, B onaparte a fait en rô ler de jeunes m am elouks de huit à seize ans, abandonnés par leurs m aîtres. De retour en France, ils sont m êlés à d'autres rapatriés - G recs, coptes et Syriens - ayant collaboré avec les forces d ’occupation. On en sélectionne cent cinquante, qui sont confiés à M urat et casem és à M elun, avec un uni­ form e spécial. Les autres rejoignent les chasseurs d ’Orient. Les m am elouks participent à plusieurs grandes batailles napoléo­ niennes, se distinguant notam m ent à A usterlitz et à Eylau. « L’escadron des m am elouks, au m ilieu de la G arde im périale, était comme une page m ystérieuse des M ille et Une N uits jetée au m ilieu d ’une chaleureuse harangue de D ém osthène », écrit avec em phase, dans ses M ém oires, M arco de Saint-H ilaire, ancien page de Napoléon. « L ’étendard à queue de cheval, les tim bales, les trom pettes, les arm es, le harnachem ent com ­ plet du cheval, tout était à la turque, et ces vêtem ents élégants, ces dam as étincelants et recourbés, cette aigrette qui surm ontait le turban asiatique, ces cham arrures d ’or et de soie faisaient rêver, comm e m algré soi, aux conquêtes des rois m aures et aux exploits des Abencérages. » Feu à peu, pourtant, le corps des mamelouks a vu s ’adjoindre des recrues de diverses nationalités, et même des Français. Un avant-goût de la Légion étrangère... Dans les années suivantes, on parlera d ’une autre catégorie de « mame­ louks » : des Français, ceux-là, restés en Égypte et passés au service des beys ou de M oham m ed A li, le fondateur de la dynastie égyptienne. « Les grandes arm ées, écrit Chateaubriand dans son Itinéraire de Paris à 12. Ibid.

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Jérusalem , laissent toujours après elles quelques traîneurs : la nôtre perdit deux ou trois cents soldats qui restèrent éparpillés en Égypte. Ils prirent parti sous différents beys et furent bientôt renommés pour leur bravoure. Tout le monde convenait que si ces déserteurs, au lieu de se diviser entre eux, s'étaient réunis et avaient nommé un bey français, ils se seraient ren­ dus m aîtres du pays. M alheureusem ent, ils m anquèrent de chef et périrent presque tous à la solde des m aîtres qu’ils avaient choisis. » Cinq de ces « m am elouks » sont mis à la disposition de Chateaubriand, lors de son bref séjour au Caire en 1806. Leur chef, Abdallah, est le fils d ’un cordonnier toulousain : « Rien n ’était amusant et singulier comme de voir Abdallah, de Toulouse, prendre les cordons de son caftan, en donner p ar le visage des A rabes ou des A lbanais qui l ’im portunaient, et nous ouvrir ainsi un large chem in dans les rues les plus populeuses. Au reste, ces rois de l’exil avaient adopté, à l ’exem ple d ’Alexandre, les mœurs des peuples conquis ; ils portaient de longues robes de soie, de beaux turbans blancs, de superbes armes ; ils avaient un harem, des esclaves, des chevaux de prem ière race ; toutes choses que leurs pères n ’ont point en Gascogne ou en Picardie. M ais au m ilieu des nattes, des tapis, des divans que je v is dans leur m aison, je rem arquai une dépouille de la patrie : c ’était un uniform e haché de coups de sabre qui couvrait le pied d ’un lit fait à la française.» D ’autres voyageurs décriront plus tristem ent ces débris de l ’arm ée d ’Orient devenus guides en Haute-Égypte ou patrons de débits de boissons au Caire. Les « Abdallah de Toulouse » ou « Sélim d ’Avignon » ont eu, en tout cas, leur heure de gloire comme instructeurs m ilitaires, préfigurant la nouvelle présence française en Égypte sous Mohammed Ali.

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Les techniciens de Mohammed Ali

La rapidité avec laquelle la France rétablit sa position en Égypte après rh u m ilian te retraite de 1801 est prodigieuse. Dès l’année suivante, un traité est conclu avec l ’Empire ottom an : on oublie tout et on reconfirm e les accords précédents, à com m encer par les C apitulations. Un consul est nommé au C aire en la personne de M athieu de Lesseps (le père du prom oteur du canal de Suez), auquel est adjoint un consul à Alexandrie, B ernardino D rovetti. Dans un clim at chaotique, alors que m am elouks et forces ottom anes se disputent le pays, les deux hom m es m isent sur le bon cheval : M ohammed Ali. Cet Ottom an, originaire de Cavalla, en M acédoine, est le chef du contingent albanais. Les oulém as, soutenus par la population du Caire, se tournent vers lui pour rétablir l ’ordre. Habilem ent, il les laisse se révolter et chasser le pacha désigné par Constan­ tinople, puis accepte de prendre sa place. La Sublim e Porte se voit contrainte de reconnaître le fait accom pli. Mohammed Ali est officielle­ m ent nom m é gouverneur d ’Égypte en 1805. A Paris, com m e dans d ’autres capitales européennes, on le baptise « vice-roi ». Lorsque Lesseps quitte l’Égypte, en 1804, cédant son poste à Drovetti, le nouvel homme fort de la vallée du Nil est déjà un ami de la France. Les représentants de Napoléon ont su gagner sa confiance, le conseiller et l ’aider, dans la mesure de leurs moyens. Drovetti, surtout, va développer habilement cette relation. Ce Piémontais, rallié à Bonaparte pendant la cam­ pagne d ’Italie, a été un officier courageux et un brillant adm inistrateur, avant d ’être nommé au Caire. Il donne de précieux conseils à Mohammed Ali, en 1807, quand les Anglais, alliés aux mamelouks, font l’erreur de vou­ loir débarquer à Alexandrie : vaincues, les troupes de Sa M ajesté doivent repartir. Le prestige du vice-roi en sort beaucoup grandi. Q uatre ans plus tard, il assoit définitivement son pouvoir en tendant un guet-apens aux principaux princes mamelouks, qu’il fait exterminer à la Citadelle du Caire. Mohammed Ali est donc bien disposé à l’égard des Français, q u ’il a observés et adm irés - en les com battant - à la fin de l’Expédition. Un petit fait survenu dans sa jeunesse n ’est pas étranger à son état d ’esprit. « Je n ’oublierai jam ais que c ’est un Français qui, le prem ier, m ’a tendu la m ain », dit-il volontiers à ses interlocuteurs. Un certain M. Lyons, négo-

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ciant en M acédoine, aurait aidé financièrem ent sa fam ille pour lui per­ m ettre de poursuivre en justice un m eurtrier. On n ’en sait pas davantage. M. Lyons, ignoré des m anuels d ’histoire, m érite une m ention, à défaut d ’une statue. Voilà qui est fa it...

Soliman pacha, enfant de Lyon Le m aître de l ’Égypte, qui se vante d ’étre « né dans le m êm e pays qu’Alexandre et la même année que Napoléon », ne sait ni lire ni écrire (il apprendra à déchiffrer le turc, la seule langue qu’il connaisse, à quarante anspassés). M ais cet analphabète génial veut faire de son pays d ’adoption un Etat puissant, et même un em pire. Son prem ier souci étant de se doter d ’une armée forte, il institue le service m ilitaire obligatoire, m algré le peu d ’attirance des fellahs égyptiens pour le m étier des arm es et les réticences des officiers turcs à les accueillir. Pour se m oderniser, cette arm ée a besoin d ’instructeurs européens. M ohammed Ali les trouve d ’abord en Italie -d a n s sa troupe en form ation, les ordres sont donnés en italien, puis en turc - et ensuite parm i les officiers français des guerres napoléo­ niennes, mal vus à Paris depuis l ’arrivée au pouvoir de Louis XVIÜ. C ’est ainsi que Joseph-A nthelm e Sève, qui a com battu à Trafalgar, en Russie et à W aterloo, avant d ’être placé en dem i-solde, débarque en Égypte en 1819. M ohammed Ali le charge de form er de nouveaux régi­ m ents, m algré l ’hostilité des officiers turcs, qui ne se résignent pas à changer de m éthodes sous la direction de ce Lyonnais de trente et un ans. « Par de sourdes m anœuvres, par des railleries dans les lieux publics, par des propos provocateurs, par leur attitude hostile, ils intim idaient les recrues qui, en sortant des m ains de Sève et des autres officiers instructeurs, ne trouvaient plus nulle part ni sécurité ni repos '. » L ’enfant de Lyon, am ateur de bon vin, a pourtant fait des efforts : il s ’est converti à l ’islam et s ’appelle désorm ais Solim an. Pour lui laisser les m ains libres. M ohammed Ali décide d ’organiser la form ation loin du Caire, dans sa propriété d ’Assouan. Sève y part avec quelques centaines de jeunes m am elouks, qui constitueront le noyau de la nouvelle arm ée. La form ule se révèle efficace. Des établissem ents mili­ taires poussent dans l ’île Éléphantine : une caserne, un arsenal, une pou­ drière, un hôpital... Solim an participe à plusieurs batailles aux côtés d ’ibrahim , le fils du vice-roi, en M orée et en Syrie. C ela lui vaut le titre de bey, puis de pacha, avec le grade de m ajor général de l ’arm ée égyptienne. Jusqu’à sa m ort, en 1860, tout voyageur français au Caire d ’un certain rang se fera un devoir d ’être reçu à la table de l ’ancien dem i-solde. Ce m usulm an, habillé à l ’orientale et m arié à une Égyptienne, fleure encore la caserne française.1 1. Aimé Vingtrinier, Soliman pacha. Paris, 1886.

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LES TECHNICIENS DE MOHAMMED A U

O n apprécie sa bonne humeur, son hum our et ses chansons de corps de garde. « Le vieux brave est un excellent homme, franc comme un coup d ’épée et grossier comme un juron », note Flaubert en 18S0. Solim an pacha donnera à l ’É gypte... un roi, puisque son arrière-petitefille, N azli, enfantera l ’infortuné Farouk. Il donnera aussi son nom à l ’une des rues les plus connues du Caire. Sa statue en bronze, réalisée par Jacquem art et le représentant avec son épée, se dressera pendant quatrevingts ans au-dessus du rond-point Kasr-el-N il, avant d ’être rem placée en 19S2, lors de la Révolution égyptienne, par celle d ’un économ iste, Talaat Harb. M ais, aujourd’hui encore, beaucoup de Cairotes continuent d ’appe­ ler cette fameuse place « m idan Solim an pacha » ... D ’autres officiers français, m oins connus que le colonel Sève, partici­ pent activem ent à la m ise en place de la nouvelle arm ée de Mohammed Ali, en dirigeant les écoles de cavalerie (Varin), d ’artillerie (Rey) ou d ’étatm ajor (G audin). Il ne s ’agit plus seulem ent d ’exilés bonapartistes. En 1829, le gouvernement de Charles X envoie officiellem ent un spécialiste, Lefébure de Cérisy, auprès du vice-roi, pour créer l ’arsenal d'A lexandrie. Une nom ination d ’autant plus significative que la flotte turco-égyptienne a été détruite deux ans plus tôt par des forces navales anglaises et fran­ çaises, venues au secours des insurgés grecs. M ohammed A li n ’a pas tenu rigueur à la France de ce désastre - en tout cas, il s'e st montré bien com préhensif et a fait en sorte qu’aucun résident français d ’Égypte ne soit inquiété. Cérisy, qui lui construit des vaisseaux de guerre, est l’un de ses collaborateurs préférés. Il le prom eut bey, tandis q u ’un autre Français, Besson bey, occupera le poste de vice-am iral de la flotte égyptienne.

Les leçons de médecine de Clot bey Soucieux de la bonne santé de ses troupes. M ohammed Ali fait appel à un m édecin m arseillais, Antoine Barthélem y Clot, pour créer un hôpital m ilitaire à Abou-Zaabal, à quelques kilom ètres du Caire. Cet établisse­ m ent, flanqué d ’une école, sera à l’origine du renouveau de la m édecine égyptienne, livrée jusque-là à des barbiers incom pétents. Détail piquant : le docteur C lot a lui-m êm e com m encé sa carrière comm e aide-barbier à M arseille, pour devenir ensuite officier de santé et docteur en chirurgie. A gé de trente et un ans, ce « petit homme vif, éveillé, au verbe haut, au ton tranchant, à l ’air content de lui-m êm e2 », arrive en Égypte en 1825, avec une vingtaine de jeunes m édecins m arseillais. Il a apporté ses livres, divers instrum ents et s'est procuré à Toulon « l ’un de ces beaux squelettes hum ains préparés par les forçats de l ’hôpital de la M arine3 ». 2. Comte Louis de Saint-Ferriol, Journal de voyage, cité per Jean-Marie-Cané, Voya­ geurs et Écrivains français en Égypte, Le Caire, IR \0 , rééd. 19S6,1 1 3. Clot bey. Mémoires, présentés par Jacques Ibgher, Le Caire. IFAO, 1949.

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Le docteur C lot dessine lui-m êm e les plans de l ’hôpital-école, en bordure du désert. On lui affecte cent cinquante étudiants m usulm ans, recrutés dans les écoles de théologie. Aucun d ’eux ne connaissant un traître m ot de français, un systèm e d ’enseignem ent original est m is en place, avec de jeunes interprètes chrétiens : la leçon est d ’abord donnée au traducteur; le professeur s ’assure que celui-ci l ’a bien apprise; puis elle est dictée aux étudiants. Parallèlem ent, des ouvrages de m édecine sont traduits en arabe et un enseignem ent de français est dispensé à ceux qui seront autorisés à passer leur exam en à Paris. Le serm ent d ’Hippocrate est adapté à l ’islam , avec l ’accord des oulém as, qui surveillent les cours de très près. Le docteur C lot connaît quelques ennuis à propos de la dissection, interdite par les docteurs de la Loi, bien q u ’il ait pris la précaution de choisir des cadavres d ’infidèles. Il subit même une tentative d ’assassinat de la part d ’un des élèves, dont le poignard ne fait que le blesser légère­ m en t... M ais l’enseignem ent progresse, avec l’appui de Mohammed A li. Le m édecin m arseillais crée m êm e une école de sages-fem m es, après s ’être rendu chez un m archand d ’esclaves pour acheter « dix jeu n es femmes, cinq négresses et cinq Abyssiniennes, en qui je supposai le plus d ’aptitude, m ’attachant à trouver une constitution vigoureuse et un crâne bien conform é ». Les pensionnaires sont gardées par des eunuques, e t les cours dispensés par une « M“* Fery, élève titrée de la m aternité de Paris ». Le succès de cet enseignem ent conduit ensuite à form er, en secret, des jeunes filles m usulmanes. Peu à peu, en effet, les activités du docteur Clot s ’étendent à la m éde­ cine civile. Il obtient la création d ’un Conseil général de santé, rédige et fait traduire un livret de médecine populaire, qui est diffusé dans les villes et les campagnes. Dans un pays où la m ortalité infantile atteint des taux effrayants, les barbiers apprennent à vacciner contre la variole. C ette mesure contribue certainem ent à porter la population égyptienne de 3 m il­ lions de personnes en 1825 à 5 m illions en 1850. M ais elle n ’est pas facile à appliquer, les paysans étant persuadés q u ’on cherche à les tatouer pour les em pêcher d ’échapper à la conscription... Son attitude héroïque pendant une épidém ie de choléra, en 1831, vaut au docteur Clot le titre de bey. U se distingue à nouveau quand la peste éclate. Professant une théorie erronée, le M arseillais ne croit pas à la contagion. Effet inattendu de son activité en Égypte : la notoriété q u ’il a acquise au Caire lui perm et d ’infléchir dans un sens anticontagionniste le rapport publié par l’Académ ie de m édecine de Paris en 1845 4 ! Dans son pays, le docteur Clot est un propagandiste zélé de M ohammed A li, q u ’il présente comme le héros civilisateur par excellence, tandis que son 4. Daniel Panzac, « Médecine révolutionnaire et révolution de la médecine dans l’Égypte de Muhammad Ali », Revue du musulman et de la Méditerranée, Paris. Edisud, n°* 52-53,1989.

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riv al, le docteur H am ont, fondateur de l'É co le vétérinaire du C aire, publiera au contraire un livre au vitriol après son retour en France5.

Linant, Coste, Jumel et quelques autres S ’il fait appel à des techniciens français, le vice-roi n ’entend pas néces­ sairem ent copier l’Europe en tout p o in t Le monopole économique de l’État q u ’il instaure en Égypte, avec la mise en place d ’industries nationales, est aux antipodes du libéralism e économ ique en vogue de l ’autre côté de la M éditerranée. Parm i les Français qui associent leur nom à ces infrastructures, Louis L inant de B ellefonds occupe la prem ière place. Son parcours est peu banal. Ce n atif de L orient a appris les sciences grftce à un grand-père m athém aticien et découvert le monde en partant avec son père, officier de m arine au long cours. Dès l’âge de dix-sept ans, devenu géographe et dessinateur, Linant fait partie d ’une m ission scientifique en Grèce et au Levant. U choisit cependant de rester en Égypte et, conquis par ce pays, l'ex p lo re seul pendant plusieurs années. Sa connaissance exceptionnelle du terrain fera de lui un ingénieur hors pair. L inant de B ellefonds entre au service du gouvernem ent égyptien en 1830, à trente et un ans (au même âge, curieusem ent, que Solim an pacha e t C lot b ey ...). Pendant plus de trois décennies, avec des titres divers, il sera associé à tous les grands travaux réalisés dans le pays. Sa spécialité e st l’irrigation. Le nombre de canaux, digues, déversoirs ou ponts qui lui doivent leur existence est impossible à com ptabiliser. Promu bey, Linant fa it figure d ’ingénieur à tout faire de M ohammed Ali. Il sera l ’auteur, entre autres, du prem ier projet de barrage à la pointe du Delta, travaillera étroitem ent avec les saint-sim oniens, jouera un rôle essentiel dans le per­ cem ent du canal de Suez, pour finir pacha et m inistre des Travaux publics sous le règne d ’Ism aïl. « A coup sûr l’homme le plus intelligent que nous ayons encore rencontré », écrit Flaubert en 1850 dans sa Correspondance. Un personnage m oins connu est Pascal C oste. C et architecte m ar­ seillais, affligé d ’un pied bot, arrive au Caire en 1817 avec un maçon pour construire, à la demande de M ohammed Ali, une fabrique de salpêtre près des ruines de Memphis. M ission accom plie, il se voit confier la m ise en place d ’une poudrière, dans l ’île de Rodah. Achevée en 1820, cette usine explose accidentellem ent cinq ans plus tard, faisant de gros d ég âts... M ais Coste a déjà été appelé ailleurs, au chevet d'une entreprise bien mal partie : le creusem ent du canal M ahmoudieh, qui doit relier Alexandrie au N il. Quatre cent m ille paysans - dont beaucoup m ourront à la tâche - ont été réquisitionnés pour ce travail, commencé dans la plus grande incohé­ rence. « Le tracé n ’était même pas décidé, précise Linant de Bellefonds. 5. P. N. Hamont, L’Égypte sous Méhémet Ali, Paris, 1843,2 vol.

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On piocha à l ’aventure, à peu près dans la direction ; et ensuite, pour rejoindre tous ces tronçons creusés au hasard, il fallut faite des angles, des courbes, le mieux possible ; telle est la cause des sinuosités que l’on ne peut comprendre 6. » Pascal Coste lim ite les dégâts, à défaut de pouvoir m odifier le tracé, et le canal est inauguré en février 1821. Cet hom me éclectique rénove ensuite le palais de M oham med A li à Choubra, au Caire, et installe pour le vice-roi un pavillon de bain près du palais de Ras-el-Tine, à Alexandrie. L’infatigable Coste crée la prem ière École égyptienne de travaux publics, puis introduit la culture du m ûrier dans la vallée du Nil. Un autre de ses exploits est le systèm e de com m u­ nication établi entre Alexandrie et Le Caire pour perm ettre à M ohammed Ali d ’être rapidem ent inform é : « D ix-neuf tours s ’échelonnent du palais de Ras-el-Tine à Alexandrie jusqu’à la Citadelle du Caire. Sur le som m et de chaque tour s ’élève un sém aphore du systèm e C happe; des télégra­ phistes bien entraînés, lisant à la lunette les signaux de la tour précédente, les répètent pour la tour qui les suit. En 45 m inutes, un m essage est ainsi transm is d ’Alexandrie au C aire7. » M ais l ’œuvre la plus connue de Pascal Coste concerne l’art islam ique. Invité par M ohammed Ali à préparer les plans de deux grandes mosquées, l ’architecte français est autorisé à visiter tous les lieux de culte de la capitale. Son étude m inutieuse donnera lieu à un m agnifique ouvrage8, d ’une richesse et d ’une qualité sans précédent. Parmi les techniciens français de cette époque, com m ent ne pas citer Louis-Alexis Jum el ? O riginaire de l ’O ise, cet ancien ouvrier m écanicien, devenu directeur d ’une filature à Annecy, est l ’inventeur de plusieurs m achines. D lâche ses affaires en 1817, très affecté par l’infidélité de sa jeune fem m e, et décide de s ’installer en Égypte. Le vice-roi le charge de construire une usine de tissage à Boulaq, au Caire. Ce sera la fam euse « M alta », surnom m ée ainsi parce q u ’elle em ploie de nom breux ouvriers m altais. Jum el habite à côté de l ’usine, en com pagnie d 'u n e esclave d ’A byssinie qui lui a donné un fils. Contrairem ent à une légende, il n ’a pas « inventé » la longue fibre qui a fait la fortune de l’Égypte. C ette espèce de coton existait déjà du tem ps de Bonaparte : la D escription de V Égypte la signalait comme étant « bien supérieure à l’autre par la longueur et la finesse de son lainage », précisant cependant qu’elle n ’était filée que par « les doigts de quelques femmes au fond des harem s ». C ’est, sem ble-t-il, en se prom enant dans le jardin d ’un riche Égyptien, au Caire, que Jum el a été frappé par un pied de cotonnier chargé de fruits. H l ’ouvre, en étire la bourre, ce qui lui donne l’idée d ’en développer la production. Le résultat est spectaculaire. M ohammed A li ordonne alors 6. Linant de Bellefonds, Principaux Travaux d’utilité publique exécutés en Égypte depuis la plus haute Antiquité jusqu’à nos jours. Le Caire, 1872-1873. 7. Radamès Lackany, « Un architecte au service de l’Égypte, Pascal Coste », n° spé­ cial du Progrès égyptien, 25 novembre 1982. 8. Pascal Coste, Architecture musulmane ou monuments du Caire, 1837.

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d ’abandonner les cotons baladi (indigènes) et de produire de longues fibres, destinées à l ’exportation. D ès 1821, le « ju m e l» est vendu à M arseille quatre fois plus cher que les m eilleurs cotons produits alors dans le m onde9. Com m e elle paraît loin, l ’ancienne Échelle d ’Égypte, avec ses négo­ ciants barricadés dans leur quartier ou leur caravansérail ! Les Français circulent désorm ais en toute sécurité, la tête haute. Ils sont respectés, sou­ vent riches, parfois puissants. Parmi les Européens au service de Moham­ m ed A li, ils constituent, de loin, le groupe le plus nom breux et le plus influent. C es quelques dizaines de « techniciens » s ’insèrent dans un systèm e où chaque com m unauté a une fonction sociale bien déterm i­ née 10 : le vice-roi a confié à des Ih re s la guerre et l ’adm inistration, à des A rm éniens la diplom atie et l ’interprétariat, à des coptes les finances, à des m usulmans de souche égyptienne les affaires de religion.

Le pendant de «Buonaparte» M ohammed Ali utilise habilem ent son image de « civilisateur » - une notion très appréciée en Europe - pour séduire l ’opinion française et s'a t­ tirer la faveur des gouvernants. N ’est-il pas le continuateur de l’œuvre de Bonaparte en Égypte ? Dans sa préface aux Orientales, Victor Hugo le dit explicitem ent : « La vieille barbarie asiatique n ’est peut-être pas aussi dépourvue d ’hommes supérieurs que notre civilisation le veut croire. Il faut se rappeler que c ’est elle qui a produit le seul colosse que ce siècle puisse m ettre en regard de Buonaparte, si toutefois Buonaparte peut avoir un pendant ; cet homme de génie, turc et tartare à la vérité, cet Ali pacha qui est à Napoléon ce que le tigre est au lion, le vautour est à l'aigle. » En 1829, Paris suggère à M ohammed A li de s’em parer des trois régences d ’Afrique du Nord (Alger, Tünis et Tripoli), en lui prom ettant un appui m ilitaire. Le pacha se récuse, faisant valoir que les musulmans ne le lui pardonneraient pas : « Par une alliance comme celle que vous me proposez, d it-il au consul de France, je perdrais le fruit de tous m es travaux ; je serais déshonoré auprès de m a nation et de ma religion. » L ’année suivante, les troupes françaises débarquent en Algérie. C hateaubriand ne partage pas l ’enthousiasm e des thuriféraires de M ohammed Ali. « Je ne me laisse pas éblouir par des bateaux à vapeur et des chem ins de fer, par la vente des produits des manufactures et par la fortune de quelques soldats français, anglais, allem ands, italiens, enrôlés au service d ’un pacha : tout cela n ’est pas la civilisation », affirm e-t-il dans ses M ém oires d ’outre-tom be. Le publiciste Victor Schoelcher, qui 9. Gabriel Dardatid, Un ingénieur français au service de Mohammed Ali, Louis Alexis Jumel (1785-1823). Le Caire, IFAO. 1940. 10. Henry Laurens, Le Royaume impossible, Paris, Armand Colin, 1990.

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m ilite contre l ’esclavage, est encore plus sévère. A près un voyage en Égypte, où il a constaté la m anière sauvage de « fabriquer » des eunuques, les m auvais traitem ents dans les prisons et les impôts prélevés à coups de bâton, il écrit : « Le fellah m eurt d ’inanition à côté des m agasins du vice-roi, gorgés de blé ". » M ais ce sont des voix isolées. Mohammed A li enthousiasm e la France et apparaît comme son m eilleur allié en O rien t Thiers, qui dirige le gouvernem ent en 1840, est quasim ent prêt à faire la guerre à l ’A ngleterre pour soutenir le vice-roi dans ses revendications face à la TUrquie. Les bonnes relations entre la France et l ’Égypte sont consacrées, en 1845, par deux visites parallèles, pleines d ’éclat : celle d ’ibrahim pacha, prince héritier, en Fiance, et celle du duc de M ontpensier, le plus jeune fils de Louis-Philippe, en Égypte. Le grand cordon de la Légion d ’hon­ neur est rem is à M ohammed Ali. Celui-ci offre un dîner au duc, la veille de son départ, et exprim e sa « plus vive reconnaissance pour le roi et son gouvernem ent qui, dans les jours troublés comme dans les tem ps tran­ quilles, n ’ont jam ais m anqué de me couvrir de leur bienveillance ». Le lendemain, m algré la chaleur et sa santé déclinante, il raccompagne à pied le jeune prince jusqu’à l ’em barcadère. Cinq ans plus tôt, le m aître de l’Égypte a déclaré à un visiteur : « Q ue la France m ’aide ou ne m ’aide pas, je n ’en suis pas m oins désorm ais à elle. Toute m a vie je serai reconnaissant de ce qu’elle a fait pour m oi et, en m ourant, je léguerai m a reconnaissance à m es enfants et je leu r recom m anderai de rester toujours sous la protection de la F ran ce11i2. » Habiles propos, destinés à séduire Paris et à obtenir des avantages sup­ plém entaires ? Il n ’est pas toujours facile de cerner cet O riental plein de ressources, capable à tout m om ent de s ’appuyer sur la France pour refuser une dem ande anglaise, et sur l ’A ngleterre pour s ’opposer à un projet français...

11. Victor Schoelcher, L’Égypte en 1845,1846. 12. Cité par Jacques Tfcgher dans le n° spécial des Cahiers dhistoire égyptienne consa­ cré à Mohammed Ali.

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Un Égyptien à Paris

D ésireux de créer un É tat m oderne, M oham m ed Ali a besoin d ’un personnel adapté. Or, la form ation dispensée en Égypte au début du XIXe siècle est d ’une pauvreté désolante. Même la prestigieuse m osquée E l-A zhar, au C aire, apparaît en pleine décadence : on ne s ’y intéresse quasim ent plus à la falsafa, la philosophie, qui englobait des disciplines profanes com m e les m athém atiques ou la m édecine. L ’histoire et la géographie y sont réduites à leur plus sim ple expression, les langues étrangères ne font pas partie du program m e, et seuls quelques oulém as connaissent le turc et le persan. Les azhariens n'apprennent pratiquem ent que l’arabe et les m atières religieuses. Dans ces m atières elles-m êm es, la part qui revient norm alem ent à la raison cède la place à « une pieuse fidélité à la pensée des auteurs des époques antérieures et [à des] attitudes favorables à une perception intuitive de la vérité et à l’illum inism e1». L ’idée d ’envoyer des m issions scolaires en Europe s ’im pose alors, parallèlem ent à l ’em ploi d ’instructeurs européens en Égypte. C ’est l’Italie qui accueille, en 1809, les prem iers étudiants, parm i lesquels le chrétien N icolas M assabki, futur directeur de l ’Im prim erie gouvernem entale du C aire. Pourquoi l ’Italie? Des V énitiens et des G énois, m ais aussi des Pisans et des Siciliens, ont été parm i les prem iers Européens à com m ercer avec l ’Égypte au M oyen Age et à s ’établir sur les bords du Nil. Leurs religieux franciscains y sont présents depuis le XIVe siècle. L ’italien est une langue couram m ent em ployée par les diplom ates ottom ans dans leurs relations avec l ’Europe. Le consul de France, Bernardino D rovetti, m ilite activem ent pour que Mohammed Ali change de pays de destination. « A Paris, soutient ce citoyen français de fraîche date, la vue d ’un m usulm an n ’excite pas la m êm e répugnance que dans les villes d ’Italie, où les préjugés religieux sont plus actifs [...]. D ’ailleurs, les Français ont de la bienveillance pour les Ih re s, alors qu’en Italie ils ne sont guère bien vus que dans les p ra ts12. » 1. G ilbert Delanoue, «L es lumières et l’ombre dans l'Égypte du xix* siècle», in Le M iroir égyptien, Marseille, Éd. du Quai, 1984. 2. Cité par Anouar Louca, in L’Égypte aujounThui. Permanences et changements, Paris. CNRS. 1977.

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Drovetti en parle avec l ’autorité d ’un Piém ontais. Sans doute souligne-t-il aussi qu’entre une France puissante et une Italie m orcelée il n ’y a pas à hésiter. C ’est lui qui em porte la m ise, m algré les efforts du « parti italien » et les pressions anglaises. A partir de 1826, la plupart des étudiants égyp­ tiens se rendront en France, seul un petit nom bre prenant le chem in de l’Angleterre ou de l’Autriche. En parlant de « Ih res » dans sa dém onstra­ tion, Drovetti ne com m ettait pas un lapsus : le vice-roi destine essentielle­ m ent cette form ation européenne à des élèves turcs, circassiens ou arm éniens. La m ission de 1826 ne com pte que quatre É gyptiens de souche sur une quarantaine de membres. Parmi eux, un imam de vingt-cinq ans, Rifaa el-Tahtawi, qui n ’a pas le statut d ’étudiant m ais celui d ’accom pagnateur religieux, chargé de la pré­ dication et de l ’organisation des prières. Nul ne peut deviner qu’il sera un personnage clé de la renaissance culturelle de l ’Égypte. Détail sym bo­ lique : ce jeune cheikh est né en 1801, l’année où les Français évacuaient le pays, comme s ’il était appelé à prendre la relève... Originaire de Tahta, en Haute-Égypte, Tahtawi appartient à une fam ille de notables, ruinée par la suppression des ferm es fiscales. A la m ort de son père, on l ’a envoyé étudier au Caire, à la mosquée El-Azhar, où il a fait une rencontre capitale : son m aître, Hassan el-A ttar, est l’un des rares cheikhs ouverts à la m oder­ nité ; il avait côtoyé plusieurs savants de Bonaparte à qui il apprenait l’arabe. A la fin de ses études, le jeune Tahtawi a enseigné lui-m êm e à El-Azhar, avant d ’être nommé prédicateur dans une unité de la nouvelle arm ée égyptienne. Lorsqu’on le désigne pour faire partie de la m ission scolaire en France, son m aître lui conseille de tenir un journal de voyage. Le jeune homme, fervent croyant, est inquiet par avance de ce q u ’il risque d ’y consigner. 0 se rassure en citant l ’injonction du Prophète : « Recherche la science fûtce en Chine ! » Dans les prem ières lignes de ce qui sera un livre célèbre, le jeune imam s ’engage à ne pas trahir sa foi : « Je prends Dieu à tém oin que dans tout ce que je dirai, je ne m ’écarterai pas de la voie de la vérité. Bien entendu, je ne saurais approuver que ce qui ne s ’oppose pas au texte de la Loi apportée par M uham m ad3. »

La « Description de la France » Dès l ’arrivée à M arseille, c ’est le choc. Les femmes se prom ènent dans la rue sans voile, décolletées, les bras nus. On circule en diligence. O n mange avec une fourchette et un couteau... Le directeur de l ’École égyp­ tienne de Paris n ’est autre que Jom ard, le m aître d ’œuvre de la D escrip­ 's. R ifl’a al-Ttohtâwy, L'Or de Paris. Relation de voyage (1826-1831), traduit, présenté et annoté par Anouar Louca, Paris, Sindbad, 1989.

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UN ÉGYPTIEN À PARIS

lion de l'É gypte. Il accueille le jeune imam barbu et entuibanné, puis l’oriente vers la traduction. Pendant les cinq années de son séjour, Tahtaw i va vivre comme les autres étudiants égyptiens, dans une structure ferm ée, sans quitter Paris. M ais il sera sauvé par sa curiosité, son tem pé­ ram ent exigeant et ses dons d ’observation. L’orphelin de Haute-Égypte ne se contente pas d ’apprendre le français, puis de traduire des m ontagnes de textes (Rousseau, Voltaire, M ontes­ quieu, F énelon...), au point de fatiguer ses yeux. Il regarde autour de lui, il écoute, il écrit. Ses rem arques portent aussi bien sur les divertissem ents ou l’hygiène que sur le m ode d ’habitation ou l’habillem ent. Les Français, constate-t-il par exem ple, ont « l’am our du changem ent et des transfor­ m ations en toutes choses, particulièrem ent dans la m anière de s ’habiller. L ’habit n ’est jam ais stable chez eux ». Sur le même ten, Tahtawi explique pourquoi « Paris est le paradis des fem m es, le purgatoire des hommes et l ’enfer des chevaux » ... Le jeu n e hom m e découvre « d e s feuilles im prim ées chaque jo u r» appelées journaux. Il en prend avidem ent connaissance dans des cabinets de lecture. D profite aussi le m ieux possible des personnes avec qui on le m et en relation. Par exem ple, son com patriote Joseph Agoub, un poète rom antique déchiré par l’exil, dont la fam ille a quitté l’Egypte en 1801 avec les troupes de Bonaparte. Agoub, devenu un collaborateur de Jomard, enseigne l ’arabe à l ’École royale des langues. Tahtawi s ’entretient aussi avec d ’ém inents orientalistes, com m e Silvestre de Sacy, C aussin de Perceval ou Joseph Reinaud. C ela fait tom ber certains de ses préjugés. Un Européen, constate-t-il, peut connaître la langue arabe, et même très bien la connaître, quitte à s ’exprim er avec un m auvais accent. Q uant à la langue française, elle présente une supériorité, tout au m oins dans la m anière dont elle est em ployée : « Si un professeur veut enseigner un ouvrage, il n ’est pas tenu d ’en analyser sans trêve les m ots, car les m ots sont clairs par eux-m êm es. » Lire un traité d'arithm étique en fran­ çais perm et de se concentrer sur les chiffres, sans devoir, com m e on le fait en arabe, analyser les phrases, déceler les figures de rhétorique e t com m enter la place des m ots. Pour l’azharien, c ’est une révolution. Il s ’aperçoit que la France connaît un progrès constant grâce aux décou­ vertes scientifiques. Il en déduit q u ’on ne peut ram ener tout le savoir à la théologie et que l ’enseignem ent des disciplines profanes s ’impose. S ’il adopte l’idée de civilisation (tamaddun), dont il sera un défenseur tout au long de sa vie, lïh ta w i est loin de faire table rase de ses convic­ tions religieuses. M êlant tradition et m odernité, il divise l ’hum anité en trois catégories : les sauvages, les barbares et les civilisés. Dans ce troi­ sièm e groupe, les Européens lui paraissent être supérieurs aux musulmans pour ce qui est des sciences et de l’industrie, même si cela n ’a pas toujours été le cas et n ’est pas définitif. En revanche, les musulmans dépassent les Européens sur les autres plans car ils sont détenteurs de la Loi révélée. Classant les continents par ordre d ’importance, le jeune cheikh m et l’Asie

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au prem ier rang, parce que c ’est le berceau de l ’islam ; l ’Afrique arrive en deuxièm e position, parce q u ’elle com pte beaucoup de m usulmans et a le m érite d ’abriter l’É gypte; l’Am érique est bonne dernière, parce q u ’elle ignore totalem ent la religion du P rophète... Le christianism e ne l ’intéresse pas. Ses dogm es lui paraissent relever de l’incohérence ou de la superstition. Aux yeux de Tahtawi, les Français ne sont pas catholiques m ais rationalistes. Ce qui lui pose d ’ailleurs un problèm e : com m ent expliquer la réussite d ’une civilisation qui n ’est pas dirigée par la révélation divine 4 ? Pour ajouter à son trouble, il est favora­ blem ent im pressionné par la dém ocratie. Il a vu Charles X céder la place en trois jours à Louis-Philippe. A ses lecteurs, il offrira une traduction com plète de la charte constitutionnelle, et les am endem ents introduits après la Restauration. Or, cette charte ne découle ni du Coran ni de la tra­ dition religieuse. Tahtawi n ’aim e pas la cuisine française, il préfère l ’eau du Nil à celle de la Seine et n ’apprécie pas les arbres « chauves » en hiver. D reste égyp­ tien jusqu’au bout des ongles, ne se faisant pas au rythm e de la vie pari­ sienne. Des années plus tard, au C aire, il dispensera son enseignem ent en ignorant les horloges. On le verra professer parfois avant l’aube, ou parler trois ou quatre heures d ’affilée... Son livre est d ’ailleurs truffé de digres­ sions didactiques, dans la bonne tradition azharienne, ce qui déroute le lecteur occidental. M ais, en France - et c ’est essentiel - , le jeune cheikh apprend « le sens de la relativité », com m e le souligne son biographe A nouar Louca, à qui l ’on doit la traduction française de L ’O r de Paris. C ela conduit, par exem ple, Tahtawi à reconnaître aux Français le sens de l ’honneur, tout en leur reprochant un m anque de générosité. O u, encore, à trouver gracieux les couples qui dansent, les jugeant beaucoup plus pudiques que les aim ées égyptiennes dont les ondulations lascives cherchent à attirer les hommes. Les pages enthousiastes q u ’il consacre au théâtre - un art inconnu dans la vallée du Nil à cette époque - sont parm i les plus touchantes de son livre. C ’est « l’or de Paris » que l’imam rapporte chez lui. D s’est enrichi et veut en faire profiter ses com patriotes. Le livre, préfacé par son ancien m aître, Hassan el-A ttar, paraît en 1834. M ohammed A li ordonne de le rem ettre gratuitem ent aux fonctionnaires et à tous les élèves des écoles spéciales. « A la Description de l’Égypte, rédigée en français, inaccessible aux Égyptiens contem porains, répond désorm ais, toute proportion gardée, cette D escription de la France, écrite adéquatem ent en arabe 5. » L’œuvre est traduite en turc cinq ans plus tard. Aucune autre relation d ’un voyage en Europe ne sera disponible en Égypte avant 18SS. 4. Gilbert Delanoue, Moralistes et Politiques musulmans dans l’Égypte du XIX* siècle. Le Caire, IFAO, 1982. 5. Anouar Louca, « RifS’a al-Tditawi (1801-1873) et la science occidentale », in D’un Orient l’autre, Paris, CNRS, 1991, L II.

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UN ÉGYPTIEN A PARIS

La révélation d*une identité De retour au Caire, les étudiants des m issions scolaires ne sont pas tou­ jours em ployés à bon escient. Les non-Turcs se retrouvent parfois à des postes subalternes ou qui ne correspondent pas à leur form ation. Tahtawi comm ence par faire les frais de cette négligence : il est affecté successi­ vem ent à l ’école de m édecine d ’Abou-Zaabal, puis à l’école d ’artillerie de Tourah, puis à l’hôpital de K asr-el-A tni... H suggère alors à Moham­ m ed Ali de créer une école de traduction. L’idée est acceptée, et le jeune diplôm é de Paris devient le prem ier directeur égyptien d ’une école spéciale, sans être flanqué d ’un directeur des études européen. Ce sera un succès. Tahtawi a le don d ’entraîner ses élèves et même d ’attirer des insti­ tutions voisines qui viennent s'agréger à son école. Celle-ci ressem ble de plus en plus à une université. Des traducteurs com pétents y sont form és, de nombreux livres traduits et de nouveaux mots forgés en arabe. Le cheikh R ifaa aura encore une longue vie devant lui. Il dirigera le Journal officiel, auquel il donnera un nouveau souffle en y consacrant la prépondérance de l ’arabe sur le turc. Il sera un prom oteur de l ’instruction publique e t un défenseur de la condition fém inine. Il connaîtra divers ennuis aussi, et m êm e un exil au Soudan, car cet im portateur d ’idées nouvelles dérange conservateurs et d esp o tes... Son principal apport est sans doute d ’avoir favorisé l ’ém ergence d ’une conscience nationale égyptienne. De tous les penseurs du monde arabe et m usulman, il est le prem ier à distinguer la patrie (w atan) de la com m unauté m usulm ane (oumma) 6. Tahtawi était parti pour Paris avec sa seule foi musulmane. Il a su la conserver dans cette ville de perdition. M ais il en est revenu égyptien - et ce n ’est pas rien ! - comme l’illustrent cinq poèmes patriotiques compo­ sés dans la ferveur du retour. L’actualité égyptologique qui a dom iné son séjour parisien n ’est pas étrangère à cette m étam orphose. Jusque-là, le jeune cheikh s ’en tenait à ce q u ’on lui avait appris à l ’Azhar, à savoir que les pharaons, adorateurs d ’idoles et persécuteurs de M oïse, sont les enne­ m is de l’islam. Et voilà que tout lui apparaît sous un autre jour : « L ’en­ fant de Tahta, perçant l ’anonym at mécUéval de la com m unauté m usul­ m ane, retrouve ses racines pharaoniques. U se sent à la fois sujet, objet et destinataire de la découverte. La résurrection de l ’Égypte antique consacre un développem ent spontané de son identité culturelle 7. » Il faut dire que le séjour en France de Tahtawi a été précédé d ’un trem blem ent de terre dont les répliques ne finissent pas de secouer le monde savant. Ce sont les années Champollion. 6. Anouar Abdel-Malek. Idéologie et Renaissance nationale. L'Égypte moderne. Paris, Anthropos, 1969. 7. Anouar Louca, « RifS’a al-Tahtawi... », a rt cit.

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Champollion, le déchiffreur

Un eurêka, un ouragan. Ses papiers à la m ain, Jean-François Cham ­ pollion dévale l’escalier du 28, rue M azarine et court à l’Académie des inscriptions et belles-lettres, toute proche, où travaille son frère JacquesJoseph. « Je tiens l ’affaire ! » hurle-t-il en entrant dans le bureau. Et il s ’effondre, sans connaissance. Ce 14 septem bre 1822, à Paris, le m ystère des hiéroglyphes vient d ’être percé. Cham pollion a trente et un ans, m ais cela fait presque deux décennies q u ’il étudie les langues anciennes. Ce prodige a commencé ses recherches à l’âge où d ’autres jouent au cerceau, sous le regard attentif et bienveillant de l’inséparable Jacques-Joseph, « son aîné, son parrain, son professeur, son père et m ère, son a lter e g o 1». Au point q u ’il faut leur donner à chacun un surnom pour ne pas les confondre : on parle de « Cham pollion le Jeune » et de « Cham pollion-Figeac » (du nom de la ville du Quercy où ils sont nés tous les deux à douze ans d ’intervalle). C ’est à G renoble, où il a rejoint son aîné, que Jean-François, dès l’âge de treize ans, s’intéresse à l ’arabe, au chaldéen et au syriaque, après avoir appris le latin et l ’hébreu. Il se m ettra bientôt au copte, en attendant de découvrir le persan et le chinois... Pour sa chance, le préfet de l’Isère n ’est autre aue le m athém aticien Joseph Fourier, l’ancien secrétaire de l’Institut d ’Egypte, qui a confié à Champollion-Figeac les antiquités du départem ent. Il se fait présenter ce garçon si curieux, déjà si bien informé, lui m ontre des papyrus et des fragm ents d ’hiéroglyphes sur des pierres, puis lui présente des visiteurs, comme dom Raphaël, le moine copte qui enseigne l ’arabe à l ’École des langues orientales. Jean-François nage dans le bonheur. Le copte l’attire. Il va très vite le subjuguer. N ’a-t-on pas établi que c ’est une survivance de la langue populaire des anciens Egyptiens? Le copte, qui n ’est plus employé que dans la liturgie, s ’écrit avec des carac­ tères grecs, additionnés de quelques signes pour exprim er des consonnes im prononçables. Rien à voir avec les hiéroglyphes. Depuis le IVe siècle 1. Anouar Louca, « Déchiffrer Champollion », in L'Êgyptologie et les Champollion. Presses universitaires de Grenoble, 1974.

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de notre ère, plus une seule inscription en hiéroglyphes n ’a été gravée en É gypte, plus personne n ’est capable de d échiffrer cette langue dont le secret a été em porté par les derniers prêtres de l ’A ntiquité. Le lycéen de G renoble, devenu étu d ian t à P aris, suit des cours au C ollège de France et fréquente assidûm ent la paroisse Saint-R och, où se retrouvent des coptes, venus en France dans les bagages de l ’arm ée d ’O rient. L eur langue n ’a plus aucun secret pour lui. « Je m e livre entiè­ rem ent au copte, assure-t-il en 1812. Je suis si copte que pour m ’am user je traduis en copte tout ce qui m e vient à la tête. Je parle copte tout se u l... J ’ai tellem ent analysé cette langue que je m e sens fort d ’apprendre la gram m aire à quelqu’un en un seul jour. J ’en ai suivi les chaînes les plus im perceptibles. C ette analyse com plète de la langue égyptienne donne incontestablem ent la clef du systèm e hiéroglyphique, et je le trouverai. » M ais C ham pollion n ’est pas hom m e à s ’enferm er dans une seule case. La d iv ersité de ses centres d ’in térêt e st aussi im pressionnante que sa puissance de travail. Parallèlem ent à une gram m aire copte, il rédige une notice su r la m usique éthiopienne, un m ém oire sur la num ism atique hébraïque, un E ssai de description géographique de l ’É gypte avant la conquête de C am byse... Son frère aîné le suit pas à pas, le conseille, le gronde, l ’adm ire et finance ses achats de livres. L ’un ne vit pas sans l ’autre. M êm e les m auvais calcu ls, ils les font ensem ble. A cclam er N apoléon pendant les C ent-Jours, après s ’être ralliés à Louis XV1I1, ne tém oigne pas d ’un flair politique éclatant. E t porter un toast à la Répu­ blique après W aterloo n ’est pas non plus d ’excellente stratégie. C ela vaut aux deux « Cham poléon » une assignation à résidence e t quelques en n u is...

Tantôt des idées, tantôt des sons L’eurêka du 14 septem bre 1822 n ’est pas une opération du Saint-Esprit m ais le résu ltat d ’un trav ail acharné. Jean-F rançois a digéré tout ce qui avait été découvert ou subodoré avant lui, pour s ’en servir ou s ’en écarter. O n sait, depuis le xvm e siècle, que les cartouches figurant sur les tem ples égyptiens com portent des nom s de rois. O n a un peu pro­ gressé aussi, grâce à la pierre de R osette, qui com porte tro is versions d ’un m ême texte : l ’une en grec, les autres en deux écritures égyptiennes (hiéroglyphe e t dém otique). Le Français Silvestie de Sacy et le Suédois Johann D avid AkerM ad sont arrivés à la conclusion que l ’écriture dém o­ tique exprim e les nom s propres étrangers par des signes alphabétiques. Q uant à l ’A nglais Thom as Young, il a réussi à identifier des groupes de signes hiéroglyphiques correspondant à des m ots grecs. C e physicien - qui ne pardonnera jam ais à Cham pollion de l ’avoir supplanté - a éga­ lem ent pressenti l ’existence d ’hiéroglyphes phonétiques, dans un article publié en 1819.

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L ’avantage de Jean-François sur ses concurrents, c ’est sa form ation polyvalente, car il est, tout à la fois, linguiste, historien et spécialiste d ’esthétique. Tout le contraire d 'u n rat de bibliothèque - même s ’il dévore des rayons entiers - , comme en tém oignent ses engagem ents politiques, ses recherches pédagogiques, ses am ours, son hum our... Intuitif, im agi­ natif, il est de la race des inventeurs. Avançant pas à pas, Cham pollion suggère d ’abord que, pour exprim er les noms grecs, les hiéroglyphes doivent produire des sons. C ’est le thème de son prem ier m ém oire devant l’Académ ie des arts et des sciences de G renoble, à l’âge de dix-neuf ans. Puis, en bon connaisseur des langues sém itiques, il s ’aperçoit que les Égyptiens n ’écrivaient pas toujours les voyelles, ce qui jette évidem m ent une tout autre lum ière sur leurs textes. Il l ’explique dans L ’Égypte sous les pharaons, publiée l ’année de ses vingt-cinq ans. Nouvelle étape fondam entale : Cham pollion établit la parenté des trois écritures égyptiennes - hiéroglyphique, hiératique et dém otique. Elles appartiennent à un seul systèm e, affirm e-t-il devant l ’Académ ie des inscriptions et belles-lettres, en août 1821. Ces écritures dérivent l’une de l ’autre : les hiéroglyphes ont donné le hiératique, qui en est une form e m anuscrite, et le hiératique a conduit au dém otique, qui en est une sim pli­ fication ultérieure. L ’ancienne Égypte avait ainsi une écriture sacrée, une écriture cursive et une écriture populaire, m ais pour une même langue. C ’est sur ces bases que Champollion se rem et à observer les copies de la pierre de Rosette. Pour traduire 486 m ots grecs, il a fallu trois fois plus d'hiéroglyphes. Im possible donc que chaque hiéroglyphe exprim e une idée. Or, il est établi que chacun ne peut pas être le signe d ’un son. Alors ? La solution viendra de l ’observation de deux cartouches, m is côte à côte, dans lesquels les nom s grecs ont bien été transcrits en hiéroglyphes phonétiques. Encore un petit pas, encore deux autres cartouches, et le principe de l ’écriture égyptienne sera trouvé : c ’est une écriture qui peint « tantôt les idées, tantôt les sons d ’une langue ». Tout s ’éclaire, après une nuit de treize siècles ! Le 27 septem bre 1822, Cham pollion lit devant l’Académie sa fameuse Lettre à M. D acier (secrétaire perpétuel de cette institution). L’exposé fait sensation, m ais ne perm et pas encore de déchiffrer les hiéroglyphes : ayant des vérifications à faire, l ’auteur n ’a révélé q u ’une partie de sa découverte. D n ’en fournira la clé que deux ans plus tard, dans son Précis du systèm e hiéroglyphique des anciens É gyptiens, en synthétisant le systèm e des hiéroglyphes par une formule brillante : « C ’est un système com plexe, une écriture tout à la fois figurative, symbolique et phonétique dans un même texte, une même phrase, je dirais presque dans le même m ot. » Pourquoi avoir attendu deux ans, alors qu’il savait quasim ent tout dès le prem ier jo u r? Scrupule de scientifique? Prudence de découvreur qui sent les jalousies m onter autour de lui ? Jean Lacouture, son biographe,

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se demande s ’il n ’y a pas aussi dans « cette dissim ulation orgueilleuse et sagace » une sorte d ’hommage rendu à « l’O rient voilé, au secret si long­ tem ps gardé ». Comme si « le Visité, le découvreur » donnait « un form i­ dable signe de com plicité avec ce monde q u ’il a violé » 2. Une science vient de naître, grâce à un Français génial. O n va pouvoir établir une chronologie certaine des monuments égyptiens. D es rois dont l ’existence était m ise en doute entreront dans l’H istoire, des ruines qui étaient m uettes depuis des siècles ne finiront plus de parlor. C ar la parti­ cularité des objets et m onum ents de l ’antique Égypte est de porter des inscriptions. La découverte de Cham pollion va perm ettre d ’accéder aux textes officiels, m ais aussi à la vie quotidienne, aux expressions artis­ tiques. D ne sera plus possible à des gens sérieux de faire dire n ’im porte quoi à cette civilisation. Un mode d ’em ploi de l ’Égypte existe désorm ais.

La caverne du consul-antiquaire Louis XVm fait rem ettre au déchiffreur des hiéroglyphes une boîte en or. Le pape Léon XII le reçoit au Vatican et lui propose... de le nom m er cardinal, estim ant - un peu vite - que sa découverte conforte la chrono­ logie biblique établie par l ’É glise. C ham pollion refuse polim ent la poutine, m ais accepte la Légion d ’honneur et, surtout, le poste de conser­ vateur du musée égyptien du Louvre, inauguré en novem bre 1827 sous le nom de m usée Charles-X. Entre-tem ps, il s ’est présenté à l ’Académ ie des inscriptions et belles-lettres et n ’a pas été élu ! O n lui a préféré l ’économ iste Pouqueville. Le déchiffreur fera une deuxièm e tentative en m ars 1829 et sera devancé cette fois par un ju riste, Pardessus. « J ’ai été mis par-dessous Pardessus », constatera-t-il am èrem ent. Des raisons politiques et des inim itiés tenaces - dont celle de Jom ard - expliquent cet incroyable ostracism e à l’encontre du plus grand égyptologue de tous les tem ps. C ham pollion ne sera finalem ent adm is dans ce cénacle q u ’en mai 1830, après avoir été vigoureusem ent défendu par plusieurs savants ém inents, comm e A rago, Cuvier, Fourier, G eoffroy S aint-H ilaire et Laplace. Le déchiffreur des hiéroglyphes a besoin de vérifier l ’exactitude de sa thèse. Pour cela, il se rend d ’abord en Italie, au m usée de T ùrin, qui possède une m agnifique collection égyptienne, achetée à Bernardino D rovetti, le consul de France en Égypte. Drovetti est un consul-antiquaire, comme son hom ologue et concurrent anglais, Henry Sait. 11 achète tout ce qui lui tom be sous la m ain et organise des fouilles, avec une m aind ’œuvre abondante. Visitant sa m aison d ’Alexandrie, le com te de Forbin, directeur des musées français, n ’en est pas revenu : « Je passais presque toutes mes journées chez M. Drovetti. Q uoiqu’il eût déjà fait em barquer 2. Jean Lacouture, Champollion. Une vie de lumières. Paris, Grasset, 1988.

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pour L ivourne une grande partie de sa collection, je vis encore chez lui des m édailles de la plus extrêm e rareté. Il faudrait tout décrire, tout m ériterait une analyse. C e cab in et curieux est rangé dans un ordre si p arfait q u ’on y apprend l ’histo ire d ’É gypte p ar les m onum ents en peu d ’heures et de la m anière la plus intéressante e t la plus certaine. Les A rabes assiègent sans cesse le kan où habite M. D rovetti : chacun apporte des m om ies, des bronzes, des m onnaies et parfois des cam ées... » Le consul voulait vendre sa collection à la France. Louis X V III a refusé d e débloquer des fonds, et c ’est le roi du Piém ont e t de Sardaigne qui a acquis ces 8 273 objets, parm i lesquels une centaine de grandes statues. L es co losses en g ranit rose e t basalte v ert, placés dans la cour du m usée de Türin, annoncent m ille autres trésors : des bustes, des bronzes, des m édailles d ’o r ou d ’argent, des p ap y ru s... En pénétrant dans cette caverne d ’A li Baba, C ham pollion est à deux doigts de nous refaire une syncope. Il ne sait où donner des yeux, lui qui n ’a travaillé ju sq u ’ici que sur des fragm ents ou des copies. E t encore ne voit-il q u ’une partie du butin, la plupart des caisses restant à déballer. N om bre de pièces portent la m arque de Jean-Jacques R ifaud, l ’agent de D rovetti. Par exem ple, sur le flanc d ’un des grands sphinx au visage d ’A m énophis III, le fo u illeu r a gravé : « D ct p ar Jj R ifaud sculpteur à T hèbes 1818, au service de M r D rovetti. » Ce M arseillais em ploie une arm ée de m anœ uvres sur ses chantiers. Il surveille lui-m êm e leur travail, un fouet à la m ain. Facilem ent coléreux, « il battait les A rabes qui s’obsti­ n aien t à ne pas com prendre le provençal », écrit le com te de Forbin. R ifau d parle pourtant p lusieurs dialectes et se pose en défenseur des ouvriers face à la rapacité des notables locaux. En tout cas, les scrupules n ’étouffent pas ce passionné d ’antiquités égyptiennes, capable - com m e ses concurrents anglais ou italiens - de faire scier un bas-relief ou d ’arra­ ch er des objets à coups d ’ex p lo sif3. .. A près Türin, Cham pollion se rend à Livourne, où une autre collection, rassem blée par Sait, le consul anglais, est à vendre. Il réussit à convaincre C harles X de l ’acquérir pour 200 000 francs. Entre-tem ps, D rovetti a pro­ posé une autre collection à la France et, pour am adouer le roi, lui adresse, de la part de M oham m ed A li, un cadeau qui fait sensation à Paris : une girafe ! La deuxièm e drovettiana, bien m oins riche que celle de Türin, est cédée pour 150 000 francs. Cham pollion peut com m encer son m usée avec 5 000 œ uvres, au prem ier étage de la C our carrée du Louvre. Il rédige luim êm e l ’inventaire, qui est un chef-d’œuvre d ’érudition. L e d éch iffreu r des hiéroglyphes peut m aintenant a ller dans cette Égypte qui hante ses nuits depuis si longtem ps, et q u ’il n ’a connue que par livres, objets ou personnes interposés. Une expédition franco-toscane e st m ise sur pied, avec l ’accord des deux souverains. E lle com pte douze m em bres. Du côté français, Cham pollion est accom pagné notam m ent de 3. Jean-Jacques Rechter, La Moisson des dieux, Paris, Julliard, 1994.

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C harles Lenorm ant, inspecteur des B eaux-A rts, et d ’un jeune secrétaire et dessinateur, N estor L ’H ôte, un autre passionné d ’Égypte, qui, enfant, em baum ait des anim aux et les enterrait sous des pyram ides dans le jard in de son père. N estor va tenir un journal de voyage et écrire souvent à ses parents, avec une fraîcheur de ton inusitée. Il rapportera de ce périple quelque 500 dessins e t aq uarelles, puis retournera en É gypte à deux reprises pour dessiner en co re45...

Trente ans après Bonaparte C ham pollion, N estor L ’H ôte, l ’Italien Ippolito R osellini et les n eu f autres m em bres de la m ission franco-toscane débarquent à A lexandrie le 18 août 1828, trente ans exactem ent après Bonaparte. L ’Égypte ! Celui que ses com pagnons de voyage appellent « général » exulte. « C ham pollion en Égypte, c ’est M oïse en sa Terre prom ise, souverain, futile et ju b ilan t3. » D ix jo u rs après av o ir posé le pied sur la terre des pharaons, JeanFrançois écrit à son frère : « Je supporte la chaleur on ne peut m ieux ; il sem ble que je suis né dans le pays, et les Francs [les Européens] ont déjà trouvé que j ’ai tout à fait la physionom ie d ’un copte. M a m oustache, noire à plaisir et déjà fort respectable, ne contribue pas m al à m ’orientaliser la face. J ’ai p ris, du reste, les us et coutum es du pays, force café et tro is séances de pipe par jour. » On retrouvera chez beaucoup de Français cette volonté touchante, un peu puérile et assez vaine, de se fondre dans le d éco r... Le com ité d ’accueil à A lexandrie n ’a pas été particulièrem ent chaleu­ reux. Le consul de France, D rovetti, s ’est m ontré stupéfait de voir débar­ quer la m ission, alors q u ’il avait m anifesté par écrit de vives réserves. L e m om ent lui p araissait particulièrem ent inopportun de venir so lliciter M oham m ed A li, alors que des navires de guerre français venaient de prendre part à la destruction de la flotte turco-égyptienne à N avarin. M ais la lettre du consul était arrivée trop ta rd ... Cham pollion est persuadé, pour sa part, que Drovetti a m anœ uvré pour l’em pêcher de venir chasser sur ses terres. « Les m archands d ’antiquités ont tous frém i à la nouvelle de m on arrivée en Égypte avec le perm is de fo u iller6 », écrit-il à son ffère aîné. Cham pollion, souvent victim e d ’un com plexe de persécution, contribuet-il à diaboliser le consul de France 7 ? Toujours est-il que D rovetti s ’incline. Le déchiffreur a m enacé d ’alerter les journaux d ’Europe si on ne lui déli­ vrait pas les autorisations nécessaires. 4. Lettres, journaux et dessins inédits de Nestor L'Hôte. Sur le N il avec Champollion, recueillis par Diane Harlé et Jean Lefebvre, Paris, Paradigme, 1993. 5. Jean Lacouture, Champollion..., op. cit. 6. Jean-François Champollion, Lettres et Journaux écrits pendant le voyage d ’Égypte, recueillis et annotés par Hermine Hartleben, Paris, Christian Bourgois, 1986. 7. Jean-Jacques Fiechter, La Moisson des dieux, op. cit.

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CHAMPOLUON. LE DÉCHIFFREUR

R eçu p ar M oham m ed AU, C ham pollion obtient le firm an vice-royal, ainsi q u ’une escorte et diverses facilités. L ’expédition peut com m encer. Le « général » descend vers Le C aire en com pagnie de sa petite troupe, de m anière plus agréable que ne l ’avaient fait les soldats de Bonaparte. N aviguant paisiblem ent sur le N il, il retrouve avec ém otion les scènes paysannes qui peuplaient ses recherches. C e voyage va d u rer d ix -n eu f m ois, avec l ’exploration m éthodique d ’une cinquantaine de sites. Il fera l’objet de six gros volum es, intitulés M onum ents de l'É g yp te e t d e la N ubie, sans com pter des tém oignages annexes, com m e celui de N estor L ’H ôte. Les m erveilles défilent sous les yeux de ces am oureux de l ’Égypte : Saqqara, G uiza, D endera, T h èb es... D evant le tem ple de K am ak, C ham pollion exulte : « N ous ne som m es en E urope que des lilliputiens e t aucun peuple ancien ni m oderne n ’a conçu l ’a rt d e l ’architecture sur une échelle aussi sublim e, aussi large, aussi grandiose, que le firent les vieux Égyptiens ; ils concevaient en hom m es de cen t pieds de h a u t... L ’im agination qui, en Europe, s ’élance bien audessus de nos portiques, s ’arrête et tom be im puissante au pied des cent quarante colonnes de la salle hypostyle de K am ac *. » D ans la vallée des R ois, les m em bres de l ’ex p éd itio n choisissent p our hôtel le tom beau de Ram sès IV, « véritable séjour de la m ort, puis­ q u ’o n n ’y trouve ni un brin d ’herbe, ni un être vivant, à l ’exception des chacals et des hyènes qui, l ’avant-dernière nuit, ont dévoré à cent pas de notre palais l ’âne qui avait porté m on d o m estique... ». L ’entrée du tem ple d ’A bou-Sim bel, m enacée par les coulées de sable, est une autre aventure : « Je m e déshabillai presque com plètem ent, ne gardant que m a chem ise arabe et un caleçon de toile, écrit C ham pollion. Je crus m e présenter à la bouche d ’un four et, m e glissant entièrem ent dans le tem ple, je m e trouvai dans une atm osphère chauffée à 51 degrés. N ous parcourûm es cette éton­ n ante ex cavation, R osellini, R icci e t m oi e t un de nos A rabes, tenant chacun une bougie à la m ain. A près deux heures et dem ie d ’adm iration et ayant vu tous les bas-reliefs, le besoin de respirer un peu d ’air se fit sentir e t il fallut regagner l’entrée de la fournaise en prenant des précau­ tions pour en sortir. J ’endossai deux gilets de flanelle, un burnou de laine et un grand m anteau dont on m ’enveloppa aussitôt que je fus revenu à la lu m iè re ; là, assis auprès d ’un des colosses extérieurs dont l ’im m ense m ollet arrêtait le souffle du vent du nord, je m e reposai une dem i-heure pour laisser passer la grande transpiration. » U travaille dans « ce bain turc » deux heures le m atin e t deux heures l’après-m idi, pendam plusieurs jours, abîm ant sa santé sans s ’en soucier. Le 31 décem bre 1828, il peut écrire triom phalem ent à M . D acier : « J ’ai le droit de vous annoncer q u ’il n ’y a rien à m odifier dans notre Lettre sur l'a l­ phabet des hiéroglyphes. N otre alphabet est bon : il s ’applique avec un égal succès, d ’abord aux m onum ents égyptiens du tem ps des Rom ains et des 8 8. Jean-François Champollion, Lettres et Journaux.... op. cit.

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Lagides, et ensuite, ce qui devient d ’un bien plus grand intérêt, aux inscrip­ tions de tous les tem ples, palais et tom beaux des époques pharaoniques. »

Le flambeau à terre A son retour de H aute-É gypte, C ham pollion revoit M oham m ed A li, qui lui dem ande une note sur l ’histoire de l ’A ntiquité. L ’A lbanais devenu pharaon veut connaître ses lointains p réd écesseu rs... L ’égyptologue répond, bien sûr, à la requête, m ais en profite pour rédiger un deuxièm e m ém oire d estiné à a ttire r l'a tte n tio n du vice-roi su r les « dém olitions barbares » q u 'il a constatées partout en Égypte. Il insiste pour que l ’on n ’enlève « sous aucun prétexte, aucune pierre ou brique », ornée ou non de sculptures, dans un certain nom bre de lieux dont il dresse la liste. Et il suggère de réglem enter les fouilles, pour préserver ce patrim oine inéga­ lable « contre les atteintes de l ’ignorance ou d ’une aveugle cupidité ». M oham m ed A li n ’en fera rien. Q uelques années plus tard, revenant de France, R ifaa el-Tahtaw i adressera la m êm e supplique au vice-roi, sans plus de succès. P our m ettre en place un service des antiquités égyp­ tiennes, il faudra attendre un autre Français, A uguste M ariette... « J ’ai am assé du travail pour toute une vie ! » écrit C ham pollion à son frère. De retour à Paris, il s ’attelle aussitôt à la tâche, m algré les soucis que lui donne son m usée du Louvre. N ’a-t-on pas eu la curieuse idée de décorer plusieurs salles dans un style gréco-rom ain ? Il est m alheureuse­ m ent trop tard pour rectifier. Les journées révolutionnaires de ju illet 1830 surviennent au m om ent où le directeur est cloué au lit p ar un accès de goutte : des ém eutiers forcent les portes, brisent des vitrines et se rem plis­ sent les poches. Q uelques heures plus tard, un « souk aux voleurs » se tient sur la place du C hâtelet. Plusieurs centaines de pièces étant portées m an­ quantes dans sa section, C ham pollion est autorisé à dédom m ager toute personne qui aurait acheté « de bonne foi » des objets « enlevés ». Il se trouvera bien quelques esprits civiques, com m e cet horloger venu rap­ porter la bague en o r de Ram sès II, reçue de l ’un de ses apprentis, m ais on ne fera pas la queue au g u ich et... C ham pollion com m ence ses cours au C ollège de France où une chaire d'archéologie égyptienne a été créée pour lui. La m aladie le contraint très vite à interrom pre cet enseignem ent. Il m eurt le 4 m ars 1832, à l ’âge de quarante e t un ans, après une pénible agonie. Ses funérailles ont lieu à Saint-R och, en présence d ’une foule nom breuse, en plein carnaval de M ardi gras. « L ’Egyptien » a dem andé à être enterré au Père-L achaise, près de Fourier. Il aura droit à un obélisque de grès, protégé p ar une grille, m ais sa fem m e devra se battre pour obtenir une pension convenable 9. 9. Hermine Hartleben, Jean-François Champollion. Sa vie et son œuvre. Paris, Pygmalion, 1983.

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CHAMPOLUON, LE DÊCHIFFREUR

L es détracteurs de C ham pollion continuent à l ’attaquer après sa meut. C ertains contestent encore sa découverte; d ’autres l ’accusent de l ’avoir v olée à T hom as Young. L es argum ents de ces acharnés apparaissent d e m oins en m oins convaincants. C haque année qui passe souligne, au contraire, la dim ension du savant trop tôt disparu. Charles Lenorm ant, qui l ’avait accom pagné dans son périple égyptien, exprim e m ieux que per­ sonne ses qualités scientifiques hors du com m un : « cette prom ptitude qui com m ande le résultat, cette force d ’intuition qui n ’appartient q u ’au génie e t en m êm e tem ps cette candeur dans l ’investigation de la vérité, cette noble sim plicité à avouer l ’erreur quand elle est reconnue, cette résigna­ tio n tranquille à ignorer ce q u ’il n ’est pas tem ps de savoir ». Cham pollion n ’a pu term iner ni sa gram m aire égyptienne ni son dic­ tionnaire. C ’est son frère aîné qui devra les com pléter et les publier. « Le flam beau est tom bé à terre et personne n ’est capable de le reprendre », s ’exclam e l ’A nglais W ilkinson. Ce sera vrai pendant cinq ans, ju sq u ’à l ’en trée en scène du Prussien K arl R ichard L epsius, qui fera renaître l ’égyptologie.

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Un obélisque pour la Concorde

Si les années 1820 sont dom inées par la découverte de C ham pollion, c ’est un événem ent plus anecdotique qui m arque la décennie suivante. M ais quel événem ent ! L ’installation d ’un obélisque en plein Paris suscite des débats passionnés sous les règnes de C harles X et Louis-Philippe. B onaparte avait dû renoncer à rap p o rter d ’Égypte l'u n de ces m onolithes géants, qui étaien t des sym boles solaires dans l ’A ntiquité. M oham m ed A li, désireux de plaire aux grandes puissances, en offre un à la France e t un autre à l ’A ngleterre. C ham pollion a pu adm irer ces deux « a ig u ille s de C léo p âtre» en débarquant à A lexandrie en août 1828. D ans une lettre à son frère, il souhaite que la France retire son cadeau avant que celui-ci ne « lui passe sous le nez ». M ais, arrivé à Louxor, il tom be en pâm oison devant deux autres obélisques, en granit rose, qui se trouvent à l ’entrée du tem ple, les jug ean t infinim ent supérieurs à ceux d ’A lexandrie. M oham m ed A li n ’en est pas à une v ieille pierre p rès : recevant un ém issaire de C harles X en avril 1830, il lui offre généreusem ent les deux obélisques de Louxor et l ’une des deux « aiguilles » d ’A lexandrie, pour « m ontrer sa reconnaissance à la France ». Trois, c ’est trop. O n se conten­ tera d ’un seul, dont le transport est déjà toute une affaire : « celui de droite, en entrant dans le palais », a précisé C ham pollion. Il le préfère à l ’autre, qui lui sem ble m al en point. En réalité, les deux obélisques sont en partie recouverts de sable et de débris, et l’égyptologue n ’a pas vu une fissure, heureusem ent sans gravité, dans celui q u ’il a d ésig n é... C om m ent transporter, de L ouxor à Paris, une m asse de 230 to n n es? Pas question de la découper en m orceaux, « ce serait un sacrilège », a dit C ham pollion. A près tout, les Rom ains avaient bien réussi une opération sim ilaire au IVe siècle en faisant franchir la M éditerranée à un obélisque de K am ak, qui s ’est retrouvé sur la place Saint-Pierre. Le déchiffreur des hiéroglyphes suggère de construire un « radeau » spécial. La com m ission nom m ée par le roi se prononce plutôt pour un bateau à fond plat, capable tout à la fois de naviguer en m er, de descendre le Nil et de rem onter la Seine, évitant ainsi un transbordem ent. O n le m et en chantier à Toulon. 0 est baptisé Luxor.

LA RENCONTRE DE DEUX MONDES

Le 15 avril 1831, le Luxor quitte la Fiance avec un équipage de cent cinquante personnes, com prenant des charpentiers, des forgerons, des tailleurs de pierre et des m écaniciens. Le m aître d ’œ uvre de l’opération est un p etit hom m e qui ne paie pas de m ine, l ’ingénieur A pollinaire L ebas. A rrivée à L ouxor le 14 août suivant, après av o ir rem onté le N il, l ’équipe s ’installe dans les ruines de T hèbes. E lle va y vivre un an. Une partie du tem ple antique est transform é en quartier de m arins, avec des logem ents séparés pour les caporaux et les sergents. Les o ffi­ ciers habitent au-dessus, dans des appartem ents om és des m eubles du bord. On construit une cuisine, un four, un m oulin et une boulangerie, m ais aussi une salle d ’arm es, une poudrière et un hôpital d ’une trentaine de lits. Une petite ville française voit ainsi le jo u r au sein d ’un tem ple pharaonique ! Le travail est suspendu en raison d ’une épidém ie de choléra, et c ’est le 31 octobre seulem ent que l’obélisque quitte son socle. Le com m andant du Luxor, V em inac Saint-M aur, écrit le lendem ain à C h am p o llio n : « M onsieur et illustre com patriote, réjouissez-vous avec nous : le choléra nous a q uittés et l ’obélisque occidental de L ouxor est tom bé sous les plus sim ples m oyens de la m écanique m oderne. N ous le tenons en fin , e t nous le porterons certainem ent en France, ce m onum ent qui doit fournir le texte de quelques-unes de vos intéressantes leçons, et faire l ’étonne­ m ent de la capitale. P aris verra ce q u ’a pu produire une civ ilisatio n antique pour la conservation de l ’H istoire, à défaut d ’im prim erie. 11 verra que si nos arts sont adm irables, d ’autres peuples en eurent, bien long­ tem ps avant nous, dont les résultats surprenants sont faits pour étonner encore '. » Plus de deux cent soixante-dix m ètres séparent cependant l ’obélisque de la rive du N il. 11 fau t négocier avec les paysans le rachat de leurs m asures et les faire détruire pour dégager le passage. T ransporté avec d ’infinies précautions, grâce à des rails de bois e t la collaboration d e quatre cents m anœ uvres em bauchés sur place, le précieux objet ne pourra être chargé sur le bateau q u ’à la fin de décem bre en raison du niveau du fleuve : l ’avant du L u xo r est provisoirem ent sectionné pour pouvoir accueillir ce m onstre de plus de vingt-deux m ètres de longueur. C ontraint d ’attendre la crue suivante, le navire ne quitte Thèbes que le 25 août 1832. L es Français ont consacré ce nouveau séjour forcé à la chasse et à des visites archéologiques. Le Luxor descend enfin le N il p ar étapes, m ais doit faire un nouvel arrêt prolongé à R osette, ayant du m al à p asser du fleuve à la M éditerranée. O n fait appel à l ’un des prem iers vapeurs que possède la France, L e Sphinx, qui va le rem orquer sur une m er dangereusem ent agitée. A près un détour non prévu par R hodes, la cargaison arrive finalem ent à Toulon le 10 m ai 1833. L à, l ’équipage a I. I. Raymond de Veminac Saint-Maur, Voyage du Luxor en Égypte, entrepris par ordre du roi, Paris, 1835.

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la m auvaise surprise d ’être m is en quarantaine, m algré ses protestations. L e Luxor repaît le 20 juin en direction de Rouen, via G ibraltar. Il franchit l ’estuaire de la Seine, puis rem onte le fleuve ju sq u ’à Paris, où il arrive finalem ent le 23 décem bre. L ’opération a duré trente-deux m ois. M ais elle est loin d ’être term inée. Près de trois ans seront encore nécessaires p o u r la m ener à bien 2 !

Les vertus pédagogiques d’un monolithe Tout le m onde n ’est pas d ’accord sur le principe d ’ériger un obélisque à Paris. R ifaa el-Tahtaw i, revenu en Égypte, désapprouve cette dispersion des richesses nationales et le fait savoir à M oham m ed A li, qui ne l ’écoute p as. Le vice-roi n ’a-t-il pas songé à dém onter l ’une des pyram ides de G uiza pour construire des barrages ? Les antiquités ne sont, à ses yeux, q u ’une m atière prem ière e t un outil politique. En France, le poète Pétrus B orel s ’indigne : « N e pouvez-vous donc laisser à chaque latitu d e, à chaque zone, sa gloire et ses ornem ents? C haque chose n ’a de valeur q u ’en son lieu propre, que sur son sol natal, q u e sous son ciel. Il y a une co rrélatio n , une harm onie intim e entre le s m onum ents e t le pays qui les a érigés. Il faut aux obélisques les pylônes du tem ple, le culte du soleil, l ’idolâtrie de la m ultitude. U faut le d é s e rt» Cham pollion voit les choses autrem ent L ’obélisque, selon lui, aura en France une vertu pédagogique : « U ne serait pas m al de m ettre sous les yeux de notre nation un m onum ent de cet ordre pour la dégoûter des coli­ fich ets et des fanfreluches auxquels nous donnons le nom fastueux de m onum ents publics, véritables décorations de boudoirs, allant tout à fait à la taille de nos grands hom m es... Une seule colonne de K am ak est plus m onum ent à elle seule que les quatre façades de la cour du L ouvre3... » Le vrai débat porte sur l ’em placem ent du m onolithe. D ès septem bre 1830 - alors q u ’il était encore question de faire venir les deux obélisques d e Louxor - , C ham pollion a écrit au m inistre de la M arine : « L eur place e st naturellem ent m arquée, soit aux deux côtés du fronton et en avant de la colonnade du L ouvre, soit en avant du portique de la M adeleine. » Louis-Philippe, qui est arrivé au pouvoir, estim e, lui, que l’obélisque ne saurait être q u ’à la C oncorde, là où se tenait un Louis XV en bronze, rem ­ placé à la Révolution par une statue de la Liberté. Cham pollion insiste, faisan t valoir q u ’une esplanade vaste e t nue trahirait la vocation de ce ch ef-d ’œ uvre et en détruirait la m ajesté. Ses relations avec le souverain se gâtent. Il m ourra sans obtenir satisfaction. Pour consulter les Parisiens et les habituer à ce qui se prépare, Louis2. Bernadette Menu, L’Obélisque de Louxor, Versailles. 1987. 3. Lettre à son Itère, juin 1829.

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Philippe fait ériger, à titre d 'essai, deux faux obélisques en carton-pâte, l ’un à la Concorde, l ’autre sur l ’esplanade des Invalides. L eur principal effet est de relancer les p o lém iq u es... O n discute aussi du p iéd estal, puisque le socle originel, en m auvais état, a été laissé sur place : il sera finalem ent rem placé par un bloc de granit de Bretagne. Q uant aux quatre cynocéphales nus, entourant le m onolithe et levant les m ains pour s a lu a ’ ce rayon de soleil pétrifié, on les a bien ram enés de Louxor, m ais ces singes im pudiques seront rem isés au Louvre pour ne pas effaroucher le bourgeois p arisien ... L ’obélisque doit être transporté de la Seine au centre de la C oncorde. L ’ingénieur Lebas a dû renoncer à la m achine à vapeur, qui n ’offre pas de puissance suffisante, et im aginer un m écanism e com plexe de rem pla­ cem ent. Pour redresser ensuite le m onstre de pierre, cm fera appel aux biceps de 420 artilleurs, placés à chacun des seize bras de dix cabestans. C ’est une installation très com pliquée, qui a dem andé de longues études, car il ne suffit pas de soulever le m onolithe : encore faut-il l ’em pêcher de basculer en sens inverse. Q uatre chaînes de retenue prennent le som m et en cravate, au-dessus des haubans. Lebas est conscient du risque : « Un ordre m al com pris, un am arrage m al fait, un boulon tordu [ ...] eussent am ené une catastrophe épouvantable : l ’obélisque brisé, des m il­ lions perdus et plus de cent ouvriers infailliblem ent écrasés par la chute de l ’appareil4. » Le 25 octobre 1836, enfin, une foule im m ense se m asse sur la place de la C oncorde pour assister à l ’installation du fam eux obélisque. A l ’angle de la rue Saint-Florentin, un orchestre de cent m usiciens joue les M ystères d ’Isis de M ozart. Le ciel est gris. H eureusem ent, il ne pleut pas. Toute la façade du m inistère de la M arine est garnie d ’officiers e t de fonctionnaires. Le roi et sa fam ille apparaîtront au balcon vers m idi, peu après le début de la manoeuvre. Q uand le signal est donné par l ’ingénieur, les artilleurs com m encent leur m arche cadencée au son du clairon. Les cabestans tournent sur leur axe, les palans raidissent, le chevalet se redresse et entraîne l ’obélisque. On entend soudain un craquem ent inquiétant. L a m anœ uvre est aussitôt interrom pue. Lebas se concerte avec ses adjoints. Rien d ’anorm al n ’ayant été constaté, on décide de continuer. Un autre tiers du chem in est parcouru en quarante m inutes. L’obélisque s ’élève de m anière im perceptible. U finit par prendre place sur son socle, sous les vivats de 200 000 personnes. Q uatre hom m es l ’escaladent pour y attacher des drapeaux tricolores et des branches de laurier. Au balcon, Louis-Philippe s ’est découvert pour saluer les couleurs. Sur la pierre qui soutient le m onolithe, on gravera ceci : 4. Apollinaire Lebas, L'Obélisque de Luxor. Histoire de sa translation à Paris, des­ cription des travaux auxquels il a donné lieu, avec un calcul sur les appareils d abattage, d embarquement, de halage et d érection. Paris, 1839.

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UN OBÉLISQUE POUR LA CONCORDE

En présence du roi Louis-Philippe 1er cet obélisque transporté de Louqsor en France a été dressé sur ce piédestal par M. Lebas, ingénieur aux applaudissements d’un peuple immense Le XXV octobre MDCCCXXXVI La m écanique m oderne est à l ’honneur, l’égyptologie oubliée. « A insi C ham pollion, le découvreur, dut-il s ’effacer devant L ebas, le transpor­ te u r5. »

Un romantique saisi par l’égyptologie Dans son long poème Nostalgies d obélisques (1851). Théophile G autier m et en parallèle les deux jum eaux de Louxor, arrachés l ’un à l ’autre. C elui de Paris se désole : Sur cette place je m’ennuie Obélisque dépareillé ; Neige, givre, bruine et pluie Glacent mon front déjà rouillé. Son frère, resté au pays, préservé des fatigues du voyage et des affres d u déracinem ent, parait avoir eu la bonne part : Je veille, unique sentinelle De ce grand palais dévasté Dans la solitude étemelle En face de l’immensité. M ais il n ’en est rien : Que je voudrais comme mon frère. Dans ce grand Paris transporté. Auprès de lui pour me distraire. Sur une place être planté ! « L ’autre est vivant, conclut l ’obélisque de Louxor, et m oi je suis m o rt... » Ce n ’est q u ’un poèm e, un poèm e rom antique. Théophile G autier se fonde sur le tém oignage de son am i M axim e du C am p, qui a eu la 5. Jean Vidal, « L’absent de l’obélisque », in Jean Lacouture, Champollion. Une vie de lumières, Paris, Grasset, 1988.

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chance, lui, d ’aller en H aute-Égypte, sur les lieux de l'enlèvem ent. « Je suis bassem ent jaloux de votre bonheur, lui écrit-il en décem bre 1851, et j'e n v ie le sort de votre d o m estiq u e... Je devrais voler la B anque d e France, assassiner quelque bourgeois, suriner un capitaliste e t vous a ller rejoindre. » Sous le Second Em pire, la distance entre les deux jum eaux va encore se creuser : l'obélisque de la Concorde est « habillé » à plusieurs reprises, pour de grands rassem blem ents populaires. O n l'en to u re d 'estrad es, d e sphinx en carton-pâte ou de fausses colonnes de granit. P our la fête de l'em pereur, le 15 août 1866, il est enferm é derrière les portiques d 'u n pseudo-tem ple égyptien, éclairé par des lum ignons au g a z 6... Théophile G autier, débordé par ses m ultiples activités parisiennes, ne visitera l'É gypte q u ’en 1869, après lui avoir consacré beaucoup de pages et s ’être m êm e identifié à elle. Ce rom antique est persuadé q u ’on « n 'e st pas toujours du pays qui vous a vu naître », com m e il l'é c rit à G érard d e N erval : « Lam artine et Vigny sont anglais m odernes ; H ugo est espagnolflam and du tem|>s de C harles-Q uint... M oi, je suis turc, non de C onstan­ tinople, m ais d'É gypte. U m e sem ble que j'a i vécu en O rient, e t lorsque, pendant le carnaval, je me déguise avec quelque caftan et quelque tarbouch authentique, je crois reprendre m es vrais habits. J 'a i toujours été surpris de ne pas entendre l'arab e couram m ent ; il faut que je l ’aie oublié. » C ette passion pour l ’Égypte se trad u it, en 1838, p ar une prem ière œ uvre rom antique e t assez fantaisiste. Une nuit de C léopâtre. M ais G au­ tier enchaîne avec Le P ied de m om ie (1840), une nouvelle directem ent inspirée du livre de Vivant D enon. C elui-ci, lors de son passage dans la vallée des R ois, avait découvert et em porté « un petit pied de m o m ie... sans doute le pied d ’une jeune fem m e, d 'u n e princesse, d 'u n être char­ m ant ». C e pied aux form es parfaites, supposait-il, « n ’avait jam ais é té fatigué par de longues m arches, ni froissé par aucune chaussure ». Sous la plum e de T héophile G autier, cela devient : « Elle n ’avait jam ais touché la terre et ne s'é ta it trouvée en contact q u 'av ec les plus fines nattes d e roseaux du N il et les plus m oelleux tapis de peaux de panthères. » C ette nouvelle, pleine d ’inexactitudes archéologiques, contient en germ e tous les élém ents que l ’on retrouvera en 1858 dans un livre appelé à faire date, le Rom an de la m om ie : l ’attirance d ’un contem porain pour une fem m e de l'A ntiquité, un certain fétichism e, la nostalgie des origines et d ’une m ère idéale 7. .. M ais, cette fois, Théophile G autier se docum ente com m e peu de rom anciers le font. Sa principale source est E rnest Fey­ deau qui vient de publier une très savante H istoire des usages fu nèbres e t des sépultures des peuples anciens. C ’est d 'ailleu rs à lui q u 'il dédie son livre. Une étude attentive du Rom an de la m om ie fait découvrir une dem i6. Jean-Marcel Humbert, L 'Êgyptomanie dans Tort occidental. Paris, ACR, 1989. 7. Claude Aziza, « Les romans de momies », in L ’Êgyptomanie à l’épreuve de T ar­ chéologie. Paris, musée du Louvre, 1996.

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douzaine d ’autres sources, to u t aussi sérieu ses8. Il faut dire que ces années sont m arquées par une intense activité égyptologique, illustrée par de nom breuses publications et par l ’exposition de la « cham bre des rois » de K am ak, en 1844, à la B ibliothèque nationale, à Paris. G autier, qui publie d ’abord son rom an en feuilleton dans L e M oniteur universel, ne s ’est pas contenté d ’éplucher des textes scientifiques. Il a travaillé avec m inutie sur les gravures disponibles et a eu d ’innom brables conversations, de plus en plus pointues, avec Feydeau. Sa fille Judith a d écrit p ar la su ite, dans L e C ollier des jo u rs, « le salon encom bré par de grandes planches posées sur des tréteaux » et la fébrilité de l ’auteur, se levant à tout m om ent pour vérifier un détail. A force d ’observer « ces étonnantes im ages, où les personnes avaient des têtes d ’anim aux, d ’in­ croyables coiffures cornues et des poses si singulières », la fillette ellem êm e avait fini par ne plus rêver que de m om ies, enveloppant sa poupée de bandelettes, lui m oulant la figure par un m asque de papier doré et l ’en­ ferm ant dans sa boîte à ouvrage transform ée en sarcophage... « Le Rom an de la m om ie n ’a d ’égyptien que le costum e et le décor. Les âm es sont restées rom antiques », souligne Jean-M arie C arré qui lui a co n sacré une étude ap p ro fo n d ie9. M ais quelle précision dans les co s­ tum es ! Q uelle som ptuosité dans le décor ! E t quel style ! Ayant sacrifié aux lois de la science, par des descriptions extrêm em ent détaillées, Théo­ phile G autier peut se perm ettre de faire rêver son lecteur en lui offrant une m om ie érotique, plus que vivante : « Le dernier obstacle enlevé, la jeu n e fem m e se dessina dans la chaste nudité de ses belles form es, gar­ d an t, m algré tan t de siècles écoulés, toute la rondeur de ses contours, toute la grâce souple de ses lignes pures. Sa pose, peu fréquente chez les m om ies, était celle de la Vénus de M édicis... L ’une de ses m ains voilait à dem i sa gorge virginale, l’autre cachait des beautés m ystérieuses com m e si la pudeur de la m orte n 'e û t pas été rassurée suffisam m ent p ar les om bres protectrices du sép u lcre... L ’exiguïté des m ains fuselées, la dis­ tin ctio n des pieds étro its aux doigts term inés p ar des ongles brillan ts com m e l ’agate, la finesse de la taille, la coupe du sein, petit e t retroussé com m e la pointe d ’un tatbets sous la feuille d ’o r qui l ’enveloppait, le contour peu sorti de la hanche, la rondeur de la cuisse, la jam be un peu longue aux m alléoles délicatem ent m odelées, rappelaient la grâce élancée des m usiciennes e t des danseuses. » Le rom an de G autier va faire beaucoup de petits. Lecom te du Noiiy ne sera pas le seul peintre à s ’en inspirer (R am sès dans son harem et L es P orteurs de m auvaises nouvelles). La littérature, elle, adaptera les m om ies à ses m odes. Lorsque le rom antism e cédera la place au réalism e puis au naturalism e, on inversera le fantasm e : à l ’homme contem porain am oureux 8. Jean-M arie Carré, Voyageurs et Écrivains français en Égypte, Le Caire, IFAO, rééd. 1956, L ü . 9. Jean-M arie Carré, Voyageurs et Écrivains français en Égypte, op. cit.

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d ’une fem m e de l ’A ntiquité succédera la m om ie m asculine retrouvant dans une fem m e d ’aujourd’hui la figure ou la réincarnation de sa bienaim ée101. Q uand il a écrit son rom an, T héophile G autier ignorait peut-être une histoire de m om ies beaucoup m oins érotique, m ais tout aussi suggestive, survenue dans ce P aris dont il ne savait pas se détacher. Il s ’ag it des m om ies que les savants de Bonaparte avaient ram enées d ’Égypte et qui étaient conservées au m usée du Louvre. La m auvaise odeur qui se déga­ geait de certains de ces cadavres obligea à les enterrer discrètem ent dans les jardins. Or, c ’est au m êm e endroit que devaient être inhum és les révo­ lutionnaires tom bés sur les barricades en ju illet 1830. Dix ans plus tard, quand on voulut déposer la centaine de corps de ces héros des Trois G lo­ rieuses sous la colonne de la B astille, il fut im possible de les distinguer des m om ies qui les côtoyaient. Si bien q u ’un certain nom bre d ’É gyptiens et d ’Égyptiennes se sont retrouvés à la B astille“ ... C ela vaut bien l’obé­ lisque de la Concorde !

10. Claude Aziza, « Les romans de momies », ait. cit. 11. Ange-Pierre Leca, Les Momies. Paris, Hachette, 1976.

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A la rencontre de la Femme-Messie

Le 30 avril 1833, quatre personnages bizarrem ent accoutrés débarquent à A lexandrie. Barbus, coiffés d ’un béret rouge qui em prisonne leurs longs cheveux, ils p o rta it une tunique noire serrée à la taille, un gilet écarlate, une écharpe blanche flo ttan t au vent e t des pantalons garance à dem i collants. Les m ariniers arabes se poussent du coude d ’un air am usé, m ais nulle hostilité à l ’égard de ces voyageurs qui, vingt-trois jours plus tôt, au départ de M arseille, ont failli être jetés à l ’eau par les débardeurs du port. Ils sont français, se présentent com m e saint-sim oniens et dem andent à rencontrer M oham m ed A li. Au palais de R as-el-Tine, on leur répond que le pacha fait la sieste. L orsqu’ils reviennent, le lendem ain, le m aître de l ’Égypte ne peut pas les recevoir parce que ses deux interprètes sont ab sen ts... Ils devront se contenterde l ’apercevoir le 4 m ai, sur son cheval, du côté de l’arsenal. A leur salut il répond « très gracieusem ent » et passe son ch em in 1. R eçus par le vice-consul de France, Ferdinand de Lesseps, les saintsim oniens organisent une conférence pour les Européens d ’A lexandrie. L a salle est pleine. Ils expliquent le sens de leur présence sur la terre des pharaons : favoriser l ’association universelle des peuples et aller à la rencontre de la Fem m e-M essie. Le public se frotte les yeux. Ces éclaireurs seront rejoints par un autre groupe de saint-sim oniens, le 6 juin, en atten­ dant l'arriv ée de leur chef. Prosper E nfantin, à la fin d ’octobre. D ’ici là, Solim an bey, l ’ex-colonel Sève, les aura invités chez lui e t introduits auprès de plusieurs fonctionnaires égyptiens. Le com te de Saint-Sim on, décédé en 1823, n ’avait pas eu le tem ps de m ettre en pratique ses idées socialistes, fondées sur l'in d u strie et le paci­ fism e. C ette tâche revenait à son disciple, Enfantin. M ais, d ’une école de pensée, celui-ci a fait une É glise, avec des idées farfelues : cet ingénieur polytechnicien, appelé « le Père », est persuadé de rencontrer en O rient une fem m e ém ancipée, « la M ère », pour form er avec elle le couple qui dirigera l ’association universelle des peuples. La date de la rencontre a 1. Philippe Régnier, Les Saint-Simoniens en Égypte, Le Caire, Banque de l’Union euro­ péenne, 1989.

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m êm e été révélée lors d ’un songe à l ’un de ses apôtres : ce sera au cours de l'an n ée 1833. La France désespère les saint-sim oniens. Us estim ent que la production industrielle, source de tous les progrès, y est entravée par une structure archaïque de la propriété et par la m orale chrétienne qui interdit de jo u ir des biens de ce m onde. Une société m oderne, selon eux, doit favoriser les appétits m atériels, y com pris charnels. Y a-t-il terrain d'expérim entation plus favorable que l'O rien t, m atérialiste et sen su el2 ?

Marier l’Orient et l’Occident Les quelques dizaines de saint-sim oniens qui se retrouvent en É gypte ne sont pourtant pas des plaisantins. On com pte parm i eux des ingénieurs, des m édecins, des artistes, ainsi que plusieurs fem m es en avance sur leur tem ps, com m e C écile Foum el, C lorinde Rogé et Suzanne Voilquin. C es utopistes généreux, frottés de m ystique, quittent une France qui leur est hostile : Enfantin a m êm e fait de la prison sous l'accusation d'im m oralité e t d ’escroquerie. L a v allée du N il leu r p araît être l ’endroit idéal p o u r m arier l ’O rient e t l ’O ccident, en réalisant le percem ent de l ’isthm e de Suez, com m e l ’écrit « le Père » à un disciple : « C ’est à nous de faire, entre l ’antique Égypte et la Judée, une des deux nouvelles routes d ’Europe vers l ’Inde e t la C hine. P lus tard, nous percerons l ’au tre, à Panam a. N ous poserons donc un pied sur le N il, l ’autre sur Jérusalem . N otre m ain droite s ’étendra vers L a M ecque. N otre bras gauche co uvrira Rom e e t s 'a p ­ puiera sur Paris. Suez est le centre de notre vie de travail. Là, nous ferons l'a c te que le m onde attend pour confesser que nous som m es m âles. » Les saint-sim oniens pensent être « la seconde expédition intellectuelle de la France » (après celle de Bonaparte). M oham m ed A li s ’inscrit parfai­ tem ent dans leur rêve : « N apoléon toucha l ’Égypte de son glaive civili­ sateur, M éhém et-A li continua l ’œ uvre du guerrier, m ais lui im prim a un caractère industriel. » Ici, en Égypte, les querelles politiques ne risquent pas d ’entraver l ’action économ ique. Tout est concentré dans les m ains d 'u n seul hom m e, le vice-roi, sans les pressions de l ’opinion publique, qui « rendent im puissantes les dém ocraties ». Peu après son arrivée en É gypte, E nfantin se rend dans l ’isthm e de Suez pour explorer le terrain. Il en revient plus convaincu que jam ais de la possibilité de relier la m er Rouge à la M éditerranée. M ais M oham m ed A li ne veut pas entendre parler d 'u n e voie internationale qui traverserait son pays et risquerait de m enacer son indépendance, n désire, en revanche, construire des barrages sur le N il pour am éliorer l’irrigation du D elta e t rendre navigable une branche du fleuve toute l ’année. L es ingénieurs 2. Id., « Thomas-Ismayl Urbain, métis, saint-simonien et musulman », in La Fuite en Égypte, Le Caire, CEDE), 1986.

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saint-sim oniens s ’inclinent : à défaut de relier les deux m ers, ils participe* ro n t à la création de barrages, sous la direction de leur com patriote Linant d e B ellefonds, nom m é responsable des travaux. Les disciples de Saint-Sim on découvrent avec consternation la m anière inhum aine dont le « continuateur de Bonaparte » traite la plus grande par­ tie de ses com patriotes, ces m alheureux paysans qui se coupent un doigt ou se crèvent un œ il pour échapper à la conscription, ou q u ’on enrôle de force, sans salaire, pour des tâches d ’intérêt public. Le bilan hum ain est effrayant. Pour le seul creusem ent du canal M ahm oudieh, reliant A lexan­ d rie au N il, les détracteurs du vice-roi n ’avancent-ils pas le chiffre de 2 0 0 0 0 cadavres qui auraient « servi à exhausser les berges » ? Enfantin p ro p o se de m ettre en place une « arm ée in d u strielle» , organisée en escouades, com pagnies et bataillons. Les ouvriers auraient un uniform e, une solde et des rations identiques à celles des soldats. Seuls les enfants d e plus de dix ans (m esure hum anitaire) en feraient partie. En revanche (disposition cynique ou destinée habilem ent à faire accepter le projet au vice-roi), on n ’em ploierait que des m utilés volontaires pour que la m uti­ latio n n ’apparaisse plus com m e une garantie contre la conscription. L inant de B ellefonds réussit à faire approuver un projet plus m odeste. O n se contentera de deux régim ents d ’ouvriers, m ais placés pour la pre­ m ière fois sous les ordres de contrem aîtres, de conducteurs de travaux et d ’ingénieurs, selon une véritable hiérarchie. Les saint-sim oniens obtiennent aussi la création d ’une école de génie civil à proxim ité du chantier, situé à la pointe du D elta. D ébordant d ’idées, ils convainquent M oham med A li d ’in stitu er un C onseil supérieur de l ’instruction publique, ainsi q u 'u n C om ité consultatif des sciences et des arts. C es fonctionnaires d ’un nouveau type s ’adaptent aux circonstances com m e au paysage. L eur « costum e d ’O rient » va se rapprocher de l ’habit d u nizam , im posé quelques années plus tôt à la nouvelle arm ée égyptienne e t qui com prend un petit tarbouche. « M a barbe et m es cheveux sont m oins longs, m a barbe surtout, précise Enfantin à l ’un de ses correspondants, l ’ai un bonnet de cachem ire, m on habit est rouge à m anches ouvertes, veste détachée de la jupe, e t par-dessus m a vieille ceinture de cuir noir. A joutez-y un burnous blanc en laine, des babouches rouges par-dessus des chaussons jaunes, un gilet collant à petits boutons com m e les D ucs, et vous aurez m on portrait. » Le 15 août 1834, une fête très gaie, très française, se tient sur le chantier, p our célébrer le souvenir de Napoléon. Ferdinand de Lesseps et L inant de B ellefonds sont de la partie. L ’ex-colonel Sève entonne des chansons. Son appartenance à l ’islam ne l’em pêche pas de faire honneur au cham ­ pagne qui coule à flo ts... M im aut, le consul de France, est offusqué p ar les m œ urs d ’Enfantin e t de ses am is. Les « dem oiselles du barrage » font jaser. Parmi les sœ urs saint-sim oniennes, une ex-prostituée lyonnaise, la dam e A garithe C aussidère, ne passe-t-elle pas « avec une excessive aisance de tente en tente et

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de bras en bras » 3? On reproche aussi à la belle C lorinde Rogé des visites prolongées dans la dem eure de Solim an bey. Un jeu n e artiste saint-sim onien, P hilippe-Joseph M achereau, est devenu le boute-en-train de la colonie française du C aire. C et ancien secrétaire de Vivant Denon se produit sur les planches d ’un petit théâtre du M ouski. C ’est surtout un peintre de talent, qui enseigne le dessin à l ’École de cavalerie de G uiza e t à qui l ’ex-colonel Sève a confié la déco­ ration des m urs de sa salle de billard. Plus tard, M achereau se fera m usul­ m an pour prendre fem m e, sous le nom de M oham m ed Effendi.

Suzanne et les pestiférés La construction du barrage est suspendue en 183S, dès les travaux pré­ lim inaires, par une terrible épidém ie de peste, qui va faire 350 0 0 m orts au C aire et décim er le tiers de la population d ’A lexandrie. Tandis que des m édecins saint-sim oniens se m ettent au service des m alades avec courage, Prosper Enfantin en profite pour visiter la H aute-Égypte. « Son absence dura plus de six m ois, et l ’on a l ’im pression que le voyage lui apporta une fort agréable diversion, précise Jean-M arie C arré. O ubliant la régénéra­ tion du genre hum ain, il arrêtait sa cange dans toutes les villes riveraines, attiré p ar le grouillem ent e t le bariolage des souks, m enant une v ie joyeuse et nullem ent insensible à l ’attrait des beautés noires. Entre-tem ps, bon chasseur, il tirait des crocodiles e t des ibis dans les roseaux du N il, ou faisait une escale archéologique, visitait A bydos et Dendérah. A Louxor, il retrouva la haute société du C aire qui avait fui devant la peste, reprit le contact et des relations plus am icales avec le consul M im aut, se m it à travailler l’arabe et attendit paisiblem ent la suprêm e révélation qui ne vint p a s4. » D es pages saisissantes su r l ’épidém ie de peste ont été écrites p ar Suzanne V oilquin. C ette jeu n e saint-sim onienne, d ’o rigine m odeste, a d ’abord fait office de blanchisseuse auprès de ses am is avant d ’entrer au service d ’un m édecin du Caire, le docteur D ussap, m arié à une O rientale et assisté de sa fille, Hanem . Suzanne s ’initie à l ’art de soigner, tout en appre­ nant l’arabe. Elle im ite Hanem , capable de « saigner, vacciner, poser un vésicatoire, un séto n 5 ». Dans la rue, des gens jouent curieusem ent à la balle d ’un a ir sérieux et passionné. O n explique à Suzanne que les épidé­ m ies sont apportées par des dém ons et que ceux-ci, las de voltiger dans les airs, s ’abattent sur des individus dont ils font leurs proies. La balle attire ces êtres m aléfiques et les détourne des hum ains... 3. Id., Les Saint-Simoniens en Égypte, op. cit. 4. Jean-M arie Carré, Voyageurs et Écrivains français en Égypte, Le Caire, IFAO, rééd. 1956,1.1. 5. Suzanne Voilquin, Souvenirs d'une fille du peuple. Une sainbsimonienne en Égypte, Paris. Maspero, 1978.

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L es Européens du C aire, qui n ’ont pas fui la ville, se couvrent de toile cirée, pensant se protéger ainsi de l ’épidém ie. Les m édecins saint-sim oniens soutiennent, eux, que la peste n ’est pas contagieuse. Ils assistent les agonisants et pratiquent des autopsies pour essayer de com prendre la m aladie. Plusieurs d ’entre eux le paieront de leur vie. Le docteur D ussap, ten an t de la non-contagion, accueille des pestiférés chez lui. « Les jours où l ’o n ne recevait pas de m alades à la m aison, raconte Suzanne Voilquin, le b o n docteur m ’em m enait en visite chez des fem m es cophtes, arm é­ n ien n es, e t m êm e dans quelques harem s tu rcs, car son âge, sa longue b arb e descendant ju sq u ’à la ceinture lui servaient de passeport ; il m e présentait à ces dam es com m e aussi savante que lu i... O h ! que n ’ai-je pu conserver ce digne hom m e e t m a chère Hanem ; quel bien, à nous trois, aurions-nous pu faire à ce pays ! » L e docteur Dussap et sa fille ont été em portés par l ’épidém ie. Suzanne est alors acceptée par un autre Français, le docteur C lot bey, comme externe à l’hôpital de l ’Ezbékieh, à condition q u ’elle se déguise en hom m e... Faute d ’une école de sages-fem m es pouvant l ’accueillir, elle décide de poursuivre ses études en France, après avoir eu un enfant6. Elle repart assez tristem ent, avec l ’im pression d ’avoir été flouée. D ans l’aventure saint-sim onienne en Égypte, les fem m es ont un statut très particulier. Le sim ple fait de voyager librem ent dans les années 1830 est un événem ent. O n a jolim ent appelé cela « utopie de la circulation » ... P lusieurs saint-sim oniennes n ’étaient pas attirées par ce séjour en O rient, q u i leu r sem blait être le d ern ier endroit pour prom ouvoir l ’ég alité des sex es. L ’A m érique, où les fem m es paraissaient affranchies, les tentait bien davantage. L ’Égypte ou le N ouveau M onde ? Il y a eu « concurrence en tre deux m ythes, celui du retour aux sources e t celui, tout aussi fasci­ nant, du chem inem ent vers la virginité 7 ». L ’O rient l ’a em porté, dans un souci m issionnaire. « Pour des fem m es qui sentent la vie nouvelle, il y a de grandes œ uvres là où la fem m e est esclave », écrivait C lorinde Rogé avant de s ’em barquer pour A lexandrie. Suzanne Voilquin s ’est vite aperçue de la difficulté de la tâche. L ’état du pays, sa propre situation de fem m e à dem i libérée en terre étrangère - e lle v iv ait une liaison clandestine - lui ont donné le vertige : « C ette terre arabe, ô m on D ieu ! nous rendra-t-elle en am our, dans l ’avenir, tout ce que nous lui confions de noble, de tendre, de loyal ? » Ses M ém oires figurent parm i les pages les plus touchantes écrites sur la vallée du N il. O n est tenté de les rapprocher du très beau texte d ’une A nglaise, lady D uff-G ordon, qui ira s ’étab lir une trentaine d ’années plus tard au m ilieu des paysans de H aute-Égypte *. 6 Ibid. 7. Daniel Aimogathe, « Les saint-simoniens et la question féminine », in Les SaintSimoniens et l’Orient, Aix-en-Provence, Edisud, 1990. 8. Lady Lucie Duff-Gordon, Lettres d ’Égypte, 1862-1969, Paris, Payot, 1996.

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L e can al d e Suez à l’é tu d e Plus que l ’épidém ie de peste, c ’est la volte-face du vice-roi qui m et un term e à la construction du barrage. M oham m ed A li n ’en veut plus, pour diverses raisons, économ iques notam m ent. Tirés déçu. Enfantin a perdu toute confiance en ce nouveau Bonaparte. Il confie à l ’un de ses am is que l’Égypte ne s ’ém ancipera vraim ent que par une « expulsion com plète de la race turque ». D ’où la nécessité d ’une intervention m ilitaire anglo-française pour instituer un protectorat européen9... Une vingtaine de saint-sim oniens se réunissent l’année suivante pour célébrer l ’anniversaire d ’Enfantin. « O n passa la nuit à danser, à causer, à p o rter des santés aux am is et parents restés en F ra n ce 10*», raconte Suzanne Voilquin. M ais le cœ ur n ’y est plus. « Le Pète », accom pagné de quelques disciples, rentre en France en 1836, après un séjour égyptien de trois ans qui ne lui a perm is, ni de creuser le canal de Suez, ni de trouver « la M ère ». E st-ce à dire que le bilan du saint-sim onism e est n ég li­ geable ? Loin de là. C ertains saint-sim oniens restent en Égypte. C ’est le cas, en particulier, de C harles Lam bert, devenu bey e t qui finira pacha. A ce brillant ingé­ nieur, on d o it la création, en 1838, d ’une école polytechnique - la prem ière du genre dans l ’Em pire ottom an - appelée à devenir « la pièce centrale de toute l ’infrastructure pédagogique » du p a y s11. L am bert est égalem ent le fondateur de l ’O bservatoire du C aire. Parm i ceux qui prolongent leur séjour en Égypte, il y a aussi Perron, devenu directeur de l ’École de m édecine, et U rbain (converti à l ’islam ), directeur de l ’École du génie m ilitaire de Boulaq. Dans ces années-là, chaque grande réali­ sation ou presque est associée au nom d ’un saint-sim onien : Toum eux (chem ins de fer), D escharm es (ponts et chaussées), Lam y (tunnel de Choubra), O livier (irrigation), Lefèvre (prospection des m inéraux), Javary et G ondet (industrie chim ique)... sans oublier Roger, qui crée le prem ier noyau de m usique m ilitaire à l ’école d ’artillerie. Enfantin n ’a pas abandonné l ’idée de relier la m er Rouge à la M éditer­ ranée. A Paris, le 27 novem bre 1846, il crée la Société d ’études pour le canal de Suez, avec un grand industriel lyonnais, François B arthélem y A rlès-D ufour, et des ingénieurs de renom : le Français Paulin Talabot, l ’A nglais R obert Stephenson (fils de l ’inventeur de la locom otive à vapeur) et l ’A utrichien Louis de N égrelli. En Égypte, il peut com pter sur Lam bert et, surtout, sur L inant de Bellefonds, que le projet passionne et qui en a déjà établi un tracé. Plusieurs cham bres de com m erce - M ar­ seille, Lyon, Venise, Trieste et Prague - appuient l ’initiative. De nouvelles 9. Philippe Régnier, Les Saint-Simoniens en Égypte, op. cit. 10. Suzanne Voilquin, Souvenirs d’une fille du peuple, op. cit. H . Selon Anouar Abdel-M alek, Idéologie et Renaissance nationale. L ’Égypte moderne, Paris, Anthropos, 1969.

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études sur le terrain sont entreprises, avec l’autorisation de M oham med A li, qui com m ence à en trev o ir l ’u tilité d ’une telle réalisation m ais se réserve de la contrôler. Le rapport de Paulin Talabot, publié en 1847, établit que les deux m ers so n t au m êm e niveau, contrairem ent à une croyance m illénaire et aux cal­ cu ls de l ’ingénieur de B onaparte. Ce constat est exact m ais il va donner lieu à une conclusion inattendue : l ’abandon de l ’idée d ’un canal direct en tre les deux m ers. Sans différence de niveau, explique Talabot, il n ’y a p a s de c o u ran t; e t, sans courant, il ne peut y av o ir ni canal profond n i em bouchure durable su r la M éditerranée. C ’est dans le vieux port d ’A lexandrie que l ’am i d ’E nfantin veut faire aboutir son canal, ce qui im pose de lui faire franchir le N il. Ce parcours extravagant - à l ’im age d u saint-sim onism e - suppose la création d ’un pont-canal d ’un kilom ètre d e long, avec plusieurs écluses sur chacun de ses v ersan ts... L’affaire res­ tera dans les cartons ju sq u ’à l ’entrée en scène de Ferdinand de Lesseps.

u Écrivains en voyage

N i un essai, ni un rom an, encore m oins un banal récit de voyage. La p etite m erveille que G érard de N erval publie en 1851 échappe à tous les genres connus. En « parfum ant la vérité de poésie et de fiction », il offre « le conte de la m ille et deuxièm e n u it, adapté au goût français » 1 de l ’époque. La rem arque peut être élargie, car « Les fem m es du C aire », qui occupent la plus grande partie du Voyage en O rient, enchantent aussi - et ju sq u ’à aujourd’hui - des É gyptiens francophones. « L ’Égyptien trouve en ce texte une am itié q u ’il n ’a pas souvent l ’occasion de rencontrer chez les autres écrivains européens, e t surtout fran çais12 », rem arque une uni­ versitaire cairote. La m agie qui s ’en dégage tient sans doute au regard de ce rêveur, qui peint adm irablem ent avec des m ots. L ’O rient, pour G érard de N erval, est une vieille passion. Dans sa jeu ­ nesse, il copiait la calligraphie arabe, sans être capable de la com prendre. P ar la suite, le peintre M arilhat lui a m ontré ses croquis d ’Égypte, et il a beaucoup rêvé aux M ille et Une N uits, se sentant transporté dans Le Caire du sultan Baybars. M ais ce voyage en Égypte, au Liban et à C onstanti­ nople, entrepris de janvier à novem bre 1843, est aussi une thérapie : ayant é té interné pour un brusque accès de folie, cet hom me de trente-quatre ans veut prouver à son entourage - et se prouver à lui-m êm e - q u ’il est sain d ’esprit. En É gypte, contrairem ent aux autres voyageurs, il reste au C aire, n ’étan t guère tenté p ar « d e sim ples ruines dont on se rend fort bien com pte d ’après dessins ». Pour lui, « les m œ urs des villes vivantes sont plus curieuses à observer que les restes des cités m ortes » 3. C ette attitude peu com m une fait sans doute l ’originalité de son livre. Plutôt que de faire rêver son lecteur avec des tem ples, des obélisques ou des m om ies, N erval l ’introduit dans une sorte d ’exotism e quotidien, presque dom estique. Au C aire, il loue une vieille m aison, dans le quartier franc, s ’habille à l ’orien­ tale et se fait raser la tête pour porter la calotte et le petit tarbouche alors 1. Hassan el-Nouty, Le Proche-Orient dans la littérature française, de Nerval à Barrés, Paris, Nizet, 1958. 2. Laïla Enan, « L’Égyptien de Nerval », in La Fuite en Égypte, Le Caire, CEDEI, 1986. 3. Lettre à son père. 2 mai 1843.

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en usage. Ne pouvant vivre en célibataire, car les voisins s'inquiètent pour leurs filles, il achète une esclave, avec les encouragem ents du consul de France, qui juge cela tout à fait no rm al... B ref, il s ’insère com plètem ent dans ce paysage qui le fascinait avant q u ’il le connaisse. Le fascine-t-il encore au bout de quelques m o is? Sa désillusion s ’ex­ prim e de m anière quasi o fficielle p ar une lettre ouverte à T héophile G autier, publiée le 7 octobre 1843 dans le Journal de C onstantinople : « Non, je ne penserai plus au C aire, la ville des m ille et une nuits, sans me rappeler les A nglais que je t ’ai décrits, les voitures suspendues de Suez, coucous du désert, les Turcs vêtus à l ’européenne, les Francs m is à l ’orientale, les palais neufs de M éhém et-A li bâtis com m e des casernes, m eublés com m e des cercles de province avec des fauteuils et canapés d ’acajou, des billards, des pendules à sujet, des lam pes caicel, les por­ traits de m essieurs ses fils en artilleurs, tout l ’idéal du bourgeois cam ­ p ag n ard ... » C ’est pourtant N erval lui-m êm e, dans le Voyage en O rient, qui nous offre un tableau enchanteur du p alais de ce m êm e M oham m ed A li, à Choubra : « Un pavillon vitré, qui couronne une suite de terrasses étagées en pyram ide, se découpe sur l ’horizon avec un aspect tout féeriq u e... On redescend après avoir adm iré le luxe de la salle intérieure et les draperies de soie qui voltigent en plein air parm i les guirlandes et les festons de verdure ; on suit de longues allées de citronniers taillés en quenouille, on traverse des bois de bananiers dont la feuille transparente rayonne com m e l ’ém eraude, et l ’on arrive à l ’autre bout du jardin à une salle de bains trop m erveilleuse et trop inconnue pour être ici longuem ent d é crite... D ans les nuits d ’été, le pacha se fait prom ener sur le bassin dans une cange dorée dont les fem m es de son harem agitent les ram es. C es belles dam es s ’y baignent aussi sous les yeux de leu r m aître, m ais avec des crêpes de so ie ... » N on, G érard de N erval n ’est pas déçu p ar l ’Égypte. U l ’est d ’autant m oins q u ’il cherchera par la suite à y retourner. Sa désillusion affichée est, à la fois, une caractéristique du rom antism e et une m anière de prouver q u ’il n ’est nullem ent fou. A près être entré au C aire com m e dans un rêve, après avoir été cap tif de ses fantôm es, ne doit-il pas « ram ener le voya­ geur à la conscience du réel e t le faire assister à la dégradation p ro ­ gressive des m irages 4 » ? On reste pourtant, tout au long du livre, dans une sorte d ’enchantem ent, m algré quelques tableaux terribles, com m e la vente en plein air de jeunes esclaves noires : « Les m archands offraient de les faire déshabiller, ils leur ouvraient les lèvres pour que l ’on vit les dents, ils les faisaient m arch a’et faisaient valoir surtout l ’élasticité de leur p o itrin e... » M ais ces pages sont équilibrées par un clim at général de grande dou­ 4. Michel Jeanneret, dans la présentation du Voyage en Orient, Paris, Ganuer-Flammarion, 1980.

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ceu r e t p ar de som ptueuses descriptions. Ni Savary, ni Volney, ni D enon n ’avaient su raconter avec autant de force, et autant de couleurs, le retour d e la caravane de La M ecque : « C 'é tait com m e une nation en m arche qui ven ait se fondre dans un peuple im m ense, garnissant à droite les m am e­ lons du M okattam , à gauche les m illiers d 'éd ifices ordinairem ent déserts de la ville des m o rts... Tous les m usiciens du C aire rivalisaient de bruit avec les sonneurs de trom pes et les tim baliers du cortège, orchestre m ons­ trueux juché sur des cham eaux... Vers les deux tiers de la journée, le bruit des canons de la C itadelle, les acclam ations et les trom pettes annoncèrent que le M ahm il, espèce d 'arch e sainte qui renferm e la robe de drap d ’o r de M ahom et, était arrivé en vue de la v ille ... Sept ou huit drom adaires venaient à la file, ayant la tête si richem ent ornée et em panachée, couverts de harnais et de tapis si éclatants, que, sous ces ajustem ents qui dégui­ saient leurs form es, ils avaient l ’a ir des salam andres ou des dragons qui servaient de m onture aux fé e s... De tem ps en tem ps, le M ahm il s'arrêtait, et to u te la foule se prosternait dans la poussière en courbant le front sur les m a in s... » V ictor H ugo s ’extasie sur ce Voyage en O rient qui, dit-il, le dispense d 'a lle r en Égypte. Peut-on rêver plus beau com plim ent ? M ine de rien, G érard de N erval s'e s t beaucoup docum enté avant de partir. E t, sur place, il a fréquenté assidûm ent une bibliothèque, fondée p ar deux fran ç ais, Prisse d'A vennes et le docteur A bbott, où l'o n trouve « tous les livres possibles concernant l'É gypte ». C ’est le rendez-vous des E uropéens cultivés de la capitale. Il y en a d 'a u tre s, tout aussi p itto ­ resques, com m e la pharm acie C astagnol. N erval y croise des beys origi­ naires de Paris, qui viennent s'en treten ir avec les voyageurs de passage et glaner quelques souvenirs de la patrie. U voit « les chaises de l'o fficin e, et m êm e les bancs extérieurs, se garnir d'O rientaux douteux, à la poitrine chargée d ’étoiles en brillants, qui causent en français e t lisent les jo u r­ naux, tandis que des sais tiennent tout près à leur disposition des chevaux fringants, aux selles brodées d 'o r ». C ette affluence s'explique par le voi­ sinage de la poste franque. « O n vient attendre tous les jours la correspon­ dance et les nouvelles, qui arrivent de loin en loin, selon l'é ta t des routes ou la diligence des m essagers. Le bateau à vapeur anglais ne rem onte le N il q u 'u n e fois p ar m ois. » Douce Égypte de 1843 !

Un vice-roi qui tourne le dos à l'Europe L es fran çais du C aire ne seront plus aussi sereins, six ans plus tard, au cours du voyage de G ustave Flaubert et M axim e du Cam p. Un change­ m ent de règne est intervenu. Au vieux M oham m ed A li, décédé, a succédé son p etit-fils, A bbas Ier, un féodal, qui n 'aim e guère les E uropéens, et les Français en particulier. La plupart des techniciens de haut rang, deve­ nus beys ou pachas, perdent leurs fonctions. C ertains quittent le pays pour

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retourner en France. C ette som bre période - noircie à souhait p ar les O ccidentaux e t m arquée en tout cas p ar un rep li de l ’É gypte su r ellem êm e - va d u rer dix ans, ju sq u ’à l ’assassinat d e ce souverain im per­ m éable à la culture européenne. Flaubert n ’a aucune indulgence pour lui : « A bbas, je vous le dis en confidence, est un crétin presque aliéné, inca­ pable de rien com prendre ni de rien faire. Il désorganise l ’œ uvre de M éhém et, le peu qui en reste ne tien t à rien. Le servilism e général qui règne ici (bassesse e t lâcheté) vous soulève le cœ ur de dégoût, e t su r ce chapitre bien des E uropéens sont plus (m entaux que les O rien tau x 5. » M axim e du C am p, de son côté, assassine le nouveau vice-roi en quelques m ots (« gros hom m e, ventripotent, blafard, m aladroit dans ses g estes, jam bes arquées, œ il vitreux ») et fait allusion à sa grande consom m ation d ’éphèbes : « Parfois, il s ’échappait de cette m asse de chair un rire saccadé qui ne déridait pas le visage tum éfié par la débauche » 6. L ’Égypte d ’A bbas 1er n ’est quand m êm e pas une dictature policière. Les deux écrivains s ’y prom ènent en liberté, se faisant ouvrir toutes les portes grâce à de précieux passeports. M axim e du Cam p, excellent orga­ nisateur, a réussi en effet à obtenir pour son am i une m ission d ’études - non rétribuée - du m inistère français de l ’A griculture e t du C om m erce. Lui-m êm e est chargé - tout aussi gratuitem ent - d ’étudier les antiquités par le m inistère de l’Instruction publique, tandis que l ’Académ ie des ins­ criptions et belles-lettres lui a confié la tache de prendre des photographies. A gés de vingt-huit ans l ’un et l ’autre, tous deux fils de chirurgien, ils partagent le m êm e am our de la littérature e t des excentricités. M ais le parallèle s ’arrête là. M axim e du C am p n ’en fin it pas de s ’ap p liq u er : dévorant tous les livres sur l ’Égypte, les annotant, classant ses dossiers, il pousse l'organisation ju sq u ’à engager au C aire un certain K halil bey, pour leur enseigner, à raison de quatre heures par jour, les m œ urs m usulm anes. A ux dents longues de M axim e, désireux d ’ex p lo iter au m axim um ce voyage pour devenir un hom m e célèbre, répondent la langueur et l ’incer­ titude de G ustave, tourm enté par un rom an q u ’il n ’a pas achevé (La Ten­ tation d e sa in t A n to in e). L e plus souvent, les v isites de tem ples l ’en­ nuient. Il « sèche », sous des prétextes d ivers. C e voyage en É gypte éprouvera d ’ailleurs durem ent leur am itié, e t ils finiront par se détester. « Du Cam p n ’est q u ’un littérateur, Flaubert est un écriv ain 7 », rem arque Jean-M arie C arré, qui ne supporte pas le prem ier e t adm ire profondém ent le second. D ès son retour en France, M axim e du Cam p publiera un livre, L e NU, e t un album de photos. Flaubert, lui, ne rédige en route q u ’un petit texte, L a C ange, e t griffonne des notes d e m anière télégraphique, q u ’il se contentera de « m ettre en phrases » après le voyage, pour les ranger dans 5. Lettre au docteur Cloquet, IS janvier 1850. 6. Maxime du Camp, Le Nil, Paris, 1877. 7. Jean-M arie Carré, Voyageurs et Écrivains français en Égypte. Le Caire, IFAO, rééd. 1956, t. D.

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ÉCRIVAINS EN VOYAGE

u n tiroir. Lors d e la publication de ses œ uvres com plètes, en 1910, sa n ièce, C aroline Franklin G rout, exhum era ce journal m ais en donnera, sans le dire, une version expurgée : non seulem ent des passages audacieux ou gênants en seront gom m és, m ais certains m ots se verront rem placés p a r d ’autres. A insi, « garces » e t « putains » deviendront « courtisanes » e t « aim ées » ... A cquis par un collectionneur, le Voyage en É gypte de F laubert disparaîtra de la circulation pendant une soixantaine d ’années. Il faudra attendre quelque tem ps encore pour que l ’édition intégrale d u m anuscrit original puisse être établie et publiée par un chercheur du C N R S, Pierre-M arc de B iasi8. C ’est un texte déroutant, fait de phrases très courtes, séparées par des tirets, m ais dans lesquelles percent les ful­ gurances du ta le n t

La découverte du grotesque L a verdeur de certains passages du Voyage en Égypte s ’explique par le fait que le texte n ’était pas destiné à la publication. M ais on peut y voir aussi une m anière nouvelle de regarder : « Flaubert raconte ce q u ’il a vu san s ju g er, presque sans intervenir, en appliquant déjà, dans les récits d e “choses vues”, ce principe d ’im personnalité, ce refus de conclure et cette relativité généralisée des points de vue, qui vont bientôt lui servir à rév o lu tio n n er l ’art du ro m an 9. » En É gypte, l ’écrivain a découvert ce q u ’il appelle le « grotesque ». E t d ’abord chez certains de ses com pa­ triotes, com m e le ridicule C hantas, poète am ateur, qui déclam e son plus beau vers devant G ustave, lequel, hurlant de rire, le fait répéter, encore et encore : « C ’est de là, par A llah ! q u ’A bdallah s ’en alla ! » Le grotesque, il le perçoit surtout chez les Égyptiens. Il le guette, le m et en scène, avec une vigueur et parfois une brutalité sans pareilles. C ’en est presq u e insupportable p ar m om ents, com m e dans cette description de l ’hôpital de K asr-el-A ïni : « Bien tenu - œ uvre de C lot bey. - Jolis cas de v éro les; dans la salle des m am eluks d ’A bbas, plusieurs l’ont dans le ... S u r un signe du m édecin, tous se levaient debout sur leurs lits, dénouaient la ceinture de leur pantalon (c ’était com m e une m anœ uvre m ilitaire) et s ’ouvraient l ’anus avec leurs doigts pour m ontrer leurs ch an cres... » En M oyenne-Égypte, quand le bateau longe le m ont où se trouve le m onas­ tère d it de « la Poulie », e t que des m oines coptes descendent p ar une corde le long de la paroi rocheuse pour venir dem ander la charité, il note : « Un de nos m atelots (le grotesque du bord) dansait tout nu une danse las­ civ e ; pour chasser les m oines chrétiens, il leur présentait son derrière, pendant q u ’ils se cram ponnaient au bordage. » 8. Gustave Flaubert, Voyage en Égypte, présenté par P.-M. de Biasi, Paris, Grasset, 1991. 9. Pierre-Marc de Biasi, ibid.

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En Égypte, Flaubert le rom antique devient réaliste. D em m agasine des im ages. Une m étam orphose s'o p ère lentem ent, qui va m arquer le reste de son œ uvre. Pour lui, com m e l'é c rit Jean-M arie C arré, « il ne s'a g it plus de rêver l'O rien t et de se com plaire dans les inspirations rom antiques ; il ne s'a g it m êm e plus de le peindre, d 'ê tre uniquem ent paysagiste et déco­ rateur : il faut passer derrière la scène et affronter les coulisses, pénétrer derrière toutes ces apparences scintillantes et pittoresques, dém asquer les désirs e t les p en sées... ». Avec M axim e du C am p, en H aute-É gypte, F laubert fait appel aux services de la célèbre K uchouk H anem , ancienne m aîtresse d 'A b b as, devenue prostituée à plein tem ps. « C 'e st une im périale bougresse, écritil, tétonneuse, viandée, avec des narines fendues, des yeux dém esurés, des genoux m agnifiques, et qui avait, en dansant, de crânes plis de chair sur son ventre. » Une autre danseuse, plus jeune, donne lieu à un passage du m êm e calibre : « Je descends avec Saphia Zougairah - très corrom pue, rem uant, jouissant, petite tigresse. Je m acule le divan. Second coup avec K uchouk... » Pourquoi cette obsession du sex e? Au m ilieu du XIXe siècle, l'É gypte apparaît à bien des Français comm e un lieu de liberté sexuelle, inaccessible dans une Europe corsetée. L 'O rient suggère « non seulem ent la fécondité, m ais la prom esse (et la m enace) du sexe, une sensualité infatigable, un désir illim ité, de profondes énergies génératrices10*». Flaubert, m ieux que d ’autres, illustre la thèse d ’Edward Saïd : à savoir que « l'O rient » n 'ex iste pas, c ’est « une création de l'O ccident, son double, son contraire, l'in ca r­ nation de ses craintes et de son sentim ent de supériorité tout à la fois, la chair d 'u n corps dont il ne voudrait être que l'e s p rit11». Sauf que chez lui, grâce à sa plum e, tout - y com pris le sordide - se transform e en a r t

10. Edward Saïd, L'Orientalisme. L'O rient crié par l’Occident. Paris, Seuil, 1980. 11.Ibid.

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Le harem dans l’objectif

S i H aubert n 'a m êm e pas cherché à rem plir son contrat avec le m inis­ tère d e l'A g ricu ltu re e t du C om m erce, M axim e du C am p, lu i, s 'e s t acquitté scrupuleusem ent de sa tâche. Il a photographié des m onum ents, com m e on le lui avait dem andé et, dès son retour en France, a publié ses clichés dans un livre - le prem ier du genre - qui sera un succès de librairie. L 'É g y p te est associée à la photographie dès le jo u r où cette invention e st révélée au public. A rago, qui la présente à l'A cadém ie des sciences le 19 août 1839, lance à l'au d ito ire : « C hacun songera à l ’im m ense parti q u ’o n aurait tiré, pendant l ’E xpédition d'É g y p te, d 'u n m oyen de repro­ duction si exact et si prom pt ; chacun sera frappé de cette réflexion que, si la photographie avait été connue en 1798, nous aurions aujourd'hui des im ages fidèles d ’un bon nom bre de tableaux em blém atiques, dont la cupi­ d ité des A rabes e t le vandalism e de certains voyageurs ont privé à jam ais le m onde savant. » 11 n ’cst cependant pas trop tard, ajoute le physicienastronom e : « P our co p ier les m illions e t m illions de hiéroglyphes qui co u v ren t, m êm e à l ’extérieur, les grands m onum ents de T hèbes, de M em phis, de K am ak, etc., il faudrait des vingtaines d ’années et des légions de dessinateurs. Avec le daguerréotype, un seul hom m e pourrait m ener à bonne fin cet im m ense travail. M unissez l ’Institut d'É gypte de deux ou tro is appareils de M. D aguerre, e t sur plusieurs des grandes planches de l'o u v rag e célèbre, fruit de notre im m ortelle expédition, de vastes étendues d'h iéro g ly p h es réels iront rem placer des hiéroglyphes fictifs ou de pure c o n v en tio n ; et les dessins surpasseront partout en fid élité, en couleur lo cale, les œ uvres des plus h abiles p ein tres; e t les im ages photogra­ phiques, étant soum ises dans leur form ation aux règles de la géom étrie, p erm ettro n t, à l'a id e d ’un p etit nom bre de données, de rem onter aux dim ensions exactes des parties les plus élevées, les plus inaccessibles des éd ifices.» L e m essage d 'A rag o recueille un écho im m édiat. M oins de deux m ois plus tard, les peintres H orace Vemet et Frédéric G oupil Fesquet partent p our l ’Égypte, arm és d ’un daguerréotype que leur a confié un opticien connu, Lerebours, après leur en avoir expliqué l'u sag e. Vem et est déjà un artiste célèbre, auteur de plusieurs m arines et scènes de bataille. M embre de

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l ’Institut, il a dirigé l’Académ ie de France à Rome. L’arrivée sur le trône de L ouis-Philippe, son protecteur et am i personnel, a fait de lui un peintre quasi officiel. O n lui doit déjà La Chasse au lion, en attendant l’im pres­ sionnante Prise de la sm alah d Alger, longue de 21 m ètres... Le 6 novem bre, les deux hom m es - assistés d ’un neveu de Vem et sont déjà à l ’œ uvre, à A lexandrie, en train de « daguerréotyper com m e des lions ». Il ne su ffit pourtant pas de se poster devant le p alais de R as-el-T ine e t de déclencher l ’obturateur. La m achine est lourde et encom brante, elle nécessite de nom breuses m anipulations. On utilise des plaques argentées qui doivent être sensibilisées dans des vapeurs d ’iode avant d ’être enferm ées dans une boite spéciale. Le tem ps d ’exposition varie selon les hum eurs du ciel, ou de la m achine. Le développem ent est encore plus com pliqué : l’im age doit être soum ise aux vapeurs de m er­ cure, puis fixée dans une solution chaude de chlorure de sodium . E t, de toute m anière, l ’épreuve sera unique. Le 7 novem bre, nos deux photographes am ateurs font une dém onstra­ tion devant M oham m ed A li, à R as-el-T ine. R écit de G oupil F esquet : « N ous nous rendons au palais le 7 au m atin, en cavalcade de baudets. Tout a été préparé d 'avance pour n ’avoir plus q u ’à soum ettre l ’épreuve à la cham bre obscure, et à faire paraître l ’im age dans le m ercure. Le viceroi qui nous attend avec im patience se prom ène les m ains derrière le dos à la N apoléon, tenant son sabre dont il fait parfois tourner la dragonne pour se distraire ; des généraux et des colonels q u ’il a invités à ce nouveau genre de spectacle sont debout autour de lui, m uets com m e les m urailles. Un cabinet ayant vue sur le harem (dont la fréquentation est aujourd’hui interdite au vice-roi, p ar ses m édecins) nous est ouvert. La cham bre obs­ cure est braquée devant la nature, et l ’im age qui se reflète dans le m iroir est soum ise à l ’inspection des assistants ébahis *. » Le verre dépoli est rem placé par la plaque iodée, sous l ’œ il atten tif du m aître de l ’Égypte. L ’opération dure deux longues m inutes. « D ans ce m om ent, raconte G oupil Fesquet, la physionom ie de M éhém et est pleine d ’intérêt ; l ’expression de ses yeux, où se peint m algré lui une sorte d ’in­ quiétude, paraît encore augm enter au m om ent de faire l'o b scu rité p our le passage de la plaque au m ercure ; ses prunelles brillantes roulent dans leur orbite avec une étonnante rapidité. Un silence de stupeur e t d ’anxiété règne parm i les spectateurs, le cou tendu, et n ’osant faire un seul m ouve­ m ent ; m ais il est rom pu par le bruit soudain d ’une allum ette chim ique, et le reflet de son éclair argenté rejaillit pittoresquem ent sur tous ces visages de bronze. M éhém et-A li, qui se tient debout tout près de l ’appareil, bondit sur place, fronce ses gros sourcils b lan cs... “C ’est l’ouvrage du diable !” s ’écrie-t-il, puis il tourne les talons, tenant toujours la poignée de son sabre q u ’il n ’a pas quitté un seul instant. »1 1. Frédéric Goupil Fesquet, Voyage en Orientfa it avec Horace Vernet en 1839 et 1840, Paris, 1843.

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LE HAREM DANS L ’OBJECTIF

V em et et G oupil Fesquet photographient le harem vice-royal. De l ’extérieur, il s'a g it d 'u n bâtim ent banal, qui n ’a rien à voir avec les fan­ tasm es de la peinture orientaliste. La révolution dagueirienne, c ’est aussi cette réalité à l ’état brut. M ême les savants de Bonaparte avaient fait en so rte d 'an im er leurs sites, en y m ettant de la couleur ou des personnages. P o u r la prem ière fo is, l'É g y p te fascinante, l ’É gypte m agique est vue ain si, sans interprétation, avec la seule m édiation d ’un appareil. De quoi sa tisfaire des esp rits p o sitivistes ép ris d 'o b jec tiv ité, m ais désorienter beaucoup d 'a u tre s... U faudra du tem ps à la photographie pour être considérée com m e un art, susceptible de révéler la réalité, et pas seulem ent de la décalquer. Pour le m om ent, les pionniers du daguerréotype en sont encore à découvrir les m ystères de leur instrum ent. Ils ne sont m êm e pas sûrs de réussir leurs p rises de vue. La pyram ide de K héops, par exem ple, désespère G oupil Fesquet qui, le 21 novem bre, dans son journal de bord, avoue que « quatre o u cinq épreuves m anquées, en suivant le procédé de l'inventeur, nous jetten t dans le plus profond découragem ent ». Et, le lendem ain : « U me paraissait bien hum iliant de rentrer au C aire sans rapporter aucun souve­ n ir des m onum ents les plus célèbres du m onde, en dépit des dénigrem ents de m es com pagnons qui m enaçaient de je ter le daguerréotype au N il. » C e n ’est q u ’en observant un tem ps de pose de quinze m inutes q u ’il réus­ sira enfin à saisir le sphinx et les pyram ides. L es trois Français croisent un Canadien, Pierre Joly de Lobtinière. Il e st peintre am ateur et se déplace lui aussi avec un daguerréotype confié p ar l ’opticien L erebours... On échange des im pressions, quelques recettes. O n fait un petit bout de chem in ensem ble, puis chacun part de son côté : V em et, son neveu et G oupil Fesquet en direction de Jérusalem , tandis que Jo ly de L obtinière em barque vers la H aute-É gypte pour réaliser, entre autres, une photographie du tem ple de Philae que l'o p ticien publiera en 1841 dans les E xcursions daguerriennes.

Du calotype au collodion D ans la foulée de ces pionniers, les photographes se succèdent en É gypte : Jean-Jacques A m père en 1840, le com te G irault de Prangey en 1841, A ndré Itier en 1843... Au cours des vingt années qui suivent l'in v en tio n de D aguerre, aucun autre pays m éditerranéen n 'attire autant les chasseurs d'im ages 2. La photographie intéresse les peintres, m ais aussi les écrivains, com m e G érard de N erval, qui em porte en Égypte un daguerréotype. C ette « m achine com pliquée et fragile » lui vaut de petits attroupem ents d 'u n e 2. M arie-Thérèse et André Jammes, En Égypte au temps de Flaubert. Les premiers photographes. 1839-1860, Paris, 1980.

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foule respectueuse qui cro it à des opérations m agiques. H r abandonne assez vite, ayant du m al à s'e n servir. « Le daguerréotype est revenu en bon état sans que j ’aie pu en tirer grand parti, écrit-il à son père. L es com­ posés chim iques nécessaires se décom posèrent dans les clim ats chauds. J ’ai fait deux ou trois vues tout au p lu s... » C ’est d ’un autre procédé, plus pratique, dérivé du calotype de l ’Anglais Fox Talbot, que M axim e du C am p se sert quelques années plus tard en Égypte. D s ’agit cette fois de photographies tirées sur papier par le biais d ’un n égatif perm ettant des épreuves m ultiples, m ais avec beaucoup de m anipulations. Avant la prise de vue, il faut plonger la feuille dans du nitrate d ’argent, ce qui ne m anque pas de noircir les doigts de l ’opérateur m aladroit. L ’im age doit être développée dans la m ême solution, puis fixée dans du brom ure de potassium . M axime du Cam p, qui voyage avec Flau­ bert, s ’est adjoint un dom estique corse. C elui-ci, écrit-il, « distillait l’eau et lavait les bassines pendant que je m e livrais seul à cette fatigante besogne de faire les épreuves négatives ». A son retour en France, quelque 125 calotypes seront tirés sur papier salé, à Loos-lès-Lille, dans l ’atelier de Blanquart-É vrard : ce sont des vues de m onum ents, très froides, sans grande sensibilité artistique. A vant m êm e la publication de son liv re 3, M axim e du Cam p vendra son m atériel et ne s ’intéressera plus à la photographie. Le voyageur qui répond le m ieux à l ’appel scientifique d ’A rago est un ingénieur grenoblois, Félix Teynatd, qui se rend dans la vallée du N il en 1851-1852 e t publie un livre in titu lé É gypte e t N ubie. L e so u s-titre exprim e bien son am bition : A tlas photographique servant de com plém ent à la grande « D escription de l'É gypte ». Teynatd observe les m onum ents avec un regard d ’ingénieur, accom pagnant ses photos de com m entaires extrêm em ent p récis su r les perspectives e t les angles de vue. C ela ne l ’em pêche pas de faire preuve de sensibilité. O n peut y voir les im ages d ’Égypte les plus personnelles et sans doute les plus belles de ces années 1850 4. Les Français ne sont pas les seuls à vouloir im m ortaliser l ’Égypte sous le voile noir. Les tirages les plus spectaculaires de cette époque sont réa­ lisés, en grand form at, par l ’A nglais Francis Frith, qui utilise un nouveau procédé, le collodion, avec des plaques de verre. M ais les com patriotes de D aguerre occupent une place de prem ier plan dans la photographie égyp­ tienne, avec des genres qui com m encent à se diversifier. L ’architecte Pierre Trém aux, voyageant à deux reprises en O rient entre 1847 et 1854, publie des scènes de la vie quotidienne, des tableaux d ’artisans, e t les prem iers nus. Peu après, le peintre G érôm e accom pagne en É gypte le sculpteur B artholdi e t se sert des nom breuses photos prises par celui-ci pour réaliser ses prem ières toiles orientalistes. 3. Maxime du Camp, Égypte. Nubie, Palestine et Syrie, Paris, 1832. 4. Dénia Roche Jr. « La description (photographique) de l'Égypte », Égyptes, Avignon, n° 3. 1993.

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LE HAREM DANS L'OBJECTIF

L es prem iers photographes-résidents français apparaissent au C aire d ans les années 1860. H ippolyte A m oux, Ém ile Béchard et Ermé D ésiré font des portraits en atelier, m ais offrent aussi aux touristes des scènes de g en re, des paysages et des m onum ents. La capitale égyptienne com pte a u ssi à cette époque une grande figure de la photographie française : G ustave Le Gray. C ontraint de ferm er son atelier parisien, cet artiste a trouvé un em ploi de professeur de dessin au C aire, ce qui ne lui interdit pas de fréquenter encore la cham bre noire. Il enrichira l ’histoire photo­ graphique de quelques vues rem arquables de la H aute-Égypte. Q u ’ils soient résidents ou de passage, archéologues ou artistes, profes­ sionnels ou am ateurs, les photographes n ’en finissent pas de planter leur trép ied dans la vallée du Nil. L ’Egypte, reproduite à l ’infini, sous tous les an g les et avec tous les éclairages possibles, ne perd ni son m ystère ni son a ttra it. La rencontre d ’une technique révolutionnaire avec des pierres séculaires fait cependant reconsidérer le tem ps qui passe et m odifie les repères. Face à des m onum ents quasi im m uables com m e les pyram ides, la relatio n à l ’éphém ère est com m e inversée3. Ce ne sont pas des instants fu g itifs q u ’un déclic im m ortalise, m ais une éternité qui se prête au jeu de l ’instantané.

5. Alain D’Hooghe et M arie-Cécile Bruwier, Les Trois Grandes Égyptiennes, Paris, M arval, 1996.

Frontispice de la Description de l ’Égypte, réalisé par Vivant Denon. Les principaux monuments y sont représentés, d’Alexandrie à Philae, avec une volonté de lier l’épopée napoléonienne à la civilisation pharaonique. Dans la corniche d ’encadrement figure le chiffre de Napoléon, entouré du serpent, symbole de l’immortalité. Les douze cartouches, sur les parties verticales, célèbrent aussi bien des hauts lieux de l’Égypte antique, comme Thèbes, que les Victoires de l’armée d’Orient, comme Aboukir ou El-Arich.

Dans cette planche de la Description de l ’Égypte, les personnages donnent l’échelle du Sphinx et de la Grande Pyramide de Guiza.

Bonaparte, accompagné d ’officiers et de savants, se fait présenter une momie. Tableau de Maurice Orange, 1895.

Le consul général de France en Égypte, Bernardino Drovetti, collectionneur d’antiquités, tient un fil à plomb devant le visage d ’un colosse récupéré par son équipe (Paris, Bibliothèque nationale).

Jean-François Champollion, à quarante ans, peint par Léon Coigniet (Paris, musée du Louvre).

Cet encrier, conçu en 1802 et décoré de pseudo-hiéro­ glyphes, a été l’une des premières manifestations de l’égyptomanie en porcelaine de Sèvres. Sa production n’a jamais été interrompue depuis lors (Manufacture nationale de Sèvres).

Érection de l’obélisque de Louxor sur la place de la Concorde, le 25 octobre 1836, en présence du roi Louis-Philippe et d ’une foule immense (Paris, bibliothèque des Arts décoratifs).

L e vice-roi d ’Égypte, Saïd pacha, reçu à Paris en mai 1862 par Napoléon III et l’impératrice Eugénie.

Saïd pacha, affecté de strabisme, d’après une photographie de Nadar.

Prosper Enfantin, dit « le Père », chef de file des saint-simoniens, dans l’un des costumes portés par les membres de l’association.

Le pavillon égyptien pendant les travaux d ’aménagement de l’Exposition universelle de Paris, en 1867.

A l’Exposition universelle, Ferdinand de Lesseps commente en public une carte en relief de l’isthme de Suez ( L ’Inoitarsul, 1867).

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Ismail pacha, vice-roi d ’Égypte, à qui la Sublime Porte a accordé en 1867 le titre de khédive. Auguste Mariette coiffé du tarbouche.

Auguste Mariette, fondateur du musée de Boulaq et directeur des Antiquités égyptiennes, surveille un chantier de fouilles. Avec l’âge et les épreuves, il est devenu bougon. Ses ouvriers le craignent mais sont impressionnés par sa compétence et son intuition. A sa m ort, en 1881, il sera remplacé par Gaston Maspero.

DEUXI ÈME PARTI E

De grandes ambitions

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Lesseps, à la hussarde

L a traversée a duré dix jours, dix jours pénibles sur une M éditerranée en colère. M ais Alexandrie apparaît enfin à l ’horizon, m ince bande blanche se confondant avec l’écum e. O n la devine plus qu’on ne la v o it A lexandrie, vraim ent? Les Européens qui arrivent a i Égypte pour la prem ière fois sont déçus par cette ville sans relief qui n ’a ni la m ajesté de Naples ni celle de M arseille. A m esure que le bateau s ’approche de la côte, seul un œ il exercé peut d istin g u a la silhouette du palais die R as-el-lïne, les petites dunes cou­ vertes de m oulins à vent et, avec un peu de chance, la colonne de Pom pée. P our Ferdinand de L esseps, ce 7 novem bre 1854 m arque des retrou­ vailles. L ’É gypte, il l ’a connue une vingtaine d ’années plus tôt pour y avoir exercé la charge de consul de France. La fébrilité qui l ’habite en ce m om ent est pourtant m oins liée aux souvenirs q u ’à un pari. Sur la terre des pharaons, il revient avec un projet. E t il sait que ce voyage va décider du reste de sa vie. Dans quelques jo urs, il aura quarante-neuf ans. C ’est un hom m e en pleine santé, vigoureux et trapu. La m oustache et la cheve­ lure noire sont éclairées par un regard intense. Excellent cavalier, brillant causeur, cet ex-diplom ate sait se m ontrer galant avec les fem m es et cour­ tois avec tout le m onde. Sans doute a-t-il été un parfait com pagnon, atten­ tif e t rassurant, pendant cette traversée m ouvem entée. D eux hom m es l ’attendent à la descente du bateau des M essageries m aritim es : son vieil am i R uyssenaers, qui est consul général de H ollande, et le m inistre égyptien de la M arine, représentant le vice-roi. L esseps échappe à la cohue habituelle des m archands en tout genre et des p o te faix plus ou m oins hom ologués. Il est conduit par une voiture de la C our ju sq u ’à une som ptueuse villa, bordant le canal M ahm oudieh, où l ’attend une aim ée de dom estiques rangée sur l ’escalier. C om m ent ne songerait-il pas à son prem ier débarquem ent à A lexan­ drie, en 1831 ? D ébarquem ent raté pour celui qui arrivait alors de Tünis, avec le titre m odeste d ’élève consul : un cas de choléra s ’étant déclaré à bord, tous les passagers avaient été soum is à la quarantaine. Enferm é au lazaret, n ’ayant rien à faire, le jeune hom m e s ’était plongé dans les livres que lui avait aim ablem ent apportés son supérieur, M . M iraaut. C ’est là q u ’il avait découvert l ’étude de Le Père, l ’un des savants de l ’Expédition

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DE GRANDES AMBITIONS

française, sur un possible percem ent de l'isth m e de Suez : un canal reliant la M éditerranée à la m er R ouge, qui réduirait de m oitié la route des In d es... C ette perspective audacieuse l'av a it fait rêver.

Un diplom ate en disgrâce Fils et petit-fils de diplom ate, Ferdinand de Lesseps n ’a pas eu beaucoup de mal à épouser la carrière après des études de droit. Son oncle B arthé­ lem y l’a introduit au m inistère des A ffaires étrangères avant de le faire nom m er auprès de lui à Lisbonne. Et c 'e s t son père, M athieu, qui lui a ouvert la voie en Égypte, ayant été lui-m êm e, de 1802 à 1804, le prem ier représentant fiançais au C aire après l'E x p éd itio n de B onaparte. É lève consul, puis vice-consul et responsable à deux reprises du consulat général de France, entre 1831 et 1837, Ferdinand de Lesseps a eu le tem ps de bien connaître le pays et de se fam iliariser avec les m œurs orientales. Il y a fait preuve d ’habileté et de courage. Son attitude exem plaire lors de la terrible épidém ie de peste de 1834 lui a valu la Légion d ’honneur. Il s'e st m ontré encore plus héroïque, huit ans plus tard à Barcelone, dans une ville en état de siège, m enacée de bom bardem ents. Sa récom pense a été l ’am bassade de France à M adrid, où il a pu confirm er ses talents de négociateur. C 'est à ce diplom ate en pleine gloire, déjà couvert de décorations, que l'o n fait appel en 1849 pour entreprendre une délicate m édiation entre le pape et la République rom aine. Il ne sait pas ce qui l'a tte n d ... Les troupes françaises cam pent aux portes de la Ville sainte, prêtes à intervenir. Dans une situation confuse, où les instructions de Paris m anquent de cohérence, Ferdinand de L esseps tente d ’em pêcher un conflit arm é. Il va e t vient, déborde d'activité. En fait-il trop ? Les m ilitaires s ’agacent. Rappelé à Paris, il est déféré devant le Conseil d 'É tat et encourt un blâm e. Sa carrière diplo­ m atique est brisée. L’homme d ’action n 'a plus q u 'à aller jouer au gentleman form er dans un m anoir du Berry, où le m alheur le poursuit : à quelques m ois d 'intervalle, sa fem m e et l'u n de ses fils sont em portés par la scarlatine. Dans sa retraite berrichonne, l 'ex-am bassadeur réfléchit cependant au fam eux canal qui pourrait relier la M éditerranée à la m er Rouge. D rédige un m ém oire dans ce sens, le fait traduire en arabe et songe à le soum ettre au vice-roi d ’Égypte. M ais beaucoup d ’eau a coulé dans la vallée du N il depuis son départ. Abbas pacha est un hom m e om brageux et m éfiant, qui dirige le pays d ’une m ain de fer. Com m e l'a constaté Flaubert, il n 'aim e guère les Européens, et les Français le détestent. Peut-il prêter attention à un tel projet ? En ju illet 1852, Lesseps consulte par lettre son am i Ruyssenaers, précisant toutefois que son entreprise « e s t encore dans les nuages ». Le consul de H ollande lui répond sans détour q u 'il n 'a aucune chance d ’intéresser le vice-roi. L esseps décide alors de soum ettre directem ent son p ro jet au sultan - souverain en titre de l'É gypte - , en y associant un financier de ses am is.

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LESSEPS, À LA HUSSARDE

L e négociateur envoyé à C onstantinople revient bredouille. De tels tra­ v aux, lui ont dit les autorités ottom anes, ne pourraient être entrepris que p a r le vice-roi d ’Égypte. Lesseps en prend son parti. « Dans cette situa­ tio n , écrit-il à R uyssenæ rs, je laisse dorm ir m on m ém oire sur le perce­ m ent de l ’isthm e, et, en attendant des tem ps plus propices, je m ’occuperai d ’agriculture e t de la construction d ’une ferm e m odèle. » Il n ’attendra pas très longtem ps... D ans la nuit du 10 au 11 ju in 1854, A bbas est assassiné par de jeunes m am elouks de son harem particulier. L a m ort du vice-roi sera cachée pendant quarante-huit heures pour laisser à son fils le tem ps de regagner Le C aire et lui succéder. On le transporte en plein jo u r d ’un palais à l ’autre, assis dans une voiture com m e s ’il était vivant. M ais le stratagèm e échoue, et l’oncle du défunt, Said, successeur lég al, se présente à la C itadelle, accom pagné du corps consulaire, pour réclam er le pouvoir. U l’obtient, avec l ’aval officiel de la Porte. A ucune nouvelle ne pouvait réjouir autant Ferdinand de Lesseps. Il a connu Saïd adolescent, se considère m êm e com m e son am i. Le jeu n e prince souffrait alors d ’obésité, et son père, M oham m ed A li, le soum ettait à un régim e alim entaire très strict et à des exercices physiques draconiens. S aïd trouvait refuge chez le consul de France, qui lui faisait préparer des m acaronis. D ’où leur am itié... L ’histoire, racontée par Lesseps, est trop belle pour ne pas être acceptée ainsi. Le Français écrit aussitôt au nouveau vice-roi pour le féliciter de sa nom ination. Il lui précise que la diplom atie lui a laissé des loisirs et q u ’il serait ravi de pouvoir lui présenter ses hom m ages. En réponse, Saïd l’in­ vite à venir en novem bre, après la visite q u ’il doit lui-m êm e effectuer à C onstantinople.

Un prince qui joue à la guerre P our se présenter devant le vice-roi, au palais de Gabbari, ce 7 novembre 1854, Ferdinand de Lesseps .a accroché sur son habit noir ses principales décorations. Une m anière de tém oigner à celui q u ’il a connu « dans une autre position cette déférence respectueuse que le cœ ur hum ain accepte to u jo u rs avec p laisir », com m e il l ’écrit à sa belle-m ère et confidente M "* D elam alle L ’entretien est chaleureux. On évoque des souvenirs. Saïd fait état des « persécutions » dont il a été victim e au cours du règne précédent. Le lendem ain, les deux hom m es iront essayer ensem ble, dans le jard in du palais, les pistolets offerts par le Français à Son A ltesse... A aucun m om ent il n ’est question du canal de Suez, « sujet que je ne veux entam er q u ’à coup sûr, et lorsque la question sera assez m ûre pour que le prince puisse adopter l’idée com m e lui appartenant plus encore q u ’à m oim êm e », précise Ferdinand à M"* D elam alle.I. I. Ferdinand de Lesseps, Lettres, journal et documents. Paris, 1875-1881.

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Saïd l ’invite à l ’accom pagner, quelques jo u rs plus tard , dans un périple d ’A lexandrie au C aire, par le désert. Lesseps accepte naturellem ent avec plaisir. En attendant, il en profitera pour rendre visite à d ’anciens am is, recevoir des personnalités dans la dem eure qui lui est allouée, interroger les uns et les autres sur les habitudes du vice-roi, « ses goûts, les tendances de son esprit, les personnes qui l ’en to u ren t... », bref, préparer le terrain. Saïd pacha a offert à Ferdinand de Lesseps un beau cheval anézé venu de Syrie. Pour ce voyage dans le désert libyque, ils seront accom pagnés d e ... dix m ille hom m es de troupe. Le nouveau vice-roi aim e jo u er à la guerre, depuis que son père l ’avait nom m é grand am iral de la flotte égyp­ tienne. Une flotte qui n ’existait plus, souligne l ’A rm énien N ubar pacha dans ses M ém oires, ajoutant perfidem ent que Saïd « avait le m al de m er ». Q uatrièm e fils de M oham m ed A li, le nouveau vice-roi a trente-deux ans. C e n ’est pas un D on Juan : m assif, pour ne pas dire obèse, il est affligé d ’un vilain strabism e. M ais ce prince oriental à la barbe rousse ne m anque pas de finesse d ’e sp rit U a reçu une éducation m oderne, grâce à un précepteur français, K oenig bey, et parle avec beaucoup d ’aisance la langue de M olière. L es E uropéens d ’É gypte l ’apprécient d ’autant plus q u ’ils redoutaient les m œ urs féodales de son prédécesseur. D epuis l ’assassinat de ce dernier, les langues se sont déliées. O n attribue à A bbas toutes sortes de m éfaits, le traitant volontiers de m onstre. M êm e N ubar pacha, qui l ’a servi et le défend, ne cache pas ses com portem ents sadiques, racontant q u ’un jo u r le défunt a fait coudre les lèvres d ’une fem m e de son harem , coupable d ’avoir fum é m algré son interdiction2. M ais les histo­ riens contem porains ont tendance à nuancer le p o rtrait... Sur ce périple dans le désert, et l ’événem ent capital qui l ’a m arqué, on ne dispose guère que du tém oignage de Ferdinand de Lesseps lui-m êm e. Un tém oignage rem arquable de précision et de poésie, qui m érite d ’être largem ent cité, m ais sans oublier la rem arque de son principal biographe, G eorges Edgar-B onnet, valable pour toute la suite de f histoire : « S ’il déform e très peu les faits, il les teinte, ou plutôt les colore avec intensité, d ’un optim ism e inlassable et systém atique, qui donne de la réalité une im pression trom peuse 3. » O ptim ism e sans lequel l ’aventure de Suez n ’au­ rait sans doute pas ab o u ti...

Plaidoirie dans le désert Lesseps rejoint l ’état-m ajor en com pagnie de Z oulfikar pacha, un am i d ’enfance de Saïd, q u ’il a connu autrefois. Il l ’entretient de son projet et celui-ci prom et de l ’appuyer. L es deux hom m es partagent une tente luxueusem ent équipée, à côté de celle du vice-roi. Dans ce cam p m ilitaire 2. Nubar Pacha, Mémoires, introduction et notes de Miirit Boutros-Ghali. Beyrouth, 1983. 3. Georges Edgar-Bonnet, Ferdinand de Lesseps. Paris, 1951,1.1.

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v o lan t, les tables sont en acajou, les aiguières en argent et la vaisselle en p o rcelaine de Sèvres. L e m atin, la m usique m ilitaire annonce le réveil de Son A ltesse. Saïd e s t très gai, ayant réussi la veille à faire traverser le lac M aréotis à son a rtillerie, m algré l ’avis défavorable des généraux qui jugeaient ce passage im praticable. Lesseps est invité à entrer dans la tente vice-royale. « Nous restâm es plus de deux heures, précise-t-il, à causer tout seuls sur beau­ c o u p de sujets qui m ’intéressèrent vivem ent et qui, en définitive, avaient p o u r objectif, d ’une m anière générale, de chercher à illustrer le début de so n règne par quelque grande et utile entreprise. » On est toujours dans la p h ase de préparation du terrain. L e 15 novem bre, le Français a la bonne idée de vouloir m ontrer à Saïd les qualités de son cheval. D ’un bond, il franchit un parapet de pierre qui v ien t d ’être édifié et poursuit sa course au galop. Les généraux présents apprécient la perform ance. Lesseps, toujours poète, y verra ensuite « l’une d es causes de l’approbation donnée à [son] projet par l ’entourage du vicero i ». E t voici le m om ent clé : « A cinq heures du soir, je rem onte à cheval et je retourne dans la tente du vice-roi, escaladant de nouveau le parapet d o n t je viens de parler. Le vice-roi était gai e t souriant; il m e prend la m ain, q u ’il garde un instant dans la sienne, et me fait asseoir sur son divan à côté de lui. N ous étions seuls ; l ’ouverture de la tente nous laissait voir le beau coucher de ce soleil dont le lever m ’avait si fort ém u, le m atin. J e m e sentais fort de m on calm e et de m a tranquillité, dans un m om ent où j ’allais aborder une question bien décisive pour m on avenir. M es études e t m es réflexions sur le canal des deux m ers se présentaient clairem ent à m on esprit, et l ’exécution m e sem blait si réalisable que je ne doutais pas d e faire p asser m a conviction dans l ’esp rit du prince. J ’exposai m on p ro jet, sans entrer dans les détails, en m ’appuyant sur les principaux faits e t argum ents développés dans m on m ém oire, que j ’aurais pu réciter d ’un bout à l ’autre. » Q ue dit ce fam eux m ém oire? D ’abord, que la jonction de la M éditerra­ née et de la m er Rouge p ar un canal navigable a toujours préoccupé les grands hom m es qui ont gouverné l ’Égypte, de Sésostris à M oham m ed A li, en passant par A lexandre et Bonaparte. Un canal indirect, com m uni­ quant avec le N il, a d ’ailleurs existé à plusieurs époques au cours des siècles. Le prince qui réalisera un vrai canal m aritim e, assure Lesseps, restera dans la postérité, plus encore que les bâtisseurs des pyram ides, « ces m onum ents inutiles de l ’orgueil hum ain ». Il cite des chiffres : la distance de Londres à Bombay serait réduite de m oitié. Et, de C onstanti­ nople aux Indes, c ’est par trois q u ’on diviserait la route à p arcourir... Saïd, très attentif, pose des questions. Lesseps a réponse à tout. Il ne p arie pas seulem ent en lieues, m ais en tonneaux et en francs, dém ontrant q u ’un tel canal serait une affaire rentable. Le vice-roi s ’inquiète cepen­ d an t des réactions de C onstantinople, de Londres, d ’autres capitales peut-

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ê tre ... Le Français balaie ces objections, expliquant les avantages que l’Em pire ottom an, com m e la G rande-B retagne et tous les autres pays du m onde, trouverait dans une telle voie d ’eau. U les passe en revue : pour l ’A llem agne, ce serait le com plém ent de la libre navigation du D anube; pour la R ussie, une réponse à son aspiration nationale vers l ’O rient ; pour les É tats-U nis d ’A m érique, un m oyen de développer leurs relations avec l ’Indo-C hine... A près deux heures d ’entretien, Saïd e st conquis. « Il fait appeler ses généraux, raconte Ferdinand de L esseps, les engage à s ’asseoir su r d es p lian ts rangés devant nous et leu r raconte la conversation q u ’il v ien t d ’avoir avec m oi, les invitant à donner leur opinion sur les propositions de “son am i’’. C es conseillers im provisés, plus aptes à se prononcer sur une évolution équestre que sur une im m ense entreprise dont ils ne pouvaient guère apprécier la portée, ouvraient de grands yeux en se tournant vers m oi, e t m e faisaient l ’effet de penser que l ’am i de leur m aître, q u ’ils venaient de voir si lestem ent franchir à cheval une m uraille, ne pouvait donner que de bons avis. Ils portaient de tem ps en tem ps la m ain à la tête en signe d ’adhésion, à m esure que le vice-roi leur p a rla it » Saïd a dem andé à Lesseps de coucher sur le papier les grandes lignes de son projet. Il ignore que ce m ém oire est prêt depuis deux ans. Son auteur n ’a plus, selon ses propres term es, q u ’à lui donner « un d ern ier coup de lim e ». Ce q u ’il fait la nuit suivante sous sa tente, car il a du m al à trouver le som m eil, e t on veut bien le croire. Le m ém oire, « adressé du cam p de M aréa à S. A. M oham m ed-Saïd, vice-roi d ’É gypte et dépen­ dances », portera la date du 15 novem bre 1854. C alculons. L esseps a débarqué le 9 en É gypte : il lui a fallu m oins d ’une sem aine pour em porter le m orceau. Dans un cam p de fortune, en plein désert, deux hom m es viennent de décider de changer la carte du m onde. A eux deux, ils ne sont pourtant pas grand-chose. L ’un, diplom ate sur la touche, sem ble avoir sa carrière derrière lui. L ’autre, bien que viceroi, gouverne un pays peu développé et n ’est d ’ailleurs q u ’un vassal du sultan de C onstantinople. M ais ils vont provoquer un form idable débat - politique, technique e t financier - , agiter les chancelleries, passionner l'opinion. La bataille de Suez vient de com m encer.

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Investir dans le sable

F erdinand de L esseps n ’a rien inventé : en E urope, au m ilieu du XIXe siècle, la liaison entre la M éditerranée et la m er Rouge est dans tous

les esp rits. On rêve de Suez, com m e on com m ence à rêver de Panam a. L es deux isthm es sont associés dans l ’im agination collective, le perce­ m ent de l ’un devant conduire tôt ou tard au percem ent de l ’autre. L esseps est resté en contact avec les saint-sim oniens. Avant de retourner en Égypte, en novem bre 1854, il a pris soin de s ’arrêter à Paris pour s ’en­ tretenir avec les responsables de la Société d ’études pour le canal de Suez, qui lui ont rem is divers docum ents. Sans doute s ’est-il m ontré assez vague sur ses intentions et n ’a-t-il m êm e pas cherché à engager la discussion avec eux sur le m eilleur m oyen de réaliser ce projet. Selon lui, les am is d 'E n fantin font doublem ent fausse route. Sur le plan technique, d ’abord, en pré­ conisant un canal indirect, difficile à construire et plein d ’inconvénients pour l ’Égypte. Sur le plan politique, ensuite, en voulant com m encer par obtenir l ’accord des gouvernem ents européens, alors que la décision de percer l ’isthm e doit être égyptienne et s ’appuyer sur des capitaux privés. Lesseps n ’est ni ingénieur ni financier. Ce généraliste possède seulem ent des intuitions, de l ’habileté et une volonté à toute épreuve. S ’il n ’a pas inventé le canal de Suez, il a trouvé le m oyen de le réaliser, en abattant sa carte au bon m om ent Et c ’est là tout son m érite, pour ne pas dire son génie. L es A nglais sont directem ent intéressés par l ’isthm e de Suez com m e route des Indes. M ais, contrairem ent aux Français, ils ne songent pas à une voie navigable : leurs efforts portent sur le développem ent de m oyens terrestres, en attendant le chem in de fer qui reliera A lexandrie à Suez. En 1829, un pionnier, le lieutenant W aghom , a réussi à se rendre de Londres à B om bay en soixante-treize jo u rs, en passant p ar Suez, alors que les v o iliers m ettent habituellem ent quatre ou cinq m ois en contournant l ’A frique. Au cours des années suivantes, sans bénéficier d ’aucun soutien, W aghom a am élioré son systèm e et l ’a étendu au transport des voyageurs, abaissant le délai à cinquante jours. Ce précurseur m ourra dans la m isère, m i 1850, privé de la reconnaissance q u ’il m éritait1. Bien des aim ées plus 1. lohn Pudney. Suez. De Lesseps' Canal, Londres, Dent, 1968.

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tard, Lesseps lui rendra hom m age - « Il a ouvert la route, nous l'av o n s suivi » - , lui faisant ériger une statue à P ort-T ew fik...

Un firman personnalisé Le 25 novem bre 1854, les consuls généraux des différentes puissances se rendent à la C itadelle pour com plim enter le vice-roi à l'occasion d e son retour au C aire. En présence de Ferdinand de L esseps, Saïd annonce à l'assistance q u 'il a décidé le creusem ent d 'u n canal entre les deux m ers et q u 'il a chargé son am i français de constituer une com pagnie à cet effet. C 'e st la stupéfaction. Saïd, goguenard, lance au consul général des É tatsU nis : « Eh bien, m onsieur de L eon, nous allons faire concurrence à l'isth m e de Panam a et nous aurons fini avant vous. » Au cours des jours suivants, Ferdinand de Lesseps prend soin de com ­ m uniquer son m ém oire aux consuls généraux de G rande-B retagne et de France. U reçoit chez lui les consuls d'A utriche et de Prusse, rend visite à plusieurs princes, s'en tretien t avec des Français du C aire ... Il déborde d 'activ ité pour faire avancer son projet, tout en aidant Saïd à m ettre la dernière m ain au firm an de concession qui sera publié le 30 novem bre2. D ans ce docum ent, son nom figure dès la prem ière phrase : il s'a g it d 'u n acte personnalisé, com m e en rêverait plus d 'u n hom m e d 'affaires. Le préam bule m érite d 'ê tre cité intégralem ent : « N otre am i, M. Ferdi­ nand de Lesseps, ayant appelé notre attention sur les avantages qui résul­ teraient pour l'É gypte de la jonction de la m er M éditerranée et de la m er Rouge par une voie navigable pour les grands navires, et nous ayant fait connaître la possibilité de constituer, à cet effet, une com pagnie form ée de capitalistes de toutes les nations, nous avons accueilli les com binaisons q u 'il nous a soum ises, et lui avons donné, p ar ces présentes, pouvoir exclusif de constituer et diriger une com pagnie universelle pour le perce­ m ent de l'isthm e de Suez, et l'exploitation d 'u n canal entre les deux m ers, avec faculté d 'en trep ren d re ou de faire entreprendre tous travaux et constructions, à la charge pour la com pagnie de donner préalablem ent toute indem nité aux particuliers en cas d'expropriation pour cause d 'u ti­ lité publique ; le tout dans les lim ites e t avec les conditions e t charges déterm inées dans les articles qui suivent. » La durée de la concession est de quatre-vingt-dix-neuf ans, à com pter du jo u r de l'ouverture du canal à la navigation. L 'É gypte entrera ensuite en possession du canal et de tous les établissem ents qui en dépendront, en échange d 'u n e indem nité à fixer. Les travaux seront exécutés aux frais de la com pagnie, qui se verra concéder gratuitem ent tous les terrains nécessaires à ses activités, n'appartenant pas à des particuliers. De m êm e pourra-t-elle extraire des m ines et carrières du dom aine public, sans payer 2. Jules Charles-Roux, V Isthme et le Canal de Suez, Paris, 1901.

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d e d ro its, tous les m atériaux qui lu i se ro n t nécessaires. Le gouvernem ent é g y p tien recevra 15 % des bénéfices nets, indépendam m ent des intérêts e t dividendes des actions q u ’il se réserve d ’acheter lors de l ’ém ission. La co m p ag n ie en aura 75 % et les m em bres fondateurs 10 %. Les tarifs des d ro its de passage du canal de Suez seront égaux pour toutes les nations, au cu n e d ’elles ne pouvant bénéficier d ’avantages particuliers. L e gouvernem ent français s ’em presse de conférer au nouveau vice-roi le g ran d cordon de la Légion d ’honneur. La rem ise officielle a lieu le 2 2 novem bre en présence de plusieurs personnalités, dont Ferdinand de L essep s e t son cousin Edm ond. Dans les discours, le futur canal de Suez n ’e st pas cité. U est seulem ent question de « l ’œ uvre de réorganisation et d e réform e » entreprise par M oham m ed A li, que son fils Saïd va pour­ su iv re, et qui bénéficiera des « encouragem ents et, au besoin, l ’aide de l ’E m pereur ». C ’est par une lettre non publique que le vice-roi dem andera à N apoléon de « donner son approbation » au p ro je t L e canal est une affaire privée. Il ne peut être - e t ne doit surtout pas ap p araître - com m e une entreprise pilotée p ar la France. « Tout en ne d issim ulant nullem ent q u ’elle a nos sym pathies, vous ferez bien [...] de v o u s abstenir d ’y engager la responsabilité du consulat général », écrit le 2 ianvier 1855 le m inistre fiançais des A ffaires étrangères à son consul e n E gypte. C ette ligne sera scrupuleusem ent suivie, m êm e en coulisses. A u p oint que, durant les m ois suivants, Ferdinand de Lesseps réclam era u n soutien plus actif de son gouvernem ent.

A g itatio n sain t-sim o n ien n e L esseps n ’a pas m anqué d ’envoyer aux responsables de la Société d ’études pour le canal de Suez copie de l ’ensem ble des docum ents : son m ém oire, le firm an, ainsi que les lettres aux consuls britannique et fran­ çais. Il y a m êm e ajouté la liste des personnalités qui pourraient, selon lui, d ev en ir les fondateurs de la future com pagnie : les principaux respon­ sables saint-sim oniens y figurent. C ela lui vaut, en retour, les félicitations enthousiastes d ’A rlès-D ufour : « Bravissim o. D epuis vingt-six ans Enfan­ tin e t ses am is rêvent de Suez. D epuis dix ans nous l'étu d io n s. D epuis quatre ans nous cherchons le jo in t sans le trouver ni le deviner et vous, d ’un seul coup, d ’un seul je t, vous atteignez ce but grandiose... » E nfantin est beaucoup plus réservé, pour ne pas dire franchem ent hos­ tile. D ans une lettre à L esseps, le 19 décem bre, il s ’en tient à une objec­ tio n technique, jugeant com m e une « im possibilité m anifeste » de faire déboucher le canal direct sur le golfe de Péluse en M éditerranée. M ais, au fil des sem aines, son opposition s ’élargit et se durcit. Il obtient, le 5 jan ­ v ier, une audience de N apoléon III pour m ettre en garde l ’em pereur contre le projet de Ferdinand de Lesseps et vanter, au contraire, sa propre S ociété d ’études, à laquelle il cherche à donner un second souffle.

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Les fondateurs de la Société d ’études sont divisés. Talabot, d ’accord avec Enfantin, s ’accroche à son projet de tracé indirect. A rlès-D ufour, à qui Ferdinand de Lesseps fait m iroiter la présidence du futur conseil d ’ad­ m inistration de la com pagnie, a du m al à se situer. N égrelli se rallie. Q uant à Stephenson, il ne croit plus à un canal depuis q u ’A lexandrie et Suez doivent être reliés par une ligne de chem in de fer. La polém ique épistolaire entre Enfantin et Lesseps tourne essentielle­ m ent autour d ’une question de m éthode : com m ent obtenir l ’accord de la com m unauté internationale ? « Je dois chercher à conserver à notre affaire son caractère d ’initiative égyptienne en dehors des com plications de la politique européenne, écrit le 16 jan v ier Ferdinand de Lesseps à A rlèsDufour. Les puissances accepteront un fait accom pli, elles ne se m ettront jam ais d ’accord pour le provoquer3. » Enfantin n ’en croit rien. « L ’affaire de Suez n ’est pas une affaire égyp­ tienne, ou turque seulem ent, com m e le prétend M. de Lesseps, écrira-t-il à N égrelli : elle est surtout européenne, et m êm e universelle, et la société qui l ’exécutera sera certainem ent l ’expression de la volonté des p u is­ sances que cette œ uvre intéresse, elle ne sera pas le résultat du caprice ou de la bienveillance de Saïd pacha pour tel ou tel de ses am is. » Le ton m onte progressivem ent, et le débat se déplace. Le ch ef des saintsim oniens envoie à Lesseps des lettres désagréables, sinon m enaçantes : « Si nous voulions vous jo u er des tours, nous agirions sans vous. N ous constituerions sans vous une société, sauf à voir com m ent vous, conces­ sionnaire, vous feriez pour refuser les conditions que nous vous propose­ rions pour nous céder votre concession. » E nfantin accuse L esseps de s ’être « com porté avec nous com m e un hanneton ». Il finira par le traiter de « fou dangereux qui gfiche cette belle affaire de Suez », dem andant q u ’on le m ette « hors d ’état de nuire ». Ferdinand de Lesseps com pte sur sa fam ille et ses am is, à Paris, pour contrer l ’offensive saint-sim onienne. Sa belle-m ère, M"* D elam alle, se dépense sans com pter, m ultipliant les dém arches dans les m ilieux o ffi­ ciels. Dans une lettre particulièrem ent intéressante, datée du 22 jan v ier 1855, il lui fait p art de sa déterm ination : « J e veux faire une grande chose, sans arrière-pensée, sans intérêt personnel d ’a rg e n t... Je serai inébranlable dans cette voie, et, com m e personne n ’est capable de m e faire dévier, j ’ai la confiance que je conduirai sûrem ent m a barque ju s­ q u ’au p o rt... M on am bition, je l ’avoue, est d ’être seul à conduire les fils de cette im m ense affaire, ju sq u ’au m om ent où elle pourra librem ent m archer. En un m ot, je désire n ’accepter les conditions de personne, m on but est de les im poser to u te s... » Étonnante profession de foi, qui éclaire bien la psychologie du personnage et annonce la suite.

3. Georges Edgar-Bonnet, Ferdinand de Lesseps. Paris, 19 5 1 ,1.1.

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L’exploration de l’isthme à dromadaire P o u r Ferdinand de Lesseps, l’heure est venue d 'a lle r en reconnaissance sur le terrain. Saïd lui a conseillé de partir seul avec Linant de B ellefonds, qui connaît la topographie et la canalisation de l'É gypte sur le bout des doigts. M ais, pour une affaire de cette im portance, le futur président de la C om pagnie universelle p réfère « av o ir deux avis, m êm e différen ts ». Il o b tien t que M ougel, ingénieur des Ponts et C haussées, qui a exécuté plusieurs grands travaux hydrauliques dans le pays, soit aussi du voyage 4. L e d épart est fixé au 23 décem bre, avant-veille de N oël. B onaparte était allé sur les lieux exactem ent à la m êm e époque, cinquante-six ans plus tô t... D epuis lors, la route entre Suez et Le C aire, qui fait un peu plus de 110 kilom ètres, a été am énagée. Elle com pte quinze relais, où l'o n peut trouver des alim ents, de la boisson et m êm e des lits. Suez est une bourgade m isérable, sans un arbre, entre m er et désert. De trois à quatre m ille personnes y habitent dans des logem ents en bois ou en to rch is. Pas une seule fontaine. Tous les quinze jo u rs, la m alle des Indes vient créer un peu d ’agitation dans ce bout du m onde. La rade est m agnifique. On aperçoit, à droite, les m onts de l'A ttak a et, à gauche, dans le lointain, le com m encem ent de la chaîne du Sinaï avec ses reflets roses. L esseps et ses deux collaborateurs passent quelques jo u rs à Suez, le tem ps d'ex am in er le port et les environs, au m oyen d 'u n canot à vapeur du gouvernem ent. Ils visitent les restes du canal antique, dont les berges sont encore visibles, et reconnaissent des m açonneries anciennes qui com ­ m andaient son entrée dans la m er Rouge. L eur enquête les persuade que la rade de Suez ne présente pas de dangers pour la navigation, contraire­ m ent à ce que soutiennent certains. Par m auvais tem ps, les bâtim ents s ’y m aintiennent bien. O n cite p our exem ple la corvette-m agasin de la C om pagnie anglaise des Indes, ancrée sur place depuis plus de deux ans, et qui n ’a jam ais essuyé d 'avaries. Le 31 décem bre, au petit m atin, la caravane se m et en route. Lesseps et L inant, habillés à l ’arabe, sont juchés sur des drom adaires. M ougel, m oins sportif, les suit à dos d 'â n e, avec son paletot et son pantalon gris. L eur escorte de bédouins veille particulièrem ent sur les barils d 'eau , tandis que les cuisiniers sont accom pagnés d 'u n e véritable m énagerie : des m outons, des chèvres, des poules, des dindons, des pigeons en cag e... En partant de Suez vers le nord, la caravane em prunte le lit de l ’ancien canal, dont les berges sont encore bien conservées. Pour atteindre la M éditerranée, elle d o it franchir plus de 120 kilom ètres de désert. D ans l ’isthm e de Suez, la nature sem ble avoir tracé elle-m êm e la ligne de com m unication entre les deux m ers. Il existe en effet, du nord au sud, une sorte de vallée form ée p ar l'intersection de deux plaines, descendant 4. Ferdinand de Lesseps, Lettres, journal et documents, Paris, 1875-1881.

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par une pente insensible. Tune du cœ ur de l ’Égypte, l ’autre des prem ières collines de l ’A sie. C ette vallée naturelle est parsem ée de p lu sieu rs lacs, qui laissent à penser que, dans des tem ps reculés, les deux m ers se rejoi­ gnaient. La caravane arrive le lendem ain à la hauteur du bassin d esséch é des lacs Am ers, occupant 330 m illions de m ètres carrés. L inant e t M o ugel y voient un passage naturel tout prêt pour le futur canal, m ais aussi la possi­ b ilité d ’un im m ense réserv o ir pour l ’alim enter. Un peu plus a u nord, c ’est le Serapeum , un plateau d ’une quinzaine de m ètres de h au teu r : l ’un des rares reliefs un peu prononcés de cet isthm e de Suez qui n e com pte que des plaines et des dunes. Tout autour, le sable est plus fin q u ’a u début du parcours : hyènes, gazelles et renards y laissent la trace de leu rs pas. La végétation, qui était absente ju sq u ’ici, com m ence à ap p araître. Elle deviendra de plus en plus abondante à m esure que l ’on avancera v ers le nord. Le 2 jan v ier dans l'ap rès-m id i, la caravane attein t le lac T im sah, entouré de collines, qui se trouve au m ilieu de l ’isthm e. Ce sera, selon L inant e t M ougel, un m agnifique port naturel dans lequel les navires pourront trouver tout le nécessaire pour le ravitaillem ent, les réparations et le dépôt de m archandises. U ne vallée naturelle, perpendiculaire à celle qui occupe l ’axe nord-sud, vient y aboutir. C ’est la fam euse terre de Gochen où, pense-t-on, les Hébreux s ’étaient établis. A utrefois fertile, elle n ’est plus q u ’un désert inculte m ais reçoit encore le trop-plein d es eaux dérivées du Nil. Linant et M ougel y voient le tracé naturel d ’un deuxièm e canal, d 'e au douce celui-là, qui arroserait les terres, servirait la naviga­ tion intérieure et fournirait de l ’eau potable aux travailleurs de l ’isthme. Tous les soirs, sous la tente, les trois Français confrontent leurs obser­ vations. Ils im aginent le tracé du futur canal, discutent de sa largeur e t de sa profondeur, com m encent m êm e à calculer son coût. C es discussions alternent avec des lectures de la Bible, pour repérer l ’endroit où M oïse se trouvait avec le peuple ju if quelques m illiers d ’années plus tô t... Au fur et à m esure q u ’ils m ontent vers le nord, les ingénieurs exam i­ nent soigneusem ent le sol et s ’assurent que le creusem ent du canal ne pré­ senterait pas de difficultés m ajeures. Ce sont, expliquent-ils à Ferdinand de L esseps, des terres m eubles, qui peuvent être facilem ent enlevées à m ain d ’homme jusqu’à la ligne d ’eau, puis avec des dragues pour atteindre la profondeur souhaitée. Q uant aux sables m obiles, tant redoutés, ils ne risquent nullem ent d ’envahir le canal, com m e le soutiennent des esprits m al inform és ou m alintentionnés. A (neuve, les traces, encore visibles, de tous les cam pem ents d ’ingénieurs qui ont procédé à un nivellem ent de l'isth m e sept années plus tôt. Le sol est parfaitem ent fixé, so it p ar le gravier qui le couvre, soit par la végétation qui y pousse. D ’ailleurs, si les sables étaient m obiles, tous les vestiges des antiques travaux de cana­ lisation n ’auraient-ils pas disparu depuis bien longtem ps ? Au nord du lac Tim sah, Lesseps et ses collaborateurs cam pent au pied

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du p lateau d ’El-G uisr, qui atteint vingt m ètres de hauteur. C ’est le point culm inant de l’isthm e. Le canal devra le franchir, m ais cela ne sem ble pas plus com pliqué que pour le Serapeum . E t l ’on atteint enfin le lac M enzala, où des bandes de cygnes, de flam ants e t d e pélicans form ent une m ultitude de lignes blanches. Ce lac, alim enté aussi bien par les crues du N il que par les eaux de la M éditerranée, n ’est sép aré de la m er que p ar un étroit cordon de sable que les vagues fran­ c h issen t p ar gros tem ps. Le rivage de Péluse passe pour im propre à la n av igation, à cause des alluvions du N il et des vents violents qui y souf­ flen t une partie de l ’année. O n affirm e que, dans ces parages, la m er est ch arg ée d ’un lim on si ép ais que les navires ne pourraient aborder. F adaises ! affirm ent Linant et M ougel. La plage de Péluse est com posée d e sab le pur, sans aucun effe t des m atières terreuses transportées par le N il. U ne double jetée peut être construite à cet endroit. Elle réglerait l ’en trée du canal sur la M éditerranée. D e retour au C aire, le 15 janvier, Lesseps com m ande un avant-projet à ses deux collaborateurs. D leur pose par écrit une vingtaine de questions, d o n t, à vrai dire, il connaît déjà la plupart des réponses, chacun de ces p o in ts ayant été longuem ent débattu au cours du voyage. Possédant les g ran d es lignes de son en treprise, e t suffisam m ent d ’argum ents pour rép o n d re aux sceptiques ou aux opposants, il peut prendre son bâton d e pèlerin pour aller faire la tournée des capitales où va se décider le so it d u canal de Suez.

Accueil glacé à Constantinople Selon le h atti-ch érif de 1841, le vice-roi est tenu de soum ettre « les affaires im portantes à la connaissance et à l ’approbation » de la Sublim e P orte. Le canal de Suez entre-t-il dans cette catégorie ? Saïd estim e que non, ou fait sem blant de le croire, fi a publié son firm an sans en référer au su ltan , e t c ’e st p ar sim ple courtoisie q u ’il en so llicite la ratification. Ferdinand de Lesseps lui sem ble être le m ieux placé pour aller expliquer à C onstantinople les avantages de cette entreprise déjà connue du m onde entier. Son prédécesseur, A bbas, avait procédé un peu de la m êm e m anière, quelques années plus tô t, à propos du chem in de fer. M ettant la Porte devant le fait accom pli, il n ’avait dem andé une ratification q u ’après coup, su r le conseil et avec le puissant appui de l ’A ngleterre. Les autorités otto­ m anes, sauvant la face, avaient alors im posé plusieurs conditions : la ligne serait lim itée au parcours A lexandrie-Le C aire (en réalité, elle devait être prolongée ju sq u ’à Suez) ; les travaux seraient entrepris aux fiais exclusifs d u gouvernem ent égyptien, sans em prunt ; enfin, l ’exploitation du chem in d e fer ne serait pas confiée à des étrangers. P aris av ait tenté, en vain, d ’em pêcher ce chem in de fer, inspiré et

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installé par les A nglais. « Votre chem in d e fer, c ’est une épée flam boyante dans le sein de la France, devait dire un m inistre de N apoléon ED à l ’un de ses interlocuteurs égyptiens. Chaque station de cantonniers se changera, peu à peu, en colonie anglaise. » A quelques années d ’intervalle, la situa­ tion se retourne comme un gant : c ’est l ’A ngleterre, m aintenant, q u i craint de voir l ’isthm e de Suez se transform er en colonie française. Ferdinand de L esseps va vite s ’en rendre com pte à son a rriv é e à C onstantinople, m algré l ’optim ism e à toute épreuve qui fausse p a rfo is ses jugem ents. Les m inistres ottom ans sont sous la pression, pour ne p a s dire la dépendance, de l ’am bassadeur d ’A ngleterre, le redouté lord S tratfo rd de R edcliffe, surnom m é « sultan Stradford » ou « A bdul-C unning » . C ’est un diplom ate de la vieille école, qui n ’attend pas les instructions de L ondres pour se déterm iner. O ccupant ce poste depuis une douzaine d ’an n ées, il sem ble faire la pluie et le beau tem ps dans la cap itale d ’un E m pire ottom an en sem i-déliquescence. Lesseps est reçu courtoisem ent par le grand vizir, Rechid p ach a, puis par le sultan. Il leur expose avec conviction les avantages que le can al de Suez présenterait pour l ’E m pire ottom an e t l ’excellent accueil q u e ce projet rencontre dans les capitales européennes. S ’avançant un peu vite, il affirm e que l ’A ngleterre n ’y est pas hostile, contrairem ent à ce q u e pour­ rait laisser penser « la m auvaise hum eur personnelle » de son am bassa­ deur à Constantinople. Le pouvoir ottom an n ’aim erait m écontenter ni l ’A ng leterre ni la France, qui, toutes deux, sont engagées à ses côtés, en ce m om ent même, afin de com battre les forces russes en Crim ée. S ’y ajoute son peu d ’en­ thousiasm e pour une entreprise qui lui paraît dangereuse à plus d ’un tine. Prem ièrem ent, ce canal risquerait de donner plus de poids international à l ’Égypte, donc de la rendre plus indépendante à l ’égard de C onstanti­ nople. D euxièm em ent, les concessions territoriales qui seraient accordées à la future C om pagnie universelle feraient s ’im planter des E uropéens dans l’isthm e de Suez, et cela est contraire aux principes ottom ans. Troi­ sièm em ent, la T tirquie se v errait coupée de l ’É gypte p ar une barrière physique, sans aucune garantie sur le passage des bâtim ents de guerre à travers le canal. A peine L esseps est-il reparti que le grand v izir écrit au vice-roi d ’Égypte : « Perm ettez à m on am itié de vous dire que je vois avec la plus vive peine Votre A ltesse se je ter dans les bras de la France. R appelezvous ce q u ’il en a coûté à votre père pour s ’être fié à ce gouvernem ent qui n ’a pas plus de stabilité que ses agents. La France ne peut rien, n i pour vous, ni contre vous, tandis que l ’A ngleterre peut vous faire beaucoup de m al5.»

S. Archives diplomatiques françaises. Affaires étrangères, « Alexandrie, 9 avril I8S5 », in Correspondance politique. Égypte, vol. 26.

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D es actionnaires presque tous français A près un passage à Paris, où il m obilise relations, parents et amis, Lesseps se ren d en G rande-B retagne. L 'opposition du Prem ier m inistre, lord Palm erston ne fait pas de doute, m ais les cham bres de com m erce anglaises sem blent être plutôt favorables à un canal. Le Français tient des réunions, d istrib u e des brochures, accorde des entretiens aux journaux, jouant sur l'o p in io n pour faire fléchir le gouvernem ent. La com m ission scientifique q u 'il a m ise en place - com prenant quatre Français, quatre A nglais, un A utrichien, un Espagnol, un Italien et un Prussien - a confirm é le choix d 'u n tracé direct, évalué l ’ensem ble des travaux à 200 m illions de francs e t estim é les revenus annuels à 29 m illions. Ce serait une bonne affaire. A u C aire, Saïd pacha est soum is à d ’intenses pressions par son entou­ rag e, m ajoritairem ent hostile au projet. M ême des Français d'A lexandrie s 'y opposent, craignant de voir leur ville détrônée par un nouveau port sur la M éditerranée. Le vice-roi attend désespérém ent un soutien de N apo­ léo n ni, m ais celui-ci se m ontre d 'u n e prudence déroutante, com m e s 'il craig n ait l'A ngleterre ou avait conclu un pacte secret avec elle. De retour e n Égypte, Lesseps réconforte Saïd, l'entoure et obtient, le 30 janvier 1856, u n firm an d éfin itif de concession : le futur canal, ouvert aux navires de to u tes les nations, sera construit et exploité par une com pagnie universelle. Ferdinand de Lesseps com pte, plus que jam ais, sur l'opinion publique européenne pour faire pression sur les gouvernem ents, m ais aussi pour fin an cer sa société. La conjoncture est favorable en France, où l'o n assiste d ep u is quelques années à une explosion du m arché financier. L 'enrichis­ sem ent du pays et sa stabilité politique incitent les épargnants à investir. L e Second E m pire a m êm e réussi à financer sa guerre de C rim ée, en 1854, en m obilisant « le suffrage universel des capitaux ». D ix m ille per­ sonnes ont répondu à son ap p el6 ! L e prom oteur du C anal com m ence p ar s ’adresser à des banquiers, com m e Fould et Rothschild, qui réclam ent des com m issions im portantes. C hangeant son fusil d'épaule, il décide alors d ’organiser lui-m êm e la sous­ cription dans tous les pays, y com pris les États-U nis. Un bureau est ouvert à Paris. Des correspondants sont engagés en province et à l'étranger : l ’en­ treprise étant universelle, le capital doit l’être aussi. Lesseps s ’adresse luim êm e au public, au cours de divers voyages - au Royaume-Uni (à quatre reprises de 1856 à 1858), à Barcelone, Venise, Trieste, Vienne, O dessa... U n ’est pas facile d'engager des porteurs de capitaux à investir dans le sable, pour un projet hypothétique, dont des ingénieurs de renom , com m e Stephenson, affirm ent q u 'il est techniquem ent irréalisable. Le Canal n ’est pas destiné à des bateaux à voile. Or, la m arine à vapeur en est encore à ses balbutiem ents : au début de 1855, elle ne représente que 5 ou 6 % du 6. Hubert Bonin, Suez. Du Canal à la finance (1858-1987K Paris, Economic«, 1987.

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tonnage des flottes britannique et française. Le projet de Ferdinand de Lesseps est aussi un pari sur la vapeur. La souscription est ouverte le 5 novem bre 18S8.400 000 actions, pour un m ontant total de 200 m illions de francs, sont m ises sur le m arché. En France, c ’est un grand succès. Les 21 000 souscripteurs appartiennent à toutes les professions : m agistrats, com m erçants, officiers, hom m es d ’É g lise... «T o u t ce qui lit, m édite, gouverne, enseigne, prie, produit, épargne, agit, com bat, travaille », com m ente Lesseps avec enthousiasm e. Ils ont pris plus de 2 0 7 0 0 0 actions. A illeurs, en revanche, l ’échec est presque com plet. Ceux qui avaient souscrit n ’ont pas versé l ’argent : « Ni les A nglais, par respect de l’attitude prise par leur gouvernem ent; ni les A m éricains, par indifférence ; ni les R usses, par tim idité ; ni les A u tri­ chiens, p ar p olitique, n ’étaien t en d isp osition ou en m esure d e faire honneur à leur sig n atu re7. » Saïd pacha s ’est-il engagé à couvrir les souscriptions qui ne seraient pas rem plies ? En tout cas, il ne l’a pas fait par écrit. Voulant sauver son en trep rise, L esseps lui attribue d ’autorité 176000 actions, au lieu des 64 000 prévues. C ela donne lieu à un m om ent assez délicat, que l ’A rm é­ nien N ubar, adversaire déterm iné du canal de Suez, raconte d an s ses M ém oires, déclarant ten ir l ’inform ation du consul de France, auprès duquel le vice-roi serait allé se p lain d re8. Lesseps a rem is une sim ple feuille volante à Saïd, que celui-ci a tendue à son secrétaire sans la lire. Q uelques jours plus tard, le Français dem ande au vice-roi de bien vouloir donner des ordres pour le versem ent d e sa souscription. « Q uel versem ent ? dem ande Saïd. - M ais le versem ent de votre souscription de 88 m illions. » On fait apporter la feuille volante, au verso de laquelle la som m e de 88 m illions est effectivem ent inscrite pour le com pte du vice-roi d ’Égypte. « Il y a déjà plus de quinze jours q ue, par son silence. Votre A ltesse a confirm é sa souscription, d it le Français. J ’en ai inform é m es collègues et les personnes qui vous portent un si haut inté­ rêt et qui m ’ont chargé de présenter leurs com plim ents à Votre A ltesse. » Selon Nubar, Saïd aurait dit au consul de France, dans son langage de soldat : « Votre L esseps, il m e l ’a enfoncé ju sq u ’à la troisièm e cap u ­ cine ! » L ’historien égyptien M oham m ed Sabry com m ente : « M ettre à la charge du tréso r du vice-roi d ’É gypte 44 % du cap ital social d ’une com pagnie dite universelle, qui devait être form ée par les capitaux libres de l ’Europe, c ’était pousser Saïd sur la pente fatale des em prunts9... » Toujours est-il que la Com pagnie du canal de Suez est constituée, avec Lesseps pour président - une com pagnie universelle, de nationalité égyp­ tienne, ayant son siège à Paris - , et les travaux peuvent com m encer. 7. Georges Edgar-Bonnet, Ferdinand de Lesseps. op. cit. 8. Nubar Pacha, Mémoires, introduction et notes de M irrit Boutros-Ghali, Beyrouth. 1983. 9. Mohammed Sabry, L ’Empire égyptien sous Ism ail et l’ingérence anglo-française. Paris, Geuthner, 1933.

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E n 1856, deux ans après l’arrivée de Saïd au pouvoir, A lexandrie est déjà m éconnaissable. L ’A rm énien Nubar, peu suspect de sym pathie pour le nouveau vice-roi, est le prem ier à le co n stater au reto u r d ’un long voyage en Europe : « Le nom bre d ’Européens avait augm enté ; il y avait p lu s d ’anim ation, m êm e parm i la population indigène ; plus d ’aisance, p lu s de vie au-dehors ; l ’atm osphère de silence et de terreur qui pesait sur le p ay s sous A bbas avait disparu ; on p arlait librem ent, on se prom e­ n a it » L es F rançais, en particulier, sont plus à l ’aise que jam ais en É gypte. Pour la prem ière fois, ce pays com pte un souverain qui parle par­ faitem ent leur langue. A Paris, Saïd est encensé. O n apprécie sa francophilie et sa truculence. L ’écriv ain Edm ond A bout, auteur du rom an Le Fellah, le décrira après sa m ort com m e un personnage rabelaisien : « Un G argantua, colosse débon­ n a ire , bon vivant, gros plaisant, buveur m irifique, à la m ain de taille à so u ffleter les éléphants, à la face large, haute en couleur, exprim ant la b o n té, la franchise, la générosité, le courage, m ais tout cela barbouillé de cynism e, m éprisant les hom m es et ne se respectant pas toujours assez luim êm e. » E n Égypte, où tout changem ent de règne a tendance à se traduire par une hostilité envers les Européens, certaines m esures libérales prises par Sajid contribuent à détendre l ’atm osphère. M ême les paysans en profitent, p u isq u ’ils sont libres désorm ais d ’acheter, de vendre et de planter ce qui leu r plaît. Les arriérés d ’im pôts ont été annulés et toute personne ayant cu ltiv é un terrain pendant cinq ans peut en devenir propriétaire. Q uant aux négociants étrangers, ils sont autorisés à aller dans les cam pagnes pour traiter directem ent avec les cultivateurs. D es pom pes e t des charrues à vapeur com m encent à apparaître dans les grands dom aines, tandis que la guerre de Crim ée fait tripler le prix du blé. D ans les années 1850, l ’É gypte devient « une nation com m erçante d ’im portance m ajeure, sinon de prem ière g ran d eu r12 ». E lle profite du 1. Nubar Pacha. Mémoires, introduction et notes de Mirrit Boutros-Ghali, Beyrouth, 1983. 2. David Landes, Banquiers et Pachas. Paris, Albin Michel, 1993.

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développem ent de la m arine à vapeur, encore difficilem ent utilisable sur de longues distances, com m e le contournem ent de l’A frique par le cap de Bonne-Espérance, m ais très adaptée à la M éditerranée : m êm e sans canal, l’isthm e de Suez regagne de l ’im portance com m e route des Indes. L a voie ferrée entre A lexandrie et Le C aire a été achevée en 1856, et le tronçon suivant. Le C aire-S uez, sera u tilisable deux ans plus tard. A près des siècles de décadence, A lexandrie retrouve son statut d ’entrepôt m ondial. Une intense activité règne dans le port, les sacs d ’épices ou de céréales et les balles de coton se m êlant aux m alles des im m igrants. C ar le pays attire du m onde, de plus en plus de m onde. Q uelque 30 000 personnes viennent s ’y installer chaque année, et ce nom bre ira croissant, surtout à p artir de 1862, quand la guerre de Sécession aux États-U nis fera flam ber les prix du coton.

Des filous et des rapaces Les nouveaux venus, Européens ou Levantins, appartiennent à toutes les catégories sociales. C ertains com ptent sur la vallée du N il pour faire fortune, d ’autres pour échapper à la m isère. Les filous, petits ou grands, sont légion. Parfois, de vrais rapaces viennent flairer l ’odeur de l ’argent, trouvant une proie idéale en la personne de Saïd pacha, qui sait m ieux que personne je te r l ’argent p ar les fenêtres. Son prédécesseur, A bbas, ne m enait pas non plus une vie de privations m algré ses allures d ’intégriste : il avait m obilisé une partie du faubourg Saint-A ntoine, à Paris, en 1849, pour m eubler plusieurs palais et, la m êm e année, fait tirer quelque cent m ille coups de canon pour célébrer la circoncision de son fils ... M ais, contrairem ent à A bbas, le nouveau vice-roi vit au m ilieu des Européens, s ’am usant de leurs extravagances et cédant volontiers à leurs so llic i­ tations. Un Français, Bravay (qui inspirera le N abab d ’A lphonse D audet), le divertit - et le dépouille - particulièrem ent. Un jour, cet aventurier se plaint de n ’avoir pas été suffisam m ent payé : Saïd, grand seigneur, m ain­ tient le m ontant m ais convertit en livres sterling ce qui était libellé en lires italien n es... « A utour du vice-roi, signale Sabatier, le consul de France, les dirigeants et les chercheurs d ’o r s ’agitent sans cesse. De tous les coins de l'E urope, au prem ier bruit de la m ort d ’A bbas pacha, il en est venu s ’abattre sur l ’Égypte com m e sur une nouvelle C alifornie. Les projets les plus extra­ ordinaires, les plans les plus absurdes, ont été présentés à Son A ltesse qui a le tort, à m on avis, de perdre un tem ps précieux à les exam iner3. » Saïd accorde des concessions publiques à des sociétés étrangères, q u itte à racheter ensuite ces privilèges, avec de lourdes pertes, lorsque ces entre­ 3. Archives diplom atiques françaises, A ffaires étrangères, « A lexandrie, 2 octobre 1854 », in Correspondance politique. Égypte, vol. 25.

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p rises frô len t la faillite. Il est harcelé de réclam ations plus ou m oins fantaisistes. Tel Européen, qui s ’est fait cam brioler, se retourne contre le g o u v ern em en t, l ’accusant de ne pas assurer l ’ordre public. Tel autre, dont le bateau s ’est échoué, m et en cause l’existence d ’un banc de sab le... O n raco n te q u ’un jo u r d ’été, à A lexandrie, Saïd reçoit un consul dans son p alais de Ras-el-Tine. Les fenêtres sont ouvertes. Voyant éternuer son visiteur, une fois, puis deux, il lui lance avec m alice : « C ouvrez-vous, m onsieur le consul, couvrez-vous ! Vous pourriez vous enrhum er, et votre gouvernem ent m e réclam erait des indem nités. » C ertains auteurs attri­ buent le m ot à Ism aïl, successeur de Saïd, ce qui est tout aussi plau sib le... P lu sieu rs consuls occidentaux appuient les filous, quand ils ne sont pas d e m èche avec eux. Le représentant des États-U nis, M. de Leon, a une réputation détestable. N ’ayant à défendre q u ’un seul résident am éricain en É gypte, il com pte pas mal de protégés d ’autres nationalités. Saïd cède aux dem andes de ses o bligés, pour se d ébarrasser d ’affaires qui l ’en ­ nuient. M ais il arrive aussi q u ’un consul réclam e des dom m ages pour luim êm e : ainsi, M. Z izinia, représentant de la B elgique, réussit-il à extor­ quer une très grosse som m e à Saïd, à titre d ’indem nité, sous prétexte que, naguère. M oham m ed A li lui avait oralem ent prom is une concession non obtenue. C onsul de B elgique, m ais de nationalité grecque, M. Z izinia a aussi le statut de protégé français : il est appuyé par son collègue et dem icom patriote le consul de F rance4. É tant lui-m êm e très dépensier et devant s ’acquitter des actions du canal de S uez qui ont été souscrites pour l’Égypte, le vice-roi ne peut contracter d ’em prunts : cela lui est interdit par la législation ottom ane. Il contourne la difficulté, en 1858, par l ’ém ission de bons du Trésor. A la fin de l ’année suivante, 2 m illions de livres sterling se trouvent en circulation. D ’autres bons ayant été vendus, la dette flottante atteint 3,5 m illions au m ilieu de 1860. Les salaires des fonctionnaires n ’ont pas été versés. Saïd vend sa som ptueuse vaisselle en or pour récupérer quelque argent. U n nouveau pas est franchi en septem bre 1860 quand une banque pari­ sienne, le C om ptoir d ’escom pte, lui accorde un prêt de 28 m illions de francs. Le vice-roi s ’est engagé à ne pas ém ettre d ’autres bons à court term e sans l ’accord de ses créanciers français. M ais il le fera m algré tout, sous un nom d ifféren t... A la fin de l ’année suivante, la dette flottante atteint 11 m illions de livres. Saïd doit alors vendre son écurie, licencier des fonctionnaires et m êm e réduire une arm ée q u ’il avait beaucoup choyée, avec des unités supplém entaires, de nouveaux uniform es et la prom otion d ’Égyptiens de souche. É teindre des em prunts p ar d ’autres em prunts : c ’est le cercle vicieux dans lequel il s ’enfenne. Les souscripteurs y trouvent leur com pte, puisque les bons sont vendus à des taux très élevés. Des financiers habiles et des 4. Mohammed Sabry, L’Empire égyptien sous ism aïl et l’ingérence anglo-française. Paris, Geuthner. 1933.

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interm édiaires en tout genre se servent au passage. A P aris, on suit P affaiie de près. Ne vaut-il pas m ieux que l’Égypte ait des prêteurs fran­ ç a is? « Si nous nous abstenons, d ’autres prennent la place 5 », é crit le consul à son m inistre. Tous les financiers français d ’Égypte ne sont pas des rapaces. Ils se considèrent pour la plupart com m e des gens honnêtes et m êm e désireux de participer au développem ent du pays. Nom bre d ’entre eux ont une atti­ tude com plexe, bien analysée par le chercheur britannique D avid L andes, qui a consacré une étude très fouillée au banquier Édouard D ervieu. C es hom m es d ’affaires respectent des principes, m ais appliquent, en réalité, deux systèm es de règles : les unes, dans leurs rapports entre eux ; les autres, dans leurs rapports avec les O rientaux. Ils considèrent ces derniers selon toute une gamm e d ’appréciations, allant du m épris à la com passion : « C ertains voyaient en chaque Égyptien un ennem i potentiel dont la m au­ vaise foi im posait une vigilance constante et le recours à des rem èdes puissants ; d ’autres considéraient les indigènes com m e des enfants dont les m anigances et l ’inconduite étaien t m ieux tenues en échec p ar les châtim ents paternels de leurs am is et protecteurs européens. C ependant, ils s ’accordaient tous pour reconnaître que la société indigène é ta it arriérée et la civilisation égyptienne inférieure; l’Européen ne pouvait se perm ettre de se p lie r aux coutum es du pays, m ais l ’É gyptien d ev ait apprendre les m anières et accepter la justice des O ccidentaux ; les codes de conduite acceptés en Europe, les valeurs telles que l’honnêteté, le respect des règ les, la raison, etc., qui, en principe, façonnaient les relatio n s sociales e t professionnelles en O ccident, devaient être m odifiées po u r s ’adapter aux réalités d ’un environnem ent étran g er6. »

Gagner le respect de l’Occident La vulnérabilité financière du vice-roi détruit le peu d ’autorité de son gouvernem ent face aux étrangers, et le régim e des C apitulations s ’en trouve défiguré. Les Européens et leurs protégés échappent à la ju stice locale. M êm e dans les conflits qui les opposent aux Égyptiens, ils ont pris l ’habitude de s ’adresser aux ju rid ictio n s consulaires. Jo uissant d ’une quasi-im m unité diplom atique, ils deviennent intouchables. Les plaignants égyptiens eux-m êm es, fatigués d ’attendre que leu r requête aboutisse, finissent par s ’adresser au consul concerné, m ais pour apprendre parfois que la personne q u ’ils veulent poursuivre a changé entre-tem ps de natio­ nalité, grâce à un autre consul com plaisant... Un jeune ingénieur français, Félix Paponot, engagé par la Com pagnie 5. Archives diplomatiques françaises. Affaires étrangères, « Alexandrie, 19 août 1861 ». op. cil., vol. 29. 6. David Landes, Banquiers et Pachas, op. cit.

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L ’ODEUR DE L ’ARGENT

d e Suez, débarque en Égypte à la fin de 1860. Q uelques sem aines plus ta rd , il écrit à sa m ère : « Je suis resté cinq jo u rs à A lexandrie. C ’est une v ille assez belle dans le quartier européen. Le despotism e y existe d ans tout ce q u ’il a de plus exagéré ; les Européens frappent les A rabes d ’une m anière ignoble. O n voit presque tout le m onde avoir un “guide de course**, un n erf de bœ uf à la m ain et frapper à tort et à travers. Le luxe est ici effrayant. O n y porte des toilettes ébouriffantes et de la plus grande m ode parisienne : c ’est à qui se surpassera7. » U n épisode significatif survient en janvier 1863, quelques jours après la m ort de Saïd et alors que son successeur, Ism aïl, com m ence à gouverner. A A lexandrie, dans le q u artier du port, un « jeu n e Français de bonne fa m ille » , N apoléon C onseil, circu le calm em ent à cheval lo rsq u ’il est agressé par un soldat égyptien arm é d ’un bâton. Les deux hom m es en vien n en t aux m ains. D ’autres soldats interviennent, et le Français est traîn é, une corde au cou, ju sq u ’au com m issariat de p o lice, tandis q u ’une petite foule crache sur lui en crian t : « M ort aux chrétiens ! Le pocha qui protégeait les chrétiens est m ort ! » A lerté, le consul de France, M . d e B eauval, envoie im m édiatem ent ses caw ass arm és récupérer le jeu n e hom m e. Puis U télégraphie au vice-roi et écrit au m inistre égyptien des A ffaires étrangères pour exiger une punition exem plaire, dont il fixe lui-m êm e les term es : « la dégradation du sous-officier qui com m andait le poste, la m ise aux fers des trois soldats reconnus coupables, et leur expo­ sition publique, pendant une heure, sur la grande place, devant le consulat de France, en présence d ’une force m ilitaire im posante ». Si satisfaction ne m ’était pas donnée dans les vingt-quatre heures, ajoute-t-il, « je serais co n train t de prendre les m esures q u ’exigerait la sécurité de m es natio­ naux » - autrem ent dit, faire appel aux forces de m arine françaises pré­ sentes dans le port. L e vice-roi s ’incline, et la cérém onie punitive se déroule exactem ent selon les m odalités fixées. E lle a lieu sur la place des C onsuls - où se trouvent la plupart des consulats européens, les banques et les sièges des com pagnies m aritim es - en présence d ’une foule nom breuse. M. de Beauval est à son balcon, au m ilieu de la place. Il agite un drapeau tricolore en crian t : « Vive la France ! » D es illum inations seront organisées dans le quartier européen pour rem ercier Ism aïl pacha d ’avoir « prouvé aux indi­ gènes et à l ’arm ée que les liens qui attachaient l ’Égypte à la civilisation n ’étaient pas rom pus ». D ans sa réponse au télégram m e du consul de France, le vice-roi lui avait répondu : « M oi aussi, je tiens à faire un exem ple et à rectifier l’in­ tention des gens m alintentionnés. Je vous accorderai plus que vous ne m e dem andez. » C ette dernière phrase éclaire parfaitem ent la psychologie d ’Ism aïl, com m e d ’ailleurs celle de Saïd, qui auront passé tout leur règne à ten ter de gagner le respect de l ’O ccident et à prévenir son courroux, 7. Bruno Reyre, Félix Paponot, 1835-1897, archives familiales.

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quitte à se ruiner, ou plutôt à ruiner leur pays. Dans son souci d ’être bien vu, Saïd pacha a m êm e envoyé en 1862 un bataillon soudanais au M exique, aux côtés du corps expéditionnaire français. C es m alheureux paysans, arrachés à leur terre natale, passeront plusieurs années au bout du m onde, dans des conditions facilem ent im aginables, pour un com bat sans signification.

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Les trésors de M. Mariette

R ien ne destinait A uguste M ariette, fils d 'u n m odeste em ployé de Bou­ logne-sur-M er, à devenir le prem ier défenseur du patrim oine égyptien. R ien, sinon une grande curiosité, des dons éclectiques et une parenté avec N estor L 'H ôte, le secrétaire et dessinateur de C ham pollion. C ’est en clas­ sant les papiers personnels de ce cousin décédé que le jeune hom m e a été confirm é dans sa vocation. M ais le coup de foudre pour le pays des pha­ raons, il l'av ait déjà éprouvé en fréquentant la bibliothèque m unicipale, riche de quelques beaux livres et m êm e d ’une caisse de m om ie acquise en 1837. Renonçant à son poste d ’enseignant dans un collège de la ville, à ses petits travaux littéraires et journalistiques dans des feuilles locales, M ariette a tout fait alors pour obtenir une em bauche au Louvre, puis une m ission en Égypte. Il a vin g t-n eu f an s, en 1850, quand on lui rem et une petite som m e d ’arg en t, le chargeant d ’aller recu eillir de vieux m anuscrits coptes e t syriaques dans des m onastères de la vallée du N il. V ingt-huit jours de voyage. E t, à l ’arrivée, un changem ent total de program m e. « Je n ’ai pas trouvé de m anuscrits, je n ’ai fait l ’inventaire d'aucune bibliothèque, dira M ariette quelques années plus tard à l'A cad ém ie des inscriptions et belles-lettres. M ais, pierre à pierre, je rapporte un tem ple. » A u patriarcat copte du C aire, il reste à la porte : on n ’a pas beaucoup apprécié deux de ses devanciers, des A nglais, qui ont saoulé des m oines pour leur soutirer des tréso rs... La m ission de M ariette est term inée avant d ’avoir com m encé. Va-t-il renoncer? R epartir? Une visite à la C itadelle du C aire, qui dom ine la ville, lui évite de se poser la question : « Le calm e était extraordinaire. D evant m oi s ’étendait la ville du C aire. Un brouillard ép ais e t lourd sem blait être tom bé sur elle, noyant toutes les m aisons jusque par-dessus les toits. De cette m er profonde ém ergeaient trois cents m inarets com m e les m âts de quelque flotte subm ergée. Bien loin dans le sud, on apercevait les bois de dattiers qui plongent leurs racines dans les m urs écroulés de M em phis. A l ’ouest, noyées dans la poussière d ’or et de feu du soleil couchant, se dressaient les pyram ides. Le spectacle était grandiose, il m ’absorbait avec une violence presque douloureuse. O n excusera ces détails peut-être trop personnels; si j ’y insiste, c ’est que le

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m om ent fu t d écisif. J ’avais sous les yeux G izeh, A bousir, Saqqarah, D ahchour, M îl-R ahyna. Ce rêve de toute m a vie prenait un corps. Il y avait là, presque à la portée de m a m ain, tout un m onde de tom beaux, de stèles, d ’inscriptions, de statues. Q ue dire de plus ? Le lendem ain, j ’avais loué deux ou trois m ules pour les bagages, un ou deux ânes pour m oim êm e; j ’avais acheté une tente, quelques caisses de provisions, tous les im pedim enta d ’un voyage dans le désert, et le 20 octobre 1850, j ’étais cam pé au pied de la G rande P yram ide... »

La découverte du Serapeum Ce n 'e st pas à G uiza, pourtant, m ais quelques kilom ètres plus loin, à Saqqara, que va se jo u er le destin de M ariette. Se prom enant sur ce site accidenté, il aperçoit une tête de sphinx ém ergeant du sable. A côté, gît une pierre sur laquelle est gravée en hiéroglyphes une invocation à O sirisA pis. Le Français se souvient d ’un texte de Strabon, vieux de dix-huit siècles : « Le Serapeum est bâti en un lieu tellem ent envahi par le sable q u ’il s ’y est form é, par l ’effet du vent, de véritables dunes et que, lorsque nous le visitâm es, les sphinx étaient déjà ensevelis, les uns ju sq u ’à la tête, les autres ju sq u 'à m i-corps seulem ent... » 11 se précipite dans un village voisin, em bauche une trentaine d ’ou­ vriers, réunit quelques outils e t com m ence à déblayer. Un sphinx, puis deux, puis tro is... C ent quarante et un sont m is au jour, ainsi que plusieurs tom beaux. Dans l ’un d ’eux, M ariette, ébloui, découvre sept statues, dont un m agnifique scribe accroupi. Et ce n ’est pas tout : cette avenue, dégagée sur deux cents m ètres, aboutit à une banquette en hém icycle, garnie de onze statues grecques. Un peu plus à l ’est, les ouvriers vont exhum er un petit tem ple d ’A pis et une statue du dieu Bès. D es fellahs viennent liv rer au ch an tier de l ’eau e t des victu ailles. Ils regardent, com m entent et participent à leur m anière. « A ujourd’hui, vers m idi, pendant le déjeuner des ouvriers, je suis sorti de m a tente à l ’im proviste. Une quinzaine de fem m es de tout âge, venues des villages voisins, étaient rangées autour de la statue d ’A pis. J ’en vis une m onter sur le dos du taureau et s’y tenir quelques instants, com m e à cheval ; après quoi, elle descendit pour faire place à une autre : toute l ’assem blée y passa successivem ent. J ’interrogeai M oham m ed et j ’appris que cet exer­ cice, renouvelé de tem ps à autre, est regardé com m e un m oyen de faire cesser la sté rilité ... » M ariette découvre l ’Égypte en m êm e tem ps que le site de Saqqara. Ses succès com m encent à faire du bruit. D ’autres fouilleurs non hom ologués, qui opèrent dans la régirai, envoient des espions, puis bloquent le ravi­ taillem ent du chantier. C ’est la guerre. Le 4 ju in 1851, le gouvernem ent égyptien ordonne l ’arrêt des travaux et la saisie des objets découverts. Le consul de France se dém ène e t réussit à faire lever la m esure. M ais

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une m aladresse rem et tout en question. A Paris, où sont arrivés quelquesuns des trésors de M ariette, on s ’intéresse enfin aux appels de l’égypto­ logue, qui a épuisé depuis longtem ps son petit pécule destiné aux m anus­ c rits orientaux. La com m ission budgétaire de la Cham bre des députés vote un crédit destiné aux travaux de déblaiem ent de Saqqara e t... « au tran sp o rt en France des objets d ’art qui en proviendront ». Les concur­ rents de M ariette - parm i lesquels figurent des consuls en poste au Caire ne se privent pas d ’exploiter cet aveu im prudent, et le chantier est de nou­ veau interdit. Le Français cam pe toujours à Saqqara. G rande gueule, têtu, il n ’a nulle intention de s ’incliner. Trom pant la vigilance des inspecteurs q u ’on lui en v o ie, ou les soudoyant, il réussit à faire parvenir d ’autres objets au L ouvre, via le consulat, avec la collaboration de visiteurs de passage qui repartent de son chantier les poches pleines. Il travaille aussi la nuit : c ’est à la lueur de torches, le 12 novem bre 1851, q u ’est découverte l’entrée des grands souterrains du Serapeum . Une m erveille. C haque jour, à l ’aube, on rebouche l ’entrée pour em pêcher les fouilleurs concurrents de venir y m ettre leur n e z ... U n com prom is conclu avec le gouvernem ent égyptien, le 12 février 1852, va perm ettre de poursuivre cette fantastique découverte au grand jour. A l’ouverture des galeries souterraines, M ariette assiste à un phéno­ m ène unique : « Par l’entrée du nord sort tum ultueusem ent, com m e de la bouche d ’un volcan, une grande colonne de vapeur bleuâtre qui m onte droit vers le ciel. La tom be m et environ quatre heures à se débarrasser ainsi du m auvais air qui y était depuis si longtem ps em prisonné. » Peu à peu, un im m ense com plexe religieux surgit des sables. D ans le prem ier souterrain, M ariette découvre vingt-quatre sarcophages de p ierre, vidés de leur contenu. Sans doute ont-ils été pillés dans l ’A nti­ quité. Le deuxièm e souterrain réserve des surprises encore plus grandes : vingt-huit m om ies d ’A pis, intactes, ainsi que le corps de Khâem ouas, fils d e Ram sès 0 , voisinant avec de fabuleux bijoux. A ces tom bes s ’ajoutent des catacom bes de diverses époques, ainsi q u ’un tem ple funéraire. Des centaines de caisses, contenant des objets sans prix, partent pour la France. E lles vont en rich ir le m usée du Louvre, dont M ariette a été nom m é, le 1er janvier 1852, attaché à la conservation des antiquités égyp­ tiennes. Son salaire lui perm et d ’accu eillir fem m e et enfants, qui ont débarqué en Égypte sans avertir. La petite m aison de Saqqara est agran­ die. Baptisée « villa M ariette » et surm ontée du drapeau français, elle n ’a pour m eubles que de vulgaires assem blages de planches. Le découvreur du Serapeum et sa fam ille vont y vivre deux ans, au m ilieu des serpents, des scorpions et des chauves-souris, tandis que, la nuit, hyènes et chacals hurlent au m ilieu des co llin es... Le confort sem ble être le dernier souci de M ariette, atteint d ’ophtalm ie e t obligé désorm ais de porter de grosses lunettes bom bées pour protéger ses yeux du soleil. C ’est pourtant un bon vivant. Le succès com m e les

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épreuves ont renforcé son im age de géant blond, aux m ains calleuses, rieur, batailleur, aim ant fo rcer le trait, inventer m êm e certains d étails cocasses pour le plus grand plaisir de son auditoire. Com m e il est d ’usage à l ’époque, un partage des fouilles intervient. La quarantaine de caisses accordées à M ariette renferm ent quelque 2 500 objets '. M ais, en tenant com pte des autres expéditions, légales ou non, ce sont près de 6 000 pièces qui se retrouvent au m usée du Louvre dans les années 1852 et 1853 12. Y fig u ra it, entre autres, le célèbre scribe, des bijoux du prince K hâem ouas, le m onum ental taureau A p is... S ’il n ’a pas cherché à s'en rich ir personnellem ent, le découvreur du Serapeum n ’a négligé aucun m oyen, aucun subterfuge pour exporter ces trésors. C ’est pourtant à lui que Saïd pacha confie en 1858 la fonction nouvel­ lem ent créée de m aam our (directeur) des A ntiquités égyptiennes. A p artir de ce m om ent, M ariette change com plètem ent d ’optique. Il devient l ’in­ traitable défenseur du patrim oine égyptien, luttant aussi bien contre les voleurs d ’objets et les fouilleurs privés que contre les libéralités du viceroi, toujours tenté d ’offrir à ses visiteurs européens quelque bijou, statue ou sarcophage pharaonique. Un virage à 180 degrés !

La création du musée du Caire D urant les m ois qui suivent sa nom ination, M ariette fait o u v rir une trentaine de nouveaux chantiers. Tout est à organiser dans un pays qui a longtem ps ignoré ses richesses antiques et se trouve être le théâtre d ’un im m ense pillage. Le m aam our doit parfois su rv eiller ses propres su r­ veillants. La découverte, à Thèbes, en février 1859, du fabuleux trésor de la reine A ah-H otep lui vaut un sérieux conflit avec le gouverneur de la province, lequel a enferm é les bijoux dans un coffre scellé pour les expé­ d ier directem ent au vice-roi, avec ses com plim ents. M ariette voit rouge. U se fait donner l'autorisation d ’arrêter tout bateau à vapeur qui transpor­ terait des antiquités sur le Nil. Une scène d ’abordage, dans la m eilleure tradition corsaire, a lieu. Le coffre est récupéré, e t son contenu versé au m usée. Saïd pacha retient cependant, pour son propre usage, une m agni­ fique chaîne à sextuples m ailles et un scarabée de toute b eau té3... M ariette ne m anque pas d ’ennem is, y com pris parm i ses com patriotes. Le plus virulent est sans doute Ém ile Prisse d ’Avennes, un personnage peu banal, descendant d ’une fam ille anglaise ém igiée en Flandre (Price o f Aven and C am avon) e t installé depuis longtem ps en Égypte. Ingénieur, architecte, devenu égyptologue, cet arabisant talentueux am asse une quan­ tité considérable de croquis et docum ents en vue d ’un ouvrage qui fera 1. Élisabeth David, M ariette pacha. Paris, Pygmalion, 1994. 2. Christiane Ziegler, Le Louvre, les antiquités égyptiennes. Paris, Scala, 1990. 3. Élisabeth David, M ariette pacha, op. cit.

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date. H istoire de l ’art égyptien d ’après les m onum ents, depuis les tem ps les p lu s reculés ju sq u ’à la dom ination rom aine. Il possède une belle dem eure à Louxor, après s'ê tre brouillé avec la m oitié de la ville du C aire. Patriote, il a fait scier les reliefs de la Salle des ancêtres du tem ple de K am ak pour ne pas les voir tom ber entre des m ains allem andes et les a expédiés discrètem ent au m usée du Louvre dans vingt-sept caisses portant la m ention « O bjets d 'h isto ire naturelle » ... P our lui, le m aam our est un charlatan, doublé d 'u n escroc : « M ariette, qui est devenu directeur des m onum ents historiques avec 20 000 francs d'appointem ents, un bateau à vapeur et un m illier d ’hom m es à sa dispo­ sition, M ariette règne en pacha sur les antiquités égyptiennes de la vallée du N il où il fait exécuter des fouilles. En parcourant le pays, j ’ai vu avec quelle im pudence et quel charlatanism e il m ène ses affaires. J ’ai vu, au pied des pyram ides, com m ent il a ravagé le grand sphinx pour y chercher je ne sais quel m ystère, peut-être des notions m oins confuses sur la m ère d 'A p is que le pathos inintelligible q u ’il a publié. J ’ai appris avec quelle effronterie il nous a trom pés sur les découvertes faites au Serapeum qui n ’a fourni que des stèles. La fam euse statue du scribe ne provient pas de ses fouilles, elle a été achetée 120 francs à un ju if du Kaire, M. Fernandez, qui l ’a déterrée à A bousir... M ariette a retiré plus de 9 000 francs d ’o r de petits fragm ents de bijoux ou de statuettes dans ses fouilles du Serapeum . Il les a fait fondre en lingots pour faire des bijoux et les a bien vendus. Sa fem m e en porte encore un bracelet fait ainsi de débris d ’antiquités, et elle a eu la naïveté de m e le d ire 45.» C es accusations ne seront pas retenues. P risse d ’Avennes a déjà été trop m édisant sur trop de m onde pour être c ru ... M ariette va pouvoir réaliser un projet qui lui est cher : la m ise en place d ’un m usée égyptien, ouvert au public en 1863, dans le vieux quartier cai­ rote de Boulaq. « M usée » est un grand m ot, si l ’on en croit G aston M as­ pero : « Le site était assez m isérable : une grève assez raide, sans cesse entam ée par le courant du Nil ; au sud, une m aison basse et hum ide où le directeur s'in stalla avec sa fam ille ; au nord, une vieille m osquée, dont les salles avaient servi d ’entrepôt aux bagages des voyageurs et des m archan­ dises ; à l’est enfin, et en bordure de la grande rue de Boulaq, des hangars longs et bas, où l ’on am énagea des bureaux pour les em ployés et des salles pour les m onum entss. » Les quatre ou cinq pièces ouvertes aux v isiteu rs sont m al éclairées. On y trouve parfois des scorpions ou un reptile endorm i. La direction finit par faire appel à un psylle réputé, qui réussit à attirer les serpents et à les m ettre hors d ’état de nuire 6. .. M ariette vit au m ilieu d ’une m énagerie. Les visiteurs sont surpris de trouver dans le jardin des singes, une gazelle et m êm e un cham eau. On ne 4. Émile Prisse d ’Avennes. Petits Mémoires secrets de la cour d'Égypte. Paris. 1931. 5. Gaston Maspero. Notice bibliographique sur Auguste M ariette. P u is. 1904. 6. Édouard M ariette, Mariette pacha. Lettres et souvenirs personnels. Paris, 1904.

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peut pas dire que le directeur sO’1 trè s accueillant. Le vicom te de Vogüé décrit un personnage silencieux et renfrogné, revêtu d ’une stam bouline et coiffé du tarbouche : « Tandis que le visiteur traversait le jardin, ce pro­ priétaire sourcillait d ’un air rogue et fâché, il suivait l’intrus d ’un regard jalo u x , le regard de l ’am ant qui voit un inconnu en trer chez sa b ien aim ée, du prêtre qui voit un profane pénétrer dans le tem ple. » U ne grande tendresse se cache pourtant derrière cette enveloppe rude : « La glace rom pue, il vous prenait en affection, vous entraînait à son m usée, et là il continuait devant ses vieilles pierres ; à sa voix, elles s ’anim aient, les m om ies se levaient de leurs gaines, les dieux parlaient, les scribes dérou­ laient leurs papyrus, les m illiers de scarabées, sym boles d ’âm es libérées, em plissaient l ’a ir 7... » En 1859, M ariette fait déblayer les tem ples d ’Abydos et de M édinetHabou. Au printem ps de l ’année suivante, il entreprend des fouilles très fructueuses à Tanis, dans le Delta. M ais Saqqara réserve encore de belles surprises : le directeur des A ntiquités y m et au jo u r le C heikh-el-B eled et le m astaba de Ti. C ette m ême année à G uiza, il découvre la statue en diorite de K héphten. Le diabète com m ence à le ronger et il souffre d ’ophtalm ie. « Nos regards bleus ne sont pas faits pour des clim ats em brasés », écrit-il en août 1860 à un am i. C ela ne l ’em pêche pas de fasciner son entourage par des dons d ’observation, d ’intuition et de déduction logique peu com m uns. Le génie que C ham pollion a m is dans l ’étude de la philologie sem ble trouver son écho chez M ariette dans l ’archéologie. L ’un de ses collabora­ teurs raconte une scène étonnante lors du déblaiem ent d ’Abydos : « Avec sa perspicacité habituelle en m atière de fouilles, M ariette a désigné devant m oi à ses fellahs l ’endroit où devait se trouver le m ur d ’enceinte. Au grand étonnem ent des hom m es qui trav aillaien t depuis tro is sem aines pour lui, quelques coups de pioche ont découvert la m uraille en question, décorée de bas-reliefs et d ’inscriptions du plus haut intérêt. U n vieil A rabe vint alors lui dire : “Je n ’ai jam ais quitté ce village, jam ais je n ’avais m ême entendu dite q u ’il y eût là un mur. Quel âge as-tu donc pour te rappeler sa p lace? - J ’ai trois m ille ans, répondit im perturbablem ent M ariette. - A lors, répliqua le vieil hom m e, pour avoir atteint un si grand âge et paraître si jeune, il faut que tu sois un grand sain t; laisse-m oi te regarder !” Et pendant trois jo u rs, il est venu contem pler le saint qui, par­ fois avec une prodigalité sans égale, distribuait des coups de canne aux ouvriers qui ne travaillaient pas à sa guise 8. » A Paris, on se plaint de l’absence de M ariette, qui est toujours fonc­ tionnaire français, affecté au L ouvre. Ses supérieurs finissent p ar lui dem ander de ch o isir entre la France et l ’Égypte. D échiré, il choisit 7. Eugène Melchior de Vogüé, Chez les pharaons. Boulacq et Saqquarah, 1880. 8. Théodule Devéria, Journal de voyage, cité par G. Devéria, in Bibliothèque égyptologique, t. IV.

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1’Égypte, tout en sachant que sa situation est tributaire des sautes d ’hum eur du p acha régnant. La m ort de Saïd, en 1863, lui vaudra d ’ailleurs une période de purgatoire, ju sq u ’à ce que le nouveau vice-roi, Ism aïl, recon­ naisse ses m érites et ne puisse plus se passer de lui.

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Polytechniciens et ouvriers-fellahs

C ontre le canal de Suez le gouvernem ent britannique n ’a pas désarm é. Il continue de d istiller des argum ents assassins, susceptibles de découra­ g er les actionnaires, d ’im pressionner le vice-roi d ’Égypte et de renforcer le v eto du sultan. Son raisonnem ent, relayé par des journaux com m e le Tim es, paraît d ’une logique im placable : 1) le canal est irréalisable, en raison de la difficulté de navigation en m er aux deux entrées envisagées ; 2) m êm e s ’il était réalisé, son existence serait m enacée par les dépôts d e vase et les sables m obiles ; 3 ) des som m es énorm es devraient donc être consacrées au percem ent puis à l ’entretien de cette voie d ’eau, ce qui l ’em pêcherait d ’être rentable ; 4 ) n ’étan t pas rentable, l ’entreprise ne saurait être q u ’une opération politique dirigée contre l ’A ngleterre, pour lui ravir la route des Indes et faire de l ’isthm e de Suez une colonie française. L ors de débats à la C ham bre des com m unes, des voix s ’élèvent en faveur du canal, m ais elles sont m inoritaires. Lord Palm erston continue d ’affirm er haut et fort q u ’il s ’agit de la plus grande escroquerie des tem ps m odernes. L esseps plaide inlassablem ent sa cause auprès de l ’opinion britannique. Il écrit aux journaux, brandit des chiffres, tien t bon. N ’en déplaise au gouvernem ent de Sa M ajesté, le prem ier coup de pioche sera donné le 25 avril 1859 sur le rivage de la M éditerranée. Avant de se rendre sur place, le président offre un « banquet d ’adieu » à tous les em ployés de la Com pagnie dans un grand restaurant parisien. O n porte des to asts, à l ’em pereur (toujours bien discret), à l ’im pératrice Eugénie (cousine de Ferdinand de Lesseps, dont le soutien est assuré) et au prince Jérôm e (le plus enthousiaste, qui a été nom m é protecteur de la Com pagnie). Un certain D uchenoud, « savant orientaliste », dem ande la parole. Il déclam e un poèm e de sa com position, à la gloire du président : Toi qui pendant dix ans as mûri dans ton sein Le plan de cette œuvre si belle ; Toi dont l’infatigable zèle Appelle le succès sur ce vaste dessein. Accomplis ta tâche immortelle...

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DE GRANDES AMBITIONS

La tâche com m ence de m anière héroïque, sur une étroite langue de terre, balayée par des vents violents et parfois subm ergée par les eaux, entre le lac M enzala et le golfe de Féluse. Q uelques dizaines de pionniers, conduits par un ingénieur des Ponts et C haussées, Laroche, y logent dans des cabanes ou sous des tentes, à l’endroit où naîtra Port-Saïd. Sur place, il n ’y a rien. La nourriture, les barriques d ’eau, les outils, le bois et m êm e les pierres doivent y être achem inés par bateau, à partir de D am iette, ou d ’A lexandrie, encore plus éloignée. Tandis que l ’on m onte le phare et com m ence à construire un appontem ent, une m achine diplom atique se m et en branle. De C onstantinople, le sultan ordonne à son vassal d 'arrêter les travaux. Les autorités égyp­ tiennes transm ettent la consigne à la C om pagnie. Le consul de France lui-m êm e dem ande à ses com patriotes d ’obéir. Le chantier est stoppé, m ais Lesseps refuse de s ’incliner. A près quelques m ois d ’interruption, les travaux reprennent. Ils ne s ’arrêteront plus. Pour couper court aux soupçons britanniques de colonisation de l’isthm e, il a été officiellem ent décrété que les quatre cinquièm es au m oins des ouvriers seraient égyptiens. Un règlem ent spécial a été prom ulgué par Saïd pacha, prévoyant que ces ouvriers - des paysans réquisitionnés - devront être « fournis par le gouvernem ent égyptien, d ’après les dem andes des ingénieurs en ch ef et selon les besoins ». Le salaire sera d ’un tiers supé­ rieur à la paie journalière m oyenne et - nouveauté dans la vallée du Nil les m alades ou les blessés recevront une dem i-paie. Les enfants de m oins de douze ans ne gagneront q u ’une piastre par jo u r (au lieu de trois) m ais auront droit à une ration entière de nourriture. Enfin, la C om pagnie pren­ dra à sa charge les frais de transport des ouvriers et de leurs fam illes. C ette charte représente un net progrès, puisque les fellahs, régulièrem ent soum is à la corvée pour creu ser ou cu rer des canaux d ’irrigation, ont l’habitude de ne pas être payés et ne disposent d ’aucune garantie m édicale ou sociale. A insi donc, au début des années 1860, les relations franco-égyptiennes prennent la form e d ’une relation de travail quotidienne assez étrange : entre des ingénieurs français, polytechniciens ou centraliens, diplôm és des Ponts et C haussées, et de pauvres paysans illettrés, arrachés à leu r terre et à leur foyer, qui ne com prennent ni le sens ni la nécessité de ces travaux dans le désert. Les Français affichent généralem ent un souci d ’hum anité. Un res­ ponsable de la Com pagnie décrit « nos braves ouvriers indigènes », qui se sont organisés eux-m êm es dans un chenal infiltré d ’eau : « Les hom m es du m ilieu de la file ont les pieds et le bas des jam bes dans l ’eau. Ils se penchent en avant et prennent à m ême leurs bras des m ottes de terre, pro­ venant du fond, q u ’ils ont préalablem ent retournée avec une pioche à fer carrée, appelée fa ss dans le pays, et qui ressem ble à une houe un peu courte et large. Ces m ottes sont passées de m ain en m ain ju sq u ’à la berge, où d ’autres hom m es, tout à fait hors de l’eau ceux-ci, tendent le dos en se

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c ro isan t les bras en arrière, ce qui constitue une hotte d 'u n genre prim itif. Q u an d on a em pilé assez de m ottes pour faire une charge, l'individu se m et e n m arche, toujours courbé, ju sq u 'à la ligne extrêm e de la berg e; a lo rs, il se redresse, ouvre les bras, e t le tout glisse à terre. A près quoi, n o tre hom m e revient prendre un nouveau chargem ent, et ainsi de suite. In u tile d e te dire que, pour ce m étier original, toute l ’équipe s'e st débar­ rassée d e ses vêtem ents, de sorte que je ne conseillerais pas de faire visiter le ch an tier à des voyageuses, s 'il s'e n présentait par hasard '. » Pourquoi ce systèm e d 'u n autre tem ps ? Parce que ces ouvriers ont été in cap ab les de s'in itie r au m aniem ent des m adriers, chevalets, pelles et brouettes. Ah ! le chargem ent de la b ro u ette... « L ’un prenait la roue ; les d eu x autres, les brancards de la brouette rem plie, et m es trois gaillards de p o rter triom phalem ent cette ch arg e... Tti com prends qu'avec de pareilles habitudes, ils aient préféré revenir au m ode sim ple dont ils se servent pour leurs travaux d ’endiguem ent. Au surplus, un bain, par cette saison, et dans l'e a u salée, n 'e st ni désagréable ni m alsain. On a donc fini par laisser les m anœ uvres travailler à leur façon et ils s'e n tirent avec beaucoup d ’acti­ v ité e t d ’entrain. D ’entrain ? Eh oui ! Ils chantent, ils barbotent, ils rient en m ontrant leurs dents blanches q u ’envieraient bien des jo lies fem m es de n otre connaissance 12. » U ne vision un peu m oins joyeuse des chantiers sera donnée des années plus tard par Voisin bey, ingénieur en chef des travaux 3. De nom breuses désertions ont lieu au cours de l’année 1860, parce que les ouvriers, payés selon leur rendem ent, gagnent à peine de quoi assurer leur nourriture. Pour recruter, des avis sont placardés dans les villages, soulignant les bonnes conditions proposées et précisant q u 'il « est expressém ent défendu à tout E uropéen, quel que so it son grade, de m altraiter les ouvriers arabes ». E n réalité, ceux-ci sont surtout frappés, à coups de bâton ou de fouet - com m e il est alors en usage dans toute l 'Égypte - , par des com patriotes, chargés d ’appliquer le règlem ent. Les Français laissent faire. 11 s'e n trouve toujours pour ju stifier cette pratique devant des voyageurs de passage. Le peintre N arcisse Berchère, qui visite les chantiers, s ’entend dire par son cicérone : « Le fellah est com m e la fem m e de Sganarelle : il dem ande à être battu. A ttention ! Battu par ses pairs, pas par nous. D 'ailleurs, la chose qui nous répugne le plus, c 'e s t d 'a v o ir à sévir par nous-m êm es... Les contingents d'ouvriers-fellahs arrivent ici accom pagnés d'o fficiers et de cheikhs. C ’est à eux q u ’appartient la responsabilité du travail à exécuter, donc celle de sé v ir... Je vous em m ènerai voir dans le village arabe une charm ante peau de bœ uf étendue par terre : c ’est le lit de la justice. 11 est rem pli des argum ents les plus persuasifs. Vous constaterez avec quelle bonne volonté les coupables acceptent leur châtim ent4. » 1. Olivier Ritt, Histoire de T isthme de Suez, Paris, Hachette, 1869. 2. Ibid. 3. Voisin bey. Le Canal de Suez. Paris, 1902-1906. 4. Narcisse Berchère, Le Désert de Suez, cinq mois dans T isthme. Paris, 1862.

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Les avis alléchants placardés dans les villages - où d ’ailleurs personne ne sait lire - font chou blanc. Sollicité par la Com pagnie, qui m anque de bras, le vice-roi ordonne alors aux gouverneurs des provinces de fo u rn ir des contingents. On envoie chercher manu m ilitari des paysans dans toute l ’Égypte. « Le régim e des corvées proprem ent dites succéda ainsi, à p artir du m ois de janvier 1862, au m ode précédent de recrutem ent5 », précise Voisin bey. Trois entreprises sont m enées sim ultaném ent. Il s ’agit, à la fois, d ’éta­ blir un port sur la M éditerranée, de creuser un canal m aritim e qui relierait ce port à Suez sur la m er Rouge et de creuser un autre canal, d ’eau douce celui-là, à partir du Nil, pour alim enter les cam pem ents. L ’approvisionne­ m ent en eau potable est en effet l'u n e des questions les plus urgentes, car les centaines de cham eaux m obilisés pour transporter des barriques ne suffisent pas à la tâche. D ans cette prem ière phase, l ’essentiel du travail se fait à m ain d ’hom m e, m êm e si quelques dragues, parvenues péniblem ent p ar m er, s ’activent à Port-Saïd. C ette ville naissante com pte déjà 2 000 âm es au printem ps 1861. Des habitations ont été construites, ainsi que des ateliers, une scierie m écanique et des m achines à distiller l ’eau salée. M algré le bassin et l’appontem ent qui s ’achèvent, plusieurs navires de rav itaille­ m ent font encore naufrage. A l’intérieur de l ’isthm e, où neuf autres chantiers ont été ouverts, par­ fois en plein désert, l’activité n ’est pas m oins intense. Des m illiers de per­ sonnes s ’affairent à la pioche dans la m êm e tranchée, et la terre q u ’ils enlèvent est chargée dans des paniers de jonc. Incessam m ent, de longues files d ’hommes gravissent les beiges escarpées, sur lesquelles des planches ont été disposées en escalier, tandis que d ’autres en descendent avec leurs couffes vides. C ette fourm ilière hum aine s ’active aussi la nuit, à la lueur de centaines de torches de bois gras, au rythm e des chants entonnés par les surveillants. Le prem ier enfant français de l’isthm e naît le 10 juin 1860. O n le pré­ nom me Ferdinand-Saïd.

L’arbitrage de l’empereur Pour son prix de poésie 1861, l ’A cadém ie française a choisi com m e thèm e le percem ent du canal de Suez. Soixante-douze candidats entrent en lice. Le vainqueur, H enri de Bom ier, appelé à lire son œ uvre sous la coupole, n ’est pas un adepte de la sobriété. Parti d ’une histoire com pli­ quée de khalife, au M oyen Age, qui aurait transform é le canal antique en fossé fétide et noir, il en arrive au vice-roi éclairé que l ’Égypte s ’est donné, pour lancer finalem ent un grand cocorico : 5. Voisin bey. Le Canal de Suez. op. cit.

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Au travail ! Ouvriers que notre France envoie. Tracez, pour l’univers, cette nouvelle voie ! Vos pères, les héros, sont venus jusqu’ici ; Soyez fermes comme eux et comme eux intrépides, Comme eux vous combattez aux pieds des Pyramides, Et les quatre mille ans vous contemplent aussi ! Ferdinand de L esseps, infatigable, vient régulièrem ent dans l ’isthm e, en tre deux voyages en E urope, pour contrôler les travaux, stim uler les én erg ies, régler des conflits. Il dispose d 'u n e étrange voiture, aux larges ro u es, tirée par quatre drom adaires. « O n dirait un char antique portant quelque dieu païen, tant l ’escorte qui l'en to u re est nom breuse, anim ée et b rillan te », note Paul M erruau, l ’ancien consul de France qui l ’accom ­ pagne su r place. L e 12 novem bre 1862, l'em bryon de canal m aritim e, arrivé au m ilieu de l'isth m e , com m ence à rem plir le lac Tim sah. U ne grande fête est organisée, en présence de notables égyptiens, d ’oulém as, d ’évêques et de plusieurs consuls généraux. « Au nom de Son A ltesse M oham m ed Saïd, déclare Ferdinand de Lesseps en faisant un signal aux ouvriers arm és de leurs pioches, je com m ande que les eaux de la M éditerranée soient intro­ d u ites dans le lac Tim sah, avec la grâce de Dieu. » La m usique m ilitaire et les coups de fusil couvrent les bruits de l'ea u bouillonnante qui rom pt les restes de la digue pour se précipiter dans cet im m ense bassin asséché depuis des m illiers d ’an n ées... Q uelques sem aines plus tard, Lesseps apprend avec consternation que Saïd pacha est au plus m al. Il se précipite à A lexandrie et arrive au palais quelques heures après la ment de son bienfaiteur. Tristesse et inquiétude. Si le nouveau vice-roi, Ism aïl, est encore plus européanisé que son oncle, il ne passe pas pour un fervent partisan du canal de Suez. Sa prem ière adresse aux consuls généraux e st de nature à inquiéter la C om pagnie p u isqu'il y critique le principe de la corvée. A Lesseps, venu lui dem ander des explications, Ism aïl répond avec panache m ais non sans am biguïté : « Nul n 'e st plus canaliste que m oi, m ais je veux que le canal soit à l ’Egypte et non l ’Égypte au canal. » Les travaux vont continuer, com m e si de rien n ’était. L esseps propose que la ville naissante de Tim sah, appelée à devenir le grand port intérieur de l'isth m e, soit baptisée Ism aïlia. C ’est l'occasion d 'u n e nouvelle célébration e t de quelques phrases bien senties : « Avec M oham m ed S aïd, nous avons com m encé le canal, avec Ism aïl nous l'achèverons. Q ue dès aujourd’hui donc le nom de Tim sah soit rem placé par celui d 'Ism aïlia, et que les eaux de la M éditerranée, s'unissant à celles de la m er R ouge, unissent égalem ent dans l'av en ir les nom s de Saïd et d 'Ism aïl, tous deux chers à nos coeurs ! » Au printem ps 1863, C onstantinople revient à l'o ffen siv e, exigeant la suppression de la corvée dans l ’isthm e de Suez, pour des raisons hum ani­ taires. Ju sq u 'ici, la sollicitude des autorités ottom anes pour le sort du 149

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fellah égyptien avait échappé à lout le m onde... M ais il faut tenir com pte de cette exigence, qui trouve naturellem ent un écho à Londres, m êm e si Ferdinand de Lesseps souligne que son entreprise est bien plus hum aine que la construction de la voie ferrée A lexandrie-Le C aire-Suez, laquelle « repose su r des m illiers de cadavres égyptiens ». La C om pagnie n ’at-elle pas m is en place des services m édicaux et sociaux ? Ses statistiques, publiées tous les ans, indiquent que le taux de m ortalité n ’a jam ais été aussi faible sur un ch an tier en Égypte : le rapport du docteur A ubert Roche, m édecin-chef, fait état, entre m ars 1861 et m ars 1862, de 20 m orts sur 1250 em ployés européens et de 23 m orts sur une « population arabe » de 120933 personnes. A utrem ent d it, à proportion égale, le C anal tue cent fois m oins d ’É gyptiens que d ’étra n g ers... L es conditions clim a­ tiques, auxquelles les seconds ne sont pas habitués, suffisent-elles à expli­ quer une telle différence? Nul n ’est en m esure de confirm er les chiffres de la Com pagnie, qui paraissent cependant plausibles à un chercheur du C N R S6. L ’habile N ubar, revenu aux com m andes pour être le m in istre des A ffaires étrangères d ’Ism aïl, fait de l ’abolition de la corvée son cheval de bataille et réclam e une renégociation des accords. Il n ’est pas acceptable, selon lui, que 20000 travailleurs soient m obilisés en perm anence. 20000 qui sont en fait 60000, puisqu’à ceux qui travaillent s ’ajoutent ceux qui se rendent sur les chantiers et ceux qui en repartent, dans des périples pou­ vant durer de quinze à vingt jours. « La population de l ’Égypte, précise Nubar, était condam née à tour de rôle à donner à la Com pagnie deux à trois m ois de son tem ps, de son travail et de sa vie, sans rém unération aucune ; car, au m épris de l’entente intervenue et qui aurait dû assurer un franc par jo u r de travail, la Com pagnie les renvoyait sans salaire aucun, laissant m êm e la nourriture à leur ch arg e7. » L esseps s ’indigne. L ’affaire s ’envenim e. N ubar se rend à P aris et, discrètem ent appuyé par le duc de M omy, assigne en justice la C om pa­ gnie. C elle-ci contre-attaque en organisant un spectaculaire banquet de 1600 couverts, au palais de l ’Industrie, sur les C ham ps-É lysées, le 11 février 1864. Le prince N apoléon, cousin de l'em p ereu r, prend la parole pendant une heure et dem ie, électrisant l’assistance par un discours très peu diplom atique, dans lequel il accuse N ubar pacha d ’av o ir des livres sterling « pour argent de poche ». Le conflit prenant une tournure dangereuse, on dem ande un arbitrage à N apoléon III. C urieux arbitrage ! C ’est l ’em pereur des Français qui est am ené à trancher une controverse entre l’Égypte et des F ran çais... N apo­ léon III réunit une com m ission d ’étude et, après en avoir reçu les conclu­ sions, se prononce, le 6 ju illet 1864, dans un long docum ent. Chacune des 6. Serge Jagailloux, La Médicalisation de l'Égypte au xix* siècle, 1798-1916, Paris. Recherche sur Tes civilisations, 1986. 7. Nubar Pacha, Mémoires, introduction et notes de Mirrit Boutros-Ghali, Beyrouth. 1983.

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deux p arties peut y trouver des satisfactions. La Com pagnie est invitée à ren o n cer aux contingents de travailleurs égyptiens. De m êm e devra-t-elle rétro céd er à l’Égypte le canal d ’eau douce, ainsi que quelque 60000 hec­ tares d e terrains en partie irrigués. En com pensation, elle recevra 84 m il­ lio n s d e francs. C et arbitrage lui donne surtout une sorte de caution o fficielle, qui va lui perm ettre d ’obtenir enfin l ’accord des autorités otto­ m anes. L es ch an tiers se vident. L es ingénieurs français voient p artir leurs o u v rie rs, qui regagnent leurs villages. C es paysans seront rem placés p a r d es Européens ou des Levantins, rétribués beaucoup plus cher, m ais su rto u t p ar d ’énorm es m achines, fabriquées spécialem ent en France pour p ercer ce canal en plein désert. U ne nouvelle aventure com m ence, sous le signe de la fée Vapeur.

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L'Exposition universelle

Si tu ne vas pas en Égypte, l ’Égypte viendra à to i... L ’im m ense m ajo­ rité des Français, sous le Second Em pire, n ’est pas allée dans la vallée du Nil e t n ’a aucune chance de s ’y rendre. L ’Exposition universelle de 1867, organisée à Paris, va lui perm ettre en quelque sorte de toucher du doigt le pays des pharaons. Les 7 m illions de visiteurs qui se pressent sur le C ham p-de-M ars sont surtout attirés par les pavillons orientaux. E t, dans cet O rient m agique, l’Égypte - à qui plus d ’une vingtaine de m édailles seront décernées - occupe de loin la prem ière place. Ism ail pacha arrive à Paris, pour l ’inauguration, auréolé du nouveau titre de khédive, q u ’il a longuem ent négocié avec son suzerain, le sultan de C onstantinople. « K hédive », dont personne en Égypte ne com prend très bien la signification, sem ble vouloir dire « seigneur » en persan. C ’est plus élégant et surtout plus glorieux que « vice-roi », qui exprim e une idée de sujétion. Le petit-fils de M oham m ed A li a égalem ent obtenu, contre beaucoup d ’argent, la succession en ligne directe pour les m em bres de sa fam ille. C ’est son fils aîné, Tew fik, qui lui succédera sur ce q u ’on appelle déjà le trône d ’Égypte. La France a toutes les raisons de recevoir royalem ent ce pacha, franco­ phone, francophile, diplôm é de Saint-Cyr. L ’entrée du M ahroussa dans la rade de Toulon, le 15 ju in 1867, est saluée par les vaisseaux pavoisés de la flotte, tandis que l ’artillerie des forts tire sans discontinuer. C ’est le baron H aussm ann, préfet de la Seine, qui accueille le khédive à Paris. D ans la cour de la gare de Lyon, un bataillon du 43e régim ent d ’infanterie rend les honneurs. C inq voitures de la Cour, en grande livrée, escortées par des lanciers de la G arde, conduisent Ism aïl et sa suite au palais des Tuileries. Le khédive est introduit dans le salon du Prem ier C onsul, où se tient l’im pératrice, « entourée du grand-m aréchal du palais, du grand-écuyer, du grand-veneur, du com m andant en ch ef de la G arde im périale, de l ’adjudant-général du palais, de sa dam e d ’honneur et des officiers et dam es du service '. . . » . L ’em pereur, atteint de douleurs rhum atism ales, n ’assiste pas à la réception. Ce n ’est pas une m aladie diplom atique. Une dizaine de I. I. Georges Douin, Histoire du régne du khédive Ismaïl, Rome, 1933-1938, t. II.

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jours plus tard. N apoléon III invitera Ism aïl, logé au pavillon de M arsan, à prendre place à sa d roite pour p asser en revue la garnison de P aris. Il l ’invitera à déjeuner à Saint-C loud, lui présentera personnellem ent le château de V ersailles, puis ira lui rendre visite, avec la fam ille im périale, sur le site de l ’Exposition.

Une leçon d’égyptologie Le pavillon égyptien, dont la conception a été confiée à M ariette, occupe 6 0 0 0 m ètres carrés. C ’est un ensem ble de plusieurs bâtim ents, illu stran t tout à la fois l ’É gypte pharaonique, l ’É gypte m usulm ane e t l ’Égypte m oderne. Une aim ée de savants, d'architectes et de décorateurs a été m obilisée pour en faire une œ uvre pédagogique, m ais éclatan te. « C et étalage som ptueux parlait à l'esp rit com m e aux yeux : il exprim ait une idée politique 2 », souligne Edm ond A bout. Inspiré du tem ple de Philae, le prem ier bâtim ent veut être une synthèse de l ’A ncien et du N ouvel Em pire, ainsi que du style ptolém aïque. P our en dessiner les m oindres détails, M ariette a effectué plusieurs voyages en H aute-Égypte. C ela lui a valu d ’interm inables discussions avec les arch i­ tectes, com m e il l ’a raconté avec hum our : « A chaque instant, le dialogue s ’engage entre M. Schm itz e t m oi : - M onsieur M ariette, ne vous sem ble-t-il pas que cette ligne serait un peu plus élégante si elle était arrondie par le haut ? - M onsieur Schm itz, soyez calm e ; les Égyptiens ont fait cette ligne plate ; si elle est raide, ils en sont responsables, et non pas nous. - Cependant, m onsieur M ariette, il va de soi qu’une ligne qui com m ence de cette façon ne peut tourner brusquem ent et finir de cette autre façon. Le bon g o û t... - M ettez, m onsieur Schm itz, le bon goût dans votre poche. Nous faisons de l ’égyptologie antique. L ’Égyptien antique m et des yeux de face sur d es têtes de profil ; il plante les oreilles sur le haut du crâne com m e un plum et de garde national. Ik n t pis pour l ’Égyptien an tiq u e3... » Le tem ple du Cham p-de-M ars est une construction en plâtre, avec d u sable collé pour im iter le grès. U ne allée de sphinx conduit ju sq u ’à l ’entiée, dont les parois sont couvertes d ’hiéroglyphes. O n traverse d es colonnes ornées de chapiteaux à tête d ’H athor, avant de passer sous le p éristy le qui est orné de tro is stèles provenant du tem ple d ’A bydos. La salle intérieure est décorée à la m anière des tom beaux de Ti et PtahHotep. « Le visiteur, en quatre pas, du seuil au secos, traversait quarante siècles représentés par leur architecture, leur sculpture et leur peinture 4. » 2. Edmond About, Le Fellah, Paris, 1869. 3. Lettre à Charles Edmond, commissaire de l’Exposition, Le Caire, juillet 1866. 4. Charles Edmond, L ’Égypte à l’Exposition universelle de 1867, Paris, 1867.

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Ne se contentant pas de reproductions et de m oulages, M ariette a fait venir d 'É g y p te nom bre d 'o b jets précieux, provenant du m usée de B oulaq, com m e les bijoux d ’A ah-H otep, la vache H athor, les statues d 'Is is et d 'O siris ou celle de K héphren à la tête protégée par le faucon. C ertains repartiront en m auvais état : la statue de la reine A m énéritis s'e s t brisée à Paris et le visage du C heikh-el-B eled a été défiguré par un m oulage clan d estin 5... C ’est au prem ier étage du bâtim ent m oderne que sont exposés 500 crânes de m om ies, classés par dynastie. Si M ariette a voulu faire de la partie ancienne « une leçon vivante d 'arch éo lo g ie », cette partie-ci est plutôt une leçon de choses. En exposant tous les produits de l ’É gypte, toutes les richesses de son sol et de son sous-sol, le khédive s ’adresse aux com m erçants et aux industriels, les invitant à in v estir dans son pays. U ne so rte de caravansérail, inspiré de la w ikala d ’A ssouan, abrite un café arabe et des boutiques, dans lesquelles des orfèvres, des selliers, des n attiers e t des chibouquiers s ’affairen t sous les yeux du public. C ’est un im m ense succès. L ’Égypte sera classée hors concours pour les dém onstrations de travaux m anuels. La presse parisienne est pleine de détails pittoresques sur le pavillon égyptien. Théophile G autier n ’est pas le dernier à s'ex tasier devant « ce délicieux rêvoir oriental » où « les m archands e t les voyageurs doivent tro u v er bien-être, calm e et fraîcheur ». Un peu plus loin, il rejo in t les enfants qui se bousculent à l ’écurie pour apercevoir deux drom adaires, « charm antes bêtes au pelage blanc, d 'u n e légèreté extraordinaire, et dont le col de cygne balance une tête m ignonne aux grands yeux de gazelle » 6. O n fait la queue devant le pavillon consacré au canal de Suez. Ferdi­ nand de Lesseps en personne explique le projet, à l'aide d ’un immense plan en relief, sur lequel figurent, en m odèle réduit, des dragues, des chalands, des w agonnets... Un dioram a, réalisé par le directeur de l’Opéra, m ontre d e petits bateaux traversant déjà une partie de l ’isthm e. C ette dém onstra­ tion vaudra, bien sûr, à la Com pagnie l’une des m édailles d ’or de l ’Expo­ sition. Le khédive reçoit le Tout-Paris dans un bâtim ent de style arabe, som p­ tueusem ent décoré. O n y entre p ar une porte à double battant, chargée d ’arabesques et rehaussée d ’ivoire, d ’ébène et de bronze. C ertaines boise­ ries ont été prélevées dans des palais du C aire. Six lam pes de m osquée pendent du plafond et un m agnifique Coran enlum iné, relié de m aroquin rouge, s’offre aux yeux des visiteurs. Du m arbre partout, et de toutes les couleurs. Les notables français sont charm és par le petit-fils de M oham ­ m ed A li, qui s’entretient avec eux, assis sur son divan et fum ant le narguilé. « Ism ail pacha parle le français le plus pur, sans le m oindre accent », précise Le M oniteur. 5. Henri Wallon, Notice sur la vie et les travaux de M ariette pacha, Paris. 1883. 6. Théophile Gautier, L’Orient, vol. II.

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La momie dém aillotée Q uelques privilégiés - savants, m édecins, écrivains ou artistes - ont droit à une séance de dém aillotage d ’une m om ie dans la salle des collec­ tions anthropologiques. D ans leur Journal, les frères G oncourt en font une description hallucinante : « En travers, jetée sur une table, la m om ie q u ’on va débandeletter. Tout autour, se pressant, des redingotes décorées. E t l ’on com m ence l ’interm inable développem ent de la toile em m aillotant le paquet raide. C ’est une fem m e qui a vécu il y a quatre m ille a n s ... O n déroule, on déroule toujours, sans que le paquet sem ble dim inuer, sans q u ’on se sente approcher du corps. Le lin paraît renaître et m enace de ne jam ais fin ir sous les m ains des aides, qui le déroulent sans fin . U n m om ent, p our a ller plus vite et p our dépêcher l ’étem el d éballage, on la pose sur ses pieds, qui cognent sur le plancher com m e un bruit d u r de jam bes de bois. Et l ’on voit tournoyer, pirouetter, valser affreusem ent, entre les bras hâtés des aides, ce paquet qui se tient debout, la m ort dans un ballot. On la recouche et on déroule en co re... » Sous chaque aisselle de cette reine m orte se trouve une fleur. « D es fleurs de quatre m ille ans », com m entera, dans L'O rient, un Théophile G autier bouleversé. Les G oncourt fouillent du regard l ’assistance, cherchant déjà les adjec­ tifs q u ’ils consigneront le soir m êm e dans leur Journal. M axim e du Cam p n ’a-t-il pas aperçu une lueur sous le m enton de la m o rte? Le voilà qui se précipite. « Il crie : “Un collier !” E t avec un ciseau, dans le pierreux de la chair, il fait sauter une petite plaque en or, avec une inscription écrite au calam e, et découpée en form e d ’é p erv ier... » L ’opération continue. Pinces et couteaux descendent sur ce corps desséché, dénudent la poitrine. « Dum as fils, venu pour représenter ici l ’esprit du xixe siècle, cherche à faire un bon m ot de P aris, ne le trouve pas et s ’en va. U ne dernière bande, arrachée de la figure, découvre soudainem ent un œ il vivant et qui fait peur. Le nez apparaît, cam ard, brisé et bouché par l ’em baum em ent; et le sourire d ’une feuille d ’or se m ontre sur les lèvres de la petite tête, au crâne de laquelle s'effilochent des petits cheveux courts, q u ’on dirait encore avoir la m ouillure et la suée de l’agonie. » De leur plum e terrible, les G oncourt concluent : « E lle était là, étalée sur cette table, frappée et souffletée en plein jour, toute sa pudeur à la lum ière et aux regards. O n riait, on fum ait, on causait. » Étrange rencontre franco-égyptienne... La fam ille im périale a droit, elle aussi, à un dém aillotage. Le 28 ju in , on ouvre en son honneur une m om ie vieille de vingt-sept siècles. Le prince im périal est particulièrem ent intéressé par l ’opération : il em por­ tera m êm e une partie des b andelettes... Sa m ère, Eugénie, « connue pour sa délicatesse très relative, dem ande sans détour à Ism aïl pacha de lui offrir les bijoux d ’A ahhotep. Un peu désarçonné par cette audace char­ m euse, le vice-roi n ’ose pas un refus brutal et répond : “U y a quelqu’un de plus puissant que m oi à Boulaq, c ’est à lui q u ’il faut vous adresser.”

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L'EXPOSITION UNIVERSELLE

A lo r s com m ence un ballet de courtisans autour de M ariette1... ». Le gar­ d ie n d u patrim oine égyptien oppose un refus catégorique, bien q u ’on lui f a s s e m iro iter le titre de conservateur du Louvre et les appointem ents a ffé re n ts . « M ariette ne dissim ula pas un instant q u ’en m anquant de com ­ p la is a n c e il avait affaibli beaucoup sa position, m ais il ne regretta jam ais c e q u ’il avait fait, assure M aspero. C ertes, il eût aim é voir au Louvre, à c ô té d es trophées du Serapeum , ces m onum ents q u ’il aim ait plus que s e s p ro p res enfants, m ais la France l ’avait cédé à l'É g y p te pour q u ’il c o n s e rv â t les antiquités sur le sol m ême qui les avait portées ; son devoir é ta it d e les défendre fidèlem ent, envers et contre tous, même contre ses c o m p a trio te s78... »

L es largesses d’un prince oriental A d éfau t de bijoux pharaoniques, Ism ail, grand seigneur, offre à la fa m ille im périale la dahabiah luxueuse q u ’il a fait venir spécialem ent d ’É gypte. Ce grand bateau à voile triangulaire, am arré près du pont d ’Iéna p e n d a n t toute la durée de l ’E xposition, a été rem orqué d ’A lexandrie à M a rse ille, pour em prunter ensuite canaux et fleuves ju sq u ’à Paris. L e s Français apprennent par les journaux que la princesse M athilde est m o n té e à bord et s ’est rendue ju sq u ’à Saint-C loud, escortée par douze N u b ien s en tenue d ’apparat, qui ont descendu la Seine à l ’aviron. L a presse parisienne suit pas à pas ce souverain oriental, si à l ’aise à P a ris. O n le voit partout : dans les m usées et à l ’O péra, au Jardin d ’acclim atation com m e au steeple-chase de Vincennes. On apprécie ses m a n iè re s charm antes, son hum our. Le F igaro raconte com m ent, pour p a sse r inaperçu, « il ôte brusquem ent son tarbouche et tire de dessous so n paletot un chapeau à ressort, plat com m e une galette », q u ’un coup d e p o in g fait bondir. Les com m erçants espèrent sa venue. N ’a-t-il pas com m andé à un tailleur, en une seule visite, quatorze douzaines de panta­ lo n s, huit douzaines de gilets et autant de redingotes assorties ? A près l'E xposition universelle, Ism aïl va faire une cure à Vichy et, là a u ssi, ne passe pas inaperçu. Ses prodigalités im pressionnent. Il dédom ­ m ag e un caissier dévalisé, fonde une rente perpétuelle pour un orphelin et fin an ce même une église en construction... De retour à Paris, après une v isite officielle en G rande-Bretagne, le khédive offre 20 000 francs pour les pauvres, crée une bourse pour un étudiant, puis une deuxièm e, fait au ssi quelques em plettes, achetant notam m ent quatre-vingts robes pour son harem 9. Les chroniqueurs m ondains notent q u ’il a assisté pour la troi­ sièm e fo is à la représentation de L a G rande D uchesse de G erolstein, 7. Élisabeth David. M arient pacha. Paris. Pygmalion, 1994. 8. Gaston Maspero. « Mariette (1821-1881) », in Bibliothèque égyptologique. 18,1904. 9. Georges Douin, Histoire du règne du khédive Ismaïl. op. cil.

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DE GRANDES AMBITIONS

interprétée par M lk Schneider, sa m aîtresse du m om ent II n ’est pas le pre­ m ier à honorer cette jo lie fem m e dont la loge a été surnom m ée « le pas­ sage des princes » ... Un accueil triom phal attend Ism aïl à A lexandrie, où trois jours d e feux d ’artifice e t d ’illum inations ont été prévus. Aux consuls généraux, venus lu i so u haiter la bienvenue e t le féliciter p o u r son titre de kh éd iv e, il annonce solennellem ent, le 13 septem bre 1867 : « Je vais m ’appliquer à donner de la grandeur et de la prospérité à l ’Égypte. » Tout un program m e, com m e on va le voir !

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Ismaïl le Magnifique

« M on pays n ’est plus en A frique. N ous faisons partie de l’Europe. » Q ue n ’aura-t-on cité cette phrase du khédive Ism aïl ! Bien après sa m ort, d an s les années 1910, elle figurera m êm e chaque jo u r en prem ière page du Jo u rn a l du C aire, l ’un des principaux quotidiens francophones de la cap itale. L ’a-t-il réellem ent prononcée? Elle correspond parfaitem ent, en to u t cas, à son état d ’esprit en septem bre 1867. Tout l ’incite à « donner de la grandeur » à l ’Égypte : son titre de khédive, le gouvernem ent hérédi­ ta ire assuré à sa fam ille, l ’accueil q u ’il a reçu en France com m e en G rande-B retagne et ce q u ’il a vu dans un Paris haussm annien en pleine transform ation. Le changem ent se m anifeste au ssitô t. A u p alais de R as-el-T ine, à A lexandrie, de nouveaux dom estiques font leur apparition : des laquais poudrés, en culotte courte et livrée rouge et or. L ’entrée des appartem ents est com m andée par un huissier vêtu de noir, avec chaîne sur la poitrine et épée au côté. B ientôt, on verra Son A ltesse dans une voiture découverte, tirée par des chevaux percherons harnachés à la française et m ontés par des postillons. L ’équipage n ’est plus précédé de saïs pieds nus m ais de piqueurs à cheval. « Le vice-roi se rapproche beaucoup de la colonie européenne et fait tout pour favoriser les m œ urs et les coutum es de l’Europe, écrit le consul d e F rance. Au C aire, ses fem m es et ses filles sortent com m e lui dans d es v o itu res ferm ées ou ouvertes du style le plus élég an t, conduites p ar des cochers français et anglais ayant le chapeau et la cocarde, avec des valets de pied ou des groom s habillés à la dernière m ode. » Le diplo­ m ate fait état d ’une confidence d ’Ism aïl à l ’un de ses m inistres : « Je veux tout faire pour am ener en É gypte le flot européen. Lui seul peut nous pousser, nous faire m archer, nous aider à faire entrer la civilisation en Égypte. » Les Français de passage, invités à déjeuner au palais d ’Abdine, se sentent com m e chez eux. « On se m it à table à m idi, raconte un visiteur. On servit, avec une m ise en scène parisienne et élégante, un beau déjeuner à la fran­ çaise, sans luxe exagéré et n ’ayant d ’oriental que le pilaw , m ets national e t q u o tid ien à la tab le du khédive. D es vins ex cellen ts étaien t passés.

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DE GRANDES AMBITIONS

com m e en F ran ce... A près le déjeuner, on passa au salon pour le café et les c ig a res'. » Si les invités égyptiens portent, com m e le vice-roi, la stam bouline turque (cette redingote à collet étroit, boutonnée de haut en bas) et sont co iffés du tarbouche, les valets de pied arborent l'h a b it v e rt, la culotte rouge et les bas de soie blancs. N aturellem ent, l'eu ro p éan isatio n n'em pêche pas le khédive de conserver son harem et ses eunuques, de tra ite r en esclav es les fellah s q u ’il em ploie - ou réquisitionne - p o u r travailler dans ses dom aines.

Le Caire, à la manière d’Haussmann A P aris, IsmaÜ a été im pressionné p ar les innovations urbanistiques. U aim erait bien que Le C aire s'e n inspire, pour donner la m eilleure im age aux invités étrangers lors de l ’inauguration du canal de Suez, prévue en 1869. C ela l ’incite à poursuivre la m odernisation d éjà engagée depuis son arrivée au pouvoir, m ais aussi à prendre de nouvelles décisions. Le Français Lebon e st invité à éclairer Le C aire au gaz, après av o ir fait de m êm e à A lexandrie. Un autre Français, C ordier, obtient en 1865 la distribution de l'e a u dans la capitale. L 'u n des prem iers quartiers à béné­ ficier de ces nouveautés est l ’Ism aïlia, qui porte le nom de son fondateur. Le vice-roi a voulu exploiter de vastes terrains abandonnés, situés entre l'E zbékieh e t les palais de la rive du N il : nivelés et divisés en lots, ils ont été donnés gratuitem ent à toute personne s ’engageant à y b â tir un im m euble d 'a u m oins 2 000 livres. C ’est un succès. N om bre de m aisons cossues voient le jour. D es avenues om bragées, se coupant à angle droit ou en oblique, convergent vers les deux ronds-points principaux. C e quar­ tie r n ’e st pas seulem ent le cap rice d ’un souverain, m ais le v éritab le em bryon de la ville m oderne 12. Ism aïl aurait pu s'e n ten ir à des initiatives de ce genre, m ais sa folie des grandeurs l'e n tra în e plus loin. A P aris, il a v isité les ch an tiers d ’H aussm ann, discuté avec plusieurs ingénieurs et architectes, notam m ent B arillet-D escham ps, le créateur du Bois de B oulogne. C 'e st à lui q u 'il va faire appel pour transform er l'E zbékieh. C es huit hectares, au cœ ur de la capitale, étaient jad is noyés par les eaux du N il une partie de l'an n ée. Les luxueuses dem eures orientales dont la place é tait entourée se tran sfo r­ m aient alors en palais vénitiens, et le lac accueillait des fêtes nautiques et des illum inations aux flam beaux. « En hiver, quand les eaux se reti­ raient, l'étan g devenait un cham p de verdure, d ’où ém ergeait le som bre feuillage des sy co m o res3. » D epuis son assèchem ent p ar M oham m ed A li, l'E zbékieh était un m agnifique jard in sauvage en pleine ville, e t un 1. F. de Carcy, De Paris en Égypte. Souvenirs de voyage. Paris, 1875. 2. Marcel Clerget, Le Caire. 1934, t. II. 3. Arthur Rhôné, Coup d ’a il sur l’état du Caire ancien et moderne, Paris, 1882.

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ISMAÏL LE MAGNIFIQUE

coupe-gorge la nuit. Ism aïl a com m encé à l’am énager à sa m anière, m ais B arillet-D escham ps reprend tout de zéro, pour en faire un parc à la pari­ sien n e, ceinturé de hautes grilles et traversé de routes bordées de trottoirs. D es arb re s m ajestueux cèdent la place à « des réverbères en form e de tu lip e s géantes, aux pétales de verre coloré, aux feuillages de fo n te 4 ». U ne riv ière, un lac, une cascade, une grotte, un belvédère, un pavillon de photographie, un débit de liqueurs e t de sirops, un kiosque de tir pour am ateu rs, des chevaux de b o is... Seuls quelques gom m iers m ajestueux rap p ellen t q u ’on est en Égypte. E t, à l ’heure de la prom enade, sous le k iosque à m usique, il arrive que l ’orchestre m ilitaire joue aussi quelques airs orientaux. A li M oubarak, un brillant intellectuel form é à Paris, élabore une réor­ g an isatio n urbaine du C aire, accom pagnée d ’un nouveau découpage adm in istratif. M ais le khédive ne dispose que de deux ans à peine avant l ’inauguration du canal de Suez. N ’ayant ni le tem ps ni les m oyens néces­ saires p o u r transform er la ville ancienne, il se contente de plaquer une façade européenne sur certains quartiers. O n perce des avenues, on détruit d e s b âtim en ts, on les reco n stru it à la va-vite dans un sty le italien . D e v ie ille s m osquées, aux couleurs passées, m êlant le rose à l ’ocre, sont repeintes de m anière éclatante avec des zébrures blanches et ro u g es3... L e P rogrès égyptien, hebdom adaire créé par des Français, se'g au sse de to u tes ces initiatives avec une étonnante liberté de ton. Son hum our co rro sif e t ses insinuations lui valent parfois la colère du khédive et des sanctions, m ais il va pouvoir se déchaîner pendant trois ans, de 1868 à 1870, en attendant que d ’au tres jo u rn au x prennent la relève. Pendant ce tem ps, un ju if nationaliste égyptien, Y aacoub Sanoua, ex ilé à P aris, publie une feuille au vitriol agrém entée de dessins satiriques, le Journal , Paris, Éd. de l’École, 1974; - , Égypte, qu’as-tu fa it de ton français ?, Paris, Synonyme, 1987. Louca, Anouar, Voyageurs et Écrivains égyptiens en France au XIXe siècle, Paris, Didier, 1970. Moscatelli. Jean, Poètes en Égypte, Le Caire, L’Atelier, 19SS. Fellissier, Rapport adressé à M. le ministre de l’Éducation et des Cultes sur l’état de l’instruction publique en Égypte, Paris, 1849. Femuilt, Gilles, Un homme à part, Paris, Barrault, 1984. Rihoit, Catherine, Dalida : * Mon frère, tu écriras mes Mémoires », Paris, Plon, 1995. Tahtawi, Rifaa el-, L’Or de Paris. Relation de voyage (1826-1831), traduit, présenté et annoté par Anouar Louca, Paris, Sindbed, 1989.

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In d e x d es n o m s d e p e rso n n e s

A Aah-Hotep, 140,1S5,1S6. Abbas Ier, 103-106, 116-118,127, 131, 132,241,380,383,384. Abbas Hilmi. 193. Abdel Aziz (sultan), 171. Abdel-Malek, Anouar, 73n, 98n, 185n. Abdel-Méguid, Ibrahim, 370. Abdnoun, Saleh, 18 ln. Abécassis, Frédéric, 290n. Abott (docteur), 103. About, Edmond, 131,154. Adam, Juliette, 204. Agoub, Joseph, 71,374. Aït Ahmed, Hocine, 276. Akerblad, Johann David, 76. Alexandre Ier, 56. Alexandre le Grand, 31,59,62,119. Alia, Josette, 324n. Aménéritis, 155. Aménophis III, 341. Aménophis IV Akhénaton, 301,340, 365,366. Amer, Abdel Hakim (maréchal), 305, 388. Amer, Moustapha, 300. Amon-Ré, 182,214,366. Ampère, Jean-Jacques, 109. Andraos, Adli, 293. Anouilh, Jean, 320. Anthony, Richard, 317. Arafa, Chérif, 371. Arago, François, 78,107,110. Arc, Jeanne d ', 9,268.

Arlès-Dufour, François-Barthélemy, 98, 123,124. Armogathe, Daniel, 97n. Amoux, Hippolyte, 111. Askar-Nahas, Joseph, 228,266n. Assis, William, 267. Attar, Hassal el-, 70,72. Auber, Daniel François Esprit, 178, 180. Aubert Roche (docteur), 150. Aubigny, comte d ’, 223. Aufirère, Sydney H., 21n. Aumale, Christian d ’, 293. Aumale, Jacques d ’, 206,235,239n. Autard de Bragard, Louise-Hélène de, 175. Autefage, Joseph, 222. Ayrout, Henry, 258. Aziza, Claude, 90n, 92n. Azzam, Bob, 319.

B Baeyens, Jacques, 284n. Bahgat, Ahmad, 370. Bainville, Jacques, 49. Bakri, Asma el-, 316,331. Bakri, El- (cheikh), 41. Balout, Lionel, 304. Banna, Hassan el- (cheikh), 268,269. Barbulesco, Luc, 370. Barclay, Eddie, 318. Bardot, Brigitte, 319,329. Barillet-Deschamps, 160,161.

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L'É G YP T E , PASSIO N FRANÇAISE

Baring, Evelyn, voir Cromer, lord. Barjot (vice-amiral), 281,282. Barrault, Émile, 379. Barrés, Maurice, lOln, 228,239,326. Barrais, Charles, 162. Barthélemy, Serra, 48. Bartholdi, Auguste, 110,241. Bartoli, Jean-Pierre, 180n, 182n. Bastet (déesse), 301. Baudry, Ambroise, 212. Bauer, M* 173,175. Baybars (sultan), 101. Beau, Arlette, 293. Beauval, de (consul), 135. Béchard, Émile, 111. Beheiry, Kawsar Abdel Salam el-, 50n. Bellay, Guillaume du, 20. Belliaid (général), 377. Bellivier, Jean-Paul, 293. Belly, Léon. 241. Belmondo, Jean-Paul, 329. Belon du Mans, Pierre, 17,20. Ben Bella, Ahmed, 276. Ben Gourion, David, 279,319,387. Benoît, Louis de, 260. Berchère, Narcisse, 147. Bergerot, Thierry Louis, 343. Bernard, Pierre, 317,370. Bernardy, 162. Berque, Jacques, 195n, 299. Berthier, Louis Alexandre, 46. Berthollet, Claude Louis, 32,39,41,46, 53. Bès(dieu), 138. Besson bey, 63. Biasi, Pierre-Marc de, 105. Bilal, Enki, 340. Biovès, Achille, 187n. Birch, Samuel, 211. Bisatie, Mohammed el-, 371. Bismarck, Otto Von, 184. Bisson de La Roque, Fernand, 252. Blachère, Régis, 299. Blanchard, Nicolas, 362. Blancpain, Marc, 258. Blanquart-Évrard, 110. Blignières, 186,382. Blin, Joseph, 224.

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Blunt, William Scaven, 205n. Boghos Nubar pacha, 231. Boinet, 162. Bon (général), 45. Bonaparte, Napoléon, 10, 11, 27, 31, 3 2 ,3 5 -3 9,41,42,45,46,48-53,555 8 ,6 1 ,6 2 ,6 6 ,6 7 ,7 0 ,7 1 ,7 6 ,8 1 ,9 2 , 94, 95, 98, 99, 108, 109, 116, 119, 125, 170, 178, 180, 206, 214, 255, 258, 272, 305, 321, 322, 326, 327, 345,377. Bonheur, Gaston, 299. Bonin, Hubert, 129n, 243, 244, 278, 288n. Borchardt, Ludwig, 248. Bordeaux, Henry, 239. Borel, 162. Borel, Pétrus, 87. Borelli, Octave, 194,197. Borges, José-Luis, 373. Borgnier, Henri de, 148. Bosch, F. Van den, 166n. Bouchard, François-Xavier, 43. Boud’hors, Anne, 362. Bourgès-Maunoury, Maurice, 279. Bourguignon d ’Anville, Jean-Baptiste, 23. Bouriant, Urbain, 359. Boutros-Ghali, Boutros, 227,323,324, 390. Boutros-Ghali, Mirrit, U8n, 130kl, 131n, 150n, 172n. Boutros-Ghali, Wacyf, 324. Bovot, Jean-Luc, 340n, 363. Bravay, François, 132. Brégeon, Jean-Noël, 38n, 49n. Bresseau, Suzanne, 256. Brissaud, Philippe, 360. Brongniaid, Théodore, 56. Brugsch, Émile, 211. Bnigsch, Heinrich, 211,214,215. Brunon, Claude-Françoise, 339. Bruwier, Marie-Cécile, U ln. Bruyère, Bernard, 252. Bruyère, Françoise, 252. Buccianti, Alexandre, 317n. Burgess, Anthony, 315.

IND EX D ES NOM S D E PERSONNES

c

Chassinat, Émile, 214,359. Chastenet, Jacques, 265. Caffarelli du Falga (général), 39. 41, Château-Jobert (commandant), 281. Chateaubriand, René de, 58, 59, 67, 43.322. Cagliostro, Giuseppe Balsamo, dit 308. Alexandre, comte de, 21. Chayla, Armand du, 286. Caillois, Roger, 273. Chedid, Andrée, 316,319. Cambacérès, Jean-Jacques, 33. Chedid, Louis, 316. Camp, Maxime du, 89, 103, 104, 106, Chelu, 162. 107,110,156,170. Chéreau, Patrice, 322. Caneri, Jasmin, 293. Cherkawi (cheikh), 37. Caicy, F. de, 160n. Chevrey, Victor (jésuite), 223n, 224n, 225n. Cardinal, Philippe, 370. Camavon, lord, 247,248,302. Cheysson, Claude, 309. Carnot, Lazare, 32. Chirac, Jacques, 310-312,319,332,390. Carré, Jean-Marie, 11, 16n, 22, 27n, Chirol, Valentine, 205. 42 n .5 ln .6 3 n .9 1 .9 6 .104,106,170n, Christie, Agatha, 341. Churchill, Winston, 260,261. 236. Canez-Maratray, Jean-Yves, 363. Clemenceau, Georges, 187,383. Carrière (dominicain), 260. Clément, Raoul, 18n. Carter, Howard, 247,248,232,302. Cléopâtre, 21,85,182.301. Carver, 231. Clerget, Marcel, 160n. Cassar, Jacques, 212. Cloquet (docteur), 104. Castagnol, 103. Clot, Antoine Barthélemy, 63-65, 97, Castex (commandant), 166. 105,162,365,379. Cattaoui, M"“ , 237. Clovis, 268. Cattaoui, Joseph, 230,246n. Colbert, Jean-Baptiste, 19,21,22. Caussidère, Agarithe, 95. Compoint, Stéphane, 332n. Caussin de Perceval, 71. Connaught, duc de, 188,191. Conseil, Napoléon, 135. Cayol, 379. Constant, Estoumelle de, 213. Chaaraoui, Hoda, 230. Conté, Nicolas Jacques, 32,39,40,53. Chafik, Ahmed, 2Q5n. Cordier, 160. Chahine, Youssef, 319-322,390. Chalhoub, Michel, voir Sharif, Omar. Cordier, Henri, 218n. Chaînas, 103. Conn, Georges, 273. Corteggiani, Jean-Pierre, 332,340. Champagne, comte de, 16. Champollion, Jacques-Joseph, 75. Cossery, Albert, 316,318. Champollion, Jean-François, 10, 50, Costaz, Louis, 53. 73-83, 85-89, 137, 142, 163, 211, Coste, Pascal, 65,66. 215n, 247, 255, 300, 308, 333, 334, Couve de Murville, Maurice, 265,268, 361,365,378,379,380. 273,288,294. Charkawi, Abdel Rahman el-, 370. Croiset, Maurice, 216n. Charlemagne, 209. Cromer, lord, 193, 195, 205, 209, 228, Charles X, 53,63,72,78,79,85,379. 229,383,384. Charles Quint, 17,90. Cuocq, Joseph, 37n. Charles-Roux, François, 29n, 32. Curiel, Henri, 259. Charles-Roux, Jules, 122n, 244. Curtiz, Michael, 340. Chassebœuf, voir Volney. Cuvier, Georges, 78.

403

L ’ÉGYPTE, PASSION FRANÇAISE

D Dacier, André, 77,81. Daguerre, Jacques, 107,109,110. Dalida, Yolanda Gigliotti, dite, 317320,329,387. Daney, Serge, 322. Daoud, Ismail, 209. Dardaud, Gabriel, 67n, 238. 248, 232, 269n, 283,284. Daudet, Alphonse, 132. Damnas, François, 339. David, Élisabeth, 140n, 137n. David, Félicien, 180,380. Dayan, Moshé, 279,306. De Mille. Cecil B.. 340. Debraux, 37. Debussy, Claude, 182. Decazes, Louis (duc), 184. Decobert, Christian, 213n. Deffene, Gaston, 279. Degas, Edgar, 239. De Gieter, Lucien, 340. Delamalle, M «. 117,124. Delanoue, Gilbert, 69n, 72n. Delenie, Georges, 299. Delors, Jacques, 336. Delvaux, Luc, 34 ln. Denon, Dominique Vivant, 42,46, 31, 53,54,56,57,90, % , 103,378. Derby, lord, 184. Dervieu, Édouard, 134,184. Desaix, Louis Charles Antoine des Aix, dit, 56,377. Descharme, 98. Desgenettes, René Nicolas, 45,53. Désiré, Ermé, 111. Desroches-NoMecourt, Christiane, 252, 299,300-304. Devéria, Théodule, 142n. Devilliers du Terrage, Édouard, 42. D’Hooghe, Alain, 11ln. Diannous (jésuite), 222n. Disraeli, Benjamin, 184,185. Dormion, Gilles, 342n. Douin, Georges, 153n, 157n, 161. Draneth bey, Thénard, dit, 179-181. Dreyfus Alfred, 203. 404

Drioton, M"*, 252. Drioton, Étienne, 251, 252, 258, 273, 300,385. Drovetti, Bernardino, 61,69,78-80,378. Du Ryer, Pierre, 21. Dubois (cardinal), 235. Duchenoud, 145. Duchesne, M>r Louis, 359. Duff-Gordon, Lucie, 97. Dumani, Georges, 234. Dumas, Alexandre (fils), 156. Dunlop, Douglas, 205. Dupuy, Dominique-Martin (général), 38. Durkheim, Émile, 256. Duroc, Géraud Christophe Michel, duc de Frioul, 46. Durrel, Lawrence, 315. Duruy, Victor, 175. Dussap (docteur), 96,97.

E Eden, Anthony, 279,387. Edgar-Bonnet, Georges, 118,124n, 130n. Edmond, Charles, 154n. Eisenhower, Dwight David, 280,282. Elgey, Georgette, 280. Emmanuelle, sœur, 335,336. Empain, Édouard, 227. Empereur, Jean-Yves, 331,332,360. Enan, Leïla, lo in . Enfantin, Prosper, 93-96,98,99, 121, 123,124,170,379,380. Étiemble, René, 261. Étienne, Bruno, 23n. Eugénie (impératrice), 145, 156, 166, 167,169,170-173,175,285,382.

F Fabri de Peirsec, Nicolas Claude, 21. Fairé, François, 293. Fakhry, Mahmoud, 209,237,255,385. Faouzi, Hussein, 371.

IN D EX D ES NOM S D E PERSONNES

Fargues, Philippe, 359. Fartii, Beito, 258,306. Farida (reine), 258. Farouk (roi), 63, 252, 255, 258, 260, 268,271,273,315.385,386. Fathi al-Dib, Mohamed, 276n. Favaudon, Colette, 321. Fayyad, Soleiman, 371. Fénelon, François de Salignac de La Mothe, 71. Fénoglio, Irène, 272. Ferry, Jules, 358. Fery, Mlte, 64. Feydeau, Ernest, 90,91. Fiechter, Jean-Jacques, 55n, 79n, 80. Firth, Cecil, 249,250. Flaubert, Gustave, 63, 65, 103-107, 109n, 110,116. Fleury, Émile Félix (général), 166,172. Forbin, comte de, 78,79. Fossé-François (lieutenant-colonel), 281. Fouad I“ , 209,235,237,248,251,268, 384,385. Foucart, Georges, 359. Fould, Adolphe, 129. Fourier, Joseph, 3 2 ,3 9 ,5 3 ,7 5 ,7 8 ,8 2 . Foumel, Cécile, 94. Francis-Saad, Marie, 327n. François Ier, 17,20. François, Claude, 317. François (franciscain), 22. François-Joseph d ’Autriche (empereur), 170,173,174. Frémiet, Emmanuel, 241. Freud, Sigmund, 31. Freycinet, Charles de Saulces de, 187, 383. Frith, Francis, 110. Fromentin, Eugène, 174,197,198. Frost, Honor, 331.

G Gaillard, Henri. 229,235,238. Gaillardot (docteur), 162. Gallad. Edgar, 238.

Gallad, Lita, 327. Galles, prince de (futur Édouard VII), 169. Galliffet, Gaston de (général), 175. Gama, Vasco de, 18. Gambetta, Léon, 187,383. Gasse, Annie, 362. Gastinel (docteur), 162. Gastyne, Marc de, 318. Gaudin, 63. Gaulle, Charles de, 260,261,280,288, 296, 301, 305-309, 311, 312, 320. 323.329,385,389. Gautier, Judith, 91. Gautier, Théophile, 89-92, 102, 155, 156,171,178.381. Geoffroy Saint-Hilaire, Étienne, 32,39, 50,78. Georges-Picot, Jacques, 243n. Gérard, Delphine, 236n. Géricault, Théodore, 57. Gérôme, Jean Léon, 110,241. Ghislanzoni, Antonio, 179. Ghitany, Gamal el-, 317,371. Giesbert, Franz-Olivier, 311. Gigliotti, Orlando, 319. Girard, 53. Giraudoux, Jean, 261. Girault de Prangey, comte, 109. Giscard d ’Estaing, Valéry, 308, 309, 389. Goidin, Jean-Patrice, 342. Golvin, Jean-Claude, 42n, 341. Goncourt, Edmond et Jules, 156. Gondet, 98. Gordon, Charles (général), 383. Gorse, Georges, 260. Gounod, Charles, 179. Goupil Fesquet, Frédéric, 107-109. Goyon, Georges, 252. Goyon, Jean-Claude, 362. Grandet, Pierre, 215n, 363. Grébaut, Eugène, 215,359. Grenier, Jean, 256,. Grenier, Jean-Claude, 361,362. Grimai, Nicolas, 359,362. Gros, Antoine, 57. Grout, Caroline Franklin, 105.

405

L'ÉG YP TE . PASSIO N FRANÇAISE

Guémard, Gabriel, 32,40n. Guénon, René, 236. Guillemin, Henri, 256. Guimet, Émile, 365.

H Hakim, Tewfik el-, 316,370,371. Halabi, Soleiman el-, 48. Hamama, Faten, 320. Hamaoui, Joseph, 46. Hamont, P. N., 65. Hanem, Kuchouk, 106. Hanotaux, Gabriel, 187n, 192n, 204n, 237. Haqq, Farida Gad al-, 197n. Haqqi, Yahia, 372. Harcourt, duc d ’, 198. Harlé, Diane, 80n. Hartleben, Hermine, 80n, 82n. Hassan (prince), 165,167. Hassoun, Jacques, 230n, 306. Hator, 154,155. Haussmann, Georges, 153,160. Hawks, Howard, 340. Hébert, 238. Henein, Georges, 233,259,283. Henri IV, 56,206. Hergé, 11,340. Heimant, Abel, 175n. Heykal, Mohammed Hassanein, 272. Heyworth-Dunne, J., 165n. Hitler, Adolf, 248,279,281. Homère, 341. Hoskins (amiral), 188. Hoyet, Marie-José, 316. Hugo, Victor, 36,67,90,103,271. Humbert, Jean-Marcel, 23n, 55, 56n, 90n, 177n, 182n, 303n, 337,338. Hussein, Amina, 261. Hussein, Kamel (prince), 165-167,172, 209,384. Hussein, Kamel, 372. Hussein, Moenis, 261. Hussein. Ikha. 256,260.261.272.316, 370,372.

406

I Ibrahim bey, 36,62,68,380. Ibrahim, Sonallah, 317,372. Idris, Youssef, 372. Dbert, Robert, 208n, 227n, 230. Imhotep, 21,249,250. Isis, 24,155,178,331. Ismaïl (khédive), 65. 130n, 133, 143, 149, 150, 153-161, 164, 166, 170, 172, 173, 174, 177, 183, 185, 186, 209, 236, 237, 328,381. Itier, André, 109. Izzet pacha, 239.

135, 165, 181, 241,

J Jabarti, Abdal-al-Rahman al-, 37,38,40. Jabès, Edmond, 273. Jacob, Max, 273. Jacobs, Edgar-Pierre, 340. Jacq, Christian, 341,342. Jacquemart, 63. Jagailloux, Serge, 150n. Jammes, André et Marie-Thérèse, 109n. Jaquemond, Richard, 370. Jaquet, 227. Javary, 98. Jeanneret, Michel, 102n. Jérôme (prince), 145. Joinville, Jean de, 15,52. Jollois, Prosper, 42. Joly de Lobtinière, Pierre, 109. Jomard, Edmé François, 39,54,70,78. Joséphine (impératrice), 56. Jospin, Lionel, 311. Jouguet, Pierre, 250,260,359. Joutard, Philippe, 340n, 344. Jullien, Michel (jésuite), 221,222n. Jumel, Louis-Alexis, 6 6 ,67n, 378.

K Kader, Abdel (émir), 170. Kadhafi, Muammar el-, 307.

IND EX D ES NOM S D E PERSONNES

Kalsoum, Own, 320. Kamel, Mustapha, 204,217,383,384. Kawabata, Yassunari, 373. Khâemouas, 139,140. Khairy, Mohammed, 233. Khalil. Mahmoud, 239. Khanat, Edouard al-, 316,372. Kheir, Amy, 232. Khéops, 342,343. Khéphren. 155. Kitchener, Horatio Herbert (général), 203. Kléber, Jean-Baptiste, 23, 37, 43-49, 57,377. Koenig bey, 118. Koenig, Yvan, 361. Kouchner, Bernard, 336. Kouloub, Out el-, 232. Koutaiba, Ibn, 299. Kuentz, Charles, 3S9.

L Labib, Mahfouz, 16. La Boissière, André de, 223n. Labrousse, Audran, 362. Lacau, Pierre, 247.248,251,359. Lackany, Radamès, 66n. Lacoste, Eugène, 181. Lacouture, Jean, 77, 78n, 80n, 89n, 21 ln, 270,274,275,276n, 277,307. Lacouture, Simonne, 21 ln , 270, 274, 275,276n. Lagarce, Élisabeth, 362. La Jonquière, Charles, 35n, 37n. Lamartine, Alphonse de, 90,233,241. Lamba, Henri, 18n. Lambert, Charles, 98. Lamy, 98. Lancret, Michel-Ange, 32,53. Landes, David, 131n, 134,185n. Lang, Jack, 321. Lannes, Jean, 45,46. Lant, Antonia, 339n. Laplace, Pierre Simon de, 78. Larché, François, 360. Largarce, Jacques, 362.

Larmec, 162. Laroche, 146. Laronde, André, 362. Larrey, Dominique, 48. Lauer, Jean-Philippe, 248-250,299. Lauer, Marguerite, 249n, 299n. Laurens, Henry, 3 0 ,37n, 42n, 45n, 48n, 54n, 67n. Lavalley, 162. Lebas, Apollinaire, 86,88,89. Lebon, 160. Lebrette, François, 34 ln. Lebrun, Albert, 255. Leca, Ange-Pierre, 20n, 92n. Leclant, Jean, 360. Lecomte du Notty, Jules Jean Antoine, 91. Lefébure, Eugène, 214,359. Lefébvre de Cérisy, 63,379. Lefebvre, Gustave, 251. Lefebvre, Jean, 80n, 240. Lefèvre, 98. Lefèvre-Pontalis, 235. Legrain, Georges, 216. Le Gray, Gustave, 111. Leibniz, Gottfried Wilhelm, 25,31. Le Mascrier (abbé), 23. Lenormant, Charles, 80,83. Léon XII, 78. Le Pen, Jean-Marie, 281. Le Père, Jacques-Marie, 41,115. Leprette, Fernand, 245,246,259,260n. Lepsius, Karl Richard, 83,211. Lerebours, 107,109. Leriche, William, 332. Lesage, Charles, 185. Lesseps, Barthélemy de, 116. Lesseps, Charles de, 242. Lesseps, Edmond de, 123. Lesseps, Ferdinand de, 10, 9 3 ,9 5 ,9 9 , 115-130, 145, 146, 149, 150, 155, 162, 163, 169, 170-175, 184, 185, 187, 188, 198, 212, 241-243, 255, 277,285,287,346,380,383,384. Lesseps, Mathieu de, 61,116,378. Lesseps, Victor de, 188. Le Ibumeur d’ison, Claude, 249n, 299n. L’Hôte, Nestor, 80,81,136.

407

L ’ÉG YPTE, PASS/O N FRANÇAISE

Linant de Bellefonds, Louis, 6 5 ,66n, 95,98,125-127,162,379. Lloyd. Clifford, 194. Lloyd, Selwin. 279. Locle, Camille du, 178,179. Loret, Victor, 215. Lorin, Henri, 256. Loti, Pierre, 217n, 384. Louca, Anouar, 69n, 70n, 7 2 ,73n, 75n. Louis XIV, 18.21,25. Louis XV, 25,87. Louis XVI, 25. Louis XVIII, 5 3 ,5 6 ,6 2 ,7 6 ,7 8 ,7 9 . Louis-Philippe, 68,72,85,87-89,108. Luthi, Jean-Jacques, 231,233,327n. Lyautey, Louis Hubert, 244. Lyons, 61,62.

M Machereau, Philippe-Joseph, 96. Magallon, Charles, 29,35. Maher, Ahmed, 386. Maheu, René, 301. Mahfouz, Naguib, 316,317, 326, 373. 390. Maillet, Benoit de, 23. Makarius, Raoul, 267n. Malosse, Louis, 195n, 206n, 21 On, 229n. Malraux, André, 300-302,388. Mann, Thomas, 31n. Marchand, Jean-Baptiste (capitaine). 203,235. Marie-Antoinette, 23. Mariette, Auguste, 10, 82, 137, 138142, 154, 155, 157, 171, 172, 177181, 211, 212, 215, 255, 273, 365, 380.381,383. Mariette, Édouard, 141n, 177,178n. Marigny, de (abbé), 31. Marilhat, Prosper, 101. Marmont, Auguste Viesse de, 46. Martimprey, 237. Martin, Jacques, 340. Martin, Maurice (jésuite), 22 ln, 290n. Maspero, Gaston, 141, 157, 172, 181,

408

211-218, 273, 300, 334, 347, 359, 383. Massabki, Nicolas, 69. Massé, Victor, 182. Massenet, Jules 182,200. Massignon, Louis, 256. Massu, Jacques (général), 281,284. Mathilde (princesse), 157. Mattéi, André, 293. Maupassant, Guy de, 374. Maurois, André, 239. Maximien (empereur), 16. Mazloum pacha, 239. Méliès, Georges, 339. Menasce, J. de, 231. Menou, Jacques, alias Abdallah, 46,48, 49,377. Menu, Bernadette, 87n. Memiau, Paul, 149. Métin, Albert, 193n. Milner, Alfred, 195,196,210n. Mimaut, 95,96,115. Miollan, Dominique, 274. Miquel. André. 293, 294, 295n, 297, 361. Mircher, 162. Mirguet, Bernard, 162. Mitterrand, Danielle, 311,336. Mitterrand, François, 279, 309-311, 319,389,390. Mceness, Hussein, 285. Mohammed Ali, 10,28,58,59, $1-69, 72 ,7 3 ,7 9 -8 2 ,8 5 ,8 7 ,9 3 -9 5 ,9 8 ,9 9 , 102-104, 108, 117-119, 123, 133, 153, 155, 160, 164, 188, 229, 255, 258,272,345,378-380. Moïse, 15, 16, 41, 73, 80, 126, 170, 178,179,310,341. Mollet. Guy, 278-280.387. Monet, Claude 239. Monet, Pierre, 252. Monge, Gaspard, 32,39-41,46,53. Montbaid, 199,200. Montesquieu, 71. Montgomery, Bernard Law, 260. Montpensier, duc de, 68,380. Morand, Paul, 246. Morel, Charles, 54.

INDEX DES NOM S D E PERSONNES

Moret, Alexandre, 251. Morgan, Jacques de, 215. Morisse, Lucien, 318. Momy, Charles de, 150. Moscatelli, Jean, 232. Mostagab, Mohammed, 373. Moubarak, Ali, 161,165. Moubarak, Hosni, 309-312, 315, 321, 389,390. Mouchacca, Jean, 304. Mougel, 125-127. Mourad bey, 36,48,49. Moustaki, Georges, 318. Mouton, Henri, 293,294. Mozart, Wolfgang Amadeus, 21, 88, 178. Munier, Jules, 194. Murat, Joachim, 46,58. Mussolini, Benito, 257.

N Naguib (général). 271,274,280,386. Naoum, Nabil, 373. Napoléon (prince), 150. Napoléon III, 123,128, 129, 150, 154, 165,166,173-175,183,381. Nasser, Gamal Abdel, 9,271-283,285, 287,-289, 294-2% , 299-301, 305307,315,319,321,386-389. Nasser, Hoda Abdel, 307,308,335. Nazli (reine), 63,237,255. Néfertiabet, 365. Néfertiti, 248,301,337,365. Negrelli, Louis de, 98, 124. Nelson (amiral), 32,35,38,47. Nerval, Gérard de, 90. 101-103, 109, 380. Nessim, Tewfik, 209. Neveu, François, 361. Nofétari, 303. Norden. Frédéric, 22.51. Nouty, Hassan el-, lOln. Nubar pacha, 118, 130, 131, 150, 166, 167,172,174,194.

O Okacha, Saroite, 271,299,300-302. Olivier. 98. Orabi, Ahmad (général), 187,197,383. Osiris, 21,138,155,366. Out el-Kouloub, 273.

P Palmerston, Henry Temple, 129. 145, 169. Panzac, Daniel, 64n. Paponot, Félix, 134,135n. Paré, Ambroise, 20. Paul, Gustave, 200,201. Paul, Marguerite, 200,201. Payot, Marianne, 324n. Pei, Ieoh Ming, 338. Pélissié du Rausas, 206. Peltier, Jean, 162. Pépi Ie', 360. Pérès, Shimon, 279. Péroncel-Hugoz, Jean-Pierre, 328n. Perrault, Gilles, 259n. Perrin, 162. Perron, 98,162. Pétain, Philippe, 260,306,307. Philippar, Georges, 240. Piccoli, Michel, 322. Piette, Jacques, 280. Pignol, Armand, 307n. Pineau, Christian, 279,288. Pinedjem Ier, 214. Piot bey, 238. Pissaro, Camille 239. Planchais, Jean, 281. Platini, Michel, 329. Platti, Émilio-Joseph, 362. Plescoff, Georges, 280. Pococke, Richard, 22,51. Polier, Léon, 206,21On. Pomian, Krzysztof, 21n. Pompidou, Georges, 308. Poniatowski (prince), 177. Posner-Kriéger, Paule, 359. Pouqueville, Charles-Hugues. 78.

409

L ’ÉG YPTE, PASSIO N FRANÇAISE

Pozzi, Jean, 260. Princeteau, 162. Prisse d ’Avennes, Émile, 103,140,141. Protais (franciscain), 22. Pnivost, Victor (jésuite), 289. Ptah, 249. Ptah-Hotep, 134. Ptolémée IV Philopator, 43. Ptolémée I«, 332. Pudney, John, 12 ln. Pupikofer, 231.

Q Qaïd, Youssef al-, 374.

R Ramsès II, 82.139,249,302-304,333335,341,366,389. Ramsès III, 177. Ramsès IV. 81. Rancy, 161. Rapatel, 162. Raphaël (moine copte), 73. Rassim, Ahmed, 233. Raymond, André, 161n. Rechid pacha, 128. Regnard, Jean-François, 21. Régnier, Philippe, 93n, 96n, 98n. Reinaud, Joseph, 71. Renan, Ernest, 197,198,212,213,241. Reverseaux, marquis de, 193. Rey, 63. Reyre, Bruno, 135n. Rhôné, Arthur, 160n. Ricci, Alessandro, 81. Riffaud, Jean-Jacques, 55,79. Rihoit, Catherine, 318n. Rimbaud, Arthur, 308. Ring, baron de, 212. Rinsveld, Bernard Van, 56n. Ritt, Olivier, 147n. Robert, Jean, 288. Robinson, M*. 235. Roche, Denis Jr, Il On.

Rogé, Clorinde, 94,96,97. Rolland, Emmanuel, 223,224. Rommel, Erwin, 260. Ronfard, Bruno, 256n. Roosevelt, Franklin Delano, 261. Roquet, Gérard, 361. Rosellini, Ippolito, 80,81. Rossini, Gioacchino, 178,179. Roubet, Colette, 304. Rougé, Emmanuel de, 211. Rouleau, Éric, 320. Rousseau pacha, 192. Rousseau, Jean-Jacques, 71,257,267, 271. Roustam (mamelouk de Napoléon I*1), 58. Rutschowscaya, Marie-Hélène, 366. Ruyssenærs, 115-117.

S Saadaoui, Naoual al-, 374. Sabatier, 132. Sabet, Adel, 252. Sabri, Ali, 271. Sabri, Hassan, 258. Sabri, Hussein, 271. Sabry, Mohammed, 130,133. Sacy, Silvestre de, 71,76. Sadate, Anouar el-, 271,308,309,315, 324,389. Saïd pacha. 117-120, 122, 123, 125, 127, 129-133, 135, 136, 140, 143, 146,149,164,185n, 241,380,381. Saïd, Edward, 106,173. Saint Clair, Barrie, 268n. Saint Louis, 15.25,294.308,345,388. Saint-Ferriol, Louis de, 63n. Saint-Hilaire, Marco de, 58. Saint-Maurice, comte de, 236. Saint-Point, Valentine, 233. Saint-Saëns, Camille, 182. Saint-Simon, comte de, 93. Sainte Fare Gamot, Jean, 251,359. Salmawy, Mohamed, 327. Sait, Henry, 78,79. Sammaico, Angelo, 185.

INDEX D ES NOM S D E PERSONNES

Sanoua, Yaacoub, dit Abou Naddara, 161. Sardou, Victorien, 182. Sartre, Jean-Paul, 307. Saul, Samir, 187n, 204n. Sauneron, Serge, 334,359. Saunier-Seïté, Alice, 304. Sauvage, Yvette, 301. Savant, Jean, 57. Savary, Claude Étienne, 26-28,31,103. Say, Léon, 184. Schemla, Élisabeth, 309. Schneider, Hortense, 158. Schoelcher, Victor, 6 7 ,68n. Schumann, Maurice, 281. Schuré, Édouard, 199n. Searle, Ronald, 280. Sedki, Ismail, 209,231.260. Ségur, comtesse de, 11,267. Sekhmet, 366. Senard, Jacques, 303. Serionne, comte de, 246. Sesostris, 119,301. Sève, Louis-Anthelme, alias Soliman, 62 ,6 3 ,6 5 ,9 3 ,9 5 , % . 162,255,378. Seymour (amiral), 188. Sharif, Omar, 320. Sicard, Paul (jésuite), 22,23. Simoën, Jean-Claude, 17 In. Sinadino, Agostino, 233. Sinadino, C., 231. Sirry pacha, 266. Sixte V, 20. Smith, Sydney, 45. Soliman le Magnifique, 17. Sorel, Albert, 46n, 47n. Souchet, Robert, 303. Soukiassian, Georges, 332. Stack, Lee, 238. Stagni, 231. Stanley, lord, 169. Stephenson, Robert, 98,124,129. Stockwell, Hugh (général), 280,285. Stratford de Redcliffe, lord, 128. Stravinos, Stravos, 232.

T Tagher, Jacques, 46n, 63n, 68n, 266. Ihhtawi, Rifaa el-, 70-73, 82, 87, 164, 378,379. Takla (frères), 229. Takla, M"*, 272. Talabot, Paulin, 98,99,124. Talbot, Fox, 110. Talleyrand-Périgord, Charles-Henri de, 29-31,377. Terrasson, Jean (abbé), 21. Tewfik (khédive), 153. 185, 186, 188, 193,215,223,241,382,383. Teymour, Mahmoud, 370,374. Teynard, Félix, 110. Thévenot, Jean de, 22. Thevet, André, 17. Thiers, Adolf, 68. Thoraval, Yves, 322n, 327n. Thorp, René-William, 294,296n. Thuile, Henri, 233. Ti. 154. Ton, baron de, 26. Toubia, Maguib, 374. Toumeux, 98. Toutankhamon, 247, 252, 302, 341, 366,385,389. Traunecker, Jean-Claude, 362. Traunecker, Claude, 54n. lYémaux, Pierre, 110. Trenet, Charles, 267. Tùininga, Marlène, 336.

U Ungareni, Giuseppe, 233. Urbain, Thomas-lsmayl, 94n, 98.

V Valbelle, Dominique, 334,360,362. Vansleb, Jean (dominicain), 22. Varin, 63. Vatin, Jean-Claude, 53n, 5 7 ,57n. Vaucher, Georges, 272n.

L'ÉG YPTE, PASSION FRANÇAISE

Ventre, 162. Venture de Paradis, 36. Vercoutter, Jean, 213,339. Verdi. Giuseppe, 177,179-181. Verminac Saint-Maur, Raymond de, 29,

86.

Vemet, Horace, 107-109. Vemus, Pascal, 361. Vian, Louis-René, 240. Victoria (reine), 185,188. Vidal, Jean, 89n. Vidor, King, 340. Vigny, Alfred de, 90. Vigo Roussillon (colonel), 33n. Villoteau, Guillaume André, 180. Vingtrinier, Aimé, 62n. VogUé, Eugène Melchior de, 142. Voilquin, Suzanne, 94,96-98,. Voisin bey, 147,148. Voisin. M«', 169. Volney, 20n. 26-28,31,36,103. Voltaire, 27,71,267,271,309.

w Waghom (lieutenant), 121. Wagner, Richard, 179. Wallon, Henri, 15S. W altari.Mika.341.

Weill, Raymond. 231. Wellington, Arthur Wellesley, duc de, 56. Wiet, Gaston. 236,260,273. Wilkinson, John Gardner, 83,211. Wilson, Rivers, 186,382. Witasse, Pierre de, 235. Wolseley (général), 188.

Y Yaacoub le Copte, 46. Yergath, Arsène, alias Chemlian, 233. Young, Thomas, 76,83,300. Yoyotte, Jean, 333,361.

Z Zaghloul, Saad, 384,385. Zananiri, Gaston, 233. Ziadé, May, 232. Ziegler, Christine, 140n, 363. Zitrone, Léon, 318n. Zivie, Alain, 342,343,344n, 360,362. Zivie-Coche, Christiane, 361. Zizinia, comte Stephen, 133. Zogheb, comte de, 231. Zoulfikar, Saïd, 118,237.

S o m m a ire

Prologue.........................................................................................

9

PREMIÈRE PARTIE

La rencontre de deux mondes 1. Pèlerins, négociants et curieux........................................................ 2. La tentation de la conquête............................................................ 3. Bonaparte, pacha du Caire............................................................... 4. Le mal du pays................................................................................ 5. Retours d ’Égypte............................................................................ 6. Les techniciens de Mohammed A li............................................... 7. Un Égyptien à P a ris....................................................................... 8. Champollion le déchiffreur............................................................ 9. Un obélisque pour la Concorde...................................................... 10. A la rencontre de la Femme-Messie............................................... 11. Écrivains en voyage....................................................................... 12. Le harem dans l'objectif.................................................................

15 25 35 45 51 61 69 75 85 93 101 107

DEUXIÈME PARTIE

De grandes ambitions 1. Lesseps, à la hussarde..................................................................... 2. Investir dans le sable....................................................................... 3. L’odeur de l'argent......................................................................... 4. Les trésors de M. Mariette.............................................................. 5. Polytechniciens et ouvriers-fellahs................................................. 6. L’Exposition universelle................................................................ 7. Ismaïl le Magnifique.......................................................................

1 15

121 131 137 145 153 159

8. Eugénie sur la dunette...................................................................... 9. Genèse d ’un o p éra.......................................................................... 10. Les créanciers au pouvoir...............................................................

169 177 183

TROISIÈME PARTIE

Une culture rayonnante 1. Perfide A lbion................................................................................. 2. L’Égyptien, ce grand enfant............................................................. 3. A l’école française.......................................................................... 4. Maspero sur le ten ain ...................................................................... 5. En mission chez les schismatiques.................................................. 6. Protégés et am oureux...................................................................... 7. Le petit P a ris................................................................................... 8. Ceux du C anal................................................................................. 9. Un chanoine aux A ntiquités........................................................... 10. La fin d ’un m onde........................................................................

191 197 203 211 221 227 235 241 247 255

QUATRIÈME PARTIE

Divorce et retrouvailles 1. Le Caire brûle-t-il ?.......................................................................... 2. Une révolution en a ra b e ................................................................. 3. Opération « Mousquetaire »............................................................. 4. Les jésuites sous sc ellés................................................................. 5. Diplomates ou espions ? ................................................................. 6. La dame de N u b ie .......................................................................... 7. De Gaulle change la don n e............................................................. 8. Des parfums de là-bas...................................................................... 9. Miettes de francophonie................................................................. 10. Le temps des scaphandriers............................................................. 11. Égyptom ania...................................................................................

265 271 277 287 293 299 305 315 323 331 337

Épilogue : Les fruits de la passion..................................................

345

ANNEXES

i. La presse francophone d ’É gypte.................................................... il. La présence française en É g y p te..................................................

351 357

in. L'égyptologie en France.................................................................. iv. L’Égypte dans les musées français.................................................. v. Les écrivains d ’É gypte....................................................................

361 363 370

Chronologie......................................................................................

377

Bibliographie....................................................................................

391

Index des noms de personnes...........................................................

401

C r é d it s p h o t o g r a p h iq u e s

Hora-texte 1 Jean-Loup Channet : 3 haut. D. R. : 1,2 haut. Harlingue-Viollet : 8. Hubert Josse : 3 bas. Kharbine-'Rpabor : 6 haut. LL-Viollet : 6 milieu, 7 droite. ND-Viollct : 2 bas. Réunion des Musées nationaux : 4 haut. Coll. Denis Roche Jr : 5,7 gauche. Roger-Viollet : 4 bas, 8. Coll. Sirot-Angel : 7 haut. Sygma : 6 bas. Hora-(exte 2 Bridgeman-Gimudon : 2 bas. Keystone : 8. LL-Viollet : 3 haut, 4 haut, 7 bas. Coll. Denis Roche Jr : 1, S. Roger-Viollet : 4 bas. Coll. Sirot-Angel : 3 bas, 6. Jacques Viuseur : 2 haut. Coll. Viollet : 7 haut. Hora-texte 3 Cat's collection : 5 milieu et bas. De Gietcr / Éditions Dupuis : 8 haut Figaro Magazine/A. Le Toquin : 8 bas. Gamma : 2 bas, 5 haut, 7 bas. Keystone : 1 ,2 haut, 4. Sygma : 3. Sygm a/F. Neema : 7 haut. Sygma/S. Compoint : 6.

RÉALISATION : PAO ÉDITIONS DU SEUIL IMPRESSION : NORMANDIE ROTO IMPRESSION SA. ALONRAI DÉPÔT LÉOAL : OCTOBRE 1997. N* 28144-6 (980215)