Passion Amoureuse
 9782915789904, 2915789908

Table of contents :
• Ouverture : Éliane Allouch, Désordres et invention(s) du féminin
• Prélude : Liliane Gherchanoc, Folles amours

I. Amour et passion amoureuse
• Patrick Avrane : Les hasards de la passion
• Daniel Koren : Fenêtre sur mère
• Delphine Bouit : Lettre à D. Histoire d’un amour : impasse de la passion
• Serge Soriano : Tomber en passion : de la tombe à la déraison

II. Masculin/Féminin
• Françoise Frontisi-Ducroux : Les Erotika pathemata de Parthenios de Nicée
• Suzanne Ginestet-Delbreil : Passions amoureuses
• Jean-Michel Hirt : L’instant d’une nuit
• Houria Abdelouahed : Un parfum de femme
• Farid Merini : Les Mille et une Nuits : du meutre à l’amour du récit

III. Passion et amour du transfert
• Gloria Leff : L’embarras de l’analyste
• Christine Baffoy : Obstacle à la cure
• Monica Broquen : Le transfert en passion
• Annie Frank : Haute Enfance
• Philippe Porret : Quand des cailloux s’enflamment dans le soleil
• Patrick Guyomard : sur le transfert

IV. Créations/heurs et malheurs
• Michel Cresta : Sous le masque de la passion : la Lolita de Vladimir Nabokov
• Najate Christeller : Magie et sortilèges de la passion amoureuse
• Chantal Chassat : L’Amok, violences de la passion amoureuse
• Kathy Saada : La leçon de piano
• Angélique Christaki : Une hallucidation d’absence
• Marion Levy : De quel amour blessée ?
• Colette Deblé : La lune est sous ses pieds
• Agnès Verlet: Les métamorphoses de Diane et la passion douce de Colette Deblé
• Conclusion : Liliane Gherchanoc, Dominique Guyomard, Sylvie Sesé-Léger
• Présentation des auteurs

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Passion amoureuse

Cet ouvrage a été coordonné par Éliane Allouch, Dominique Guyomard, Liliane Gherchanoc et Sylvie Sesé-Léger.

Passion amoureuse Houria Abdelouahed Éllane Allouch Patrick Avrane Marie-Christine Baffoy Delphine Bouit Monica Broquen Chantal Chassat Angélique Christaki Najate Chrkieluer-Benchekroun Michel Cresta Colette Deblé Annie Franck Françoise Frontisi-Ducroux Liliane Gherchanoc

Suzanne Ginestet-Delbreil Dominique Guyomard Jean-Michel Hirt Daniel Koren Gloria Leff Marion Levi Farid Merini Anne Minthe Philippe Porret Kathy Saada Sylvie Sesé-Léger Serge Soriano Agnès Verlet

CampagnePremière/Colloque

Direction des éditions CampagnePremière : Patrick Avrane - Patrick Guyomard Responsable éditorial: Jean Delaite ISBN: 978-2-9157-8990-4 © Éditions CampagnePremière ,2013 Société de Psychanalyse Freudienne-Campagne Première 23, rue Campagne-Première - 75014 Paris Téléphone: 01 43 22 73 85 et 09 60 36 19 96 [email protected]

Sommaire • Éliane Allouch Ouverture : Désordres et invention(s) du féminin • Liliane Gherchanoc Prélude : Folles amours

I. Amour et passion amoureuse • Patrick Avrane : Les hasards de la passion • Daniel Koren : Fenêtre sur mère • Anne Minthe : Délices et tourments • Delphine Bouit : Lettre à D. Histoire d’un amour :

impasse de la passion

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• Serge Soriano : Tomber en passion :

de la tombe à la déraison

H. Masculin/Féminin • Françoise Frontisi-Ducroux : Les Erotika pathemata de Parthenios de Nicée • Suzanne Ginestet-Delbreil: Passions d’amour • Jean-Michel Hirt: L’instant d’une nuit • Houria Abdelouahed : Un parfum de femme • Farid Merini : Les Mille et une Nuits : du meurtre à l’amour du récit

HL Passion et amour du transfert • Gloria Leff : L’embarras de l’analyste • Marie-Christine Baffoy: Obstacle à la cure • Monica Broquen : Le transfert en passion • Annie Franck : Haute Enfance • Marion Levy : De quel amour blessé ? • Philippe Porret : Quand des cailloux s’enflamment

dans le soleil...

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Sommaire

IV. Créations/heurs et malheurs

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• Michel Cresta : Screen passion,

Lolita de Vladimir Nabokov • Najate Christeller-Benchekroun : Magie et sortilèges de la passion : Michelet et sa sorcière

L’Amok, violences de la passion • Kathy SAADA: La leçon de piano • Angélique ChristakI: Une hallucination d’absence • Colette Deblé : La lune est sous ses pieds • Agnès Verlet: Les métamorphoses de Diane et la passion douce de Colette Deblé • Éliane Allouch, Liliane Gherchanoc, Dominique Guyomard, Sylvie Sesé-Léger Conclusion • Présentation des auteurs

• CHANTAL CHASSAT :

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Ouverture Désordres et invention(s) du féminin Éliane Allouch

Pourquoi le fait de souffrir, de pâtir ou de subir l’affect d’amour, selon l’étymologie latine du mot passion, a-t-il été proposé par les trois responsables du séminaire de la Société de psychanalyse freudienne (SPF), «Le féminin en question»? Ces trois responsables sont Liliane Gherchanoc, Dominique Guyomard et Sylvie Sesé-Léger, auxquelles il faut adjoindre leur « référent littéraire », ainsi nommé par elles, Patrick Avrane, dont le dernier livre se penche et théorise sur les chagrins d’'amour L Le choix de ce thème, «Passion amoureuse», troisième évé­ nement marquant issu du séminaire sur le féminin en question, manifeste une fois de plus l’audace de ces trois responsables. Après l’intérêt suscité par le colloque, puis l’ouvrage intitulé Invention du féminin1 en 2002, qui m’a amenée à les rejoindre en 2005, travaillant moi-même à ce moment sur ce que j’ai appelé le «féminin élémentaire123», versant antagoniste de l’autisme. En 2006, elles réitéraient avec le colloque intitulé «Frère et Sœur4». Audace de femmes-analystes, insisterais-je, 1. Patrick Avrane, Les Chagrins d’amour, Paris, Seuil, 2012. 2. Collectif, Invention du féminin, Paris, CampagnePremière/, 2002. 3. Éliane Allouch, «Le féminin élémentaire et ses destins»(2004), in Actes du colloque de Cerisy en 2003 (Transhumance V: Résistances au sujet - résistance du sujet), Presses universitaires de Narnur, Belgique, p. 605-615 ; «De l’autisme au mysti­ cisme: le féminin élémentaire», in Les Lettres de la SPF, n° 20, 2008, p. 121-132. 4. Cf. Les Lettres de la SPF, n° 29, 2013.

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pour proposer de traiter un tel sujet, passion amoureuse, qui vise une fois de plus à désenclaver, déplier et creuser le processus féminin, tant dans ses aspects créatifs que destructeurs, ainsi qu’elles le développent dans leurs derniers ouvrages: L’Autre féminin en 2008 pour Sylvie Sesé-léger1, L’effet-mère, entre mère et fille, du lien à la relation en 2009 pour Dominique Guyomard1 2. Liliane Gherchanoc se distingue par de nombreux articles d’une grande acuité, dont nous aurons un échantillon avec son intervention «Folles amours», qui figure comme prélude à cet ouvrage collectif. Pour ma part, je ferai quelques rappels et proposerai quelques pistes suggérées par ce choix, passion amoureuse, et par les nombreux textes très inspirés, classés sous quatre rubriques (pour mettre un peu d’ordre dans ce florilège des passions3 !). En préambule, rappelons à propos de «passion amoureuse», qu’on ne pense pas immédiatement au champ psychanalytique, mais aux grandes figures de la mythologie et de la littérature, c’est-à-dire à la fonction de l’écrit comme moyen de localisation des excès de jouissance. Ainsi, en Occident (pour se limiter), on peut penser au Cantique des cantiques (Xe av. J.-C.), à la littéra­ ture grecque (la légende d’Hélène dans VIliade (-VIIIe siècle), à Médée et à Phèdre d’Euripide (-Ve siècle)... On peut penser aussi à L’Âne d’or d’Apulée, notamment à l’histoire d’Éros et de Psyché (IIe siècle), à Tristan et Iseult (xne siècle), à la Divine Comédie de Dante (1306-1321), à Roméo et Juliette de Shakespeare (1594), à la Phèdre de Racine (1677), à De l’amour (1822) et à Madame de Rénal dans Le Rouge et le noir de Stendhal (1830), à Anna Karénine de Tolstoï (1873-1877), à la Recherche du temps perdu de Proust (1913-1923), au Ravissement de Loi V. Stein de Marguerite Duras (1964), à Belle 1. Sylvie Sesé-Léger, L’Autre féminin, Paris, CampagnePremière/, 2008. 2. Dominique Guyomard, L’Effet-mère, entre mère et fille, du lien à la relation, Paris, PUF, coll. Petite Bibliothèque de psychanalyse, 2009. 3. Cf. le sommaire.

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du seigneur d’Albert Cohen (1968), à L’Insoutenable légèreté de l’être de Milan Kundera (1984) et à une multitude d’autres encore, dont l’ouvrage de Pierre Lepape, Une histoire des romans d’amour1 (2011) donne un aperçu. Ce qui ressort de cet ouvrage historique et critique est que la littérature amoureuse décline (métaphorise) les multiples facettes de la rencontre amoureuse, sans en épuiser les formes et le mystère, tout en avançant une idée fondamentale, analogue à celle de la psycha­ nalyse, à savoir que l’amour (c’est-à-dire la rencontre avec l’autre) est plus important, car plus profond que tout le reste: patrie, morale, pouvoir, salut et savoir. Les mises en scène ou en représentations de la littérature amoureuse au sens large, même si elles ne visent pas, comme la psychanalyse, le dégagement des processus psychiques mis en jeu, pose (ou plutôt expose) une question de fond: est-il possible d’aimer en amour autrement que passionnément? Autrement dit, peut-on distinguer l’état amoureux de la passion amoureuse ?1 2 « La passion embrase l’amour » attaquait à juste titre l’argu­ ment des journées d’études préliminaires à cet ouvrage. Il est vrai que la passion porte l’état amoureux à l’incandescence, à une jouissance hors limite, hors temps, hors langage, c’est-à-dire à une jouissance qui serait toute «centre du pur plaisir», précise Lacan reprenant Aristote3. Certes, la passion amoureuse peutêtre source de lyrisme, d’invention, de création, mais aussi d’issue mortelle: on peut s’y brûler à deux, en groupe ou seul (comme Phèdre par exemple) quand cette incandescence ne s’éteint pas comme à l’ordinaire. Autant dire qu’au cœur de l’amour, la passion, autrement dit la « jouissance-toute » (pour faire court), grouille, pousse, et seuls le fantasme, la folie, l’agir, la mort, voire la création peuvent y répondre. D’une part, la passion amoureuse peut recouvrir des formes multiples autres que l’amour passion entre amants, dont le 1. Pierre Lepape, Une histoire des romans d’amour, Paris, Seuil, 2011. 2. Cf. Les textes de la première partie du sommaire. 3. Jacques Lacan, Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 58.

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paroxysme culmine dans le crime ou le suicide. Il peut s’agir, entre autres, de l’emprise mère-fille ou mère-fils pour le moins incestueuse, des délires paranoïaque, érotomaniaque ou de jalousie, des psychonévroses narcissiques et de l’amour pervers comme dans les sectes par exemple (cf. l’ouvrage de Suzanne Ginestet-Delbreil, Narcissisme et Transfert1), de l’amour mystique, du coup de foudre, de la passion sous-jacente à une œuvre (littéraire, scientifique, artistique, lyrique, poétique, financière, technique ou autre) et, avant tout pour nous ana­ lystes, de l’amour de transfert en psychanalyse, tant du côté analysant qu’analyste. Dans « Observations sur l’amour de transfert12», Freud évoque la rencontre de la psychanalyse avec la passion amoureuse d’une patiente à l’égard de son théra­ peute : ce surgissement soulève la double question du destin de la cure et de celui de la passion. Il semble que la passion, qu’elle porte sur le thérapeute ou non, remarque-t-il, tende vers un défi à l’analyse, que ce soit en menaçant directement sa poursuite, ou, plus subrepticement, en détournant le travail analytique au service du refoulement. Même si le surgissement de la passion dans le transfert n’est qu’un obstacle dressé pour servir la résis­ tance, donc pas un « amour véritable » selon ses propres termes, Freud précise3 qu’il est impossible de découvrir une différence de nature. De fait, la passion amoureuse ne répond-elle pas, dans tous les domaines cités, aux lois de la toute-puissance imaginaire aux marges du réel, là où elle peut entraîner le sujet pour le pire ou le meilleur? C’est-à-dire qu’elle l’aliène dans des psychopatho­ logies ou, au contraire, le pousse vers un gain sur le réel («assécher le Zuiderzee», c’est-à-dire le Ça, dit Freud!), selon ses capacités de sublimation, voire de suppléance, préfère dire 1. Suzanne Ginestet-Delbreil, Narcissisme et Transfert, CampagnePremière/, Paris, 2004. 2. Sigmund Freud, «Observations sur l’amour de transfert» (1904), in La Technique psychanalytique, traduit de l’allemand par Anne Berman, Paris, PUF, 1967. 3. Ibid., p. 126.

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Lacan dans ses derniers textes. Pour sa plus grande part, la passion amoureuse ne relèverait pas de la problématique œdipienne et du principe de plaisir-déplaisir comme l’état amoureux (Verliebtheif). Ce dernier est en effet relativement pondéré par la fonction interdictrice et normative du complexe de castration, qui scelle la reconnaissance de l’altérité, le respect de soi et de l’autre, sur fond de notre manque à être. «Dans l’amour ce qui est visé, c’est l’être, à savoir (le sentiment d’exis­ ter) ce qui, dans le langage se dérobe le plus [...] (et) [...] son signe est susceptible de provoquer le désir. Là est le ressort de l’amour», remarque Lacan1. Se pose alors la question de savoir si la passion peut coexister avec le désir ou bien l’annule ? Aussi bien, si passion et jouissance-toute sont superposables, la passion ne s’imposerait par là même qu’au risque du désir et de l’altérité12 ! Certes, l’état amoureux provoque souvent momentanément un débordement de toutes les capacités du moi et aliène le désir du sujet à un autre tenant la place de son idéal du moi, à partir d’un indice ou d’un trait de coïncidence inconscient entre les deux moi, explicite Freud dans « État amoureux et hypnose3 »... Encore faut-il que l’idéal du Moi ne régresse pas au moi idéal comme dans la passion4. Mais, dans un grand nombre de cas, souligne encore Freud, dans le même texte, «l’état amoureux n’est rien d’autre que l’investissement d’objet provenant des pulsions sexuelles en vue de la satisfaction directe5». L’hédonisme prend alors le pas sur l’amour courtois, le roman­ tisme et toutes les formes idéologiques qui imprègnent nos désirs, à commencer par notre désir amoureux. Un clivage peut 1. Jacques Lacan, Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 40 et 48. 2. À l’encontre de la jouissance, le désir et l’altérité supposent que le sujet assume l’angoisse de la séparation et celle de la castration. 3. Sigmund Freud, «État amoureux et hypnose» (1921), in Essais de psychana­ lyse, traduit de l’allemand par Jean Laplanche et collaborateurs, Paris, Payot, 1981, p. 170. 4. Cf. Le texte « Les hasards de la passion » de Patrick Avrane, p. 33. 5. Sigmund Freud, « État amoureux et hypnose », op. cit., p. 175.

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aussi se produire, notamment à l’adolescence, entre l’objet des pulsions sexuelles et l’objet d’amour idéalisé et intouchable, très souvent alors source de passion. C’est le cas de Sidonie, la jeune homosexuelle traitée par Freud en 1920 h D’autre part, par rapport à l’« amour véritable » (ainsi que le nomme Freud), la passion amoureuse, qui veut tout, absolument tout, relèverait pour l’essentiel d’un amour archaïque, blessé, excessif le plus souvent, issu d’une fixation, par défaut ou par excès (lâchage ou emprise de l’objet primordial, le Nebenmensch), à une souffrance psychique aiguë des premiers temps de l’existence. Il s’agit d’un amour/haine fixé, entre autres, à ces fameuses impressions les plus primitives et, par là même, les plus fortes, que Freud désigne dans la lettre 52 à Wilhelm Fliess, les fueros. Ceux-ci peuvent en effet surgir tels quels ultérieurement s’ils ne s’intégrent pas, précise-t-il, dans un système d’inscription ultérieur plus élaboré12. Que de plus, la fonction phallique soit mal positionnée, la passion amoureuse, entre autres, efface toutes frontières, notamment symboliques, pour se perdre dans un délire ou dans un agir destructeur ou créateur. Dès lors, me semble-t-il, deux orientations résolutives plus ou moins extrêmes dérivées de ces fueros, sources de passion, peuvent se dégager et même coexister, voire glisser de l’une à l’autre. La première orientation se situe du côté de la négativité issue de la constellation maternelle, soit de l’effet-m'ere. Les fueros se déchargent sous forme de symptômes et de structures psychiques pathologiques plus ou moins précoces. Dans ces cas de figure, la passion rabat le désir sur le besoin. Elle impose au sexuel le régime de l’autoconservation. Le bruit du réel, le non symbolisé prend le pas sur l’imaginaire et le symbolique. Émergent dès lors

1. Sigmund Freud, «Sur la psychogenèse d’un cas d’homosexualité féminine» (1920), traduit de l’allemand par D. Guérineau, in Névrose, psychose et perver­ sion, Paris, PUF, 1973, p. 245-270. 2. Sigmund Freud, «Lettres - Esquisses - Notes» (1887-1902), in La Naissance de la psychanalyse, traduit de l’allemand par Anne Berman, Paris, PUF, 1969, p. 156.

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des échecs plus ou moins massifs de la Behajung, c’est-à-dire des échecs de la symbolisation primitive théorisée par Freud dans son article sur «la négation1 » en 1925. Ces échecs dérivent du lieu de l’identification primordiale au Nebenmensch, c’està-dire, non à l’autre du besoin, mais à l’Autre humain normale­ ment marqué par le symbolique, c’est-à-dire marqué par le langage sous le sceau des deux refoulements. Sylvie Sesé-Léger le nomme, à juste titre, L’Autre féminin (avec un grand A pour désigner sa dimension de représentation psychique). Les échecs de la dimension imaginaire de cet Autre féminin peuvent entraî­ ner, ou réactiver, chez le sujet en état de dépendance, tels l’enfant, l’analysant et l’autre, objet de la passion amoureuse, des traces plus ou moins importantes d’autisme, d’errance, de trans-sexualisme et autres perturbations précoces d’identité, d’addictions, de somatisations primitives, ou bien de passion amoureuse. De tels ratages de notre capacité d’inscription au niveau de l’imaginaire, dérivés de la constitution auto-érotique, se produisent «dès les débuts», lors de la «Bejahung». Aussi bien, l’étayage sur le corps de l’autre et le lien qui en résulte demeurent adhésifs et entretiennent le fantasme du retour au Grand Tout, à la jouissance toute, voire à la chose (avec un petit c et non à la Chose avec un grand C), comme l’écrit Lacan à propos de L’Ethique de la psychanalyse. L’autre de la passion est rabaissé à une substance et constitue l’unique recours, d’où l’état de terrible détresse lorsqu’il est manquant. La détresse est l’envers de la passion, remarque Jacques André en 1999 dans un livre collectif intitulé De la passion1. L’autre, dans ces cas de figure, c’est-à-dire l’objet devient ni plus ni moins une drogue. L’autre n’est pas aimé pour lui-même, mais pour la «faim12

1. Sigmund Freud, «La négation» [die Verneinung} (1925), in Résultats, idées, problèmes II, traduit de l’allemand par Jean Laplanche et coll., Paris, PUF, 1985, p. 135-139. 2. Jacques André, Paul-Laurent Assoun, Jean Cournut, François Gantheret, Julia Kristeva, Joyce McDougall, De la passion, Paris, PUF, coll. Petite Bibliothèque de psychanalyse, 1999, p. 5.

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d’amour» sans limite, insatiable, qu’il est appelé à apaiser. Devenu la seule source de satisfaction, mis dans l’impossibilité d’exercer sa liberté de sujet, cet autre de la passion amoureuse pressentira que sa seule fin est sa disparition, avec la mort, d’où la sauvagerie du crime passionnel (cf. Les Bonnes de Jean Genet : l’autre est mis en pièces, liquidé, ou bien l’autre peut être mis sous hallucination négative, comme dans l’autisme et ses dérivés somatiques et addictifs. Dans ces cas de figure, le lien mèreenfant, soit l’effet-m'ere, n’a pu être ressenti que comme intrusif ou destructeur. Lorsque la dimension symbolique de l’Autre féminin est aussi déficiente, la fonction du langage est atteinte et les fueros ne trouvent plus aucune barrière (ou aucun frein) pour un repli psychique total dans un autisme sans langage, ou bien ils explosent dans un délire. La passion, notamment la passion amoureuse, est à son comble et la jouissance qui l’accompagne aussi. Le délire du président Schreber en est un bon exemple: pour l’amour de Dieu, le président accepte d’être femme et jouit comme une femme irradiée érotiquement de tout son corps par des rayons qui le relient à Dieu1. Il s’agit là du marquage par excès des fueros emportant les désordres du féminin. Deuxième orientation : la passion amoureuse, issue des fueros mais canalisés par la fonction symbolique, se transcende et transfigure ce terrible et précoce manque à être d’ordre trauma­ tique en transgressant les limites d’un fonctionnement psychique marqué par la castration. Il est toujours question, sous l’impact de la capacité à sublimer ou à suppléer, de retrouver le paradis perdu, c’est-à-dire le fantasme d’une jouissance-toute, mais, dès lors, les pulsions tentent d’élever l’objet de la pulsion «à la dignité de la Chose12 », selon la formule de Lacan (Chose avec un 1. Sigmund Freud, « Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de paranoïa: Dementia Paranoïdes. (Le président Schreber)» (1911), traduit de l’allemand par Marie Bonaparte et Rudolph M. Loewenstein, in Cinq Psychanalyses, Paris, PUF, p. 263-420. 2. Jacques Lacan, Le Séminaire, livre VII, L'Ethique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 133.

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grand c cette fois). Il s’agit de mettre en formes, en représenta­ tions, les points de fixation passionnelle de l’objet des pulsions primitives. Ainsi, au moyen de la peinture du visage de Mona Lisa del Giocondo, Léonard de Vinci a pu «rencontrer de nouveau le sourire de ravissement bienheureux, qui jadis, écrit Freud, avait animé de ses feux la bouche de sa mère quand elle le caressait [...j1 ». On touche là aux mystères ou aux secrets de l’amour. La jouissance est bien retrouvée, mais elle semble subir une transformation. Selon mon hypothèse, dans le cas de la sublimation ou suppléance, la jouissance-toute vire à la jouis­ sance Autre... le sourire de ravissement de la mère de Léonard, et non, celui de Loi V. Stein... La jouissance Autre, « symbolisée par le corps » (précise Lacan1 2), prend dès lors le pas sur la jouis­ sance-toute en s’étayant sur un support, qui peut être un matériau quelconque (les techniques du corps, la danse, la musique, la peinture, le dessin, l’écrit, voire la finance... avec lesquels ils font corps). Mais le support de la jouissance Autre peut aussi être l’autre comme dans l’amour-passion, à distinguer de la passion amoureuse. Ainsi en est-il de l’amour courtois en ce qu’il place les amants dans une perspective d’élancement de l’âme vers l’union lumineuse, amour prôné par la poésie des troubadours qui, à l’encontre du christianisme, chantait l’exalta­ tion de l’amour hors mariage. Avec des variantes, la passion pour l’analyse relève de cet amour-passion d’ordre sublimatoire, pour l’analyste certes, mais aussi pour l’analysant, dans les meilleurs des cas, en fin d’analyse, lorsqu’il s’oriente vers des remaniements de l’élaboration de ses fantasmes infantiles. Mais si ce destin de la pulsion est souhaitable, car il promeut l’élabo­ ration psychique au lieu de l’agir, rappelons que tout le fond pulsionnel n’est pas sublimable et qu’il dépend en partie de la 1. Sigmund Freud, «Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci» (1908) [Eine Kindheitserinnerung des Leonardo da \'mci\, traduit de l’allemand par Jeanine Altounian, André et Odile Bourguignon, Pierre Cotet et Alain Rauzy, Paris, Gallimard, coll. Folio bilingue, 1987, p. 217. 2. Jacques Lacan, Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 39.

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qualité du Nebenmensch, à savoir de sa capacité d’accueil ou de penser-rêver l’autre, notamment dans toute prise en charge d’ordre analytique. Je m’arrêterai là sur la question très complexe de la sublima­ tion de la passion amoureuse, qui est largement développée dans les textes du présent ouvrage. Mais, en tant que l’un de ses modes d’approche, aussi bien les désordres que les inventions de la passion amoureuse, source de pathologies, de changements et de transformations, exposés ici si subtilement, mettent effective­ ment « le féminin en question » et, dans son sillage, le « roc d’ori­ gine» de la sexualité et de la fin de l’analyse1...

1. Sigmund Freud, «L’analyse avec fin et l’analyse sans fin» (1937), traduit de l’allemand par J. Altounian, A. Bourguignon, P. Cotet, A. Rauzy, in Résultats, idées, problèmes II, Paris, PUF, 1985, p. 268.

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Prélude Folles Amours Liliane Gherchanoc

Comment imaginer la folie de la passion sans être renvoyé à une démesure narcissique, à une transfiguration rayonnante et néanmoins à une sorte de renfermement inéluctable. Mais comment s’accomplir sans passion! Certes, la littérature, la poésie et la musique chantent à l’envi amours et passions. En pensant à ce travail, me sont revenus ces mots tirés de L’Amour fou d’André Breton: « C’est comme si je m’étais perdu de vue et que quelqu’un vînt tout à coup me donner de mes nouvelles1. » Ce que nous rapporte Breton, c’est que l’amour nous baigne dans une nostalgie inconsolable, dont le féminin est la figure de proue; il nous renvoie à l’amour infantile démesuré des premiers temps, amour qui réclamait l’exclusivité. Car trouver l’amour, c’est le retrouver. Cependant, si tout amour présente une pente passionnelle, la passion ravage le corps et l’esprit, aveugle la psyché; la personne qui en est l’objet devient irremplaçable et obsédante. Le sujet se perd pour ne pas perdre dans une hantise mortifère, dont témoignent ces vers de Pétrarque adressés à Laure :

« Tu sais que je t’aime, tu sais que je t’adore, Sais-tu que pour toi j’en viendrais à mourir2 ! » 1 André Breton, L’Amour fou, Paris, Gallimard, 1937, p. 13. 2. Vers cités par Dominique Fernandez, La Course à l’abîme, Paris, UGE, coll. Le Livre de poche, 2002, p. 301.

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Il me semble entendre là les maîtres mots de la passion. Le savoir et la vérité sont portés par l’autre et sont indissociables. L’aimé, l’autre, est élevé à la dignité d’un savoir sans faille sur la vie de l’amant ; il est mis en place d’énoncer le vrai sur l’existence du sujet et ce dans une certitude inébranlable, depuis la rencontre et pour toujours. L’autre devient un indispensable objet de besoin qui ne se laisse jamais oublier. On entend dans les vers précédents comment la mort peut seule donner un prix à cette passion. Alors que l’amour s’éprouve dans la perte, la passion avoue et désavoue en même temps cette perte : il s’agit de fusion­ ner, de s’abîmer ensemble, de ne faire qu’un à la vie, à la mort, afin que la même figure les représente toutes les deux dans un compagnonnage subtil de vie et de mort. Enfin, un passage du texte de François Perrier sur l’éroto­ manie1 m’a paru éclairant; il portait sur un mode de perversion érotomaniaque qui me semblait pouvoir donner une piste à la figure du passionné: «Le sujet se vit comme le restaurateur inconscient et altruiste du narcissisme féminin en sa génitrice. » François Perrier met l’accent sur le lien particulier qui unit le passionné dans sa visée réparatrice, à l’autre préhistorique à la fois secourable et radicalement étranger. L’amour par le biais du désir suppose, pour le sujet, l’illusion d’un certain partage et induit un plaisir identificatoire du corps et de la pensée dans une certaine réciprocité; en revanche, le passionné vit une expérience de jouissance non partageable avec son objet à qui il veut se vouer corps et âme, sans que l’autre puisse toutefois répondre sur le même registre. C’est du fait de cette asymétrie, par une dissemblance soudain dévoilée que la haine se manifeste brutalement; le féminin représente l’hétérogé­ néité du sujet par rapport à lui-même; le passionné vise le féminin de l’autre pour y faire objection, qu’il soit homme ou femme, par-delà la logique phallique. En effet, alors qu’une 1. François Perrier, in Le Désir et la perversion, Seuil, 1966, p.46 ; réflexions reprises dans le séminaire «Sur l’Amour», in La Chaussée d’Antin, tome 2, Paris, Bourgois, coll. 10-18, 1978.

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femme, en s’arrachant à sa mère, joue son va-tout dans la demande d’amour, dans un «pousse-à-la-jouissance» quelque­ fois jusqu’à la mort, l’amour peut s’y montrer plus bruyant et sauvage; pour l’homme, la question d’un vacillement narcis­ sique par rapport à l’idéal du moi renverrait plus fréquemment à une forme passionnelle du masochisme avec un renoncement de type mélancolique. Que pouvons-nous faire en analyse quand l’amour de trans­ fert se déchaîne sur un mode passionnel en amenant son cortège funèbre et mortifère ? Deux exemples vont l’illustrer.

L’exemple de Penthésilée Le premier exemple est l’image légendaire de l’amazone nommée Penthésilée, prise dans une fiction romantique écrite par Heinrich von Kleist. Il n’est pas vain de rappeler que cet auteur entama une liaison passionnée avec Henriette Vogel, dont témoignent de nombreuses lettres. Kleist se suicida aussitôt après avoir tué son amante, atteinte d’un cancer. Cette figure féminine stylisée de Penthésilée m’a paru incarner dans sa démesure, sa fureur d’absolu et d’assouvissement une passion qui bute sur une impossible rencontre, dans un inconci­ liable défi de jouissance, et qui ne trouve sa solution que dans la mort. L’amazone évoque une certaine représentation de femme libre comme le vent, sauvage, indomptée, faisant résonner l’aspect d’un savoir immémorial sur la vie et sur la mort. Comment décrire une société d’amazones, un mythe du féminin, un conte moderne dont la réalité dépasse la fiction ? La légende romantique nous en propose un modèle : une société de femmes fondée sur le pouvoir des mères et vouée au culte de Diane. L’ablation d’un sein, opération de privation ritualisée, institue un groupe de sœurs, identiques et reconnaissables entre elles. Ce trait de priva­ tion tente de métaphoriser un signe spécifique du féminin en le déplaçant sur le corps propre exposé aux symboles. Ce groupe de femmes ne peut survivre que par des contacts nécessaires et

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fugitifs avec des hommes pour assurer leur reproduction. Une chasse à l’homme est instaurée dans des conditions particulières afin de maintenir la cohésion du groupe des sœurs ; celles-ci sont interdites de choix amoureux car l’homme est un ennemi, utile seulement à ce que la rencontre porte ses fruits. La bataille avec cet étranger ne peut s’engager que sous la forme d’une victoire remportée de haute lutte par ces guerrières conditionnées depuis l’enfance à échanger leur virginité contre celle d’un enfant. Elles combattent pour vaincre des hommes, ici des Grecs, afin d’arra­ cher une fertilisation dans un rituel d’anonymat. Les hommes sont interchangeables et reconnus par leur défaite, image en miroir inversé de nos guerrières. La naissance de l’enfant espéré comme fille s’annonce sous l’égide de Mars. Le dieu de la guerre est mis en position de père imaginaire, tandis que l’homme de la rencontre est dévolu à une place de pur réel spermatique. Rappelez-vous, au plus fort du féminisme américain, dans les années 1960, Valérie Solanas, grande amie d’Andy Warhol, qu’elle faillit tuer, et qui conseillait dans le SCUM Manifesto une société instituée et tenue par des femmes, proposant, outre l’émas­ culation des hommes, la constitution de banques de sperme; depuis, la science des éprouvettes et de l’insémination nous a largement prouvé que la réalité peut dépasser la fiction. Si nous revenons à nos amazones, elles partent en guerre pour une traque martiale qui joue de la méprise qu’hommes et femmes occupent une place identique dans une lutte de pur prestige phallique. L’interchangeabilité des places renverrait à une égalité des sexes et maintiendrait l’illusion que celle qui gagne arracherait le phallus imaginaire pour jouir de l’autre. Qu’arrive-t-il à Penthésilée, pur produit de cette société ? Sa mère lui a désigné, sur son lit de mort, son adversaire idéal. Achille le Grec représente une figure éclatante de guerrier indomptable. Il est connu pour sa barbarie et son inhumanité, en particulier concernant la vengeance perpétrée contre Hector, qu’il a vaincu et tué en combat loyal; il lui a refusé une sépulture honorable qui conférerait à son vaillant adversaire une gloire immortelle.

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Ce refus, dans ce contexte guerrier, équivaut à le ravaler au rang de femme. Il a refusé d’accéder à la demande du père d’Hector venu lui réclamer le corps de son fils. Il l’a même humilié en lui opposant une fin de non-recevoir, quoique ce père ait fait appel à la mémoire du propre père d’Achille. Si on voit que le père est du côté de l’humain, Achille, lui, est qualifié d’un savoir sur le sexe et la mort qui le met au-dessus des lois humaines; c’est ce combattant-là, désigné par la mère, qui doit mettre l’amazone en chasse. Si Penthésilée satisfait le désir de sa mère qui est un déni de père, Achille se présentera exactement à la place ou il est attendu. L’amazone part donc, selon le rituel de son groupe, provoquer Achille en duel, et ce dernier ne peut que relever le défi. Mais rien ne se passe comme prévu pour Penthésilée; la rencontre avec Achille induit une mutation inattendue, son esprit vacille entre deux positions inconciliables : soit rester fidèle au clan des femmes en bataillant jusqu’à la défaite d’Achille, soit accepter cet amour qui la surprend et la modifie; elle ne va plus faire la guerre des amazones, mais livrer sa propre bataille et se soumettre au vœu secret qui l’anime en acceptant de devenir une femme pour cet homme. Aussi Penthésilée se défait-elle de ses insignes et sacrifie sa quête de gloire pour s’offrir à Achille, blessée et désarmée. Elle renonce à sa préséance phallique narcissique, mais, surtout, elle abandonne le savoir sur l’autre, sur tout ce qui concerne sa barbarie ou sa monstruosité dans un certain deuil de l’être et une expropriation douloureuse d’elle-même. Achille ne comprend pas exactement ce que lui veut Penthésilée, il est cependant touché par celle qui a laissé tomber ses armes ; il paraît répondre à son appel et lui demande de le suivre parmi les siens. C’est exiger de l’amazone une totale trahison par rapport à ses origines. Elle est tellement portée par son amour et son mépris de la mort, que la vie en exil finit par lui paraître pensable. Alors que sa blessure lui fait perdre connaissance, elle est transportée par ses sœurs dans leur camp, tandis qu’Achille se laisse entraîner par l’armée des Grecs.

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Une Penthésilée amoureuse d’un ennemi ne peut soulever de la part du groupe des femmes et de celle qui en incarne les lois qu’un grand sentiment de persécution. Que Penthésilée baisse la garde, renonce à ses identifications primordiales et à ses défenses, qu’elle montre qu’elle manque et désire ailleurs et autrement : ce sont des différences intolérables. La grande prêtresse surgit en position d’imprécatrice pour fustiger la traîtresse. Rien ne manque et rien n’est à demander au royaume des femmes. L’exil choisi est sans garantie et sans promesse. Privée d’une de ses filles, par le choix même de Penthésilée, la prêtresse prend les devants et la chasse... Au moment de l’anathème de la grande prêtresse et du choix endeuillé de Penthésilée, surgit un messager d’Achille proposant un nouveau combat singulier, à armes égales. En fait, Achille aimerait retrouver l’Amazone blessée, vulnérable, mais il ne sait lui proposer qu’une nouvelle rencontre dans les termes anciens, encore affublé de son seul prestige phallique dans un malentendu radical. Ce message d’Achille qui la renvoie au temps initial du petit soldat, dévoile à Penthésilée que cet amour est amour de rien. Le désir de sa demande a été disqualifié, récusé en une humiliation intolérable dans ce rien, où elle ne trouve plus à se signifier. Elle est ce qu’elle a perdu, cette inhumanité posée au départ. En position d’exclusion de toute signification possible, l’image s’évanouit avec les fantasmes et le nom. Bouche dévorante, mélancolique, elle franchit la barre où la haine l’a conduite. Pur pulsionnel en acte, elle se fait chose, carnage destructeur, horreur sans nom, folle d’elle-même dans l’impossi­ bilité d’être par rapport aux signifiants de l’Autre. Les chiens lâchés, elle s’attaque à Achille comme une bête, Achille dont le corps mutilé, déchiqueté, méconnaissable est déposé au pied de la grande prêtresse comme un sacrifice offert à cette figure maternelle qui hurle épouvantée : « Ce n’est pas ma faute. » À travers cette épreuve de folie, l’amazone peut retrouver le nom perdu de Penthésilée. Elle a voulu introduire en elle l’être qu’elle n’a jamais pu s’approprier, cette part étrangère de

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l’impossible et totale jouissance. Elle émerge de son égarement dans un bonheur et un ravissement indescriptibles. Elle assume alors son acte, comme transfigurée, et rejoint son amant dans la mort comme si l’anéantissement de l’un et de l’autre prouvait la vérité ultime de leur amour. Par cette figure légendaire, j’ai choisi de montrer un retourne­ ment d’amour passionnel en jouissance haineuse. Souvent, la vie nous montre que les crimes passionnels convoquent le désir de détruire dans un moment paroxystique incontrôlable, moment qui aveugle la psyché et dépossède les sujets pour leur perte. Leur détresse, après leurs actes, traduit la persistance et la permanence de leur amour pour l’autre, qu’ils ont malheureuse­ ment anéanti. Les hommes comme les femmes sont capables de ces actes terribles: on peut se rappeler un de nos philosophes, Louis Althusser étranglant sa femme ou encore le chanteur poète du groupe rock Noir Désir tuant sa compagne. Pierre ou le retournement d’une violence passionnelle

Je prendrai maintenant l’exemple d’un patient pour illustrer le retournement d’une violence passionnelle non contre l’autre mais contre lui-même ; l’aspect mélancolique et masochique était présent avec certaines possibilités de mutation. Quand Pierre vient consulter, il se dit désespéré et dans un état d’égarement et d’incertitude relatif à l’orientation de sa vie, en proie à une culpabilité intense. Âgé de 45 ans, marié, père de deux enfants, il a rencontré Marie avec qui il a noué une liaison torride; elle lui est apparue comme l’amante absolue, unique, irremplaçable, et ce qu’il vit avec elle lui fait entrevoir tous les possibles dans l’évidence aveuglante d’une figure du destin, là ou elle était attendue depuis toujours. Il était prêt à tout quitter pour vivre avec elle ; néanmoins, quand il annonce à Catherine, sa femme, son désir de la quitter, il est très touché et ému par le désespoir qu’elle manifeste ; il ne veut ni la brusquer ni la blesser, et a décidé de surseoir à son départ. En fait, depuis l’annonce de

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l’éventualité d’une séparation, sa femme est sujette à des attaques de panique avec hospitalisations, dont il se sent respon­ sable; il ne peut dans ces conditions lui confier les enfants auxquels il est très attaché et dont il s’est beaucoup occupé. Dans la perspective du départ de Pierre, sa femme et lui passent leur nuit à pleurer dans les bras l’un de l’autre, lui sur Marie qui l’attend et elle sur l’insupportable d’être abandonnée. Pierre est déchiré par l’état de souffrance de sa femme et des conséquences pour ses enfants. Il est aussi soumis aux demandes pressantes de Marie qui s’impatiente et ne comprend pas les atermoiements de son amant. Pierre ne la rencontre que clandestinement du fait de la surveillance exigeante et jalouse exercée par sa femme et dans la crainte d’en aggraver l’état. Dans un premier temps, il cherche une solution de compro­ mis et quitte la maison. Il loue un appartement qui lui permet de recevoir ses enfants sans toutefois accepter de vivre avec Marie ; il vit cet appartement comme un sas intermédiaire qui lui donne­ rait le temps de présenter Marie à ses enfants et à ses parents. Mais, en fait, il reste dans un entre-deux indécidable. Il ne peut ni ne veut poser d’acte irrémédiable; il se vit fragile et désorienté, avec des sursauts éphémères, parlant d’énorme gâchis, abandonné par ses amis qui ont pris parti pour sa femme. Il s’investit à fond dans son travail pour oublier. Il se sent juger par ses enfants, mais ce qu’il vit le plus tragiquement, c’est la rupture opérée par sa mère à l’annonce de la séparation avec la mère des enfants ; elle ne veut plus le voir, et s’est même choisi un fils de substitution. Que peut donc signifier une position aussi radicale de la mère, alors que le père de Pierre paraît plus indulgent ? Pierre vit cette décision maternelle comme la marque ultime de toutes ses pertes. Il est pris entre son idéal maternel et son besoin vital de Marie, de son odeur, de sa peau. Il ne peut pas la perdre, et ne peut non plus s’engager, ni vraiment avec elle ni vraiment sans elle. Il retourne la voir pour retrouver l’éblouissement des premiers moments de leur rencontre et les éterniser. La douleur

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dont il fait état agit de façon plus subtilement destructrice que la haine et empêche pour un temps la levée de refoulements ; il se sent tellement coupable qu’il paie sans compter, moralement et matériellement un prix exorbitant; il s’impose tous les paiements. Il assume les frasques financières de celle qui est toujours sa femme et qui est passée du désespoir à un épisode maniaque et revendicatif; il paie à ses enfants des écoles privées pour les tenir éloignés du spectacle d’alcoolisation de leur mère, il paie pour la remise en état de la maison familiale, ce dont sa mère ne lui manifeste aucune reconnaissance. Avec Marie, il va et vient sans parvenir à se décider. Puis le temps vient où il se sent prêt à aller vivre son amour pour Marie, de partager sa vie avec elle; c’est le moment que choisit cette dernière pour lui faire une demande qu’il reçoit comme un véritable coup de tonnerre, demande qu’il juge inacceptable et impossible à satisfaire : elle veut un enfant. Il n’en finit pas de répéter en ritournelle, et catastrophé: si elle a un enfant, je la perds, si elle devient mère, je la perds ! Il ne peut ni ne veut la perdre. Il se sent rejeté, broyé, suspendu au bord d’un gouffre. Il veut la femme sans partage, pas une mère, une femme toute à lui qu’il n’a jamais possédé. La demande de Marie fait tomber l’illusion d’une jouissance à jamais atteignable. Il veut rompre sans vraiment y parvenir, afin de garder entier son rêve perdu. Du fond de sa désespérance surgit un souvenir poignant, sans doute un souvenir-écran. Il a autour de 3 ou 4 ans, il tient la main de sa mère comme absente à lui et qui dévoile une femme accablée de chagrin, humiliée, dans l’abattement et l’affliction; le sens de cette scène lui a été donné beaucoup plus tard : son père avait voulu quitter le foyer pour une autre femme, mais y avait finalement renoncé ; c’est donc au moment ou Pierre enfant découvre les limites de son omnipotence infantile à l’égard de sa mère et s’aperçoit que son amour pour elle ne peut à lui seul la combler, qu’il a gardé au plus enfoui de sa singula­ rité l’image inconsolée, ombre endeuillée de sa mère, qui le lie à elle en un point mélancolique. En analysant le souvenir, le regard

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distancié de l’enfant sur sa mère montre une possible séparation ; en revanche, la main tenue témoigne de la persistance d’un lien encore plus ancien, enseveli, preuve d’une passion originaire d’où s’enracine l’identification mélancolique. Pierre commence à comprendre pourquoi son père s’est montré aussi compréhensif et encourageant à l’égard de son choix amoureux, poussant son fils à accomplir son désir dans le regret de ce que lui-même avait manqué. Cependant, par le biais de la demande d’enfant de Marie, Pierre découvre que sa passion d’absolu, d’infinitude va bien au-delà d’une jouissance phallique, mais vise une autre jouissance plus totale, modèle de son attachement à l’autre préhistorique unique et irremplaçable. Sa relation précoce à sa mère s’était établie sur un mode sadique, sur fond de haine maternelle concernant les figures masculines, que l’arrivée d’un fils avait ravivée. Il était lié à elle de façon passive et masochique, comme son père. Pierre a cru retrouver en Marie l’idéalisation de son moi origi­ naire dans l’inavouable arrogance du tiers exclu. Mais l’amour n’a pas tenu les espoirs attendus, Pierre a vécu dans le désaveu d’une restriction de la promesse d’amour inaugurale ; il a espéré que Marie viendrait réparer les blessures narcissiques de l’enfance. Il découvre à quel point il a été capturé dans le champ maternel, dont il n’a jamais pu s’arracher et jamais pu assumer un dégagement dans la haine qu’il a retournée contre lui; il découvre qu’il avait espéré de Marie qu’elle réussisse à lui donner ce qu’il n’avait jamais reçu: un tout impossible. Cela n’a été qu’un des versants de son analyse, dont j’ai retrouvé dans le transfert la position masochiste. Néanmoins, il terminera l’analyse en quittant Marie, femme et enfants pour s’établir en outre-mer, tout en gardant en lui la marque d’un deuil de l’être. Accepter une personne en analyse, c’est assumer la folie du transfert dans sa part maudite constituée de potentialités passion­ nelles. Qui n’a fait l’expérience, dans sa pratique, de l’irruption de vagues paroxystiques, avec passages à l’acte et risque de

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rupture de certaines analyses ? Comment faire face à des débor­ dements pulsionnels destructeurs quand les mots veulent tuer et perdent leur signifiance? Ils visent l’anéantissement de l’autre dans un effacement de la mémoire. Bien que l’analyste soit incarné dans les signifiants électifs du patient, il lui est reproché, dans ces épisodes aigus, de ne pas avoir authentifié le sujet en le reconnaissant dans l’amour qui lui est porté. L’élément passion­ nel surgit à un moment de désaveu, quand le sujet a été au bout de ses dépouillements qui ont mis à vif les atteintes narcissiques ; le patient refuse d’accepter un point de butée qui a fait défaut d’espérance, il s’empare d’un signe chez l’analyste, lui-même pris dans une répétition incestueuse de haine inconsciente qui rejoue les arrachements originaires qui permettraient d’échapper à une mère persécutrice interne, férocement aimée. La rhétorique passionnelle vise une plénitude en même temps qu’une dissolu­ tion pour oblitérer une perte; la position de l’analyste demande une grande vigilance, ainsi qu’une créativité importante. Comment faire accepter le caractère essentiellement métapho­ rique de la vérité d’un manque à être que la présence de l’ana­ lyste avait mis à distance du visible? Comment aider à sortir d’une impasse et opérer une mutation difficile ? Il faut trouver un art de dire et un art de se taire, offrir une puissance créative à la parole pour éviter la rupture brutale et permettre l’élabora­ tion d’un deuil à partir du chagrin inconsolable de l’enfance, celui d’avoir à exister. L’exemple de Sabina Spielrein est très éclairant. On entend l’incendie et le flamboiement de sa folle passion pour Jung, son besoin insatiable d’être aimée. Jung un temps y a répondu, puis a pris peur devant cette dévoration fusionnelle autodestructrice. C’est l’intervention de Freud, qui, appelé en tiers par l’un et l’autre des protagonistes, s’est porté garant en analyste d’un point d’impossible dans la symbolisation. C’est aussi à l’incita­ tion de Freud que Sabina Spielrein a produit un texte dont le titre, «La destructivité comme cause du devenir», est déjà une interprétation. L’écriture lui a permis une représentation du

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point d’impasse en la sortant des ravages passionnels. Cette production venait s’inscrire dans l’élaboration d’un deuil qui transformait la barbarie du vécu en quelque chose d’acceptable, là où le risque de mort introduirait au goût de vivre dans la grâce d’un inédit. La position de Freud lui a permis de tendre vers une pacification. Les mots sont les seuls moyens de notre survie. Ils nous resti­ tuent les figures de notre histoire en les incarnant en vérités succes­ sives, en les démultipliant. L’écriture met la plus grande distance entre le sujet et son objet en comblant l’abîme d’une défaillance structurale par des allégories, des représentations poétiques de mots, de couleurs, de notes. La poésie permet d’oublier, tout en la représentant, cette vérité connue de soi, cette incomplétude toujours redécouverte à partir de réalités minuscules. Dans l’écriture de la passion entre hommes et femmes circule du féminin, dont la stylisation effrénée rejoue sans cesse l’impossible à dire d’une impossible rencontre devant l’impuissance de donner corps à deux à «l’Autre à jamais en sa jouissance», comme le notait Lacan. C’est ce qui rend la passion inspirante et qui fait que son écriture prend l’effet d’une réinvention qui ouvre à l’infini de nouvelles réalisations. L’écriture de la passion écarte une grande partie de la culpabilité. L’amour est d’abord parlé; ce n’est que par la parole qu’il tient les promesses qu’il énonce, c’est ce à quoi il tient son caractère fascinant et incantatoire : « Toute parole cherche à joindre quelque chose qui échappe, tout nom ouvre à la nostal­ gie entre l’enfer et la trace [...]. Ecrire, c’est entendre la voix perdue. C’est avoir le temps de trouver le mot de l’énigme1. » J’ai choisi des exemples extrêmes d’expériences de passion, mais je voudrais pour conclure souligner que si la vie vaut bien la peine d’être vécue au risque de la passion, il ne saurait y avoir d’exercice de la psychanalyse sans passion.

1. Pascal Quignard, Le Mot sur le bout de la langue, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1993, p. 47 et 74.

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I AMOUR ET PASSION AMOUREUSE

Les hasards de la passion1 Patrick Avrane

«Ses sens se troublèrent; elle lui serra les mains, les pressa contre son sein; elle se pencha vers lui avec attendrissement, et leurs joues brûlantes se touchèrent. L’univers s’anéantit pour eux. Il la prit dans ses bras, la serra contre son cœur, et couvrit ses lèvres tremblantes et balbutiantes de baisers furieux. “Werther ! dit-elle d’une voix étouffée, et en se détournant, Werther!” Et d’une main faible, elle tâchait de l’écarter de son sein12. » La naissance d’un héros

Ce qui rend compte de la réalisation de la passion entre Werther et Charlotte, dans Les Souffrances du jeune Werther de Goethe, est moins présent dans notre souvenir que les plaintes, le découragement et le chagrin. Nous savons que Werther est tombé amoureux, un soir d’orage, de Charlotte, fiancée à Albert. Le coup de foudre précipite son bonheur; la compagnie de sa bien-aimée l’emplit de joie. Mais, au retour d’Albert, Werther reconnaît l’impossibilité de sa passion amoureuse. Il quitte la ville, s’essaie à un emploi, puis découvre qu’il ne fait 1. Le texte de cette communication a été en partie repris dans : Patrick Avrane, Les Chagrins d’amour, Paris, Seuil, 2012. 2. Johann W. von Goethe, Les Souffrances du jeune Werther, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1954, p. 111.

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que jouer un rôle. Marionnette d’une vie de cour, le sentiment d’imposture qu’il ressent lui fait regretter la disparition du levain qui faisait fermenter sa vie. C’est après sa démission qu’il revoit Charlotte et que la brûlante scène a lieu. C’est le lendemain qu’il se suicide. Il se tire une balle dans la tête avec le pistolet qu’il a emprunté à Albert. Son costume a été refait sur le modèle de celui de sa première rencontre avec Charlotte ; dans sa poche, il y a le nœud rose qu’elle portait sur son sein. Il est enterré avec, de nuit. «Des journaliers le portèrent, aucun ecclésiastique ne l’accompagna1. » Un héros est mort, une légende est née. C’est le triomphe de la passion. On connaît le succès considé­ rable du livre dès sa parution. En cette fin du XVIIIe siècle, la furor wertherinus, la fièvre werthérienne, embrase au-delà de l’Allemagne. La veste bleue et le gilet jaune de Werther habillent les garçons à la mode; la robe blanche et ses nœuds roses, les filles. On dit même qu’une vague de suicides déferle. Napoléon déclare avoir lu cinq ou six fois l’ouvrage qui l’a accompagné, même pendant la campagne d’Égypte ; et on ne compte pas les œuvres où son ombre est présente. Werther, archétype, héros romantique idéal, ou bien modèle luciférien à dénoncer; nous sommes, avec ce questionnement littéraire, au cœur de la problé­ matique de la passion.

Chacun, une fois dans sa vie Le roman de Goethe est épistolaire, chaque lecteur peut donc s’imaginer seul destinataire du texte. Et c’est bien ainsi que le pense l’écrivain : « Ce serait grave si chacun n’avait pas une fois dans sa vie une époque où Werther lui paraît avoir été écrit pour lui2 », assure-t-il. Nous savons aussi que le scénario est construit par l’écrivain à partir de sa propre expérience. Lors d’un séjour à Wetzlar, à 23 ans, en 1772, il succombe au charme de la fille 1. Goethe, Les Souffrances du jeune Werther, op. cit., p. 121. 2. Cité par Joseph-François Angelloz, «Introduction», in Goethe, Les Souffrances du jeune Werther, Paris, Flammarion, coll. GF, 1968, p. 38.

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.. - arlli qu’il découvre, comme dans la scène du livre, occupée Asmbuer des tranches de pain à ses frères et sœurs. Elle est - - — se à un garçon qualifié par Goethe de net et tranquille. Au . ors de l’été, sa passion grandit, mais, alors que Goethe . mmence à devenir un ami plus cher - werter en allemand -, : e lui déclare qu’il ne peut rien attendre d’elle. Ainsi, le vécu, dans ses moindres détails, traverse l’œuvre. 1 -arlotte, c’est Charlotte Buff; le bal, comme la scène du goûter ; - enfants, a bien lieu, Goethe y accompagne la jeune fille. Albert, . est Johann Christian Kestner, fiancé à Charlotte. En réponse à Annonce de leur mariage, Goethe a les mêmes mots que ceux 'il fait écrire à Werther: « Que Dieu vous bénisse, mes amis, et ns donne tous les jours de bonheur qu’il me retranche1 ! » Werther éperdu d’amour pour Lotte, Werther dans la profonde :-action, Werther magnanime, c’est Goethe. Cependant, et cela rend compte au plus juste de la dynamique de la passion Amoureuse, Werther au frac bleu et au gilet jaune, Werther qui emprunte les pistolets d’Albert et se tire une balle dans la tête, ce - 'est plus Goethe, c’est Charles-Guillaume Jérusalem. Jérusalem, que biographes et commentateurs ne mentionnent en général que par ce nom de famille si évocateur de nostalgie, est lui aussi un jeune érudit en poste à Wetzlar. Garçon bourgeois, .. traverse l’épreuve subie par Werther dans le roman: l’humilia7.on d’être évincé d’une réception où seule la noblesse est admise. Amoureux d’une femme nantie d’enfants et d’un mari jaloux, après s’être jeté à ses pieds, il est vivement repoussé et interdit de reparaître auprès d’elle. C’est effectivement lui qui, prétextant un voyage, emprunte à Kestner ses pistolets, et se suicide. « Tout à coup, j’apprends la nouvelle de la mort de Jérusalem et, immédiatement après la rumeur générale, le récit exact et détaillé de cet événement. À l’instant même, le plan de Werther fut trouvé. » Il faut ce coup de feu pour qu’en 1774, deux ans après sa déception amoureuse, Goethe rédige, en quelques mois, 1. Johann W. von Goethe, Les Souffrances du jeune Werther, op. cit., p.64.

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un récit qui devient un paradigme de la passion amoureuse. Goethe nous a prévenus : chacun, à un moment de sa vie, doit lire Les Souffrances du jeune Werther comme un ouvrage écrit pour lui. Chacun, au moins une fois, doit avoir traversé la passion. Pour autant, il ne s’agit pas de mettre fin à ses jours. Le personnage de Werther réalise le fantasme de la mise à mort, par un sujet, d’une partie de lui. Dans la passion, comme Werther, l’amoureux est tué, et, comme Goethe, le sujet reste en vie. Celui qui meurt est un autre, même si cet autre fait partie de soi. Le gilet jaune et la veste bleue de la première rencontre, ce costume usé que Goethe fait refaire à Werther pour être enterré (celui que l’écrivain n’a jamais eu parce qu’il appartient à Jérusalem), ce vêtement souligne que l’être qui disparaît porte un costume qui n’est pas le sien. Il revêt l’habit de l’amoureux à la façon dont un soldat endosse l’uni­ forme militaire. Si ce dernier est tué, ce n’est alors pas au titre de l’homme qu’il est, mais parce qu’il est vêtu d’un vêtement qui le signale comme un ennemi à abattre. De sujet, il est devenu cible. Toutefois, au combat de l’amour, les guerres sont virtuelles, et l’ennemi est à l’intérieur de soi.

Moi idéal et idéal du moi « Rappelez-vous Werther voyant pour la première fois Lotte en train de pouponner un enfant. [...] Cette coïncidence de l’objet avec l’image fondamentale pour le héros de Goethe est ce qui déclenche son attachement mortel. [...] C’est ça l’amour. C’est son propre moi qu’on aime dans l’amour, son propre moi réalisé au niveau imaginaire1 », assure Lacan pour illustrer ce qu’il nomme la psychologie du coup de foudre. Il a sans doute un peu oublié le livre, car, si Charlotte est nourricière, distri­ buant leur pain à ses frères et sœurs, elle ne pouponne pas ; cela 1. Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre I, Les Écrits techniques de Freud, Paris, Seuil, 1975, p. 163.

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-'empêche pas l’essentiel: la coïncidence de l’objet d’amour idéal, l’idéal du moi, ici ce personnage magique de la jeune -lie, avec le moi idéal, c’est-à-dire l’image fondamentale, mage rêvée de soi-même, celle que, nous le supposons, Werther aspire à atteindre. Le moi idéal apparaît au moment du stade du miroir, quand enfant qui ne maîtrise pas encore la motricité de son corps, qui ne le vit pas comme unité, découvre, entre six mois et un an et cemi, le reflet complet de son image et celle de l’adulte qui le s utient. Il anticipe alors l’unité qu’il n’a pas encore acquise. Zette image, celle dans laquelle se noie Narcisse, constitue le moi .déal. Moi, parce que c’est de l’enfant, de son enveloppe, de ce nui le distingue de toi, qu’il s’agit; idéal, parce qu’au moment où ce reflet est perçu, il n’est pas réel, il s’inscrit comme ce qui est à atteindre; son registre est imaginaire. L’idéal du moi, quant à lui, ne relève pas de l’imaginaire. Ce n’est pas un reflet mais une référence. Il se constitue à partir de l’identification d’un enfant à -es parents, aux adultes qui l’entourent. Ceux-ci, idéalisés, porteurs des idéaux collectifs culturels, dessinent un modèle à atteindre. L’idéal du moi s’inscrit ainsi dans la réalité de chacun. Le coup de foudre de la passion amoureuse survient quand Z un rencontre l’autre, quand je retrouve en elle ou en lui ma rropre image idéalisée. L’imaginaire prend corps alors. Image et réalité se recouvrent quand l’homme à la veste bleu et au gilet jaune, parure imaginaire, oripeaux d’un moi idéal, rencontre la jeune fille réelle qui, vêtue d’une simple robe tlanche, avec des nœuds rose pâle aux bras et à la poitrine, incarne l’idéal de celle qui est attendue. Le premier semble -orter un déguisement, signe de l’imaginaire, la seconde est aabillée d’un vêtement familier qui n’empêche pas l’action bien réelle de donner des morceaux de pain bis à chacun des enfants en fonction de son âge et de son appétit. Nous comprenons ainsi qu’elle est capable, dans la réalité, de contenter ceux dont elle s’occupe. Les enfants ont leur goûter; un jeune homme peut espérer d’autres satisfactions.

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Passion amoureuse

Les idéaux se constituent précocement dans le stade du miroir, cette expérience qui cristallise le narcissisme. À partir de cette assurance narcissique, celle que les imposteurs n’acquièrent pas, ce qui les rend inaptes à la passion amoureuse, se construit l’image du moi idéal à laquelle tout sujet aspire ; elle prend toute son ampleur chez l’amoureux. Le moi idéal se distingue de l’idéal du moi; ce dernier rompt avec le narcissisme. L’enfant n’est plus amoureux de lui-même, mais de ceux qui lui servent de modèle, ses premiers objets d’amour: les figures parentales. Elles sont le creuset de l’idéal du moi, elles se devinent dans l’ombre de chaque être aimé. Ainsi, d’une part, l’amoureux présente à son aimé une image idéale - il offre ce qu’il n’a pas -, d’autre part, l’être aimé est également une personne idéalisée. La femme ou l’homme aimé, l’objet d’amour, ne sont chéris que dans la mesure où ils correspondent au moi idéal fabriqué par celui ou celle qui aime. Plus exactement, c’est la part de perfection que l’amoureux découvre en l’autre qui déclenche sa passion, qui l’éblouit. L’amour rend aveugle, on le sait. L’éclat de l’idéal fait resplendir l’objet aimé, gomme ses défauts; il fait aussi rêver sur les secrets de l’être. Car l’idéal n’est ni totalement conscient - je ne sais jamais complètement ce à quoi j’aspire - ni absolument clos. Il est la porte ouverte aux mystères de l’Autre, celui qui se profile déjà dans la figure maternelle soutenant le nourrisson devant le miroir. La présence de l’Autre évite donc que le narcissisme de l’enfant ne se referme sur lui-même. La part d’idéal peut surgir d’un trait infime - distribution, avec tant de douceur! des morceaux de pain par Charlotte. Mais Werther ne cesse de découvrir, chez Charlotte, à chaque mot, de nouveaux attraits, de nouveaux rayons d’esprit, une veine de charmes inépuisable, trésor infini qui signe la présence de l’Autre. Devant leur dulci­ née, les amoureux ne se contentent pas de porter leurs plus séduisants atours. Ils s’enveloppent des effets de leur moi idéal, c’est le célèbre costume bleu et jaune, dans lequel Werther veut se voir pour l’éternité.

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Le risque de la passion Les personnages pour l’écrivain, les instances pour les psycha­ nalystes, sont en place. Il y a le sujet amoureux; c’est l’image idéale qu’il se fait de lui-même qui trouve son contentement dans le coup de foudre. Il y a l’être aimé; il est objet d’amour quand, en lui, l’amoureux imagine découvrir l’idéal qu’il attend, mais, bien entendu, cet idéal est façonné par l’amoureux lui-même. C’est bien «son propre moi qu’on aime dans l’amour». Quand ?n est fétichiste amoureux d’un objet, ça s’arrête là. Mais quand ?n accepte que l’objet d’amour soit un sujet, quand on est Werther, on prend un risque, celui de la passion, celui du chagrin. Le sujet aimé peut ne pas accepter de jouer le jeu de /objet d’amour. Il peut décliner l’amour. Charlotte refuse. La celle ordonnance des instances idéales s’effondre. Il ne sert plus s rien de revêtir les frusques du moi idéal, de s’imaginer vu avec les yeux de l’être aimé. L’Autre apparaît alors hors de portée car, en perdant celui ou celle que j’aime, ce n’est pas seulement l’objet d’amour inscrit cans son cortège d’idéaux imaginaires auquel je renonce, c’est cette ouverture à l’inépuisable de l’Autre que procure le sujet aimé qui semble se fermer. L’amoureux déçu, endeuillé ou cafoué apparaît submergé par la désolation. Il pleure ou il reste cigne dans la tristesse, il se plaint ou il s’enferme dans le mutisme ; pour autant, la passion ne cesse de résonner. En lui, ça cause, c’est-à-dire que le chagrin orchestre d’une nouvelle façon sa vie imaginaire; les idéaux fantasmatiques ne changent pas, ils s’articulent différemment avec la réalité. C’est dans cette dialectique entre fantasme et réalité que s’ins­ crit le chagrin d’amour. Lorsque Lacan évoque l’attachement mortel du héros de Goethe, ne levant pas, comme à son habitude, l’ambiguïté du qualificatif, nous pouvons nous poser la question de savoir si la passion amoureuse est mortelle, ainsi qu’on le dit d’un champignon vénéneux, ou bien si cet attache­

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ment est mortel, à l’image de tout ce qui est humain. S’agissant de Werther, obnubilés que nous sommes par son suicide, nous tranchons facilement pour la première occurrence : c’est l’amour qui tue le jeune passionné. Mais, en ce qui concerne Goethe, c’est bien son amour pour Charlotte qui meurt.

Fine frenzy « Le mécanisme de la création littéraire est le même que celui des fantaisies hystériques. Goethe réunit pour son Werther quelque chose qu’il a vécu, son amour pour Lotte Kestner, et quelque chose qu’il a entendu, le destin du jeune Jérusalem qui se suicida. Il joue vraisemblablement avec le projet de se tuer, trouve là le point de contact et s’identifie à Jérusalem, à qui il prête ses propres motifs tirés de son histoire d’amour. Au moyen de cette fantaisie, il se protège contre l’effet de son expérience vécue. Donc Shakespeare a finalement raison d’associer création littéraire et délire (fine frenzy)'.» Dans le seul texte où il évoque Werther, Freud met l’accent sur le lien du roman avec l’expérience vécue par son auteur. Il fait alors de la création littéraire un équivalent des élaborations fantasmatiques. Les Souffrances du jeune Werther deviennent une protection contre les malheurs du jeune Goethe. Freud remarque que les fantasmes tissent l’étoffe de l’imagi­ naire avec les fils de la réalité. Les désirs irréalisables - ici l’amour déçu de Goethe et ses velléités suicidaires - rencontrent un élément de réalité - le suicide de Jérusalem - qui donne leurs formes à ces fantaisies. Celles-ci, dans la mesure où elles demeu­ rent dans un monde imaginaire, garantissent du passage à l’acte. Le fantasme, comme le rêve, permet que les souhaits, fussent-ils de mort, s’accomplissent sans dommage. Le risque survient quand les fantaisies ne sont plus contenues dans l’imaginaire, mais débordent dans la réalité. 1. Sigmund Freud, « Manuscrit N », in Lettres à Wilhelm Fliess, Paris, PUF, 2006, p.318.

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Dans cette perspective, l’écriture de Werther relève du mécanisme des créations fantasmatiques et occupe une fonction protectrice. La passion s’inscrit dans l’imaginaire d’un livre, ainsi la tristesse ne conduit pas à la réalisation du suicide. Toutefois, cela n’empêche pas qu’il y ait meurtre. Il a lieu dans ie fantasme. Goethe tue Werther. Le sujet met à mort, non l'objet de sa passion, Charlotte, mais son idéal du moi, l’homme au gilet jaune. Nous sommes là au cœur de la dynamique de la passion. Le succès des Souffrances du jeune Werther dès sa parution, son accession à la place de récit modèle tient à ce que son scéna­ rio rend compte au plus près de cette dynamique. L’amoureux déçu imagine la mort d’une partie de lui-même. L’offre qu’il a faite de son être magnifié a été refusée. Quand les yeux de son aimée se sont détournés, un miroir s’est brisé, celui dans lequel se reflétait son moi idéal. Consciente ou non, admise ou refusée, 'idée du suicide est ordinairement présente dans la passion. Quand Goethe met fin aux jours de Werther, c’est le moi idéal qui s’efface, ce n’est pas le sujet qui meurt. Dans le chagrin - estce ce qui s’est passé pour Jérusalem ? -, il faut donc prendre garde à ce que le sujet ne se confonde pas avec son idéal. Passion freudienne

Cependant, mettre à mort le moi idéal, le tuer ou le desti­ ner, c’est aussi protéger la passion. Le chagrin n’est ni une vengeance, ni le renoncement à un désir, c’est le résultat d’une défaite. L’objet de la passion rencontré dans la réalité n’a pas répondu à l’attente. Il disparaît, il refuse, voire il ne correspond ras à l’idéal supposé, mais, dans tous les cas, ce qu’il incarne reste dans la ligne de mire de l’amoureux. Un autre objet peut le remplacer. Ici, le plus important est sans doute moins dans la permanence de l’objet idéalisé que dans l’ouverture à l’Autre qui est ainsi maintenue. Dans le chagrin, le sujet continue de s'adresser à l’Autre, au-delà de l’objet désormais perdu. Car le

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Passion amoureuse

chagrin, qu’il soit bruyant, sanglotant, pleurant, ou raide et nautique, n’est jamais silencieux. La parole que l’amoureux affligé destine à l’Autre, au-delà de l’être aimé disparu, ne cesse pas. Parfois, elle nous est transmise. Le texte des Souffrances du jeune Werther n’est que cela : une mise en forme du discours prononcé à l’attention de l’Autre et que, par conséquent, nous recevons. S’il n’était destiné qu’à Charlotte, il ne nous concer­ nerait pas. Création littéraire et fine frenzy, ce beau délire qu’est la passion, sont bien associés. Freud ne cesse de se référer à Goethe. Cela n’empêche pas que, parmi les textes qu’il a publiés, Les Souffrances du jeune Werther ne figure jamais. Cette bluette ne convient pas au sérieux revendiqué par la psychanalyse ; quand elle ne se pique pas de scientificité, elle vise la plus élevée des considérations sur l’humanité. Bien évidemment, au pays d’Eros et de Thanatos, c’est Faust que nous croisons. Werther, lui, ne se rencontre qu’une fois, en 1897, au sein d’une correspondance vouée à la destruction échangée entre Sigmund Freud et Wilhelm Fliess. Ces lettres témoignent de « la seule histoire vraiment extraordi­ naire que vécue jamais Freud1 », admet même Ernest Jones, son biographe officiel; une histoire regardée comme celle de la psychanalyse de Freud, avec ce que cela comporte de transferts amoureux, donc de passion. Gardons-nous, à partir de ce qui n’est quand même qu’un détail - cette absence de Werther dans l’œuvre freudienne - de bâtir une théorie du chagrin d’amour et de la passion chez Freud; en revanche, reconnaissons que le chagrin qui conclut l’histoire que l’on peut qualifier de passionnelle entre Sigmund Freud et Wilhelm Fliess est constitutif de l’origine de la psycha­ nalyse. Les hasards de la passion ont participé à la naissance de la psychanalyse.

1. Ernest Jones, La Vie et l’œuvre de Freud, tome 1, Paris, PUF, 1958, p. 316-318.

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Fenêtre sur mère1 Daniel Koren

« Celui à qui je suppose le savoir, je l’aime1 2. » Jacques Lacan

La passion, humaine, trop humaine, n’est pas étrangère à l’expérience psychanalytique. Certes, tous les patients ne sont pas des «passionnés», au sens que tous ne développent pas des « passions folles » dans le transfert. Pourtant, c’est une expérience qui est loin de nous être méconnue. Elle apparaît immanquablement avec ses deux faces, le versant de l’amour3, auquel peut succéder une haine aussi folle que l’amour qui l’a précédée. Mais la passion se pare de multiples visages. L’amour et la haine bien sûr, mais de bien d’autres encore : la passion de l’igno­ rance, du savoir, du jeu, de Dieu, de la création, de la construc­ tion et de la destruction... Qu’est-ce qui réunit ces divers aspects de la passion ? Il me semble qu’il s’agit d’un rapport tout 1. Version remaniée de mon intervention orale lors de la table ronde « Passions : heurs et malheurs », lors des journées de la Société de psychanalyse freudienne sur «La passion amoureuse», le 20 novembre 2011, avec la participation d’Irène Diamantis, Alain Lemosof, Anne Minthe et Kathy Saada. 2. Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1978, p.64. 3. On peut rappeler les cas embarrassants que Freud évoque dans ses « Remarques sur l’amour de transfert», ainsi que ces deux situations passées à la postérité: la relation entre Jung et Sabina Spielrein, celle de Ferenczi avec Gisela Palos.

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à fait particulier du sujet à l’objet et, pour être un peu plus précis, d’un rapport singulièrement intriqué entre la pulsion et l’objet, le sujet étant traversé par celle-ci. C’est un rapport carac­ térisé par une fixation spécifique à l’objet, dotée d’un lien d’une intensité extraordinaire, intensité totalement excessive et dispro­ portionnée pour un observateur extérieur, irrationnelle «à la folie». À tel point que nulle expérience, nulle parole, nul jugement « rationnel » de « bon sens » ne semblent en mesure de pouvoir l’infléchir. La passion se vit (et parfois sévit) dans la jouissance et la souffrance : une jouissance entre le plaisir et la douleur, l’extase et l’effondrement, le tout et le rien1. Plutôt que dans le plaisir, elle s’installe sur le bord de son au-delà. Elle oscille du merveilleux au désastre. Ce qui gouverne les passion­ nés n’est pas le fleuve plus ou moins long ou tranquille du plaisir, mais plutôt la tempête, la foudre ou le tremblement de terre quelles qu’en soient leurs particularités: transférentielles, charnelles, platoniques, éthérées, volcaniques, mystiques, salva­ trices et/ou mortifères, traitables et/ou intraitables1 2. L’objet acquiert une importance telle, il est paré de tant et tant de vertus (mais pas n’importe lesquelles, on y reviendra) qu’inversement la souffrance est présente en permanence: comme angoisse de la rupture, anticipation de la possible perte, ou de la non-réponse de l’objet. Comme l’énonçait un sujet sur le divan : « La passion est une expérience folle, psychotique, j’ai bien payé pour le savoir. On n’est pas psychotique, mais c’est une expérience folle : le plaisir fou et la souffrance innommable. » La passion est bien la souffrance heureuse de l’objet. Or, si je viens d’évoquer les propos d’un analysant, nous trouvons par le même mouvement une limite. Il est évident que nous ne pouvons pas étaler la vie et les discours de nos patients. C’est pourquoi, afin d’introduire quelques éléments 1. Un analysant remarquait que «c’est quand on croit avoir tout qu’on peut tout perdre ». 2. Petit clin d’œil ici à la mémoire de mon regretté ami Jacques Hassoun et à son beau livre Les Passions intraitables, Paris, Aubier, 1989.

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très sommaires qui nous permettent d’aller un peu plus loin et d’entamer un débat concernant les mouvements passionnels dans le transfert, je vais prendre un détour, facilité par ceux que Freud désignait à juste titre comme nos maîtres: les écrivains. Un court exemple littéraire fournira le motif qui me permettra de mettre en lumière la manière dont la passion peut s’insinuer dans la relation transférentielle, être éventuellement suscitée par celle-ci... et le terrain glissant et périlleux que cela installe dans la cure. J’ai choisi d’étayer mon propos à partir de plusieurs passages d’un court roman d’Ernesto Sabato: Le Tunnel1. Il s’agit du récit que fait le narrateur, le peintre Juan Pablo Castel, de la passion amoureuse ravageuse qui l’amena à tuer Maria Iribarne. Castel est en prison; il écrit dans l’après-coup de son passage à l’acte. Il écrit non pas pour se justifier, ni pour se faire pardon­ ner, ni pour inspirer de la pitié, mais pour se faire comprendre, peut-être faudrait-il dire pour se faire entendre: «Je suis poussé par le faible espoir que quelqu’un parviendra à me comprendre. Quand ce ne serait qu’une seule personne1. » Il ajoute quelques lignes plus loin : « Il y a eu quelqu’un qui pouvait me compren­ dre. Mais c’est, précisément, la personne que j’ai tuée1 23. » Le décor est planté. Il y a eu « Une », une personne, une femme, la seule, l’unique, l’irremplaçable. Précisément celle qu’il supprime puisqu’elle ne peut pas être «toute à lui ». Mais ce qui retiendra notre attention, c’est moins la passion amoureuse comme phéno­ mène. En effet, celle-ci s’inscrit aisément dans les coordonnées des descriptions classiques de Gaëtan Gatien de Clérambault4. Or, ce qui nous intéresse particulièrement, c’est la manière dont cette 1. Ernesto Sabato, Le Tunnel (1948), Paris, Seuil, coll. Points, 1995. Ce roman, salué par Albert Camus et Graham Greene, me semble s’inscrire dans la même veine que les nouvelles de Stefan Zweig et Arthur Schnitzler, mais avec une tonalité plus désespérée. 2. Le Tunnel, op. cit., p. 14. Les italiques, dans le texte, sont des majuscules. 3. Ibid., p. 15. Italiques dans le texte. 4. Gaëtan Gatien de Clérambault, L’Érotomanie, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 1992. Je pense bien évidemment au délire de jalousie que Clérambault inclut dans la catégorie de «psychoses passionnelles».

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passion se noue, et qui me semble reproduire de la sorte, de manière exemplaire, une des formes dont le sujet peut s’installer dans le transfert (éventuellement dans un versant passionnel). Venons-en à la description de Sabato par la voix de Castel. Juan Pablo Castel est un peintre d’un certain renom, lequel expose l’un de ses tableaux au salon de printemps : « Au salon de printemps 1946, j’avais présenté un tableau intitulé “Maternité” [...] dans le haut, à gauche, par une petite fenêtre, on voyait une scène dans le lointain: une plage solitaire et une femme qui regardait la mer... une femme qui regardait comme si elle atten­ dait quelque chose, peut-être quelque appel affaibli par la distance. La scène suggérait, selon moi, une solitude anxieuse et absolue. Personne ne remarqua cette scène [...]. À une seule exception près, personne ne parut comprendre que cette scène constituait quelque chose d’essentiel [...]. Une jeune inconnue se tint longtemps devant mon tableau sans accorder beaucoup d’attention, apparemment, à la grande femme du premier plan, la grande femme qui regardait jouer l’enfant. En revanche, elle regarda fixement la scène de la fenêtre et pendant qu’elle le faisait, j’eus la certitude qu’elle était isolée du monde entier... fêtais pris entre une peur insurmontable et un désir angoissant de lui parler. Peur de quoi ? Peut-être quelque chose comme la peur de jouer tout l’argent dont on peut disposer dans la vie sur un seul numéro1. » L’évidence et l’énigme, le premier plan et l’arrière-plan, ce que « tout-le-monde » passe sans voir, et cet infime détail essentiel qui n’est vu/entendu que par une seule. Nous n’avons pas à nous arrêter, moins encore à interpréter ce qui serait aussi de l’ordre de «l’évidence» (trompeuse) pour nous: le titre du tableau (« Maternité »), ni la confrontation entre les deux figures de femmes. Ce qui compte, c’est que pour Castel, dans le tableau, il y a d’emblée un message chiffré ignoré de lui-même, qui ne devient visible (ou audible) que par le regard de cette 1. Le Tunnel, op. cit., p. 15-16. C’est moi qui souligne.

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femme1, dont il ne se rapprochera pas à ce moment-là et qui disparaîtra parmi les visiteurs de l’exposition. Mais le lien, lui, était dès lors bel et bien établi : « Pendant les mois qui suivirent, je n’ai pensé qu’à elle, à la possibilité de la revoir. Et, dans un sens, je n’ai peint que pour elle. C’était comme si la petite scène de la fenêtre avait commencé à grandir et à envahir toute la toile et toute mon œuvre1. » Désormais, Castel est condamné à attendre que le plus i malheureux des hasards remette cette inconnue sur son chemin. Cela arrivera quelques mois plus tard, en deux temps. Un premier temps où, l’ayant rencontré dans la rue, il la suit et l’interpelle : « Vous rougissez parce que vous m’avez reconnu. Et vous croyez qu’il s’agit d’un hasard, mais ce n’est pas un hasard, il n’y a jamais de hasards. J’ai pensé à vous durant des mois. Aujourd’hui, je vous ai vue dans la rue et je vous ai suivie. J’ai quelque chose d’important à vous demander, quelque chose à propos de la petite fenêtre, vous comprenez ?123 » Complètement interloquée, et après un temps d’hésitation, cette femme dont il ignore encore jusqu’au nom, lui dira qu’à cette scène du tableau elle « pense sans arrêt4 », avant de tourner les talons et de se sauver en courant. Castel la perd donc immédiatement de vue une nouvelle fois, puis la retrouve le lendemain. Et là, il l’attrape par le bras et l’entraîne sur une place où s’engage un drôle de dialogue dont je ne restitue que quelques éléments : «- Promettez-moi que vous ne partirez plus jamais. J’ai besoin de vous, j’ai tellement besoin de vous, lui dit Castel. [•••] - J’ai tellement besoin de vous, répéta Castel. Elle ne répondit pas. 1. Situation qui met en lumière de manière exemplaire la thèse de Lacan selon laquelle l’émetteur reçoit du récepteur son propre message de manière inversée. 2. Ibid., p. 16. C’est moi qui souligne. 3. Ibid., p.30. 4. Ibid., p.31.

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- Pourquoi ne dites-vous rien ?, lui demandai-je. Je vous dis que j’ai besoin de vous, vous comprenez ? Le regard toujours fixé sur l’arbre elle murmura: pourquoi? - Je ne sais pas, murmurai-je. Je ne le sais pas encore [...]. Imaginez un capitaine qui, à chaque instant, relèverait mathéma­ tiquement sa position et suivrait sa route vers son objectif avec une rigueur implacable. Mais qui ne sait pas pourquoi il va vers cet objectif, vous comprenez? [...] Je sens que vous serez quelque chose d’essentiel pour ce que j’ai à faire, bien que la raison m’en échappe encore. [...] Pour l’instant, je sais que c’est quelque chose qui est lié à la scène de la fenêtre: vous êtes la seule personne qui y ait prêté attention1. » J’ajoute une dernière citation: « - Vous, vous pensez comme moi, dit Castel à Maria. - Et qu’est-ce que vous pensez ? lui répond-elle. - Je ne sais pas, je ne pourrais pas non plus répondre à cette question. Je pourrais plutôt vous dire que vous sentez comme moi. Vous regardiez cette scène comme j’aurais pu la regarder à votre place. Je ne sais pas ce que vous pensez et je ne sais pas non plus ce que je pense, mais je sais que vous pensez comme moi1 2. » Vivre le manque Combien de fois n’avons-nous été confrontés à ce type de situation ? Combien de fois un sujet ne vient-il nous rencontrer pour nous donner à entendre ou voir un « discourcourant » comme le notait Lacan, lequel sera transformé lors de la rencontre analytique ? L’analyste, de par son attention générale portée, et particulièrement, aux moindres détails du discours du patient, parfois par le «simple» effet de sa présence et son écoute, parfois par son intervention sur un point précis, apparemment anodin et pourtant tout à fait significatif, peut 1. Ibid., extraits des pages 39 à 41. 2. Ibid., p. 42.

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faire entendre ce qui était resté jusque-là inouï, gros de la puissance de l’énigme, et fait jaillir l’étincelle du transfert. L’analyste (et le dispositif analytique) fait surgir la dimension de l’insu du sujet, et cette dit-mension engendre... l’amour. Le sujet installe l’analyste dans la position de celui qui recèlerait la clef de ce savoir insu. Et comme le précisait Lacan dans la phrase que nous avons placée en exergue, on aime celui à qui on suppose ce savoir insu de nous-mêmes. Or la dimension passionnelle, tout en relevant de la « psycho­ pathologie de la vie amoureuse» (l’amour est une psychose passagère, disait Freud), présente des caractéristiques qu’il est nécessaire de prendre en considération. Pour le dire de manière extrêmement schématique, là où l’amoureux est dans l’attente de « preuves » d’amour (le savoir étant secondaire puisque c’est l’Autre qui le détient), le passionné quant à lui, au-delà des preuves, voudrait s’installer dans une certitude. D’une certaine manière, tout l’écart entre l’amour et la passion amoureuse se joue sur la possibilité pour le sujet de «vivre le manque1 ». La situation psychanalytique peut donc « susciter » la passion. Là où l’amoureux suppose un savoir (ce qui laisse tout de même des marges à l’incertitude), pour le passionné la passion ne signifie pas mais «fait signe», est signe, et par consé­ quent l’autre devient... tout, indubitablement : en même temps l’objet et receleur de sa signification cachée. D’où la place et le poids écrasant que l’autre comme objet prend pour le sujet passionné. D’où aussi le fond mélancolique de toute passion, que Freud avait clairement repéré: «Dans l’état amoureux le plus extrême, le moi est terrassé par l’objet12. » Il suffit de remar­ quer à ce propos ce qui se produit lorsque le sujet passionné perd 1. Roland Gori a une formulation assez juste : « L’amour a contrario de la passion, a consenti déjà à quelque sacrifice. L’amour ne saurait être aussi intégriste que la passion : le halo de mort s’est quelque peu dissipé. » Cf. Roland Gori, Logique des passions, Paris, Denoël, 2002, p.282. 2. Sigmund Freud, «Deuil et mélancolie», in OCF.P, vol. XIII, Paris, PUF, 1988, p. 273. Les amoureux de la chanson se rappelleront «Ne me quitte pas» de Jacques Brel: «Je vais devenir l’ombre de ta main, l’ombre de ton chien [...]. »

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l’objet de sa passion: dépression, fading, voire décompensation en sont les effets les plus immédiatement repérables. Au fond de toute relation passionnelle, il y a de V Hilflosigkeit. La passion est donc une fonction psychique importante, voire essentielle dans la vie de ces sujets. Il me semble en consé­ quence nécessaire de se demander, dans chaque cas, jusqu’à quel point un état passionnel ne protège pas le sujet de l’angoisse ou d’une déstructuration psychique plus importante. Et cette question m’apparaît capitale par rapport au problème qui nous occupe, celui des transferts passionnels: quelle place l’analyste vient-il occuper en tant qu’objet dans l’économie psychique du sujet, et quelles incidences cela comporte par rapport au maniement du transfert ? Cette question me semble d’autant plus délicate que je pense que tant que le patient reste ancré dans une position transférentielle passionnelle, le travail d’analyse stagne. La situation analytique promeut le dire comme énigme, dont le blason serait celui du Diable amoureux de Cazotte évoqué par Lacan : « Che vuoi ? » Or l’ignorance est au cœur des passions, mais sous une forme passive. Dans le transfert, le passionné «joue», «met en acte» l’indicible de son fantasme. La passion passe entre fantasme et pulsion. Il faut entendre par là que les passions sont l’effet de l’ignorance qui signe la relation du sujet à l’objet pris dans la jouissance, rapports dont la clinique du fantasme rend compte. A ceci près que, d’une certaine manière, le passionné « ne veut rien savoir » de la cause de son désir ni de sa division; seul l’objet comme tel et sa possession comptent1. Ne faudrait-il pas dès lors considérer le transfert passionnel comme une vicissitude de la clinique de la jouissance ? Soulignons enfin que si l’aspect passionnel de l’amour de transfert pose problème, la face haineuse pose le problème inverse. Si, dans l’amour transférentiel passionnel, il n’y a pas à proprement parler travail d’élaboration psychique mais pérenni­ 1. D’où la proximité entre les états passionnels et certaines positions perverses.

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sation du lien, dans le second cas, il n’y a pas davantage d’éla­ boration psychique, mais le lien analytique risque de rompre à tout moment, le plus souvent sous la forme d’un passage à l’acte (Voir la suite de la nouvelle de Sabato comme exemple). Quant à la place de l’analyste dans le transfert passionnel, ne vient-il pas jouer un rôle «prothétique» vis-à-vis du sujet? Ne doit-il pas jouer une partie d’une difficulté extrême, dans ce sens où il ne peut que « jouer le jeu » à son corps défendant (et il vaut mieux que le corps soit défendu), pour mieux amener à une mise à distance suffisante pour que de l’espace psychique s’ouvre entre le sujet et son objet ? Ou en utilisant les formules de Lacan : pour que le losange puisse faire à nouveau écart entre $ et a? Pour que la question pour la cause du désir puisse s’esquisser sur le versant de l’énigme? Pour que la position de notre peintre puisse se renverser : que la certitude supposée à l’Autre s’inverse en interrogation sur la place particulière que joue l’objet dans son fantasme ? Reste à savoir si l’analyste est ou doit être un passionné... et quelles en seraient les conséquences ?

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Délices et tourments Anne Minthe

On ne peut vivre sans amour, écrivait Malcom Lowry à l’ombre du volcan Popocatépetl. Ainsi avons-nous loué les surprises délicieuses de la rencontre, les audaces de l’amour qui se moque de l’impossible et allège le faix du quotidien, les échap­ pées de la passion qui élargissent les frontières du Moi. Mais aux enchantements de la passion amoureuse se mêlent aussi ses formes éruptives : il existe un enfer de la passion. L’équivoque des mots n’est sans doute pas étrangère à nos controverses enflammées : amour, amour-passion, passionné, passionnel, passion avec un petit « p » ou un grand « P », tous mots de la langue profane, sont lestés pour chacun d’un imaginaire propre qui porte à les employer pour des régimes d’expériences différents. De surcroît, les nouages de l’amour et de la passion ne peuvent être radicalement défaits tant, souvent, ils se tiennent à un croisement indistinct, sur une crête à l’équilibre fragile. L’amour naît-il de la passion, ne peut-il naître que de la passion ou lui est-il hétérogène ? Stendhal, Roland Barthes, Pascal Quignard, parmi tant d’autres, ont écrit sur ce thème des pages lumineuses. Ils y mêlent « la pensée, la vie, la fiction, le savoir comme s’il s’agis­ sait d’un seul corps». Pas de théorie de l’amour, plutôt des fragments de discours, de petits essais, des promenades littéraires qui n’en tracent pas un portrait mais bien plutôt ses multiples

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figures, au fil des temps et selon ses propres singularités. Sublimation du désir, disait Lacan, l’amour est un fait culturel qui plonge ses racines dans l’histoire de chacun. Passion et psychanalyse Freud ne s’est pas fait le chantre de l’amour. Il doutait plutôt de sa magie et de ses promesses. Il en repérait l’illusion, voire la tromperie. Aussi surprenantes que soient ses manifestations, aussi énigmatiques que soient ses choix, il en a, néanmoins, dégagé une logique. D’une part, il l’enracine dans l’enfance, empreinte de ses heurs et malheurs. L’imaginaire de l’amour y trouve son prototype: l’amour est répétition. D’autre part, il soude son destin au narcissisme. Si la prééminence du narcis­ sisme varie, aimer n’est-ce point toujours se vouloir aimable ? Si Freud utilise rarement le mot leidenschaft qui renvoie à passion (le terme apparaît notamment dans son étude sur Léonard de Vinci, dans son «Introduction au narcissisme»), il déroge à cette retenue dans ses textes sur le transfert, «La dynamique du transfert» et «Les observations sur l’amour de transfert». L’apparition de la passion dans la cure signe, pour lui, l’œuvre de la résistance qui intensifie l’amour lié à la situation analytique : la patiente (c’est bien sûr une femme qui s’éprend de son psychanalyste!), alors occupée du désir de mettre en acte sa passion, devient inaccessible au travail analytique, l’interpréta­ tion reste inopérante; défaite de la parole, pourrait-on dire, qui risque fort de mener l’analyse à l’échec. Pour Freud, la passion transférentielle pourrait bien être intraitable. A contrario, Lacan l’installe au cœur du l’analyse. Effet de son dispositif, l’essence de l’amour de transfert s’apparente à la passion, à «l’amour-passion, tel qu’il est vécu par le sujet, comme une sorte de catastrophe psychologique1». Excepté sa 1. Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre I, Les Écrits techniques de Freud, Paris, Seuil, 1975, p. 130.

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production artificielle, l’amour de transfert ne se distingue en rien de l’amour-passion. C’est aussi à la passion qu’il octroie de donner sens à toute la formation analytique1. Si le transfert c’est l’amour, pour Freud comme pour Lacan, pour ce dernier, c’est un amour qui ne se contente pas de répéter les amours infantiles; c’est un amour présent, toujours illusoire mais nouveau, puisqu’il s’adresse à un partenaire qui lui donne chance de prendre une forme inédite et, de ce fait, d’introduire la subversion... Bon Heur de la rencontre, s’il y a un analyste. Avec Lacan, touché par le surréalisme, le hasard s’introduit dans la vie amoureuse. La répétition n’en est pas exclue, mais la contingence y prend place, accordant à l’amour de faire événe­ ment, rompant ainsi avec la chaîne de l’identique. Saluons avec Rimbaud ce nouvel amour: «Un coup de ton doigt sur le tambour décharge tous les sons et commence la nouvelle harmo­ nie... Ta tête se détourne: le nouvel amour! Ta tête se retourne, le nouvel amour2 ! » On mesure, là, l’écart entre Freud et Lacan. L’amour, c’est assez énigmatique pour susciter des contradictions. Lacan n’y échappe pas. Il en a parlé d’abondance, sans souci du paradoxe, affirmant que l’amour, assurément, on ne peut en parler et presque simultanément qu’en parler est en soi une jouissance. Il en a déployé nombre de traits : trompeur, comique, fou, tragique, suicidaire, guerrier; sublimatoire... Il en a exploré nombre de ses figures: l’amour platonicien, l’amour courtois, dantesque, éternel... L’amour pur l’a longuement retenu, l’état mystique et la position analytique lui paraissant en affinités. «L’amour, c’est passionnant, ce n’est pas dire que c’est une passion. On peut même douter que ce soit jamais une passion3 », disait-il. Quant à la passion, j’ajouterais que bien souvent elle ignore l’amour. 1. Jacques Lacan, cf. Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 346 et 358. Le livre récent de Sylvie Sesé-Léger, Mémoire d’une passion, CampagnePremière/, illustre avec force ce qu’un parcours analytique doit à la passion. 2. Arthur Rimbaud, Illuminations, Paris, Laffont, coll. Bouquins, 1980, p. 116. 3. Jacques Lacan, Les Non-dupes errent, éditions de l’Association freudienne internationale, publication hors commerce, p. 143.

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Amour ou passion ? Le distinguo de la langue allemande, qui donne deux noms au sentiment amoureux, Verliebtheit et Liebe, ouvre un écart qui, tout en maintenant les solidarités de l’amour et de la passion en différencie les arêtes et permet d’approcher ce qui peut détacher la passion de l’amour. Si dans tout amour se retrouvent l’ombre narcissique, l’appel à l’être pour tenter d’en combler le manque irrémédiable, il est possible de distinguer l’amour comme passion imaginaire, la Verliebtheit, de l’amour comme «don actif, et non plus seulement comme appel à l’autre pour complé­ tude » ; cet amour-là échappe à l’emprise abusive de l’imaginaire et ressortit aussi au Symbolique, puisqu’il s’adresse à l’Autre de la parole ; là convient le mot Liebe. La Verliebtheit, que Freud associe facilement à l’hypnose, voire à la psychose, est dominée par le désir d’être aimé de l’autre, de se perdre en lui ou de le capturer en soi. C’est le désir d’être aimé pour tout, encore et encore. On se souvient de Brigitte Bardot (Camille) demandant à son mari (Paul) : « - Tu vois mes pieds dans la glace ? Tu les trouves jolis. - Oui, très. - Et mes chevilles, tu les aimes mes chevilles, aussi ? - Oui. - Tu les aimes mes genoux, aussi ? - Oui, j’aime beaucoup tes genoux. - Et mes pieds, aussi ? Tu vois mon derrière dans la glace. - Oui. - Tu trouves jolies mes fesses ? - Oui, très. - Et mes seins, tu les aimes? - Oui, énormément? - Qu’est-ce que tu préfères, mes seins ou la pointe de mes seins ? Et mes épaules, et mon visage aussi ? Tout, ma bouche, mes yeux, mon nez, mes oreilles ? C’est pareil. Donc, tu m’aimes totalement? - Oui, je t’aime totale­ ment, tendrement, tragiquement1. » Tragiquement parce que souvent la passion se vit comme une catastrophe: rupture de l’être, perte de l’image de soi, de ses supports symboliques. Le sujet se perd. « Quand on est amoureux, on est fou. » « La 1. Le Mépris de Jean-Luc Godard, 1963.

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passion est une catastrophe ou n’est pas», écrit Marcel Jouhandeau : c’est une image obsédante qui s’insinue, une idée unique qui se glisse entre toutes les autres, les supplante jusqu’à la dernière, les tue. Le néant menace le passionné : je m’abîme, je succombe, écrit Barthes dans Fragments d’un discours amou­ reux. Avec l’espoir insensé que ce vide pourrait être comblé par l’autre: «Hélas! ce vide, ce vide affreux que je sens dans mon sein... je pense souvent: “si tu pouvais une seule fois, une seule fois la presser contre ce cœur, tout ce vide serait rempli”1», s’écrie Werther. L’autre devient une figure de l’Absolu: dans Se perdre, Annie Ernaux nomme d’une seule lettre, S, l’homme de sa passion parce que cette déréalisation conférée par l’initiale lui semble correspondre à ce qu’il fut pour elle: «Une figure de l’absolu, de ce qui suscite la terreur sans nom12. » Un absolu sans restes À cette quête de l’absolu, je rattacherais un des traits de la passion: une fois dépassée, elle devient étrangère. L’absolu est sans restes. Un documentaire de Marie Losier, The Ballad of Genesis and Lady Jaye, nous livre le récit d’une passion hors du commun gouvernée par le désir de subvertir les frontières identi­ taires. Si la passion, depuis l’aube du langage3, entraîne des acting out bouleversants, des sidérations touchantes, des perver­ sions distanciées, des audaces qui méprisent toute convention, celle-là s’est effectivement accomplie à l’aune de ces déborde­ ments. Elle a mis en acte, dans le réel des corps, le désir de faire UN, élaborant ainsi une variation contemporaine, une version performante de la fable d’Aristophane sur l’origine de l’amour. C’est sous le nom de Andrew Megson que Genesis vient au monde en 1950. Rebelle, scandaleux, provoquant, en guerre 1. Johann W. von Goethe, Les Souffrances du jeune Werther, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1954, p. 80. 2. Annie Ernaux, Se perdre, Paris, Gallimard, 2001, p. 14. 3. Cf. Pascal Quignard, Vie secrète, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1998, p. 125.

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totale avec le statu quo de la société, il rompt avec sa filiation et choisit de changer légalement de nom, rejetant ainsi toute ascen­ dance : il se veut à la genèse de son identité. Tout à la fois, écrivain, peintre, chanteur, musicien, il s’adonne à la musique industrielle dont l’invention s’appuie sur la pratique du cut-up chère à Brion Gysin et à William S. Burroughs. La méthode consiste à créer une œuvre originale à partir du découpage de morceaux de textes, de dessins, de musique, de sons, de bruits... et de leur assemblage aléatoire. Son projet, avec le cut-up, est « d’ouvrir un trou dans la réalité ». Il le réalise tant dans son œuvre que dans sa vie, jusque dans son corps, l’art et la vie n’étant pour lui qu’une seule entité. Genesis approche de la cinquantaine quand il rencontre Jacqueline Breyer, nommée Lady Jaye. Elle a vingt ans de moins que lui. Après avoir été infirmière auprès d’enfants gravement atteints, elle est devenue musicienne, performeuse et « domina­ trice » dans des clubs new-yorkais. De ce parcours, retenons sa familiarité avec le réel du corps. Genesis raconte, ainsi, leur première rencontre: Jaye descend un escalier, «grande, claire, blonde». Lady Jaye au haut de ses marches, c’est «Vénus sortant de l’onde, au-dessus des flots de l’amour amer... image érigée à l’acmé de la fascination du désir1 » : il est saisi, ébloui. Le coup de foudre est réciproque. C’est l’amour fou. Ils ne se quittent plus, vivent et travaillent ensemble, s’engagent dans un projet passionnel et artistique : il s’agit de devenir le reflet l’un de l’autre, déconstruire la fiction de soi, dépasser les limites imposées à l’identité personnelle. Quand on aime, dit Genesis1 2, « il y a le moment où l’on veut se dévorer, ne plus être deux individus. On a voulu le vivre, pas seulement en parler, mais le vivre... On a commencé à réfléchir qu’au lieu d’avoir des enfants car, d’une certaine manière, un enfant c’est

1. Jacques Lacan, Le Séminaire, livre VIII, Le Transfert, Paris, Seuil, 1991, p. 449. 2. Les citations qui suivent sont extraites soit du documentaire, soit de la revue Les Cahiers du cinéma, datée de novembre 2011.

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deux personnes combinées en une seule..., on pouvait se trans­ former nous-mêmes en une nouvelle personne... » Soulignons le pronom indéfini qui signe l’indistinction recherchée de leurs êtres. Ainsi est née cette idée de métamorphose unifiante pour laquelle Genesis invente le mot de «pandrogynie». Le pandrogyne mélange deux êtres pour n’en former qu’Un. «L’idée n’est pas d’être des jumeaux, mais d’être deux parties d’un nouvel être», ni masculin, ni féminin, au défi de toute contrainte sociale. Jaye, raconte Genesis, m’appelait son autre moitié et elle était mon autre moitié, nous étions des moitiés d’un seul être. À nous deux nous formions le Pandrogyne, et lorsque nous étions séparées, nous étions la moitié du Pandrogyne. Nous n’existions plus comme des êtres individuels. » Comment mieux illustrer le mythe d’Aristophane ? Certes, le langage amoureux courant utilise ces métaphores, mais ces deux-là n’en restent pas aux jeux de langage. Dès leur rencontre, Jaye habille Genesis de se propres vêtements. L’un et l’autre empruntent des attitudes, des expressions identiques afin de mieux se ressembler. Ce n’est pas suffisant, ils vont pousser plus loin leur projet et se sou­ mettre à des transformations plus radicales. Si « la pandrogynie, nous dit Genesis, c’est l’esprit, la conscience, le corps lui n’est qu’une valise dans laquelle nous sommes transportés». C’est donc au bistouri et aux traitements hormonaux que va être confiée la réunion des âmes. La chirurgie (à l’instar du cut-up} coupe et recoupe leur anatomie à l’image l’un de l’autre, leur façonne les mêmes sourcils, les mêmes lèvres, les mêmes seins, le même nez... Opérés ensemble, ils connaissent de véritables exaltations : Lady Jaye se souvient que le réveil après une pose d’implants, «c’était comme un orgasme». Jouissance et réel s'accordent, ici, merveilleusement. Jaye meurt brusquement d’une crise cardiaque (le cœur a ses limites!). Son dernier souffle, dit Genesis, elle l’a eu dans ma bouche, signifiant, là encore, l’unité de leurs corps. Après cette disparition, Genesis sortira d’une claustration de plusieurs mois en devenant Genesis Breyer P-Orridge. Avec l’inclusion, dans

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son nom, du patronyme de Jaye, il continue d’incarner le pandrogyne: Genesis ne dit pas «je» mais «nous», Jaye est toujours présente. « Faire Un » : cette tentative paroxystique de le réaliser ne témoigne-t-elle pas de cet excès de la passion qui, de Platon aux performeurs contemporains, ne cesse de vouloir s’accomplir, sans pourtant y parvenir tant l’imaginaire le plus débridé ne peut vaincre le réel ? Différemment, aimer au sens de Lieben, ce serait aimer un être au-delà de l’image, au-delà de ce qu’il apparaît être. « L’amour, non plus comme passion mais comme don actif, vise au-delà de la captation imaginaire, l’être du sujet aimé, sa parti­ cularité1». Cet amour-là en accepte beaucoup, «mais il y a un point où il s’arrête qui ne se situe que de l’être - quand l’être aimé va trop loin dans la trahison de lui-même... l’amour ne suit plus1 2 ». Ainsi, dans Le Mépris, cette chute soudaine et radicale de l’amour de Camille pour Paul lorsqu’elle se trouve manipulée par lui dans un jeu de séduction auprès du producteur de films dont il espère l’appui. À l’amour succède le mépris. Parlant de l’Hiflosigkeit, Freud nous indique que la passion amoureuse suspendue au désir de faire Un, d’abolir la frontière entre le Moi et l’objet, constitue une des voies susceptibles de pallier cette détresse humaine. J’appréhenderais la Verliebtheit, la passion, comme le mémorial de cette Hilflosigkeit, cette position d’être sans recours aucun que Vinfans expérimente dans la rencontre de l’opaque, énigmatique désir de l’Autre, et qui constitue une expérience traumatique (de séparation). Ce drame, pour Freud, est fondateur de la relation à l’Autre : « De fait l’état originaire narcissique ne pourrait connaître ce développement [c’est-à-dire investir un objet procurant une satisfaction hors du champ auto-érotique] si chaque être individuel ne passait par une période de détresse {Hilflosigkeit} et de soins pendant lesquels ses besoins pressants sont satisfaits par l’intervention de 1. Jacques Lacan, Le Séminaire, livre I, Les Ecrits techniques de Freud, Seuil, 1975, p. 305 2. Jacques Lacan, Les Ecrits techniques de Freud, op. cit., p. 305.

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l’extérieur1. » Sur ce fond de déréliction s’instaure, pour Freud, la relation à l’Autre et corrélativement l’advenue du sujet. Les avatars de cette rencontre, de ce temps de séparation ne sont pas étrangers à la résurgence de cette détresse originaire face aux hasards des accidents de la vie, des rencontres. Annie Ernaux lie sa passion térébrante pour S à ce que lui a révélé la maladie et la mort de sa mère : « La force du besoin de l’autre. » Pour elle, deuil et amour sont une seule et même chose dans sa tête, son corps : « Ce besoin d’homme, qui est si terrible, voisin du désir de mort, et anéantissement de moi, jusques à quand [...]1 2» Et encore ce qu’elle écrit à S : « C’est comme si avant toi il n’y avait eu personne3. » Genesis Breyer P-Orridge, quant à lui, évoque une période de son enfance où il éprouva une extrême douleur. Seul, abandonné dans une école anglaise, il traverse une période de profonde déréliction. Son intérêt pour l’art le sort de ce profond désarroi. Vie et art sont désormais intimement liés. Sa vie même, il la construit comme une œuvre d’art. Avec Jaye, c’est ce qu’il a mis en acte en créant le pandrogyne. Les ravages si profonds qu’une passion peut déclencher, je les lierais à l’impossible demande qui lui est, alors, faite de pallier les affres de l’expérience initiale de désarroi absolu. La concomi­ tance de cette étape et des tourments qu’a pu représenter cette première ébauche du moi, donne à la passion cette prégnance narcissique, douloureuse et destructrice. Aimer, en revanche, c’est avoir pu, me semble-t-il, accéder à cette capacité d’être seul décrite par Winnicott et qui résulte de la possibilité d’être seul en présence de quelqu’un. Pour que l’expé­ rience advienne, il faut que l’Autre ait pu se constituer ni comme trop absent, ni comme trop présent. L’amour, alors, serait la rencontre entre deux êtres ayant assumé leur destin de solitude. 1. Sigmund Freud, Métapsychologie, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 1987, note p. 36. 2. Annie Ernaux, Se perdre, op. cit., p. 23. 3. Ibid., p. 710, 716.

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Ainsi, Marion, la trapéziste des Ailes du désir ’, déclare-t-elle son amour à l’ange Damiel qui, par amour pour elle, a désiré s’incarner: «Je n’ai jamais été solitaire même avec les autres, mais j’aurais aimé être enfin solitaire. La solitude, ça veut dire: je suis enfin entière, je peux le dire maintenant car ce soir je suis enfin solitaire. La nuit dernière, j’ai rêvé d’un homme... avec lui seul, je pouvais être solitaire... je le sais, c’est toi. »

1. Les Ailes du désir, film franco-allemand réalisé par Wim Wenders, 1987.

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Lettre à D. Histoire d’un amour : impasse de la passion Delphine Bouit

En octobre 2007, on apprenait le décès d’André Gorz et de son épouse Doreen, lesquels s’étaient suicidés ensemble le 22 septembre à leur domicile. Leurs cendres avaient été disper­ sées dans le jardin de leur maison, comme ils l’avaient demandé. Un an plus tôt était paru le dernier livre d’André Gorz, Lettre à D. Histoire d’un amour, qui se terminait ainsi: «Nous aimerions chacun ne pas avoir à survivre à la mort de l’autre1. » Cette fin énigmatique, qui semblait donner une force hors du commun à cet amour exhalait, plus profondément, un parfum passionnel. Ce 22 septembre 2007, la passion l’avait emporté sur l’amour. Cette « histoire d’un amour » n’était-elle pas l’his­ toire d’une passion amoureuse ? Lettre à D. commence par une fabuleuse déclaration d’amour : « Tu vas avoir quatre-vingt-deux ans. Tu as rapetissé de six centimètres, tu ne pèses que quarante-cinq kilos et tu es toujours aussi belle, gracieuse et désirable. Cela fait cinquantehuit ans que nous vivons ensemble et je t’aime1 plus que jamais123.» Le passionné n’est-il pas un éternel amoureux, à défaut d’être un aimant-aimé ? 1. André Gorz, Lettre à D. Histoire d’un amour, Paris, Galilée, 2006, p. 75. 2. C’est nous qui soulignons, sauf précision contraire. 3. André Gorz, Lettre à D., op. cit., p. 9.

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Gorz rappelle à D. : « Notre histoire a commencé merveilleu­ sement, presque comme un coup de foudre [...]. Nos regards se sont croisés [...]• Je t’ai croisée un mois plus tard, dans la rue, fasciné par ta démarche de danseuse1.» Il relate le début d’une énamoration, pas encore d’un amour. Puis il écrit tout de go, faisant fi de son sous-titre Histoire d’un amour: «La passion amoureuse est une manière d’entrer en résonance avec l’autre, corps et âme, et avec lui ou elle seuls. Nous sommes en deçà et au-delà de la philosophie12.» Les mots sont précis, incisifs; ils font voler en éclats l’histoire d’un amour pour laisser place à une simple histoire d’amour. Lettre à D. est, en réalité, un long plaidoyer adressé aux lecteurs. Gorz cherche à réhabiliter D., tout autant que son amour pour elle, et qu’il n’aurait pas su exprimer dans son roman, publié en 1958, sous le titre de Le Traître3.Tl aurait alors donné une fausse image de D., nommée Kay dans son roman. Il est vrai, et nous le verrons, que Gorz ne semble pas avoir su aimer Kay de 1946 à 1958. Savait-il mieux l’aimer en 2006, date de parution de Lettre à D.î Et qu’ont vécu Gorz et Doreen le 22 septembre 2007 ? Le Traître est le seul roman de Gorz, à la fois texte autobio­ graphique et tentative d’analyse existentielle. Gorz est un philo­ sophe qui a essentiellement rédigé des essais. Le roman est précédé d’un long avant-propos de Jean-Paul Sartre, son maître à penser, son père spirituel, son père de substitution. Anté­ rieurement, Sartre avait refusé d’intervenir pour faire éditer le premier essai de Gorz, essai qui a été publié en 1977 sous le titre de Fondements pour une morale4. Le Traître relate plus l’his­ toire d’un amour filial que l’histoire d’un amour conjugal. Sartre a présenté Le Traître, et Gorz par la même occasion, dans un avant-propos de plus de cinquante pages. Pouvons-nous 1. 2. 3. 4.

IWA, p. 10-11. Ibid., p. 30. André Gorz, Le Traître, Paris, Seuil, 1958. André Gorz, Fondements pour une morale, Paris, Galilée, 1977.

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voir là un repositionnement du père-maître (permettre) ? Toujours est-il que Sartre donne une ampleur passionnelle à l’écriture de Gorz. Il écrit : « On placera Le Traître en deçà et audelà de l’entreprise littéraire Il y a cette voix, c’est tout: cette voix qui cherche et qui ne sait pas ce qu’elle cherche, qui veut et qui ne sait pas ce qu’elle veut, qui parle dans le vide, dans le noir, peut-être pour donner un sens par des paroles1 aux paroles qui viennent de lui échapper ou peut-être pour se masquer sa peur Elle nommait les passions d’un type maigre [...] et ne les ressentait pas. Nous ne sommes pas dupes [...] les passions ont fusé hors de leur enveloppe1.» Il conclut: «Nous avons reconnu [...] ^universel marmonnement des consciences esclaves, la Voix humaine1 23.» En un raccourci saisissant, Sartre met au jour la passion qui habite Gorz, relayée par la voix humaine du personnage anonyme du roman, voix d’autant plus universellement humaine. Mais ce personnage, c’est aussi Gorz lui-même. Et c’est peut-être pourquoi cette voix, celle du traître, « en deçà et au-delà de l’entreprise littéraire » comme le note Sartre, quand elle véhicule la passion amoureuse, ne peut être qu’ « en deçà et au-delà de la philosophie », comme le précise Gorz. De la voix humaine à la voix passionnelle, tel est le champ à explorer. Plusieurs temps ponctuent le déroulement de la passion amoureuse d’André Gorz.

La passion amoureuse via le complexe infantile

Dans Lettre à D., Gorz pense avoir découvert le «socle de [leur] amour4 ». Il écrit à Doreen : « Le fait d’être obsédé, à la fois douloureusement et délicieusement par la coïncidence toujours 1. Souligné par Sartre. 2. Jean-Paul Sartre, avant-propos intitulé «Des rats et des hommes», in André Gorz, Le Traître, op. cit., p. 14-15. 3. Ibid., p. 27. 4. André Gorz, Lettre à D., op. cit., p.29.

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promise et toujours évanescente du goût que nous avons de nos corps - et quand je dis corps je n’oublie pas que “l’âme est1 le corps” chez Merleau-Ponty aussi bien que chez Sartre - renvoie à des expériences fondatrices plongeant leurs racines dans l’enfance1 ». Que retenir de l’enfance d’André Gorz, ou plutôt de Gérard Horst, qui écrivit sous deux pseudonymes : celui d’André Gorz pour son travail d’écrivain proprement dit, et celui de Michel Bosquet pour son travail de journaliste essentiellement ? Il est né à Vienne, en Autriche, en 1923. Son père était un industriel juif et sa mère une Autrichienne catholique. En 1939, un an après l’Anschluss de l’Autriche, il a été placé dans une pension suisse, à Lausanne. Il y est resté pendant les années de guerre. Son père voulait qu’il fût entrepreneur ; il a effectué des études de chimie, avant d’être écrivain. Le drame de son enfance, ce sera « d’être assis entre deux chaises, pris entre une mère et un père incompa­ tibles non seulement par leur origine, leur religion, leur “race”, mais surtout par leur tempérament et leurs valeurs, il n’avait effectivement d’ancrage nulle part, pas de point de vue qu’il occupât comme intimement sien1 23 ». Faut-il aller plus loin et parler de complexe infantile ? Gorz l’évoque lui-même. Il est sartrien; aussi donnons d’abord la parole au maître, à Sartre, avant d’entendre la voix humaine de Gorz. Sartre comprend que Gorz s’est interrogé, dans son roman, sur le rôle de sa mère dans la constitution de sa person­ nalité. Il écrit : « Il se demande donc s’il n’a pas été victime d’une mère abusive, castratrice, et s’il ne faut pas dater de cette époque obscure, de cette oppression subie dans l’égarement, l’apparition des “complexes” qui le coupent, aujourd’hui, du monde. “Il”, en définitive, ne serait-ce pas l’Aryen d’honneur, ce personnage qu’une épouse outragée veut imposer à son fils parce qu’elle reproche sans cesse à un certain Israélite d’être le seul mari 1. Souligné par André Gorz. 2. André Gorz, Lettre à D., op. cit., p. 30. 3. André Gorz, Le Traître, op. cit., p. 122.

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qu’elle ait pu trouver? [...] À quoi il répond que son éducation lui a en effet donné des complexes : sa mère a voulu faire de lui cet Autre qu’il est en partie devenu1. » Gorz évoque une «rencontre entre des complexes infantiles et des problèmes d’adolescent et d’adulte Tout s’est passé comme si le petit enfant, à la fois douillet et ascétique, s’était inconsciemment préparé à un destin qui le justifierait1 2 ». En 2006, l’obsession de Gorz de coïncider avec Doreen s’ancre toujours sur le défaut de coïncider avec lui-même. Tout au long de son roman autobiographique, il a dit et répété qu’il «voulait devenir autre que lui-même3». Sa mère, par son exemple, l’a conduit à se distancier de son père, à se retrouver sans règles de conduite. Aussi, vers treize ans, a-t-il été tenté de se convertir au nazisme et au catholicisme. En réalité, par une discipline rigoureuse, voire ascétique, il désirait se conformer « à des normes et à des règles étrangères4». A défaut de pouvoir vivre en accord avec lui-même, et dans l’attente d’une transfigu­ ration, l’enfant Horst se faisait autre que lui-même pour accéder à quelque dignité humaine, pour avoir voix au chapitre humain. Les prières, il les faisait aux toilettes, ou sous ses couvertures. Pour lui, Dieu était celui qui châtie; devant lui, il était toujours coupable. L’enfant Horst n’a pas connu d’amour pour Dieu, n’a pas connu l’amour de Dieu. Ce goût de l’anéantissement, l’enfant Horst l’avait eu dès l’âge de quatre, cinq ans. Déjà, « il se traînait sous les divans, les tables, le piano, derrière les rideaux et dans les cabinets noirs pour disparaître-, il se blottissait contre les recoins obscurs et s’imaginait un petit animal, tout petit, captif, seul au monde, tombé d’une poche ou d’une main, et dont personne ne voulait, et alors il pleurait [...] et, quand il avait pleuré sur son exil, pour 1. Jean-Paul Sartre, « Des rats et des hommes », in André Gorz, Le Traître, op. cit., p. 41. 2. André Gorz, Le Traître, op. cit., p. 58. 3. Ibid., p. 117. 4. Ibid., p. 119.

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s’endurcir il se tapait la tête contre le mur à en voir des étincelles, et pour se punir [...] faisait les choses qui lui coûtaient le plus: s’arracher les cheveux et les manger, lécher la semelle de son soulier qui avait marché sur une crotte de chien, ou ne pas boire d’eau pendant trois jours1». L’enfant Horst n’a pas connu l’amour maternel, ni l’amour paternel. Il n’a connu que la culpa­ bilité de ne pas être celui qui était désiré, d’être un métis, sans trop comprendre ce que cela voulait dire. Il a subi toutes les exigences de sa mère. Au temps de l’Anschluss, il a eu conscience que l’exil qu’il vivait, du fait des événements et de son métissage, n’était que la suite de l’exil premier de son enfance. Coupé des autres, il aurait aimé ressembler à un «prolo1 2», c’est-à-dire faire partie d’«un univers exempt [...] des complications familiales, dans lequel il entrerait comme orphelin, enfant sans origines connues3». Face à la réalité de son exclusion, il s’est réfugié dans la nullité. «Être Rien, nul4», tel était son désir. Gorz explicitera en 2006 que cela signifiait être «tout entier au-dedans de moimême, non objectivable et non identifiable5 ». Refuser l’identifi­ cation, tel fut le projet de Gorz, pour toute sa vie. Il avait eu une attitude de non-identification face à la demande de sa mère; il a renouvelé son refus d’identification au travers de pseudonymes qu’il a utilisés sa vie durant. N’être rien, n’être personne de nommément désigné. Être seulement de condition humaine, une voix humaine. Le complexe infantile s’est confirmé et enrichi de significations nouvelles. Gorz évoque un « remaniement perpé­ tuel, ce pouvoir d’initiative et de transformation6». Mais a-t-il véritablement su enrichir son complexe originel au point de le transformer ? Qu’a-t-il choisi ?

1. 2. 3. 4. 5. 6.

Ibid., p. 57. Ibid., p. 120. Ibid. André Gorz, Lettre à D., op. cit., p. 48. Ibid. André Gorz, Le Traître, op. cit., p. 100.

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Le territoire de la passion amoureuse Étant nul, et de nulle part, exilé dans tous les groupes et dans toutes les entreprises, Gorz a choisi de ne pas être le « surnumé­ raire de l’espèce humaine1», mais de «s’élever en conscience à l’absolu, c’est-à-dire tout fonder philosophiquement [...] et, ceci fait, retrouver à partir de cet intérêt spéculatif le goût du concret12». «Je ne peux rejoindre le concret qu’à partir de l’abstrait, le réel qu’à partir de l’idée3 », conclut-il. Gorz a choisi de dépasser son complexe originel par la philosophie, de dépas­ ser sa condition en l’intellectualisant pour mieux la saisir. Il va devenir un philosophe, un intellectuel. Dès son adolescence, Gorz a cherché à atteindre V universel que renferme chaque situation vécue. Il a envié ses camarades d’être de « jeunes bourgeois en instance d’intégration » auxquels «l’universel était donné4». Ce qu’ils avaient à acqué­ rir, c’était leur singularité. «Pour lui, en revanche, c’était sa singularité qui lui était donnée ; il en était captif, comme d’une certaine impossibilité de rejoindre les autres et comme de la propension des autres à le considérer comme un “cas” ; l’uni­ versel lui était refusé5. » Ils étaient uniformes, situés dans la généralité ; il était hors normes. Il a précisé à Doreen : « Il faut que je m’élève au-dessus de moi et de toi, à mes dépens, à tes dépens, par des considérations qui dépassent nos personnes singulières6. » Il a voulu intellectualiser sa relation avec Doreen, même si tous deux devaient en pâtir. Sartre est clairvoyant lorsqu’il pose la question clef: est-ce qu’on ne veut pas « devenir tout l’homme parce qu’on refuse

1. 2. 3. 4. 5. 6.

Ibid., p. 56. Ibid. Ibid. Ibid., p. 240. Souligné par Gorz. Ibid., p. 241. André Gorz, Lettre à D., op. cit., p. 53.

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d’être un certain Gorz1 » ? Penser la vie au lieu de la vivre en première personne, tel était le vain désir de Gorz romancier, en 1958. L’abstraction lui permettait, pensait-il, de rester intact. Ainsi, quand, à l’époque, il évoquait Kay, c’est-à-dire de D., il tentait de fonder sa conduite sur des raisons universellement admissibles. Rapportant son peu d’écoute des propos de Kay, il se justifiait en indiquant qu’il était «indigné vraiment qu’elle ose faire irruption dans son silencieux Non-univers mental et en troubler la géométrie par ses histoires réelles “sans importance” - car tout [...] est sans importance qui vient du dehors et porte la marque de l’accidentel1 2». En 2006, dans Lettre à D., lorsqu’il a voulu dire sa passion à Doreen, et qu’il est revenu sur ce qu’il avait pu écrire de leur amour en 1958, il a reconnu encore et toujours: «Ce qui me motive, tout d’abord, est manifestement le besoin obsessionnel de m’élever au-dessus de ce que je vis, sens et pense, pour le théoriser, l’intellectualiser, être un pur esprit transparent3. » Gorz a analysé ce que masquait cette obsession. Dans Le Traître, il a écrit un chapitre intitulé «Toi», qu’il comptait consacrer à Doreen. Dans Lettre à D., il a précisé: « Le chapi­ tre devait marquer le tournant majeur de ma vie. Il devait montrer comment mon amour pour toi, mieux : la découverte avec toi de l’amour, allait enfin m’amener à vouloir exister-, et comment mon engagement avec toi allait devenir le ressort d’une conversion existentielle [...]? «L’ennui, c’est qu’il n’y a aucune trace de conversion existentielle dans ce chapitre; aucune trace de ma, de notre découverte de l’amour, ni de notre histoire. Mon serment reste formel. Je ne l’assume pas, ne le concrétise pas. Au contraire, je cherche vainement à le justifier au nom de principes univer­ sels, comme si j’en avais honte. J’ai même la lucidité de noter:

1. Jean-Paul Sartre, « Des rats et des hommes », in Le Traître, op. cit., p. 38. 2. André Gorz, Le Traître, op. cit., p. 78. 3. André Gorz, Lettre à D., op. cit., p. 53.

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“n’est-il pas évident que je parlais de Kay comme d’une -jiblesse?”1. » L’amour est honteux, coupable parce qu’il fait appel à la sensibilité, à la part émotive de l’individu. Comme l’enfant Horst se cachait dans les coins pour pleurer avant de se punir, Gorz cache sa passion pour D. avant de se punir. Sa punition, c’est la conte. Car il sait bien que, contrairement à ce qu’il a décrit, ce n’est pas Kay qui raconte des histoires et qui est une faible personne, mais lui. La vraie histoire, celle de leur passion, concrète, celle qui a fait qu’il n’a pas pu quitter Kay quand elle lui a demandé de l’épouser ou de se séparer définitivement, est impossible à dire. Ce serait reconnaître que, pour une fois, il a accepté une identification. Alors, il dérive, dans le chapitre Toi », sur une autre histoire d’amour, celle qu’il a eue avec L., avec laquelle il a rompu... une histoire bien empirique pour elle et bien intellectuelle pour lui. Car, écrit Gorz, « être passionné­ ment amoureux pour la première fois, être aimé en retour, c’était apparemment trop banal, trop privé, trop commun1, ce n’était pas une matière propre à me faire accéder à l’universel1 23 ». Là est la caractéristique, le territoire de la passion: elle ancre dans la singularité. C’est André Gorz qui pense, c’est Gérard Horst qui aime passionnément. C’est que la passion est pourvoyeuse de chair, c’est-à-dire de corps et de vie concrète et non théorique, d’impulsions et de sens qui n’ont pas été inscrits dans l’enfant Horst. En 2006, Gorz rappelle à D. son perpétuel besoin de théoriser, mais rapporte également la réponse de D. : « Tu répondis que la théorie menace toujours de devenir un carcan qui interdit de percevoir la complexité mouvante du réel [...]. Tes jugements revendiquaient imperturbablement le fondement de leur attitude vécue, commu­ nicable mais non démontrable4. » Et Gorz ajoute: «Je crois que 1. 2. 3. 4.

Ibid., p. 51-52. Souligné par Gorz. André Gorz, Lettre à D., op. cit., p. 53. Ibid., p. 45.

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j’avais de ton jugement un besoin plus grand que toi du mien ’. » La brèche est ouverte, la brèche est dite. La passion pour D. fait basculer l’universel vers le singulier. Petit à petit, D. va commu­ niquer à Gorz sa « connivence contagieuse avec tout ce qui est vivant12». Citons un exemple. Kay lui disait: «Tu ne peux pas dire simplement “c’est rien” et faire comme si rien ne s’était passé. Fais-moi des reproches, fâche-toi, enfin montre que ça te touche3. » Il ramenait leurs conflits personnels à une « figure du conflit45». Kay devenait alors de plus en plus passionnelle. Si, dans Le Traître, il se décrit comme hors d’atteinte des invectives passionnelles de Kay, dans Lettre à D., il note: «J’avais l’impression de n’avoir pas vécus ma vie, de l’avoir observée à distance, de n’avoir développé qu’un seul côté de moi-même et d’être pauvre en tant que personne6. » Il conclut : « Tu me découvrais la richesse de la vie, et je l’aimais à travers toi78.» Avec D., grâce à D., par D., il ne partait plus de l’univer­ sel pour atteindre le singulier, mais partait de lui, l’homme Gorz, concrètement, dans sa chair, pour atteindre l’universel humain. La voix passionnelle de D. avait réussi à lui donner une autre voix, plus humaine... mais était-elle plus responsable?

La passion amoureuse et la reconnaissance

Au printemps 1948, quand Gorz s’est engagé à ne jamais quitter Kay, il pensait qu’il était pour elle un homme respon­ sable, qui allait accepter un emploi et mener une « vie quelconque* ». En réalité, il savait, lui, que Kay représentait son «secteur9», «le seul élément tangible [...] dont toutes les autres 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. 9.

Ibid., p. 45. Ibid., p. 61. André Gorz, Le Traître, op. cit., p.256. Ibid., p.256. Souligné par Gorz. André Gorz, Lettre à D., op. cit., p. 72. Ibid., p. 61. André Gorz, Le Traître, op. cit., p. 271. Souligné par Gorz. Ibid., p. 271.

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dimensions restaient à définir1 ». Que lui apportait donc Doreen ? Un « autre monde1 2 » que le sien, le monde tel qu’il était pour elle, avec d’autres valeurs que celles de son enfance. Il écrit : « Ce monde m’enchantait. Je pouvais m’évader en y entrant, sans obligations ni appartenance. Avec toi, j’étais ailleurs3, en un lieu étranger, étranger à moi-même. Tu m’offrais l’accès à une dimension d’altérité supplémentaire - à moi qui ai toujours rejeté toute identité et ajouté les unes aux autres des identités dont aucune n’était la mienne4. » L’Anglaise Doreen apportait à la fois la nouveauté, l’étrangeté et la répétition de la non-identification. C’était comme si cette nouvelle version du même rapport à soi était plus protectrice, du fait de l’usage d’une langue complice: l’anglais. La voix humaine de Gorz semblait mieux se poser. Doreen semblait forte, elle savait faire sa place dans le monde sans aucune aide. Il avait besoin d’elle pour trouver son chemin. En 2006, il a commenté : «J’étais conscient [...] de ne pouvoir aimer que toi5 » ; « tu étais toi-même dans tout ce que tu faisais6 ». En 1958, celui sur lequel il compte pour lui ouvrir le monde, c’est Sartre. Gorz écrit: « Si j’obtiens cette reconnaissance de ma réalité [sa réalité d’écrivain], une histoire va commencer pour moi7. » À l’époque, il attend la reconnaissance de ceux qu’il reconnaît. Il ne cherche pas la notoriété pour la notoriété, mais la reconnaissance de ce qu’il est en tant que faisant ce qu’il fait. La reconnaissance comporte, pour lui, des «obligations d’action8 ». « S’il veut être reconnu, c’est pour qu’un jour écrire devienne une action, ne reste pas ce geste inutile et ascétique d’un type qui se branle le soir et qui, tout seul à conférer une 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8.

Ibid., p. 271. André Gorz, Lettre à D., op. cit., p. 14. Souligné par Gorz. André Gorz, Lettre à D., op. cit., p. 14. Ibid., p. 27. Ibid., p. 34. André Gorz, Le Traître, op. cit., p. 56. Ibid., p. 102. Souligné par Gorz.

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chancelante importance à ce qu’il dit, est fortement tenté de croire qu’il ne se livre qu’à des exercices spirituels. Comment croirait-il à sa responsabilité et à sa tâche ?1 » En réalité, derrière ce projet d’être écrivain, se dessinait le désir de « ne pas être le prodige dont sa mère souhaitait orner la famille1 2». Et l’on comprend bien que le choix d’être écrivain est la revendication d’être « accepté par les autres3 », sans demande aucune d’identi­ fication préalable. Avec la publication du Traître, une certaine reconnaissance a lieu. Mais c’est en amont que cette reconnais­ sance a véritablement pris naissance, au temps de l’écriture du premier essai refusé par Sartre ; et cette reconnaissance est venue de Doreen. C’est elle qui a permis l’écriture, encouragé et entouré Gorz dans son travail d’écrivain. En 2006, Gorz écrit à D. : « Tu étais le complément de l’irréa­ lisation du réel, moi-même y compris, auquel je procédais depuis sept ou huit ans par l’activité d’écrire. Tu étais porteuse pour moi de la mise entre parenthèses du monde menaçant dans lequel j’étais un réfugié à l’existence illégitime4. » Doreen appor­ tait à Gorz son acceptation inconditionnelle. Elle comblait la faille de la reconnaissance. Comment cela se faisait-il ? Par le vécu passionnel résultant de «liens invisibles5» qui se tissaient entre les conjoints. Gorz évoque une « expérience fondatrice » qui les « rendait d’emblée proches l’un de l’autre6». Il explicite: «Nous avions beau être profondément dissemblables, je n’en sentais pas moins que quelque chose de fondamental nous était commun, une sorte de blessure originaire - tout à l’heure je parlais “d’expérience fondatrice”: l’expérience de l’insécurité [...] pour toi comme pour moi elle signifiait que nous n’avions pas dans le monde de

1. 2. 3. 4. 5. 6.

Ibid., p. 103. Ibid., p. 116. Ibid. André Gorz, Lettre à D., op. cit., p. 24. Ibid., p. 12. Ibid.

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place assurée. Nous n’avions que celle que nous nous ferions1 ». Comme Gorz, Doreen avait eu des parents désunis, comme lui, elle avait été l’enfant de la précarité et du conflit parental. Elle n’avait vécu avec son père, qui lui avait toujours été présenté comme son parrain, qu’à l’âge de quatre ans. Deux ans plus tard, sa mère l’avait abandonnée en la confiant à son parrainpère. Derrière la force de Doreen, Gorz avait détecté la fragilité surmontée, mais commune. Ces deux-là étaient plus attachés par leur ressemblance que par leur différence. Tous deux attendaient de l’autre une protection. Ils étaient deux enfants accrochés l’un à l’autre pour surmonter la faille de la reconnaissance de l’un, et répondre au désir de la combler de l’autre.

Quand la passion sert l’écriture et empêche l’autonomie

Non seulement Doreen a reconnu l’homme Gorz, mais elle a reconnu tout Gorz, et notamment l’écrivain. «Écrire était devenu pour lui une passion12 », notait Gorz dans Le Traître. En 2006, il écrit à D. : «J’ai besoin de reconstituer l’histoire de notre amour pour en saisir tout le sens [...]. Je t’écris pour compren­ dre ce que j’ai vécu, ce que nous avons vécu ensemble3. » Mais estce que Gorz ne renouvelait pas, ici, le « portrait quasi clinique de [sa] manière d’être et de fonctionner4», comme il le précisait en parlant du traître ? Est-ce qu’une fois encore, il ne « transforme pas ce qu’il parvient à comprendre5» de lui, d’eux, de leur relation, en « connaissance6 » de lui-même et, « ce faisant, en ne coïncidant jamais7» avec lui, comme il l’analyse si finement lorsqu’il parle du traître? «Avec Le Traître, j’avais précisément

1. 2. 3. 4. 5. 6. 7.

Ibid., p. 17. André Gorz, Le Traître, op. cit., p. 51. André Gorz, Lettre à D., p. 10. Ibid., p. 49. Ibid. Ibid. Ibid.

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voulu ne pas “écrire un livre”1 », écrit Gorz; il désirait écrire une «recherche en train de s’effectuer12». Avec Lettre à D., que fait donc Gorz si ce n’est écrire une recherche sur sa passion, tenter d’en trouver la suite, comme si elle ne pouvait se poursuivre ou s’arrêter que d’être pensée, comme révélée par l’écriture ? A la fois Gorz retombe dans le pli de l’universel qui conduirait au singulier, et à la fois il est pourvu d’épaisseur passionnelle par D. qui, ayant elle aussi été « un écriveur3 », quelqu’un qui écrit pour conjurer l’angoisse, est celle à qui il peut dire : « Tu savais dès le début qu’il te faudrait protéger mon projet indéfiniment4. » Et, en effet, Doreen lui répète à l’envie : « Ta vie c’est d’écrire. Alors écris5. » Et Gorz commente : « Comme si ta vocation était de me conforter dans la mienne6. » Pourvoyeuse de chair, de conditions concrètes d’écriture, Doreen lui a permis de vivre aussi le singu­ lier. Dans Lettre à D., il confie: « Je ne peux m’imaginer conti­ nuant à écrire si tu n’es plus. Tu es l’essentiel sans lequel tout le reste, si important qu’il me paraisse tant que tu es là, perd son sens et son importance7. » Ce dernier livre n’a-t-il pas été, par sa publication, l’arrêt de l’écriture signifiant l’arrêt d’exister ? L’écriture d’une passion ne projette pas hors de la passion, mais maintient dans la perte d’autonomie. Tout de suite, dans Lettre à D., Gorz reconnaît son manque d’autonomie. Il note: « Nous avions à assumer notre autonomie et je découvrirai par la suite que tu y étais mieux préparée que moi8. » Pour pallier ce déficit d’autonomie, les amants avaient conclu un « pacte pour la vie9». De quoi s’agit-il? Gorz répond: «Nous avions besoin de créer ensemble, l’un par l’autre, la place dans le monde qui

1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. 9.

Ibid., p. 50. Ibid. Ibid., p. 33. Ibid. Ibid., p.41. Ibid. Ibid., p. 73. Ibid., p. 17. Ibid., p. 19.

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nous était originellement déniée1. » Appuyée sur une faille, celle de l’absence de reconnaissance ou celle du vécu abandonnique, la passion unit sans fonder ceux qu’elle unit. L’équilibre, à défaut de venir d’un socle, la fondation individuelle, sera supposé venir d’un contrat, d’un pacte: «Nous serons ce que nous ferons ensemble12. » En réalité, ils ont peu « fait » ensemble, c’est l’une qui a «fait» pour l’autre. Toute sa vie Doreen a contribué à la carrière de journaliste de Gorz. C’est elle qui a constitué une documentation hors pair qui lui a permis d’obtenir un poste à L’Express en 1955, puis au Nouvel Observateur en 1964. Elle était de tous les reportages ; il lui soumettait tous ses articles et tous ses manuscrits. En 2006, il reconnaîtra qu’il « n’a pas été à la hauteur de la résolution prise il y a trente ans3». C’est que, ainsi qu’il le confesse dans Le Traître, il avait « horreur de l’auto­ nomie; son attitude fondamentale consistait] à se soumettre scrupuleusement à une Règle forgée par Autrui4». Le complexe infantile a toujours été repris et réactivé. Et si l’on pourrait croire que Doreen était une conscience esclave, à y bien regarder, Gorz faisait entendre la même voix humaine. Le pacte pour la vie ne fut pas celui de deux libertés éclairées. Non aboutissement de la passion Quand il veut écrire « l’histoire d’un amour », Gorz remarque : « C’est elle [D.] qui nous a permis de devenir qui nous sommes, l’un par l’autre et l’un pour l’autre5. » Puis il précise à D.: «Tu étais le roc sur lequel notre couple pouvait se bâtir6.» Gorz sait qu’en raison de son manque de confiance en lui, c’est Doreen qui a porté le couple. Doutons qu’elle ait été un roc,

1. 2. 3. 4. 5. 6.

Ibid., p. 19. Ibid., p. 22. Ibid., p.74. André Gorz, LeTraître, op. cit., p. 87. André Gorz, Lettre à D., op. cit., p. 10. Ibid., p. 33.

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puisqu’elle a exigé un pacte. Il écrit Lettre à D. pour « restituer » à chacun d’eux « de grands pans de l’histoire de [leur] amour et de [leur] couple1». Comment comprendre ce mea culpa tant d’années plus tard ? Un amour serait-il un bilan ? Une conversion existentielle ratée, l’attachement de l’autre tenu pour une faiblesse, peuvent-ils être inscrits au passif? Allons directement au résultat ; c’est une citation de Kafka : « Mon amour de toi ne s’aime pas. Je ne m’aimais que de t’aimer1 2. » Quel étrange amour que cet amour vécu comme inconvenant! Gorz fait un aveu en 2006 : quand il a déclaré à D., en 1948, qu’il ne pourrait pas supporter de l’avoir laissée, il a ajouté « je t’aime » - et non pas «jamais3», ainsi qu’il l’a faussement écrit dans son roman, en 1958. Quel étrange amour que cet amour dit mais effacé! Cela relève-t-il de la relation qui fut instaurée entre les amants ? Gorz reconnaît en 2006 : « Quand Le Traître est enfin sorti, j’étais redevenu conscient de ce que je te devais : tu as tout donné de toi pour m’aider à devenir moi-même. La dédicace que j’ai inscrite dans ton exemplaire dit: “À toi dite Kay qui, en me donnant toi m’a donné je”4. » Cette formulation semble synthé­ tiser une relation véritable, mais, en fait, on remarque que c’est là l’énoncé d’une dépendance. Martin Buber, le philosophe de la relation, explique que c’est le Tu, et non le toi, qui constitue le Je5. Le « toi » correspond à une personnalité, et non pas à une conscience en acte. De surcroît, dans Le Traître, «Toi» est le titre du chapitre consacré autant à Sartre, à L., qu’à D. Dans la relation Je-Tu, la personne s’offre d’abord à la rencontre d’un Tu et, si le Tu est disponible et répond, il constitue la personne en Je. La relation est alors réciproque. Cette caractéristique est absente de la relation Gorz-Doreen. Parlant de lui dans Le Traître, Gorz écrit : « Il ne s’exposait pas, laissant l’autre s’expo­ 1. 2. 3. 4. 5.

André Gorz, Lettre à D., op. cit., p. 56. Ibid., p. 58. Ibid., p. 56. Ibid., p. 59. Martin Buber, Je et Tu (1923), Paris, Aubier, 1969.

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ser toujours plus, dans la solitude d’exigences sans réciprocité^. » C’est dans la même veine qu’il confie à D.: «J’aimerais pouvoir te donner tout de moi pendant le temps qu’il nous reste1 2. » Ce n’est là que réversibilité annoncée, mais non réciprocité. De surcroît, ce vœu de don intégral ne correspond pas à une prise en charge de l’autre, caractéristique de la responsabilité inhérente à l’amour. La clef qui nous permet de comprendre en quoi la relation entre Gorz et Doreen n’est pas celle d’un Tu et d’un Je, réside dans l’existence d’un tiers : Sartre, dit Morel dans le roman. Dans Le Traître, Gorz écrivait : « Kay ne s’aime pas, alors elle m’aime; je suis l’anti-Kay en quoi Kay se supprime dans l’amour. Et moi je ne suis rien pour moi me supprimant dans l’adoration de Morel [...]. J’ai envie d’aller voir Morel et de lui dire: perdez pas votre temps, je vaux rien [...]. Et qu’il me chasse. Mauvais fils, qu’il dise, je te damne3. » L’amour coupa­ ble pour ce père n’empêcherait-il pas l’amour pour une femme ? Gorz écrit encore, dans son roman : « Il dit Morel parce qu’on lui a empoisonné le nom JPS, parce que la rumeur et la connerie publiques ont accaparé le nom de cet Homme, qu’il adorait jalousement, à la manière d’un bataillon passant sur le ventre d’une femme qui, putain pour eux, est votre bien-aimée et que vous vous mettez à appeler Kay, ou L... (autres pseudonymes) pour essayer de séparer sa réalité pour vous de sa réalité pour eux4. » Cet amour pour Sartre, même s’il est ambivalent, traverse la relation à D., qui ne peut être de pure reconnaissance mutuelle. Gorz expliquera que son envie « de se blottir dans un coin, roulé en boule, dans sa propre chaleur » lui revenait quand il était amoureux et que, pour lui, elle est « l’atmosphère spéci­ fique de l’tzmow5». Cette envie, c’est «l’envie de se blottir 1. 2. 3. 4. 5.

André Gorz, Le Traître, op. cit., p.261. André Gorz, Lettre à D., op. cit., p. 74. André Gorz, Le Traître, op. cit., p. 53. Ibid., p. 196. Ibid., p. 173. Souligné par Gorz.

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contre son propre corps, dernier réduit de la douceur de vivre, dernier retranchement contre un monde hostile ; et, à partir de cette envie, appel d’un autre corps qui rendit le sien propre présent à soi, qu’il aimerait et contre lequel il se serrerait comme contre sa propre douceur faite objet1». En 2006, la relation d’un corps à corps, apportant douceur et comblant une béance, est toujours la même. Gorz écrit: «Je porte de nouveau au creux de ma poitrine un vide dévorant que seule comble la chaleur de ton corps contre le mien1 2. » Et la relation passionnelle est réaffirmée avec force : « Cela fait cinquantehuit ans que nous vivons ensemble et je t’aime plus que jamais. Récemment je suis retombé amoureux de toi une nouvelle fois et je porte de nouveau en moi un vide dévorant que ne comble que ton corps serré contre le mien3. » Le cycle de la passion repart après cinquante-huit ans; il n’a jamais cessé; les temps de la passion auraient repris si les époux n’y avaient mis fin. Une fin, au lieu d’une transformation de la passion, de cette relation à corps et à voix entremêlés, mais non unis par ce qui se serait produit entre eux.

Lettre à D. se termine ainsi: «La nuit, je vois parfois la silhouette d’un homme qui, sur une route vide et dans un paysage désert, marche derrière un corbillard. Je suis cet homme. C’est toi que le corbillard emporte. Je ne veux pas assis­ ter à ta crémation, je ne veux pas recevoir un bocal avec tes cendres [...]. Nous nous sommes souvent dit que, si par impos­ sible, nous avions une seconde vie, nous voudrions la passer ensemble4. » Le 1er octobre 2007, au centre funéraire de Troyes, à Rosières, les deux corps des époux ont été incinérés et leurs cendres dispersées. Doreen souffrait beaucoup à la suite d’une erreur médicale lors d’une intervention chirurgicale. Gorz ne 1. 2. 3. 4.

André Gorz, Le Traître, op. cit., p. 176. André Gorz, Lettre à D., op. cit., p. 9. Ibid., p. 74. Ibid., p. 75.

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savait pas vivre sans Doreen. Il avait depuis longtemps remplacé l’universel par le singulier de leur relation. Cette relation, qui était alors vécue au creux des corps, sans être pensée, était effec­ tivement en deçà et au-delà de la philosophie. Elle était une passion amoureuse.

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Tomber en passion : de la tombe à la déraison1 Serge Soriano

L’amour fou. Qui ne vous lâche pas, qui vous fait tout lâcher. Votre famille, vos amis, votre travail et jusqu’à vous-même. Qui vous aveugle de son évidence. Qui vous fait mentir, tricher, trahir pour cet autre de la rencontre, cet autre pour qui vous ne pouvez qu’être tout, à qui vous appartenez corps et âme, car il est le fondement de votre corps et de votre âme. Tel est l’amour fou. Telle est la passion et peu importe son cortège pathétique, et peu importe sa douleur, vous plongez, vous tombez en passion. Mais par quel tour ? Quel est l’appât de la passion ? Qu’est-ce qui nous conduit vers ces inconduites ? Qui nous propulse vers ces insoutenables bonheurs ? Qui nous pousse dans ces attentes infinies du retour de celui ou de celle qui nous comblera ? Peut-être la fusion est-elle cet appât? À deux ne faire plus qu’un. Fusion des corps, fusion des êtres, fusion atteinte par l’embrasement de l’instant. Faire monter la température jusqu’à déclencher l’incendie qui ravagera les façades et le construit. Que ne reste plus que le toi, que le nous. Dans la clinique de la passion, l’incendie revient très fréquem­ ment, à un moment donné, dans la séance, lorsque la passion desserre un peu ses liens et laisse les images remonter à la 1. Ce texte reprend l’intervention effectuée lors du colloque, « La passion amou­ reuse », de la Société de psychanalyse freudienne du 19 au 20 novembre 2011, sans les cas cliniques.

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surface. Telle cette patiente, pas tout à fait sortie d’une relation tumultueuse, qui me rapporte le rêve de l’embrasement de sa cuisine, pièce dans laquelle mangeait sa mère. Ou cette autre qui me raconte un épisode de son début d’adolescence dans lequel, après une déclaration de son frère toute en ambiguïté incestuelle, elle a fait flamber, «accidentellement», la cuisine. Celle-ci, lieu du maternel et de l’oralité pour les deux patientes, est liée pour elles à des fantasmes incestueux. Ces éléments peuvent peut-être servir de point de départ pour nous aider à identifier le mécanisme de déclenchement de la passion. Car, pour filer la métaphore de l’incendie, si l’on peut voir dans le « passionné » le combustible qui se consume, quel est donc son comburant et, bien sûr, quelle est la source d’ignition ?

Narcisse, l’inceste, et la mort L’inceste forme un couple indissociable avec la mort. L’inceste tue le temps générationnel, c’est une mise à mort de la filiation. Il crée une a-temporalité ou plutôt une trans-temporalité dans laquelle le sujet, sans être réellement vivant, atteint une sorte d’immortalité. La réversibilité fonctionne bien entendu dans ce couple. La mort est au cœur de l’inceste comme l’inceste est au cœur de la mort. La mort est elle-même incestueuse. Faisons un rapide détour par le mythe de Narcisse dans la version de Pausanias. Dans le chapitre 31 du livre IX, « Béotie », de sa Description de la Grèce, il nous raconte l’histoire classique de Narcisse amoureux de sa propre image dans une fontaine. Et il ajoute: «Il me paraît tout à fait absurde d’imaginer que quelqu’un, parvenu à un âge assez avancé pour pouvoir se laisser prendre d’amour, ne sût pas distinguer l’image d’un corps du corps réel. » Pausanias rapporte alors une autre version, qui lui convient mieux, dans laquelle Narcisse tombe amoureux de son reflet parce qu’il lui rappelle sa sœur défunte. Il sait bien que ce n’est pas elle, mais quand même, il y trouve quelque soulage­

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ment. Soulagement dû à ce «je sais bien mais, quand même... », qui permet, au travers de ce déni pervers, de maintenir artificiel­ lement l’image du corps de la sœur en lieu et place du corps réel de cette sœur, mais aussi de Narcisse. Parce qu’évidemment, pour la plupart d’entre nous, même à un âge avancé, nous ne savons pas distinguer l’image d’un corps du corps réel. Et de toute façon qui s’intéresse au corps réel ? À part les médecins... et encore... Ce qui fait se mouvoir l’être humain, ce sont les représenta­ tions, et en particulier sa représentation de lui-même. Ou, plutôt, c’est la faille au cœur de cette représentation. Le Moi est une illusion, et pour cela nous nous y accrochons désespérément; pour cette raison, il constitue notre premier objet de passion. Ainsi, dans la version de Pausanias, ce n’est pas tant l’image de sa sœur qui passionne Narcisse, mais bien son propre reflet lui renvoyant la certitude d’un destin similaire à sa sœur, c’està-dire à sa propre mort, qu’elle soit physique ou psychique, à l’extinction de cette tension qui lui permettra enfin de rejoindre tous ces chers disparus dans un amalgame fusionnel et incestuel. Il en va de même pour nous. Ce mythe a maintes fois été commenté, analysé, cité. Mais si narcisse s’était contenté de se mirer dans la fontaine puis de partir vaquer à ses occupations, en aurait-il été ainsi ? S’il n’était pas mort de sa passion, nous fascinerait-il autant ? Le rêve le plus tentant et le plus terrifiant de tout être humain, c’est de mourir à lui-même.

24 heures de passion ?

C’est ce rêve que l’on retrouve au cœur de la nouvelle de Stefan Zweig, « 24 heures de la vie d’une femme », rêve qui a été analysé par Freud en 1928 dans «Dostoïevski et le parricide». Ce dernier y dévoile le caractère incestueux du phantasme de l’auteur, mais également, à travers lui, de l’héroïne qui va tenter de sauver un jeune homme de son addiction au jeu et pour qui elle vivra une très courte passion. Mais Freud liquide bien vite la

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dramatique situation psychique de cette femme happée par la mélancolie et à qui Zweig fait dire: «Au fond, depuis ce moment-là (depuis le décès de son mari), je considérai ma vie comme sans but et complètement inutile... tout me restait étran­ ger... je ne voulais et ne désirais plus rien... je sais seulement que me hantait toujours le désir de mourir. » Cette femme au bord du précipice va être, dans un casino, captivée par deux mains. Je dirais même par un couple de mains tant la description en est luxurieuse: elles s’étreignent, elles frémissent haletantes, essoufflées, fiévreuses... «La main gauche se réveilla, glissa vers sa sœur toute tremblante et toutes deux étaient maintenant frémissantes l’une à côté de l’autre. » Avec quel écho, chez cette femme, cette relation adelphique entre-t-elle en résonance ? Avec quel fantasme ? Peut-être aucun... C’est en tout cas ce dont elle voudrait persuader le narrateur. Même dans la relation qui se noue avec le joueur, elle ne veut avoir aucune responsabilité. La preuve avec ces nombreuses dénégations qui se retrouvent dans sa bouche tout au long du texte. J’en citerai une qui se situe au moment du récit de l’acte sexuel avec le jeune homme, moment qu’elle qualifie de tumulte mortel, remplie de lutte, de passion, de larme: «J’espère que vous me croirez si je vous affirme encore une fois, si je vous jure sur tout ce qui m’est sacré, sur mon honneur et sur la tête de mes enfants, que jusqu’à cette seconde-là pas la moindre pensée d’une... d’une union avec cet inconnu ne m’était venue à l’esprit... que c’est donc tout à fait sans aucun désir, et en toute innocence, que je fus précipitée dans cette aventure », et elle ajoutera en évoquant le couple qu’elle forme avec le jeune homme: «L’un enragé à mourir, l’autre en toute innocence. » Qui est l’un ? Qui est l’autre ? Nous pouvons légitimement nous poser la question.

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Scène primitive et relation adelphique

Je ne remets pas en cause la sincérité de cette personne, d’autant qu’elle tient un discours que l’on peut entendre encore aujourd’hui sur nos divans ou ailleurs, simplement je voudrais souligner quelques faits. Tout d’abord, comment ne pas penser à ce que dit Freud dans «La morale sexuelle civilisée» sur la répartition des positions dans la fratrie entre le frère et la sœur ? À lui l’immoralité et la déviance, à elle le raffinement et l’innocence. L’un se nourrissant de l’autre et réciproquement. Zweig ferait donc occuper la place du frère par le joueur impénitent et la femme serait la sœur pure de toute perversion. Encore une image fraternelle œuvrant en écho à la description du couple de mains vues comme deux sœurs, dont l’auteur décrit avec moult détails les étreintes passionnées. Ces éléments semblent nous conduire sur la piste d’une fantasmatique d’inceste latéral. Il en va de même lorsque l’héroïne raconte que, après le décès de son mari, elle résolut «de voyager beaucoup pendant les années à venir, tant que mes fils ne seraient pas mariés». Ajoutant un peu plus loin : «Je craignais de troubler leur jeunesse par ma mélancolie. » La crainte cache le plus souvent un désir. Alors quel désir vis-à-vis de ses fils pouvons-nous repérer ? Est-ce le fantasme de Zweig d’une mère initiatrice, comme le montre très bien Freud dans son analyse de la nouvelle? Mais alors pourquoi mettre en avant la mélancolie? Surtout lorsque l’on connaît le niveau de violence qu’elle contient. Cette mélancolie semble s’être cristallisée après le décès du mari ; mari qui n’était « que » le cadet de sa famille et qui avait entre quinze et vingt ans de plus que sa femme. Issu du même milieu social, dans l’Angleterre victorienne, le couple a mené une vie tranquille et routinière, pour ne pas dire machinale. De passion point, pas plus que de désir brûlant. Le mari occupait, sans doute, une position patriarcale, y compris pour sa femme.

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Nous pouvons penser que, pour l’héroïne, le décès du conjoint a remis en cause l’équilibre moïque, et la mélancolie a constitué une solution pour figer le temps et laisser flotter autour d’elle l’ombre du défunt, la protégeant de désirs intolérables. En particulier de ces fantasmes violents qui ressortent dans tout le texte et que l’on retrouve dans trois scènes qui sont, explicite­ ment, décrites comme violentes. La danse des mains, la relation sexuelle et la confrontation au casino. Dans ces trois scènes, la passion et la nudité sont mises en avant. Elles constituent chacune une scène primitive avec des valeurs différentes. Dans la première, l’héroïne est spectatrice. C’est cette scène qui vient remettre en cause l’état océanique de sa mélancolie. Dans la dernière, elle en est l’actrice, vue par sa cousine, et cela signera la fin de la mélancolie. Enfin, en ce qui concerne la scène de relation physique, la femme éprouve le besoin de la raconter au narrateur; nous y reviendrons. Afin de mieux saisir le noyau de ce discours sur la violence, je vous propose de revenir quelques instants à Narcisse. Narcisse est le fils de Céphise, le fleuve qui enlaça dans les replis de son cours la nymphe Liriope qu’il violenta. C’est de cette scène brutale que naquit notre malheureux héros. Or, il faut savoir que Liriope est dérivé de l’ancien grec Lirion, dont Théophraste nous apprend dans son Histoire des plantes que c’est un autre nom du Narcisse (narkissos en grec). Deux signifiants pour un même signifié. Alors que regarde Narcisse? Sa sœur défunte, son propre reflet ou celui de cet autre Narcisse qu’est sa mère? Rappelons-nous que c’était une nymphe des rivières, une naïade. Et c’est dans l’eau d’une source que se mire son fils. Une source, comme origine, mais aussi décrite comme parfaitement pure, que nul humain, nul animal, nulle brindille n’avait souillée. Une rivière donc d’avant le confluent, d’avant le fleuve et, disons-le franchement, d’avant le viol. D’avant cette scène primitive qu’il ne parvient pas à intégrer, fantasme trop terrible qui le pousse à ne vivre inlassablement qu’auprès de cet autre moi qu’est ce reflet dans la source ; autre Moi paravent des Mois autres.

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La fratrie constitue un refuge à cette exclusion du couple parental. Elle permet de reformer une entité et de tenir ainsi à distance l’angoisse provoquée par la violence énigmatique de ce fantasme, mais aussi par notre propre violence vis-à-vis de la mère qui porte le frère ou la sœur forcément conçu dans un moment d’intimité avec le père. Car la scène originaire est aussi originaire des autres, et en particulier des frères et sœurs. De ceux-là qui nous empêchent de jouir de la mère pleinement, de ne faire qu’un avec elle. Et qu’il est si tentant de vouloir élimi­ ner à la source même. Et que cette source, justement, ne soit jamais souillée. Cet impensable est alors reporté sur le père qui semble si violent dans cette scène fantasmatique. Il est parfois plus confor­ table de penser qu’un enfant est battu par son père plutôt que par soi-même.

Séduction et passion Dans la nouvelle de Zweig, la barrière protectrice contre les fantasmes d’inceste et de mort est mise à mal, et l’héroïne sera plongée dans un trouble profond. La cassure de la barrière est mise en évidence dans le texte par plusieurs dispositifs : - la mise en abîme narratif, - le collapse spatial où toute l’Europe se retrouve en un point central, - le collapse temporel. D’une part, le présent du narrateur, passé par rapport au moment de l’écriture, n’est qu’un futur au service du passé de l’épisode de passion qui, de fait, devient le véritable présent de la nouvelle, lui-même n’existant que par rapport à un passé plus ancien qui est le décès du mari. D’autre part, la femme est à équidistance en terme d’âge de tous les personnages : environ vingt ans d’écart avec son mari, son fils aîné, le joueur, et même le narrateur assimilé à Zweig. C’està-dire que toutes les lignes de force spatio-temporelles semblent dirigées vers le même point, étrange attracteur auquel nul ne

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peut échapper et où tous joueront un rôle, figure récurrente de toute représentation du destin. L’événement qui permettra à l’héroïne de s’arracher à l’entro­ pie mélancolique de la mort se produit alors qu’elle reproduit une nouvelle fois la passion de son mari: observer les mains, reflets de l’âme, pour comprendre. Mais sa tentative de re­ produire inlassablement du sens l’amène à être confrontée à ce quelle tentait de fuir, ou peut-être ce qu’elle cherchait désespéré­ ment. En tout cas, un grain de sable vient enrayer le mécanisme, un événement se produit. La femme fait une rencontre qui constituera un attracteur suffisamment puissant pour permettre de l’arracher à elle-même. La femme est captée par la morbidité d’un ballet de mains, puis par le visage d’un joueur « d’où la passion jaillissait, dit-elle, si bestiale dans sa nudité effrontée ». Elle est fascinée par cette énigme noire qui la renvoie à la sienne propre. L’héroïne dit: «J’étais tombée soudain... du chemin régulier de mon existence. » Or quel est le mot dont l’étymologie signifie « détour­ ner du chemin régulier » ? C’est séduire. Faites entrer un élément énigmatique dans la surface du Moi et vous faites emballer le système. C’est le principe de la séduc­ tion. Une déliaison de l’énergie qui maintenait l’illusion du Moi se produit. Cela arrache au refuge narcissique et mortifère qui nous habite par une défocalisation et une refocalisation sur le nouvel élément, telle la mouche du trompe-l’œil. Pour le dire autrement, cela relance un processus de néguentropie. Lorsque l’on est séduit, une des options est de tenter de séduire en retour. C’est ce que tente cette femme. Par la tendresse, par la violence, par le sexe, par l’argent, par la religion, elle veut faire ployer le jeune homme, le détourner de son addiction au jeu. Et quelle exaltation tant que l’illusion persiste : « C’était pour moi une émotion trop grande que de voir mon propre miracle », dira-t-elle en parlant de son protégé qu’elle pense avoir sauvé. Mais Echo sait à quel point il est difficile de séduire Narcisse et, en rentrant régler des affaires à son hôtel, elle prendra conscience

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de son échec à séduire son séducteur : « Ce qui alors me fit tant de mal c’était la déception... la déception... que ce jeune homme fut parti si docilement... sans aucune tentative pour me garder, pour rester auprès de moi... qu’il eut obéi humblement et respec­ tueusement à ma première demande l’invitant à s’en aller, au lieu... d’essayer de me tirer violemment à lui... qu’il me vénérât comme une sainte apparue sur son chemin... et qu’il... qu’il ne sentît pas que j’étais une femme. » Où l’on retrouve ici la violence fantasmée de la scène primi­ tive. D’où encore une fois elle est exclue. Elle est restée à la porte, qui, elle l’a entrevu, lui aurait permis de retrouver sa toutepuissance perdue. Et l’on sait que le revers de la toute-puissance, c’est l’abîme sans fond. Pour notre héroïne, une autre option apparaît alors. Puisque sa séduction ne fonctionne pas, elle la fait fonctionner artificiellement : elle bascule dans la passion. La passion est donc une tentative de restaurer l’intégrité moïque en figeant notre double dans une position d’amour ou de haine. D’une relation duelle, d’une relation de défi, elle bascule dans le pathos solitaire. Le jeu se transforme en crispation amoureuse et le leurre se dégrade en fétiche. Et, à la vue de la morbidité du jeune homme, la relation passionnelle aurait pu durer longtemps s’il n’y avait eu cette scène de l’altercation, que nous avons évoquée, entre elle et le joueur, au casino, sous le regard des clients, et surtout sous le regard de sa cousine. Enfin, pas tout à fait sa cousine, plus exactement celle de son défunt mari. En résumé, la femme voit un double féminin de son mari la voir participer à ce qu’elle-même avait vu fantasmatiquement. C’està-dire qu’elle voit un substitut du père la voir participer à ce que nous pouvons appeler une scène primitive. C’est par le regard de la cousine que le père symbolique fait retour. Ce jeu de miroir arrache alors la femme à sa passion pour le jeune homme et lui permet de poursuivre sa vie plus sereine­ ment. Il ne lui restera plus que les courbatures de la culpabilité œdipienne que le narrateur effacera de son écoute silencieuse et bienveillante.

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Mais nous pouvons nous poser la question de la motivation de cette femme à raconter son histoire au narrateur. En fait, soyons précis, elle ne «dit» pas au narrateur, elle précise: «Parler librement devant quelqu’un» comme une exhibition qu’elle ferait devant cet homme de vingt ans son cadet, et donc comme une répétition de ce qui s’est joué, fantasmatiquement, pour elle. Nous pouvons penser que sa narration au narrateur lui permet à son tour de sidérer ou de séduire l’autre comme ellemême l’a été. Et peut-être le narrateur fait-il de même en nous racontant à son tour l’histoire... ?

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Les Erotika pathemata de Parthenios de Nicée : un catalogue grec de la passion amoureuse Françoise Frontisi-Ducroux L’auteur du recueil intitulé en français Passions d’amour1 est un érudit grec de l’époque d’Auguste. Né à Nicée en Asie Mineure (l’actuelle Iznik en Turquie), Parthenios, qui vivait à la cour de Mithridate, haut lieu de culture grecque, fut, après la défaite de Mithridate, emmené à Rome en même temps que la bibliothèque royale. Réduit en esclavage, ce lettré, butin précieux, fut affranchi et devint un poète très apprécié des Romains. C’est à eux que sont destinés les Erotika pathemata, ouvrage d’un Grec qui s’adresse à des Romains cultivés, donc bilingues. Des Romains qui ont soumis la Grèce et qui, avides de culture grecque, adhèrent à peu près aux mêmes normes morales. Les différences - et il y a en a dans ce contexte d’accul­ turation - ne sont pas pertinentes pour notre propos. La finalité du recueil est didactique: ces résumés sont des sujets de déclamation, proposés lors de concours d’éloquence, des sujets de poèmes également, à développer en latin. De brefs récits, au nombre de trente-six, sont donc rassem­ blés sous le titre Erotika pathemata. Le terme pathema, se réfère à ce que l’on subit - pathein. Il est plus concret, surtout au pluriel pathemata, que le mot pathos qui, lui, est plus 1. Édition de Michèle Biraud, Dominique Voisin, Arnaud Zucker, Jérôme Millon, 2008. Les traductions que nous donnons sont celles de cette édition.

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psychologique, désignant les effets sur la psuché. L’épithète erotika, érotique, désigne le désir amoureux conçu comme une force extérieure, mue par les divinités, Éros ou Aphrodite. Les Erotika pathemata sont des événements subis par les humains et déclenchés par Éros. Le contenu de ces récits provient de mythes dont l’origine s’inscrit dans la tradition orale grecque, et qui ont été mis en forme à divers moments par des poètes et des auteurs tragiques dont les œuvres ont été souvent perdues. Plusieurs des résumés de Parthenios nous font ainsi connaître des versions inconnues de ces mythes, car tout mythe possède plusieurs variantes. Ces récits sont présentés par Parthenios dans une perspective dramatique. Ils racontent les conséquences de l’intrusion du pathos amoureux du point de vue moral et social: Éros est une cause de perturbation pour la société. L’analyse psychologique est à peine esquissée. Rien de semblable aux notations de Sapho ou aux développements d’Euripide (par exemple les personnages de Phèdre ou de Médée). La passion transgressive Chez Parthenios, les dangers de la passion amoureuse consis­ tent essentiellement en une transgression des normes sociales : la passion est conçue comme transgressive. L’ensemble des récits offre une codification des transgressions ainsi que de leurs consé­ quences, généralement catastrophiques. Dans le déroulement de l’action intervient souvent un élément qui nous semble incongru. C’est le cas du récit n° 7 intitulé « Hipparinos ». Il s’agit du seul récit de passion homosexuelle, ce qui marque un écart très net par rapport à l’époque classique, où l’amour homosexuel fournit le paradigme de l’amour le plus véridique et le plus fort. Selon un schéma courant, l’amoureux, un jeune homme, accomplit un exploit pour séduire son aimé, un garçon plus jeune, et réussit à s’en faire aimer, mais se trouve en rivalité avec le tyran, qu’il est obligé de tuer. C’est le motif bien

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connu du tyrannicide par amour, rendu célèbre par l’histoire d’Harmodios et Aristogiton, les héros athéniens dont la relation amoureuse, perturbée par l’intervention d’un des fils du tyran Pisistrate, a été transformée par l’histoire en acte libérateur civique. Les «Tyrannoctones », mis à mort après le meurtre du tyran, deviennent des héros nationaux dont l’image, statufiée, est multipliée dans le monde antique. Hipparinos n’est pas statufié, mais trouve la mort de façon inattendue : en s’enfuyant, il rencontre un troupeau de brebis liées entre elles, dans lesquelles il s’empêtre. Il est donc capturé et mis à mort. À la suite de quoi, précise Parthenios, est édictée une loi interdisant d’attacher les brebis. Cette bizarrerie fait soupçonner un léger humour, qui ne devrait pas être totalement absent des autres histoires malgré leur tonalité mélodramatique. Les autres récits concernent l’amour hétérosexuel et mettent en scène les ravages de la passion, qui peut opérer même dans le cadre conjugal. C’est le cas du récit n° 10, « Leuconé » : «En Thessalie, Kyanippos, le fils de Pharax, se prit de passion pour Leuconé, une fort belle adolescente; il la demanda à ses parents et l’épousa. Or il aimait la chasse. Pendant le jour, il se portait à la poursuite des lions et des sangliers et, la nuit, il revenait, complètement épuisé, auprès de la jeune fille, au point que certaines fois, sans même lui adresser la parole, il sombrait dans un profond sommeil. Celle-ci, oppressée par la peine et les douleurs, se trouvait donc dans un grand désarroi, et s’appliquait à espionner Kyanippos, pour savoir ce qu’il pouvait bien faire dans la montagne pour y prendre tant de plaisir. Et ainsi, en retroussant sa robe aux genoux, à l’insu de ses servantes, elle s’enfonce dans le bois. Les chiennes de Kyanippos poursuivaient un cerf; or, elles n’étaient pas totalement dociles, en raison de la vie sauvage qu’elles menaient depuis longtemps. Dès qu’elles eurent flairé la jeune fille, elles s’acharnèrent sur elle et la mirent complètement en pièces, loin de toute présence

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humaine. Voilà quelle fut la fin de celle qui désirait tant son époux légitime. Lorsque Kyanippos arriva sur les lieux et trouva Leuconé mutilée, il fut empli d’un immense chagrin; il appela ses compagnons, éleva un bûcher et l’y déposa. Quant à lui, il commença par égorger ses chiennes sur le bûcher; ensuite, submergé par le chagrin que lui causait la perte de la jeune fille, il se suicida. »

Ce thème - la jalousie non fondée d’une jeune femme à l’égard de son époux passionné de chasse - est plus connue par le mythe de Céphale et Procris, qui a connu un grand succès dans la peinture européenne. Dans ce dernier cas, c’est le mari lui-même qui tue malencontreusement sa femme, blottie dans un buisson pour l’épier, et qu’il prend pour une bête sauvage. Le récit de Parthenios évoque aussi le malheur d’Actéon mis en pièces par ses propres chiens, soit qu’ils aient été victimes d’une hallucination, soit que le chasseur ait été effectivement trans­ formé en cerf. C’est que le contexte est celui de la chasse, activité qui, pour les anciens Grecs, constitue un marqueur décisif du passage à l’âge adulte. La chasse est une activité juvénile et masculine. Le jeune homme s’y prépare à la guerre et y apprend la maîtrise de soi, ce qui fera de lui un bon citoyen, bon guerrier et bon chef de famille. Or bien des jeunes chasseurs échouent à l’examen. C’est ce que racontent les mythes. Ici, la transgression de la norme sociale est double. Une femme s’aventurant furtive­ ment dans la forêt, tunique retroussée... Certes, elle n’est pas la seule, Atalante en est un autre exemple, mais cela finit toujours mal. La jeune Leuconé est poussée à cette infraction fatale par la passion amoureuse, mais aussi par la passion cynégétique de son époux, autre transgression. Car l’époux, en n’abandonnant pas la conduite de l’âge adolescent, a manqué à son devoir conjugal. Les fautes des jeunes chasseurs ont toujours une dimension sexuelle (ainsi du voyeurisme d’Actéon épiant Diane au bain). Kyanippos, sur ce point, n’est pas devenu adulte. Tout en ayant fait un mariage d’amour (ou peut-être parce qu’il fait un mariage

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d’amour, ce qui, du point de vue grec, n’est pas nécessaire et peut être dangereux), il n’a pas su satisfaire le désir amoureux et la sexualité de son épouse, que le texte désigne sous le nom de koré, jeune fille. Le recueil des Erotika pathemata met nettement l’accent sur les dangers de la passion féminine. Dans l’imaginaire grec, où affleure constamment une peur du féminin, la femme est pensée comme proche de l’animalité: un être à contrôler. Parti­ culièrement inquiétante, la jeune fille est considérée comme non domestiquée parce qu’élevée dans le monde des femmes, ce qui est paradoxal puisque c’est le monde clos de la maison - en latin domus. Le mariage doit l’intégrer au monde de la culture. Une fois « civilisée », c’est-à-dire devenue femme de citoyen, son rôle civique est de mettre au monde, tout particulièrement, des individus mâles, représentants de la civilisation. C’est en cela que la chasse, où le jeune homme apprend à dominer les animaux, tout en se maîtrisant lui-même, est aussi un exercice prématri­ monial. La faute de ce jeune mari, passionnément épris de sa fiancée (ce qui est déjà un excès) est de continuer à aller chasser au lieu de s’attacher à l’apprivoiser, voire à la soumettre. Telles sont les significations initiales de ces récits, une fois resitués dans le contexte culturel qui les a produits : l’imaginaire collectif et social du monde grec antique. Telle est la grille de lecture que je choisis en tant qu’helléniste, une grille de lecture anthropologique. Il va de soi qu’ils peuvent être interprétés diffé­ remment, selon d’autres points de vue (voir le texte de Suzanne Ginestet qui suit). Dans l’ensemble du recueil, il est possible de repérer des thèmes dominants, qui constituent des séries. Ce sont les adultères, les histoires de trahison mettant en danger la communauté (filles qui livrent leur cité à ses ennemis), et les récits d’inceste. Ces derniers sont au nombre de huit sur trente-six et concernent les relations entre père et fille, entre frère et sœur, et même entre mère et fils.

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L’inceste ou l’anéantissement de la lignée

C’est sur le thème de l’inceste que je vais focaliser cette étude. Soit le récit 13 : « Harpalyké ». «À Argos, Clyménos, le fils de Téleus, qui avait épousé Epicasté, engendra des enfants, deux garçons, Idas et Théragros, et une fille, Harpalyké, qui l’emportait de loin en beauté sur les femmes du meme âge. Étant tombé amoureux d’elle, il tint bon et domina sa passion pendant un certain temps; mais, comme sa maladie ne faisait que le miner davantage, il parvint à convaincre la jeune fille par l’intermédiaire de la nourrice et s’unit à elle secrètement. Cependant, comme c’était le moment des noces et qu’Alastor, l’un des fils de Nélée, était venu pour l’emmener - car elle lui avait été promise — Clyménos sur le moment la lui remit et célébra les noces par un splendide festin. Mais, comme il n’avait pas tous ses esprits, il en vient rapide­ ment à le regretter et se lance à la poursuite d’Alastor. Alors qu’il se trouvait déjà à mi-chemin de leur voyage, il enlève la jeune fille; l’ayant ramenée à Argos, il se mit à vivre ouvertement en couple avec elle. Quant à Harpalyké, considérant qu’elle avait subi, de la part de son père, un outrage monstrueux et contraire à toute loi, elle coupe en morceaux son plus jeune frère, et comme chez les Argiens on célébrait une fête accompagnée d’un sacrifice au cours duquel tout le monde festoie, elle accommode la chair de l’enfant et la sert à son père. Cela accompli, elle supplie les dieux de la retirer du monde des hommes; elle change d’apparence et prend celle de l’oiseauchalcis. Lorsque Clyménos prit conscience de ces malheurs, il se suicida. » C’est une situation classique: un père n’arrive pas à se séparer de sa fille et refuse de la marier. Il en est d’autres

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exemples dans le recueil. Ici, le père incestueux ne peut résister à sa « maladie » - nosema : il couche avec sa fille, puis accepte de la donner en mariage, se ravise, l’enlève au mari et vit avec elle ouvertement: la passion amoureuse se traduit par un dérèglement total. La vengeance est également classique: on sert au père l’un de ses enfants - toujours un petit garçon découpé et cuisiné. Ce motif se retrouve dans l’histoire d’Atrée et de Thyeste, dans celle de Procné et de Térée. C’est que l’inceste entraîne l’allélophagie familiale. Le contact charnel incestueux est redoublé par l’ingestion de sa propre chair, considéré comme son équivalent. Le père ingère donc incons­ ciemment sa progéniture et se trouve par là privé de descen­ dance (tel Jason du fait de Médée mais sans dévoration). L’endogamie extrême provoque comme une involution. La transformation en oiseau est en relation avec une repré­ sentation selon laquelle les oiseaux se nourrissent de leur propre espèce, se mangent entre eux. Le thème de l’inceste qui aboutit à un blocage de la filiation revient dans le récit n° 33, « Assaion » : Un père veut épouser sa fille veuve; repoussé, il brûle tous les enfants de celle-ci - ses petits enfants - sur un bûcher, puis se suicide. L’anéantissement de la lignée conclut cette tentative d’inceste. Le récit 31, intitulé « Thymoïtès » met en scène l’inceste entre frère et sœur. « On raconte que Thymoïtès épousa Evopis, la fille de son frère Troïzen. Mais il s’aperçut qu’elle avait un amour passionné pour son frère et, du coup, entretenait avec lui des relations sexuelles, et le fit savoir à Troïzen. Evopis, prise de remords et de honte, se pendit, non sans avoir auparavant lancé toutes sortes de malédic­ tions contre l’auteur de son malheur. Là dessus Thymoïtès, peu de temps après, découvrit une femme, très belle à voir, que les flots avaient roulée jusqu’au rivage. Il éprouva du désir pour elle et s’unit à elle. Mais lorsque le corps commença, au fil du temps à se décomposer, il lui fit dresser un tombeau imposant; et là, incapa­ ble de renoncer à sa passion, il s’immola sur le tombeau. »

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Au début, la bonne entente règne entre deux frères, si bonne que l’un donne sa fille à l’autre ; c’est un mariage accepté socia­ lement, et même normal, à Athènes, pour conserver le patri­ moine dans la famille, en cas d’absence d’héritier mâle. Il n’y a donc pas d’inceste à ce niveau, celui de première génération. Mais cependant un léger soupçon d’endogamie. À la seconde génération intervient une relation excessive entre frère et sœur, qui correspond à de l’inceste et de l’endoga­ mie. L’acte est présenté du point de vue de la fille : à cause d’un amour violent, elle s’unissait à son frère - lequel n’est pas nommé. Tout se passe bien tant que cela reste caché. Ce qui se comprend dans un système social où l’individu est soumis au contrôle de tous. Ce qu’exprime en grec le verbe lanthano: échapper aux regards, dont la fréquence dans les textes pose des problèmes de traduction et ne s’explique que par ce contexte anthropologique: les actes de chacun tombent sous le regard d’autrui. Ce verbe se rencontre généralement à la forme négative: ouk elathen-, «il n’échappa pas aux regards»... puisque, lorsque l’on échappe aux regards, il n’y a pas de problème, donc rien à dire et pas d’histoire. C’est ainsi la révélation de la liaison incestueuse qui déclenche le drame : l’oncle-époux dénonce la situation à son frère, père de la fille... et aussi du fils, dont il est si peu question. Et c’est le mariage, c’est-à-dire la norme, qui constitue l’élément perturba­ teur de cet ordre endogamique incestueux La fautive éprouve de la peur et de la honte vis-à-vis de l’autorité paternelle et sociale. Elle se pend, forme féminine de suicide1, après avoir lancé des imprécations contre le responsa­ ble de son malheur, son oncle et époux, qui donne son nom à l’histoire et sera le héros du deuxième acte. L’imprécation lancée par la jeune incestueuse suicidée entraîne un autre type de transgression, en guise de châtiment divin de celui qui n’est, somme toute, coupable que d’avoir été le révéla1. Cf. Nicole Loraux, Façons tragiques de tuer une femme, Paris, Hachette, 1985.

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teur du crime et le défenseur de l’ordre social. Il s’éprend d’une morte et s’unit au cadavre, jusqu’à la décomposition de celui-ci. Cette seconde séquence semble n’avoir aucun rapport avec le premier, mais de fait - on le verra plus loin - la nécrophilie est un motif qui, dans la logique mythique, est associé à l’inceste, tout comme l’allélophagie. On peut voir un parallélisme impli­ cite entre l’union charnelle avec un corps mort et presque décomposé, et l’ingestion des corps découpés d’enfants, dans l’histoire d’Harpalyké et dans d’autres récits d’inceste. Quand il y a inceste, il peut y avoir allélophagie (c’est-à-dire cannibalisme intrafamilial) et/ou nécrophilie. Ces motifs s’attirent par conta­ mination comme en redondance de la transgression, sans que ce soit le fait du même individu. Ici, l’inceste concerne une sœur et son frère, dénoncés par leur oncle, futur nécrophile, quasiment voué à cet autre crime par la parenté et l’alliance. Le texte ne précise pas que Thymoïtès rejoint le beau cadavre dans la mort et ne parle pas de fusion, mais dit simplement qu’il ne peut renoncer à un pathos monstrueux qui l’a poussé à une transgression invivable : on ne peut être à la fois vivant et mort, car la mort est décomposition. Et le suicide sur le tombeau est la solution, le remède au pathos. Cet inceste est marqué au sceau de la responsabilité féminine. Dans d’autres cas d’inceste frère-sœur, l’initiative vient du frère. Ainsi pour «Leukippos», récit n° 5, dont voici le résumé: le héros, un guerrier violent, tombe amoureux de sa sœur « à cause de la colère d’Aphrodite ». Il se domine d’abord, puis se confie à sa mère en menaçant de se percer la gorge si elle ne l’aidait pas. Cédant au chantage, la mère fait coucher la jeune fille avec son frère et tout se passe bien jusqu’au jour où la vérité est révélée au fiancé de la jeune fille. Celui-ci les dénonce à leur père sans nommer Leukippos. Le père veut prendre le séducteur en flagrant délit et tue par erreur sa fille qui s’enfuyait. Leukippos tue alors son père sans le reconnaître. Puis il s’exile et fonde une colonie. Conclusion traditionnelle, car nombre de récits étiolo-

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giques de fondations de cité reposent sur l’exil d’un meurtrier ou d’un individu coupable d’impiété : ici un parricide. Ce drame joue sur la connaissance, la non-connaissance et la non-reconnaissance. Au début, la relation incestueuse, clandes­ tine, est un amour heureux. Tout se gâte avec une intervention extérieure, celle de la normalité, ici encore, la nécessité du mariage de la jeune fille, qui rompt la clôture familiale de l’inceste, aggravé ici par la complicité maternelle, renforçant le pathos de l’amour familial excessif. L’ouverture sociale de l’exo­ gamie est redoublée par la dénonciation, présentée de façon anonyme «quelqu’un». C’est l’opinion publique qui atteint le fiancé, puis le père, opérant comme une expansion du connu. S’ensuit un retour à la famille qui provoque un double quipro­ quo et un double meurtre. L’inceste a entraîné deux meurtres de sang interfamilial, infanticide et parricide, involontaires certes, mais qui sont la conséquence nécessaire d’un grave déséquilibre des rapports familiaux. Le numéro 17 du recueil, intitulé «La mère de Périandre», mérite d’être retranscrit en entier, malgré sa longueur. « On dit que Périandre de Corinthe, qui à l’origine était un être doux et aimable, devint par la suite sanguinaire, pour la raison suivante: sa mère, alors qu’il était encore tout jeune, fut prise d’un intense désir pour lui; et, pendant un certain temps, elle le satisfaisait rien qu’en cajolant le garçon. Mais avec le temps la passion grandit et elle ne fut plus capable de contenir sa maladie, au point que l’audace l’emporte : elle entreprend son fils, en lui disant qu’une femme d’une grande beauté était amoureuse de lui, et elle lui demandait instamment d’y être sensible et de ne pas la laisser ainsi tourmentée plus longtemps. Périandre, dans un premier temps, refusa de déshonorer une femme mariée et tenue par les lois et les usages; mais, harcelé par sa mère, il finit par accepter. Et quand vint la nuit du rendezvous fixé au garçon, elle l’avertit de ne pas allumer la lumière

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dans la chambre et de ne pas obliger la femme à prononcer une parole: la femme, disait-elle, avait ajouté cette condition par pudeur. Périandre ayant accepté de se conformer en tout point aux consignes de sa mère, celle-ci s’apprête au mieux, entre chez son fils et, avant les premières lueurs de l’aube, s’en va discrètement. Le lendemain elle s’enquit auprès de lui si cela lui avait plu et si elle lui devait dire de revenir le voir; Périandre répondit qu’il le souhaitait vivement et qu’il avait éprouvé un plaisir sans borne. A partir de là elle entretint avec son fils une liaison suivie et un sentiment d’amour envahit Périandre, de sorte qu’il chercha à connaître l’identité de la femme. Et, pendant un certain temps, il pria sa mère de la supplier d’accepter de lui parler, et, puisqu’elle lui avait inspiré une grande ardeur amoureuse, de lui révéler enfin son identité. À présent, disait-il, il souffrait de cette situation totalement absurde dans laquelle il ne lui était pas permis de voir celle qui, depuis longtemps, couchait avec lui. Mais comme sa mère refusait, prétextant la honte de la femme, il enjoint à un de ses serviteurs de cacher une lampe. Et au moment où la femme, comme à son habitude, entrait et s’apprêtait à se coucher, Périandre bondit et soulève la lumière; lorsqu’il vit sa mère, il se rua sur elle pour la tuer. Retenu par quelque apparition divine, il s’abstint de la frapper, mais, de ce moment, il perdit la raison et devint insensé. Il sombra dans la cruauté et massacra un grand nombre de ses concitoyens. Sa mère, après s’être abondamment lamentée sur son propre sort, se suicida. »

Cette histoire est remarquable à double titre: elle met en scène un cas d’inceste mère-fils, situation exceptionnelle dans les mythes, malgré le cas exemplaire et fondateur d’Œdipe. Et, surtout, elle se présente comme un récit étiologique, qui met en lumière les ressorts psychologiques de la personnalité de Périandre, le tyran de Corinthe, figure paradigmatique de la

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monstruosité du régime tyrannique. C’est le récit de la fabrica­ tion d’un tyran. Dans la tradition grecque, Périandre, personnage historique, est une figure paradoxale. D’un côté, il fait partie des Sept sages, et son règne correspond à une période de grande prospérité pour sa cité. De l’autre, il prend en charge tous les défauts et tous les méfaits que l’époque démocratique attribue aux rois, tyrannoi, terme qui acquiert alors une valeur péjorative (le titre Œdipe-roi est la traduction du grec Oidipos tyrannos). Cette ambivalence est rapportée ici sur le plan chronologique. Il y a un avant et un après. La mention, en conclusion, de la cruauté de Périandre évoque des faits connus des lecteurs : outre les massacres dont sont vic­ times ses sujets (car il faut que tous les épis aient la même hauteur), il tue d’un coup de pied sa femme, Melissa, enceinte, et couche avec elle après sa mort (le motif de la nécrophilie est présent). Son fantôme vient le lui reprocher en lui rappelant qu’il a enfourné ses pains dans un four froid (texte qui a inspiré Freud). Pour apaiser la morte, qui se plaint d’avoir froid aux Enfers, il fait déshabiller toutes les femmes de Corinthe et brûle leurs vêtements sur le bûcher de celle-ci. Par ailleurs, il châtre la jeunesse de Corfou pour venger la mort de son fils tué. Et enfin, il couche avec sa mère1. Dans certaines variantes, il commet cet inceste consciemment, mais en cachette, et devient fou furieux lorsque la chose est divulguée. La version retenue par Parthenios fait de l’inceste le nœud du changement. C’est un choc psychologico-passionnel, qui trans­ mue cet être doux et aimable, qui résistait vertueusement devant la perspective d’un adultère, en un dictateur sanguinaire. L’histoire de Périandre présente des points communs avec celle d’Œdipe, surtout dans la version où l’inceste avec la mère est involontaire et inconscient. Jean-Pierre Vernant les avait mis en parallèle, dans son débat avec Didier Anzieu, pour donner 1. Cf. Hérodote 3.50 et 5.92.

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une interprétation métaphorique du mythe d’Œdipe1. Car la mère de Périandre, qui chez Parthenios n’a pas de nom, s’appelle ailleurs Krateia, soit Puissance et Pouvoir. Et, Vernant le rappelle, coucher avec sa mère signifie pour les Grecs posséder la terre, détenir le pouvoir. Ce qui définit effectivement le tyran. Cette analyse psychologique est exceptionnelle: ici, on a affaire à la pire passion amoureuse féminine, l’inceste avec le fils, qui déclenche en chaîne les transgressions sociales les plus destructrices. Le pathos de la mère de Périandre est un noson, une maladie, qui commence par un désir epithumia, qui grandit avec l’enfant. Ici encore, tant que cela se passe dans l’obscurité, tout va bien (on a reconnu le motif d’Amour et Psyché, et la catastrophe causée par la lampe). Et Périandre y prend un plaisir sans borne, puis est saisi d’un très grand désir amoureux, pothos, avant de basculer dans l’horreur de la reconnaissance. Ces récits sont ainsi des épures, qui exposent de façon succincte les ravages de la passion amoureuse, décrite comme maladie conduisant à la transgression des normes sociales. L’inceste y occupe une place importante, car ces drames sont majoritairement des histoires de famille. L’interdit se situe donc dans la famille, où le père a toute autorité. Il est nécessaire de rappeler le contexte anthropologique : la structure sociale antique ne régule pas la sexualité de la même façon que nos sociétés. L’existence de l’esclavage offre le champ libre à la pratique de la sexualité masculine : les esclaves mâles et femelles sont des corps à disposition des individus libres mâles, situation qui rend possible la satisfaction immédiate de leurs besoins sexuels. Mais ce n’est pas le cas pour les femmes dites « libres », qui sont enfermées, et dont la sexualité est strictement contrôlée par le père et par l’époux. Ce qui explique leur présence et leur rôle, leur initiative même, dans les récits de Parthenios. Car, apparemment, pour qu’il y ait passion, il faut 1. Cf. le dossier «Œdipe sans complexe», in Jean-Pierre Vernant, Pierre VidalNaquet, Œdipe et ses mythes, Paris, 1986.

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des obstacles et des interdits, et les obstacles sont consubstantiels au statut des filles. L’obstacle le plus banal est celui qui contrarie les amours entre jeunes gens, fille et garçon, voisins contraints à la clandes­ tinité par la famille de la fille et par l’opinion publique. L’amour pousse à passer outre la morale traditionnelle et le respect de l’autorité paternelle. Mais la situation qui, dans ces récits, fournit le creuset du pathos le plus pernicieux est celle qui réunit à la fois une facilité de contact, la proximité, voire la promiscuité familiale, et l’interdit maximal : les diverses catégories d’inceste. D’où l’importance du jeu du secret/révélé, du privé/public. La passion amoureuse mène au désordre, à la violence et à la mort, dès lors qu’elle implique la collectivité. Mais il n’y a pas d’autre morale que le point de vue social. Quand l’affaire reste dans l’ombre, ni vue ni connue, il n’y a pas de problème. Si la majorité des histoires se terminent par la mort, en parti­ culier par un suicide, il en est qui finissent bien (6 sur 36) et, dans une dizaine de cas, le crime passionnel demeure impuni.

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Passions d’amour Suzanne Ginestet-Delbreil

Ce qui m’a frappée à la lecture des Erotica pathemata de Parthenios de Nicée, c’est qu’il se présente comme une recen­ sion clinique des formes que peut prendre le désir pervers. Et ces formes, si l’on fait abstraction du caractère mythique de ces histoires, on peut encore les retrouver aujourd’hui dans les relations homme/femme, mais aussi dans les relations de civilité élémentaire. La dénonciation de ce désir ne fait appel à aucun ordre moral et ne renvoie pas à l’idée de péché qui, avec le christianisme, sera centrale. Les transgressions des interdits qu’il induit sapent les fondements mêmes de la cité et de la civilisation. Ces transgressions ne peuvent se conclure que par la mort, non pas comme punition, mais comme sortie de ce qui fonde l’humanité de l’être humain. Et s’il n’y a pas mort physique, dans au moins deux des récits, ces transgressions se concluent par une métamorphose en arbre pour Daphné et en oiseau dans un autre. Parmi les transgressions des interdits, on trouve d’abord celui de l’inceste, puis de la fidélité conjugale de la part des femmes, et, enfin, des lois de l’hospitalité pour les hommes. Les rôles impartis à chacun des deux sexes sont codifiés, et leurs transgressions sont équivalentes à la transgression des interdits fondamentaux. Sortir de son rôle pour une femme en chassant comme un homme, ou pour un homme ne pas honorer sa

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femme et délaisser le lit conjugal au profit de la chasse ont des conséquences funestes. L’interdit de l’inceste, présent dans quatre de ces récits, est un inceste père/fille. Dans le premier, où la fille Palléné est présen­ tée comme pleine de charmes, il n’y a pas réalisation de l’inceste, mais le désir incestueux du père lui fait organiser un combat avec les prétendants pour les mettre à mort. Quand il perd sa force et risque de ne pas gagner le combat, il fait combattre deux des prétendants entre eux. Le gagnant sera son gendre. Là, inter­ vient la fille qui est amoureuse d’un des deux et se lamente à l’idée qu’il puisse mourir. Elle en fait part à son tuteur, qui décide de l’aider et soudoie le conducteur du char pour qu’il trafique les roues de celui qui doit mourir. Quand le père apprend l’intrigue de sa fille, il est furieux et décide de la brûler en même temps que le mort. Une apparition divine le fait changer d’avis et il accepte le mariage de sa fille avec celui qu’elle aime. C’est un des rares récits où la fin est heureuse. Cette histoire est intéressante pour nous à deux titres. D’une part, ce n’est pas la fille qui désire son père, ce qu’on retrouve dans les autres cas d’inceste, mais le père qui est incestueux. On n’est pas dans l’Œdipe tel que nous le connaissons dans la théorie analytique. D’autre part, le désir incestueux du père est présenté comme désir de possession. Posséder l’objet du désir au point dans un premier temps de préférer la mort de sa fille à son mariage avec l’homme qu’elle aime. Sans doute, il s’était résigné à marier sa fille, mais qu’elle se marie avec un homme aimé était là pour ce père une vraie dépossession. Ce désir de possession est constant dans le désir des hommes. Dans « Harpalyké », le père finit par accepter le mariage de sa fille mais le regrette, l’enlève et vit officiellement avec elle. Et c’est la fille qui, consciente de l’outrage qu’elle avait subi, coupe en morceaux son frère et le donne à manger à son père. Elle supplie alors les dieux de la retirer du monde des hommes et devient un oiseau. Le père se suicide. Le crime de la fille répond à la faute du père qui a transgressé les liens familiaux mais, en

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même temps, c’est une femme, la conscience d’une femme, qui établit la transgression. L’histoire d’Assaon est aussi celle d’un amour incestueux d’un père qui tue les enfants de sa fille Niobé quand elle le repousse. Curieusement, ce meurtre est la punition infligée à Niobé qui s’était disputée avec une autre femme au sujet de la beauté de leurs enfants respectifs. La fierté excessive d’une femme pour ses enfants y est dénoncée. C’est donc du côté du père et non de celui de la fille que se joue le désir incestueux. Seul un des récits met en scène un inceste mère/fils. Et, là aussi, c’est la mère qui désire le fils. Le premier, celui de Périandre, est pour nous intéressant à plusieurs titres. Périandre est décrit comme doux et aimable, mais il devient sanguinaire, et l’inceste avec la mère est posé comme la cause de ce changement de personnalité. «[...] sa mère, alors qu’il était tout jeune, fut prise d’un intense désir pour lui; et, pendant un temps, elle le satisfaisait rien qu’en cajolant le garçon. Mais avec le temps, la passion grandit et elle ne fut plus capable de contenir sa maladie, au point que l’audace l’emporte. » Elle monte alors un stratagème pour s’unir à son fils. Périandre ne sait pas que la femme qu’il aime est sa mère; il déjoue le stratagème et découvre la vérité. Il n’arrive pas à la tuer par suite d’une intervention divine mais, à partir de là, il devient fou et sanguinaire, et la mère se suicide. Ce texte est intéressant car il nous montre une femme pédophile : les trop intenses cajoleries de la petite enfance d’une mère avec son bébé sont posées comme prémisses équivalentes d’un désir incestueux. Et il nous montre l’inceste mère/fils, aussi rare à notre époque qu’à celle de Parthénios, comme cause de la folie du fils. La théorie analytique qui a fait de l’amour excessif de la mère la cause de la psychose du fils se retrouve dans ce récit. L’inceste frère/sœur apparaît comme moins dangereux. Celui de Polymélé se termine moins tragiquement. Polymélé, fille

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d’Eole, a été séduite par Ulysse lors de son passage dans l’île. Mais Ulysse repart, Polymélé se lamente. Eole reproche à Ulysse d’avoir transgressé les lois de l’hospitalité et songe alors à punir sa fille. C’est Diorès, le frère épris de sa sœur, qui intervient auprès de son père et le persuade de la faire vivre avec lui comme épouse. Cette fin un peu curieuse par rapport aux autres, où le désir était brut, laisserait-elle entendre qu’il y aurait là quelque chose de plus de l’ordre de l’amour1 ?

Un désir brut, non humanisé

La transgression des rôles attribués à chacun des sexes, on dirait aujourd’hui le changement de genre, est évoquée à deux reprises, et l’une d’elles ne manque pas de drôlerie. Daphné ne se mêlait pas aux autres jeunes filles et passait ses journées à chasser. Mais Leukippos fut pris d’un désir amoureux pour elle et mit des vêtements féminins pour chasser avec elle. Daphné en tombe amoureuse et l’embrasse, reste contre lui et éveille ainsi la jalousie d’Apollon. Apollon suggère à Daphné d’aller se baigner à la fontaine avec les autres jeunes filles. Elles se déshabillent alors et, devant sa réticence, arrachent les vêtements de Leukippos. Elles comprennent alors sa ruse et l’outrage qu’il leur a fait subir et jettent leurs javelots sur lui. Mais devant l’arrivée d’Apollon, qui semble vouloir profiter de l’aubaine, Daphné obtient de Zeus de la retirer du monde des hommes et elle se transforme ainsi en laurier. Un autre point remarquable de ces récits est l’image de l’homme et de la femme qui s’y dégage. Si l’homme apparaît comme le séducteur, les femmes sont le plus souvent facilement séduites. Si les hommes manifestent un désir sexuel brut, plusieurs des femmes présentées trahissent la cité par amour/désir du guerrier étranger. 1. Françoise Frontisi-Ducroux a relevé une erreur d’interprétation de ma part, car, à la cour d’Eole, la règle était l’union frère et sœur, ce qui vient contrarier Ulysse.

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Il était inévitable que je ne répète pas certains des récits qu’a commentés Françoise Frontisi-Ducroux. Erotica a en grec aussi bien le sens d’amour que de désir, mais j’ai choisi le versant désir qui me semble mieux correspondre à la violence du sentiment qui se fait jour dans ces récits; un désir brut, non humanisé, un désir qui fait sortir les protagonistes du drame de la société des humains. Alors, en tant qu’analystes, que pouvons-nous avancer sur les causes de cette non-humanisation du désir? Que nous apprennent les incestes père/fille, frère/sœur, mère/fils, et les changements de sexe ?

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L’instant d’une nuit Jean-Michel Hirt

«[...] comblé sans cesse de preuves de mon amour, ne vous croyez jamais assez aimé. » Cidalise dans La Nuit et le moment, Crébillon fils.

La guerre des sexes fait rage, elle a ses figures obligées: outrage, offense, trahison, exécution. Nous passons beaucoup de temps à tenter de l’oublier, de même que la différence entre les sexes si difficilement acquise, si souvent abandonnée au profit du sexe unique, masculin bien sûr, et de son éblouissante et trompeuse visibilité. Si un livre ne cesse de s’interroger sur la comédie sexuelle qui en résulte, c’est bien, venu du fond des âges et insolent de jeunesse, Les Mille et une Nuits. Il n’est pas indifférent que, dès l’ouverture, ce texte se place sous le patro­ nage du Coran et de son Prophète, tant il implique une connais­ sance de cet océan sans rivage que constitue le Livre de l’Islam : « Que Dieu Tout-Puissant, est-il dit dans son prologue, nous conduise et qu’un sain jugement nous dise où notre foi doit aller1. » Dans l’infini du miroir coranique, les Nuits reflètent les passions amoureuses des jours alloués à notre finitude. Les Nuits sont les innombrables inflexions de cette unique Nuit du 1. Les Mille et une Nuits, tome I, édition de T.-E. Bencheikh, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1991.

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Destin où l’humain s’abandonne à la rencontre du divin, telle que la déploie la sourate XCVII. Les Nuits témoignent donc de cet incessant flux et reflux du désir qui brassent les hommes et les femmes. Là où le Coran traduit les éclats du désir divin envers l’humain, les Nuits racontent les histoires d’amour qui empêchent une culture de mort d’anéantir le genre humain. Que l’Eros soit à tout jamais blessé par la mort, c’est la malédiction qui pèse sur les deux sexes avec son cortège de tromperies, d’infidélités et de meurtres, que le Féminin sexuel soit capable d’en suspendre le joug par sa prise de parole, c’est la bénédiction que les Nuits dévoilent, ou l’entropie déjouée par le Verbe. Shahrâzâd, la fille du Vizir, est celle qui a lu tous les livres, mais dont la chair n’est pas triste. C’est elle qui suspend le glaive du bourreau en enchantant les nuits du roi Shâhriyâr, l’insomniaque, avec la succession ininterrompue de ses contes. Mais comment en est-on arrivé là ? Deux frères régnant sur le monde civilisé découvrent que, dès qu’ils ont le dos tourné, leurs reines se livrent à des orgies monstrueuses. Le sexe féminin, une fois éveillé par la défloration, serait la source de tous les excès et générerait le chaos. L’un d’eux en vient donc à cette conséquence: faire exécuter au matin la vierge qu’il a connue la nuit précédente. Le remède est radical, mais conduit peu à peu à dépeupler le royaume; en détruisant toutes les femmes, il l’appauvrit d’autant d’enfants potentiels. Jusqu’à ce qu’une vierge, Shahrâzâd, ose défier cette fatalité en trompant les insomnies du roi avec ses récits sans fin. Voulant en connaître la suite, il l’épargne nuit après nuit. Au bout de toutes les nuits, le roi est profondément changé par la parole de cette épouse intarissable, elle lui a permis de renoncer à sa pulsion sexuelle de mort et d’accéder à l’amour sexuel de vie. Shahrâzâd l’a guéri de sa compulsion meurtrière et ressemble à cette autre figure féminine porteuse de salut, chère à Freud, Gradiva qui n’est autre que Zoé, la vie. Shahrâzâd n’est pas non plus étrangère à ces femmes que suscitent les Ecritures de « la religion monothéiste », Judith, Esther, Marie, qui toutes sauvent

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I

leur peuple ou l’espèce entière en l’arrachant à la mort, et même dans le christianisme, grâce à Marie, en opposant définitive­ ment la Résurrection à la mort. Le nouage du sexuel et de l’amour serait donc l’enjeu des Nuits. À l’excès pulsionnel dont le corps féminin est la proie, à l’indifférenciation sexuelle à laquelle il risque de conduire - ce dont les confusions de l’orgie sont la représentation -, seul l’excès verbal dont le corps féminin se fait l’interprète sera capable de proposer une issue. Si « tout de son vagin dépend1 », il dépend de sa langue seule de mener à l’accord entre la loi, le désir et la pulsion. Les trois courants de l’amour sexuel, tendresse, cruauté et sensualité, ne peuvent s’allier qu’à la faveur du féminin sexuel qui excède les bornes phalliques de la sexualité masculine. Mais l’alliance de ces courants repose sur cet accord entre le sexe et la pensée que commande la recon­ naissance de la différence des sexes. C’est dans la mesure où le sexe féminin est reconnu par les deux sexes comme ce sexe qui relève de la réflexion plus que de la perception, que la différence sexuelle permet de ne plus assimiler le phallus avec le pénis. Cette réduction est d’autant plus commune aux deux sexes que pour le garçon comme pour la fille, le pénis est d’abord le seul sexe visible, avec les conséquences qui s’ensuivent, angoisse de castration et envie du pénis, ainsi que les destins du plaisir et de la jouissance auxquels chacun parvient ensuite, suivant sa capacité ou non à admettre psychiquement que la différence sexuelle ouvre sur l’altérité - et non la négation - du sexe féminin. Les rois des Nuits sont d’autant plus terrifiés par le Féminin sexuel qu’ils réalisent son pouvoir à partir du déchaînement auquel il peut donner lieu. Ils avouent ainsi les inexorables limites de la sexualité masculine, cantonnée dans les buts phalliques qu’elle s’accorde afin de se donner l’illusion d’un pouvoir reposant sur l’équation pénis = phallus. Inévitable 1. Les Mille et une Nuits, tome 2, édition de J.-Ch. Mardrus, Paris, Laffont, 1985.

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équation visuelle destinée à prendre le pouvoir sur l’autre sexe, mais dont n’est dupe que ceux et celles qui oublient l’invisible. Par un procédé de mise en abîme courant dans les Nuits, le pouvoir sexuel féminin, que redouble le pouvoir de donner la vie et la mort, est mis en évidence dès l’ouverture, avant même la première nuit, par un conte dans le conte, celui de la « reine des femmes libres » : « Une adolescente d’un éclat sans pareil » qui est enfermée dans «un coffre de cristal à quatre serrures d’acier». Cette beauté, enlevée par un démon la nuit de ses noces, trompe sans cesse la surveillance de son geôlier « cornu » et elle a déjà couché avec quatre-vingt-dix-huit hommes dont elle reçu une bague. Chiffre magique si proche des quatre-vingtdix-neuf noms d’Allah connus des hommes, d’autant qu’elle va y ajouter les anneaux des deux rois trompés qu’elle a forcé à lui « donner la charge ». Un tel « soleil » féminin, toute tentative de le voiler ou de l’éteindre est vouée à l’échec. Dès lors, le seul dictame que recommande les Nuits, c’est la passion amoureuse partagée si les hommes acceptent de recevoir des femmes une jouissance sexuelle qu’ils ne peuvent acquérir par leur seul effort et à laquelle elles les invitent, si ils acceptent de lâcher prise sur ce qui de toute façon leur échappe. Gageons que c’est de cela que Freud, puis Lacan, nous entretiennent quand le premier évoque le bonheur en amour lié à la familiarité avec l’inceste, et le second la jouissance féminine, « en plus » préci­ sait-il dans Encore, ce dont seules certaines femmes « mystiques » en Occident ont relaté l’ampleur dans leurs écrits. Il revient au dernier conte des Nuits, dans la recension de Mardrus, de raconter cet abandon au Féminin sexuel qui conduit un homme par-delà la contrainte phallique. Le prince Jasmin est ce héros qui « fut ensanglanté » lorsque « la flèche de l’amour le pénétra » ; abandonnant son rang et les siens, « il s’en alla errant ivre sans vin, agité, silencieux, anéanti dans le tourbillon de l’amour». Recherchant l’amour à travers l’image de la femme aimée, l’exil et la haine seront les prix qu’il acquit­ tera pour vivre «le jeu de l’inconvenance» avec la princesse

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Amande. Tous deux deviennent des infidèles au regard des exigences de leur milieu ou de leur famille, mais se découvrent appartenir aux Fidèles d’amour quand ils réussissent à inscrire leur écart - une suspension de l’espace et du temps - dans la réalité des jours et des nuits: «Et ces deux amants bénis se prirent par la main et, plus légers que le zéphyr rosé, ils dispa­ rurent et s’évanouirent comme le camphre. « Et depuis lors nul ne sut retrouver leur trace, et nul n’enten­ dit parler d’eux ou du lieu de leur retraite. Car, sur terre, quelques-uns seulement d’entre les fils des hommes sont dignes du bonheur, de suivre le chemin qui mène au bonheur, et d’approcher de la maison où se cache le bonheur. » Gageons que son site n’est guère éloigné du Paradis où Dante est mené de façon tourbillonnante par sa Béatrice.

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Un parfum de femme Houria Abdelouahed

Qui es-tu Râbi’a ? Comment as-tu jailli, telle une source, au sein de cette communauté masculine? En ce second siècle de l’hégire qui vit la naissance du ‘ilm al-kalâm et assista aux débats des Mu’tazilites1 autour de la transcendance divine et de l’imma­ nence. Tu osas parler d’un amour pour l’Absolu, bousculant non seulement la tradition et les écrits, mais la ratio qui prenait le devant de la scène religieuse et politique sur la terre arabomusulmane. Alors que le débat tournait autour de la pure transcendance, tu louas un amour insensé pour le divin. Alors que les Mu’tazilites enseignaient l’interdit de la vision de Dieu, ravie par l’amour, embrasée, tu chantas le désir d’une vision interne, bouleversante et jouissive. Alors que le discours sur la transcendance absolue allait au gré des arguments et de l’épée, 1. ‘Ilm al-kalâm se caractérise comme dialectique rationnelle pure, opérant sur des concepts théologiques. Les Mu’tazilites sont surtout des apologistes «s’atta­ chant non pas tant à une vérité démontrée ou démontrable, qu’à soutenir, avec toutes les ressources de leur dialectique théologique, les articles de leur credo religieux traditionnel» (Henri Corbin, Histoire de la philosophie islamique, Paris, Gallimard, 1964, p. 152-153). 'llm-al-kalâm, constitue les prémisses de la philosophie islamique. Leur mouvement connut une telle expansion qu’il se trouva désigné sous leur nom une bonne partie de l’élite musulmane cultivée. Et la capitale de l’empire abbasside, Bagdad, devint, sous plusieurs règnes, le centre de leur école, et leur doctrine s’imposa même un temps, comme doctrine officielle de l’islam sunnite.

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tu chantas l’amour pour le divin qui devint l’Aimé. Tu fus la première à parler d’un amour absolu pour l’Absolu, du désir de voir Celui qui échappe à toute vision. Est-ce par opposition à cette ratio que jaillit ce cri de femme P1 On te nomma sainte. Toutefois, l’histoire n’a consigné que quelques bribes de vie et quelques légendes. Nous ne connaissons ni ta famille, ni ton origine. Comme si cet amour pour l’Absolu sortait du néant. Et comme si l’histoire répugnait à tracer le chemin parcouru par une femme vers l’amour de l’Absolu. Ta sœur Thérèse d’Avila, la plus connue de la mystique chrétienne, est née en 1515. Toi, tu es morte en 135 (801), et tu fus un phéno­ mène unique : la seule femme mystique de l’islam. Bien sûr qu’il y eut des femmes ascètes1 2, mais tu resteras la seule femme de la mystique musulmane. Nous ne savons que ce qui fut consigné par le grand mystique Attâr à qui nous devons quelques éléments biographiques : « Cette bienvenue à la cour de Dieu: elle qui brûlait intérieurement des feux de l’amour, qui, s’étant donnée au Seigneur, s’était entière­ ment détachée des créatures; elle qui rivalisait avec les hommes d’élite; qui avait pénétré tous les mystères de la vérité; elle dont les prières et les œuvres de piété étaient cachées à tous les regards34.» Native de Basra (Bassora), elle fut vendue comme esclave après la mort de ses parents et le départ de ses sœurs aînées, contraintes à quitter une ville ravagée par la famine. Le maître qui l’acheta fut réputé pour sa rudesse et lui infligeait «toute

1. Faisant penser à cette remarque de Ludwig Wittgenstein : « Ce qui est mystique, ce n’est pas comment est le monde, mais le fait qu’il est», cité par Michel de Certeau, La Fable mystique, Paris, Gallimard, 1982, coll. Tel, p.27. 2. Cf. à titre d’exemple Nelly et Laroussi Amri, Les Femmes soufies ou la passion de Dieu, Paris, Dangles, 1992. 3. Attâr, Le Mémorial des saints, Paris, Seuil, 1976, p. 82. 4. Ibid., p. 83 ; K. Hussein, Shahîrât an-nisâ’ fil- ‘âlam al-islâmî (Des femmes illus­ tres dans le monde musulman), 27' édition, Le Caire, éd. Mu’assasat al-mar’a wa adh-dhâkira, 2004, p.187 et Abderrahmane Badawî, Râbia, Shabîdat al’ishq al-ilâhî, éd. Maktabat an-nahda, 1962, p. 12. En historien du mouvement mystique et philosophique, A. Badawî a vérifié pour nous les différentes sources bibliographiques et biographiques.

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sorte de sévices », avant de la vendre à un autre4 comme jâriya (femme esclave). Comme jâriya, elle fut musicienne (joueuse de flûte) et connut le plaisir charnel. La mort de Râbi’a ne survint pas en 185/801, comme le dit Louis Massignon, qui écrit: «Elle passa toute sa vie à Basra, presque comme une recluse, et y mourut âgée d’au moins quatre-vingts ans, en 185/801, laissant en islam un parfum de sainteté qui ne s’est pas évaporé1. » En fait, elle mourut en 135 de l’hégire12. Que nous apprend une telle précision ? Qu’elle ne fut pas l’élève de Hasan al-Basrî. Et n’ayant pas été l’élève de Hasan al-Basrî, elle fut la première mystique de l’islam. L’imaginaire tisse une histoire de chute: elle tomba et dit: « Mon Dieu ! Je suis loin des miens et captive, sans père ni mère, ma main vient de se briser. Cependant rien de tout cela ne me chagrine. Ce qui m’inquiète, c’est ne pas savoir si tu es satisfait de moi. » Aussitôt une voix se fit entendre : « Ne te chagrine pas ô Râbi’a ! Car, au jour de la résurrection, nous t’assignerons un tel rang que tous les anges qui nous approchent de plus près l’envieront34 . » Chute qui bouleversera sa vie puisqu’elle la précipitera de la vie de plaisir d’une jâriya vers une autre vie, ascétique qui lui valut l’affranchissement par son maître. Commence alors une seconde vie pour Râbi’a, qui devint la Râbi’a des deux amours. Dans ses échanges avec les plus grands lettrés de l’époque, elle inaugura le principe de non-contradic­ tion dans son rapport au divin. Amoureuse, au-delà de la raison, en deçà, elle ne fut pas seulement celle qui laissa « en islam un parfum de sainteté4», mais fut celle qui inaugura l’amour mystique. Pour seul habit, on lui attribue une robe en sûf, laine.

1. Louis Massignon, Essai sur les origines du lexique technique de la mystique musulmane, Paris, Vrin, 1968 ; éditions du Cerf, 1999, p.215. 2. Abderrahmane Badawî, Râbia, Shahîdat al-’ishq al-ilâhî, op. cit. 3. Attâr, Le Mémorial des saints, op. cit., p. 84; A. Badawî, op. cit., p. 12. 4. Louis Massignon, Essai sur les origines du lexique technique de la mystique musulmane, op. cit., p.215.

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Révision d’un vocable

La mystique musulmane est désignée par le nom de soufisme ou de tasawwuf. Nom verbal de la Ve forme dérivée de la racine s.w.f, qui signifie «faire profession de soufisme», la racine étymologique fait dériver le terme « soufisme » de souf (laine), allusion à la coutume des soufis de se distinguer en portant des vêtements et un manteau de laine blanche. Une autre explica­ tion, qui n’a pas rencontré l’agrément des orientalistes, considère le mot comme une transcription du grec sophos, sage. Birûni (iv/xe siècle) en faisait état. Tous les grands mystiques - Bistâmi (mort en 234 ou 261/874), Junayd (mort en 297/909), qui a porté le vêtement, Hallâj (le Christ musulman selon l’expression de Massignon) qui l’a jeté, Ibn Dâwûd, l’auteur de Kitâb az-Zahra (Le Livre de Vénus ou Le Livre de la fleur qui célèbre l’amour ‘udhrite, courtois. 309/mars 9221), Ahmad Ghazâlî, l’auteur de Sawânih al-‘ushshaq (Les Intuitions des fidèles d’amour), frère du théolo­ gien Abû Hâmid al-Ghazâlî, connu pour son Tahâfut qui lui valut une réponse d’Averroès12 et avant Sohrawardî, Attâr, ibn Arabî, Ibn al-Fârid qui chantait l’amour de l’Un et les tourments du désir qui déchirent le corps - ont transformé la scène religieuse en scène érotique bouleversant ainsi l’orthodoxie religieuse. Toutefois, la mystique est transgressive, non pas seulement parce qu’elle s’écarte de la doctrine officielle, mais parce que la question de l’absence, dont le discours religieux fait le pivot, se trouve réorganisée dans le discours mystique. Elle est, à ce titre, une expérience de la limite. Mais pas seulement parce qu’elle appelle à la destruction du rite3, mais parce que l’essence même 1. C’est Ibn Dâwûd qui condamna Hallâj, dont le procès dura neuf ans. 2. Ghazâlî écrit Tahâfut al-falâsifa (Auto-destrution des philosophes) et Averroès a répondu par Tahâfut at-Tahâfut (Auto-destruction de l’auto-destruction). 3. « Que les minarets et les medressehs (écoles coraniques) s’écroulent pour que le soufisme fleurisse», Rûmî, Rubâ'iyyât, trad. E. Meyerovicth et J. Mortazavî, Paris, Albin Michel, 1987, p.24.

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de la mystique va de pair avec ce qui dépasse les capacités langagières. Le « qui parle ? » devient « d’où ça parle ? » (Michel de Certeau). L’auteur de la locution se présente au nom de ce qui parle en lui. Un je dont la fonction est de représenter ce qui parle, un je qui dit l’absence, comme «genèse de la parole, poiesis' ». Un je qui se substitue à ce qui fait parler et qui reste un secret à ne pas divulguer. C’est parce qu’il a transgressé cet interdit, lit-on, que Hallâj fut condamné non seulement par les théologiens, mais par les mystiques également, y compris son maître Junaïd. Or, qu’est-ce que le secret? C’est justement une expérience inouïe et singulière qui dépasse les capacités du langage. Ce rapport absolu à l’Absolu, le mystique ne peut l’exprimer que dans le général. Et le cri de douleur (chez Hallâj) est double: non seulement il est séparé de l’Aimé, mais ce désir de se dissoudre, fondre, dans l’Un, désir absolu, ne peut se dire que dans le général. «Je suis plongé dans le feu, ne m’accuse pas; je brûle si je ne parle pas1 2 », dira Attâr, qui avait une profonde admiration pour Hallâj. Réel dilemme: je ne peux me taire (sinon je brûle), mais de cette expérience, je ne peux rien dire. Elle est au-delà des mots. Rejetant le vêtement de souf (la laine), Hallâj signifiait que la mystique ne pouvait se réduire à un zâhir (l’apparent, ici la réalité matérielle d’un habit), mais était avant tout une expé­ rience subjective, expérience d’exil intérieur, de perte, de deuil, de ce qui ne peut se dire ni se nommer, ni se décrire. Ce n’est plus Dieu qui est-au-delà de la description, mais l’état d’un sujet possédé par un amour insensé, scandaleux et unique. Si, en guise d’humilité, les premiers mystiques de l’islam ont porté la laine, le geste de Hallâj (la rejetant) redéfinit la mystique comme expérience individuelle, singulière dans le rapport d’un sujet à ce qu’il cherche à atteindre. Expérience d’un individu (et 1. Michel de Certeau, La Fable mystique, op. cit., p.245. 2. Attâr, Mantic uttair (Le langage des oiseaux), trad. Garcin de Tassy, éd. D’aujourd’hui, 1863, p.248.

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non d’un groupe social) qui désire nommer ce qui dépasse la capacité langagière. Accolant la mystique à un vêtement (souf, laine), les historiens ne risquent-ils pas de faire perdre à la mystique musulmane ce qui fait son essence, à savoir explo­ ration des limites, extase, dépassement du sens ? La laine renvoie au paraître, au normatif, à l’extérieur, alors que la mystique est une expérience singulière, intérieure, subjective. C’est une expérience de l’être. Rejetant l’habit de souf, Hallâj transgressait les règles qui enfermaient l’expérience dans ce qui la réduisait.

Scandaleuse mystique «Lorsque l’amour existe réellement, écrit Abû Hâmid alGhazalî, l’amant devient la nourriture de l’Aimé; ce n’est pas l’Aimé qui est la nourriture de l’amant [...]. Le papillon qui est devenu l’amant de la flamme, a pour nourriture, tant qu’il est encore à distance, la lumière de cette aurore1. » Mais lorsque la lumière finit par le consumer, il emporte son secret avec lui12. L’ombre se perd dans le soleil. «Et voilà tout3.» Le secret, s’avère expérience de silence. C’est ainsi que se terminent le Manticu uttair d’Attar et l’odyssée des noms divins, chez Ibn Arabi qui parviennent jusqu’à la dhât (l’Essence), où le silence s’avère réserve de la parole4. Ainsi, l’expérience mystique s’avère expérience de la langue, la langue dans son rapport au silence, au blanc et à l’écart. Ecart par rapport au sens propre (métaphore, allégorie, trope, sub­ tilité). Et cet écart signifie que la langue elle-même est ravie, émerveillée devant l’exil sémantique. La langue jouit, jubile, souffre, s’ouvre et se ferme... tel un corps pris dans le spasme

1. Cité par Henri Corbin, Histoire de la philosophie islamique, op. cit., p.281. 2. Attâr, Mantic uttair. Pour la parobole d’Attâr, cf. Houria Abdelouahed, « Des noms qui regardent», in Cliniques méditerranéennes, n° 51-52,1996, p. 145-155. 3. Attâr, Mantic uttair, op. cit., p.236. 4. Cf. Houria Abdelouahed, « Les mots et les choses. La rencontre qui fait le monde», in Cliniques méditerranéennes, n° 68, 2003, p. 109-122.

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amoureux. L’expérience mystique est celle d’un corps pris dans les affres du désir pour ce qui le dépasse et qu’il ne peut, dans cette épreuve face à l’Absolu, exprimer que dans le général. Michel de Certeau a raison d’écrire qu’«au commencement de la langue mystique, il y a des mots d’auteurs qui répètent le geste adamique1 », à condition d’ajouter que ce geste est celui d’une langue poétique et que le jouir de la bouche qui nomme ouvre sur l’innommable. Fabuleuse est la mystique car transgressive, bouleversante et scandaleuse. Scandaleuse parce que jouissive.

Les deux amours Cette énigme d’un féminin dans son rapport à l’Absolu, qui va baliser le chemin à ce qui deviendra la mystique musulmane, sera inscrite dans le plus général des rabaissements1 2: la femme était une gaupe avant de devenir une sainte. L’absolu de la chair avant le renoncement à la chair pour l’Absolu. Or, les histoires et les légendes sur la chute (littéralement et métaphoriquement dans le sens de la mauvaise vie) confient à l’ombre l’essentiel de l’histoire de Râbi’a, à savoir qu’elle vécut à l’époque du ‘ilm alkalâm, que sa parole (ou son langage) cassait le credo religieux et que la première à avoir cassé le credo religieux au sein de l’islam quant à la vision et à l’amour fut une femme. Dans l’espoir d’une vision, Râbi’a dit ces vers :

«Je T’aime selon deux amours, amour de la passion Et Amour parce que Tu en es digne ! Quant à l’amour de la passion, c’est que je m’occupe ! De Toi, seul, à l’exclusion de tout autre. Et quant à l’amour dont Tu es digne, C’est que Tes voiles tombent, et que je Te vois !

1. Michel de Certeau, La Fable mystique, op. cit., p. 185. 2. Cf. Freud, «Sur le plus général des rabaissements de la vie amoureuse» (1912), in La Vie sexuelle, Paris, PUF, 1984, p. 55-65.

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Nulle gloire pour moi, en l’un ou en l’autre, Mais louange à Toi, pour celui-ci, comme pour celui-là !1 »

L’arabe dispose de plusieurs termes pour dire l’amour (‘shq, huyâm, tayattum, suqâm...). Or le terme utilisé par Râbi’a est hubb (dont mahabba}. Bouleversement sans précédent. D’abord, parce que c’est la première fois que le terme de mahabba (amour, terme coranique) est utilisé pour exprimer l’amour de l’humain pour le divin. Bien avant le Traité de l’amour d’Ibn Arabi12, elle utilisa le vocable mahabba - dont la racine h.b.b. signifie aussi bien l’amour que la semence - pour désigner cet amour pour le divin. Mâlik ibn Dînâr ou Dhû Nûn al-Misrî parlaient de ‘ishq (amour, passion). Mais c’est le terme de Râbi’a qui l’emporta, écrit Badawî. Or, yuhibbuhum («Il les aime», Cor. 5:54, dont al-Mahabba) est un terme coranique qui figure l’amour de Dieu pour Ses créatures. C’est ce terme qui sera transformé, défiguré, refiguré, restylisé. L’amour épuré de Dieu pour ses créatures deviendra fougue amoureuse. «Nul, avant Râbi’a n’a parlé de l’amour divin. Elle fut la première à avoir introduit ce vocable au sens mystique, au sens vrai de l’amour», écrit Abderrahmane Badawî. Ensuite, parce qu’à l’époque où les Mutakallimûn prônaient at-tanzîh al-mutlaq, la pure transcendance divine, Rabi’a dit : « Seigneur ! Les rois ont fermé leurs portes, et chaque amant a retrouvé son amant. Et me voici devant Toi. » L’expérience qui était religieuse, pour les théologiens, intellectuelle pour les Mutakallimûn dont les Mu’tazilites, devient physique, corporelle, gustative, sensorielle et pleinement jouissive. «Elle s’est promise (nadharat nafsahà) pour cet amour sublime. Elle va, en outre, annoncer ses fiançailles avec Lui3. » Bien avant Thérèse d’Avila, plus imprudemment, scandaleusement, compte tenu du statut de la 1. Abderrahmane Badawî, Shahîdat..., p.64. Ma traduction diffère de celle que donne Louis Massingon, in Le lexique..., p.216. 2. Ibn Arabi, Traité de l’amour, trad. M. Gloton, Paris, Albin Michel, 1986. 3. Abderrahmane Badawî, Shahîdat..., op. cit., p.26.

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transcendance dans l’islam qui s’insurge contre toute tentative d’anthropomorphisme. Contre l’empire de la raison, contre la dictature des théologiens, elle dit l’amour inconcevable et insensé pour le divin, jusqu’à devenir sa fiancée. Et transforme la religion qui récompense et qui châtie en une scène amoureuse. Sera critiquée alors l’idée d’une janna (Paradis) décrite par le Texte comme havre d’un plaisir illimité, lieu de l’ars eroticax. Elle criera le scandale d’un paradis luxurieux, trop matériel. La janna chez les mystiques deviendra le monde où l’âme éprouve l’union avec l’Un1 2. Quant à la Ka’ba, cette pierre noire édifiée par Abraham et son fils, elle cessera pour Râbi’a d’être sacrée, un lieu de pèlerinage. Il est vrai que la construction de la Ka’ba va de pair dans l’imaginaire musulman avec les retrouvailles du père (Abraham) et du fils (Ismaël, qui fut abandonné dans le désert de l’Arabie3). Ce qui fut désigné, par les hagiographes, les histo­ riens et les religieux, comme édification symbolique s’avère construction d’un lien entre le père et le fils dans le bannisse­ ment de la mère. Littéralement absente du Texte (le Coran), elle (Agar) ne sera présente dans les textes que comme femme esclave sale, puante ou folle. Le père taillera son nom sur la pierre, dit-on. Mais cette pierre qui conserve la trace du retour du père, dit en même temps le bannissement de celle qui a engendré le fils qui deviendra le père des Arabes et l’arrièregrand-père du fondateur de l’islam. Bien avant Hallâj invitant à la destruction de la Ka’ba matérielle, Râbi’a disait: «Je ne veux nullement la Ka’ba, mais le Seigneur de la Ka’ba, que ferais-je d’une Ka’ba ? » Le féminin banni reviendra, comme un retour du refoulé, détuire ce qui a

1. Vladimir Bartol, dans Alamut exploite superbement cette fable de la janna (Paradis) comme lieu du sexuel et de la mort. 2. Pour la conception de la janna dans l’imaginaire musulman, cf. Nadia Tazi, « D’un paradis obscur», in Cliniques méditerranéennes, n” 73, 2006, p. 97-114. 3. Cf. Houria Abdelouahed, Postface, in Adonis, Histoire qui se déchire sur le corps d’une femme, Paris, Mercure de France, 2008.

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scellé le lien homosexuel père-fils dans l’oubli ou l’exclusion de la femme-mère. Et dans une fougue qui ignore le principe de contradiction, Râbi’a poursuit : « Cette idole adorée sur terre, Dieu n’y habite, ni ne l’a désertée1. » Le grand mystique Attâr attestera que c’est un courant de pensée qui n’avait pas son exemple et qui n’arrivera à s’exprimer qu’à partir de Hallâj. Courant qui invite à aller au-delà du sensible, au-delà du symbole pour une vision, de face à face, interne, frontale accordée par l’Autre à son aimée. Abraham était dans le rite; Râbi’a, la femme, quant à elle, s’élèvera au-delà du rite pour ce qui fut inscrit dans la prééternité. Ce « künî», le « sois ! » (au féminin) que Louis Massignon, après la tradition chiite, attribue à Fâtima (la fille du prophète), l’autre femme qui balisera le chemin du chiisme et la voie de la mystique. Abraham construit le temple. La femme œuvra pour la destruc­ tion de ce même temple. La Ka’ba à ce moment cesse d’être figée, immobile. La pierre bougera, marchera à la rencontre de l’être dans son expérience de dépassement et de ravissement. Plusieurs siècles plus tard, Ibn Arabi écrira sur la pierre qui bouge et qui parle, et théorisera ce que nous nommons aujourd’hui l’« imagi­ nation métapsychologique» et «la régression hallucinatoire12». L’expérience gustative

Femme lettrée, elle avait un échange avec les plus grands de son époque: ascètes, maîtres spirituels, princes, et prétendants qu’elle repoussait. Le célibat étant interdit en islam, les mystiques, y compris Hallâj, avaient une vie sociale, maritale et sexuelle. Or, Râbi’a, depuis sa rencontre avec le Seigneur de son cœur, renonça à tout autre amour et à toute jouissance phallique. Elle se délec1. Abderrahmane Badawî, Shahîdat..., op. cit., p.39. 2. « Penser l’âme dans les termes d’une minéralité est le seul moyen dont dispose l’imagination métapsychologique pour lui reconnaître sa réalité littéralement métaphysique», écrit Pierre Fédida. Cf. Houria Abdelouahed, «La voix du minéral», in Monique David-Ménard (dir.), Autour de Pierre Fédida. Regard, savoirs, pratiques, Paris, PUF, 2007, p. 179-195.

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tait de ce que Lacan nommait: une jouissance autre que phallique, celle qui est dans le champ de l’Autre1. Lorsqu’on lui demanda : « Comment as-tu éprouvé almahabba ? », elle fit cette réponse : « Nulle distance entre l’amant et son Aimé. Parler, c’est parler par nostalgie, et la description (peut se faire d’) après une expérience gustative. Celui qui y a goûté, sait. Mais comment peux-tu décrire quelque chose alors que tu es, en Sa présence, absent?1 2» Nul ne possède le secret. Mais elle sait que c’est Lui qui, par les deux amours, l’a conduite jusqu’à Lui. « Parler, suppose la nostalgie. » Elle sera, ainsi, au sein de la pensée musulmane la première à dire que la représen­ tation vient à la place d’une séparation. Que sa parole ait puisé dans la foi, invite à cette question : y a-t-il un parler sans la foi ? Dans le « Malaise dans la culture », Freud note : « Les femmes entrent bientôt en opposition avec le courant de la culture et déploient leur influence retardatrice et freinatrice. Les femmes représentent les intérêts de la famille et de la vie sexuelle; le travail culturel est devenu toujours davantage l’affaire des hommes, il leur assigne des tâches toujours plus difficiles, les obligeant à des sublimations pulsionnelles, auxquelles les femmes sont peu aptes3. » N’en déplaise à Freud, loin de freiner le processus de civilisa­ tion, et loin d’être dans la pure sensorialité4, la femme ouvre une voie nouvelle vers une spiritualité au-delà des rites et des dogmes. Elle balisera le chemin de ce qui fera la force de l’islam, à savoir, la mystique. Loin des considérations théologiques autour de la saleté ou la puanteur, la mystique tentera de dire le féminin ou son parfum. La mystique, redevable vis-à-vis de la 1. «Il doit y avoir une jouissance qui soit au-delà. C’est ça qu’on appelle des mystiques », Jacques Lacan, Le Séminiare, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 70. 2. Abderrahmane Badawî, Shahîdat..., op. cit., p.173. 3. Sigmund Freud, « Malaise dans la culture » (1929), in OCF. P, vol. XVIII, Paris, PUF, 1994, p. 290. 4. Cf. les travaux de Monique Schneidei; Généalogie du masculin, Paris, Aubier, 2000 et Le Paradigme féminin, Flammarion, 2004.

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femme dira: «Sa contemplation (de l’homme) de Dieu dans la femme est la plus parfaite1. » À la même époque, Maître Eckart écrivait : « Femme est le mot le plus noble qu’on puisse attribuer à l’âme, plus noble que vierge. » Mon âme est une femme.

1. Ibn Arabi, Fusûs al-hikam, Beyrouth, éd. Dâr al-Kitâb, 1946, p.217; trad. T. Burckardt, La Sagesse des prophètes, Paris, Albin Michel, 1974, p.201.

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Du meurtre à l’amour du récit (à propos des Mille et une Nuits) Farid Merini

Depuis des siècles, la seule évocation des Mille et une Nuits nous transporte dans un univers ou le merveilleux, la magie, le fantastique, la quête et l’errance concourent à la rencontre amoureuse. La passion amoureuse y est un thème récurent que nous tenterons, dans ce travail, de déplier et d’y saisir la démarche de Schéhérazade sur cette question au détour d’un enjeu crucial, qui se joue entre la vie et la mort, entre la jouissance et la loi. Mustapha Safouan a écrit un livre qui s’intitule La Parole ou la mort L Dans sa préface, il rapporte que le titre du livre reprend une réplique de Lacan. À la question de Safouan : « Mais où est le père dans tout ça ? », à propos du cas d’un de ses patients, Lacan lui répond : « Mais c’est lui qui tient la balance entre vous deux. » Pour ne laisser aucune ambiguïté, Lacan continue : « Car entre deux sujets, il n’y a que la parole ou la mort. » Schéhérazade nous interpelle sur cette question. Elle nous entraîne dans une narration sans fin où « la parole ou la mort » constituent un couple indissociable. Un peu comme pour Kafka, mais sur un autre registre, et dont Maurice Blanchot suppose qu’il portait en lui ce bref dialogue : « - De toute manière tu es perdu / - Je dois donc cesser ? / - Non, si tu cesses, tu es perdu12. » 1. Mustapha Safouan, La Parole ou la mort, Paris, Seuil, 1993. 2. Maurice Blanchot, De Kafka à Kafka, Paris, Gallimard, 1981.

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À travers le roi Chahriar qui, contrairement à ce qui se passe dans la horde primitive de Totem et Tabou, où les fils décidèrent de tuer le père, est dans le projet fou d’exterminer le genre féminin. Pour reprendre la question de Safouan, « Où est le père dans tout ça ? », autrement dit comment la parole pourrait-elle triom­ pher de la mort, c’est en suivant Schéhérazade que nous tente­ rons d’approcher cette question qui se joue dans la première scène appelée «récit cadre» ou «prologue», et qui correspond à la rencontre de Chahriar et Schéhérazade.

Acte 1

Il s’agit du roi Chahriar qui, après avoir été trahi par sa femme avec plusieurs esclaves, épouse chaque nuit une vierge puis l’égorge le lendemain à l’aube, tuant ainsi les unes après les autres les jeunes filles du royaume, après leur avoir ravi leur virginité. Ce rituel macabre dura trois années. Arriva le jour où il ne resta plus aucune jeune fille dans tout le royaume pour le roi, sauf Schéhérazade et Douniazade, les propres filles de son vizir. Pour Chahriar, il s’agit de tuer cette figure de femme qui habite toute jeune fille. Pour lui, c’est une certitude que la femme est passionnellement constituée et qu’elle n’est tenue par aucun interdit. Devant cette certitude, il n’y a que l’acte, le meurtre comme violence originelle. Ce meurtre de «La femme», qui se perpétue sur toutes les femmes, entraîne la ruine symbolique de la cité et le statut du roi à une insignifiance. C’est dans cette tragédie apparentée à la psychose qu’arriva Schehrazade, permettant à la parole de se substituer à l’acte meurtrier et aux récits qui se succèdent de se décliner. Comment pourra-t-elle y arriver? Comment Eros peut-il se substituer à Thanatos ?

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Acte 2

Schéhérazade se présente au roi qui lui ravit sa virginité. Rejointe par sa sœur Douniazade, elle se met à raconter des histoires, toutes les nuits, faisant en sorte d’arriver à l’aube et d’en différer ainsi le dénouement à la nuit prochaine, créant la frustration pour raviver le désir. Cette limite a permis d’intro­ duire une temporalité en faisant appel au discontinu pour mettre fin à un continu mortifère et hors temps. C’est une version du Fort/Da de Freud, mouvement de va-et-vient de la perte et du retour de la parole. Schéhérazade incarne une figure du féminin, témoignant d’un récit à l’autre, d’un savoir infini mettant Chahriar dans une position d’attente, d’un dire qui viendrait comme par miracle clore le cycle de la narration. Le récit intègre ainsi une structure qui est à saisir, à l’image des poupées russes, dans le sens où les histoires racontées sont imbriquées les unes dans les autres, où chaque récit accouche d’un autre, mettant en vis-à-vis un acte meurtrier qui peut survenir à tout moment, celui du roi, et un récit à venir davantage merveilleux, plus beau et étrange qui le précède, celui de Schéhérazade. Il se profile dans cette structure le manque à dire, mais avec l’illusion qu’il pourrait se formuler dans un conte à venir. Cette narration, qui tend vers l’infini est cependant ponctuée par une logique déjà perceptible dans le titre de l’ouvrage: Mille et une Nuits. Au moins un récit, au moins une femme, au moins un savoir sortira du lot des mille. Schéhérazade en sait-elle quelque chose? De ce UN qui ponctue les milles. Le génie de Schéhérazade n’est pas de livrer un savoir, mais celui d’avoir fait fonctionner le rapport au savoir comme un jeu d’enfant entre le secret et la curiosité dont Chahriar est en quête à son insu. Les histoires sont d’ailleurs adressées à Douniazade, la petite sœur de Schéhérazade à peine âgée de 12 ans, qui formule la demande à Schéhérazade de raconter une histoire à chaque début de soirée.

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Elle accueille les contes avec la curiosité et l’étonnement d’une jeune fille dont le corps est supposé être vierge de tout savoir sur la sexualité. Douniazade triangle la relation, en écartant le chiffre 2 qui est duel, renvoyant à un face-à-face entre Schéhérazade et Chahriar. Dans ce transfert à trois, la parole qui trans­ ite par Douniazade rencontre une écoute chez Chahriar, puisqu’il s’agit de sa propre question. Le cadre ainsi institué introduit une « sœurosité » bien orchestré pour contrer le projet funèbre de Chahriar. La question de Freud, « Que veut la femme ? », se poursuit ici avec « Que sait la femme ? » Chahriar voulait en connaître la réponse en suspendant ses crimes et en écoutant Schéhérazade nuit après nuit. Mais la vérité sur ce qu’est une femme est-elle réductible à un savoir ? Dans la pièce, Taoufik El Hakim1 décline avec une grande lucidité cette question. Elle se déroule après la fin des Mille et une Nuits, Schéhérazade se présente toujours comme une figure énigmatique pour Chahriar, soumise et séductrice, rassurante et suscitant de la méfiance tout à la fois. «Qui es tu?», demande Chahriar à l’adresse de Schéhé­ razade. « Penses-tu que je supporterai longtemps ce voile entre nous deux ? », sur quoi Schéhérazade réplique: « Penses-tu, Sir, si le voile tombait, que tu pourras me supporter un seul instant [...]?» Quel est ce voile qui sépare l’homme de la femme dans les Mille et une Nuits ? Quel est ce savoir dont Chahriar est en quête, et qui, dans la pièce de Taoufik El Hakim, le conduit vers sa perte ? Il existe ainsi un savoir qui n’est pas formalisable, et vouloir le percer peut conduire à la mort. Nous sommes introduits à cette question avec la passion amoureuse, qui est un thème récur­ rent dans les Mille et une Nuits, et où la femme semble détenir un savoir sur l’amour, alors que l’homme est perdu et désespéré. Qamar Az-aman par exemple reste couché trois ans et dépérit, 1. Tawfik el Hakim, Schéhérazade, Beyrouth, éd. Dar Al Kitab, 1987.

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Masculin/Féminin

Ali ibn bakkar sort du palais califal porté par ses amis. Masrour reste prostré, mais encore Ali Shar, et bien d’autres. Les personnages masculins manifestent une niaiserie, qui les oppose à la malignité des femmes. Dans l’histoire de Aziz et Aziza, celle-ci est follement amoureuse de Aziz alors que celui-ci est tourné vers Dalila. Aziza se sacrifie, emprunte une figure maternante, défend Aziz et décline son savoir à déchiffrer les énigmes en rapport avec l’amour. Aziz s’achemine vers la connaissance, mais Aziza meurt de chagrin. Aziz est perdu une seconde fois, s’aventure avec des femmes riches et dangereuses, dont fait partie Dalila, qui jettent leur dévolu sur des jeunes garçons, deviennent leurs épouses et leur font courir un grave danger. Aziz, à force d’ignorance, finira par être châtré par Dalila. Le lexique des maladies d’amour dans les Mille et une Nuits témoigne de cette perdition. Jamel-Eddine Bencheikh1 en réper­ torie quelques termes : - Saqam désigne un état d’infirmité de celui qui aime éperdu­ ment. - Le Huyam-Hama, yahimu qui veut dire perdre sa route dans le désert. La même idée de perdition est exprimée par Talaf, c’est-à-dire le lieu désertique ou l’on périt d’avoir perdu son chemin. - Hawa qui signifie aller vers le précipice... Dans les Mille et une Nuits, l’homme est ainsi attiré dans un espace qui n’est pas le sien. L’errance le guette, son pouvoir est déstabilisé. La femme mène en revanche les choses jusqu’au bout. Elle s’affranchit du harem, des limites sociales et morales. Son savoir la rend dangereuse, car elle nourrit de doutes les certi­ tudes, ouvre des horizons, permet l’altérité. Arrêtons-nous un instant sur la réception de ce récit et de son univers par Arabes ? Comment cette représentation de la femme a-t-elle été perçue ? 1. Jamel-Eddine Bencheikh, Claude Bremond, André Miquel, Mille et un contes de la nuit, Paris, Gallimard, 1991.

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Passion amoureuse

Une œuvre « indigne » et mineure Si, en Occident, les Mille et une Nuits constituent une référence de la culture arabe, pour celle-ci, cette œuvre fut consi­ dérée comme indigne de leur culture et ils l’ont par conséquent marginalisée, voire rejetée, pour deux raisons essentielles: La première est d’ordre politique. La mise en littérature de la passion amoureuse prend des formes nouvelles dès le VIIIe siècle, spécialement dans le milieu de la cour califale. C’est l’étude de ce milieu, comme le rapport J-D Benchke1, qui fait écrire à Al Jahiz sa défense de la raison contre le libre cours de la passion. Il mobilise l’intellect et la foi contre ce mal qui conduit l’homme à l’asservissement. Il dirige ses coups justement contre la qayna, personnage qui anime de nombreux contes des Mille et une Nuits, cette musicienne chanteuse dont on trouvera un modèle achevé en la personne de Shams an-Nahar. Son éducation, sa maîtrise du chant et, surtout, sa libre présence au milieu des hommes, tout cela fait courir un grave danger à l’équilibre du croyant tel qu’entend le préserver la culture islamique. Non seulement elle entraîne à l’immoralité, mais elle féminise l’homme. Le destin politique et l’équilibre social de la cité musul­ mane ne saurait être confiés à des hommes subjugués par la féminité. Par la voie des moralisateurs, l’éthique étudie la passion en général et la passion amoureuse en particulier, établit des règles, définit l’amour courtois. La seconde raison est d’ordre littéraire. Les Mille et une Nuits sont principalement écrites dans la langue orale de l’époque. Cela a conduit les critiques depuis le XIe siècle à les considérer comme une œuvre mineure, sans intérêt pour le Adab, la littéra­ ture arabe. C’est ainsi que les Mille et une Nuits n’ont jamais pu faire partie du champ du savoir universitaire. Elles ont ainsi été censuré pendant des siècles d’une façon plus ou moins déclarée 1. Jamel-Eddine Bencheikh, Mille et un contes de la nuit, op. cit.

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avec l’idée que ce livre possède un pouvoir redoutable, que la séduction qu’il opère sur les esprits n’est pas innocente, que sa magie pourrait être néfaste. Pour ces raisons les Mille et une Nuits font scandale encore aujourd’hui et soulèvent des débats passionnels. Dans un article paru dans Jeune Afrique1, Fawzia Zouari évoque une première plainte contre les Mille et une Nuits qui fut déposée en 1985 auprès de la police des mœurs en Egypte pour « atteinte à la religion, propagande du vice et pornographie ». En juin 2010, une autre plainte a été déposée. Cette fois, c’est une association dite d’«avocats sans frontières». Elle appelle au meurtre de Schéhérazade. Sans conter le nombre de fois où le livre fut brûlé publiquement. Dernièrement, une série d’articles et un livre (J’ai tué Schéhérazade) appellent au meurtre de Schéhérazade. Après avoir été le modèle des féministes, Schéhérazade est critiqué du fait qu’elle ne fait que se référer sans jamais parlé avec le «JE». Ces femmes, qui défendent des valeurs liées au féminisme, réfutent le caractère rusé exhibé par Schéhérazade. Schéhérazade en Occident est encore une autre histoire. L’Occident a pris connaissance des Mille et une Nuits grâce à la traduction d’Antoine Galland en 1704. Galland, comme Schéhérazade, adressait ses textes, l’un après l’autre aux duchesses et aux marquises. Mme de Pompadour comptait parmi les plus grandes « fanes » des contes. En dehors d’Edgar Poe qui décerne à Schéhérazade le titre de maître du fantastique et de princesse politique, l’Occident à travers les films holly­ woodien, les peintures, et le ballet russe... a plutôt été fasciné par le harem, paradis sexuel où on y trouve des créatures nues vulnérables et heureuses. Schéhérazade est réduite au silence. Le destin des Mille et une Nuits fut universel, la réaction des lecteurs différente d’une culture à l’autre entre l’appréciation ou le rejet. 1. Fawzia Zouari, « Shéhérazade et ses bourreaux », in Jeune Afrique, septembre 2010.

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Ce tour d’horizon nous a montré qu’il y a beaucoup de Chahriar parmi les lecteurs. Schéhérazade réussira-t-elle à sauver néanmoins le monde? Le roi Chahriar à la fin des Mille et une Nuits a-t-il retrouvé son humanité ? ou, au contraire, son projet morbide de meurtre sur les femmes ne l’a-t-il jamais quitté ? Poursuivant la logique des Mille et une Nuits, certains auteurs ont écrit sur cette mille deuxième nuit, tels Edgar Poe et Théophile Gautier. Nous avons cité Taoufik El Hakim ou encore Tah Houssine. Pour ces auteurs ou pour les différentes versions ou traduc­ tions, la fin des Mille et une Nuits est différente d’un auteur à l’autre. Certains ne prévoient pas une fin heureuse comme nous l’avions vu avec El Hakim. Pour d’autres, Schéhérazade se présente à la fin des Mille et une Nuits avec son enfant ou ses trois enfants selon les versions, que Chahriar accepte et même dans certaines éditions, comme il est d’usage dans plusieurs récits des mille et une nuits, le roi ordonne la consignation par écrit de tout ce qui lui était arrivé avec son épouse Schéhérazade sans omettre aucun détail. Qu’est-ce à dire de cette décision ? Si non que l’acte de tuer se sublime par l’acte de l’écriture. L’écrit transcrit l’orale dans son intégralité, dans la langue vulgaire, sans le travail de l’écart nécessaire entre l’écrit et l’orale. La lettre est hiéroglyphique et la voix de Schéhérazade murmure dans le texte. La voix et l’écrit font corps à corps. Le livre est ainsi identifié à Schéhérazade en tant que conteuse. Mais la délivrance ne peut venir que par décision royale qui ordonne le passage à l’écrit et qui correspond au don du nom. Le livre est ainsi enfant de Schéhérazade et Chahriar. L’équivalence entre l’acceptation de ses enfants et la décision de l’écriture se rejoignent sur le fait que Chahriar a retrouvé une fonction paternelle. Comment saisir ce parcours ? Comment comprendre le passage du récit UN le premier, celui de la violence originelle, qui donna naissance, selon une logique babélienne, aux mille textes,

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Masculin/Féminin

c’est-à-dire à la vie ? De quel savoir Chahriar fut-il en attente ? Quel savoir Schéhérazade a pu lui transmettre ? Ce passage ne se saisit pas par un savoir dans l’ordre d’une connaissance. C’est un savoir qui est un dire en filigrane de la symphonie des contes. Ce dire n’est pas ce que dit la fiction, ou ce qu’elle peut révéler comme sens qui a de l’effet, mais ce qu’elle cerne comme impossible à dire. Schéhérazade ne peut que racon­ ter à l’infini. C’est Chahriar qui peut mettre un terme à cette machine à produire du récit pour contrer la mort. Schéhérazade comme figure du féminin est un lieu d’où émane, le désir de parler. Ce lieu ne livre pas un savoir sur l’amour ou sur la femme, Chahriar a son savoir sur la femme comme vérité. Comment Schéhérazade pourrait-elle y opposé une autre vérité alors qu’elle n’a pas de savoir précis à l’adresse du roi ? La seule vérité que la psychanalyse a montré est l’amour du savoir et non le désir de savoir comme le rapporte Lacan, dans la leçon XII, les «Non Dupes errent». En effet, le transfert révèle la vérité de l’amour et précisément en cela qu’il s’adresse à ce qui s’énonce du sujet-supposé-savoir. Il n’y a pas de désir de savoir, il y a même dans ce que rapporte Lacan une certaine horreur de savoir. Du savoir sur l’amour à l’amour du savoir constitue un parcours où la question du féminin et du père dans les Mille et une Nuits s’est posée comme une énigme. Chahriar incarne cette question puisqu’il fut incapable d’assumer une descendance d’une part, ni accepter le féminin en tant qu’altérité d’autre part. Le féminin tel que Schéhérazade l’a mis en scène ne se réduit pas à la séduction. En effet, Schéhérazade fait défiler à travers les contes différentes figures de femmes, et construit un lieu du féminin étrange et énigmatique pour Chahriar qui a permis l’écart, l’altérité et la rencontre. En mille et une nuits, la question du père s’est jouée comme une renaissance, un parcours qui est allé du meurtre à la parole, et de la parole à l’écrit, permettant à Eros de renaître et aux histoires de se poursuivre.

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III PASSION ET AMOUR DU TRANSFERT

L’embarras de l’analyste1 Gloria Leff (traduit de l’espagnol par Muriel Varnier)

Tua res fabula agitur « Héraclès se frayait un passage le long d’un étroit chemin. Il aperçut à terre un objet qui ressemblait à une pomme et tenta de l’écraser avec sa massue. Sous le coup, l’objet doubla de volume. Héraclès le frappa de nouveau avec sa massue, encore plus violemment qu’avant, et l’objet s’enfla si bien qu’il finit par lui barrer le passage. Héraclès laissa tomber sa massue et resta là, stupéfait. Athéna le vit et lui dit: “Ô Héraclès, ne sois pas si étonné! Ce qui est maintenant pour toi un obstacle [aporia] n’est autre que l’obstination \filoneikia} et la dispute [eris]. Si tu le laisses tranquille, il reste tout petit, mais si tu décides de le combattre, voilà comment il s’enfle, abandonnant sa petite taille pour devenir grand12”. »

La morale qui circule dans l’une des deux versions qui subsistent de cette fable attribuée à Ésope, c’est que «les combats et les querelles sont cause de grands dommages ». Bien entendu, personne ne penserait à remettre en cause une leçon aussi indiscutable. Ce n’est pas tant cet aspect qu’il m’intéresse 1. Tous mes remerciements à Danielle Arnoux et Georges-Henri Melenotte pour leur lecture et leurs commentaires. 2. Je remercie Emesto de la Pena, Julio Hubard et Antonio Montes de Oca, dont les suggestions m’ont permis de traduire cette fable du grec. En anglais, Aesop’s Fables, traduction, introduction et notes de Laura Gibbs, Oxford World’s Classics, Oxford University Press, New York, 2002, fable 534 (Perry 316, Chambry 129). En grec, http://mythfolklore.net/aesopica/chambry/129.htm

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aujourd’hui de souligner, ni l’usage démesuré de la force - au­ quel on peut s’attendre de la part d’Héraclès -, que son entête­ ment à transformer ce chemin étroit mais praticable en une aporie. Contrairement à l’emploi de ce terme en philosophie, l’aporie ne fait pas ici référence à une forme spécifique de pensée, et encore moins à une contradiction logique sans issue. Cette fois-ci, l’aporie se présente dans un contexte d’affronte­ ment pour se rapporter à un obstacle qui bloque un chemin et le rend impraticable, et renvoie à l’état de stupéfaction dans lequel est plongé Héraclès devant l’aporie qu’il a lui-même provoquée. Mais il y a plus, car bien loin d’avoir affaire à une situation sans issue, il s’agit d’aborder l’obstacle d’un point de vue autre, tel que l’enseigne Athéna. Jacques Lacan semble s’être inspiré des sages paroles de la déesse lorsqu’il explore le problème des résistances dans l’ana­ lyse, et affirme que si c’est de résistance qu’il s’agit, on ne peut parler que de celle de l’analyste. Quant à Freud, sa position à ce sujet semble évoquer celle d’Héraclès face à l’obstacle qu’il croise sur son chemin. Lacan se demande: que se passe-t-il quand l’analyste est persuadé qu’il suffit d’écarter les obstacles pour que le patient accepte l’interprétation de l’analyste concernant son désir ? Bien plus: que se passe-t-il lorsqu’il devient évident que, en suivant cette voie, les choses ne marchent pas ? « À ce moment-là [...] on dit que le sujet résiste. [...] Parce que Freud aussi l’a dit [...] [Et alors] on pense qu’il faut pousser. Et c’est là où l’analyste succombe lui-même au leurre. [...] « [...] [L]a résistance, c’est vous qui la provoquez. [...] [E]lle [...] ne résiste que parce que vous appuyez dessus - remarque Lacan devant son public d’analystes -, Il n’y a pas de résistance de la part du sujet. «[...] [L]a résistance [...] [c]’est la façon dont, au moment même, le sujet interprète le point où il en est. [...] Ça veut simple­ ment dire qu’il ne peut pas avancer plus vite, et vous n’avez rien à dire à ça. [...] La résistance, c’est à proprement parler une

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abstraction que vous mettez là-dedans pour vous y retrouver. [...] Mais si vous allez de là à l’idée que la résistance est à liqui­ der vous tombez dans l’absurdité pure et simple. [...J1. » En fixant notre attention sur l’article de Freud « Remarques sur l’amour de transfert », on pourra mesurer la portée de l’indi­ cation analytique que donne Lacan. Freud commence par signa­ ler que les seuls obstacles vraiment sérieux qui s’offrent à l’analyste sont ceux qui « se rencontrent dans le maniement du transfert ». Un peu plus loin, il se demande : comment faut-il que l’analyste se conduise lorsqu’il est établi pour lui que la cure doit être poursuivie malgré ce transfert d’amour et tout au long de celui-ci? Puis, presque à la fin, il propose de mener un triple combat: «Au fond de lui-même contre les puissances qui voudraient le faire déchoir du niveau analytique, en dehors de l’analyse, contre les adversaires qui lui contestent la significati­ vité des forces de pulsion sexuelles [...], et dans l’analyse contre ses patients qui, au début, se comportent comme les adversaires, mais qui ensuite témoignent de la surestimation de la vie sexuelle qui les domine, et veulent, avec leur dispositions passionnelles indomptées, emprisonner le médecin12. » Étant donné le chemin qu’a parcouru la psychanalyse durant le dernier siècle, surtout grâce à Lacan, on a d’emblée du mal à imaginer comment la cure pourrait avancer si l’analyste persiste malgré le transfert amoureux et s’il est occupé à livrer de tels combats contre des forces aussi colossales. Voyons de quelle façon Freud développe le problème, notamment en ce qui concerne le combat contre les «dispositions passionnelles indomptées » des patientes. Dans un premier temps, l’amour de transfert semble contri­ buer au traitement, car la patiente amoureuse se montre docile 1. Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre II, Le Moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, texte rédigé par Jacques-Alain Miller, Seuil, Paris, 1978, p. 266-267 (souligné dans l’original). 2. Sigmund Freud, « Remarques sur l’amour de transfert », in OCF. P, vol. XII, 19131914, traduit de l’allemand par Jean Laplanche et al., Paris, PUF, 2005, p.211.

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et accueille favorablement les explications du médecin; mais soudain, « la scène a entièrement changé » : la patiente semble avoir totalement perdu son entendement, paraît se perdre dans son amour, et cette transformation s’effectue toujours juste au moment où on a exigé d’elle [zumuten mufite] qu’elle confessât ou se rappelât une partie de son histoire de vie très pénible et sévèrement refoulée1. Demandons-nous simplement: Fallait-il le lui exiger ? Pourquoi ? Et pourquoi justement à ce moment-là ? Pour mesurer la portée et les conséquences analytiques de cette formulation, je ferai cas d’un épisode de l’analyse de Frau Elfriede Hirschfeld, qui a fréquenté le divan de Freud entre 1908 et 1914. La façon dont cette analyse a été brutalement interrom­ pue illustre bien le combat que Freud a livré contre le transfert : il montre clairement le bois dont est faite la massue avec laquelle il a frappé « l’obstacle » qui lui barrait le chemin, et comment cet obstacle a enflé de telle façon qu’il a fini par obstruer le passage à cette analyse. Quand Freud écoute pour la première fois l’histoire d’Elfriede Hirschfeld, il refuse de la prendre en analyse; cependant, selon ses propres paroles, sa curiosité et son ignorance sont suffisantes pour commencer un traitement avec elle. Et Freud la prend effec­ tivement comme objet d’étude; puis, lorsque sa curiosité est assouvie et qu’il croit posséder le savoir absolu sur ce cas, il y perd tout intérêt. Alors, il décide de la partager avec ses élèves. C’est ainsi que l’un après l’autre furent convoqués Oskar Pfister, Karl Abraham et Ludwig Binswanger. En fait, le premier de la 1. Aucune des deux traductions françaises ne présente le même sens d’exigence de la part de l’analyste : « À un moment où l’on devait supposer justement qu’elle allait avouer ou se remémorer une partie de son histoire de vie particulièrement pénible et sévèrement refoulée», ibid., p.202; «Où l’on pouvait justement s’attendre à ce que la patiente se révélât ou confessât une partie particulièrement pénible et profondément refoulée de sa vie», Sigmund Freud, «Observations sur l’amour de transfert », in La Technique psychanalytique, trad. de l’allemand par Anne Berman, Paris, PUF, 1953, p. 120. Je remercie Silvia Günther, Philippe Koeppel et Pola Mejia Reiss pour leurs observations qui m’ont permis de mieux établir la traduction du texte de Freud à partir de l’allemand, pour cette citation et pour les suivantes.

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série fut Cari Gustav Jung, mais sa participation dans cette affaire mérite d’être traitée séparément: d’une part, parce que l’analyse d’Elfriede Hirschfeld intervint de telle façon dans la relation entre lui et Freud qu’elle finit par devenir un des facteurs de leur irrémédiable rupture ; et d’autre part, parce que prenant appui sur cette expérience analytique, chacun d’eux se vit obligé de présenter, au point culminant de leur affrontement, la façon dont il s’était embrouillé érotiquement dans les demandes de cette patiente. Ce n’est donc pas par hasard que cette dispute a mis en évidence l’impasse où s’est égarée la conception freudienne du transfert. Inutile de préciser que cet imbroglio a compromis l’analyse de cette patiente1. Sept semaines à peine après avoir reçu Elfriede Hirschfeld pour la première fois, Freud détient déjà une interprétation assez achevée du cas. Comme consigné dans certains articles qu’il consacre à cette analyse et dans quelques lettres écrites à ses plus proches collaborateurs, le plus grand désir de cette femme était d’avoir un enfant, ce qu’elle ne pouvait réaliser du fait que son mari avait contracté une épididymite. Aucune des trois voies 1. Freud avait centré sa curiosité sur le fait qu’après s’être manifestée comme une hystérie d’angoisse, la névrose de cette femme s’était brusquement muée en une névrose obsessionnelle des plus graves. Et il proposait de lire une si «insolite mutation » comme s’il s’agissait d’un document bilingue qui montrerait comment un contenu identique s’exprime dans les deux névroses en deux langues différentes. Cela dit, ce n’est pas là la seule facette du côté protéique de son symptôme : lorsqu’elle se présente à Freud, elle lui fait savoir qu’elle vient de suivre une interminable séquence de thérapies et qu’elle l’a choisi malgré les pires augures d’un psychiatre qui avait prédit que le traitement de Freud « ne fera qu’empirer son état». Cf. Sigmund Freud, «La disposition à la névrose obsessionnelle. Une contribution au problème du choix de la névrose (1913) », trad. D. Berger, P. Bruno, D. Guérineau, F. Oppenot, in Névrose, Psychose et Perversion, Paris, PUF, coll. Bibliothèque de Psychanalyse, 1974; lise GrubrichSimitis, Freud: retour aux manuscrits. Faire parler des documents muets, trad. de l’allemand par René Lainé et Johanna Stute-Cadiot, Paris, PUF, 1997, p.255271; Sigmund Freud-Cari G. Jung, Correspondance 1906-1909, tome I, trad. de l’anglais et de l’allemand par R. Fivaz-Silbermann, Paris, Gallimard, 1975, lettre 112 F, 8 novembre 1908, p.243-245; Gloria Leff, «La provocaciôn freudiana », in me cayo el veinte, Revista de psicoanâlisis, n° 20, Provocaciones de amoq México, otono de 2009, p.27-48; G. Leff, «A blessing in disguise», in Cuaderno, n° 1 : Elfriede Hirschfeld. El tizne de la contratransferencia, école lacanienne de psychanalyse, San José, Costa Rica, 2010.

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qu’elle envisageait selon Freud (être infidèle, renoncer à avoir un enfant ou se séparer de son mari) ne lui paraissait acceptable1. Freud conclut, par conséquent, que Frau. Hirschfeld est tombée malade de névrose parce qu’elle attendait désormais la mort de son mari, sans jamais pouvoir se l’avouer. C’est là le secret de sa maladie. Désormais, Freud a la ferme conviction que la suite de l’analyse consistera à ce qu’elle admette cette vérité qu’il a conçue, bien qu’il ne cesse de remarquer, à travers maintes questions aux réponses induites et de persistantes interpréta­ tions, qu’elle ne l’assumera jamais. Malgré tout, Freud ne baisse pas les bras. Et lorsqu’il constate que la décision de partager sa patiente avec ses élèves débouche à chaque fois sur une impasse, il décide de « lui révéler le fin mot du secret de sa maladie ». Il n’est pas vain de lire un fragment de la lettre que Freud écrit à Binswanger en 1915, lorsqu’il raconte ce qu’il en est de sa patiente : « Elle est atteinte d’une névrose obsessionnelle gravis­ sime, presque entièrement analysée, se révélant incurable, résis­ tant à tous les efforts par suite de circonstances réelles exceptionnellement défavorables, prétend encore dépendre de moi. En réalité, elle me fuit depuis que j’ai pu lui révéler le fin mot du secret de sa maladie1 2. » Elle veut dépendre de lui - c’est Freud lui-même qui le formule ainsi - et cela mérite d’être souligné, parce qu’il se rend bien compte que la demande de la patiente est une demande 1. Ibid.; Sigmund Freud, «Psychanalyse et télépathie» [1921 (1941)], trad. B. Chabot, in Résultats, idées, problèmes II, Paris, PUF, 1985; Sigmund Freud, Sândor Ferenczi, Correspondance 1908-1914, tome 1, édité par Eva Brabant, Ernst Falzeder et Patrizia Gampieri-Deutsch, trad. de l’allemand par le groupe de traduction du Coq-Héron, Calmann-Lévy, Paris, 1992, lettre 193 F, 3 janvier 1911, p.263;- Sigmund Freud-Cari G. Jung, Correspondance 1906-1909, tome I, op. cit., lettre 116 F, 29 novembre 1908, p.252-254; Ernst Falzeder, «Ma grande patiente, mon fléau principal», in A. Haynal, E. Falzeder, P. Roazen, Dans les secrets de la psychanalyse et de son histoire, Paris, PUF, 2005, p. 163-194. 2. Sigmund Freud-Ludwig Binswanger, Correspondance (1908-1938), édité et introduit par Gerhard Fichtner, traduit de l’allemand par Ruth Menahem et Marianne Strauss, préfacé par Jean Gillibert, Calmann-Lévy, Paris, 1995. Lettre 107 F, 24 avril 1915, p.207 [souligné dans l’original].

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d’amour. En même temps, on remarque la surprise que Freud manifeste face à la réaction de sa patiente : il ne parvient pas à situer les raisons qu’elle a de s’enfuir loin de lui. Dans « Remarques sur l’amour de transfert », Freud se donne une réponse: «l’amour tumultueux» de sa patiente se serait transformé en résistance - à elle ! -, d’autant plus résistante qu’il la poussait à admettre «une partie de son histoire de vie très pénible et sévèrement refoulée1 ». Si Freud était persuadé que les symptômes de la patiente disparaîtraient lorsqu’il aurait vaincu ses résistances, pourquoi donc emprunter la voie qui conduit à renforcer la résistance ? Il y a là un contresens qui s’explique lorsqu’on lit le discret glisse­ ment qui se produit dans son texte : selon lui, non seulement il arrive un moment dans l’analyse où la résistance de la patiente se sert de l’amour pour empêcher que la cure se poursuive, mais lorsque cela se produit, l’analyste reste empêtré dans un pénible embarras [« in eine peinliche Verlegenheit1 »]. Peinliche évoque quelque chose de pénible, de désagréable, de gênant, d’embarrassant. Tandis que Verlegenheit suggère le fait d’être en difficulté ou dans une impasse ; il peut renvoyer à l’idée de confusion, de perplexité, de trouble, et décrit également l’état de celui qui se trouve soudain dans une « mifiliche Lage », une situation embarrassante. Freud fait simplement allusion au pénible embarras dans lequel l’analyste se trouve plongé à cause de l’amour tumultueux que lui voue la patiente1 23. Dans le séminaire L’Angoisse (1962-1963), Lacan élabore une grille pour discuter les termes freudiens « inhibition, symptôme et angoisse»: sur l’axe des ordonnées, il place le 1. Sigmund Freud, «Remarques sur l’amour de transfert», art. cit., p.202. 2. Sigmund Freud, « Bemerkungen über die Übertragungsliebe », in Gesammelte Werke, tome X, Frankfurt, Fischer, 1973, 6e édition, p.310. 3. La phrase ne revêt pas la même intensité dans toutes les versions : dans l’une d’elles, elle a été traduite presque textuellement par « et mettre le médecin analy­ sant dans un pénible embarras » (Sigmund Freud, « Remarques sur l’amour de transfert», art. cit., p.202), traduction qui coïncide avec une des versions en anglais : « to put the analyst in a painful and embarrasing position » (S. Freud,

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«mouvement», qui va en augmentant, et sur l’axe des abscisses, la « difficulté » (qui va également en augmentant). L’embarras se trouve situé au plus haut degré de difficulté et au degré le plus bas du mouvement : « Quand vous ne savez plus que faire de vous, où vous fourrer, derrière quoi vous “remparder1”, c’est bien de l’expérience de la barre dont il s’agit1 2», conclut Lacan. Cette grille a pour but d’établir graphiquement le point parti­ culier où émerge l’angoisse chez l’analyste et les chemins qu’elle emprunte à ces moments-là. L’analyste se trouverait là, selon l’expression de Freud, in eine peinliche Verlegenheit, c’est-à-dire au niveau maximum de difficulté et au niveau minimum de mouvement: immobile et cherchant derrière quoi se «rempar­ der». Cette grille et cette case permettent à Lacan de mettre en rapport les hésitations de l’analyste avec ce lieu érotiquement inconfortable, et de souligner le fait que le destin d’une analyse dépend de ce qui arrive à l’analyste lorsqu’il se trouve dans cette situation embarrassante ; donc, pour que l’analyse ne se retrouve pas dans une impasse, tout se joue au lieu de l’analyste. Il convient de lire le discours de Freud à partir de cette perspective : étant donné qu’il s’agit de l’embarras de l’analyste, le fait qu’il sorte ce dernier de l’équation et théorise sur la résis­ tance du patient devrait attirer notre attention. Selon Freud, la patiente amoureuse s’applique non seulement à «s’assurer de « Further Recommendations in The Technique of Psychoanalysis. Observations on Transference-Love » (1915), trad. de Joan Riviere, in Therapy and Technique, New York, Collier Books, 1963, p. 171); tandis que l’autre a émoussé d’un coup de plume son tranchant érotique en écrivant : « et de mettre l’analyste en fâcheuse posture » (S. Freud, « Observations sur l’amour de trans­ fert», art. cit., p. 120), traduction qui coïncide avec la version officielle des œuvres de Freud en anglais, établies par la Standard Edition: «to put the analyst in an awkward position». 1. Néologisme sous forme de verbe pronominal construit à partir du mot « rempart ». Lacan le conjugue à la troisième personne du singulier et du pluriel, à des temps verbaux différents. Marcelo Pasternac et Nora Pasternac, Comentarios a neologismos de Jacques Lacan, Mexico, Epeele, 2003, p.259; Marcel Bénabou, Laurent Cornaz, Dominique de Liège, Yan Pélissier, 789 néologismes de Jacques Lacan, Paris, EPEL, 2002, p. 83. 2. Jacques Lacan, L’Angoisse (1962-1963), séance du 14 novembre 1962, trans­ cription critique de Michel Roussan.

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son irrésistibilité », mais à « briser l’autorité du médecin en l’abaissant au rang d’amant [durch seine Herabsetzung zum Geliebten1]». Décortiquons ses propos en suivant ses propres arguments: l’amour de la patiente est non seulement «vérita­ ble », mais inévitable; en outre, il a la particularité d’être provo­ qué par la situation analytique et non par les atouts personnels dont pourrait se targuer l’analyste. La patiente aime l’analyste sans qu’il ait eu besoin de la séduire: il a déclenché cet amour par le seul fait d’introduire le traitement analytique pour soigner la névrose. Cet amour est donc un fait de structure. Cette préci­ sion est de taille et c’est la grande innovation que produit Freud, dans le domaine du transfert, après sa rupture avec Jung. Jusque-là son approche est impeccable. Le problème, c’est que chez lui la question est ailleurs: non seulement la patiente place l’analyste en position d’aimé, mais, ce faisant, elle veut tout à coup inverser les places et « l’abaisser au rang d’amant». N’est-ce pas ce qu’on peut attendre de tout amoureux ou amoureuse qui se respecte ? Selon Platon (au dire de Pausanias), l’amant accom­ plit des actes extraordinaires, renforce sa demande envers l’aimé par des prières et des supplications, prononce des serments, va se coucher sur le pas de sa porte et s’abaisse volontairement à une forme d’esclavage dont aucun esclave ne voudrait1 2. Et Alcibiade ? Ne cherche-t-il pas désespérément chez Socrate des signes d’amour? Il lui dit directement: «Tu es un amant digne de moi, le seul qui le soit3. » Selon Freud, grâce à la maîtrise de son contretransfert, l’analyste acquiert un pouvoir qui fait de lui «l’objet parfaitement froid que l’autre personne doit courtiser avec amour4 » ; il n’est cependant pas disposé à assumer les conséquences 1. Sigmund Freud, «Remarques sur l’amour de transfert», art. cit., p.203; « Bemerkungen über die Übertragungsliebe », art. cit., p. 311. 2. Platon, Le Banquet, trad. inédite, introduction et notes par Luc Brisson, 3e édition, corrigée et mise à jour, Paris, Flammarion, coll. GF, 2004, 183a. 3. 7Wd.,218d. 4. Herman Nunberg et Ernst Federn (eds.), Les Premiers Psychanalystes. Minutes de la Société psychanalytique de Vienne 1908-1910, trad. de l’allemand par Nina Bakman, vol. II, Paris, Gallimard, 1978, p.437.

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qu’implique la position d’objet aimé : il résiste à ce que les patien­ tes brisent l’autorité de l’analyste et essaient de « Rabaisser au rang d’amant ». On peut mesurer la distance qui sépare Lacan de Freud en étudiant la façon dont la question de l’abaissement de l’ana­ lyste est abordée dans le séminaire L’Angoisse1. Au lieu de s’offrir comme «objet d’amour», il semblerait bien plutôt qu’il s’agisse pour Freud de sauvegarder sa place de maître; d’un maître qui ne veut pas être touché par Eros. Freud le dit en toutes lettres à Jung quand ils discutent du traitement de madame Hirschfeld: « L’analyste doit rester inaccessible [unzuganglich] et se borner à recevoir1 2. » L’analyse d’Elfriede Hirschfeld illustre de façon exemplaire l’impasse dans laquelle Freud s’est retrouvé lorsqu’il s’est agi pour lui d’être l’objet d’amour de sa patiente. Car, dans l’analyse de Frau Hirschfeld, on ne sait pas très bien de quel côté se trouve l’objet: dès le premier jour où elle arrive chez lui, il en fait un objet d’étude, tandis qu’elle-même place Freud en position d’objet d’amour. Elle remplit parfaitement son rôle de « patiente amoureuse» et se consacre à lui faire la cour: elle le choisit parmi les autres, prend son parti, le séduit, le défend, le surveille, se cache, réapparaît, se présente sous différents atours sympto­ matiques, « se sacrifie pour la science » pour faire plaisir à son analyste et, comme toute amoureuse, devient de plus en plus dépendante de lui3. Et Freud, abandonnant sa place d’objet «parfaitement froid», donne quelque chose en échange de cet amour : non pas « la chaleur et la sympathie4 » si chères à Jung, 1. Gloria Leff, Portraits des femmes en analyste. Lacan et le contre-transfert, Paris, EPEL, 2009. 2. Sigmund Freud, Cari G. Jung, Lettre à Jung (31 décembre 1911), Correspondance 1906-1909, tome I, trad. de l’anglais et de l’allemand par R. Fivaz-Silbermann, Paris, Gallimard, 1975, p. 597; Briefwechsel, W. Mc. Guire y Wolfgang Sauerlânder (eds.), Frankfurt, Fisher, 2001, carta 290 F, p. 212-213. 3. Dans la lettre que Freud écrit à Jung le 17 décembre 1911, il dit qu’« [...] elle est au-delà de toute chance thérap[eutique], mais elle reste dans l’obligation de se sacrifier à la science [...]», Freud, C.G. Jung, Lettre à Jung (17 décembre 1911), Correspondance 1910-1914, op. cit., tome II, p.235. 4. Use Grubrich-Simitis, Freud: retour aux manuscrits..., op. cit., p.262.

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mais le savoir produit avec elle, pour elle ; et pas seulement pour elle1. En s’enfuyant, Elfriede Hirschfeld lui donne une leçon: il ne s’agissait pas de ça... Freud a raison quand il repère que l’amour et la haine peuvent atteindre une telle intensité qu’ils finissent par entraver et même empêcher l’analyse. Mais, convaincu que la patiente amoureuse n’a aucun scrupule à mettre l’analyste dans une situation sans issue [« Zwickmiihle »]12, il bat en retraite. En effet, il ne peut ni répondre à la demande d’amour, ni ne pas y répon­ dre. Nous sommes là totalement dans le domaine de l’érotique analytique et Freud se heurte en ce point à un roc infranchissa­ ble. L’obstacle devient d’autant plus infranchissable que Freud s’entête à vouloir le liquider par le savoir absolu qu’il construit avec sa méthode et qu’il dresse comme une défense pour se « remparder » et rester inaccessible à la demande amoureuse de sa patiente; et qu’aucune Athéna ne vient à ce moment précis pour lui indiquer qu’il ne se trouve pas dans une impasse, que l’obstacle est franchissable, même si la difficulté qui guette l’ana­ lyste n’est pas des moindres: cette fois-ci, il s’agit de trouver comment composer avec les aléas de l’érotique analytique et de ne pas chercher à échapper aux conséquences de sa propre implication. Entre autres... celle d’être un déchet à la fin de cette entreprise.

1. En offrant son explication du cas en échange de l’amour que lui voue sa patiente, Freud ne lui donne qu’un succédané. Jean Allouch doute que ce soit là une réponse effective à l’amour de transfert, et il donne un nom à cette espèce de troc: «amour de type échangiste». Jean Allouch, L’Amour Lacan, Paris, Épel, p.262. 2. « Dans un cercle vicieux », dit une des deux versions françaises : Sigmund Freud, « Observations sur l’amour de transfert », art. cit., p. 125 ; dans l’autre : « dans une situation de ce qu’on appelle “double moulin” » : Sigmund Freud, «Remarques sur l’amour de transfert», art. cit., p.207.

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La passion amoureuse, obstacle à la cure Marie-Christine Baffoy

En commençant ce travail, j’avais comme préoccupation les effets de la passion sur la cure, l’épée de Damoclès que représente le transfert passionnel, susceptible à tout moment de provoquer la rupture du travail, mais aussi ces transferts qui s’engagent difficilement lorsque l’analysant reste fixé à un objet d’amour passionné extérieur. Nous connaissons tous ces cas où l’analyse semble mobiliser le patient, dans le seul but de l’aider à conquérir ou à recon­ quérir l’objet de son amour passionné. Qui d’entre nous n’a pas écouté, avec ennui souvent, avec irritation parfois, un ou une patiente évoquant inlassablement l’objet de sa passion qui se dérobe, ses charmes, ses qualités, et la plainte, modulée à l’infini qui peut se résumer à « une seul être vous manque et tout est dépeuplé». Ces patients-là se gardent bien d’interroger ce qui, dans leur propre fonctionnement, les met dans cet état de détresse, cela semble ne pas les concerner. Seul cet autre, si néces­ saire, et qui se dérobe, les intéresse, et il faudra souvent longtemps et beaucoup de patience à l’analyste pour que le patient accepte de recentrer l’analyse sur lui et ne cherche plus, dans une stratégie de conquête ou d’emprise, à faire, au lieu de la sienne, l’analyse de l’objet de sa passion amoureuse. Il m’a donc paru intéressant de centrer mon propos sur un cas de transfert passionnel qui a créé des difficultés et j’optais pour

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les mésaventures transférentielles de Sândor Ferenczi avec Elma Palos, qui nous sont connues grâce à la correspondance échangée entre Freud et Ferenczi de 1911 à fin 1913, et dont je vais exposer brièvement les grandes lignes.

Une mésaventure tranférentielle Sàndor Ferenczi vient d’avoir 38 ans quand il prend en analyse, en juillet 1911, Elma Palos, qui est la fille de sa maîtresse Gizella, de dix ans son aînée. Elma est mentionnée une première fois dans la correspondance Freud-Ferenczi (le 7 février 2011) à la suite d’une consultation chez Freud, qui évoque à son propos un diagnostic de « dementia praecox ». Ferenczi la prend donc en analyse pour des troubles dépressifs, contre l’avis de Freud semble-t-il. Et l’analyse progresse de façon satisfaisante jusqu’au moment où l’un des prétendants d’Elma se suicide. Ferenczi, dont la compassion est très facilement mobilisable, ne résiste pas, la console et tombe amoureux d’elle : « Elle est devenue partic­ ulièrement dangereuse pour moi au moment où... elle avait absolument besoin de quelqu’un qui la soutienne et l’aide dans sa détresse. » Il avait auparavant avoué ses dérapages à Freud, évoquant à ce propos sa recherche de partenaires plus jeunes que Gizella, pour qui il n’éprouve plus guère d’attirance, et son désir de fonder une famille, d’être père. Non sans ambivalence, il demandait à Freud son approbation, tout en faisant état de son besoin d’indépendance par rapport à lui. Dans un premier temps, Freud ne répond pas sur Elma, mais l’encourage à prendre son indépendance vis-à-vis de lui. Assez rapidement cependant, il enjoint Ferenczi d’interrompre l’analyse d’Elma et de venir à Vienne. Fin décembre, l’intervention du père d’Elma pousse Ferenczi à demander à Freud de prendre celle-ci en analyse. Il espère, dit-il que « l’absence d’Elma, en ce qui me concerne et le traitement en ce qui la concerne » résoudront le problème... Il s’ensuivra alors des échanges croisés, et de nombreuses indiscrétions sur l’analyse d’Elma avec Freud, entre janvier 1912

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et Pâques. Ces indiscrétions portent sur les confidences épistolaires d’Elma à Ferenczi, rapportées à Freud par ce dernier, de Freud à Ferenczi sur l’analyse d’Elma, Freud n’hésitant pas non plus à écrire à Gizella pour lui parler de Ferenczi ! Ainsi Freud fait-il rapidement état de son soulagement « de ne pas se voir préférer une ravissante jeune femme » ; il s’empresse de souligner à Ferenczi la nature transférentielle de l’attache­ ment d’Elma pour lui (amour pour le père, rivalité avec la mère), attirant son attention, en cas de mariage, sur de possibles senti­ ments de vengeance pour le compte de son père, étant donné la liaison de Ferenczi avec sa mère. Ferenczi, à ce moment, oscille sans cesse entre le renoncement au mariage avec Elma, espérant trouver « suffisamment de compensations dans la relation compréhensive et tendre avec la mère et dans la relation scien­ tifique avec Freud », et la « solution positive » d’un mariage avec Elma. Freud continue son compte rendu du travail analytique qu’il poursuit avec Elma, corrigeant son diagnostic initial au profit d’infantilisme. Il cherche manifestement à décourager Ferenczi, en lui faisant part de sa conviction que l’amour d’Elma pour lui ne résistera pas à l’analyse. Il avoue nettement à Ferenczi « mettre toutes les difficultés possibles en travers de son chemin», ajoutant que «les mouvements masochistes débouchent souvent sur un choix conjugal défavorable », ce qui serait évidemment le cas de Ferenczi s’il épousait Elma. Ferenczi est ébranlé: il commence à comprendre, comme le dit fort pertinemment Joyce Mac Dougall, que « la bénédiction de Freud lui importe plus que son amour pour Elma»: «Les informations que l’analyse d’Elma a apportées, ont consid­ érablement affaibli sa valeur à mes yeux», admet-il. Mais l’idée de renoncer à fonder une famille reste très douloureuse. La fin de l’analyse d’Elma avec Freud étant arrivée, elle repren­ dra son analyse avec Ferenczi peu de temps après son retour à Budapest. Au cours de cette seconde tranche, marquée par une effusion de bons sentiments de la part de la mère comme de la

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fille, chacune se disant prête à renoncer à Ferenczi pour l’autre, Ferenczi ne cède plus sur son désir d’analyste, ce dont Freud le félicite en disant « qu’il a déjoué les intrigues d’Elma ». Le renoncement de Ferenczi, qui choisit l’analyse et Freud, plutôt que la jeune femme et un espoir de paternité, se traduira par une longue période de dépression marquée par des troubles somatiques. Il épousera Gizella en 1919, mais il semble qu’il tiendra toujours rigueur à Freud de cette issue, comme en témoignent des confidences à Groddeck. Elma, quant à elle, épousera en 1914 un Américain, dont elle divorcera assez rapidement. Pourquoi parler de passion à propos de cette mésaventure transférentielle? Si passion il y a, ne s’agit-il pas, du côté de Ferenczi, de passion pour Freud, pour l’analyse, pour la cause, passion partagée par Freud qui y assujettit tout, à laquelle tout doit être sacrifié. Il s’agit, à mon sens, de transferts entrecroisés, indémêlables, inanalysés, où Elma fait figure de sacrifiée sur l’autel de la cause. Entre Ferenczi et Elma s’est établie une relation transféren­ tielle positive qui dérape en relation amoureuse vécue dans la réalité : Elma, jeune femme certainement narcissique et immature, hésitant entre plusieurs prétendants, se voit confrontée, au cours de son analyse, au suicide de l’un d’eux et cherche un réconfort chez un analyste peu armé pour résister à la détresse de ses patients et dont la libido est, de son propre aveu, en quête d’un objet mieux adapté à ses désirs que sa maîtresse vieillissante, à une époque où le transfert et, a fortiori, son maniement sont encore très peu théorisés. Ce n’est d’ailleurs certainement pas un hasard si c’est à cette même époque, en écho aux déboires transférentiels de ses proches disciples et, comme nous l’avons appris de Gloria Leff, en écho à sa propre expérience avec Elfriede Hirschfeld, que Freud rédige les principaux textes concernant le transfert (« Conseils aux médecins », 1912 - « Observations sur l’amour de transfert», 1914).

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Il manque, me semble-t-il, à la relation Elma-Ferenczi cet élément de nécessité absolue que soulignent tous les analystes qui se sont intéressés à la passion amoureuse et à sa spécificité eu égard à la relation amoureuse, ainsi André Green pour qui, dans la passion, l’objet subit un renversement, n’est plus substituable, mais devient unique et irremplaçable. Ce n’est pas l’amour d’Elma qui fait nécessité pour Ferenczi, mais l’approbation de Freud, l’amour de Freud (ce que confirmera l’évolution de leurs relations). Contrairement à ce qui s’observe dans la passion, le statut d’objet d’amour semble assez contingent, tant pour Elma que pour Ferenczi. Nous manquons d’éléments pour nous prononcer sur la qualité du transfert d’Elma. Nous ne pouvons que renvoyer à ce qu’en­ tend Freud, du côté de l’Œdipe, amour pour le père, désir de posséder l’objet de la mère, rivalité avec elle... Remarquons qu’au cours de la seconde phase de son analyse avec Ferenczi, Elma oscille sans cesse, elle aussi, entre son désir d’épouser Ferenczi et le renoncement au profit de sa mère. Il ne semble pas qu’il y ait, là non plus, la marque de la passion amoureuse, peu encline aux renoncements et aux bons sentiments... Un délire de chien Un exemple de passion qui flambe dans le transfert, et des deux côtés, nous est donné par Julien Bigras, dans la relation du travail effectué avec sa patiente Marie. Dès la première phrase, il annonce la couleur: «Dès que j’ai rencontré cette femme [...] je me suis attaché à elle [...] d’une façon anormale, excessive. » Marie vient consulter, semble-t-il, pour des symptômes qui s’inscrivent dans une relation très perturbée à sa mère. À l’âge de deux ans, plus ou moins, elle est témoin et victime d’une crise de folie de cette mère qui la mord. La mère est internée le jour même et Marie grandit avec des animaux, « c’est son chien qui l’avait sauvée en lui faisant connaître l’amour [...] sinon aujour-

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d’hui, elle n’existerait plus», nous dit Bigras. D’ailleurs, quand elle fera une déclaration à son analyste, elle lui dira: «Je vous aime de la même manière que j’aimais mon chien. » La progression de la cure marque une aggravation du tableau clinique sur lequel je ne m’étendrai pas. Bigras mentionne ce qu’il appelle « un délire de chien », renvoyant à une proximité de nature avec les animaux: selon lui, Marie avait subi une mutation et, par certains aspects, n’était plus complètement humaine. À cela s’ajoutent des hallucinations auditives, consti­ tuant une sorte de cocon sonore « qui lui servait», dira-t-il, « de protection contre l’éclatement d’elle-même en mille morceaux». Le travail analytique se poursuit dans une sorte de «cocon partagé » « entre elle et moi, les mots comptaient de moins en moins», précise-t-il. À ce stade de la cure, l’accent était mis presque entièrement sur la sensorialité, avec perte des repères (temps et espace). Son contre-transfert rend Julien Bigras sourd aux dangers liés au transfert passionnel de Marie et aveugle devant la gravité de ses symptômes. Au cours de la troisième année d’analyse, Marie « découvre brutalement son amour total et son absolu besoin» de son analyste. Comme toute personne sous l’emprise d’une passion, Marie est dans l’incapacité de voir son objet d’amour s’éloigner, elle ne supporte pas d’être confrontée à l’idée d’être séparée de l’autre, nous dit Bigras, ajoutant: «Elle était portée à tuer purement et simplement les êtres dont elle devait se détacher. » Dans le transfert, elle vit la répétition d’une situation qui renvoie à la faille dans le lien originaire à sa mère ; elle devient suicidaire. La peur qui étreint désormais l’analyste, peur qu’elle se suicide, aboutira à l’épisode que j’appellerai « dormir ensemble par téléphone interposé » : cette peur panique, qui n’est pas sans rappeler le sentiment de panique qui étreint Marie devant toute détérioration de l’état, toujours précaire, de sa mère et qui l’amène à la surveiller étroitement, conduit l’analyste à proposer à Marie de l’appeler... n’importe quand... quand elle a peur... Un soir où Marie l’appelle et où elle est silencieuse au bout du

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fil, l’analyste, épuisé, propose cet arrangement: «Laissez le téléphone ouvert toute la nuit et déposez l’écouteur sur votre oreiller, je ferai de même. » Ce scénario se reproduira pendant une quinzaine de nuits, «jusqu’à ce que le danger de suicide ait été maîtrisé », dira-t-il. Au cours de cet épisode, l’analyste fait un cauchemar en langue étrangère, ce qui, loin de perturber sa patiente, semble plutôt la rassurer. L’analyse se conclura deux ans après cet épisode. Marie restera dix ans avant de redemander de l’aide par une lettre où elle décrit des symptômes corporels alarmants : mains qui gonflent, mâchoires qui envahissent toute la tête. Marie semble guérie de son transfert passionnel, mais semble encore s’identi­ fier à un animal dangereux. Au cours de cette reprise, Julien Bigras et Marie feront la découverte du lien inconscient qui les unit, à travers une expé­ rience dans laquelle on retrouve d’une certaine façon Ferenczi, puisqu’il s’agit à un moment donné d’une sorte d’analyse mutuelle, quoique non programmée : il y a un rêve commun de loup, que Marie apprend à la lecture d’un livre de Julien Bigras, et l’élucidation du cauchemar entendu lors de la phase précé­ dente de l’analyse: Marie en découvre la clef et le lien qui les unit: lui adopté par un ami quand sa mère l’a abandonné, elle par un chien quand sa mère a sombré dans la folie. Dans un travail d’après-coup, Julien Bigras reconnaîtra, sans la nommer, sa passion pour Marie, qui le rend sourd, dès les premiers entretiens, à la gravité des symptômes, passion qui, plus avant dans la cure, l’amènera à assumer le travail, seul, sans hospitalisation ni traitement, malgré ce « délire de chien » et les hallucinations, malgré sa propre peur, vite oubliée, devant les dangers. « Même devant un danger de mort, elle réussissait à me désarmer», admettra-t-il... Grâce à la régression du « cocon partagé » que lui a permis de vivre l’analyste, où les éléments qui sont partagés et font sens sont de l’ordre du corps et de la sensorialité et non plus du langage, Marie a pu réparer les failles d’un lien originaire à sa

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mère, malade mentale. Cette première phase est celle de la répétition et de l’élaboration du trauma. Grâce aux souvenirs qui émergent au cours de la seconde tranche, à la suite, notam­ ment de l’évocation du rêve du loup, figure de la mère qui fait ressurgir le souvenir des étreintes folles et incestueuses qu’elle imposait à sa fille, les sensations de transformation corporelle de Marie prennent sens. C’est le temps de la remémoration. Dans son livre Paradoxes et situations limites de la psycha­ nalyse, René Roussillon expose trois cures dans lesquelles il a dû accueillir un transfert passionnel. Pour lui, il apparaît que survivre au transfert passionnel suppose qu’il n’y ait ni retrait, ni passage à l’acte, ni rejet, ni rétorsion de la part de l’analyste. Il s’agit pour l’analyste de survivre à la destructivité de la passion et, pour le patient, de découvrir que l’objet survit, et qu’il est donc séparé, autre. L’enjeu de la cure serait donc un appro­ fondissement de la découverte de l’altérité, découverte que la faille dans la relation primaire à la mère n’a pas permise. Il semble que l’accueil de Bigras, sa créativité, même si elle ne saurait être donnée en exemple, du fait des réserves évidentes que suscitent les aménagements qu’il a promus, a permis à Marie d’élaborer et de dépasser cette faille. Ils ont su élaborer et dépasser une situation transférentielle et contre-transférentielle à haut risque. Il y a eu acceptation de l’altérité et dépassement de l’agressivité destructrice de la passion du côté de Marie. Cependant, la seconde «tranche» montre qu’il ne s’agit peutêtre pas d’une totale acceptation de l’altérité, mais plutôt de la reconnaissance d’une « gémellité » : les similitudes dans leur vécu infantile, la rupture du lien originaire à la mère, ont certaine­ ment créé à leur insu les conditions de la flambée passionnelle qui s’est produite, des deux côtés, dans cette cure, permettant à l’analyste d’être plus réceptif, certes, mais surtout d’accueillir, sans trop se protéger, le transfert de Marie dans sa sauvagerie passionnelle. L’analyse de Marie, et la relation transfert/contre-transfert qui s’y joue, pose la question du rôle inducteur de l’analyste dans le

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transfert passionnel. Elle déborde notre propos. Qu’il me soit cependant permis d’ajouter avec Piera Aulagnier que si la problé­ matique de l’analyste le met en position d’inducteur de la relation passionnelle, l’analysant tombera presque obligatoirement dans le piège. Ce qui semble bien avoir été le cas ici. Comme le souligne Victor Azoulay, il s’agit, dans le transfert, de procéder à une transformation. Il rappelle ces propos de Monique David-Ménard, selon laquelle « le transfert offre l’occasion de transformer l’inassimilable». Il semble que ce soit bien ce qui s’est produit dans l’analyse de Marie. L’inassimilable de la relation originaire à la mère a été rejoué dans le transfert passionnel sur son analyste et a pu s’y métaboliser.

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Le transfert en passion Monica Broquen

Lors de la première présentation d’une cure1 réalisée il y a un certain nombre d’années, plusieurs questions concernant l’arrêt des séances étaient restées ouvertes. Une dizaine d’années plus tard, à l’occasion d’un colloque sur La Passion, j’ai saisi la question du transfert passionnel, en reprenant le cas de cette patiente. En effet, si l’arrêt de la cure de Sarita a été violent, décidé par elle-même, elle continue néanmoins à maintenir un lien significatif. La cure a duré à peu près dix ans et s’est arrêtée en janvier 2002. Sa fin m’a laissée perplexe, désorientée. Depuis, cette « cure » n’a cessé de me traverser et de m’inter­ roger. D’autant que « Sarita », elle, se rappelle à ma mémoire, en m’écrivant chaque fois qu’elle part en voyage, mais également lors des fêtes ou plus simplement pour me saluer. Ce qui m’inter­ roge, plus que l’arrêt brutal de cette cure, c’est le fait que la patiente continue à me donner de ses nouvelles malgré toutes les années passées depuis. En 2011, une nouvelle carte postale venant d’Israël m’a poussé à reprendre l’élaboration des enjeux de ce fragment de cure. Dans toute cure, l’adresse du transfert est incertaine. Le trans­ fert va au-delà, et en deçà de l’analyste. Il voyage, il s’échappe 1. Intervention réalisée lors d’un colloque à Saumery, intitulé «Clinique de l’autisme dans le champ des psychoses ».

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dans le temps, il se déplace ailleurs, il navigue. Il est aussi comme une musique, il a son rythme. Parfois, le transfert se fige, se met en arrêt, il apparaît compact, massif, sa musique devient répéti­ tive. Avec Sarita, l’arrêt de la cure s’ouvre sur des questions multiples. La résurgence d’un lien passionnel à un objet interne, un objet maternel haineux a eu lieu et le transfert de cette patiente me fait penser à l’analyse d’André Green1 concernant le transfert amoureux passionnel. Car, tout au long des neuf années de ce travail, l’excès, l’intensité et le facteur économique du transfert ont été au cœur de la cure et ont créé des difficultés majeures que nous explorerons. Tournants transférentiels et réminiscences de fragments de vie

La problématique des identifications mère-fille au niveau primaire a été le « noyau dur » de cette cure et probablement le soubassement générateur de la violence du transfert. Ce qui n’est pas sans évoquer les propos de Freud sur les limites de l’analyse. La fin de cette cure a buté sur cette limite, l’impossi­ bilité d’aller au-delà de cette problématique mobilisée dans le transfert. Sarita a fait de moi, pendant quelques années, dans son monde interne, son «objet», «l’unique» et «l’irrem­ plaçable », et elle a réorganisé son univers autour de ses séances et de son analyste. L’attente démesurée de me voir transformer son monde interne et externe dévasté, a créé chez Sarita une désillusion féroce et une haine transférentielle violente. Les tentatives de lier ou de délier la violence de l’intensité transféren­ tielle ont semblé être infructueuses. Les hypothèses construites pour lier son histoire précoce très perturbée et le fait de les intro­ duire dans son histoire transférentielle n’ont pas paru avoir, dans un premier temps, un effet de transformation. La transforma­ 1. André Green, « Passions et destin des passions », in La Passion, Nouvelle Revue de psychanalyse, n° 21, Printemps 1980, p. 5.

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tion, qui s’est amorcée pendant sa cure, s’est produite dans l’après-coup, plus tard et avec quelqu’un d’autre, un analyste homme. René Roussillon développe l’hypothèse selon laquelle le transfert passionnel sur l’analyste, ou sur le cadre, est une des manières dont resurgit, dans l’analyse, une partie de la vie psychique qui s’est «clivée et autistée du reste du moi». Ainsi « le transfert passionnel, central ou latéral, sur l’analyste ou sur le cadre psychanalytique est une des manières dont se réactua­ lisent dans l’analyse les conditions historiques ou certaines conditions historiques “traumatiques” qui ont abouti à l’organi­ sation d’un clivage du moi1 ». Tout au long de la cure, Sarita a répété ses expériences de détresse extrêmes qui s’originent dans le lien à sa mère. On peut penser que certaines de ces expériences ont excédé la capacité de l’enfant Sarita à les lier, à les métaboliser. Elles sont restées «enkystées», séparées du reste de ses expériences psychiques. Quelques-uns de ces «vestiges», de ces «survivances» se sont réanimés. Ces réminiscences ont ressurgi chez elle dans le trans­ fert, privilégiant, en plus de sa violence, les douleurs corporelles. On peut former l’hypothèse qu’il s’agit d’une ancienne expéri­ ence corporelle de cruauté et de froideur maternelle qui s’est inscrite dans son corps. Cette indifférence maternelle a empêché l’investissement sensuel de sa fille1 2. Cette inscription a d’ailleurs laissé des traces mnésiques sans élaboration représentative. Sarita est arrivée au centre de jour après avoir été hospitalisée pendant six mois, en service fermé, après une grave dépression, presque mélancolique. Il s’agit d’une femme de 44 ans qui a toujours travaillé de manière précaire, et qui, quand elle ne supporte plus un cadre de travail, décide de changer d’emploi. Elle est plutôt grande et enrobée, les cheveux courts et le regard hagard. Elle se présente dans un état proche de la catatonie. 1. René Roussillon, Paradoxes et situations limites de la psychanalyse, Paris, PUF, 1991, p. 220. 2. Amaro de Villanova, « La haine maternelle dans le transfert », in Che vuoi ? n° 27, L’Harmattan, 2007, p. 99-105.

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Dans le centre de jour, elle passe ses journées à faire la morte collée au radiateur. Les premiers entretiens avec elle ont été réalisés en présence de son infirmier. Devant lui, elle se montre vivante et enjouée. Les entretiens à trois ont duré un mois. Il apparaît qu’elle a peu de souvenirs de son enfance. Pourtant, elle se souvient d’elle-même comme d’une toute petite fille se réveil­ lant seule la nuit en entendant des bagarres et des coups dans la chambre de sa mère. Sa mère sort les soirs draguer des hommes qu’elle ramène ensuite à la maison. Pour être tranquille, elle endort la petite Sarita avec du théralène avant de partir. Elle ajoute, qu’à l’époque, elle était une petite fille renfermée, violente, qui se faisait renvoyer de toutes les écoles. Sarita se décrit comme solitaire, sans amies. Elle ne parle à personne. Quand sa mère ne sort pas, elle se plonge dans ses livres, et elle fait de même ; sa mère ne lui adressant que très rarement la parole. Elle évoque aussi ses deux grand-tantes maternelles, les sœurs de sa grand-mère, «folles» dit-elle, et qui sont mortes internées à Maison-Blanche. Le grand-père, comme tous les hommes de la famille, est mort à la Grande Guerre. Elle évoque en passant le fait d’avoir deux enfants, une fille qui a 25 ans, d’un premier compagnon, et un garçon de 16 ans de son ex­ mari, dont elle s’est séparée quand son fils était petit. Elle porte encore le nom de cet homme. Un autre élément qui apparaît pendant les entretiens avec son infirmier, c’est son extrême dépendance aux médicaments. Elle ingurgite des quantités extra­ ordinaires d’anxiolytiques. Elle a des crises d’angoisse nocturnes, elle appelle alors le Samu, qui, à chaque fois, lui fait une piqûre pour la calmer. Sarita raconte toutes ces histoires d’une façon vivante et ironique, en faisant des blagues et en riant. Au bout d’un mois, elle décide de me voir seule. Lors des entretiens que nous avons eus avec son infirmier, elle fait preuve d’une vivacité ironique et une capacité à jouer qui m’ont convaincu d’accepter sa demande de la prendre en tête-à-tête. La cure de Sarita a commencé par un « mal entendu » qui nous a permis de nous rencontrer.

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Apparition du transfert « autistique » À partir du moment où je l’ai reçue seule, l’atmosphère des séances, la mobilité corporelle et le discours de la patiente ont radicalement changé. Dès lors, Sarita reste immobile, les bras croisés, le visage fermé, ne me regardant pas et parlant d’une voix monocorde. Elle raconte ses souvenirs, les mêmes qu’elle a racontés inlassablement et de manière stéréotypée. «Je vous raconte les souvenirs d’enfance, que vous aimez tant, vous, les psys », dit-elle. Elle parle beaucoup, comme si elle crachait les mots, le ton de voix est lui aussi violent. La posture de son corps et ses mots me font l’effet d’un bouclier. Une carapace de mots et de muscles, son corps est ainsi en tension permanente. À d’autres moments, elle fait « la morte », le visage transparent, comme si son sang ne circulait plus, Sarita reste en silence, immobile et très en colère. Elle se perd dans une sensorialité «autistique», se renfermant sur le mouvement du bout de ses doigts, de ses pieds. Elle semble alors indifférente. Pourtant, elle épie mes réactions et attend mes interventions. Il me semble qu’elle cherche un accueil sans le savoir pour ce qu’elle a dû subir dans la rage et le désespoir. Sarita provoque en moi un sentiment d’impuissance solitaire. Tous ces matériaux éloignés de la parole ont un caractère «autistique». Cependant, son intérêt à mon égard se manifeste à travers des regards furtifs qu’elle me jette du coin de l’œil. Cela implique qu’elle n’est pas complètement enfermée dans sa sensorialité. L’écoute de ce langage complexe de la part de l’analyste demande une «maniabilité» sans rétorsion, il doit se laisser façonner par ce qu’il reçoit (Roussillon1). Et l’accompagner d’une importante élaboration, d’une mise en récit, qui a au moins deux fonctions: celle de «contenant» et celle de lien symbolisant, une protohistoire, qui se construit dans la relation 1. René Roussillon, Paradoxes et situations limites de la psychanalyse, op. cit.

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transférentielle, surtout dans l’imaginaire de l’analyste. En paral­ lèle, Sarita continue à avoir des « entretiens » avec son infirmier, des entretiens très bruyants que toute l’institution peut entendre. Le décalage entre nos séances et ce qu’elle montre ailleurs souligne le caractère clivé du transfert avec son analyste. À l’occasion de quelques ruptures du cadre, de mon fait - quelques retards, et la durée de mes vacances, qu’elle considère comme dérangeantes -, ses sentiments se sont mobilisés d’une façon très bruyante. Elle ne s’est pas contentée de m’agresser en séance, elle est allée se plaindre de moi au responsable du service, pour lui parler de mon manque de sérieux et de l’excès de vacances que je prends. À cette période, pendant la séance, elle met une chaise devant elle. Elle me fait penser à un bébé derrière les barreaux de son berceau. Selon son état, la façon de s’agrip­ per à la chaise change, pieds et mains, parfois seulement avec les mains, parfois elle caresse simplement la chaise. Nous avons exploré plusieurs possibilités, et les «constructions» que nous avons élaborées lui ont permis un assouplissement du matériel, plus d’associations et des séances plus légères. A sa demande, son infirmier m’a raconté les difficultés dans lesquelles elle se trouve. Sarita n’est pas en mesure de me dire directement le problème, mais elle veut que je sache de quoi il s’agit. Je découvre alors qu’elle est en situation de surendette­ ment provoqué par des factures de téléphone bien trop impor­ tantes. Elle passe une bonne partie de ses nuits branchée à un réseau téléphonique de rencontres pornographiques. À la suite de ces informations, elle m’écrit une longue lettre où elle évoque ses rencontres sexuelles. Sans avoir lu entièrement la lettre, je lui ai donné la possibilité de me dire ce qu’elle trouve nécessaire. Elle s’est sentie alors tout à fait soulagée. Sarita a pu ainsi évoquer ce qui provoque en elle le besoin de passer ces appels. Elle les réalise la nuit, quand elle se sent angoissée, anéantie. Quand les « rencontres » téléphoniques ne sont pas suffisam­ ment contenants, elle fixe des rendez-vous nocturnes ou elle appelle le Samu.

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Selon Roussillon, nous pouvons considérer que l’acte de décharge n’a pas une fonction uniquement défensive ou protec­ trice, « mais qu’il contient aussi à l’état d’ébauche une pensée où une représentation en train d’advenir ou de se chercher une forme1 ». Mes interventions ont tourné autour de l’hypothèse qu’avec ses appels elle construit un système de protection contre l’engloutissement angoissant. La présence masculine, dans la réalité ou dans le fantasme, est parfois chez les femmes une barrière de protection contre la mélancolie ; dans ce cas, la mère « cannibale » interne. Le registre de nos échanges s’est modifié radicalement, à partir de ce moment. Progressivement, elle est aussi sortie de son apathie et elle a commencé à avoir des relations avec les autres patients et soignants du centre de jour. La question de la « fente » À la suite du suicide de sa mère, Sarita dit qu’elle a trouvé une « petite étoile jaune » en fouillant dans les tiroirs. À cette époque, elle a vingt-quatre ans. Elle ne sait rien sur cette étoile, elle ignore tout de ses origines, et Sarita a toujours un sentiment de nonappartenance à une lignée. Pourtant, cette «trace» ouvre le chemin grâce auquel elle va parvenir à se construire petit à petit. Sarita me dit qu’elle a un nom juif qu’elle a caché derrière son nom de femme mariée. Elle commence à prendre des cours d’hébreu. Elle met en place un processus d’identification au judaïsme. Elle se relie à une histoire et à un monde interne habité par des éléments vivants qui pallient ses manques identificatoires. Ses investissements doivent correspondre à des investisse­ ments conscients ou inconscients de sa mère. Comme elle rêve d’une réconciliation avec ses enfants, elle tente une approche. Après un temps pendant lequel la situation semble assez fluide, elle commence à se plaindre de douleurs 1. René Roussillon, Paradoxes et situations limites de la psychanalyse, op. cit., p. 170.

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corporelles. Le rapprochement avec ses enfants provoque des situations explosives. Elle m’accuse d’être responsable de son réveil corporel et est très en colère contre moi. Une tension s’installe dans les séances. Elle interrompt ses séances à cause, dit-elle, d’une jupe que j’ai portée, et elle va voir un collègue homme. La jupe en question est longue et elle a une fente dans le dos. Sarita ne peut pas le supporter, une fente lui signifie que je suis une femme. Cela lui est impensable. «Si vous êtes une femme, alors je suis les­ bienne », dit-elle. Elle ne peut pas me parler de cette fente. Il est probable que la situation a tenu tant qu’elle a pu ignorer que son analyste était une femme. À partir de ce moment-là, Sarita a pris conscience de la réalité de son désaveu et de son «objet», les séances sont devenues trop menaçantes pour elle. La jupe fendue a dû précipiter un processus dans lequel son analyste ne pouvait plus être nié dans son être sexué, féminin. Et quand elle dit: «Si vous êtes une femme, alors je suis les­ bienne», on voit bien à quel point l’expérience d’homosexualité primaire n’a pas été vécue avec la mère. La haine subie l’a empêché de s’identifier à la féminité dans le lien d’homosexua­ lité primaire à sa mère, elle n’a pas pu le faire non plus avec son analyste. « Par vécu homosexuel primaire, j’entends l’expérience jubilatoire et sensuelle du même que soi; le partage de cette expérience est primordial pour délimiter, distinguer et articuler, ce qu’il en est du singulier de ce que la définition sexuelle anatomique entraîne sinon de fatal, du moins de destinai pour chacun1. » Elle ne peut donc penser à ce lien que d’une façon complètement secondarisée - «Si j’aime une femme, je suis les­ bienne » - alors, à ce moment-là, c’est le désastre ! Sarita est face à un conflit identificatoire impossible à dialectiser. Que devient Eros quand il n’a pas rencontré d’objets accueillants précédem­ ment, et qu’au lieu d’être source de liaison, il est source d’attaques et donc d’explosion ? 1. Amaro de Villanova, «La haine maternelle dans le transfert», in Che l’uoii n° 27, L’Harmattan, 2007, p. 100.

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L’attachement aux « survivances » Quelque temps plus tard, Sarita revient en séance. On pourrait même dire qu’elle revient à la charge. Elle s’est engagée dans un mouvement de réparation avec ses enfants, mouvement qui tourne à la catastrophe. Après un long processus de tenta­ tive de réconciliation, d’abord avec son fils puis avec sa fille, elle finit par ne plus être en lien ni avec l’un ni avec l’autre. Sa fille lui voue une haine féroce. Sarita a répété son histoire avec ses enfants sans même s’en rendre compte. Elle est désespérée, et elle m’en veut d’avoir échoué dans sa tentative de rapproche­ ment avec sa fille. Elle me reproche de l’avoir rendu vivante, d’avoir fait naître l’espoir en elle et de vivre un échec affectif. Sarita hurle qu’elle aurait préféré être un légume. Les douleurs musculaires, qu’elle avait commencé à développer avec le départ de son fils, empirent. Nous traversons une longue période où les problèmes liés au monde interne et les exigences de la réalité sont terribles. C’est une traversée très douloureuse qui dure près de quatre années. Sarita dit qu’elle n’a pas pu donner ce qu’elle n’a pas reçu, qu’elle a tout perdu et qu’il n’y a aucune raison de continuer à vivre. Elle me parle continuellement de mon échec dans le travail avec elle. Elle éprouve beaucoup de jouissance dans sa haine, suivie de moments de culpabilité accablant à mon égard. Elle m’attaque, puis se sent coupable et essaie de « me réparer ». Sarita veut s’installer dans ma poche, pour être tout le temps avec moi, dit-elle. En réalité, ce qu’elle veut, c’est «me manger de l’intérieur et être complètement en moi », comme elle me l’a dit plus tard. Une mélancolie cannibale se manifeste. Dans l’après-coup, je pense qu’elle a peur et envie, dans un mouve­ ment projectif, que je la garde définitivement dans « ma poche ». Sarita vit, probablement, durant cette période, un télescopage entre une résurgence des sentiments d’agonie interne avec un environnement qui vient confirmer, des années plus tard, ses

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expériences précoces. Elle attend un effacement magique de sa douleur infantile, et par cette suppression, une disparition des souffrances actuelles. Elle me dit qu’elle a tout attendu de moi et que j’ai échoué. Ses exigences démesurées, ajoutées au fait qu’elle ne supporte plus la douleur «de me maltraiter comme ça», ont transformé la situation. C’est comme si elle devait harceler et décharger sa violence sur son analyste et qu’ensuite elle était travaillée par la culpabilité. Elle pense et se comporte comme s’il était trop tard pour changer. Pour elle, c’est ma faute, «vous auriez dû être là avant». Pendant tout ce processus, Sarita me répète qu’elle m’aime de telle manière qu’elle vît pour les séances et que sa vie par ailleurs est devenue un cauchemar. En dehors des séances, elle ne serait que douleur. Mais alors qu’elle ne peut presque pas bouger au centre de jour, elle continue à voler tous les produits nécessaires à sa survie et elle habille aussi ses amies avec des vêtements volés. Elle tient à me présenter un monde vide et douloureux sans moi. Ce qui souligne le caractère transférentiel de cette situation. Cependant, elle se laisse porter par sa tendresse et ses éclats d’humour et d’ironie sont toujours présents pendant ces années-là. Puis elle m’écrit une lettre dans laquelle elle me fait part de l’arrêt de ses séances avec moi. Elle explique que ce n’est pas de mon fait et qu’elle espère pouvoir revenir lorsqu’elle aura élaboré ailleurs ses sentiments d’amour envahissants. Après cette cure, elle a pu s’adresser à un analyste homme alors qu’auparavant cela était impensable. Quelque chose a profondément changé. Sarita, progressivement, continue sa recherche sur le judaïsme, se trouve un travail, organise sa vie et commence ses voyages par un voyage en Israël, d’où elle m’envoie une carte postale, la première d’une série qui dure depuis plus de dix ans. Ce colloque m’a offert la possibilité de revoir l’histoire de cette « cure » dans une nouvelle perspective qui vient enrichir et reprendre avec d’autres échos cette expérience, et les impasses

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auxquelles j’ai été confrontée. Il semblera que Sarita a pu contin­ uer son chemin sans plus jamais en parler, ni faire référence à l’intense débordement d’affects auquel nos séances ont donné lieu, ni a leur contenu. L’acuité de cette situation transférentielle a provoqué en moi, par moments, un sentiment d’embarras et suscite une multitude des questions. L’analyste est «garant» du transfert de l’analysant, il l’a suscité. Je m’interroge alors sur le point suivant: ne me suis-je pas trop attaché à la manière dont Sarita a construite ses « objets » internes, l’empêchant peut-être de les dynamiser ? « Si l’analyste y adhère, il fige ses moments, ces stases du transfert, il leur donne une fausse consistance, résiste alors au processus analytique en empêchant leur dépassement1.» Par ailleurs, je formule l’hypothèse que dans des situations qui se jouent dans le terrain « traumatique », l’analyste ne peut agir autrement qu’en adhérant aux dires du patient. Situation paradoxale qui provoque des controverses dans le mouvement analytique. D’un autre point de vue, une autre hypothèse serait que je suis devenue, pour «Sarita», dans la houleuse relation transféren­ tielle qu’elle avait établie avec moi, un « contenant » qui pouvait garder en elle ses projections transférentielles, les vestiges, les survivances de la relation fantasmatique et réelle à sa mère. D’une certaine façon, elle semble avoir construit un nouveau clivage: Sarita a gardé clivé «la mère» et la «femme». Je pouvais être une «mère kangourou», mais pas du tout la « femme sexuée » qui drague les hommes. Il me semble impor­ tant de souligner le fait que « l’objet » a survécu au déferlement destructeur, et qu’une partie de la violence de Sarita peut être pensée comme une mise à l’épreuve de l’endurance de l’analyste. La constitution d’un bon objet interne-externe investi fait que celui-ci est en même temps précieux et profondément persécu­ teur. Je sais qu’elle prend régulièrement de mes nouvelles. À cela 1. Patrick Guyomard, « Lacan et le contre-transfert: le contre-coup du transfert », in Lacan et le contre-transfert, Paris, PUF, 2011.

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s’ajoute qu’elle maintient à travers ses cartes postales un « lien» aussi ténu soi-il. Elle me garde «vivante», mais à distance. Elle a dû s’adresser ailleurs pour continuer son chemin d’identifica­ tions, comme si le lien transférentiel avec son premier analyste était trop chargé d’amour-haine, trop dangereux puisqu’il a menacé de lever le nouveau clivage.

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Haute Enfance Annie Franck

J’ai intitulé mon intervention «Haute enfance», en m’inspi­ rant du conte de Jules Superviel1, afin de tenter d’aller plus direc­ tement vers ce qui caractériserait les passions amoureuses de Célia; sous la surface visible se maintient, dans une solitude insoupçonnée, une réalité engloutie sous la mer et privée de l’essentiel : la possibilité d’être en lien avec autrui. Célia va d’une relation passionnelle à une autre, de moins en moins destructrice au fil de son évolution, mais chaque fois déchirée. Déchirée entre, d’une part, la conscience - et la révolte ! de se laisser maltraiter et humilier, et, d’autre part, un impossi­ ble arrachement à quelque chose qui la prend au corps malgré elle. Déchirée aussi entre une lucidité aiguë du «jeu manipula­ teur» de son partenaire et l’inexorable aliénation. Cette relation a basculé dans le registre du besoin12 et elle ne s’appartient plus ; toutefois, son aliénation laisse une certaine liberté à la pensée de Célia, ou du moins a-t-elle reconquis sa liberté depuis le début de son analyse, il y a environ trois ans. Mais c’est le lien charnel

1. Jules Superviel, L’Enfant de la haute mer, Paris, Gallimard, 1931. 2. Piera Aulagnier a consacré une grande partie de son ouvrage, Les Destins du plaisir (Paris, PUF, 1976), à la passion; elle la caractérise comme une relation d’aliénation qui s’est déplacée du registre du désir au registre du besoin. Cette analyse concerne les « processus secondaires », selon ses conceptions, c’est-àdire ce qui se trouve lié aux «représentations idéiques».

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qui l’attache et l’assujettit et qui, à chacune de ses relations, n’en finit pas de se défaire. Comme captée à la source la plus primitive de sa relation à l’autre, et aussi de ce qui la tient vivante, et lui permet de se sentir exister, Célia ne parvient pas à s’accorder elle-même, ne parvient pas à s’accorder à ce qu’elle pense et analyse. Elle reste enchaînée à ce qui s’est maintenu en souffrance en elle depuis toujours, depuis le temps de l’« originaire1 », dans le corps à corps, le peau contre peau de la plus « haute enfance » : c’est une douleur de « sa peau ou de son corps, dit-elle, quelque chose de physique en tout cas » qui réclame, attend éperdument. Le besoin d’un apaisement qu’elle trouve - enfin - parfois, dans les bras de cet homme, la transporte loin en amont: à l’âge de un an ou deux ans peut-être (?), se souvient-elle, jambes et fesses nues sur le carreau glacé de la cuisine, peau en appel d’être réchauffée et caressée; transie de solitude. Et le couloir si sombre, si long, désert, où paraissaient résonner son propre souffle et les battements de son cœur dans un silence sidéral... suspendu dans l’attente d’un regard, d’un mot. Cette même attente douloureuse d’être enfin vue, reconnue, est comme une marque au fer rouge dans la relation passion­ nelle: le vide annihilant du regard maternel ne se trouve que fugitivement - quoique intensément - compensé par la présence de cet homme... qui d’ailleurs joue si habilement de ses absences pour attiser la passion. Car, bien entendu, celle-ci se joue dans une rencontre, toujours, entre la part restée écorchée d’elle-même, sa peau mise à vif, et... un besoin chez lui aussi, chez cet homme écorché - le tout petit garçon d’ailleurs - de se nourrir d’un total pouvoir sur elle pour se sentir exister luimême... et qui sait si bien s’employer à se faire affreusement nécessaire. Et chaque fois, c’est la douleur de la toute petite fille délaissée, comme livrée en pâture à qui pourra la remarquer... pour éventuellement l’utiliser ? 1. Je reprends ici les notions propres à Fiera Aulagnier.

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Parfois battue par sa mère, se cachant pour échapper aux coups, Célia trouve protection et consolation auprès de son oncle paternel qui vit au foyer... et... qui dort dans le même lit qu’elle. Cela lui revient brutalement, lors d’une toute première séance de son analyse : elle est venue me rencontrer pour « se débarrasser » - ce sont ses mots - d’un rougissement envahissant dès qu’elle est exposée directement à la vue d’un autre, généra­ lement un homme. C’est alors, ajoute-t-elle, après quelque temps, «comme si on pouvait lire en elle». Qu’aurait-elle à garder secret, caché au regard d’autrui ? Ensemble, nous recevons alors son souvenir soudain comme un coup : l’oncle à côté d’elle dans le lit, qu’elle sentait et entendait se masturber. « Ce n’est qu’aujourd’hui que je comprends, que je peux trouver le mot», dit-elle avec la plus grande honte. L’émoi inavouable la gagnait. Happée dans le souffle et les mouvements de l’homme, frontières pulvérisées, elle se confon­ dait à cette excitation partagée malgré elle. Elle n’était plus que la masturbation de son oncle, laisse-t-elle entendre. Et puis encore plus tard dans sa cure, revient le sentiment affreux d’avoir été utilisée, réduite à l’état d’objet. Revient aussi la pitié - ô combien « dangereuse », dirait Zweig ! - pour cet oncle très seul, sans vie privée, alcoolique, si pathétique, dont elle partage non seulement l’excitation dans le lit mais aussi la détresse. Dans cette confusion extrême se mélange douloureusement - sans place pour une quelconque révolte qui séparerait - le dégoût et la curiosité, les émois et la peur, la profonde tristesse de cet homme et la sienne, la solitude de l’un et de l’autre. « Je suis La Grande Consolatrice du petit garçon malheureux», ironise-t-elle au sujet des hommes qui suscitent sa passion. Car soigner à travers l’autre le tout petit enfant si blessé, enfoui en elle, en elle et en l’autre inextricablement confondus, voilà le cœur de sa passion. Mais les passions amoureuses actuelles de Célia ne provien­ nent-elles pas également plus haut encore dans l’enfance, encore plus en amont de cette expérience traumatique dans le lit

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commun avec son oncle ? Dans ce que Célia dépeint comme un excessif refoulement - ou un déni ? - du plaisir charnel chez sa mère ? Selon Célia, celle-ci se montrait comme asexuée, exclusi­ vement mère, et de surcroît dans le seul registre du devoir et des soins physiques donnés à l’enfant. Incarnant «La mère tout dévouement», elle a élevé plusieurs enfants confiés à la DASS. Difficile d’imaginer pour Célia la sensualité partagée du tout premier lien mère-fille, du moins sans que cette dimension ne soit aussitôt vigoureusement étouffée. « L’effet-mère », selon le jeu de mots si parlant de Dominique Guyomard (qui donne titre à son livre1), passe de façon précisément si éphémère qu’il ne peut pas laisser sa trace ; son « empreinte narcissisante » se fait si volatile que la toute petite fille ne reste qu’un organisme-bébé nécessitant un maternage dénué d’échanges affectifs; peut-être, déjà, Célia se sentait-elle manipulée comme un objet, alors essen­ tiellement «tube digestif»?... dans l’occultation de la future jeune-fille, jeune femme, non pressenties, non reconnues par sa mère dans une «altérité du même», selon la formulation, si heureuse encore, de Dominique Guyomard. La passion de Célia court vers une restauration de la narcissisation primordiale qui imprègne le lien mère-fille et pose les bases des identifications féminines ultérieures. Il y a pour elle urgence d’être regardée comme unique, d’être entendue, d’être touchée sensuellement sans être utilisée. Comment dénouer, par le travail qui prend appui sur des mots, ce qui a été manque, cruel manque dans une autre langue, celle de l’originaire? Comment atteindre ce marquage si précoce ? Tout se joue, bien évidemment, dans le vécu transférentiel. Mais ici, le transfert est non seulement l’essentiel, mais il en est aussi le seul vecteur. Est-ce à dire qu’un transfert passionnel serait la voie incontournable pour toucher une disposition passionnelle ? 1. Dominique Guyomard, L’Effet-mère, Paris, PUF, coll. Petite Bibliothèque de psychanalyse, 2009.

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Monica Broquen, dans l’article précédent, nous a montré le transfert passionnel d’une de ses patientes, de sa capacité à supporter et à permettre l’évolution d’un transfert de cette nature. Il y faut une patience et une confiance indéfectibles, du courage, et une expérience profonde du possible retour de l’enfer, de la possibilité de «réapprendre à sourire», selon l’expression de Marion Lévy. Oui ! Mais comment cela s’est-il fait ? Comment un transfert passionnel, ce ravage, réussit-il à se défaire ? Chez Clélia, il n’y a pas de transfert passionnel. Peut-être parce que quant à moi, pour avoir connu dans ma pratique débutante un transfert passionnel et m’en être - disons - fort mal «dépêtrée», je crois que depuis - sans même en décider ni le maîtriser, bien sûr — je l’esquive, le «limite», lorsque je le sens poindre. Il y a sans doute une forme de présence de l’analyste qui autorise (ou non), ouvre ou non - parfois suscite - le déploie­ ment d’un transfert passionnel : un certain accueil, le regard, les intonations, quelque chose d’une capacité à donner sans limite du maternel et à plonger dans le lien maternant... non sans risque, mais parfois aussi pour savoir le transmuer en relation, dans laquelle l’altérité deviendra reconnue. Mais comment pouvons-nous, Célia et moi, dans notre chemi­ nement, atteindre suffisamment ce noyau où l’altérité est anéan­ tie ? Les mots seuls paraissent impuissants à dénouer l’emprise, à réduire le clivage: ils glissent - sans prise aucune - sur cette passion. Seuls, d’ailleurs, les mots ne suffisent pas à décrire la passion amoureuse. Peu d’écrivains, en effet, réussissent à traduire une passion. Marguerite Duras néanmoins, dans Les Petits Chevaux de Tarquinia, ou surtout dans Un homme assis dans le couloir par exemple, ou encore bien sûr dans Le Ravissement de Loi V. Stein, parvient à évoquer la soif ravageante de la passion amoureuse, grâce à son écriture qui place le lecteur en suspens, en attente, au bord toujours de l’indicible; grâce au rythme et aux silences de son texte qui font place au corps. 1. Marguerite Duras, Les Petits Chevaux de Tarquinia, Paris, Gallimard, 1953.

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La musique, elle aussi, qui s’adresse directement aux sens, certains films également, réussissent davantage à faire vivre la dimension charnelle de la passion, peut-être grâce à la sollicita­ tion sensorielle, mode de contact originaire avec le monde. Mais notre écoute à nous, analystes, comment peut-elle suffisamment entendre et prendre en compte la présence du corps ? Comment desserrer cette « addiction », comme la nomme Célia elle-même ? Comment donner prise à nos mots sur cette exigence charnelle ? Comment permettre qu’un écart dans cette urgence soit enfin possible ? Actuellement, Célia sait qu’il lui faut rompre cette relation. Peut-être d’ailleurs n’aime-t-elle plus cet homme, s’interroge-telle? Elle exprime depuis peu (du moins de façon claire) un certain mépris vis-à-vis de lui... au point même qu’il m’arrive de me demander si ce mépris n’est pas, chez elle, une des compo­ santes essentielles de sa passion. Il lui arrive parfois une certaine colère contre lui. Elle se sent aussi souvent exaspérée contre ellemême de ne pas avoir le courage de cette rupture. Elle pense à sa délivrance, à la liberté qu’elle trouverait si elle réussissait à défaire ce lien. Célia pense donc à mettre fin à cette relation qui la détruit, mais «je ne peux pas», répète-t-elle douloureusement. Dans ce « je ne peux pas », il y a l’impossible renoncement au besoin qu’il aurait d’elle... ou bien est-ce au désir qu’il aurait d’elle? Les deux registres, ici, paraissent se confondre: objet de la pulsion et objet du désir ne se séparent pas vraiment. Ensemble, nous frôlons, dans les silences et les mots, cette ligne de partage indi­ cible et décisive. Pour elle, se savoir nécessaire à l’autre est indispensable : être la source de la « vraie vie » pour lui - enfin ! ai-je envie d’ajouter -, celle qui aurait, par son absence à elle, le pouvoir de le détruire, voilà le projet secret qu’elle ne parvient pas à lâcher. Figée, prise aux rets du lien primordial, dans une réciprocité supposée, une inversion, une projection, mais surtout une totale confusion entre son partenaire et elle, Célia ne cherche-t-elle pas ainsi à se

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guérir de sa propre haine? Ne cherche-elle pas à recomposer cette part de sa plus haute enfance, devenant enfin précieuse, unique, inconditionnellement aimée et protégée, source d’un narcissisation réciproque? Mais dans l’incapacité de Célia à mettre en acte cette rupture souhaitée, il y a surtout - je veux insister sur ce point - la douleur pressentie d’un arrachement, «quelque chose de physique», l’extrême souffrance de la plus haute enfance, comparable à celle d’un nourrisson auquel on retire brutalement le sein et qui sent toute sa bouche, tout luimême en fait, se détacher violemment. Comment donner aux mots que Célia et moi échangeons une capacité de «mordre», si j’ose dire, sur cette douleur-là? Seule l’ouverture en nous, éprouvée et partagée, sur cette douleur si ancienne donnera aux silences et aux mots tissés ensemble le pouvoir de prendre l’écart nécessaire.

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De quel amour blessé ? Marion Lévy

En racontant l’histoire de l’oppression des femmes, en faisant éclater le concept de nature féminine, en faisant de son existence l’objet de son écriture, elle nous a libérées d’un carcan millé­ naire. « Faites comme moi, disait-elle, n’ayez pas peur, partez à la conquête du monde : il est à vous. » Comment parler de la passion, de la passion amoureuse, sans faire référence à cette femme d’exception, Simone de Beauvoir, qui demanda à être enterrée au cimetière Montparnasse, auprès de son compagnon de toujours, Jean-Paul Sartre. Dans son cercueil, elle avait passé à son doigt l’anneau d’argent que lui avait offert son grand amour transatlantique, Nelson Algren. Ainsi lui écrivait-elle, en septembre 1947, après l’avoir laissé à Chicago: «Nelson, mon amour. Ça commence: vous me manquez, je vous attends, j’attends le jour béni où vous me serrerez à nouveau dans vos bras aimants et forts. Ça fait grand mal Nelson, mais tant mieux, car cette dure souffrance est de l’amour et vous m’aimez aussi, je le sais. Vous êtes si proche et si lointain, si lointain et si proche, mon bien aimé1. » Ces quelques lignes préfiguraient plus d’une centaine de lettres écrites par une femme amoureuse. Des lettres où la 1. Simone de Beauvoir, Lettres à Nelson Algren, Paris, Gallimard, coll. Folio, n° 3169, 2008, p. 97.

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passion s’exprime, tour à tour brûlante et douce, ravageante et enchanteresse, d’autant plus ardente qu’elle était douloureuse. C’est cette dichotomie si cruelle à vivre dans la passion et cette dimension métaphorique que nous avons à questionner. C’est également la passion, celle pour l’analyse et pour la théorie de l’inconscient, qui nous permet de soutenir les larmes de nos patients. Au-delà de ces chagrins, parfois incommensu­ rables, il nous arrive aussi d’entendre ce que nous pouvons appeler l’inconsolable. Cette souffrance sourde et lancinante, qui vient de si loin et qu’il est bien difficile de soigner. Des mots en trompe-l’œil

Pour Claire, une jeune femme d’une trentaine d’années que je reçus longtemps, la vie n’avait pas été tendre. Elle était la fille aînée d’une mère immature et dépressive, elle-même non désirée par sa mère qui l’avait humiliée toute sa vie. Après avoir tenté d’avorter, elle avait décidé de garder cet enfant au grand dam de sa famille, puis elle avait essayé de s’en occuper, seule, car le père de Claire avait quitté la maison. Après quelques années d’errance psychique, elle avait renoué avec cet homme, puis elle avait entrepris une thérapie et avait donné naissance à deux autres filles. Ce qui faisait pleurer Claire, c’était ce désamour maternel aussi étrange que silencieux, au contraire de ses sœurs, chéries par leur mère. Elle ne comprenait rien à son histoire, n’arrivait pas en parler avec sa mère, encore moins avec son père, décédé depuis longtemps, et restait prostrée dans ses larmes, à son corps défendant. Claire était une grande passionnée. Tout ce qu’elle pouvait saisir devenait pour elle l’objet d’une passion violente. Son travail qui la dévorait, l’alcool qui la déchirait, les nuits qui la hantaient, les hommes qui la maltraitaient et l’analyse qu’elle poursuivait avec un indéfectible attachement. Ce travail d’analyse progressait lentement, occupé par les passions hétérosexuelles de la jeune femme. D’un danseur de

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tango au cœur brûlant à un acteur vieillissant, amateur de parties fines, Claire passait d’un amour possessif et cruel à une passion exclusive et perverse qui l’emportait dans des déchire­ ments infinis. Elle ne pouvait pas aimer autrement, car elle pensait que seul l’amour, le vrai, l’absolu avait pour nom passion. Telle Phèdre, c’était le tout ou rien. Cela la ravageait. Enfin, elle pu rompre avec ces amours malheureuses et resta seule un certain temps. L’analyse prit alors un autre tour. Claire avait affaire en permanence à la vie et à la mort, à l’amour et à la haine, la pulsion était constante, elle explosait par rafales, si fort qu’elle tentait de la noyer en buvant, « verre après verre», expliquait-elle, sans pouvoir s’arrêter. Ses excès pulsionnels, qui l’insupportaient, se manifestaient également lors des séances, par de grandes crises de larmes, parfois des hurlements, des malaises et une logorrhée débordante. Elle était en crue et dépensait une énergie folle pour contrer la charge pulsionnelle. Avant de s’allonger, elle prit l’habitude de s’asseoir, d’attendre et de chercher mon regard. Du coin de l’œil, presqu’à la dérobade, je la regardais et je dois dire que cela me gênait. Peutêtre était-ce la fin de la journée, le regard des patients en face à face, Claire venait quêter mon attention, pour me demander si j’étais bien là, rien que pour elle. J’interprétais son attente comme un incoercible besoin d’amour maternel, mais cela visiblement ne suffisait pas et n’expliquait pas ce que j’appellerais mon embarras, ce lieu si inconfortable où nous convoque parfois le transfert amoureux, cet amour qui se constitue de l’amour qui échappe à l’amour. Quelque chose insistait avec cette patiente, qui venait prendre place - hic et nunc — ici et maintenant. Il faut dire que ce que j’entendais d’elle lorsqu’elle essayait de « creuser », c’est son terme, et de comprendre ce qu’elle avait fait ou pas fait pour que sa mère ne l’aime pas, me donnait le senti­ ment que ses mots s’inscrivaient en trompe-l’œil sur une toile peinte. Et quand elle éventrait, de ses larmes, la toile peinte,

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celle-ci en révélait une autre, comme une mascarade infinie... Derrière ce qui ressemblait à une mascarade, surgit dans ma tête un corps de femme nue, offerte au regard. Je restai ainsi arrêtée sur La Vénus d’Urbino de Titien1. Cette toile présente une belle jeune femme nue, la tête sur notre gauche. Elle est étendue sur un lit et prend appui sur son bras droit. À ses pieds, un chien dort, plus loin, deux servantes s’affairent près d’un coffre ouvert. De sa main gauche, la jeune femme cache délicatement son pubis. Elle est sur le devant de la scène, elle occupe la surface du tableau. Que fait-elle ? Elle nous regarde, où que l’on soit, elle nous suit du regard, sans nous lâcher, comme si nous regardions par effraction. Que dit l’historien de l’art, Daniel Arasse, à ce propos ? : « Vous ne voyez rien dans ce que vous regardez. Ou plutôt, dans ce que vous voyez, vous ne voyez pas ce que vous regardez, ce pour quoi, dans l’attente de quoi vous regardez : l’invisible venu dans la vision1 2. » Mon regard brouillait la survenue de l’invi­ sible. Comme dans le tableau, le mystère reste inépuisable, il est indicible tant et si bien qu’on ne peut l’épuiser par les mots; quand le traumatique touche à l’invisible, il est insoutenable. Je compris plus tard ce que je cherchais à saisir derrière cette dérobade. Lors d’une exposition sur l’expressionnisme consacrée au peintre autrichien Egon Schiele, je tombai en arrêt sur une petite gouache de celui-ci appartenant à une série de travaux érotiques exposés en 1911, commandés par ses mécènes. Celle-ci se nomme La Fille aux cheveux noirs3. Ce que le modèle à la chevelure abondante dévoile, dans une attitude non équivoque, et d’une crudité absolue, corsetée de bas noir, c’est son sexe, qu’elle expose en relevant les plis de sa robe. Plus encore que la force du trait du peintre et du regard de la jeune fille incroyablement profond, qui scrute d’évidence le spectateur, comme pour lui montrer la jouissance qui l’excède, 1. La Vénus d’Urbino (1538), huile sur toile, Galeries des Offices, Florence. 2. Daniel Arasse, Histoires de peintures, Paris, Denoël, 2005, p. 165. 3. La Fille aux cheveux noirs (1911), gouache et aquarelle, MoMA, New York.

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c’est le commentaire du tableau qui m’arrêta : « Egon Schiele, qui n’avait pas les moyens d’engager des modèles professionnels choisissait des prostituées ou des filles très jeunes venant de la classe ouvrière à qui il demandait de prendre des poses ostensi­ blement sexuelles. L’expression du corps, contraint et distordu par le peintre, transmet une sensation d’inconfort contenue et un sentiment de honte à peine masqué. » Ce tableau faisait écho pour moi dans le transfert à un événe­ ment tragique qui était arrivé à la petite Claire quand elle avait 6 ans. Pendant une récréation, elle fut empoignée par une bande de garçons et filles un peu plus âgés qu’elle qui l’obligèrent à s’allonger sur le sol, et, tout en la maintenant, à enlever sa culotte et à ouvrir ses jambes. Dans son souvenir, elle avait l’impression que les enfants étaient très nombreux autour d’elle et que cette scène avait duré une éternité. On l’avait forcé à s’exhiber, et c’était une souffrance qui l’acca­ blait. A tel point que j’avais pu penser pendant un temps qu’il était l’événement traumatique de son histoire. Mais ce que j’avais vu et lu du travail d’Egon Schiele me permettait de comprendre que la honte, qui restait entière et qui semblait inconsolable, avait une autre origine que ce souvenir qui faisait écran. L’épisode, si je peux l’écrire ainsi, de la cour de récréation, n’avait pas eu lieu par hasard: depuis quelques mois, Claire avait pour habitude de donner des cours d’éducation sexuelle à ses camarades. Il faut dire qu’elle en savait des choses ! Sa mère, très au fait des nouvelles méthodes éducatives qui fleurissaient en ce temps-là, avait installé dans les toilettes de la maison une bibliothèque d’éducation sexuelle destinée aux petits comme aux grands. Aussi la petite fille avait-elle pris connaissance des livres d’images et de dessins qui lui étaient réservés, mais elle était évidemment intéressée par les autres, ceux pour les grandes personnes, avec des photos très suggestives. Ces images d’un effrayant et innommable sexuel, qui ponctuèrent son enfance, prenaient, au cours de son analyse, une dimension d’autant plus traumatisante qu’elle n’avait pu, étant

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toute petite fille les «comprendre», de façon intelligible. Cette souffrance et cette incompréhension traumatique ne cessaient de s’amplifier. Il en est ainsi pour ces enfants confrontés à l’éhonté de l’adulte et qui doivent cependant garder le secret de ce « toutsavoir » auquel, clandestinement, ils ont eu accès. « Cette honte du savoir sexuel prématuré est étroitement liée à la jouissance sexuelle furtive et clandestine », analyse Freud à propos d’un cas exposé par Alfred Adler1. Pour se sortir de la rage qui la violentait et de la sidération qui était la sienne dans ce qui était resté comme marqué au fer, la jeune Claire avait tenté de détourner son regard de ces scènes de séduction précoce. Elle avait mis ces images de côté pour qu’elles puissent échapper à sa vue, mais elles restaient comme en reflet, lui renvoyant d’elle-même un effet de dégoût. Plutôt que de mourir de honte, Claire vivait dans l’excès. Elle ne pouvait que se perdre et s’oublier dans les bras d’un autre qui, le pensait-elle, était le seul lieu d’un bonheur possible. «Cet abandon d’ellemême qui la fait se donner», comme l’écrivait Françoise Dolto12. Au hasard de ses rencontres, Claire mobilisait toutes ses forces pour trouver chez l’objet de son choix des qualités exceptionnelles telles qu’elle se retrouvât rapidement enfiévrée, assoiffée, sur le qui-vive, en manque, les adjectifs manquent pour exprimer l’état d’angoisse et de tension qui l’habitait. Elle ne pouvait penser à rien d’autre, puisque l’objet de sa passion prenait toute la place de sa pensée; elle se mettait constamment en danger. Dans «État amoureux et hypnose», Freud, en 1921, écrit ainsi en parlant de ce qu’il nomme l’état amoureux dans ses développements extrêmes : « Le moi devient de moins en moins exigeant et prétentieux, l’objet de plus en plus magnifique et précieux; il entre finalement en possession de la totalité de 1. Alfred Adler, «Un cas de rougissement compulsionnel», in Les Premiers Psychanalystes, Minutes de la société psychanalytique de Vienne, tome 2, Paris, Gallimard, 1978, p. 128. 2. Françoise Dolto, « La relation d’objet », in Sexualité féminine, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, n° 314, 1999, p. 379.

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l’amour de soi du moi ; si bien que l’auto-sacrifice de celui-ci en devient une conséquence naturelle. L’objet a pour ainsi dire absorbé le moi1. » Que tentait de soigner cette patiente dans ces moments de passion dévorante? En poussant à l’extrême ses sentiments amoureux vers la passion, Claire renforçait ce que l’on pourrait appeler son mal d’enfance. Elle ne pouvait que maintenir cet état car il était fabriqué d’affects d’origine infantile. Elle avait besoin de se sentir en totale dépendance, comme elle l’était à l’égard de sa dépendance maternelle. La constante menace de l’absence et du manque de l’objet de sa passion réactualisait les séquelles de ses angoisses précoces.

La tragédie muette de la scène d’adieux Le clivage du moi, comme le relève René Roussillon1 2, existe au moins à l’état d’ébauche, dès les premiers stades post-trauma­ tiques. Pour lutter contre une menace permanente d’anéantisse­ ment, et répondre à son incoercible besoin d’amour, Claire mobilisait une violence libidinale qui tentait de lutter avec fracas contre sa pulsion de mort et son agressivité. Cet excès qui la débor­ dait était le symptôme majeur de sa plainte; au cours de son analyse, elle réalisait à quel point elle souffrait d’un défaut de transmission du maternel. Elle vivait comme un ravage le silence et l’intrusion perverse de sa mère qui lui avait livré un féminin pour le moins meurtrier ! Elle était gauche, maladroite, indéterminée. « À part que j’avais la tête vide, lui avait dit un jour sa mère, j’étais quand même une bonne mère. » André Green parle ainsi de « psychose blanche, au sens de blank, en anglais, qui signifie espace inoccupé, vide3», et qui agit comme une paralysie de la 1. Sigmund Freud, «Etat amoureux et hypnose», in Psychologie des foules et analyse du moi, Paris, Payot, coll. Petite Bibliothèque Payot, 1995, p. 177. 2. René Roussillon, « Clivage du moi et transfert passionnel », in Paradoxes et situa­ tions limites de la psychanalyse, Paris, PUF, coll. Quadrige, 2001, p. 233. 3. André Green, Narcissisme de vie, narcissisme de mort, Paris, Éditions de Minuit, coll. Reprise, n° 14, 1983, p. 173.

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pensée. De cette clinique du vide, Green avance également le concept de « mère morte » : « À la suite d’une dépression mater­ nelle, une imago s’est constituée dans la psyché de l’enfant, transformant brutalement l’objet vivant, source de la vitalité de l’enfant, en figure lointaine, atone, quasi inanimée1. » Combien de fois, combien de temps, Claire a-t-elle cherché à capter le regard de sa mère, pour ne rencontrer que de l’informe ? Elle était un nourrisson qui, au lieu d’une mère, avait perçu une étrangère, elle avait réalisé l’absence de sa mère, pire, elle l’avait perdue de vue. Claire souffrait d’un trauma scopique. Freud en dit quelques mots dans «Inhibition, symptôme et angoisse » : La perte de vue ravage, de coïncider, précise-t-il, avec un « besoin que la mère doit satisfaire1 2 ». Que pouvait-elle faire, la jeune Claire, puisque sa mère s’était éclipsée, sinon s’enfermer dans une répétition de la douleur? Dans ses amours passionnelles et cruelles, elle réexpérimentait les moments où la rupture serait inévitable. Elle rejouait, ainsi que la décrit Paul-Laurent Assoun, «la tragédie muette de la scène d’adieux [...]» Dans la rupture amoureuse, souligne-t-il, «serait réexpérimenté, en une véritable reviviscence, ce point indicible de douleur: où perdre de vue l’objet est pire que le perdre, lui, ou le pire de la perte3 ». « Je continue de pleurer, expliquait Claire, parce que ma mère ne veut rien entendre de ma souffrance, elle ne veut rien savoir de sa cruauté, elle dit que ce sont de bien grands chagrins pour une grande fille comme moi. » «On ne naît pas femme, on le devient», écrivait Simone de Beauvoir en 1949. On ne naît pas femme quand on naît, du verbe naître, comme une poupée de chiffon, mais on peut le devenir si on fait l’expérience d’une altérité irréductible.

1. André Green, Narcissisme de vie, narcissisme de mort, op. cit., p. 247. 2. Sigmund Freud, Inhibition, Symptôme et Angoisse, Paris, PUF, coll. Quadrige, 1995, p. 82. 3. Paul-Laurent Assoun, Le Regard et la voix, Paris, Anthropos, 2001, p. 59.

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Quand les cailloux s’enflamment dans le soleil... Philippe Porret

Aux mines de Salzbourg, on jette dans les profondeurs abandon­ nées de la mine, un rameau d’arbre effeuillé par l’hiver; deux ou trois mois après, on le retire couvert de cristallisations brillantes: les plus petites branches, celles qui ne sont pas plus grosses que la taille d’une mésange, sont garnies d’une infinité de diamants mobiles et éblouissants; on ne peut plus reconnaître le rameau primitif. Stendhal, De l’amour, « De la naissance de l’amour ».

Tel est bien l’amour, son pouvoir mutant, son inventivité : s’il cristallise son objet, il n’épargne pas davantage qui s’en trouve aux prises, comme le démontrera l’auteur de La Chartreuse de Parme1 ; il produira donc ce qui n’existait pas encore, enrichis­ sant tout en figeant. Douloureuse contradiction que la passion portera à son acmé... Le rameau primitif n’est plus, soulignait Stendhal, il a crû ; mais avec sa croyance obscure, le temps s’est immobilisé. A-t-il existé comme primitif, ce rameau, du reste ? Assurément! répondrait le Grenoblois. On en doutera, parfois quand même, quand les affaires s’enflamment. La passion transforme-t-elle un objet, perçu préalablement, ou le crée-t-elle d’emblée en succombant sur l’instant à son attrait? D’où

1. Stendhal, De l’amour, op. cit. : «Ce que j’appelle cristallisation, c’est l’opéra­ tion de l’esprit, qui tire de tout ce qui se présente la découverte que l’objet aimé a de nouvelles perfections [...]. »

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provient le transport incoercible du coup de foudre qu’il fait retentir? La passion, comme le désir, hallucine-t-elle son objet? On rêve, sur ce point, d’un colloque privé entre les auteurs de Le Rouge et le Noir, d’À la recherche du temps perdu et de Die Traumdeutung-, sans doute faudra-t-il attendre longtemps... Les psychanalystes connaissent bien un transport, d’ordinaire plus tempéré, surgissant des buissons de la cure, et qu’ils nomment transfert; ils questionnent depuis Freud son ressort, à travers sa manifestation la plus tangible : un véritable amour, vrai de vrai quoi qu’on en dise... Mais, étrangement, cet emportement clandestin et impérieux, prédictible autant qu’imprévisible, ne peut s’empêcher de se dire difficilement, de s’entre-dire ici et là ; alors remarque-t-on que, loin de tenir aux avantages personnels du praticien, il participe matériellement du mouvement de la parole, dont il ne constitue qu’un passage, s’il est analysé plus tard pour ce qu’il aura été: une transposition. Point d’amour, sans langue ni parole, pas de parole conséquente car narrative, sans amour. Quelqu’un s’éveille en se révélant; un homme, une femme, se révèle en s’éveillant: à ce qui le constitue, la déter­ mine, les assigne parlêtres. De ce fait, la cure s’abandonne-t-elle, sans trop de savoir, au champ dans lequel elle opère, moins érotique qu’érotologique, parce que poétique. La passion, quant à elle, ne peut pourtant se satisfaire de ce discret mouvement métaphorique qui s’entre-dit; elle se déclare, s’affiche et s’éprouve: avec certitude et fracas. L’analyste en est rarement l’objet d’élection direct, le supposé bénéficiaire ou le malheureux récipiendaire. Plutôt va-t-il assister, au propre comme au figuré. À ce qui, comme la guerre, s’est déclaré. Passion en impasse, impasse de la passion, impassion si l’on ose ?

Une certitude insoutenable L’analyste est souvent convoqué, à travers maintes somma­ tions des analysants, à se prononcer - fût-ce par un silence lorsqu’une passion mobilise la cure latéralement (à travers un

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tiers personnage dont le patient s’entiche ou a fait rencontre, en cours de «traitement», selon le terme originel freudien). On sait que le fondateur de la psychanalyse, du fait des déterminations inconscientes de cette situation, imposait la suspension de toute décision d’engagement ou de séparation amoureuse, comme condition préalable à l’effectuation de la cure. Autre manière de dire que les particules volatiles mises en circulation par l’exercice singulier de la parole en analyse, ou les conséquences par ailleurs de l’expérience inédite d’une intimité psychique avec un analyste, ne devaient être suivies d’aucune prise de décision de type senti­ mental chez qui s’engageait dans le traitement. Autres temps, autres mœurs, certes ; mais disposition instructive ! Se pourrait-il que l’éclosion d’une passion mondaine (dans le monde de l’ana­ lysant) ait quelque chose à voir avec ce qui se passe - ou ne se passe pas - dans la cure ? Rien n’est moins impossible. Qui n’a jamais entendu, sur le divan, l’interminable vertige qu’une analysante éprouve entre deux élans amoureux peu compatibles - tendresse pour le mari, passion pour l’amant - et dont le théâtre, les rebondissements, envahissant la cure, s’adres­ sent finalement à l’analyste comme à une sorte de douanier, sinon d’arbitre ? Quel choix impossible m’est-il nécessaire d’effectuer, se plaint-on sur le divan, entre ces deux modalités amoureuses si différentes que je ne peux me résoudre à envisa­ ger sans le sentiment immédiat d’un vide, d’une chute terrible ? Insoutenable légèreté de l’être, en cette passe, vertige intérieur devant l’impasse d’une certitude: «Aucun doute, c’est cet homme nouveau qui me donne vraiment le sentiment de ma vie, la certitude d’être moi-même, je dois quitter mon mari, mais... je ne puis m’y résoudre. » C’est ainsi « sur l’extrême bord d’un précipice affreux, et touchant de l’autre le bonheur parfait » pour reprendre une expression stendhalienne - que l’analyse (et l’analyste) se trouvent pris à parti, mobilisés autant qu’immobi­ lisés. Qu’observe-t-on alors en séance ? Des turbulences, si l’on reste dans le transport aérien, une forme assez turbulente de la parole surtout - si l’on pense ici au comportement d’un enfant

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que l’on jugerait turbulent - autrement dit, une parole qui n’obéit à plus rien d’autre qu’aux excitations de l’instant; un emportement permanent où le balancier des sentiments, du désir, de la passion dans son tumulte, ne cesse d’osciller. Une certitude insoutenable occupe ainsi toute la place. La fréquence des séances augmente, à la demande de l’analysant parfois, sur proposition de l’analyste souvent, qui, sentant le temps se couvrir, pressent des lendemains qui déchantent. Car le moment devient grave alors que la dialectique entre dans une stase. L’indécision du patient produit une focalisation du discours; l’analyse ainsi que son praticien se trouvent convoqués dans une passe d’immobilité emportée qui dure, perdure, s’endure... L’analyste indiquera-t-il une issue, une esquisse de choix, au nom de ce qu’il entend qui se dépose et se transpose ? Il n’en fera rien, s’il reste tel. Mais son angoisse - de n’en rien savoir - est régulièrement convoquée par l’analysant(e) qui lui adresse son dire, en une récurrente convocation : ne pouvez-vous donc pas saisir dans ce grain de passion qui m’emporte en haute mer comme une barque sans voile, quelque chose de la vérité de mon existence1, de son appel comme de ses rappels ? L’analyste le ressent en effet, mais n’est pas toujours en mesure de l’analy­ ser. Cet amour qui a pu mal tourner en virant à la passion malheureuse ou exaltée et qui est tombée sur l’analysant, qu’en dire ? Qu’est-ce qui y a engagé ce dernier, l’a saisi et l’enchaîne maintenant, jour après nuit dans une solitude socialement impartageable ? Les séances se replient sur la micro-événementialité des péripéties relationnelles, s’y enferment au risque de 1. « Il s’agit de cet amour automatique, et le plus souvent inconscient, que l’analy­ sant porte à l’analyste et qui s’appelle le transfert. C’est un amour factice, mais il est de la même étoffe que l’amour vrai. Il met au jour sa mécanique: l’amour s’adresse à celui dont vous pensez qu’il connaît votre vérité vraie. Mais l’amour permet d’imaginer que cette vérité sera aimable, alors qu’elle est en fait bien difficile à supporter. [...] Aimer vraiment quelqu’un, c’est croire qu’en l’aimant, on accédera à une vérité sur soi. On aime celui ou celle qui recèle la réponse, ou une réponse, à notre question: “qui suis-je?”.» Jacques-Alain Miller. «La psychanalyse enseigne-t-elle quelque chose sur l’amour?», entretien avec Hanna Waar, inédit. C’est moi qui souligne.

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l’asphyxie. L’analyste s’en avise, remarquant lui aussi, comme le signale très pertinemment Patrick Avrane dans un récent livre sur les chagrins d’amour1, que la passion amoureuse, avec la fascination de son objet et le tourment de sa perte, appauvrit le dynamisme du discours: «Si le chagrin est bavard, c’est aussi parce q'w’zZ ne joue pas avec la langue. Chacun sait que celui qui en souffre a perdu le sens de l’humour ; le retour de la plaisante­ rie signe la sortie de la peine. Dans le chagrin, pas de métaphore possible, pas un objet pour un autre. [...] Peut-être alors que l’analyste, qui prend garde à ne pas s’apitoyer, c’est-à-dire à ne pas renforcer la peine, mais tente de rouvrir les portes de la langue, peut dégeler le discours, faire fondre le chagrin12. » Juste perspective: il pourrait en aller de même pour l’exaltation passionnée que pour l’insistance du chagrin d’amour, quant à la tâche qu’il revient à l’analyste d’assurer. Rendre au discours le plein exercice de ses potentialités est-il alors possible sans rapprocher ici, avec précaution, l’éclosion de la passion amoureuse - son acmé, surtout - des péripéties de la cure, de son histoire intérieure en ses différentes portées musica­ les dont analyste et analysant sont responsables ? Peut-on vérita­ blement, dans cette passe devenue stase, faire l’économie d’un abord de ce que le ressort du transfert peut produire de latéral ?3 De la métaphore pourrait ainsi être considérée, à condition de ne pas la limiter à ce qu’elle n’est pas, une répétition. Bien des cailloux rendus aveuglants par l’inflammation de la passion trouvent alors, et non sans mal, peu à peu à sourire, dans le soleil de la langue. Car l’amour, comme le poétisa un Lacan encore surréaliste, est un caillou riant dans le soleil. Pourquoi l’élan amoureux, contrairement à la passion, pousse-t-il ainsi au bien-

1. Patrick Avrane, Les Chagrins d’amour, Paris, Seuil, 2012. 2. Ibid. C’est moi qui souligne. 3. Ce qui n’équivaut pas à dire que l’analysant est tombé passionnément amoureux d’un(e) autre que son analyste. Du littéral, du littoral (à l’infini de l’analyse quand rien ne semble pour l’analysant faire bord) sont à l’œuvre dans ce latéral.

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dire, et par conséquent à la métaphore ? Sans doute parce que le premier trouve sa lumière dans l’aventure de l’inattendu, là où le second aiguise son éclat dans la certitude soudaine.

Trouver ce qui ne se demande pas On connaît davantage aujourd’hui une autre formule de Lacan, que l’auteur complexifia ultérieurement. La mouture originelle - aimer, c’est donner ce que l’on n’a pas1 - avait l’avantage de frapper les esprits par son fécond paradoxe. Il est étonnant que l’inattendu de cette formulation n’ait pas frappé les oreilles des tenants de l’amour comme seule recherche de complémentarité; car la proposition lacanienne vise ou situe, dans l’attachement amoureux, un troisième terme difficilement imaginable, quelque chose de l’ordre d’un «pas-tout». La méprise ou l’inattendu sont donc de règle entre les amants. Et c’est probablement dans cette passe que la psychanalyse rejoint, en la surpassant, la littérature. Celle-ci aurait-elle donc ignoré ce dépassement étrange, sorte de grandeur négative, qui excéderait la paire, le couple, le conjugo ? Il serait injuste de le prétendre; disons seulement qu’elle s’y est moins attardée. L’amour, contrairement à la passion, pousse au dire et de ce fait, à l’enchantement de la langue. Le transport amoureux, lorsqu’il apparaît au cours d’une cure en semblant concerner un autre parlêtre que l’analyste, tient souvent lieu d’une trouvaille. L’amoureux ne se reconnaît plus, le voici éloquent ou créateur, chaussé des sandales de vent. Hors de toute demande, un objet semble s’être présenté sur son chemin, avoir été trouvé; et son élection se fait heureuse, prometteuse, inattendue. Les dieux auraient-ils souri? Le temps ne va pas tarder à le préciser ou l’infirmer. Je tiens pour non négligeable la production d’une rencontre amoureuse au décours d’une 1. Aimer, c’est donner ce qu’on n’a pas... à quelqu’un qui n’en veut pas. Les italiques sont de nous, ainsi qu’ici la ponctuation.

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analyse. Pas seulement, comme envisagé précédemment, du fait d’une possible latéralisation du transfert; mais plutôt en raison de l’ouverture à l’insu, au jeu de l’inconscient, au chatoiement du désir, à la levée de l’angoisse ou des inhibitions, aux harmo­ niques de la parole que constitue une cure, que la rencontre amoureuse vient précipiter, comme une réaction chimique sur la paillasse d’un laboratoire. Ce subit attachement amoureux en dit parfois long sur l’analyse elle-même, sa vitalité ou sa dévita­ lisation. Il peut certes s’agir d’une répétition ou d’un passage à l’acte1. Mais dans d’autres cas, d’une manière d’effectuation: de ce que le mouvement même de la cure - l’intimité psychique qu’elle abrite, l’étrange dynamique activante/passivante des déterminations inconscientes de la parole qui s’y éprouvent rend soudain possible et opère en la personne de l’analysant; alors se risque-t-il, s’élance-t-il, en s’autorisant (ou en profitant) du terrain conquis1 2 en séance. Réussite assurée ? En aucune façon. Nous connaissons tous l’enfièvrement qui se produit parfois, la course-poursuite avec l’objet qui ne répond pas longtemps aux attentes, et dévoile l’épreuve, non pas de l’absence, mais de l’indifférence, du vide. Plus d’assurance, de garantie, de port d’attache dans ces parages. L’autre ne répond pas assez ou le plus souvent mal. Et la passion parfois s’enfièvre, cette fois-ci avec le temps, faisant chuter tout troisième terme3 : point de rêve, plus de ciel derrière les feuillages, le cauchemar seul de la course aux signes, aux réassurances, aux certitudes. Les cailloux ne rient plus dans le soleil, ils se font tranchants ou s’assombrissent dans la rumination quérulente. Ce qui de l’amour faisait invention (trouver ce qui ne se demande pas) s’est mué en contrainte, demander ce qui ne se trouve pas, l’exiger de 1. Il pourrait parfois viser le trop cérébral ou dévitalisé d’une cure, ou du style de l’analyste; c’est comme si, en ces circonstances, l’analysant introduisait dans la mécanique des séances un grain de sable ou de fantaisie, et, faisant sien un vers de La Fontaine, « poussait la folie à servir de guide à l’amour ». 2. Un peu à la façon dont Freud comparait l’issue d’une analyse au terrain conquis sur la mer dans la politique des polders aux Pays-Bas. 3. Les deux tendent à ne faire plus qu’un, le problème est de savoir lequel...

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l’autre comme des faits. Les séances accueillent réclamations ou plaintes : « Rendez-moi, rendez-moi mon ciel et ma musique / ma femme sans qui rien n’a chanson ni couleur / sans qui mai n’est pour moi que le désert physique / le soleil qu’une insulte et l’ombre une douleur», chantait éloquemment Louis Aragon. On sait combien les séances deviennent décisives, dans ce resserre­ ment douloureux de la parole; la traversée de cette passion paraît se confondre, pour un temps, avec le déroulement de la cure, comme s’il s’agissait du même processus et d’enjeux équivalents. L’orage passionnel a dès lors, moins à se résorber qu’à se résoudre : c’est-à-dire à être analysé. Ainsi sera-t-il lysé, dans ce qu’il avait assemblé ; ou condescendra-t-il à l’amour, en ce qu’il relève du féminin. Du féminin, pour les femmes et pour les hommes aussi? Mais oui1. Sans doute est-ce là une autre traduction du « donner ce que l’on n’a pas » lacanien. Aimer suppose autant un décentrement que l’évitement, dans une douce négativité, de ce qui établit, assure, fige. L’amour, dans son don manquant, tient du féminin, et sans doute est-ce là le secret de son éloquence, de son recours heureux à la langue. En passer par l’autre sans trop l’immobili­ ser, buter ici ou là sur sa part d’inconnu, parce que fondamenta­ lement l’amour et la dynamique de la parole sont liés, telles sont l’expérience et la tâche d’aimer, celle dont Freud faisait une des issues heureuses de la cure. On pourra ainsi reconnaître à cer­ taines de leurs coordonnées (déprise, incertitude, remise à l’autre, à l’Autre de la langue) la proximité entre l’aimance et l’expérience de la cure; aussi, ce sera sur l’analyse du transfert que la cure aura à trouver sa terminaison.

1. Cf. Philippe Porret, «Et ils ôtèrent des menottes aux fleurs», in Invention du féminin, Paris, CampagnePremière/, 2006 ; «Vents et dragons, chantournements du désir amoureux », in Les Lettres de la SPF, n° 9, 2002.

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Entre faille et impossible

Reste que toutes les cures n’abritent pas un amour naissant, une rencontre de passage ou une liaison passionnelle. Est-ce à dire qu’aimer ou « passionner » seraient moins expérimentés au cours des séances, pour celles et ceux qui auraient échappé à ces tourments du corps ou de l’âme? Rien n’est moins certain. L’examen lucide de la vie amoureuse actuelle, du lien plus ou moins réjouissant avec son conjoint, le souvenir d’expériences heureuses ou malheureuses d’amours passées, entre regret, rancœur et nostalgie, font souvent le vif d’une cure, et avec leur évocation produisent un aggiornamento des représentations et des affects. Il n’est pas rare que se réexaminent les fondements de cet amour ou de ce compagnonnage, la délicate question de sa causalité originelle : qu’est-ce qui a finalement poussé à choisir celui-ci, celle-là - d’autant qu’il(elle) n’était pas du tout « mon type » ? Récits et rêves émaillent une quête parfois fragilisante, quand celle qui interroge ainsi, craint un manque d’attachement amoureux d’avoir osé soulever pareille question! Les séances l’amènent à envisager d’autres directions: moins dans l’évolu­ tion quantitative d’un lien (où la passion se ferait garantie amoureuse ! ) que qualitativement, du côté de ce que Marguerite Duras fit un jour entendre: «Vous demandez comment le senti­ ment d’aimer pourrait survenir. Elle vous répond: peut-être d’une faille soudaine dans la logique de l’univers. Par exemple, d’une erreur1. » D’une erreur? Oui; d’une méprise, d’une faille, d’une équivoque, de l’inattendu. Le discours de la passion prétend l’inverse, alignant certitude, preuve, emportement, unicité: c’était elle, c’était moi, c’était nous, et la foudre nous révéla d’un coup ; sans autre possibilité que d’être l’un à l’autre. Cette fulgu­ rance de l’évidence traverse bien des cures. Elle requiert de l’ana­ 1. Marguerite Duras, La Maladie de la mort, Éditions de Minuit, Paris, 1983.

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lyste patience et présence intéressée, là où sa connaissance de l’existence pourrait susciter au contraire, dans son écoute, distance ou distraction. La passion, dans son emportement, révèle rapidement un impossible que les amants endurent sans lassitude. On aurait tort de n’y voir qu’un leurre ou une résis­ tance, car cette butée peut se révéler intéressante pour la suite de l’analyse, même si elle en menace à court terme le déroulement. Cette impossibilité peut, on l’a dit, se nourrir des difficultés de la cure, y constituant un îlot de croyance et bientôt de certitudes menaçant la continuité des séances, leur issue. Il y aurait du rapport sexuel (donc illusoire, estimeraient certains analystes, l’infantile y trouvant pour d’autres une actualisation et de nouvelles partitions). Le transfert - mot ici limité à la part de confiance de l’analysant en l’analyste, l’analyse, l’espace de parole praticable en pleine liberté psychique - se révèle détermi­ nant, la moindre impatience du praticien se révélant domma­ geable. La méthodologie de la cure - avec ses règles de libre association comme d’attention flottante - peut-elle supporter de céder le pas à une intrigue qui, occupant tout le terrain, laisse au dire et à la parole bien peu d’imprévu ? Les rencontres amoureuses - et leur stase symptoma­ tique, la passion - présentent, au cours des séances, la même contradiction que le transfert : levier et résistance. Elles freinent le mouvement d’élaboration, le cheminement de la parole, pour se précipiter dans un idéal ou mettre en jeu une véritable gageure, dans la relation à l’autre (de l’autre sexe, du langage, de la jouissance). Dès lors, circulent, au mieux dans l’analyse, au pire au «dehors», tous les signifiants accrochés au désir, à l’attente, à la différence des sexes, à l’image du corps, à l’absence. L’issue de ces rencontres amoureuses en cours de cure reste imprévisible : nombre ne résistent pas au temps, aux diffé­ rences psychologiques, à l’attente de l’amour comme promesse de non-appropriation; d’autres semblent, en revanche, se maintenir, résister aux séances, et même en bénéficier. Les ressorts de telle conflictualité qui faisait jusque-là polémique

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entre les partenaires semblent, au fil de l’analyse, se révéler moins indépassables. Ce qui paraissait ne jamais pouvoir se concevoir sans interminables disputes, commence à faire terreau commun, presque espace tacite de différence, sans être lieu de division. Quelque chose d’un amour sans ultimatum ni prére­ quis trouve imperceptiblement sa place, en s’éloignant de l’orage passionnel: comme l’ombilic de ce qui, rassemblé en un nœud, fait trace d’une altérité. La poésie, en cette matière, pourrait se révéler précieuse pour les psychanalystes. Nous en tirerons un enseignement du côté de la culture hispanique, en la personne de Roberto Juarroz, l’un de ses magnifiques mais encore peu connus auteurs : « C’est pour cela / que bien qu’aimant le pos­ sible / nous finirons par l’enfermer / pour qu’il n’empêche plus cet impossible / sans lequel nous ne pouvons vivre ensemble1. » L’impossible pourrait ainsi se trouver au cœur de l’amour, moins comme butée ou roc passionnel sur lesquels la barque des passa­ gers pour Cythère viendrait se fracasser, que comme fondement du lien où déceptions et trouvailles rythment ce qu’il faut bien nommer une traversée en compagnie. L’amour est un caillou riant dans le soleil, écrivit donc un jour Lacan, qui savait cliniquement ce que les passions comportent d’ombre. Se faisait-il, en ce propos charmant, héritier du discours français sur l’amour, auquel le siècle classique et le XVIIIe siècle surtout nous ont formés, non loin des tableaux d’un Watteau ou d’un Fragonard, et des feux de la littérature, après Crébillon et Marivaux ? Sûrement. Si l’amour n’est rien sans la langue pour en donner l’éclat, c’est que le dit amant est son diamant. Aux analystes de ne pas l’oublier, tant à propos des passions amoureuses en cours de cure qu’au sujet du transfert et de sa nécessaire analyse. Résoudre l’amour en son déplacement ne va pas sans dire.

1. Roberto Juarroz, Poésie verticale, José Corti, 1993. C’est moi qui souligne.

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Screen passion, Lolita de Vladimir Nabokov Michel Cresta

Qui suis-je en face du tableau ? Quel monde a peint cela ? Henri Maldiney

Screen passion, comme on dirait screen memory, équivalent anglais du souvenir-écran de Freud. Passion-écran donc, objet d’un récit indécidable en un roman à miroirs, où selon le mot de Mary McCarthy: « Toute apparence, fût-elle trompeuse, est vraie. » Roman célébrissime, best-seller mondial, kaléidoscope d’ambiguïtés et de malentendus, Lolita de Vladimir Nabokov ne laisse guère indifférent. Particulièrement aujourd’hui, où le déni ambiant de l’inconscient et du sexuel va de pair avec la raréfac­ tion de la lecture créatrice, au sens où l’entendait Nabokov. « Un bon lecteur, un lecteur actif et créatif, est un re-lecteur. » Car, justement, le temps, la distance et la passion sont la matière même de la littérature. Certes, mais le malaise vient d’ailleurs: un drôle de type, un errant, lettré et désabusé, un héros mélan­ colique à moitié fou, au style souvent ampoulé, beau-père, amant et geôlier de Lolita, s’est vu confier ici le rôle de narrateur. La marge de sécurité du lecteur est étroite1. Comme l’écrivait malicieusement Mary McCarthy à propos de Feu pâle, un roman de Nabokov est «une boîte à surprise, une pierre 1. Comfort zone en anglais.

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métamorphosée par Fabergé, un jouet mécanique, un problème d’échecs, une machine infernale, un piège à critiques, le jeu du chat perché, un roman pour lecteurs-bricoleurs1 ». Pour Nabokov, un livre s’adresse surtout à l’esprit - et au sommet de la moelle épinière (sic) -, et, comme au jeu d’échecs, lire suppose une stratégie, compose une démarche scientifique dont la tâche consiste, tel Ulysse à son mât, à ressentir le frisson de la passion, à contenir le démon de l’identification et à déjouer les pièges de l’enchanteur. Tel est le programme! Car «tout grand écrivain est un grand illusionniste, mais telle également l’architrompeuse Nature. La Nature trompe sans cesse. De la simple supercherie de la reproduction à l’illusion prodigieuse­ ment complexe des mimétismes protecteurs chez les papillons ou chez les oiseaux, il y a dans la Nature un merveilleux appareil de charmes et d’artifices. L’écrivain de fiction ne fait que suivre la voie tracée par la nature1 2 ». Il est rare cependant de croiser à visage découvert des lecteurs passionnés de Lolita. Mais tout le monde en connaît parfaite­ ment le thème. Et la critique est unanime aujourd’hui pour reconnaître à cette œuvre étincelante, magnifique hommage au génie de la langue anglaise, d’avoir rendu son auteur «artiste». La morale plus forte que la passion de la littérature ? Il faut avoir entendu au moins une fois l’acteur Jeremy Irons détacher en voix off3, dans une sorte de scansion quasi hypnotique, ces trois syl­ labes : « Lolita, light of my life, fire of my loins. My sin, my soûl. Lo-lee-ta : the tip of the tongue taking a trip of three steps down the palate to tap, at three, on the teeth. Lo. Lee. Ta. » L’agencement musical et poétique des mots se révèle même à une lecture silencieuse! L’actuelle bien-pensance n’arrange probable­ ment pas les choses, bien que le roman de Nabokov ne l’ait pas 1. Mary McCarthy, préface à Feu pâle de Vladimir Nabokov, Paris, Gallimard, coll. Folio, p. 9. 2. Vladimir Nabokov, Littératures, bons lecteurs et bons écrivains, Paris, Robert Laffont, Bouquins, 2009, p. 40. 3. Dans le film d’Adrian Lyne adapté en 1997 du roman de Nabokov.

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attendue pour déchaîner les passions. Malgré ses soixante années d’existence littéraire, Lolita porte mieux que jamais son masque de provocation et d’embarras que « l’enchanteur » lui a longuement fabriqué (neuf ans) et soigneusement assujetti.

Provocation, passion et bataille littéraire Bataille d’Ernani sans le romantisme ou procès des Fleurs du Mal post-maccarthyste, la saga juridico-médiatique de la publi­ cation de Lolita fut un déchaînement de passions polymorphes, avec saisie d’exemplaires, enquêtes de mœurs, poursuites et inter­ diction de paraître, procès en diffamation et campagnes de presse tonitruantes. Lolita a déclenché une vaste bataille d’édition passionnée au nom de la morale. On le sait même sans avoir lu le roman. La France où Nabokov trouva l’éditeur de son roman, finit par interdire le livre, puis l’autoriser et l’interdire à nouveau. En Amérique, le récit de la teenager délurée, aimée avec passion, prisonnière d’un homme d’âge mûr, lui a bâti durablement sa réputation de récit pornographique. L’embarras général de la critique anglo-saxonne face à ce livre confina à l’absurde, jusque dans les colonnes arrogantes de l’inusable New Yorker. Les personnalités amies acquises à la cause, tel l’illustre critique Edmund Wilson, prit ouvertement le livre en grippe, et le subtil John Updike, disciple avisé du professeur Nabokov, se montra plus que distant : « Un livre cruel sur la cruauté. » Et Joyce Carol Oates, qui avait aimé le livre, souligna chez son auteur « la plus étonnante aptitude à la répugnance » et « un certain génie de la déshumanisation »... La passion provoquée par la publication de cette histoire banale, avec toute la dramaturgie politico-judiciaire afférente, est symptomatique de l’état d’un monde exsangue, malade au sortir de la guerre, en recherche de critères et de repères en vue de sa recomposition. Il est probable que le lecteur actuel ou futur, scientiste de confession, apôtre anxieux de la vérité et ostensible ennemi de l’illusion et des faux-semblants, sera encore plus vulnérable à la

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provocation que celui des décennies écoulées. Donald Meltzer à ce propos écrivait: «Les découvertes chassent “les nuages de notre ignorance” ; la fatigue et le désir de confort nous poussent à nous saisir de ces morceaux explicatifs sans nous apercevoir que le peu de nourriture qu’ils contiennent s’accompagne d’une dose massive de lotus. Par contre, si on regarde avec les yeux de la passion, on ne peut manquer de voir la Poésie1. » La bataille prit fin le jour où le dictionnaire préféré de Nabokov, le Webster Dictionnary, a consacré la gloire éternelle du roman en classant son titre parmi les noms communs : Lolita devenait «une lolita» avec la définition suivante: «a precociously seductive girl» (une fille précocement séductrice). Traduit dans les termes du sabir médiatico-scandaleux qui a cours aujourd’hui, une provocation pour pédophiles. Signe indiscutable de la réussite de l’œuvre et de sa portée, son titre en forme de diminutif un peu «tarte» à l’image en bonne logique romanesque, du personnage de Charlotte Haze, sa mère, Lolita est devenu dans le social un nom commun, à l’instar de Madame Bovary, Antigone ou Don Juan; Nabokov a haussé au niveau de ces figures mythiques une sorte de Barbie littéraire, et transmuté un hypocoristique babillard en signi­ fiant1 2. Et en guet-apens pour amateurs d’histoires... « Lolita, lumière de ma vie, feu de mes reins. Mon péché, mon âme. Lo-lii-ta : le bout de la langue fait trois petits pas le long du palais pour taper à trois, contre les dents. Lo-lii-Ta. Le matin, elle était Lo, simplement Lo, avec son mètre quarante-six et son unique chaussette. Elle était Lola en panta­ lon. Elle était Dolly à l’école. Elle était Dolores sur les pointillés. Mais dans mes bras, elle était toujours Lolita. » 1. Donald Meltzer, Meg HarrisWilliams, L’Appréhension de la beauté. Le rôle du conflit esthétique dans le développement psychique, la violence, l’art, Paris, Éditions du Hublot, 2000, p. 159. 2. L’appellatif hypocoristique est une forme linguistique qui exprime une intention affectueuse. Cette catégorie sert à désigner certains diminutifs comme «Bill», « Sam », « Dolly », « Lolita » ou même « Sigi »... Le terme vient du grec hupokiristikos signifiant «caressant».

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Incipit du livre. Ainsi se lève le rideau sur la passion d’un piètre amoureux d’âge mûr, poursuivant de sa passion sans joie une jeune fille de douze ans, sorte de marionnette un peu sotte, dépourvue d’intérêt... Mais « le visage de la marionnette est immobile. Sur ce miroir passent les innombrables expressions de nos passions. Le Visage immobile, l’espace n’en est que plus grand1 », ainsi que le souligne Hélène Cixous à propos de l’art japonais du Bunraku, théâtre où manipulateurs de marionnettes et assistants drapés de noir sont visibles sur scène, au milieu des personnages. « La raison, une passion calme » (David Hume) Le leurre principal pour ainsi dire de Lolita est de focaliser l’attention du lecteur sur le récit des « amours » incestueuses de Humbert et de Dolores Haze, alias « Lolita ». Or nous sommes ici dans un roman picaresque, un thriller en forme de road movie, à l’image des grands romans de formation du XVIIIe siècle tels Candide, les Mémoires de Barry Lindon de Thackeray et surtout l’extraordinaire Tristram Shandy de Sterne, dont Nabokov fut un disciple avoué. Le récit a perdu le pouvoir ici. Rappelons que dans cette veine romanesque à l’anglaise, nous sommes conviés en tant que lecteur à la submersion progressive du récit central par des incises multiples, voire des histoires parallèles qui créent à la longue un vaste réseau auxiliaire narratif gigogne, qui réinvente pour ainsi dire l’édifice romanesque en le déconstrui­ sant. Jacques le Fataliste est l’acmé de cette esthétique empiriste du récit impossible, dont la suite hypothétique à jamais différée se noie dans un tourbillon d’idées qui donne progressivement le vertige. L’histoire à laquelle s’accroche le lecteur n’est que prétexte, comme dans Candide, à la mise en miroir de tableaux du temps avec tout l’arrière-plan de {'Essai sur les mœurs. 1. Hélène Cixous, Le Théâtre surpris par les marionnettes, extrait de Tambours sur la digue, pièce ancienne pour marionnettes jouée par des acteurs, mise en scène par Arianne Mnouchkine, créée le 11 septembre 1999 à la Cartoucherie de Vincennes à Paris.

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Comme au XVIIIe siècle, une fausse préface justifie, « explique » et authentifie l’origine de l’histoire ; une bonne âme de fiction, ayant recueilli et rassemblé in extremis les pages dispersées aux quatre vents, remet au lecteur anonyme le récit qui va suivre. Il s’agit en l’occurrence d’un certain John Ray Jr, PhD, qui a mis en ordre et publié ce prétendu mémoire en forme de plaidoyer ayant appartenu à un criminel mort en prison le 16 novembre 1952, quelques jours avant l’ouverture de son procès. Le nom, Humbert Humbert, est un pseudonyme dont l’éditeur (John Ray) a la paternité morale. Lolita en revanche est authentique. En tant que « document clinique », ce mémoire est destiné selon lui à devenir un classique dans les milieux psychia­ triques... Sous le masque de l’éditeur, déjà l’ironie de l’auteur! L’histoire: un professeur quadragénaire, Humbert Humbert, (il a failli s’appeler Otto-Otto) venu de France, s’installe en Nouvelle-Angleterre pour y enseigner la littérature. Le profes­ seur ne va pas très bien, il a fait deux séjours pour dépression grave en hôpital psychiatrique. Sa vie n’est guère heureuse. A la recherche d’un logement, il fait son entrée chez une certaine Charlotte Haze à Ramsdale, qui loue une chambre dans un modeste pavillon. La dame est veuve, envahissante et d’emblée très sensible au charme du professeur; alors qu’il prend congé rapidement, elle lui présente sa fille de douze ans, Dolores, dite Lolita, dont Humbert tombe instantanément follement amoureux. Lolita est l’image dupliquée de sa passion de jeunesse, Annabel1, morte du typhus à Corfou. «Lolita commença avec Annabel. » En toute logique, le professeur prend donc la chambre pour la plus grande joie de Charlotte Haze. Réalisant qu’en 1. Parmi les clés et indices dont Nabokov jalonne son roman: Annabel Lee fut le dernier poème d’Edgar Poe qui relate les amours du poète avec une toute jeune fille, Annabel Lee, qui meurt très jeune et plonge le poète dans la mélancolie. Annabel fut l’amour de jeunesse de Humbert Humbert et Lee... Lo... lee... ta... Poe avait épousé sa jeune cousine âgée de quatorze ans, Virginia, morte onze ans plus tard. Il est cité une bonne vingtaine de fois dans Lolita, comme le sou­ ligne Maurice Couturier.

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épousant la dame il pourra vivre avec Lolita, il accepte très vite le « deal ». Mais Charlotte découvre un mois après son mariage le journal de son mari, un jour où Humbert n’est pas dans son bureau et Lolita en camp de vacances; elle s’y voit traiter de grosse vache et attribuer divers qualificatifs, mais surtout elle découvre la passion folle et le stratagème de son mari « nympholepte ». Elle rédige deux lettres, l’une à Lolita, l’autre à un avocat pour divorcer, mais le « destin » qui régit le roman en décide autrement, et Charlotte meurt en allant poster les lettres, heurtée par une voiture. Comme frappée par Apollon ou quelque instance fatale... Désormais, la voie est libre et Humbert court chercher sa Lolita/Annabel dans son camp d’adolescent et l’emmène en voyage à travers l’Amérique. Périple de 48000 km en une année dans le Middle West au cours duquel ils deviennent amants sans amour, insatiables mais pas du tout heureux (sic). La confusion entre l’éducatif et le sexuel, la confusion des temps surtout, rendent presque impossible tout rapport autre que charnel; le désir s’émousse. Humbert en arrive à rémunérer Lolita pour l’acte sexuel. Enfin, dans la dernière partie du roman, un auteur de théâtre quadragénaire, Clare Quilty, double roué et rival de Humbert, Méphistophélès qui traque le couple incestuel depuis le début, enlève Lolita lors d’une hospitalisation. Humbert, désespéré et ignorant le nom de celui avec qui elle est partie, mais qu’il a plusieurs fois croisé sans le savoir, ne la retrouvera pas. Plus tard, elle l’appellera à l’aide. Elle sera mariée, enceinte et sans le sou. Humbert lui donne tout ce qu’il possède. Mais, en échange, il lui fait révéler le nom de Quilty, dont elle avoue qu’il l’a utilisée dans des pratiques perverses. Muni de son adresse, Humbert va tuer Quilty, lors d’un « assassinat d’hommes de lettres », ignoble et bouffon ; il est mis en prison pour meurtre. C’est là qu’il rédige le récit en forme de plaidoyer ou de témoignage, qui constitue le texte de ce roman. Il meurt le 16 novembre 1952 d’une crise cardiaque peu avant le procès, et Lolita meurt en couches quarante jours après, le 25 décembre 1952, accouchant d’une fille mort-née.

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Lolita désenchantée Le roman s’ouvre par la grâce du prénom « Lolita » et se clôt de même. Au début de «À propos d’un livre nommé Lolita», postface au roman éponyme, Nabokov confie: « [...] il se trouve que je suis de ces auteurs qui en commençant à travailler sur un livre, n’ont d’autre but que de se débarrasser de ce livre précisé­ ment et qui, si on les presse d’en expliquer la genèse et le développement, doivent s’en remettre à des formules aussi archaïques que l’interaction de l’inspiration et de la Combinaison - ce qui revient, je le reconnais, à expliquer un tour de prestidigitation en en exécutant un autre1. » On ne saurait mieux dire, pour peu que l’on souhaite verrouiller le coffre à secrets du roman. Il fallut neuf ans pour que Nabokov fût « délivré » de son best-seller baroque réputé sulfureux, aux chiffres de vente munificents (15 millions d’exemplaires vendus aux Etats-Unis en quelques jours au milieu des années 1950, devant Gone in the wind [Autant en emporte le vent}). Lorsqu’on suit pas à pas la marche au supplice des personna­ ges-marionnettes de Lolita (ils meurent tous de mort violente : la mère de Humbert foudroyée ; Annabel, son amour de jeunesse, frappée du typhus ; Charlotte Haze écrasée par une voiture ; Quilty truffé de plombs ; Humbert succombe dès l’Avant-propos de John Ray à un infarctus ; Lolita meurt en couches avec son bébé...), on peut se demander ce qu’il advint à cette époque de celui qui tira les ficelles de cette hécatombe. On sait que Véra Nabokov sauva des flammes in extremis à Ithaca, en 1953, le chef-d’œuvre de son mari, qui lui est d’ailleurs dédié. Elle écrivit à Katharine A. White du New Yorker, alors que tous les éditeurs rejetaient le livre: « Le sujet est tel que V., universitaire, ne peut pas vraiment se permettre de le publier sous son véritable nom. Surtout que le livre est écrit à la première personne, et que le 1. Pléiade, p. 1137.

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lecteur moyen a une fâcheuse tendance à identifier le “Je” inventé dans l’histoire avec son auteur [..J1.» Car Lolita a la forme de l’autobiographie ; ce sont les aveux stricto sensu signés d’un criminel; il s’agit d’une sorte de long récit en forme de faux plaidoyer théâtral, dément, délirant, d’un homme à la raison chancelante, mélancolique, pédophile, que le lecteur largement prévenu par l’auteur depuis la coulisse tend, malgré sa dérou­ tante franchise, à récuser en doute. Rien de moins antinaturel qu’un roman de Nabokov. «D’après nos habitudes, rien ne communique moins de soi qu’un tel sujet qui en fin de compte ne cache rien», écrivait Jacques Lacan12. Le manuscrit de Lolita a disparu. Détruit vraisemblablement par l’auteur-enchanteur... Le malaise en forme de malentendu compose l’univers de brume et d’ombre du roman. Il est inhérent au dessein du roman­ cier à la fois, selon ses dires, «conteur, pédagogue et enchan­ teur». Il résulte d’un piège ingénieux conçu par l’une des imaginations les plus extraordinairement rusées qui ait jamais fait œuvre de littérature: un chasseur passionné, entomologiste éminent, spécialisé dans les lépidoptères (papillons), un bâtisseur de vastes édifices littéraires écrits en trois langues et un formida­ ble professeur de littérature adulé... Le but du «piège» étant de nous rendre soudain prudents par rapport à notre crédulité, le fonctionnement de «la machine» est simple, comme tous les pièges qui fonctionnent parfaitement : créer l’illusion de la réalité par le verbe, en provoquant l’identification presque instantanée du lecteur séduit par les enchantements de l’écriture, et emporté en l’occurrence par un meurtrier nympholepte, que nous qualifie­ rions tout naturellement aujourd’hui de pédophile - placé comme par magie devant l’image de soi dans le miroir, jaillie du tréfonds de l’intime, reflet des plus barbares sans doute de l’enfance. Lolita n’existe pas. Lolita, c’est vous, c’est moi... rien de plus. Oui mais justement ! C’est peut-être là que se situe le problème. 1. Vladimir Nabokov, Lettres choisies, 1940-1977, trad. Christine Bouvart, Paris, Gallimard, coll. Du monde entier, p. 192. 2. Jacques Lacan, « Litturaterre », in Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 17.

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Le lecteur mis à mal

Du point de vue littéraire, ces renversements fréquents de perspectives, ce système de projections, ces incises, les réappari­ tions de personnages qui étaient en fait toujours présents au fil du récit, mais cachés par l’auteur et/ou le narrateur, finissent par créer une atmosphère fantastique, une tension d’étrange familia­ rité (unheimlich) qui structure le récit. Ce procédé qui consiste à égarer le lecteur, à le déstabiliser et à l’entraîner au-delà de luimême, est familier aux initiés de l’univers de Nabokov. On y découvre la folie de l’errance qui est le thème du roman, et aussi cette folie essentielle de l’homme qui n’est après tout, selon le mot de Henri Maldiney, que « le sens d’une existence qui se cache et qui se cache dans son paraître». Car, dans Lolita, le lecteur est sur les traces du récit, il y a sans cesse décalage, un temps pour comprendre, entre l’énoncé des faits, la position du narrateur au moment des faits et la position du lecteur-détective à qui échappe sans cesse les détails d’une narration qui le sème sans relâche. Ce décalage entretient, chez le lecteur, une forme d’angoisse latente, d’agacement physique, d’exaspération érotisée qui est le vrai sens du récit de cette screen passion... Elle atteint son paroxysme parodique lorsque Lolita, lors de leur dernière rencontre, «révèle» à Humbert l’identité de son « ravisseur/enchanteur » : «Tu tiens vraiment à savoir qui c’était? Eh bien c’était... Et doucement, en confidence, ses maigres sourcils arqués, fronçant ses lèvres gercées, elle prononça enfin, en une sorte de sifflement muet, un peu ironi­ quement, avec quelque dédain, non sans tendresse, le nom que le lecteur perspicace a deviné depuis longtemps. » Le récit se fait effleurement, connivence, où les mots devien­ nent inutiles. Maurice Couturier a rendu hommage au travail « d’entrelacs » littéraire de Lolita, qui invente pour ainsi dire une lecture du roman moderne : « Nabokov a dramatisé en quelque sorte la lecture du texte moderniste. [...] La lecture n’est plus un

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simple loisir, une détente, c’est une activité qui nous engage totalement, nous contraint à prendre parti, à reconnaître dans le texte le reflet de notre propre imaginaire, l’image de notre propre désir. » Il poursuit : « Le récit d’enquête se situe dans cette logique : le lecteur, s’il ne veut pas être dupe du texte qu’il a lu et par lequel il s’est laissé piéger, doit faire en sens inverse le chemin parcouru par Humbert le narrateur pour recueillir une à une les perles que celui-ci a semées le long du chemin. En somme, il se trouve prisonnier entre une histoire qui le séduit, qui le trouble, et un discours qui le tourmente. [...] Lolita n’est pas un roman dans le sens où l’on entend généralement ce mot : il ne raconte pas une histoire, il célèbre la beauté poétique du nom. C’est de la poésie pure1. » Piège de la passion ou comment révéler le monde ? Dans ses confidences, Nabokov ne peut s’empêcher de jouer avec le lecteur et de truffer son texte d’indications louffoques : « C’est à Paris, à la fin de 1939 ou au tout début de 1940, à une période où j’étais alité suite à une grave crise de névralgie inter­ costale, que je ressentis en moi la première petite palpitation de Lolita.» Le limier juvénile, naïf et brûlant de débusquer la paranoïa et/ou la perversion a déjà «pris» la piste, oublié l’humour de l’auteur et la distance nécessaire à l’analyse. Plongé tête baissée dans la Genèse, il a trouvé la côte d’Adam incrimi­ née et conclu sans doute à quelque délire de grandeur aristocra­ tique de Russe blanc en exil... Ici, l’auteur tient son lecteur en bride comme ses personnages. En introduction à son ouvrage, «The Annotated Lolita», le critique américain Alfred Appel apportait la précision suivante : «La conclusion vertigineuse d’un roman de Nabokov appelle une réponse complexe dont de nombreux lecteurs sont incapables, 1. Maurice Couturier, Nabokov, Cahier Cistre Essais n° 7, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1979, p. 99.

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au terme d’une vie passée à lire des romans réalistes. » Père de jeunes enfants (trois et six ans), Appel avait organisé une séance de marionnettes un après-midi. En pleine action, le théâtre en carton s’effondra et révéla aux yeux des enfants la présence de leur père animant les marionnettes derrière le canapé. «Après un instant de stupeur et encore pris dans l’action, ils se mirent à rire de façon maniaque de ces moments de totale immersion dans un monde qui n’existait pas et de ce que son effondrement leur révélait quant à l’authenticité du monde plus vaste et de leur effort quotidien pour l’ordonner et organiser leurs propres illusions. Ils riaient aussi de mon impli­ cation dans cette vigoureuse performance; mais ils voyaient aussi la facilité avec laquelle on pouvait les tromper et trahir leur confiance, et la stridence de leur rire faisait penser que, finale­ ment, ils se rendaient compte des implications effrayantes de ce qui venait de se passer et que seul le rire pouvait les rassurer dans leur nouvelle, prise de conscience. » Alfred Appel poursuit: «Quand en 1966, je passai quatre jours chez Vladimir Nabokov à Montreux, à l’occasion d’une interview pour les Wisconsin Studies en lien avec l’étude critique que je menais de son œuvre, je lui rapportai cet incident qui selon moi décrivait le processus involutif de l’œuvre littéraire et l’effet qu’il espérait produire sur ses lecteurs au terme d’un roman. “Exactement, exactement”, répondit-il dès que j’eus fini mon récit, “il faut mettre cela dans votre livre1 !” »

Speak Memory-The Secret History

Dans la postface à Lolita, Nabokov évoque également le fait que l’idée du roman lui serait venue en 1939-1940. Un temps d’autodestruction pour l’Europe: la déroute de la France et l’occupation de son territoire par l’Allemagne nazie, le pacte 1. Alfred Appel, Introduction to The Annotated Lolita of Vladimir Nabokov, London, Penguin Classics, 1977, p. XXX.

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entre Staline, la Russie soviétique, et Hitler, tout cela dut proba­ blement rouvrir des plaies anciennes. Les Nabokov appartien­ nent à une vieille famille d’aristocrates libéraux, rappelons-le pour mémoire, qui a joué un rôle politique important dans l’his­ toire de la Russie. Ainsi le père de Nabokov a-t-il été ministre du gouvernement Kerensky en 1917 (Vladimir avait 18 ans), après l’abdication du tsar, puis en Crimée. Spolié de ses biens par les bolchéviques, exilé avec sa famille en Allemagne, il fut assassiné par l’extrême droite monarchiste à Berlin dans les années 1920. L’histoire européenne a marqué cruellement la « biographie » de son fils Vladimir... En mai 1975, à la télévision française, à Apostrophes, Nabokov portait ce destin comme un drapeau: «Je suis dépaysé partout et toujours. C’est mon état, c’est mon emploi, c’est ma vie. » N’est-ce pas justement la vision du monde de l’enfant, toujours plus ou moins jeté au milieu des adultes ? Lolita justement, entraînée par son beau-père incestueux dans un périple absurde de 48 000 kilomètres. Le 6 mars 2013, au moment où je rédigeais ces lignes, Andrea Pitzer faisait paraître aux États-Unis The Secret History of Vladimir Nabokov1, soit en français: La Réalité historique secrète de Vladimir Nabokov, un essai qui ouvre des voies d’accès nouvelles au monde de l’auteur. L’approche critique inspirée par l’accès à de nouveaux documents consiste ici à expliciter de petits détails qui montrent que, derrière la passion de façade, se cache l’humanité simple d’un homme « écrasé par l’Histoire», ayant subi, dans sa chair, comme tant d’autres, les pires moments de l’entier XXe siècle. Et qui en témoigne à sa manière, secrètement, et selon son éthique de créateur. Stendhal fit de même dans La Chartreuse de Parme. Ainsi, ce n’est pas un hasard si le prototype de Lolita, Annabel, l’amour de jeunesse de Humbert Humbert alors âgé de treize ans, meurt à Corfou en 1923 du typhus. L’île de Corfou 1. Andrea Pitzer, The Secret History of Vladimir Nabokov, New York, Pegasus Books, mars 2013.

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avait servi de refuge aux orphelins venus d’Arménie fuyant les massacres du génocide. L’île surpeuplée, les orphelinats mal gérés furent rapidement touchés par des vagues épidémiques successives de typhus et de variole; le pic fut atteint en 1923 dans de telles proportions que l’on qualifia alors le désastre de Corfou de pire catastrophe humanitaire de l’histoire. Telle est la manière silencieuse de l’auteur de Lolita de s’incliner sur les milliers d’enfants morts oubliés de Corfou... C’est en juin 1940 que les Nabokov échappèrent de justesse à l’entrée des Allemands à Paris. Véra Nabokov était juive, et perdit des proches dans les camps nazis pendant la guerre. Sergeï Nabokov, frère de Vladimir résidant en Allemagne, mourut aussi dans un camp, parce qu’il était homosexuel et opposant au régime. Dans la dernière partie du roman, Humbert rapporte un cauchemar récurrent. Il se décrit sanguinolent en pleine vivisec­ tion, dans un monde dévasté qui ressemble à l’Europe dans ses décombres; ce passage comporte la seule allusion directe du roman à la Shoah: «Un imbroglio onirique fait de breloques viennoises à l’encan, de pitié, d’impuissance et de perruques brunes appartenant à de vieilles femmes tragiques qui venaient d’être gazées1. » Le personnage de Humbert acquiert une dimen­ sion nouvelle, une épaisseur, un destin qui avait pour ainsi dire échappé jusque-là au regard de la critique, pour peu qu’on ose soulever le voile de la passion.

Épilogue En mai 1975, à Apostrophes, en réponse aux questions d’un Bernard Pivot goguenard quant à la perversion supposée de cette jeune américaine fort délurée, Nabokov résume ainsi son road movie passionnel, Bildungsroman raté ou roman 1. Lolita, seconde partie, chapitre XXV, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, p. 1076.

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picaresque, en accentuant fortement les «r», presque sur le ton de l’incantation : « Lolita n’est pas une jeune fille perverse. C’est une pauvre enfant que l’on débauche et dont les sens ne s’éveillent jamais sous les caresses de l’immonde Monsieur Humbert, à qui elle demande une fois: “Est-ce qu’on va toujours vivre comme ça, en faisant toutes sortes de choses dégoûtantes dans des lits d’auberges ? » En réalité, Lolita est, je le répète, une fillette de douze ans, tandis que Monsieur Humbert est un homme mûr. Et c’est l’abîme entre son âge et celui de la fillette qui produit le vide entre eux, ce vide, ce vertige, la séduction, l’attrait d’un danger mortel. « En second lieu, c’est l’imagination du triste satire qui fait une créature magique de cette petite écolière américaine, aussi banale et normale dans son genre que le poète manqué Humbert est dans le sien. En dehors du regard maniaque de Monsieur Humbert, il n’y a pas de nymphette. Lolita la nymphette n’existe qu’à travers la hantise qui détruit Humbert. Voici un aspect essentiel d’un livre singulier qui a été faussé par une popularité factice ! »

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Magie et sortilèges de la passion: Michelet et sa sorcière Najate Christeller-Benchekroun

Dans plusieurs de ses écrits, Freud1 nous invite, pour mieux saisir la nature humaine, à nous adresser aux poètes, aux écrivains. À sa suite Jacques Hassoun dans Les Passions intrai­ tables1, nous révèle que les passions sont quasiment absentes dans le corpus freudien et lacanien et nous suggère de nous tourner du côté des romans, des essais, de la poésie... ou de l’histoire politique1 23. Je me suis saisie de ces recommandations et j’ai choisi, pour explorer la complexité de la passion amoureuse, de me pencher sur La Sorcière de Jules Michelet4, et de m’inté­ resser à la vie de son auteur qui donne un relief particulier à sa création. Fils d’imprimeur, Michelet réserve une place prépondérante à l’écrit, au livre. Dans un élan créatif, il construit son chefd’œuvre monumental L’Histoire de France qui ne compte pas moins de dix-sept tomes, dont les six premiers sont consacrés au Moyen Age. Après bien d’autres ouvrages, il se consacre à un triptyque dédié à la femme : La Femme, L’Amour et la Sorcière. Je ne retiendrai ici que La Sorcière. 1. Sigmund Freud, Les Nouvelles Conférences (1933), «Un type particulier de choix d’objet chez l’homme » (1910), ainsi que dans « Le délire et les rêves dans la Gradiva de W. Jensen», 1907. 2. Jacques Hassoun, Les Passions intraitables, Paris, Aubier, 1989. 3. Ibid., p. 13-14. 4. Jules Michelet, La Sorcière, Paris, Flammarion, coll. GF, 1966.

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Cet essai, pensé et élaboré avec fougue et passion, est entière­ ment consacré à la femme, dont il montre l’apothéose dans l’Histoire et déploie sa tragédie : se dressant contre l’ordre établi, la sorcière apparaît d’emblée telle une amoureuse passionnée des dieux et du démon. Nous sommes étonnés de la hardiesse de son auteur qui s’autorise, au milieu de ce XIXe siècle corseté, à écrire cet hymne passionné à la femme malgré les protestations, les critiques, voire les rétorsions qui ne pouvaient manquer de se manifester, et qui se sont bel et bien dressées, plus virulentes les unes que les autres. En écrivant La Sorcière, le premier récit de ^Histoire de la femme, Jules Michelet innove en se mettant à l’intérieur du personnage pour mieux saisir sa vérité. Cet ouvrage révèle une connaissance, une perception fine et profonde du psychisme, une capacité fulgurante d’être en contact avec son inconscient et de le laisser s’exprimer. Il met en relief avec bonheur le talent de poète et d’écrivain de Michelet. Ce livre laisse aussi entrevoir une certaine fragilité de l’auteur qui nous conduit à nous demander par quelles épreuves il a été traversé. De quelle pâte sa vie at-elle été pétrie ? Quelle expérience a-t-il de la passion ? Au regard de son immense et profonde œuvre, je me hasarde à avancer l’hypothèse que Michelet s’est servie de la passion pour nourrir un investissement intellectuel majeur, pour construire une œuvre colossale. Cet engagement dans l’écriture lui permet, par ailleurs, de surmonter des états mélancoliques, l’autre versant de la passion. Je me propose d’en explorer ici certains aspects, à l’aide de sa sorcière, mais aussi à travers les éléments, du moins les plus saillants, de sa vie et de ses relations aux autres. Dans cet ouvrage particulièrement évocateur, Michelet nous propose une épopée éclatante de la femme au Moyen Age, sur une période de trois cents ans, à travers la vie de la sorcière. L’auteur s’attache à une réalité vivante, «chaude et féconde», selon ses propres termes1. Il voit dans la sorcière la figure d’une 1. Jules Michelet, La Sorcière, op. cit., p. 303.

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femme en rébellion contre l’obscurantisme de l’Église, contre la misère endémique du peuple, et surtout contre celle du serf livré à l’arbitraire du seigneur. La sorcière s’élève aussi contre l’exploi­ tation des superstitions et de la crédulité populaire, procédés largement utilisés par le pouvoir de l’époque.

La Sorcière, une passion au féminin ?

La sorcière est avant tout une femme, elle représente quelque chose de beaucoup plus large que Jeanne d’Arc, femme unique au destin particulier. Elle est un « type féminin », c’est La Femme. Si la sorcière naît de la fantasmagorie et de l’imaginaire collec­ tifs, elle n’en est pas moins une création de Michelet, qui en fait l’emblème d’une femme rebelle face à l’ordre juridique et symbo­ lique, institué par les hommes. La sorcière incarne également la subversion de l’esprit chrétien, et il n’est pas anodin de toucher à ce champ-là. Elle est le symbole de toute femme libre et révol­ tée. Elle est à la fois sacrée et sacrifiée. Elle est dans une relation passionnelle avec Dieu, plutôt avec les dieux païens que l’Église réprouve, et avec le Diable ; ce terreau passionnel donne au livre une dimension particulière. Michelet fait émerger la sorcière de ce Moyen Âge qui connaît une organisation sociale sans perspective pour le paysan. Ce système déclenche et entretient la révolte de ce dernier et débouche sur un embrasement des campagnes. Le peuple démuni se réfugie dans les rêves, attend des miracles. Il trouvera un recours chez la femme, sur laquelle il va projeter un idéal, et rien moins que le pouvoir de prendre en charge les besoins de la collectivité : guérir les malades, consoler les éprou­ vés, les faibles, s’occuper du culte des morts et des fêtes. L’Église et les seigneurs ne répondent pas à ces attentes et laissent la place à la sorcière, qui va surgir de ces temps de désespoir et prospérer, mais qui est aussi sommée de porter ces espérances... Espérances qu’elle surpasse largement en devenant guérisseuse : elle pratique la médecine mais à rebours, jugée par l’Église comme maléfique.

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Elle devient thérapeute de l’âme, elle console, écoute, soutient et envoûte. Elle oppose une autre vision du monde animé par la vie pulsionnelle, la passion et la nature. Et malgré les bûchers qui se dressent partout, elle crée le Sabbat avec sa messe noire, ses danses furieuses, son déchaînement pulsionnel et ses fraternités. Arrêtons-nous un instant sur le Sabbat qui est, comme le souligne Michelet, l’œuvre de la femme, la femme désespérée qui voit au Moyen Age s’ouvrir devant elle une période de persécution. Elle n’a plus rien à perdre, elle va tout oser : dans la messe noire, elle défie Dieu et célèbre le culte de la nature. Bien qu’elle réponde à l’idéal projeté sur elle, ou à cause de cela, elle est considérée comme une étrangère, cantonnée à la clandestinité. Pour s’exprimer, il ne lui reste plus que le Sabbat après le coucher du soleil, pendant la nuit, c’est-à-dire dans l’obscurité. Est-ce le lieu, la lande, les forêts et l’heure de ces manifestations qui induisent un sens diabolique et viennent accentuer l’idée même de la sorcière commerçant avec le diable ? Il est vrai que, pendant le Sabbat, elle célèbre les trois sacrements, à rebours: baptême, prêtrise et mariage: «La femme au sabbat est tout, elle est le sacerdoce, l’autel et l’hos­ tie; au fond n’est-elle pas Dieu même P1» Le Sabbat est libre et consenti, tout y est voulu, c’est un exutoire de la sexualité que l’Eglise et l’ordre social veulent brider. L’inceste et les orgies y sont courants, il n’y a ni interdits ni tabous qui tiennent. C’est une sorte de banquet, on y consomme en commun nourriture et sexe. La nuit, les serfs sont ensemble dans l’amour et le jour dans la mort. C’est par le Sabbat et dans le Sabbat qu’ils sont le plus eux-mêmes. Comme au carnaval, le pulsionnel s’exprime sans aucun frein, c’est la manifestation la plus païenne qui soit. Pour être admis au Sabbat, il était indispensable d’être accom­ pagné d’une femme, celle-ci y était d’abord Femme, peu impor­ tait son âge, jeune ou vieille, «désirable, confusément aimée12». 1. Jules Michelet, La Sorcière, op. cit., p. 126. 2. Ibid, p. 121.

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Dans le Sabbat, la sorcière était à la fois l’hostie, la sacristie et l’autel. Pour l’hostie, il s’agissait d’un gâteau cuit sur elle, on sentait l’odeur de la chair brûlée alors que les bûchers n’étaient pas loin. Nous sommes face aux tensions entre les efforts de civilisation que veut apporter l’Eglise par la symbolisation et les régressions païennes porteuses de liberté, elles prennent en compte le corps et privilégient l’expression de la vie. Ce n’est pas la même chose de dire « Ceci est mon corps » en présentant l’hostie ou de faire cuire le gâteau sur le corps-même, ce qui évoque tout à la fois destruction, dévastation et érotisme ardent. Fée, sibylle, magicienne, exaltée, amoureuse, fine, malicieuse, fantasque, bienfaisante, celle qui fait le sort, qui trompe les maux : voilà en quels termes Michelet la dépeint. Dès à présent, le tableau est dressé et donne une idée précise de la conception que l’auteur se fait de la femme et du lien singulier qu’il entre­ tient avec elle. Il ne serait pas exagéré de parler de passion qu’il nourrit pour elle et qui transparaît en filigrane à travers tout le texte. Il a pris le temps de la connaître, d’entrer avec tendresse dans son univers. La sorcière, femme passionnée, donne une illustration flamboyante de l’hystérie et de la passion. On trouve à ces deux entités de nombreux points communs que la sorcière rassemble avec sa magie coutumière pour en faire une figure troublante : le balancement entre la gloire et la chute, la solitude, la détresse, la tyrannie, l’exaltation et le repli mélancolique. L’hystérique recher­ che la brillance, la parure, mais se retranche aussi dans l’ombre. Nous verrons que la vie, justement passionnelle, qu’il mène avec sa seconde femme, Athénaïs, cette autre sorcière, n’est probablement pas étrangère à cette perception de l’écrivain. Mais ici, il s’agit de la capacité exceptionnelle de l’auteur de sublimer sa passion, d’en faire un tremplin fécond pour son écriture. C’est aussi le chemin qu’il a trouvé pour tenir, face au trouble profond que la passion lui inflige. La sorcière est consi­ dérée comme Sujet à part entière, mais elle présente deux facettes, comme Athénaïs et les autres femmes qui ont capté l’attention

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de Michelet. S’il glorifie la femme et l’érige en un être exception­ nel, admirable, il n’en fait pas moins un mauvais génie, maléfique, une sorcière. Elle est douée à la fois du pouvoir de soulager et celui de nuire. Idéalisée, elle est appelée à être parfaite, en mesure de pallier la fragilité narcissique de l’auteur. Dans sa création littéraire, Michelet se laisse traverser par cette rencontre. Loin d’adopter une position défensive, il accueille le féminin en lui. Il situe la femme du côté de l’activité psychique, de la pensée, de la subtilité et de la création: elle imagine, rêve, crée les dieux. Elle est dotée d’une puissante intui­ tion et le désir lui est familier. Elle a pour alliée la nature, dont elle puise de quoi nourrir ses talents de guérisseuse. Elle est exceptionnelle, elle est «tout».

La mort ne peut s’inscrire

Michelet, qui est né en 1798, neuf ans après la Révolution française, se trouve d’emblée au cœur de l’Histoire, dont il deviendra un éminent spécialiste. Il meurt en 1874 à Hyères, dans le Var. Il est enterré deux fois, et nous verrons que cela est pour le moins cocasse, chez cet homme obsédé par la mort et habité par la tendance, peu banale de faire exhumer les corps. Il est enseveli une première fois d’une façon presque anonyme, et une seconde fois au cimetière du Père-Lachaise où sont célébrées des funérailles nationales en son honneur. Avant même son arrivée au monde, la destinée de Michelet se trouve marquée par la mort, qui exercera sur lui, durablement, une fascination sans égale: son frère Félix, d’un an son aîné, décède quelques mois après sa naissance. Ses parents, encore très affectés par cette disparition, attendent de Jules qu’il remplace son frère et qu’il perpétue la mémoire de la famille... Le désir de son père va aussi se manifester par le choix de son prénom Jules, «Jules comme Jules César ou Jules comme les papes Jules1 ». Il 1. Paule Petitier, Jules Michelet, l’homme histoire, Paris, Grasset, 2006, p. 22.

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restera fils unique et goûtera très tôt à l’amertume de la solitude, à côté d’une mère absente à son entourage, triste et endeuillée. Elle est occupée également par une affection pulmonaire grave qui la fait suffoquer. Ce sentiment de solitude, qui est une donnée largement répandue chez les passionnées, habitera Jules toute sa vie. Il ne sera scolarisé qu’à l’âge de 12 ans, et se relaiera avec son père pour soigner sa mère jusqu’à sa mort, qui survient après une longue et éprouvante agonie. Cette tâche commune rapproche le père et le fils, s’il en était besoin ; nous verrons plus loin combien leur relation est passionnelle et semble s’intensifier après la disparition de sa mère. Les difficultés financières de la famille ne permettent pas à celle-ci d’assurer des funérailles décentes à la défunte, ni de lui offrir une sépulture. Elle est enterrée dans la fosse commune, dont l’emplacement s’efface rapidement des mémoires. Si la Sorcière surgit de la féerie et de l’imaginaire collectifs, elle n’en n’est pas moins une création de Michelet qui l’érige en emblème d’une femme rebelle contre l’ordre juridique et symbolique établi par les hommes. Il ne cessera de rechercher la trace du lieu où sa mère a été enterrée, mais il ne le retrouvera jamais. Il en gardera un besoin de déambulations et de longues promenades dans les cimetières, toujours à l’affût d’un signe qui puisse le mettre sur la voie. Il en conservera aussi un goût prononcé pour tout ce qui touche à la mort, comme l’atteste son journal où il note: «Si je me décide tôt ou tard (et ce sera tard) à résumer les souvenirs de mon existence individuelle, de l’époque de ma vie où je ne vivais pas encore de la vie générale, je prendrai pour centre, pour texte, le Père-Lachaise [...J1.» Et dans Les Nouvelles Lettres inédites de Michelet1, il écrit à son ami Charles Alexandre: «Paris est un cimetière, un désert [...]. » Manifestement, la mort ne parvient pas à s’inscrire. La perte de sa mère, premier objet d’amour, est difficilement subjectivable.1 2 1. Paul Viallaneix, Michelet les travaux et les jours, Paris, Gallimard, 1998, p. 57. 2. Nouvelles, lettres inédites de Jules Michelet, Monaco, L’Acanthe, 1955, p. 8.

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Cette perte se trouve redoublée par l’effacement des traces de sa sépulture, qui vient probablement réactiver, selon les termes de Jacques Hassoun, « le défaut de nomination » d’une autre perte et sa non «désignation». C’est ce que Michelet tentera plus tard de retrouver à travers ses recherches aux Archives nationales, cette gigantesque mémoire collective qu’il considérait «comme les nécropoles des Monuments nationaux». Il y restera vingtdeux ans, pendant lesquelles il n’aura de cesse d’exhumer les secrets enfouis et de déchiffrer les vestiges du passé... Vestiges d’autres vies, d’autres pertes. Il cherchera aussi à les retrouver à travers ses écrits, ce qui participera, très probablement, à sa passion pour l’Histoire, qui renvoie aux origines, à la mémoire, aux traces... À défaut d’éclairer sa propre histoire, il va décryp­ ter, construire, donner corps à l’Histoire, l’Histoire collective. Quand sa première femme, Pauline, décède, il fait exécuter son portrait et exige le modelage de son masque mortuaire pour garder l’empreinte de ses traits. Il ne se résout pas à s’en séparer, il reste auprès d’elle pendant plusieurs jours et ne semble pas incommodé par la décomposition. Il est cloué sur place auprès de ce corps inerte. Il agira de même avec madame Dumesnil, avec laquelle il noue «une amitié passionnée» et qu’il soigne aussi jusqu’à sa mort. Et le même scénario de portrait et de masque de la défunte se répétera... Michelet veut garder les traces tangibles et concrètes des personnes qui lui sont chères et qui viennent à disparaître et rencontre une réelle difficulté à s’en détacher, il est plus particu­ lièrement préoccupé par l’exhumation de leur tombe, comme pour mettre en lumière un secret. Mais sous la plume de Roger Munier, rapporté par Jacques Hassoun dans La Cruauté mélan­ colique, nous pouvons lire : « La mélancolie sait le monde péris­ sable et l’aborde selon cette dimension [...] ici et maintenant», et il ajoute: «Or, ce choix d’un objet porteur de pourriture actualise tellement le périssable qu’il ne peut périr qu’avec le mélancolique [...]. Ainsi le mélancolique aime la rose déjà dépouillée de ses pétales et dégageant l’odeur douceâtre du

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pourri, car la mort, la désertion d’un être cher ou d’une idéalité ne peut que le précipiter vers cette question impossible: comment, nanti de ce savoir, a-t-il pu vivre, désirer et aimer cette pourriture?1» C’est ainsi qu’après avoir enterré Pauline (sa première femme) au cimetière de Passy, Michelet l’exhumera et l’ensevelira au Père-Lachaise. Il réservera le même sort à la tombe de Poinsot, son ami, son double, dont « il voulait voir les restes», mais de quels restes s’agit-il? Je reviendrai sur cette relation importante pour Michelet. Quand son père meurt en 1846, il ne se résout, qu’à contrecœur, et pour reprendre ses propres paroles, « à enfermer dans la terre froide et visqueuse sa dépouille », paroles qui dévoilent, à mon sens, l’attraction et la terreur du féminin ; « il voulait placer le cadavre sur un rocher jusqu’à ce que le soleil le dessèche comme faisaient les Perses12». Pour justifier ce désir, il fait référence à un autre fait historique: chez les Romains, seuls les esclaves étaient enterrés, les nobles... eux étaient incinérés. Inutile de noter que, lors de l’incinération, le corps, réduit en cendre, disparaît dans sa matérialité. Ces fantasmes relatifs au corps paternel soulignent l’ambiva­ lence de ses sentiments à l’égard de son père; va-et-vient qui révèle la crainte de la disparition de toute trace et le désir de n’en garder aucune. Les esclaves enterrés, ensevelis dans la terre, dans l’humus évoquent la sorcière qui émane de la révolte des paysans, des serfs asservis à la terre, tout comme l’incinération qui nous renvoie également aux bûchers où sa sorcière périt. Autre précision: Michelet craignait d’être enterré vivant, il a demandé à sa femme d’attendre plusieurs jours avant de l’inhu­ mer pour s’assurer de sa mort biologique3. L’exposition du corps va en fait durer près de trois semaines : difficultés d’Athénaïs à se séparer de lui ou lenteurs administratives ?

1. Jacques Hassoun, La Cruauté mélancolique, Paris, Aubier, 1995, p. 66-67. 2. Paule Petitier, Jules Michelet, l’homme, histoire, op. cit., p. 223. 3. Yann Potin, « Il est mort trois fois », in Histoire, avril 2011.

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Michelet et ses passions

Il serait judicieux de s’interroger sur le rapport de Michelet à la passion et sur l’impact de celle-ci sur sa relation aux êtres. Scolarisé tardivement, nous l’avons vu, il reste confiné dans le giron familial jusqu’à l’âge de douze ans. Un jour, à l’école, il repère un camarade plus âgé que lui, Paul Poinsot, et ne le quitte plus. Celui-là même qu’il exhumera quelques années après sa mort. Une amitié passionnelle lie les deux garçons. Jules est transformé, émerveillé par cette amitié passionnelle. Son père s’en inquiète et les sépare, Jules en est mortifié. Il sombre dans une sorte de mélancolie, et seule la décision d’écrire son journal lui donne la force d’en émerger. Il passera ainsi, souvent, de l’exaltation à la mélancolie, et c’est toujours un travail d’écriture, d’élaboration, qui lui viendra en aide et sur lequel il s’appuiera pour se redresser. Dans son journal, il précise son souhait : « pour que l’ami lise mes pensées » et pour retrouver la « communica­ tion tendre et totale » qu’il a connue avec Paul. Dans ce même journal, il écrira un peu plus tard: «Je ne crois pas que deux âmes se soient jamais ressemblées mieux que les nôtres; et nous serions, je crois, le même homme, si nous eussions été placés dans les mêmes circonstances. » Dans la passion, la différence est peu marquée, quand elle n’est pas niée; le lien est de type fusionnel et vient attester du manque à être du passionné. Pour Michelet, Poinsot représente un double narcissique. Michelet est également captif d’une passion incestueuse avec son propre père, passion envahissante et intrusive qui va jusqu’à les amener à partager, bien après le mariage de Jules, la même chambre. Paule Petitier, l’une de ses biographes, précise: « Pauline, sa première femme, ne deviendra pas la maîtresse de maison: c’est Furcy (le père de Michelet) qui continue à jouer le rôle d’intendant avec la complicité de son fils. Même après son mariage, il semble que Michelet partage sa chambre avec son

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père et laisse Pauline avec les enfants1. » Cette passion, fait suite à la relation chaude et particulièrement conflictuelle qu’il a connue avec sa mère. Jacques Hassoun remarque que « [...] la passion, malgré les apparences, n’est pas entièrement dyadique, elle se supporte d’un déchirement où le père n’est pas absent » et il ajoute qu’il s’agit non pas du père de la fonction paternelle, « auquel cas y aurait-il de la passion ? », mais ce père premier auquel tout enfant aurait affaire, celui de l’incorpora­ tion. Je cite : « Son ombre, sa trace ou la part de sa trace non effacée - non symbolisée - n’est pas sans être présente dans cette tension qui essaie d’introduire un objet comme cause de tout ou du tout12. » La propension de Michelet à vivre dans la passion le conduit à être dans un collage, à rechercher, sans relâche, la proximité des corps. Michelet fait, de nouveau, l’expérience de la passion amoureuse avec une jeune fille nommée Thérèse Tartelet, qui le captive par son air tout à la fois triste, fragile et gracieux. Son père, encore une fois, donne un coup d’arrêt prématuré à cette idylle. Jules effondré, trouvera, néanmoins, une consolation dans les bras d’une femme mûre, figure maternelle, s’il en fut. Plus tard, son penchant pour la passion connaîtra une sorte d’accalmie transitoire, puisqu’il va nouer un lien d’une tout autre nature, tiède et fonctionnel avec Pauline Rousseau, de six ans son aînée, avec laquelle il se résout à se marier puisqu’elle est enceinte. Adèle naîtra de cette union quatre mois plus tard, ensuite viendra Charles, l’un comme l’autre peineront à trouver une place dans le monde et mourront autour de la trentaine. La rencontre avec Mme Dumesnil, dont il s’éprend d’une affection passionnée, vient encore une fois mettre en lumière la difficulté de Michelet à se séparer de la personne aimée. C’est une dame fragile et déjà très éprouvée par une grave maladie. Elle meurt quelques années après cette rencontre, à 42 ans. La 1. Paule Petitier, Jules Michelet, l’homme histoire, op. cit., p. 54. 2. Jacques Hassoun, Les Passions intraitables, op. cit., p. 23.

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difficulté de Michelet, voire son impossibilité à accepter cette disparition est patente. Ici, le lien avec la défunte sera préservé à travers son fils Alfred, qui deviendra très proche de l’auteur: Adèle, la fille de Michelet, et Alfred se rencontrent au chevet de Mme Dumesnil mourante et nouent une idylle qui comble de bonheur Jules ; elle aboutira à un mariage très encouragé par ce dernier, qui chérit son gendre et ne tarie pas d’éloge sur lui : « J’ai eu le bonheur de vous dire les espérances que je place sur ce rare enfant. Je l’aime autant et plus que les miens. Celui-ci est le fils de mes pensées1. » Voilà des paroles que ses enfants n’ont peutêtre pas appréciées, tout comme ils n’ont pas accepté l’irruption d’Athénaïs, dans la vie de leur père, qui va bouleverser les relations familiales. La rencontre avec Athénaïs A 50 ans, Michelet est déstabilisé et affligé par les revers cuisants de la Révolution de 1848. Il est, de plus, assailli, de façon récurrente, par des ennuis de santé (pneumonie et pro­ blèmes de peau...), c’est alors qu’il fait la connaissance d’une jeune institutrice de 23 ans, Athénaïs Miallaret, qui occupe, à Vienne, un poste de préceptrice auprès des enfants de la princesse Cantacuzène, de 1846 à 1848. Leurs contacts, dans un premier temps, sont épistolaires et intellectuels, Athénaïs, qui avait lu le livre de Michelet Le Prêtre, paru en 1845, est enthou­ siaste. Elle entretient une correspondance nourrie et enflammée avec l’auteur et ne manque pas de lui relater largement sa parti­ cipation «héroïque» aux manifestations qui ont ponctué la révolution autrichienne de mai 1848. Leur première rencontre a lieu peu de temps après le retour d’Athénaïs à Paris, elle est alors triste et malade, vêtue entièrement de noir. « Elle semble porter la marque de la mort dans son costume sombre», dira d’elle Paule Petitier, qui ajoute: «Si forte et pourtant si blessée, 1. Nouvelles, lettres inédites de Jules Michelet, op. cit., p. 18.

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voilà un mélange auquel Michelet ne résiste pas1.» Athénaïs tient à la fois de l’héroïne et de la jeune fille en détresse qui inspire ces réflexions à Michelet: «Voilà que m’arrive, un matin, cette jeune fleur parée de ses larmes, si touchante de malheur, de courage et de raison. Ces larmes m’ont rafraîchi, brûlé que j’étais de tant d’événements [...]», et il ajoute: «Trois semaines après l’arrivée de cette jolie morte [,..]12. » Et la mort, il en sait quelque chose. Quant à l’histoire d’Athénaïs, on sait que son père, originaire de Montauban, est parti en Amérique, à 44 ans, en Louisiane, comme précepteur dans une famille où il rencontre sa femme, alors âgée de 14 ans. Il ramène sa très jeune épouse, en France, dans sa région d’origine. Plus tard, ses affaires se détériorent et l’obligent, en 1840, à retourner en Amérique, avec son fils aîné. Il meurt du typhus un an après. Athénaïs se retrouve, à 15 ans, avec une mère froide, peu affectueuse et rigide, qui, pour parfaire l’éducation de sa fille, la met en pension pendant plusieurs années. Celle-ci ressent cruellement l’absence de son père, qu’elle affectionnait tout particulièrement et qui constituait pour elle un appui, auquel elle va s’identifier sur plusieurs points : comme lui, elle quitte la France pour quelque temps ; comme lui, elle occupe un poste de précepteur, et enfin elle trouve un mari en la personne de Jules Michelet, de l’âge de son père. Effacement du sexuel C’est une rencontre placée sous les auspices de la maladie, des larmes et de la brûlure; elle est pourtant déterminante et va transformer Michelet. C’est aussi une union intense et passion­ nelle dans laquelle il trouve un dérivatif. Mais cette passion est toute particulière, Michelet en parle comme d’une sorte de «renouvellement mythique». Pour lui, cet amour dépasse 1. Paule Petitier, Jules Michelet, l’homme histoire, op. cit., p. 249. 2. Nouvelles, lettres inédites de Jules Michelet, op. cit., p. 26.

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l’union de deux personnes. Il écrit à Athénaïs : « Ne vois-tu pas que le monde est couvert de ténèbres, qu’on ne voit que des faces pâles, des yeux éteints, des cœurs amoindris? [...] Un homme reste encore au monde, épouse le dernier homme1. » Ce mythe du Dernier Homme1 2 consiste à croire qu’après la « décrépitude » inévitable de la terre où régnent ruines et stérilité, tout renaîtrait, à partir du moment où il resterait un homme et que cet homme aimerait. Cette passion qui prend des allures de destructivité et de résurrection, et qui ensorcelle Michelet, semble le rendre aveugle à la personne Athénaïs, qu’il appréhende en objet, au regard des sentiments complexes qu’elle lui inspire. Son corps l’intéresse au plus haut point, mais il est réduit à un corps physiologique, à un corps fonctionnel. Athénaïs souffre d’inflammations des voies urinaires et génitales, elle est atteinte dans son intimité. Michelet va s’occuper surtout de ses produc­ tions urinaires et intestinales... qu’il contrôle avec un soin parti­ culier. Il instaure un rituel régressif en incitant Athénaïs à faire sa toilette intime dans le bureau où il écrit l’H/sto/re de France, et l’infantilise quand il prend le rôle de « nounou » auprès d’elle. Je cite: «Je quittais Jemmapes ou la Constitution pour lui donner des soins intimes qu’elle recevait avec la docilité d’un enfant. » La docilité, la passivité... sont bien caractéristiques de l’objet de la passion. De plus, la maladie de la jeune femme la rend dépen­ dante, ce qui n’est pas pour gêner Michelet qui s’empare de ce corps souffrant et tente de le maîtriser. La femme sans la maladie serait trop inquiétante, remarque Paule Petitier. La femme est malade, on la soigne, on s’en occupe. Le modèle maternel s’imposerait-il à lui ? Rappelons qu’il a soigné sa mère pendant de longues années jusqu’à sa mort. Athénaïs présente un vaginisme rebelle. Loin d’un abord affectif, où présiderait érotisme et désir, Michelet fait appel à la 1. Paule Petitier, Jules Michelet, l’homme histoire, op. cit., p. 255. 2. Mythe développé dans le livre du même nom de Jean-Baptiste Cousin de Grainville, auteur du XVIIIe siècle et à qui Michelet porte une grande admiration, et à propos duquel il écrit un article paru dans les œuvres complètes.

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médecine qui préconise un traitement mécanique à l’aide de tuyaux pour élargir, assouplir les replis intimes concernés. Dans son journal, Michelet confie combien il est absorbé, fasciné, enchanté par l’observation quotidienne du corps et surtout des fonctions organiques génitales et intestinales d’Athénaïs à la santé fragile...1 Par ailleurs, le couple partage une activité intellectuelle forte dans laquelle Athénaïs joue un rôle important. Elle ouvre à Michelet l’univers de la nature, de l’Histoire naturelle, il est enchanté. Elle écrit plusieurs ouvrages dans ce domaine, tel L’Oiseau que Michelet s’approprie comme il s’est emparé du corps objectivé de sa femme. Il refond ce livre en grande partie, frustrée, Athénaïs est dépossédée de son œuvre. Elle se sent effacée. Elle n’en continue pas moins à écrire, et, en 1866, elle publie les Mémoires d’une enfant qui relate « les mélancoliques années de sa jeunesse1 2». Elle a néanmoins, de plus en plus, le sentiment de devenir un sujet d’expérience pour son mari et finit par craquer. Après la mort de Michelet, elle prendra, en quelque sorte, sa revanche, en supprimant de larges passages du journal de son mari, mais peut-être aussi pour préserver enfin un domaine privé sur lequel Michelet semble s’être largement étendu dans son journal. Athénaïs serait-elle un double de Michelet? Serait-elle le même sous une présentation différente ? Michelet souligne que, plus jeune, il ressemblait à Guizot; or, selon lui, Athénaïs, elle aussi ressemble à ce ministre et donc à lui-même autrefois, comme si elle était lui, sous une autre forme et à un autre âge. En même temps, Athénaïs, la Sorcière, est «tout», elle suffit et pendant cette passion, le monde semble se vider de son intérêt, Michelet l’exprime en ces termes : « C’est près de toi, seul avec toi... les portes bien closes, qu’oublié, j’oublierai aussi... le monde, moins toi3. » 1. Nouvelles, lettres médites de Jules Michelet, op. cit., p. 8. 2. Ibid., p. 139. 3. Paule Petitier, Jules Michelet, l’homme histoire, op. cit., p. 256.

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Une histoire persane du XIIe siècle donne une autre illustration lumineuse de l’aspect narcissique sur lequel repose la passion, où l’imaginaire supplante la rencontre avec l’autre en chair. Il s’agit de la légende de Majnûn, relatant la passion qui a happé Qays, beau jeune homme issu d’une grande famille de Bédouins. Il s’éprend éperdument de sa cousine Leyla, mais la famille de celle-ci n’accepte pas de les unir et exige de lui de s’en éloigner à jamais, sous peine de voir sa vie en danger. Le calife intrigué finit par recevoir le jeune homme et ne lui cache pas son étonnement de le voir brûler d’un amour aussi puissant pour une jeune fille d’une beauté si banale. Qays, lui répond : « Oh grand prince c’est avec les yeux de Majnûn qu’il fallait voir la beauté de Leyla. » Qays, étant surnommé Majnûn qui signifie fou, possédé par les démons, par les jnoun. Désormais, brûlé par le feu de la passion qui le consume, il erre en guenilles dans le désert, métaphore d’une errance et d’un dépeuplement intérieur. Un jour, un ami se présente à lui et l’avertit que Leyla n’est pas loin et souhaiterait le voir. Majnûn, à la stupéfaction de son ami, refuse par ces mots : « Dis-lui de passer son chemin car Leyla m’empêcherait, un instant, de penser à l’amour de Leyla » : amour imaginaire et désertique ou l’impasse de la passion amoureuse ? Michelet écrit L’Amour puis La Femme'1 avant de publier, en 1862, La Sorcière, douze ans après son second mariage. En considérant sa vie passionnelle avec Athénaïs, on s’interroge: que cherche-t-il à connaître de la femme en écrivant cet essai où se mêlent l’amour, le sexe et la mort? Que voudrait-il saisir concernant la femme et qu’il n’a pu élucider, approcher avec Athénaïs ? De toute évidence, Athénaïs, considérée comme son double narcissique répond, avant tout, à une nécessité, elle représente 1. Dans L’Amour (1858), Michelet idolâtre la femme qu’il, cantonne cependant à la nature et à la mission d’aimer. Elle est faible, blessée et ne peut se passer de la protection de l’homme. La Femme (1859) est une réponse aux stéréotypes défavorables concernant « le sexe faible » répandus en ce milieu du XKe siècle. Mais on est encore loin de l’épopée de « la Sorcière ».

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un objet de besoin. C’est bien ce à quoi nous confronte la passion dans notre pratique d’analyste, qui enferme dans l’archaïque et tend vers l’indifférenciation, au contraire de l’amour, qui lui, se vit dans la réciprocité, l’altérité et le plaisir des corps. En effet, Michelet, dans une identification mélanco­ lique à sa mère, occupe, comme on a pu s’en rendre compte, une position maternelle (intrusive et abusive) auprès d’Athénaïs, femme enfant, malade et blessée. Cette vie passion­ nelle dans le couple évacue, incontestablement, le sexuel et conduit Michelet à un retrait des investissements en dehors de l’objet de sa passion et, d’une manière plus large, son inclinai­ son pour la passion participe à son goût prononcé pour la mort. Cela n’est pas étranger, me semble-t-il, à l’histoire personnelle de Jules, assigné à la place du frère mort par ses parents absor­ bés par le deuil, jamais métabolisée, du fils aîné. Son père, loin de jouer un rôle de tiers, a, au contraire, élu son fils à une place incestueuse dont celui-ci n’a pu se dégager. C’est un des aspects de la passion de Michelet. L’autre aspect s’exprime par sa prodigieuse capacité à la sublimation qui lui ouvre la voie de l’écriture et de la recherche, pierre angulaire de la construction d’une œuvre. Avec la sorcière, Michelet crée une autre femme, une femme idéale, à l’érotisme évocateur, susci­ tant le désir. Sa création fantasmatique est une femme rebelle, loin d’Athénaïs la docile. La sorcière est un sujet à part entière qui ouvre à l’altérité et qui donne de la densité à l’autre en soi. La sorcière semble révéler à Michelet cette part opaque de luimême qui, jusque-là, en tout cas avec Athénaïs, semblait lui rester étrangère, on pourrait dire qu’elle lui donne accès au féminin dont il est en quête.

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L’Amok, violences de la passion Chantal Chassat

L’Amok

«Donc l’amok... oui l’amok, voici ce que c’est: un Malais, n’importe quel brave homme plein de douceur, est en train de boire paisiblement son breuvage... il est là, apathiquement assis, indifférent et sans énergie... tout comme j’étais assis dans ma chambre... et soudain il bondit, saisit son poignard et se préci­ pite dans la rue... il court droit devant lui, toujours devant lui, sans savoir où... Ce qui passe sur son chemin, homme ou animal, il l’abat avec son kris, et l’odeur du sang le rend encore plus violent... Tandis qu’il court, la bave lui vient aux lèvres, il hurle comme un possédé... mais il court, court, court, ne regarde plus à gauche, ne regarde plus à droite, ne fait plus que courir avec un hurlement strident, en tenant dans cette course épouvantable, droit devant lui, son kris ensanglanté... Les gens du village savent qu’aucune puissance au monde ne peut arrêter un amok... et quand ils le voient venir, ils vocifèrent, du plus loin qu’ils peuvent, en guise d’avertissement : Amok ! Amok ! et tout s’enfuit... Mais lui, sans entendre, poursuit sa course. Il court sans entendre, il court sans voir, il assomme tout ce qu’il ren­ contre... jusqu’à ce qu’on l’abatte comme un chien enragé ou qu’il s’effondre, anéanti et tout écumant...» Ce texte est extrait de la nouvelle de Stephan Zweig intitulée en français Amok ou

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le fou de Malaisie1. Cette nouvelle a été publiée en 1922 dans le recueil Nouvelles d’une passion, avec quatre autres récits. L’édition française actuelle a retenu « Lettre d’une inconnue » et « La ruelle au clair de lune ». Nous connaissons aussi 24 heures de la vie d’une femme, La Confusion des sentiments, textes qui traitent également de la passion, Stephan Zweig ayant voulu en explorer tous les contours. Le premier de ces deux récits nous plonge au cœur de deux passions qui se heurtent et ne peuvent se rencontrer, passion amoureuse et passion du jeu; le second nous entraîne dans les souffrances d’une passion homosexuelle. Amok est l’un des premiers récits de Stefan Zweig explorant le thème de la passion, thème qui deviendra central dans un grand nombre de ses nouvelles et romans. Amok est, de plus, et cela est très souvent souligné, le premier texte qui l’a rendu célèbre. Cette entrée par l’Amok dans l’exploration de la passion chez Zweig surprend. Il est en effet étrange, dans un premier temps, d’associer celle-ci à une course, à une folie meurtrière apparem­ ment sans objet identifié et inscrite dans une forme culturelle. Amok désigne en dialecte malais une espèce d’ivresse qui s’empare d’un individu avec la violence de la foudre et qui le rend «fou furieux». Une «course folle» impossible à arrêter. Il s’agit d’une véritable possession, et celui qui observe la scène est complètement impuissant. Nous pouvons remarquer que l’impuissance est le plus souvent la position dans laquelle est projetée la personne qui se trouve face aux êtres en prise avec la passion, passionnés rencontrés autant dans nos vies amicales que dans notre travail d’analyste. Par ailleurs, on ne sait rien de ce qui se passe chez cet individu, ce fou de Malaisie, de son histoire, avant qu’il ne se mette à courir; c’est comme si tout commençait là. L’acte est au-devant de la scène, se mettre à courir, mouvement impulsif qui exclut la pensée et la raison. La phrase de Freud « Au commencement était l’acte» fait ici résonance. Il s’agit de la dernière phrase clôturant Totem et Tabou. Nous y reviendrons. 1. Stefan Zweig, Amok ou le fou de Malaisie, Paris, Le Livre de Poche, 1991, p. 62.

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Passion et mélancolie La scène ci-dessus décrite est puissante, d’une position de retrait, d’abattement, de mélancolie, la fulgurance de la mise en action est impressionnante. Il y a une opposition totale entre ces deux moments. On peut citer Jacques Hassoun qui, dans La Cruauté mélan­ colique, remarque : « Ignoble, horrible, la passion serait l’exact envers de la mélancolie. Elle affirme, revendique là où le mélan­ colique subit, elle brûle et se consume là où le mélancolique remue tristement des cendres froides de ses échecs et de ses impossibilités1. » En positionnant la passion comme exact envers de la mélancolie, il en fait les deux faces d’une même pièce. On peut en effet considérer celles-ci comme deux expressions profondes et certainement constituantes de la nature humaine. Avec Amok et le déchaînement du corps, nous rencontrons le feu de l’agitation qui pourrait être qualifiée d’explosion maniaque. Le titre original de la nouvelle nous éclaire déjà davantage sur le choix de VAmok pour nous emmener au cœur de la passion. La traduction littérale serait « le coureur en amok ». Cela renvoie ainsi à la disposition particulière de celui ou celle qui entre en amok ou en passion. Tout un chacun pourrait alors devenir un amok, universalité de la passion et de son envers la mélancolie déjà évoquée précédemment. À en croire certains propos des biographes de Stefan Zweig, celui-ci semblait le redouter pour lui-même. À Jules Romain, il avait confié: «Je suis au fond un homme terriblement passionné, en proie à toutes sortes de senti­ ments violents. Je n’arrive qu’à force de maîtrise à un comporte­ ment plus ou moins sensé. » Reprenons le récit de la nouvelle. Le narrateur (comme dans la plupart des textes de Stefan Zweig, les personnages n’ont pas de noms) rencontre, sur un bateau, un jeune médecin qui se 1. Jacques Hassoun, La Cruauté mélancolique, Paris, Aubier, 1995, p. 54.

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cache. Premières rencontres la nuit, dans l’obscurité, l’atmosphère est étrange et baignée d’un secret, les deux hommes se cherchent. Nous apprendrons plus tard qu’il accompagne le cercueil d’une jeune femme morte, objet de sa passion dont il ne peut se détacher, le corps de cette femme étant rapatrié en Europe sur ce même bateau. Le médecin, parfois appelé l’étran­ ger dans le récit, a besoin de parler, ce que ressent intensément le narrateur. « Je compris que cet homme voulait parler, qu’il fallait qu’il parlât et que je devais me taire pour l’aider1. » Il trouve ainsi une oreille attentive et peut raconter enfin son histoire. Cette scène fait inévitablement penser à une première séance d’analyse. « [...] je suis dans un état psychique terrible... J’en suis à un point où il faut absolument que je parle à quelqu’un, vous me comprendrez, lorsque oui je vous aurais tout raconté... Je sais que vous ne pourrez pas m’aider... mais ce silence me rend comme malade2. » Cela n’est pas étonnant, on connaît les liens qui unissaient Stefan Zweig à Freud, sa lecture précoce et leur correspondance qui a commencé dès 1908. De même, dans 24 heures de la vie d’une femme, le narrateur semble être à la place du psychanalyste. Ce médecin s’est donc retrouvé en Malaisie, très seul dans un lieu hostile. Il est là parce qu’il a dû fuir l’Allemagne. Il était bon médecin et occupait un poste confortable: «Alors, arriva une histoire de femme: une personne que j’avais connue à l’hôpital rendit son amant tellement fou qu’il tira sur elle un coup de revolver; et bientôt je fus aussi fou que lui. Elle se montrait orgueilleuse et froide d’une façon qui me rendait furieux; toujours j’avais été le jouet des femmes impérieuses et insolen­ tes... Je faisais ce qu’elle voulait [...]. » Evidemment, tout cela finit très mal, il finit par voler pour elle dans la caisse de l’hôpital. Là est la raison de son expatriation. Les années passent dans la solitude, dans un coin retiré de la Malaisie, jusqu’à ce jour où une femme arrive, événement 1. Stefan Zweig, Amok, op. cit., p. 35. 2. Ibid., p. 36.

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inattendu et exceptionnel. L’irruption de l’inattendu est souvent à l’origine du déclenchement d’une passion. C’est inattendu, et il se trouve que la personne qui surgit devient tout à coup celle ou celui qui était attendu. C’est un détail, un regard, un mouvement particulier, un signe qui est reconnu. Nous sommes dans l’ordre du signe et non du symbole, signe comme point d’origine du déclenchement d’une passion, signe qui renvoie à des zones lointaines, de l’archaïque. Cela peut se figer. Dépasser ou pas ce moment, entrer dans le monde du désir et du fantasme dépendra davantage des capacités psychiques individuelles.

Emergence de la violence Ainsi cette femme n’arrive-t-elle pas là par hasard, elle a quelque chose à lui demander. Le temps qu’elle met à formuler ce pourquoi elle est là, son attitude ambiguë, replongeront notre médecin dans ce rapport complexe avec les femmes ; elle aussi se montre «froide et orgueilleuse» et ne le supplie pas, ce qu’il souhaiterait tant. Il comprend qu’elle est enceinte suite à une liaison extraconjugale et souhaite un avortement. Assurément, notre homme perd la maîtrise, et le désavantage qu’il ressent dans la relation se transforme en tentative de prise de pouvoir. Il veut soumettre cette femme à son désir. La provocation est désespérée, il veut affirmer sa force, force qu’il n’a pas. Elle produit une fin de non-recevoir chez cette femme qui se moque de lui et dit qu’elle ne veut plus jamais avoir affaire à lui. «Ne vous avisez pas de me suivre ou de vous occuper de moi... Vous le regretteriez1.» Après un temps d’anéantissement - et nous en sommes au moment où notre médecin fait le récit que je vous proposais en introduction -, il se met en amok. La course apparaît quand il est trop tard. Quelque chose n’a pu se dénouer avant. Il faut agir, courir, afin de ne pas être 1. Stefan Zweig, Amok..., op. cit., p. 58.

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submergé - un affolement en quelque sorte. L’exemple de la course choisi par l’écrivain nous plonge au cœur de cet affole­ ment; il utilise l’écriture et, par son style, traduit le désarroi et le désespoir qui le submergent. L’amok sert ici à mettre en lumière le point de rupture: «Jusqu’à présent, j’ai encore pu vous faire tout comprendre... Mais à partir de ce moment, je fus saisi comme par la fièvre... Je perdis tout contrôle sur moi-même... ou plutôt je savais bien que ce que je faisais était insensé, mais je n’avais plus aucun pouvoir sur moi... Je ne me comprenais plus moi-même... Je ne faisais plus que courir devant moi, obsédé par mon but1. »Le mouvement est décrit comme involontaire. La disparition de l’autre devient intolérable, retrouver l’autre à tout prix, toucher son corps ou s’en approcher au maximum devient le but ultime. Le seul but. Au cœur de ce récit, nous pouvons supposer que le médecin sait qu’il l’a tuée ; il l’a mise en danger en la laissant aller dans des voies plus incertaines. La mort, suite à l’intervention d’une « sorcière » (je reprends ici le terme utilisé dans la nouvelle), ne manquera effectivement pas d’arriver. La haine est première, Freud nous l’a aussi enseigné. Elle est destructrice. La réparation de l’objet haï, aimé devient impéra­ tive. Dans ce texte, il me semble que Stefan Zweig a condensé avec une grande maîtrise littéraire ces mouvements psychiques simultanés et complexes de haine, d’amour, d’attachement. C’est à ces mouvements complexes que nous avons affaire dans le transfert, quand la passion se déchaîne. La haine et la violence sont toujours présentes et il est extrêmement important de ne pas les éviter et de chercher toujours où passe la violence. J’ai cité au début de cet article la proposition de Freud à la fin de Totem et Tabou : « Au commencement était l’acte. » Regardons les lignes qui précèdent celle-ci. Il y établit alors une distinction entre le primitif et le névrosé : « Toutefois le névrosé est avant tout inhibé dans l’agir, chez lui la pensée est le plein 1. Stefan Zweig, Amok, op. cit., p. 61.

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substitut de l’acte. Le primitif est non inhibé dans l’agir, la pensée se transpose tout simplement en acte, l’acte est pour lui en quelque sorte plutôt un substitut de la pensée, et c’est pourquoi je suis d’avis, sans moi-même me porter garant de l’absolue certitude de mon option, qu’on est sans doute en droit d’admettre dans ce cas que nous discutons : Au commencement était l’acte1. » Il m’a semblé qu Amok pouvait aussi être lue comme une sorte de réponse littéraire à Freud (on peut être certain que Stefan Zweig avait lu Totem et Tabou) sans que tout cela soit explicité. Stefan Zweig, grand explorateur de l’âme humaine, viendrait ici souligner qu’il n’y a pas de coupure aussi franche entre le primitif et le névrosé; le feu de la passion serait à même de provoquer une désinhibition et conduire à une manifestation du corps non contrôlée. La passion viendrait toucher des zones archaïques, enfouies, lieu d’une passion originaire, celle vouée au premier objet d’amour. Un enjeu d’existence Mais ne s’agirait-il pas aussi pour le sujet de ne pas être prisonnier d’un état hallucinatoire dépersonnalisant. Aller buter sur les limites, réduire l’espace. Sentir son corps à tout prix pour ne pas être anéanti. Agir devient une nécessité absolue. Le geste surgit des zones les plus profondes du corps humain. Un recours à l’agir, afin de ne pas être englouti dans un effondrement mélan­ colique, serait nécessaire. Il y aurait alors urgence économique visant à une décharge pulsionnelle. On peut penser ici aux pas­ sages à l’acte des crimes passionnels. Si l’on suit bien le récit d’Amok, on est passé tout près d’un passage à l’acte (je viens d’ailleurs de souligner que le meurtre a néanmoins été commis) ; cela aurait pu être un viol, quand il veut soumettre cette femme à son désir, même si le récit de Stefan 1. Sigmund Freud, «Totem et tabou», in OCF. P, vol. XI, Paris, PUF, 1998, p. 382.

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Zweig ne va pas jusque-là. Cette nécessité d’agir, proche parfois d’un passage à l’acte irrémédiable, me conduit à l’évocation du travail de Claude Balier dans un ouvrage collectif très riche, La Violence en abîme1. Claude Balier a forgé l’expression de «recours à l’acte» en évoquant son expérience avec de grands criminels et a interrogé les limites de l’humain et de ce qui peut apparaître comme inhumain à travers des actes d’une extrême violence et dénués de toute empathie pour l’autre. Le crime passionnel est différent d’une passion ordinaire, même très destructrice, le recours à l’agir ne rejoint pas le recours à l’acte, qui engage son auteur dans le crime. Il a cepen­ dant souvent été constaté qu’il était moins lourdement puni que d’autres crimes, sans doute parce que nous serions tous en capacité d’être un amok ? Il apparaît que le moment du déclen­ chement d’une passion dans certains cas (c’est le cas de l’amok) nous confronte particulièrement à un déchaînement incontrô­ lable ; dans le récit de certains crimes passionnels, le passage en actes irréversibles semble parfois ténu. Le mouvement déclenché par le signe, signe qui fige, qui emprisonne le sujet dans un moment de son histoire, le mouve­ ment qui entraîne vers la destruction nous permet d’explorer les limites auxquelles peuvent mener la rencontre avec la passion. En effet, comme le souligne Piera Aulagnier, il n’y a pas de saut quantitatif entre amour et passion mais bien un saut qualitatif. D’où le risque du passage à l’acte. Cette phrase de Balier paraît pouvoir s’appliquer à notre médecin : « Quelque chose de sa personne, ou les conditions de l’environnement a réveillé le vécu de l’ancienne détresse, menace d’anéantissement. Ici l’hallucinatoire, réactivé par l’effet de surprise, explose de toute sa force1 2. »

1. Claude Balier (dir.), La Violence en abîme, Paris, PUF, coll. Le Fil rouge, 2005. 2. Ibid., p. 135.

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Explorant dans ce texte, et dans ses autres récits, les limites de la passion, Stefan Zweig ne décrit que des passions non parta­ gées. Celles-ci sont alors seulement « dites amoureuses », comme le souligne Piera Aulagnier dans son ouvrage Les Destins du plaisir1. Au début du chapitre qui s’intitule : « Les relations d’asymé­ trie et leur prototype: la passion», Aulagnier définit comme asymétriques, deux formes de relation: 1) celle propre à la relation passionnelle dont l’aliénation est une variante ; 2) celle présente dans la relation du Je du psychotique au Je des autres, en tant que représentants et garants de l’existence de la réalité. Laissant de côté ce deuxième point, nous nous arrêterons ici à la relation passionnelle, dont elle décrit trois prototypes : a) la relation du toxicomane à l’objet drogue, b) la relation qui lie le joueur à cette activité particulière qu’est le jeu, c) la relation du sujet au Je d’un autre, soit la passion « dite amoureuse ». Ce rapprochement avec ces addictions, et gardons-nous bien de confondre ces différents types de passion, a été commenté par Jacques Hassoun, invité en 1993 à un colloque d’alcoologie où il devait traiter de l’addiction amoureuse. Il s’aperçoit, ou fait mine de s’apercevoir, qu’il n’avait jamais évoqué la passion alcoolique dans ses écrits, et il trouve l’occasion de mettre en lumière quelques rapprochements. Il repère, dans ces différents types de passion, la répétition, et surtout la solitude sur laquelle il va mettre l’accent. «C’est vraiment cette solitude que le passionné essaye de combler. Une solitude, je dirais, qui serait liée à l’absence d’expérience de la perte. » Celle-ci est remplie de la répétition, c’est toujours de l’un plus un, plus un... Dans l’amok, le jeune médecin finira au fond de la mer, près du cercueil de celle qu’il ne voulait pas quitter et avec qui il

1. Piera Aulagnier, Les Destins du plaisir, Paris, PUF, coll. Le Fil rouge, 1979.

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devait partager son secret. Fin un peu rocambolesque, il se jette du haut du navire sur le cercueil en train de glisser sur une échelle entraînant celui-ci, porteurs et mari. Il fait en sorte que le cercueil tombe à l’eau afin que le mari ne récupère pas le corps. Porteurs et mari seront néanmoins repêchés. Fin d’une écriture

En 2010 est paru un livre très remarqué de Laurent Seksik, médecin et écrivain, qui s’intitule Les Derniers Jours de Stefan Zweig'. Sous forme de roman, à l’aide des documents à sa dispo­ sition, il relate les six derniers mois de la vie de l’écrivain jusqu’à son suicide par empoisonnement le 22 février 1942, avec sa seconde épouse, Lotte. Seksik souligne que le suicide de Zweig, passage à l’acte final, était inscrit dans son être. Remarque qui va au-delà de l’argu­ ment de la dépression que Stefan Zweig vivait depuis plusieurs mois. La dernière partie de sa vie est aussi une course folle pour échapper à la persécution. Qu’en est-il de ce besoin de fuir quand il se sent impuissant, et de se sentir à l’abri nulle part, même pas à Petropolis, lieu de son suicide au Brésil ? Evoquant les nouvelles de Zweig, Seksik conclut : « Au final, c’était toujours de semblables et courts récits de passions exclu­ sives, d’amours irrépressibles, de déchaînements funestes. Tout était irrémédiablement avide et plein d’ardeur, l’inverse de sa propre nature en somme. Son œuvre allumait une succession d’incendies dans les cœurs, ses héros se jetaient dans les flammes tandis que lui brûlait de l’intérieur1. » Cette brûlure de l’intérieur, il la consumera sans bruit, avec retenue, élégance même, dans ses lettres écrites la veille de sa mort, dans lesquelles il s’exprime sur son geste. La mort tragique de Stefan Zweig est silencieuse. 1. Laurent Seksik, Les Derniers Jours de Stefan Zweig, Paris, Flammarion, coll. J’ai lu, 2010.

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La violence désintriquée chez lui ne pouvait que se jouer sur d’autres scènes, l’écriture fut cette autre grande scène. L’écriture aurait ainsi été cet agir, moteur de vie, sublimation extraordi­ naire pour notre plus grand plaisir de lecteurs, ayant pour fonction de le protéger d’un effondrement mélancolique. À Petropolis, lieu de sa résidence au Brésil, diminué, épuisé par ses fuites, loin de ses documents qui le rassuraient, il se sentait de moins en moins la capacité d’écrire. Dans ses récits autobiographiques, il n’aborde pas sa vie amoureuse. Elle reste à distance, et paraît même comme très froide. Evoquant son suicide à venir, sa compagne est singulière­ ment absente. Mais la passion amoureuse, est-ce une passion avec Lotte? On peut l’imaginer, puisqu’ils se suicident ensemble, et Seksik met en exergue de son livre : «Nous avons décidé, unis dans l’amour, de ne pas nous quitter1. » Pourtant, la fin imaginée par Laurent Seksik vient interroger ce mourir ensemble. Lotte, qui souffrait de crises d’asthme très violentes, a néanmoins 25 ans de moins que lui, qui en a 60 ans. Avant de conclure, je vous propose la lecture de la fin imagi­ née et romancée par Seksik, une autre écriture : « Il la contem­ ple sortant de la salle de bains, il l’interroge du regard. Elle fait oui de la tête avec un léger rire forcé. Elle va d’un pas lent incer­ tain s’asseoir sur le lit près de lui. Elle regrette de ne pas avoir bu d’alcool, de ne pas être ivre en cet instant, mais il a refusé qu’on se saoule, il veut affronter cet instant en toute conscience avec sérénité. Elle tressaille. L’effroi se lit sur son visage. Il la fait venir près de lui, l’embrasse tendrement sur la bouche. Il la regarde longuement dans les yeux. Je vais partir le premier, ditil. Tu me suivras... si tu le désires. Elle ne parvient pas à retenir une larme. Il lui rappelle sa promesse. Elle s’excuse. Les sanglots déferlent dans sa gorge. Elle essuie ses joues. Il baise ses paupières. Il murmure des mots sensés apaiser sa peur. Sa Laurent Seksik, Les Derniers Jours de Stefan Zweig, op. cit., p. 106.

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détresse est infinie, ses larmes intarissables. Il se lève, fait quelques pas vers le buffet où sont posées les fioles. Il se retourne vers elle comme pour lire un assentiment sur son visage, elle retient un cri. Elle aimerait se ruer vers lui, renver­ ser les fioles, s’enfuir de la maison, mais elle est comme hypno­ tisée par son regard, comme si le poison agissait déjà. Il est resté étrangement calme, l’air apaisé. Il se saisit d’une première fiole et, sans que ses doigts tremblent déversent les cristaux dans le verre. Après quoi, il remplit le verre d’eau minérale. Il se tourne à nouveau vers elle. Elle demeure silencieuse, immobile. Du fond du désespoir, elle le dévisage, effarée. Elle parvient à formuler une phrase. L’aime-t-il ? Il fait oui. Elle trouve la force de venir à ses côtés. Elle tente d’imiter ses gestes mais lorsqu’elle se saisit de la fiole, elle manque de tout renverser. Il saisit calme­ ment sa main. Il remplit son verre [...J1. » De l’amok, folie meurtrière, à cette scène d’un suicide à deux, la violence dans la passion est présente, déchaînée ou souter­ raine. Aux limites de la passion, la violence et l’acte ont partie liée. Avez-vous remarqué que le mot fiole revient quatre fois en dix lignes ? Fiole, est l’anagramme de folie.

Laurent Seksik, Les Derniers Jours de Stefan Zweig, op. cit., p. 181.

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La leçon de piano Kathy Saada

J’aborderai la question de la passion amoureuse par le biais suivant : celui des variations du désir, de l’amour et de la passion chez les personnages principaux mis en scène par Jane Campion dans le film La Leçon de piano. Paul Valéry notait: «Ce qui se chante ou s’articule aux instants les plus critiques de la vie, ce qui sonne dans les liturgies, ce qui se murmure ou se geint dans les extrêmes de la passion, ce sont paroles qui ne peuvent se réduire en idées claires ni se séparer d’un certain ton et d’un certain mode sans les rendre absurdes et vaines. Dans toutes ces occasions, l’accent et l’allure de la voix l’emportent sur ce qu’est l’éveil d’intelligible. Je veux dire que ces paroles nous intiment de devenir bien plus qu’elles ne nous incitent à comprendre1. » Ce que dit Paul Valéry n’est pas sans évoquer ce que Lacan appelle «lalangue», la mélodie des sons, la langue entendue parallèlement aux premiers soins du corps, qui nous a affectés et dont nous portons l’empreinte. Ces traces feront retour de façon imprévisible en fonction des aléas de l’existence. Il y a en effet quelque chose qui convoque la langue dans la mélodie de la voix - intonation, accent, affect qui s’y trouve logé, rythmes imprimés de la langue maternelle - qui ne s’inscrit pas en mots. Singularité 1. Paul Valéry, Variété III, IV et V (1944), Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 2002.

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rebelle à la mise en discours, «lalangue» n’est pas encore un langage structuré. Le sens n’y est pas, « c’est quelque chose qui reste indécis entre le phonème, le mot, la phrase ». Si le plus intime de moi, qui s’origine là, a des effets sur ma jouissance mais me reste insu, que je n’y ai pas accès, les voies que je prendrai pour m’en approcher seront variées. L’énigme de l’amour et la « folie » de la passion n’ont-elles pas à voir avec cet impossible à dire, comme le dit si bien Paul Valéry ? Ne sont-elles aussi une façon de prendre le risque d’approcher ces zones d’ombre au bord du langage? Ovide chantait l’amour, il ne disait pas ce que c’était. L’amour est différent de la passion, mais l’amour ne peut-il pas prendre feu dans le coup de foudre, et la passion ne peut-elle pas consentir à l’amour ? Le troc

Revenons au film de Jane Campion. Ada, jeune femme muette au regard intense et fougueux quitte l’Ecosse avec sa fille Flora et son piano pour aller épouser en Nouvelle Zélande un inconnu. Après un voyage éprouvant, les voici sur une plage attendant qu’on vienne les chercher. Ada est rivée à son piano; elle ne parle plus depuis l’âge de six ans. Personne ne sait pourquoi. La musique est sa voix intérieure, le son du piano est le miroir de ses pensées. Elle parle par signes à sa fille, qui est son interprète auprès des autres. Peut-on parler de passion pour Ada ? Passion de la musique ? Passion du piano avec lequel elle paraît ne faire qu’un ? Son mari, Stewart, ne veut rien savoir de l’objet de la passion de sa femme, il la force à abandonner son piano sur la plage. Il refuse d’interroger ce qui est déterminant pour l’autre ; il est du côté de l’avoir. Ce qui l’intéresse, c’est d’avoir plus de terres. Il considère sa femme comme faisant partie de ses biens. Il s’accro­ che à ce qu’il a et ne veut pas savoir ce qui lui manque ; or, pour aimer, ne faut-il pas reconnaître son manque ? Ceux qui croient être complets ou qui veulent l’être éprouvent des difficultés à

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aimer, à connaître de l’amour le risque et les délices. Il est prêt à échanger le piano de sa femme contre des terres, contrat que lui propose Baines. Ada donnerait de plus à ce dernier des cours de piano. Homme blanc ouvert à l’altérité, à la culture de l’autre, celle des Maoris (il parle leur langue), Baines est attiré par l’émo­ tion qu’il perçoit chez cette femme. L’émotion et la liberté d’Ada jouant de la musique font signe pour lui. Sa sensibilité enregistre une affinité. Comme Pascal Quignard l’écrivait dans La Vie secrète : « Les bons musiciens font sonner la plus vieille maison qui soit dans le corps1. » Baines accepte d’élargir la dimension de sa propre langue et d’apprendre la langue de l’autre en tâtonnant. N’est-ce pas là le prélude à l’amour ? En fait, Baines ne souhaite pas de leçon de piano. La façon de jouer d’Ada est comme une atmosphère qui le pénètre ; il sent que cela ne peut être enseigné. Il veut l’écouter jouer du piano et lui propose un marché: elle récupérera son piano touche par touche en échange des parties de son corps qu’elle lui dévoilerait : son cou, ses pieds, ses bras, ses épaules, sa poitrine... Il devient son interlocuteur: elle joue pour lui. Une négociation autour de l’objet se met en place entre eux. Elle négocie chaque partie dévoilée de son corps contre un certain nombre de touches de piano. Cet homme vient faire effraction dans l’univers clos de cette femme. Il l’oblige à passer par son désir à lui et elle y consent. Il la sépare de sa fille, qui reste à l’extérieur de la maison lors de leur rencontre. Baines joue avec le corps d’Ada comme elle joue avec son piano ; il la regarde, il caresse et nomme les parties de son corps. Avec son dire, avec ses mots, il découpe les zones érogènes. Il fait une coupure humanisante dans la jouissance pleine de cette femme, qui se partiellise en se localisant à des bords anato­ miques. La libido, qui était entièrement dans le piano, se trans­ fère en partie dans le corps de cette femme. Il approche ce corps en l’érotisant, même si la musique de son corps à elle ne se met 1. Pascal Quignard, La Vie secrète, Paris, Grasset, 1998.

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à vibrer qu’après coup. Il lui donne accès à son corps de femme. Baines fait alors l’expérience d’une forme insoupçonnée du désir. Son corps ressent l’émotion de la musique. Il prend peu à peu conscience de son amour pour elle. Mais Ada reste impassible, n’ayant d’élan affectif que pour son piano. Il ne le supporte plus : « Ce marché fait de vous une putain et me rend misérable. » Dès lors, il renonce à se servir d’elle comme objet de jouissance. La jouissance du corps n’est pas le signe de l’amour, le désir aussi est différent de l’amour, mais il arrive qu’ils se nouent. Baines l’aime et veut être aimé : l’amour est aussi narcissique. Il renonce à la voir, il lui rend son piano. Il devient malheureux, n’a plus qu’elle à l’esprit, ne peut plus penser à rien d’autre, ne mange plus, ne dort plus. Aucun objet ne peut certes être à la mesure du manque à être structural du sujet. Mais ce moment plus intense, ce moment « passion » n’est-il pas un rempart pour cet homme en détresse devant cette femme qui ne lui parle pas (elle est muette) et qui n’a pas un regard narcissisant pour lui... Détresse où son manque à être n’est pas apaisé par le regard et la voix de l’autre. Ada est déconcertée par le renoncement de Baines; elle découvre en elle une inquiétude, elle s’angoisse. Privée de ses rencontres avec lui, rencontres où elle avait pris une distance par rapport à son piano, elle ressent un manque, son piano ne lui suffit plus. Elle ressent alors ce qu’avaient dessiné sur son corps les mots de Baines associés à son regard, ses caresses, son odeur, le contact de sa peau, le rythme de sa voix. Un espace s’ouvre pour qu’elle puisse aller vers Baines et inventer avec lui un moment de désir et d’émotion. Stewart, le mari, lui, joue la coupure d’abord au niveau de la réalité: il la sépare de son piano puis, jaloux (il a regardé une scène de désir et d’amour entre Ada et Baines), il enferme sa femme. Mais le désir ne s’enferme pas. Ada soutient son désir et ira même jusqu’à se séparer d’une touche de son piano sur laquelle elle écrit : «Vous avez mon cœur», et qu’elle envoie à Baines. Stewart, qui l’intercepte, est fou de douleur. Sa souffrance

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extrême entraîne de la haine, qui le pousse à un passage à l’acte dans le réel. Il la mutile. Il mutile la main qui joue passionnément du piano, la main qui caresse tendrement l’autre homme. Il lui coupe un doigt, la menace d’en couper un autre et un autre. Sa haine veut éradiquer celle qui lui révèle son manque. Il préférera qu’elle parte avec Baines: «Je veux me réveiller, retrouver celui que j’étais», refusant de s’être laissé altéré par l’altérité. Expérimenter la jalousie et l’émotion sexuelle du corps (caressé par sa femme à un moment où elle était privée de rencontres avec Baines) l’a bouleversé. Ce moment «passion» l’a rendu fou, il préfère le dénier. Ada part avec Baines. Voguant vers une nouvelle vie avec celui qu’elle aime, elle propose de se débarrasser du piano qui rendait la traversée dangereuse et de le jeter par-dessus bord. Entraînée dans son sillage, elle coule avec lui. Couler dans la compagnie de l’objet ou flotter en cherchant sa respiration, en mesurant son souffle? Son corps lutte et combat, et parvient enfin à gagner le rivage... Séparation difficile, imparfaite.

Un espace inconnu Michel Gribinski écrit : « Je ne peux me séparer de ce que je pense et rencontrer une pensée neuve que si elle est portée par une voix qui me touche [...]. Du coup la séparation est incom­ plète, heureusement imparfaite1. » Peut-on dire que cette femme a permis à ces deux hommes de s’approcher de la résonance de « lalangue » ? Le mari le refuse et le dénie. L’amant a accepté de prendre le risque de s’approcher de ces zones d’ombre. Un moment « passion » surgira. Le mari vivra ce moment sur le mode de la possession : il veut la possé­ der ; n’y arrivant pas, il l’enferme, la mutile. Quand ce moment « passion » a surgi pour l’amant, il ne s’y est pas fixé, préférant renoncer à cette femme si elle n’y consentait pas elle aussi. Peut1. Michel Gribinski, Séparations imparfaites, Paris, Gallimard, 2002.

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on dire que ces hommes, et surtout Baines, ont permis à cette femme de consentir à l’amour et de reprendre à son compte la rationalité langagière qu’elle avait déléguée à sa fille ? Il y a la première heure de l’expérience du trauma, la division du sujet qui le constitue d’origine et qui se manifeste dans ses répétitions. Le hasard des rencontres amoureuses et/ou passion­ nelles peut permettre, me semble-t-il, de réinterroger pour chacun la réponse singulière qu’il a choisie face à cette première heure de la rencontre manquée avec le réel, impossible de struc­ ture, et d’inventer du nouveau. La passion du névrosé peut être une exploration de l’impos­ sible. Annie Ernaux note dans Passion simple: «Grâce à lui, je me suis approchée de la limite qui me sépare de l’autre jusqu’à m’imaginer pouvoir la franchir. À son insu, il m’a reliée davan­ tage au monde1. » Freud remarquait que l’analyse devait permettre de retrouver la capacité d’aimer. Les questions relatives à l’amour et à la passion accompagnent toujours une cure analytique : pas seule­ ment parce qu’on en parle sur le divan, mais aussi parce qu’elles font partie de l’expérience de la cure du fait du transfert. L’analyse offre la possibilité d’inventer un amour limité, au-delà des avatars de l’idéalisation première et de la passion narcis­ sique, au-delà de la volonté de faire un. Est-ce que pour autant on renoncerait au risque de l’inten­ sité? La passion n’est-elle pas une disposition en nous depuis l’enfance qui ouvre un espace inconnu ?

1. Annie Ernaux, Passion simple, Paris, Gallimard, 1991.

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Une hallucination d’absence Angélique Christaki

Le changement par l’épreuve de la passion

La passion traverse l’amour, et même si toute passion n’est pas amoureuse, la passion constitue une épreuve psychique qui peut être à l’origine d’importants changements. Un proverbe ancien, que l’on trouve dans de nombreux textes de la littérature antique, et en particulier dans L’Orestie d’Eschyle, l’exprime très bien : il peut se traduire très librement par « Le changement par l’épreuve de la passion». Néanmoins, ce proverbe ne se réfère pas exclusivement à la passion amoureuse, étant donné que le contexte dans lequel il apparaît dans Agamemnon situe d’emblée la passion dans un territoire habité par une menace meurtrière et incestueuse. Par ailleurs, la temporalité de la passion évoque l’idée d’un voyage, dont le trait particulier consiste en un embarquement immédiat et impératif. Cet embarquement au caractère fulgu­ rant et inéluctable ne laisse en revanche aucune marge à la négociation entre le sujet et l’objet de sa passion. Ainsi, le carac­ tère immédiat et impératif qui régit la passion amoureuse intro­ duit une temporalité bien spécifique et situe la passion en tant que figure singulière du temps. J’analyserai quelques réflexions 1. Eschyle, Agamemnon, 175.

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quant aux changements qui peuvent avoir lieu au regard de cette épreuve psychique qu’est la passion amoureuse, en m’appuyant sur un moment clinique. Une patiente que j’appellerai Nina disait, à propos d’une passion amoureuse fulgurante et dévastatrice qui l’avait conduite en analyse, qu’elle ne se souvenait pas de la façon dont elle s’était fait embarquer dans cette histoire. Elle savait seule­ ment qu’il avait fallu qu’elle « y aille ». Concernant l’homme qui fut l’objet de sa passion, elle dit qu’elle était amoureuse de sa « liberté », de la passion de cet homme pour la vie, et que c’était cette «liberté» qu’elle n’osait pas elle-même s’accorder. «Du coup, j’ai réalisé que je ne l’avais pas vu, lui, il n’existait pas dans la relation, moi non plus d’ailleurs, j’étais seule et je vivais par procuration, c’était une souffrance atroce. » En fait, cette patiente décrit une relation où sa présence et celle de l’objet de sa passion étaient de pures négativités. Elle n’avait aucune place dans cette relation, et il n’y avait pas de place pour elle et pour son amant. Elle souffrait tellement, disaitelle, qu’elle avait pensé à se suicider en se défenestrant. L’indifférence qu’elle supposait à son amant à l’égard de sa souffrance a fait de lui un homme «désabusé», «décevant» à ses yeux. Alors que dans cette relation, elle-même ne pouvait se considérer que comme un «déchet», elle était «perdue». Je précise que non seulement Nina n’a jamais nommé lors de ses séances l’homme qui fut l’objet de cette passion amoureuse, mais que, de plus, rien de ce qu’elle a pu dire concernant cet homme ne me permettait de lui prêter traits, corps, image, et cela à partir des représentations mobilisées dans l’espace du transfert. À un moment donné, il a surgi dans le transfert telle une néces­ sité impérative, dans l’urgence de donner traits et corps à ce que la parole de Nina donnait à voir comme une hallucination d’absence.

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L’amour: un destin de la passion C’est à partir de cet éprouvé transférentiel creusé par le silence assourdissant de cette patiente que je propose quelques réflexions autour de la passion amoureuse et de ce qu’elle a solli­ cité dans le transfert. Si Nina laissait clairement entendre sa passion amoureuse, rien n’a été dit sur l’homme qui l’inspirait. Elle laissait entendre un amour parfait, dont l’objet était gardé encore si précieusement et si jalousement en elle que même son interlocuteur le plus intime en était exclu. C’était à la limite du spéculaire que la parole de cette patiente déployait ce qui fut pour elle une rencontre sidérante et décisive. J’ai supposé alors qu’à cause d’un bénéfice exorbitant, l’amour pour cet objet innommable ne pouvait être abandonné, alors que l’objet de la passion lui-même l’était dans la réalité. Quelque chose semblait rester actif malgré ou peut-être à cause de cet abandon. Sigmund Freud1 écrit que dans la mélancolie, malgré le conflit avec la personne aimée, la relation d’amour ne peut être abandonnée. Qu’est-ce qui ne peut être abandonné, malgré l’abandon dans la réalité de l’objet de la passion ? Qu’est-ce qui est si précieusement gardé ? Quelque chose reste actif et revient sous la forme d’une identification dite narcissique. Plus particulièrement, c’est à cet objet abandonné, rejeté, reste d’un retour de l’investissement de l’objet «décevant» et «désabusé», que le passionné se voit identifié. C’est comme perdu, comme reste, comme rien, qu’il peut envisager le suicide dans la pensée comme Wunsch, et quelquefois dans la réalité12.

1. Sigmund Freud, «Deuil et mélancolie», in OCF. P, vol. XIII, Paris, PUF, 1988. 2. En 1910, Freud propose les termes de «désabusement» et de «déception» comme motifs de transformation de la libido qui peuvent mener jusqu’au suicide (« Contribution à la discussion sur le suicide », in OCF. P, vol. X, Paris, PUF, 1993, p. 78).

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Il s’avère que, dans le transfert, l’objet de cette passion apparaît tel un objet obscur, un objet qui cache ses attributs, qui ne laisse pas voir ses traits, un objet non spécularisable ou à la limite du spéculaire. Dans ce cas, comment mettre au travail un deuil concernant un objet dont il est impossible d’identifier la perte réelle, d’identifier cette perte signe par signe, morceau par morceau, trait par trait, et cela jusqu’à l’épuisement ? Autrement dit, comment se détacher douloureusement d’un objet dont la perte reste non identifiée ? Comment concevoir la sépulture de ce qui n’a ni corps ni nom ? En écoutant Nina, j’ai supposé que, l’objet de sa passion ne pouvant pas être d’emblée l’objet d’un deuil, l’objet d’une séparation, il revient dans le tracé pulsionnel sous la forme d’un reste d’investissement libidinal, sous la forme d’une jouissance particulière qui prend les insignes de la «déception». Ainsi identifiée à l’objet «décevant et désabusé», elle devient ellemême « déception » ; déçue et abusée, elle choit de la relation. Une telle hypothèse clinique peut éclairer la phrase elliptique de Freud suivant laquelle, dans la mélancolie, « l’ombre de l’objet tomba sur le moi qui put alors être jugé par une instance parti­ culière comme un objet, comme l’objet abandonné1». Il apparaît alors un point de concours entre le deuil et la mélanco­ lie, mais toute passion amoureuse n’est pas apparentée obliga­ toirement à la mélancolie. Je dirai plutôt que la passion, tout en n’étant pas la cause de la mélancolie, peut devenir, par la perte de son objet ou par l’assujettissement chronique à celui-ci, le socle de la mobilisation des enjeux mélancoliques. De la possibilité de l’élaboration de ces enjeux-là dans le transfert dépend l’ouverture vers une désaliénation, à savoir vers un travail de deuil séparateur. Si la passion peut aussi avoir comme destin la désaliénation, dans ce cas, ne pourrions-nous pas considérer la passion amoureuse comme une étape articulée à ce que Freud conçoit comme le temps nécessaire pour que 1. Sigmund Freud, «Deuil et mélancolie», op. cit.

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surviennent les modifications psychiques indispensables pour être heureux en amour ? En effet, Freud stipule que la possibilité d’être heureux en amour dépend de la capacité des personnes de se rendre «indépendantes de l’assentiment, zustimmung, de l’objet en déplaçant la valeur principale du fait d’être aimé sur le fait d’aimer soi-même1 ». En ce sens, Freud met l’accent sur le sujet et sur le décollement de celui-ci d’avec l’objet, afin que la relation amoureuse puisse se tisser avec le fil de l’altérité. Passion et amour de transfert

La passion, et notamment celle qui n’arrive pas à être très amoureuse, la passion qui n’est pas celle d’un fou amoureux, ni d’ailleurs celle d’un fou tout court, cette passion-là semble se déclencher au détour d’une rencontre qui se présente comme des retrouvailles avec un idéal qui ne cesse pas de faillir. Pour revenir sur l’exemple clinique, il s’est avéré que la «liberté» comme attrait de l’objet de la passion de cette patiente, tel un trait idéalisé, avait en même temps fonction d’autoreproche. Ainsi, la «liberté» s’avère être l’insigne du remords qui laisse progressivement place à un véritable reproche, douloureusement adressé au père, à cet homme qui l’a tant déçue, qui n’a pas pu réaliser, disait-elle, son désir d’«être un homme libre». Plus spécifiquement, il s’agit de supposer l’existence d’un point de concours entre un remords déclenché par ce que Lacan appelle «un dénuement qui est de l’ordre du suicide de l’objet12» et un reproche qui pourrait déjouer ce dénuement. Il semble que l’insigne de la liberté introduise la référence au père, donnant ainsi à la rencontre avec la passion amoureuse le 1. Sigmund Freud, «Malaise dans la culture», in GW, vol. XIV, p. 461. 2. Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre VIII, Le Transfert, Paris, Seuil, 1991 : «Un remords donc à propos d’un objet qui est entré à quelque titre dans le champ du désir, et qui de ce fait, ou de quelque risque qui a couru dans l’aventure il a disparu », p. 459.

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goût des retrouvailles avec un enfant déçu et blessé1. Et je suppose que ce type de rencontres représente l’écho d’un amour infantile qui n’est pas marqué par le temps de l’après-coup de la perte. C’est d’ailleurs pour cela qu’il est si difficile d’abandonner un tel type d’amour, car cet abandon risque très probablement d’exposer le sujet non pas à la perte et à l’angoisse, mais à un effondrement. Ainsi, le sujet pris dans une passion en peine d’amour n’est pas face au risque de la perte et du manque, mais face à sa propre déréliction. Il est rejeté dans une solitude phéno­ ménale et semblable à celle d’un enfant oublié et abandonné à sa propre faiblesse. La passion, celle qui peine à devenir amoureuse, c’est-à-dire celle qui est prise dans des enjeux d’une jouissance mortifère et mortifiante, s’apparente à quelque chose de paralysant qui pourrait traduire la teneur traumatique d’une trace en attente d’élaboration, en attente d’évidement de sa jouissance. Ainsi, la passion peut être considérée comme un instant de la temporalité subjective de l’avènement de l’amour, un instant qui peut mobili­ ser un travail de deuil comme un enjeu d’existence, enjeu qui concerne l’infantile dans sa frange incestueuse. Plus particulièrement, il s’agit de concevoir la passion amoureuse comme un coup de dés dont peut dépendre la mobili­ sation d’un travail de deuil désaliénant et séparateur, c’est-à-dire un coup de dés qui puisse aussi ouvrir vers un amour version altérité. La question qui se pose est : comment tisser la possibi­ lité pour que la perte n’entraîne pas avec elle le sujet lui-même ? Comment transformer la détresse en angoisse? Dans la cure, c’est par le transfert que passe une telle transformation. Nina me fait clairement entendre l’amour qu’elle porte à l’objet de sa passion, mais pas les traits de celui qui l’inspire. Absence de nom, absence de motif de rupture conflictualisée, absence d’énigme. Le silence assourdissant de Nina concernant 1. Sur cette problématique, cf. Jacques Hassoun, Les Passions intraitables, Paris, Flammarion, 1993.

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l’homme qui fut l’objet de sa passion a creusé les contours d’une hallucination d’absence, alors qu’une touche de réel a traversé la relation transférentielle comme affect en résonance avec l’urgence de donner traits, image, corps à ce qui était à la limite du spéculaire. L’objet de cette passion pris dans l’obscurité d’un silence assourdissant résiste à la représentation, entré dans le champ du désir, un tel objet ne peut devenir le lit d’aucun travail de deuil. Concernant ce moment particulier de la cure, je me suis demandée si l’émoi transférentiel lié à l’urgence de donner traits à l’objet de la passion ne représentait pas la trace de ce que Freud appelle « l’amour du transfert». Cette trace d’amour de transfert sollicitée par les enjeux de la passion devient résonance de ce qui n’a jamais eu lieu pour le sujet. Elle devient ainsi résonance d’un innommable et d’un inouï qui surgissent comme temps de l’infantile, temps qui est à construire dans la cure. La voix muette de la passion

Donner traits, image, corps à ce qui se tient au bord du spécularisable fut un affect transférentiel en résonance avec la problé­ matique de la passion amoureuse déployée par Nina. Cette problématique est évoquée d’une manière très parlante dans le texte de Jean Cocteau, La Voix humaine. Ce même texte a été repris par Roberto Rossellini qui lui a donné le titre d’Amore pour son adaptation cinématographique. Dans cette minitragédie d’un malheur ordinaire, une femme seule dans une chambre en désordre est au téléphone avec son amant, qui vient de la quitter pour se marier avec une autre. La femme n’a pas de nom et l’amant non plus, mais il se fait appeler au téléphone par le nom universel de « chéri ». Quant au spectateur, il se trouve face à une conversation téléphonique qui apparaît comme le monologue d’une femme en détresse, éperdument accrochée au bout du fil. Et c’est à ce niveau que se dessine pour le spectateur ce qu’il ne peut ni voir

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ni entendre, une pure absence, alors que la femme en détresse est appendue à la voix et à la parole inaudibles de l’homme qui vient de la laisser tomber. Le monologue de cette femme est scandé par les coupures de la ligne, par la friture de l’appareil, et surtout par le silence qui renvoie à la voix muette de l’amant. Cette voix aphone qui appelle le spectateur à la place du témoin possède en même temps auprès de lui une virtualité hallucinatoire. De ce fait, le blanc, la coupure qui suspend la parole et les pleurs de l’actrice, en tant que pure étoffe sonore, pur «entendre rien», constitue l’écho muet de ce qui n’aura jamais été ni vu ni entendu. Or, présentifier cette absence, donner corps à «Amore» passe pour le spectateur-témoin par l’affect, par cette touche du réel qui trouve sa source dans l’état de détresse de la femme au téléphone. Il est ainsi remarquable que la véritable résonance de la passion se retrouve dans le blanc qui appelle le lecteur ou le spectateur en tant que témoin à deviner1 ce qui aurait pu être entendu dire. Cela est magnifiquement rendu aussi bien par le texte de Cocteau que par la mise en scène de Rossellini - une mise en énigme qui cherche à donner traits à la présence fanto­ matique de l’objet désespérément et passionnément invoqué par la détresse de la femme au téléphone. Les blancs qui suspendent la parole de la femme, ces « enten­ dre rien », évoquent le statut quasi hallucinatoire de l’objet de la passion, et cela à partir d’un silence qui est la source d’un abandon. L’écho muet de «la voix humaine», d’« Amore» qui est à l’autre bout du fil évoque l’effet d’une sidération qui devient le lieu d’une virtualité hallucinatoire à la limite du spéculaire. Enfin, et en guise de conclusion, je dirai que la passion amoureuse telle qu’elle a été développée au cours de cette réflexion peut être considérée d’une part, comme étant une résonance avec une hallucinationen d’absence qui surgit à la 1. Cf. Catherine Muller L’Énigme, une passion freudienne. Le transfert doit être deviné, Toulouse, Eres, 2004.

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limite du spéculaire et, d’autre part, comme tenant lieu d’une mise en acte d’émois amoureux ignorés. Ainsi, la passion inter­ vient comme cette touche du réel qui peut transformer la relation transférentielle en un «champ de bataille», là où personne ne peut être abattu in absentia ou in effigie1.

1. Sigmund Freud, «Sur la dynamique du transfert» (1912), in OCF.P, vol. XI,

La lune est sous ses pieds Colette Deblé

Une passion douce ... ïmages sans mots... ...un mythe en quelque sorte...1

Tous les jours, je dessine, je peins, c’est une passion douce. Persistante comme le sont les feuilles vertes. Pugnace, comme l’est la sève qui monte dans les arbres. Productive de dessins lavis. De peinture monochrome. Besogneuse. Quotidienne de minute en seconde. Je dessine, je peins. Constante comme le brin d’herbe qui pousse sous le soleil et la pluie. Diffuse comme le pollen qui se répand. Aérienne, comme l’air qui est le liquide du visible. Artésienne, comme la peinture quand elle coule de source. Intime, c’est une histoire entre moi et moi.

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donné à voir, Diane a été vue. Je veux être ce que je vois. La vue qui plus qu’elle ne pénètre, entoure, enrobe, une musique. Qu’a vu Actéon avant d’être changé en cerf ? C’est la question que pose le livre de Pierre Klossowski. Que voit-on, quand on voit ? La vue change le visible en spectacle pour le voyeur. Le vu en ce qui voit. Le voyant vu devient exhibitionniste. Malgré lui. Le regard change celui qui est regardé. Actéon a-t-il changé la déesse ? Pourquoi refuse-t-elle d’être vue ? Plus Diane qu’Artémis ? La pudeur se défend par l’animalité ? Diane refuset-elle d’être vue, regardée. De qui ? De quoi Diane a-t-elle peur ? De se donner à voir ? Elle qui donne le jour. Le plaisir de voir. Et métamorphose qui la regarde. Métamorphose Actéon, lui fait pousser des cornes. Cornuto. Il a vu ce qu’il ne devait pas voir. La femme, la déesse, une scène primitive. Peut-être est-ce lui le père de tous les cocus. En quoi, une représentation est magique. Change l’autre.

Ai-je vu quelque chose ? Mon pelage reçoit le vent, se hérisse. Je renifle le lieu où elle était. Où elle plongea son pied blanc dans l’eau, je racle la peau du boulot, la lumière. Mes sabots s’enfoncent dans la boue1. Je dessine du voir pour ne pas être vue. Je me cache derrière toutes les femmes. Pour être moi sans crainte. Montrer pour ne pas se dévoiler. Etre femme, c’est ne pas être soi mais attendre. Petite fille, tu attends de grandir, puis le Prince charmant, les enfants qui rentrent de l’école. Peintre, je ne veux pas attendre les transporteurs de tableaux. Alors, je me suis inventé une exposition pour émigrant, je peux partir au bout du monde avec toute l’histoire du regard des hommes sur les femmes sous mon 1. Joachim Sartorius, « Diane », in Verso, 2001.

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bras. Ou trente peintures découpées dans un sac servant à porter des skis. Diane maîtrise la vie. Donne le jour, le croissant de lune sur la tête. Change la vie, transforme. Diane est la lune, donne le jour dans la nuit. Artémis est la déesse de la chasse, vit dans les marais, les bois, à la limite de la cité. L’une dans le passage de l’ombre à la lumière, l’autre de la nature à la culture. Un regard d’amour peut tout changer. Sauver une vie. «Lectrice au regard sévère». Un regard peut tuer, ce qui essaie de vivre, un poème, un dessin, une peinture.

Diane. ELLE, la couleur. La couleur, autre forme de la peinture. Couleur locale, banale, arbre vert, pomme rouge, cruche marron, chairs rose pâle. Couleur qui supplante le dessin, la couleur comme sensation, lavis de l’âme. Couleur physique du corps. Sensuelle. Couleurs de la femme et fond de la peinture découpée sont les même, sans antagonisme. Couleurs dessus, dessous, les murs sont percés. Reculent. L’espace s’ouvre. Couleurs de femmes en perpétuel devenir de courbes généreu­ ses, toutes hanches-seins-mouvements. Tout est parti de la mort de ma mère qui n’en finissait pas de mourir. La douleur. La réflexion. Que reste-t-il des femmes ? Que va-t-il rester de ma mère? Que reste-t-il? Et j’ai commencé cet essai plastique sur les représentations de la femme. Je cherche la matrice du regard sur toutes les femmes, contre l’oubli. L’empreinte, la forme et la mémoire. D’abord en lavis puis en peinture. Corps peints. Couleurs à l’endroit, à l’envers, de chaque côté, sens dessus, sens dessous. Moirages, paillettes, coulures, projections. Chaque millimètre carré est différent. La matière est fabriquée, poudre pigment, paillettes, liant se mêlent, sèchent pour se concrétiser en couches géologiques. Le temps

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arrêté. Le mouvement figé de la peinture. Une préméditation libre, sans contrôle. La forme découpée de la femme est choisie, dessinée, volontaire, la couleur lui donne le poids de l’apesan­ teur. La pulsation. La respiration. On ne sait pas pourquoi cette couleur, mais elle est là. C’est elle qui donne la sensualité du corps. Du vert pousse les couleurs, c’est le deuil de mon jardin. Juxtaposition qui hurle, grince, vit. Composition sans composi­ tion. Femmes, non comme simples traces, mais données à voir une seconde fois, une renaissance. Le fond est surface et traverse le mur. L’aléatoire passe instable. Sans cadre, une idée de l’infini s’envole. L’excavation du vide autour et parfois dans la peinture découpée donne une autonomie à chaque forme de femme, engendre l’espace autour de la peinture. Ni fille de, ni mère, ni femme de, ni veuve de, ni ex de, mais femme pour elle-même. Ce qui est important, c’est le regard entre deux dessins, d’une peinture à l’autre, d’une femme à une autre. L’air du regard et du temps. J’ai toujours cette impression que ma mère a poussé ma fille à travers moi, que j’ai poussé ma petite-fille à travers ma fille. Une femme qui est en train de se définir dans le retour et la continuité de l’autre. La pulsation de la vie à un moment donné. La forme passe par la découpe et signifie la mémoire qui tente d’atteindre la lumière. Je dessine avec la couleur, pas d’esthétique pour l’esthétique, mais la vie par la mémoire et la ressemblance. Cette silhouette, je la connais, je la reconnais, elle fait partie de mon paysage mental. La forme est extraite de tout ce qui n’est pas de la femme, pour que la mémoire passe d’un trait de l’ombre à la lumière, un dessin. Ce que je montre, c’est ce qui reste de toutes celles qui furent là et sans qui nous ne serions pas là. Envie de voir un peu plus que la peinture. Avec sa propre histoire. Un cheminement entre la main, l’œil et ce qui est donné dans la couleur, la forme et la mémoire. Chaque peinture décou­ pée est unique. Je produis des couleurs que je suis incapable de reproduire. C’est toujours la même peinture, une peinture diffé­ rente. Parce que la reproduction de la reproduction est une production. Nous les femmes sommes comme un maillon dans

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une chaîne, toutes semblables, toutes des chefs-d’œuvre uniques. La silhouette de la femme est plus que le tableau. Un dépasse­ ment. La découpe creuse plus loin vers la réalité de la mémoire. La couleur pailletée n’est qu’une matérialité qui bouge sous les effets de la lumière. La perspective est réduite à la silhouette qui traverse le mur. Cette distance entre la peinture et l’au-de-là donne des points de vue différents à chaque accrochage. Un faceà-face. Un autoportrait angoissé face à toute la représentation des femmes. Je construis contre l’oubli, ma forme de femme toutes les représentations de femmes. En 1990, lorsque j’ai commencé cet essai plastique sur les représentations de femmes dans l’histoire de l’art, les dessins accompagnaient ma peinture, maintenant la peinture accompagne les dessins. Et cela m’évite la question du choix de ce que je vais dessiner, de ce que je vais peindre. Je peins des formes de femmes qui sont des citations de l’Histoire de l’Art. Je suis une femme qui travaille sur la repré­ sentation des femmes, mais ce n’est pas une démarche féministe. Ce qui reste des femmes, c’est le regard des hommes sur les femmes, et ce que je peux affirmer après plus de vingt ans, c’est que les hommes aiment les femmes. Et je me permets de foncer dans la couleur. Je fabrique mes couleurs. La peinture commence avec la préparation de la toile brute. La manière dont la couleur imprègne, capillarise, s’étale, diffuse, adhère, perle, donne la matière à enrichir, à saturer, à simplifier. La couleur joue avec la couleur. Mon plaisir vient de ne rien maîtriser. J’attends que la peinture me mette dehors. Que la matière existe et ne veuille plus de mon intervention. À chaque fois la même surprise quand la peinture est finie. La couleur n’est là que pour donner la vie à la citation préalable. La forme, la découpe, la citation, la couleur sont une peinture en apesanteur. La peinture n’est pas cadrée. Difficile à mon âge d’accepter les femmes cadrées. En fait, je n’aime que la peinture pour la peinture, la forme découpée est un prétexte à cet amour de la couleur. Toujours à la recherche du minimum de moyens pour le maximum d’effets, la légèreté du violon pour la beauté du son. TOUT à la fois, boulimique du

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dessin, de la couleur. De redonner vie à toutes ces anonymes sans qui nous ne serions pas là. Notre cosmos intime. Qui sont là dans un tableau, un croquis, une gravure, un portrait, une sculp­ ture, une photo. Une violence, un arrachement. Leur redonner vie dans un dessin, un lavis. Prémonitoires de ma propre dispa­ rition. Quelque chose, qui est moi, est devant vous, une femme. Une peinture découpée qui s’envole. Qui n’existe que parce que tu es là. Éternelle moi devant toi. Origine de qui ne serait rien sans toi, qui regarde une femme qui accouche d’une autre femme. Le cri de la mort, de l’amour. De l’oubli, et combien de douleurs surgissent. Je suis absente faite d’absence. De l’empreinte qui disparaît pour en faire naître une autre. La conti­ nuité d’une femme qui donne une autre femme se brise pour resurgir. Le passé, le présent, l’avenir émergent en moi, de toutes celles qui ont disparu. Une rencontre, un partage, un regard échange, efface le blanc de l’oubli. Peindre, c’est essayer de se souvenir de ce qu’il y a derrière toutes ces femmes. La vie. Et cette mémoire m’aide, convoque en soi ce qui fait que je suis moi. Avoir été et être devenue. Mémoire de l’enfance. Mémoire consciente de l’apprentissage à voir. Du dessin, de la peinture. Emportée par l’ivresse des mots, des couleurs, qui s’accumu­ lent, se bousculent en peinture, texte, chaos au bout de mes doigts. Est-ce que tout cela a du sens, c’est la question de ma passion douce. «Lavis, quel mot de combien de mots1», Diane. Le signe de Diane qui donne à voir : le croissant de lune sur la tête. Et une question, quel est le lien entre Artémis, « déesse aux mille noms » et Diane ? L’Artémis de Callimaque, déesse de la naissance, «sans douleur déposa le fruit de ses entrailles», déesse de la protection, l’Artémis d’Éphèse aux multiples seins ? Pourquoi saint Denis va-t-il de Montmartre, à pied, la tête sous le bras, à la recherche de l’emplacement de la basilique qui était le lieu du temple de Dyonisos, Dieu qui fait perdre la tête. 1. Jacques Derrida, Prégnances, Brandes, 1993.

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Comment dans l’espace, l’image, le nom, la mémoire, le sens passent-ils ? Pourquoi le croissant de lune se retrouve sous les pieds de la Vierge de l’Apocalypse. Peut-être la réponse dans la vision de saint Jean : Un signe grandiose apparut au ciel: une femme! le soleil l’enveloppe, la lune est sous ses pieds et douze étoiles couronnent sa tête; elle est enceinte et crie dans les douleurs de l’enfante­ ment. Puis un second signe apparut au ciel : un énorme dragon rouge feu, à sept têtes et dix cornes, chaque tête surmontée d’un diadème. Sa queue balaie le tiers des étoiles du ciel, et les préci­ pite sur terre. L’Apocalypse selon saint Jean, vision de la femme et du dragon. Et aussi, dans le texte de Sigmund Freud « Grande est la Diane des Éphésiens», publié en 1911. Paul, l’apôtre, en 54, poussa, par son intransigeance inflexible, le peuple d’Éphèse à se soulever, aux cris sans cesse répétés de « Grande est la Diane des Éphésiens». L’Église passa, alors, sous l’influence de saint Jean, qui vint à Éphèse avec Marie, et sut réconcilier l’Artémis d’Éphèse avec la Vierge Marie.

Je remercie Michel Cresta pour la découverte du texte de Freud, Françoise Pitt-Rivers pour L’Apocalypse de saint jean et Agnès Verlet pour L’Hymne à Artémis de Callimaque.

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Les métamorphoses de Diane et la « passion douce » de Colette Deblé Agnès Verlet

La création artistique interroge et passionne les psychanalys­ tes, à commencer par Freud qui la considère comme une « énigme », le lieu d’une transformation ou d’une sublimation du pulsionnel. Monique Schneider a analysé la nature ambivalente de cet envoûtement de Freud1, en montrant comment la préten­ due énigme était la rencontre brutale, esquivée, rationalisée, avec l’altérité, et sans doute le féminin. A Freud, Winnicott reproche une certaine idéalisation de l’artiste et de la création qui limite son analyse aux plus grands noms de l’histoire de l’art : Léonard de Vinci, Michel-Ange, Dostoïevski... au lieu de questionner la création en tant que telle, la capacité créatrice, qui est une condi­ tion d’être. Souvent, en début de cure, des analysants disent leur regret de ne pas être artiste, et quand, en fin de cure, un analy­ sant produit une œuvre, sans doute a-t-il trouvé la créativité qui était la sienne, grâce aux mouvements du transfert, sans pour autant que cela fasse de lui un artiste. Il est donc particulière­ ment intéressant pour les psychanalystes que nous sommes d’entendre une artiste comme Colette Deblé parler de sa création artistique comme d’une passion, mais aussi d’un travail quoti­ dien, besogneux: une « passion douce », dit-elle, qui se fonde sur 1. Monique Schneider, «Freud et le combat avec l’artiste», in L’Artiste et le psychanalyste, dir. Joyce McDougall et alii, Paris, PUF, 2008, p. 47-70.

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un désir de voir, de donner à voir, d’être vue. L’art, comme le transfert, opère sur le changement, la métamorphose, qui est le passage d’une forme dans une autre, le mouvement perpétuel, «le branle pérenne», écrivait Montaigne. Il sera donc question de création artistique, mais aussi de passion amoureuse, peut-être, de désir, sûrement: passion de voir, passion de savoir, de construire et de déconstruire, voire de détruire, telle qu’elle se joue dans un parcours artistique, ou analytique. C’est ce qui est au cœur du travail de Colette Deblé, dans son jeu avec les représentations de femmes dans la peinture, et particulièrement la figure de Diane qui lui semble embléma­ tique pour incarner ces changements de formes. C’est ce qui est au centre du travail analytique, avec la mobilité du transfert et les multiples identifications dont l’analyste est le support, dans le temps de la séance. C’est ce qui caractérise la figure de Diane, déesse aux mille noms, Artémis, Séléné, Diane ou Vierge.

Métamorphoses et anachronismes « Mon intention est de parler de formes métamorphosées en corps nouveaux [...J1 ». Ainsi commencent les Métamorphoses d’Ovide, le poète de l’Empire romain, qui poursuit son poème avec cette déclaration qui peut interpeller des analystes: «Je vous dis qu’il n’est rien, dans l’univers entier, qui soit stable ; Tout fluctue, toute image qui se forme est changeante1 2. » Dans le travail de Colette Deblé, je vois une fluctuation de l’image qui requiert de celui qui regarde «un regard flottant», s’il est vrai que la peinture se lit comme le rêve. Métamorphose d’une image en une autre, puisque ce travail est citationnel, empruntant aux artistes de tous les temps leurs représentations de la femme en peinture, Titien, Tintoret, Boucher, Vélasquez,

1. Ovide, Les Métamorphoses, trad. Danièle Robert, Arles, Actes Sud, coll. Thésaurus, 2001, livre I, v. 1. 2. Ibid., livre XV, v. 77-178.

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mais aussi en sculpture, dans des œuvres qui sont autant de rencontres provoquées ou aléatoires, au cours des promenades de par le monde, dans les musées, ou dans les œuvres réperto­ riées par les historiens de l’art. Emprunt, certes, citation, mais aussi appropriation et réécriture, travail artistique qui se fonde sur l’évidence d’une antériorité du discours de l’Autre à toute parole subjective. En littérature, on appelle cela dialogisme, ou intertextualité: introjection d’une mémoire textuelle antérieure que connaissent bien les écrivains, que Michel Schneider consi­ dère comme des « voleurs de mots1 », qui plus ou moins délibé­ rément travaillent en glaneurs: «Et je sème des mots, parfois volés à d’autres, dans ton désert, comme on jette des miettes aux oiseaux, ou des cailloux dans l’eau pour faire des ricochets1 2», écrit joliment Sylvie Germain. Colette Deblé est ainsi une glaneuse, ou une voleuse d’images. Pas seulement une kleptomane. Une mythomane, au sens où elle a la passion des figures de la mythologie et de l’histoire qui hantent la peinture occidentale. Artémis/Diane, qui nous a retenus ici, mais aussi bien la Madone, Catherine II ou Louise Bourgeois. Les corps féminins empruntés aux œuvres d’autres artistes en sont extraits, soustraits, distraits, et ils s’offrent à nous avec leur nom et leur attribution d’origine, mais en dehors de tout cadre, en dehors du fond du tableau où les artistes précédents les avaient posés. Car le flottement dans l’espace que nous suggère cette peinture est aussi flottement dans le temps : «Toujours, devant l’image, nous sommes devant le temps3», remarque Georges Didi-Huberman en incipit à son ouvrage sur le Temps, lui pour qui toute peinture est anachronique, montage de temps hétérogènes, coexistence de temporalités: « L’image a souvent plus de mémoire et plus d’avenir que l’étant

1. Michel Schneider, Voleurs de mots. Essai sur le plagiat, la psychanalyse et la pensée, Paris, Gallimard, 1985. 2. Sylvie Germain, Un monde sans vous, Paris, Gallimard, 2011, p. 80. 3. Georges Didi-Huberman, Devant le temps, Paris, Editions de Minuit, 2000, p. 6.

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qui la regarde1.» L’œuvre de Colette Deblé est bel et bien anachronique, parce qu’elle se joue de l’histoire de la peinture qu’elle bouleverse, faisant cohabiter des figures de tous les temps qu’elle juxtapose, confronte, répand dans l’espace et nous donne à voir, comme du rêve, avec la temporalité qui est propre au rêve. Dans ce travail anachronique et métamorphique, la figure de Diane est emblématique, alors même qu’il était question de passion et de création. Certes, à cause des multiples apparences qu’elle revêt dans l’histoire de l’art et la littérature, qui retient surtout la figure de la chasseresse et de la déesse vierge, surprise nue par le chasseur Actéon, telle que l’a transmise Ovide dans ses Métamorphoses. Mais surtout parce que, au-delà d’Ovide, dans la mythologie et la littérature, la déesse aux mille noms est une figure complexe, composite, ambivalente. Comme Dionysos, c’est une étrangère, barbare, sauvage, sanguinaire, orientale, qui vient de chez les Taures de Scythie, et exige des sacrifices humains, de jeunes filles vierges : c’est elle qui demande à Agamemnon de lui sacrifier sa fille Iphigénie. C’est elle égale­ ment, comme le raconte Euripide, qui enlève la jeune fille à Aulis en la remplaçant par une biche, afin de la consacrer à son culte en Tauride. Vivant dans les bois et les ports, à la limite des cités auxquelles elle peut apporter la mort, elle est aimée des Amazones, armée par les Cyclopes et dotée par le dieu Pan (le satyre) d’une meute de chiens : c’est une figure de la barbarie, de l’altérité (ce qui est autre par rapport à l’humain) qui, selon JeanPierre Vernant, s’apparente, avec Gorgô et Dionysos, aux puissances de l’au-delà12. Déesse nocturne, elle est aussi Diane, Séléné, la lune, la sœur d’Apollon, une déesse civilisatrice à partir du moment où elle rejette «les us cruels de Tauride et protège les labours, les cités, les ports3 ». Aimée de Zeus qui, dit 1. Georges Didi-Huberman, Devant le temps, op. cit., p. 10. 2. Jean-Pierre Vernant, La Mort dans les Yeux: figures de l’Autre en Grèce Ancienne, Paris, Hachette, coll. Pluriel, 1998. 3. Ibid., p. 29.

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Callimaque1, lui donne trente villes, des îles en commun avec Aphrodite et en fait la gardienne des routes et des ports. Chasseresse, coureuse des bois, sauvage, celle qui frappe les femmes et leur apporte la mort est aussi Parthenos, Vierge éternelle, qui danse dans le chœur des nymphes, déesse courotrophe, qui nourrit et fait croître les enfants des hommes, qui éduque les jeunes filles, les fait passer d’un état à un autre, et qui, sous le nom d’Artémis Lochia, préside aux accouchements. Régnant sur le monde sauvage et la fécondité, toujours dans les frontières entre barbare et civilisé, elle est déesse de la chasse dans la mesure où c’est un élément d’éducation, un art qui a ses règles et ses interdits ; de la guerre, aussi, non celle qui est régie par l’attaque mais par la stratégie, la ruse, la capacité à intro­ duire la confusion dans la bataille. «Dès lors que l’Artémis étrangère se fait grecque, son altérité bascule: sa fonction s’inverse. Elle ne traduit plus, comme en Scythie, l’impossibilité propre au sauvage de côtoyer le civilisé, mais au contraire la capacité qu’implique la culture d’intégrer à elle ce qui est étran­ ger, de s’assimiler l’autre sans pour autant s’ensauvager1 2. » Et c’est ainsi que l’Artémis, chantée par Callimaque, qui avait son culte à Ephèse, vit ses attributs se réduire à mesure qu’elle devenait Diane courotrophe, protectrice des femmes, au point que, si l’on en croit Freud, les adeptes de son culte manifestèrent bruyamment aux prédications de Paul qui tentait d’assimiler leur déesse à la Vierge chrétienne : « Grande est la Diane des Ephésiens3 ». C’est cette figure aux multiples visages que Colette Deblé pourchasse et traque, passionnément, dans les multiples métamorphoses que lui a données l’histoire de la peinture. Mais sa technique picturale a cela de particulier qu’en extrayant des 1. Callimaque, « Hymne à Artémis », in Épigrammes, Hymnes, trad. Émile Cahen, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Budé », 1972, p. 233-245. 2. Jean-Pierre Vernant, La Mort dans les yeux, op. cit., p. 26. 3. Freud, « Grande est la Diane des Ephésiens », in Résultats, idées, problèmes I, 1890-1920, Paris, PUF, 1984, p. 171-173.

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figures de femmes à leur cadre premier, elle crée des formes nouvelles, flottantes, hors-cadre, en suspens dans l’espace et dans le temps. Cette sensation de flottement est accentuée par la matière utilisée dans ce qui n’est même plus un support, la toile, puisque les figures peintes sur toile en sont soustraites; libérées du châssis ou du cadre, elles sont contournées au ciseau, découpées, redevenant corps à la souplesse textile, ductile, tactile: Colette Deblé prend des formes et les répand dans l’espace. À moins que, choisissant le papier comme support, elle dessine et peigne au lavis, technique à l’eau dont a si bien parlé Jacques Derrida, rendant plus prégnante l’impression de liqui­ dité grâce à l’étalement de la matière picturale qui déborde la forme, et à la présence de l’eau, qui dilue et répand l’aquarelle : «[...] Suivant la fermeté du trait, un dessin colorié au lavis se voit discrètement teinter, imprégner plutôt que noyer, il se voit filtrer, mais préserver aussi le corps de la ligne intact, encore tremblant, dans l’élément liquide1. » Parmi toutes ses figures peintes, Colette Deblé ne retient alors que des fragments du corps féminin, inscrivant des formes en creux, dissociant les parties du corps, désarticulant et brisant les membres, puisqu’elle enlève à l’image initiale (œuvre d’artistes précédents, fussent-ils des maîtres) tout ce qui, dans le tableau, ne représente pas le corps de la femme : décor, emblème, attributs, accessoires, tissus, voiles. Ainsi, la Vierge porte en creux l’absence de l’enfant Jésus, Diane est représentée sans arc et sans flèches, sans voile. Désarmée, certes, dénudée, dévoilée, mais surtout le corps barré d’un blanc, creux, béance, à la place de ce qui, enfant, arc ou voile, le recouvrait et désignait partiellement : la partie vide de la figure métamorphosée par Colette Deblé qui, avec une certaine violence, désintègre, morcelle et disperse dans l’espace, des fragments du corps féminin dont elle fait voler en éclats la beauté idéalisée. 1. Jacques Derrida, Prégnances. Quatre lavis de Colette Deblé, Brandes, 1993, p. 3.

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C’est finalement dans une profonde plongée au plus loin du temps et de l’espace que l’artiste s’abîme, en pratiquant une archéologie insolente et une anachronicité joyeuse, afin d’en exhumer des figures de femmes qu’elle transforme, en se livrant à un jeu d’incessantes métamorphoses. Métamorphoses et anamorphoses Au cœur, ou au corps de ces figures métamorphosées, mais aussi dans le vif de l’histoire de l’art, Colette Deblé crée du vide. Et ce vide nous intéresse, comme il a intéressé Melanie Klein qui en fait la condition de la création1. En peinture, c’est la réserve, la lacune, le blanc, le suspens12 : un suspens qui est à la fois de l’espace et du temps, le manque où le désir s’origine. De Melanie Klein à Henri Maldiney3, en passant par François Cheng4 et Daniel Arasse, chacun le scrute, qu’il soit psychanalyste ou historien de l’art. C’est le lieu où l’image s’anime et où, pour reprendre l’expression de Didi-Huberman, ce que nous voyons «nous regarde5 », ce Heu où, comme l’écrit plaisamment Daniel Arasse, « on n’y voit rien6 ». Un rien qui décidément n’est pas rien et qui nous donne une impression d’inquiétante étrangeté. Une présence qui hante le tableau, et qui fait que l’image nous capte, comme fut capté Actéon. Et c’est peut-être encore Ovide qui nous en dit quelque chose. Car le poète des Métamorphoses, par le récit de la métamorphose d’Actéon7, a conféré à la figure de Diane sa 1. Melanie Klein, « Les situations d’angoisse d’enfant et leur reflet dans une œuvre d’art et dans l’élan créateur», in Essais de psychanalyse, 1921-1945, Paris, Payot, 1998, p. 262-263. 2. Françoise Viatte (dir.), Réserves: les suspens du dessin, Paris, RMN, 1996. 3. Henri Maldiney, «Les blancs d’André Du Bouchet», in Art et Existence, Paris, Klincksieck, 2003, p. 213-228. 4. Entretien avec François Cheng, in Réserves: les suspens du dessin, op. cit., p. 16-20. 5. Georges-Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Éditions de Minuit, 1995. 6. Daniel Arasse, On n’y voit rien. Descriptions, Paris, Denoël, 2000. 7. L’épisode est raconté par Ovide, Les Métamorphoses, op. cit, livre ni, v. 131 à 253.

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forme la plus prégnante, celle qui a été reprise et réécrite dans toute la littérature et l’art occidental. À la déesse, il redonne toute sa cruauté d’origine quand il raconte le sort qu’elle inflige à Actéon pour l’avoir vue dans sa nudité : Actéon pénètre dans le bois sacré, et dans la « grotte qu’aucune main d’artiste n’avait jamais touchée», son regard surprend la déesse. Hurlements des nymphes qui protègent de leur corps Diane, « surprise sans vêtements », et dont le visage rougit. À Actéon, la déesse lance une « eau vengeresse » et détourne la tête en lui faisant perdre son apparence humaine: «Va donc raconter que tu m’as vue sans voiles, si tu le peux. » Non contente de métamorphoser le chasseur en cerf, elle le livre à « la panique » : il prend la fuite, «mais il reste sans voix [...]; de naguère seule lui reste la pensée», à laquelle s’ajoutent la peur et la honte. Coursé et dévoré par ses propres chiens, « il gémit, et le son qu’il émet, s’il n’est pas d’un humain, n’est pas non plus celui d’un cerf». Actéon retourne à la bestialité, à la barbarie, perdant du même coup son apparence humaine et le langage. Son destin, qui suit un cours inverse de celui d’Artémis quand elle devient Diane, est celui des héros qui tentent de passer les limites de l’humain, tel Orphée, au corps lacéré par les femmes de Thrace qui lui arrachent la langue pour ne plus entendre sa plainte. Ce récit a fait couler beaucoup d’encre. Lacan le reprend à plusieurs reprises, notamment à la fin de la « Chose freudienne », dans une prosopopée de la Vérité, « parente de la mort, plutôt inhumaine, Diane peut-être», «celle qui se dérobe sitôt apparue1 ». Car le mythe de Diane pose la question de la passion du voir, de la pulsion scopique, du désir de voir et de savoir: Qu’est-ce que le regard? Qu’est-ce que voir? Qu’est-ce qu’on voit ? Qu’a vu Actéon, le chasseur chassé pour avoir vu quoi ? La nudité de Diane? Qu’est-ce à dire? Qu’est-ce que ce désir de voir ? Qu’est-ce qu’on voit quand on voit ? Qui voit et qui donne 1. Jacques Lacan, « La Chose freudienne, ou Sens du retour à Freud en psychana­ lyse », in Ecrits, Seuil, coll. Le Champ freudien, 1966, p. 436.

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à voir ? Autant de questions centrales dans le Séminaire XI de Lacan. Autant d’interrogations auxquelles nous invite Colette Deblé, en nous entraînant dans sa passion qu’elle prétend douce. À la suite de Merleau-Ponty, Lacan affirme que le regard préexiste à la chose vue: de même que nous sommes parlés, « nous sommes des êtres regardés dans le spectacle du monde1 ». Ce que voit Actéon ? Un au-delà de la nudité de Diane, comme le suggère Pierre Klossowski1 2. Car Actéon n’est pas une victime prise au piège de Diane. Il est aussi chasseur, errant dans le bois sacré, à la recherche d’une proie. Dans l’Art d’aimer, poème dédié à celui qui veut susciter la passion amoureuse, Ovide associe désir et regard en comparant à la chasse la recherche de «la femme qui doit charmer (t)es yeux3 » : « Il sait bien, le chasseur, où tendre les filets à cerfs ; il sait bien les vallées que hantent les grognements du sanglier; l’oiseleur connaît le bocage ; celui qui tient l’hameçon suspendu connaît les eaux où nagent beaucoup de poissons. Toi aussi, qui recherches un objet qui fixe ton amour pour longtemps, apprends d’abord où l’on rencontre de nombreuses jeunes filles4. » Et c’est au théâtre (theâomai = regarder) qu’il conseille à l’homme d’aller voir des femmes, car « c’est pour voir qu’elles viennent; mais elles viennent aussi pour être vues5». Aux femmes, il suggère également de partir en chasse et de se montrer dans les lieux publics, afin de prendre l’homme au filet, car « ce qui reste caché demeure inconnu ; ce qui est inconnu ne soulève aucune passion6 ». Ovide a beaucoup écrit sur le désir et sur la passion amoureuse. Il est l’auteur du premier roman par lettres, les 1. Jacques Lacan, Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 71. 2. Pierre Klossowski, Le Bain de Diane, Paris, Gallimard, 2009, 3. Ovide, L’Art d’aimer, trad. Henri Bornecque, Paris, Les Belles Lettres, coll. Budé, 1983, Livre I, v. 44. 4. Ibid., v. 46-50. 5. Ibid., v. 99. 6. Ibid., Livre III, v. 287.

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Heroïdes', dans lequel des femmes écrivent leur passion à des héros: Phèdre à Hippolyte, Ariane à Thésée, Médée à Jason, Déjanire à Hercule... C’est pour avoir écrit l’Art d’aimer qu’il fut condamné par l’empereur Auguste à un exil définitif, en l’an 8 après J.-C., privé de ses biens et de sa famille, ostracisé jusque dans ses écrits, anéanti jusqu’au désir de brûler les Métamorphoses. Dans les Tristes, poèmes mélancoliques que lui inspire son exil au Pont-Euxin, il se compare à Actéon, lui qui paie sa faute de la perte de sa maison et de son exil définitif, jusqu’à la mort: «Pourquoi ai-je vu quelque chose ? Pourquoi aije rendu mes yeux coupables ? Pourquoi n’est-ce qu’après mon imprudence que j’ai compris ma faute?12» Quelle force a le regard, mais aussi l’objet regardé, pour qu’il ait la puissance mortifère de Gorgone au point de pouvoir priver l’autre de son humanité et de sa parole ? Pascal Quignard évoque la fascination mortifère du regard direct, du face-à-face meurtrier qui aveugle : ce regard frontal, de corps à corps, de regard à regard, c’est celui d’Actéon qui, selon Quignard, «ne savait pas qu’il allait surprendre la nudité de Diane. Les chiens ont dévoré le regard face à face. Le regard subit la passion de ce qu’il ignore. Le désir de voir est l’inconnu3 ». C’est cette même passion de voir frontalement, sans effroi, qui tue Narcisse, lui aussi jeune chasseur, fasciné par un regard qu’il perçoit à la surface d’un ruisseau de la forêt et dont il ignore qu’il est le sien, se mirant dans son image spéculaire. Or, dans le poème d’Ovide, le récit de la mort de Narcisse, aimant passionnément son image suit celui de la métamorphose d’Actéon : Inconsciemment, il se désire, est à la fois sujet et objet de sa quête Le chasseur et la proie, l’incendiaire et le feu [...] 1. Ovide, Héroïdes, trad. Henri Bornecque, Paris, Les Belles Lettres, coll. Budé, 1965. 2. Ovide, Tristes, trad. André Jacques, Paris, Les Belles Lettres, coll. Budé, 1987. 3. Pascal Quignard, Le Sexe et l’effroi, Paris, Gallimard, 1994, p. 259.

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Que voit-il? Il ne sait; mais ce qu’il voit le brûle; Et l’erreur qui abuse ses yeux les excite pareillement [...] Couché dans l’herbe épaisse, il fixe d’un regard Insatiable ce leurre, et son regard le tue1. De ce désir de voir et de savoir qui, pour les Anciens, est une forme d’hybris, une transgression, un excès, une démesure, les héros d’Ovide au tragique destin sont fatalement punis et subis­ sent. Actéon, Narcisse, Tirésias, apparaissent successivement au livre III des Métamorphoses, étonnamment centré sur la question du regard et de la jouissance: le récit qui précède celui de Diane et Actéon est celui de la controverse entre Jupiter et Junon au sujet de la jouissance féminine, qui se conclut par la condamnation de Tirésias, rendu aveugle pour en savoir trop sur le féminin et sa jouissance sans limites, lui qui a vécu dans l’un et l’autre sexe. L’objet du désir d’Actéon n’est donc évidemment pas le seul corps de Diane, ni la vision de sa nudité, mais un au-delà du corps de la déesse, un au-delà de la beauté. Un au-delà de l’objet, dirait Lacan, et avec lui, des écrivains et des poètes : « Ce que voit Actéon, commente Klossowski, se produit au-delà de la naissance de toute parole : il voit Diane se baignant et il ne peut dire ce qu’il voit. Même s’il erre avec l’intention de la surprendre, son errance est comme une remontée à l’état antérieur de la parole1 2. » Pascal Quignard, quant à lui, revient souvent sur le thème d’un état archaïque qui précéderait le langage. L’énigme de la création ne résiderait-elle pas là, dans ce rapport indéfinissable qui, dans la peinture comme dans le rêve, relie l’image au langage, et qui excède la notion de figuration, et même de figurabilité ? Dans ses multiples variations sur un thème qui lui est cher, Georges Didi-Huberman insiste sur l’ambivalence de la vision et de la violence de l’image, fût-elle celle de la beauté de Vénus, 1. Ovide, Les Métamorphoses, op. cit., Livre III, v. 339-510. 2. Pierre Klossowski, Le Bain de Diane, op. cit., p. 68.

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d’une Vénus cruelle dont la nudité est «tressée de rêve et de cruauté. Nudité qu’on ouvre, qu’on met à mort, qui fuit et revient1 ». À propos d’un tableau de Botticelli, La Chasse infer­ nale, il s’interroge sur la brutalité de cette image supposée être un tableau de mariage destiné à la chambre des époux, alors qu’on y voit une femme nue, poursuivie dans les bois par un chasseur à cheval, et lacérée par ses chiens. Interprétant le tableau comme un rêve, il considère la nudité comme une exhibition refoulée, le désir amoureux de l’homme se muant en chasse à mort et en passion haineuse : « De ce point de vue, l’his­ toire peinte par Botticelli offre une parfaite réponse structurale au dispositif mythique d’Actéon: forêt où l’on se perd, nudité apparaissante, puis chasse avec des chiens qui massacrera, non pas la femme coupable de sa nudité, mais l’homme coupable de son plaisir de voir12. » Diane au bain, Vénus ouverte, c’est la nudité qui se donne à voir, violemment, cruellement, et dont la vision laisse interdit, suscitant la panique, pour Actéon, ou une « horreur sacrée », comme le suggère Georges Bataille à propos (L’Olympia, dont la nudité crue imposa au public « un au-delà de ce qu’on voyait3 ». Une histoire d’œil et de bouche, dirais-je, s’il est vrai que, pour Freud, la bouche de Dora est la métonymie de son corps, corps nu, érotisé et érotisant. Faisant sans doute allusion à un article de Georges Bataille intitulé «Bouche4», Didi-Huberman souligne combien le commentaire du rêve freudien de « l’injection faite à Irma » par Lacan5 résonne avec l’écriture de Bataille, dans la vision horrifiée, le «spectacle affreux » des chairs en décomposition : « Il y a donc apparition angoissante d’une image qui résume ce que nous pouvons 1. Georges Didi-Huberman, Ouvrir Vénus, Paris, Gallimard, coll. Le Temps des images, 1999, chap. 3, «Nudité cruelle», p. 64-85. 2. Ibid. p. 89. 3. Georges Bataille, Manet, Paris, Skira, 1990, p. 60. 4. Georges Bataille, «Bouche», in Documents (1930) ; in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, tome 1, p. 237. 5. Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre II, Le Moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1978, p. 178.

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appeler la révélation du réel dans ce qu’il a de moins pénétrable, du réel sans aucune médiation possible, du réel dernier, de l’objet essentiel qui n’est plus un objet, mais ce quelque chose devant quoi tous les mots s’arrêtent et toutes les catégories échouent, l’objet d’angoisse par excellence1. » Œdipe et Tirésias ne devien­ nent-ils pas aveugles d’avoir vu ? Cet objet qui n’a pas de nom, c’est la chose, un au-delà du voir: horreur et castration. On se souvient de l’injonction ironique de Diane à Actéon, privé de la parole («Va, si tu le peux...»). Actéon sans visage humain et sans parole, métamorphosé et déchiré. Or cet objet sans nom, ce réel qui saute au visage de celui qui regarde, c’est un point du tableau où celui qui regarde se voit, sous forme inversée: c’est l’anamorphose, telle que Lacan l’a évoquée à propos du tableau de Holbein, Les Ambassadeurs, une forme qui « rend visible quelque chose qui n’est rien d’autre que le sujet comme néantisé... l’incarnation imagée de la castra­ tion12. » Cette « incarnation imagée », n’est-ce pas l’origine même de la peinture ? De son parcours artistique, Colette Deblé dit qu’il est une sorte de journal intime, d’autoportrait. Toute peinture serait «Mémoires d’aveugle», selon Derrida, pour qui le peintre, dont le tableau est miroir ou autoportrait, est un «Narcisse paradoxal», avec un œil qui se voit et un œil aveugle3. Des mémoires qui nous mènent en un point aveugle, celui où le langage défaille et où l’image s’efface, car, comme l’écrit Quignard, « nous sommes venus d’une scène où nous n’étions pas: l’homme est celui à qui une image manque4».

1. Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre II, Le Moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, op. cit., p. 178. 2. Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit., p. 68. 3. Jacques Derrida, Mémoires d’aveugle. L’autoportrait et autres ruines, Paris, RMN, 1990, p. 10. 4. Pascal Quignard, Le Sexe et l’effroi, op. cit., p. 7.

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Conclusion (pour rire) Mais ne nous aveuglons pas. L’art pousse à de telles expériences des limites. La passion de voir. De savoir. La création comme passion. Elle a la violence de Vénus cruelle. La psychanalyse aussi. La traversée du transfert, jusque dans ses limites extrêmes, serait-elle cette passion que Bataille, encore lui, considère comme « l’approbation de la vie jusque dans la mort P1 » Oui, la peinture, comme la littérature fait peur, quand elle nous regarde, et qu’elle touche quelque chose en nous qui défaille: «L’image peinte blesse parce que le peintre l’a blessée; on dirait qu’elle rouvre une certaine blessure, comme on le dit parfois de certains souvenirs. C’est qu’on a peur de se souvenir, mais la peinture est faite pour ranimer toutes les mémoires1 2. » La vision frontale est mortelle : c’est le tragique, le sérieux, le face-à-face avec la Chose, la rencontre avec le réel. Il n’est pas étonnant qu’Actéon, d’avoir vu, se retrouve sans parole, avec la panique en plus. Il suffirait alors de prendre la tangente. Par la distance, le regard oblique, l’ironie3, qui permet de biaiser (de baiser), de survivre, peut-être. C’est avec une certaine ironie et un humour certain que Colette Deblé met en pièces l’histoire de la peinture et, avec elle, l’image idéalisée du corps féminin. Ironique est la monumentalité prométhéenne de son entreprise. Ironique son travail de la couleur, son traitement des rouges, des verts, des bleus, saupoudrés de paillettes d’or, éclatants comme ses éclats de rire. L’artiste a ses stratégies de survie, de même l’analysant qui traverse tant bien que mal «les lieux d’une ruse4». Le cadre, le travail, le temps, font pièce à la mise en

1. Georges Bataille, L’Érotisme, Paris, UGE, coll. 10/18, 1965, p. 15. 2. Marc Le Bot, Images du corps, Aix-en-Provence, Présences contemporaines, 1986, p. 27. 3. Vladimir Jankélévitch, L’Ironie, Paris, Flammarion, coll. Champs, 1979. 4. Georges Perec, «Les lieux d’une ruse», in Penser/classer, Paris, Hachette, coll. Littérature, 2000.

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pièces, mettent de l’Éros là où Vénus sort ses tripes et devient cruelle, là où Diane est Artémis. Actéon peut continuer à se promener dans les bois et Diane à se baigner toute nue. Et nous, à regarder la peinture, lire les Métamorphoses et entendre passionnément celles du transfert. Passionnons le débat, mais démythifions la création qui n’est qu’un jeu passionné avec des formes. Proust à la fin du Temps retrouvé, dit qu’il écrira son livre comme une cathédrale ou comme une robe, c’est selon, assemblant ses «paperoles» comme Françoise coud des pièces, qui, elle-même, avec son bœuf aux carottes, est le Michel-Ange de la cuisine1. Tel est l’effet puissant que l’œuvre artistique peut produire, qu’il émane d’une passion sauvage ou d’une passion douce.

1. Marcel Proust, «Le Temps retrouvé», in À la recherche du temps perdu, tome III, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1954, p. 1034.

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Conclusion Éliane Allouch, Liliane Gherchanoc Dominique Guyomard, Sylvie Sesé-Léger

Ainsi, par-delà l’état amoureux, la passion amoureuse est une expérience folle du tout ou rien. Tel un oximore, elle est excès à la vie à la mort, sans transition. La pulsion se trouve en prise directe avec son objet et une force démoniaque fait adhérence entre eux. Le passionné cherche à s’installer dans une position de certitude qui occulte l’énigme du vivre et de l’Autre, de l’Autre féminin précisément. L’altérité n’est pas prise en compte dans ce lien possessif à l’Autre: le féminin est à son comble, saturé de réel, « hainamoration » ou jouissance toute, aussi explosif qu’implosif, telle une bombe à retardement. Ce démoniaque féminin est encore souvent identifié à la femme, en particulier dans les sociétés totalitaires. Cependant, la maltraitance, la sauvagerie des hommes envers les femmes, en miroir de leur propre féminin, laissent entendre combien ce féminin passionné, blessé, quoique souvent maintenu latent, est au cœur de tout humain. Une rencontre peut venir révéler cette fracture, cette difficulté à vivre le manque de l’Autre des tout débuts, l’objet perdu, cause potentielle d’extase ou d’effondrement. La passion des débuts - qui n’est pas l’amour des commencements - doit trouver son mouvement sublimatoire au risque de tomber dans l’idéalisation parfois mortifère.

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De par un degré élevé de leur capacité à créer, les artistes (écrivains, peintres, chanteurs, musiciens, danseurs, comédiens, cinéastes... tous chercheurs) parviennent à transcender ce manque abyssal fait de souffrance et de jouissance dans des œuvres. Pour cela, ils s’appuient sur le langage ou sur un quelconque objet du monde. Ils promeuvent ainsi un objet de jouissance pour les autres. Ils trouvent par là même un équilibre à la marge de leur économie psychique et des normes en vigueur, équilibre qui ouvre et révolutionne le monde des idées et du vivre. Plus fréquemment, la passion amoureuse sévit sous la forme de la psychopathologie la plus destructrice : graves dépressions, somatisations multiples et létales, criminalité, perversités et addictions diverses, conduites de l’extrême... Cette jouissance illimitée, favorisée par nos sociétés de consommation aux dépens de la vie spirituelle, implique que la psychanalyse devienne aujourd’hui la sorcière à exterminer. Tout transfert convoque les démons surgis du « chaudron du ça », transfert qui engage la responsabilité de l’analyste, celle qui, du lieu d’un transfert, interroge les démons surgis du « chaudron du ça » et engage la responsabilité de l’analyste. Les textes qui composent ce volume excellent à nous emporter au plus vif de notre manque à être, sous la forme du merveilleux, de l’énigme de nos rêves les plus fous, les plus cruels et les plus angoissants. Le féminin dans la passion efface la temporalité et la ligne de partage entre hommes et femmes. Celle-ci se redessine dans l’amour et dans le transfert par la présence du tiers. Ce livre décline l’excès, la démesure, la transgression de la passion amoureuse que tout psychanalyste rencontre, devra affronter un jour ou l’autre, mettre en mots dans le secret de son cabinet.

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Présentation des auteurs

• Houria Abdelouahed est psychanalyste et traductrice, maître de conférence à l’université Paris-Diderot (UFR Etudes psycha­ nalytiques). Elle a publié Figures du féminin en Islam, Paris, PUF, coll. Petite Bibliothèque de psychanalyse, 2012; et avec Adonis, Le Regard d’Orphée, Paris, Fayard, 2009.

• Eliane ALLOUCH est psychanalyste, professeur émérite en psychopathologie. Elle a publié Au seuil du figurable: autisme, psychose infantile et techniques du corps, Paris, PUF, 1999; «De l’autisme au mysticisme: le féminin élémentaire», in Les Lettres de la Société de psychanalyse freudienne, n° 20, 2008.

• Patrick Avrane, psychanalyste, membre de la Société de psychanalyse freudienne (SPF), est notamment l’auteur de Un enfant chez le psychanalyste, Les Timides, La Gourmandise, Les Imposteurs, Les Chagrins d’amour, aux éditions du Seuil ; de Barbey d’Aurevilly, solitaire et singulier, Drogues et alcool, Sherlock Holmes et Cie, aux éditions CampagnePremière/.

• Marie-Christine Baffoy est psychanalyste, membre de la Société de psychanalyse freudienne.

• Delphine Bouit est philosophe, psychologue clinicienne et juriste. Elle a publié différents articles, notamment dans la revue Sigila, dont elle est membre du comité de rédaction.

• Monica Broquen est psychanalyste, membre de la Société de psychanalyse freudienne.

• Chantal

CHASSAT est psychanalyste, membre de la Société de psychanalyse freudienne. Elle a publié « De la pierre à la chair. La clinique du sexuel, Jensen et Freud », in Les Lettres de la SPF, n° 19.

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Passion amoureuse • ANGÉLIQUE

Christaki est psychanalyste, membre adhérent

praticien à la Société de psychanalyse freudienne, psycho­ logue clinicienne au CMPP-BAPU de Cachan, chargée de cours à l’université Paris 7, membre associé au CRPMS de l’université Paris 7.

• Najate

Christeller-Benchekroun est psychanalyste, membre de la Société de psychanalyse freudienne. Elle a publié « Le monisme sexuel, un passage obligé ? », in Les Lettres de la SPF, n° 19, 2008; «Frère et sœur au Maghreb, le corps en question », Les Lettres de la SPF, n° 29, 2013.

• Michel Cresta est psychanalyste, membre affilié à la Société de psychanalyse freudienne. Il a publié de nombreux articles dans des revues de psychanalyse autour de la question de la transmission et du risque de la clinique. Il a participé au col­ lectif Le Malaise adolescent dans la culture aux éditions CampagnePremière/, 2005. Il est l’auteur des articles « Ethique et psychanalyse » et « Désir » du Dictionnaire encyclopédique d’éthique chrétienne aux éditions du Cerf en 2013.

• Colette Deblé est peintre et expose depuis 1976 des Boîtesfenêtres, des Portraits schizo-bigleux, des peintures... Depuis 1990, elle travaille à un essai plastique sur les représentations de femmes dans l’histoire de l’art, composé d’un nombre non fini de lavis. Plusieurs de ces lavis ont été exposés dans le monde entier. Un film, Colette Deblé, entre-deux, a été réalisé par l’université de Lille en 2009, et Jacques Derrida lui a consa­ cré un livre. Elle a publié, Quelque chose de très doux (P.O.L, 1990), Partie de dominos (Ecriture, 1993), La même aussi (Aencrages&co, 2009).

• Annie Franck est psychanalyste, membre de la Société de psychanalyse freudienne. Elle a publié chez Hermann, Beautés et Transfert (2007) et Psychanalyses entre mots (2011).

• Françoise Frontisi-Ducroux est helléniste, membre de l’équipe Anthropologie et histoire des mondes anciens (ANHIMA), et sous-directeur honoraire au Collège de France. Elle a publié entre autres : Dédale. Mythologie de l’artisan en Grèce ancienne, Paris, Maspero, 1975 (La Découverte 2000); Le Dieu-masque. Une figure du Dionysos d’Athènes, ParisRome, 1991; Du masque au visage. Aspects de l’identité en 298

Présentation des auteurs

Grèce ancienne, Paris, Flammarion, 1996,2013 ; Dans l’œil du miroir (avec J.-P. Vernant), Paris, Odile Jacob, 1997; ABCédaire de la mythologie grecque et romaine, Paris, Flammarion, 2002 ; L’Homme-cerf et la femme araignée, Paris, Gallimard 2003; Ouvrages de dames, Ariane, Hélène, Pénélope..., Paris, Seuil, 2009.

• Liliane Gherchanoc est psychanalyste, membre associé de la Société de psychanalyse freudienne. Elle a écrit de nombreux articles dans Les Lettres de la SPF ainsi qu’à l’occasion de colloques en Chine et au Chili. Elle a participé à l’ouvrage collectif, Invention du féminin, Paris, CampagnePremière/, 2002,2012.

• Suzanne Gineslet-Delbreil est psychanalyste, membre de la Société de psychanalyse freudienne. Elle a publié La Terreur de penser, Plancoët, Diabase, 1997, Narcissisme et Transfert et Paternité et Maternité aux éditions CampagnePremière/, 2004 et 2009.

• Dominique Guyomard est membre de la Société de psychana­ lyse freudienne. Elle a participé à des ouvrages collectifs: L’Enfant et la psychanalyse (CFRP), La Disposition perverse (Odile Jacob), Invention du féminin, Paris, Campagne­ Première/, 2002, 2012, et a publié L’Effet-mère, l’entre mère et fille, du lien à la relation, Paris, PUF, 2009.

• Jean-Michel Hirt est membre de l’Association psychanaly­ tique de France. Dernière publication: La Dignité humaine, sous le regard d’Etty Hillesum et de Sigmund Freud, Paris, DDB, 2012.

• Daniel Koren, psychanalyste, membre de la Société de psychanalyse freudienne, où il assure des séminaires d’ensei­ gnement. Auteur de plusieurs articles et chapitres de livres en collaboration, publiés en France et à l’étranger.

• Gloria Leff exerce la psychanalyse à Mexico. Elle est membre de l’Ecole lacanienne de psychanalyse, et a notamment publié en français Portraits de femmes en analyste. Lacan et le contretransfert, Epel, 2009.

• Marion Lévy est psychanalyste, membre de la Société de psychanalyse freudienne. Elle a écrit «De quel amour blessé», in Passion amoureuse, Paris, CampagnePremière/, 2013.

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Passion amoureuse

• Farid Merini est psychiatre et psychanalyste à Rabat, fonda­ teur du groupe psychanalytique Nafida et président de la Société psychanalytique marocaine. Il est en outre auteur de plusieurs travaux sur le thème du lien social, et a contribué à l’ouvrage collectif dirigé par Fatema Mernissi, À quoi rêvent les jeunes, Rabat, Édition Marsam, 2008.

• Anne Minthe est membre de la Société de psychanalyse freudienne et du mouvement du Coût freudien. Outre quelques articles, elle a participé à l’ouvrage collectif Invention du féminin, Paris, CampagnePremière/, 2002, 2010.

• Philippe Porret est psychanalyste, membre de la Société de psychanalyse freudienne, secrétaire éditorial des Lettres de la SPF dans lesquelles il a écrit de nombreux articles. Il a publié Joyce McDougall, une écoute lumineuse, en 2005, et La Chine de la psychanalyse, en 2008, aux éditions CampagnePremière/. Il a également publié un roman, Le Ciel est rouge, éditions Brault de Bournonville, 1997, et de la poésie, Vagues et cyprès, éditions Danièle D., 2004.

• Kathy Saada est psychanalyste, membre de la Société de psychanalyse freudienne. Elle a publié «Exil et dette», in Filigrane, 1997 ; « Faire sa cuisine », in La Clinique lacanienne, n° 8; «Femmes et temps, ménopause et secret», in Sigila, n° 10, « Le temps des secrets », 2003. Elle a aussi coordonné le livre Inhibition et Cultures, Paris, L’Harmattan, 1998.

• Sylvie Sesé-LÉGER est psychanalyste, présidente de la Société de psychanalyse freudienne. Elle a participé à de nombreux ouvra­ ges {L’Identité sexuelle. Sur le transsexualisme, AFI, 1996; Invention du féminin, L’Extrême droit, Le Malaise adolescent dans la culture, CampagnePremière/, 2002, 2001, 2005), Dictionnaire encyclopédique d’éthique chrétienne, Cerf, 2013, et a publié des articles dans différentes revues {La Revue française de psychosomatique, Scilicet, Apertura, Sigila...). Elle a publié aux éditions CampagnePremière/, L’Autre Féminin (2008) et Mémoires d’une passion, un parcours psychanalytique (2012).

• Serge Soriano est psychologue, psychanalyste. Il intervient en centre de rééducation fonctionnelle et enseigne auprès de travailleurs sociaux. Ses intérêts cliniques se portent sur la question de la séduction, du féminin et de l’énigmatique.

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Présentation des auteurs

• Agnès Verlet est psychanalyste, membre de la Société de psychanalyse freudienne, maître de conférence en littérature française à l’université d’Aix-en-Provence (Aix-Marseille I). Elle a publié Les Vanités de Chateaubriand, Droz, 2000; Pierres parlantes, Florilège d’épitaphes parisiennes, Paris/Musées, 2001, Chateaubriand: les aventures du dernier Abencerage, Gallimard, 2005; Écrire des rêves, Gallimard 2006. Elle travaille pour la collection Folioplus classique et collabore à de nombreuses revues {Magazine littéraire, Europe, Les Lettres de la SPF). Elle a également publié de la fiction (théâtre, nouvelles, romans), entre autres La Messagère de rien, Séguier, 1997 et Les Violons brûlés, La Différence, 2006.

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