L'école digitale, une réalité à vivre ? 2200623070, 9782200623074

Une analyse des changements qu'implique le numérique pour la pédagogie, proposant une série de pistes à la lumière

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French Pages 256 [369] Year 2018

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L'école digitale, une réalité à vivre ?
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L'école digitale

L’ÉCOLE DIGITALE : UNE ÉDUCATION À CONSTRUIRE ET À VIVRE

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Joël Boissière et Éric Bruillard

L’ÉCOLE DIGITALE : UNE ÉDUCATION À CONSTRUIRE ET À VIVRE Numérique et transformations de l’école

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Collection SOCIOLOGIA

© Armand Colin, 2021 Armand Colin est une marque de, Dunod Éditeur, 11 rue Paul Bert, 92240 Malakoff

ISBN : 978‑2-200‑62307‑4

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Préface « Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne… » Un enfant qui lit en classe un poème de Victor Hugo. Quoi de plus simple ? Quoi de plus permanent ? Quoi de plus rassurant ? Et pourtant, il aura fallu tant de débats, d’expérimentations, de choix, de décisions et tant d’engagements pour qu’existe cette heure essentielle. Il aura fallu que la société décide de l’instruction publique obligatoire, structure une organisation sans pareille, recrute un million d’enseignants, les forme, consacre un effort financier considérable à cette institution, bâtisse des écoles, détermine les programmes officiels, imprime des manuels… Il aura fallu aussi trancher d’innombrables débats que nous ne voyons même plus tant les solutions retenues nous semblent naturelles. Des débats pédagogiques, psychologiques, scientifiques… mais aussi des questions proprement politiques : l’école sert-elle à enseigner, à autonomiser des citoyens ou à sélectionner une future élite ? Faut-il privilégier la transmission des connaissances, des compétences ou des comportements ? L’apprentissage doit-il être enseignement ou découverte ? Faut-il privilégier une approche individuelle ou collective ? Il aura également fallu de sourds affrontements entre de nombreux intérêts, auxquels bien peu portent attention. Ceux de la République, bien sûr, et de sa promesse d’« universel affranchissement intellectuel », comme l’écrivait Péguy. Mais aussi ceux de l’économie, du patronat, des élites soucieuses de leur reproduction, de l’économie de l’éducation. Il aura fallu aussi la mobilisation d’une société tout entière, des hussards noirs, de l’éducation populaire, de la Ligue de l’enseignement, des familles, des Églises… Il aura fallu une articulation sophistiquée entre les différentes formes d’éducation : informelle, familiale, professionnelle. 5

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Rares sont ceux qui perçoivent aujourd’hui combien ces choix portent la marque de leur temps, combien il en a été différemment dans l’histoire, combien ils auraient pu – et pourraient – être différents, et combien ils ont vocation à évoluer. Chacun a son expérience naïve de l’Éducation nationale, puisqu’il en vient, et cette expérience lui semble suffisante pour penser. Fabrice croit pouvoir analyser Waterloo. Rares sont, finalement, les politiques publiques qui se prêtent aussi bien à la célèbre phrase de Henry Louis Mencken : « Pour tout problème complexe, il existe une solution simple, claire… et fausse. » Il en va de même pour la révolution numérique en cours. Chacun en a une expérience concrète et croit savoir de quoi il en retourne. Ordinateurs individuels, tablettes, internet, écrans géants. Quoi de plus évident ? On s’en sert tous les jours. Mais rares sont les attentifs, qui prennent au sérieux les origines à la fois politiques et industrielles de cette révolution, et qui en mesurent la puissance de transformation. La première révolution industrielle, pourtant, pourrait nous éclairer. Elle n’a pas seulement vu naître les hauts fourneaux et le chemin de fer. Elle a aussi fait naître un prolétariat, une structure de la vie politique, un urbanisme, une esthétique, des loisirs, et des techniques d’organisations qui ont conduit une génération de décideurs, de Guizot à Jules Ferry, à façonner, selon les principes de l’organisation scientifique du travail, l’école que nous connaissons aujourd’hui encore. Ce manque de recul a coûté cher au rêve d’une profonde transformation éducative. Dès les premiers balbutiements de l’informatique, pourtant, avant même la révolution internet, chacun a pressenti tout ce que ces techno­ logies cognitives pourraient apporter à l’éducation : détection des difficultés de chacun, personnalisation des enseignements, affranchissement des barrières physiques ou temporelles, mobilisation de nouvelles connaissances, modélisation des phénomènes complexes, répétiteurs inlassables, création de nouvelles communautés éducatives, plus larges, plus ouvertes, plus dynamiques, responsabilisation des élèves. D’autres ont pressenti à quel point l’époque appellerait bientôt de nouvelles ambitions éducatives : grandir, agir, créer, dans un monde d’informations surabondantes, de manipulations avérées, dans un monde où l’espace public du débat est surdéterminé par des réseaux sociaux qui nous isolent et nous énervent pour mieux servir leurs modèles économiques ; rester libre à l’ère du capitalisme de surveillance ; trouver un emploi dans le monde des intelligences artificielles et de la robotique grand 6

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Préface

public… chaque aspect de la révolution numérique appelle probablement une réponse éducative. Familles, enseignants, entrepreneurs, institutions : on ne compte plus les innovateurs qui ont rêvé, développé, testé de nouvelles approches, avec de nombreux succès locaux mais sans, pour l’instant au moins, provoquer de grande bascule de la manière dont nos sociétés éduquent les générations montantes. Et si de grands bouleversements ont lieu sous nos yeux – parfois enthousiasmants, parfois inquiétants quand ils manifestent l’emprise croissante de certains géants industriels sur notre démocratie – on ne peut pas dire qu’ils procèdent d’une authentique vision de ce que devrait être l’éducation d’un citoyen de ce Siècle dans cette République. Lacune d’autant plus regrettable que certains pays émergents, qui sont en train de bâtir leurs systèmes éducatifs, démontrent tous les jours quelles ambitions nous seraient permises. Mais lacune compréhensible. Les innombrables innovations numériques, malgré leurs atouts incontestables, malgré la créativité sans limite des innovateurs, malgré les efforts considérables, y compris financiers, des institutions n’ont pas fait advenir de grand soir. Mais comment aurait-il pu en être autrement quand ces innovations se font en méconnaissance de ce qu’est réellement l’acte d’éduquer, de ce qu’est réellement le projet politique de l’éducation nationale, de la manière dont elle est organisée, des besoins auxquels elle répond, des contraintes qui sont les siennes ? Et comment aurait-il pu en être autrement quand, en retour, les responsables de l’institution se cantonnent à une pensée superficielle de la révolution numérique, en négligeant sa dimension politique : celle de l’autonomie, de l’agilité, de l’horizontalité ? Et quand chacun prend la révolution numérique comme un acquis, sous-estimant la montée de nouvelles puissances, de nouveaux périls, l’intensification de la concurrence internationale entre systèmes éducatifs, et surtout les nouveaux besoins du nouveau citoyen ? « Pour tout problème complexe, il existe une solution simple, claire… et fausse »… La transformation numérique est elle aussi un bon candidat à l’ironie de Mencken. C’est pour cela que l’ouvrage de Joël Boissière et Éric Bruillard est si bienvenu. Par la complexité et la technicité qu’il assume, par le vaste panorama qu’il offre, par le recul historique qu’il emprunte chaque fois que nécessaire, par les questions qu’il pose et qu’il s’autorise parfois à laisser ouvertes, il représente un matériau indispensable à qui souhaite analyser cette évolution avec le niveau d’exigence qu’elle mérite. Ce faisant, il trace des jalons indispensables à la construction de cette 7

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école digitale. Passant du code aux sciences cognitives, regardant la réalité dans sa diversité et sa complexité, n’ayant pas peur des nuances, ne sous-estimant ni la dimension technique, ni la réalité du terrain, ni la dimension économique, ni la dimension politique, ni les subtiles questions pédagogiques ou didactiques, il représente une somme précieuse pour qui voudrait saisir ces questions à bras-le-corps. Et il est plus que jamais indispensable de s’emparer de ces questions. La crise sanitaire a encore resserré l’emprise du numérique sur nos quotidiens. L’étude PISA nous contraint à regarder en face le fait que la France ne peut plus se rassurer en pensant qu’elle a le meilleur système éducatif du monde. La montée de tensions inter­nationales, l’intensification de la compétition économique, les changements accélérés du monde du travail nous rappellent l’exigence d’un sursaut éducatif. Les menaces de tous ordres sur les libertés individuelles et sur l’auto­ nomie de pensée nous somment de remobiliser l’alliance fondatrice entre la République et son École, au profit du libre citoyen d’un peuple souverain. Henri Verdier Ambassadeur pour les affaires numériques Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères

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« L’enchevêtrement de toutes les machines, celles des usines et celles des transports, celles des bureaux et celles des distractions, celles de la nourriture, celles de l’hygiène et celles de l’information, fait que ­l’ensemble de la société en est modifié, que l’échelle des valeurs, les processus de jugements, les modes de vie, les comportements en sont modifiés, et qu’il n’est aucun centre exact où l’homme puisse prétendre se saisir en toute indépendance de la machine (laquelle ?) pour l’utiliser à son gré ! De toute façon, si l’homme utilise la machine, c’est à l’intérieur d’une société déjà modifiée, transformée par la machine, indépendamment de la volonté, de la d ­ écision de l’homme. Qui plus est, prenons au moins conscience de ce que l’homme lui-même est déjà modifié par la machine. Ce ne sont pas seulement les formes sociales et les institutions et les rapports sociaux : l’homme dans sa vie affective, dans ses intentions et ses projets, dans ses jugements et préjugés, dans ses habitudes et comportements, dans ses besoins et sa pensée, est modifié, qu’il le veuille ou non, qu’il en ait conscience ou non, du simple fait qu’il vit dans un milieu mécanique et en proie à la logique des machines. » Jacques Ellul1, 2013, p. 50.

1.  Jacques Ellul (2013). « Je suis sincère avec moi-même » et autres lieux communs, Gallimard (1re éd. Calmann-Lévy, 1966).

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Introduction

Les technologies dans l’éducation : une vieille querelle récurrente ?

« Les plumes métalliques procurent une grande économie de temps, ainsi ontelles fait invasion dans presque toutes les écoles. C’est là un mal dû à la paresse des ­instituteurs. La plume d’oie, par son élasticité, par la facilité avec laquelle on la taille pour tous les genres d’écriture, et par son prix modéré, a une supériorité incontestable. Néanmoins, on peut autoriser les plumes métalliques pour les dictées et les devoirs qui se font à la maison » (extrait d’un cours de pédagogie professé sous Louis-Philippe à l’École normale de Rennes, promotion 1846‑1848, APMEP, 1979, p. 9).

Cet extrait, paru dans le bulletin de l’Association des professeurs de mathématiques de l’enseignement public (APMEP, 1979, bulletin 317), fournit quelques éléments de réflexion que l’on va retrouver tout au long de cet ouvrage. Une nouvelle technologie d’écriture apparaît et son utilisation en éducation soulève des polémiques. Dans ce cas, les enseignants, boucs émissaires récurrents dans l’incapacité de l’école à « intégrer » les nouvelles technologies, ne sont pas vus comme étant résistants à une nouveauté technologique, mais au contraire comme l’adoptant un peu trop facilement. Les débats sont houleux et la comparaison des technologies (ancienne et nouvelle) est souvent reprise : ici la simplicité et la rapidité d’un côté, opposées à un coût moindre et une multiplicité d’utilisations de l’autre. La récrimination envers les enseignants sous-entend le rejet d’un effort implicitement jugé nécessaire. Dans cette querelle des défenseurs de la 11

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plume d’oie, on peut opposer une vision romantique, ici assumée par la hiérarchie, à une vision plus pragmatique, marronnier des discours médiatiques sur les technologies en éducation. La notion d’effort reste une question importante dans de nombreux débats autour de l’édu­ cation : peut-on apprendre sans effort, voire en jouant, ou faut-il absolument suer sang et eau pour le faire ? Une autre question récurrente tourne autour du contrôle de l’usage de nouveaux instruments, qui changent les tâches traditionnelles, voire les remettent en cause. Faut-il restreindre l’usage d’un nouvel instrument à des tâches très circonscrites ? Est-ce obligatoire dans une période de transition ? On retrouve des débats similaires avec l’arrivée des calculatrices au milieu des années soixante-dix : beaucoup d’enseignants et d’inspecteurs proposaient de limiter l’utilisation et de se servir de la calculatrice uniquement pour vérifier des calculs faits à la main ou sur papier. Mais, dès le milieu du collège, avec les débuts de la trigo­ nométrie, l’usage de la calculatrice devient obligatoire. Comment assurer que les élèves la maîtrisent bien si, auparavant, on en interdit l’usage ou on le restreint considérablement. Après la technologie d’écriture, c’est une technologie de calcul qui est en jeu. Une question similaire se pose actuellement avec les logiciels et services de traduction en langues. En fait, tout changement d’instrumentation a des effets contrastés : cela simplifie des tâches habituelles, voire même les rend sans objet quand la technologie peut les effectuer parfaitement (ce qui est rarement le cas), mais, même si elle les effectue imparfaitement, cela ouvre de nouveaux possibles, permet d’aborder des exercices plus complexes. D’un côté, la technologie enlève des occasions d’apprendre et, d’un autre côté, offre de nouvelles situations pour apprendre. Comment lui donner sa « juste place » à l’école ? Il s’agit d’une question ancienne. Les innovations se sont succédé au sein de la classe et ont pénétré peu à peu l’enseignement. Pour la transmission de mots écrits, à la craie sur le tableau noir que le Règlement des écoles françaises prescrit en 1851, sont venus s’ajouter la plume « SergentMajor », puis le stylo-bille – autorisé au sein de l’école en France à partir de 1965. La reproduction a aussi fait l’objet d’inno­vations, qu’elles soient artisanales (stencil, puis photocopies) ou imprimées (sous forme de manuels essentiellement). Dans les années soixante, il a été possible de passer à la transmission de sons avec l’introduction des magnétophones dans les classes, pour l’enseignement des langues notamment. C’est ensuite toute la période des méthodes dites « audiovisuelles », notamment au cours des années soixante-dix. Le support sonore est alors constitué par des enregistrements magnétiques, tandis que le support visuel 12

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Introduction

consiste uniquement en des vues fixes (dessins, diapositives ou films fixes) ou des figurines en papier floqué pour tableau de feutre. Les images animées font une entrée progressive dans les classes avec les télévisions éducatives, la télévision grand public et les vidéos. À partir des années quatre-vingt/quatre-vingt-dix viendra le tour de l’informatique (le plan français « Informatique Pour Tous » date de 1985) et du multimédia. Les réseaux internes et les serveurs d’établissements se mettent en place à la fin des années quatre-vingt-dix. Dans le courant des années 2000, tout passe par Internet (télévision, téléphone, etc.), et la problématique du très haut débit (fixe comme mobile) émerge. La question alors sans cesse soulevée est celle de savoir si la techno­ logie va permettre d’améliorer l’apprentissage et si on peut en faire la preuve. Mais comment établir une telle preuve ? Quelles études et recherches conduire pour cela ? Très souvent, il s’agit de déterminer ce que l’on gagne et ce que l’on perd en adoptant une nouvelle technologie : c’est la question de la valeur ajoutée ou de la plus-value (temps, efficacité, efforts). En effet, pour un enseignant pourquoi changer s’il n’y voit pas un avantage. Nous verrons que les études censées démontrer l’efficacité d’une techno­logie pour l’éducation ne sont pas simples à mener et conduisent le plus souvent à des résultats locaux et limités, sauf quand ils sont suffisamment « évidents ». Sur ce plan, disposer d’un recul historique suffisant est essentiel. Dans le cas des plumes de fer, le gain attesté est l’économie de temps, mais sur un plan plus général, le gain est autrement plus essentiel : c’est un changement curriculaire1 qui s’est opéré. Selon Lavoie (1994), la disparition de la séquence hiérarchisée traditionnelle lire-écrire-compter (d’abord lire, puis écrire et enfin compter) est due à l’enseignement simultané et à la diffusion des plumes de fer : effet fondamental sur ­l’enseignement de l’arithmétique, le calcul écrit a pu être commencé plus tôt dans la scolarité. Diminuer la dextérité nécessaire pour effectuer certaines tâches conduit à repenser ce qui est à faire en éducation ou l’ordre d’exposition qui était considéré comme immuable : écrire très tôt des calculs, créer des « paysages sonores » en musique, sans connaître le solfège et jouer suffisamment bien d’un instrument (grâce aux instruments numérisés), étudier des civilisations, même sans en maîtriser la langue (grâce aux traducteurs automatiques)… 1.  Cette notion qui pourrait à terme remplacer celle de programme englobe à la fois le programme, ce que les élèves doivent apprendre, les méthodes d’enseignement, et la manière d’évaluer.

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Notons qu’un article issu de Les Publications de Montlignon (Lefèvre d’Hellencourt, 1992) reprend cette question de l’innovation et des outils d’écriture, dans le cours du xxe siècle, avec le stylo « … la bille contre la plume », après des innovations sur le stylo à plume, notamment le remplacement du sac en caoutchouc par une capsule ou une cartouche. Le stylo à bille a conduit à une sorte de révolution dans les pratiques d’écriture. Puis vint le stylo-feutre au début des années soixante… L’informatique est aussi une technologie d’écriture, mais, avec elle, les outils d’écriture et de lecture ne sont plus aussi facilement dissociables des « contenus », ce qui complique cette nouvelle histoire. En effet, le début du IIIe millénaire est incontestablement marqué par une révolution numérique globale dont la rapidité n’a d’égale que l’ampleur. La colonne vertébrale de cette révolution consiste dans la numérisation de l’information, c’est-à-dire le fait de pouvoir désormais traiter toute l’information (écriture, symbole, chiffre, image, image animée, sons) sous forme de signaux binaires assimilables à des nombres (binary digits ou bits en anglais, 0 ou 1, un octet étant constitué de 8 bits) et dans le fait de pouvoir ensuite séparer l’information de son support physique. Comme le précise Gérard Berry dans sa leçon inaugurale au Collège de France (Berry, 2008), « jusqu’à la fin du xxe siècle, les textes étaient sur du papier, les sons sur des galettes de vinyle ou des bandes magnétiques, les photos sur des films en celluloïd (…). Ces supports traditionnels sont en train de disparaître. Ainsi dans les disques durs, clefs USB, ou serveurs Internet, on range pêle-mêle des textes, des photos, des films, des livres de compte, etc. La dissociation de l’information et de son support est, selon nous, une révolution fondamentale, peut-être encore plus importante à terme que l’imprimerie. »

Structure générale du livre Les technologies de l’information et de la communication (TIC) ont déjà une histoire assez longue en éducation, de plus d’un demi-siècle. Leurs différentes déclinaisons se sont suivies au cours de vagues successives avec des retours et des nouveautés. Elles font périodiquement l­’objet d’attentions politiques pour leur mise en œuvre dans les classes. La priorité a d’abord été le niveau scolaire mais l’on les « réclame » de plus en plus dans l’enseignement supérieur. 14

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Introduction

En attendant l’explosion de l’Internet des objets, la dernière géné­ ration concerne les smartphones et les tablettes, les MOOC, les réseaux sociaux et le big data. Les formes ont évolué : outils pour les enseignants ou pour les élèves, incluant du guidage ou laissant l’initiative, environnements d’apprentissage ou ressources éducatives numériques. La crise sanitaire, en confinant pendant plusieurs semaines plus d’1,7 milliard d’élèves dans plus de 190 pays, a été un catalyseur des relations entre numérique et école. D’abord, parce qu’elle a obligé les commu­nautés éducatives à s’emparer d’instruments numériques de communication, préexistant ou non. Ensuite, parce qu’il a fallu innover de nouveaux liens d’apprentissage distanciels. Enfin, parce qu’il a fallu tirer les leçons du premier confinement pour se préparer à aborder les suivants. Les usages numériques de toutes sortes (télétravail, jeux, santé, commerce, etc.) ont littéralement explosé pendant cette période et ne reviendront probablement pas à leur niveau antérieur. Des tendances lourdes ont été confirmées : ainsi, la prééminence du « smartphone » comme terminal mobile de plus en plus incontournable ou l’accroissement tendanciel du temps passé devant les écrans, et cela à des âges de plus en plus précoces. Pour sa part, l’OCDE considère qu’entre 2000 et 2018, la notion même d’écrit a changé et que le smartphone modifie la façon dont nous communiquons. Aussi, elle estime que ce ne sont plus les mêmes compétences qui sont demandées à un jeune de 15 ans en matière d’écrit, et quand elle mesure ces nouvelles compétences numériques, elle estime que seuls 75 % des élèves atteignent le niveau des nouveaux objectifs de développement durable de l’UNESCO en matière d’éducation. L’ensemble de ces phénomènes s’est traduit par une accélération massive des investissements dans le secteur de la EdTech (avec un doublement en 2020 pour atteindre plus de 16 Md$) avec la structuration de véritables géants du secteur aux États-Unis, en Chine et en Inde. L’Europe et la France, en dépit de belles réussites, peinent à s’imposer dans un paysage de la EdTech désormais mondial et très capitalistique. Huit ans après Le numérique : une chance pour l’école (Boissière, Fau, Pedró, 2013), et après des semaines, parfois des mois de confinement, non seulement en France mais dans la plupart des pays du monde, ce livre a pour ambition de faire un point sur l’école digitale telle qu’elle se vit et sur les transformations que le numérique induit. Nous utilisons indifféremment les deux mots digitalisation et ­numérisation. Lorsqu’on regarde la manière dont ils sont employés, on s’aperçoit que numérisation est le terme retenu par les institutions éducatives, les ministères de l’enseignement scolaire et de l’enseignement 15

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supérieur et que digitalisation est plutôt retenu par le monde des entreprises. Dans ce dernier cas, il peut s’agir d’un emprunt direct de l’expression anglaise digitalization (ou digitization, mettre un s ou un z dépend si on prend plutôt l’expression britannique ou américaine), qualifiant un processus général de mise en place de services et d’usages numériques, pour l’ensemble des activités de l’entreprise, pas uniquement la formation – on parle aussi de transformation digitale, et de plus en plus de « plateformisation ». Employer les deux mots nous permet d’attester que si l’on veut comprendre les transformations en cours en éducation, il faut tenir compte des changements considérables, tant sur les plans sociétal que social et individuel, accompagnant la numérisation ou la digitalisation de notre environnement quotidien. Cela nous conduit également à utiliser les adjectifs numérique et digital (qui sont aussi devenus des substantifs) dans des sens équivalents. Notons toutefois que le mot anglais digit correspond au chiffre en français, les chiffres étant les symboles utilisés pour l’écriture des nombres. Il correspond plus rarement au numéro, au doigt ou au nombre. Le mot digital en français désigne ce qui est exprimé par un nombre, mais aussi ce qui a la forme d’un doigt ou est relatif au doigt. Ainsi, pour parler du digital divide, nous emploierons l’expression fracture numérique. La fracture digitale évoque plutôt en français une cassure au doigt ! Nous souhaitons ainsi proposer un panorama des technologies informatiques ou numériques actuelles qui innervent le monde et les usages sociaux, de leurs utilisations en éducation et en formation ainsi que des débats et controverses qui en ont découlé récemment. Il s’agit également de mettre en perspective les offres et les promesses de la techno­logie et de ses promoteurs avec les choix et les opportunités des praticiens de l’éducation, en donnant quelques pistes pour la suite et en décrivant les défis qui sont devant nous. Ce livre est organisé en trois parties. La première montre comment la digitalisation du monde change non seulement les jeunes et leur manière d’apprendre mais aussi la conservation et la diffusion des savoirs, et décrit les questions que cela pose, notamment sur le rôle et la nature de l’école. La deuxième partie donne à voir des pratiques émergentes, fait un point sur ce que la recherche peut nous en dire et décrit qui fait quoi en matière de numérique éducatif. La troisième partie esquisse les défis à relever pour l’éducation et le système éducatif.

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Partie I

Le digital au service de toutes les éducations ?

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l’école digitale : une éducation à construire et à vivre

Depuis vingt-cinq ans, la technologie a changé le monde et elle transforme de plus en plus l’enfance. En effet, la digitalisation du quotidien modifie profondément la manière d’apprendre des jeunes, mais aussi leur manière d’être et leur socialisation. Ces transformations rebattent les cartes. Et le numérique, après avoir souvent été vu comme une source de libération individuelle, de diffusion massive du savoir et des connaissances ainsi que d’émancipation collective, est, dans un puissant et brutal retour de balancier, aujourd’hui souvent vu comme addictif, notamment pour les jeunes, d’une efficacité relative pour les apprentissages et source d’une aliénation globale. Il conviendra de faire la part des choses, pour autant que notre manque de recul nous le permette. Néanmoins – surtout après des semaines de confinement – il est certain que le numérique transforme la forme scolaire, qu’il s’agisse des ­relations entre les élèves, entre ces derniers et les enseignant(e)s, ou des lieux et du temps dans lesquels se déroulent les apprentissages. Aussi, dans cette première partie, nous allons d’abord nous centrer sur les « jeunes » et montrer comment la digitalisation du quotidien change la socialisation des jeunes et leur manière d’être. Dans un deuxième temps, nous verrons comment le numérique modifie la conservation et la diffusion des savoirs. Puis nous décrirons les grandes questions que pose le numérique dans la société : l’accroissement des inégalités, les addictions, l’enfermement… Ceci nous conduira à réfléchir sur le rôle ou les missions de l’école : développer de nouvelles compétences, aider les futurs citoyens à mieux maîtriser les environnements numériques. En bref, il s’agira de voir comment le numérique transforme ce que l’on apprend et la manière dont on le fait. Enfin, c’est l’école elle-même et la forme scolaire actuelle qui vont être interrogées. À partir d’une relecture de Larry Cuban, nous verrons les difficultés de diffusion des technologies au sein de l’école. Puis, à partir de quelques populations spécifiques ou de quelques cas concrets, nous verrons comme le numérique a déjà trouvé sa place. Ainsi, il s’agit de proposer un panorama relativement complet des transformations en cours, en reprenant et en commentant les données disponibles, nous attachant à donner une photographie la plus fine possible de la situation actuelle et d’introduire les débats qu’elle génère. S’agissant d’éducation, le cœur de notre ouvrage, nous inviterons l’histoire, afin de mettre en perspective des discours parfois dithyrambiques.

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Chapitre 1

La digitalisation du quotidien au cœur de la socialisation des jeunes La digitalisation du quotidien a été fulgurante en vingt-cinq ans. Le « temps des écrans » est désormais une réalité pour les jeunes (en tous les cas dans les pays développés) qui naissent dans un monde en partie digital et en sont souvent vus comme les principaux protagonistes. La notion de « digital natives » tend de plus en plus à être remplacée par la notion de « smartphone natives ». Le numérique est au cœur de la socialisation des jeunes et transforme profondément leur manière d’être.

« Le temps des écrans » Les jeunes de 15/24 ans constituent la population la plus connectée. À l’échelle mondiale, 71 % d’entre eux utilisent Internet contre 48 % dans la population totale. D’après certaines estimations, un internaute sur trois est un enfant ou un adolescent de moins de 18 ans, et un corpus de données probantes indique que les enfants se connectent de plus en plus tôt. Enfin, les smartphones favorisent une « culture de la chambre » dans laquelle l’accès à Internet de nombreux enfants devient plus personnel, plus privé, et moins supervisé. Tels sont les quatre premiers messages clés du rapport de l’Unicef sur « la situation des enfants dans le monde 2017 » intitulé « Les enfants dans un monde numérique » (Unicef, 2017). Le phénomène est mondial et les tendances à l’œuvre 19

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sont les mêmes et vont – pour l’instant – partout dans le même sens avec un temps passé sur les écrans de plus en plus long à un âge de plus en plus précoce. L’équipement en « écrans » des ménages et particulièrement des jeunes a été extrêmement massif et rapide dans l’ensemble des pays de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques)1 à partir du début des années 2000. L’enquête PISA (OCDE, 2011) réalisée par l’OCDE, au-delà d’évaluer l’acquisition des savoirs et savoir-faire des élèves dans ces pays, mesure, à date régulière, la façon dont les jeunes se servent des TIC pour accéder à l’information, la gérer, et la présenter. Elle montre bien qu’en moins de 10 ans (2000/2009) de nombreux pays ont vu le taux d’équipement à domicile de leurs élèves se rapprocher des 100 %. Ainsi, en moyenne en 2009, dans les 28 pays de l’OCDE, 94 % des élèves déclaraient avoir un ordinateur à leur disposition à domicile, et dans 17 pays de l’OCDE, le taux atteint 98 %. Trois ans plus tard (OCDE, 2015), le taux d’équipement a augmenté de 2 % pour les pays de l’OCDE et dans 24 pays le taux dépasse 98 %. De plus, le nombre d’élèves ayant 3 ordinateurs ou plus a bondi de 12 % pendant la même période, pour atteindre 43 % dans les pays de l’OCDE en 2012. Il faut noter toutefois que ces statistiques sont déclaratives. Au-delà du développement de l’équipement en ordinateurs, c’est probablement plus encore l’équipement en terminaux mobiles (ordi­ nateur, tablette et smartphone) qui caractérise la période 2010/2020 (le premier iphone d’Apple est apparu en 2007 et la première tablette en 2010). Ces terminaux se généralisent et tendent même à se substituer aux terminaux fixes. En France, le taux d’équipement en téléphonie mobile a dépassé celui en téléphones fixes en 2012, et ils étaient en 2017 respectivement de 94 et 86 % (Credoc, 2017). Le taux d’équipement en tablettes a bondi depuis leur apparition en 2011 à 44 % en 2017. Quant aux smartphones, ils équipent désormais 73 % des Français, mais 86 % des 12/17 ans et 99 % des 18‑24 ans (Credoc, 2017). En parallèle, le nombre d’écrans se multiplie au sein des ménages français. Ainsi, en 2018 (CSA, 2018) les foyers français disposaient en moyenne de 5,6 écrans permettant de regarder de la vidéo. Et, si le 1.  L’OCDE est une organisation internationale qui rassemble les pays les plus développés. En 2019, elle comptait les 36 membres suivants : Allemagne, Australie, Autriche, Belgique, Canada, Chili, Corée, Danemark, Espagne, Estonie, États-Unis, Finlande, France, Grèce, Hongrie, Islande, Israël, Irlande, Italie, Japon, Lettonie, Lituanie, Luxembourg, Mexique, Norvège, Nouvelle-Zélande, Pays-Bas, Pologne, Portugal, République slovaque, République tchèque, Royaume-Uni, Slovénie, Suède, Suisse, Turquie.

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téléviseur demeurait l’écran le plus répandu dans les foyers (93,6 %), les Français utilisaient de plus en plus des écrans alternatifs comme celui de l’ordinateur (86 %) du smartphone ou de la tablette (48,2 % des foyers). Enfin, en France, les jeunes ont de plus en plus des équipements personnels. En 2015 (Schmutz, 2015) 20 % des 7/12 ans mais 73 % des 13/19 ans avaient un ordinateur ; ils étaient respectivement 74 % et 73 % à avoir une console de jeux, 17 % et 41 % à avoir une télévision, 29 % à avoir une tablette et enfin 12 % et 68 % à avoir un smartphone. Au-delà des taux d’équipement, il faut aussi s’intéresser aux pratiques des plus jeunes, les 6/11 ans qui correspondent au primaire, et même avant – bien qu’il n’existe que peu de statistiques les concernant. Ainsi, une étude Ipsos (Schmutz, 2015) estime que la connexion des enfants sur Internet est passée entre 2012 et 2015 de 2 heures 10 à 3 heures 40 par semaine pour les 1 à 6 ans, soit une demi-heure par jour, et atteignait 5 heures 30 pour les 7/12 ans (soit près d’une heure par jour) et 13 heures 30 pour les 13 à 19 ans (soit deux heures par jour). La moitié d’entre eux surfent dans leur lit. Ces chiffres, déclaratifs, semblent minorés ou tout simplement datés par rapport aux pratiques constatées quotidiennement autour de nous. De même, une étude américaine (Common Sense Media, 2017) montrait qu’aux États-Unis en 2015, les enfants de moins de 8 ans regardaient les écrans 2 heures 19 par jour. L’essentiel est consacré à regarder la télévision, des DVD ou des vidéos (1 heure 40), puis à lire ou se faire raconter une histoire (près de 30 min), 25 minutes à jouer à des jeux vidéo, 8 minutes à écouter de la musique, le reste environ 10 minutes pour d’autres activités digitales, comme des jeux éducatifs, leurs devoirs, etc. Au total, depuis la fin des années 2000, les jeunes passent beaucoup plus de temps devant les écrans (plus de 1 500 heures par an) que sur les bancs de l’école (entre un peu moins de 900 heures dans le primaire à environ 1 200 heures dans le secondaire en France) (Sénat, 2009). Aussi, très vite s’est imposée la notion de « digital natives » de plus en plus remplacée par celle de « smartphone natives ».

Des « digital natives » aux « smartphone natives » C’est John Perry Barlow (Barlow, 1996) qui a évoqué pour la première fois le terme de « digital native » (« natif du numérique ») popularisé 21

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par Mark Prensky en 2001 (Prensky, 2001) pour qualifier la proximité qu’entretiennent les générations nées avec le numérique par opposition aux « immigrants » (les adultes) pour qui la maîtrise du numérique serait moins « naturelle ». Cette particularité de la jeunesse quant à son rapport au digital est reprise par Michel Serres quand il évoque « la petite Poucette », nom symbolique d’une génération dont une des caractéristiques est d’échanger par des SMS qu’elle réalise à toute allure avec ses pouces. Non seulement les jeunes sont plus et mieux équipés, mais – outre l’ensemble des différences qui les caractérisent (Serres, 2012) – ils adoptent plus facilement ces technologies. « Petite Poucette » ou comment Michel Serres décrit le changement de monde que nous vivons Après le passage de l’oral à l’écrit, puis de l’écrit à l’imprimerie, le passage au numérique est une troisième rupture anthropologique qui amène l’humanité à un nouveau rapport aux savoirs. « Le monde a tellement changé que les jeunes doivent tout réinventer  : une manière de vivre ensemble, des institutions, une manière d’être et de connaître ». « Les relations parent-enfant, maître-élève, État-citoyen, sont à reconstruire. » Michel Serres parle de « Petite Poucette » pour rappeler une autre évolution majeure de l’humain à la préhistoire : « quand il a commencé à se mettre debout, l’humain a perdu la faculté de portage de ses membres antérieurs, mais il a inventé la main. La bouche a perdu sa faculté de préhension mais a gagné la parole ». De la même manière, le numérique entraînera la perte de certaines capacités cognitives au profit d’autres. Ainsi, il ne faut pas le voir nécessairement de manière négative. « Chaque perte est une libération. » L’évolution du numérique ne sera cependant pas aussi radicale que certains le disent. « On n’a pas arrêté de parler parce qu’on a inventé l’écriture, on n’a pas arrêté de lire en apprenant à imprimer, on n’a pas arrêté d’imprimer en inventant l’ordinateur. Les avantages des technologies ne s’annulent pas, ils se cumulent. »

Ainsi, en France, ils participent massivement à des réseaux sociaux (entre 77 % et 84 % depuis 10 ans contre 59 % en moyenne ­nationale). Ils utilisent de plus en plus les messageries instantanées (Facebook Messenger, Skype, Snapchat, WhatsApp), écoutent de la musique en « streaming » – téléchargement en flux continu – (environ les ¾ contre 35 % pour la moyenne) ou la téléchargent (45 et 50 % contre 21 % 22

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en moyenne nationale), regardent des films ou des séries en « streaming » (plus de 60 % contre 24 % pour la moyenne). Ils regardent des vidéos (82 % pour les 7/12 ans et 94 % pour les 13/19 ans – Ipsos 2015). Ils lisent des blogs, les commentent (en 2008, plus d’un adolescent sur deux avait créé un blog), font des sites personnels. En 2015, 40 % des adolescents écrivaient des commentaires sur des articles. Ils sont par ailleurs fortement consommateurs de jeux en ligne et d’applis de jeux sur smartphones ou tablettes (respectivement 65 % et 55 % pour les 7/12 ans et 69 et 60 % pour les 13/19 ans – Ipsos, 2015), même si cette pratique est plus largement partagée avec les adultes qu’on ne le pense souvent (cf. encadré). Le jeu vidéo Le jeu vidéo s’est installé dans les pratiques des Français et il ne concerne pas seulement les jeunes. Une étude réalisée par Médiamétrie pour le SELL (Syndicat des Éditeurs de Logiciels de Loisirs), intitulée « Les Français et le jeu vidéo2 » publiée en octobre 2019, montre qu’un Français sur deux joue régulièrement (ou plutôt un internaute sur deux). Les résultats obtenus décrivent les caractéristiques « d’une pratique ludique universelle à l’opposé des clichés » : « Alors que la France compte plus de 37 millions de joueurs au moins occasionnels (71 %), 3 Français sur 4 considèrent le jeu vidéo comme un loisir pour toute la famille. L’âge moyen du joueur ne cesse d’augmenter pour atteindre 40 ans cette année (42 ans chez les hommes et 39 ans chez les femmes) mais les tranches d’âge les plus jeunes en sont les plus adeptes : 96 % chez les 10‑17 ans jouent aux jeux vidéo3. » Les 2/3 des parents jouent avec leur enfant au moins occasionnellement et près d’un adulte sur deux considère que le jeu vidéo a des impacts positifs sur le développement de l’enfant. Le jeu en ligne se développe et les jeunes joueurs, pour la moitié d’entre eux, déclarent avoir le sentiment de faire partie d’une communauté. La même étude montre que les joueurs sortent plus souvent, pratiquent plus d’activités que les internautes en général et sont également plus connectés que la moyenne sur tous les réseaux sociaux.

2. https://drive.google.com/file/d/1GHTjBV4bepgVeAI6IxZnCphyhlhY4U3-/view « Étude réalisée sur Internet du 2 au 27  septembre 2019, auprès d’un échantillon de 4 049 internautes de 10 ans et plus, représentatif de la population d’internautes vivant en France ». 3. https://www.afjv.com/news/9900_etude-les-francais-et-le-jeu-video.htm

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Le marché des jeux en ligne a explosé au premier semestre 2020 (période de confinement) puisqu’il est désormais évalué à plus de 100 milliards de dollars, avec une très forte évolution des pratiques puisque les smartphones servent 2,8 fois plus de terminaux que les ordinateurs et 3,1 fois plus que les consoles de jeux (AppAnnie, 2020). Aujourd’hui, certains (Hadopi, 2017) évoquent même pour les 8/14  ans l’émergence d’une génération de «  smartphone natives ». Nés entre 2002 et 2008, ils sont la première génération à avoir toujours connu l’Internet mobile accessible sur smartphone et tablette et doté des applications des GAFA puisque Google est apparu en 1998, YouTube en 2005 et Facebook en 2004. Dans cet environnement numérique qui se caractérise par la pro­ fusion de l’offre, leurs pratiques culturelles s’articulent autour de quatre grandes attentes : immédiateté de la consommation (streaming), facilité d’accès (de leur chambre en un ou deux clics sur des terminaux mobiles notamment), gratuité (site de streaming gratuit en premier lieu YouTube), et rapidité de consommation des œuvres (formats courts). Les pratiques numériques des 8/14 ans ont trois grands pôles d’influ­ ence : la famille proche, les pairs et YouTube. La famille proche leur donne accès aux nouvelles technologies et à ses codes dès le plus jeune âge (à noter toutefois qu’en fonction de la catégorie socio­professionnelle, les enfants ont accès soit à des biens matérialisés riches, des abonnements payants de biens culturels dématérialisés et sont encouragés à ces pratiques culturelles, soit à des biens culturels matériels et dématéria­ lisés gratuits). Les pairs (amis et cousins du même âge) constituent une source qui complète et enrichit fortement les contenus et les pratiques. YouTube favorise des pratiques quotidiennes, massives et diversifiées. Ainsi, YouTube s’avère être une clef d’entrée majeure dans les pratiques culturelles dématérialisées des jeunes. Cette plateforme compte plus d’un milliard d’utilisateurs dans le monde et chaque minute plus de 300 heures de vidéo sont mises en ligne sans tri (une fois inscrit, n’importe qui peut mettre des vidéos en ligne pour autant qu’il déclare être âgé de plus de 13 ans et qu’il s’engage à ne pas diffuser des contenus trop violents ou pornographiques). Les plus jeunes l’utilisent, grâce à la reconnaissance vocale, avant même de savoir lire ou écrire. Dès lors, la principale crainte des parents tient dans le fait que leurs enfants peuvent être amenés à regarder des vidéos non triées ainsi que dans l’exposition possible des jeunes via la production de leurs propres vidéos. Aussi, depuis 2014, YouTube a créé une plateforme pour les 3 à 9 ans (YouTube Kids) importée en France en 2016. Cette dernière fait toutefois l’objet d’un certain nombre de 24

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critiques liées à la subsistance de contenus impropres à la vision par les enfants, à une utilisation contestable de leurs données personnelles, enfin, à l’existence de publicités cachées. D’après une étude (Bayard, 2017), 72 % des 11/14 ans citent YouTube comme leur site internet préféré. Se forme ainsi pour les adolescents une plateforme sur laquelle ils trouvent tout : pour l’essentiel du divertissement (humoristes, critiques de jeu vidéo, conseils de beauté, musique…) mais également une source d’inspiration avec les YouTubeurs comme modèle de réussite (Norman, Cyprien, Natoo…), une source de savoirs avec les « tutos » mais également de l’aide scolaire (cf. la chaîne des Bons Profs). Outre d’être en passe de devenir le second moteur de recherche pour les jeunes, la plateforme serait en train de devenir leur première source de musique avant Deezer ou Spotify. Enfin, il faut noter qu’au moment de l’adolescence, YouTube joue un rôle très important dans l’apprentissage de la sexualité. Une étude commanditée par l’Observatoire de la parentalité et de l’éducation numérique (IFOP, 2017) montre une hausse de la consommation pornographique (la première visite d’un site pornographique se produit à 14 ans et 5 mois) qui influence leurs pratiques sexuelles (près de la moitié des jeunes interrogés indiquent que cela a « influencé leur apprentissage de la sexualité » et qu’ils ont « essayé de reproduire des scènes ou des pratiques » vues dans des vidéos porno). Au final, le smartphone est pour les jeunes le premier écran pour se connecter au quotidien. Il pèse 65 % du temps passé par les 15/24 ans sur Internet. Les réseaux sociaux occupent une place prépondérante dans leurs pratiques puisqu’ils y consacrent plus de la moitié de leur temps quotidien passé sur Internet (soit 43 minutes). YouTube arrive en tête devant Snapchat et Facebook (alors que pour l’ensemble de la population – dont la consommation moyenne est de 24 minutes par jour – Facebook s’impose devant YouTube et Snapchat). Enfin, les 15/24 ans ont un usage plus concentré que les Français des applications sur leur mobile : elles représentent 92 % de leur temps passé avec une part des réseaux sociaux, des jeux et de la vidéo qui atteint 70 % (Médiamétrie, 2019).

Le numérique au cœur de la socialisation des adolescents Dans les familles, l’acquisition d’un ordinateur ou d’un smartphone personnel pour un adolescent a une forte valeur symbolique et participe au processus d’autonomisation des jeunes (Balleys, 2017). 25

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Dès lors, les usages numériques, notamment ceux réalisés avec leur propre smartphone, « mobilisable rapidement à la fois comme un prolongement de soi et comme un lien aux autres » (Balleys, 2017), ont un impact fort sur la socialisation. Présent à tout moment, le smartphone est à la fois un outil de connexion à soi-même et de mise en relation avec les autres. Les adolescents estiment qu’il contient « toute leur vie » (Allard, 2014). Aussi, cette omniprésence de l’outil, entraînant des « hyper-sollicitations relationnelles et quotidiennes » (Figeac et Chaulet, 2016), en fait un instrument central de la construction des jeunes en termes de socialisation. Cette socialisation médiatisée vient dans le prolongement direct de la socialisation en présentiel, notamment scolaire (Boyd, 2014 ; Balleys, 2015), et on a désormais une subtile dialectique entre sociabilité réelle et sociabilité virtuelle (Barrère, 2011). Une enquête (BVA, 2018) confirme bien ce rôle du smartphone dans la socialisation de l’adolescent. Ainsi, 92 % des 12/17 ans ont un smartphone. Près de un sur deux obtient son premier smartphone à 11 ou 12 ans. Ces derniers chiffres montrent bien qu’en France l’âge de 12 ans constitue probablement une étape symbolique qui correspond souvent à l’entrée en 6e et à l’obtention d’un premier téléphone personnel (souvent un smartphone). La tranche des 12/17 ans correspond ainsi globalement aux études secondaires mais surtout la période à laquelle pour 83 % d’entre eux (CGE, Arcep, Agence du numérique, 2018), le smartphone devient le « compagnon du quotidien ». En France, dès 12‑13 ans ils sont 85 % à en avoir un, puis 94 % des 14‑15 ans, enfin 96 % des 16/17 ans. Près de 4 adolescents sur 5 sont inscrits sur un réseau social très rapidement après l’obtention de leur smartphone (12,8 ans) et 80 % d’entre eux le sont sur Snapchat et Instagram. À cet âge-là Facebook est minoritaire. Il ne rivalise avec Snapchat que chez les plus âgés des adolescents (16/17 ans). Parents et enfants ont une relation compliquée autour du smartphone. Les principaux usages consistent à prévenir les parents en cas de problèmes (82 %), en cas de retard (63 %), les rassurer (52 %). Les relations ne sont pas systématiques (3 % ne répondent pas volontairement à un message de leurs parents et 28 % filtrent leurs appels). Enfin, plus les enfants sont jeunes plus ils pensent être surveillés (64 % des 12/13 ans pensent que leurs parents connaissent le code de déverrouillage de leur smartphone). Le smartphone est un objet indispensable pour la vie sentimentale (pour 62 % des adolescents). Il a également un rôle fondamental pour l’entretien des relations amicales (pour 89 % des adolescents). Un tiers d’entre eux répond à leur message « tout le temps », de jour comme de nuit. 26

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Ces réseaux sociaux ont des règles implicites qui se traduisent par « une orientation positive des échanges » (Coutant et Stenger, 2010). Seul moins d’un adolescent sur cinq a déjà envoyé des messages méchants ou des insultes. Toutefois, un quart d’entre eux ont pleuré à la lecture d’un message ou eu peur qu’un contenu partagé soit utilisé contre eux. 9 % ont déjà eu le sentiment de ne plus contrôler leur identité. Ainsi, le numérique est ce que l’on peut appeler un marqueur générationnel. Les technologies utilisées sont caractéristiques d’une génération et les accompagnent dans leur développement qu’il s’agisse du processus d’individualisation et d’autonomisation des adolescents (Martin, 2007), de la mise en place d’une culture juvénile (Singly, 2006) ou de l’importance (voire de la tyrannie) du groupe de pairs (Pasquier, 2005). Au-delà de structurer leur socialisation, le numérique modifie la façon d’être des jeunes, même si leur utilisation du numérique est marquée par la consommation et l’immédiateté et que les compétences acquises dans leur vie quotidienne sont peu disponibles dans le contexte scolaire et plus généralement pour des activités d’apprentissage.

Native ou naïve ? S’agissant de numérique, les univers scolaires et non scolaires sont le plus souvent séparés et en grande partie étanches ; il n’y a pas ou peu de transfert entre eux. De nombreux travaux se sont intéressés au passage entre les pratiques hors l’école et les pratiques scolaires (Fluckiger, 2007 ; Bruillard et Fluckiger, 2008 ; Baron et Bruillard, 2008) et convergent pour montrer une situation très contrastée. Ainsi, les indigènes numériques sont souvent des digital naïves ! « Les enfants européens, qu’on a coutume de considérer comme des “natifs” du numérique, souffrent pourtant d’un sérieux déficit de compétences en la matière » (Stratégie européenne pour un Internet mieux adapté aux enfants, p. 64).

Selon Florian Dauphin5 (Dauphin, 2012), les TIC sont omni­ présentes dans la vie quotidienne des jeunes, perçus par leurs aînés 4. http://www.ddm.gouv.fr/IMG/pdf/communication_Commission_2_mai_2012_ Strategie_europeenne_pour_un_Internet_mieux_adapte_aux_enfants.pdf 5. http://questionsvives.revues.org/988

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comme des experts des technologies. Mais ils entretiennent un rapport particulier, communicationnel, communautaire, ludique et consumériste aux TIC et les compétences mises en œuvre sont difficilement conciliables avec l’usage raisonné prescrit par l’institution scolaire. Ainsi, on peut souligner les différences entre les pratiques personnelles (communication, immédiateté) et les pratiques scolaires (prise de distance, voire frustration, réflexion et réflexivité), ainsi que l’usage de logiciels différents (tableurs, messageries instantanées ou réseaux sociaux). En conséquence, on observe des obstacles à la mobilisation des compétences issues des pratiques personnelles dans les activités scolaires. Il y a des similarités de surface (technologies similaires voire identiques) mais des transferts difficiles entre des univers d’appro­ priation distincts. La consultation sur le numérique lancée par le ministère de ­l’Éducation nationale de la Jeunesse et des Sports à l’issue de la période de confinement de 2020 est venue confirmer ce constat. Bon nombre ­d’enseignants estimaient en effet que ces générations « nées avec un téléphone numérique dans la main » ne maîtrisent que très mal ces instruments. Même si les enfants vont de plus en plus en ligne pour recueillir des informations et apprendre (au Brésil en 2013, les travaux scolaires figurent parmi les premières activités des enfants sur Internet ou en Argentine, 80 % des adolescents interviewés ont déclaré effectuer des recherches sur Google ou Wikipédia – Unicef, 2017), dans l’ensemble, ils n’effectuent qu’une gamme limitée d’activités en ligne. Un projet de recherche international (www.globalkidsonline.net) classe dix-sept types d’activités en ligne des enfants âgés de 9 à 17 ans en trois catégories : social, divertissement et enseignement ; information et exploration ; engagement civique et créativité. Les résultats pour les trois pays étudiés (Afrique du Sud, Bulgarie et Chili) montrent que la grande majorité des enfants n’effectuent que 5 à 9 activités et que plus de la moitié d’entre elles s’inscrivent dans la première catégorie. À l’opposé, un tout petit nombre de jeunes réalise plus de quinze activités (le facteur âge joue un grand rôle) et se caractérise alors par une plus grande implication dans des activités créatives ou des activités liées à l’engagement civique. Cette étude montre que les jeunes lorsqu’ils se connectent profitent de nombre des possibilités qui leur sont offertes par Internet mais que le fait de se tourner vers des activités plus diversifiées ou plus complexes ne va pas de soi (Unicef, 2017). 28

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Des changements culturels La révolution numérique fait évoluer les pratiques culturelles traditionnelles. Ainsi, la dernière enquête PISA (OCDE, 2018) montre que les élèves sont plus nombreux à considérer la lecture comme une perte de temps (+ 5 % par rapport à 2009) et moins nombreux à lire pour le plaisir (– 5 % sur la même période). En parallèle, ils passent en moyenne 3 heures par jour en ligne la semaine (soit une heure de plus par rapport à 2012) et 3 heures et demie pendant le week-end. Par ailleurs, la diffusion des appareils nomades brouille les asso­ ciations entre un temps, un lieu, un support, une activité, un contexte – pratiquer seul(e) ou avec quelqu’un (Détrez, 2017). La définition des activités doit être repensée. Est-ce la même chose de lire un texte sur un papier d’un seul tenant ou de « naviguer » sur Internet entre texte, image, vidéo, liés entre eux ? Que dire quand la lecture devient via les commentaires dans les blogs ou dans les réseaux sociaux, écriture et conversation (Boullier, 2011). Le numérique rend poreuses les frontières entre production, médiation et consommation. Il permet le déplacement des pratiques amateurs. Il y a peu d’études systématiques en France sur ces questions et les résultats semblent plus tenir d’apports empiriques. Par ailleurs, on manque singulièrement de recul sur ces phénomènes tant ils sont récents. Pourtant un certain nombre de résultats semblent faire consensus sur l’impact de ces technologies quant à la transmission chez les jeunes ; le passage d’une lecture du livre à une lecture de l’écran, la multi-activité simultanée, la redéfinition des chaînes de labellisation avec l’importance du jugement des pairs. D’aucuns y ajoutent des raisonnements plus basés sur l’hypertexte que sur le linéaire, l’approche intuitive de certains problèmes, ainsi que le désir d’interactions. Pour Serge Tisseron (Stiegler et Tisseron, 2011), le passage d’une culture du livre à une culture de l’écran est un véritable basculement de la « technologie de référence » des jeunes. La première est une culture du « ou bien, ou bien », une culture de l’exclusion et du linéaire, alors que la seconde est le règne du « à la fois, à la fois », une culture de la juxtaposition. On passe de l’étagère de livres à l’hypertexte. Pour l’image et la photographie on passe du statut du vrai ou faux au « mixte » (rien n’est vrai, rien n’est faux, tout est truqué) que tout producteur d’image numérique connaît parfaitement. Au-delà, il estime qu’Internet fait entrer les jeunes dans des univers aux valeurs différentes, une « société des liens », où la communauté de croyance et le jugement des pairs sont extrêmement importants. 29

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C’est à peu près le même constat qui est tiré et les mêmes questions qui surgissent quant aux pratiques de lectures étudiantes (Leclerc, 2012) : « il est clair que les processus d’apprentissage n’ont plus rien à voir avec la lecture linéaire et la constitution d’un socle général de connaissances progressives (…). Les logiques de lecture anciennes et nouvelles ne vont-elles pas s’enchevêtrer ? La lecture numérique ne vat-elle pas modifier les processus cognitifs, les modes de pensée et la façon de hiérarchiser les connaissances ? Au-delà des changements liés aux supports et aux façons de lire, c’est un changement total qui est en train de s’opérer. Peut-être de nouveaux processus d’élaboration de la pensée s’esquissent-ils ? » De façon plus globale et provocatrice, certains auteurs (Carr, 2008) se demandent si la lecture sur écran ne va pas tuer notre capacité de lecture profonde, essentielle pour lire un ouvrage. D’autres (Patino, 2019) estiment que la capacité d’attention des jeunes ne dépasse plus celle du poisson rouge, soit 9 secondes. De plus en plus d’enseignants semblent enclins à accepter l’idée selon laquelle le monde, dans lequel ils vivent aussi, fourmille de composants et d’expériences culturelles numériques. Cela change non seulement la nature du support lui-même, mais probablement aussi celle de son contenu et ce que l’on peut en faire. C’est pourquoi les établissements scolaires devraient également être capables d’offrir aux élèves une vision de la culture susceptible de leur permettre non seulement de s’approprier le patrimoine de la culture ­classique, académique ou traditionnellement scolaire, mais aussi de l’inter­ préter de façon appropriée et de participer activement aux nouveaux formats et contenus de la culture numérique. Il est intéressant de noter à cet égard que, à l’articulation entre compétence et culture, l’OCDE fait désormais en parallèle des évalu­ ations de compétences de compréhension de l’écrit électronique. La compréhension de l’écrit électronique La version la plus récente de PISA (2018) accorde une large place à l’évaluation de l’écrit. En effet, l’OCDE estime qu’entre 2000 (première évaluation de PISA) et 2018 ce ne sont plus du tout les mêmes compétences en compréhension de l’écrit qui sont demandées à un élève de 15 ans. Pour l’institution internationale, le smartphone a transformé la façon dont nous lisons et communiquons les informations et les technologies numériques ont donné jour à de nouvelles formes textuelles dont la longueur et la facilité d’utilisation peuvent grandement varier.

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La digitalisation du quotidien au cœur de la socialisation des jeunes Aussi, dans l’enquête PISA, ce qui est mesuré, c’est bien la compré‑ hension de l’écrit et non la seule lecture. Il s’agit « non seulement de comprendre, utiliser et évaluer des textes, mais aussi y réfléchir et s’y engager. Cette capacité devrait permettre à chacun de réaliser ses objectifs, de développer ses connaissances et son potentiel, et de participer activement à la vie en société. » L’informatisation des épreuves a permis à cet égard de proposer aux candidats des textes issus de plusieurs sources (tels qu’ils sont souvent présents sur Internet) ce qui leur demande notamment d’intégrer les informations venant de plusieurs documents, d’évaluer leur qualité et leur crédibilité respective et de gérer leurs éventuelles contradictions. Ce nouveau type d’évaluation doit permettre selon le Secrétaire général de l’organisation de mesurer les capacités de jeunes qui n’ont plus des « réponses claires et précises dans des manuels scolaires à qui ils peuvent faire toute confiance » mais des « centaines de milliers de réponses en ligne dont il faut démêler le faux du vrai ». Les compétences sont déterminées par 8 niveaux de 1 à 6 (3 niveaux notés 1 permettent de mieux décrire les populations en difficulté). Au niveau 2, les élèves commencent à pouvoir utiliser leurs compétences de compréhension de l’écrit pour résoudre des problèmes concrets. Dans le cadre des objectifs de développement durable des Nations Unies, c’est le niveau que tous les élèves devraient avoir atteint à la fin du secondaire. 77, 4 % des élèves de l’OCDE atteignent ce niveau ou un niveau supérieur. Seul 1,3 % atteint le niveau 6. L’évaluation de cette nouvelle définition de l’écrit dessine de nouvelles échelles de compétences entre les pays. Ainsi, les seules entités atteignant plus de 95 % des élèves atteignant le niveau 2 sont les 4  provinces chinoises faisant l’objet du test PISA (Pékin, Shangai, Jiangsu, Zhejiang). Les pays atteignant plus de 85 % sont l’Estonie, l’Irlande, Macao, Singapour, Canada, Finlande, Honk-Kong, Pologne). La France se situe légèrement au-dessus de la moyenne de l’OCDE avec un taux de couverture du niveau 3 de 91 % là où la moyenne de l’OCDE est à 88 %.

Au-delà de la transformation de la socialisation des jeunes et de leur façon d’être, le digital change de manière profonde la manière dont le savoir est construit, écrit, conservé et diffusé.

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Chapitre 2

Les bouleversements dans la conservation et la diffusion des savoirs Nous verrons d’abord, après un survol historique de l’évolution de l’écriture et de ses supports, comment les « informatisations » successives ont transformé le rôle des bibliothèques et des catalogues, puis comment nos activités les plus quotidiennes ont été modifiées par les « tutos » et l’apprentissage connecté de manière générale. Nous ferons ensuite le point sur la place prise par les fameux cours en ligne massifs et gratuits plus connus sous leur acronyme anglais de MOOC. Enfin, nous verrons comment le « mobile learning » sert l’objectif de l’éducation pour tous, notamment en Afrique, et nous décrirons rapidement l’émergence des jeux sérieux.

L’écriture et ses supports Pour comprendre ce qui a changé, il faut revenir d’abord à l’écriture. Si elle a besoin d’outils, comme le doigt, le calame (roseau taillé pour l’écriture), la plume, le pinceau, elle a surtout besoin de supports d’inscription. Ils sont fixes ou mobiles : parois des cavernes, pierre, sable, argile, papyrus, parchemin, papier, etc. En fait, les écritures sont de plusieurs types. Ainsi, selon Ladislas Mandel (1991), dans toutes les époques de l’histoire et dans toutes les civilisations de l’écrit, on distingue trois grandes familles d’écritures, 1) l’écriture publique ou monumentale, expression du pouvoir public ; 33

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2) l’écriture privée ou courante, expression du pouvoir individuel ; 3) l’écriture livresque, expression du pouvoir culturel et spirituel. La première écriture, l’écriture monumentale, est caractéristique. C’est dans la pierre que les civilisations anciennes ont gravé, pour l’éternité, leurs codes administratifs (un des premiers, le code Hammurabi, du xviiie siècle avant J.-C., est exposé au Louvre). Par ailleurs, la capitale romaine (ou capitale monumentale) est gravée dans la pierre. On en a un exemple avec l’inscription figurant sur le socle de la colonne Trajane à Rome. Ces écrits n’avaient pas leur place au sein des bibliothèques. Dans ces dernières, ce sont les écritures livresques qui vont être conservées. Sous quelle forme ? L’histoire du livre, c‘est en partie l’histoire des supports, de l’organisation sur les supports. On distingue ainsi le codex, l’ancêtre de nos livres, cahier formé de pages manuscrites reliées ensemble, et le volumen (mot latin signifiant « chose enroulée »), des feuilles de papyrus collées les unes aux autres et que l’on enroule. On a besoin de ses deux mains pour dérouler le papyrus, on ne peut lire un volumen que d’un bout à l’autre, de manière linéaire. Il est impossible d’accéder directement à une information. On ne peut ni prendre des notes ou ni annoter le texte. Remplacer le rouleau par le codex va avoir des conséquences majeures sur la façon de lire. Avec l’introduction de la notion de page : le lecteur va pouvoir directement accéder à un passage du texte, sans faire un long cheminement. Au fil des siècles le codex va se perfectionner : séparation entre les mots (viie siècle), début de ponctuation (viiie siècle), table des matières, titre courant, marque de paragraphe (xie siècle), pagination, index (xiiie siècle). Au xve apparaît la page de titre : le livre moderne est là. Il ne lui manque plus que l’imprimerie (Gutenberg, 1454) pour être diffusé ! La frise historique (figure 1) donne quelques repères sur l’évolution des supports d’écriture et des technologies de diffusion jusqu’au début du xxe siècle. Mais si les supports et leur structure sont importants, ce n’est pas la seule chose à considérer. Selon Régis Debray, il faut distinguer quatre points : 1) le procédé de symbolisation (parole, écriture, image…), 2) le code social de communication (la langue), 3) le support matériel d’inscription et de stockage (argile, papyrus, papier, bande magnétique, écran), 34

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4) le dispositif d’enregistrement et de diffusion (manuscriture, imprimerie, télévision, informatique…). Figure 1. Évolution du livre et innovations de la société industrielle sur l’enregistrement, la diffusion et la projection des informations (Mochizuki et Bruillard, 2019)

Des inscriptions que l’on peut décoder, sur des supports et des organisations pour l’enregistrement et la diffusion. Inscription et support sont indissociables, recopier une écriture prend du temps. 35

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L’informatique va permettre de séparer facilement l’inscription de son support. Rien de virtuel, il y a toujours un support : un écran, un disque dur, une clé USB, du papier, mais on peut passer très rapidement, voire de manière quasi instantanée, et de façon automatique d’un support à l’autre. Cela va avoir de grandes conséquences, notamment pour les bibliothèques, lieu de stockage, lieu de consultation, qui ont longtemps été les lieux par excellence de la conservation et de la diffusion du savoir.

Des bibliothèques aux objets connectés Ainsi la Library of Congress (librairie du Congrès aux États-Unis) est considérée comme la plus grande au monde. Elle contient : 37 millions de livres, 3,5 millions d’enregistrements, 14 millions de photographies, 5,5 millions de cartes, 7,1 millions de partitions, 69 millions de manuscrits… Mais même si ces nombres peuvent paraître gigantesques, ils sont maintenant largement dépassés par ce que l’on peut trouver sur Internet. Si les bibliothèques demeurent des lieux emblématiques, elles ne sont plus ou ne seront plus forcément les lieux les plus importants de conservation et de diffusion des savoirs. L’informatique et Internet ont amené plusieurs bouleversements dans la gestion de la conservation et de la diffusion du savoir, de ses supports et de ses contenus. On peut distinguer trois vagues de numérisation successives.

Première numérisation : celle des catalogues La première numérisation est justement celle des catalogues, éléments essentiels pour savoir ce que contient une bibliothèque. En effet, pour ce faire, il faut écrire une description des documents (une sorte de fiche) et regrouper ces fiches et les organiser afin de faciliter leur consultation. Elles peuvent être réunies dans un nouveau document, un catalogue. Ce catalogue ou cet ensemble des fiches peut être consulté au sein même de la bibliothèque, mais aussi être transmis au-delà de la bibliothèque. En effet, avant d’y aller, il peut être important d’avoir une idée précise de ce que l’on pourra y trouver.

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Figure 2. Salle de lecture principale. Library of Congress Thomas Jefferson Building, Washington, D.C.1

De nombreux catalogues ont été créés et distribués au cours des siècles, notamment autour de lieux ou de collections, celles-ci parfois réparties dans plusieurs lieux. Les catalogues se sont diversifiés, se sont enrichis au cours du temps, notamment avec l’essor de la documentation au xxe siècle, dans la manière de décrire le contenu même des documents (ce qui est lié, comme on l’a vu, à l’évolution des supports). Les bibliothèques recensant de très nombreux ouvrages regroupaient des ensembles de fiches dans des boîtes, des meubles, même dans des locaux spéciaux pour permettre aux utilisateurs de faire des recherches : par auteur, par titre, par matière, selon des mots clés. Pour chaque ouvrage, il y avait autant de fiches que de critères de recherche. Informatiser ces fichiers a permis de simplifier considérablement la gestion, la recherche des documents et le prêt. L’informatisation a d’abord touché les fichiers internes aux bibliothèques, puis la télématique et Internet ont permis un accès distant, puis des liens entre les cata­logues. Cela a facilité la connaissance du contenu même des bibliothèques. 1. http://www.loc.gov/pictures/item/2007687187/

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Figure 3. Salle du fichier central institué en 1903. Bibliothèque de Genève2

Deuxième numérisation : celle de l’accès direct au contenu des documents La deuxième numérisation a concerné les documents eux-mêmes, qu’ils aient été numérisés ou qu’ils soient nativement numériques. C’est le texte à l’intérieur même des ouvrages qui fournit les clés d’accès. Les moteurs de recherche ont offert de nouveaux modes d’interrogation : des mots clés, des suites de caractères, mais aussi des images, des sons, bientôt des concepts. On passe de la description documentaire, du texte que l’on écrit sur un document, au contenu ou à la forme. On donne un extrait pour récupérer un document qu’il soit textuel, multimédia… Un extrait ou un élément similaire (un morceau d’image, une séquence musicale). Le document est ainsi sa propre description. 2.  « Catalogue BGE 1 » par Moumou82 –  Travail personnel. Sous licence Domaine public via Wikimedia Commons –https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Catalogue_ BGE_1.JPG#/media/File:Catalogue_BGE_1.JPG 

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L’indexation est automatique (lexicale), on tient compte des relations entre les documents (le fameux page rank de Google3). C’est plus que l’ouverture des bibliothèques, c’est celui de l’intérieur même des livres ! C’est un renversement, l’intermédiaire n’est pas qu’un élément de la chaîne, c’est lui qui donne le lien. Si on choisit un simple mot, le mot « voiture » par exemple, on peut connaître (en théorie) tous les documents dans lesquels ce mot est présent. Quelque chose que l’on ne pouvait imaginer. Mais cela a un coût, bien sûr : l’index est plus volumineux que les œuvres ! On passe de la bibliothèque d’Alexandrie à la ferme de serveurs (data center). « La chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres. » Le premier vers du poème Brise marine de Mallarmé pourrait s’appliquer aux machines de ces fermes de serveurs : elles ont « lu » tous les mots de tous les livres, pas tous bien évidemment mais une très grande quantité d’entre eux. Elle nous en donne un accès, accès qui dépasse nos capacités humaines. Mais c’est aussi le développement de l’hypertexte, des réseaux de liens ancrés à l’intérieur même des documents, qui révolutionne leur consultation. La navigation offerte par les hypertextes est complémentaire des recherches offertes par les moteurs : à partir d’un document, en cliquant sur un bout de texte ou un morceau d’image, on accède quasi immédiatement à un autre document, sans avoir à spécifier ce que l’on cherche, faisant confiance à l’auteur de la page qui a jugé utile de pro­poser ce lien. Les réseaux sociaux utilisent abondamment ces techniques de liens et dépassent les moteurs de recherche quant au nombre de consultations orientant vers des documents.

Troisième numérisation : celle des objets intégrant leurs propres descriptions Une troisième numérisation est en cours, notamment avec le web des données. Il ne s’agit plus seulement d’ouvrir les bibliothèques, d’ouvrir les livres qui sont à l’intérieur, mais de disperser les écrits sur les objets mêmes, c’est-à-dire d’associer des informations aux objets physiques du monde. Ne plus regrouper les écrits dans des lieux spécifiques, mais associer et connecter monde physique et monde informationnel en permettant 3.  La Page Rank (ou PR) est l’algorithme d’analyse des liens concourant au système de classement des pages web utilisées par le moteur de recherche Google. Il mesure quantitativement la popularité d’une page web (def. Wikipédia).

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aux objets de dialoguer entre eux. Il est possible d’accéder aux infor­ mations sur les objets lorsque l’on est proche d’eux. Ce n’est plus l’écriture monumentale des Romains, mais des écritures que l’on peut lire dans l’interaction avec les objets. En utilisant la réalité augmentée ou mixte, le monde devient sa propre bibliothèque ! Cela permet d’améliorer notre perception de l’environnement réel, en y ajoutant des informations. Le plus souvent elles sont visuelles : on superpose alors des images de synthèse sur des images réelles ou vidéo. Mais elles peuvent être également auditives (des systèmes intégrés aux voitures actuelles produisent un signal sonore dès que l’on recule trop près d’un obstacle), olfactives ou tactiles. Améliorer aussi nos possibilités d’action, en fusionnant les capacités de traitements informatiques et l’environnement physique : conserver notre expérience du monde réel et faire acquérir aux objets une dimension informatique (sémiotique), en les dotant d’une capacité à réagir non pas aux seuls phénomènes physiques auxquels ils sont soumis, mais aussi aux informations qu’ils captent sur l’état de leur entourage (Bruillard, 2004). Ainsi, de l’Archeoguide au début des années 2000, afin de découvrir le Parthénon tel qu’il était anciennement, jusqu’à une expérience utilisateur riche dans l’abbaye de Cluny (Durand et al., 2012), les techniques de réalité augmentée fournissent une vision renouvelée du patrimoine. Se déplacer dans une ville et consulter l’information disponible sur chacun des monuments ou des points méritant d’être relatés, mais aussi pouvoir ajouter soi-même des informations, en personnalisant les informations conservées par les objets. Ainsi, les objets connectés, échangeant des informations avec les visiteurs et les personnes proches, ont pu être développés. Toutefois, ce que l’on pouvait entrevoir au début des années 2000 ne s’est pas développé autant que l’on aurait pu le penser. Les applications les plus en vogue des objets connectés sont plus prosaïques, autour du quantified self comme nous le verrons, ou dans des applications de santé. En tout cas, avec Internet, ce qui est prédominant, c’est la concentration dans des fermes de serveurs, qui, à n’en pas douter, n’ont pas le même cachet que les bibliothèques anciennes. Mais le circuit de diffusion permet de mettre à disposition des éléments de savoir utiles à tous, notamment dans les interactions que l’on a avec les objets qui nous entourent. Par ailleurs, sont apparues simultanément des possibilités d’apprentissage de toutes sortes que nous appelons « l’apprentissage connecté ». 40

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Des tutos aux MOOC : l’apprentissage connecté Des tutoriels très utiles dans la vie quotidienne Lorsque nos appareils ménagers tombent en panne, si l’on est bricoleur, on va faire appel à ses connaissances et savoir-faire, plonger dans le mode d’emploi fourni par le constructeur, pas toujours bien traduit, et se lancer dans l’aventure. Si l’on a moins de compétences, on peut faire appel à un membre de sa famille, un voisin, une connaissance qui devra faire face aux mêmes difficultés, on peut aussi faire venir un réparateur, appeler le vendeur ou le constructeur, mais cela peut être cher, ou être obligé de déplacer l’appareil, etc. Depuis quelques années, de nouvelles possibilités sont apparues : les tutoriels en ligne. La procédure est simple, on se connecte à Internet, et sur son moteur de recherche favori on écrit la formule magique « réparer un lave-vaisselle » suivi d’un nom de marque et de modèle – ou même simplement « réparer l… » et des propositions de complétion seront fournies – et on sélectionne un des résultats proposés. Les premiers seront des annonces publicitaires, nous ramenant au cas précédent. Les suivantes donneront accès à des forums dans lesquels des personnes poseront leur problème et d’autres expliqueront comment le résoudre, mais surtout on pourra accéder à des vidéos dans lesquelles quelqu’un nous montrera ce qu’il faut faire pour effectuer la réparation souhaitée, en faisant pas à pas les gestes nécessaires. La technologie déjà disponible permet d’aller un peu plus loin avec la réalité augmentée. Avec des lunettes spéciales ou un téléphone portable, on pourra directement percevoir sur la machine ce qu’il faut faire. Un article ancien (Feiner et al., 1993) propose déjà l’exemple de la réparation d’une imprimante laser. L’utilisateur porte un écran expérimental transparent monté sur la tête (head-mounted display), ce qui lui permet de voir la cartouche de toner et l’emplacement et l’identification du bac papier. La figure 4 montre comment la réalité augmentée permet de visualiser l’action de retirer le plateau de papier et le changement d’état du plateau qui en résulte. Ici, la finalité est simplement de réparer et, dès que c’est fait, il y a de grandes chances que l’on oublie ce que l’on vient de faire, c’est-àdire le processus effectué pour réaliser la réparation. Mais des tutoriels peuvent être intéressants pour apprendre des gestes. On trouve beaucoup d’exemples en cuisine : comment monter des blancs en neige ? 41

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Comment faire une mayonnaise ? Mais aussi pour les premiers soins (faire un point de suture), en couture (faire un point de croix), faire un plancher, faire du béton, faire un plancher, faire une bouture de rosier… Figure 4. Réalité augmentée (conçue par KARMA)

Source : Feiner et al., 1993, p. 56.

Comment qualifier cela en termes d’apprentissage ? D’abord, il n’y a pas de théorie à étudier, mais une action finalisée à accomplir. C’est plutôt une forme d’apprentissage de remplacement, imitation par l’observation d’un pair qui exécute le comportement à acquérir. Dans le cas d’une réparation, il n’est pas sûr qu’il y ait apprentissage, puisqu’on peut espérer ne pas avoir à refaire la procédure suivie 42

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et qu’il n’y a pas d’intérêt à comprendre les différentes phases, sauf si on pense en avoir besoin. En gros, c’est une formation « just in time » orientée vers un but immédiat. Dans le cas d’actions répétées, comme les recettes de cuisine, au-delà de l’imitation des gestes, on peut vouloir maîtriser ou tout ou moins comprendre les effets de quelques variations. Qu’a-t-on appris ? À reproduire un geste ? C’est un élément et la formation peut être complétée localement. Comme un livre dans lequel on peut piocher des techniques, on peut faire de l’auto-formation, s’inscrire à des cours ou voir avec des personnes proches. En tout cas, on constate la prolifération de tutoriels proposés par tout un chacun, des spécialistes, des amateurs éclairés, des scolaires qui ont fait un devoir, etc.

Des apprentissages connectés grâce aux réseaux humains et numériques Dans les lycées, les camarades de classe sont habitués à créer spontanément des moyens de communication privés par le biais des médias sociaux comme les groupes Facebook, les groupes Messenger, Snapchat ou autres interfaces, dont aucune n’est dédiée à l’apprentissage. En revanche, les forums de discussion sont l’application web préférée des élèves pour poser des questions sur leurs devoirs à leurs camarades, mais aussi à d’autres personnes avec lesquelles ils communiquent. Dans ces forums, une étude menée par Vincent Faillet a pu montrer que les étudiants recherchent principalement des explications plutôt que la seule réponse aux exercices. Cependant, les questions liées à l’école colonisent les forums non liés à l’école (par exemple, les forums consacrés aux chevaux ou à la lutte contre les incendies). Cela révèle que les élèves peuvent poursuivre un intérêt ou une passion personnelle avec le soutien de leurs pairs et peuvent relier cet intérêt à la réussite scolaire – un apprentissage connecté. Bien évidemment, trouver une assistance aux devoirs hors du cadre scolaire strict a toujours été recherché par les élèves, et l’aide susceptible d’être trouvée dépend de leur réseau de sociabilité : Internet permet de le redéfinir, peut-être de l’étendre surtout quand il faut trouver une aide dans un temps court. Mais l’idée d’apprentissage connecté, c’est-à-dire supporté par l’interaction avec différentes personnes, en lien ou non avec des institutions, est ancienne et certainement répandue. Sans technologie de gestion de la distance, un tel apprentissage demeure toutefois local, l’interaction étant limitée à l’entourage. 43

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Un exemple historique, qui perdure d’ailleurs de nos jours, est celui du compagnonnage4. Des opportunités d’apprentissage s’ouvrent par le voyage et la rencontre avec différents maîtres qui vont transmettre leur manière de faire. Le compagnonnage est une sorte de réseau de transmission des savoirs et des identités par le métier5. Au-delà de la transmission, c’est l’échange qui est fondamental et l’apprentissage connecté, via des réseaux, ne peut exister que si suffisamment de personnes sont prêtes à partager leurs savoirs, leurs connaissances, leurs pratiques. Ivan Illich (1970) fait du droit d’enseigner un droit fondamental venant juste après la liberté d’expression6. Ainsi, les Réseaux d’échanges réciproques de savoirs ont été créés au début des années 1970 par Claire Héber-Suffrin (2011) afin de « faire expérimenter que l’on apprend mieux et autrement en coopérant » (p. 36). Enseignant à des enfants en difficultés scolaires, elle avait décidé de donner aux enfants la possibilité de transmettre des savoirs non reconnus par l’école (p. ex. danse, réparation de vélos). Selon elle, le fait d’enseigner valorise les enfants et leur permet de prendre conscience de leurs capacités. Ancré dans les traditions d’éducation populaire, le processus d’échanges de savoirs s’est ensuite étendu à des réseaux inter-écoles pour ensuite toucher les habitants d’un quartier (Joly, 2002). Cette démarche s’est également développée dans d’autres pays, sous l’impulsion du Mouvement français des Réseaux d’Échanges Réciproques de Savoirs. Selon un principe de réciprocité, chacun est offreur et demandeur de savoirs. La mise en relation des personnes nécessite d’effectuer un inventaire des offres et des demandes de savoirs, d’où la mise en place d’ateliers d’écriture (Heber-Suffrin, 1994). Les arbres de connaissance (Authier et Levy, 1999), avec le logiciel Gingo, créé en 1992, vont offrir un outil structuré de déclaration des savoirs et des compétences, accompagnant dans les entreprises le passage aux compétences et leur évaluation en situation de travail, mais aussi l’évolution des systèmes de certification (Teissier, 1998). Au milieu des années quatre-vingt-dix se développe l’Internet grand public, offrant de nouvelles opportunités pour l’éducation et la formation. L’expérimentation des réseaux buissonniers du Vercors a permis de relier une centaine d’écoles afin de développer un système 4. https://fr.wikipedia.org/wiki/Compagnonnage 5.  L’Association ouvrière des compagnons du devoir et du tour de France et l’Union compagnonnique en sont des exemples. 6. « The right to teach any skill should come under the protection of freedom of speech » (p. 63).

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de télé-enseignement (Berthier, 1998). Si l’objectif premier était de rompre l’isolement des classes, se sont aussi organisées des activités de lecture et d’écriture sur le réseau, conduisant les élèves à mettre en place des stratégies de partage des connaissances (Godinet, 1996). Notons également, au Canada francophone, les réflexions (Laferrière et Breuleux, 1999) sur les différentes formes de partage et de collaboration sur Internet qui vont conduire à l’idée de construction collective des savoirs, ce qui va animer la création et le développement de l’école éloignée en réseau (cf. partie II). L’apprentissage connecté se veut à « intensité variable ». L’accès à des visites virtuelles d’un musée, la mise en place d’un cours offert par un instructeur ou un établissement non rattaché à un établissement d’enseignement formel, en font partie. Des pratiques similaires continuent d’émerger notamment avec la formation en ligne et l’apprentissage autodidacte en ligne (Bruillard et al., 2020). C’est dire que l’apprentissage connecté se caractérise par des modes de circulation des savoirs ouverts, dans et hors des institutions, des modes collectifs d’écriture et de construction des savoirs, associés à des formes de reconnaissance en amont, valorisant les personnes, et en aval, dans des dispositifs de certification ouverts (badges vs diplômes). Dans un contexte d’accès facile aux personnes et à l’information, l’apprentissage connecté est une combinaison d’intérêts individuels, de relations en réseau et interdépendantes, et d’expériences inter­connectées qui transcendent les frontières temporelles, spatiales et culturelles. L’apprentissage en réseau tire parti des médias et de la technologie pour élargir l’accès aux communautés mondiales et aux parcours d’apprentissage interculturels et interdisciplinaires tout au long de la vie. Il implique des interactions socialement intégrées et axées sur les intérêts entre divers participants qui collaborent, cocréent, remanient et mettent à profit leurs idées et perspectives respectives tout en développant des connaissances dans et pour la communauté. Les MOOC se situent un peu dans cette filiation, mais d’une certaine manière à l’autre bout de la chaîne, puisque venant pour beaucoup d’institutions prestigieuses7. L’émergence des MOOC est le signe 7.  En fait, l’essor des Mooc traduit une tension entre d’une part la compétition entre les institutions dont la renommée garantit la qualité de la formation proposée (stratégie de Coursera et de Fun-Mooc) et d’autre part des offres tout-venant, n’offrant pas une telle garantie. Si la reconnaissance de la formation ne se traduit pas par un diplôme, ce dernier est remplacé par une certification, une accréditation voire une micro-accréditation offerte par l’institution proposant le Mooc, dont la valeur est liée à la renommée.

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de nouvelles pratiques de formation liées en partie à la démocratisation d’Internet (l’utilisation des vidéos et de tutoriels en ligne remplaçant les modes d’emploi), au recours aux forums de discussion pour avoir des réponses à certains problèmes notamment pratiques, au développement des réseaux sociaux, etc. Leur apparition soudaine fin 2011, alors que beaucoup prônaient la personnalisation grâce aux technologies, est un peu contre-intuitive dans la mesure où leur caractéristique principale est d’être « massifs ».

Les MOOC : de l’engouement médiatique à la maturité ? Les MOOC (massive open online courses) – cours en ligne massifs et gratuits – se situent dans la lignée d’une tradition, dans l’enseignement supérieur américain, de dispositifs d’e-learning gratuits, initiée en 2001 par le projet d’OpenCourseWare du MIT, consistant, grâce à des dons privés, à mettre en ligne gratuitement tout son matériel éducatif des niveaux licence, maîtrise et doctorat. Cette initiative, très médiatisée, a été suivie par de nombreuses universités qui souhaitaient mettre à disposition gratuitement une partie du savoir qu’elles transmettent, pour des raisons d’intérêt général, mais aussi, pour mieux faire connaître une offre, qui est de plus en plus souvent en ligne. Apparu en 2008 au Manitoba (Canada), le terme de « MOOC » désigne un cours ouvert gratuitement sur Internet à un moment donné ; chaque semaine un cours est diffusé et des services sont délivrés régulièrement jusqu’à l’examen final. Contrairement à ce qui était réalisé jusque-là, il ne s’agit plus de mettre seulement une allocution en ligne pour être visualisée anonymement, mais de proposer à une personne inscrite gratuitement, sur un temps prédéterminé, un programme équivalent à ce qui pourrait être vécu en présentiel grâce à des outils d’animation évolués et des points réguliers d’autocontrôle (quiz, mécanismes d’autoévaluation et/ou d’évaluation par les pairs). La promesse de démocratisation de l’enseignement supérieur était si forte (les cours des universités les plus prestigieuses disponibles pour tous gratuitement dans le monde entier) que, dès leur apparition, les MOOC ont fait l’objet d’une véritable frénésie médiatique. Ainsi, courant 2012, les plus grandes universités américaines ont lancé de nouvelles plateformes pour porter leur offre en ligne (Cisel 46

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et Bruillard, 2012). EdX, porté par Harvard, Berkeley et le MIT, est une plateforme qui représente un investissement de 60 millions de dollars. Les cours, composés de vidéos, de tests, etc., sont gratuits. Pour la présidente de l’Université d’Harvard, Drew Faust, « EdX confère une opportunité sans précédent d’étendre considérablement notre portée mondiale, en faisant de la recherche de pointe sur un système d’éducation plus efficace et en étendant au Web l’accès à un enseignement supérieur de qualité » (Les Échos, 13 mars 2012). Coursera est une société portée par des professeurs de Stanford, qui a levé, en 2012, 16 millions de dollars de fonds spécialisés dans le capital risque dans le but de proposer des cours en partenariat avec des universités. Dans les premiers mois, plus d’un million de personnes issues de 196 pays se sont inscrites pour participer aux premiers cours gratuits. En quelques années les MOOC se sont développés de façon exponentielle (d’une dizaine en 2011 ils sont passés à plus de 4 000 en 2015). En Europe, des plateformes ont aussi été créées : FutureLearn (Royaume-Uni), MiriadaX (Espagne) ou Iversity (pour l’Allemagne). En France, la plateforme FUN (France Université Numérique) est créée en 2013 et a diffusé en 2017 en moyenne vingt sessions de MOOC par mois avec près de 1 300 000 inscriptions à ces cours. Toutefois, ces plateformes européennes peinent à rivaliser avec les plateformes américaines tant en termes de quantité d’apprenants que de prestige des établissements qui fournissent les cours : universités américaines mais aussi institutions européennes. Certains (France Stratégie, 2016) ont même estimé que l’Europe pour pouvoir rivaliser avec les États-Unis devrait non seulement mutualiser ses principales plateformes nationales mais également rassembler l’ensemble de l’offre des institutions d’enseignement supérieur (y compris celle qui est déposée sur les plateformes américaines).

L’engouement médiatique qui a prévalu à leur apparition, certains prédisant même « la fin de l’université », s’est transformé, par un retour de balancier, en critiques parfois virulentes, notamment en raison de leur taux de complétion très faibles (entre 5 et 10 % des inscrits finissent les formations en ligne). Par ailleurs, il est apparu que les MOOC étaient suivis en général par des personnes déjà diplômées de l’enseignement supérieur et non par des autodidactes ou des primo-étudiants, réduisant d’autant l’objectif de démocratisation. Enfin, la difficulté à trouver un modèle économique, au-delà 47

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du modèle « freemium » (dans lequel les services de base sont gratuits mais par exemple le tutorat individuel ou la certification de réussite sont payants) s’est traduite par la réorientation de ces plateformes vers des modèles plus traditionnels, par exemple en matière de formation professionnelle, notamment dans le numérique. Tableau 1. Éléments quantitatifs de comparaison des principales plateformes numériques Éléments quantitatifs Nom de la plateforme Coursera (US)

Nombre de MOOC

Nombre d’apprenants(2) (en milliers)

1 487

Taux de compétition 4 %(1)

edX (US)

748

5 000(3)

FuturLearn (UK)

216

2 675

FUN (FR)

155

MiriadaX (ES)

338

Iversity (ALL)

61

570(6) 1 700

(7)

600(9)

4-5 %(4) 12 %(5) 10 % 13,6 %(8) —

Source : (1)d’après une étude de l’université de Pennsylvanie en 2013, seulement 2,5 millions des étudiants inscrits sur Coursera terminent leurs programmes, soit 4 % des inscrits ; (2)EdTechReview (2015), “Why are  MOOCS different ?” Editorial Team ; (3)site internet edX ; (4)Ho Andrew et al. (2014), HarvardX and MITx : The first year of open online courses (HarvardX and MITx Working Paper No. 1) ; (5)site internet de FutureLearn ; (6)site internet de FUN ; (7)site internet de MiriadX ; (8)Mar Villasante (2015), España y la plataforma MiriadaX lideran la oferta de cursos MOOC en Europa (EFE Escuela) ; (9)site internet d’Iversity

Jusque-là, les MOOC ne s’intégraient pas dans les cursus de formation mais consistaient plutôt en des cours intéressants valorisant l’offre des universités, un peu comme le ferait un produit d’appel. Que ce soit le cours sur la justice proposé par Harvard, les cours d’introduction aux sciences du MIT, ou encore la sociologie des organisations proposés par Stanford, aucun de ces cours ne s’inscrit dans un programme de formation en ligne plus global, et quelques mois après qu’ils sont terminés, les cours ne sont plus accessibles sur Internet. Au-delà de l’intérêt en termes d’image pour les universités les plus prestigieuses, celles-ci mettent également en avant le potentiel de détection d’étudiants brillants en provenance du monde entier. Certaines entreprises financent d’ailleurs les MOOC dans cette optique de recrutement. 48

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Figure 5. Les participants aux MOOC diffusés par la plateforme FUN en 20158

De plus en plus, les MOOC sont intégrés dans les cursus de formation, voire permettent de valider des formations en ligne. Ainsi, EdX a lancé en 2015 un cursus avec Arizona State University permettant de valider une année de « bachelor » en suivant huit MOOC. De la même façon, en France l’école IESA Multimédia a conçu avec la plateforme Openclassrooms des MOOC permettant d’obtenir une formation de chef de projet multimédia (titre inscrit au répertoire national des certifications professionnelles). Ces cours sont gratuits mais la certification est payante. Au-delà des certifications payantes, HEC a lancé en 2017 sur Coursera son premier programme Master 100 % en ligne dédié à l’innovation et l’entrepreneuriat : le Online Master’s in Innovation and Entrerpreneurship (OMIE). Une partie des frais de scolarité (20 000 €) sera reversée à Coursera. En contrepartie, HEC qui a investi plusieurs millions dans la création du cours entend profiter de l’audience de la plateforme qui revendique 26 millions d’utilisateurs. Gratuites pour se cultiver, payantes pour se former, telle semble être l’alternative proposée par les plateformes de cours en ligne. Sans avoir tenu la promesse d’origine, les MOOC font désormais partie de l’offre en ligne et à distance des universités, notamment des plus prestigieuses d’entre elles, et ont largement contribué à la consolidation du secteur. Quelques résultats de recherche sur les MOOC La recherche a permis de réfuter des visions médiatiques un peu simplistes : celle du fort taux d’abandon, en étudiant les régimes 8 . h t t p s : / / w w w. f r a n c e - u n i v e r s i t e - n u m e r i q u e - m o o c . f r/ n e w s / e n q u e t e apprenants-2015/

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d’engagement des participants, ou du faible taux de certification, contredit si on considère ceux qui suivent effectivement ou qui payent pour obtenir cette certification (taux de 60 %, pour edX). Des chercheurs ont mis en évidence certains prédicteurs fiables d’un suivi effectif d’un MOOC jusqu’à son terme, comme la participation aux forums ou le comportement d’inscription (Cisel, 2016). Sur ce point, les méthodes et algorithmes utilisés viennent souvent du marketing (les plates-formes s’intéressent plus à la persistance, c’est-à-dire au fait de continuer à suivre un cours, qu’aux apprentissages réalisés) et on a pu vérifier que disposer d’un volume de données très important ne donne pas facilement de résultats probants sur l’éducation. Ainsi, les études uniquement statistiques sont décevantes, tout est « significatif » et ce qui est bien attesté est peu informatif (plus on travaille, plus on a de chance de réussir, voir Reich, 2014). Pour comprendre les participants des MOOC, les cadres théoriques plus anciens sur l’auto-apprentissage et l’auto-direction se sont révélés essentiels, assurant des liens avec des thématiques travaillées en sciences de l’éducation et en formation d’adultes. En tout cas, des compétences attestées en auto-direction sont nécessaires pour réussir des formations peu cadrées de type MOOC, confirmant que le simple accès à des ressources, même avec l’appui possible d’un réseau social soutenu par des forums, est loin d’être suffisant. Rendre les apprenants de plus en plus responsables de leur propre apprentissage est une injonction courante dans la société numérique actuelle, mais ces derniers ne seront pas souvent pas à même d’assumer cette responsabilité, ce qui interroge sur les visées de démocratisation associées initialement au phénomène MOOC. Toutefois, les MOOC jouent un rôle important dans la formation des enseignants et des formateurs. Dans les enquêtes sur les MOOC de la plate-forme edX (MIT et Harvard), un tiers des répondants disent être ou avoir été enseignants et 20 % de ceux-ci enseignent le sujet même du cours (Chang et Dean, 2016). Ainsi, a été attestée une piste non traditionnelle d’effet positif des MOOC : fournir des ressources et des opportunités d’apprentissages aux enseignants.

Néanmoins, les responsables des grandes plateformes de MOOC continuent à affirmer que les MOOC sont l’avenir, se basant sur les évolutions prévisibles du très grand nombre de personnes susceptibles de suivre une formation supérieure dans les années qui viennent, notamment en Afrique, et de l’impossibilité de les accueillir dans des universités qualifiées de « brick and mortar », nécessitant des offres à distance. Les recherches sur les MOOC s’étendent également à des problèmes plus généraux sur l’apprentissage, essayant de tirer parti des flots de 50

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données qui peuvent être recueillies et analysées. La perspective principale, qui est comme une promesse, est celle de l’enseignement adaptatif, massif personnalisé. Si « massif personnalisé » peut sonner comme un oxymore, il apparaît comme résultant de l’association de la force brute du traitement de données massives (ayant montré sa pertinence dans différents domaines, notamment dans le jeu d’échecs) et d’algorithmes issus de travaux en intelligence artificielle, dans des objectifs de modification ou de régulation du comportement des apprenants. Certains parient sur l’idée que la technologie pourrait réconcilier industrialisation et artisanat et offrir effectivement des cours à un très large public, tout en collectant et traitant des données liées à l’activité des apprenants, permettant de personnaliser contenus et tâches. Comme nous le verrons, les réalisations actuelles sont encore peu convaincantes. Toutefois, quelles que soient les vicissitudes et transformations des MOOC à l’avenir, les outils et instruments utilisés pour participer aux formations ont changé et le téléphone portable ou smartphone est en passe de devenir un objet essentiel pour la formation.

Le mobile learning : un potentiel encore largement inexploité ? Les terminaux mobiles se généralisent et tendent même à se substituer aux terminaux fixes. Pour autant, quand il s’agit d’enseignement, si la tablette a été au centre de l’équipement des écoles et des collèges dans le cadre du plan numérique éducatif en France, le téléphone mobile est souvent vu comme nuisible. En général, quand il est mentionné dans les textes éducatifs, c’est pour en bannir l’utilisation. De fait, que l’on parle de téléphone mobile ou de smartphones, l’immense majorité des services proposés est avant tout destinée au divertissement. En France, par exemple, l’article L511‑5 du Code de l’éducation interdit l’usage d’un téléphone mobile en classe jusqu’au lycée. Depuis 2018, engagement électoral du président Macron, ils sont complètement interdits dans les écoles et les collèges (cf. partie III). Toutefois, les enjeux du mobile learning sont différents selon que l’on parle de pays développés ou de pays émergents. Dans ces derniers, il s’agit d’apporter une offre éducative là où elle n’existe pas ou peu. Aussi, les opérateurs, comme les pouvoirs publics, cherchent à comprendre comment ces terminaux, qui nous accompagnent toute 51

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la journée, notamment les smartphones, peuvent être utilisés comme support de formation ou d’éducation. L’Unesco en particulier a lancé en 2011 un programme ambitieux en partenariat avec Nokia et la première « semaine de l’apprentissage mobile » qui depuis s’est tenue chaque année en vue de partager les bonnes pratiques en la matière. En effet, 70 % des abonnements au mobile de la planète sont actuellement situés dans les pays en développement, 90 % de la population mondiale et 80 % des populations rurales sont couverts par un réseau mobile. Ce qui veut dire que « des apprenants qui n’ont peut-être pas accès à une éducation de bonne qualité ou même à un établissement scolaire, ont souvent en leur possession un téléphone portable en état de marche » (UNESCO, 2012). Aussi, certains estiment que des zones comme l’Afrique pourraient à la façon imagée d’un « saut de grenouille » (« leapfrogging ») sauter l’étape informatique. Il est vrai qu’en Afrique vingt fois plus de personnes se connectent à l’Internet via le téléphone mobile qu’à l’aide d’ordinateurs fixes. Il convient toutefois de nuancer la description d’un continent aux situations très différenciées et dont 600 millions d’habitants sur 1,2 milliard n’ont pas accès à l’électricité et dont seuls 30 % ont accès à Internet. Mais il est vrai que la croissance du taux d’équipement en smartphone est très forte et qu’elle permet, grâce à un écosystème de start-up très innovantes, le développement exponentiel de services mobiles. Ainsi, MPesa, la monnaie mobile apparue en 2007 au Kenya et en Tanzanie, bancarise aujourd’hui plus de 20 millions d’Africains, l’application M-Farm permet de contrôler le cours des produits agricoles, ou la box BRCK équipe les écoles en zone rurale grâce à des contenus mobiles embarqués sur une tablette autosuffisante en énergie et un routeur 3G. Les exemples de technologie mobile permettant une meilleure éducation en Afrique subsaharienne sont édifiants. Ainsi, l’ONG Worldreader qui a fourni des tablettes numériques Kindle à des écoliers africains s’est mise à publier des livres numériques via la téléphonie mobile et son application serait disponible sur plusieurs millions de téléphones avec des utilisateurs actifs au Nigéria, en Éthiopie et au Ghana. Il faut citer également le projet Yoza en Afrique du Sud, application permettant aux jeunes de lire et de commenter des histoires ou des poèmes sur leur téléphone, ou Momath (programme édité par Nokia qui donne des conseils de préparation aux examens de niveau secondaire via des SMS), ou le projet « Eneza Education » qui se développe au Kenya et qui fournit via une plateforme qui peut être atteinte par mobile du contenu sur le programme scolaire national. 52

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Enfin, le mobile peut être utilisé pour le développement de capacités de populations particulières. L’initiative Unesco Pearson pour l’alphabétisation mettait ainsi en valeur en 2018 l’application « Farmer Training App » de la Rainforest Alliance du Guatemala qui encourage l’agriculture durable grâce à la communication et l’échange d’informations sur une plateforme conviviale, ou le service « Hello Hope » destiné à aider les réfugiés syriens en Turquie en leur apportant de la traduction en temps réel, l’apprentissage de la langue et des informations sur des services essentiels. Il est clair que le potentiel du mobile learning est énorme au point même que la généralisation des terminaux qui le permettent pourrait lui faire perdre sa spécificité. Toutefois, la vision de l’enseignement ancrée dans les fondements de l’éducation actuelle est encore largement sédentaire. Pour Paul Kim, responsable du développement technologique à la Stanford University School of Education, qui développe les pocket schools, « c’est plutôt la perception des nouvelles technologies en général qui limite le développement des projets innovants ». En effet, la perception (Vinao Frago, 1998), selon laquelle l’enseignement est forcément sédentaire est très répandue mais assez récente (elle date de l’enseignement de masse). D’Aristote (avec les péripatéticiens) à Rousseau (avec l’Émile), l’enseignement en mobilité était tout aussi naturel que l’enseignement sédentaire. Mais penser les terminaux mobiles comme des outils de développement personnel plutôt que de simples outils de divertissement est essentiel et encore largement à bâtir. Une contribution à moyen terme d’une formation mobile des enseignants à Madagascar : la genèse d’un réseau social Thèse d’Eilean Cauzanet IFADEM (Initiative francophone pour la formation à distance des maîtres), proposé par l’OIF et l’AUF (Organisation internationale de la Francophonie et Agence universitaire de la Francophonie), a pour objectif d’améliorer les compétences des instituteurs en poste dans l’enseignement du et en français. Cette formation s’appuie sur l’utilisation de téléphones portables. Dans sa thèse, Eilean Cauzanet a étudié les effets à moyen terme de la formation qui s’est déroulée à Madagascar. Elle a mis en évidence différents processus peu à peu mis en place. D’abord, elle a constaté un détournement du mobile pour des usages privés et professionnels des enseignants, avec une appropriation progressive qui se consolide de manière inégale. Si l’accès à la couverture réseau est satisfaisant, l’expérience collective de la formation basée sur l’utilisation du téléphone portable permet d’amorcer ce

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processus d’appropriation. L’analyse montre que cette appropriation, la persistance des pratiques observées et déclarées et l’émergence de nouvelles pratiques, sont stimulées par la motivation intrinsèque des enseignants : le téléphone apparaît au cœur de pratiques qui comblent leurs besoins d’autonomie, de compétence et d’affiliation. L’utilisation du portable facilite des communications et des tâches privées (calcul de dépenses, radio…) mais surtout facilite la communication avec les collègues, diminue des contraintes liées aux transports : « Avant, j’attendais le long de la route… jusqu’à ce que quelqu’un passe et puisse prendre mon message et l’amener à l’école » (enseignante, mars  2015). Elle facilite les échanges avec l’administration : « Avant, je marchais une heure jusqu’à la CISCO [l’administration]. Maintenant je les appelle. Ou alors c’est eux qui m’appellent. » Et cela enrichit les pratiques pédagogiques : « Parfois je fais écouter les fichiers sonores en classe. On fait des petits groupes. Ça permet aux élèves timides de sortir de leur coquille ! » Elle a également observé la création d’une communauté de pratiques, identifiée grâce à une analyse de réseau de leurs Comptes Rendus d’Appel (CRA), puis son maintien après la disparition des soutiens. Compte tenu des multiples défis auxquels les enseignants sont confrontés dans les pays en développement, les contributions éducatives positives sont un argument prometteur pour l’utilisation de la mobilité dans les projets de formation des enseignants. Plus qu’une simple ubiquité, il apparaît que le potentiel des technologies mobiles en Afrique subsaharienne réside dans leur appropriation progressive, permettant le développement d’usages enseignants qui perdurent sans le soutien d’un projet de développement. C’est aussi un résultat substantiel pour les acteurs du développement qui recherchent les apports à long terme que les politiques publiques visent mais qui sont limités par de multiples facteurs rendant les évaluations à moyen terme souvent difficiles.

Les jeux sérieux Si la pratique du jeu vidéo est une activité maintenant extrêmement répandue, un type particulier de jeu que l’on appelle « jeu sérieux » a pris une grande place dans les offres de formation, que ce soit en formation initiale ou en formation d’adultes, notamment en entreprise. Dans une définition large, les jeux sérieux ne sont pas uniquement des jeux informatiques : 54

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Les bouleversements dans la conservation et la diffusion des savoirs « Un jeu sérieux (de l’anglais serious game : serious, “sérieux” et game, “jeu”) est une activité qui combine une intention “sérieuse” – de type pédagogique, informative, communicationnelle, marketing, idéologique ou d’entraînement – avec des ressorts ludiques. De manière synthétique, un jeu sérieux englobe tous les jeux de société, jeux de rôle et jeux vidéo qui s’écartent du seul divertissement » (­Wiki­pédia, Jeu sérieux9).

Cette définition permet d’intégrer les jeux de stratégie, essentiellement militaires, les jeux d’entreprise, etc. Mais ces dernières années, les jeux qualifiés de sérieux, utilisés en formation, sont pour l’essentiel des jeux numériques. Ce qui donne une autre définition, donnée par le CERIMES10 : « Les Serious Games (ou jeux sérieux) sont des applications développées à partir des technologies avancées du jeu vidéo, faisant appel aux mêmes approches de design et savoir-faire que le jeu classique (3D temps réel, simulation d’objets, d’individus, d’environnements…) mais qui dépassent la seule dimension du divertissement11. »

Par ailleurs, la réalité immersive est de plus en plus utilisée pour les apprentissages. Technologies immersives et éducation La notion d’immersion ou d’état immersif est très utilisée en informatique ou dans les jeux vidéo. Les technologies immersives donnent lieu à un changement fondamental dans la présentation de l’information (Lepage, 2020). Ce sont des médias expérientiels –  l’utilisateur est placé dans un environnement avec lequel il peut interagir  – par opposition aux médias représentatifs. Ces technologies englobent la réalité virtuelle (l’utilisateur est transporté dans un monde simulé – qui lui semble réel), augmentée (l’utilisateur a des informations numériques complémentaires au monde physique – Cf. le jeu Pokémon en 2016) ou mixte. La réalité virtuelle –  dans laquelle à l’aide d’un casque on obtient un affichage 3D  – est une technologie de plus en plus abordable, notamment grâce à des lunettes (comme celles de Google en carton) 9. https://fr.wikipedia.org/wiki/Jeu_s%C3%A9rieux 10.  http://www.cerimes.fr/  Notons que le CERIMES (Centre de ressources et d’infor­ mations sur le multimédia pour l’enseignement supérieur) a cessé ses activités le 31 décembre 2014. 11. https://contrib.eduscol.education.fr/numerique/dossier/apprendre/jeuxserieux/ notion/definitions/jeu-serieux

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qui avec un téléphone permettent de visionner notamment les vidéos de YouTube360. Avec des budgets plus gros, les visiocasques et de nouvelles technologies haptiques qui permettent également de simuler le toucher (gants, combinaisons, tapis roulant, joysticks,  etc.) des expériences interactives peuvent être réalisées avec l’environnement virtuel et sont notamment utilisés pour des formations professionnelles dangereuses. Ces technologies ludiques ont le vent en poupe (cf. le rachat par Facebook de la société de casques Oculus pour 2  Md$ en 2014) et pourraient se développer de plus en plus en éducation (visites de sites géographiques ou naturels remarquables, visites de monuments historiques cf. Arte360 VR, Google expédition ou New York Time Virtual Reality, formation sur des gestes techniques ou classes virtuelles). Par ailleurs, les nouvelles plateformes de réalité augmentée ou virtuelle donnent de plus en plus aux utilisateurs le pouvoir de développer.

Ainsi, au final, les usages du numérique sont beaucoup devenus des usages du smartphone. Cette tendance a été renforcée par la crise de la Covid-19 qui s’est traduite par une explosion des usages du smartphone au niveau mondial. Des jeux au shopping en passant par la vidéo-conférence ou les Edtech pour la formation initiale et continue, les usages ont rendu le portable central. Les téléchargements d’application ont augmenté de 25 % par rapport à 2019 (les consommateurs ont acheté pour 50 Md$ d’application) et en avril 2020 le consommateur moyen niveau monde a passé 4,3 heures par jour sur son portable (App Annie, 2020). D’aucuns estiment que ces changements seront sans retour. Les différents éléments que l’on vient de présenter attestent des potentialités nouvelles offertes par le digital : une multiplicité d’offres pour l’éducation et la formation, des réseaux humains qui se développent grâce aux technologies, des formes de communication et d’échanges facilités, des accès quasi instantanés à des ressources en différents lieux, etc. Mais qui peut et comment se saisir de ce qui apparaît si facilement à portée de clic ?

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Chapitre 3

Une digitalisation qui accroît les inégalités et qui enferme ? La numérisation de la société, notamment pour ce qui concerne la jeunesse, n’est pas sans poser des problèmes. En effet, si les « jeunes » sont particulièrement imprégnés du digital en comparaison des autres composantes de la population, ils ne constituent pas une catégorie homogène. Et, après avoir comparé la situation entre les jeunes des pays développés et les autres, nous verrons que les critères d’âge, de sexe et de milieu socioprofessionnel des parents dessinent des pratiques du numérique assez différentes. Aussi, pour certains le numérique accroît les inégalités. Pour d’autres, il enferme les adolescents, notamment par l’addiction qu’il entraîne. Enfin, le numérique et la digitalisation de la société posent la question de ce que l’on apprend à l’école et finalement la question de la façon dont on l’apprend.

Un numérique qui accroît les inégalités Derrière l’expression « fracture numérique » se cachent plusieurs formes d’inégalités. La première est celle de l’accès (connexion et équipement). Puis, pointe une deuxième fracture, celle des usages : si l’on accède à Internet, qu’y fait-on ? La troisième, même si d’autres fractures existent, est enfin celle des bénéfices : qu’est-ce que l’on acquiert, et du côté éducatif, qu’est-ce que l’on apprend ?

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Les inégalités d’accès : du Nord au Sud La question de la connectivité reste encore majeure dans bon nombre de pays du Sud. Si 81 % de la population des pays développés utilisent Internet, le chiffre tombe à 40 % dans les pays en développement et à 15 % dans les pays les moins avancés (UIT, 2016). Près de 30 % des jeunes du monde (15/24 ans) n’utilisent pas Internet, soit près de 350 millions de personnes (Unicef, 2017). Près de neuf sur dix de ces jeunes viennent d’Afrique (la grande majorité d’entre eux), d’Asie ou de la Région Pacifique. Ces différences d’accès sont particulièrement fortes dans les pays à faible revenus (Bangladesh, Zimbabwe). Comme le relève le rapport de l’Unicef, les fractures numériques reflètent le fossé entre riches et pauvres, hommes et femmes, villes et zones rurales mais également entre personnes éduquées et non éduquées. Bien que les données soient rares, les disparités semblent fortes entre zones urbaines et rurales. Par ailleurs, pour ces populations, se pose la question des contenus d’Internet. En effet, en 2016, la majorité des sites internet étaient rédigés en dix langues et l’anglais représentait 56 %. Et même, si d’aucuns mettent en avant la capacité de Google Traduction à traduire 103 langues (Unicef, 2017), il est clair que cela ne remplace pas des contenus en langue maternelle. De même, une étude sur les contenus de Wikipédia par l’Oxford Internet Institute (OII, 2015) montre une répartition géographique très inégale des contenus. En 2014, les 44 versions linguistiques étudiées du site se concentraient sur des lieux, événements et des personnes d’Amérique du Nord, d’Europe, d’Australie et de certaines parties de l’Asie comme l’Inde et le Japon (plus de la moitié des articles concernaient un espace représentant moins de 2,5 % de la surface mondiale). Des régions comme l’Afrique sont particulièrement sous-représentées. Pire encore, certaines études ont montré que les informations qui existaient sur l’Afrique étaient rarement écrites en langues locales mais en anglais, allemand ou en français (Unicef, 2017) : ce qui fait dire à certains chercheurs que sur Wikipédia « le Sud est en grande partie défini et décrit par d’autres » (Graham et al., 2014). Il convient de se rappeler que dans les pays du Sud la connexion par le smartphone est souvent la première et la seule. Or, le smartphone ne possède pas toutes les fonctionnalités d’un ordinateur personnel et ne constitue souvent qu’une expérience en ligne de « deuxième choix » (Unicef, 2017). Les travaux de Global Kids Online laissent par ailleurs entendre que l’usage numérique via un smartphone peut se révéler appauvri, notamment en termes de complexité d’informations 58

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recueillies. Aussi, un certain nombre de voix s’élèvent (Surman, Mark et al., 2014) contre le fait que le prochain milliard d’utilisateurs auront plutôt accès à un Internet où « il ne sera pas possible de faire beaucoup plus que de poster sur les réseaux sociaux et consommer des médias à l’aide des applications, services et plateformes mis au point par quelques acteurs majeurs » issus d’un nombre réduit de pays (Unicef, 2014). À l’opposé, dans les pays de l’OCDE, au-delà de l’accroissement du taux d’équipement (cf. supra) entre 2009 et 2018, le nombre d’élèves qui déclaraient ne pas avoir accès à Internet chez eux est passé de 15 à 5 % (OCDE, 2019). Encore ce chiffre doit-il probablement être relativisé puisque fin 2018 on dénombrait près de 110 abonnements à haut débit pour 100 habitants. Ceci étant, même si elle est marginale dans les pays développés, la fracture d’accès au numérique n’en est que plus préjudiciable pour les enfants qu’elle touche. Ainsi, aux États-Unis, on estime (Unicef, 2017) que 5 millions d’enfants (6/17 ans) étaient privés d’accès haut débit chez eux et touchés par le « fossé des devoirs » (incapables de rendre leur devoir de manière numérique comme les autres). En France, les 12/17 ans sont a priori très équipés. Ils sont de loin (Credoc, 2019) la catégorie qui est le plus équipée en ordinateur (91 %) dans un contexte de baisse d’équipement en ordinateur (en 2013 ils étaient 99 % à en posséder un et au niveau de la population totale, le taux d’équipement est de 76 % en 2019 pour 83 % en 2013). Par ailleurs, le taux d’équipement en smartphone est de 86 % pour cette classe d’âge mais de façon hétérogène en fonction de l’âge (76 % pour les 12/14 contre 97 % pour les 15/17). Quand on sait que le multi-équipement (tablette et ordinateur) est fonction des revenus des ménages (en 2019, 79 % des hauts revenus sont multi-équipés contre 51 % des bas revenus), on peut penser que la tendance globale de substitution du smartphone à l’ordinateur qui est constatée globalement pour des raisons économiques et des raisons d’usage (mobilité) doit aussi affecter l’équipement des jeunes. Or, quand il faut travailler à distance, le smartphone ne donne pas du tout les mêmes conditions de travail que l’ordinateur. Aussi, on comprend mieux comment, même en France, le confinement a montré que les élèves et même un certain nombre d’étudiants étaient loin d’être tous équipés de façon satisfaisante à la maison et/ou manquaient de connexion internet. Au cours de la décennie 2000/2010, cette question de l’inégalité de l’accès aux technologies numériques par les jeunes a été traitée dans la plupart des pays de l’OCDE en termes de politique publique, dans le cadre des établissements scolaires. 59

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Le rôle de l’école primaire à cet égard est très important, alors que dans bon nombre de pays, notamment en France, le taux d’équipement et de connexion à Internet est beaucoup plus faible dans le primaire que dans le secondaire. À cet égard, en 2019, la Cour des comptes (Cour des comptes, 2019) publiait un rapport au titre évocateur « le service public numérique de l’éducation : un concept sans stratégie, un déploiement inachevé » dans lequel elle recommandait de revenir à ­l’essentiel la connexion des établissements, « un préalable indispensable ». Quant à l’enseignement secondaire, si la tendance à la généralisation progressive de l’accès au numérique, en particulier à Internet, est indéniable dans les foyers des pays développés, elle est encore loin d’être atteinte dans les pays de l’OCDE (cf. supra) et certaines poches de nonaccès semblent – à ce stade – irréductibles. Le fait que le pourcentage de foyers non équipés soit inférieur à cinq dans un grand nombre de pays ne saurait signifier qu’ils puissent être considérés comme tolérable ou négligeable. Il importe que, pour ce pourcentage de familles et pour ces élèves, l’école puisse continuer à être la porte d’accès naturelle à une utilisation responsable et intelligente du numérique. Mais au-delà de l’accès, il convient également d’interroger les différences qui peuvent apparaître en termes d’usages.

« La jeunesse n’est qu’un mot » : influence de l’âge, du genre, des conditions économiques… En effet, si les « jeunes » sont particulièrement imprégnés du digital en comparaison des autres composantes de la population, ils ne constituent pas une catégorie homogène. Comme le disait le sociologue Pierre Bourdieu (Bourdieu, 1978), « la jeunesse n’est qu’un mot » et il convient de décrire ce que recouvrent ces caractérisations parfois trop globalisantes et notamment que les critères d’âge, de sexe et de milieu socioprofessionnel des parents dessinent des pratiques du numérique assez différentes. En premier lieu, les pratiques se modifient avec l’âge. Cela se comprend dans une période comme celle que nous traversons dans laquelle l’environnement technologique évolue de façon rapide et où la « nouveauté » technologique (équipement ou services) si prisée des jeunes se modifie en parallèle. Dès lors, les jeunes développent des usages qui leur sont propres et qui évoluent en fonction de l’âge, un peu comme si les outils d’une génération venaient chasser ceux de la suivante, avec à chaque fois le souci de se distinguer simultanément des parents et des « plus petits que soi » (Détrez, 2017). Certains chercheurs 60

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(Pasquier, 2020) ont ainsi fait la revue de travaux qui montrent que les jeunes savent, au fur et à mesure de l’apparition de nouveaux outils numériques, quitter les univers et les réseaux dans lesquels les adultes les ont rejoints : MSN au début des années 2000, les Skyblogs un peu plus tard, puis Myspace, et enfin Snapchat. L’étude sur les 8/14 ans (Hadopi, 2017) distingue deux grands groupes en termes d’âge : la latence (de 7 à 12 ans) et l’adolescence (de 13 à 14). Pendant la première, les enfants valorisent le bien et la bonne conduite et respectent les consignes des parents en termes d’Internet (respect des pratiques et contenus interdits par exemple). Pendant les deux premières années notamment (de 7 à 9 ans), les enfants ont encore une consommation de bien « matérialisés » (CD, DVD) et regardent des contenus qui leur sont destinés en priorité. À partir de 10 ans, les biens culturels « matérialisés » sont abandonnés et les contenus deviennent petit à petit plus proches de ceux consommés par les adultes (notamment via YouTube). De même, l’appartenance à un réseau social varie avec l’âge. Ainsi début 2010, 20 % des élèves scolarisés dans le primaire auraient un compte Facebook, 48  % des collégiens, mais 90  % des lycéens (Dagnaud, 2011) même si l’engouement à ce dernier réseau social tend un peu à se réduire dans la classe des plus « vieux » jeunes au profit d’autres réseaux sociaux : de 2013 à 2015 la part des 13/19 ans inscrits sur Facebook est passée de 85 % à 78 % pendant que leur taux d’inscription à Twitter passait de 8 à 25 % et celui d’Instagram de 0 à 14 % (Schmutz, 2015). De même, une enquête sur les usages d’Internet (Fontar et Kreden, 2010) montrait que les enfants en primaire déclaraient principalement quatre activités (jeux, écoute de la musique, visionnage de vidéos, et recherches personnelles), les collégiens neuf (les mêmes plus les discussions en ligne, recherches scolaires, mails, consultations de blog de tiers et téléchargements) et les lycéens onze (celles des collégiens et consultations d’actualités et achats). Naturellement, ces évolutions des usages en fonction de l’âge doivent être nuancées par l’effet « générationnel » dû à la diffusion des techniques et des usages du numérique. Ainsi, la dernière livraison de l’enquête PISA sur l’éducation (OCDE, 2019) précise qu’entre 2012 et 2018, en moyenne, dans les pays de l’OCDE, les enfants de 15 ans ont augmenté d’une heure par jour leur connexion à Internet hors du temps scolaire (soit 3 heures par jour en semaine et 3,5 heures par jour le week-end). Les pratiques du numérique et d’Internet sont aussi marquées par le genre. Au niveau mondial, certains (Unicef, 2014) estiment 61

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que l’accès à Internet fait non seulement l’objet d’une « inégalité persistante entre les sexes » mais que cette dernière a tendance à se creuser. Le rapport de la Commission de haut-niveau pour le développement du numérique en 2015 estimait cette différence « notablement difficile à surmonter » en ce qu’elle « reflète des inégalités sociales entre les sexes plus générales » (UIT et Unesco, 2015). Cela est particulièrement vrai dans les pays en développement (Unicef, 2019). Ainsi, en Inde on estime que 29 % seulement des utilisateurs d’Internet sont des femmes. Mais on observe aussi des différences dans les pays développés. Ainsi, dans les pays de l’OCDE (OCDE, 2015), les garçons utiliseraient l’ordinateur et Internet plus tôt que les filles. Ils l’utiliseraient plus longtemps aussi bien en classe que hors temps scolaire. Toutefois, les différences sont faibles et peuvent avoir évolué depuis l’étude. Dans la plupart des pays, en termes d’activités, les garçons utilisent plus que les filles les jeux vidéo et les jeux en réseaux. Ils téléchargent plus de la musique, des films, des jeux et des logiciels, là où les filles sont plus sur les réseaux sociaux. Ils sont plus susceptibles que les filles de publier leur production pour les partager ou d’utiliser un ordinateur pour suivre l’actualité. Pour ce qui est de la consultation des mails, du tchat, du surf sur Internet pour le plaisir ou pour o­ btenir des informations, il n’y a pas de différence majeure entre les sexes. De même, il y a très peu de différences pour les activités à but scolaire. Il faut dire que dans de nombreux pays plus d’un élève sur deux déclare ne jamais utiliser un ordinateur à ces fins (OCDE, 2015). Ces résultats internationaux sont confirmés au niveau local. Ainsi, en France, une étude sur 950 collégiens des Bouches-du-Rhône (Dany et al., 2015) montre que les garçons vont plus sur les jeux vidéo et les filles plus sur les réseaux sociaux. Toutefois, cette différence ne doit pas masquer que la majorité des garçons ont également cet usage conversationnel d’Internet, tout comme ils font des recherches, téléchargent et écoutent de la musique (Détrez, 2017). Enfin, les comportements culturels numériques varient en fonction de la catégorie sociale du jeune dans la mesure où ce ne sont pas les mêmes services et contenus qui lui sont proposés dans son environnement familial (cf. supra) mais aussi car les pratiques sont différemment diversifiées : les fils et filles d’ouvriers sont moins nombreux que les filles et fils de cadre à avoir au moins quatre usages différents de l’ordinateur (Détrez, 2017). Enfin, de nombreuses études (OCDE, 2015) montrent que les usages numériques (par exemple pour l’utilisation 62

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du courrier électronique ou suivre l’actualité sur Internet) sont liés au milieu socio-économique. Il a même été démontré, de façon empirique, que l’accès à la technologie peut s’avérer préjudiciable en termes de résultats d’apprentissage chez les élèves qui ne disposent pas du bagage culturel ou social approprié pour comprendre que la technologie est bien plus qu’un simple instrument de divertissement ou de communication immédiate (OCDE, 2010). Dans la même veine, une étude de la Commission européenne (European Schoolnet & Université de Liège, 2013) qui analyse le niveau de confiance déclaré par les élèves dans leurs compétences digitales (pour les quatre types de compétences définis ci-dessous) révèle que ce sont les élèves qui ont un accès aisé aux TICE dans l’établissement scolaire qui déclarent les niveaux de confiance les plus élevés. Les compétences numériques mesurées sont les compétences opérationnelles (les compétences fondamentales nécessaires à un usage générique des TIC), en réseaux sociaux (pour interagir et collaborer avec d’autres au sein d’une communauté virtuelle), pour une utilisation sûre d’Internet (qui mesure la confiance dans la capacité de protéger sa vie privée et sa réputation en ligne et celles des autres) et enfin celles nécessaires à une utilisation responsable d’Internet (capacité de juger la fiabilité de l’information sur Internet). La plupart des pouvoirs publics estiment que la lutte contre la fracture numérique reste une priorité politique, qui doit notamment passer par l’institution scolaire. Personne ne semble remettre en question le fait que ce sont les politiques publiques qui doivent, par des mécanismes compensatoires, faciliter l’accès à l’univers numérique afin que tous, y compris les plus vulnérables, puissent profiter des opportunités qu’il offre. À défaut, comme le signalent plusieurs auteurs, le fossé numérique viendrait s’ajouter à la liste des profondes inégalités économiques ou sociales préexistantes. Ainsi, il nous semble que l’école doit conserver un rôle d’ouverture et d’accès à tous aux TIC en réduisant la fracture numérique là où elle existe. Cela veut dire que non seulement des ordinateurs connectés à Internet sont présents, mais que les élèves, et notamment les plus défavorisés d’entre eux, peuvent les utiliser, et compenser – au moins pour partie – leur moindre et moins bonne utilisation à domicile. Ainsi, même si la fracture d’accès au numérique était comblée – ce qu’elle n’est pas – les établissements scolaires continueraient à représenter, pour nombre d’élèves, le dernier bastion digne de confiance pour tirer parti du numérique à des fins strictement scolaires et académiques ainsi 63

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que pour le développement des compétences nécessaires pour évoluer, de façon responsable, dans la société de la connaissance. Pour autant, là aussi, rien n’est systématique entre technologie et performance des apprentissages.

Les inégalités d’apprentissage : performances technologiques et performances d’apprentissage En effet, plusieurs études montrent que fournir un accès et des contenus adaptés n’est pas suffisant. D’autres obstacles existent et ils ne sont pas faciles à contourner. En septembre 2015, les résultats d’une étude de l’OCDE intitulée Students, Computers and Learning. Making the Connection1 ont fait la une des journaux. En effet, elle concluait que les pays qui ont beaucoup investi dans les TIC pour l’éducation (technologies de l’information et de la communication, maintenant le numérique ou le digital) n’ont pas vu d’amélioration notable de leurs performances dans les résultats de l’enquête PISA de compréhension de l’écrit, des mathématiques et des sciences (OCDE, 2015). En outre, les élèves utilisant très fréquemment les ordinateurs à l’école obtenaient de bien moins bons résultats. « En 2012, 96 % des élèves de 15 ans des pays de l’OCDE ont déclaré posséder un ordinateur à la maison, mais seuls 72 % ont déclaré en utiliser un à l’école. Dans l’ensemble, les élèves utilisant modérément les ordinateurs à l’école ont tendance à avoir des résultats scolaires légèrement meilleurs que ceux ne les utilisant que rarement. Mais les élèves utilisant très souvent les ordinateurs à l’école obtiennent des résultats bien inférieurs, même après contrôle de leurs caractéristiques sociodémographiques2. »

Ce résultat a semblé contre-intuitif au grand public. Néanmoins, il n’a pas surpris les chercheurs dans ce domaine. En effet, des résultats comparables ont été rapportés au cours des trente dernières années en ce qui concerne les technologies dans les systèmes éducatifs : effet nul ou minime sur les performances scolaires ; inégalités croissantes (favorisant les enfants dont les parents appartiennent aux catégories socio­ professionnelles les plus privilégiées), les meilleurs élèves progressant 1. Voir http://www.oecd.org/fr/publications/students-computers-and-learning9789264239555-en.htmoir. Avec un condensé en français  : Connectés pour apprendre ? Les élèves et les nouvelles technologies – Principaux résultats. 2. http://www.oecd.org/fr/education/les-pays-de-l-ocde-doivent-adopter-uneapproche-differente-pour-exploiter-les-possibilites-offertes-par-les-nouvellestechnologies-a-l-ecole.htm

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un peu, les plus faibles régressant. Ainsi, les questions sont plus sociales que cognitives et s’agissant de technologies, ce qui importe n’est pas l’accès ou la durée d’utilisation mais la qualité et la diversité des usages, qui dépendent à leur tour des enseignants, d’où l’importance de bien les préparer à l’utilisation des technologies. L’encadré consacré à l’histoire de la série télévisuelle Sesame Street, créée il y a plus de cinquante ans, resitue les questions d’évaluation, et montre bien en quoi même un programme de qualité et destiné à résorber les inégalités peut conduire à les augmenter. Cela montre aussi la complexité et l’aspect multiforme des évaluations et la nécessité de les intégrer avant tout dans des processus de transformation et d’amélioration.

Sesame Street et l’évaluation des technologies éducatives Sesame Street est un programme pour la télévision, créé à la fin des années soixante aux États-Unis et destiné aux enfants d’âge préscolaire. Son objectif était d’utiliser la télévision publique afin de donner aux enfants défavorisés les mêmes chances qu’aux enfants de la classe moyenne, en leur fournissant des bases de la lecture et du calcul. Ce programme a rencontré un très gros succès et a été largement diffusé dans de très nombreux pays du monde (touchant en 2020 les enfants dans 150 pays et 70 langues). Aux États-Unis, il a conduit à de très nombreux travaux d’évaluation (plus de 1 000 études recensées en 2000). Les premiers, menés dès la première saison de diffusion de l’émission, ont conclu de manière très positive, montrant que son visionnage bénéficiait aux enfants des quartiers pauvres des villes et des zones rurales isolées ainsi qu’aux enfants des banlieues de la classe moyenne. Cependant, cinq ans plus tard, une étude montrait que le visionnage n’est pas si bien réparti entre les différents milieux sociaux et que les effets allaient dans le sens d’un accroissement des écarts pas de leur réduction, notamment dans les domaines cognitifs, particulièrement visés par l’émission. Une vingtaine d’années plus tard (fin des années 1990), après une multitude de travaux, deux points de vue semblent dominer : (1) une vision très positive s’agissant d’apprendre par la télévision, la qualité du programme étant largement saluée, les enfants le regardant suffisamment apprennent effectivement au plan cognitif et intègrent des comportements sociaux positifs ; (2) une vision plus mitigée, quand il s’agit d’apprendre à la maison avec de nouvelles technologies (Internet, portables…), mettant en exergue un accroissement des inégalités, nécessitant la mise en place de politiques compensatoires et

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ce qui est appelé le syndrome Sesame Street, désignant les étudiants qui s’attendent à se divertir au fur et à mesure qu’ils apprennent. Voir Bruillard (2020) pour une histoire plus détaillée.

À la fin des années quatre-vingt-dix, dans une période où beaucoup d’observateurs doutaient de l’intérêt d’utiliser les ordinateurs dans les classes (par exemple, l’article de Ted Oppenheimer dans The Atlantic, intitulé « The Computer Delusion3 »), une recherche a fait couler beaucoup d’encre. Wenglinsky (1998) a analysé les données provenant du NAEP (National Assessment of Educational Progress) de 1996 en mathématiques (6 227 élèves de CM1 et 7 146 de 4e) Il a constaté que les plus grandes inégalités ne résidaient pas dans la fréquence d’utilisation des ordinateurs, mais dans la manière dont ils étaient utilisés et que certaines utilisations étaient associées à une amélioration des résultats scolaires des élèves et du climat scolaire, tandis que d’autres ne l’étaient pas : les élèves de 4e qui utilisent l’ordinateur pour la résolution de problèmes réussissent mieux que ceux qui font avant tout des exercices d’entraînement (drill and practice) ; ceux qui passent plus de temps sur ordinateur réussissent moins bien que les autres ; ceux encadrés par des enseignants ayant bénéficié d’une formation TIC réussissent mieux. Un des résultats forts est que c’est bien la manière d’utiliser la technologie qui compte et non pas le temps passé. Ce que Francesco Avvisati, dans un commentaire des résultats de PISA 2015, reprenait : « ce n’est pas la quantité d’utilisation qui compte mais la qualité » éducative des usages. Par ailleurs, les méthodes prônées par les chercheurs (résolution de problèmes, etc.) semblent donner de bons résultats. Tout repose sur les enseignants. Il faut mieux les préparer. À la réflexion, on peut se demander comment on pourrait croire que la simple utilisation d’une technologie pourrait avoir des effets probants. Nul ne pourrait maintenant lancer des recherches sur le lien entre le temps passé à regarder la télévision et les résultats scolaires, si ce n’est avec l’idée que plus on regarde la télévision, pires vont être les résultats scolaires. Malheureusement de trop nombreuses recherches, par des effets de généralisation abusive, gommant tous les effets de contexte et toutes les particularités, présentent encore les mêmes défauts : effet de l’utilisation du jeu sérieux sur l’apprentissage, effet 3. https://www.theatlantic.com/magazine/archive/1997/07/the-computerdelusion/376899/

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de l’utilisation de l’ordinateur, effet d’Internet, etc. C’est aussi le cas de trop nombreuses recherches à prétention comparative : papier versus numérique. Comme indiqué plus haut (cf. encadré sur les MOOC), dis­poser de bonnes capacités d’auto-direction est un facteur essentiel pour pouvoir suivre convenablement ces formations et en tirer bénéfice. Dans sa thèse consacrée aux MOOC, Eléonore Vrillon (Vrillon, 2018)4 se demande « Dans quelle mesure l’égalité formelle d’accès aux MOOC se traduit-elle par une égalité des chances pour les individus de les utiliser, d’y réussir et d’en tirer des bénéfices (objectifs et subjectifs) ? » Pour répondre à cette question, elle a mis en place des questionnaires au sein de douze MOOC différents joués sur la plate-forme FUN (France Université Numérique5). Elle a analysé les 5  709 réponses d’inscrits au sein de ces MOOC, a réinterrogé un an plus tard 1 778 d’entre eux, et a effectué 32 entretiens. Les résultats obtenus montrent que l’égalité formelle d’accès ne suffit pas à une appropriation par tous. Les usages restent principalement le fait d’individus détenant un capital humain élevé, bénéficiant d’une « insertion professionnelle assurée », coutumiers de la formation professionnelle et ayant d’intenses pratiques culturelles. Plus qu’une nouvelle voie d’accès à la formation, les MOOC semblent constituer un moyen supplémentaire, nécessitant des prérequis implicites. Par ailleurs, s’agissant de la formation à distance, des études récentes confirment les inégalités qui peuvent être engendrées par un passage à la distance. Justin Reich6 rappelle l’idée qui prévalait dans la recherche sur les technologies, que celles-ci étaient plutôt une sorte de mécanisme de « livraison » (delivery mechanism) n’ayant pas d’impact direct sur les résultats dans les apprentissages, autrement dit pas de différence significative entre l’enseignement en face à face (présentiel) et l’enseignement à distance. Ce résultat simple était accepté et constituait une sorte de point de départ pour les décideurs politiques, les chercheurs et les administrateurs, un guide sur les limites du discours acceptable, du chercheur, etc., et un résultat simple et accessible pour les non-spécialistes. Il est ensuite apparu que l’enseignement dit hybride (blended) pouvait être légèrement meilleur. Or, des recherches aux États-Unis depuis une dizaine d’années, prenant en compte les questions de race, de statut économique et des 4. http://www.theses.fr/2018UBFCH014 5. https://www.fun-mooc.fr/ 6.  Présentation invitée à la conférence IARTEM tenue à Odense en septembre 2019.

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résultats antérieurs, montrent des inégalités claires tant dans l’accès que dans les usages7 : –– accès : la majorité des apprenants de race et de milieu aisés sont plus susceptibles d’avoir la possibilité d’utiliser les outils numériques, –– usage : la majorité des apprenants de race et de milieu aisés sont plus susceptibles d’utiliser la technologie à des fins créatives (versus drill and practice), et avec plus de mentorat et de soutien d’adultes. De plus en plus d’éléments viennent étayer la tendance des apprenants plus privilégiés à acquérir un avantage supplémentaire grâce aux nouvelles technologies d’apprentissage (Reich et Ito, 2017). Rendre les avantages de la transformation numérique accessibles à tous les étudiants, y compris aux apprenants les moins privilégiés, reste un défi majeur. Au démarrage de l’émission Sesame Street, nous avons vu qu’il s’agissait de savoir si la télévision publique pouvait diffuser des programmes éducatifs avec succès. Une dizaine d’années plus tard, pointait l’inquié­ tude que la télévision, regardée trop longtemps, engendre plus de problèmes que de bénéfices.

Le numérique qui enferme : vers de nouvelles addictions ? Le temps que les jeunes passent devant les écrans et la difficulté, connue de tous les parents d’interrompre les séances d’écrans, font évoquer par certains des phénomènes d’addiction. Si pour le psychiatre et psychanalyste Serge Tisseron le terme est impropre (Stiegler et Tisseron, 2011), il estime toutefois que le cocktail explosif de violences et de sexualité auquel sont soumis les jeunes par le biais des écrans les oblige à cliver : « une moitié… apprend à fonctionner dans le respect des conventions sociales tandis que l’autre moitié continue à fonctionner dans le registre de la réalisation immédiate des désirs. Du coup, dans ce système on peut passer sans transition d’un état civilisé à un état terriblement violent sans aucun sentiment de culpabilité. » Ainsi, pour lui, la nouvelle culture des écrans constitue une véritable « rupture anthropologique » qui rend nécessaire que les règles soient absolument explicites. Il propose par exemple que l’école, 7.  «“Aucune différence significative” en tant que position canonique ou fait stylisé a émergé d’une base de recherche qui ne s’est pas occupée de la race, du statut socio-économique ou de la réussite antérieure » (Reich, 2019).

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conjointement aux parents, crée des règles partagées ou reprenne à son compte ce qu’il nomme la règle des 3, 6, 9, 12. Comment réagir face aux écrans ? La règle des 3, 6, 9, 12. Serge Tisseron (Stiegler et Tisseron, 2011) propose la règle des « 3, 6, 9, 12 » à l’école ainsi qu’aux parents partant des fondements suivants : Pas d’écran avant 3 ans dans l’état actuel de la technologie (même un écran allumé que l’enfant ne regarde pas). Pas plus d’une heure de télé par jour (mieux vaut des DVD) et pas de console jusqu’à 6 ans (il faut que l’enfant se serve de ses dix doigts pour appréhender les 3 dimensions de l’espace : à cet âge-là, c’est avec ses mains qu’on apprend à penser !). Deux heures d’écran par jour (console ou télé) sont bien suffisantes entre 6 et 9 ans. À partir de 9 ans, l’enfant peut commencer à surfer sur Internet, mais accompagné. À partir de 12 ans, s’il est possible de laisser l’enfant aller seul sur Internet, il est essentiel d’alterner ces moments avec des moments où il est accompagné. Qu’il s’agisse des parents ou de l’école, l’utilisation de l’écran par l’enfant doit donner lieu à du dialogue entre les uns et les autres.

D’autres auteurs (Desmurget, 2019) prônent sept règles essentielles encore plus strictes : pas d’écran avant 6 ans, après 6 ans, 30 minutes par jour jusqu’à 12 ans et une heure au-delà ; pas dans la chambre ; pas de contenus inadaptés ; pas le matin avant l’école ; pas le soir avant de dormir ; une seule chose à la fois. Il faut dire que, dans un réquisitoire véhément mais documenté, il montre que l’usage des écrans chez les enfants limite les interactions sociales si nécessaires à leur développement, interfère fortement avec le développement du langage, et a un effet fortement délétère sur les capacités d’attention. Par ailleurs, il insiste sur les méfaits de l’usage des écrans sur la santé : la dégradation du sommeil est probablement celle qui recueille le plus grand consensus, mais il évoque également la sédentarité et le surpoids qu’elle génère la plupart du temps, l’importance des contenus numériques faisant l’apologie du tabac, de l’alcool ou de la sexualité. Aussi, de façon plus globale, il pointe la constance qui existe entre usage abusif des écrans et mauvais résultats scolaires. Cela est particulièrement reconnu pour la télévision, mais il produit quelques études le démontrant aussi pour les jeux vidéo, et élargit le propos au smartphone, partant du principe que ce sont toujours les usages « ­abêtissants » qui l’emportent. 69

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La télévision : un écran passif dont l’effet potentiellement néfaste est avéré De nombreuses études (Desmurget, 2012) montrent qu’une trop grande consommation de télévision par les enfants génère trois types de risques. —  Risques sur la santé. En favorisant la sédentarité, la télévision a un impact négatif sur le poids et la santé en général. De plus, la lumière bleue émise par les écrans perturbe le sommeil (et donc aussi la croissance des enfants). —  Risques sur le développement cognitif. De nombreuses études ont montré des impacts négatifs sur la lecture, le langage, l’attention, l’imagination, l’effort,  etc. Une illustration originale est issue d’une étude récente (Winterstein  &  Jungwirth, 2006) présentant ci-dessous en haut les dessins d’enfants âgés de 5 à 6 ans regardant la télé moins d’une heure par jour en bas ceux d’enfants passant 3 heures par jour devant la télé.

—  Risques sur les peurs et la violence. Plus les enfants sont jeunes, plus ils sont sensibles à la violence à laquelle ils sont confrontés (on parle de « violence transportée »). Au-delà de transmettre la violence, la télévision la banalise et désensibilise les enfants sur la gravité des actes. Ainsi, pour un certain nombre de spécialistes de la question, devant l’impact de la télévision sur la santé publique, il faudrait mettre en place des politiques de protection des populations comparables à ce qui a pu être fait contre les industries du tabac, de l’alcool ou de l’alimentation.

On ne peut s’empêcher de penser que les pouvoirs publics ont une responsabilité à assumer quant à la diffusion de recommandations sur l’usage des écrans. Ainsi, dès la petite enfance, les assistantes maternelles agréées par l’État devraient recevoir des messages clairs sur les risques de la télévision chez les bébés et ce message devrait être relayé auprès des parents. 70

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Ensuite, l’école, notamment primaire, pourrait participer, également en lien avec les familles, à l’apprentissage « d’un bon usage des écrans » qui permette notamment d’éviter les confusions possibles entre réel et virtuel chez les plus jeunes, de comprendre les risques liés à l’exposition de sa vie privée sur Internet ou encore, de mieux appréhender les images violentes auxquelles ils peuvent être confrontés. Ainsi, Serge Tisseron estime que deux repères doivent faire l’objet d’un apprentissage explicite et solide dès le primaire : la notion que toute information relève d’un point de vue, et la distinction entre espace intime et espace public. Sinon, avant le collège le jeune risque de confondre apparence et réalité et d’exposer son intimité sans se rendre compte des risques qu’il encourt. Il préconise à cet égard « trois conditions à l’usage des écrans à l’école : l’alternance du papier et de l’écran, l’alternance du travail solitaire et du travail en groupe, enfin l’utilisation à des fins d’apprentissage des outils qu’utilisent déjà spontanément les enfants comme les lecteurs MP3, les téléphones portables et les consoles de jeux » (Stiegler et Tisseron, 2011). L’impact des technologies sur la santé : en attendant des certitudes, mettre en œuvre les préventions élémentaires L’exemple du téléphone portable est symptomatique. L’OMS a classé en 2011 les téléphones portables dans la catégorie objets « peut-être cancérigènes pour l’homme ».  La réalité du danger ne fait donc pas l’objet d’un consensus dans la communauté scientifique. En revanche, certaines précautions font l’unanimité pour limiter l’exposition aux ondes : ne pas utiliser un téléphone portable près de l’oreille (grâce au kit main libre), éloigner son téléphone des parties sensibles du corps, limiter, voire interdire l’usage du téléphone portable chez les jeunes enfants et les femmes enceintes, éviter les utilisations prolongées, etc. Pour diffuser ces précautions, certaines collectivités mettent en œuvre des politiques de sensibilisation, la ville de Lyon a par exemple réalisé une campagne en 2008 intitulée « Le portable avant 12 ans, c’est non ! ». Cependant, une étude réalisée en France en 2012 par l’Association Santé Environnement France de PACA a montré que 75 % des adolescents dorment avec leur téléphone portable allumé à côté du lit ou sous l’oreiller, et 18 % seulement connaissent l’intérêt d’un kit main libre. Ce qui montre le chemin à parcourir pour mettre en œuvre de simples précautions.

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Notion de risque et gestion du risque, tension pour les adolescents Dans la même lignée, on pourrait ajouter que l’école devrait initier à la question de la protection des données personnelles et à celle de la trace numérique (cf. partie III) qui s’efface si difficilement (ces notions sont depuis rentrées dans les programmes). Ce qui est en principe fait, selon les recommandations des enseignements en cycle 4 de l’EMI (éducation aux médias et à l’information), donnant notamment pour objectifs que les enfants connaissent les moyens techniques et légaux pour limiter leurs traces et comprennent comment gérer leur présence numérique et quels en sont les enjeux (Matrice EMI et compétences du socle au cycle 48). Confinement, numérique et Hikikomori Plusieurs observateurs ont fait le lien entre le phénomène hikikomori, retrait social volontaire, et le confinement imposé en raison de la pandémie (interview dans le Journal du CNRS de Natacha Vellut9, article de Tadasu Takahashi dans The Diplomat10, blog du Dr BB11…). Hikikomori réfère à la fois au phénomène de retrait social sévère et à l’individu qui en est affecté, adolescent ou un jeune adulte, le plus souvent de sexe masculin, passant la quasi-totalité de son temps à domicile et s’étant retiré de la vie sociale depuis au moins 6 mois. Le phénomène hikikomori a explosé au Japon, au moment de l’explosion des jeux vidéo et selon Natacha Vellut, Internet accompagne le retrait et permet sa durée. Il correspond à une difficulté à assumer une pression très forte à la performance et à l’autonomisation, ne permettant pas la séparation avec le cocon familial. La période de confinement a pu être bien vécue par certaines personnes, et rester chez soi – ce à quoi un hikikomori est probablement doué – a été présenté comme exemplaire, comme une vertu civique. Les personnes ont pu se construire une sorte de bulle et la difficulté est dès lors pour elles d’en sortir. Selon le Dr BB, l’épidémie de coronavirus renforce le mouvement de « plateformisation » déjà largement amorcé à tous les niveaux du 8. https://cache.media.eduscol.education.fr/file/EMI/41/8/matrice-EMI-etcycle-4‑1_546418.pdf 9. https://lejournal.cnrs.fr/articles/avec-le-confinement-sommes-nous-devenusdes-hikikomori 10. https://thediplomat.com/2020/05/the-trouble-with-linking-covid-19-tojapans-hikikomori/ 11. https://blogs.mediapar t.fr/dr-bb/blog /240420/hikikomori-virus-vers-labrasion-des-corps-et-du-collectif

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Une digitalisation qui accroît les inégalités et qui enferme ? fonctionnement social. L’impératif sanitaire va désormais légitimer des dispositifs spécifiques de surveillance et de traçage et le retrait imposé par la pandémie entre en résonance avec des tendances contemporaines profondes d’effacement du corps et des fondements collectifs de nos existences. Nous « basculons dans une situation collective qui nous contraint à nous « hikikomoriser » toujours davantage, à nous retirer et à nous replier ; à flotter, sans enracinement groupal, dans un corps délié et réduit à satisfaire ses besoins physiologiques ».

L’encadré « Hikikomori » porte sur le retrait social et si le digital n’en est pas forcément la cause, il le permet et on peut également dire qu’il est susceptible de pousser à ce retrait social. Les technologies informatiques favorisent et même exacerbent des tendances de la société actuelle vers la performance, augmentant la pression sur les personnes, notamment les jeunes.

Le numérique : quantification et performance, persuasion et pression Ramenant tout à des chiffres le numérique quantifie tout et pousse à l’autocontrôle. Il met par ailleurs en place des mécanismes de « persuasion ». Il augmente enfin la pression qui pèse parfois sur les épaules des étudiants jusqu’à un phénomène en partie nouveau : le cyberharcèlement.

Le numérique comme idéologie : quantification et performance Le numérique ou le digital devient une idéologie : tout se mesure, tout se ramène à des nombres, permettant une gestion à la performance mesurée par les indicateurs retenus. On peut être focalisé sur les écrans mais le développement des interfaces en langage naturel va sans doute contribuer à en faire disparaître une bonne partie. Néanmoins cela ne change pas les relations complexes des humains avec la technologie digitale. En particulier les objets connectés qui prennent une place croissante sont souvent proches du corps, ils participent à une évolution du rapport que l’on entretient à la technologie numérique. 73

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Sur le plan personnel, le déploiement très rapide des objets connectés et des applications associées, telles le quantified self, introduisent des nombres, des compétences, des performances partout et conduisent à une forte pression sur les individus, qu’ils s’infligent le plus souvent à eux-mêmes. On parle également de self-tracking, pratique d’enregistrement de soi, de mise en chiffres de soi par l’individu que l’on peut traduire par « auto-mesure » (plutôt dans le domaine de la santé et de la médecine, par exemple la prise de tension par les patients eux-mêmes) ou par « métrique de soi »12. Le lifelogging désigne un ensemble d’activités en lien avec l’enregistrement et la conservation des traces et des souvenirs de la vie quotidienne. Néanmoins, comme le montre Anne-Sylvie Pharabod (2019), dans son enquête sur l’utilisation des podomètres avec l’objectif des 10 000 pas par jour, cette utilisation n’entraîne pas forcément un alignement individuel des pratiques de marche quotidiennes sur l’objectif préconisé. Nombreux sont ceux qui « font leurs pas » sans en faire 10 000, et même sans en faire plus qu’avant l’usage du podomètre. Ainsi, l’usage de l’outil peut très bien apparaître satisfaisant sans modifier l’activité physique des utilisateurs. Toutefois, le contexte de gestion a changé, avec la reprise des modalités courantes dans les pays anglo-saxons : la responsabilisation de toutes les personnes, l’accountability (le fait de devoir rendre compte) et la gouvernance via des batteries d’indicateurs. Quand on réduit tout à des nombres, on peut reconstruire à l’infini, faire du mécano avec les nanotechnologies. Mais peut-on prévoir sans comprendre ? Peut-on décider sur la base de modèles numériques sans expliquer ? Avec cette idéologie de la réduction aux nombres et une vision de l’éducation comme technique, on arrive à certaines promesses des MOOC et leur massivité : les données (big data) allaient permettre d’expliquer ou de prédire les comportements. On s’aperçoit que cela ne marche pas. Dans les multiples questions qui se posent, citons le droit à la ­déco­nnexion et la fragmentation croissante des activités. Il faut être toujours connecté, toujours joignable, quels que soient le lieu ou l’heure, et seules les personnes ayant du pouvoir peuvent se ­déconnecter, ce qui devient une sorte de luxe. De même, contraints par des agents externes et des incitations à participer à de très nombreuses micro-activités, 12. http://www.cerlis.eu/portfolio-view/quantified-self/

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nous avons tendance à nous perdre dans un flot incessant de sollicitations et des petites tâches.

Technologie et comportements Pour certains auteurs (Fogg, 2009), certaines technologies digitales, sous la dénomination de « technologies persuasives », sont déjà utilisées pour changer leurs utilisateurs selon des modèles de changement de comportements médiés par la technologie. Conçues « pour changer les attitudes ou les comportements des utilisateurs par la persuasion et l’influence sociale, mais non par la coercition » (Fogg, traduction de Zouinar, 2019), elles nécessitent une motivation suffisante, la capacité à réaliser une action, et un déclencheur13. La persuasion prend place à deux niveaux : un niveau micro et un niveau macro. La micro-persuasion se produit quand le système n’a pas pour objectif de changer votre comportement mais peut le faire (Word vous propose des corrections quand il estime qu’il y a une faute, ou Google quand il vous fait des suggestions de recherche). La macro-persuasion est constituée pour Fogg par des systèmes conçus pour changer votre comportement (Amazon ou e.bay sont conçus pour vous faire acheter). Nous reverrons cette question dans la troisième partie, avec l’intelligence artificielle.

Les élèves et les étudiants face à la pression scolaire En Corée du Sud, la pression scolaire se traduit notamment par le temps passé à étudier afin de réussir au mieux des concours extrêmement compétitifs, notamment pour aller dans les meilleures universités mais aussi pour aller dans les meilleurs lycées, qu’ils soient spécialisés en sciences et technologie, en langue étrangère ou ayant un haut niveau de résultats. Ainsi, le système éducatif de Corée du Sud, d’inspiration libérale, crée une compétition très forte pour l’accès aux formations prestigieuses, sorte d’investissement pour le reste de la vie, dont le coût élevé sera compensé par les rentrées ultérieures. Il y a la nécessité de compléter la formation scolaire avec des cours privés. Notons que lors de ces cours, les élèves voient à l’avance ce qu’ils vont apprendre à l’école et cette dernière répète souvent ce qu’ils ont déjà appris dans ces institutions privées. Dans ce contexte, le fonctionnement 13. https://behaviormodel.org/

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de l’enseignement public est affaibli ainsi que le rôle et l’autorité des enseignants. En outre, la prévalence de cours privés conduit à une inégalité vis-à-vis des élèves, en raison de leur capacité ou non à payer les frais d’enseignement (Lee et al., 2008). Les élèves passant trop de temps à suivre des cours complémentaires dans des institutions privées, cela a conduit le gouvernement coréen à établir, en 2010, une limite horaire le soir à ne pas dépasser. L’enseignement à distance est alors devenu une manière de contourner la loi, les élèves pouvant continuer à travailler chez eux, hors des murs des institutions (Yang Mi-Koo, 2011). Le gouvernement coréen a également conçu le Cyber Home Learning System (CHLS) afin d’améliorer la qualité de l’enseignement public et réduire l’écart d’enseignement avec les cours privés. Toutefois, les études qui ont été conduites ont montré que les lycéens ne l’utilisaient pas beaucoup. En plus, en 2010, la Commission nationale budgétaire a souligné que les effets du CHLS n’ont pas été suffisants et en dessous des objectifs fixés. Shin et Albers (2015) ont étudié l’efficacité du Cyber Home Learning System (CHLS) pour l’apprentissage de l’anglais. Les résultats confirment ce que l’on a montré autour de Sesame Street et de l’enseignement à distance : pas de différence statistiquement significative, mais une efficacité particulièrement repérée pour les élèves motivés à participer aux activités scolaires et capables d’apprendre de façon autonome. Ils concluent que l’on peut considérer le CHLS comme un complément utile à l’apprentissage, mais pas une solution de remplacement aux services de tutorat privé. Au-delà de la pression exercée sur les élèves en Corée du Sud, on relève, ces dernières années, une inquiétude internationale croissante quant au bien-être et à la santé mentale des étudiants. Ainsi, selon le JISC (agence britannique qui travaille pour l’enseignement supérieur)14, les étudiants d’aujourd’hui sont soumis à de nouvelles pressions, et un nombre croissant d’entre eux éprouvent des difficultés de santé mentale. La demande de services de conseil dans les universités et les établissements d’enseignement supérieur aurait connu une croissance exponentielle, atteignant pour certains d’entre eux jusqu’à 1 000 % en huit ans.

14. https://www.jisc.ac.uk/rd/projects/developing-mental-health-and-wellbeingtechnologies-and-analytics

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En France, la création du CNA (Centre national d’appui pour favoriser la qualité de vie des étudiants en santé)15 en juillet 2019, suite au rapport rédigé par Donata Mara à la demande conjointe des ministères de la Santé et de l’Enseignement supérieur, atteste de la prise en compte de cette question sensible par les pouvoirs publics. « Le bien-être des étudiants en santé et des soignants est un enjeu prioritaire de santé publique, ayant un impact direct sur l’ensemble de la population, en termes de qualité des soins, de risques d’erreurs médicales, d’insatisfaction des patients, et d’augmentation des coûts du système de santé16. »

Il y a une conjonction de facteurs qui expliquent l’important stress subi par les étudiants, et le numérique est certainement l’un d’entre eux. Il intervient d’ailleurs de manière centrale dans une sorte de fléau moderne, le cyberharcèment. Né avec Internet, il s’est fortement aggravé avec l’avènement des réseaux sociaux. « En 2019, plus de 40 % des moins de 50 ans ont déjà subi des attaques répétées sur les plateformes sociales en ligne, dont 22 % des jeunes âgés de 18 à 24 ans17. »

Le cyberharcèlement : un phénomène complexe Selon le ministère de l’Éducation nationale, il s’agit d’un « acte agressif, intentionnel perpétré par un individu ou un groupe d’individus au moyen de formes de communication électroniques, de façon répétée à l’encontre d’une victime qui ne peut facilement se défendre seule18 ». Ainsi, trois critères au moins doivent être réunis pour parler de cyber­ harcèlement (Lecomte, 2020) : 1) « un ensemble de nuisances (volontaires) commises envers une « cible » (il y a une victime de nuisances), 2) de manière répétée/sur une certaine durée dans le temps, 3) assortie d’une relation de domination/déséquilibre de forces entre la « victime » et son ou ses « harceleurs » (la victime est dans l’incapacité au moins temporaire de se défendre sur un pied d’égalité 15. https://cna-sante.fr/ 16. https://cna-sante.fr/wp-content/uploads/2020/04/Rapport-QVES-MARRA03‑04‑18.pdf 17. https://fr.statista.com/themes/5494/le-cyber-harcelement-en-france/#:~:text= V%C3%A9ritable%20fl%C3%A9au%202.0%2C%20le%20cyber,de%2018%20 %C3%A0%2024%20ans. 1 8.   ht t p s : / / w w w.n o n a u h a rc e l e m e nt .e d u c at i o n . g o u v. fr/q u e - fa i re /q u e s t ce-que-le-cyberharcelement/

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face à son ou ses agresseurs ; il y a un ou des harceleurs et une ou des victimes ; la relation entre les protagonistes est asymétrique). » Néanmoins, les caractéristiques spécifiques des réseaux sociaux peuvent conduire à des situations dans lesquelles un des critères précédents n’est pas présent, voire même aucun d’entre eux, et correspondre à du cyberharcèlement. Par exemple ? un tweet adressé à un pair, sans intention de nuire, peut être repris par un certain nombre de personnes, conduisant à une grande amplification pouvant occasionner de fortes nuisances. Selon Lecomte (2020), un important travail de réflexion est à mener « afin de comprendre ce qui se joue sur les médias sociaux (pour les utiliser de manière responsable), et notamment les effets démulti­plicateurs ou polarisants de ceux-ci ». Le cyberharcèlement est puni par la loi. Ainsi, depuis 2014 il existe un délit spécifique au harcèlement sur Internet (article 222‑3-2 du Code pénal19) : « il est ainsi prévu une infraction générale et des infractions spécifiques relatives au harcèlement moral, ainsi que des circonstances aggravantes notamment lorsque les faits ont été commis sur Internet. » Afin de renforcer la lutte contre le cyberharcèlement, la loi n° 2018‑703 du 3 août 2018 a modifié l’article 222‑33‑2-2 du Code pénal. Celui-ci énonce que « le fait de harceler une personne par des propos ou comportements répétés ayant pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de vie se traduisant par une altération de sa santé physique ou mentale est puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 € d’amende lorsque ces faits ont causé une incapacité totale de travail inférieure ou égale à huit jours ou n’ont entraîné aucune incapacité de travail20. »

Si on trouve beaucoup de références sur le harcèlement et le cyber­ harcèlement, la très grande majorité d’entre elles se rapporte aux enfants ou aux adolescents, souvent en lien avec le cadre scolaire (Strassin, 2019). Pour l’enseignement supérieur ou les entreprises, c’est d’abord le harcèlement sexuel qui fait l’objet d’attention mais depuis une dizaine d’années, des articles de recherche analysent les phénomènes de cyber­harcèlement entre étudiants à l’université (voir par exemple Abaido, 2020 ; Xiao et Wong, 2013). Des initiatives sont peu à peu développées : des logiciels de gestion (Binaire, 2020), des liens avec la 19. https://www.legifrance.gouv.fr/codes/id/LEGIARTI000029336939/2014‑08‑06/ 20. https://www.legifrance.gouv.fr/codes/id/LEGIARTI000037289658/2018‑09‑20/

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protection des données (Garcia Diaz et Méndez, 2020), un modèle pour contrer la propagande diffusée dans les médias sociaux ainsi que le cyber­harcèlement (Naffi, 2018). Dans un autre registre, le phénomène de cyberintimidation envers le personnel enseignant augmente sensiblement, notamment au Québec21 et il ne semble pas y avoir encore de politiques concertées pour s’y attaquer (Villeneuve, 2018). Le monde a changé et le numérique est plus qu’un catalyseur, c’est un gigantesque accélérateur qui transforme aussi ce que l’on apprend et la manière dont on le fait.

21. https://www.affairesuniversitaires.ca/articles-de-fond/article/le-harcelement -en-ligne-augmente-dans-le-milieu-universitaire/

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Chapitre 4

Le numérique qui transforme ce qu’on apprend et la façon dont on le fait Comme nous l’avons vu, les moteurs de recherche fournissent des moyens sans précédent d’interroger les textes (et autres médias) inscrits dans les machines connectées à Internet et à y accéder en quelques clics. En outre, des moteurs comme Google fonctionnent de plus en plus comme des moteurs de réponse, c’est-à-dire au lieu de fournir des listes de pages sur lesquelles l’internaute devra trouver l’information qu’il recherche, une réponse est directement donnée, soit dans des zones spécifiques (à droite de l’écran par exemple) soit dans les résumés proposés des pages listées. Utilisés avec des terminaux mobiles comme les smartphones, ces moteurs donnent l’impression à leur utilisateur qu’il pourra, grâce à eux, avoir réponse à tout. Dans ces conditions, reste-t-il quelque chose à apprendre ?

Des technologies « intuitives », une fake news du marketing ! En plus, la technologie répondant de manière quasi immédiate, sans nous laisser le temps d’imaginer les réponses possibles, elle en devient presque une partie de nous-mêmes. Les études sur les usages des techno­ logies distinguent d’une part des approches dites technocentrées, qui partent des fonctionnalités offertes par les technologies, d’autre part des 81

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approches dites anthropocentrées, qui se focalisent sur l’évolution des activités humaines ou des représentations ou imaginaires associées aux technologies. Si cette distinction s’est avérée très longtemps opératoire, on peut s’interroger sur sa pertinence avec les technologies les plus récentes. Prenons l’exemple de la recherche d’information sur Internet. La figure 6 correspond à ce que l’on appelle une barre de recherche. Figure 6. La barre de recherche de Google

Une barre de recherche est en quelque sorte une interface ­générale pour la recherche d’informations. Quand on l’examine, on peut s’inter­ roger sur les affordances (dans le sens de Norman -1988), de cette barre, c’est-à-dire les propriétés que l’on peut percevoir directement et qui vont orienter notre processus de recherche. En fait, on sait que l’on peut taper des mots dans la barre et lancer une recherche à partir de ces mots. Laura Andriss, une étudiante en documentation à l’université de Créteil, a testé l’utilisation de Telescoop en 2016 (Telescoop, le moteur de recherche de la télé…), montrant une telle barre de recherche. Une des personnes interrogées a ainsi déclaré sur le fonctionnement de cet outil de recherche : « Non je ne le trouve pas pratique. Il ne semble pas fonctionner comme ma tête. » A priori, réaction typique d’un utilisateur qui ne comprend pas la logique de fonctionnement d’un dispositif technique, peu en rapport avec sa logique d’usage. Mais la suite de l’entretien contredit cette interprétation : « Mon fonctionnement est adapté à Google car je suis habituée à Google. » Un autre utilisateur va par ailleurs remarquer : « Je suis étonné de l’imprécision des résultats et du fait que l’orthographe modifie les résultats. » Ainsi, c’est la technologie qui a imposé une représentation que les utilisateurs revendiquent. Pourtant, ils ont une vision très naïve du fonctionnement, en grande partie construite dans les utilisations, mais sans distance ni réflexion. On observe le processus de construction d’une affordance, les propriétés de la barre de recherche sont induites du comportement du moteur de recherche Google. Une technologie à la fois transparente et invasive s’installe comme un modèle, sans que ce modèle ne soit véritablement compris. 82

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Affordance et porte La notion d’affordance désigne les propriétés perçues d’un objet. Développée initialement par Gibson, cette notion a été reprise par Donald Norman pour l’appliquer à la conception des interfaces graphiques, afin de rendre les objets informatiques plus simples à utiliser. L’idée est de représenter des objets à l’écran et de faire agir directement l’utilisateur sur ces objets, en utilisant les connaissances qu’ils ont acquises sur leur fonctionnement. (Voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Affordance) L’exemple des boutons ou poignées de portes permet d’illustrer simplement cette notion d’affordance.

Image 1

Image 2

Image 3

Image 4

Image 5

Rien qu’en regardant l’image, on peut savoir directement quelle action on va pouvoir faire pour ouvrir la porte. Pour l’image 1, on va saisir la poignée et la descendre vers le bas. Pour la suivante, on va insérer les doigts et tirer vers la droite. Pour les 2 images 3, on va tirer vers soi. Pour les images 4 et 5, on va tourner la poignée. Bien que chacun arrive à ouvrir les portes sans y penser, personne ne qualifiera l’action que l’on va faire sur la poignée ou le bouton d’intuitive, sachant que c’est un acquis de l’expérience. C’est identique avec les applications informatiques, alors que les actions que nous menons sans y penser ont été apprises par expérience, les vendeurs cherchent à nous faire croire que notre intuition nous guide.

Les affordances peuvent être vues comme des facilitations dans les interfaces, correspondant à des formes d’induction, d’incitation. Pour beaucoup d’utilisateurs, elles ouvrent à des objets informatisés et ils qualifient leur fonctionnement d’intuitif. Mais que veut dire exactement intuitif dans ce contexte ? Peut-on qualifier un bouton de porte d’intuitif parce que l’on va pouvoir l’actionner efficacement sans y réfléchir ? On peut penser que non. En fait, en utilisant de nouveau le moteur de recherche Google, on découvre des boutons ou poignées de porte 83

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qualifiés d’intuitifs. On trouve ainsi l’expression « vécu intuitif de la préhension » nécessitant un « design similaire à celui des béquilles de portes intérieures1 » (l’intuition reposant bien sur des expériences précédentes) et une poignée dite « intuitive » qui « permet de verrouiller et déverrouiller le coulissant d’un seul geste2 » et même en « un seul mouvement, fluide et naturel3 » (c’est le geste qui est en jeu). Cette poignée est qualifiée de « must de l’intuitivité et de l’esthétique ». Plutôt curieux de rencontrer cette notion d’intuitivité dans une publicité pour des poignées de portes ! De manière savante, caractérisée par la connaissance immédiate, elle recouvre deux acceptions : d’une part une compréhension large et unifiante, d’autre part une impressivité fine et pénétrante parfois, mais toujours limitée.4 Derrière cette notion d’intuitivité, ce qui peut être compris par intuition, se profile celle d’affordance. Mais cette aptitude à deviner quelque chose qui va se passer ou à comprendre très rapidement5 est orientée avant tout vers l’action. S’agit-il de comprendre ou d’agir ? Ou de faire agir en faisant croire que l’on a compris ? Ou simplement l’efficacité perçue devient la mesure ultime ? Exercer un contrôle sur ce que l’on fait : une intuition apprise, transmise quasiment imposée, nous faire croire à une liberté que nous n’avons pas. L’apprentissage ne consiste-t-il pas à remettre en question ces intuitions pour gagner en autonomie, en créativité, en  agentivité ? Notons que, dans les jeux, on cache le plus souvent les affordances. C’est au joueur d’aller les découvrir pour être capable de s’en servir par la suite. S’agissant de ce que l’on appelle la physique naïve, ­l’ensemble des conceptions que l’on acquiert dans notre vie quotidienne vis-à-vis du comportement du monde physique, constitue un obstacle très sérieux à l’apprentissage de la physique. Nos intuitions sont le plus souvent en opposition avec les lois physiques que l’on est censé étudier. Ainsi de multiples choses restent à apprendre. Si ce ne sont pas des savoirs ou des connaissances, cela pourrait être de l’ordre de ce que l’on nomme les soft skills ou les compétences du xxie siècle. Mais aussi la manière de piloter les dispositifs numériques, dans ce que l’on appelle maintenant le codage et plus classiquement la programmation.

1. https://www.fsb.de/fr/produits/garnitures-de-porte-et-de-fenetre/poignees-de-fenetre/ 2. https://www.k-line.fr/faq-details.aspx?id=25 3. https://sotralu.fr/poignee-intuitive-novem-le-must-de-lintuitivite-et-de-lesthetique/ 4. https://www.cnrtl.fr/lexicographie/intuitivit%C3%A9 5. https://www.linternaute.fr/dictionnaire/fr/definition/intuitivite/

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Les compétences dites du xxie siècle La question des compétences qui doivent être acquises au sein des systèmes de formation regroupe plusieurs discours qui se recoupent sans se recouvrir totalement. Il s’agit d’abord de tenir compte de l’accélération des bouleversements économiques et sociaux et de sa prévisible prolongation, qui nécessite de rendre les individus adaptables au changement et aptes à être formés « tout au long de la vie ». Il s’agit ensuite de prendre en compte la transformation d’un mode de production qui a basculé dans ce que l’on a d’abord appelé économie de services, puis « économie de la connaissance » ou « une économie fondée sur le savoir » (OCDE, 1996)6. Depuis un peu plus de vingt ans, de nombreux discours traitent de l’apprentissage de ces nouvelles compétences. Leur différence tient souvent à la fois de la date à laquelle ils sont prononcés ainsi qu’à la nature de leur émetteur (institution publique nationale ou inter­ nationale, politique, industriels, chercheurs, etc.). L’un des plus connus est celui d’Edgar Morin (Morin, 1999) qui, loin d’une approche par matière, a décrit à l’aube du xxie siècle de façon très globale et assez théorique pour l’UNESCO « les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur ». Il s’agit d’abord « de faire connaître ce qu’est connaître (…) afin d’armer chaque esprit dans le combat vital pour la lucidité », puis de promouvoir les principes d’une connaissance pertinente… qui permet de placer l’information dans son contexte global et s’oppose à la connaissance fragmentée. En troisième lieu, il prône le rassemblement des disciplines éparses pour restaurer la condition humaine dans sa complétude et pouvoir l’enseigner. Le quatrième savoir fondamental à acquérir est l’identité terrienne et le destin désormais planétaire du genre humain. Il estime ensuite qu’il convient d’apprendre à affronter les incertitudes et enseigner les principes de stratégie qui permettent d’affronter les aléas, l’inattendu, et l’incertain et permettent d’en modifier le développement. 6.  Pour l’OCDE : « le terme “économie fondée sur le savoir” découle de la reconnaissance grandissante de l’importance de la connaissance et de la technologie dans les économies modernes de l’OCDE… La codification croissante du savoir et sa transmission par le biais des réseaux informatiques et de communication ont générés une nouvelle “société de l’information” (…) la nécessité dans laquelle se trouvent les travailleurs d’acquérir des compétences et de les adapter constamment est à la base de la “société de l’apprentissage” (…). De par son importance la diffusion du savoir et de la technologie nécessite des réseaux de savoir et des “systèmes nationaux d’innovation”. »

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Le sixième savoir fondamental est la compréhension (vue comme fin et comme moyen de la communication humaine). Enfin, le dernier consiste à enseigner l’éthique du genre humain qui « contribue non seulement à une prise de conscience de notre Terre-Patrie, mais aussi, permettre que cette conscience se traduise en une volonté de réaliser la citoyenneté terrienne ». De nombreux auteurs estiment, de façon beaucoup plus prosaïque, que dans une économie mondialisée qui connaît des développements technologiques rapides, une concurrence forte entre pays, où compétitivité et croissance dépendent en grande partie de ce que l’on appelle « l’économie du savoir » ou de « la connaissance », la réussite d’une nation dépend pour beaucoup du niveau de formation de sa main-d’œuvre, et notamment de ses compétences technologiques. Il leur paraît essentiel, pour la création d’emplois et l’amélioration du bien-être social, que les individus soient hautement qualifiés dans l’utilisation des technologies numériques. Cela s’applique non seulement à ceux qui entrent sur le marché du travail ou à ceux qui y sont déjà intégrés, mais aussi aux chômeurs qui ne disposent pas des compétences requises. Eu égard à la rapidité des changements technologiques dans nos sociétés orientées vers les services et dans la mesure où la numérisation croissante des procédés fait appel à une main-d’œuvre de plus en plus qualifiée, les pays voulant être compétitifs doivent mettre en place de façon prioritaire une société « d’apprentissage », dotée de structures souples qui permettent à tous les citoyens d’actualiser régulièrement leurs compétences et leurs connaissances et qui facilitent la formation tout au long de la vie. En effet, d’abord le numérique fournit de plus en plus d’emplois (Commission européenne, 2019) : 2 millions d’emplois auraient été créés par le numérique au cours des dix dernières années en Europe (dont 756 000 n’étaient pas pourvus en 2020). Par ailleurs, il transforme la plupart des métiers et va le faire encore plus à l’horizon 2030 notamment via l’intelligence artificielle ou la robotique, mais il va en créer de nouveaux dont on peine à mesurer les contours (85 % des emplois de 2030 n’existeraient pas encore). Enfin, la Commission européenne estime que 1 750 000 nouveaux emplois seront créés dans le domaine des TIC d’ici 2030. L’économie de la connaissance fait appel, en définitive, à un enseignement adapté dans lequel le numérique rend le travail plus facile et permet aux jeunes de se préparer à occuper leur place sur le marché du travail que dessine justement cette économie fondée sur le savoir. 86

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Par ailleurs, la technologie est souvent vue par les enseignants et les politiques comme l’outil le plus pertinent pour résoudre certains problèmes du système scolaire restés sans réponse, tels que la rénovation des contenus et celle du système d’évaluation. Face à un programme scolaire traditionnel où l’acquisition des connaissances par l’accumulation encyclopédique continue d’être prépondérante, et où le savoir continue d’être organisé par matières de manière rigide, le numérique paraît être un des moyens pour avancer vers une redéfinition des programmes scolaires, plus adaptés aux savoirs et savoir-faire d’aujourd’hui, et une organisation moins cloisonnée, et plus ouverte à l’intelligence collective. L’objectif de cette redéfinition est, fondamentalement, de doter les élèves des compétences qui les aideront à évoluer, de façon appropriée, comme des citoyens responsables, dans une société de l’apprentissage, et, comme des travailleurs compétents, dans une économie du savoir. C’est la raison pour laquelle on les a appelées les « compétences du xxie  siècle ». Un exemple de définition et d’évaluation des compétences du xxie siècle Nombreux sont les auteurs, les institutions ou les groupes de pression (notamment industriels) qui ont dessiné les compétences que devrait transmettre cette école du futur. En réalité, la plupart veulent dire que la société et l’économie du savoir font appel à de nouvelles compétences que les systèmes scolaires ne permettent pas d’acquérir convenablement. Une des définitions les plus connues qui en ait été faite, celle du consortium ACT21S (http://atc21s.org/) réalisée par l’université de Melbourne en partenariat avec Microsoft, Intel et Cisco, comprend : –– Des modes de pensée : la créativité et l’innovation, l’esprit critique, la résolution de problèmes, la prise de décisions et le métaapprentissage (apprendre à apprendre). –– Des modes de travail : la communication et le travail en équipe, les technologies de l’information et de la communication et l’alphabétisation numérique (cf. http://atc21s.org/index.php/about/ what-are-21st-century-skills/). –– Des compétences pour vivre dans le monde actuel : la citoyenneté locale et globale, la responsabilité face à la vie elle-même et l’épanouissement professionnel, personnel et social. Malgré le consensus sur l’importance de ces compétences, il n’y a pas à l’heure actuelle d’instruments de mesure validés susceptibles de permettre de concevoir des processus pédagogiques pour renforcer

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leur développement. C’est pourquoi dans sept pays (Singapour, Finlande, Australie, Angleterre, États-Unis, Portugal et Costa Rica) des projets pilotes sur l’évaluation de ces compétences ont été développés par le consortium académique ATC21S.

Dans la même veine, un ancien président d’Harvard, Lawrence Summers (Summers, 2012) pense que l’enseignement supérieur devra : apprendre à utiliser les connaissances plutôt que les transmettre, faire travailler de façon plus collaborative, apprendre différemment dans la mesure notamment où les outils électroniques permettent d’aller beaucoup plus loin dans « l’apprentissage dynamique » qui implique « des expériences collaboratives », « l’usage des médias » et plus « d’interactions entre professeurs et étudiants ». Enfin, Lawrence Summers plaide au niveau des contenus pour plus de « cosmopolitisme » (« les étudiants doivent avoir des expériences internationales et des cours de sciences sociales qui s’appuient sur des exemples du monde entier ») et pour un enseignement de base en « probabilités, statistiques et analyse de la décision ». L’ensemble de ces travaux montre la nécessité de modifier en profondeur les compétences mais surtout les méthodes et les postures qui sont acquises dans le cadre de la scolarité, tant pour s’intégrer au mieux sur le marché du travail que dans un monde en constante évolution. De fait, nombreux sont les systèmes scolaires dans lesquels sont redéfinies les connaissances et compétences qui doivent être enseignées. En France, la notion de « socle de connaissances et de compétences » et les liens qu’il peut avoir avec les programmes de l’enseignement obligatoire, notamment en collège, font l’objet de débats depuis la réforme Haby dans les années 1970 (MEN, 2006). À la suite du sommet européen de Lisbonne, en octobre 2004, la Commission Thélot préconise l’instauration d’un « socle commun des indispensables ». Il est inscrit dans la loi en 2005 « que la scolarité obligatoire doit au moins garantir à chaque élève les moyens nécessaires à l’acquisition d’un socle commun de connaissances et de compétences qu’il est indispensable de maîtriser pour accomplir avec succès sa scolarité, poursuivre sa formation, construire son avenir personnel et professionnel, et réussir sa vie en société ». Avec la loi de refondation de l’école en 2013, le socle commun est redéfini. Il inclut de nombreuses compétences autour du numérique.

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Socle commun et numérique Le site du ministère consacre une page entière à numérique et socle commun7. Il précise en introduction que « l’usage des outils numériques contribue au renforcement des apprentissages fondamentaux et à la lutte contre le décrochage, facilite la différenciation des démarches et l’individualisation des parcours pour répondre aux besoins de chaque élève ». Il indique par ailleurs pour chacun des cinq domaines du socle commun les compétences devant être acquises qui ont trait au numérique. Elles sont particulièrement ambitieuses pour les deux premiers domaines. DOMAINE 1 : LES LANGAGES POUR PENSER ET COMMUNIQUER Comprendre, s’exprimer en utilisant les langages mathématiques, scientifiques et informatiques. Il sait que des langages informatiques sont utilisés pour programmer des outils numériques et réaliser des traitements automatiques de données. Il connaît les principes de base de l’algorithmique et de la conception des programmes informatiques. Il les met en œuvre pour créer des applications simples. DOMAINE 2 : LES MÉTHODES ET OUTILS POUR APPRENDRE Ce domaine a pour objectif de permettre à tous les élèves d’apprendre à apprendre (…) afin de réussir dans leurs études et, par la suite, se former tout au long de la vie (…). Ces compétences requièrent l’usage de tous les outils théoriques et pratiques à sa disposition (…), la capacité à utiliser de manière pertinente les technologies numériques pour faire des recherches, accéder à l’information, la hiérarchiser et produire soi-même des contenus. Organisation du travail personnel : l’élève sait se constituer des outils personnels grâce à des écrits de travail, y compris numériques Coopération et réalisation de projets  : l’élève sait que la classe, l’école, l’établissement sont des lieux de collaboration, d’entraide et de mutualisation des savoirs. Il aide celui qui ne sait pas comme il apprend des autres. L’utilisation des outils numériques contribue à ces modalités d’organisation, d’échange et de collaboration. Médias, démarches de recherche et de traitement de l’information : il sait utiliser de façon réfléchie des outils de recherche, notamment sur Internet. Il apprend à confronter différentes sources et à évaluer la validité des contenus. Il sait traiter les informations collectées, les organiser, les mémoriser sous des formats appropriés et

7. https://eduscol.education.fr/cid98781/le-numerique-et-le-socle-commun.html, page mise à jour le 22 juillet 2019 selon Eduscol.

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les mettre en forme. Il les met en relation pour construire ses connaissances. L’élève apprend à utiliser avec discernement les outils numériques de communication et d’information qu’il côtoie au quotidien, en respectant les règles sociales de leur usage et toutes leurs potentialités pour apprendre et travailler. Il accède à un usage sûr, légal et éthique pour produire, recevoir et diffuser de l’information. Il développe une culture numérique. Il identifie les différents médias (presse écrite, audiovisuelle et Web) et en connaît la nature. Il en comprend les enjeux et le fonctionnement général afin d’acquérir une distance critique et une autonomie suffisantes dans leur usage. Outils numériques pour échanger et communiquer  : l’élève sait mobiliser différents outils numériques pour créer des documents intégrant divers médias et les publier ou les transmettre, afin qu’ils soient consultables et utilisables par d’autres. Il sait réutiliser des productions collaboratives pour enrichir ses propres réalisations, dans le respect des règles du droit d’auteur. L’élève utilise les espaces collaboratifs et apprend à communiquer notamment par le biais des réseaux sociaux dans le respect de soi et des autres. Il comprend la différence entre sphères publique et privée. Il sait ce qu’est une identité numérique et est attentif aux traces qu’il laisse.

Au-delà des textes, se pose la question de ce qui est enseigné en matière de numérique.

Codage, programmation, que faut-il apprendre en matière de numérique ? Un débat semble clos en 2020, celui de l’apprentissage du code ou de la programmation, puisque l’informatique est entrée officiellement dans les programmes en France : un peu au primaire, en mathématiques et en technologies au collège et dans des enseignements du nouveau lycée (programme d’enseignement de sciences numériques et technologie (SNT) de la classe de seconde générale et technologique et des programmes d’enseignement de spécialité de numérique et sciences informatiques (NSI) du cycle terminal de la voie générale du lycée). Un CAPES d’informatique a été créé en 2020 avec la création de 1 500 postes d’enseignants en informatique. 90

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Pour autant, cette inscription institutionnelle n’a pas véritablement éteint les controverses assez marquées qui existaient en ce qui concerne la nature et l’étendue de ce qui devait être enseigné. Il n’est pas inutile de reprendre certains termes du débat à la lumière des choix qui ont été effectués. Rappelons qu’introduire des enseignements d’informatique répond à trois grandes finalités : 1) favoriser l’employabilité, faciliter l’acquisition de bons niveaux de compétence en informatique (des « informaticiens » mais aussi des utilisateurs très avancés sont jugés nécessaires), 2) rendre plus attractives les filières scientifiques : pour certains, l’informatique pourrait donner ou redonner aux « jeunes » le goût des sciences (et compléter tous les dispositifs créés depuis plusieurs années, notamment, les musées, les Maisons des sciences…), 3) développer chez les élèves une culture nécessaire à leur bonne insertion comme citoyen dans un monde fortement informatisé, des modes de raisonnement et des connaissances nécessaires pour penser et agir dans un monde numérique. Reprenons les recommandations faites en 2012 par la Royal Society à partir d’un diagnostic alarmant : Enseigner le numérique : « Éteindre ou redémarrer ? (shut down or restart ?) ». Ce diagnostic montrait un cercle vicieux : l’enseignement du numérique étant limité aux usages du quotidien, il est perçu comme requérant de faibles compétences. Aussi, peu de gens choisissent une formation numérique solide et les établissements ne réussissent pas à recruter des enseignants disposant de telles compétences. Ce qui limite l’enseignement du numérique aux usages du quotidien. La Royal Society faisait onze recommandations. Tout d’abord changer la sémantique : passer du terme générique d’« ICT » (TIC) pour aller vers trois termes qui correspondent mieux aux différents aspects numériques : l’informatique appliquée (information technology), l’informatique théorique (computer science), les usages du numérique (­digital literacy) ; recruter des professeurs dans chacune de ces disciplines qui doit faire l’objet de plans précis, à même de remédier au manque actuel de professeurs ; mettre en place des politiques de formation continue dans ces domaines en coordination avec les acteurs majeurs du secteur pour assurer la qualité des enseignements dans le temps ; mettre à niveau les infrastructures et les contrats de service dans les établissements ; développer des ressources d’enseignement ; également reconnaître l­’informatique théorique (« computer science ») comme une science à part entière, au même titre que les mathématiques. 91

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Chaque enfant devrait maîtriser les fondamentaux du numérique à l’issue des études obligatoires et avoir l’opportunité de poursuivre cet enseignement par la suite. Enfin, il faut mettre en place des systèmes de valorisation et d’incitations aux carrières numériques. L’une des idées centrales est qu’il y a plusieurs types d’informatiques et qu’il faudrait enseigner chacune d’elles, débat qui a eu lieu aussi en France. S’agissant de ce qui réfère à la science informatique (computer science), c’est principalement ce qui a été introduit dans les programmes. Derrière, il y avait l’idée de ne pas se laisser tromper par la formule de « digital natives », alors que beaucoup de jeunes étaient surtout des « digital consumers ». Mais cela est moins clair en ce qui concerne l’aspect information technology, notamment permettre au minimum à tout élève d’acquérir non seulement les compétences de base en bureautique – traitement de texte (taper vite et bien est aussi important que de savoir écrire à la main et est enseigné à tous aux États-Unis), en tableur, en logiciel de présentation ainsi que de traitement d’image, voire de traitement du multimédia afin d’être à même de maîtriser ces nouveaux langages sans avoir à les apprendre sur le tas de façon empirique. Et cela est peut-être encore moins clair en ce qui concerne la partie digital literacy, que Bassy (2012) décrivait comme le fait « d’apporter au futur citoyen la capacité à mesurer la validité de l’information, à la hiérarchiser et à la critiquer (literacy), le souci de la sécurité des données personnelles (pour soi et pour les autres), le respect de la propriété intellectuelle et artistique, la connaissance de la législation et la capacité à détecter les comportements déviants ou dangereux, l’acquisition des Life Skills qui fondent la vie sociale, etc. » Cet ensemble de compétences nouvelles8 excède les cloisonnements disciplinaires et impose, non pas de créer une discipline supplémentaire ou de répartir la charge sur plusieurs disciplines, mais de revoir de façon plus radicale les objectifs éducatifs de l’École, les pratiques pédagogiques et les modes d’apprentissage. Alors que Steve Jobs déclarait également à propos des États-Unis : « Chacun dans ce pays devrait savoir comment programmer un ordinateur… parce que cela apprend à penser. » Un discours sur la pensée informatique (computational thinking) s’est diffusé internationalement. Il permet d’affirmer qu’apprendre la programmation et l’informatique 8.  Dont bon nombre figurent déjà dans le Brevet informatique et internet (B2i), très inégalement mis en œuvre, notamment au lycée.

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va bien au-delà de la discipline elle-même et contribue à développer une forme de pensée qui est absolument nécessaire au xxie siècle. La pensée informatique L’idée que l’informatique est associée à des modes de pensée à la fois nouveaux et de portée générale date des années 1960 et a souvent été invoquée pour que l’enseignement de l’informatique entre dans les programmes scolaires. Cette idée a été popularisée par Jeannette Wing en 2006, avec l’expression computational thinking : « adopter un mode de pensée informatique conduit à résoudre des problèmes, à concevoir des systèmes et à comprendre le comportement humain différemment, en s’appuyant sur les concepts fondamentaux de la discipline informatique et en y incluant une panoplie d’outils intellectuels qui reflètent l’étendue de la science qu’est l’informatique. » (Wing, 2006). Quand on se focalise sur les aspects directement liés à la résolution de problèmes, différentes facettes ont été mises en exergue dans la conception d’un programme pour résoudre un problème : décomposition, abstraction, conception d’algorithmes, débogage, itération et généralisation. Cette notion de pensée informatique a été abondamment discutée. Le manque de consensus sur ses contours est un constat largement partagé : la définition même évolue avec l’accumulation des connaissances sur cette pensée informatique. La multiplicité des revues de la littérature atteste que son opérationnalisation ne va pas de soi, montrant la difficulté d’une approche finalement plutôt abstraite et théorique. Néanmoins la pensée informatique a acquis une réputation mondiale et beaucoup s’y réfère afin d’attester qu’apprendre le code ou plus largement l’informatique est loin d’être uniquement un apprentissage technique. De manière un peu étonnante, avec l’apprentissage dit du code dans les programmes, beaucoup disent maintenant « enseigner la pensée informatique ». Voir Drot-Delange et al. (2019) pour une discussion plus détaillée.

Aussi, les choix opérés par les autorités éducatives en France peuvent interroger9. D’abord, il convient d’éviter de présenter l’informatique comme une matière destinée uniquement aux meilleurs. Or, c’est le risque pris avec son introduction en mathématiques, matière de la sélection scolaire, dont de nombreux élèves se sentent exclus. 9.  Repris d’une note interne rédigée par Éric Bruillard et Françoise Tort en 2015.

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Ensuite, il faudrait éviter de laisser penser que l’informatique est réservée aux garçons. Même si c’est une femme, Ada Lovelace, qui a réalisé au xixe siècle le premier algorithme destiné à être exécuté sur une machine de Babbage (premier ordinateur) et qui a été ainsi le premier programmeur de l’histoire, la place des femmes dans les sciences et les métiers du numérique est un vrai sujet. Il y a donc un risque pris par la seule association de l’informatique au collège au couple mathématique et technologie. Cette dernière est peu choisie par les filles dans leur poursuite d’études (elles sont 6,5 % en STI2D). Dans son ouvrage L’informatique a-t-elle un sexe10 ?, Isabelle Collet montre que les mécanismes qui ont tenu à distance les femmes des disciplines techniques pourraient les évincer de l’informatique. Restreindre l’informatique à l’algorithmique et à la programmation, ce sont des compétences et attitudes de démiurges qui sont mises en exergue, compétences et attitudes associées à une image masculine. Il faudrait, comme le préconisait la Royal Society, que tous les aspects de l’informatique soient abordés et tout particulièrement celui de la gestion des systèmes d’information, des bases de données et des grandes quantités d’information. Au collège, un lien pourrait être fait avec de nouveaux enseignements à mettre en place en éducation aux médias et à l’information. De même, avec des dispositifs liés à l’éducation à l’environnement et au développement durable. Les disciplines « technologie collège » et « documentation » pourraient avoir un rôle important, à articuler avec les autres disciplines du collège. À cet égard, le concours Castor informatique11 auquel plus de 700 000 jeunes ont participé en 2019 peut donner des exemples utiles d’activités transverses (information et représentation, pensée algorithmique, utilisation des applications, structures de données, jeux de logique, informatique et société). C’est aussi l’oppor­tunité de modifier l’enseignement en collège, le rendre davantage ­associé à la mise en place de projets, avec des activités « e­xpérimentales » et collectives. L’introduction de l’informatique en collège pourrait donner l’opportunité de ne pas reproduire un modèle canonique de construction d’une discipline scolaire, mais plutôt d’engager une construction d’un nouveau type permettant : –– d’articuler science et sciences humaines,

10. https://www.monde-diplomatique.fr/2007/06/COLLET/14834, et ouvrage publié en 2016. 11. http://castor-informatique.fr/

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–– d’articuler des enseignements dans des disciplines existantes avec des dispositifs transversaux, –– de favoriser les projets et de donner des clés de compréhension du monde actuel, –– de ne pas figer des programmes prescrits mais permettre qu’une partie puisse être actualisée chaque année, selon les innovations technologiques et sociales en cours. Ainsi, l’école doit désormais apprendre aux élèves à maîtriser les TIC, et pas seulement par des « compétences instrumentales », mais aussi par une plus grande « culture des techniques », « la connaissance de leur histoire, une compréhension un peu approfondie de leur fonctionnement, de leurs effets et de leurs enjeux… cela leur permettant d’établir entre l’ancien temps et le nouveau, une forme de continuité, la numérisation n’étant après tout qu’un prolongement de la longue histoire de l’écriture et des supports de mémoire » (Kambouchner et al., 2012). Philippe Meirieu estime pour sa part que l’école doit enseigner une posture qui fait souvent cruellement défaut aux usagers des TIC : « ­l’acquisition d’une culture lettrée exigeante qui dégage le sujet de ­l’utilitarisme immédiat et déplace son intérêt vers les enjeux… (permettant) à toute personne d’accéder à une posture lucide, critique et inter­ active par rapport à l’ensemble des situations dans lesquelles elle est susceptible de se trouver » (Kambouchner et al., 2012). ` Outre ce qu’il serait important d’apprendre en matière de numérique, la place des écrans et des claviers, en tant que technologies qui instrumentent l’apprentissage, est également à interroger.

L’écriture clavier/écriture cursive, apprentissage instrumenté et résolveurs incomplets La première question a trait au remplacement au sein du cursus scolaire de l’écriture cursive par le clavier, comme cela est le cas aux États-Unis depuis 2014 dans 45 États (14 d’entre eux l’ont réintroduite dès 2016) ou en Finlande depuis 2016, ou encore dans certaines provinces du Canada comme l’Ontario. En effet, ces pays tirent la conséquence logique du fait que très peu de gens utilisent encore le stylo dans leur vie professionnelle, et préfèrent que les enfants apprennent directement à taper au clavier. Or de nombreux experts soulignent les avantages de l’écriture cursive sur le plan du développement intellectuel, de la pensée, du développement et de l’entretien de la mémoire. 95

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Cette question de l’instrumentation des apprentissages se pose de façon plus générale : qui se souvient de ce qu’est cet objet (figure 2) ? Figure 2. Un objet ancien ?

« Contrairement à ce que l’on croit, la disparition des règles à calcul ne coïncide pas avec la naissance des calculatrices de poche, en 1970. Quinze ans seront encore nécessaires pour que la règle à calcul électronique se substitue à la traditionnelle règle à calcul. Cet objet singulier que l’on aperçoit dans les vide-greniers, et dont personne ne retrouve le fonctionnement, s’est éteint lentement avec son secret. Pourtant, la belle au bois dormant pourrait bien se réveiller12… »

Il n’est pourtant pas si ancien et faisait partie du bagage de tout ingénieur. Autrefois, instrument indispensable pour faire des calculs, il est devenu obsolète. Toutefois, si ce n’est plus l’auxiliaire nécessaire pour effectuer des opérations, il peut devenir un instrument pédagogique appréciable. En effet, contrairement aux calculatrices électroniques et autres dispositifs numériques, dont le fonctionnement interne est a priori inaccessible (sauf si on le reconstitue pour le donner à voir), sa manipulation même rend compte du fonctionnement des opérations qu’il permet d’effectuer. Pour les mêmes raisons, le boulier est utilisé dans nombre d’écoles primaires afin d’aider les enfants à mieux comprendre les calculs qu’ils effectuent autrement sur des écritures. Cet exemple souligne que beaucoup d’activités et d’apprentissages sont instrumentés. Les instruments sont, d’une part, matériels. Ainsi, les technologies scolaires comprennent notamment les instruments de visualisation collective (tableaux, affichages), de travail individuel (livres, cahiers, outils d’écriture, de calcul, etc.). Il y a des technologies sociales, non spécifiques de l’école, comme la télévision, la radio, plus généralement les technologies de communication et de travail. D’autre 12.  Jouenne Noêl (2005). « La règle à calcul : extinction programmée ? », Pour la Science. Les génies, n° 25 https://www.pourlascience.fr/sr/histoire-objets/la-reglea-calcul-extinction-programmee-873.php

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part, les instruments sont intellectuels et participent de l’activité. Ainsi, alors que l’apprentissage est traditionnellement lié au papier (support privilégié de l’écriture), il y a différentes formes de papier, selon les activités. Le papier est blanc, mais a des lignes, des carreaux, des couleurs… il peut être millimétré, à dessin, à musique, à lettre… Il y a aussi le papier buvard, à lettre, de verre… tramé. Le papier a des spécificités en lien avec l’activité qu’il aide à mener. L’informatique est une nouvelle instrumentation qui remplace ou étend celle du livre (et du cahier). Elle a déjà beaucoup modifié le contexte social et les jeunes générations vivent dans un environnement saturé de technologies numériques. Les connaissances sont construites par les activités en lien avec les instrumentations associées et les instruments confiés aux apprenants changent la nature même des activités éducatives. Ainsi, changer l’instrumentation conduit à revoir les activités d’apprentissage, tant leur nature que leur succession. C’est arrivé maintes fois dans le passé, notamment le passage de la plume d’oie à la plume de fer a changé la place du calcul écrit dans la formation des élèves (comme nous l’avons vu en introduction). En outre, l’informatique est une technologie cognitive à même de résoudre tout ou partie des tâches que l’on est amené à réaliser : calculateurs, démonstrateurs, instruments de mesure, traducteurs, etc. Mais l’informatique résout rarement intégralement automatiquement : le calcul est exact pour certaines tailles de nombres, une démonstration automatique peut avoir des trous, une correction orthographique peut être erronée, une traduction n’est pas exempte de contresens, etc. En fait, la résolution est souvent incomplète et imparfaite. C’est souvent une raison invoquée par des enseignants pour rejeter la technologie, puisque les élèves sont jugés se reposer trop sur elle et être incapables de repérer les erreurs et de les rectifier. Pourtant, ces résolveurs incomplets sont des auxiliaires extrêmement performants et leur maîtrise n’est pas si simple. Un rôle central de l’école est certainement d’apprendre aux élèves à utiliser ces instruments imparfaits.

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Chapitre 5

Le numérique en classe : une place marginale, sauf pour quelques populations spécifiques Les évolutions sociétales et sociales et le déploiement généralisé du digital conduisent à interroger l’école et les institutions éducatives. Sontelles prêtes et comment peuvent-elles « accommoder » le numérique pour mieux conduire leur mission ? Un article de Larry Cuban de 1993, au titre provocateur « Computers Meet Classroom : Classroom Wins » (« Salle de classe contre ordinateur : vainqueur la salle de classe »1) explique pourquoi les ordinateurs sont moins utilisés dans les classes que dans d’autres organisations, du fait de la manière dont les enseignements sont conduits et de la culture dominante sur l’apprentissage. La structure et le fonctionnement de l’école actuelle ne lui permettent peut-être pas d’utiliser le numérique de la meilleure façon, c’est aussi ce que disent Collins et Halverson (2009), annonçant une transformation en profondeur des institutions d’enseignement. Dans un premier temps, nous allons exposer l’argumentation de Larry Cuban en le revisitant quelque peu en tenant compte du contexte actuel et, dans un second temps, nous montrons en quoi le mode de scolarisation est déjà en train de changer, en regardant comment le numérique peut aider à prendre en compte des populations spécifiques d’élèves. 1.  Une version abrégée de l’article de Cuban est parue en français en 1997 dans Recherche et Formation.

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Une place marginale pour la technologie éducative : le cycle de Cuban revisité Le cycle décrit par Larry Cuban Dans son ouvrage de 1986, Larry Cuban a exposé un cycle décrivant la manière dont une nouvelle technologie est prise en compte dans le système éducatif étatsunien, cycle qui s’applique sans grand changement à d’autres systèmes éducatifs. Ce cycle accompagne les nouvelles technologies depuis près d’un siècle : « les décideurs politiques réformateurs entourent l’innovation d’affirmations extravagantes, puis des études universitaires montrent une utilisation limitée ou sans imagination des appareils en classe, suivies d’une déception, puis d’un blâme jeté sur les enseignants plutôt que sur ceux qui ont fait les premières affirmations » (Cuban et Jandrić, 2015). Ce cycle se déroule en quatre étapes, de l’enchantement à la désillusion : promesses/validation scientifique/désillusion/généralisation limitée. La première étape correspond à l’apparition d’une nouvelle techno­ logie dans l’espace social (la radio, le cinéma, la télévision, l’ordinateur…). Elle suscite intérêt et espoir, ouvrant de nouvelles perspectives. Son adoption est souvent rapide et son utilisation en éducation apparaît évidente. Des gourous prédisent une éducation radicalement nouvelle, des marchands poussent à de grands plans d’équipement, les parents souhaitent que leurs enfants utilisent ces technologies, qui sont vues comme les technologies du présent (et de l’avenir). Les autorités éducatives entendent toutes ces demandes, mais avant de prescrire largement leur utilisation en éducation, elles cherchent des garanties. La deuxième étape correspond aux expérimentations. D’une part, les autorités éducatives demandent à la « science » de prouver que les technologies en question vont effectivement améliorer l’éducation. D’autre part, des innovateurs se lancent dans des utilisations dans des classes, engageant leurs élèves dans des activités nouvelles avec ces techno­logies. Dans les deux cas, cela « marche ». La « science », via des tests en laboratoire, montre indubitablement que les technologies ont un très fort potentiel éducatif et les prouesses des innovateurs, au moins les plus visibles, sont saluées dans les médias. Rien ne s’oppose à la généralisation que les entreprises nomment « passage à l’échelle ». La troisième étape correspond au démarrage du processus de généralisation. Ce qui apparaissait comme une évidence, une technologie 100

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aux pouvoirs surprenants mais bien attestés, s’avère finalement plutôt problématique. Les bienfaits escomptés tardent à voir le jour et les utilisations sont plutôt décevantes. On incrimine alors les enseignants, présentés comme les tenants d’un ancien monde, faisant obstacle aux merveilleuses technologies du monde nouveau. La quatrième étape correspond au résultat du processus de généralisation. Une utilisation finalement peu fréquente, modifiant de manière marginale les activités menées dans les écoles. Une nouvelle technologie arrive alors au-devant de la scène et un nouveau cycle s’enclenche. Les ouvrages de Larry Cuban (1986, 2001) expliquent très bien pourquoi les enseignants sont pris dans des injonctions contradictoires et que les technologies ne tiennent pas toutes les promesses attendues, sans qu’on puisse incriminer les enseignants. Leur rôle ne consiste pas à être moderne, mais à assurer que chaque élève dont ils ont la charge progresse effectivement dans ses apprentissages. L’analyse menée par Larry Cuban, celle d’un historien, a avant tout un caractère rétrospectif. Mais, en tant que grand connaisseur des enseignants et de leur travail au sein des institutions scolaires, son analyse atteste de processus plutôt stables qui se reproduisent avec des vagues nouvelles de technologies. Oubli et amnésie des institutions, naïveté des parents, cynisme des autorités, importance stratégique des techno­logies en question, autant de raisons qui expliquent que l’analyse de Larry Cuban permet d’étudier les processus de prise en compte de nouvelles technologies, avec un effet quasi prédictif. Il n’y a certainement pas de malédiction, mais on observe un déroulement similaire dans des contextes nouveaux. Depuis le début des années 1990, plusieurs nouvelles vagues d’innovations technologiques se sont succédé. Citons Internet, puis le web 2.0, la réalité virtuelle, les tablettes, les smartphones, les jeux sérieux. Les promesses très actuelles concernent l’intelligence artificielle, en fait une nouvelle émergence d’une chose déjà ancienne, mais apparaissant sous des jours nouveaux (comme une technologie). Le rythme des innovations s’est accéléré. On aurait pu penser que la connaissance du cycle, que Cuban a si bien décrit, aurait pu avoir une influence sur le déroulement de ces projets, mais ce n’est pas vraiment le cas. Néanmoins, si on essaye de repenser ce qui se passe en 2019, même si la dynamique générale sous-jacente est assez stable, certains éléments composant le cycle se sont modifiés. Nous allons le revisiter, mettant en exergue quelques caractéristiques nouvelles illustrant des évolutions, essentiellement sociétales, qui contraignent les relations entre les acteurs qui interviennent. 101

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Quelques aménagements d’un cycle qui risque de se reproduire D’abord, dans la phase d’apparition au-devant de la scène d’une nouvelle technologie, les rapports avec le public ont changé. La croyance aveugle dans l’amélioration des conditions de vie grâce aux progrès techniques n’est plus si répandue et une certaine méfiance s’est installée. Le discours d’accompagnement était généralement celui du retard : d’autres pays sont plus en avance, et, à n’en pas douter, il convient de combler ce retard. Pour les parents, il s’agit d’enseigner à leurs enfants dans le monde d’aujourd’hui avec les technologies qui se répandent et surtout de ne pas rester dans le passé. À un discours positif et mobilisateur, se substitue un discours de résignation, lié au risque de déclin. On est dans une compétition internationale qui nous contraint à évoluer. Il ne s’agit pas de combler un retard mais d’éviter un déclin décrit comme inéluctable si on ne prend pas rapidement en compte la technologie qui vient d’apparaître. Les gourous sont toujours présents, mais certains d’entre eux sont devenus des imprécateurs de l’apocalypse : si on ne fait rien, la route nous conduit à une impasse. Un autre point s’affirme, la nécessité de prise en compte de questions éthiques. La technologie est loin de n’avoir que des aspects positifs et il faut certainement se protéger d’aspects qui pourraient être délétères (pertes d’emploi, restrictions possibles des libertés, risques pour la santé, addictions…). L’éthique joue en quelque sorte le rôle de garde-fou vis-à-vis des aspects sombres de la technologie et de certaines modalités de son utilisation. Enfin, les exercices de prospective se multiplient, sans doute afin de penser au mieux l’avenir, mais aussi de justifier l’urgence de décisions à prendre au présent. Pour la deuxième phase, s’attacher à prouver que la technologie en question va améliorer l’éducation n’est plus nécessaire. En gros, cela va de soi. Si la science bénéficie encore d’une aura lui permettant de « sanctifier » la technologie, la recherche change de fonction, elle devient une forme d’accompagnateur de cette technologie. Elle décide de quelle manière la technologie peut être utilisée pour être efficace, mettant en quelque sorte un tampon, offrant une garantie d’efficacité. Du côté des innovateurs, la médiatisation est accrue. Ils montrent des utilisations avancées des technologies avec des élèves qui crédibilisent leurs potentialités en éducation. Ils deviennent alors des sortes de porte-parole et sont chargés d’élaborer et d’aider à diffuser des bonnes pratiques. Ainsi, cette deuxième étape change de nature : la « science » ne prouve plus et surtout n’explique plus, la technologie s’impose. Les innovateurs sont associés à des groupes de pression. 102

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Le développement de la science, ouverte et participative, accrédite l’idée que chacun peut expérimenter directement, essayer, recueillir des données, tenter de les interpréter : chacun prouve ou peut le faire. La technologie étant d’office « acceptée », on entre dans un processus incrémental d’essais généralisés. Cette façon d’utiliser la science conduit à une articulation entre les phases 2 et 3, autour d’une certaine conduite du changement. En effet, ce que l’on nomme la conduite du changement semble maintenant un élément incontournable. La plupart des enseignants ne vont pas s’emparer directement des technologies qui leur sont destinées. Il est alors jugé nécessaire de mener des actions spécifiques d’accompagnement afin de convaincre les enseignants de changer leurs pratiques2. La référence, plutôt implicite, se trouve dans les modèles de diffusion de Rogers, avec des figures d’adopteurs précoces, de résistants, de majorité silencieuse, etc. Il semble presque acquis qu’il faut convaincre, voire obliger l’enseignant. Pire, la science peut participer à une mise à l’écart des enseignants, tout au moins une minimisation de leur rôle. Auront-ils les compétences jugées indispensables pour mettre en œuvre les technologies adoubées par la science ? Restent-ils les intermédiaires indispensables ou peut-on en partie les mettre de côté ? En particulier, le recours à des systèmes d’intelligence artificielle, nécessitant de grosses quantités de données, peut requérir leur recueil et leur traitement à une échelle qui n’est pas celle de l’établissement et les analyses conduites peuvent conduire à des injonctions d’action communiquées aux enseignants3. On peut d’ailleurs penser à un autre cycle autour de l’informatique centralisée dans de gros systèmes ou décentralisée dans des dispositifs personnels. Les deux tendances coexistent actuellement avec les smartphones associés à des plates-formes de service. Notons un précédent fameux, celui des manuels scolaires qualifiés de teacher-proof pouvant « résister » aux enseignants, comme les anciennes montres dites waterproof pouvaient résister à l’eau. Les enseignants étaient censés utiliser les livres en respectant strictement la manière choisie par les auteurs et les éditeurs. Des études ont montré que ce système était loin d’être parfait. « Les enseignants ont pu transmuter les manuels les plus teacher-proof. Les questions qui devaient stimuler la discussion ont été 2.  La nécessité de changer les pratiques des enseignants est actuellement un leitmotiv dans les ministères français concernés par l’éducation, un allant de soi, sans bien comprendre pourquoi et parfois même, sans connaissance des pratiques actuelles des enseignants, qui ont beaucoup changé depuis vingt ans. 3.  On en rediscutera plus en détail dans la partie III de cet ouvrage.

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transformées en récitations factuelles. Les plans ont été sabotés par le fait même de la classe et de ses habitants » (Purves, 1993)4. Le cycle se produit dans un modèle particulier de scolarisation. Les technologies dites numériques ne vont-elles pas conduire à changer le modèle même de scolarisation ? Le passage entre un modèle industriel d’école à un modèle postmoderne, notamment du fait de l’existence des technologies numériques, est ainsi mis en avant par différents chercheurs (Collins et Halverson, 2009). Derrière le cycle, au-delà d’une vision éducative, il ne faut pas oublier, comme ces technologies sont coûteuses, qu’il y a toujours une forte dimension économique. Ainsi la EdTech est vue aujourd’hui comme une filière industrielle stratégique, nous y reviendrons en seconde partie. En tout cas, un nouveau cycle est enclenché, nous verrons dans quelque temps son issue. Si le numérique peine à pénétrer la classe de façons générale, il a trouvé très rapidement sa pertinence pour certaines catégories de population spécifiques.

Le digital pour des populations diverses L’école accueille des élèves aux caractéristiques différentes. Le numérique peut l’aider à diversifier son offre en l’adaptant à certains profils particuliers : c’est le cas des différentes « dys », mais aussi celui des décrocheurs.

Aider les enfants qui ont des difficultés d’apprentissage : les « dys » (dyslexie, dysorthographie, dyspraxie, dyscalculie, etc.) Ces élèves ont toutes les capacités pour réussir, mais ont des difficultés cognitives qui rendent le travail à l’école plus difficile, voire 4.  “There was a period in the United States and elsewhere, when publishers and instructional designers wanted to create ‘teacher-proof’ textbooks. These were to be books that would fit into an “instructional system”. The teacher was to be programmed to use the books in precisely the way that the authors and editors had designed. […] Those who examined the effects of these approaches soon learned that the system was far from perfect. Teachers were able to transmute the most teacher-proof texts. Questions that were to stimulate discussion were transmuted into factual recitations. Plans were sabotaged by the very fact of the classroom and its inhabitants” (Purves, 1993).

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insurmontable s’il n’est pas adapté. Il est difficile de quantifier le nombre d’élèves disposant de difficultés cognitives plus ou moins lourdes dans la mesure où la diversité des difficultés cognitives est grande et leur étude assez récente. De nombreuses personnes ont souffert de dyslexie par exemple et ont cependant connu des carrières remarquables (recensés notamment par la « British Dyslexia Association »5). Mais pour la plupart des élèves souffrant de troubles de l’apprentissage, l’école est une source de grandes difficultés. En effet, pour eux certaines tâches (lecture, écriture, calcul) sont beaucoup plus complexes que pour les autres élèves, parce qu’une partie de leur perception fait défaut. N’arrivant pas à faire comme les autres, ils sont souvent découragés et stigmatisés. Et c’est souvent le début d’un décrochage scolaire. Bien entendu, les logiciels ne sont pas des solutions miracles, et ils ne sont utiles que s’ils sont utilisés dans un cadre structuré qui a permis de dépister l’élève et de lui apporter une réponse appropriée en sachant ce qui peut être attendu du logiciel. Il est toujours nécessaire bien sûr d’avoir un encadrement humain adapté, mais des logiciels apportent un soutien quotidien de plus en plus important, permettant dans de nombreux cas de compenser le handicap. Il existe de nombreux logiciels de compensation sur lesquels l’élève peut s’appuyer, d’une part, pour concentrer ses capacités intellectuelles sur les exercices qui lui sont demandés (sans pâtir de son handicap) et, d’autre part, pour travailler sur son handicap et apprendre à le surmonter. Comme ces difficultés sont généralement liées (un enfant souffrant de dyslexie sera certainement dysorthographique) la plupart des logiciels, en aidant sur une fonction, peuvent traiter plusieurs difficultés. Il existe une myriade de logiciels gratuits ou payants, grand public ou spécifiques. L’idée n’est pas ici d’en dresser la liste exhaustive, mais de voir concrètement en quoi ils peuvent aider à l’apprentissage malgré les difficultés. –– Pour les élèves souffrant de dysorthographie (défaut d’assimilation des règles orthographiques), les logiciels de correction permettent à la fois aux élèves de rendre des copies de meilleure qualité, mais aussi de mieux identifier les fautes récurrentes qu’ils effectuent. –– Pour les élèves souffrant de dyspraxie (troubles moteurs), chaque trouble peut trouver des aides. Pour la dysgraphie (trouble moteur touchant l’écriture), les logiciels de reconnaissance vocale notamment permettent à l’élève de rendre des devoirs écrits et propres. Pour les 5. http://www.bdadyslexia.org.uk

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élèves souffrants de troubles oculomoteurs qui rendent la lecture très difficile, des lecteurs automatiques existent. –– Pour les élèves souffrant de dyslexie (trouble de l’apprentissage lié à une difficulté à identifier les lettres sans avoir aucun problème visuel, auditif ou intellectuel), des logiciels spécifiques ont été développés pour aider à mieux structurer les idées et l’espace, travailler la mémoire, aider à la lecture (en identifiant les syllabes d’un texte avec des couleurs ou par la prédiction de mots), etc. La variété des logiciels existants permet de bénéficier d’un effet de nouveauté qui aide les enfants à se concentrer et les motive. Et l’on pourrait encore continuer la liste des apports de technologies avec d’autres « Dys » : dysphasie (trouble de la communication verbale), troubles de l’attention, etc. Les travaux de recherche et développement continuent d’améliorer les solutions apportées aux différents besoins des élèves. Par exemple, des travaux de recherche récents réalisés par l’INSERM CEA comme le projet « The number race » ont permis, grâce à de nouveaux logiciels, une amélioration des performances de jeunes enfants souffrant de dyscalculie (trouble des apprentissages de calcul) et qui se trouvent en difficulté dès qu’il faut estimer une distance ou comparer des prix. La mise en œuvre d’aides technologiques destinées aux élèves ayant des besoins particuliers : l’exemple de la commission scolaire de la Seigneurie-des-Mille-Iles au Canada La méthode utilisée par la commission scolaire de la Seigneurie-desMille-Iles, au nord-ouest de Montréal, est issue d’un travail réalisé en 2009 par le RÉCIT (Réseau de personnes-ressources au développement des Compétences par l’Intégration des Technologies de l’information et de la communication). La première étape d’évaluation des besoins de l’élève est engagée par une équipe multidisciplinaire composée de : l’élève, les parents, la direction d’école, le titulaire de la classe, un orthopédagogue, un ergothérapeute, un orthophoniste, un conseiller pédagogique en adaptation scolaire, etc. Une fois les besoins de l’élève qualifiés, un processus d’identification des aides technologiques appropriées aux besoins d’apprentissage de l’élève handicapé ou en difficulté d’adaptation ou d’apprentissage (HDAA) est engagé à deux points de vue : –– aides technologiques matérielles : ordinateurs et périphériques au sens large (jusqu’à l’ergonomie des lieux),

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Le numérique en classe : une place marginale –– aides à la communication et l’apprentissage : suppléance écrite/ orale et développement des compétences. Les résultats, très intéressants, sont présentés dans une vidéo disponible sur YouTube (http://www.youtube.com/watch?v=I2D7UFT6el0).

Les besoins éducatifs spéciaux Si l’on devait proportionner la taille de ce livre à la population cible des politiques éducatives, le chapitre consacré aux besoins éducatifs spéciaux (traduction de l’anglais special needs) devrait en constituer le cinquième. Une étude réalisée en France (CTNERHI, 2004) classifie les h­ andicaps6 en sept catégories, depuis « les incapacités isolées et mineures » au « noyau dur du handicap » et quantifie au total à 12 millions le nombre de personnes ayant un handicap en France. Le numérique peut, sans aucun doute, contribuer à améliorer les conditions et la qualité de vie de toutes personnes ayant des difficultés physiques ou des difficultés d’apprentissage. Dans certains cas même, seule la technologie peut offrir un accès approprié à l’éducation. Ainsi, dans la mesure où le numérique peut contribuer à créer des cadres de formation plus souples, il peut également contribuer à promouvoir dans le domaine de la formation, l’égalité des chances, indépendamment de l’origine sociale ou ethnique, du genre, de l’emplacement géographique, de la maladie ou de toute autre circonstance empêchant ou entravant l’accès normal à une formation de qualité. L’apport du numérique pour ces populations a été l’objet d’études (Maor, Currie et Drewry, 2011) qui ont montré leur efficience. Cependant, contrairement à ce que l’on pourrait penser a priori, ­l’apport majeur du numérique pour ces populations ne relève pas forcément d’outils particuliers, mais passe également par une bonne utilisation d’outils numériques ordinaires. En effet, les outils numériques grand public prévoient d’ores et déjà différents paramétrages pour compenser un grand nombre de déficiences, et par ailleurs sont souvent plus fiables, moins chers et souvent moins stigmatisants que des outils particuliers. 6.  Aux termes de la loi du 11 février 2005, constitue un handicap : « toute limitation d’activité ou restriction de participation à la vie en société subie dans son environnement par une personne en raison d’une altération substantielle, durable ou définitive d’une ou plusieurs fonctions physiques, sensorielles, mentales, cognitives ou psychiques, d’un polyhandicap ou d’un trouble de santé invalidant. »

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L’apport des TIC aux personnes handicapées ou en difficultés d’apprentissage Une étude (UNESCO, 2010) présente des cas autour de quatre types d’apports : –– améliorer l’accès à l’information et aux savoirs : il peut s’agir de numériser et rendre accessibles de nombreux cours (en sous-titrant par exemple) comme en Estonie, de créer des portfolios spécifiques aux autistes qui permettent de mieux coordonner les efforts autour de l’apprenant en Belgique, ou encore de réaliser des plans plus complets (mêlant équipements et services comme le plan « Ceibal » en Uruguay). D’autres cas sont présentés en Finlande, Allemagne, Espagne, Angleterre, etc. ; –– créer de meilleures situations d’enseignement et d’apprentissage : là encore, la diversité des projets est très intéressante. Les technologies sont utilisées pour accompagner les enfants qui ont des maladies de long terme et garder le lien avec la classe en Belgique, passer des examens plus facilement comme en Estonie, favoriser l’orientation des autistes Asperger au Danemark ou encore lancer 25 centres destinés aux technologies pour les besoins spéciaux comme au Portugal. De nombreux autres projets sont détaillés en Syrie, au Biélorussie, en Russie, Slovénie ou encore en Suède ; –– encourager le travail collaboratif et la communication interpersonnelle  : en permettant de contrôler l’ordinateur avec ses yeux (Portugal),  en délivrant des formations spécifiques aux enseignants (Irlande), pro­posant des outils de déplacement (France), en créant des liens entre classes au niveau international (« Connect a school, connect a community »). D’autres projets intéressants sont détaillés en Angleterre, en Biélorussie, en Belgique et en Finlande ; –– offrir de meilleurs supports administratifs : pour l’insertion profes‑ sionnelle (Biélorussie), pour regrouper toutes les aides possibles sur un seul site (Moldavie), etc. Cependant, comme le note le rapport, cet aspect est souvent sous-estimé par rapport aux trois premiers aspects.

Le numérique peut contribuer également à abolir un certain nombre de difficultés de l’éducation classique, notamment pour favoriser une orientation positive ou pour faire raccrocher les décrocheurs. 108

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L’orientation scolaire et professionnelle : de nouvelles ouvertures grâce au numérique La complexification des filières d’enseignement et l’évolution très rapide des métiers comme des carrières renforcent le besoin d’informations et d’interactions entre les milieux éducatifs et les milieux professionnels. La découverte des métiers, des filières, comme la mise en relation avec des mentors, pourraient trouver dans le numérique des outils puissants très vite appropriés et développés dans le milieu éducatif. Ainsi, dans le cadre du troisième programme des investissements d’avenir en France un programme relatif à l’orientation des jeunes dans le supérieur (bac – 3, bac + 3) a été mis en place. Il comporte deux volets : dispositifs territoriaux pour l’orientation vers les études supérieures et solutions numériques pour l’orientation vers les études supérieures. Plusieurs appels à projets ont été lancés sur ces deux axes respectivement dotés l’un de 70 M€, et l’autre de 10 M€. Le premier vise à faire émerger des dispositifs territoriaux innovants ambitieux et structurants rassemblant l’ensemble des acteurs du secondaire et du supérieur sur un territoire. Dotés d’au moins un million d’euros, ces projets, qui peuvent être financés pendant dix ans, doivent être reproductibles. Finalement, quatorze projets ont été faits lauréats en deux vagues et se sont vu affecter au total près de 72,5 M€. Le second appel à projets, lancé à l’attention des start-up, a pour objectif de faire émerger des services numériques innovants (en avril 2019, douze lauréats se sont partagé une première tranche de 5 M€ et se sont vus accorder entre 12 et 24 mois pour mettre en place leur innovation, et en 2020 deux projets se sont vus affecter 5 M€). Le numérique permet ainsi de répondre à trois enjeux majeurs de l’orientation : –– proposer une information riche en termes de contenus comme de formats : les élèves peuvent ainsi très jeunes prendre connaissance de métiers qui n’existent pas dans leur entourage ; –– mettre en relation et individualiser les conseils : alors que le réseau d’anciens élèves était l’apanage d’établissements prestigieux, il se construit désormais dans quasiment tous les cercles. Il n’est pas rare, entre l’établissement d’origine, les réseaux généralistes (forum, Facebook, etc.) et les réseaux professionnels (type LinkedIn, Viadeo), de disposer de multiples réseaux pour recueillir de l’information et trouver des contacts ; –– mieux qualifier et trier l’information : c’est pour l’instant là le principal défi. Malgré tous les efforts pour fusionner les divers portails 109

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existants et proposer des réponses complètes aux attentes des étudiants, dès que l’on fait une recherche, le sentiment de foisonnement d’informations hétérogènes reste prégnant. De nombreux pays ont essayé de mettre en œuvre un e-Portfolio qui permet de guider l’étudiant, de structurer ses recherches et de conserver la trace de celles-ci. On peut citer XAP (www.xap.com) aux États-Unis ou le web-classeur en France. Le projet de portfolio numérique en France Dans le cadre de la stratégie d’accélération «  enseignement et numérique  », il est envisagé que l’ONISEP mette en œuvre, un portfolio. À l’instar de l’espace de santé numérique, connecté à l’ensemble des systèmes d’informations traitant de la scolarité des élèves, il permettrait à chaque élève de la maternelle à l’université, et à leur famille de disposer de l’ensemble des informations relatives à la scolarité (notes, bulletins scolaires, résultats aux examens, diplômes, attestations de compétences,  etc.). Cet outil personnalisé pourrait constituer l’outil par excellence d’interaction entre le système éducatif, les professionnels de l’éducation et de l’orientation ainsi que le monde professionnel. La mise en place d’un tel outil et des services associés pourrait probablement faciliter l’orientation et l’insertion des jeunes.

La question de l’orientation (pour la formation initiale) et du conseil en évolution professionnelle (dans le cadre de la formation tout au long de la vie) est un secteur dont la personnalisation va se renforcer, par du face-à-face (sous forme de coaching notamment) mais aussi par de nouvelles applications. De très nombreuses start-up travaillent sur ce secteur.

Aider les décrocheurs à raccrocher La France a connu ces quinze dernières années un phénomène nouveau : un taux de scolarisation des jeunes âgés de 15 à 19 ans légèrement en baisse (OCDE, 2012), mais a surtout connu un nombre important de sorties du système scolaire sans qualification ni solution (même si en diminution de 140 000 en 2012 à 98 000 en 2016). Aussi, en 2015, 1,9 million de jeunes de 15 à 29 ans (soit 17 % de la classe d’âge) n’étaient ni en emploi, ni en éducation, ni en formation (NEETS – not 110

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in education, employment or training). Il s’agit d’un des taux les plus élevés des pays de l’OCDE, après l’Italie, l’Espagne et la Grèce. Le numérique peut être un outil utile à différents niveaux pour aider les élèves décrocheurs. Ainsi, au Royaume-Uni, dans le cadre du projet ICT Test Bed l’usage des TICE a été développé dans des établissements très défavorisés de 2002 à 2006. Des progrès sensibles ont été relevés au point que ces écoles ont rattrapé le niveau moyen des écoles anglaises (Bassy, 2008). Dans le primaire et le secondaire, des programmes comme « check and connect » déployés au Québec (décliné à titre expérimental en France dans l’académie de Rouen en partenariat avec le Groupe de recherche sur les environnements scolaires à l’université de Montréal) visent à proposer des dispositifs particuliers pour repérer les décrocheurs, et utilisent des outils numériques comme moyen de suivre l’élève et de coordonner les efforts de chaque intervenant. Ces outils permettent de mieux intervenir dans la détection, la prévention ou dans le processus de raccrochage. Il faut aussi évoquer ici le projet européen TITA (Team Cooperation to Fight Early School Leaving : Training, Innovation, Tools and Action) dont la plateforme en ligne de vidéoformation « Titaction » propose depuis 2017 des ressources permettant d’inter­roger les pratiques que se posent les professionnels lorsqu’ils travaillent en équipe pour prévenir le décrochage scolaire. Mais c’est surtout par l’acquisition de compétences numériques en vue de trouver un emploi que de très gros efforts ont été faits. En effet, jusqu’à la fin des années 2000, les politiques publiques ont abordé le rapport de la jeunesse à l’Internet sous l’angle de la prévention, de la sécurité des données et de la formation dans le cadre scolaire (Emmaüs Connect, 2017). C’est assez récemment que l’attention des décideurs a été attirée sur la problématique de l’inclusion numérique et/ou professionnelle des jeunes sortis du système scolaire (CNNum, 2013). En effet, ces jeunes sont moins bien équipés que les jeunes du même âge pour les ordinateurs à domicile (20 points de moins) ou les smartphones (15 points de moins pour la tranche d’âge 18/24 ans). S’ils ont quasiment tous (95 %) des moyens de se connecter à Internet, les réponses montrent (Emmaüs Connect, 2017) que ce n’est pas tous de façon pérenne. Le décrochage se retrouve dans les usages : ils ont 20 points de moins de consultations quotidiennes d’Internet que leur tranche d’âge, sont très peu nombreux à avoir une adresse e-mail quand ils s’inscrivent en mission locale à 16/17 ans (de 25 à 45 %), ce qui traduit une faible connaissance des techniques de recherche d’emploi. De manière générale, la vraie question qui se pose est celle de l’agilité 111

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numérique à des fins de recherche d’emploi ou d’exercice de compétences professionnelles. Ces résultats sont corroborés par ceux d’une étude récente (Ed Fab, 2017) qui montre que les jeunes décrocheurs ont une bonne connaissance des objets de loisirs numériques (70 % d’entre eux ont connaissance d’objets connectés, de drones, d’imprimante 3D ou de casques de réalité virtuelle) mais qu’une proportion importante d’entre eux ne connaissent pas ou peu les outils professionnels les plus basiques (44 % les tableurs ou Excel, 25 % les traitements de texte ou Word, 19 % une pièce jointe). Par ailleurs, la plupart d’entre eux méconnaissent les métiers du numérique, les débouchés qu’ils offrent et les formations qui peuvent y conduire. C’est à cette fin qu’a été créée en France la Grande École du Numérique en 2015. Son objectif : développer des apprentissages innovants aux métiers du numérique et ainsi renforcer l’insertion professionnelle des jeunes sans emploi ni formation. Il s’agit en fait de labelliser (pour trois ans) des formations innovantes aux métiers du numérique et d’en financer l’amorçage. Cela permet également de les valoriser et de les mettre en réseau. Trois appels à labellisation ont déjà été lancés depuis 2015, ce qui a permis de labelliser plus de 700 formations sur le plan national en 2019 et de former au total environ 30 000 jeunes. En 2019, 15 000 apprenants ont été formés ou en cours de formation. Un tiers des formés étaient en reconversion professionnelle, un cinquième venait des quartiers politique de la ville. Les deux tiers des formations financées préparaient à des métiers au cœur du numérique : programmation et développement ; assistance et maintenance informatique ; infrastructure et réseau ; cybersécurité. Toutes ces formations ont un volet d’accompagnement socioprofessionnel avec la mise en valeur du projet professionnel de l’apprenant. Ces appels à projets ont permis de structurer des acteurs de l’économie sociale et solidaire qui travaillent sur l’insertion économique et sociale par le numérique comme Simplon.co ou Emmaüs Connect. En 2021, une nouvelle feuille de route a été fixée à la Grande école du numérique de former 10 000 jeunes d’ici fin 2022. Dans le supérieur, on voit émerger des écoles qui intègrent les élèves motivés quel que soit leur background. Ainsi, l’école d’informatique « 42 », fondée en France en 2013 par Xavier Niel et Nicolas Sadirac, ne nécessite aucun diplôme pour y entrer. Les élèves sont sélectionnés par test sur Internet, puis au cours d’une session d’immersion et d’épreuves intensive de quatre semaines appelée « la Piscine » à l’issue de laquelle les sélectionnés voient le coût de leur scolarité pris en charge. La formation du code, qui constitue le cœur de l’école 42, est réalisée à 112

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Le numérique en classe : une place marginale

partir d’un système pédagogique basé sur la gamification et le « peer to peer » (pair à pair). La formation dure entre deux et cinq ans. L’école est désormais reconnue comme établissement supérieur technique privé de l’Éducation nationale. Chaque année, elle sort une promotion de 800 étudiants. Un second site a été ouvert dans la Silicon Valley. Depuis 2015, l’école a également ouvert une promotion pour les seniors à la recherche ­d’emploi, en partenariat avec Pôle emploi. La pédagogie développée à l’école 42 Dans le cadre de sa thèse de doctorat, Tiphaine Liu a passé plusieurs mois en immersion à l’école 42 (en 2014‑2015) et a réalisé une analyse approfondie de son fonctionnement. S’agissant des grandes caractéristiques, l’école a été fondée par Xavier Niel en 2013, et s’intègre directement au monde professionnel, dans le secteur numérique. Elle est ouverte 24h/24, avec une culture d’organisation d’inspiration geek, hacker, self-made-man. Il n’y a pas de cours, pas de professeur, pas de diplôme, une acculturation via la piscine et un apprentissage pair à pair. Selon Liu (2018, p. 228), six grands principes caractérisent le modèle pédagogique de l’école 42 : 1) La rupture comme principe : rompre avec les codes du système d’enseignement classique afin d’instaurer un nouveau rapport de l’élève à l’apprentissage. Après avoir subi la provocation de la rupture (breaching) avec les systèmes usuels de l’enseignement et après avoir passé un mois entier en immersion (piscine) dans le système d’enseignement 42 (culture et dispositif), les élèves qui intègrent définitivement l’école sont finalement ceux qui adhèrent ou acceptent le modèle culturel de l’organisation. 2) Une école en accès libre et ouverture sur la société : liens permanents entre l’apprentissage et la vie, pas de cloisonnements des savoirs. 3) L’élève est responsable de son apprentissage : se libérer de l’autorité des maîtres en apprenant à apprendre avec des pédagogies actives, la mise à disposition de ressources et des projets mobilisables à tout moment ; plus de discontinuité entre temps personnel et temps d’apprentissage afin que l’apprenant se sente fortement impliqué. 4) L’apprentissage passe d’abord par l’action concrète : réalisation de projets du plus simple au plus complexe et formalisation des

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apprentissages entre élèves par le biais du peer-correcting (être capable d’expliquer le cheminement de travail suivi). 5) L’environnement de formation est pensé pour favoriser la construction de la future identité professionnelle des élèves et l’émancipation des apprenants. 6) La conscience du collectif/réseau  : apprendre à échanger, collaborer, expérimenter la dimension sociale de l’activité et l’intégration dans des réseaux. Trois points à souligner : (1) l’engagement dans l’apprentissage par le plaisir de faire, (2) l’apprentissage est principalement horizontal (peer to peer), et (3) l’importance de la ruse ou la métis, avec un autre rapport aux règles (Liu, 2016). Dans un monde incertain et chaotique, l’esprit doit lui-même être souple et imprévisible. Ainsi, l’école privilégie la débrouillardise, la capacité à bidouiller, tester, échouer, recommencer par «  tests  » successifs. Ainsi, selon un membre du staff de l’école (entretien avec Tiphaine Liu) : « On a des élèves qui, lorsqu’ils échouent aux tests internet nous demandent la permission de recommencer. On leur répond systématiquement non. Mais, vu que la seule chose qu’on leur demande pour s’inscrire aux tests, c’est une adresse mail, il leur suffit de changer l’adresse mail pour pouvoir les refaire ! » Ceux qui trouvent comment recommencer ont autant gagné leur droit à venir faire le stage de sélection que ceux qui ont réussi les tests logiques au premier essai.

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Partie II

Des mises en œuvre diverses dans un monde en perpétuel mouvement

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« Je voudrais seulement porter témoignage de la difficulté d’être qu’éprouve le décideur, le chercheur, ou l’utilisateur de la technologie éducative, laminé qu’il est entre les marchands et les prophètes dans un domaine où l’innovateur industriel vient proposer des solutions dont il reste encore à inventer le problème. L’innovateur industriel dit à la société “prenez ceci est nouveau, donc bon”. Ici débute une ambiguïté tragique. L’innovation est ici présentée comme progrès inéluctable pour la société alors qu’elle s’inscrit en fait dans une logique industrielle sans référence à des objectifs sociaux. Son application sociale reste à inventer. C’est le marchand qui le plus souvent s’en charge. On le voit chercher des “débouchés” à l’innovation technologique » (Dieuzeide, 1982).

Cet extrait d’un article célèbre d’Henri Dieuzeide (1982), intitulé « Marchands et prophètes en technologie de l’éducation. Les formes médiatisées de la communication éducative », montre que la question des relations entre les innovations technologiques et l’éducation est posée depuis longtemps et que les logiques parfois opposées qui les soustendent sont bien connues. Toutefois, quand on observe les expérimentations ou les innovations qui se développent dans le monde éducatif, en lien avec le numérique, on s’aperçoit de la grande diversité de leurs origines et de leurs processus de diffusion : des expérimentations lancées par des groupes de recherches en lien avec des praticiens, des objets ou des services proposés par des start-up, des dispositifs promus par des associations d’enseignants, des innovations soutenues par le ministère ou des appels à projet, etc. Ainsi, le paysage est pour le moins contrasté et il n’est pas toujours facile de s’y repérer. Cette deuxième partie présente quelques innovations dans lesquelles le numérique a une place importante. Il ne s’agit pas de faire une revue complète mais de montrer des projets novateurs intervenant dans différents contextes contrastés, montrer la diversité et discuter de tendances récentes. À la suite de ce panorama, nous faisons le point sur les recherches dans le domaine du numérique éducatif, puis nous discutons de différentes formes d’innovation en éducation. Le dernier chapitre présente les acteurs du numérique éducatif.

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Chapitre 6

Des utilisations nouvelles des technologies numériques en éducation Nous allons parcourir différents exemples, en essayant de contraster les niveaux et les types d’utilisation du digital et de fournir un panorama relativement large, mais loin d’être exhaustif, des possibilités dans l’enseignement et l’apprentissage : les activités scolaires, le lien avec les parents, le climat de la classe, la conception des ressources éducatives, leur gestion, les modalités d’accompagnement, la reconception des enseignements, la gestion des diplômes… Ces exemples contrastés vont nous permettent de faire un tour d’horizon de questions liées au numérique. L’ordre de présentation adopté correspond en quelque sorte à un zoom inversé. Nous commencerons par ce qui se fait au sein des classes, en les ouvrant au fur et à mesure : lien avec d’autres classes, avec les parents, puis au sein d’une académie, puis d’un pays, avec un point sur l’école durant le confinement, pour revenir sur les dynamiques locales avec des nouvelles façons d’élaborer les manuels scolaires. Nous allons commencer par ce qui se passe en classe… mais en dehors. En effet, la classe dite inversée a connu et connaît un très beau succès parmi les enseignants, de tous niveaux et de la plupart des disciplines. Ensuite, il nous fallait un exemple dans une discipline. Il y a pléthore d’exemples et sans critère clair de sélection, il n’était pas facile de choisir. Nous aurions pu présenter un exemple d’utilisation de la réalité virtuelle, avec des expériences d’apprentissage en immersion qui peuvent être très probantes, permettant aux apprenants de ressentir et d’agir. 117

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Nous aurions également pu opter pour un jeu sérieux en formation d’adultes : la conception et l’utilisation de jeux sérieux sont une tendance lourde en formation professionnelle. Nous avons pris un exemple dans l’enseignement supérieur avec la thermodynamique, parce qu’il permet de comprendre l’éventuelle nécessité de reconceptualiser un cours avec l’utilisation des technologies numériques. Ensuite, nous essayons d’ouvrir le spectre des applications : recueillir la perception des élèves sur les activités en cours (Elevbaro), enrichir le lien avec les parents (Klassroom), organiser une classe en réseau (ÉÉR), tirer quelques enseignements de la formation mise en place durant le confinement. Nous nous intéressons ensuite aux territoires : l’exemple de la gestion des manuels et ressources numériques par une région en France, de nouvelles manières de concevoir les manuels en France et ailleurs, aussi la gestion des diplômes. Enfin, nous donnerons quelques éléments sur les changements qui s’opèrent dans un grand pays, la Chine, en matière d’éducation avec l’intelligence artificielle.

Inverser la classe ou adhérer aux pédagogies actives ? La classe dite inversée correspond à une forme d’inversion dans la nature des activités d’apprentissage en classe et à la maison : « les cours à la maison et les devoirs en classe ». Pour le dire autrement, dans l’enseignement souvent qualifié de traditionnel, il y a le cours magistral en classe et, à la maison (ou à l’étude pour les internes), les élèves ou les étudiants font des exercices et résolvent des problèmes. L’inversion consiste à étudier le cours à la maison, souvent en visionnant des vidéos, et faire les exercices et résoudre des problèmes en classe. Dans une définition étendue de la classe inversée, se développent des formes de questions/réponses en classe et des cours en vidéo à la maison, des activités de groupe et des problèmes ouverts en classe et des quiz et des exercices d’entraînement à la maison. Pour Bishop et Verleger (2013), la classe inversée est une technique qui se décompose en deux parties : des activités interactives en groupe dans la classe et de l’instruction individuelle par ordinateur en dehors de la classe. Pour résumer et simplifier, on peut dire que le modèle d’apprentissage inversé consiste à améliorer l’expérience en classe avec moins de cours magistraux et plus d’activités. 118

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Selon un bulletin de veille du Service de soutien à la formation de l’université de Sherbrooke1, l’idée initiale revient à deux enseignants de High School au Colorado : Jonathan Bergmann et Aaron Sams. En 2007, face à un taux d’absentéisme élevé, ils décident de filmer et de mettre en ligne toutes leurs démonstrations et exposés de cours de manière à les rendre disponibles aux élèves absents. Ils constatent que même les élèves présents en cours consultent les vidéos en ligne, conduisant à des séances en classe plus dynamiques, avec des travaux pratiques et des travaux d’équipe plus stimulants, davantage de temps dédié aux interventions individualisées, etc. Ils refondent alors leur enseignement, avec des vidéos consultées en dehors de la classe et un temps de classe permettant les échanges, les débats, les expérimentations et constatent une meilleure réussite pour la majorité de leurs élèves. Bien évidemment, prendre connaissance d’un cours avant d’aller en classe et utiliser le temps en présence pour en discuter est une pratique assez répandue, l’innovation est ici d’abord technologique avec la conception et la diffusion de capsules vidéo. En effet, cela correspond à une possibilité récente, d’une part liée à une certaine facilité de tourner des vidéos, et, d’autre part, dans la diffusion via Internet et la réception à la maison, avec des machines (ordinateurs, smartphones, tablettes) permettant de lire les vidéos. La classe inversée est aussi associée aux travaux de Salman Khan, fondateur de la Khan Academy, où sont proposées de nombreuses vidéos éducatives. Comme ces vidéos sont également utilisées dans les salles de classe, « des commentateurs se sont mis à parler du flip (inversion) pour évoquer la simple intégration de capsules vidéo à l’enseignement, indépendamment de l’environnement de consultation2 ». Un tel glissement, intéressant quand on cherche à comprendre la trajectoire des innovations, a conduit les concepteurs Jon Bergmann et Aaron Sams3 à prendre des distances vis-à-vis de l’utilisation des vidéos. « L’une des grandes erreurs que nous avons commises lorsque nous avons lancé ce modèle est que nous nous sommes trop concentrés sur la vidéo. Nous aimons maintenant utiliser le terme “objet d’apprentissage” lorsque nous parlons de la classe inversée. Un objet d’apprentissage peut comprendre des vidéos, mais aussi 1. Voir https://www.usherbrooke.ca/ssf/veille/perspectives-ssf/numeros-precedents/ novembre-2011/le-ssf-veille/faire-la-classe-mais-a-lenvers-la-flipped-classroom/ 2. https://www.usherbrooke.ca/ssf/veille/perspectives-ssf/numeros-precedents/ novembre-2011/le-ssf-veille/faire-la-classe-mais-a-lenvers-la-flipped-classroom/ 3. http://flippedclass.com/

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des ressources telles que des simulations en ligne, des livres et des périodiques » (Bergmann et Sams, 2014, Flipped Learning : Maximizing Face Time4).

Ainsi, c’est d’abord en tant qu’innovation technologique que la classe inversée a rencontré et multiplié ses adeptes, mais en cherchant à s’affirmer comme une innovation pédagogique, elle a gommé les aspects trop technologiques. L’association Inversons la classe5, qui promeut la classe inversée en France, déclare avant tout des objectifs pédagogiques : « Inversons la classe ! est une association de terrain qui impulse, accélère et a­ ccompagne les changements de pratiques enseignantes, par les pairs, pour favoriser la progression de tous les élèves dans l’école du xxie siècle. La voix d’ILC n’est ni institutionnelle, ni prescriptive : ce sont les partages entre pairs qui sont favorisés, pour contribuer à former une communauté ouverte apprenante, là aussi sans d ­ ogmatisme aucun. »

Dans cette profession de foi, de portée très générale qui ne se veut en rien clivante mais au contraire cherchant à rassembler le plus possible, n’apparaissent aucune spécificité de la classe inversée et aucune techno­ logie particulière. Elle est présentée comme une approche générale, absolument pas comme une technique6, mais comme de multiples techniques possibles. Pour cette raison, la recherche ne peut absolument pas « évaluer » la classe inversée, mais uniquement certaines décli­naisons avec une méthode stabilisée. Si, en juin 2012, Bishop et Verleger (2013) relevaient uniquement vingt-quatre études consacrées à la classe inversée, depuis, un grand nombre d’études ont été publiées, majoritairement dans l’enseignement supérieur et des méta-analyses fournissent quelques résultats. D’abord, Akçayır et Akçayır (2018) recherchent les avantages et les défis qu’elle présente pour les étudiants et les enseignants (parmi 71 articles de recherche). L’avantage le plus fréquemment cité est l’amélioration des performances d’apprentissage des élèves. Les difficultés repérées concernent surtout une préparation inadéquate des élèves avant les cours. La méta-analyse opérée par Cheng et al. (2019) met également en évidence la structuration des expériences d’apprentissage avec la classe inversée, conduisant à améliorer les résultats des élèves et le fait que la conception influe sur le niveau de satisfaction des étudiants et sur leur engagement dans les activités en classe. 4. https://www.td.org/magazines/td-magazine/flipped-learning-maximizing-face-time 5. https://inversonslaclasse.fr/ 6. https://www.classeinversee.com/presentation/

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Strelan et al. (2020) déclarent présenter « la première méta-analyse complète de ses effets sur les performances des élèves, par rapport aux modèles d’enseignement traditionnels, dans toutes les disciplines et à tous les niveaux d’éducation » : 198 études dont 174 menées au niveau de l’enseignement supérieur, 21 au niveau secondaire et trois au niveau de l’enseignement primaire. Ils trouvent un effet positif modéré sur les performances des élèves, quelle que soit la discipline, avec des effets allant de faibles (pour l’informatique) à forts (pour les sciences humaines). Selon eux, « le principal facteur contribuant à l’effet de classe inversée est la possibilité qu’elle offre d’un apprentissage structuré et actif et de la résolution de problèmes ». Dans une revue consacrée à l’enseignement supérieur, Guilbault et Viau-Guay (2017) rapportent également un impact positif sur les résultats des étudiants, une satisfaction accrue (avec quelques contreexemples) et mettent en exergue l’importance de la qualité de la préparation à un cours d’un étudiant, puisque les activités proposées en classe sont conçues en partant du principe selon lequel des apprentissages ont été réalisés en amont. Ils proposent trois recommandations : (1) limiter les difficultés techniques ; (2) proposer aux apprenants des ressources en ligne de bonne qualité, cohérentes et en nombre limité ; (3) soutenir les enseignants dans le développement pédagogique. Ainsi, l’une des difficultés bien repérées de la classe inversée est d’obtenir que les élèves et les étudiants fassent consciencieusement la préparation demandée. Afin de le vérifier, les enseignants peuvent tester les élèves dès le début du cours et une multiplication des évaluations peut avoir un effet bénéfique, comme a pu le constater Vincent Faillet (2014), notamment pour les élèves jugés plus faibles. Cela permet aussi de s’assurer que tout le monde suit et offre la possibilité de fournir une rétroaction aux élèves. Une rétroaction rapide et fréquente facilite finalement l’identification des élèves qui décrochent. Enfin, pour les enseignants, mener en classe des activités de groupe, des débats, etc., est loin d’être une tâche aisée et ce qui peut être très bénéfique pour les élèves est souvent difficile à mettre en place. En tout cas, la classe inversée s’inscrit dans un mouvement pédagogique dans lequel beaucoup d’enseignants se reconnaissent et qui les aide à mettre en œuvre de nouvelles activités plus ouvertes pour les élèves, le plus souvent en ayant recours aux technologies numériques sous différentes formes. On peut aussi observer que la transformation des pratiques qui semble souhaitée, par ailleurs revendiquée par différentes associations, est en phase avec le discours officiel des ministères de l’Éducation 121

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(scolaire et supérieure) qui voient en particulier dans le digital un levier pour modifier les pratiques pédagogiques des enseignants.

Enseigner la thermodynamique Comme nous l’avons dit en introduction, en raison de la multi­plicité des produits numériques offerts dans les disciplines enseignées de la maternelle à l’université, il est délicat d’en choisir un. Nous avons retenu un cas, celui d’une nouvelle méthode d’apprentissage originale et extrêmement simplifiée de la thermodynamique appliquée à l’énergétique dans l’enseignement supérieur. Cette méthode a été conçue à partir d’une reconception radicale de la pédagogie s’appuyant sur un simulateur nommé Thermoptim7 et sur une profonde remise en cause du contenu à enseigner, guidée par des approfondissements méthodologiques relevant de la didactique. La présentation ci-dessous reprend ce qui a été montré par Renaud Gicquel, le concepteur, dans le MOOC Enseigner et Former dans le Supérieur (diffusé sur Fun-MOOC). Le cas est intéressant puisqu’il articule diverses utilisations complémentaires du numérique. Pour Renaud Gicquel, il y a d’abord eu un défi : former des étudiants capables de traiter des problèmes plus complexes malgré un bagage scientifique plus léger, et ceci dans un volume horaire réduit. C’est lorsque l’enseignement que l’on veut dispenser apparaît inadapté, que le changement devient une nécessité ! En effet, il s’est aperçu que des étudiants, censés être performants, ayant réussi le concours des Mines, n’accrochaient pas à son cours de thermodynamique, appliquée à l’énergétique. Les modèles enseignés traditionnellement étaient malheureusement soit irréalistes, soit incalculables : des hypothèses de calcul étant trop simplistes et les calculs précis fastidieux. Cela conduisait à démotiver les étudiants, ne comprenant pas l’intérêt pratique des modèles qu’ils élaborent, trop éloignés de la réalité et rebutés dans des calculs trop longs : un enseignement à la fois très rébarbatif, et totalement inapplicable

7. www.thermoptim.org

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Concevoir et développer un simulateur puis un nouveau modèle d’enseignement Renaud Gicquel a alors conçu un simulateur, nommé Thermoptim. Il a été bien accueilli par les étudiants et des collègues enseignants et a rapidement conduit à un déplacement de la problématique pédagogique : le contenu à enseigner a été remis en cause. Les calculs étant effectués par le simulateur, des mises en équation pouvaient être simplifiées, permettant de consacrer plus de temps à la conception de modèles plus complets. Cette reconception de ce qui est à enseigner conduit Renaud Gicquel à concevoir un modèle d’enseignement, qui pourrait s’appliquer à d’autres domaines, qu’il a nommés RTM(E), regroupant en quatre catégories les connaissances à transmettre : –– Réalité, la nature et la technologie, les faits observés, la matière, le terrain, etc. –– Théorie, schéma explicatif mettant en évidence les ressemblances entre les différentes observations de la Réalité, et les expliquant de manière à la fois cohérente et aussi simple et générique que possible. Ainsi, la Théorie d’une part constitue une grille de lecture de la Réalité, et d’autre part sert de guide pour l’élaboration de Méthodes. –– Méthodes de résolution de problèmes, des outils opérationnels. –– (Exemples) : ils illustrent très concrètement comment résoudre, grâce aux Méthodes et dans le cadre d’une Théorie, une classe de problèmes relative à un aspect particulier de la Réalité.

Développer une communauté d’enseignants et mettre en place un portail Thermoptim et son approche pédagogique commençant à se diffuser, une petite communauté d’enseignants utilisateurs s’est progressivement constituée, les échanges faisant ressortir d’une part des besoins en développements complémentaires, et d’autre part un intérêt pour un partage et une confrontation des expériences, ainsi que pour des discussions plus approfondies sur les aspects pédagogiques. Un portail a ensuite été mis en place, permettant de rassembler les ressources développées, d’y donner accès, et permettant de définir de multiples scénarios d’usage. Ainsi, c’est un double renouvellement qui s’est effectué avec le numérique : le contenu et les approches pédagogiques. Néanmoins, un point de vigilance a été repéré : un risque important que les savoirs sousjacents aux simulateurs ne soient pas bien maîtrisés et que leur usage 123

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conduise à des conclusions erronées. En se projetant dans l’avenir, se pose d’ailleurs une autre question : comment pourra-t-on conserver ou recréer ces savoirs s’ils ne sont plus enseignés ?

Insérer du numérique conduit à changer le curriculum L’exemple que l’on vient brièvement d’expliquer montre que, dès que l’on inclut des technologies numériques qui prennent en charge une partie de ce qui est demandé aux élèves ou aux étudiants, il devient nécessaire de revoir les objectifs et les activités d’apprentissage. Développer un résolveur, même s’il n’est pas complet, c’est-à-dire qu’il ne résout pas tout automatiquement, change en profondeur les activités. Ainsi, le digital n’est pas seulement une question de pédagogie, de forme, mais aussi une question de contenus d’enseignement, de fond. Certaines applications peuvent être utilisées sans grand changement, mais dès qu’elles sont suffisamment développées, elles ne peuvent pas uniquement être prises comme telles et conduisent à revoir l’ordre et la nature des activités à réaliser pour les élèves.

Gérer localement le climat scolaire (Elevbaro) Au-delà des contenus disciplinaires, des objectifs d’apprentissage, le digital peut aider à recueillir le point de vue des élèves sur les activités qu’ils mènent et devenir un outil de gestion au sein même des classes, pendant ou après le déroulement des activités. Un bon exemple est un logiciel, développé il y a plusieurs années au Danemark, nommé Elevbaro. Il permet aux enseignants de recueillir de manière systématique et d’afficher en temps réel les appréciations des élèves à propos de leur compréhension et de leur motivation vis-à-vis des tâches scolaires et de leur sentiment de bien-être social, par le biais de l’évaluation des cinq paramètres (figure 1) : 1) La compréhension de la tâche (je comprends ce qu’il faut faire), condition nécessaire à l’engagement d’un processus d’apprentissage dans le cadre d’un enseignement formel. 2) La conscience des besoins (j’obtiens l’aide dont j’ai besoin) concerne l’évaluation par l’élève de la relation entre son auto­ nomie et son besoin d’aide face aux tâches à remplir, qu’il s’agisse de l’aide de l’enseignant, de celle des pairs ou d’une ressource complémentaire. 124

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3) La conscience du défi (je me sens intéressé de façon optimale) concerne la relation faite par l’élève entre la tâche à réaliser, ses capacités à le faire, l’identification des aides dont il aura besoin et son engagement pour y parvenir. L’élève estime-t-il qu’il fait face à un problème intéressant à résoudre ? 4) Le bien-être (je me sens bien en classe) concerne le vécu personnel et social de l’expérience scolaire d’un élève et comprend le sentiment d’assurance, celui de confiance et celui d’aisance dans la situation d’apprentissage. 5) L’engagement (je fais de mon mieux) concerne l’attitude d’un élève à l’égard de sa participation scolaire et sociale. L’engagement est plus large que la compréhension de la tâche ou la conscience du défi et dépasse la simple motivation : il concerne le sentiment de responsabilité et devient donc un contrepoids à un besoin illimité d’aide. Figure 1. Les cinq paramètres du logiciel Elevbaro

Dans une étude qualitative du logiciel, Graf et Carlsen (2017) estiment que l’utilisation d’Elevbaro modifie l’évaluation des élèves par les enseignants ainsi que la réflexion des élèves sur leur travail et leur processus d’acquisition. Toutefois, cela requiert une approche active et une insertion de l’utilisation d’Elevbaro dans la pratique d’enseignement habituelle de l’enseignant. S’il existe un consensus général sur le fait que le retour d’information est essentiel à la qualité de l’enseignement, l’organiser de manière 125

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systématique n’est pas forcément simple. Pour ses concepteurs, l’utilisation d’Elevbaro montre qu’il existe un potentiel didactique pour le développement de l’enseignement fondé sur les données par les enseignants. Un point très important est à noter. Les concepteurs sont opposés au fait de remonter les données collectées au-delà de la classe. Pour eux, c’est l’enseignant qui est à même d’interpréter puis de répondre aux sentiments déclarés par leurs élèves via l’application. Ils le déclarent de manière très affirmée. Les données recueillies via Elevbaro ne sont pas des données externes, mais des données produites par les utilisateurs et orientées vers eux, associées à leur expérience d’apprentissage. Ce ne sont pas des données finales, mais des données de traitement qui contribuent à une nouvelle prise de conscience et il n’y a pas d’automatisation (moteur), d’intelligence artificielle ou de prédiction automatique, mais plutôt mais une ré-information de la prise de décision didactique et de la conception des cours (respect de l’enseignant). Nous y reviendrons dans la troisième partie à propos de l’intelligence artificielle. Elevbaro est un prototype universitaire qui ne sera peut-être pas largement diffusé, mais on peut constater que de nouveaux outils apparaissent sur la base d’idées assez voisines. Utiliser des smartphones pour recueillir en direct le point de vue des élèves, pas uniquement des réponses à des questions concernant le contenu d’un cours, avant ou pendant une activité, se développe. C’est par exemple le cas de FOVEA8 au Québec. Pour ses concepteurs, il s’agit de donner une voix aux étudiants en leur permettant de partager leurs perceptions sur le cours et leur implication à la fin de chaque séance. La fovéa est la zone de la rétine où la vision des détails est la plus précise9 et, toujours selon les concepteurs, les professeurs sont mieux renseignés sur les besoins des étudiants, ce qui permet de leur offrir une expérience d’apprentissage personnalisée. De même, Fovéa propose un tableau de bord pour faciliter la prise de décision sur la base des données fournies en temps réel par les étudiants, en rendant visibles les perceptions des étudiants.

8. https://www.fovea.education/fovea/ 9. https://fr.wikipedia.org/wiki/Fovéa

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Mieux communiquer avec les parents (Klassroom) Le lien avec les parents est une question sans cesse renouvelée et toujours d’actualité, évoluant avec les changements relationnels au sein de la société. Le numérique a déjà été utilisé pour maintenir ce lien, notamment dans le volet dit télématique du plan IPT (Informatique pour tous) au milieu des années quatre-vingt. Une application concernait les classes transplantées, c’est-à-dire des moments où les enfants d’une classe passaient une semaine loin de leur famille, à la montagne, à la campagne ou à la mer. Si le téléphone permet d’assurer un lien personnel et direct d’un enfant avec sa famille, pour des raisons affectives et éviter quelques déchirements, un lien plus collectif est souvent préférable. Montrer sur une page (à l’époque du Minitel) les activités réalisées donnait à voir aux parents (chez eux ou dans une connexion à l’école) ce que faisaient leurs enfants. Le Minitel a pu être avantageusement remplacé par Internet avec toutes formes de publication. Toutefois, cela correspond à des activités hors de la « routine » scolaire. La généralisation du téléphone portable change la donne. L’application Klassroom10, destinée avant tout aux classes maternelles et primaires, est un excellent exemple. Selon Delphine Lalande11, « Klassroom est née du désir des deux fondateurs Damien Rottemberg et Frank-David Cohen, tous les deux papas d’enfants en maternelle, de moderniser et d’améliorer le lien entre les parents et les professeurs notamment lorsque les parents sont divorcés ou peu en contact avec le milieu scolaire. » L’enseignant crée un fil d’actualité associé à une classe et partage avec les parents diverses informations : photos, vidéos, documents à télécharger, devoirs à faire, sondages, etc. Les parents peuvent prévenir le professeur d’une absence, d’un retard, poser une question ou demander un rendez-vous12. Il est possible de publier à destination de tous les parents, ou seulement à certains d’entre eux, un événement (par exemple une sortie scolaire), les parents peuvent communiquer entre eux. Klassroom se présente comme une alternative convaincante au cahier de liaison avec de bons atouts : simplicité de mise en œuvre, 10. https://klassroom.fr/ 11. https://www.commentcamarche.net/news/5870313-klassroom-le-carnet-deliaison-numerique-qui-change-la-vie 12. https://www.frenchweb.fr/radar-edtech-klassroom-lapplication-qui-reinventela-communication-entre-les-parents-et-les-professeurs/334414#gsc.tab=0

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pour n’exclure aucun parent ; facilité, gain de temps, tout est au même endroit et on est quasiment sûr que les parents peuvent consulter (on peut voir en direct qui a consulté une publication), la communication est permanente, même avec des parents séparés, les parents peuvent réagir et commenter, en cas d’oubli, on peut ajouter une information à n’importe quel moment…13 « Quelle économie de ne plus avoir à photocopier en 30 exemplaires les mots à transmettre. Quel bonheur de ne plus avoir à massicoter des piles et des piles de feuilles14… »

L’application facilite la communication avec les parents et les enseignants qui souffrent de déficience visuelle (prise en charge de VoiceOver) et offre une traduction dans différentes langues pour les parents allophones. D’autres applications peuvent être ajoutées. Par exemple, les parents sont invités à indiquer ce que l’enfant aime, n’aime pas, ses atouts, ses difficultés15… Pendant le premier confinement en mars-avril 2020, Klassroom, outre la communication instantanée avec les parents, a pu permettre de dispenser des cours à distance16. Un aspect essentiel et en partie novateur de l’application est de pouvoir partager des moments de classe avec les familles ou lors des sorties ou des classes transplantées : « Toujours en journée, n’est-ce pas merveilleux de partager avec les familles les petits moments de classe auxquels elles ne peuvent pas assister ? La première séance de tennis, les photos des affiches réalisées en classe, bref, autant de petites choses qui permettent à la maison le soir de faciliter la communication parents/enfants autour des apprentissages17. » « –  Montrer aux parents quelques activités (photos) en classe, à la piscine… –  Prévenir les parents de nos avancées kilométriques lors du voyage “classe de neige”. Ils étaient rassurés. –  Faire un livre souvenir des photos lors des activités de la classe de neige. Un beau moment d’interaction avec les parents18 ! » 13. https://lutinbazar.fr/plus-jamais-sans-klassroom/ 14. https://unprofdzecoles.com/2018/05/29/klassroom-le-cahier-de-liaisonnumerique/ 15. https://www.bloghoptoys.fr/developper-le-lien-parents-enseignants-avecklassroom 16. http://lapepinieredeuxplateaux.com/klassroom/ 17. https://lewebpedagogique.com/instice/toutes-ces-raisons-qui-rendentklassroom-necessaire/ 18. https://lalaaimesaclasse.fr/mon-annee-avec-klassroom

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Si des académies, telle celle de Versailles19, ont soutenu et a­ccompagné Klassroom, notamment pour satisfaire aux exigences du RGPD (règlement général sur la protection des données20) pour que les enseignants puissent l’utiliser en toute confiance, d’autres académies l’ont rejeté pour des questions de sécurité (article du journal Les Échos de Guillaume Bregeras à la rentrée 202021). En tout cas, Klassroom a édité un guide sur la RGPD22 et se déclare être en conformité avec la RGPD et les exigences du ministère de ­l’Éducation nationale, pour la protection des données de ses utilisateurs.

Assurer une école rurale de qualité à un coût maîtrisé : l’école éloignée en réseau Au Québec, en 1995‑1996 les états généraux de l’éducation avaient clairement posé la question du maintien des écoles de villages. En effet, ces dernières semblaient être rentrées dans un cercle vicieux ; d’une part, le Québec connaissait des mouvements démographiques qui diminuaient le nombre d’élèves dans ces écoles et, d’autre part, le niveau des élèves qu’elles formaient était inférieur à la moyenne nationale. Cela se traduisait par de plus en plus de fermetures d’écoles, ce qui détériorait fortement le développement des territoires. Aussi, en 2002, alors que la fibre optique se déployait sur le territoire québécois, le projet « écoles éloignées en réseaux » était lancé au départ dans une vingtaine d’écoles. Il consistait en un raccordement à la fibre de l’école, et dans la mise en place d’un nombre suffisant d’équipements pour faire des web conférences et des forums (concept de « knowledge forum » pour la co-élaboration des connaissances), afin que les élèves et les enseignants de groupes distants puissent travailler sur le mode collaboratif à l’écrit et à l’oral.

19. http://www.ac-versailles.fr/cid135881/accord-entre-l-editeur-klassroom-et-lacademie-de-versailles.html 20.  Présentation de la CNIL : https://www.cnil.fr/fr/reglement-europeen-protectiondonnees 21.  Klassroom se heurte au mur culturel avec une partie des pouvoirs publics : https://business.lesechos.fr/entrepreneurs/actu/0603945235497-klassroom-seheurte-au-mur-culturel-avec-une-partie-des-pouvoirs-publics-339843.php 22. https://klassroom.fr/confidentialité

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Aujourd’hui, le projet est déployé dans plus de 200 écoles de 30 commissions scolaires (cf. www.eer.qc.ca) et a fait l’objet de nombreuses évaluations positives. Ainsi, en 2008, une enquête réalisée auprès de 60 professeurs a montré que, pour plus de 80 % d’entre eux, l’ÉÉR a permis de mettre fin à leur sentiment d’isolement professionnel et leur a fourni un environnement d’apprentissage qu’ils jugent diversifié et, pour quasiment tous, favorable à l’apprentissage des élèves. Une évaluation, en septembre 2011, a été réalisée par un collège d’experts universitaires et le Cefrio (cefrio.qc.ca), centre facilitant la recherche et l’innovation dans les organisations à l’aide des TIC. Les résultats principaux sont les suivants : –– Pour les élèves : les écoliers des ÉÉR sont plus motivés que les autres. Ils prennent plus la parole et communiquent de plus en plus par écrit. De manière logique, leurs résultats de compréhension de l’écrit se sont améliorés. On ne peut ainsi plus dire qu’il faut fermer ces écoles parce qu’elles n’ont pas des résultats satisfaisants. –– Pour les professeurs : plus les enseignants ont des classes multi-âges, plus ils perçoivent les bénéfices d’une ÉÉR. L’utilisation du dispositif en ligne est majoritairement le fait d’enseignants confirmés (85 % avaient plus de cinq ans d’expérience). Les usages augmentent au fil du temps. Le dispositif fait par ailleurs baisser le sentiment d’isolement. –– Le rôle de la direction est renforcé et s’avère central dans la motivation des professeurs et la réussite des élèves. Grâce à des partenariats, l’« équipe école » s’agrandit et les ressources éducatives augmentent. Le succès tient probablement à une multitude de facteurs : bonne connectivité ; simplicité de la technologie mise en œuvre ; possibilité dans le cadre d’un environnement numérique de travail protégé d’avoir des données sur le cheminement des élèves ; travail au niveau local avec les commissions scolaires qui mettent à disposition des techniciens informatiques et des conseillers pédagogiques ; possibilité de travailler à distance avec des équipes de chercheurs qui suivent le dispositif et assurent une permanence quotidienne de 8 heures à 16 heures ; possibilité d’assister de manière régulière à des ateliers en ligne de 30/35 minutes sur un thème suivi de questions ; enfin, une fois par an se tiennent des sessions de transfert de connaissances en présentiel dans lesquelles les commissions scolaires envoient les enseignants les moins expérimentés. Une des conditions identifiées du succès, mais pas toujours réalisée, est que les enseignants soient libérés deux ou trois jours par année afin de pouvoir planifier et coconstruire leurs leçons avec les élèves. 130

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On parle désormais davantage d’écoles en réseau que d’écoles éloignées en réseau. Ces travaux au Québec ont fait des émules en France, notamment dans l’académie de Clermont-Ferrand23, dans laquelle les écoles rurales se mettent en réseau. Un MOOC nommé Classes éloignées en réseau a été lancé au printemps 2018 et a été rouvert durant le confinement en 202024. Il a réuni des élèves de primaire et des enseignants venant de France, du Québec et de Tunisie. Les élèves ont pu présenter leur classe, leur école et son environnement et poser des énigmes à résoudre telles que : « Les cristaux que l’on peut retrouver dans l’eau d’érable ont-ils des formes similaires aux cristaux de neige ? » « Quel est le mets préféré de la Bigorne ? »

D’autres activités (galerie de photographies « sur le chemin de l’école », programmation) ont été proposées. Ce MOOC a réussi à mobiliser une communauté élargie, composée d’élèves, d’enseignants, de parents, d’institutions scolaires et de chercheurs, autour d’activités collaboratives entre classes. Il a également été l’occasion de tester, à grande échelle, un modèle d’apprentissage en réseau et d’examiner les opportunités offertes par ce dernier autour du développement professionnel des enseignants, de la question de ressources éducatives et de celle des transferts possibles des contenus de formation vers les activités pédagogiques en classe. La réouverture du MOOC, hors forum, en période de confinement, a suscité la curiosité de près de 900 personnes, sans doute à la recherche d’opportunités d’échanges, d’idées d’activités ou de ressources à exploiter collectivement à distance.

Faire classe pendant le confinement En effet, avec la pandémie début 2020, beaucoup d’écoles de par le monde ont fermé brutalement. Les enseignants ont alors dû pro­poser des activités aux élèves et faire classe à distance sans grande préparation. De très nombreux rapports ont été produits et dans de très nombreux pays 23. http://www.ac-clermont.fr/action-educative/numerique-educatif/la-strategieet-le-pilotage-academique/ec 24. https://www.fun-mooc.fr/courses/course-v1:parisdescartes+70005+session01/ about

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(voir par exemple le blog de Cambridge University Press25 ou NISSEM26) et nous n’allons pas les reprendre. Bien évidemment, cela a pu être vu comme une « aubaine » pour le digital en éducation, notamment pour permettre la continuité des activités scolaires à distance. Toutefois, la manière de faire classe à distance s’est parfois réduite à donner des exercices et des devoirs. Envoyer des consignes écrites, fournir des cours à imprimer ou à lire à l’écran, prescrire des devoirs à faire, ne sont pas des tâches très compliquées. Cela revient presque à ce que l’on appelait auparavant les cours par correspondance. Pour des parents non préparés, c’est comme exporter à la maison une version fermée et angoissante de l’école, qu’on leur demande de prendre en charge. C’est ce que Williamson, Eynon et Potter (2020) qualifient de BYOSH (Bring Your Own School Home : « apporte ton école à la maison »), renversement du classique BYOD (Bring Your Own Device). Selon eux, l’espace-temps de la classe voyage dans l’autre sens, dans l’environnement familial, introduisant l’apprentissage et ses caractéristiques liées à l’ère numérique dans les rythmes de la vie familiale. Dans cet environnement, le temps d’écran personnel est pris en charge en même temps que les espaces physiques du foyer sont colonisés et cooptés. L’école éloignée en réseau (ÉÉR) peut fournir des idées intéressantes afin de penser autrement l’éducation hors de la classe : organiser de l’apprentissage en réseau, mener des activités d’exploration et de découverte, de partage, se lancer dans des enquêtes collectives, etc. Il y a certainement un enjeu fort pour nourrir la formation et le développement professionnel des enseignants. Les ministères et l’État semblent vouloir ne plus être pris de court et se donner les moyens de développer ce qu’il faut pour répondre à d’autres confinements. Fin 2020 est lancé un grand projet nommé TEN (territoires éducatifs numériques) dont l’objectif est de tester à grande échelle les conditions de la continuité pédagogique, avec un financement de 27 millions d’euros sur trois ans. Il réunit le SGPI (Secrétariat général pour l’investissement), le pilote national ; le ministère de ­l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports (DNE et DGESCO), en charge des aspects pédagogiques et de la mise en œuvre opérationnelle du projet ; la Banque des Territoires, opérateur financier et pilote national, en charge de l’évaluation du projet ; le réseau Canopé, porteur de projet, volet « enseignants » ; le GIP Trousse à Projets, pour le volet « élèves » et les académies de Versailles et d’Amiens (DANE et DSDEN), 25. https://www.cambridge.org/gb/educationreform/insights/ 26. https://www.nissem.org/node/291

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chefs de projet départemental ; enfin, la DGE (Direction générale des Entreprises), partenaire du projet, spécialiste du marché des EdTech. Les collectivités territoriales sont également partenaires du projet. Plusieurs chantiers sont mis en place : 1) chantier des équipements : équipement numérique des classes (minimal numérique pour l’élémentaire et kits d’enseignement hybride pour tous les niveaux), enseignants néotitulaires et élèves en situation de fracture numérique, 2) chantier des ressources : mise à disposition d’une offre logicielle et de ressources libres de droit, 3) chantier de la formation enseignants  : développement d’un plan de formation et de conduite du changement auprès des enseignants, 4) chantier de la formation parentalité et numérique : développement d’un axe numérique et parentalité à destination des parents d’élèves. Des actions qualifiées d’urgence ont également été lancées, comme le fait d’équiper d’un ordinateur au moins 10 000 enfants défavorisés, mettre à disposition gratuitement du matériel et des contenus éducatifs sous forme numérique pour les élèves du primaire (principalement) et du secondaire dans le monde… Les objectifs de cette expérimentation sont : 1) identifier l’ensemble des difficultés et les leviers pour imaginer un déploiement sur d’autres territoires en cas de nouvelle crise, 2) développer en parallèle un scénario de déploiement national, 3) permettre un changement des pratiques enseignantes et en particulier l’hybridation, 4) mesurer l’impact sur les pratiques enseignantes. On ne sait pas encore ce que cette expérimentation va conclure, mais cela atteste d’un intérêt renouvelé des autorités éducatives sur le rôle du numérique en éducation. Les collectivités ont également pris en compte le numérique, notamment s’agissant des ressources éducatives dont elles assurent en grande partie l’achat.

Gérer et distribuer les ressources éducatives dans un territoire : le Grand Est et les lycées L’objectif de cette section est de montrer toutes les composantes qui sous-tendent la mise en œuvre d’une opération de distribution de 133

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manuels scolaires numériques sur un vaste territoire : les acteurs, les processus impliqués, etc. L’enjeu est de mieux articuler les conditions matérielles et financières avec les conditions pédagogiques.

Du papier aux manuels numériques : une incitation lors d’un changement d’organisation administrative Alors que la France est un État centralisé, les lois de décentralisation ont conduit à un cloisonnement territorial de la gestion du système scolaire, à l’exception des aspects éducatifs ou pédagogiques (programmes prescrits, salaires des enseignants, etc.) qui restent sous le contrôle direct de l’État. Ce système, divisé en trois segments distincts (école primaire/ collège/lycée), a été confié respectivement aux trois niveaux de base des collectivités locales : communes/départements/régions. Pour les deux premiers niveaux, les manuels scolaires sont fournis gratuitement à tous les élèves depuis très longtemps (par les communes dans le primaire et par l’État pour les collégiens). Dans le cas du lycée (de la 10e à la 12e année), les parents devaient acheter des manuels. Au cours des vingt dernières années, différentes régions ont proposé de faire en sorte que les manuels soient gratuits pour tous les élèves ou pour certains d’entre eux, en tenant compte des revenus des familles. En 2015, le gouvernement français a décidé de regrouper les régions en régions plus importantes. La région du Grand Est a ainsi été créée, résultant de la fusion des anciennes régions d’Alsace, de Lorraine et de Champagne-Ardenne. Elle compte une population de près de 5 600 000  habitants sur 57 433 km2. Cependant, les systèmes de distribution de manuels scolaires dans les anciennes régions étaient différents et plutôt que de tenter une sorte d’harmonisation, la nouvelle région a préféré remplacer l’achat de manuels scolaires en papier par l’achat de manuels scolaires numériques. Cette décision étend son action autour des questions numériques dans l’éducation, puisque les régions sont en charge, pour les lycées, des infrastructures techniques, de l’exploitation des réseaux, de l’accès à large bande, de l’achat collectif d’ordinateurs, des équipes d’assistance et de maintenance. Pour la Région, l’initiative Lycées 4.0 s’inscrit dans le cadre de sa politique volontariste afin « d’anticiper les nouveaux défis de la 4e révolution industrielle ». Pour le Rectorat (autorités académiques) : soutenir les pratiques des enseignants, aller au-delà des manuels scolaires numériques pour faciliter la diffusion et l’utilisation des ressources pédagogiques numériques. 134

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Le projet est annoncé en septembre 2016 et les travaux commencent avec le Rectorat. Ce dernier étudie les meilleures conditions d’utilisation pour les élèves et les enseignants. Pour les élèves, un choix pédagogique fort est fait : faciliter l’utilisation à l’intérieur et à l’extérieur de l’établissement, dans des usages non continus, mais à la demande sous le contrôle des enseignants dans la classe et le choix des élèves à la maison. Il n’est pas nécessaire d’installer de nouvelles salles informatiques dans les lycées, mais en utilisant des ordinateurs personnels, offrir des connexions faciles et sécurisées, des espaces de travail facilement utilisables, des temps de connexion rapides afin de ne pas rompre la dynamique d’interaction au sein des cours en allongeant les temps d’activation. Le Rectorat convainc la Région de ne pas se limiter aux manuels scolaires numériques mais de les étendre aux ressources pédagogiques numériques : les pratiques des enseignants ne se limitent pas à l’utilisation des manuels scolaires mais combinent de multiples ressources pédagogiques. Il est nécessaire à la fois de soutenir les pratiques actuelles et de faciliter l’émergence de nouvelles pratiques nécessitant des ressources numériques. Le BYOD (Bring your own device) devient essentiel pour le projet. Pour que cela fonctionne, cela nécessite : (1) du matériel informatique mobile pour les élèves (utilisable en classe et à la maison) ; (2) une infra­ structure WIFI dans les lycées ; (3) la disponibilité de manuels scolaires et de ressources numériques.

Subvention à l’achat de matériel mobile : le rôle central des établissements scolaires Le projet est annoncé en janvier 2017. Il ne s’agit pas de se concentrer sur quelques classes, mais sur des établissements entiers ; pas de modèle intermédiaire, dans lequel certains des enseignants d’un lycée utiliseraient un manuel papier tandis que d’autres disposeraient d’un manuel numérique. Un appel d’offres est lancé aux écoles secondaires pour participer à l’opération. 49 lycées sont sélectionnés en septembre 2017 et 62 autres en septembre 2018. Pour les lycées sélectionnés, la Région fournit : –– une aide (soutien financier) pour l’acquisition de matériel informatique individuel en tenant compte des revenus familiaux ; –– un accès prépayé aux ressources numériques et aux manuels scolaires pour remplacer les livres traditionnels, car la Région prend en charge toutes les licences nécessaires à l’utilisation des ressources numériques 135

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et des manuels scolaires ; la garantie d’un accès sécurisé à partir des espaces de travail numériques. Un site web (dédié aux jeunes27) permet de commander les machines et les écoles assurent le contact avec les parents, fournissent une aide à la rédaction des commandes et à la mise en place du système.

Respect de la liberté pédagogique des enseignants : un catalogue extensible dans lequel chacun peut puiser Les manuels scolaires et les ressources pédagogiques numériques peuvent être sélectionnés dans un catalogue mis en place par un libraire qui relie les offres des éditeurs scolaires et d’EdTech aux choix des enseignants du secondaire 4.0. Un enseignant peut demander à ajouter une ressource qui ne figure pas dans le catalogue. Un éditeur peut également demander à ce que les ressources qu’il propose soient incluses dans le catalogue. Il n’y a pas de censure, mais une commission à verser au libraire qui gère le catalogue. L’expérience montre que ce système est bien adapté aux manuels scolaires numériques, pas nécessairement aux petites ressources (en raison de la commission perçue par l’intermédiaire). Ce catalogue donne une plus grande liberté de choix : un enseignant peut choisir des ressources différentes de celles choisies par ses collègues dans la même matière et peut changer l’année suivante (en général, les manuels papier ont été choisis pour quatre ans).

Soutenir les lycées et les enseignants dans la dynamique 4.0 Le Rectorat apporte un soutien aux institutions pour la mise en œuvre de cette action. L’équivalent d’une personne à mi-temps dans chaque établissement, appelée référent 4.0, aide à la mise en place du système. En outre, un groupe de formateurs apporte son soutien : formation ciblée à la demande dans l’école, partage d’expériences, propositions d’outils pédagogiques, etc. En résumé, de nombreux acteurs sont impliqués. Le passage du papier aux manuels scolaires numériques conduit à aller au-delà, c’est-à-dire à penser en termes de ressources pédagogiques numériques, à mettre en place une infrastructure générale qui rend compatibles les différents choix, à respecter l’histoire et les formes de travail installées : le choix 27. https://www.jeunest.fr/lycee-4‑0/

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des manuels et des ressources est laissé aux enseignants. Les écoles, les institutions communautaires (familles) et les espaces d’apprentissage sont le pivot entre les parents, les services régionaux, les enseignants et l’offre de ressources éducatives28. Le grand défi est d’articuler une double approche basée à la fois sur des plates-formes à distance et sur des écoles offrant proximité et assistance : –– une approche descendante (Région), absolument nécessaire pour concevoir une infrastructure fiable et sûre, des outils communs, pour assurer un usage collectif dans de bonnes conditions ; –– une approche ascendante (Rectorat), pour faciliter l’évolution des pratiques, tant des étudiants que des enseignants, permettant et respectant les choix pédagogiques.

Concevoir et diffuser autrement les manuels scolaires (collectifs et ressources libres) Professeur à l’Université Carnegie Mellon de Pittsburgh, Aleksandar Kavcic a créé la Fondation « Alek Kavcic »29 et a décidé de fournir des manuels gratuits pour les élèves en Serbie (pour la troisième et la septième année de l’école primaire). Les manuels sont disponibles à https://www.besplatnabiblioteka.com/ et peuvent être téléchargés et utilisés gratuitement, sans aucun code d’accès (en 2021)30. Les manuels qu’il propose seraient, après approbation officielle du contenu par l’État, publiés en ligne. Chacun pourra télécharger les fichiers gratuitement et les imprimer sur son imprimante personnelle ou acheter simplement des manuels auprès de la fondation aux seuls frais d’impression et de distribution. Alek Kavcic attaque le marché de l’édition scolaire qui, selon lui, fait payer des coûts exorbitants pour des ressources que l’on peut développer à moindres frais31. La fondation Soros a également depuis plusieurs années financé l’éducation et des manuels scolaires, ainsi que soutenu certaines 28.  Voir https://www.grandest.fr/lycee4‑0/ 29. https://alekkavcicfoundation.org/ 30. https://naslovi.net/2021‑01‑14/bizlife/a-serbian-professor-from-the-usa-achieved-his-goal-free-textbooks-for-all-pupils/27066482 31. http://www.politika.rs/sr/clanak/460322/Profesor-iz-SAD-finansira-besplatneudzbenike-za-nase-dake

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organisations politiques, ce qui est parfois vu comme une forme d’ingérence politique32. Ces deux exemples attestent de nouvelles tendances dans le marché des manuels scolaires, avec des fondations qui financent et Internet qui simplifie la diffusion. Une conception que l’on juge pouvoir faire à moindres frais et surtout une diffusion qui peut s’effectuer sans intermédiaire : production de fichiers déposés sur une plateforme et téléchargement en se connectant sur cette plateforme. Cela modifie le marché des ressources éducatives, les modèles économiques liés aux ressources (ressources éducatives ouvertes, REL), la commercialisation et les modes de circulation des ressources éducatives. Cela modifie également les processus de conception eux-mêmes (UNESCO, 2019). Ainsi, les nouveaux éditeurs développent des pratiques hautement collaboratives. Par exemple, Le LivreScolaire33 se présente comme la première production de manuels scolaires papier et numériques cocréés par 3 000 enseignants. Son modèle d’édition repose sur trois piliers : collaboratif (participation interactive de centaines de collègues au processus de production du manuel), gratuit (manuels en ligne gratuits) et numérique (manuels sous forme de site web, avec des fonctionnalités supplémentaires telles que des cartes interactives et un mode adapté aux dyslexiques). Le modèle commercial est basé sur la vente de livres en papier et sur des abonnements numériques de qualité supérieure. Les auteurs sont rémunérés par des droits d’auteur. Carton (2019) montre que la société d’édition Ed-Tech LeWebPédagogique, lorsqu’elle se décrit comme une « communauté d’enseignants », cela correspond à une stratégie marketing et à un modèle économique. « Elle incarne également sa capacité à s’adresser aux enseignants et à les mobiliser pour produire un contenu adapté à l’école. » Cependant, des collectifs d’enseignants ont été et sont très productifs, à l’exemple de Sésamath. Créée en 2001, l’association Sésamath34 a pour objectif de développer des ressources pédagogiques accessibles au plus grand nombre pour l’enseignement des mathématiques. En 2007, elle a produit un manuel scolaire ouvert (pour la 7e année, c’est-à-dire la classe de 5e), gratuit en ligne et payant sur papier, qui était de 40 à 50 % moins cher que ses concurrents. L’association a développé une expertise dans la création collaborative de manuels scolaires. Les ressources 32. https://fr.wikipedia.org/wiki/George_Soros 33. https://www.lelivrescolaire.fr/ 34. https://fr.flossmanuals.net/sesamath-mode-demploi/historique/

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pédagogiques mises à disposition par Sésamath France étant sous licence libre, la question de leur adaptation dans d’autres pays francophones s’est posée assez rapidement, et cela a été fait dans des pays comme la Suisse, Haïti, le Maroc et le Canada. L’OIF (Organisation internationale de la francophonie) a rapidement soutenu cette extension, et Sébastien Hache, l’un des trois cofondateurs de Sésamath, s’est impliqué dans la production de nouveaux manuels gratuits (Hache, 2018) : la collection de manuels de mathématiques iParcours (2015)35 et le projet Netado36. L’objectif du projet Netado, réalisé en partenariat avec le ministère de l’Éducation du Vietnam et de l’OIF, est de construire un ensemble collection de manuels scolaires gratuits pour l’enseignement du français (comme deuxième langue). Comme pour les manuels Sésamath ou iParcours, l’équipe d’auteurs de Netado a non seulement conçu et écrit les scénarios pédagogiques, mais a également conçu la mise en page des contenus dans un format éditable. Cela peut être considéré comme un nouveau modèle de publication de manuels scolaires. Selon Sébastien Hache, ils pourraient même adapter en quelques jours les processus du Sprint book, c’est-à-dire la conception et la production de livres, pour produire des manuels Sprint. Le manuel ouvert British Columbia in a Global Context a été écrit en quatre jours par une petite équipe de géographes et d’assistants37. D’autres exemples sont présentés sur le site web Booksprints38. Un tel processus peut être utile pour adapter les manuels dans des pays et des cultures spécifiques, en travaillant avec les enseignants locaux. C’est le processus de conception lui-même qui a changé : les équipes d’auteurs peuvent avoir à leur disposition plusieurs collections différentes de manuels scolaires sous licence libre ; des équipes importantes et distantes peuvent collaborer ; les auteurs peuvent concevoir un objet numérique qui peut être directement imprimé. Le temps de développement pour chacun des manuels successifs du projet Netado a diminué de manière significative, car l’équipe a acquis plus d’expérience et bénéficie d’un plus grand nombre de manuels sous licence libre39. En tout état de cause, la production de REL numériques, les manuels scolaires 35. http://www.iparcours.fr/ouvrages/ouvrages.php?ouvrage=Manuel62016 36. http://netado.vn 37. https://bccampus.ca/2014/06/20/how-to-turn-a-great-idea-into-an-opentextbook-in-just-four-days/ 38. https://www.booksprints.net/ 39. https://fr.flossmanuals.net/realiser-des-manuels-sous-licence-libreretoursdexperiences/_draft/_v/1.0/preambule/

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locaux peuvent contribuer à renforcer la capacité d’action des enseignants et à (re)renforcer leur autonomie et leur rôle dans l’amélioration de la qualité de l’éducation. D’autres collectifs disciplinaires d’enseignants en ligne produisent et échangent des ressources éducatives. Une étude approfondie de ces collectifs a été réalisée (Quentin, 2012), mettant en évidence deux principaux modèles d’organisation en fonction des valeurs qui les animent et des règles qui les organisent : le modèle de la ruche fait référence aux collectifs dont l’organisation repose sur des règles très précises et des valeurs communes fortes (Sésamath mais aussi APSES40 en sont deux exemples caractéristiques) ; le modèle du bac à sable fait référence aux collectifs dont les règles d’organisation sont souples, permettant le partage, la diffusion et la légitimation des pratiques pédagogiques. Cette organisation en deux axes (valeurs partagées et règles) permet de représenter les trajectoires des collectifs d’enseignants (cf. figure 2). Figure 2. Les réseaux d’enseignants : des trajectoires contrastées (Quentin, 2012)

Gérer et garantir des diplômes Si la notion de blockchain n’est pas encore bien connue, beaucoup ont entendu parler du Bitcoin. Cette crypto-monnaie est basée sur la 40. https://sesame.apses.org/

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technologie de la blockchain (ou chaîne de blocs), qui a d’autres applications, notamment en éducation. Selon Blockchain France, « la blockchain est une technologie de stockage et de transmission d’informations, transparente, sécurisée, et fonctionnant sans organe central de contrôle41 ». C’est une base de données qui contient l’historique de tous les échanges effectués entre ses utilisateurs depuis sa création. En ce sens, cela ressemble à un grand livre public, comme un livre comptable décentralisé. Les transactions effectuées entre les utilisateurs du réseau sont regroupées par blocs. Chaque bloc est validé par les nœuds du réseau. « Une fois le bloc validé, il est horodaté et ajouté à la chaîne de blocs. La transaction est alors visible pour le récepteur ainsi que l’ensemble du réseau. » Elle est censée être non modifiable. La validation demande souvent des ressources de traitement importantes, pour éviter des interventions indésirables, notamment la résolution de problèmes algorithmiques, ce qui en fait une technologie très gourmande en énergie. Toutefois, la blockchain est partagée par ses différents utilisateurs, sans intermédiaire, ce qui permet à chacun d’en vérifier la validité. En effet, dans une base de données centralisée (avec une seule entité détentrice), les données peuvent être changées (hackées), détruites ; une institution peut empêcher l’accès, mettre des conditions à l’accès, utiliser les données d’une manière non autorisée. Ce n’est normalement plus possible avec une blockchain. Dans leur rapport sur la blockchain en éducation, Grech et Camilleri (2017) proposent quelques scénarios d’usages intéressants. Un d’entre eux concerne la gestion des ressources éducatives. Un groupe constitue un consortium privé de répertoires (une blockchain). Chaque ressource ajoutée au répertoire se traduit par la récompense d’un jeton à l’auteur. Chaque fois que les ressources sont réutilisées ou citées, il en résulte la récompense d’un jeton supplémentaire (ou d’une partie de jeton selon le degré de réutilisation). Ainsi, le système de jetons permettrait aux créateurs d’être rémunérés pour le partage de leurs ressources, en proportion de leur utilisation. Toutefois, l’application phare concerne l’attribution et la gestion des diplômes. Un exemple concerne la gestion des crédits pour un étudiant fréquentant plusieurs universités. On suppose qu’un groupe d’universités forme un réseau de blockchain. Chaque crédit (ECTS ou European Credit Transfer and Accumulation System) accordé par une université est comptabilisé comme une transaction sur la chaîne. L’historique 41. https://blockchainfrance.net/decouvrir-la-blockchain/c-est-quoi-la-blockchain/

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des crédits accordés est désormais public, immuable et anonyme. Un étudiant peut prouver qu’il est le propriétaire d’un ECTS spécifique en utilisant sa clé privée. Un étudiant peut « dépenser » ses ECTS auprès d’un établissement pour créer une qualification (le transfert de crédits devient une simple dépense d’ECTS transférés de deux établissements différents). Un employeur ou une autre université peut vérifier les dossiers de l’étudiant simplement en vérifiant ses ECTS par rapport à la blockchain. L’AUF (Agence Universitaire Francophone) promeut la certification de diplômes sur la blockchain avec BCDiploma42 qui fournit à chaque diplômé un lien Internet unique pour faire valoir l’authenticité de son diplôme auprès des personnes avec lesquelles il partage ce lien (employeur, recruteur, etc.). Pour l’AUF, cela constitue une solution, 100 % sécurisée, pérenne et infalsifiable pour la délivrance des attestations universitaires. Une université vietnamienne, Hoa Sen, a délivré officiellement une certification du diplôme par la blockchain, lors d’une cérémonie de remise de diplômes de licence à 579 étudiants, le 11 juillet 202043. Les cérémonies de remise des diplômes soulèvent des questions très intéressantes. Si elles étaient un peu passées de mode, en France, elles reviennent en force. D’inspiration étasunienne, elles ont gagné les écoles de management puis les écoles d’ingénieur et les universités. Il s’agit d’un événement solennel, un rite de passage, pour les étudiants, symbole de leur réussite et de leur entrée dans la vie active. Les parents sont invités, surtout si le coût des études est élevé, ainsi que les alumni (les anciens élèves), afin de cultiver le réseau, aider à trouver des stages et des emplois, mais aussi inciter les entreprises à financer l’établissement de formation. A priori, c’est un rassemblement humain, qui a peu de liens directs avec le digital. Néanmoins, avec la pandémie, les institutions, très attachées à ces cérémonies, ont essayé de trouver des formes nouvelles permettant de continuer à l’organiser : des défilés de voitures, des panneaux sur les pelouses et dans des rues entières… (Borowski, 2020). Les écoles publiques de Gilbert en Arizona se sont associées à une entreprise locale de réalité virtuelle pour créer des « hologrammes » d’élèves des sept classes terminales recevant des diplômes de leurs directeurs. 42. https://www.auf.org/maghreb/nouvelles/appels-a-candidatures/certificationde-vos-diplomes-blockchain/ 43. https://www.auf.org/nouvelles/actualites/premiere-universite-vietnamiennedelivrant-des-diplomes-de-licence-par-la-technologie-blockchain/

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Chacun est filmé séparément de son directeur, mais la technologie fera croire que le directeur et l’étudiant sont sur scène ensemble. Notons qu’en juillet 2020, l’IUT (Institut Universitaire de Technologie) de l’université de la Réunion a organisé pour la première fois une remise de diplômes, entièrement en ligne et en direct sur les réseaux sociaux44.

Développer l’intelligence artificielle en éducation à très grande échelle : le cas de la Chine Devenir leader mondial dans le domaine de l’IA En juillet 2017, le Conseil d’État du gouvernement chinois publie le « Plan de Développement de l’Intelligence Artificielle de Nouvelle Génération (NGAIDP) »45. Le site New America en propose une traduction complète en anglais46. Cet ambitieux document établit l’approche du pays en matière de développement de la technologie et des applications de l’intelligence artificielle (IA), en fixant des objectifs généraux : d’ici 2030, faire de la Chine le premier centre d’innovation en IA au monde, en ayant construit les bases suffisantes pour qu’elle devienne une nation de premier plan en matière d’innovation et de puissance économique. Différents domaines sont visés tels que la santé, les transports, la ville intelligente et l’éducation. Pour Pieranni (2021, p. 20), « autour de la 5G et de l’intelligence artificielle et de leurs potentialités scientifiques, commerciales et de contrôle social », se joue le prochain défi entre la Chine et le monde occidental. La Chine possède une base favorable pour le développement de l’IA : un énorme marché intérieur, en grande partie fermé par la censure, une application phare, WeChat, qui relie le profil des utilisateurs à leur compte bancaire et dont l’utilisation génère énormément de données (en fait WeChat gère une grande partie des données des personnes). Les entrepreneurs chinois disposent ainsi de masses de données pour former et affiner leurs algorithmes. La population est vaste et peu attachée à la confidentialité des données (surtout lorsque l’on peut obtenir des avantages très convoités comme l’ensemble des résultats scolaires), 44. https://iut.univ-reunion.fr/actualites-iut/remise-de-diplome-2020 45. http://www.gov.cn/zhengce/content/2017‑07/20/content_5211996.htm 46. https://www.newamerica.org/cybersecurity-initiative/digichina/blog/full-translationchinas-new-generation-artificial-intelligence-development-plan-2017/

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et les parents croient fermement au potentiel de la technologie, ayant vu à quel point elle a transformé le pays en quelques décennies seulement. Mais outre leur quantité, c’est la qualité des données qui fait la différence : non seulement les comportements en ligne sont enregistrés, mais également elles suivent l’utilisateur dans sa vie hors ligne (Pieranni, 2021, p. 31). En fait, comme l’explique Bertrand Jouvenot (2020), avec l’IA, « le retard, voire les archaïsmes accumulés dans certains domaines, peuvent au contraire devenir un sérieux atout ». Ainsi, la Chine ne possède pas toutes les informations qui existent dans les sociétés occidentales sur les personnes et les entreprises, rendant l’analyse des finances d’une entreprise par une autre, souvent difficile et incertaine. L’intelligence artificielle permet de mieux évaluer cette solvabilité, en enrichissant l’analyse de nouveaux critères. L’État chinois a ainsi exploité les données financières des entreprises et utilisé l’IA pour introduire de la transparence et de la fiabilité. Une telle évaluation a un autre effet, celui de rétablir la confiance des personnes dans les entreprises. Un grand projet est en cours de développement, celui du système de crédit social (Pieranni, 2021, chap. 4). Ce système est fondé sur l’idée que l’analyse et l’évaluation du comportement des citoyens, traitées sur la base des données collectées par les différents outils technologiques, déterminent les différents degrés de fiabilité de chaque personne. On peut y voir des racines anciennes dans la culture chinoise, avec Confucius, et l’idée de coordonner toutes les aspirations présentes par une série de règles pour maintenir l’ordre. C’est l’État en pratique qui décide de ce qui est moral et ce qui ne l’est pas (p. 122) et, en gros, la moralité peut être évaluée et tracée grâce à des systèmes technologiques. Si de premières implantations locales sont discutées et critiquées, notamment du fait des récompenses et des punitions données et surtout le côté souvent disproportionné des punitions (ne pas avoir payé une amende peut vous empêcher d’acheter des billets d’avion ou des billets de train), cette idée de mesurer la fiabilité des personnes, des entreprises et des institutions est accueillie favorablement, comme le principal antidote au chaos et à la prévarication (p. 125). Il s’agit de développer un écosystème régi par la confiance mutuelle tant entre les citoyens, qu’entre les citoyens et l’État et les citoyens et les entreprises. Ce que l’on peut considérer comme une très sévère restriction des libertés peut être vu comme un moyen de faire respecter une certaine éthique. Selon Creemers (2020), l’hypothèse idéologique clé est que l’ordre social est régi par un ensemble de lois objectives et intelligibles. « Les grandes technologies de données et d’IA ne contribuent pas seulement à une meilleure compréhension de ces lois, elles peuvent 144

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également aider la société à résoudre les problèmes de développement ». Alors que ce que l’on appelle le « capitalisme de surveillance », se développe avec les grandes plateformes (Nitot, 2016), on observe en Chine une déclinaison étatique assez spécifique.

Repenser les traditions éducatives avec des technologies numériques portées par des projets et des entreprises Les technologies numériques sont développées en Chine depuis de nombreuses années. Ainsi, les autorités chinoises ont lancé plusieurs initiatives de manuels scolaires numériques depuis 2011, dont le projet e-Schoolbag (Wu et al., 2013 ; Hoel, 2015 ; Ren, 2017). e-Schoolbag est un outil offrant des ressources en ligne, notamment les manuels, cahiers, stylos, carnet de contact des parents et autres documents qui peuvent tous être accessibles via un appareil numérique comme un « cartable ». Une méta-analyse (Hu et Hu, 2017) indique des effets positifs de l’usage de e-Schoolbag sur les résultats scolaires. Mais selon Ren (2017), si des études empiriques ont montré certains bénéfices (des étudiants plus engagés dans leurs études avec de meilleures performances à court terme), il n’y a pas de preuves solides que l’e-Schoolbag entraîne une augmentation spectaculaire des notes d’examen. Or, toujours selon Ren (2017), « le système éducatif chinois se caractérise par l’importance excessive accordée aux résultats scolaires et en particulier aux notes d’examen, par la domination des pédagogies traditionnelles et par un contrôle fort du gouvernement dans l’administration de l’éducation ». Le soutien des autorités chinoises est à double tranchant : encourager des réformes éducatives avec le numérique, tout en maintenant un système axé sur les examens et une administration hautement contrôlée, limite la dynamique des innovations numériques. Les élèves chinois ont un temps libre très limité car ils ont de lourds devoirs à faire à la maison et des cours supplémentaires après l’école. Cela entraîne un manque d’indépendance et d’autogestion des élèves dans l’apprentissage. Il est ainsi difficile pour les étudiants de passer d’une salle de classe hautement contrôlée et réglementée à des systèmes d’apprentissage flexibles et centrés sur l’apprenant, auxquels les parents font d’ailleurs peu confiance. Ren (2017) montre en particulier les préférences pour le développement de systèmes fermés, notamment grâce à leur capacité à restreindre les fonctions distrayantes comme le « divertissement numérique ». 145

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Il semble que ce paradoxe entre le maintien des traditions et les innovations perturbatrices façonne la conception, la mise en œuvre et l’adoption des technologies numériques en Chine. Toutefois, l’histoire de l’entreprise 17zuoye, la plus grande plateforme d’apprentissage en ligne de la maternelle à la fin du secondaire, ouvre la voie à des synthèses possibles. Cette entreprise a débuté à petite échelle en proposant des solutions personnalisées pour les devoirs à la maison dans le cadre du système éducatif existant (17zuoye signifie « faire ses devoirs ensemble » en chinois) : des exercices et des évaluations en ligne gratuits pour les mathématiques et l’anglais que les enseignants peuvent personnaliser et attribuer aux élèves en classe et en dehors de la classe. Elle a peu à peu étendu son offre, notamment en fournissant des outils simples et gratuits aux enseignants, des ressources éducatives libres et personnalisées aux élèves, des retours sur les progrès réalisés aux parents. Les élèves peuvent s’engager dans un apprentissage autodirigé en utilisant une variété de ressources éducatives libres. Les enseignants peuvent échanger du matériel, préparer et discuter dans les forums de la plateforme. Les parents peuvent trouver des ressources et communiquer directement avec les enseignants et les autres parents. Dans une interview, Dun Xiao, cofondateur de 17zuoye, confirme l’importance des communautés dans l’éducation47 : « la communauté entre enseignants et enseignants, élèves et élèves, parents et parents, mais aussi entre ces utilisateurs. Les enseignants peuvent communiquer avec les parents, les parents peuvent communiquer avec les élèves et entre eux ». Ainsi, leur plateforme en ligne favorise une communication ouverte pour tous ceux qui participent à l’éducation et à la vie des élèves. Elle fonctionne comme un réseau social pour mettre en relation les parents, les enfants/élèves et les enseignants, un forum d’enseignants en ligne et une section WeChat numérique pour les parents48. À partir de cette aide aux devoirs, se construit un modèle performant et rentable. En effet, il y a 100 millions d’élèves du primaire et 100 millions d’élèves du secondaire qui font pratiquement tous les jours leurs devoirs (une demi-heure en moyenne à l’école primaire et environ deux heures au lycée). Cela permet d’obtenir de nombreuses données. 47. https://medium.com/the-harbinger-china/a-gradual-evolutionary-approachto-disrupting-education-b808285a1272 48. https://edtechreview.in/trends-insights/insights/4374-what-makes-17zuoyeedtech-company-dominate-the-online-education-market

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Des utilisations nouvelles des technologies numériques en éducation « Avant, il y avait beaucoup de données sur des morceaux de papier et elles ne sont pas disponibles pour analyse. Nous pensons que ces données sont très précieuses, et au premier trimestre 2016, nous avons résolu plus de 100 millions de questions sur notre plateforme. Au premier trimestre de cette année (en 2017), nous en avons plus de 12 milliards » (Dun Xiao, The Harbinger China, 2017).

L’analyse de ces données permet de proposer des services payants, pas en traitant les humains comme des « marchandises standardisées », mais en offrant des solutions d’apprentissage individualisées recommandées aux utilisateurs49. L’entreprise a commencé à monétiser son expertise en offrant un système d’apprentissage intelligent afin de soutenir une approche plus personnalisée et plus axée sur l’acquisition de compétences.

Moderniser l’éducation grâce aux technologies et à l’IA Le Plan de Développement de l’Intelligence Artificielle de Nouvelle Génération (NGAIDP) intègre des objectifs spécifiques pour l’éducation, au-delà des formations à développer sur l’intelligence artificielle. « Utiliser les technologies intelligentes pour accélérer et promouvoir un modèle de formation individuelle et une réforme des méthodes d’enseignement ; mettre en place des systèmes d’éducation de type nouveau, y compris l’apprentissage intelligent et l’apprentissage interactif. »

Ces recommandations pour l’enseignement s’organisent autour de trois piliers : les données massives (big data), l’apprentissage intelligent en ligne et les plateformes éducatives. Selon Yang (2019), à travers tous les niveaux d’enseignement, le pays essaye de doter la population des compétences de base, des capacités professionnelles et de forger un consensus intellectuel pour se préparer à l’ère de l’IA, aussi pour l’utilisation de l’IA dans la personnalisation des apprentissages. Dans une liste recensant les 50 principales entreprises privées financées par le capital-risque dans le secteur de l’apprentissage numérique50,

49.  « Vous savez, en Chine, le premier entrepreneur en éducation est Confucius, il y a plus de 2 000 ans, lui avait 3 000 étudiants. Ses idées ont toujours un impact en Chine, et aux États-Unis aussi. » 50. https://equalocean.com/briefing/20201015230003954

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16 appartiennent à la Chine51. Elles ont atteint un total de 1,3 milliard d’apprenants. Yuanfudao et Zuoyebang ont levé des fonds, récoltant au total 1,75 milliard de dollars (cf. partie III). Le tutorat en ligne de la maternelle à la fin du secondaire (tutorat après les cours via Wechat) et l’apprentissage de l’anglais restent les deux catégories les plus importantes. D’autres domaines émergent tels que la programmation et les mathématiques (par exemple, Codemao, VIPThink), l’enseignement supérieur en ligne (par exemple, Kaikeba) et les outils en classe (par exemple, ClassIn, Squirrel AI) ont connu une croissance rapide. Le confinement a conduit à un regain d’intérêt pour l’éducation en ligne, mais selon Ted Mo Chen, il a surtout bénéficié aux très grosses entreprises (les licornes), les plus petites entreprises de la EdTech ayant rencontré des difficultés52. Toutes ces entreprises intègrent des technologies et des services en lien avec l’IA. Des écoles de toute la Chine ont expérimenté l’intelligence artificielle de plusieurs manières. Par exemple, des systèmes de reconnaissance faciale sont utilisés pour entrer dans les établissements scolaires et les sécuriser, ainsi que pour observer l’assiduité scolaire et gérer les inscriptions53. La Chine testerait actuellement une technologie permettant de détecter le niveau d’attention d’élèves en classe54. Cette dernière fonctionne grâce à des bandeaux basés sur le principe de l’électro-encéphalographie. Une vidéo traduite en anglais montre en particulier cette utilisation dans des écoles55, qui peut apparaître comme étant plutôt dystopique. L’appareil, appelé Focus 1, est fabriqué par BrainCo Inc56, une start-up basée à Boston. Bien que l’objectif de BrainCo soit d’aider les enseignants à accorder une attention personnalisée aux élèves, l’ensemble du dispositif semble très restrictif pour les élèves. Dans la mise en place du bandeau à Hangzhou, les enseignants peuvent surveiller les niveaux de concentration et obtenir les trois meilleurs élèves attentifs à la fin de la classe. S’exerce ainsi une pression supplémentaire sur les enfants pour qu’ils soient attentifs pendant la classe. 51. 17zuoye, Baicizhan, ClassIn, Codemao, Spark Education (Huohua Siwei), Kaikeba, Kaishu Story, Knowbox, Onion Math, Squirrel AI, VIPKid, VIPThink, Ximalaya, Yuanfudao, Zhangmen et Zuoyebang. 52. https://technode.com/2020/10/27/edtech-in-china-and-covid-19-its-complicated/ 53. https://masterunic.fr/comment-la-chine-integre-t-elle-lintelligence-artificielledans-les-ecoles/ 54. https://thenextweb.com/plugged/2019/04/05/china-is-reportedly-triallingattention-detecting-bands-in-schools/ 55.  Vidéo IA en Chine : https://www.youtube.com/watch?v=JMLsHI8aV0g 56.  Voir https://www.brainco.tech/

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Kosmyna et al. (2018) rapportent un test de AttentivU, un système qui utilise l’électro-encéphalographie (EEG) portable pour mesurer l’attention d’une personne en temps réel. Lorsque le niveau d’attention de l’utilisateur est faible, le système fournit un retour d’information en temps réel, haptique ou audio pour pousser la personne à redevenir attentive. Bien évidemment, les résultats de l’étude sont positifs. Hao (2019), dans le MIT Technology Review, dresse un panorama des initiatives IA en Chine. Pour lui, trois raisons expliquent le boom de l’IA en éducation en Chine : (1) l’octroi de réductions d’impôts et d’autres incitations aux entreprises d’IA en éducation, quel que soit le sujet (investissement de plus d’un milliard de dollars) ; (2) la concurrence féroce entre les étudiants, dix millions d’étudiants par an passent l’examen d’entrée à l’université, (le Gaokao) et le tutorat, peu importe sa forme, est plébiscité ; (3) l’accès à des masses de données, comme on l’a déjà mentionné. Il présente deux entreprises, Squirrel57 qui propose une sorte de tutorat personnalisé basé sur l’IA et Alo7, une edtech qui permet d’apprendre l’anglais. Squirrel s’efforce d’aider les étudiants à obtenir de meilleurs résultats aux tests standardisés annuels, ce qui rejoint directement l’anxiété relative au passage des Gaokao nationaux. Il a également conçu son système pour saisir toujours plus de données, dès le début, ce qui a rendu possibles toutes sortes d’expériences de personnalisation et de prédiction. Cependant, l’IA Squirrel a également été critiquée pour avoir négligé le développement des compétences58. L’entreprise n’hésite pas à se concentrer sur des tests standardisés, dans le but de le faire de manière plus efficace et efficiente, en cohérence avec l’importance cruciale du Gaokao, qui est toujours l’objectif principal, voire le seul, pour les élèves de la maternelle à la terminale. Traditionnellement, les enseignants et les élèves font un nombre excessif d’exercices dans le but d’améliorer les résultats des élèves à l’examen. La pression qui pèse sur les élèves est très forte et le score obtenu détermine si et où ils pourront étudier pour obtenir un diplôme. Ainsi le Gaokao est considéré comme le plus grand déterminant de la réussite pour le reste de sa vie. Les parents paient volontiers des cours particuliers ou toute autre forme d’aide à leurs enfants. On retrouve une situation analogue à celle décrite pour le Japon ou la Corée du Sud (cf. partie I). 57.  Voir http://squirrelai.com/ 58. https://www.compasslist.com/insights/squirrel-ai-edtechs-ai-based-personalizedtutoring-eases-load-for-students-and-teachers

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Vers une éthique chinoise de l’IA en éducation ? Pour le moment, beaucoup de travaux et d’expériences sont en cours en éducation en Chine et il est difficile de savoir ce qui va en sortir. Dans la tension entre tradition et innovation, qui ne s’opposent pas, la plus-value proposée reste dans les priorités des familles : un complément à l’apprentissage en classe, avec l’école après l’école et l’aide à la préparation de grands examens nationaux, dans une culture de l’effort et du respect. Le recueil systématique de données est impressionnant, ce qui devrait permettre de mettre au point des programmes effectivement efficients. La méta-application Wechat permet d’intégrer données d’apprentissage et liens avec les parents et entre les enseignants, ce qui autorise d’énormes croisements de données. La gratuité de nombreux services et leur ouverture (alors que e-Schoolbag était plutôt fermé) multiplient les utilisateurs, et l’intelligence artificielle permet et justifie des paiements autour de la personnalisation et du coaching individuel : du massif gratuit et du personnalisé payant. Toutefois, certaines inquiétudes peuvent être nourries dans ­l’approche adoptée, s’agissant de l’utilisation des données privées. Liu (2020) montre bien les différences d’approche entre un enseignant humain et un système de tutorat intelligent face à une erreur d’un élève. Le premier va l’aider à surmonter cette erreur et à l’oublier, alors que le second pourrait non seulement stocker ces informations et élaborer un parcours personnalisé, mais aussi extrapoler ces informations bien des années plus tard, lorsque l’élève est au lycée et peut-être les utiliser pour juger ou prévoir sa fiabilité en tant qu’adulte. Les développements de l’IA ne s’effectuent cependant pas de manière sauvage et des règles éthiques sont mises en place, afin de faire en sorte que l’IA reste bénéfique pour la société humaine, les gouvernements et les organismes de recherche, sans doute aussi pour ne pas obérer les possibilités d’exportation des techniques mises au point59. Les autorités chinoises semblent avoir été réceptives au discours public et ont été strictes dans la réglementation de la collecte de données personnelles et leur utilisation. Des principes ont été adoptés le 25 mai 2019 avec un engagement des grandes universités à les suivre60. Les entreprises 59.  « Eu égard aux enjeux économiques, mais également de pouvoir sur la scène internationale, la question se pose de la sincérité de Pékin quant à l’établissement de principes tels que l’équité, le partage inclusif, le respect de la vie privée ou encore la transparence, mis en avant dans cette publication », Emmanuel R. Goffi, http://creeia.org/etudes-sur-lue-et-sur-la-chine 60. https://www.baai.ac.cn/news/beijing-ai-principles-en.html

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Des utilisations nouvelles des technologies numériques en éducation

chinoises ont publié des directives et des principes éthiques pour l’IA, et ont lancé des projets pour développer des technologies de gouvernance de l’IA (Wu, Huang, et Gong, 2020). Néanmoins, si les lois sur la protection de la vie privée en Chine protègent les données des citoyens contre les abus des acteurs non gouvernementaux, elles ne limitent pas l’accès du gouvernement aux données privées et leur utilisation. Jobin et al. (2019), dans une revue d’un large corpus de principes et de guides sur l’éthique de l’IA, montrent une convergence autour de cinq principes majeurs (transparence, justice et équité, non-malfaisance, responsabilité et vie privée), avec cependant des divergences importantes dans la manière de les interpréter. Une spécificité de l’approche chinoise sur l’éthique de l’IA tourne autour du concept d’harmonie (和). Comme le souligne Gal (2020), alors que de nombreux autres principes sont, du moins en théorie, universellement partagés, le concept d’harmonie tel qu’il est appliqué à l’éthique est unique à la Chine. L’objectif est de réaliser la meilleure symbiose possible entre une liste de principes d’intelligence artificielle, telle qu’elle existe aujourd’hui et d’autres considérations venant de perspectives différentes. Dans la démarche chinoise, l’établissement de liens et la synthèse ont pour but d’optimiser cette symbiose61. S’il est pour le moins difficile de prédire précisément ce qui va se développer en Chine puis s’exporter, à n’en pas douter, des dynamiques ont été lancées et vont apporter des offres importantes pour l’éducation.

Que dire de ces différents exemples ? Le panorama que nous venons de présenter illustre le large spectre des apports du numérique à l’éducation, du suivi pas à pas des activités des élèves à la gestion des diplômes en passant par la liaison avec les parents. Ainsi, même si l’éducation reste avant tout une affaire humaine et sociale, le numérique amène de nombreux changements et transforme plus ou moins profondément les multiples activités d’enseignement et d’apprentissage et leur environnement. C’est une sorte de mouvement de fond qui transporte les acteurs et les institutions et dans lequel chacun essaye, à son niveau, de trouver son équilibre. Même si l’apport et les utilisations du numérique restent marginaux dans certains contextes, il est très difficile de s’extraire de ce mouvement. 61. https://www.linking-ai-principles.org/about

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L’articulation de tous ces changements associés au numérique participe à la construction d’un monde dans lequel le digital joue de multiples rôles et intervient dans de très nombreux aspects qui se renforcent. Ainsi, nous vivons dans un monde où l’information est constamment construite, échangée et reconstruite. Elle est tout à la fois numérique ou supportée et transmise par le numérique. Sans pouvoir maîtriser sa circulation, se l’approprier, la transformer sont nécessaires afin de se construire une place dans la société digitale d’aujourd’hui. Les quelques exemples présentés dans cette partie attestent des transformations en cours : nous sommes témoins et acteurs d’une révolution des mécanismes de transmission, et contemporains d’une potentielle et probable révolution de l’institution à qui ils sont confiés. Dans ce contexte, les pouvoirs publics ne peuvent se dessaisir de la recherche fondamentale et appliquée sur l’éducation, la formation et le numérique.

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Chapitre 7

Les recherches et leur diffusion sur le numérique en éducation : conception, innovation, usages De nombreuses disciplines gagneraient à être davantage mobilisées mais surtout mieux articulées pour obtenir une meilleure compréhension et améliorer l’apport des technologies à l’éducation : didactiques disciplinaires, didactique professionnelle, environnement informatique pour l’apprentissage humain, ergonomie, sciences cognitives dont neuroéducation, économie, droit, sciences de l’éducation et de la formation, sociologie de l’éducation, sciences administratives, sciences politiques, psychologie de l’éducation, du développement, etc. Malheureusement, faire travailler tous ces champs ensemble demeure une gageure. Une enquête, au début des années 2000, avait fait le constat d’une trop grande dispersion des recherches sur l’éducation et la formation (Prost, 2001). Ce caractère « fragmenté et hétérogène » de la recherche s’accompagne d’une vraie difficulté à faire exister l’interdisciplinarité. Même s’ils sont difficiles à évaluer précisément, les moyens consacrés à ces domaines peuvent être qualifiés de « modestes », et des pans entiers de recherche sur certains thèmes apparaissent déficitaires, notamment sur les « besoins des utilisateurs finaux et les contextes réels d’utilisation des TICE », ainsi que sur « l’efficacité des dispositifs mis en œuvre »1. Lors d’un travail de prospective, en 2010, le constat se révélait toujours d’actualité (PREA 2K30, 2011). Cela reste encore largement le cas aujourd’hui. 1.  Voir la difficulté de cette question de l’évaluation dans la partie I de cet ouvrage.

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La conception et l’utilisation des technologies numériques en éducation et formation ont donné lieu à de nombreuses recherches depuis les années 1960, à la suite de l’enseignement programmé (Bruillard, 1997). Les technologies et leur impact sur la société ont considérablement changé, mais il demeure utile de situer les recherches qui y sont consacrées. Dans un premier temps, nous faisons une analyse du champ de recherche ou du champ de pratiques concernant le domaine numérique et éducation. Dans un deuxième temps, nous dressons une carte sur les recherches en éducation, sur la base d’une série de rapports publiés entre fin 2016 et le printemps 2017, témoignant d’une certaine effervescence à la fin du quinquennat du président Hollande. Ensuite, nous faisons le lien avec l’innovation, qu’il est difficile de séparer du numérique, tant elle lui est sans arrêt associée dans les discours. Enfin, nous ferons les points sur les financements consacrés à la recherche et innovation sur numérique et formation.

Numérique et éducation : un champ de pratiques Pour donner des repères, on peut repartir d’une analyse de la structuration du champ (informatique en éducation) au début des années 2000. Baron (2003) constatait qu’il n’existait pas une communauté unique, mais un milieu scientifique, organisé de manière multipolaire et pluridisciplinaire. Il proposait une structuration autour de trois pôles (recherches de conception, sur les usages éducatifs, sur les systèmes de représentation liés aux technologies), auxquels différents champs disciplinaires contribuent. La figure 3 donne une première idée des ­disciplines contributives et des liens avec les trois pôles retenus. La carte est centrée autour des TIC(E), c’est-à-dire des technologies de l’information et de la communication avec le E entre parenthèses, pour souligner le lien avec l’éducation, qui n’est pas toujours direct puisque beaucoup de technologies, non conçues pour l’éducation, sont néanmoins utilisées en éducation. On note que l’informatique est du côté de la conception, alors que la sociologie, les sciences de l’éducation et les didactiques sont plus du côté des usages, ainsi que les sciences de l’information et de la communication. Les recherches autour de ce qui nommé « systèmes de représentation liés aux technologies » attestent que digitalisation ou numérisation 154

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ont une incidence sur la manière dont les connaissances et savoirs sont traités et montrés, d’où l’importance de la sémiologie, des sciences de l’information et de la communication, de la psychologie et des sciences cognitives (pour comprendre comment l’humain peut traiter ce qu’il manipule via les technologies numériques). En fait, il y aurait aussi un lien à faire entre toutes les disciplines mentionnées et la conception, puisqu’elles y participent plus ou moins. Toutefois, l’interaction des diverses disciplines de recherche autour de la conception d’environnements ou dispositifs d’apprentissage demeure un sujet sensible, qui reste d’actualité. La recherche-action, en quelque sorte une recherche proche du terrain et qui s’organise autour d’interventions et de leur analyse, est souvent critiquée. Figure 1. Structuration des recherches sur les TICE (Baron, 2003)

Notons que d’autres champs pourraient être ajoutés : l’histoire, importante pour mettre les changements en perspective, mais aussi l’économie qui a pris un rôle croissant ou la gestion, qui, de par ses 155

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intérêts de recherche sur les entreprises, fait le lien entre formation, emploi et utilisation en entreprise (plutôt autour de questions sur numérique et enseignement supérieur). Enfin, le lien avec l’innovation est souligné, nous allons y revenir, puisque c’est finalement un invariant fort des recherches sur l’éducation et les technologies informatiques. Dans une nouvelle analyse, dix ans plus tard, Baron (2013) constate que le schéma reste d’actualité, avec quelques évolutions notables, notamment davantage d’interventions des sciences sociales (en raison d’une plus grande diffusion) et une conception plus large, intégrant des évolutions technologiques (interfaces tangibles) et d’autres préoccupations comme l’indexation des contenus, les dispositifs de formation en ligne et les jeux sérieux, ainsi que la collecte raisonnée des traces d’apprentissage, afin de produire des analyses (des « analytics ») permettant de renvoyer un reflet des activités menées en ligne. En 2020, le modèle proposé reste opératoire, en y ajoutant deux faits majeurs : l’importance prise par les neurosciences et la focalisation des recherches menées par le champ de l’informatique sur les jeux sérieux. On peut également noter l’intégration des réseaux sociaux et la prise en compte de la notion d’expérience utilisateur.

Des rapports sur l’éducation en lien avec le numérique Les années 2016 et 2017 ont été prolixes, s’agissant de rapports sur l’éducation et la formation. Même si le numérique n’est pas l’entrée principale, il intervient dans chacun d’entre eux : –– dossier n° 1 du réseau national des ESPE (Les recherches en éducation et leur articulation avec la formation et le terrain)2 ; –– le rapport DGESIP de Claude Fabre et Marie-Claude Penloup (Enquête nationale sur les forces de recherche impliquées dans le champ de l’apprentissage et de l’éducation), décembre 2016 ; –– le rapport des alliances Athéna et Allistene, en 2 volumes (La recherche sur l’éducation. Éléments pour une stratégie globale), avril  2017 ; –– le rapport de Catherine Becchetti-Bizot, Guillaume Houzel et François Taddéi (Vers une société apprenante. Rapport sur la 2. http://reseau-espe.fr/sites/default/files/complet_respe_def1724_0.pdf

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recherche et développement de l’éducation tout au long de la vie), mars 2017 ; – la synthèse des travaux du conseil national de l’innovation pour la réussite éducative (Cniré) 2016-2017 (Innover pour une École plus juste et plus efficace), mars 2017. Les deux rapports de l’enseignement supérieur fournissent un état des lieux des recherches en éducation au sens large et des questions de structuration de la recherche. Figure 2. Carte des chercheurs et des recherches en éducation

Le premier (rapport DGESIP, celui de Claude Fabre et MarieClaude Penloup) montre que la recherche est importante, multidisciplinaire et émiettée. Les chercheurs sont souvent isolés. Un thème émergent est bien repéré dans l’enquête, celui des EIAH (environnements informatiques et apprentissage humain), correspondant au poids des recherches autour du numérique et de l’éducation. Les recherches en éducation sont nombreuses mais éclatées, ce qui nécessite un soutien, notamment à la structuration de ce champ de recherche, à sa mise en visibilité et à sa valorisation. Le second rapport (Athéna et Allistene, Françoise Thibault) inclut un volume complet présentant les grandes caractéristiques des principaux champs de recherche en éducation et un volume analysant la situation actuelle et proposant des orientations. Il fait le point sur les organismes et les laboratoires. Il rappelle que le CNRS (Centre national de la recherche scientifique) ne s’intéresse pas directement à l’éducation, sauf 157

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dans ce qui est lié à la psychologie rattachée aux sciences de la vie. Des tentatives précédentes de structurer le champ via des appels d’offres et des structures ad hoc ont rencontré un succès plutôt mitigé. En effet, les sciences de l’éducation constituent un champ de recherche complexe : plutôt un champ de pratiques (lié aux actions menées en éducation et formation), pas de reproduction, c’est-à-dire pas une discipline en vase clos où les chercheurs en sciences de l’éducation forment exclusivement les nouveaux chercheurs en éducation, beaucoup ont d’autres expériences, et les recherches se font avec les disciplines de recherche et les disciplines d’enseignement, avec les innovateurs et les praticiens. S’agissant des ESPE, leur rapport est plutôt interne, avec une défense de leurs activités de recherche et une revendication d’avoir une certaine priorité sur les recherches en éducation. Le rapport Taddéi et al.3 a été remis le 5 avril 2017 à Najat VallaudBelkacem. Comme son titre l’indique, il se prononce en faveur d’une plus forte recherche et développement de l’éducation tout au long de la vie et préconise « de développer la recherche sur ce que veut dire apprendre et enseigner dans ce monde en évolution et où la technologie connaît des progrès exponentiels. Cette recherche doit pouvoir s’appuyer sur l’ensemble des disciplines […] Ces recherches doivent également intégrer les évolutions de la société et notamment de la relation des individus au savoir et à l’information, des modes d’échange et de communication. » Puis un deuxième rapport4 a été remis en avril 2018 (dans la nouvelle mandature). Comme le rapport du CNIRE, il s’agit plus d’un rapport centré sur l’innovation. De même, les services de pédagogie dans les institutions de l’enseignement supérieur ont peu de lien avec la recherche, il y a des modèles d’innovation qui tiennent lieu de discours de base pour les développements préconisés. La figure 2 essaye de rendre compte de ces différentes articulations. Une constante dans les analyses réside dans le lien considéré comme nécessaire entre la recherche et les pratiques des enseignants. Ces dernières sont, à tort ou à raison, souvent jugées peu efficaces et peu fondées sur les recherches. Pour les ministères, il faut absolument les transformer, bien qu’à notre connaissance, aucune analyse sérieuse 3. https://www.education.gouv.fr/vers-une-societe-apprenante-rapport-sur-larecherche-et-developpement-de-l-education-tout-au-long-de-5843 4. http://cardie.ac-besancon.fr/2018/04/26/rapport-taddei-un-plan-pour-coconstruire-une-societe-apprenante/

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et documentée de ces pratiques ne soit vraiment disponible et encore moins discutée au sein des ministères. Pour ce faire, la recherche est convoquée : il faudrait diffuser les résultats qu’elle produit, créer des alliances nouvelles entre chercheurs et praticiens, faire que ces derniers soient aussi des chercheurs… Plus que diffuser, il s’agit de transférer les résultats de la recherche. Ainsi, l’idée s’est répandue de faire des instituts Carnot de l’éducation : « L’idée de créer des Instituts Carnot de l’Éducation part du constat que les liens du système éducatif français avec la recherche et que le transfert des résultats vers le système éducatif sont insuffisants ou inadaptés » (voir le rapport Fougères5).

Les instituts Carnot6 sont des structures de recherche publique, labélisées par le ministère de la Recherche qui s’engagent à mener et développer une activité de recherche partenariale au bénéfice de l’innovation des entreprises – de la PME au grand groupe – et des acteurs socio-économiques. Leur rôle est d’accompagner toutes les entreprises dans leurs stratégies d’innovation et de transformation. Le nom de Carnot a été choisi, parce qu’il incarne un « bon exemple de recherche appliquée ayant permis d’obtenir des résultats scientifiques au plus haut niveau7 ». Mais pourquoi ce modèle pour les entreprises serait un bon modèle pour le système éducatif ? Comme si la question était de transférer des résultats que le milieu éducatif n’aurait plus qu’à appliquer. Comme si d’ailleurs, il y avait une recherche en éducation, alors que, comme on l’a vu, elle est diverse, hétérogène, fractionnée et il y a plutôt DES recherches en éducation qu’UNE recherche. Finalement, il s’agit de connaître ce que dit la recherche, service proposé par Canope8 et le rédiger dans une forme censée être accessible aux praticiens. Une question est récurrente, celle de la constitution d’un annuaire national des chercheurs et des recherches. Plusieurs initiatives avaient été lancées (eduObs9 ou l’observatoire des SHS10) et des tentatives de coordination des recherches en éducation : recenser dans un premier temps puis coordonner les initiatives concernant la visibilité et le déploiement 5. https://www.education.gouv.fr/rapport-final-de-la-mission-institut-carnot-de-leducation-4277 6. https://www.instituts-carnot.eu/fr 7. https://www.instituts-carnot.eu/fr/carnot-pourquoi-ce-nom 8. https://www.reseau-canope.fr/agence-des-usages/que-dit-la-recherche.html 9. https://ife.ens-lyon.fr/eduObs/web/app.php 10. http://www.observatoire-shs.org/unites-de-recherche

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de la recherche en éducation. Pour cela, il s’agirait d’articuler des outils comme ScanR11, des annuaires existants tels eduObs, et développer la veille (à l’image du service de l’Institut français d’éducation12). Au-delà du transfert, il s’agit de mener des recherches avec le terrain et les praticiens, ce que faisait le défunt INRP (Institut national de recherche pédagogique), abondamment critiqué pour ses recherches actions. Sous l’impulsion américaine, se développe une version plus « acceptable » nommée design-based research, sorte de recherche-action avec des cycles de tests en classe suivies d’analyses et de nouvelles propositions à tester, permettant de mettre à l’épreuve les théorisations et les productions associées et de la faire constamment évoluer. On est alors assez proches de démarches d’innovation en lien avec la recherche. Numérique et apprentissages scolaires. Rapports CNAM et CNESCO Le Conservatoire national des arts et métiers et le Centre national d’étude des systèmes scolaires ont publié plusieurs rapports sur le numérique à l’école en octobre 2020. Ils montrent que la réponse sur le rôle et l’efficacité du numérique à l’école doit être extrêmement nuancée et s’apparente à une sorte de « ça dépend »… Qui au-delà de l’équipement doit beaucoup à la formation des enseignants. Les auteurs de la synthèse (André Tricot et Jean-François Chesné) résument les résultats en dix points principaux : 1) « Le numérique en éducation n’est pas une révolution mais une lente évolution », avec une très faible porosité entre usages privés et usages scolaires du numérique. 2) « Les apports du numérique à l’enseignement et à l’apprentissage sont très contrastés » selon les enseignants et les élèves, mais surtout selon la discipline et la fonction pédagogique visée. 3) « L’appropriation des outils numériques ne se décrète pas. » Aujourd’hui bien documentée, l’appropriation du numérique en classe dépend de nombreuses variables et est très difficile à planifier ou à contrôler. 4) « Les grands utilisateurs du numérique ne sont pas des mutants. » Si certains élèves ou parents sont de grands utilisateurs du numérique ce qui démultiplie les opportunités de relations avec l’école ou d’apprentissage, les enfants du numérique ne sont ni des crétins ni des génies qui peuvent se passer d’aller à l’école.

11. https://scanr.enseignementsup-recherche.gouv.fr/ 12. http://ife.ens-lyon.fr/vst/

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Les recherches et leur diffusion sur le numérique en éducation 5) « Certains apports du numérique dans l’éducation sont majeurs. La recherche documentaire, la compréhension de phénomènes complexes en sciences, l’apprentissage de gestes ou de mouvements, l’écoute de documents sonores, la simulation d’une situation complexe ou difficile d’accès, l’écriture collaborative, sont des exemples parmi de nombreux autres. » 6) «  Dans certains domaines les apports du numérique sont mineurs. » Il ne modifie pas fondamentalement les savoirs scolaires, ni le rapport des élèves à ces savoirs, ni les pratiques d’enseignement disciplinaires. Il semble donc loin encore d’avoir réduit les inégalités, sociales, de genre et territoriales en dépit des espoirs qui avaient été placé en lui à ce sujet. » 7) « Dans d’autres domaines les apports du numérique sont mal connus. » Certaines fonctions pédagogiques bénéficient modérément (en moyenne) du numérique  : regarder des vidéos et des animations pour comprendre, jouer, recevoir un feedback immédiat. Il faut progresser dans la conception de ces outils. Pour d’autres fonctions pédagogiques on ignore leur plus-value (programmation, créativité…). » 8) « La recherche dans le domaine utilise des méthodes différentes, rendant certains résultats peu comparables entre eux. » 9) «  Le numérique constitue un ensemble d’outils, pas une solution. » Si les outils numériques peuvent constituer des appuis efficaces pour l’apprentissage, ils ne peuvent le provoquer seuls comme la période de confinement l’a montré. 10) « La formation et l’accompagnement des enseignants restent un enjeu majeur. » « La formation et l’accompagnement des enseignants pour intégrer les outils numériques dans des scénarios pédagogiques avec des visées d’apprentissage précises sont centraux, même si ces scénarios ne sont pas indépendants des équipements existants dans les établissements et de l’organisation des espaces. » Notons que nous avons documenté la plupart de ces résultats dans la partie I et que nous allons exposer les défis à relever dans la troisième partie, notamment sur la recherche, sur l’intelligence artificielle et sur la formation des enseignants.

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Numérique et innovation Pour comprendre les processus d’innovation au sein de l’éducation, il importe d’en distinguer plusieurs formes d’innovation, de natures très différentes.

Trois formes d’innovation Trois principaux types sont à retenir concernant les innovations en éducation. Elles peuvent être : –– technologiques : un objet/un service… comme les tablettes, les manuels numériques, ou la réalité virtuelle ; –– institutionnelles : une circulaire/un dispositif… telles les ENT (espaces numériques de travail) ou les mathématiques modernes (à la fin des années 1960) ; –– pédagogiques : une personne/un groupe… le travail en groupe, la correspondance scolaire et plus largement la pédagogie Freinet et l’ICEM… Dans les processus d’innovation interviennent différentes caractéristiques : (1) l’origine, qui l’a initiée et pourquoi ; (2) le mode de diffusion, comment elle entre en contact avec ses utilisateurs ; (3) le changement d’échelle, à quel moment elle commence à se généraliser ; (4) l’adoption et l’appropriation, comment les personnes transforment l’innovation pour la rendre adaptée à leurs pratiques ; (5) la légitimation, souvent il ne s’agit pas de validation par une autorité, mais une forme moins formelle qui permet aux personnes de s’autoriser à porter ou à tester cette innovation ; (6) le cycle de vie, de la naissance à la perte du label « innovation », parce qu’intégrée, sous une certaine forme, aux pratiques ordinaires ou ayant disparu ; et (7) la place des communautés, qui interviennent dans les différents processus. Dans le cas des innovations technologiques, le processus de diffusion est classiquement top down. Un produit a été conçu et un marché dans l’éducation est perçu comme possible. Cela peut correspondre à des besoins initialement analysés auxquels le produit peut effectivement répondre, mais souvent, comme le dit très bien Dieuzede (1982), « l’innovateur industriel vient proposer des solutions dont il reste encore à inventer le problème. […] L’innovation est ici présentée comme progrès inéluctable pour la société alors qu’elle s’inscrit en fait dans une logique industrielle sans référence à des objectifs sociaux. Son application sociale reste à inventer. » Pour convaincre les utilisateurs, un processus 162

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d’innovation pédagogique doit se mettre en place, ou une décision des autorités la décrétant comme nécessaire, devenant une sorte d’innovation institutionnelle. Le processus de diffusion retenu est celui décrit par Rogers (1995), avec les différents profils associés (voir figure 3). Le modèle décrit les catégories d’utilisateurs, des innovateurs aux retardataires, passant par les adoptants précoces et la majorité qui est scindée en deux paquets, et propose étonnamment des pourcentages très précis de ces différentes tranches de la population globale. Sur la base de ce modèle, les autorités éducatives considèrent qu’il faut mettre en place un accompagnement au changement, s’appuyant sur les innovateurs et les adoptants précoces afin d’embarquer la majorité en essayant de restreindre les interventions des retardataires qui peuvent faire obstacle au processus d’innovation. Figure 3. Courbe de diffusion des innovations selon Rogers (1995)

Une clé de succès réside dans la possibilité d’appropriation et d’acceptation des utilisateurs visés, des formes de mise à l’épreuve des technologies et la manière dont ils peuvent être éventuellement aidés. Est souvent reprise également la courbe du Hype du Gartner Group qui décrit succinctement le cycle de vie d’une nouvelle technologie. Elle semble bien s’appliquer aux MOOC. Un autre processus de diffusion et d’innovation est possible, engageant plus les utilisateurs dans la finalisation même du produit, ce que l’on appelle l’innovation ascendante (Van Hippel, 2005 ; Cardon, 2005). Ainsi, ce que rapporte Van Hippel : une adaptation technique assurée par les surfeurs eux-mêmes sur les planches qu’ils utilisaient pour faire des figures acrobatiques (ajout de cales de pied) a été reprise et a favorisé la démocratisation de la pratique du surf, passage en quelque sorte du bricolage à l’industrie. 163

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L’ÉCOLE DIGITALE : UNE ÉDUCATION À CONSTRUIRE ET À VIVRE

Figure 4. Courbe du Hype13

Les produits numériques qui sortent depuis plusieurs années sont souvent dans des versions non terminées, les concepteurs comptant sur les premiers utilisateurs pour proposer des améliorations et en même temps servir de porte-parole et de prosélytes auprès de leurs collègues. Il y a une plus grande rencontre entre innovation technologique et innovation pédagogique. Les innovations pédagogiques procèdent de manière bottom up. Elles sont d’abord menées dans des classes ou sur « le terrain » et testées sur un temps en général assez long. Elles conduisent à des discours qui circulent dans les communautés ou sont reprises par des autorités. Elles sont incarnées par des personnes. Une fois remontée, l’innovation se traduit en méthode et en bonnes pratiques, mais des bonnes pratiques éprouvées, ressenties et améliorées continûment. Il s’agit dans cette phase de décontextualiser les pratiques qui ont été testées, pour leur donner une forme dégagée d’un contexte trop particulier. Ensuite, au processus ascendant succède un processus descendant afin que d’autres acteurs puissent s’emparer de l’innovation pédagogique. Normalement, une reproblématisation et une adaptation à un nouveau contexte devraient s’opérer. Comme nous allons le voir, il n’y a pas de transfert direct d’un contexte à un autre, mais une analyse qui permet de tenir compte des caractéristiques d’un nouveau contexte. 13. http://ingenierie-creations.fr/WP/hype-cycle-gartner/

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Les recherches et leur diffusion sur le numérique en éducation

L’innovation technologique, pour emporter l’adhésion, a besoin d’être prouvée (cf. le cycle de Cuban en partie I), une innovation pédagogique a besoin d’être éprouvée. Enfin, les innovations institutionnelles fonctionnent dans des pays centralisés, comme la France, avec des programmes d’enseignement nationaux. Le processus est effectivement top down, mais il est précédé par des processus en amont : des recherches, des tests dans quelques classes, des débats, etc. Ce qui est intéressant, ce sont les discours qui accompagnent cette innovation et qui la portent. Notons que ce qui se déploie est différent de ce qui était initialement proposé (il y a à la fois héritage et trahison), et les initiateurs ne reconnaissent pas toujours dans ce qui est institutionnalisé. Ainsi, certaines innovations récentes peuvent être interrogées quant aux effets de leur mise en œuvre : l’ExAO (Expérimentation assistée par ordinateur), l’EIST (l’enseignement intégré des sciences et des techniques), STI2D (Sciences et technologies de l’industrie et du développement durable)… La question de la viabilité est souvent posée. Comme l’innovation s’impose à tous, a-t-on toujours les moyens matériels pour la mener, les compétences nécessaires à sa mise en œuvre, etc. ? Dans le système français actuel partiellement décentralisé, ce qui est de nature matérielle est à la charge des collectivités territoriales alors que ce qui est lié aux enseignants et à leur formation est lié à l’État. Notons que l’institutionnalisation fait d’office perdre à une innovation son caractère de nouveauté. Si la motivation des acteurs n’est portée que par ce qui est inhabituel, elle disparaît de fait dans la généralisation. Enfin, les trois types d’innovation ne sont pas étrangers l’un à l’autre. L’innovation institutionnelle est nécessaire pour le développement d’infrastructures, l’innovation technologique ouvre de nouveaux possibles en éducation et l’innovation pédagogique permet d’orchestrer de nouvelles activités avec les élèves.

La géométrie dynamique : une innovation complète ? Il est très rare qu’une innovation éducative soit à la fois technologique, institutionnelle et pédagogique. Dans les dernières décennies, il semble que seule la géométrie dynamique puisse être considérée comme telle. C’est d’abord une innovation technologique, puisqu’elle est liée à des logiciels qui permettent de faire des constructions géométriques avec des objets que l’on peut bouger, mais en respectant les contraintes de construction. Cela provient d’un programme nommé Sketchpad, 165

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conçu par Ivan Sutherland au début des années soixante (Sutherland, 1963)14, puis du système Thinglab, conçu par Borning (1977) et associé au projet Dynabook développé à Xerox dans les années soixante-dix : le système continue à satisfaire les contraintes spécifiées lors de la construction d’un dessin géométrique fournissant une rétroaction visuelle sur les relations ainsi maintenues. Des idées similaires seront reprises dans le cadre du projet CABRI (au milieu des années quatre-vingt), qui va ajouter la manipulation directe permettant une déformation continue, en temps réel, des constructions réalisées. Il y a maintenant près d’une centaine de logiciels de géométrie dynamique Depuis le milieu des années quatre-vingt, une recherche didactique continue a été menée dans de très nombreux terrains, construisant une innovation pédagogique avec un corpus impressionnant de situations. L’innovation institutionnelle a été avérée avec l’introduction de l’expres­sion « géométrie dynamique » dans les programmes officiels et elle est maintenant présente dans les instructions des différents cycles de l’école primaire et secondaire15. Tout cela prend du temps, maturation technologique, maturation didactique, essais et débats et une innovation ne s’installe qu’après une longue période de gestation (une innovation de 30 ans entrée dans les programmes scolaires !). Quelles modifications dans les pratiques pédagogiques ordinaires ? C’est à étudier. Enfin, on peut voir aussi un paradoxe derrière la techno­logie de la géométrie dynamique : on peut faire bouger beaucoup d’éléments d’une figure, et des éléments restent inchangés (le point d’intersection des médianes d’un triangle par exemple). Travailler sur des objets technologiques résistants est plutôt inhabituel !

La question du transfert : transfert ou échange et reconstruction ? Un souhait sans arrêt énoncé est de pouvoir repérer des pratiques d’enseignement ou de formation intéressantes quelque part et faire en sorte 14.  Alan Kay fut fortement influencé par ce programme et Nelson qualifia plus tard (dans The Home Computer Revolution, 1977) Sketchpad de « programme informatique le plus important qu’on n’ait jamais écrit (…) montrant à quel point le travail humain pourrait être facilité si les ordinateurs étaient réellement conçus pour aider les hommes ». 15.  Voir par exemple, pour les différents cycles en géométrie :https://cache.media. eduscol.education.fr/file/Geometrie/38/5/RA16_C3_MATH_Espace-geometrie_ 897385.pdf

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que d’autres puissent adopter ces pratiques, c’est-à-dire transférer ce qui apparaît productif d’un lieu à un autre. Toutefois, c’est un peu plus compliqué qu’il n’y paraît. Une pratique est vécue dans un contexte particulier et pourrait être revécue ailleurs. Mais qu’est-ce qui peut se transférer ? Un objet ? Lequel ? Une description de la pratique en question ? Comment la décrire ? Quels sont les facteurs essentiels ? Qui juge de l’intérêt même de la pratique ? Son caractère « innovant » ? Ce qui se « communique » bien ? Serait-ce une « bonne » pratique ? Prenons un exemple, rapporté par Françoise Tort, dans le cadre du projet TEN, utilisation de tablettes en classe de 6e : un processus de dissémination au sein des équipes de Skitch16, application de prise et d’annotation de photographies : « Une enseignante de HG dit avoir découvert cette application, en réunion, lors d’une présentation d’une collègue de sa propre discipline mais d’un autre établissement. » « Ensuite, l’enseignante d’anglais de son établissement raconte avoir eu l’idée d’utiliser l’application Skitch après en avoir discuté avec sa collègue de HG dans la salle des professeurs. »

L’application est également présentée par un conseiller de bassin à une équipe éducative, et sept enseignants repérés de quatre disciplines citent Skitch parmi les applications utilisées avec les élèves (Tort, 2012). On constate que c’est au cours d’échanges que les enseignants découvrent l’application. Il n’y a pas de prescription dans la discipline même, les enseignants gardent leur liberté pédagogique. Il n’y a pas à proprement parler de validation d’une utilisation particulière. La présentation dans le cadre d’une formation et l’utilisation par des collègues légitiment le fait de pouvoir l’utiliser avec les élèves. C’est un outil général et cela laisse les enseignants inventer une utilisation spécifique dans leur discipline. En fait, les processus de transfert sont complexes et multiples (topdown ou bottom-up), en partie formels (comme des formations) et en partie informels (des échanges entre collègues) avec nécessité de reproblématisations à un contexte particulier. L’action collective facilite la scolarisation (adaptation aux contraintes de l’école) et la légitimation. Les études qui ont été conduites soulignent la difficulté de tout transfert. Ainsi, Jaffard et ses collègues (1999) avaient tenté de transférer 16. https://evernote.com/intl/fr/products/skitch

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un scénario d’utilisation du logiciel de géométrie dynamique Cabri Géomètre en formation d’enseignants. Leurs observations ont montré des écarts très importants. On pensait que les enseignants pouvaient échanger sur leurs pratiques sur les listes de discussion ou des forums dédiés. Ce n’est pas souvent le cas. Le ministère constitue des bases de scénarios (Edubase17 par exemple), mais leur utilisation reste peu développée. On peut d’ailleurs se demander si les grandes bases de ressources sont utiles. Les associations d’enseignants produisent et échangent des ressources et les études ont montré que ce sont au cours de projets développés par les associations (par exemple Sesamath) que les enseignants testent dans leur classe de nouvelles pratiques. Le fait que d’autres enseignants qu’ils connaissent et qui ont des visions pédagogiques proches légitime la prise de risque d’une nouvelle activité en classe. Comment tirer parti des expériences des autres, dont il n’est pas certain qu’elles aient un pouvoir de conviction très élevé ? Un point important est le fait qu’il est difficile d’assurer un transfert entre pratiques innovantes et pratiques banalisées. Les premières sont mises sous le feu des projecteurs, alors que beaucoup d’enseignants jugent leurs pratiques ordinaires, or ce sont souvent ces dernières qui sont les plus intéressantes. Ainsi, on est loin de simples recettes. Encore que ces dernières peuvent être utiles, surtout pour la mise au travail des élèves et les bonnes pratiques les plus intéressantes ne sont pas au cœur de l’activité didactique, mais ce qui lui permet d’exister : comment allumer les tablettes rapidement pour consulter quelque chose sans perdre une dizaine de minutes que tout le monde soit prêt, comment sauver un résultat que l’on a trouvé, etc. Ce type de bonnes pratiques, liées au maniement collectif de dispositifs technologiques, est crucial pour assurer le bon déroulement des séances pédagogiques. Les enseignants en ont besoin. S’agit-il d’ailleurs seulement de transfert ? De manière sous-jacente, une réutilisation nécessite d’une part des compétences (des enseignants et des élèves), mais aussi des ressources. Recherche et innovation nourrissent le système éducatif, elles sont nécessaires et essentielles, d’une part, parce qu’elles rendent intelligibles les dynamiques en cours et montrent les tensions, d’autre part, parce qu’elles ouvrent la voie aux transformations et les favorisent. Bien évidemment, cela nécessite financement et soutien. 17. https://edubase.eduscol.education.fr/

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Encourager et financer la recherche et l’innovation Les budgets dégagés pour financer la recherche publique sur ces questions restent pour l’instant difficilement traçables. Pourtant, il est clair qu’il faudrait que la puissance publique (au niveau national, mais aussi probablement au niveau européen) favorise le lancement de recherches sur ces questions, mette en réseau les chercheurs des différentes disciplines afin de favoriser les synergies, encourage les allers-retours entre théorie et pratique, en donnant de la visibilité sur les moyens, le temps, les objectifs attendus et les résultats obtenus, en encourageant enfin les partenariats entre secteur public et secteur privé. Comme le notait Bernard Stiegler (Kambouchner et al., 2012) : « Il faut mettre en œuvre de très substantiels moyens, comme c’est le cas aux États-Unis, dans le cadre d’une politique de recherche académique et industrielle (…) pour faire émerger de nouveaux standards technologiques, économiques et sociaux, et ce, par une véritable innovation sociale qui… devient la question fondamentale. Il faudrait financer des thèses de philosophie, d’épistémologie, de sciences humaines et de sciences sociales tout autant que d’informatique et de technologies diverses autour de ce que l’on commence à élaborer du côté des digital humanities, digital studies, web sciences, etc. Cela suppose une politique exceptionnellement ambitieuse et volontariste. »

On en est encore loin, même si les lignes semblent bouger en matière d’innovation depuis une dizaine d’années. En 2010, le gouvernement français a décidé de lancer un programme baptisé « investissement d’avenir » visant à investir sous diverses formes (avance remboursable, dotation en capital, prêts participatifs, etc.) dans des domaines stratégiques dont la e-Education. Dans une première phase (2010/2014), plusieurs appels à projets ont été lancés. Le premier, lancé en 2011, était fondé sur la R & D et visait la mise en œuvre de chaînes éditoriales, de plateformes collaboratives et d’outils de production et de partage numériques ; dix projets ont été financés à hauteur de 8,3 M€ (6 pour le secondaire et 4 pour le supérieur). Le deuxième, lancé en 2012, visait au développement de plateformes de gestion de parcours personnalisé des élèves et/ou de distribution de ressources pédagogiques et à l’accroissement de nouvelles dynamiques (mobilité, jeux sérieux…). Une quinzaine de projets ont été financés à hauteur de 18,8 M€. Le troisième appel à projets en 2013 visait les apprentissages fondamentaux à l’école primaire puis au début du collège, dans 169

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les domaines du « lire, dire, écrire » et de l’apprentissage des sciences en particulier : dix projets ont été dotés de 9,6 M€. Enfin, en 2014, dans le cadre d’un appel à projets « culture de l’innovation et entrepreneuriat », quatre projets relatifs au développement des compétences de programmation informatiques et de production numériques ont été soutenus à hauteur de 6,1 M€. En 2015, l’État a souhaité changer de braquet en annonçant le fameux « plan du numérique éducatif » avec un affichage d’un montant global d’un milliard d’euros (sur les PIA 2 et 3). C’est dans ce contexte que sont mis en place les territoires éducatifs d’innovation numériques, avec notamment l’appel à projets précurseur e-fran (espaces de formation et de recherche d’animation numérique) élaboré par la mission interministérielle confiée à Jean-Marc Monteil sur le numérique éducatif. Doté de 30 M€, il a vocation à soutenir des projets structurants (supérieurs à 300 000 €). L’objectif est de se donner les moyens de faire progresser innovation et recherche en matière de numérique éducatif avec les trois objectifs suivants : –– soutenir des expérimentations territoriales innovantes, qui porteront sur l’utilisation d’outils numériques dans les classes ou sur l’éducation à la société numérique ; –– fédérer autour de ces démonstrateurs, établissements d’enseignement scolaire, collectivités territoriales, entreprises, laboratoires de recherche, associations, etc. ; –– éclairer les pratiques des acteurs de l’école, par la large diffusion des résultats des expérimentations conduites avec des équipes de recherche et possédant un potentiel très important de transformation des pratiques reproductible dans d’autres établissements au service des apprentissages fondamentaux des élèves et de leur réussite. Les projets peuvent porter sur cinq thèmes (le numérique comme outil pédagogique, compétence nouvelle à acquérir, fait social et objet d’étude, ouverture à de nouveaux acteurs, objet de recherche) et ont été sélectionnés selon le caractère innovant et ambitieux du projet, la qualité de la gouvernance et pertinence des partenariats, l’ampleur de l’impact attendu et qualité du projet de recherche associé. Au final, vingt-deux projets ont été retenus auxquels seront affectés 19,4 M€. Un premier colloque scientifique a eu lieu en janvier 2018, réunissant la cinquantaine de doctorants mobilisés sur les projets mais depuis, peu de partage des travaux ont été effectués et la plateforme collaborative de partage des résultats des travaux, annoncée à cette occasion, n’a pas encore vu le jour. Espérons que la publication des résultats finaux permettra de faire valoir des avancées significatives. 170

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Les autres axes de l’action « innovation numérique pour l’excellence éducative » ont porté sur la mise en place d’une banque de ressources numériques pour les cycles 3 & 4 via l’acquisition par le MENESR de contenus, la mise en place d’un portail de présentation d’accès aux ressources, de soutien à la filière (10 M€ qui sont venus abonder le Fonds Educapital) et pour près de 100 M€ de cofinancement de plan d’équipements des collectivités qui ont été extrêmement critiqués (cf. infra). Dans le cadre du PIA 3, plusieurs appels à projets ont été lancés dans le cadre de l’action « Territoires d’innovation pédagogiques » ; quatre appels à projets en deux vagues sur les questions d’orientation (cf. partie I) pour plus de 80 M€ au total, un appel à projets pour faire émerger des pôles de formation et favoriser le déploiement d’approches pédagogiques innovantes sur le terrain (3 projets ont été sélectionnés en 2020 et dotés de 30 M€ sur 10 ans), un appel à projets « Campus connectés » destinés à proposer aux étudiants isolés des tiers lieux d’enseignement supérieur (la cible étant de déployer 100 campus connectés à l’horizon 2022 en zone rurale ou en zone quartier prioritaire de la ville), et enfin plusieurs vagues d’appels à projets autour de la notion de « Campus des métiers et des qualifications » (32 projets d’une durée de 6 à 10 ans retenus pour un montant de 80 M€) – il s’agit de fédérer plusieurs partenaires pour répondre aux besoins d’un territoire en nouvelles compétences. Enfin, trois projets ont été lancés à l’occasion de la crise sanitaire du printemps 2020, un projet de renforcement du CNED « académie numérique » pour consolider son offre d’opérateur du numérique éducatif à l’attention des élèves, un projet eINSPE de constitution d’une plateforme de formation pour les enseignants par Canopé, enfin deux expérimentations de « territoire du numérique éducatif » (cf. supra). Ces expérimentations préfigurent la mise en place du PIA4. Ce dernier se déploie d’une façon différente des trois premiers. Initié dans le contexte du plan de relance 2020, ce sont au total 20 Md€ qui doivent être investis en cinq ans, dont 12,5 Md€ dans le « volet dirigé », comprenant vingt-cinq secteurs identifiés comme devant être « accélérés ». Ces stratégies d’accélération visent à définir ce qui doit être fait de l’amont (recherche finalisée) à l’aval (aide au déploiement). Les fonds PIA (qui seront constitués a priori de 80 % de subvention) devront être coordonnés avec les crédits ministériels et les fonds des opérateurs publics. La stratégie d’accélération pour l’enseignement numérique n’est pas encore détaillée au moment de la rédaction de cet ouvrage. Elle est toutefois annoncée comme ambitieuse (600 M€ sur 2021/2025), veut répondre à trois enjeux (garantir l’efficience 171

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de notre système d’enseignement, transformer l’économie de la EdTech, offrir un cadre qui préserve la souveraineté et la capacité d’influence de notre pays dans le monde – notamment via l’espace francophone). Afin d’accompagner la transformation de notre système d’enseignement, elle veut se concentrer sur trois axes : favoriser l’émergence et le développement de nouvelles solutions numériques, accompagner les entreprises de la Ed Tech, former les enseignants aux nouvelles solutions numériques afin qu’ils deviennent les agents de la transformation du système. Dans ce contexte, des sommes importantes seront consacrées au passage à l’échelle des expérimentations « Territoires du numérique éducatif ». Même si cette forme d’appels à projet n’est pas sans défaut (notamment la création d’effets d’aubaines ou le creusement des inégalités), les investissements d’avenir ont sans conteste donné une nouvelle dynamique au secteur en favorisant le rapprochement entre la R & D et des projets industriels et en essayant de faire avancer tous les acteurs (privés, publics, société civile) dans le même sens, en structurant des groupements et des projets sur un certain nombre de thèmes choisis. Toutefois, le modèle sous-jacent consiste à financer le développement d’un produit appelé démonstrateur, censé être testé avec un grand nombre d’utilisateurs (allant bien au-delà d’utilisateurs avancés proches des concepteurs) pour le valider avant un déploiement souhaité à grande échelle. Malheureusement, certains industriels utilisent les financements pour des développements plus généraux et compatibles avec leur stratégie interne, la temporalité imposée (trois ou quatre ans) ne permet pas de disposer d’une technologie suffisamment fiable pour être largement diffusée, les tests en classe servant plus à signaler les défauts techniques de la réalisation, afin qu’ils soient corrigés. Mais les financements successifs peuvent aider certaines technologies à acquérir la maturité suffisante pour une large diffusion en éducation. Au-delà de la recherche elle-même, se pose la question de sa diffusion.

Vers une publication scientifique plus ouverte La diffusion des recherches au monde de l’éducation et de la formation est jugée importante. Il a été question de la mise en place de sortes ­d’annuaires et de faciliter la consultation des publications des laboratoires de recherche. Avoir une publication régulière qui traite des questions d’éducation, fédérant praticiens et chercheurs, pourrait constituer un atout important. Mais, à l’image de la recherche en éducation, le milieu est éclaté et hétérogène. 172

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Publications en ligne sur l’éducation : offre assez disparate, informative et militante S’agissant de la France, coexistent des publications officielles, comme les notes d’information de la DEPP18 (Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance), les documents de synthèse19 et des journaux en ligne comme le Café pédagogique20, The Conversation21, créé en 2011. Le journal Le Monde a publié un magazine mensuel, Le Monde de l’éducation, à partir 1974. La publication s’est arrêtée en 2008. Subsistent différents blogs, notamment le blog Binaire22, et des blogs sur Mediapart23 ou Educpros24. Les associations de spécialistes (enseignement supérieur) et disciplinaires publient des bulletins, tels 102425, celui de la société informatique de France, ou celui de l’EPI (Association Enseignement Public & Informatique)26, et des médias militants tels que le site Questions de classe(s)27. Certains proposent également de partager des ressources éducatives et Sésamath a une revue en ligne nommée MathémaTICE28. Il n’y a pas d’équivalent d’un journal tel Edweek29, aux États-Unis, qui fournit une mine d’informations sur l’éducation, partage des données (par exemple pendant le confinement la liste des écoles ayant fermé et à quelle date), publie un hebdomadaire sous format papier, organise des webinaires, fait des enquêtes régulières et des dossiers, etc. Il fournit ainsi une référence de très bon niveau sur toutes les questions liées à l’éducation et des chercheurs publient régulièrement des billets. Côté publications scientifiques, trois journaux français (et francophones) sont dédiés aux technologies en éducation : STICEF30 (Sciences et Technologies de l’Information et de la Communication pour l’Éducation 18. https://www.education.gouv.fr/les-notes-d-information-de-la-depp-89612 19. https://www.education.gouv.fr/les-documents-de-synthese-de-la-depp-105296 20. http://www.cafepedagogique.net/Pages/Accueil.aspx 21. https://theconversation.com/fr 22. https://www.lemonde.fr/blog/binaire/ 23. https://blogs.mediapart.fr/ 24. https://www.letudiant.fr/educpros/blogs.html 25. https://www.societe-informatique-de-france.fr/bulletin/ 26. https://www.epi.asso.fr/ 27. https://www.questionsdeclasses.org/ 28. http://revue.sesamath.net/ 29. https://www.edweek.org/ 30. www.sticef.org

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et la Formation), DMS31 (Distances et Médiations des Savoirs) et Adjectif32. Citons également frantice.net33, qui a pour ambition de soutenir la « production scientifique, notamment celle des jeunes chercheurs, sur l’usage des TIC dans tous contextes éducatifs au Nord comme au Sud » et des journaux spécialisés comme Alsic34 (Apprentissage des langues et systèmes d’information et de communication). Signalons les Carnets de recherche35 qui fournissent, dans de très nombreux domaines, des recherches en cours et des prépublications. La simple requête « numérique » propose 339 réponses36 ! sur un total de 3 619 carnets répertoriés, près de 10 % sont liés au numérique. La publication concerne les textes, mais un mouvement d’ampleur croissante tente d’y associer les données collectées pour la recherche.

La publication des données Le mouvement de l’open data (données ouvertes) a pour objectif de rendre l’accès aux données totalement public et libre de droit, de même que leur exploitation et leur réutilisation (avec des restrictions liées aux licences choisies et à la protection des données personnelles). Bénéficier de données ouvertes permet d’étendre les recherches et mieux les partager, mais aussi de créer de nouveaux produits et services (voir, par exemple, le site data.gouv, de partage de données publiques). La recherche en éducation devrait pouvoir s’organiser beaucoup plus autour de données ouvertes. Si certaines communautés de recherche travaillent déjà avec des normes strictes de partage de données (comme l’astronomie, la cristallographie ou la génomique37), le partage de données est encore un vaste chantier qui reste à ouvrir (cf. partie III). Dans un livre blanc, Practical Challenges for Researchers in Data Sharing38, Springer Nature fournit les résultats d’une enquête internationale menée auprès de plus de 7 000 chercheurs en science, sur leurs comportements vis-à-vis du partage des données au moment de la publication d’un article39. 75 % des chercheurs en sciences biologiques 31. https://journals.openedition.org/dms/ 32. http://www.adjectif.net/spip/ 33. http://frantice.net/ 34. https://journals.openedition.org/alsic/ 35. https://www.openedition.org/catalogue-notebooks 36.  Requête effectuée le 30 juillet 2020. 37. https://lejournal.cnrs.fr/articles/les-donnees-scientifiques-un-tresor-a-partager 38. https://figshare.com/articles/journal_contribution/Whitepaper_Practical_challenges_ for_researchers_in_data_sharing/5975011 39.  Voir les résultats ici https://www.ouvrirlascience.fr/les-chercheurs-face-au-partage -des-donnees-de-la-recherche/

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disent partager les données relatives aux publications, 68 % en sciences de la terre, 61 % en sciences médicales et 59 % en sciences physiques. Si les trois quarts des répondants estiment important de rendre leurs données faciles à découvrir, plusieurs défis restent à relever. D’abord, le principal problème pour la moitié des répondants est d’organiser les données d’une manière présentable et utile. Ensuite, dans les obstacles relevés, on trouve l’incertitude quant au droit d’auteur et aux licences, la méconnaissance de l’entrepôt à utiliser, le manque de temps pour le dépôt des données et les coûts de partage des données. Ainsi, des pratiques effectives de partage de données nécessitent de mettre en œuvre des processus spécifiques sur les données dans les recherches : autour de l’organisation des données recueillies, d’abord pour faciliter leur traitement, par le ou les chercheurs qui ont fait la collecte, mais aussi, dans un second temps, pour faciliter leur appropriation par d’autres chercheurs. Il n’y a pas de consensus quant à la définition des données de recherche. Elles prennent différentes formes selon les disciplines et les méthodes mises en œuvre. Elles sont construites par le chercheur dans son processus de recherche, au point que la question peut être à quel moment deviennent-elles des données ? Dans le domaine des sciences humaines et sociales (SHS), on observe des attitudes assez éloignées. Une première consiste à dire que les données ne sont pas dissociables du chercheur qui les a collectées et construites et des recherches qu’il a conduites. Les « données » sont traitées par des archivistes. La seconde, qui essaye de séparer les données pour faciliter leur récupération, travaille plutôt avec des documentalistes (les données comme document). L’objectif du partage des données est de permettre à d’autres chercheurs que ceux ayant réalisé le recueil de les réutiliser pour leurs propres travaux de recherche, et leur propre questionnement. Il s’agit de les fournir dans des formats exploitables, pérennes, mais également de les accompagner d’informations descriptives, éclairant au maximum les conditions de recueil et les éventuels retraitements effectués. En effet, comme nous l’avons souligné précédemment, les données sont construites par le chercheur qui les recueille, elles sont porteuses de choix qu’il/elle a effectués. Pour les rendre réutilisable par d’autres, il est important d’expliciter les choix effectués. Dans le cadre du projet ANR Translit, Françoise Tort et Christophe Reffay ont rédigé la structure d’un manifeste pour faciliter le partage de données. Il comporte quatre parties : (1) une description synthétique du projet de recherche ; (2) le contexte de construction des données (question de recherche, cadre, modalités et protocole de recueil) ; (3) description 175

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du dépôt (nombre, type et volumétrie des fichiers, descriptif des instruments de recueil, dictionnaire des données, niveau d’anonymisation) ; (4) références (publications sur les travaux ayant utilisé ces données).

Un exemple : le journal scientifique IPOL sur le traitement d’images On peut aller plus loin que le seul partage de données, en montrant également les algorithmes de traitement et en les rendant opérationnels et directement actionnables. Le journal IPOL40 constitue un exemple très convaincant de publication de recherche scientifique ouverte suivant les principes de l’accès ouvert et de reproductibilité de la recherche. Elle a trait au traitement et à l’analyse d’images. Tout article publié contient un texte sur un algorithme et son code source, avec une possibilité de démonstration en ligne et une archive d’expériences également en ligne. Le texte et le code source sont examinés par des pairs et la démonstration est contrôlée. Bien évidemment, la démonstration en ligne utilise le même code que celui publié dans l’article et respecte les critères de qualité du journal. Ainsi, le traitement s’exécute en temps réel (en moins de 30 secondes) avec des images d’entrée et des paramètres choisis par le lecteur. Le site du journal conserve tous les résultats dans une archive publique. Cette archive contenant des expériences en ligne approfondies est importante pour rendre compte des performances de l’algorithme sur différents jeux de données et pas uniquement ceux choisis par les auteurs de l’article, et en formation dans la diversité des résultats qu’elle peut donner à voir. Le lecteur intéressé peut tester facilement les algorithmes publiés dans IPOL sur ses propres images et aussi sur les images d’exemples associés à chaque article. Voir page exemple l’article LSD, a Line Segment Detector41, méthode pour détecter automatiquement des lignes droites dans une image ou Screened Poisson Equation for Image Contrast Enhancement42, une méthode automatique pour corriger la couleur des images mal contrastées.

40. http://www.ipol.im/ 41. http://www.ipol.im/pub/art/2012/gjmr-lsd/ 42. http://www.ipol.im/pub/art/2014/84/

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Chapitre 8

Les grands acteurs du numérique éducatif Le numérique a profondément modifié les rôles des acteurs du secteur éducatif. La société civile s’est organisée pour coproduire autour de quelques principes phares (logiciel libre, biens communs, etc.). Par ailleurs, en élargissant les marchés au niveau mondial, le numérique s’est traduit pour la plupart des acteurs industriels par des enjeux financiers titanesques. Depuis quelques années, l’éducation est aussi un terrain où de nombreux acteurs économiques principalement américains ou chinois se livrent des batailles sans merci. Le secteur public s’est emparé avec souvent beaucoup de volontarisme et d’enthousiasme du numérique éducatif. Cependant, face à la puissance de ses démarches mondiales, la dispersion de l’action publique traditionnelle rend souvent – à ce stade – les politiques éducatives plus consommatrices que prescriptrices en matière de numérique.

Des communautés qui s’organisent Il convient tout d’abord d’insister sur les dynamiques collectives permises par Internet, qu’elles s’apparentent au logiciel « libre » ou au travail collaboratif (souvent appelé web 2.0). À ce titre, il est intéressant d’examiner en détail le phénomène Wikipédia qui a bouleversé en quelques années le secteur de l’encyclopédie, mais surtout les modalités d’accès à la connaissance.

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Libre, open source, copyleft, gratuit : des notions souvent confondues L’idée de logiciels « libres » est née dans les années 1980, portée notamment par Richard Stallman, alors programmeur au Massachussetts Institute of Technology (MIT), de la volonté de pouvoir transmettre et utiliser les logiciels développés sans avoir à entrer dans des considérations financières. Pour ce mouvement, le droit d’auteur, tel qu’il a été inventé à la diffusion de l’imprimerie pour encadrer l’exploitation de l’écriture, n’est pas adapté à l’écriture de programmes informatiques. Pour innover et rester libre de coder, il est important de limiter au maximum les droits d’auteur qui empêchent la diffusion des idées. Il existe une grande diversité de pensée dans le monde du libre. À un extrême, le droit d’auteur ne devrait s’appliquer qu’aux œuvres imprimées, et toutes les autres œuvres devraient avoir des protections interdisant toute exploitation commerciale. À l’autre extrême, l’absence de droits d’auteur doit être une simple possibilité offerte à tout créateur. Le terme d’« open source » a été inventé pour gommer la connotation anti-mercantile du terme « libre » (qui est un mouvement social qui dépasse le domaine de l’informatique). En effet, dans l’expression anglaise, « free software » (logiciel libre), le mot « free » a deux sens : « libre » (au sens de « liberté ») et « gratuit ». Le terme d’« open source » signifie que le code est ouvert, lisible et appropriable par toute personne qui souhaite s’y intéresser. Le modèle économique de base des logiciels libres est de payer les informaticiens pour le support technique qu’ils offrent. Ainsi, la gratuité, souvent associée à l’open source, est récusée même par ses défenseurs. Toutefois, selon l’Open Source Initiative1, un logiciel dit open source ouvre des possibilités de libre redistribution, d’accès au code source et de création de travaux dérivés. Comme le logiciel est une œuvre commune intégrant différentes contributions, l’idée n’est pas de ne rien payer mais de payer une seule fois ! Dans le prolongement du libre est (ré)apparue la notion de bien commun.

Les biens communs « Sont communs (commons) les biens sur lesquels aucune unité sociale (individu, famille, entreprise) ne dispose de droits exclusifs, qu’il s’agisse de droits de propriété ou de droits d’usage. C’est l’exemple des 1. https://opensource.org/

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biens communaux (bois ou pâturages) de l’Europe médiévale qui ont servi de référence historique à cette réflexion » (Compagnon, 2008). En effet, au Moyen Âge, on désignait ainsi les terres ouvertes à la récolte pour tous. C’est d’ailleurs lorsqu’au xiiie siècle le roi Jean et les barons s’approprièrent ces communs par le mouvement dit « d’enclosure » que se produisirent de vastes mouvements populaires qui donnèrent lieu en 1215 à une nouvelle régulation du droit d’usage. Après avoir été critiquée par le sociobiologiste Garrett Hardin en 1968 dans un article (« la tragédie des biens communs ») dans lequel il concluait que le libre usage des communs mène à la ruine pour tous, cette théorie est revenue sur le devant de la scène lorsque le prix Nobel d’économie est remis en 2009 à Elinor Ostrom et Oliver Williamson. En effet, Elinor Ostrom travaille sur les communs, cette forme spécifique de propriété et de gouvernance qui place les décisions collectives des communautés au centre du jeu socio-économique. La notion de commun devient attachée à une forme de gouvernance particulière, qui s’applique particulièrement bien à Internet considéré comme un nouveau commun sur lequel chacun a des droits (libre accès, neutralité d’Internet, production coopérative…) et des devoirs. Les communs de la connaissance ont, de plus, une grande différence par rapport aux communs naturels, c’est qu’ils peuvent être reproduits sans coûts marginaux supplémentaires. Cela les rend pratiquement inépuisables même si parfois ce qui pourrait être considéré comme une « nouvelle abondance numérique » apparaît comme pouvant être fragilisé par ce que l’on appelle les « nouvelles enclosures » (notamment tout ce qui restreint le partage et la diffusion des fichiers).

Comment Wikipédia a bouleversé l’accès à la connaissance D’aucuns voient en Wikipédia l’archétype du bien commun dans le domaine de la connaissance. « Avec l’encyclopédie en ligne libre et collaborative Wikipédia, le savoir devient libre de droits et réutilisable en raison de sa licence GFDL (general free documentation licence) » (INRP, 2006). Wikipédia est un phénomène particulièrement emblématique d’un triple point de vue : d’abord, car il s’agit d’un mouvement puissant, rapide et mondial (même s’il préserve les langues et n’en impose pas une), ensuite, parce qu’il modifie le rapport au savoir (on passe de l’encyclopédie d’experts à une mise en commun de « tout le monde » où chacun peut se transformer en expert), enfin, parce que cela a d’ores et 179

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déjà complètement bouleversé l’économie du secteur de l’encyclopédie et du dictionnaire. Wikipédia a été lancé en 2001 par Jimmy Wales qui le finance avec sa propre société (Bomis) sous la responsabilité de Larry Sanger. Il s’agit d’un projet d’encyclopédie collective (wiki – qui veut dire rapide en hawaïen – est une sorte de plateforme qui permet à tous d’écrire, de modifier, de compléter, et ce, de façon anonyme). Wikipédia a très vite connu une explosion quantitative au niveau de la production. Ainsi, dès 2005, l’encyclopédie se décline en 200 langues différentes (incluant des langues régionales et des langues mortes) et comprend 1,4 million d’articles. En 2020, alors que le Wikipédia français a déjà annoncé son passage à plus deux millions d’articles, au niveau international Wikipédia revendique 100 000 contributeurs, plus de 30 millions d’articles dans 280 langues et un milliard de contributions. En 2020, les dix wikipédia avec le plus d’articles sont l­’anglais (6,2 M), le cebuano (Philippines – 5,4 M), le suédois (3,4 M), l’allemand (3,4 M), le français (2,3 M), le hollandais (2 M), le russe (1,6 M), l’italien (1,6 M), l’espagnol (1,4 M) et le polonais (1,4 M). En termes de consultation, il s’agit d’un des sites les plus visités du monde qui affiche plus de 500 millions de visiteurs par mois. La valorisation de Wikipédia dans Google ajoute encore à cette centralité. Wikipédia revendique aussi le fait d’être parmi les dix premiers sites visités, le seul qui soit collaboratif et sans but lucratif. En effet, tout le monde peut écrire dans Wikipédia, mais il y a un vrai contrôle et une vraie structuration de l’écriture. Il existe des espaces différenciés (espaces de l’article, de sa modification, de son passé, de sa discussion et de son administration) et il existe des grades (administrateurs, arbitres, patrouilleurs, pompiers…). Chacun a son rôle propre : les arbitres tranchent les conflits entre utilisateurs, les patrouilleurs surveillent les dernières modifications dans les articles tandis que les pompiers jouent les médiateurs. Il existe quantité de procédures de contrôle, même si la question de la qualité des contenus est posée et que les détracteurs du phénomène font observer que des contre-vérités patentes ont longtemps subsisté sur un certain nombre d’articles avant d’être modifiées. Aussi, les critiques sur Wikipédia portent-elles sur son statut même d’encyclopédie. Ainsi, le romancier Pierre Assouline (Le Monde, samedi 14 janvier 2012) regrette la « démagogie ambiante » qui voudrait que chacun devienne encyclopédiste, et estime que « la question des sources est la base de toute recherche… or Wikipédia dilue tant la source qu’elle l’élude… la référence est à géométrie variable : le dernier qui a parlé a 180

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raison, jusqu’au prochain ». Barbara Cassin (Cassin, 2007) moque aussi la philosophie du projet qui, par la concurrence des idées, devrait éliminer les erreurs « comme si la vérité était au bout du temps… Le “tous” ne produit finalement que du quantitatif. La masse des opinions ne fait pas quelque chose qui excède l’opinion et qui soit proche de la connaissance ». Pourtant, une étude de la revue Nature a montré dès 2005, par une comparaison sur un certain nombre d’articles de nature scientifique, que Wikipédia ne contenait pas beaucoup plus d’erreurs que l’encyclo­ pédie Britannica. En tout état de cause, force est de constater que Google et Wikipédia constituent désormais des voies d’accès privilégiées à la connaissance. Ainsi, Wikipédia pourrait être au xxie siècle pour un public large et mondial de lecteurs, mais aussi de coauteurs, ce que L’Encyclopédie ou dictionnaire universel des arts et des sciences de Diderot et d’Alembert a été au xviiie siècle pour une élite, et le Grand dictionnaire universel de Pierre Larousse au xixe, pour un public moins cultivé et plus populaire. Par contre, « l’accès au savoir passe désormais par une communauté de bénévoles, tous professeurs et élèves à la fois. La relation de maître à disciple, matrice historique de l’éducation a disparu pour laisser place au partage universel du savoir à travers la libre communication. Au risque d’oublier parfois la formation du jugement critique, essentielle pour savoir s’orienter dans la masse des informations disponibles » (Fernandez, 2007). Le modèle économique du projet est cohérent avec son essence collaborative et sans but lucratif. Wikimédia Foundation, la fondation à but non lucratif qui soutient Wikipédia, se base avant tout sur le volontariat. Elle tourne en 2017 avec une équipe de 300 personnes et vit d’appels à contribution annuels qui, de 6 M$ au départ, a atteint 91 M$ lors de l’appel de fonds de 2017 (d’après le rapport annuel). Une très faible partie des revenus vient de droits sur la marque (payés par Orange et Facebook essentiellement). Pour préserver son indépendance, Wikimédia se réserve le droit de refuser certains dons, et en 2017, 6 millions de donateurs effectuaient 80 M$ de ses recettes par des dons inférieurs à 1 000 $. Ces dernières années on peut toutefois noter l’existence de quelques grands donateurs comme Google (2 M$), Amazon (1 M$) et Facebook (1 M$) ou des particuliers comme Peter Baldwin – membre du conseil consultatif (5 M$) ou George Soros (2 M$) qui sont venus conforter l’objectif annoncé par la Wikimédia Foundation pour son 15e anniversaire en 2016 de création d’un fonds de dotation avec pour objectif de collecter 100 M$ de fonds en dix ans 181

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destiné à pérenniser ses projets. Cette économie de moyens et le succès rencontré par le modèle ont totalement bouleversé le secteur. Les projets de la Wikimédia Foundation La Wikimédia Foundation a pour finalité de promouvoir la croissance et le développement de projets contenant du savoir libre fondés sur le principe du wiki et d’en distribuer le contenu publiquement et gratuitement. Pour ce faire, outre la fameuse encyclopédie, elle supporte aussi d’autres projets, notamment : un dictionnaire et un thésaurus (Wiktionnaire), un recueil de citations (Wikiquote), un ensemble de textes didactiques (wikibooks), un recueil de textes dans le domaine public (wikisource), une bibliothèque multimédia (Wikimédia Commons), un site d’informations (Wikinews), un répertoire du vivant (Wikispecies), une communauté pédagogique (Wikiversity), une base de connaissance (Wikidata)…

Ainsi, les encyclopédies « historiques » ont dû, en l’espace de quelques années, revoir leur modèle. La célèbre Encyclopaedia Britannica, publiée pour la première fois à Edimbourg en 1768, a annoncé en 2012 qu’elle renonçait à sa traditionnelle publication papier bisannuelle (32 volumes écrits pesant près de 60 kg) pour passer au 100 % numérique. Pour continuer d’exister, Larousse a décidé en 2010 de mettre en ligne gratuitement 150 000 articles et 10 000 médias. De la même façon, les nouveaux entrants aux moyens considérables n’ont pas réussi à résister au phénomène. Ainsi, Microsoft, qui avait connu un fort succès en démocratisant les encyclopédies (le passage sur CD Rom puis en ligne lui permettant de diviser les prix par au moins dix) par son Encyclopédie multilingue Encarta dans les années 1990, a fermé ce service en 2009. De même, Google qui a lancé son encyclopédie Knol en décembre 2007 basée sur les principes de la signature des articles, la rétribution par la publicité et le contrôle des contributions des lecteurs, a fermé ce service en mai 2012 et l’a transféré sur une plateforme open source. Ainsi, en l’espace de moins de dix ans, Wikipédia s’est imposée, en allant jusqu’au bout de la logique d’Internet, comme l’encyclopédie du début du xxie siècle. Elle est surtout devenue pour les internautes et notamment les jeunes, un référent commun au niveau des pays développés si ce n’est au niveau mondial : même nom, même objet (partage de l’information et du savoir au niveau mondial), mêmes valeurs (gratuité, égalité a priori dans le statut des contributeurs), mêmes modalités 182

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(coconstruction), mêmes enjeux (intelligence collective et statut de l’expertise). Wikipédia est devenue une institution (Bruillard, 2012). Elle fournit des corpus très utiles pour les linguistes, notamment les paraphrases et modifications locales dans l’historique des révisions des articles. Elle est ainsi très utile pour améliorer les performances d’applications de traitement automatique des langues. Son caractère multilingue et le fait d’accéder au même article en différentes langues permettent des explorations culturelles très intéressantes. Elle peut même être considérée comme un nouvel outil d’évaluation : une évaluation de la réputation ponctuelle, la fréquentation de Wikipédia étant considéré comme outil de mesure ; mais aussi l’influence qu’une personne a sur un pays ou même sur une civilisation, qui pourrait être mesurée en fonction des liens menant à sa page Wikipédia. En fait, c’est une mine pour les chercheurs, et aussi un projet en avance dans le domaine de la culture et dans celui du Web sémantique. La question qui se pose maintenant est celle de sa pérennité, notamment sur le plan économique et du maintien de l’idéologie, voire de l’utopie, qui a prévalu à sa construction (coconstruction par des contributeurs dont le rôle lui-même dépend de ce qu’ils font et non pas de ce qu’ils sont). Pour ses dix ans, son fondateur Jimmy Wales et la fondation avaient demandé – sans suite – l’inscription de Wikipédia au patrimoine mondial de l’humanité à l’UNESCO. Mais il est vrai que les organisations internationales traitant de la culture ou de l’éducation ainsi que les pouvoirs publics en général devraient favoriser l’utilisation de Wikipédia dans les écoles. Deux types d’utilisations scolaires peuvent être envisagés (Bruillard, 2007), soit la participation au projet avec les élèves par de l’écriture collective d’articles par exemple, soit, même si elle est plus problématique, par son utilisation en classe. Dans la mesure où, en tout état de cause, les enfants l’utilisent hors de classe, il serait plus riche de leur apprendre en classe les limites de Wikipédia, la nécessité de croiser les informations, la possibilité de les corriger, et partant, la richesse de participer à une œuvre collective, la force de la notion de bien commun. Les enseignants de leur côté pourraient également être encouragés à participer à l’écriture d’articles ainsi qu’au signalement d’erreurs ou de problèmes. Par ailleurs, un certain nombre de pouvoirs publics ou d’institutions essayent – avec plus ou moins de succès – de reproduire le phénomène dans d’autres secteurs ou d’être à l’origine de dynamiques semblables. 183

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Ainsi, face aux coûts très importants imposés par l’oligopole des éditeurs de revues scientifiques en ligne (Elsevier, Springer, etc.) en plus des versions papier, le gouvernement anglais souhaiterait dans les prochaines années que toutes les recherches financées sur fonds publics soient mises en ligne gratuitement sur une plateforme préfigurée par Wikipédia. La Commission européenne a d’ailleurs émis en juillet 2012 une recommandation relative à la publication en accès ouvert des résultats de la recherche scientifique financée sur fonds publics afin de favoriser la visibilité de la recherche européenne à l’instar de ce qui se fait déjà en Amérique latine (le portail brésilien Scielo est désormais plus consulté que certains américains – Le Monde 15 mars 2013). En 2019, selon une étude (Piwowar et al., 2019), 31 % des 71 millions d’articles publiés entre 1950 et octobre 2019 sont en libre accès. Les auteurs prédisent que 44 % de tous les articles seront en libre accès en 2025. Outre Wikipédia, il existe aussi de nombreux collectifs d’enseignants qui collaborent pour mettre au point des ressources ou des manuels en libre (cf. supra), mais c’est peut-être dans le domaine économique que les acteurs se sont le plus renouvelés et sont les plus puissants.

Des groupes privés mondiaux pour qui l’éducation est un enjeu clé En effet, contrairement à l’image de crise souvent véhiculée par le secteur éducatif, l’éducation en tant que marché se porte bien. Toujours plus de monde accède à l’éducation (obligatoire, supérieure ou tout au long de la vie) mais surtout les besoins sont immenses, que ce soit en matière de formation initiale, notamment en Afrique, mais aussi en matière de formation continue (l’évolution technologique devant impacter la façon d’exercer la moitié des métiers à l’horizon 2030). L’étendue de ces deux besoins se traduit par une mondialisation et une capitalisation de ce marché qui ne sont pas toujours perçues à leur juste valeur en Europe et en France. Sur ce marché florissant, des groupes de taille mondiale se créent ou se positionnent notamment aux États-Unis et en Chine, avec en prime les GAFAM en embuscade qui tendent à s’imposer comme des acteurs incontournables dans le domaine de l’éducation numérique et changent la donne pour les éditeurs traditionnels, qui sont amenés à reconsidérer leur offre pour exister. Dans ce contexte, mais aussi pour 184

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des raisons nationales, l’offre de EdTech en France a bien du mal à exister et le service public du numérique éducatif bien du mal à préserver sa souveraineté.

Un marché florissant porté par des besoins immenses… Dès 1997, le magnat américain de la télévision Glenn Jones affirmait : « l’éducation est le plus vaste marché de la planète, celui qui croît le plus vite et où les acteurs actuels ne répondent pas à la demande » (INRP, 2009). Le rapport « Regards sur l’éducation » (OCDE, 2011) indique que les dépenses éducatives représentent 4 à 8 % du PIB des pays. À l’échelle mondiale, on considère généralement que 6 000 milliards de dollars sont consacrés chaque année à l’éducation, soit 4,1 % du PIB en moyenne (UNESCO, 2018). En France, la dépense intérieure pour l’éducation est estimée par l’INSEE à 160 Md€ en 2019, soit 6,6 % du PIB. Ces dépenses ne doivent pas être confondues avec le chiffre d’affaires des groupes privés dans la mesure où une grande part est destinée à payer les personnels qui relèvent du secteur public. Ainsi, le numérique éducatif est-il estimé à 152 Md$ au total (soit 2,6 % de la dépense mondiale consacrée à l’éducation) dont 43 Md$ pour le marché américain, 38 Md$ pour le marché chinois. Pour la France il est estimé à seulement 127 M€, soit 0,07 % de la dépense éducative (on arrive à 618 M€ si on inclut l’enseignement supérieur et la formation continue). En dépit des budgets qui y sont déjà consacrés, les besoins en éducation sont colossaux. Ainsi, l’UNESCO estimait en 2017 que 262 millions de jeunes de 6 à 17 ans n’étaient pas scolarisés et que pour atteindre le quatrième objectif de développement durable (une éducation de qualité pour tous à l’horizon 2030) le besoin d’enseignants d’ici 2030 était de près de 69 millions. Aussi, on estime qu’il y aurait encore 225 millions de 6/17 ans à ne pas l’être en 2030. L’Afrique sub­saharienne est particulièrement touchée par ce phénomène. Aussi, sans dire que le numérique remplacera les enseignants, il est clair que tout ce qui peut rendre l’enseignement plus productif, ou peut débarrasser l’enseignant de tâches administratives, répétitives ou à peu de valeur ajoutée, sera bienvenu et le numérique peut probablement y contribuer comme il l’a fait dans d’autres secteurs (même si le domaine de l’éducation est particulier). Ce sont les mêmes besoins qui sont à l’œuvre dans le domaine de la formation professionnelle aux nouveaux métiers (notamment aux métiers du numérique) ou aux nouvelles compétences à acquérir dans le 185

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contexte de la numérisation des filières économiques. L’ampleur de ces nouveaux besoins qui peinent à être pris en compte par les acteurs traditionnels de la formation (et notamment ceux de la formation initiale, cf. partie I) aiguise les appétits. Aussi, plusieurs tendances du marché de l’éducation semblent se confirmer depuis 2013 : –– la digitalisation : la place du numérique n’a cessé d’augmenter (de l’essor des MOOC à la quasi-généralisation des terminaux mobiles grâce notamment à la bataille entre Apple, Google et Microsoft) et s’est encore renforcée avec le confinement mondial de 2020 ; –– la privatisation : les systèmes publics peinent à absorber tant sur les plans qualitatifs que quantitatifs la demande d’éducation et de formation ; –– l’internationalisation croissante de l’enseignement supérieur : alors que l’on comptait 1,8 million d’étudiants en mobilité internationale en 2001, ils sont passés à 2,8 millions en 2004 et à 5,1 millions en 2019 (avec une croissance de 28 % au cours des cinq dernières années) ; –– la mondialisation : outre la confirmation de la place des GAFAM dans le secteur de l’éducation, le plus spectaculaire est sans nul doute la place prise par la Chine, et dans une moindre mesure par l’Inde dans le domaine de la EdTech en termes d’investissements ; ainsi, alors que pour la première fois en 2019 les investissements dans la Ed Tech se montent à 1 Md$ en Europe (mais 0,8 en 2018 et 0,4 en 2017), ils ont été de 2,4 Md$ en Chine (mais 4,5 en 2018 et 2,4 en 2017), et de 2,3 Md$ aux États-Unis (mais 1,9 Md$ en 2018 et 1,4 en 2017) ; aussi 70 % des investissements de la EdTech se concentrent en Chine et aux États-Unis) (E.&Y., 2020) ; –– la place relative de la formation continue dans les systèmes de formation : elle est de plus en plus forte, et est elle-même marquée par la personnalisation (de ce qu’on apprend) et par l’automatisation (montée en puissance des robots et course contre l’obsolescence des compétences humaines). L’ensemble de ces tendances ont été accélérées par la crise sanitaire. Ainsi, 2020 a été une année record au niveau mondial pour l’investissement dans les EdTech (cf. figure 1) avec 16,6 Md$ de levées. Dans ce contexte, des groupes privés de taille considérable, fortement capitalistiques, et pour qui l’éducation est un vrai enjeu, investissent des sommes considérables pour s’imposer sur des marchés désormais mondiaux.

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Figure 1. Évolution des investissements dans les EdTech

…occupé par des géants du numérique Ces groupes ont un certain nombre de points communs. Ils sont récents. Les plus anciens ont moins de 50 ans : Microsoft créé en 1975 par Bill Gates et Paul Allen dont on estime que le système d’exploitation équipe près de neuf ordinateurs sur dix, ou Intel fondé en 1968 notamment par Gordon Moore dont les fameux microprocesseurs constituent la puissance de calcul de la plupart des terminaux, ou encore Apple fondé en 1976 par Steve Jobs, Steve Wozniak et Ronald Wayne. D’autres sont nés avec le net, Amazon créée par Jeff Bezos en 1994 ou Google (fondé en 1998 par Larry Page et Sergey Brin), dont le moteur de recherche et les différentes applications sont une des voies essentielles d’accès aux informations sur la toile. Quelques-uns sont sur des 187

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équipements spécifiques à l’éducation. Ainsi, quelques entreprises se partagent le marché du tableau blanc interactif (Smart, Prométhéan, Hitachi). D’autres sont sur les terminaux mobiles, qu’il s’agisse de téléphones mobiles ou de tablettes (Nokia, Samsung, Apple). Les géants du numérique ont tous des visions très intégrées de leur positionnement en matière de numérique éducatif. Ils s’articulent en général autour de deux grandes problématiques. D’une part, quel sera le terminal le plus utilisé en mobilité par les jeunes pour travailler (à cet égard la vogue actuelle de l’utilisation des tablettes en classe ou pour équiper les écoliers s’inscrit naturellement dans ces stratégies) ? La seconde a trait à la diffusion des contenus, qu’ils soient mis à disposition gratuitement (et dans ce cas la rémunération se fait soit par de la publicité, soit par l’exploitation de données personnelles) ou qu’ils soient payants. Naturellement, nombre de stratégies combinent de façon variable les deux aspects, notamment celles d’Apple, d’Amazon et de Google. Ce sont des groupes mondiaux, en général présents dans au moins une centaine de pays. Ils ont d’ailleurs souvent une position dominante, parfois guère éloignée du monopole. Ils ont, en général, des capitalisations boursières, des chiffres d’affaires et des bénéfices vertigineux. Ainsi, Apple a atteint en 2018 avec 1 000 milliards de dollars la plus forte capitalisation jamais atteinte (ce qui équivalait à l’époque au PIB du Mexique, au double de celui de la Belgique ou aux capitalisations des dix plus grosses entreprises du CAC 40, Total, Sanofi, LVMH, L’Oréal, Airbus, BNP Paribas, Kering, Hermès, Axa, Vinci réunis – Le Monde, 3 août 2018). Cette année-là, son chiffre d’affaires se montait à 265 milliards de dollars pour un résultat net de 48 milliards en 2017. La même année (année fiscale 2017/2018), Microsoft avait un chiffre d’affaires de 125 milliards de dollars pour un résultat net de 40 milliards et Google (Alphabet), un chiffre d’affaires de 136,8 milliards de dollars pour un résultat net de 30,7 milliards. Cela leur donne des forces de frappe considérables pour innover, acquérir des sociétés innovantes ou tenter de garder leurs marchés par tous les moyens. Ils sont tous intéressés par l’éducation pour diverses raisons : –– d’abord, parce que c’est un marché mondial en expansion (les pays émergents étant souvent vus comme des relais de croissance aux marchés que constituent les pays développés) dans lequel la technologie a une part croissante, –– ensuite, parce que c’est un marché récurrent (une fois les usages installés dans les établissements, les besoins de renouvellement sont immenses) et structurant (une fois la technologie reconnue d’utilité 188

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éducative, son acquisition est légitime voire vue comme nécessaire pour le bon développement de l’élève) –– enfin, probablement pour certains d’entre eux parce qu’une formation initiale réalisée sur leur produit est un moyen de garantir l’acquisition et l’utilisation de leurs solutions à court et moyen terme par le futur adulte. Ils ont ainsi souvent une offre éducative particulière en termes de prix ou de produits. Pour l’élaborer, ils entretiennent des rapports étroits avec les institutions publiques de quasiment chaque pays dans lequel ils sont représentés (établissements d’enseignement, centre de recherche, ou institutions internationales) afin de travailler sur les usages. En effet, dans la mesure où il n’y a de valeur que s’il y a usage, il leur faut non seulement connaître les usages d’aujourd’hui pour anticiper, voire chercher à créer les usages de demain. Enfin, leur parfaite maîtrise de la donnée leur permet de perfectionner sans cesse les applications qu’ils proposent. La stratégie de Google est à cet égard particulièrement complète (cf. infra). Outre, l’importance que peut avoir YouTube, filiale de Google (cf. partie I) dans l’éducation informelle des jeunes, cette société s’est lancée à partir de 2006 (arrivée de Jaime Casap comme chief Education Evangelist) dans une stratégie d’offre complète en matière d’éducation numérique puisqu’elle comprend des espaces de stockage sur le cloud, du contenu (Google play for education – atteignable avec une tablette et un compte Google), des applications gratuites pour les enseignants et les élèves permettant le travail collaboratif (Google Apps pour l’éducation, outils personnalisables gratuits et sans publicité) et des terminaux (ChromeBook) particulièrement peu coûteux (et pour lesquels il existe des systèmes de location pour les établissements scolaires). Cette stratégie, lancée en 2012, semble avoir porté ses fruits car – s’il existe peu de chiffres officiels – il semble que dès 2016/17 Google s’était imposée sur le marché éducatif américain devant Apple et Microsoft avec plus de la moitié du marché des ordinateurs portables éducatifs et 30 millions d’enfants américains qui utilisent ses solutions et ses équipements. Pour compléter son offre, Google a acquis en 2018 une start-up Socratic dont l’application mobile permet non seulement d’aider les élèves ou les étudiants à faire leurs devoirs mais aussi propose plus de 1 000 guides thématiques sur des sujets niveau secondaire et supérieur pour aider les étudiants à faire leurs devoirs. Ainsi, en 2020 lorsque Jaime Casap a quitté Google, la compagnie affichait 120 millions d’utilisateurs dans le monde pour sa Gsuite pour l’éducation (l’équivalent de dix fois l­’ensemble des élèves français), 100 millions pour Classroom 189

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et 40 millions pour Chrome Books. À la suite de la pandémie et de l’augmentation du nombre d’utilisateurs (Google revendique 170 millions d’utilisateurs dans le monde), la suite bureautique à l’attention des professeurs et des étudiants a été rebaptisée « Google Workspace for Education ». Elle intègre les outils Classroom, Meet, Gmail, Calendar, Drive, Docs, Sheets et Slides ainsi qu’un certain nombre de nouveautés et passe de deux à quatre formules (une gratuite avec les fonctionnalités de base et trois autres payantes). Apple n’est pas en reste. Dès 1983 la firme à la pomme lançait le programme « Kids can’t wait » (« les gamins ne peuvent pas attendre ») visant à placer un ordinateur Apple dans chaque école comptant plus de cent élèves en Californie. Puis, dès les années 1990, elle développe des machines spécialement pensées pour les professeurs et les étudiants. Au fil des ans, s’est mis en place un dispositif complet de terminaux et de contenus, qui a été couronné par la mise en place en juillet 2020 à l’issue du premier confinement par le déploiement d’un espace en ligne avec des ressources, des sessions et des outils pour aider à l’apprentissage comme à l’enseignement à distance. Microsoft, qui s’est aussi mis à proposer des équipements et des logiciels (licence Microsoft 365 Education) spécialisés dans le domaine de l’éducation, doit être aussi cité pour la stratégie de gestion des talents qu’il a mis en place avec le rachat en 2016 pour 26 Md$ de Linkedin, le réseau professionnel aux 675 millions d’abonnés en 2020. Le même Linkedin avait acheté en 2015 pour 1,5 Md€ Lynda.com une entreprise de cours en ligne, qui une fois intégrée peut s’avérer très utile dans un réseau professionnel qui peut proposer à ses clients en cours de reconversion de se former en ligne. Les montants consacrés à l’innovation par ces grands groupes chaque année sont considérables. Pour augmenter la portée des innovations, des partenariats sont réalisés avec des acteurs pivots comme par exemple Nokia (racheté en 2013 par Microsoft) l’a fait sur le mobile learning avec l’UNESCO et l’Université de Stanford. Le milieu de l’édition écrite qui a longtemps été structuré nationalement est également en train d’évoluer vers des concentrations transnationales.

Un monde de l’édition écrite en forte évolution face aux défis du numérique Quelques grandes tendances viennent bouleverser les milieux de l’édition. Même si le « tsunami de l’e-book » n’a pas déferlé sur la France 190

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comme on l’attendait (le e-book constitue entre 3 et 5 % du marché français, alors qu’il représente entre 25 et 30 % dans les pays anglosaxons2), essentiellement en raison de la loi Lang sur le prix unique du livre qui s’applique aussi au livre numérique. Aussi, les éditeurs ne laissent en général qu’une différence de prix de 25 à 35 % entre la version papier et la version numérique, là où à l’étranger elle est souvent de 70 % (l’écart de prix se réduit encore sur les livres de poche). Or, on considère que les consommateurs ont besoin d’une différence de prix d’au moins 40 % pour basculer à des versions numériques. Pourtant, en France, le nombre de lecteurs sur e-book a considérablement augmenté de 2012 à 2017 (il est passé de 5 % à 21 %) et chez les jeunes on considère que 10 % d’entre eux ne lisent que des versions numériques des ouvrages sur tablette ou smartphone (soit cinq fois plus que les adultes). Le paradoxe s’explique par le fait qu’une majorité de lecteurs numériques chargent des livres dont les droits sont gratuits ou qui sont piratés. Aussi, avant la crise de la Covid, le Syndicat national de l’édition française pouvait-il tirer des bilans relativement satisfaisants sur l’état du secteur (SNE, 2020). La numérisation de l’éducation n’est pas sans poser problème au secteur de l’édition dans la mesure où elle pose la question de la cannibalisation des manuels ou des ouvrages scolaires qui représentent en général un pourcentage non négligeable du chiffre d’affaires de l’édition généraliste. Ainsi, Pearson, firme anglaise dans l’édition scolaire, née il y a 174 ans, a connu de graves difficultés à cause du numérique. Entre 2015 et 2020, elle a perdu la moitié de sa valeur et a dû vendre son activité de manuels imprimés aux États-Unis pour se recentrer sur le numérique. En effet, les marchés anglo-saxons ont connu une véritable transformation : réputés chers, les manuels sont désormais loués ou achetés à moindre prix au format numérique. Le passage au numérique demande des investissements importants et, sans que la substitution au papier soit totale, vient bouleverser des modèles économiques jusque-là bien établis. Pour autant, en France, la numérisation des contenus, si elle progresse, reste modeste. Ainsi, en 2019, année de réforme des programmes du Baccalauréat et de refonte des manuels scolaires, l’édition scolaire numérique a bondi de près de 112 %, réalisant un chiffre d’affaires de 24 M€ qui ne correspondait pour autant qu’à 6,3 % des ventes globales des éditeurs scolaires de l’enseignement général. En ce qui concerne l’enseignement professionnel et universitaire, la numérisation est 2.  Aux États-Unis après avoir atteint 30 % il aurait tendance à se stabiliser à 25 %.

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plus importante essentiellement à cause des bases de données dans les domaines juridiques et de la médecine. Aussi, le numérique qui pesait en 2019 environ 164 M€ représente un peu plus d’un tiers du chiffre d’affaires de ce type d’édition.

Des tensions fortes entre les différents groupes qui bouleversent la chaîne de valeur En effet, le numérique entraîne pour tous les acteurs un bouleversement des modèles économiques (Chartron et Moreau, 2011). Ils tendent vers une « servicialisation » en passant d’une logique d’acquisition à une logique de paiement d’un service. Par ailleurs, on voit la montée en puissance d’« intermédiaires » numériques. « Dans une économie où la rareté n’est plus dans les ressources physiques, mais dans l’attention des consommateurs, le rôle de ces nouveaux intermédiaires techno­ logiques devient crucial. » Chaque acteur essaye d’être au centre de la chaîne de valeur en rendant gratuits des services qui étaient payants (la ­production  de contenus, la publication de contenus, la couche applicative, etc.) pour capter plus de clients vers leurs plateformes. Ainsi, les GAFAM ne sont pas éditeurs mais captent la valeur en permettant l’accès à bas coût à de nombreux contenus. Les producteurs traditionnels d’informations, de produits culturels voient leur offre cannibalisée par le numérique. Les intermédiaires traditionnels (librairies, bibliothèques, salles de cinéma, etc.) se voient également remis en cause. Le livre numérique modifie les logiques de l’édition et des librairies L’émergence du livre numérique, concomitante de la diffusion des tablettes, semble irréversible. Il ne remplacera pas entièrement le livre qui restera un support privilégié par de nombreux lecteurs, et il est délicat de savoir à l’heure actuelle jusqu’où le support numérique remplacera le support papier. Cependant, l’évolution des chiffres de vente montre que la numérisation des livres est une tendance de fond qui va profondément changer le rôle des éditeurs comme des libraires. Comme le note l’éditeur Olivier Cohen dans une interview au Monde (31/03/2012), les milieux du livre sont très fragiles et la baisse, même sensible, des ventes de livre papier amène le secteur à revoir ses modèles. Pour éviter que les consommateurs n’achètent tout d’un clic, les librairies vont devoir être des lieux vivants où on a envie d’aller

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La fonction de « sélection des talents », qui était le monopole des éditeurs par exemple, est désormais remise en cause par l’autoédition (Kindle Direct Publishing, iBooks Author, Xlibris, etc.) ou par des modalités d’édition alternatives (ebouquin.fr, bookly.fr), même quand il s’agit de contenus riches (Kobo Writing Life). Les outils de publication permettent désormais de produire des contenus directement adaptés au terminal que l’on utilise. Les outils de promotion traditionnels des ouvrages sont concurrencés par des réseaux sociaux de lecteurs. C’est pourquoi Amazon a racheté en 2013 le site « goodreads.com ». Les tensions qui existent entre les producteurs de contenus et ceux qui donnent accès aux contenus sont très fortes comme l’a montré l’exemple de Google Books. Google Books : exemple de la force de frappe d’un acteur mondial En 2002, alors que de nombreux projets de numérisation des fonds de bibliothèque se matérialisent (projet Gutenberg, million book project, etc.), les dirigeants de Google étudient la possibilité de mettre en œuvre une numérisation accélérée qui prenne en compte toutes les contraintes de la numérisation (intégrité du livre, langues différentes, caractères différents,  etc.). Successivement appelé « Project Ocean », « Google Print », « Google Book search » pour enfin prendre le nom de « Google Books », Google multiplie les partenariats à partir de 2005 avec les bibliothèques pour leur permettre de numériser gratuitement leurs fonds (certains portant uniquement sur les fonds tombés dans le domaine public, d’autres incluant les livres sous droits d’auteur), une copie est donnée à la librairie et mise à disposition gratuitement ou de manière payante ou partielle (en fonction du droit d’auteur).

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Il n’existe pas de chiffre officiel sur les investissements de Google dans ce projet, mais ils sont, sans aucun doute, considérables. Les responsables de bibliothèques se sont vu offrir comme alternative la gratuité de la numérisation de leur fonds ou bien de dépenser des sommes très importantes s’ils souhaitent le faire eux-mêmes (par exemple la numérisation de tous les livres de la troisième république du fonds par la BNF a été estimée à 50 millions d’euros). Comme le rappellent les directeurs de bibliothèques qui ont signé les accords de numérisation, au-delà de l’attrait de la gratuité, refuser la numérisation revenait à laisser à d’autres cultures une position dominante. Comme le raconte le directeur de la bibliothèque de Lyon à Télérama en février  2009 après avoir signé l’accord avec Google : « Vous trouvez intelligent que la première édition du Gargantua de Rabelais – un pur patrimoine lyonnais – renvoie à l’université de Californie ? Nous avons la même dans notre fonds ! » Cependant, cette numérisation n’est pas allée sans controverses. De nombreux penseurs ont souligné, malgré tout l’intérêt qu’ils voient dans une bibliothèque numérique universelle, le risque de laisser un acteur privé dominer cette démarche. Jean-Noël Jeanneney de la BNF ou Robert Darnton responsable de la bibliothèque d’Harvard, qui écrivait en 2009 dans un long article de The New York Review of Books (« Google and the future of books ») : « Voici ce qui pourrait devenir la plus grande bibliothèque du monde. Une bibliothèque numérique certes, mais qui éclipserait la librairie du Congrès et les librairies nationales européennes. De plus, Google se hisserait au rang de plus grande librairie commerciale de la planète – pas en tant que chaîne de magasins, mais comme un service numérique qui battrait Amazon sur son propre terrain. » Comme le rappelle R. Darnton, ce qui se construit n’est pas une « bibliothèque numérique », mais bien un « magasin de livres ». Audelà des revenus indirects permis par Google Books (liens vers la plateforme d’achats de livres Google Play ainsi qu’aux différents services de Google, publicités, etc.), on comprend mieux l’intérêt de Google à diffuser lui-même des contenus culturels de qualité quand, en 2012, les presses quotidiennes françaises et allemandes adressent à leurs gouvernements un projet de taxe sur les moteurs de recherche en contrepartie des profits permis par les contenus de qualité qu’ils proposent (projet appelé «  taxe Google  »). En réaction, Google propose dans un courrier aux gouvernements de ne plus référencer les quotidiens nationaux sachant que 40 % de leur trafic provient de Google. En 2013, un accord a été trouvé avec l’État français pour la somme de 60 millions d’euros. De nombreux procès ont eu lieu aux États-Unis autour du respect des droits d’auteur. De nombreux auteurs (américains ou étrangers) estimant que la mise à disposition gratuite de leur œuvre par Google se

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Au-delà des 25 millions de livres numérisés par Google Books, il convient d’insister sur le rôle central qu’occupe désormais la firme de Moutain View dans l’accès aux contenus numériques disponibles sur le web. Ainsi, 63 % des requêtes sur Internet passent par son moteur de recherche, faisant craindre à certains une « régularisation » de la langue (Kaplan, 2011). L’essentiel des vidéos sont disponibles et regardées sur YouTube (acheté par Google en 2006 pour 1,65 Md d’euros). Ainsi, Google et YouTube restent en juillet 2020 les deux sites au monde les plus visités avec plus de 80 milliards de visites pour le premier, près de 33 milliards de visites pour le second, quand Facebook dans le même temps n’en a que 25 milliards, Baidu qui vient en quatrième position avec 6 milliards, et Wikipédia qui vient en septième position avec 5 milliards environ. Google Maps (qui en 2020 revendique plus d’un milliard d’utilisateurs actifs par mois) mais surtout Google Earth (téléchargé plus d’un milliard de fois) sont désormais des incontournables de la localisation. Google News a plus d’un milliard d’utilisateurs chaque semaine. Enfin, dans un registre plus classique, Google Art & Culture présente gratuitement les œuvres de 1 200 musées et institutions culturelles (plus de 45 000 œuvres sont en très haute résolution) et permet grâce à Street View de découvrir, au cours de visites virtuelles des plus grands musées du monde, des détails de chefs-d’œuvre non visibles à l’œil nu. Ce dernier exemple interroge sur la place de la puissance publique dans le numérique culturel, mais aussi éducatif. Ainsi, à l’heure actuelle, le secteur privé et les entreprises mondialisées qui le composent disposent de stratégies globales coordonnées. Elles anticipent les innovations par des stratégies de R & D mondialisées, évaluent en continu la qualité de leurs produits, disposent de cellules territoriales pour étudier et optimiser localement les produits. 195

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Par contre, pour la puissance publique, le numérique éducatif est un véritable défi.

Un défi pour la puissance publique En effet, les logiques qui sous-tendent l’organisation de la puissance publique actuelle sont opposées aux dynamiques numériques. Là où l’action publique est majoritairement territoriale ou nationale, les industries numériques développent des stratégies internationales, voire mondiales, pour réaliser des économies d’échelle. Là où l’action publique a pour principe une relative constance et pour unité de temps le moyen ou long terme le numérique repose sur l’innovation et est fait de ruptures. Là où l’action publique est cloisonnée pour être rationalisée, le numérique crée constamment des liens inenvisageables auparavant et qui remettent en cause les silos existants. Si les pays ont développé des stratégies organisationnelles diversifiées, souvent justifiées par leur alignement avec l’organisation générale de leurs politiques éducatives, aucune n’apparaît comme un modèle qui s’imposerait aux autres par son efficacité dans la prise en compte du numérique.

Différents types d’organisation, mais pas de modèle La diversité des pays rend les comparaisons organisationnelles internationales compliquées. Peut-on comparer la France à la Finlande alors qu’à elle seule, la Région Île-de-France compte plus de lycées que la Finlande ? Peut-on comparer, comme le fait PISA, une capitale comme Shanghai (qui concentre une population plus aisée que le reste de la population chinoise) à un pays ? Cependant, une fois cette limite posée, on peut estimer qu’il existe cinq échelons d’organisation des politiques numériques éducatives : l’établissement, le territoire, la nation, la zone linguistique, l’international. Autour de ces échelons, certaines stratégies (d’inspiration anglosaxonne) sont centrées sur les établissements, souvent couplées à des agences de mutualisation. D’autres sont plutôt axées sur le territoire local, notamment régional, national, une zone linguistique ou encore sur une coopération internationale. Ces différents échelons sont autant de relais disponibles, même si en fonction des pays, un échelon prévaut. Même si aucun ne peut 196

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prétendre être un modèle, cette analyse permet de constater qu’une meilleure coordination gagnerait à être mise en œuvre.

Les organisations centrées sur les établissements couplés à des agences Les stratégies centrées sur l’autonomie des établissements se proposent de leur laisser un maximum de liberté et d’autonomie budgétaire. Toutefois, souvent dans ces modèles, des agences viennent apporter des cadres de transaction et de mutualisation afin de guider l’action des établissements et de fluidifier la rencontre entre l’offre et la demande (notamment en évitant une trop forte déperdition dans les coûts de transaction). Si laisser chaque établissement, chaque professeur, voire chaque apprenant, décider de ses propres outils numériques présente l’avantage de s’assurer de la plus grande motivation des acteurs, et de disposer d’une rapidité de décision, ces politiques ont bien entendu aussi des aspects négatifs : iniquités, coûts de transactions, d’acquisition et de maintenance importants, problèmes d’interopérabilité, etc. Ce type d’organisation pose plus généralement la question du degré d’autonomie optimal pour un établissement. En effet, les recherches sur la question montrent (Mons, 2007) que les politiques d’auto­nomie des établissements ne permettent pas d’améliorer leur performance éducative, ou que « les établissements (et les systèmes éducatifs) qui ont des résultats très bons ou excellents vont en général tirer profit d’une plus grande décentralisation tandis que ceux qui ont des résultats faibles ou simplement bons profiteront d’une plus grande centralisation » (European Schoolnet, 2012). Aussi, pour limiter les effets négatifs des organisations centrées sur l’autonomie des établissements, de nombreux pays ont confié la mise en place de leur politique numérique éducative à des agences de mutualisation, distinctes de l’État. Ces agences présentent l’avantage d’être plus souples que les organismes d’État, plus neutres et assurent une certaine continuité d’action face aux alternances gouvernementales. Elles sont créées avec des objectifs plus ou moins complets : –– présélectionner certaines offres (afin de limiter les coûts de transaction et faciliter l’interopérabilité), –– mutualiser certaines fonctions (afin d’assurer des économies d’échelle), –– porter des politiques, des projets ou des recherches communes. 197

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Ces stratégies de mutualisation visent à confier à un opérateur (agence, association, groupement d’intérêts) des moyens et des objectifs qui seront ensuite proposés à la communauté des membres (de manière rémunérée ou pas). Très présentes dans le milieu universitaire, ces stratégies présentent l’avantage de diviser les coûts de production, de transa­ction, ou d’adaptation à un contexte local. La difficulté est de trouver le juste équilibre entre la mutualisation des moyens et la personnalisation du résultat attendu. L’exemple des opérateurs de mutualisation dans l’enseignement supérieur Un benchmark des agences de mutualisation dans l’enseignement supérieur réalisé en 2011 (AMUE/CDC/CPU, 2011) a montré que quasiment tous les pays de l’OCDE ont mis en place des structures de mutualisation. Celles-ci couvrent des activités très diversifiées autour du numérique (conseil stratégique, formation, services numériques, mutualisation de moyens, etc.), ont des statuts qui oscillent entre public et privé (agences, associations, sociétés anonymes) et des modèles économiques très différenciés. Si en France comme en Grande-Bretagne, c’est le modèle de l’agence qui est privilégié (avec le JISC, l’AMUE), les États-Unis et l’Espagne voient des sociétés anonymes opérer la mutualisation (avec l’OCU, Educause, Eduventures). En Allemagne ou en Italie, il s’agit plutôt d’organismes non lucratifs : HIS, CINECA. À titre d’exemple, dans une étude de la performance du JISC de 2006 (« value for money report »), il a été calculé qu’un pound dépensé par le JISC équivalait à 4,9 pounds pour la communauté. Même si ce ratio peut être sujet à discussion, il ne fait aucun doute que la mutualisation de dépenses numériques entre établissements est une bonne pratique reconnue internationalement.

Les organisations à l’échelle territoriale : l’exemple de la Catalogne et du Québec Dans le cadre de la décentralisation des politiques éducatives, de nombreux pays ont également privilégié des stratégies numériques territoriales. Ces stratégies se caractérisent souvent par des approches globales souhaitant offrir aux établissements une offre numérique clé en main.

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La Catalogne a, pour sa part, construit une stratégie par cible en proposant au fur et à mesure un éventail de solutions à la carte. Ainsi, elle a mis en place XTEK pour le travail en réseaux des usagers (depuis l’e-mail à des services avancés qui sont regroupés sur une deuxième plateforme appelée Agora), edu365 qui permet à chaque élève d’accéder aux ressources pédagogiques et d’en faire un portfolio, CLIC qui est une communauté virtuelle des enseignants, etc. Ces services sont à la carte et chaque établissement est libre d’utiliser les services qu’il souhaite. Le Québec, quant à lui, a développé une stratégie originale tentant de marier public et privé en créant le GRICS. Issue du service informatique du ministère de l’Éducation nationale privatisé sous la pression des commissions scolaires en 1985, pour devenir entreprise à but non lucratif, la société GRICS (Gestion du réseau informatique des commissions scolaires) répond à l’ensemble des exigences numériques scolaires (aussi bien administratives que pédagogiques) québécoises. Le conseil d’administration de la société GRICS est composé, entre autres, de douze représentants des commissions scolaires provenant de toutes les régions de la province. Elle propose plus de 70 produits et des services d’accompagnement, d’appui technique (télécommunications, installation clés en main, sécurité, etc.), de consultation, de développement personnalisé, de formation et de soutien. La société GRICS compte plus de 330 employés.

Les organisations à l’échelle d’un pays Les stratégies nationales ont l’avantage d’offrir des économies d’échelles très importantes tout en restant adaptées à la culture pédagogique du pays. À cet égard, la Corée est souvent citée en exemple d’une organisation à même de porter des projets numériques ambitieux. Son système éducatif est centralisé, fortement marqué par les traditions confucéennes, rigide et uniforme pour l’administration de l’éducation, le programme et les méthodes pédagogiques. Ce système d’inspiration libérale crée une très forte compétition et une très forte pression sur les élèves (cf. partie I). Mixer politique nationale et réalités locales : l’exemple du programme SMART education (Self-directed, Motivated, Adaptative, Ressource enriched and Technology-embedded learning) en Corée du Sud En 2011, le KERIS (organisme gouvernemental travaillant sur les nouvelles technologies en éducation) a lancé le projet SMART

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education (Institut Montaigne, 2016) d’un montant de 2,4  Md€ avec pour objectif d’intégrer le numérique dans toutes les écoles du pays (Smart schools). Chaque école à partir de la maternelle avait des classes équipées en tablettes et en tableau interactif, les pratiques favorisant la mise en commun des réponses des élèves. Toutefois, au-delà de ce cadre national ambitieux, la création et la diffusion des contenus éditoriaux relevaient des collectivités locales.

En France, les établissements d’enseignement primaire et secondaire sont dépendants des collectivités et des autorités déconcentrées de l’État sur trois couches, souvent appelées « mille-feuilles territorial ». Les lois de décentralisation de 1982, renforcées en 2004, ont transféré la responsabilité de la construction et la réhabilitation des bâtiments, l’équipement, le fonctionnement, ainsi que les « personnels techniciens, ouvriers, sociaux et de santé » aux collectivités de quelque 53 000 écoles réparties sur quelque 23 000 communes, 7 000 collèges dans 101 départements, 4 000 lycées dans 26 régions (qui sont devenues 13 en 2014). La question de la gestion de l’informatique a longtemps été source de conflit entre l’État et les collectivités territoriales dans la mesure où les textes de décentralisation étaient relativement flous à cet égard (la première vague de décentralisation étant concomitante du plan d’État « informatique pour tous » de 1985), ce qui n’a pas empêché le déploiement en partenariat entre les collectivités et l’État d’espaces numériques de travail (ENT). Les espaces numériques de travail : une originalité française La France a déployé à partir de 2003 des espaces numériques de travail (ENT) dans le monde scolaire, enseignement supérieur et enseignement secondaire et primaire. Il s’agissait de reconstituer ou de prolonger l’établissement dans le monde virtuel. Chaque membre de la communauté éducative se voit confier, dans un espace numérique sécurisé dont l’accès est protégé par un identifiant et un mot de passe, un certain nombre de services en lignes correspondant à la catégorie à laquelle il appartient (notes, absences, cahier de textes, information sur la vie de l’établissement, bureau virtuel, documents partagés, ressources,  etc.). Cet espace numérique est sans publicité et la participation à cette communauté virtuelle est autorisée par les responsables de l’établissement. Ils ont été déployés par plaque territoriale dans des partenariats entre les responsables locaux de l’éducation nationale et les collectivités

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Les grands acteurs du numérique éducatif territoriales. Les groupements étaient de différentes natures souvent les régions emmenaient les Départements, parfois également les villes. Dans quelques cas, ce sont les académies qui portent les projets. De plus en plus souvent on voit des départements porter le déploiement dans le primaire via des syndicats mixtes. Ainsi, les ENT auront été généralisés dans la plupart des Régions pour les lycées dans les années 2010. Aujourd’hui, le ministère estime que les ENT sont complètement déployés dans les lycées, dans 80 % des collèges et dans un tiers des écoles. Ils ont par ailleurs complètement intégré les services nationaux que sont le Gestionnaire d’accès aux ressources (GAR) ou Educonnect (service d’authentification créé pour simplifier les démarches des usagers de l’éducation nationale et l’accès aux ressources numériques). Ces dispositifs numériques ont été très critiqués (Cour des comptes, 2019) en raison de l’hétérogénéité des solutions proposées (28  solutions existeraient en 2021) de leur niveau de déploiement (notamment de la faiblesse pour les écoles rurales) de leur coût (entre 4 et 7,2 € par élève et par an pour les lycées) mais surtout du manque du manque d’évolution du design des solutions qui font préférer aux enseignants les solutions plus ergonomiques des GAFAM pour les usages pédagogiques. Toutefois, la crise sanitaire a remis ces plateformes à l’ordre du jour. Si elles sont souvent tombées car trop mobilisées dans les premiers jours du confinement, elles ont au total reçu un demi-milliard de visites pendant la période du confinement. Nombre de parents ont découvert l’existence de ces plateformes à cette occasion. Les services pédagogiques sont de plus en plus utilisés (certains services comme la visioconférence ayant connu un véritable succès). Aussi, aujourd’hui, le ministère cherche-t-il à accélérer le déploiement des ENT dans le primaire.

La loi sur la Refondation de l’école de la République (8 juillet 2013) a voulu régler le problème en créant un ambitieux « service public du numérique éducatif » visant à « former au numérique les citoyens et les professionnels de demain, qui ne pourraient sans cela ni exercer la plupart des métiers, ni même s’insérer dans la société… et à utiliser les techniques numériques comme un puissant levier de transformation pédagogique, susceptible de faire évoluer les méthodes d’enseignement, d’améliorer les apprentissages et, in fine de favoriser la réussite des élèves » (Cour des comptes, 2019). À cette occasion, l’État a confié la maintenance des équipements informatiques aux collectivités territoriales. Toutefois, la situation ne s’est pas vraiment améliorée selon un rapport récent (Cour des Comptes, 2019) au titre particulièrement 201

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explicite : « Le service public du numérique éducatif : un concept sans stratégie, un déploiement inachevé ». En effet, le rapport met en parallèle l’importance des sommes investies sur la période 2013/2017 (2 Md€ pour les collectivités territoriales, et 300 millions pour l’État sur un plan annoncé à un milliard d’euros) et la faiblesse des résultats obtenus. Il l’attribue pour l’essentiel à une focalisation excessive des collectivités et de l’État sur l’équipement des élèves en terminaux mobiles (dans un contexte où les taux d’équipement personnels sont forts et où la Cour estime qu’il suffirait d’équiper les élèves dont les familles en ont besoin) qui aura nui à deux fondamentaux du déploiement du numérique éducatif : la connexion des établissements et la formation des enseignants. En effet, la connexion des établissements reste souvent insuffisante, notamment dans les écoles primaires pour permettre des usages numériques dans de bonnes conditions. Par ailleurs, la Cour des comptes estime que l’État « bien qu’ayant réformé la formation initiale des enseignants n’a pas pris la mesure du renouvellement (nécessaire) des compétences pour réussir la transition numérique ». La lancinante question de la formation des enseignants L’évolutivité des enseignements et des outils (méthodologiques, technologiques) disponibles appelle des politiques de formation tou‑ jours plus performantes. La formation technico-pédagogique a suivi, en ­général, deux étapes. Dans un premier temps, la partie la plus importante de cette formation a visé l’alphabétisation et la formation aux applications pédagogiques et professionnelles de base, en cherchant à garantir que les compétences numériques essentielles (traitement de texte, tableurs et recherches sur Internet) soient acquises par le plus grand nombre possible d’enseignants. Ainsi, la plupart des gouvernements ont défini un bagage numérique minimal pour tous les enseignants, tels que le certificat pédagogique de technologie instauré en Suède, au Danemark et aux Pays-Bas. Pour sa part, l’UNESCO a publié un cadre de compétences pour les enseignants dans ce domaine (qu’il met à jour pour la troisième fois)3. En France, dans le « Référentiel de compétences des métiers du professorat et de l’éducation » (2013) du ministère de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports, les compétences numériques sont également définies parmi les compétences clés à développer par les enseignants tant en formation initiale qu’en formation continue (Inria, 2020). 3. https://fr.unesco.org /themes/tic-education/referentiel-competencesenseignants

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Les grands acteurs du numérique éducatif Dans les années 2010, ces politiques de formation ont souvent été liées à des offres d’équipements pour les enseignants. L’Italie a, par exemple, consenti des prêts sans intérêt aux professeurs afin qu’ils achètent des ordinateurs personnels. La communauté flamande de Belgique a créé des consortiums, afin de permettre aux écoles d’avoir accès à des ordinateurs à faible coût grâce à des achats massifs. En Allemagne, une association comptant plus de 120 sociétés technologiques a aidé les centres scolaires à développer leurs propres infrastructures informatiques et de télécommunications à des prix réduits en leur offrant, en prime, une assistance technique. En Suède, quelque 70 000 enseignants ont reçu gratuitement, pour avoir participé à des cours de formation, un ordinateur pour leur usage personnel qu’ils peuvent conserver s’ils réussissent à obtenir leur diplôme. Par la suite, l’accent de la formation s’est déplacé vers les compétences essentiellement pédagogiques, c’est-à-dire portant sur les applications pédagogiques des technologies. Ceci comprend la formation à l’utilisation d’un programme spécialisé par discipline (utilisation d’un logiciel spécialisé, simulations, participation en réseau des professeurs d’une même discipline, entre autres). On a ainsi vu émerger des formations réalisées par des ingénieurs pédagogiques et non plus par des techniciens, qui proposent des projets concrets, afin que le support soit plus en phase avec les attentes des enseignants. La plupart des pays développés ont déjà dépassé la première phase d’appropriation purement technologique, et dans certains, on voit apparaître des sortes de « menus à la carte » qui comme aux Pays-Bas laissent aux écoles la liberté de décider le type d’offre qui leur convient le mieux. Dans d’autres la formation continue est centralisée. C’est le cas en Suède et au Danemark. Dans d’autres encore, tels que l’Espagne, la formation des enseignants est entre les mains des autorités régionales. Se répand aussi la conviction selon laquelle, pour bien profiter de la technologie, la solution ne passe pas par la formation individuelle, ni même par la formation à la carte, mais par la possibilité d’encourager les équipes complètes d’enseignants qui décident de développer ensemble leurs propres initiatives dans ce domaine. Ainsi, la formation et le développement deviendraient une conséquence des besoins de l’équipe d’enseignants et, à terme, de ses projets pédagogiques et non pas seulement de quelques-uns de ses membres. On peut ainsi affirmer que c’est à la formation de se rendre dans les écoles et non pas aux enseignants de se rendre dans les salles de formation. Dès ses débuts, le projet TALIS de l’OCDE (OCDE, 2009) a clairement montré que les trois domaines sur lesquels portent les demandes de formation continue des enseignants étaient, dans l’ordre : d’abord des réponses adaptées pour les élèves avec des besoins d’éducation spéciale, ensuite l’utilisation pédagogique de la technologie, et enfin

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le travail de la discipline dans la classe. D’autres études internationales (ITL Research, 2011) ont également souligné le besoin de formation ressenti par les professeurs à l’utilisation de ces compétences en classe. Cette expression des besoins de formation encore insuffisamment couverts devrait inspirer de nouvelles orientations aux programmes de formation des enseignants sur les technologies.

Enfin, elle estime que le service public du numérique éducatif, à l’instar du service public de l’éducation, ne peut se déployer de façon réussie que dans le cadre d’une « coconstruction » au niveau local entre les collectivités territoriales, les autorités académiques et les établissements et que cela a trop rarement été le cas. Aussi, la Cour des comptes s’est prononcée pour la mise en place d’un « socle numérique de base » dans chaque établissement comprenant : une connexion de bon niveau, un équipement minimal pour les enseignants et les élèves mis en place par les collectivités locales ainsi qu’une formation pour les enseignants et la mise à disposition de ressources éducatives par l’État (cf. partie III). Il est à noter qu’après un appel à projets « écoles numériques rurales » cofinançant la mise en place d’équipements numériques dans les écoles rurales en 2020, l’État a lancé en 2021, dans le cadre du plan de relance, un appel à projets finançant entre 50 et 70 % la mise en place d’un socle numérique de base dans les écoles primaires. Aussi, en dépit de véritables réussites (cf. la description de ­l’opération Lycée 4.0 en Région Grand Est par exemple), cette organisation collective comportant tant de maîtres d’ouvrage à tous les niveaux induit une très forte complexité. Elle rend tout à fait aléatoire la cohérence et la continuité du parcours numérique de l’élève tout au long de sa scolarité. Elle disperse les moyens publics, générant des doublons et des inégalités. Enfin, en émiettant la demande et en atomisant le marché, elle rend très compliquée la structuration d’une filière française du numérique éducatif. En effet, en général, ces secteurs se construisent d’abord sur une demande nationale. La solution viendra-t-elle du confinement ? À l’issue de la période de confinement, l’État a mis en place à la rentrée 2020 dans le cadre des troisième et quatrième programmes d’investissement d’avenir la notion de « territoires numériques éducatifs ». Il s’agit de mobiliser, dans un premier temps, sur deux territoires expérimentaux l’ensemble des parties prenantes afin de se donner les moyens de mettre en place les conditions d’un numérique éducatif permettant la continuité pédagogique en cas d’interruption des cours en présentiel (cf. supra). 204

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Les stratégies de zones linguistiques Même si le numérique tend à effacer les frontières, en matière d’éducation, le prérequis linguistique est essentiel. Chaque pays essaye selon des formes diversifiées de développer des stratégies de promotion linguistique afin de bénéficier d’effets d’échelles tout en valorisant des liens culturels. La prééminence de l’anglais sur les réseaux mondiaux rend ces objectifs encore plus prégnants. Des initiatives structurantes existent, que ce soit de manière institutionnelle comme en France avec les campus numériques francophones (portés par l’Agence universitaire de la Francophonie) ou dans le monde anglo-saxon avec le Commonwealth of Learning. Plus proche du privé, on peut citer « l’Officina de Cooperaciòn Universitaria » qui œuvre en Espagne comme en Amérique du Sud. Pour les langues rares, des initiatives remarquables, comme celle de l’Université ouverte de Catalogne, font référence.

Les organisations internationales Le travail des organisations internationales en matière de numérique et d’éducation reste souvent peu connu des professionnels de l’éducation. En effet, la multiplicité des organisations, la diversité de leurs mandats ainsi que celle de leurs publics cible ne favorisent pas cette connaissance. Mais la raison fondamentale de cette ignorance tient probablement à la nature de leur travail qui est généralement éloigné des besoins réels des enseignants, des élèves et de leurs parents. Cela ne veut pas dire que ce travail n’est pas important pour réaliser des politiques efficaces et améliorer les pratiques. Quatre exemples suffiront pour montrer cette diversité de mandats. D’abord, les Nations unies, en particulier à travers son agence spécialisée dans l’éducation, l’UNESCO4 mais aussi à travers d’autres agences (par exemple, UIT5, UNICEF6), s’occupent surtout de promouvoir l’utilisation des technologies dans l’éducation pour contribuer à l’accès à l’éducation et améliorer sa qualité. Après un succès en demi-teinte de l’objectif « éducation pour tous » pour 2015 et avec 258 millions d’enfants restant à scolariser dans le monde en 2020, l’UNESCO s’est fixé un nouvel agenda « Éducation 2030 » qui fait partie du programme de développement durable et constitue le quatrième des dix-sept objectifs 4.  Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture. 5.  Union internationale des télécommunications. 6.  Fonds des Nations Unies pour l’enfance.

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de développement durable (ODD) adoptés par les Nations unies, à New York, en septembre 2015. Cet objectif sur l’éducation vise à « assurer l’accès de tous à une éducation de qualité, sur un pied d’égalité et à promouvoir les possibilités d’apprentissage tout au long de la vie ». Il est le résultat de trois années de consultations qui ont donné lieu à la déclaration d’Incheon (Corée) en mai 2015 et au cadre d’action « vers une éducation inclusive et équitable de qualité et un apprentissage tout au long de la vie » adopté lors de la 38e Conférence générale de l’UNESCO, en novembre 2015 à Paris. On peut aussi noter le rôle des banques pour le développement (Banque mondiale, Banque interaméricaine de développement, etc.) qui aident les pays à développer des plans de déploiement de technologies dans les écoles. Ainsi, la Banque interaméricaine de développement a, ces dernières années, été un acteur majeur des politiques d’équipement individuel des élèves d’Amérique latine. En ce qui concerne les pays développés, le travail fait par l’OCDE, comme dans de nombreux autres domaines, concerne surtout l’analyse des politiques publiques dans le domaine de l’éducation à partir d’indicateurs et de programmes d’évaluation des acquis des élèves, notamment par son programme « PISA ». Dans ce cadre, l’OCDE a essayé de montrer la relation qui existe entre utilisation des technologies et l’amélioration des apprentissages notamment dans un rapport de 2015 (OCDE, 2015), « Connectés pour apprendre » qui a fait grand bruit (cf. partie I). Chaque année, l’institution publie son rapport de référence « regard sur l’éducation : les indicateurs de l’OCDE ». Elle publie également le « programme pour l’évaluation internationale des compétences des adultes » (PIIAC) qui fait une large part aux technologies. Enfin, l’enquête internationale sur l’enseignement et l’apprentissage (TALIS) mesure notamment l’appétence des enseignants à utiliser les nouvelles technologies. Dans sa dernière édition (OCDE, 2018), elle a montré que moins de 40 % des éducateurs se sentaient prêts à utiliser les technologies numériques dans l’enseignement (avec de fortes disparités selon les pays de l’UE). C’est ce constat, plus les résultats d’une consultation en ligne réalisée à l’automne 2020 montrant que 60 % des répondants n’avaient pas utilisé l’apprentissage à distance et en ligne avant la crise, que 95 % d’entre eux considéraient la crise du coronavirus comme un point de non-retour en ce qui concerne l’utilisation de la technologie dans l’éducation et la formation, et que les ressources pédagogiques et les contenus en ligne doivent être plus pertinents, qui ont poussé la Commission européenne à accroître son ambition en matière de numérique éducatif. 206

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En effet, la Commission européenne a aussi depuis longtemps une politique en matière de numérique éducatif. À la suite de la crise du coronavirus, elle a mis au point un plan d’action 2021/2027 particulièrement ambitieux. Il s’articule autour de deux axes stratégiques : favoriser le développement d’un écosystème d’éducation numérique hautement performant et renforcer les aptitudes et compétences numériques pertinentes pour la transformation numérique. Cette politique s’inscrit dans la volonté de la Commission de créer un espace européen de l’éducation à l’horizon 2025. À noter que dans les différents chantiers que la Commission compte lancer, figure une étude de faisabilité sur la création d’une éventuelle plateforme européenne d’échanges afin de partager des ressources certifiées en ligne et d’établir un lien entre les plateformes éducatives existantes. Elle entend par ailleurs s’appuyer sur les projets de coopération Erasmus pour renforcer l’expertise numérique des enseignants (notamment via la plateforme « Teacher Academy d’Erasmus ») et lancer un outil d’autoévaluation des enseignants. Enfin, elle doit élaborer des lignes directrices éthiques sur l’intelligence artificielle et l’utilisation des données dans l’enseignement et la formation des enseignants. En ce qui concerne le renforcement des aptitudes et compétences numériques, la Commission a l’intention de revoir le cadre européen des compétences numériques notamment pour y inclure des compétences en matière d’IA. Elle se donne également pour objectif de réduire à l’horizon 2030 à moins de 15 % la proportion d’élèves de 13/14 ans qui ne maîtrisent pas suffisamment les outils informatiques et la culture de l’information. Enfin, elle souhaite encourager la participation des femmes au STEAM (sciences, technologies, ingénierie, arts et mathématiques). Étant donné la dimension mondiale de nombre d’acteurs du numérique, et de la puissance des États-Unis et de la Chine, on peut espérer que ces initiatives européennes gagneront en puissance et proposeront toujours plus d’appui aux politiques nationales et territoriales.

Mieux coordonner l’organisation globale des politiques numériques éducatives L’éducation est un secteur où, à l’instar de la santé, des infrastructures, de la sécurité ou d’autres domaines, l’intervention publique est centrale et structure l’offre offerte aux citoyens. La multiplicité des niveaux de politiques numériques éducatives, sans instance de coordination, limite l’impact des politiques de chacun. 207

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Face à la révolution numérique actuelle, une meilleure coordination globale des politiques numériques éducatives, que ce soit au niveau national ou international, permettant de mieux répartir les efforts et de mieux anticiper l’avenir, gagnerait certainement à être mise en place. On peut signaler, à cet égard, des initiatives originales. Ainsi, le World Innovation Summit for Education (WISE), lancé en 2009 par Cheickha Mozah (épouse de l’émir du Qatar), est à la fois une conférence internationale et l’occasion de récompenser des initiatives exceptionnelles. Tantôt qualifié de « Davos de l’éducation », tantôt de « prix Nobel de l’éducation », WISE s’est imposé en quelques années comme un carrefour important pour les décideurs et les experts. De la même façon, les actions développées par European Schoolnet laissent à penser que la coordination en matière de numérique mériterait d’aller beaucoup plus loin. European Schoolnet Créée en 1997 par 18 ministères de l’Éducation européens afin de développer l’usage des technologies au service de l’éducation et promouvoir la dimension européenne, European Schoolnet compte désormais 32 membres. Elle développe des actions autour de trois axes : –– politiques publiques, recherche et innovation : fournir des évidences et de la donnée dans le domaine de l’innovation en éducation sur lesquelles peuvent se baser les politiques publiques ; –– services aux établissements scolaires dans leurs pratiques éducatives en promouvant les coopérations européennes (eTwinning) ; –– développer et soutenir un réseau d’établissements engagés dans des approches innovantes d’apprentissage et d’enseignement.

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Partie III

Les défis à relever

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« Dans l’enseignement supérieur, la transition numérique modifie les contenus, les outils et les méthodes pédagogiques. Des algorithmes, des intelligences artificielles et le développement de plateformes numériques transforment la relation enseignant-apprenant. La profusion de ressources pédagogiques en ligne renforce les possibilités d’autoformation et questionne la contribution du présentiel, de la formation initiale et des diplômes dans le parcours de chacun. Des algorithmes peuvent dorénavant définir les contenus et parcours de formation les plus adaptés aux apprenants. Les rôles des enseignants, des formateurs et des apprenants évoluent dans le contexte de parcours numériques individualisés et de fonctionnement au sein de communautés d’apprentissage en ligne. Le foisonnement des outils numériques peut soit favoriser l’accès généralisé à l’apprentissage, soit renforcer les inégalités1. »

Cet extrait du résumé d’un rapport de prospective dans le domaine de l’enseignement et de la recherche en agriculture décrit bien les défis qui sont devant nous du fait du numérique dans l’enseignement supérieur mais également dans l’enseignement scolaire, même si le présentiel y est davantage nécessaire, notamment dans les petites classes. Le premier défi porte sur la difficulté de la prospective en matière de numérique éducatif. Quelques exemples portant notamment sur l’enseignement supérieur nous montreront la nécessité d’être modeste en la matière ! Le deuxième défi est celui des modes de scolarisation, des institutions qui s’en chargent et des reconnaissances qu’elles octroient. Faut-il changer ce que l’on nomme la forme scolaire ? Faut-il revoir les systèmes de reconnaissance (diplômes, badges, attestations, certificats…) et leurs modes de diffusion (blockchain ou autres) ? Comment articuler les apprentissages formels avec d’autres qui le sont moins dans des parcours d’apprentissage mixant apprentissage connecté, apprentissage à la maison (home schooling) et à distance… ? Le troisième défi est celui de l’environnement technologique. En effet, le numérique a envahi notre vie quotidienne et il devient quasiment indispensable dans beaucoup d’activités d’enseignement et d’apprentissage. Comment garantir un accès suffisant à tous, dans les institutions et la maison ? Comment mettre en œuvre ce fameux service public numérique éducatif créé par la loi de Refondation de l’école de la République ? Quelles plateformes éducatives pour nos enfants et les communautés éducatives ? 1.  Extrait du résumé du rapport final de l’étude : Transition numérique et pratiques de recherche et d’enseignement supérieur en agronomie, environnement, alimentation et sciences vétérinaires à l’horizon 2040.https://www.agreenium.fr/page/ les-evenements-de-la-formation-numerique

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Les défis à relever

Le quatrième défi est celui de la prise en compte des connaissances sur les mécanismes d’apprentissage et d’enseignement : d’abord, mieux connaître comment on apprend et ce, à tout âge ; mais ensuite comment opérationnaliser ces connaissances dans les différents contextes d’étude, de travail et de loisir ? Convoquer les sciences cognitives, mais aussi les didactiques, la sociologie et d’autres champs de connaissance, utiliser les mécanismes du jeu dans les environnements d’apprentissage ? S’interroger sur les intentions et les incidences dans les formations en entreprise ? Le cinquième défi correspond aux technologies qui occupent actuellement le devant de la scène : l’intelligence artificielle ou les intelligences artificielles, les big data, les plateformes technologiques de toutes sortes qui sont susceptibles de gérer une bonne partie des processus d’enseignement. Le maître mot est « personnalisation », mais qu’est-ce qu’il recouvre ? Quel rôle pour les différents acteurs dans ce monde piloté par les algorithmes ? Le sixième et dernier défi est celui des évolutions du métier d’enseignant. Quelques modèles proposent des écoles sans enseignant, mais l’histoire des technologies en éducation a toujours confirmé le rôle central des enseignants, organisateurs des environnements d’apprentissage et acteurs centraux des processus individuels et collectifs d’apprentissage. Quelle place pour les enseignants dans un monde technologisé ? Va-t-on vers un métier plus collectif ? Autant de questions auxquelles cette partie va tenter de répondre.

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Chapitre 9

De la difficulté de la prospective en matière de numérique éducatif Dans le domaine du numérique en éducation, de nombreux travaux de prospective ont été menés et sont périodiquement lancés. Comme le précise Susan Grajek, vice-présidente d’Educause1, association à but non lucratif qui aide l’enseignement supérieur à accroître l’impact du numérique2, ce n’est pas de réaliser une prédiction parfaite qui importe, mais de « reconnaître que chaque choix que nous faisons aujourd’hui est un pari implicite sur l’avenir3 ». En effet, il s’agit bien de comprendre les tendances pour être à même d’y faire face.

1.  https://www.educause.edu/  qui publie périodiquement un rapport de prospective nommé Horizon. 2.  « Nous sommes une communauté de dirigeants et de professionnels des techno­ logies de l’information qui travaillent ensemble pour relever les défis et exploiter les opportunités qui évoluent constamment dans l’enseignement supérieur. Nous accueillons la diversité, en termes de points de vue et d’expérience, et nous croyons au pouvoir transformateur d’une pensée non standard pour le bien commun. » https://www.educause.edu/about 3. https://www.edsurge.com/news/2019‑04‑29-new-horizon-report-looks-backon-what-past-predictions-got-wrong

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Comprendre les tendances pour être à même d’y faire face Dans les années 2010‑2011, à la demande de l’ANR (Agence nationale de recherche), a été lancée une étude prospective sur le développement de l’éducation à l’horizon 2030. Elle a été nommée PREA2K30, pour signifier « Prêt en 2030 ». L’étude souligne que l’articulation de la recherche avec les politiques éducatives est un axe essentiel pour permettre de construire une offre d’éducation tout au long de la vie pertinente et efficiente. De 2010 à 2011, soixante auditions d’experts variés ont été réalisées en France pour identifier les problématiques majeures dans les vingt prochaines années. Vingt-deux variables considérées comme importantes ont été identifiées et ont permis de faire émerger des scénarios. De manière synthétique, trois grands scénarios ont émergé : –– Prééminence du marché et dominance d’un modèle de la « personnalisation » pour l’éducation et la formation. Avec quelques tendances fortes : « Des innovations ascendantes et peu de capitalisation ». « À de rares exceptions près, les acteurs publics n’ont pas eu les ressources en termes de financement, de personnel et de compétences pour assumer la gestion de l’éducation et de la formation, laissant place à tous les types d’initiatives, provenant principalement du secteur privé et, dans une moindre mesure, du monde associatif. » –– Déconnexion Recherche/terrain ; peu d’articulation entre éducation et formation, prééminence des experts techniques. « Un développement des recherches sur les apprentissages sans ancrage dans l’éducation et la formation, la recherche sur les apprentissages gardant son orientation tendancielle. » « Sans trop de relations entre les deux champs, des financements ciblés continuent de s’adresser à l’organisation de l’enseignement et de la vie scolaires (…) et aux recherches technologiques perçues comme innovantes, au e-learning et à la formation à distance. » –– Un projet global de formation « tout au long de la vie » servi par une diversification des modes d’apprentissage et une articulation forte avec la recherche. Selon ces travaux (PREA2K30, 2011), cinq axes de recherches apparaissent prioritaires avec notamment les questions suivantes : 1) relations citoyens, sciences et technologies : comment diminuer l’écart entre les connaissances enseignées et l’état des connaissances scientifiques du moment (notamment pour les nouveaux savoirs) ? Quels domaines de connaissance apparaissent nécessaires 214

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en termes d’éducation et de formation tout au long de la vie des citoyens ? 2) technologie, éducation et formation  : comment favoriser le passage de la recherche de laboratoire à la recherche sur le terrain ? barrières, potentialités et développement des nouveaux modes d’apprentissage, étude des populations apprenantes à besoins spécifiques ; 3) évaluation et prise de décision en éducation, formation et apprentissage : méthodes et procédures d’évaluation : portée, fidélité, validité et applicabilité ; évaluation des politiques publiques, quelle méthode pour quelle efficience ? 4) interactions apprentissage, santé et environnement : influence de la santé sur l’apprentissage, influence de la possibilité (ou non) d’apprendre sur la santé et le bien-être ; éducation, formation et apprentissage à la santé et à la prévention… 5) systèmes socio-techniques dynamiques, complexité et cognition : de quelle(s) façon(s) les parents étayent l’activité éducative de leurs enfants dans des contextes formels et non formels d’éducation ? Quelles conséquences ?… Dix ans après, il semble que ces analyses gardent une actualité certaine pour les défis qui sont devant nous et que ces cinq axes de recherche pourraient toujours constituer des priorités (Baron et Burkhardt, 2021). Sur l’enseignement supérieur, le rapport Horizon 20204 présente des tendances clés dans cinq grands domaines (tableau 1) et six développements importants dans le domaine des technologies de l’éducation, classés par un groupe d’experts composé de dirigeants de l’ensemble du paysage de l’enseignement supérieur. Tableau 1. Grandes tendances repérées, Rapport Horizon 2020 (ENA environnement numérique d’apprentissage) Social Économique Bien-être et santé mentale Coût Changements démographiques Avenir du travail Équité et pratiques équitables et des compétences Changement climatique Technologique Intelligence artificielle : implications technologiques ENA de la prochaine génération Questions sur l’analyse et la protection de la vie privée

Politique Diminution du financement de l’enseignement supérieur Valeur de l’enseignement supérieur Polarisation politique Enseignement supérieur Évolution de la population étudiante Voies alternatives pour se former Enseignement en ligne

4. https://library.educause.edu/resources/2020/3/2020-educause-horizonreport-teaching-and-learning-edition

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Le tableau 1 présente des tendances générales, certaines nouvelles. Sur l’aspect social, une préoccupation tournée vers le bien-être et la santé mentale atteste d’une prise de conscience des pressions croissantes à l’encontre des étudiants et des élèves (cf. partie I, notamment sur les questions d’addictions). L’intelligence artificielle est à la mode avec la multiplication des plateformes et les questions de protection de vie privée (RGPD en Europe – cf. infra) prennent une place importante. Les questions de coût de l’éducation, le lien avec l’emploi qui se transforme rapidement et le changement climatique qui est devenu une urgence vont changer les caractéristiques de l’enseignement supérieur, de même que des formes différentes d’organisation de la formation (plus de distance, des micro-accréditations, etc.). Les questions politiques sont davantage liées au contexte étatsunien : coût élevé de l’enseignement supérieur avec une diminution du financement public qui interroge sur la valeur même de la formation universitaire. S’agissant des tendances en technologies et pratiques éducatives, six grandes directions ont été retenues (parmi une liste de 130 technologies et pratiques) : 1) apprentissage adaptatif ; 2) intelligence artificielle/applications éducatives de l’apprentissage automatique ; 3) analytics5 pour la réussite des étudiants ; 4) promotion de l’ingénierie pédagogique (instructional design) et de la conception des expériences utilisateurs en pédagogie ; 5) ressources éducatives libres ; 6) technologies XR ou de réalité étendue6 (réalités augmentée/ virtuelle/mixte/haptique7). Quatre scénarios sont proposés, reprenant quatre archétypes classiques : 1) la croissance, l’enseignement supérieur s’épanouit largement mais certaines questions sont insuffisamment traitées : augmentation du nombre d’apprenants adultes et à distance, expansion des 5.  Traitement des données récoltées via les plateformes d’apprentissage utilisées par les étudiants. 6.  La réalité étendue (XR) est un terme général désignant les environnements qui soit mélangent le physique et le virtuel, soit offrent des expériences virtuelles totalement immersives. 7. « L’haptique, du grec ἅπτομαι (haptomai) qui signifie « je touche », désigne la discipline qui explore et exploite le sens du toucher et les phénomènes kinesthésiques, c’est-à-dire la perception du corps dans l’environnement, par analogie avec l’acoustique ou l’optique » (Wikipédia).

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cours et des programmes d’études en ligne, et des programmes de certification professionnelle et de micro-accréditation ; 2) la contrainte, l’enseignement supérieur se poursuit mais avec un rôle réduit : efficacité et durabilité sont les valeurs sociales qui guident l’avenir de l’enseignement supérieur, les apprenants se frayant un chemin plus rapide et plus efficace vers la réussite et les établissements exploitant la puissance des données et des analyses pour concevoir avec plus de précision l’expérience de l’apprenant et protéger le retour sur investissement de l’établissement ; 3) l’effondrement, assailli par des ruptures rapides et des forces de changement qui échappent à son contrôle, l’enseignement supérieur tel que nous l’avons connu a disparu, principalement pour des raisons économiques (augmentation des coûts, diminution du financement), remplacé par un nouveau système d’éducation qui donne la priorité aux besoins du marché du travail et à l’acquisition de compétences distinctes plutôt qu’à des programmes et des départements disciplinaires incapables de fournir un retour sur investissement ; 4) la transformation, l’enseignement supérieur établit un nouveau paradigme réussi pour lui-même. Les apprenants bénéficient d’une plus grande souplesse dans les options d’inscription et de personnalisation des diplômes, tandis que les établissements explorent des modèles de réseaux coopératifs et cherchent des moyens de réduire le coût de l’enseignement. Il faut avoir en tête que le rapport de prospective est préparé par une agence qui se focalise sur les technologies numériques, ce qui introduit un biais sérieux dans les analyses menées. Toutefois, cela donne des pistes de réflexion… Dans ce rapport, le cas des universités françaises est aussi traité, avec un recto-verso écrit par Brigitte Lundin. Le défi majeur, selon elle, est pour les universités de changer et de trouver des moyens de rester des fournisseurs de diplômes qui soient valables, ­efficaces et accessibles à tous. Le site Educause donne accès aux précédents rapports, sur l’enseignement supérieur8, mais aussi aux rapports Horizon sur l’enseignement scolaire de 2009‑20179. Depuis 2012, en plus de la version anglaise, il y a une version en chinois (et en d’autres langues comme le portugais, l’allemand, le coréen ou l’espagnol, mais pas de manière systématique). 8. https://library.educause.edu/search#?publicationandcollection_search= Horizon%20Report 9. https://library.educause.edu/resources/2017/12/horizon-report-k-12-edition2009‑2017

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À l’issue de la faillite, début 2018, de l’association New Media Consortium, qui publiait annuellement le rapport Horizon pour le scolaire et pour l’enseignement supérieur, Educause a repris la publication pour le supérieur et CosN pour le scolaire10. CoSN (the Consortium for School Networking) fournit plutôt un ensemble de recommandations à appliquer, mettant en exergue des obstacles et des directions à suivre. La mission qu’il poursuit est de fournir, aux leaders des technologies de l’éducation dans l’enseignement scolaire, les connaissances et le développement professionnel dont ils ont besoin pour créer et développer des environnements d’apprentissage attrayants11. Tableau 2. Rapport 2020 de CoSN (Consortium for School Networking)12 Top 5 des obstacles 2020

Top 5 des accélérateurs 2020

Développer et soutenir l’innovation Confidentialité et propriété des données Évolution enseignement et apprentissage Pédagogie vs. écart technologique Équité numérique

Apprenants en tant que créateurs Pratiques fondées sur les données Personnalisation Apprentissage social et émotionnel Renforcer les capacités humaines des leaders

Pour l’année 2021, signalons le neuvième rapport annuel de l’Open University consacré aux innovations pédagogiques. Il est rédigé en collaboration avec l’Artificial Intelligence and Human Languages Lab/The Institute of Online Education de l’Université des langues étrangères de Beijing (BFSU), montrant l’importance croissante de la Chine, dans le domaine de l’intelligence artificielle en éducation. Quatre tendances sur les dix présentées sont créditées d’un fort impact potentiel13 : 3) La gratitude comme pédagogie (Gratitude as a pedagogy), ce qui correspond au logiciel danois présenté dans la partie II (Elevbaro). 4) L’utilisation des agents conversationnels dans l’apprentissage (Using chatbots in learning), actuellement une application phare de l’intelligence artificielle, mais dans le soutien ou l’orientation. 5) La pédagogie orientée sur l’équité (Equity-oriented pedagogy), l’idée d’inclure tous les élèves, organiser les enseignements dès l’origine 10. https://edscoop.com/cosn-to-replace-horizon-report-k12-new-mediaconsortium/ 11. https://www.cosn.org/about-cosn 12. https://www.cosn.org/k12innovation/hurdles-accelerators 13.  Commenté sur le portail LISEO de France Éducation international : https://liseo. france-education-international.fr/index.php?lvl=cmspage&pageid=4&id_article=366

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pour faire progresser tous les élèves, pas dans la mise en œuvre de dispositifs de rattrapage. 9) L’enseignement fondé sur les preuves (Evidence-based teaching), utiliser la recherche pour éclairer les choix. Notons enfin le site Future Trends in Technology and Education14 qui diffuse des informations régulières à ses abonnés. Un grand tableau recense les tendances, avec en exergue la mention de la crise de l’enseignement supérieur caractérisée ainsi : Dette étudiante/Fusions et fermetures de campus/Réduction du nombre d’écoles supérieures/Pression politique partisane et bipartisane.

Regarder en arrière À n’en pas douter, la prospective est un art difficile. Quelques années après, il est possible de réexaminer les prédictions qui ont été faites. Jeffrey Young, éditorialiste à EdSurge15, rappelle que le rapport Horizon de 2012 avait prévu que la gamification serait une force majeure dans l’éducation dans les trois ans à venir, mais qu’il n’en parle plus après 2015 et qu’en 2019, c’est quasiment oublié. Cependant, le rapport Horizon 2019, publié par Educause, examine la façon dont les rapports précédents ont réussi à prédire avec précision ce qui se profilait à l’horizon, dans une rubrique intitulée « Échec ou passage à l’échelle » (« Fail or Scale »). Trois prédictions sont revues avec le bénéfice du recul. Concernant les jeux sérieux, selon Bryan Alexander, le manque de succès serait en partie dû à la crise financière de 2008 et à la difficulté de créer des jeux dans le contexte éducatif et qui fonctionnent pour un public suffisamment large pour soutenir leur développement. De même la réalité virtuelle ou mixte et l’apprentissage adaptatif se développent beaucoup moins rapidement que prévu. L’un des défis évoqués est le nécessaire investissement, en temps, en argent, en ressources et en vision, afin de concevoir et diffuser les produits. Il semble que l’appropriation par les acteurs est plus longue que ne le pensent les innovateurs. En tout cas, cette rubrique Fail or Scale n’est pas présente dans le rapport 2020.

14. https://ftte.us/ Voir https://bryanalexander.org/ 15. https://www.edsurge.com/news/2019‑04‑29-new-horizon-report-looks-backon-what-past-predictions-got-wrong

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Audrey Watters (31 décembre 2019) recense ce qu’elle considère être les cent pires débâcles Ed-Tech de la décennie16 (« The 100 Worst Ed-Tech Debacles of the Decade »). La 100e est celle de faillite du New Media Consortium et de la reprise du rapport Horizon. Selon elle, les prédictions se sont toujours révélées fausses17. « Mais comme le secteur des technologies de l’information et des communications n’est jamais prêt à laisser mourir une mauvaise idée, le rapport va continuer à vivre. » En tout cas, même si beaucoup de prédictions ne se réalisent pas, ce qui nous intéresse n’est pas tant la prédiction et son délai de réalisation éventuelle, mais les défis sous-jacents qu’elle illustre ou révèle. Par ailleurs, la pandémie et le confinement ont conduit à revoir toutes les prédictions, dans de très nombreux domaines et la question est bien de repenser les questions éducatives en tenant compte de ce choc. Pour contrebalancer les visions certainement un peu trop technicistes, on peut s’appuyer sur des travaux très récents de l’UNESCO et sur la Commission internationale sur les futurs de l’éducation : « Les futurs de l’éducation : apprendre à devenir La Commission internationale sur Les futurs de l’éducation a été créée par l’UNESCO en 2019 pour réinventer la manière dont les savoirs et l’éducation peuvent façonner l’avenir de l’humanité et de la planète. Se basant sur un large processus de consultation publique et de recherche, cette initiative vise à catalyser un débat mondial sur la manière dont l’éducation doit être repensée dans un monde de plus en plus complexe, incertain et fragile18. »

Un premier rapport, intitulé « L’éducation dans un monde postCovid : neuf idées pour l’action publique », a été publié en juin 2020, en anglais et en français. La première idée réaffirme la nécessité de « renforcer l’éducation en tant que bien commun. L’éducation est un rempart contre les inégalités. En éducation comme en santé, nous sommes en sécurité lorsque tout le monde est en sécurité ; nous nous épanouissons quand tout le monde s’épanouit ». Ce rapport nous donne des directions pour préciser les grands défis auxquels on doit faire face dans l’éducation. Il invite ainsi à interroger les systèmes d’éducation et les modes de scolarisation.

16. http://hackeducation.com/2019/12/31/what-a-shitshow 17. http://horizon.hackeducation.com/2017/08/30/horizon-k12 18. https://unesdoc.unesco.org/ark:/48223/pf0000373717_fre/PDF/373717fre.pdf.multi

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Chapitre 10

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« Protéger, dans notre transformation de l’éducation, les espaces sociaux que représente l’école. Celle-ci, en tant qu’espace physique, est indispensable. L’organisation traditionnelle des salles de classe doit céder la place à une multitude de façons de “faire l’école”, mais il convient de préserver l’école en tant qu’espace-temps distinct de la vie collective, spécifique et différent des autres espaces d’apprentissage » (UNESCO, 2020, idée 5).

La pandémie liée à la Covid-19, qui a conduit à la fermeture des écoles et au passage à distance de l’enseignement, a mis au grand jour et accentué les inégalités dans l’éducation, confirmant que l’école reste le principal lieu de transmission des savoirs et de socialisation des jeunes générations, même si une autre de ses fonctions essentielles est la garderie (à la différence de l’université qui a continué à tenir les étudiants à distance). Si l’école a tendance à reproduire les inégalités de départ, elle peut, selon Bernard Lahire1, contrarier les logiques de reproduction. Les enfants des familles défavorisées ne vivent bien souvent les apprentissages de type scolaire qu’à l’école, en interaction avec des adultes qui peuvent les amener dans les savoirs scolaires, ce qui ne peut être fait à la maison. Mais, s’il faut conserver un lieu, il y a de multiples manières de « faire école » (idée 5 du rapport Unesco). Le numérique, ce n’est pas 1. https://www.mediapar t .fr/journal/france/310320/lahire-un-risque-dedeflagration-pour-les-plus-demunis

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seulement une technologie liée à la distance, mais il ouvre de très nombreux possibles avec des expériences éducatives productives, individuellement ou en groupe. On en a montré quelques exemples dans la deuxième partie de cet ouvrage. Dans ce chapitre, nous allons explorer les alternatives à la scolarisation telle qu’elle est mise œuvre aujourd’hui et comment le numérique et l’enseignement à distance interrogent l’école : des apprentissages connectés ou dans la famille ? Les modes de reconnaissance des compétences et des apprentissages réalisés se transforment et peuvent s’insérer dans une éducation plus ouverte où circulent des données ouvertes et des ressources éducatives libres. Ne faudrait-il pas repenser les programmes et ce qu’on apprend ?

Le numérique est-il compatible avec l’école que nous connaissons ? Depuis une vingtaine d’années, face aux échecs successifs de généralisation de l’utilisation des technologies informatiques, puis du numérique à l’école, les observateurs s’interrogent : est-ce que l’intérêt éducatif du numérique ne serait pas surestimé ou l’école incapable d’en tirer parti ? En effet, la structure et l’organisation actuelles des institutions éducatives rendraient l’intégration ou la scolarisation des technologies ­informatiques difficiles.

Vers de nouvelles formes de scolarisation avec le digital ? En effet, s’agissant de la France, on peut considérer que le système scolaire est robuste et bien régulé, adapté à certaines conditions, de sélection des élèves, de liens avec l’emploi, etc., même s’il est loin d’être parfait. En conséquence, l’intégration est un processus qui échoue. Comme l’a écrit Larry Cuban, Computers meet classroom, classroom wins (cf. partie I). Le slogan « développer des usages » est sans grand objet, joue sur des niches et conduit à des changements de surface. La question est bien : comment modifier le système ? Or, il a été très largement modifié, en particulier dans sa gestion : vogue des approches par compétences, nouveau management, ­accountability et gestion à base d’indicateurs… Après la crise financière, et sans doute après la crise de la Covid-19, la vision économique s’avère dominante. D’un autre côté, les évolutions sociales conduisent à de 222

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nouvelles attentes des parents (notamment autour de la personnalisation, voir chapitre 13) : tous les enfants sont différents et il faudrait prendre en compte les besoins de chaque élève vu comme un individu singulier, handicaps, styles cognitifs, styles d’apprentissage, intérêts, visées, etc., avec une pédagogie différenciée qui deviendrait la norme. Un nouveau contexte social, de nouvelles attentes des parents et des élèves, est-ce la fin d’un modèle industriel de production de masse (si tant est que cela correspond au système scolaire actuel, peut-être pour son taux de « rejet »), va-t-on vers un nouveau modèle d’école ? Un modèle de type supermarché ? En effet, les demandes de personnalisation, d’interactivité qui sont faites, conduiraient à des coûts qui ne sont pas supportables pour les systèmes éducatifs. C’est en partie l’argumentation développée par Collins et Halverson dans un livre publié en 2009 : Rethinking Education in the Age of Technology: The Digital Revolution and Schooling in America. Selon eux, si l’école a bien répondu aux problèmes d’une urbanisation croissante. Les éléments se sont agrégés pour faire un système robuste et adapté. Peut-il changer ? Intégrer les technologies ? Leur réponse est négative. Ils distinguent trois grandes périodes dans l’éducation : celle de la ferme et du monde rural, celle de l’industrie (correspondant au modèle actuel) et un nouveau système en émergence et décrivent plusieurs dimensions de changement pour ces trois périodes successives : –– responsabilité : initialement les parents assumaient la responsabilité, puis l’État l’a assumée et elle devrait revenir aux personnes et aux parents ; –– attentes : de la reproduction sociale au succès pour tous puis au choix individuel ; –– contenu : des compétences pratiques aux connaissances disciplinaires jusqu’au « apprendre à apprendre » ; –– pédagogie : de l’apprentissage (compagnon) à la didactique puis à l’interaction ; –– évaluation : de l’observation au test vers le test inclus dans les activités ; –– lieu : de la maison à l’école vers n’importe où (en tout lieu) ; –– culture : de la culture des adultes à la culture des pairs jusqu’à la culture mélangeant les âges ; –– relations : des engagements personnels aux figures d’autorité à l’inter­ action médiée par les ordinateurs. Pour Collins et Halverson (2009), les écoles ne vont pas disparaître rapidement. Les graines de changement sont là, érodant l’identification de l’apprentissage à la scolarisation. Ils reconnaissent que dans cette transformation et en raison des développements technologiques, 223

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cela risque de soulever des questions d’égalité, de comportement social et de cohésion culturelle de la société.

Apprentissage à distance, à la maison, connecté ? L’enseignement formel, écoles, collèges, lycées, universités…, est très majoritairement de type hybride, puisque fondé sur l’écriture et pas sur le discours oral, ce qui permet de mener des activités éducatives en dehors du temps de présence dans les institutions. Comme on l’a vu au début de la deuxième partie, la classe inversée consiste à changer le type de ce qui se fait dans l’institution en présence et ce qui se fait hors de l’institution, à la maison. Les outils de gestion de la distance permettent d’étendre la « classe » en dehors du temps et de l’espace scolaire. Nous avons rendu compte dans le chapitre précédent de publications qui présentent les futures tendances en éducation. Ainsi, le développement de l’enseignement à distance est annoncé depuis longtemps. Certains auteurs (Christensen et Horn, 2008) expliquaient qu’aux États-Unis, 45 000 élèves avaient pris un cours en ligne en 2000 et plus de 3 millions en 2009. Ils prévoyaient qu’en 2019, 50 % de tous les cours (niveau lycée) se feraient en ligne. Ils voyaient là une innovation de rupture, c’est-à-dire un processus par lequel un produit ou un service se développe à partir d’applications simples, avec une part de marché petite et conquiert peu à peu un marché très important. Bien évidemment, la pandémie a accéléré le recours à l’enseignement à distance, mais on ignore comme vont s’effectuer le retour à la « normale » et la part prise par des formes distanciées de formation. Le home schooling ou l’enseignement à la maison, même si c’est une pratique très minoritaire en France (Bongrand et Glasman, 2018), pourrait se développer. Selon une estimation de Brian Ray du NHERI (National Home Education Research Institute2), il y avait un peu plus de 2,5 millions d’élèves (de la maternelle à la terminale) étudiant à domicile aux États-Unis au printemps 2019 et entre 4,5 et 5 millions en mars 2021 (environ 8 à 9 % des enfants en âge scolaire). Cette population a augmenté d’environ 2 à 8 % par an au cours des dernières années et a connu une croissance spectaculaire entre 2019‑2020 et 2020‑2021. Si l’éducation à domicile était encore considérée comme avant-gardiste et « alternative » il y a une dizaine d’années, c’est la forme d’éducation qui connaît la croissance la plus rapide aux États-Unis, devenant une pratique courante. Elle touche aussi les minorités et environ 41 % des 2. https://www.nheri.org/research-facts-on-homeschooling/

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familles qui la pratiquent ne sont pas blanches/anglophones. Selon Brian Ray, elle s’est également développée dans de nombreux autres pays (par exemple, en Australie, au Canada, en France, en Hongrie, au Japon, au Kenya, en Russie, au Mexique, en Corée du Sud, en Thaïlande et au Royaume-Uni). La plupart des parents et des jeunes décident de faire l’école à domicile pour plus d’une raison, liée à une vision pédagogique (individualisation, approches alternatives), à une meilleure réussite, à une plus grande sécurité (violence, racisme… dans les écoles), à l’amélioration des relations familiales ou à des valeurs ou des croyances particulières. Une étude sur les familles tchèques faisant l’école à la maison (Beláňová et al., 2018) révèle que les parents font valoir l’importance de sacrifier leur propre temps et d’éduquer eux-mêmes leurs enfants : la norme d’une « bonne éducation » serait liée au temps que les familles passent ensemble. En France, au printemps 2021, les débats parlementaires sur l’école à domicile ont été houleux. En effet, le gouvernement, dans un texte législatif consacré au séparatisme, souhaite mettre en place une autorisation pour lutter contre « l’instruction en famille dévoyée » qui sert le « radicalisme islamiste, mais aussi des sectes ». Le Sénat s’est opposé à l’autorisation préalable souhaitée par le gouvernement, en maintenant le régime de déclaration pour l’instruction à domicile, tout en ­renforçant les contrôles3. En effet, si des formes d’endoctrinement sont toujours à craindre, nécessitant une vigilance des autorités, une variété de motivations sous-tend les décisions d’enseignement à domicile. Il semble que celles émanant de parents en proie à une « radicalisation » sont exceptionnelles (Bongrand et Glasman, 2018) et l’instruction à domicile pour motifs religieux semble « très minoritaire ». Toutefois, même si on ne peut pas considérer l’enseignement à la maison comme une menace déstabilisante pour l’intérêt public, une certaine forme d’insoumission peut être revendiquée. Certaines familles afro-américaines considéreraient (Puga, 2019) l’enseignement à domicile comme une forme de protestation politique. Dill et Elliot (2019) affirment qu’il constitue l’exercice d’une voie privée qui peut contribuer au bien public en soutenant la diversité politique. En tout cas, notamment avec le développement du digital, l’enseignement à domicile ou celui à l’école ne sont plus des choix exclusifs et des formes d’hybridation se construisent. Ainsi aux États-Unis, 3. https://www.publicsenat.fr/article/parlementaire/ecole-a-domicile-le-senats-oppose-a-l-autorisation-prealable-et-retablit-la

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les parents peuvent personnaliser leur niveau d’implication avec les autres parents et les écoles publiques (Hirsh, 2019). Ils peuvent bénéficier de programmes d’aide à l’enseignement à domicile et participer aux activités parascolaires du district, utiliser des ressources en ligne et mettre en place des coopératives et des micro-écoles. Ces changements mettent en lumière la porosité entre l’éducation formelle, gérée par des institutions, et l’éducation informelle, ce qui nous ramène à l’apprentissage connecté, introduit dans la partie I. Figure 1. Apprentissage connecté

La figure 1, élaborée avec un groupe de travail lors d’une rencontre à Québec en septembre 20194, rend compte de la multiplicité des interrogations qui se posent aux apprenants suivant un enseignement « connecté ». L’image d’un guitariste en haut et à droite de la carte de concepts correspond aux échanges qui se sont déroulés autour de ­l’apprentissage en ligne de la guitare, exemple intéressant qui permet d’illustrer les différents points soulevés dans les différents rectangles de la carte : apprendre quelques accords ou chercher à maîtriser l’instrument ; pour s’accompagner sur une chanson ou pour jouer dans un groupe ou un petit orchestre ; de la guitare classique, du jazz, de la bossanova… ; compléter des apprentissages menés dans un conservatoire ; copier ce que quelqu’un montre ou aller au-delà ; suivre une méthode 4. https://edusummit2019.fse.ulaval.ca/pages/thematic-working-groups.html Groupe 7

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progressive ou cumuler différentes expériences indépendantes ; avec un enseignant qui peut observer nos défauts pour les corriger ou développer sa propre technique ; obtenir ou non une reconnaissance de ses apprentissages, etc.

De nouvelles formes de reconnaissance : des badges ouverts à la reconnaissance ouverte Comme nous venons de le voir, des tendances fortes conduisent à la prise en compte d’apprentissages qui ne se déroulent pas dans le cadre des institutions éducatives (écoles, universités…). Mais comment reconnaître les apprentissages effectués ? Nous avons brièvement présenté dans la deuxième partie des utilisations possibles de la blockchain en éducation, technologie de s­ tockage et de transmission d’informations transparente, réputée sécurisée et fonctionnant sans organe central de contrôle et qui sera peut-être l’un des standards de certification des compétences et expériences5. Un des talons d’Achille de la blockchain est sa consommation énergétique pour assurer la confiance et la sécurité des informations, en parti­culier les algorithmes de consensus distribués, surtout sur les blockchains publiques, pour lesquelles n’importe qui peut participer au réseau6. Mais la blockchain semble adaptée à des gestions pour des institutions. Selon Serge Ravet, il y a un défi à relever : adopter une approche plus ouverte et transparente de la reconnaissance des apprentissages informels. Les badges ouverts constituent une approche intéressante. Les badges ouverts ont été créés en 2011 par la fondation Mozilla et la fondation MacArthur, pour permettre de justifier de l’acquisition de connaissances et de compétences obtenues à l’extérieur du système scolaire. Il s’agissait de permettre à chacun d’émettre, de gagner et d’afficher facilement des badges sur le Web grâce à une infrastructure technique commune dans l’objectif d’aider les personnes de tous les âges à acquérir et afficher les compétences du xxie siècle et débloquer de nouvelles possibilités de carrière et d’éducation (Ravet, 2017)7. 5.  Blockchain, le futur grand livre des RH, par Jean-Baptiste Audrerie   Futurs Talents [consulté le 22 février 2018] https://futurstalents.com/transformation-digitale/hr-tech/ blockchain-futur-grand-livre-rh/ 6. https://ecoinfo.cnrs.fr/2020/02/11/consommation-energetique-des-technologiesblockchain/ 7.  Présentation assez complète ici : https://www.u-ldevinci.fr/fr/open-badges/

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Un badge ouvert est un indicateur validé de réussite, de compétence, de qualité ou d’intérêt. Il peut être acquis dans de nombreux environnements d’apprentissage. Il peut être délivré, gagné et géré en utilisant une plateforme certifiée de badges ouverts8. Quatre processus principaux sont associés à ces badges9 : –– gain : obtenir des badges ouverts pour les compétences acquises ou attestées lors d’une activité, –– attribution : créer et délivrer des badges ouverts pour reconnaître les réalisations des autres, –– affichage  : montrer les badges, enregistrements vérifiables d’un apprentissage ou d’un accomplissement, –– vérification : vérifier les badges ouverts et les accepter comme preuve de réalisation. Le standard Open Badges décrit une méthode permettant de présenter les informations sur les réalisations, de les intégrer dans des fichiers images portables sous forme de badges numériques, et comprend des ressources pour la validation et la vérification sur le web. Ce qui est décrit : qui l’a gagné, qui l’a délivré, les critères requis et souvent même les preuves et les démonstrations des compétences pertinentes. Open Badges est un standard technique ouvert. Toute organisation peut utiliser ce standard pour créer, émettre, utiliser et vérifier des badges ­numériques ouverts. L’association Reconnaître10 fédère les acteurs et projets de reconnaissance ouverte sur les territoires : comme la région Normandie, le réseau B.O.A.T. (Badges Ouverts à Tous) – Reconnaître en NouvelleAquitaine11 et d’autres. Cette association, – branche francophone de l’Open Recognition Alliance – se revendique comme une association loi 1901 qui regroupe des acteurs, individuels et collectifs, qui veulent construire une société ouverte et apprenante, fondée sur la reconnaissance des talents, des compétences et des aspirations des personnes, des communautés et des territoires Le site badgenumerique.com présente différents cas d’usage des badges ouverts en éducation12.

8.  https://openbadges.org/  Open Badge Factory (https://openbadgefactory.com/) ; Open Badge Passport https://openbadgepassport.com/1accueil/ 9.  Infographie intéressante sur le processus badge : https://bconnexion.fr/wp-content/ uploads/2020/07/site_ingr%C3%A9dients_d_un_badge.png 10. https://reconnaitre.openrecognition.org/ 11. https://bconnexion.fr/ 12. http://badgenumerique.com/categorie/cas-dusage/education/

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Figure 2. Composantes d’un badge ouvert13

La notion de badge ouvert est très générale et conduit à des cas d’usages correspondant à des logiques éloignées voire opposées, notamment à des significations différentes selon les échelles. Ainsi, sur le plan local, une reconnaissance dans une communauté même élargie fournit une sorte de « monnaie » locale, importante pour l’estime de soi, la réinsertion dans un réseau d’acteurs locaux. Sur le plan national ou international, on est dans une logique additive, dans la recherche d’une certification reconnue partout (« monnaie » échangeable), ce qui rend nécessaires plateformes, interopérabilité, etc. Comme le souligne Serge Ravet, confier à quelqu’un la possibilité d’attribuer un badge à quelqu’un d’autre est une marque de confiance et en soi une marque de reconnaissance. Cela peut être essentiel pour une population en difficulté, afin de redonner confiance, participer à une dynamique collective. Pour une population très éduquée et intégrée, les badges peuvent être avant tout des éléments de différenciation, dans une logique individuelle. Ainsi, on peut opposer dans un cas une dynamique positive et, dans l’autre, un risque de fragmentation. 13. http://cooperation-concept.net/glossary/open-badge/

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Extrait de la Déclaration de Bologne pour une Reconnaissance Ouverte (2016)14 « Le libre accès à la connaissance et à l’éducation est largement reconnu comme un facteur irremplaçable de croissance sociale et humaine et un élément indispensable pour consolider et enrichir la citoyenneté, capable de donner aux citoyens les compétences nécessaires pour relever les défis du nouveau millénaire, ainsi que la conscience de valeurs partagées et de l’appartenance à divers espaces sociaux et culturels. L’importance de l’éducation et de la coopération éducative dans le développement et le renforcement de sociétés stables, inclusives, pacifiques et démocratiques est universellement reconnue comme primordiale. Nous devons maintenant ajouter la reconnaissance ouverte à cette liste. Mais l’éducation formelle n’est pas accessible à tous les citoyens et ne répond pas à tous les besoins. Beaucoup soutiennent que l’éducation formelle ne représente qu’une fraction des apprentissages de toute une vie, dont la plupart ne sont pas reconnus. La création d’un espace ouvert pour la délivrance et la reconnaissance de l’apprentissage tout au long de la vie et à vie est un facteur clé pour la promotion de l’inclusion sociale, l’employabilité et la mobilité des citoyens du monde, et le développement de notre planète. En fin de compte, la capacité de reconnaître ses apprentissages, sociaux ou professionnels, est un facteur clé dans la construction de la capacité d’agir en toute autonomie et dans l’établissement de la confiance au sein d’une communauté. »

Dans une langue imagée, qui prend une autre saveur avec la pandémie, Ravet (2017) met en garde quant à un usage dévoyé des badges ouverts. Ces derniers « se comporteraient ainsi à la manière d’un rétrovirus : conçus au départ comme outils au service de la reconnaissance des apprentissages informels, au contact d’institutions d’éducation formelle une souche particulièrement virulente de badge s’y est développée et a en retour commencé à contaminer les mondes des apprentissages informels. Cette souche de Badge est reconnaissable à sa forme de microcrédits. D’une totale innocuité dans le monde de l’apprentissage formel déjà mithridatisé, la contamination du monde de l’informel par cette souche pourrait, si nous n’y prenons garde, avoir des effets délétères. »

En effet, d’une part il peut y avoir, à la suite des compétences dites du xxie siècle, une inflation de nouvelles normes décrivant les compétences 14. https://www.openrecognition.org/declaration-de-bologne-pour-une-reconnaissanceouverte/?lang=fr

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hors champ académique ou professionnel et, d’autre part, on peut assister à des utilisations très discutables des badges, comme des sortes de médailles en chocolat, dans une forme parfois un peu cynique de la gestion des personnes. Les badges ouverts (2011) ont permis de rendre visibles les apprentissages informels, les soutiens ou endossements ouverts (2017), et ont rendu visibles les reconnaissances informelles. La reconnaissance ouverte (2020) rend actionnables les reconnaissances informelles (Ravet, 2017) en élargissant les opportunités pour tous, individus et communautés, d’être reconnus et de contribuer à la reconnaissance des autres15. Cela crée les conditions pour que les individus aient le contrôle de leur propre reconnaissance, pour fonder leur identité et leur capacité d’agir en toute autonomie, que ce soit formellement (au sein des institutions) ou informellement (à travers les communautés). Comme le défend Serge Ravet, il s’agit de créer les conditions d’une société ouverte, c’est-à-dire une « société ouverte aux autres ». Le brevet informatique et Internet (B2i), un badge précurseur dans un milieu non préparé ou de la difficulté de reconnaître ce qui ne rentre pas dans les cadres formels des institutions Le B2i16, brevet informatique et internet, a été créé au début des années 2000. C’est une attestation délivrée aux élèves des écoles élémentaires, des collèges et des lycées qui évalue leur capacité à utiliser les outils informatiques et Internet mais également certaines compétences documentaires et éthiques. Il était recommandé que les Items soient validés par TOUS les enseignants progressivement lorsque l’élève estimait les avoir acquis, dans un contexte d’usage, d’abord sur une feuille de position, puis en ligne à l’aide d’un outil de gestion (GIBII puis OB2i). Mais la validation sur ce modèle n’a jamais vraiment fonctionné et elle a été souvent organisée dans des moments spécifiques avec des enseignants désignés. On retrouve avec les badges ouverts, l’idée de validation par TOUS, dans tous contextes avec des plates-formes pour gérer les attestations et des tiers de confiance (endosseurs). Mais l’organisation de l’enseignement scolaire rend très difficile de telles formes de validation.

15. https://reconnaitre.openrecognition.org/reconnaitre/ 16. https://eduscol.education.fr/numerique/dossier/archives/b2ic2i/b2i/brevetinformatique-et-internet/qu-est-ce-que-le-b2i

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Au-delà des badges ouverts et des formes de reconnaissance alternatives, la question des ressources éducatives libres ainsi que l’open ­education de manière plus générale remettent en cause les systèmes éducatifs tels que nous les connaissons.

Des ressources éducatives libres à l’open education La notion de reconnaissance ouverte peut être reliée à d’autres formes d’ouvertures. La figure 3 en représente les principales qui pourraient s’articuler autour d’une idée de société ouverte. Figure 3. Les différents Open vers une société ouverte (Open society) ?

Des ouvertures multiples Dans une mise en perspectives de ces différentes ouvertures, Ravet (2017) qualifie l’apprentissage ouvert de mouvement, la science ouverte de pratique et de licence les ressources éducatives libres, pour montrer que la reconnaissance ouverte participe des trois. Le gouvernement français a annoncé en juillet 2018 le lancement d’un ambitieux plan Science ouverte17. Selon Alain Beretz (2019), cela correspond à une ouverture plus grande de la science à l’ensemble de la société, une tendance mondiale, et au fait que les pratiques fermées actuelles induisent une exploitation inadéquate du potentiel scientifique 17. http://cache.media.enseignementsup-recherche.gouv.fr/file/Recherche/50/1/ SO_A4_2018_EN_01_leger_982501.pdf

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français. L’objectif est de créer un écosystème dans lequel la recherche scientifique est plus cumulative, mieux soutenue par des données et plus transparente, avec un accès plus rapide et plus universel aux résultats. Cela conduit à l’ouverture des données (open data18), ­l’ouverture des publications (open access), l’ouverture aux ressources (open resource) au sein d’une gouvernance ouverte : transparence, débats, participation, etc.

Les ressources éducatives libres et l’open source « Mettre les technologies libres et open-source à la disposition des enseignants et des élèves. Il est essentiel de soutenir les ressources éducatives libres et les ­outils numériques en libre accès. L’éducation ne peut pas prospérer sur un contenu prêt à l’emploi créé en dehors de l’espace pédagogique et des relations humaines entre les enseignants et les élèves. L’éducation ne peut pas non plus dépendre des plates-formes numériques contrôlées par des entreprises privées » (UNESCO, 2020, idée 6).

Nous avons déjà évoqué à plusieurs reprises la notion de ressource éducative libre (REL) dans cet ouvrage. Le terme « Ressources éducatives libres » a été forgé en 2002, lors du Forum UNESCO sur l’impact des didacticiels libres19. Il désigne l’ensemble des matériels en libre accès que l’on peut, en toute légalité, télécharger, modifier et partager pour le bien des élèves : « Ressources et des outils électroniques/­numériques pour l’apprentissage en format de document ouvert et publié sous une licence de propriété intellectuelle permettant leur libre utilisation, l’adaptation et la distribution20 ». L’UNESCO a mis en œuvre une politique volontariste de soutien aux REL, avec des congrès mondiaux qui leur sont consacrés : Paris 2012 puis Ljubljana en 2017 avec un plan d’action autour de cinq domaines stratégiques21. Notons également que l’OIF (Organisation internationale de la Francophonie) a publié un référentiel de compétence REL22. L’utilisation des REL est traduite par une sorte de cycle des 5R : retain (télécharger, copier, classer), reuse (distribuer en classe, intégrer 18.  Voir https://www.data.gouv.fr/fr/ et https://www.gouvernement.fr/action/l-ouverturedes-donnees-publiques 19.  Déclaration de Paris sur les REL 2012 lors du congrès mondial sur les ressources éducatives libres (REL) 2012 UNESCO, Paris, 20‑22 juin 2012. http://www.unesco.org/ new/fileadmin/MULTIMEDIA/HQ/CI/CI/pdf/Events/French_Paris_OER_Declaration.pdf 20. http://uis.unesco.org/fr/glossary-term/ressources-educatives-libres-rel 21. https://en.unesco.org/sites/default/files/ljubljana_oer_action_plan_2017_fr.pdf 22. https://www.ifadem.org/sites/default/files/divers/livret-rel-v1‑1-web.pdf

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dans un site web, une vidéo…), revise (modifier, traduire, adapter), remix (combiner avec d’autres éléments), re-distribute23. Dans un rapport UNESCO récent (Hoosen et Butcher, 2019), malgré des avancées depuis une vingtaine d’années, il apparaît que les REL semblent rester pour la plupart en marge des systèmes éducatifs, avec un manque de financement systématique et intégré ne permettant pas la durabilité des initiatives liées à leur développement. La plupart des REL sont produites dans des « langues mondiales » telles que l’anglais, l’espagnol, le chinois et le français, ou dans la langue dominante du pays dans lequel elles sont utilisées, rarement dans des langues indigènes : les REL semblent toujours être un « complément » dans les systèmes éducatifs plutôt que de faire partie d’une approche générale de création et d’adoption de matériel. Derrière cette idée de ressource ouverte et les processus associés (les 5 R), interviennent deux notions différentes : celle d’accès ouvert (open access) et celle de source ouvert (open source). La première est souvent associée à l’idée de gratuité. En effet, pour les revues en open access, les lecteurs n’ont pas besoin de payer pour accéder aux articles et les lire. Mais, il est possible que les auteurs ou leurs instituions payent pour que les articles puissent être en accès libre. En effet, la notion de libre n’implique pas la gratuité. S’agissant de ressources éducatives, pouvoir les transformer, les adapter à des contextes et des élèves, les améliorer, est assez souvent nécessaire. Payer une ressource pour en disposer librement ensuite semble important pour obtenir des choses de qualité. Mais une fois acquittée, surtout si la ressource entre dans un système dans lequel elle circule et elle est transformée, les personnes ayant contribué à diverses adaptations et améliorations ne souhaitent pas payer une seconde fois. En fait, l’idée centrale du libre n’est pas celle de ne pas payer, qui risque d’éteindre les créations, mais de ne pas payer deux fois. La question centrale est alors celle des modes de gestion des ressources libres, une fois le travail de création acquitté : gestion publique ou privée ? Qui a la « propriété » ? Comment elle se négocie ? Qui paye ? Nous y reviendrons dans la section consacrée aux enseignants. La deuxième notion, celle d’open source, est liée au fait d’accéder à « comment c’est fait » et éventuellement pouvoir modifier (ce qui dépend des licences). Or, c’est essentiel en éducation. Pour les logiciels, le code source ouvert implique la possibilité de libre redistribution, d’accès au code source et de création de travaux dérivés. 23.  Gilbert Paquette sur les ressources éducatives libres https://didac2b.wordpress. com/2014/03/15/gilbert-paquette/

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L’accès est important pour modifier, mais aussi pour rendre visible le fonctionnement même du logiciel et vérifier éventuellement qu’il n’y a pas des comportements cachés. En éducation, il est indispensable que les ressources soient « inspectables », c’est-à-dire que l’on accède à leur modèle sous-jacent. C’est particulièrement le cas pour les simulations et les jeux : il faut pouvoir « contrôler » le modèle utilisé qui fait tourner le jeu et permet de gagner, vérifier que les stratégies gagnantes sont cohérentes avec les enjeux d’apprentissage. Il faut en outre connaître l’objet et l’origine, les intentions de celui qui l’a fait, ou qui le diffuse, qui l’a payé… L’étude menée par Sherry Turckle (2001) sur le jeu SimcCity, simulation de construction de ville, est éclairante. Dans ce jeu, le joueur incarne un maire et gère le budget de la ville. Pour Turckle, les lycéens, avec SimCity, peuvent peut-être apprendre plus sur l’urbanisme qu’ils ne le feraient dans un manuel, mais sans pouvoir analyser ce qu’ils apprennent. Ainsi, une élève se vante de ses prouesses et énumère ses « dix règles les plus utiles de Sim ». Parmi celles-ci, la sixième est : « Augmenter les impôts conduit toujours à des émeutes. » Cette règle, la jeune joueuse y a accédé empiriquement, en tâtonnant dans la simulation, et elle pourrait être considérée comme valide dans les situations réelles de gestion d’une ville, « étant donné que SimCity est considéré comme une simulation, donc comme un programme neutre et objectif » (Ringot, 2018). On pourrait convoquer d’autres exemples, notamment avec des simulations liées au « dessein intelligent », montrant la nécessité de connaître les ressorts internes d’une simulation, avant de l’accepter, voire de la recommander, lors d’activités éducatives. Une telle vigilance est à développer pour les autorités éducatives, pour les enseignants, mais aussi pour les élèves, confrontés hors de l’école à de multiples sollicitations. C’est sans doute autour d’enseignements sur l’éducation aux médias et à l’information que de telles questions devraient être abordées.

Objectifs et programmes d’éducation « Inclure l’alphabétisation scientifique dans le programme d’enseignement. Le moment est venu d’avoir une réflexion approfondie sur le programme, alors que nous luttons contre le déni des connaissances scientifiques et que nous combat­tons activement la désinformation » (UNESCO, 2020, idée 7).

En ce qui concerne les programmes d’enseignement, l’UNESCO rappelle l’importance de l’acquisition d’une culture scientifique. En effet, la montée des diverses formes de désinformation, le poids des idéologies 235

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et de visions communautaristes rendent le recours à des savoirs censés être objectifs et aller au-delà de cultures particulières. Le développement de la culture scientifique devrait pourrait constituer une réponse. Un petit groupe, qui se nomme le Collectif d’Interpellation du Curriculum24, a entamé une réflexion sur le développement d’une politique curriculaire afin d’assurer cohérence et qualité sur toute la continuité des apprentissages de tous les élèves : interroger les savoirs proposés par l’école devrait répondre d’une façon émancipatrice aux questions posées à nos sociétés et définir une culture commune, enjeu de l’École face à la marchandisation et la parcellisation des savoirs. Nous aborderons cette question complexe du curriculum à travers trois interrogations : faut-il revoir ce que l’école fait apprendre, comment mettre en place une éducation effective aux médias et à l’information, comment faire participer les élèves et les jeunes à la coconstruction d’un changement souhaitable ?

Revoir ce que l’école fait apprendre ? Faut-il encore apprendre quelque chose à l’école ? Un dilemme pour les jeunes générations, baignant dans le numérique, pouvant avoir l’impression que tout le savoir du monde est accessible quasi instantanément en quelques clics. Mais accéder n’est pas suffisant, comme nous avons essayé de le montrer tout au long de cet ouvrage. Il ne suffit pas non plus de se contenter d’aider à l’acquisition de comportements, d’« apprendre à apprendre », puisqu’au-delà d’une meilleure connaissance, voire d’une maîtrise de ses propres processus d’apprentissage, il importe d’avoir acquis des connaissances dans différents domaines, servant d’appui à l’acquisition de nouvelles connaissances. Comme dans tous les domaines, les savoirs s’accumulent de plus en plus rapidement, il n’est pas possible de les passer en revue et un choix est à opérer pour préciser ce qui peut ou doit être proposé aux nouvelles générations d’élèves. L’ampleur de la tâche est immense et sort du cadre de cet ouvrage, c’est un défi majeur ; nous allons ici nous contenter de préciser ce qui peut être directement en lien avec le numérique. Comme nous l’avons expliqué dans la première partie, le digital n’intervient pas uniquement dans les modalités de diffusion, d’accès, de présentation des savoirs. L’apprentissage n’est pas seulement instrumenté par les machines, il est transformé profondément par l’informatique, une technologie 24. https://curriculum.hypotheses.org/37

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d’écriture ayant ses caractéristiques propres, en grande partie nouvelles. Un chantier didactique est à construire afin de prendre en compte ces transformations et reconstruire des progressions et des exercices dans les disciplines prises en compte au cours de la scolarité.

Informatique : pas uniquement la programmation, mais également l’éducation aux médias et à l’information (EMI) Nous avons abordé l’apprentissage de l’informatique (ou du code) dans la première partie. Il semble s’orienter vers un enseignement plutôt restreint, limité à la programmation. Or, si savoir créer et modifier des programmes simples est très utile, cela ne donne pas véritablement les clés pour comprendre comment le digital a transformé et continue à changer le monde dans lequel nous vivons. Une éducation aux médias et à l’information (EMI), étendant la classique éducation aux médias qui est dispensée dans les établissements scolaires, aidant à comprendre comment les machines et les réseaux collectent, échangent, traitent l’information qui circule de plus en plus vite, sans grand contrôle, dans nos sociétés, devrait être largement mise en œuvre. L’éducation aux médias et à l’information (EMI) Avec l’explosion des réseaux sociaux et de l’Internet, l’augmentation de l’accès à l’information est spectaculaire et la démultiplication des sources de contenus pose de multiples questions : comment chercher les bonnes informations et les qualifier, comment interagir avec les médias, comment s’inscrire sur les réseaux en toute sécurité ? Autant de questions qui rendent fondamentale l’éducation aux médias et à l’information (media and information literacy). Ces questions préoccupent fortement les parents. Ainsi, une enquête récente du Conseil de l’Europe (Council of Europe, 2020) dans 46 pays montre bien la préoccupation des parents concernant l’activité en ligne de leurs enfants, notamment celle des plus âgés (10/18 ans). Dans leur majorité (67 %) les parents l’estiment important. Les thèmes les plus abordés sont : « Comment protéger leur vie privée et celle des autres en ligne » (67 %) ? ; « Droits et responsabilités en ligne » (48 %) ; « Comment éviter le spam, les virus, les logiciels malveillants ou le phishing » (46 %) ? Mais en ce qui concerne les « droits et responsabilités », qu’ils abordent moins souvent (48 %), les parents s’estiment mal armés pour répondre à un certain nombre de questions : « Les moyens de se protéger en ligne » (60  %) ? ; « les fakes news et les discours de haine » (54 %) ? ; « Que faire en cas d’incident de harcèlement » (54 %) ?

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Au niveau international, l’UNESCO a lancé en 202125 une version enrichie de son programme d’éducation aux médias et à l’information initié en 2011 afin de faire face à la désinformation et la défiance exacerbée par la pandémie de la Covid-19 et l’augmentation exponentielle de la désinformation et des discours de haine en ligne. Cette nouvelle édition intègre notamment les nouveautés comme l’intelligence artificielle, les questions de protection de vie privée, l’importance croissante des compétences sociales comme la citoyenneté numérique, etc. Avec 70 % de la jeunesse mondiale en ligne, l’UNESCO estime que la « nécessité de faire la différence entre information et désinformation se fait de plus en plus pressante » et « que les individus et les fournisseurs de contenus sont confrontés au choix d’amplifier ou de contrer des contenus inexacts et trompeurs qu’il s’agisse de désinformation, de mésinformation, de mal-information, de théories du complot ou de discours de haine »26. Aussi, en mars 2021, l’Assemblée générale de l’ONU a-t-elle adopté une résolution soulignant l’urgente nécessité de garantir l’EMI pour tous et d’accélérer son développement dans le monde.

En France, l’État a inscrit, dans la loi pour la Refondation de l’école de la République en 2012, l’éducation aux médias et à l’information en précisant que l’école « développe les connaissances, les compétences et la culture nécessaires à l’exercice de la citoyenneté dans la société contemporaine de l’information et de la communication ». Il dispose de trois relais institutionnels pour déployer l’éducation aux médias et à l’information : le ministère de la Culture, le ministère de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports et son opérateur le CLEMI (Centre pour l’éducation aux médias et à l’information), et le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA). Le ministère de la Culture a lancé en 2018 un plan de l’éducation aux médias et à l’information via son réseau de bibliothèques et de médiathèques doté de 3 millions d’euros, mais qui ne semble pas devoir être pérennisé. Le CLEMI a une plateforme proposant ressources et formations aux enseignants et aux familles et des relais dans chaque académie. Il anime chaque année « la semaine de la presse et des médias à l’école ». Quant au CSA, il a une action peu connue mais structurante. En effet, dans le cadre de la loi de 1986 relative à la liberté de communication, il noue des conventions avec les éditeurs et les sociétés de service public portant sur « les mesures propres à contribuer à l’éducation aux 25.  « Penser de manière critique, cliquer à bon escient ! » 26. https://fr.unesco.org/news/lunesco-lance-23-avril-son-nouveau-programmededucation-aux-medias-linformation

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médias et à l’information ». Le cahier des charges des chaînes de télé­ vision du service public est à cet égard assez ambitieux et stipule notamment que France Télévision « développe l’éducation aux médias, tant sur ses services de télévision que sur tout autre support ». Puis, suite à la loi sur la lutte contre la manipulation de l’information (22 décembre 2018) il a enjoint les opérateurs de plateforme à contribuer « à sensibiliser les utilisateurs à l’influence de leurs propres contenus… et à développer leur sens critique, particulièrement celui des plus jeunes ». Depuis 2013, il mène un certain nombre d’actions (création d’un site internet spécifique – puis section de son site internet sur l’éducation aux médias et à l’information) en partenariat avec un certain nombre de partenaires (CLEMI, Académie de Créteil, ministère de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports, etc.). Enfin, La CNIL, le CSA, le Défenseur des droits et l’Hadopi ont créé un kit pédagogique, qui regroupe l’ensemble des ressources conçues pour l’éducation du citoyen numérique, à destination des formateurs et des parents qui accompagnent les jeunes en matière de numérique. L’ensemble de ces initiatives ne semble toutefois pas être à la hauteur du problème. En effet, dans son bilan d’action 2019/2020, le CLEMI revendique près de 42 000 personnes ayant bénéficié de ses actions, dont 12 000 enseignants (mais un tel bilan chiffré ne dit rien ni sur la durée des actions ni sur leur éventuelle déclinaison dans les classes). Même s’il y a des effets démultiplicateurs, par la formation de personnes ressources, il est clair que les moyens ne sont pas à la hauteur des enjeux. En effet, tout élève devrait être sérieusement formé à l’éducation aux médias et à l’information qui, si elle fait l’objet d’un programme spécifique pour le cycle 4 (décliné en 27 compétences), devrait être mieux intégrée sur l’ensemble du cursus et évaluée tout au long du parcours éducatif. Notons également une incertitude sur les objectifs même de la formation. Ainsi, le CLEMI a conservé son sigle mais en changeant sa signification, passant de Centre de Liaison de l’Enseignement et des Médias d’Information à Centre pour l’éducation aux médias et à l’information, mais a-t-il pris la mesure de cette nouvelle appellation. Dans la page d’accueil de son site web on trouve cette phrase : « Le CLEMI est chargé de l’éducation aux médias dans l’ensemble du système éducatif. L’éducation aux médias et à l’information (ÉMI) permet aux élèves27. » La forme de rédaction adoptée est propre à soutenir nombre de confusions (est que l’EMI se limite à l’éducation aux médias ?). 27.  https://www.clemi.fr/  consulté le 25 mai 2021.

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Pour rebondir sur l’importance soulignée par l’UNESCO de développer une culture scientifique, elle ne semble pas suffire. Ainsi, des enseignants de sciences, notamment en SVT (sciences de la vie et de la Terre), face aux refus de certains élèves d’accepter les théories scientifiques qui heurtent leurs croyances, se tournent vers l’EMI afin de trouver d’autres approches afin d’instaurer un dialogue. De manière sous-jacente, il s’agit du fameux esprit critique que l’éducation cherche à développer chez les élèves. Cet esprit critique ne peut se limiter à l’esprit scientifique. Ainsi Charlotte Barbier, dans une tentative de synthèse des définitions pour l’école de la médiation28, montre que, selon les auteurs, il s’agit d’un ensemble de compétences, ou habiletés, et d’un ensemble de dispositions, ou attitudes particulières relativement à ces compétences. En tout cas, faire preuve d’une attitude de remise en question et de suspension du jugement en fait certainement partie, ainsi que l’utilisation de méthodes d’analyse logique et l’évaluation de la croyance en termes de norme ou de standard. Dans le monde actuel, un tel esprit citrique nécessite de disposer d’une culture large et la capacité à établir des liens, d’avoir une culture technique et informatique, notamment pour comprendre comment l’information est traitée et visualisée. Faire preuve d’esprit critique n’est pas le fait d’une attitude en surplomb, mais nécessite de la participation, également un défi pour l’école.

Place des élèves et de la formation du citoyen « Promouvoir la participation et les droits des élèves, des jeunes et des enfants. La justice intergénérationnelle et les principes démocratiques devraient nous obliger à donner la priorité à la participation des élèves et des jeunes à la coconstruction d’un changement souhaitable » (UNESCO, 2020, idée 4).

Si former des citoyens est un objectif important de la formation initiale, l’école est alors un espace dans lequel les conduites citoyennes doivent avoir droit de cité. Pour cela, il importe d’accorder une place à la participation de jeunes et associer la culture transmise par l’institution scolaire aux cultures des jeunes, dans lesquelles le digital joue un rôle très important (modalités de communication, réseaux sociaux, jeux numériques, vidéos via Internet…). Face aux grandes incertitudes sur l’avenir, les jeunes ont une place à prendre et un rôle important à jouer. Le numérique peut être partie prenante de multiples formes de participation. 28. https://www.estim-mediation.fr/ressource/comment-definir-lesprit-critiquesynthese-education-a-lesprit-critique/

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Chapitre 11

Construire un environnement technique équilibré « Élargir la définition du droit à l’éducation afin qu’il tienne compte de l’importance de la connectivité et de l’accès aux connaissances et à l’information. La Commission appelle à un débat public mondial, qui inclura notamment les apprenants de tous âges, sur les moyens d’élargir le droit à l’éducation » (UNESCO, 2020, idée 2).

Cette position de l’UNESCO résume bien les questions qui se posent dans tous les pays depuis la pandémie et les différentes mesures de confinement et d’interruption des classes. C’est toute la question de la mise en place d’un environnement technique numérique robuste et équilibré qui est posée. Sont questionnées la mise en place des infrastructures numériques des établissements scolaires mais aussi celle des élèves. Le premier défi en la matière consiste à mettre en place ce fameux « socle numérique de base » (cf. partie II) pour chaque établissement dont la Cour des comptes appelait la mise en place (Cour des comptes, 2019). Le deuxième challenge consiste à bâtir des espaces numériques juridiquement sécurisés et aux contenus maîtrisés. Le troisième défi consiste à initier un service public souverain et à déterminer quel type de plateforme nous mettons à la disposition du système éducatif et plus largement des communautés éducatives.

La notion de « socle numérique de base » et comment l’atteindre Pour que la notion de service public numérique ait un sens, la Cour des Comptes propose dans son rapport de 2019 sur ce thème que soit défini 241

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pour chaque strate d’établissement (école, collège, lycée) un socle numérique de base « combinant infrastructure et équipement mis en place par la collectivité et engagement de l’État sur la formation des enseignants et la mise à disposition de ressources pédagogiques ». La Cour des comptes précise d’ailleurs que pour atteindre la mise en place effective de ce socle numérique de base, l’État devra peut-être compenser les inégalités de moyens des collectivités territoriales, notamment dans le cadre du PIA (Programmes d’Investissements d’avenir), et que ces dernières devront avoir en tête la priorité qu’il convient d’accorder aux infrastructures et aux connexions. Il faut revenir sur les différentes composantes de ce socle numérique de base pour comprendre dans quelle mesure il peut être atteint et ce, d’autant plus qu’après un an de pandémie et des semaines de confinement, tout le monde a en tête la nécessité de non seulement le mettre en place pour les établissements scolaires, mais de façon plus générale pour les communautés éducatives.

Revenir à la question des infrastructures ? Le premier prérequis au service public numérique éducatif est une connexion correcte des établissements. Celle-ci s’obtient a priori (AVICCA et CDC, 2015) par le déploiement du THD (très haut débit) grâce à la fibre optique, même si le ministère a été plus modéré dans ses préconisations pour la mise en place du socle numérique de base pour les écoles primaires dans le cadre du plan de relance1. Cette connexion des établissements scolaires est un préalable souvent ignoré dans la mise en place d’usages intéressants pour le numérique éducatif. La France est en passe de devenir la championne européenne de la fibre optique puisqu’aujourd’hui plus de 22 millions de foyers lui sont raccordables et qu’au rythme actuel ce sont 41 millions de locaux privés et publics qui pourraient être fibrés en 2024. Toutefois pour que ces infrastructures aient un sens, il faut qu’elles soient utilisées et que les gens se raccordent (seuls 9,2 millions de personnes étaient connectées sur les 22 millions potentiels). Le développement du télétravail dû à la pandémie a accéléré le rythme des abonnements. Ainsi, dès la fin 2020, on compterait 10,5 millions d’abonnés et pour l’Idate (Institut de 1.  Là où la Caisse des dépôts et consignations préconisait pour une petite école (3  classes) 15 Mbits en réception et en émission ; pour une moyenne (8  classes) 20 en émission et 35 en réception et pour une grande école (16 classes et plus) 45 en émission et 100 en réception, le ministère prônait un débit minimal de 8 Mbits, pour une petite école, 10 pour une moyenne, et 15 pour une grande.

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l’audiovisuel et des télécommunications en Europe) en 2026 la France pourrait être en tête du continent en nombre d’abonnés rapportés à sa population. Cependant, il existe toujours des disparités entre les territoires ruraux et les autres, même si dans le cadre du plan de relance 2020/2021 un focus doit être mis en œuvre sur les territoires ruraux moins bien équipés en très haut débit. Par ailleurs, dans ce contexte de déploiement intensif, la connexion systématique de tous les établissements scolaires ne figure pas comme une priorité. En effet, le déploiement du THD ayant été effectué par les collectivités territoriales, trop souvent ces dernières n’ont connecté que les établissements scolaires relevant de leur compétence (les régions, les lycées, les départements, les collèges et les communes ou les intercommunalités, les écoles). De plus, le raccordement des établissements scolaires a souffert de trois handicaps qui se sont cumulés (Cour des comptes, 2019). D’abord, la couverture du territoire en haut débit (Chambre des comptes, 2017) si elle est globalement satisfaisante présente de fortes disparités en termes de débits effectifs fournis. Ensuite, les établissements scolaires n’ont pas fait systématiquement l’objet d’une priorité en termes de raccordement. Enfin, les collectivités locales, notamment dans le cadre du plan du numérique éducatif, ont été amenées à privilégier l’équipement des élèves, cofinancé par l’État. Le ministère de l’Éducation, de son côté, s’est certes associé au réseau national de télécommunications pour la technologie, l’enseignement et la recherche-RENATER (Groupement d’Intérêt Public créé en 1993), réseau qui permet à certains établissements de certaines académies d’accéder au très haut débit. Il a par ailleurs mis en place une ou deux actions dans le cadre du PIA pour connecter les écoles à très haut débit, mais finalement seuls 250 établissements en ont profité. Au final, dans un contexte, de déploiement du très haut débit plutôt ambitieux et réussi en France, la situation des établissements scolaires semble en deçà de ce que l’on pourrait attendre. Le verbe sembler fait référence au manque de données fiables en la matière. Le ministère, les collectivités territoriales et la Caisse des dépôts ont lancé une base de données (e-carto) en open data sur l’état de l’équipement numérique de chacun des établissements scolaires français, mais remplie sur la base du volontariat (enquête ETIC du ministère de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports), elle renseigne mal la situation effective des établissements scolaires. Il conviendrait probablement d’aller plus loin, en coordonnant la mise en place d’un état des lieux précis de la connexion des établissements scolaires, à partir d’informations plus complètes de la part des opérateurs. 243

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Connexion des établissements scolaires : les chiffres de l’enquête ETIC En 2018 (INSEE, 2019) pour l’enquête ETIC la moitié des écoles avaient un débit inférieur à 2 Mb/s et 36 % seulement un débit supérieur à 2 Mb/s. Dans le second degré, 78 % des LEGT, 66 % des LP et 53 % des collèges ont un débit global de connexion à Internet supérieur à 10 mégabits par seconde (Mb/s). Si l’on s’intéresse à l’accès à la fibre (CNESCO, 2020), on s’aperçoit que 67 % des lycées français ont accès à la fibre contre 51 % en moyenne européenne, 45 % des collèges contre 40 % en Europe mais 24 % des écoles contre 31 % en Europe. Pour le primaire les inégalités territoriales sont très fortes. Ainsi, on compte 14 % d’écoles connectées à la fibre en milieu rural, 15 % en Outre-mer, mais de 40 à 46 % pour Paris et son agglomération. Par ailleurs, 82 % des écoles élémentaires et 99 % des collèges et lycées du secteur public utilisent un dispositif de filtrage de l’accès internet.

Par ailleurs, pour que le déploiement du très haut débit dans les établissements devienne une réalité, il faudrait que l’État demande aux opérateurs de couvrir de manière effective les établissements scolaires dans le cadre du déploiement du très haut débit qu’il leur a demandé de réaliser dans les zones rurales, faute de quoi nous ne pourrons que constater dans quelques années une hétérogénéité dans les dessertes des établissements, en fonction des stratégies de déploiement qu’auront menées les opérateurs. Ainsi, la connexion de tous les établissements scolaires (notamment des écoles) au très haut débit, sur tous les territoires, est un prérequis au développement du numérique éducatif qui gagnerait à être réalisé dans le cadre d’une politique volontariste, par exemple dans le cadre du PIA4. Dans la lignée d’un tel développement, on pourrait imaginer que les familles avec enfant(s) en âge de scolarisation se voient subventionner l’accès au très haut débit. La collectivité paye bien les manuels scolaires, souvent encore, les dictionnaires. La pandémie a bien montré combien l’accès aux réseaux par les élèves depuis leur domicile était important. Il faudra bien que dans un pays « champion » de la fibre optique, cela finisse par se traduire en termes de politique publique. Dans la même veine, les États généraux du numérique éducatif proposaient (même si ce n’est pas exactement la même chose) de mettre en place un « Pass’connexion éducation » pour tous qui consisterait à identifier avec les opérateurs de téléphonie les « communs » services et ressources éducatifs, auxquels les élèves et les professeurs pourraient accéder gratuitement (ou à un coût très réduit). De la même façon, se pose la question de l’équipement des élèves en terminaux mobiles. 244

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Un renouveau des politiques d’équipement du « one to one » ? Les politiques d’équipement systématique des élèves en ordinateurs (un ordinateur par élève) ont été menées par des précurseurs dès la fin des années 1990 ou au début des années 2000, notamment dans l’État du Maine (États-Unis). L’objectif fondamental était de parvenir à la démocratisation totale dans l’accès à la technologie et à l’amélioration de la qualité éducative. Nicholas Negroponte a contribué à diffuser ces politiques, par sa vision de la mise à disposition des élèves d’un ordinateur à faible coût, ce que l’on a appelé l’OLPC (« One laptop per child »/« un ordinateur portable par enfant »). L’idée, au départ, était de maintenir les coûts en dessous du seuil de 100 US$ par élève (soit environ dix fois moins que le coût des ordinateurs utilisés dans le Maine), et de diffuser ainsi les avantages de la technologie parmi les élèves des pays en développement. L’idée de Negroponte a donné un élan définitif aux politiques du 1 pour 1. La distribution de ces ordinateurs à faible coût a commencé en 2007 et, à ce jour, plus de trois millions d’ordinateurs « XO » ont été fabriqués et mis à disposition par ce dispositif (http://one.laptop.org/). Mais l’initiative de Negroponte a également servi au développement commercial d’une nouvelle catégorie d’ordinateurs, à faible coût, sous le seuil de 300 US$, destinés à la consommation de masse. Cela permettait de réduire, de façon significative, les coûts liés aux politiques du 1 pour 1 qui ont été très populaires en Amérique latine dans les années 2010, grâce au succès du Plan Ceibal en Uruguay, seul pays dans lequel la généralisation a été totale. La Banque interaméricaine de développement (BID) et la Banque mondiale contribuent au financement des expériences de ce type dans les pays en développement. En dépit, des résultats encourageants présentés sur le site du dispositif (effets positifs sur les élèves au Nicaragua), bon nombre d’études tirent des bilans en demi-teinte de ce projet (cf. encadré). Évaluation de l’impact de l’OLPC En Uruguay, selon de Melo, Alina et Miranda (2014), dans les deux premières années de sa mise en œuvre, le programme de l’OPLC n’a eu aucun effet sur les résultats en mathématiques et en lecture. Les auteurs l’expliquent en partie du fait que l’utilisation en classe a consisté principalement à rechercher des informations sur Internet (loin des rêves des concepteurs). Au Pérou, l’étude de Cristia et al. (2017) rapporte

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également une absence d’effet sur les résultats de tests en mathématiques et en langue (sur 318 écoles primaires rurales). De nouveau en Uruguay, premier pays à mettre en œuvre un programme national avec l’OLPC, Yanguas (2020) montre que le niveau d’instruction n’a pas augmenté et que l’écart de scolarisation entre les élèves des écoles privées et publiques a persisté, malgré la réduction du fossé technologique. Dans un ouvrage récent The Charisma Machine, Ames (2019) fait la chronique de la vie et de l’héritage de ce projet. Dans une étude d’un projet OLPC au Paraguay, elle révèle que « les ordinateurs portables n’étaient pas seulement frustrants à utiliser, faciles à casser et difficiles à réparer, ils étaient conçus pour des «  garçons techniquement précoces » –  des versions idéalisées plus jeunes des développeurs eux-mêmes – plutôt que pour les enfants qui les utilisaient réellement ». Elle montre également que le projet OLPC, comme de nombreux projets technologiques qui font des promesses tout aussi grandes, avait une vision fondamentalement erronée de l’utilisation de l’ordinateur et du rôle que la technologie devrait jouer dans l’apprentissage. Pourtant, le projet est resté charismatique malgré ses échecs, les mêmes visions utopiques qui ont inspiré OLPC motivent encore d’autres projets qui tentent d’utiliser la technologie pour « perturber » l’éducation et le développement.

Les pays développés ont, eux aussi, vu une opportunité dans la réduction des coûts unitaires des ordinateurs. Outre l’expérience du Maine, il convient de mentionner le Plan Magellan du Portugal qui dans les années 2010 s’est traduit par le déploiement de 500 000 ordinateurs à bas prix mais qui a buté sur la crise économique et sur le manque de formation des enseignants. Il y a eu également d’autres expériences importantes en Angleterre, en Australie, en Autriche, au Canada (New Brunswick), en Corée ou en France. Ainsi, depuis le département des Landes qui a été précurseur en la matière (2001), beaucoup de collectivités se sont mises à faire des plans d’équipements (ordinateurs portables ou tablettes à partir de 2010) pour les élèves dont elles ont la charge (collégiens ou lycéens essentiellement – Val-de-Marne, Bouches-du-Rhône, régions Grand Est, Île-de-France, Occitanie,…). Le plan du numérique éducatif de 2015 est d’ailleurs venu essentiellement cofinancer des plans d’équipement des collectivités en terminaux mobiles pour les collégiens (cf. supra). Au final, à la fin du plan en 2017, ce serait près de 3 000 collèges (soit plus de la moitié des collèges publics) et plus de 3 000 écoles qui auraient été ­équipés, soit 600 000 élèves au total (Les Échos, 5 mai 2017)2. 2. https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/les-tablettes-a-lecole-ou-en-eston-1010515 consulté  le 15/05/2020

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Ces politiques s’expliquent par différents motifs. Au départ étaient mis en exergue le fossé numérique et le fait que les politiques du 1 pour 1 représentaient la meilleure solution pour lutter contre l’inégalité d’accès, en particulier dans les pays en développement. Ensuite, est mis en général en avant le fait que, de cette façon, peuvent être générées de nouvelles dynamiques de travail dans la salle de classe, beaucoup plus centrées sur l’individualisation et, de façon certaine, plus alignées sur les attentes de la société du savoir. Troisièmement, sont invoqués les effets secondaires sur la communauté. En effet, l’élève qui utilise un ordinateur portable peut l’emporter chez lui, ce qui crée une émulation parmi les autres membres du foyer. Il existe par ailleurs souvent également une forte composante industrielle. Ainsi, dans certains cas, comme au Brésil et au Portugal, cette distribution massive se réalise uniquement avec des machines fabriquées dans le pays, ce qui n’est pas, de nos jours, négligeable. Et, enfin, l’avantage le plus visible : ces politiques ont une forte composante symbolique. Elles portent sur l’amélioration de la qualité de l’éducation, mais à travers une contribution publique, visible, tangible, gratuite et qui, inévitablement, est associée à la modernisation de l’éducation. Partant, elles constituent un geste symbolique que l’opinion publique interprétera comme un engagement politique. Les évaluations de l’impact de ces politiques mettent en lumière certains avantages incontestables. Dans les pays en développement principalement, les politiques du 1 pour 1 semblent constituer une stratégie efficace pour connecter à Internet les élèves de groupes scolaires défavorisés. Pour autant, les effets sur les résultats scolaires sont difficiles à mettre en exergue et pas toujours évidents (cf. encadré ci-dessous), et on peut rappeler que ce n’est pas tant l’outil technologique que la ­pédagogie qui la plupart du temps fait la différence. La généralisation des tablettes numériques en Corrèze À l’instar d’autres départements français à partir de 2008, le Conseil général de la Corrèze dote les élèves d’ordinateurs portables, puis à partir de la rentrée 2011 équipe enseignants et élèves de tablettes. L’Inspection générale a rendu un rapport sur cette politique (IGEN, 2011). Elle estime que l’objectif politique de réduction de la fracture numérique est atteint, par contre le bilan est beaucoup plus nuancé en ce qui concerne les usages pédagogiques à l’intérieur des établissements comme à l’extérieur. Aussi, l’IGEN fait une vingtaine de recommandations pour accompagner les choix stratégiques à venir.

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Ces politiques sont de plus en plus remises en cause en raison de leur coût mais aussi à cause de l’importance du taux d’équipement des jeunes en smartphone et en ordinateur. Aussi, depuis 2014 (Devauchelle, 2019), on voit un certain nombre d’articles préconiser le « bring your own device » (cf. encadré ci-dessous), dispositif dans lequel à chaque élève amène son propre dispositif, qu’il s’agisse d’un ordinateur, d’une tablette ou d’un téléphone intelligent (en français AVEC : Apportez Votre Équipement personnel de Communication), de telle sorte que les administrations et les écoles se concentrent sur les applications universelles (indépendantes du dispositif ) et sur les contenus, permettant des économies substantielles sur les coûts d’achats et d’entretien d’équipements. De l’achat groupé au « bring your own device » : une diversification des stratégies d’acquisition d’équipements On peut considérer que trois stratégies d’acquisition de terminaux se sont succédé : –  l’achat groupé : ce type d’acquisition présente l’avantage de l’égalité des utilisateurs devant les terminaux et d’une certaine homogénéité qui limite les problèmes d’interopérabilité et facilite la maintenance. L’inconvénient réside dans le coût de cette politique et de son maintien ; –  les politiques d’incitation d’achat de terminaux présélectionnés : elle peut prendre des formes diverses : négociation avec les opérateurs et les banques pour permettre aux utilisateurs d’acquérir des équipements labélisés à un coût supportable (« Portable à 1 € par jour » par exemple), chèques d’équipement,  etc. Cette stratégie présente l’avantage d’impliquer la responsabilité de l’acquéreur, qui a intérêt à être attentif à l’entretien de son appareil, tout en contrôlant les équipements qui sont présélectionnés dans une liste afin d’assurer l’interopérabilité ; –  l’intégration des terminaux personnels (en anglais BYOD « bring your own device » – « apportez votre propre terminal »). Cette stratégie a de plus en plus de succès dans la mesure où l’équipement personnel de la population est croissant et l’évolution des équipements de plus en plus rapide. Cette stratégie permet de satisfaire les usagers qui n’ont pas à avoir deux terminaux sur eux et les organisations qui n’ont pas à payer de nouveaux équipements. En revanche, c’est un nouveau défi pour des systèmes d’informations qui doivent assurer une interopérabilité, une sécurité et une qualité de service de haut niveau. Ces trois stratégies ne sont pas exclusives les unes des autres. Dans les learning center qui se construisent, on note que les achats groupés d’ordinateurs fixes avec des écrans larges continuent,

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Construire un environnement technique équilibré tout  en encourageant les utilisateurs à amener leurs propres équipements dans la mesure où de nombreux utilisateurs, équipés d’ordinateurs portables, préfèrent brancher leur ordinateur sur des écrans disposant d’une meilleure ergonomie. Par ailleurs, par souci d’égalité vis-à-vis de ceux qui ne sont pas équipés, ou simplement pour dépanner, les établissements continueront de faire des achats groupés. Cependant, on peut imaginer, étant donné l’évolution des courbes d’équipement individuel et d’équipement collectif des établissements scolaires, que le BYOD sera une vraie alternative à l’achat groupé. Ce  concept est toutefois très controversé, et fait l’objet de fortes critiques liées à la notion d’équité.

L’intérêt de ce type de politique doit être distingué en fonction du terminal concerné et du niveau scolaire en question. En ce qui concerne le smartphone, il convient de rappeler qu’en France son utilisation est interdite pendant les heures de cours à l’école et au collège depuis la loi du 3 août 2018 (sauf pour des activités pédagogiques et dans des conditions définies par le règlement intérieur de l’établissement). Au lycée, c’est le règlement intérieur qui s’applique. Toutefois, le ministère de l’Éducation qui fait des préconisations sur l’utilisation du BYOD dans le cadre pédagogique (guide des projets pédagogiques s’appuyant sur le BYOD – mars 2018) prévoit que le mobile multifonctions peut être utilisé dans ce contexte. Et c’est probablement là qu’il y a des pratiques à développer notamment au collège afin de « permettre aux jeunes de comprendre les usages pertinents, de développer une véritable autonomie responsable dans l’usage de leurs matériels personnels » (Devauchelle, 2019). En ce qui concerne les autres terminaux (tablettes, ordinateurs portables), il convient probablement d’être plus nuancé. D’abord, car la gestion d’une flotte de terminaux hétérogènes est techniquement compliquée (aussi bien en termes de sécurité qu’en termes de formation nécessaire à des outils pas toujours maîtrisés par les élèves). Ensuite, car il y a probablement là de réelles inégalités d’équipements entre les élèves (cf. partie I). Ainsi, à l’occasion du confinement, différentes enquêtes du ministère de l’Éducation ont montré (Cour des comptes, 2021) que sur environ 12 millions d’élèves 500 000 à 600 000 seraient en « rupture numérique » même si peu de chiffres précis existent et que les disparités territoriales sont vraisemblablement très importantes (notamment dans les territoires ultramarins le taux d’élèves en rupture numérique serait entre 7 % à la Martinique ou à la Réunion à 70 % à Mayotte). 249

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Aussi, à l’occasion de la pandémie, certaines collectivités ont-elles été amenées à équiper dans l’urgence un certain nombre de jeunes en difficultés. De même, l’État a-t-il mis en place dans le cadre du PIA le dispositif « territoires numériques éducatifs » destiné à comprendre quelles sont les conditions nécessaires à la mise en place sur un territoire donné de la continuité éducative (cf. partie II). L’équipement des établissements scolaires Les discussions autour des politiques du « one to one » et du BYOD ne doivent pas cacher le fait que, dans la plupart des établissements en France, c’est l’équipement de l’établissement qui est à la disposition des élèves et des enseignants. Ce dernier est hétérogène en fonction du niveau (INSEE, 2019). Dans les écoles maternelles en 2018 on estimait qu’il y avait 6,3 ordinateurs pour 100 écoliers. Dans les écoles élémentaires, ce chiffre se montait à 14,4 mais c’est aussi à ce niveau que l’on trouve l’essentiel des classes mobiles (3,6 pour 1 000 élèves). Dans le secondaire, on trouve 33,8 ordinateurs pour 100 élèves en collège, 43,9 dans les lycées d’enseignement généraux et technologiques (LEGT) et 62,0 dans les lycées professionnels (LP). Quand on compare au niveau européen (Cnam et Cnesco, 2020), on s’aperçoit que les collèges et lycées français sont mieux équipés que leurs homologues européens (4,5 élèves pour un ordinateur en collège en France contre 7 en Europe, 2,4 élèves en lycée professionnel contre 8 en Europe et 3,4 en lycée général pour 8 en Europe). Par contre, c’est l’inverse dans le primaire avec 12,5 élèves en France pour un ordinateur contre 8 en Europe, avec qui plus est, de très grosses inégalités. Ainsi, 20 % des élèves sont scolarisés dans des écoles comptant 3,7 élèves pour un ordinateur quand les 20 % d’élèves les plus défavorisés sont près de 33 élèves pour un ordinateur, ce qui rend les usages du numérique très limités (CNAM & CNESCO, 2020). De manière paradoxale, les écoles en zone rurale sont mieux équipées que celles des grandes agglomérations. Cela est probablement dû aux différents plans d’équipement des écoles rurales lancés par l’État. Une très faible part de ces ordinateurs est portable. En ce qui concerne les TNI, on en compte entre 13,3 et 20,3 pour 1 000 élèves dans le second degré et 17 pour 1 000 dans les écoles élémentaires. On compte 36 vidéoprojecteurs pour 1 000 élèves dans le secondaire, ce qui montre bien que la projection est un usage simple qui semble entré dans le quotidien des établissements et cohérent avec la forte utilisation des TIC par les enseignants pour la préparation de leurs cours. Par ailleurs, le taux d’équipement des établissements repose la question des salles spécialisées, notamment dans les matières scientifiques (physiques, chimie, SVT) et industrielles.

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Une fois les conditions matérielles de connexion mises en place, reste à savoir comment les écoles et les enseignants sauront tirer parti de cette opportunité et quelles nouvelles méthodologies de travail permettront que les élèves apprennent autrement, voire dans de meilleures conditions. À cet égard, la formation des enseignants, des parents, et de manière plus large de toute la communauté éducative est également, de l’avis de tous, une condition sine qua non.

La formation de toute la communauté éducative Le décalage entre les formations dispensées et les besoins des enseignants est encore souvent patent (cf. partie II). La formation des enseignants reste encore traditionnelle dans beaucoup de pays, un peu comme si inlassablement c’était toujours les cordonniers les plus mal chaussés, et la crise sanitaire a montré que l’accompagnement des enseignants dans le passage au numérique reste encore en grande partie à bâtir dans la plupart des pays. La France ne fait pas exception en la matière. En effet, la dernière étude TALIS pour la France (OCDE, 2018) montre que seuls 36 % des professeurs français permettent à leurs élèves d’utiliser les nouvelles technologies pour réaliser les travaux scolaires (contre 53 % en moyenne dans les pays de l’OCDE). Par ailleurs, à peine plus de la moitié (51 %) des professeurs interrogés déclarent avoir été formés à l’usage des nouvelles technologies pendant leur formation initiale et 29 % seulement se sentaient préparés et compétents pour utiliser ces dernières pour enseigner (contre 49 % dans les pays de l’OCDE). Enfin, 23 % des professeurs interrogés indiquaient avoir un fort besoin de formation sur ce thème contre 18 % en moyenne dans les autres pays. La Cour des comptes (Cour des comptes, 2021) rappelle l’importance qu’elle accorde à la formation des enseignants comme préalable indispensable à la diffusion des usages pédagogiques numériques et à l’utilisation des investissements effectués par les collectivités en la matière. Dès 2019, la Cour insistait sur la nécessité de rétablir une certification obligatoire des compétences numériques dans la formation initiale et la nécessité d’établir un plan de formation continue obligatoire (en 2018, pour 45 % des enseignants du second degré leurs besoins en formation n’étaient pas couverts et pour 56 % d’entre eux l’offre était insuffisante – Cour des comptes, 2021). Cette certification pourrait déjà s’inscrire dans le cadre de la mise en place de PIX. Le confinement a donné lieu à une véritable mobilisation autour de la formation des enseignants, soit autour de dispositifs privés comme 251

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OpenClassrooms ou lelivrescolaire ou de dispositifs publics par la mobilisation des réseaux de personnes ressources : délégations académiques au numérique éducatif, ou enseignants référents aux usages du numérique (ERUN) dans le premier degré, ou bien encore le réseau CANOPE (ex-CNDP) dont c’est désormais la mission avec notamment le projet de construction d’une plateforme (e-Inspe) de formation des enseignants. Mais de manière générale, les États généraux du numérique éducatif ont montré que la formation des enseignants au numérique, mais aussi à l’apprentissage à distance, le tout par discipline (Cnam & Cnesco, 2020), était encore largement à construire. Au-delà de la formation des enseignants qui apparaît comme un sujet de plus en plus crucial dans le déploiement du numérique éducatif en France, de plus en plus de voix s’élèvent pour demander la formation de toute la communauté éducative, y compris des parents. C’est avec le rapport Proxima (Benhamou, 2003) qu’a vraiment été mise en exergue la nécessité de mettre les parents dans la boucle de l’éducation numérique. Cette interrogation prend place dans une inscription tardive en France de la parentalité (Devauchelle, 2019) : les réseaux d’écoute, d’appui et d’accompagnement des parents (REAAP) sont créés en 1999 (et revendiquent en 2010 plus de 800 000 adhérents dans 100 départements). Il faut attendre 2013 pour que les espaces parents soient rendus obligatoires dans les établissements et que la notion de coéducation soit inscrite dans la loi de Refondation de l’école de la République. En parallèle, un certain nombre d’outils se mettent en place. Ainsi, le site lamallettedesparents.fr ouvert en 2018 par l’Éducation nationale est le prolongement d’une expérimentation lancée en 2006 dans l’académie de Créteil. Il comporte deux espaces. Le premier, pour les parents, présente les grandes étapes de la scolarité de la maternelle jusqu’au collège et répond à un certain nombre de questions générales en proposant des ressources sur des thématiques variées pouvant intéresser les parents (santé, cantine, lecture, harcèlement, bien-être,…). Le second donne des outils et des supports aux professionnels pour pouvoir animer les relations avec les parents et établir des liens de confiance. Très médiatisé lors de son ouverture, on a peu de statistiques sur la fréquentation réelle de ce site, ni d’évaluation pour savoir si ses objectifs sont atteints et dans quelle mesure. Ce sont aussi dans les années 2010 qu’ont été généralisés, dans le secondaire du moins, les espaces numériques de travail (cf. partie II) dont un des effets premiers attendus était l’ouverture de la « boîte noire » en donnant en ligne des accès aux parents à un certain nombre de services : présence, notes, mais aussi cahier de texte (qui rendu obligatoire en 2011 252

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est devenu le second service le plus utilisé avec les notes). Les enquêtes EVALUENT de 2016 et de 2019 montrent bien (Devauchelle, 2019) que « le lien numérique école est désormais inclus dans la norme de la grande majorité des parents. Reste à aller voir de plus près ce qui s’y fait réellement… et donc d’analyser… ce qu’il conviendrait de faire en matière d’accompagnement des parents face au numérique. » Le confinement est venu reposer avec force la question du rôle des parents dans le quadrilatère école-parents-enfants-numérique. En effet, outre les questions d’équipement et de connexion évoquées plus haut, plusieurs études montrent que certains parents ressentent le besoin de se faire accompagner. Ainsi, une étude de la société Microsoft en 2020 montrait que les parents n’étaient pas très confiants dans leur capacité à accompagner les enfants dans leurs devoirs grâce aux outils numériques (40 % ne se sentent pas suffisamment formés pour le faire, 58 % chez les moins diplômés d’entre eux, 54 % chez les femmes mais 47 % chez les hommes). Au final, une grande partie des parents ne se sentent pas au niveau pour accompagner leur(s) enfant(s) et plus encore quand ils sont en difficulté. Le confinement, en déplaçant l’école à la maison, a mis en exergue, le nécessaire rôle, ou du moins l’importance de l’accompagnement des parents, dans cette fameuse école digitale qui investit la maison par l’utilisation des technologies à des fins éducatives. Aussi, convient-il de réfléchir à mettre en place et à systématiser des actions envers les parents qui le nécessitent pour qu’ils (re)trouvent de la confiance et maîtrisent l’utilisation des outils technologiques dont leurs enfants se servent dans le cadre scolaire. Il est à noter que dans le cadre des expérimentations « Territoires numériques éducatifs » il a été confié à la « Trousse à projets » la mise en place d’actions de formation envers les parents. Le dispositif de conseillers numériques Dans le cadre du plan de relance de 2020, l’État a financé la mise en place de 4 000 conseillers numériques. Il s’agissait de financer pour deux ans (formation et rémunération à hauteur de 50 000 €) la création de postes de médiateurs numériques dans des collectivités ou des associations destinés à aider les 13  millions d’usagers éloignés du numérique à : prendre en main un équipement informatique ; naviguer sur Internet ; envoyer, recevoir, gérer des courriels ; installer et utiliser des applications utiles sur son téléphone ; créer et gérer ses contenus numériques ; connaître l’environnement et le vocabulaire numérique, apprendre les bases du traitement de texte.

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Le dispositif prévoit par ailleurs explicitement d’aider l’usager à accompagner son enfant : suivi de la scolarité, services communaux de l’enfance, sensibilisation aux usages numériques des enfants et aux mécanismes excessifs ou addictifs.

La mise en place de ces territoires numériques éducatifs peut être une bonne façon de structurer le numérique éducatif par plaque territoriale. Après l’Aisne et le Val-d’Oise, il est prévu de passer à 12 départements dans le cadre du PIA4. Il est possible d’espérer que se dégage à l’issue de cette phase un certain nombre de voies et de modèles pour structurer le numérique éducatif au moins au niveau primaire/collège. On pourrait imaginer alors que le déploiement sur les 91 départements restant se fasse sur la base d’un cahier des charges du « socle minimum du numérique éducatif » à mettre en place dans un certain délai et selon le choix de quelques modèles éprouvés, à charge pour les territoires de s’organiser sur le plan institutionnel, et à l’État de compenser les inégalités de moyens pour les mises à niveau tout au moins. C’est sur ces bases territoriales, en lien avec les Régions, que pourraient se déployer des environnements éducatifs protégés et j­uridiquement sécurisés.

Construire un environnement numérique juridiquement sécurisé La généralisation du numérique à l’école dès le plus jeune âge rend nécessaire d’être très au clair sur qui est responsable de quoi à quel moment, notamment dans la création des environnements éducatifs numériques qui posent, à cet égard, un certain nombre de questions juridiques : qui a accès à cet environnement fréquenté par des mineurs dans le cadre d’un service public ? Qui est responsable de ce qui s’y écrit ? Qui peut voir ce qu’y font les enfants ? Comme dans le monde physique, des règles devront être posées qui devront être connues et partagées par tous. Certaines choses, bien qu’évidentes dans le monde physique, ne le sont plus dans celui de l’Internet. Certains ne voient pas pourquoi essayer de construire des environnements numériques scolaires différents des services utilisés par le grand public dans la sphère privée, arguant que l’on n’apprend pas aux enfants à nager dans une piscine sans eau. Ce serait oublier que l’on ne fait pas la classe dans un supermarché ou dans une cabane. La construction et la maintenance des écoles ont un coût 254

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important. Construire des environnements numériques où les données personnelles des enfants sont protégées, enlever toutes sollicitations commerciales, sécuriser l’environnement des intrusions indésirables, tout en offrant ergonomie et qualité de service, a également un coût élevé. Il est d’autant plus nécessaire de protéger ces données que l’on souhaite enseigner aux élèves à se protéger d’Internet. Ainsi par exemple, il a fallu attendre, en mai 2012, d’avoir recensé soixante-neuf affaires de « rapports inappropriés » entre professeurs et élèves par les réseaux sociaux (dont sept ont mené à des inculpations), pour que le département d’éducation de la ville de New York décide d’interdire aux professeurs d’utiliser autre chose que les comptes officiels de l’établissement scolaire pour contacter les étudiants et a ainsi banni l’utilisation des réseaux sociaux du commerce (Facebook, Twitter, Flikr, etc.) pour communiquer avec les élèves. Pour sécuriser, sur le plan juridique, l’environnement numérique éducatif, il faut avoir traité au moins trois questions ; d’abord, celle de la responsabilité éditoriale et celle de la trace, ensuite, celle de la protection des données personnelles, enfin, celle des droits d’auteur. La réponse à ces trois questions permet de dessiner les caractéristiques des plateformes éducatives qu’il conviendrait de proposer aux élèves et aux communautés éducatives.

Responsabilité éditoriale et trace numérique La question de la responsabilité éditoriale touche en premier lieu les élèves qui ne sont pas toujours assez sensibles aux risques liés à la publication sur Internet et ses conséquences, d’autant plus que la trace laissée sur Internet est généralement très difficilement effaçable. L’éducation aux médias, si elle ne se résume pas à cet aspect, doit intégrer cette question (cf. supra). Citoyenneté numérique La CNIL a initié en 2013 un collectif de 70 acteurs très divers issus du monde de l’éducation, de la recherche, de l’économie numérique, de la société civile, de fondations d’entreprises,  etc., pour porter et soutenir des actions visant à promouvoir une véritable « culture citoyenne du numérique  ». Ses missions consistent notamment à initier et promouvoir des actions visant à sensibiliser et à former tous les publics, et notamment les plus jeunes, à un usage responsable et éclairé des technologies numériques et à encourager les échanges d’expériences entre les différents acteurs impliqués dans l’éducation au numérique. L’ensemble des ressources est réuni sur un site Educnum.fr

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Par ailleurs, pour les établissements, la responsabilité éditoriale relève du directeur de la publication. C’est à lui que revient la responsabilité de vérifier que le contenu de la publication en ligne respecte la législation sur la propriété littéraire et artistique (notamment le respect du droit d’auteur, de la non-atteinte à la vie privée ou au droit à l’image d’autrui, l’absence d’informations non vérifiées ou présentant le caractère d’un délit, enfin, le respect des exigences de la loi « Informatique et libertés »). En France, il s’agit du chef d’établissement dans le secondaire et le supérieur. Dans le primaire, dans la mesure où il n’y a pas de chef d’établissement au sens juridique du terme (puisque l’école n’est pas un établissement au sens juridique du terme), on considère que c’est l’inspecteur de l’Éducation nationale qui est responsable des sites des écoles de sa circonscription (par délégation du DASEN). La question des droits d’auteur est plus compliquée et n’a pas encore donné lieu à des solutions que l’on peut juger satisfaisantes, pour l’utilisation des œuvres dans le cadre de l’éducation.

Droits d’auteur et exception pédagogique Concilier la liberté de l’Internet et la rémunération des créateurs est un défi qui dépasse largement le monde éducatif et qui reste en France largement devant nous (Sénat, 2012). L’adoption de la directive européenne sur le droit d’auteur en 2019 qui obligera, lorsqu’elle sera transcrite dans les droits nationaux, toutes les plateformes en ligne à nouer des accords avec les ayants droit (permettant de couvrir les cas où les utilisateurs postent sans autorisation des contenus protégés par le droit d’auteur, Le Monde, 5 juillet 2018) a donné lieu à de nombreuses controverses et continuera probablement à le faire lors de sa transcription dans les droits nationaux. En ce qui concerne le monde éducatif, il existe souvent des statuts particuliers pour le droit d’auteur. En France, depuis le 1er janvier 2009, l’édition reconnaît une « exception pédagogique » qui permet aux enseignants d’utiliser et de diffuser suivant des conditions strictement définies par la loi et en contrepartie du versement d’une rémunération négociée sur une base forfaitaire, des extraits d’œuvres sans autorisation des ayants droit. Aussi, d’aucuns brocardent l’interdiction de montrer en classe une photo ou un tableau en entier, un film dans son intégralité, de chanter une chanson entière en classe, de faire étudier un poème, d’accrocher au mur les dessins des enfants, etc. Du côté de l’Union européenne, le livre vert « Le droit d’auteur dans l’économie de la connaissance » (Commission européenne, 2008) avait déjà fait le constat que certains États avaient mis en œuvre des 256

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accords avec les ayants droit pour une utilisation à des fins pédagogiques (communément appelée « exception pédagogique »). Or, précise le rapport, « cette forme d’octroi des licences présente le risque qu’aucun accord ou qu’un accord relativement restrictif ne soit conclu, créant ainsi une incertitude juridique pour les établissements d’enseignement ». Ce constat est encore vrai dans la plupart des pays européens. Aux États-Unis, pour clarifier la question de l’usage de ressources en milieu éducatif tout en respectant le droit d’auteur, le Congrès a voté le « Technology, Education and Copyright Harmonization Act » (TEACH Act, 2002). Ainsi, l’usage à des fins éducatives d’une œuvre protégée est permis en présentiel ou à distance tant qu’il respecte quelques principes. Cette exception éducative s’applique uniquement aux organismes d’État ou aux organismes d’enseignement à but non lucratifs accrédités par l’État. Les œuvres doivent être diffusées en mentionnant qu’elles peuvent être protégées par des droits, en rappelant la législation américaine, et en indiquant aux élèves les conditions d’usage exclusivement éducatifs du contenu. C’est la doctrine de l’usage équitable (« fair use »). Cette législation a cependant reçu deux critiques importantes : elle continue de faire peser un risque juridique localement dans la mesure où elle multiplie les conditions préalables d’utilisation, par ailleurs, elle n’encourage pas la constitution d’une filière de production pédagogique. Pour éviter les inconvénients inhérents aux systèmes européens et américains, les Canadiens ont adopté en 2012 la loi C-11 sur la modernisation du droit d’auteur qui propose de parler d’échange équitable (« fair dealing »). Les utilisateurs ont, dans un cadre pédagogique, des droits très larges d’utilisation gratuite sans condition. Cependant, les titulaires de droits peuvent s’opposer à ces utilisations pédagogiques par des DRM ou un avertissement clairement lisible sur le site de diffusion. Cependant, ces principes d’exception ne vont pas sans critique. Antoine Gallimard a estimé en tant que président du Syndicat national de l’édition en France, dans une lettre ouverte du 19 avril 2012 (www.sne.fr) au gouvernement canadien, que ces lois feraient peser un manque à gagner de 41 millions de dollars au secteur de l’édition, « demande-t-on aux fabricants de tables d’équiper gratuitement les classes “à des fins pédagogiques ?” ». Le cadre juridique, permettant une production pédagogique de qualité au service d’enseignants qui souhaitent disposer légalement de tous les contenus possibles pour enrichir leurs enseignements, reste en grande partie à construire. Mais plus encore se pose la question de la protection des données personnelles. 257

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Protéger et valoriser les données personnelles La qualité d’un système d’information dépend en grande partie de l’authen­tification de l’identité. Plus le système détient d’informations, plus il est dangereux de les stocker sans savoir précisément à quoi elles vont servir et comment elles sont sécurisées. Si dans le courant des années 2000, on a assisté à une sorte de parenthèse enchantée avec l’émergence du web 2.0 et des réseaux sociaux (où tout le monde mettait en ligne toutes les informations possibles sans se soucier des conséquences), les problèmes liés à la protection des données personnelles ont depuis pris toute leur place et ont fait l’objet d’une réglementation européenne stricte qui depuis a fait école. En France, l’entrée en vigueur (le 25 mai 2018) du règlement général européen sur la protection des données (RGPD) et les dernières dispositions de la loi du 6 janvier 1978 (loi « Informatique et Libertés » sont venues renforcer les règles relatives à la protection des données personnelles dans l’éducation nationale. À la suite d’un rapport des inspections générales (IGEN et IGAENR, 2018) sur la question, il existe depuis août 2018 un délégué à la protection des données (DPD) au niveau national pour le ministère et dans chaque académie qui vérifie que les responsables des traitements des données (le ministre et les directeurs d’administration centrale pour les applications nationales, le recteur et les directions métiers pour les applications académiques, le chef d’établissement dans le secondaire, le DASEN dans le primaire) ainsi que les sous-traitants et prestataires prenant part à ces traitements respectent le RGPD. Ils sont chargés de manière plus générale de veiller au respect du cadre légal relatif à la protection des données personnelles. Des parcours de formation ont été conçus pour sensibiliser les chefs d’établissement et les enseignants aux enjeux de l’utilisation des données scolaires numériques. Un comité d’éthique et d’expertise en matière de données numérique, présidé par Claudie Haigneré puis par Nathalie Sonnac3, a été créé en octobre 2019 auprès du ministre de l’Éducation nationale à qui il doit remettre des avis. Enfin, le RGPD a été pris en compte dans la mise en œuvre des services numériques ministériels (GAR et EduConnect) et des projets de services sous compétence partagée État-Collectivités (cf. infra). Enfin, des actions ont été mises en place pour mieux valoriser ces données dans un cadre protecteur. Ainsi, un administrateur ministériel 3. https://www.education.gouv.fr/le-comite-d-ethique-pour-les-donnees-deducation-12146

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des données a été nommé en septembre 2019 auprès du directeur du numérique pour l’éducation du ministère. Il doit contribuer à l’élaboration d’une gouvernance des données permettant leur meilleure circulation, utilisation et valorisation. Il a initié notamment le projet d’un data hub pour l’éducation à l’instar de ce qui a été fait dans le domaine de la santé avec le Health Data Hub. Par ailleurs, le ministère a constitué un groupe de travail spécifique du Conseil supérieur de l’éducation rassemblant des chercheurs dans le domaine de l’intelligence artificielle au service de l’éducation. Créer un « Education Data Hub » Le monde de l’éducation produit un nombre considérable et croissant de données issues des usages numériques des élèves des enseignants et de l’administration qui ne sont pas à ce stade valorisées (comme elles peuvent l’être, par exemple, par les GAFAM ou dans d’autres secteurs) pour : mieux comprendre les mécanismes d’apprentissages et mieux individualiser les parcours, aider les enseignants, mieux piloter les établissements et le système éducatif de manière générale. L’analyse des traces d’apprentissage (qui a donné lieu à un nouveau champ universitaire avec les « Learning Analytics »), et plus largement l’exploitation des données scolaires numériques appellent ainsi la création d’un dispositif de tiers de confiance, sécurisé et simple, mettant en relation les producteurs de ses données (notamment les acteurs de la Ed’Tech) et leurs utilisateurs, au premier rang desquels les chercheurs mais aussi les différents acteurs de la Ed’Tech pour améliorer leurs solutions, notamment dans le domaine de l’intelligence artificielle (cf. infra). Ce projet, dessiné lors des États généraux du numérique éducatif, est inscrit désormais dans la « Stratégie Nationale Enseignement et Numérique ». Espérons qu’il atteindra rapidement le succès du Health Data Hub.

En dépit de toutes ces avancées, la pandémie a montré combien il restait de progrès à faire en matière de protection des données personnelles, tant en termes de sensibilisation des enseignants à ces questions qu’en termes d’alternatives crédibles aux solutions proposées par les Gafam à leur fournir. En effet, des enquêtes ont montré que dans un premier temps, faute d’avoir pris en main des outils comme « ma classe virtuelle », les enseignants avaient beaucoup utilisé WhatsApp, Google suite, Zoom ou Discord : en cause, « un manque d’anticipation de l’institution, de culture numérique, mais aussi d’investissement à tous les niveaux dans des outils adaptés pour remplacer les Gafam » 259

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(Le Monde, 11 mars 2021). Ceci étant, à part les ENT et les solutions ministérielles, il est presque impossible de trouver des services qui soient compatibles 100 % au RGPD. Aussi, quand un enseignant utilise ce type de service, il devrait en théorie demander l’aval du chef d’établissement et, si les élèves ont moins de 15 ans, celui des parents également (ZDNet, 22 décembre 2020). Pour ne plus être sous le feu des critiques, les acteurs du numérique et de l’éducation, réunis dans l’AFINEF4, comptent sur un dispositif qui devrait être prêt fin 2021 dans lequel des organismes labellisés par la CNIL certifieront aux chefs d’établissement que les solutions proposées respectent la réglementation européenne. Par ailleurs, le ministère préconise de se tourner vers le logiciel libre et certaines associations comme Framasoft proposant des logiciels libres ont connu une montée en flèche de leurs utilisateurs. À la suite de la pandémie, le comité d’éthique et d’expertise en matière de données a émis un avis (2020‑15) effectuant plusieurs préconisations : le renforcement de la sensibilisation des enseignants à ces questions, la mise en place d’une réflexion sur l’évolution du statut des données d’éducation vers le statut de données sensibles, enfin la nécessité d’une vraie réflexion sur la souveraineté numérique en matière de numérique éducatif. En effet, le comité éthique a estimé qu’il était nécessaire de définir une stratégie nationale et portée par l’Europe concernant le développement de produits numériques d’éducation respectant les valeurs européennes et qu’il était souhaitable de développer une offre gratuite à l’échelle nationale ou européenne d’outils de bonne qualité, conviviaux, robustes, et qui respectent les valeurs éthiques portées par le RGPD. Cette mise en avant de la question de la souveraineté numérique pose avec force la question des plateformes éducatives qu’il convient de mettre en œuvre à disposition des communautés éducatives. « Les enseignants regardent les écrans des élèves pendant l’apprentissage à distance. Est-ce une atteinte à la vie privée ? » Ce titre est celui d’un article du journal Edweek, signé par Stephen Sawchuk en avril 20216. 4.  Association Française des Industriels du Numérique de l’Education et de la Formation. 5. https://www.education.gouv.fr/le-comite-d-ethique-pour-les-donnees-deducation-12146 6.  Teachers Are Watching Students’ Screens During Remote Learning. Is That Invasion of Privacy? https://www.edweek.org/technology/are-remote-classroom-managementtools-that-let-teachers-see-students-computer-screens-intrusive/2021/04

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Construire un environnement technique équilibré Quand les enseignants activent une session au début d’un cours synchrone à distance, ils peuvent voir des vignettes de l’écran de chaque élève, passer en revue les onglets qu’ils ont ouverts et lire l’adresse des sites Web qu’ils ont visités. Ainsi, ils peuvent connaître le nombre d’onglets ouverts par les élèves, fermer les onglets si les élèves sont sur YouTube, Spotify ou d’autres sites non liés aux leçons du jour, et envoyer des liens et des messages aux élèves. Les élèves, quant à eux, peuvent « lever la main » virtuellement pour demander de l’aide. Ainsi, l’enseignant à distance peut avoir le pouvoir de surveiller ce que fait l’élève, avec des limitations (pas d’activation de webcam, d’enregistrement du son, etc.). Mais vérifier ce que fait un élève, cela peut être de regarder ce qu’il y a sur la machine, également voir en direct ou enregistrer les écrans. Si, pour des examens, il faut avoir des fonctions de vérification étendues, jusqu’où est-ce acceptable de vérifier ce qu’il y a sur une machine qui peut être « familiale » ? De même, des services de soutien scolaire peuvent proposer d’accéder à de telles fonctionnalités, notamment en l’absence des parents en raison de leur travail. On peut penser à des sortes de dystopies croisées. D’un autre côté, via les élèves, les parents pourraient surveiller ce qui se passe dans une classe. Quel contrôle sur ces activités ? (Fedders, 2019).

Quelles plateformes éducatives pour nos enfants ? Il existe de très nombreuses plateformes numériques éducatives. On distingue en général celles qui s’adressent à la formation initiale (K12 dans le monde anglo-saxon), celles qui traitent de formation professionnelle et celles qui concernent l’enseignement supérieur (même si les frontières sont parfois poreuses entre les différents univers). On peut les classer en fonction du type de services qu’elles proposent, généralement regroupées sous quatre grandes catégories : services de vie scolaire, services et contenus pédagogiques, soutien scolaire, orientation. Elles sont publiques ou privées et s’adressent à tout ou partie de la communauté éducative (élèves, parents, enseignants). La notion de plateforme numérique Une plateforme numérique peut être définie (Célisse, 2020) comme un intermédiaire de confiance dématérialisé entre des offreurs et des utilisateurs de services et de solutions (ex. e-Bay qui a dématérialisé

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au niveau mondial le système des petites annonces). Ce qui caractérise une plateforme c’est sa capacité à créer de la valeur à partir d’un écosystème là où les modèles économiques traditionnels se déploient de manière plus « linéaire ». Dans un modèle classique, la valeur est créée par l’entreprise dans la pertinence des biens ou des services qu’elle propose. Dans le cas d’une plateforme, la valeur n’est pas créée à l’intérieur de l’entreprise mais à l’extérieur. Elle est bidirectionnelle. Les modèles commerciaux dépendent du fait qu’un type d’utilisateurs crée de la valeur pour d’autres types d’utilisateurs. La valeur vient de l’extérieur et l’avantage comparatif vient du contrôle de son écosystème par la plateforme. Par exemple, UberEats vend des plats qui sont cuisinés par des restaurants auquel il est associé. Il existe des plateformes dans tous les domaines : communication (Gmail), contenus (You Tube), services (Airbn’b), loisir (Netflix), santé (Doctolib), Education (Openclassroom). « L’industrie des services est révolutionnée par l’organisation algorithmique des marchés (Uber, Deliveroo) via les plateformes » (Célisse, 2020). Il existe différents types de plateformes : d’interaction (ex. Facebook), de contenus (ex. YouTube), de collecte de données (Wase), de places de marché (Airbn’b), de distribution (Outbrain), de services à la demande (Uber), informatique (Android Market), technologiques (Microsoft Azur).

Ces dernières années sont apparues un certain nombre de plateformes éducatives très impressionnantes par leur taille dont la croissance a été dopée par la crise sanitaire, notamment en Inde, en Chine ou aux États-Unis. Ainsi, en Inde, la plateforme Byju’s fondée il y a une dizaine d’années est une plateforme de cours en ligne pour les élèves de la maternelle au lycée (avec un accès gratuit aux ressources pendant deux semaines, puis une version payante aux alentours d’une centaine d’euros par an). Son audience a explosé avec la crise de la Covid et aurait atteint en 2020 plus de 80 millions d’utilisateurs dont 5,5 millions de payants. Son chiffre d’affaires aurait été multiplié par 2 cette année-là (2020) au cours de laquelle elle a levé 1 Md$. Elle serait ainsi valorisée à plus de 10 Md$. Après avoir visé plusieurs marchés anglophones (Australie, Nouvelle-Zélande, Singapour…), elle s’attaque à l’Europe (Allemagne, Royaume-Uni) sur le créneau des jeux éducatifs pour les 6/10 ans dans le cadre d’un partenariat avec Walt Disney. Créée en 2015, financée par Facebook, Unacademy a aussi profité de la crise en levant 150 M$, ce qui porte sa valorisation à plus d’1,5 Md$. À l’origine, à destination des étudiants, notamment pour passer des concours de la fonction publique, la start-up a profité de la pandémie pour élargir son public. Aujourd’hui, elle ambitionne 262

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de favoriser la réussite aux concours pour des frais allant de 20 à 150 $ par mois. En 2020, elle revendique plus de 30 millions d’utilisateurs et 350 000 utilisateurs payants. Dans un autre registre, la plateforme e-Basta est une marketplace créée en 2015 par le ministère de l’Éducation indien et qui propose un large choix de ressources éducatives (manuels, vidéos, exercices,…) gratuites ou payantes. Elle met en relation les enseignants, les élèves et les éditeurs. Elle permet l’accès à des ressources (gratuites ou payantes) et permet des transactions ainsi que des retours d’expériences. Le projet à l’origine avait aussi pour but de faire barrage à Amazon. En Chine, la plateforme Zuoyebang (cf. partie II), une plateforme d’e-learning (avancé), revendique 170 millions d’utilisateurs actifs ­ mensuels (dont 50 millions quotidiens et 2 millions payants). Créée par Baidu en 2015, elle aurait levé près de 3 Md$ en 2020, portant sa valorisation à plus de 10 Md$. Elle s’appuie sur une application d’e-learning utilisant le machine learning pour prodiguer des cours en ligne, des leçons en direct et de l’aide aux devoirs à des élèves allant des classes de la maternelle jusqu’à celles de terminale. Yuanfudoa, sa principale concurrente (financée par Tencent), possède plus de 30 000 employés et propose plusieurs outils d’éducation en ligne. Elle a levé plus de 2 M$ et serait valorisée plus de 20 Md$. Elle revendique 400 millions d’utilisateurs à travers la Chine. Ce développement très important des sociétés technologiques éducatives chinoises pousserait le ministère de ­l’Éducation à essayer de les contrôler, notamment afin qu’elles ne poussent pas trop de publicités sur leur plateforme. À partir des États-Unis, les Gafam déploient de façon massive dans le monde entier leurs plateformes, services et contenus à travers le monde (cf. partie II) : Gsuite for education, Amazon Academy, Amazon Education, Facebook for education, Apple School Manager, Microsoft Educator Center, etc. Par ailleurs, hors GAFAM, Coursera, la start-up créée en 2012 pour faire des MOOC (cf. partie I), a levé en 2019 plus de 100 M$, portant sa valorisation à plus d’un milliard. Elle revendique aujourd’hui 40 millions d’apprenants, 1 800 entreprises et 150 universités. De la même façon, les entreprises Guild Education en matière de formation professionnelle ou Better up créée en 2013 et plus spécialisée dans le coaching ont levé respectivement plus de 150 et plus de 100 M$. Dans ce contexte, les plateformes européennes sont beaucoup plus modestes en termes de taille tout du moins. Ainsi, Ed tech impact au Royaume-Uni est une plateforme à l’attention des enseignants et des parents d’élèves qui leur permet de partager des retours d’expérience et d’évaluer près de 1 500 solutions proposées par les différents acteurs de la EdTech. Dans la même veine mais destinée aux seuls enseignants, 263

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la récente plateforme Etreprof permet des recommandations de contenus et de ressources pédagogiques entre enseignants. Côté plateformes privées, on peut citer Openclassrooms ou 360 learning, plateformes françaises qui ont réussi en 2018 et 2019 des levées respectives de 60 et 41 M€. Openclassrooms Openclassrooms a été lancé à la fin des années 1990 par deux jeunes étudiants, Mathieu Nebra et Pierre Dubuc. À l’époque, la plateforme portait le nom de Site du Zéro et proposait des cours gratuits pour apprendre à coder.  Depuis, la start-up, créée en 2013 et qui s’est donnée pour objectif « de rendre l’éducation accessible à tous » selon Pierre Dubuc, a connu une croissance très forte (même s’ils sont très discrets sur le CA ses dirigeants revendiquent actuellement 150 % par an) et d’aucuns lui prédisent de devenir la prochaine licorne (entreprise dont la valorisation est supérieure à un milliard) européenne. Elle s’est développée de différentes façons. Elle a d’abord développé des cours dans le supérieur délivrés soit par des experts reconnus, soit par des écoles prestigieuses (Polytechnique, Sciences Po Paris), puis s’est rapidement tournée vers la formation professionnelle continue. Elle revendique aujourd’hui plus de 1 000 cours essentiellement dans les domaines du code et de la culture numérique regroupés dans 400 certifications et 48 parcours diplômants (Xerfi, 2020). En 2016, elle a signé un partenariat avec Pôle Emploi pour proposer sa formule Premium solo (contenus illimités pour 20 € par mois) gratuitement aux inscrits à Pôle Emploi. En 2019, elle a signé un partenariat avec SalesForce pour délivrer à ses salariés une formation certifiante. Elle travaille aussi avec Google sur une formation pour les travailleurs indépendants. Elle a également mis en place une formation d’apprentissage 100 % en ligne et a connu avec la pandémie, comme tous les acteurs du secteur, une croissance très forte. L’entreprise qui rembourse – sous certaines conditions – la formation si l’étudiant n’a pas trouvé un emploi lui correspondant dans les six mois, se donne comme objectif de former un million d’étudiants par an d’ici 2025 et s’est dotée du statut d’entreprise à mission au printemps 2019. En juin 2021, OpenClassrooms a encore levé 80 M€ lors d’un tour de table mené par un fonds d’investissement spécialisé dans l’éducation.

En France, la crise sanitaire a montré l’hétérogénéité des plateformes ou environnements numériques « publics » ou assimilables à du public qui sont à la disposition du système scolaire. En ce qui concerne les applications de vie scolaire, c’est une société créée par des enseignants 264

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en 1992 Index Education qui avec son logiciel réalisant les emplois du temps (ETD) et ses services de vie scolaire (Pronote) équipe respectivement 80 % et 60 % des établissements du secondaire. À l’origine, spécialiste de la vie scolaire (son système pour réaliser les emplois du temps est très performant), Index Education essaye de ne plus seulement se connecter aux espaces numériques de travail mais d’offrir de plus en plus les outils de communication et les fonctionnalités nécessaires au travail pédagogique. À noter que suite au rapport de la Cour des comptes de 2019, qui s’inquiétait que l’ensemble des données personnelles de la communauté éducative soit dans les mains d’une société privée qui pouvait être rachetée à tout moment par des « éditeurs étrangers qui se verraient ainsi donner un accès privilégié au cœur même du système éducatif français », la Caisse des dépôts et consignations a pris le contrôle de cette société via deux entités de son Groupe : la Banque des territoires et Docaposte. Les espaces numériques de travail (cf. partie II) ont connu un renouveau à la faveur de la pandémie. Il est vrai qu’ils ont permis dans le secondaire une prolongation virtuelle de l’établissement, sécurisée, sans publicité et dont le traitement des données personnelles régi par le SDET7 est conforme aux exigences du RGPD. Ils ont été atteints majoritairement par smartphone mais aussi par ordinateur quand il fallait effectuer du travail pédagogique à distance. Les usages ont naturellement diminué après le confinement même s’ils sont restés bien supérieurs à ce qu’ils étaient avant. La principale force des ENT tient dans l’ampleur de leur déploiement et tout ce qu’il implique (l’existence de partenariat état/collectivités, la passation de marchés sur l’acquisition, le déploiement et la maintenance de services numériques par la collectivité,…). Il serait souhaitable qu’ils soient désormais calibrés en termes de résistance à la montée en charge des usages (beaucoup sont tombés au début du second confinement) et qu’ils puissent évoluer pour mieux correspondre aux besoins actuels de la communauté éducative. Une telle évolution en termes de fonctionnalités comme en termes de qualité de service se traduirait nécessairement en termes de coûts mais il convient de relativiser pour le système éducatif la part du coût du numérique par rapport à celle du « physique » (construction et équipement), mais plus encore, des enseignants – même si elle ne se substitue à aucun des deux. 7.  Le schéma directeur des environnements numérique de travail est un cahier des charges, technique, juridique et fonctionnel que les espaces numériques de travail doivent respecter. Il est régulièrement remis à jour par le ministère de l’Éducation nationale. Sa version 6.3 date de 2019 et intègre les compléments juridiques relatifs au RGPD ainsi que les modalités d’articulation avec le guichet national « EduConnect ».

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Avec la crise, le CNED Académie Numérique8 a offert deux services : « ma classe à la maison » et « la classe virtuelle ». Ma classe à la maison propose des parcours pour chaque niveau de scolarité (primaire, collège, lycée) conformes aux programmes et permettant aux élèves de réviser leurs cours. La classe virtuelle repose sur la visioconférence et permet aux enseignants de faire travailler les élèves. Après une première période de saturation (comme la plupart des dispositifs à distance) « ma classe à la maison » a connu une belle fréquentation avec 1,8 million de familles inscrites début juillet 2020. Pour « la classe virtuelle » la croissance a été progressive et différente selon les niveaux. Au final, à la fin du premier confinement, 480 000 enseignants étaient inscrits sur la plateforme. Enfin, la direction du numérique pour l’éducation du ministère de l’Éducation nationale a développé en version bêta après le premier confinement une plateforme ayant vocation à proposer les outils essentiels du quotidien à l’ensemble des agents de l’éducation nationale (Apps.education.fr), notamment des outils de visioconférence, de traitement de texte, de stockage de fichiers, ou des outils de création de blog. Ces services sont surtout destinés aux enseignants et aux établissements du primaire qui en sont dépourvus. Figure 1. Le dispositif du numérique éducatif pendant la crise sanitaire

8. Le Centre national d’enseignement à distance  (CNED) se veut aussi être ­l’Académie numérique, c’est-à-dire un établissement de complémentarité et non de compensation aux côtés du ministère de l’Éducation nationale.

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La figure ci-dessus, de la Cour des comptes sur le dispositif du numérique éducatif pendant la crise sanitaire, montre bien à la fois la diversité de dispositifs qui existe mais aussi la nécessité de structurer les plateformes proposées aux enseignants, aux élèves et à leurs parents afin de leur donner accès à des ressources qualifiées à l’instar de ce qui est fait dans le domaine de la formation professionnelle avec le compte personnel de formation. Le compte personnel de formation Le compte personnel de formation est issu de la réforme de la formation professionnelle de la loi du 5 septembre 20189 qui transforme le compte personnel de formation en droit réel et individuel, sans intermédiaire ni autorisation grâce à une application mobile. Il a donné lieu à une plateforme « Mon Compte Formation » (site internet et application mobile) opérée par la Caisse des dépôts et consignations qui permet à 38  millions d’actifs français (travailleurs salariés, agents publics ou indépendants) de gérer simplement leur formation à partir d’un terminal mobile (Internet, tablette ou smartphone). Tous les utilisateurs ont un compte monétisé (depuis 2019) sur lequel figure la somme à laquelle ils ont droit pour se former. Ils ont également accès (en 2020) à un catalogue de plus de 300 000 formations (correspondant à plus de 900 000 sessions pour plus de 5 000 certifications proposées par quelque 17 000 organismes de formation), la neutralité des algorithmes remontant les formations a été particulièrement travaillée. Ils peuvent s’y inscrire, les payer et les évaluer en ligne. Ils peuvent également chercher des financements complémentaires (Employeur, Région ou Pôle Emploi). Un an après le lancement de l’application mobile le 21 novembre 2019, un million de formations avaient été financées par le CPF pour un milliard d’euros.

En conclusion de ce chapitre, la pandémie a vraiment montré qu’il était nécessaire de passer un cap en termes de maturité en ce qui concerne l’univers numérique éducatif offert aux communautés éducatives. Il s’agit peut-être tout simplement de donner corps à un vrai service public du numérique éducatif en mettant en place une/des plateforme(s) comprenant des environnements et des services numériques auxquels n’a accès que la communauté éducative mais permettant des usages à toute la communauté éducative (c’est-à-dire résistant à 9.  « Pour la liberté de choisir son avenir professionnel ».

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la pression du choc d’un usage intensif ). L’accès aux ressources devrait y être facilité aussi bien sur le plan technique qu’en termes de qualification des contenus proposés. Enfin, il s’inscrirait dans une souveraineté numérique nationale ou européenne bien comprise qui fait que les données seraient hébergées sur le territoire national ou européen et que leurs traitements s’inscriraient dans un cadre à l’éthique contrôlée.

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Chapitre 12

Comprendre comment on apprend et comment les systèmes d’apprentissage peuvent s’en emparer Sur les questions d’apprentissage et d’enseignement, un défi central concerne la recherche et son articulation avec les pratiques : mieux connaître la manière dont on apprend, à tout âge, et comment ces connaissances peuvent aider à améliorer les pratiques des acteurs de l’éducation et le fonctionnement des institutions éducatives. Comment les recherches fondamentales éclairent-elles les questions d’apprentissage et comment leurs méthodes et résultats peuvent-ils éclairer et transformer les méthodes d’enseignement et plus généralement ce qui se produit dans une multiplicité de contextes d’enseignement et d’apprentissage ? Le programme est vaste et complexe. En France, on a assisté pendant longtemps à des débats à propos de grandes théories de l’apprentissage, entre Piaget et Vygotsky, puis suite aux travaux des psychologues russes, à propos des théories de l’activité reprises par les Américains. Ces derniers, très ouverts aux technologies, ont développé des théories sur l’intervention éducative, notamment à l’aide de machines à enseigner, et se sont rapidement ouverts aux apports de l’informatique, dans toutes les dimensions, des théories de l’apprentissage aux théories de l’enseignement. Mais ce sont les sciences du cerveau qui occupent actuellement le devant de la scène. 269

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Dans la deuxième partie, nous avons dressé un panorama des recherches directement consacrées au numérique et à l’éducation, nous allons brièvement présenter le paysage des recherches plus fondamentales sur l’apprentissage, notamment les recherches consacrées au fonctionnement du cerveau, puis nous verrons les relations qui peuvent se construire avec les mondes de l’enseignement.

Sciences du cerveau et sciences de l’apprendre ? Si au début du xxe siècle, les recherches sur l’apprentissage émergeaient de la médecine et de la philosophie, c’est la psychologie expérimentale qui va devenir dominante au milieu du xxe siècle. En lien avec le développement de l’informatique et de l’intelligence artificielle, les sciences cognitives ont pris le relais dans les années soixante-dix. Elles ont été concurrencées par les neurosciences. Toutefois, dès que l’on va au-delà d’une vision individuelle des apprentissages et que l’on s’intéresse aux différents contextes dans lesquels les apprentissages se déroulent, le fonctionnement du cerveau n’est pas le seul facteur à considérer. Ainsi, selon Hoadley (2018), à l’arrivée de théories plus situées de la pensée et de l’apprentissage, les chercheurs en éducation travaillant dans le domaine des sciences cognitives ont été quelque peu frustrés par la grande distanciation des sciences cognitives avec la cognition « dans la nature » (selon le terme de Hutchins en 1995, cognition in the wild), orientant vers le cadre plus large des « sciences de l’apprendre ».

Des « sciences de l’apprendre » en construction L’expression « learning sciences » que l’on peut traduire par « sciences de l’apprendre » est récente. Selon Hoadley (2018), union entre les sciences cognitives et l’informatique et ouverte à d’autres disciplines, elles sont nées à la fin des années quatre-vingt. Elles étudient comment les gens apprennent et comment soutenir l’apprentissage, selon quatre caractéristiques importantes : elles sont empiriques, interdisciplinaires, contextualisées et orientées vers l’action. Leur histoire reflète l’influence des nombreuses autres disciplines qui s’intéressent à l’apprentissage et à la manière de le soutenir (par exemple, l’anthropologie, l’éducation, la psychologie, la philosophie). 270

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Trois tendances majeures ont conduit à leur éclosion. D’abord, l’abandon des modèles purement behavioristes a ouvert d’autres bases théoriques. Ensuite, le lien entre les théories et les méthodes de recherche traditionnelles de la psychologie avec les approches de disciplines variées (informatique, anthropologie, linguistique et philosophie) a contribué à mettre au premier plan le contexte et la culture en tant que facteurs clés de l’apprentissage (en dehors de la psychologie individuelle des apprenants ou des particularités d’une conception pédagogique). Enfin, la technologie informatique a orienté un ensemble de travaux vers les questions de conception. En effet, il semble que les sciences de l’apprendre ne peuvent se limiter à une seule science. D’abord, parce que l’apprentissage se déroule selon des échelles de temps très différentes, du temps très court (centième de seconde) au temps long (plusieurs années) et que chaque échelle de temps contraint les recherches qui peuvent être menées, en termes de problématiques, d’instruments, de types de données à recueillir et à analyser et de contrôle possible sur les variables investiguées. Entre l’utilisation d’un oculomètre (suivi oculaire) sur une séance de travail et l’analyse des trajectoires d’une population particulière sur une vingtaine d’années, on ne traite pas vraiment des mêmes types de données. Il n’y a pas de raison scientifique de refuser des données et des comptes rendus qui peuvent éclairer notre connaissance des processus d’apprentissage, quelle qu’en soit leur durée. En outre, certains processus d’apprentissage se déroulent dans des contextes spécifiques loin d’un quelconque contrôle expérimental et sont peu reproductibles. Ils peuvent être décrits et mis en perspective avec des modèles d’interprétation. Leur existence peut être attestée mais leur force de preuve est limitée. D’un autre côté, on peut analyser des phénomènes bien contrôlés sur une durée très courte, ce qui permet d’obtenir des résultats attestés dans le contexte étudié, mais leur généralisation est souvent hasardeuse, voire abusive. Dans la plupart des cas, c’est bien la robustesse des modèles et leur pouvoir explicatif qui sont en jeu. La difficulté est que les différentes disciplines ont chacune des modèles et des cadres spécifiques, leurs propres problématiques, leurs propres instruments, leurs propres résultats, conduisant à des points de vue particuliers, pas faciles à articuler et parfois peu conciliables. Il n’y a pas une seule science qui puisse régenter toutes les autres. Pourtant, comprendre le fonctionnement même du cerveau est un thème central et certains pourraient penser qu’il livre ou qu’il livrera les clés principales de compréhension des apprentissages. 271

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Les neurosciences : une « grande » aventure scientifique contemporaine L’étude du cerveau et de son fonctionnement est un domaine scientifique qui fait rêver, comme un continent encore très peu connu que les scientifiques découvrent peu à peu. C’est un champ de recherche prioritaire qui mobilise de nombreuses équipes disposant d’importants soutiens financiers. Ainsi, le Human Brain Project (HBP), qui a débuté en 2013, réunit plus de 500 scientifiques et ingénieurs de plus de 140 universités, hôpitaux universitaires et centres de recherche à travers l’Europe. Son ­objectif est de faire progresser trois domaines scientifiques fondamentaux : les réseaux cérébraux, leur rôle dans la conscience et les réseaux neuronaux artificiels. Il met en place une infrastructure de recherche, nommée EBRAINS, afin de faire progresser les neurosciences, la médecine, l’informatique et les technologies inspirées du cerveau et pour créer des plateformes de recherche durables qui profiteront à l’ensemble de la communauté. Son site Web montre les avancées récentes dans le domaine1. Sur cette question, le comité formation de la Society for Neuroscience (SfN) a publié un article faisant un bilan rapide des avancées des neurosciences dans les cinquante dernières années et fournissant des éléments de prospective pour les cinquante prochaines (Alitmus et al., 2020). Les innovations techniques (électrophysiologie, la PCR2 ou réaction de polymérisation en chaîne, et le séquençage génomique) ont ouvert de nouvelles possibilités d’expérimentation conduisant à des avancées considérables dans la compréhension des processus cellulaires et moléculaires qui conditionnent nos pensées, nos désirs et nos actions. Deux réalisations notables : le plan complet des connexions neuronales d’un cerveau et un atlas cellulaire complet du cerveau des mammifères. Les neurosciences du développement devraient pouvoir décrire comment des facteurs internes et externes modifient la trajectoire des neurones individuels, des circuits et du cerveau pour modifier le risque de maladie. De même, la recherche va pouvoir commencer à déchiffrer comment des groupes de neurones et des régions éloignées travaillent ensemble pour entraîner des comportements. Beaucoup de progrès ont été réalisés en matière de détection, de pronostic et de 1.  Voir https://www.humanbrainproject.eu/en/science/highlights-and-achievements/ 2. https://fr.wikipedia.org /wiki/R%C3%A9action_en_cha%C3%AEne_par_ polym%C3%A9rase

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traitement des patients atteints de troubles neurologiques et neuropsychiatriques et plus largement dans la compréhension de la manière dont certaines maladies perturbent le fonctionnement du système nerveux. Ce domaine est sans conteste en pleine expansion, avec de nombreux résultats bien établis et une promesse d’une compréhension plus complète du système qui nous permet d’interagir avec le monde qui nous entoure, mais avec des manières très différentes. Les auteurs (Alitmus et al., 2020) insistent d’ailleurs sur la nécessité pour les neuroscientifiques de reconnaître l’importance de la diversité. Pour ces mêmes auteurs, les neurosciences ont des impacts, en dehors de leur champ clinique, et s’étendent « à la salle de classe, au tribunal et même à l’épicerie ». « En effet, les neurotechnologies font déjà leur entrée dans nos foyers, promettant de stimuler les capacités cognitives, malgré l’insuffisance de preuves rigoureuses de leur efficacité » (nous soulignons). Les neurosciences sont ainsi au cœur de nombreux sujets sociétaux autres que la médecine, notamment l’éducation, la consommation et le système judiciaire (Sigman et al., 2014), avec un grand potentiel d’amélioration durable de la santé humaine, de l’environnement et de la société. Toutefois, s’agissant d’éducation, Michel Fayol (2016) constate un « apport extrêmement faible ». Les neurosciences relèvent plutôt de la recherche fondamentale et, pour ce qui concerne l’apprentissage, elles s’appuient sur les travaux de la psychologie cognitive et des études comportementales et constatent des effets comme l’attention ou la mémorisation qui ont presque toujours été préalablement établis par les approches cognitives ou comportementales. Il va plus loin en affirmant que les « neurosciences ne constituent actuellement pas une ressource pour la pédagogie, sauf dans un cas très précis, celui des pathologies. Les dyscalculie, dyslexie, troubles du langage, troubles de l’espace : là, l’approche neuroscientifique peut apporter des informations sur le plan diagnostique et sur les modalités d’intervention ». En effet, pour Sigman et al. (2014), les neurosciences ont grandement contribué à notre compréhension de la façon dont les élèves atteints de dyslexie, de trouble déficitaire de l’attention avec hyperactivité et d’autres troubles apprennent. Point de vue partagé par Arboix-Calas (2018) qui souligne la liaison forte des neurosciences avec l’enseignement spécialisé. Toutefois, des critiques sont émises sur des approches encore trop spécifiques et parcellaires, basées sur des classifications plus administratives que scientifiques des difficultés repérées (des écarts de performance dans des classes d’âge), dans une conception 273

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niant le caractère culturel des pratiques d’enseignement et d’apprentissage (Giroux, 2011). De manière plus large, les apports à l’éducation ne vont pas de soi. Un champ spécifique, la neuroéducation, y est consacré.

La neuroéducation : lien entre les neurosciences et l’éducation ? La neuroéducation est un domaine qui associe les résultats de la recherche en neurosciences du développement et en neurosciences cognitives à des stratégies éducatives (Sigman et al., 2014). Pour Thomas, Ansari et Knowland (2018), ce domaine interdisciplinaire vise à traduire les résultats de la recherche sur les mécanismes neuronaux de l’apprentissage en pratiques et politiques éducatives et à comprendre les effets de l’éducation sur le cerveau. Il peut interagir directement avec l’éducation, en considérant le cerveau comme un organe biologique qui doit être dans des conditions optimales pour apprendre (« santé du cerveau »), ou, indirectement, en façonnant la théorie psychologique, qui va elle-même influencer l’éducation. Afin de mieux comprendre ce que recouvre la neuroéducation, une revue de la littérature du domaine sur trente ans (Feilera et Stabiob, 2018) a mis en évidence les aspects essentiels présents dans les 64 papiers étudiés. Elle met en exergue trois thèmes centraux : 1) l’application des neurosciences à l’apprentissage en classe : la clé est que l’impact des neurosciences éducatives ne réside pas seulement dans les découvertes réalisées, mais dans son potentiel à « améliorer les pratiques éducatives ». À cet égard, elle a souvent été souvent qualifiée de science translationnelle ; 2) une collaboration interdisciplinaire : psychologie, neurosciences et éducation ; 3) un traducteur de langages : la traduction de langues, de paradigmes de pensée, et de méthodes qui ont historiquement appartenu à des disciplines différentes. L’idée est de faire un pont entre des disciplines. Les auteurs rendent compte de débats et de controverses. La neuro­ éducation ne serait-elle pas « juste un nouveau nom pour la psychologie cognitive ? » ou alors « un pont trop loin », en accord avec les affirmations de Michel Fayol : on n’en sait pas encore assez pour avoir des applications directes en salle de classe. Pour le moment, une grande partie de la recherche initiale est axée sur la compréhension des raisons pour lesquelles les méthodes d’enseignement qui « marchent » fonctionnent 274

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effectivement. Pour Thomas (2013), on s’attend à ce que les neuro­ sciences produisent rapidement des méthodes d’enseignement révolutionnaires avec des effets à grande échelle. Mais comme nous l’avons déjà signalé, les méthodes requises pour recueillir des données neuro­ scientifiques, telles que l’imagerie cérébrale, nécessitent des situations expérimentales contrôlées. Celles-ci sont loin du contexte du comportement naturaliste dans la salle de classe et, dans ce contexte, leur v­ alidité est donc douteuse. La dernière controverse soulevée est caractéristique : les neuro­ sciences éducatives ne conduiraient-elles pas à produire et à perpétuer des neuromythes ? La question des neuromythes est abondamment traitée. Son étude n’est en rien basée sur l’imagerie médicale, mais sur une forme d’étude assez classique des croyances d’une population spécifique dans un domaine. Ici, c’est celui des neurosciences et la population est celle des enseignants. Le mode de raisonnement utilisé par les chercheurs sur les neuromythes est intéressant. Selon Tracey Tokuhama-Espinosa (Heller, 2018), les enseignants ont recueilli de nombreuses informations erronées sur le cerveau humain, ce qui, d’après elle, peut facilement les amener à enseigner d’une manière qui nuit aux enfants. Elle cite l’idée que nous n’utilisons que 10 % de notre puissance cérébrale, ou que certaines personnes ont le « cerveau droit » et d’autres le « cerveau gauche », que l’écoute de la musique classique vous rend plus intelligent ou l’idée (popularisée par certaines des premières recherches sur le cerveau) selon laquelle des capacités spécifiques sont enfermées dans des parties spécifiques du cerveau, l’aptitude spatiale dans une partie, la lecture dans une autre, les mathématiques dans une autre. On ne voit toutefois pas clairement en quoi ces croyances peuvent conduire à des enseignements qui nuisent aux enfants. Plus directement liée aux pratiques éducatives et la plus répandue chez les enseignants, est la croyance en différents styles d’apprentissage (par exemple, visuel, auditif, kinesthésique), qui a été démentie à maintes reprises, d’après de très nombreuses sources. Si cette croyance conduit les enseignants à donner aux élèves un enseignement uniquement basé sur leur style d’apprentissage préféré, en négligeant les autres modalités d’apprentissage, l’effet peut être néfaste. Cependant, à part des enseignements très ou trop personnalisés (ce que nous verrons dans le chapitre suivant), multiplier les approches pour un groupe peut être plutôt bénéfique. Une autre revue de près de vingt ans (Torrijos-Muelas et al., 2021) réalisée sur les articles de recherche consacrés aux neuromythes, retenant 275

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24 papiers, recense au total 39 neuromythes. Beaucoup d’entre eux sont persistants. Construits à la base d’un noyau de vérité (des résultats scientifiques valides les soutiennent), ils ont été frelatés en raison de mauvaises interprétations, de simplifications excessives, voire d’une interprétation erronée de ces résultats. Au-delà des différences socioculturelles, il n’est pas clair d’identifier ce qui peut, en quelque sorte, immuniser contre ces croyances fausses ou ce qui favorise leur adoption, les résultats sont contradictoires. Une étude aurait montré qu’acquérir quelques connaissances en neurosciences ne constitue pas un facteur de protection efficace contre les idées fausses. On ne sait pas grand-chose du processus qui conduit à la propagation des neuromythes : une littérature pseudo-scientifique, des difficultés de communication qui seraient communes à toutes les sciences translationnelles ou appliquées qui font appel à de multiples disciplines ? Finalement on ne sait pas vraiment à quoi cela conduit avec les élèves. Toutefois Krammer, Vogel et Grabner (2020) trouvent que les preuves de nuisance des neuromythes pour la pratique pédagogique sont encore très rares. Dans une étude consacrée aux liens entre les croyances de 255 étudiants-enseignants en matière de neuromythes et leurs résultats scolaires (moyenne générale et cours pratiques de première année), ils ont constaté une absence de lien. Selon Tokuhama-Espinosa (2018), compte tenu des connaissances actuelles, quelques grands résultats peuvent être considérés comme admis : les cerveaux humains sont aussi uniques que les visages. Ils sont plastiques, changent constamment avec l’expérience et abordent différemment les tâches d’apprentissage, ces dernières nécessitant une forme de mémoire et une forme d’attention. Sur cette base, il est facile de détecter des neuromythes, lorsque des propositions sont généralisées à tous les cerveaux sans distinction, ou lorsque des catégorisations strictes sont proposées ou des quantifications générales sont données. Toutefois, il est tentant de communiquer des résultats « chocs » et ­l’attrait séduisant des explications des neurosciences est bien attesté. Selon Weisberg et al. (2008), les informations neuroscientifiques semblent susciter davantage d’intérêt de la part du public, même si elles sont non pertinentes dans l’explication d’un phénomène psychologique et même si elles « peuvent interférer avec les capacités des gens à considérer de manière critique la logique sous-jacente de cette explication ». De nouvelles techniques d’enseignement sont davantage susceptibles d’être crues lorsqu’elles sont accompagnées d’images du cerveau. Ainsi, pour mieux capter l’attention de leurs élèves (ce qui est recommandé), les enseignants pourraient être tentés d’insérer des faits neuroscientifiques 276

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qui n’ajoutent rien au contenu de leur cours. Parce que cela concerne le cerveau, cela semble passionnant, nouveau et important (Le manque de preuves nuit aux programmes de neuroéducation)3. Ces constats conduisent à envisager différentes formes de lien entre les neurosciences et l’éducation, mais aussi à l’importance de se rappeler que la personne humaine ne se réduit pas à son cerveau : elle a un corps et c’est un être social. On n’apprend pas tout seul, mais avec les autres, dans des environnements culturels et sociaux, des organisations, multiples héritages du passé, sans cesse en construction, déconstruction, reconstruction.

Connaître le cerveau ne suffit pas : le tournant social vers les sciences de l’apprendre How People Learn: Brain, Mind, Experience, and School est un livre dirigé par John D. Bransford, Ann Brown et Rodney Cocking et édité par la National Academy of Sciences des États-Unis. Il a été publié pour la première fois au printemps 1999. Il y a vingt ans, il présentait les résultats des recherches récentes sur l’esprit, le cerveau et les processus d’apprentissage. Il examinait les nouvelles découvertes en matière de théorie de ­l’apprentissage et leurs implications sur ce qui est enseigné, la manière de l’enseigner et l’évaluation des apprenants. Il montrait également comment les théories et les idées peuvent se traduire en actions et en pratiques. Une version étendue a été publiée ainsi qu’une version 2, How People Learn II: Learners, Contexts, and Cultures, mettant en exergue les contextes et la culture. Une prise de position intéressante : « Si les humains partagent des structures et des processus cérébraux de base, ainsi que des expériences fondamentales telles que les relations avec la famille, les étapes liées à l’âge, et bien d’autres encore, chacun de ces phénomènes est façonné par les expériences précises d’un individu. L’apprentissage ne se déroule pas de la même manière pour tous, car les influences culturelles s’exercent dès le début de la vie. Ces idées sur l’imbrication de l’apprentissage et de la culture ont été renforcées par la recherche sur de nombreuses facettes de l’apprentissage et du développement. »

Roy Pea (2010) souligne le tournant social qui s’est opéré dans les sciences de l’apprentissage autour d’un certain nombre de propositions : –– Une attention accrue aux fondements sociaux de l’apprentissage, pour compléter la révolution cognitive. 3. https://www.pbs.org/wgbh/nova/article/neuroeducation/

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–– L’apprentissage implique non seulement la transformation des structures cognitives, mais aussi la participation à des pratiques culturelles. –– Il est prouvé que les interactions sociales contribuent de manière significative aux principaux moteurs de l’apprentissage : identité, intérêts, agence, engagement, réseaux sociaux. –– Souci d’examiner les pratiques culturelles qui façonnent l’apprentissage en dehors de l’école – y compris la famille, la communauté, les médias et les outils. –– Sentiment d’une importance sociétale croissante de la collaboration et du travail d’équipe et de la nécessité pour la science de mieux comprendre et d’améliorer la pratique et les technologies de médiation. –– Utilisation accrue des modèles sociaux dans l’enseignement formel, au-delà des classes dirigées par l’enseignant. –– Appréciation du traitement particulier des stimuli sociaux par le cerveau à partir de recherche en neurosciences sociales – par exemple, sur les neurones miroirs. Cette vision sociale intègre bien le numérique à la fois dans la société et dans les enseignements et les apprentissages. Mais quelle articulation entre les recherches et les pratiques ?

Des laboratoires aux salles de classe : construire un pont ou privilégier les coopérations ? Sigman et al. (2014) regrettent que, malgré leurs progrès, la psychologie cognitive et les neurosciences ne soient pas largement mises en œuvre dans les pratiques pédagogiques standards des enseignants, tant dans l’enseignement primaire que dans l’enseignement supérieur. Tout le monde reconnaît qu’il y a un fossé entre la recherche et la pratique ou plutôt, pour être plus précis, entre les recherches et les pratiques. Pour combler ce fossé ou le franchir, deux positions bien affirmées se font face. La première consiste à mettre en place une sorte de dispositif de traduction, permettant d’apporter les résultats des sciences fondamentales aux acteurs de l’éducation (responsables, inspecteurs, praticiens, voire parents). La seconde s’oriente vers la mise en place de formes de coconstruction avec les acteurs de l’éducation. Il y a également une sorte de voie médiane, notamment prônée par des spécialistes des neurosciences, consistant à charger les psychologues d’être des intermédiaires, capables de traduire les résultats scientifiques dans des mises en œuvre au sein des écoles. 278

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Comprendre comment on apprend

Une opposition existe ainsi entre un champ scientifique qui prend en compte une question, celle des apprentissages et s’organise afin d’y répondre au mieux, et un champ de science fondamentale qui voit un domaine d’application et s’intéresse à traduire ses résultats scientifiques dans un champ de pratiques, l’éducation.

Un pont, un traducteur ou un intermédiaire ? Pour les tenants de la première position, la traduction des résultats scientifiques des neurosciences en éducation nécessite d’établir un pont, un lien, notamment avec la psychologie cognitive et la psychologie sociale. Ainsi, le passage des neurosciences vers l’éducation peut prendre une voie directe, ou une voie indirecte, en deux étapes. Comme le cerveau est un organe biologique, il est soumis à des contraintes métaboliques et la recherche sur l’impact de facteurs non psychologiques sur les résultats scolaires, tels que l’aptitude aérobie, le régime alimentaire et la qualité de l’air, peut relever des neurosciences (sans intermédiaire par la psychologie). Des facteurs tels que l’approvisionnement en énergie, la nutrition, la réponse aux hormones de stress et la pollution environnementale peuvent potentiellement influencer le fonctionnement du cerveau, y compris l’apprentissage. En dehors de ces aspects biologiques, beaucoup soutiennent un passage par la psychologie cognitive (Sigman et al., 2014) et les psychologues scolaires. Aux États-Unis, ces derniers « représentent des agents de changement importants dans l’établissement de meilleures connexions entre la recherche et la pratique » (Wilcox et al., 2020). Mais, dans cette « traduction » des résultats des neurosciences, comment éviter des conseils par trop prescriptifs pour les enseignants et construire une compréhension mutuelle (Carey et al., 2020) ? Certains, tel Gentaz (2018), afin de « valider en classe les résultats obtenus en laboratoire », proposent de développer une meilleure coordination avec les enseignants. Pour cela, la formation des enseignants apparaît essentielle. En effet, selon Gentaz (2018), « la différence d’efficacité constatée entre les interventions à petite échelle et celles à grande échelle pourrait en grande partie s’expliquer par ce manque de formation ». Il invite à mettre en œuvre « une coconstruction de programmes interventionnels par les chercheurs et les enseignants ». Au-delà d’une simple traduction ou d’une coconstruction avec les praticiens, Aronsson et Taguchi (2018) suggèrent d’intégrer éducation, psychologie et neurosciences dans un domaine interdisciplinaire qui se consacre à aider les élèves à apprendre. Arboix-Calas (2018) défend une position similaire dans le domaine du handicap. 279

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Pour Sigman et al. (2014), les neurosciences de l’éducation devraient intégrer les connaissances des enseignants pour progresser vers des modèles expérimentaux plus écologiques, ce qui pourrait aider les scientifiques à comprendre la pratique pédagogique et la façon dont la salle de classe peut servir de lieu d’expérimentation. Toutefois, le lien avec les autres domaines de recherche intervenant en éducation n’est pas clairement établi, notamment avec ceux qui interviennent davantage sur le versant enseignement que sur le versant apprentissage ou lorsque des connaissances disciplinaires sont en jeu.

Une coopération fine entre les praticiens et les chercheurs en éducation L’éducation n’est pas un simple domaine applicatif. Ainsi, même la construction d’une maison suppose effectivement des solides connaissances en génie civil, mais surtout le respect de normes de toutes sortes, de questions esthétiques, de coûts, etc. La simple traduction de résultats issus d’un domaine de recherche ne fonctionne pas, nécessitant de construire des formes de coopération entre sciences, des liens et des dialogues avec les praticiens. Ainsi, le lancement du Journal of the Learning Sciences en 1991 par Janet Kolodner affichait une position orientée vers l’action : trouver des lignes directrices sur les types d’environnements éducatifs qui peuvent être efficaces dans tel ou tel type de situation et les utiliser pour développer des façons plus innovantes d’utiliser les ordinateurs (Kolodner, 1991). On retrouve cette orientation vers l’action dans l’ouvrage How People Learn. Son extension correspondant au désir d’établir un lien qualifié de réel entre les activités en classe et le comportement d’apprentissage. « Mener des recherches au sein d’équipes qui combinent l’expertise des chercheurs et la sagesse des praticiens » (How people learn, p. 253).

Trois résultats sont mis en exergue en introduction, parce que, selon les auteurs, ils sont étayés par une base de recherche solide et ont de fortes implications sur la façon dont on enseigne. 1) Les élèves arrivent en classe avec des idées préconçues sur la façon dont le monde fonctionne. Si leur compréhension initiale n’est pas engagée, ils risquent de ne pas saisir les nouveaux concepts et informations enseignés, ou de les apprendre pour les besoins d’un test mais de revenir à leurs idées préconçues en dehors de la classe. 280

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2) Pour développer des compétences dans un domaine d’investigation, les élèves doivent : (a) avoir une base profonde de connaissances factuelles, (b) comprendre les faits et les idées dans le contexte d’un cadre conceptuel, et (c) organiser les connaissances de manière à faciliter leur récupération et leur application. 3) Une approche « métacognitive » de l’enseignement peut aider les élèves à apprendre à prendre en main leur propre apprentissage en définissant des objectifs d’apprentissage et en surveillant leurs progrès dans leur réalisation. Ces résultats sont complétés par des propositions correspondant aux implications pour l’enseignement (faire appel aux connaissances préexistantes de leurs élèves, donner de nombreux exemples dans lesquels le même concept est à l’œuvre, développer les compétences métacognitives…) ainsi qu’un cadre pour guider la conception et l’évaluation des environnements susceptibles d’améliorer l’apprentissage (se centrer sur l’apprenant, sur la connaissance, sur les évaluations formatives et sur la communauté…). Un modèle systémique est proposé (figure 1), intégrant les différentes recherches et les pratiques développées et observées dans les classes. Figure 1. Modèle proposé pour renforcer les liens entre la recherche et la pratique

Source : How people learn, p. 253.

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Enseigner : un art, une science, une ingénierie… un métier Passer de l’apprentissage à l’enseignement, avec une vision scientifique, conduit à un changement d’univers : enseigner est une activité, une profession ou un métier, pas une science. On peut l’étudier scientifiquement, comme on étudie les activités humaines, en tenant compte du fait qu’elle est contrainte par des contrats, des normes, des habitudes, des hiérarchies… Un enseignant ne peut pas décider de son propre chef d’opérationnaliser un résultat scientifique, sans en être responsable vis-à-vis des élèves, des parents et de son institution. Son action doit pouvoir être perçue comme légitime vis-à-vis de lui-même et du contexte dans lequel il évolue. On peut d’ailleurs observer que, contrairement à d’autres professions, bien qu’il y ait des pratiques partagées via des collectifs ou des réseaux, les enseignants français n’ont pas de répertoire officiel commun de pratiques professionnelles jugées pertinentes par la profession. En France, c’est la hiérarchie qui juge ce qui est pertinent ou non. Ainsi, l’opérationnalisation des résultats des sciences cognitives et des neuro­ sciences devrait être contrôlée. Toutefois, « les applications pratiques qui découlent de la science ne seront jamais complètement simples, car le monde réel est très compliqué, avec de nombreuses composantes dynamiques et des complexités cachées » (How people learn, II, p. IX). « Ce n’est qu’à travers des débats actifs et des tentatives de contextualisation et d’adaptation des résultats au-delà des cadres étroits dans lesquels ils ont souvent été étudiés que nous créerons une nouvelle compréhension significative et de meilleures politiques et pratiques en matière d’apprentissage. »

Aux États-Unis, les entreprises font pression sur les écoles pour qu’elles utilisent leurs programmes inspirés des neurosciences. Pourtant, les scientifiques affirment qu’il existe peu de preuves pour étayer leurs affirmations4. En France, le ministère a installé ce qu’il nomme un conseil scientifique, très orienté vers les neurosciences qui émet un certain nombre d’avis et se focalise sur le début de la scolarité et l­’apprentissage de la lecture, là où les neurosciences et les sciences cognitives ont des résultats à proposer. Au-delà, ce sont surtout des principes généraux qui sont proposés (voir encadré), des principes à opérationnaliser (reprenant l’idée de « pont »). 4. https://www.pbs.org/wgbh/nova/article/neuroeducation/

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Ces principes ne sont pas toujours faciles à appliquer dans l’enseignement scolaire, notamment en raison de son organisation générale plutôt rigide. Ainsi, alors que l’on sait depuis longtemps qu’une rétroaction sur le travail d’un élève, notamment sur une erreur, est efficace quand elle est faite très rapidement après sa production, la correction peut souvent être différée dans le temps. Si un enseignant de primaire dispose d’une certaine liberté dans l’organisation du temps et de l’espace dans sa classe, quelle marge de manœuvre peut avoir un professeur de l’enseignement secondaire ? La formation des adultes constitue un terrain d’application de choix, de par la nature même des formations et la manne financière qui peut être captée. Des consultants, des formateurs d’adultes relaient et opérationnalisent des principes issus des neurosciences, terrain privilégié pour la diffusion des neuromythes, bien que les chercheurs mettent en garde sur des utilisations commerciales pas toujours bien fondées (Alitmus et al., 2020). En effet, les durées de formation se réduisent, les apprenants sont en quête de méthodologie et d’outils immédiatement exploitables. « Utilité et principe de sens constituent une condition sine qua non de chaque séquence de formation5. » La plasticité cérébrale, un des résultats phares des neurosciences, reflète et légitime, selon Fernando Vidal (2019), le mode de fonctionnement du néolibéralisme et particulièrement l’impératif pour les personnes de pouvoir s’adapter, le mythe de l’individu capable et responsable de son propre destin. Les grands résultats des neurosciences vont être invoqués pour justifier des pratiques destinées à prendre de nouvelles habitudes, à base de répétition, car celle-ci favorise les connexions neuronales et les renforce. En gros, pour freiner le processus d’oubli, il faut multiplier les tests, en espaçant les séances dans le temps (apprentissage distribué ou espacé plutôt que massé). Ce que ne font pas la plupart des élèves et des étudiants pratiquant le bachotage ! C’est pour cela que l’on va s’adresser aux étudiants révisant pour un examen et plus largement aux adultes dans des contraintes d’un apprentissage rapide et efficace ! Une technique est spécialement plébiscitée, celle dite de l’ancrage mémoriel. L’ancrage mémoriel, marque déposée de la société Woonoz (Ancrage Mémoriel®6), est une technique qui s’appuie sur des connaissances des mécanismes qui régissent la mémorisation afin de favoriser une 5. https://www.docendi.com/blog/lingenierie-pedagogique-boostee-lapportneurosciences/ 6. https://www.woonoz.com/ancrage-memoriel/

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meilleure rétention avec le minimum d’effort. Cette société a conçu un moteur d’Ancrage Mémoriel®, qui tient compte de principes généraux de neurosciences et de psychologie et met en œuvre des techniques d’apprentissage adaptatif. En dehors d’aspects marketing apparaissant sous forme de statistiques (80 % des éléments clés d’une formation sont oubliés dans les 7 jours/93 % de mémorisation !), le discours s’écarte des neuromythes en insistant sur le fait que chaque personne a ses propres caractéristiques. Ce sont les tests individualisés, conduisant à des collectes de données et des traitements algorithmiques, qui personnalisent les techniques générales utilisées. Il est intéressant de constater que l’une des références phares est le projet Voltaire7, remise à niveau en orthographe : une formation plutôt de remédiation assez peu conceptuelle, qui prend peu en compte l’instrumentation disponible (correcteurs orthographiques et grammaticaux). On peut remarquer également une formation sur les gestes barrière d’une durée de 45 minutes (l’objectif est de faire adopter les bons comportements sanitaires)8. Cette notion d’« ancrage » pose d’ailleurs question, puisque cela correspond en psychologie à un biais cognitif par lequel les décisions d’un individu sont influencées par un point de référence particulier ou « ancre » et peut conduire à se fier à l’information reçue en premier dans une prise de décision9. On peut tisser un lien entre l’ancrage mémoriel et des techniques ancestrales (arts de la mémoire, palais de mémoire) et relever un paradoxe : le numérique fournit de multiples mémoires externes, très performantes et d’accès souvent quasi-instantané. Ne faudrait-il pas mieux s’appuyer sur ces mémoires externes, apprendre à instrumenter nos activités avec ces mémoires externes et utiliser différemment notre propre mémoire ? La réponse tient sans doute aux objectifs visés par la société Woonoz et ses clients, il ne s’agit pas tant de retenir que d’appliquer rapidement, voire automatiquement : « Il faut créer des réflexes comportementaux », grâce à des répétitions individualisées et que les « réflexes comportementaux ainsi créés deviennent des automatismes du quotidien »10. Les techniques semblent efficaces mais elles sont très loin de s’appliquer à tous les apprentissages et visent des effets (des changements de comportement), posant des questions éthiques. Nous y reviendrons au chapitre suivant consacré à l’intelligence artificielle. 7. https://www.projet-voltaire.fr/presentation/woonoz/ 8. https://www.infoprotection.fr/gestes-barriere-le-groupe-rocher-inaugure-lancragememoriel-pour-ses-salaries/ 9. https://en.wikipedia.org/wiki/Anchoring_(cognitive_bias) 10. https://www.woonoz.com/blog/attention-ancrage-reflexe-formation/

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Des piliers ou des principes pour l’apprentissage Stanislas Dehaene fait reposer l’apprentissage sur quatre piliers, des facteurs qui déterminent la vitesse et la facilité d’apprentissage : 1) l’attention, 2) l’engagement actif, avec l’importance de l’évaluation et de la métacognition, 3)  le retour d’information : signaux d’erreurs, motivation et récompense, 4) la consolidation : avec l’automatisation qui permet le transfert du conscient au non-conscient et la libération de ressources, avec le rôle central du sommeil. On peut remarquer une certaine proximité avec la psychologie behavioriste. Ainsi, au début du xxe  siècle, Thorndike décrivait trois conditions pour optimiser l’apprentissage : 1)  loi de l’effet : la probabilité d’une réponse dépend de sa conséquence ou son effet, renforcée par une récompense, abandonnée par une punition (apprentissage par conditionnement opérant), 2)  loi de récence : la réponse la plus récente a le plus d’effet, 3)  loi de l’exercice : les associations stimulus-réponse sont renforcées par la répétition. Au milieu du xxe siècle, l’enseignement programmé reposait sur quatre principes : 1)  principe de structuration de la matière à enseigner : la matière est décomposée en unités élémentaires, il faut fragmenter les difficultés suivant le principe des petits pas ; 2)  principe d’adaptation : la progression s’effectue par petites étapes et le rythme de progression est celui de l’élève. Un enseignement programmé doit être expérimenté jusqu’à ce qu’il « marche » ; 3)  principe de stimulation : participation active de l’élève, sollicité par des questions auxquelles il doit fournir une réponse effective, qu’elle soit construite ou uniquement choisie parmi plusieurs proposées. C’est le principe du conditionnement opérant mis en valeur par Skinner. On peut noter que l’interactivité est un principe de base de l’enseignement programmé ; 4)  principe de contrôle et connaissance immédiate de la réponse. Un comportement nouveau s’acquiert plus rapidement s’il y a renforcement. On va le voir dans la suite, l’enseignement programmé est la rencontre entre la psychologie behavioriste et des machines mécaniques puis électroniques, les applications des neurosciences à l’éducation correspondent à une sorte de néo-behaviorisme accompagné par l’intelligence artificielle. L’enseignement programmé s’est avéré efficace pour l’apprentissage de savoir-faire et, comme on le verra, le néo-behaviorisme semble bien adapté pour faire acquérir de nouveaux comportements.

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Quelques pistes et défis Dans Boissière et al. (2013), un encart sur l’apport des sciences cognitives (à traduire par neurosciences) à l’enseignement numérique concluait à un impact encore mineur sur l’enseignement. Prenant appui sur les publications jusqu’en 2011, était souligné le fait que les travaux tenaient tout d’abord à briser les mythes qui existent sur ce que serait l’apport des neurosciences : « tout se joue avant x ans », « on utilise que x % de notre cerveau », « apprendre en dormant », etc. Étrange que cette question soit toujours d’actualité en 2021. Plusieurs domaines étaient mis en exergue, pour des apports bien identifiés : – mieux comprendre l’impact de l’environnement (sport, sommeil, nourriture, rythmes, technologies, etc.) sur l’apprentissage ; – aider les apprenants en matière d’expression orale, écrite, de compréhension, de calcul, de mémorisation, d’activité artistique, d’acquisition d’une seconde langue, etc. ; – mieux comprendre et répondre aux difficultés d’apprentissage particulières. On retrouve les mêmes approches maintenant. Était également soulignée dans le livre l’idée que les neurosciences pourraient faire évoluer les curriculums (c’est-à-dire les modalités de formation scolaire) dans le sens d’une adaptation de l’organisation scolaire, ce qui resterait encore largement à faire ! Le livre Boissière et al. (2003) expose les thèses de Paul Kelley. Ce dernier a pris sa retraite, mais reste lié à l’université d’Oxford et à l’Open University, en tant qu’associé de recherche clinique honoraire, neuroscience du sommeil et du rythme circadien. Ses recherches portent sur le décalage entre notre temps circadien créé génétiquement et l’heure d’horloge de la société. Selon lui, ces différences perturbent le sommeil, les processus circadiens et la mémoire, ainsi que d’autres importantes fonctions humaines. Nous vivons, selon Kelley, dans une société qui nous prive de sommeil et qui ne respecte pas nos rythmes biologiques. Ainsi, commencer l’école à 8 h 30 serait trop tôt et le faire à 10 h améliorerait la santé et les résultats des élèves âgés de 13 à 16 ans (Kelley et al., 2017). Il affirme également que les horaires de bureau, incompatibles avec le sommeil, sont dangereux pour la santé des employés (travailler avant 10 h s’apparente à de la torture !)11. 11. https://www.konbini.com/fr/tendances-2/travailler-avant-10h-torture

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Comprendre comment on apprend Nous  ne voudrions pas dans ce livre participer à la diffusion de neuromythes, comprenant en outre la difficulté à changer les horaires de classe ou de travail pour une très large population. Un article du journal suisse Le Temps12 relativise les résultats énoncés par Kelley, en reprenant les travaux de Derk-Jan Dijk de l’université de Surrey : nos rythmes biologiques se transmettraient d’une génération à l’autre par nos gènes et il y aurait de grandes différences interindividuelles.

Sicard (2015) nous rappelle que si les neurosciences fascinent, nous devons rester prudents dans leur usage et particulièrement circonspects devant le risque d’une normalisation, avoir conscience de ce que l’on apprend de soi et de ce que l’on ne saura jamais. Le défi d’organiser les recherches sur l’apprentissage reste colossal et, comme nous l’avons déjà mentionné, les domaines de recherche ne traitent pas des mêmes objets (pas les mêmes temporalités, pas les mêmes granularités, pas les mêmes formes de réduction…) et rencontrent des obstacles pour construire des interactions productives. Néanmoins, les approches empruntées par les « sciences de l’apprendre » essayant d’articuler tous les apports, intégrant les questions de contexte et de culture, dans des visées de transformation des pratiques avec les acteurs et prenant le numérique dans toutes ses dimensions, semblent les plus intéressantes à suivre.

12. https://www.letemps.ch/economie/lefficacite-intellectuelle-varie-cours-journeegre-saisons

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Chapitre 13

Intelligence artificielle dans l’éducation : une place à trouver L’intelligence artificielle, ou tout du moins l’informatique avancée incluant ce que l’on nomme « intelligence artificielle », est un sujet qui est au-devant de la scène : l’impact sur les emplois et sur un grand nombre d’activités humaines apparaît majeur. C’est pourquoi de nombreux rapports, dont celui de Cédric Villani en France en 2018, lui ont été consacrés. Comme nous l’avons décrit dans la deuxième partie, la Chine en a fait une priorité avec l’objectif de devenir le leader au plan mondial avant 2030. Il y a certainement des défis majeurs à relever, notamment dans les secteurs des transports, de la santé et de la sécurité, mais qu’en est-il pour l’éducation ? Des budgets conséquents sont débloqués (1,5 milliard d’euros en France) et l’une des premières mesures a été de renforcer les formations supérieures sur l’intelligence artificielle et les domaines qu’elle est en train de transformer, notamment les masters en informatique et les formations d’ingénieur. Mais pour le reste, la part prévue consacrée à l’éducation ne dépassait pas 12 millions d’euros (moins de 1 %), ce qui atteste d’une priorité plutôt secondaire. Qu’est-ce que ­l’intelligence artificielle peut changer dans la formation scolaire, dans les formations plus ou moins formelles et dans l’enseignement supérieur ? Pour répondre à cette question, nous allons commencer par rappeler quelques éléments historiques. Utiliser l’intelligence artificielle en formation n’est pas une idée nouvelle. Les premières recherches remontent à plus d’un demi-siècle et nous allons donner des repères 289

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sur cette histoire, montrer quelques réalisations majeures et différentes limites qui ont bien été décrites. À certains égards, l’histoire révèle des promesses non tenues, va-t-elle se rejouer de manière similaire ? Nous discuterons ensuite de la personnalisation et de ses deux grandes acceptions en éducation, puis de l’apprentissage adaptatif. Ce dernier se base sur des systèmes qui tiennent compte de l’état de l’élève et lui proposent des choses censées être adaptées à… beaucoup de choses en fait : ses connaissances (sur la question traitée mais aussi sur d’autres sujets), ses préférences multiples, ses intérêts, le temps dont il dispose, là où en sont les autres co-apprenants (on ne peut pas totalement l’ignorer), etc. Ensuite, nous reprendrons les trois thèmes majeurs, retenus par la Chine dans son approche de l’intelligence artificielle en éducation : les données, big data ou données massives, l’apprentissage intelligent et les plateformes. Nous évoquerons les questions centrales d’explicabilité et de gouvernance algorithmique, ce qui nous permettra de situer les défis autour de l’intelligence artificielle en éducation, rappelant que l’objet en éducation n’est pas que les dispositifs soient intelligents mais que les humains puissent effectivement mieux apprendre et dans de bonnes conditions.

IA et éducation : une histoire déjà ancienne avec des ramifications nouvelles À la fin des années 1960, l’enseignement dit programmé montre ses limites : il faut tout prévoir à l’avance et si les caractéristiques de la population à former changent un peu, il faut modifier le « programme ». En outre, le « dialogue » et le cheminement proposés aux apprenants demeurent plutôt rigides (voir Bruillard, 1997, pour une histoire détaillée). Peut-on concevoir des machines capables de soutenir une interaction éducative un peu libre avec un élève, en lui laissant éventuellement poser des questions, lui présenter des connaissances et s’assurer qu’il les assimile au cours d’un dialogue ouvert ? C’est le défi à relever pour l’intelligence artificielle et, dès 1970, Siklóssy propose de concevoir ce qu’il nomme des tuteurs qui connaissent ce qu’ils enseignent. Intégrant un module de résolution, l’ordinateur doit être capable de résoudre des problèmes posés par l’élève, expliquer comment il les résout et ainsi enseigner ses propres méthodes à l’élève. Dans le prolongement des machines à enseigner de l’enseignement programmé, on emploie le mot « tuteur » car il s’agit d’une interaction 290

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individuelle (un élève, une machine), et ainsi d’une forme de précep­ torat et pas d’un enseignement à un groupe d’élèves. Le dialogue s’effectue en langage naturel et l’apprenant peut prendre l’initiative et poser des questions à la machine (c’est ce que l’on appelait l’initiative mixte). Un tel type de dialogue est assuré actuellement parce que l’on nomme un « agent conversationnel », une des utilisations en plein développement, principalement dans les interactions à distance. Dans des domaines proches des mathématiques, une autre forme ­d’interaction a été proposée : un suivi en pas à pas des actions effectuées en cours de résolution, notamment dans un calcul complexe ou la transformation d’une expression. Selon une métaphore médicale, l’interaction se déroule en suivant un cycle de diagnostic et d’intervention. Le diagnostic s’appuie sur les données recueillies et des techniques pour les analyser. L’intervention s’appuie sur des objectifs d’enseignement et des techniques pour les atteindre, tenant compte du diagnostic. En d’autres termes, il faut un modèle de l’élève et un modèle de l’enseignement. La construction des modèles élèves a suscité de très nombreuses recherches. On peut distinguer trois approches principales qui conduisent à des formes d’interventions différentes. La première correspond à ce que l’on appelle les modèles d’expertise partielle ou de superposition (overlay : Carr et Goldstein, 1977). Les connaissances de l’élève sont considérées comme un sous-ensemble des connaissances visées. Ce modèle est très « pratique », compatible avec des approches fragmentées autour de l’acquisition de compétences : des listes de compétences à atteindre sont fournies et les processus d’intervention correspondent à la découverte ou l’approfondissement des compétences non maîtrisées (ou des connaissances non acquises), que l’on peut souvent travailler indépendamment les unes des autres. La deuxième correspond aux modèles différentiels qui intègrent des « fausses connaissances », correspondant à des perturbations des connaissances expertes. C’est le cas en mathématiques, où beaucoup d’élèves vont transformer abusivement le carré d’une somme en somme des carrés : (x + y)2 = x2 + y2, en généralisant ce qui marche pour la multiplication (le double d’une somme est la somme des doubles !). On va aussi trouver des déviations similaires dans l’apprentissage d’une langue étrangère, en reprenant des constructions, issues de la langue maternelle, incorrectes dans la langue cible. La détection des connaissances erronées est importante et il faut trouver des moyens pour établir un bon diagnostic. Ensuite, il faut intervenir rapidement pour corriger les erreurs, afin d’éviter qu’elles se stabilisent. Le mieux est d’élaborer un modèle d’enseignement qui évite leur apparition, en apportant les 291

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connaissances au bon moment (ce que Van Lehn appelle les conditions de « félicité »). En tout cas, il y a besoin d’études didactiques, autant pour repérer les erreurs que pour les éradiquer ou les éviter. La dernière approche est celle des idées fausses (misconceptions), maintenant bien établie dans l’apprentissage des sciences. En effet, on s’aperçoit que beaucoup d’enfants, mais aussi d’adultes, ont des conceptions totalement erronées en tête, comme considérer le courant électrique comme similaire à l’écoulement de l’eau dans des tuyaux. La perception quotidienne des phénomènes physiques est souvent en contradiction avec les théories de la physique. Les mauvaises conceptions peuvent faire obstacle à l’apprentissage et il est important de les connaître. On est loin des approches par compétences. Comme dans le cas précédent, il est important de mener des études didactiques afin de détecter les conceptions erronées, il n’est pas aisé de les deviner. Comme on peut l’imaginer, concevoir et maintenir de tels modèles n’est pas une tâche aisée, que l’on s’appuie sur un sous-ensemble d’un modèle de référence (expertise partielle), une déviation d’un modèle de référence (modèle différentiel) ou d’une conceptualisation erronée éloignée des modèles experts ou de référence. Ils ont conduit à la réalisation de quelques systèmes, des tuteurs informatiques, dispensant un enseignement individualisé qui « fonctionnait » en termes de gains d’apprentissage pour les étudiants.

Quelques réussites exemplaires dans des domaines formalisés Un exemple largement cité est le programme général Cognitive Tutor de l’université Carnegie Mellon, un système d’enseignement qui soutient un apprentissage fondé sur la pratique, utilisé dans différents domaines, notamment en algèbre (Koedinger et al., 1987 ; Ritter et al., 2007). Ce cours, créé à l’origine au début des années 1990, a été continuellement testé dans un grand nombre de classes, passant de 75 écoles en 1998‑1999, à plus de 1 400 en 2003. Il a été sélectionné en 2004 par le ministère américain de l’Éducation pour son répertoire des technologies qui « marchent »1. Ce logiciel a été vendu à de nombreuses écoles, les chercheurs recueillant des données supplémentaires et affinant continuellement le programme. Grâce à cette expérimentation en continu, selon Koedinger, la recherche permet d’acquérir un savoir étendu sur les 1.  What Works Clearinghouse.

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processus d’enseignement et d’apprentissage, sur ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas, afin d’aider les élèves à maîtriser correctement l’algèbre. Dans ce cas, le succès résulte de la collecte et de l’analyse de données sur le long terme de travaux d’élèves, dans une discipline (les mathématiques, et plus particulièrement l’algèbre) où les solutions « correctes » sont facilement identifiables, et l’objectif pédagogique est clairement (et étroitement) défini. Si le tuteur d’algèbre est un exemple de ce qui a été technologiquement possible pour environ trois décennies et mis en œuvre dans les écoles, un autre domaine d’application de l’IA dans l’éducation concerne des tuteurs informatiques capables de mener un dialogue « d’initiative mixte » avec les étudiants ou les élèves : leur poser des questions mais aussi répondre à leurs questions. VanLehn (2011) a réalisé une revue des études comparant l’efficacité du tutorat humain, celui du tutorat informatique et l’absence de tutorat. Il en a conclu que les systèmes de tutorat intelligents étaient presque aussi efficaces que le tutorat humain. AutoTutor est un exemple de cette approche. Il a été développé par un groupe de recherche sur le tutorat de l’université de Memphis, initialement pour soutenir l’enseignement de la physique qualitative newtonienne et de l’informatique. Sa conception s’est inspirée des théories constructivistes basées sur l’explication, dans l’apprentissage, des systèmes de tutorat intelligents qui répondent de manière adaptative aux connaissances des étudiants, et la recherche sur les modèles de dialogue dans le discours tutoral. AutoTutor simule les modèles de discours et les stratégies pédagogiques d’un tuteur humain typique (Graesser et al., 2001), en fournissant un retour d’information, en demandant plus d’informations, en donnant des conseils, en identifiant et corrigeant les idées erronées (Graesser et al., 2004). Les expériences conduites ont montré que l’AutoTutor peut produire des gains d’apprentissage dans de multiples domaines (par exemple, la culture informatique, la physique, la pensée critique) (Nye et al., 2014). Une extension de l’AutoTutor a étendu l’apprentissage avec un tuteur en ajoutant une troisième entité, un agent étudiant pour une conversation à trois (Graesser, 2016). Plus d’une douzaine de systèmes ont été développés à partir de l’AutoTutor original. Bien que ces exemples soient prometteurs, ils sont étroitement liés à l’enseignement traditionnel des matières et l’acquisition individuelle de connaissances. Ils sont peu en lien avec des formes d’apprentissage plus participatives et collaboratives. 293

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Construire des tuteurs artificiels intelligents : est-ce la bonne direction ? Pour réaliser des tuteurs artificiels pleinement adaptatifs, il faut implanter des connaissances en machine pour les trois composantes qui interagissent dans la formation : le sujet, l’élève et le professeur, répondant aux questions : enseigner quoi, pour qui et comment (what, who, how). Cela a conduit à articuler trois modèles : le modèle du domaine (à enseigner), celui de l’élève et le modèle d’enseignement. Les travaux conduits en intelligence artificielle pour l’éducation, dans les années soixante-dix et quatre-vingt, ont montré la grande complexité de la gestion des processus d’enseignement et d’apprentissage (Bruillard, 1997) révélant des obstacles profonds au pilotage par les machines. En effet, une première limitation importante réside dans le modèle d’interaction, un élève seul face à une machine, qui ne correspond pas à l’enseignement collectif se déroulant le plus souvent dans les classes. Le modèle d’enseignement, le préceptorat, a prévalu même si certains systèmes ont simulé l’existence de co-apprenants (comme dans certaines extensions d’AutoTutor). Essayer de mieux comprendre ce que fait un enseignant dans une classe a conduit à révéler le grand nombre de décisions qu’il est amené à prendre dans l’action, avec une grande difficulté à les modéliser. Ainsi, les systèmes intelligents qui ont perduré se sont limités principalement à l’apprentissage individualisé. Outre d’importantes difficultés conceptuelles dans la gestion auto­ matisée des apprentissages, l’obstacle le plus sérieux est purement pragmatique. Pour qu’elles puissent enseigner, les machines doivent être capables d’effectuer les tâches qu’elles sont censées faire apprendre ou de résoudre les problèmes qu’elles posent et cela, de manière assez voisine de ce qui est attendu des humains. Dans des domaines moins formalisés que les mathématiques ou l’informatique, c’est très difficile à réaliser. Et si les machines savent parfaitement réaliser ces tâches, quel intérêt y a-t-il à ce que les humains apprennent également à les maîtriser ? Pourquoi apprendre ce que les machines font parfaitement ? Ne faut-il pas plutôt apprendre à faire non pas seul, mais avec les machines, développer des activités instrumentées informatiquement, interagir pour réaliser des tâches complexes ? Un dernier point concerne les modèles de l’élève. Comme nous l’avons décrit précédemment, dans la plupart des domaines, les élèves ne sont pas des réceptacles vides que l’éducation se donne pour mission de remplir. Ils disposent déjà de connaissances, justes ou erronées, parfois mal assurées et connaître ce qu’ils savent ou croient savoir est important pour assurer un apprentissage effectif. Certaines erreurs sont très répandues et des études 294

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peuvent en déceler l’origine, sur la base des caractéristiques des connaissances en jeu. On peut les repérer dans les productions, ce que peuvent faire des techniques d’intelligence artificielle de manière automatique, mais pas les expliquer sans étude approfondie, encore moins les dépasser. Ainsi, les recherches ont montré la complexité dans l’élaboration des différents modèles (du domaine, de l’élève, de l’enseignement) et plus encore dans leur articulation. En fait, les promesses de l’intelligence artificielle ont dominé les recherches sur l’apprentissage humain et l’informatique, mais ce sont les travaux sur l’hypertexte et sur l’interaction humain-machine qui ont modelé l’environnement informatisé qui s’est généralisé à la fin du xxe siècle. Des précurseurs, tels Douglas Engelbart et Alan Kay, ont imaginé des machines susceptibles d’étendre les capacités humaines, les assistant dans toutes sortes d’activités (de travail, de jeu…), machines qui sont maintenant devenues banales, surtout pour les jeunes générations des pays développés. Le débat est encore très actuel : s’agit-il de rendre les machines intelligentes ou d’assister les humains et adapter les machines aux façons de penser et de travailler les humains, aider l’humain à être plus intelligent grâce aux machines ? Faut-il concevoir des machines qui vont résoudre automatiquement ou fournir aux humains les documents et les données, pour qu’ils puissent les lire, les interpréter et décider ce qu’il convient de faire ? On retrouve un débat similaire autour de la personnalisation et de l’apprentissage individualisé.

Personnalisation : deux visions opposées, celle du contrôle l’emporte toujours ! Le maître mot depuis plusieurs années en éducation est celui de personnalisation et l’intelligence artificielle apparaît comme la technologie idoine pour assurer au mieux cette personnalisation. Mais ce mot cache des interprétations très différentes, voire des oppositions fortes que nous allons présenter.

La personnalisation : une évidence reprise par des entreprises mais difficile à définir Beaucoup de discours actuels font l’éloge de la personnalisation des apprentissages et des enseignements. D’une part, il s’agirait de prendre 295

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en compte les nouvelles attentes des jeunes. Leur ennui à l’école serait attesté et il faudrait leur offrir des activités et du feedback, afin de les soutenir et ils seraient friands de l’utilisation des technologies dites « modernes ». Pourtant, sur ce dernier point, s’ils sont fortement utilisateurs des technologies numériques au quotidien, les études montrent qu’ils les utilisent assez peu pour apprendre (cf. partie I). D’autre part, les autorités éducatives déclarent la nécessité de mettre l’élève au centre, de mettre en œuvre une pédagogie différenciée et prendre en compte les besoins de chaque élève vu comme un individu singulier. En effet, tous les enfants sont différents (handicaps, styles cognitifs, styles d’apprentissage, intérêts, visées, etc.), mais comment les enseignants pourraient-ils s’y prendre pour effectuer une différenciation suffisante ? Afin de les aider, beaucoup d’entreprises de la EdTech, petites et grandes, comme on peut le constater sur leur site web, proposent leurs offres. Selon l’Aurora Institute2, « identifier les besoins uniques des élèves et y répondre […] Il s’agit d’optimiser l’apprentissage au quotidien et de maximiser la quantité d’apprentissage par unité de temps », ou, selon Century, « notre technologie d’IA, comprend comment un individu apprend le mieux et s’adapte constamment pour fournir le soutien ou le défi dont chaque élève a besoin3 ». Nous reviendrons sur ces déclarations pour le moins exagérées, en essayant de circonscrire la notion de personnalisation. Qu’est-ce que l’apprentissage personnalisé ? Il n’y a pas une seule définition, il y en a même une quantité ! Comme précisé dans le glossaire de la réforme de l’éducation, ressource en ligne créée par le Great Schools Partnership, « le terme englobe une si grande variété de programmes et de stratégies potentiels, il peut être difficile de déterminer précisément ce à quoi le terme fait référence lorsqu’il est utilisé sans qualification, sans exemples spécifiques ou sans explications supplémentaires4 ». Il y a non seulement une multiplicité des définitions5, mais les utilisations en classe sont aussi très diverses. Toutefois, Larry Cuban constate que « partout où ces salles de classe, programmes, écoles et districts s’inscrivent dans le continuum de l’apprentissage personnalisé avec leurs listes de lecture, leurs logiciels d’auto-évaluation et leurs leçons sur mesure, tous fonctionnent dans le cadre de la structure scolaire 2. https://www.inacol.org/news/what-is-personalized-learning/ 3. https://www.century.tech/the-platform/ 4. https://www.edglossary.org/personalized-learning/ 5.  Benjamin Herold (2019). What Is Personalized Learning? https://www.edweek.org/ ew/articles/2019/11/06/what-is-personalized-learning.html

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traditionnelle par âge. Aucune école publique de la Silicon Valley que j’ai visitée ne s’est écartée de cette organisation scolaire centenaire6. » En tout cas, il est possible d’énumérer de multiples formes de personnalisation, liées aux buts de l’apprentissage, aux contenus, aux modalités, aux rythmes et aux lieux d’apprentissage. La question est également de savoir qui doit s’adapter, l’apprenant ou le système d’apprentissage ? Faut-il fournir à un apprenant les ressources adaptées selon ses caractéristiques individuelles, son but et ses besoins ou le laisser choisir les ressources qui lui semblent les plus pertinentes pour son propre apprentissage ?

Deux visions historiques opposées de la personnalisation Selon Justin Reich7, tout le monde semble d’accord pour dire que l’apprentissage doit être personnalisé, les expériences d’apprentissage adaptées à chaque élève et que la personnalisation est rendue possible par les nouvelles technologies. Mais la signification attribuée à cette personnalisation diffère. S’agit-il : –– d’« utiliser la technologie pour diagnostiquer individuellement les compétences des élèves sur des tests standardisés et ensuite appliquer des algorithmes pour fournir de manière adaptative un contenu stimulant approprié à chacun afin de l’aider à mieux réussir ces tests » ? –– ou d’ouvrir « à chaque élève un monde d’informations et d’expertise, lui donner le pouvoir d’explorer et de créer, et lui permettre de suivre ses intérêts et ses passions dans diverses directions ». D’un côté, adopter le modèle industriel de l’éducation et donner à chaque enfant une chaîne de montage ou faire sauter l’usine et construire autre chose (peut-être des agences de création). Reich reprend les analyses de l’historienne Ellen Lagemann qui voit dans l’histoire de l’éducation au xxe siècle une bataille entre Thorndike et Dewey, dans laquelle Dewey a perdu. En effet, si ce dernier a eu une influence dans un grand nombre de domaines scientifiques, c’est la pensée de Thorndike qui a eu plus d’impact dans le domaine de l’éducation et qui a contribué à façonner la pratique de l’école publique (aux États-Unis). Pour Gibboney (2006), Thorndike voyait les humains à l’image de la machine alors que Dewey les voyait à l’image de la vie. Thorndike était partisan d’une science de l’éducation basée sur une mesure objective et 6. https://larrycuban.wordpress.com/2017/03/22/a-continuum-on-personalizedlearning-first-draft/ 7. https://blogs.edweek.org/edweek/edtechresearcher/2012/06/battling_over_the_ meaning_of_personalization.html

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Dewey de faire ressembler les écoles à la vie, même si les résultats étaient plus difficiles à mesurer. Reich conclut qu’il faudrait comprendre pourquoi la vision de Thorndike triomphe. Pourquoi le contrôle l’emporte sur l’émancipation ? On peut y voir une conjonction de raisons. D’abord, l’industrialisation croissante de l’éducation renforce des méthodes managériales qui s’appuient sur des indicateurs. Il faut bien sûr pouvoir calculer des valeurs de ces indicateurs, ce qui suppose, ou ce qui est facilité par, des tâches petites et indépendantes, des petites étapes (comme pour l’enseignement programmé), correspondant à des référentiels. Ensuite, le fait de baser les activités « sur des preuves » (evidence based) conduit à privilégier des pratiques éprouvées (les bonnes pratiques), bien identifiables. On arrive à une pédagogie de la maîtrise ou d’illusion de la maîtrise, qui se déploie dans des cheminements soigneusement balisés. En outre, la fragmentation des tâches favorise le développement et la fourniture de ressources pédagogiques, adaptées à ces tâches spécifiques, ce qui peut constituer un soutien non négligeable aux enseignants débutants ou devant enseigner des domaines encore mal connus. Pour les gestionnaires de l’éducation, tout cela leur permet une visibilité et une illusion de pilotage au plus près de l’activité des enseignants et des élèves. Pour résumer, c’est bien ce processus d’industrialisation de l’éducation (Moeglin, 2010 ; 2016), souvent présenté comme inéluctable, qui renforce ce qui a trait au contrôle. On retrouve cette même opposition dans les eportfolios, entre ceux que l’on qualifie de narratifs et ceux fondés sur des bases de données. Un eportfolio d’apprentissage correspond à une collection finalisée et raisonnée de documents témoignant de la qualité et de la progression du travail d’un étudiant au travers certaines de ses réalisations. Il intègre des aspects génétiques (montrer l’évolution au cours du temps) et des aspects réflexifs (montrer la capacité à avoir un regard critique sur ce qui a été fait). Or, les structurer comme des bases de données pour satisfaire aux besoins d’uniformité dans les données d’évaluation d’une institution, risque de faire disparaître la créativité d’expression, qui a été l’étendard des portfolios depuis des années. On passe d’une évaluation « authentique et réflexive » à l’agrégation de données pour l’accréditation avec deux processus en concurrence : le premier se situant au niveau des activités et des projets ; le second au niveau des actions et des tests (listes de compétences élémentaires). Un artiste qui concevrait son portfolio comme un répertoire de « preuves de compétences » et non comme un ensemble de productions traduisant une vision et des démarches, risque de convaincre difficilement de sa « valeur » artistique. 298

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En tout cas, les entreprises surfent en quelque sorte sur les deux visions opposées que l’on vient de discuter. Ainsi, l’Aurora Institute propose cette définition de la personnalisation : « Adapter l’apprentissage aux points forts, aux besoins et aux intérêts de chaque élève – notamment en permettant à l’élève de s’exprimer et de choisir ce qu’il apprend, comment, quand et où il apprend – afin de fournir la flexibilité et les soutiens nécessaires pour garantir la maîtrise des normes les plus élevées possibles8. » Mais cela se traduit par le fait d’« utiliser des données en temps réel pour le retour d’information afin d’intervenir exactement là où chaque élève en a le plus besoin ». Dans cette vision techniciste de la personnalisation, peut-on vraiment identifier les besoins uniques des élèves et y répondre ? Passer d’une classe centrée sur l’enseignant à une classe centrée sur l’élève et, de manière optimale, à une classe en quelque sorte « dirigée » par l’élève, où les élèves ont le choix du rythme, des outils, des objectifs d’apprentissage et en fonction de leurs intérêts, est loin d’être immédiat. D’autres voies, moins technologiques, permettent de développer un apprentissage personnalisé, par exemple dans une pédagogie de projets9. L’apprentissage avec les machines est individualisé, parce que, pour le moment, elles ne savent pas faire autre chose ! En outre, beaucoup de données sont à collecter. En effet, pour avoir un contrôle suffisant, il faut en quelque sorte du carburant pour faire fonctionner les moteurs d’intelligence artificielle. On arrive à une sorte de cercle vicieux : pour que l’IA fonctionne, il faut beaucoup de données ; donc des machines et des utilisations régulières et soutenues, mais qui structurent d’une certaine façon l’expérience des élèves. La personnalisation risque de devenir standardisation. Intelligence artificielle : fantasmes et approximations ! Alors que les discours autour de l’IA (intelligence artificielle) prolifèrent, peu nombreux sont les propos informés et équilibrés. À  titre d’illu­ stration, prenons des articles récents de médias sur le Web. Ainsi en août 2019, Siècle digital titre « Danemark : l’IA est utilisée pour suivre le comportement et les performances des élèves »10. Cet article reprend 8. https://aurora-institute.org/blog/what-is-personalized-learning/ 9.  Voir par exemple https://www.gettingsmart.com/2018/03/personalized-learningexperiences-why-and-how/ 10. https://siecledigital.fr/2019/08/27/danemark-lia-est-utilisee-pour-suivre-lecomportement-et-les-performances-des-eleves/

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une nouvelle diffusée par VB (Venturebeat) intitulée « Researchers use AI to track students’ performance in online courses »11, publiée un jour plus tôt. Ce dernier fait référence à la source12, un article scientifique, issu du colloque EDM (Educational Data Mining) de juillet 2018 (Lorenzen, Hjuler, Alstrup, 2018). Or, dans cet article, il n’est fait aucune mention à une quelconque intelligence artificielle. Il s’agit d’une analyse des fichiers de log issus d’une application en ligne nommée Clio Online, utilisée par des écoliers danois, faisant du clustering à l’aide de techniques mathématiques usuelles (chaînes de Markov). Quand on compare le discours porté par les articles Internet en français et en anglais, on s’aperçoit du fossé qui les sépare de l’article scientifique qui leur sert de référence. Quasiment tout ce qui est dit est approximatif, voire totalement faux. Ainsi, il ne s’agit pas de « suivre » des élèves mais d’étudier a posteriori des fichiers enregistrés. Pour l’article français, « les chercheurs ont examiné les données de 14 810 élèves et étudiants du Danemark ». Si le chiffre de 14 810 est correct, ils proviennent de Clio Online, le plus grand fournisseur de contenu numérique pour les écoles primaires du Danemark. Il ne s’agit pas d’étudiants. « Les résultats montrent par exemple que les élèves qui travaillent sur des sujets scientifiques consacrent une très large part de leur temps à la lecture. Ceux qui travaillaient sur l’apprentissage des langues sont généralement récompensés par une bonne note uniquement lorsqu’ils travaillent de manière intensive. » Or, ce que montre l’article scientifique est que « la participation à des quiz semble augmenter les performances des élèves en langues, plus que dans les autres matières, où la lecture de textes est plus importante. » Enfin, pour éviter des comparaisons fastidieuses, contentons-nous de relever la conclusion : « Dans un futur proche, ils espèrent déployer un système qui pourrait être utilisé pour suivre les changements à l’échelle d’une classe au fil du temps, afin que les enseignants puissent adapter leur plan de cours pour chaque élève. » Or, comme on l’a vu, il n’y a aucun système de suivi en temps réel, et que ce qui peut être fait est simplement d’espérer : « aider les enseignants à encourager un comportement optimal des élèves, par exemple en recommandant des quiz de formation pour les élèves travaillant avec des langues, ou en veillant à ce que les élèves disposent de plus de temps pour utiliser le système à l’école. » Difficile de relever autant d’erreurs dans un texte aussi court ! Il  y en a un peu moins dans l’article Internet en anglais, montrant un fonctionnement de reprise dégradé.

11. https://venturebeat.com/2019/08/26/researchers-use-ai-to-track-studentperformance-in-online-courses/ 12. https://arxiv.org/pdf/1908.08937.pdf

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Big data en éducation : que peuvent dire les données recueillies et à qui ? Les enseignants et les formateurs devraient être d’accord : il est important de mieux connaître l’autre afin de mieux enseigner et de mieux apprendre. Ainsi, il est utile de savoir ce que les élèves ou les apprenants ont fait auparavant, leur histoire, ce qu’ils connaissent, ce qu’ils savent faire, leur environnement, leurs contraintes, leur but, leurs objectifs… Si on ne dispose pas des informations souhaitées, dans un cours en présence, on peut leur demander avant d’aborder une nouvelle notion s’ils l’ont déjà vue, ce qu’ils connaissent, etc. L’idée est d’assurer une sorte de coadaptation et d’établir une relation de confiance entre l’enseignant et les élèves. Dans le vocabulaire actuel, on va parler de collecter des données sur les apprenants. Disposer de données est mieux que de ne pas en avoir. Mais si on a déjà des données, est-ce mieux d’en avoir encore plus, est-ce nécessaire, utile ? Dans une vision technique naïve, on peut penser que plus on a de données mieux c’est. Pourtant, c’est loin d’être une évidence et l’expression populaire « trop de données tue les données » pourrait s’appliquer. En effet, la collecte de données n’est pas un processus neutre, elle peut changer la relation pédagogique. Elle ne peut jamais être exhaustive, la penser complète est un leurre et empêche de réfléchir à la nature des données partielles recueillies : qu’est-ce qui est éclairé, qu’est-ce qui demeure caché ? L’objectif même de la collecte est à interroger : vise-t-on le contrôle, la transparence totale (le panoptique) ? Ensuite, plusieurs capacités sont en question : celles du traitement des données, celles de l’interprétation (des données et des résultats des traitements) et celles de l’intervention. Dans la suite, nous allons préciser ce que l’on entend par big data puis donner quelques exemples de ce que leur collecte et leur traitement peuvent apporter en éducation.

Les big data nécessitent des infrastructures spécifiques Qu’entend-on par big data ? Il s’agit de flot de données avec trois caractéristiques principales : des données volumineuses, très diverses, en temps réel. On parle ainsi de 3 V : Volume, taille des données ; Vélocité ou vitesse, collecte et traitement à la volée ; Variété, données structurées ou non. 301

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L’ajout progressif d’autres caractéristiques s’est traduit par de nouveaux mots commençant par la lettre V. On parle de 5 V, ajoutant Visibilité, données facilement accessibles et utilisables et Véracité (qualité des données) : des données visibles permettant de faire de bonnes analyses (de prendre de bonnes décisions). Puis de 7 V, avec Variabilité (contexte), différences de nature ou de jugement et Valeur (utilité) : des données qui changent, traitements intéressants. On parle aussi de 10V avec Volatilité (fraîcheur et conservation), Vulnérabilité et Validité 13. Dans un site américain14, on trouve étrangement des caractéristiques différentes pour les 10 V avec Venue (lieu d’origine des données, leurs propriétaires et les contraintes d’accès), Vocabulary (modèles de données, ontologies, taxonomies…), Vagueness (confusion même sur le domaine des big data !). On n’arrive même, en 2017, au fameux 42, nombre mythique15, avec une liste des 42 V’s of Big Data and Data Science16. Une figure, tirée de la même page, donne la liste des V utilisés (en langue anglaise) avec leur année d’apparition. On peut en compter 15, du fait des inter­ prétations différentes des 10 V selon les commentateurs ! En tout cas, gérer ces big data nécessite de grands espaces de stockage, des interfaces de collecte en temps réel, des logiciels d’organisation, de traitement et de visualisation de données… Aucun outil classique de gestion de base de données ou de gestion de l’information ne peut vraiment travailler ces ensembles très volumineux de données, ce qui a conduit à créer des infrastructures spécifiques open source telles que Hadoop ou Spark. Il semble que l’origine des réflexions remonte à 2005, quand on a pris de conscience de la quantité de données que les utilisateurs généraient sur Facebook, YouTube et autres services en ligne17. C’est bien le marketing qui est à l’origine et qui dirige les orientations. Est-ce qu’il s’agit vraiment d’éducation ou de comportements que les grandes compagnies cherchent à diriger ?

13. https://le-datascientist.fr/les-10-v-du-big-data 14. https://mapr.com/blog/top-10-big-data-challenges-serious-look-10-big-data-vs/ 15.  42 est la réponse à La grande question sur la vie, l’univers et le reste dans l’œuvre de Douglas Adams Le Guide du voyageur galactique, sans que l’on sache qu’elle était précisément, la question. 16. https://www.kdnuggets.com/2017/04/42-vs-big-data-data-science.html 17. https://www.oracle.com/fr/big-data/what-is-big-data.html

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Collecter beaucoup de données en éducation : des traitements peu convaincants Si l’on est capable de collecter beaucoup de données, qu’est-ce que cela apporte en éducation ? Nous allons discuter de cet apport possible en prenant plusieurs exemples. Réussir dans un MOOC : cliquer suffisamment ?

Le premier exemple a trait aux MOOC, ces cours massifs et ouverts en ligne, que nous avons succinctement présentés dans la première partie du présent ouvrage. Lors de leur lancement médiatique, en 2011, ils étaient présentés comme porteurs d’une évolution majeure, voire une révolution. Enseignement massif, bien sûr, mais avec une promesse, celle du massif personnalisé. En effet, recrutant des dizaines de milliers, voire des centaines de milliers de participants, qui allaient laisser des grandes quantités de données automatiquement collectées, le traitement de ces données allait permettre une amélioration continue des cours à chaque nouvelle édition, notamment en connaissant les erreurs commises et les stratégies de remédiation qui s’avèrent efficaces. Dix après, on devrait avoir des résultats impressionnants. Justin Reich, qui a eu accès aux données des MOOC du MIT et de Harvard (plateforme EdX), en a déduit des grandes lois sur l’apprentissage, avec une certaine ironie. En gros, plus un étudiant ou un élève fait de choses, plus il a de chances de réussir. Bien évidemment, il s’agit d’une « loi » statistique, puisque certains élèves travaillent beaucoup sans réussir alors que d’autres réussissent sans beaucoup travailler. Dans les MOOC, cette loi (vérifiée avec les quantités de données récupérées) se traduit simplement : plus un étudiant clique, plus il a de chances de réussir. En fait, une première difficulté avec les masses de données issues des MOOC est que les méthodes d’analyse de données les plus éprouvées et employées, basées sur des tests et des régressions, sont saturées par la quantité de données. Une seconde difficulté réside dans la nature des données récupérées : ce sont avant tout des données de comportement, celles liées à l’interaction avec les dispositifs numériques, beaucoup moins des données d’apprentissage. En outre, on manque de modèles d’interprétation. Une collègue mexicaine (Tech de Monterey) a ainsi rapporté l’analyse des données qu’ils ont conduite sur les MOOC qu’ils ont lancés au Mexique. Ils ont découvert que les apprenants qui mangent du poulet réussissent mieux ! Derrière un tel résultat, pour le moins difficile à interpréter, il y a peut-être une variable cachée (de type socio-économique) 303

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ou des éléments associés qu’il reste à élucider. En tout cas, cette corrélation n’est certes pas une causalité, et il ne faudrait pas engager les élèves à manger du poulet afin d’améliorer leurs résultats scolaires. La notion même de réussite diffère selon les points de vue. Pour un apprenant tout dépend de ses objectifs réels ou supposés. Cela peut être d’obtenir une certification, pour d’autres simplement d’aller jusqu’au bout du cours, pour d’autres de glaner quelques éléments qui les intéressent. En particulier ceux qui enseignent le sujet même du MOOC peuvent être très satisfaits de récupérer des façons de faire parti­culières, de parfaire leur connaissance sur des éléments qu’ils connaissent peu, etc. Les enseignants et concepteurs du MOOC sont plutôt intéressés à savoir ce que les participants ont pu apprendre. Quant aux responsables des plateformes, leur réussite ou sa mesure est avant tout liée à la persistance des participants : plus ils se connectent, mieux c’est. On confirme ici une incertitude quant aux objectifs : s’agit-il de faire apprendre ou de contrôler des comportements ? Marketing ou éducation ? Nous y reviendrons. Dans sa thèse consacrée aux MOOC, Cisel (2016) a pu dégager un très bon prédicteur de complétion d’une formation MOOC, en reprenant les concepts marketing de clé d’entrée et de comportement d’inscription. Si on s’inscrit à un MOOC en recherchant un produit spécifique (clé d’entrée produit), on a beaucoup plus de chance de le terminer que si on l’a choisi en naviguant sur une plateforme d’offres de MOOC (clé d’entrée plateforme). Mieux maîtriser le traitement de textes et le tableur ?

Avoir beaucoup de données, c’est une chose mais quelle finalité pour leur traitement ? L’entreprise Microsoft avait embauché des ethnologues pour étudier comment les gens utilisaient leurs produits (notamment durant les voyages aériens). Ils ont également récupéré des quantités de données venant d’utilisateurs de toutes les parties du monde depuis de très nombreuses années. Quand on installe un produit, la personne en charge de cette installation peut simplement cocher une case permettant de remonter des données d’utilisation. Avec cette énorme quantité d’informations, on pourrait penser que l’entreprise a pu dégager une connaissance très approfondie du comportement des utilisateurs et trouver les clés leur permettant d’être plus efficaces dans leurs utilisations, notamment en identifiant les concepts mal compris ou mal maîtrisés qui rendent leurs utilisations très peu optimales. 304

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Mais ce n’est pas ce que l’on constate, bien au contraire, et beaucoup d’utilisateurs perdent énormément de temps du fait de leur absence de compréhension de certains fonctionnements. Qu’a fait Microsoft de toutes ces données ? Améliorer les compétences en traitement de texte et en tableur, ou enfermer les utilisateurs dans des routines pas toujours efficaces donnant l’illusion de l’intuitif ? Qui a besoin de données en grande quantité ?

Dans les exemples précédents, on peut constater qu’avoir de grandes quantités de données est loin d’être suffisant pour améliorer l’éducation, soit parce que leur nature même ne permet pas les traitements souhaités, soit parce que la finalité même des traitements n’est pas directement orientée vers l’amélioration de l’apprentissage. Au niveau national ou international, existent différentes campagnes de collectes de données à partir de tests, à l’exemple de PISA (Programme international pour le suivi des acquis des élèves), TIMMS (Trends in Mathematics and Science Study) ou le NAEP (Programme d’évaluation des progrès dans le système éducatif américain) aux États-Unis. Si beaucoup de données sont récoltées à l’échelle d’un pays, on est loin de ce que l’on appelle le big data. Les collectes de données et les traitements statistiques bien maîtrisés par les agences fournissent des résultats assez solides, qui renseignent sur les grandes tendances d’un système éducatif. Des formes simplifiées sont également médiatisées et nourrissent des débats nationaux sur les réussites et les problèmes rencontrés par l’éducation de la population. Ainsi, un des résultats majeurs de l’enquête PISA 2018 a été de confirmer le côté très inégalitaire de l’école française : « la France est le pays où l’origine socio-économique explique le plus la progression des scores18. » L’analyse des données, parfois avec des approches IA, peut être très utile pour trouver les caractéristiques des élèves qui risquent de devenir décrocheurs, afin de mettre en œuvre des politiques de prévention. S’agissant de ce type d’enquête, cela ne donne pas forcément d’éléments concrets aux enseignants dans leur classe, sauf si on leur transmet des informations qu’ils peuvent utiliser. Les chercheurs travaillant sur l’IA et l’apprentissage ne sont pas toujours intéressés par de grandes quantités de données, mais plutôt par des collectes régulières et ciblées dans des classes, à l’image de ce qui a été réalisé autour du Cognitive Tutor. 18. https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/12/03/pisa-2018-les-elevesfrancais-legerement-au-dessus-de-la-moyenne-de-l-ocde-dans-un-systemetoujours-tres-inegalitaire_6021440_3224.html

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A contrario, comme nous l’avons vu, les entreprises qui travaillent autour de la « transformation digitale » vont tenir à peu près les mêmes propos. Selon elles, l’enseignement dit adaptatif (adapative learning, l’expression anglaise semble de rigueur pour faire sérieux !) va donner un nouvel élan à l’éducation, grâce à l’abondance de données collectées et à l’intelligence artificielle : on va pouvoir suivre précisément les progressions et mieux appréhender les besoins individuels : « L’IA pour personnaliser l’éducation en fonction des besoins de chacun ». Mais « encore faut-il que cette école soit équipée des outils numériques permettant d’identifier les besoins de soutien de chaque élève19 » (Selon France, SCC20). En effet, la mise en œuvre des collectes de données et de leur analyse suppose que les élèves travaillent sur des dispositifs numériques connectés. D’où la nécessité pour les entreprises d’orienter l’école dans cette direction. Une vision industrielle de l’éducation les conduit à offrir des solutions qui peuvent s’appliquer partout et l’adaptation aux élèves se fait dans un cadre qui leur est toujours imposé. En conséquence, « cette personnalisation se montre étrangement encore plus uniforme que l’enseignement traditionnel ». En effet, on observe une grande fragmentation dans l’éducation (pratiques d’enseignement, des matières, des contenus, des méthodes et typologies d’élèves, avec des variantes linguistiques et culturelles), ce qui ralentit l’automatisation (Olivier Ezratty21). Or, pour développer l’éducation personnalisée il faut passer à l’échelle. Le meilleur moyen de passer à l’échelle est la normalisation, et la normalisation est l’ennemi de la personnalisation (Peter Greene22). Qui peut alors souhaiter d’une éducation personnalisée ? Ne seraitelle pas soumise à une logique mercantile (Alexandre Roberge23) ?

Quel apport de l’intelligence artificielle aux acteurs de l’éducation ? Comment ces technologies peuvent fonctionner en classe ? Les utilisations des programmes numériques de personnalisation nécessitent de travailler 19. https://france.scc.com/news/lia-pour-personnaliser-leducation-en-fonctiondes-besoins-de-chacun/ 20. https://france.scc.com/a-propos/ 2 1 .   ht t p: / / w w w.m a g r h .re c o n q u e te - r h .o rg / i n d ex .p h p/a r t i c l e s / fo r m at i o n / 455-les-applications-de-l-intelligence-artificielle-dans-l-education 22. Scaling Up Personalized Education, Peter Greene, https://www.forbes.com/ sites/petergreene/2018/09/10/scaling-up-personalized-education/#127e0c3f735e 23. https://cursus.edu/articles/42761/qui-veut-dune-education-personnalisee#. XYDSq2bgqUk

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une bonne partie du temps tout seul avec un ordinateur, et selon les entreprises, plus l’élève passe de temps sur la plateforme et plus l’intelligence artificielle arrive à peaufiner ses propositions en fonction de ce qu’elle connaît de lui. Tout ce temps passé sur les machines risque de poser problème. Mais on peut aussi, comme c’est souvent déclaré dans les discours, aider les enseignants à diversifier les activités menées avec leurs élèves.

Des utilisations en classe controversées En effet, certaines mises en œuvre dans les écoles suscitent la polémique. Ainsi, sur l’utilisation d’un programme nommé Summit issu de l’entreprise Facebook, un article du New York Times est titré « Silicon Valley Came to Kansas Schools. That Started a Rebellion24 » (« La Silicon Valley est venue dans les écoles du Kansas. Cela a déclenché une rébellion ») : maux de tête, crampes aux mains, anxiété… « Nous permettons aux ordinateurs d’enseigner et les enfants ressemblent tous à des zombies » ; plus des trois quarts des personnes interrogées dans une enquête ont déclaré préférer que leur enfant ne soit pas dans une classe qui utilise le programme Summit. Un rapport plus détaillé (Boninger, Molnar et Saldaña, 2020) confirme les inquiétudes et explique qu’un financement conséquent (près de 200 millions de dollars de la Chan-Zuckerberg Initiative, la Gates Foundation, et d’autres) conduit à l’un des programmes numériques d’apprentissage personnalisé les plus en vue aux États-Unis. « Sa propagation rapide – malgré un manque de transparence et l’absence de preuves convaincantes qu’il peut tenir ses promesses – fournit un exemple puissant de la manière dont les décideurs politiques sont mis au défi lorsqu’ils sont confrontés à une pression bien financée et intéressée pour que les écoles adoptent des programmes numériques d’apprentissage personnalisé. » Certaines écoles utilisent des curriculum « Playlists », sorte de listes de lecture, fournies à chaque élève chaque matin (la liste des activités qu’il doit faire sur son ordinateur), afin de personnaliser l’apprentissage des élèves, mais cette technologie n’est ni bon marché ni éprouvée25. La question est bien celle du rôle de l’enseignant et du contrôle qu’il est ou non à même d’exercer : quels sont les flux de données qui lui arrivent et les décisions qu’il délègue ou non à un système26 ? 24. https://www.nytimes.com/2019/04/21/technology/silicon-valley-kansasschools.html 25. http://www.edweek.org/ew/articles/2017/03/29/curriculum-playlists-a-take-onpersonalized-learning.html 26.  Ed Week, Michelle R. Davis, November 5, 2019 : https://www.edweek.org/technology/ q-a-the-promise-and-pitfalls-of-artificial-intelligence-and-personalized-learning/2019/11

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Donner le contrôle aux enseignants : rapport Villani (2018) Le rapport Villani se positionne clairement en opposition d’approches mettant l’enseignant de côté. Il ne s’agit pas de se plier au contrôle d’une intelligence artificielle et de lui déléguer les décisions, mais plutôt de développer ce qui est appelé une « complémentarité capacitante avec l’IA en renforçant la place de la créativité dans l’enseignement ». Pour cela, il importe de promouvoir la maîtrise par les enseignants des tableaux de bord présentant le traitement des données de leurs élèves, mais aussi de développer la maîtrise de l’apprenant sur ses données d’apprentissage. Il s’agit également de s’assurer que l’IA ne soit pas mobilisée dans des logiques de surveillance ou d’optimisation accrue de performance, mais bien pour augmenter le pouvoir d’agir des enseignants dans l’exercice de leur liberté pédagogique et le dialogue avec les apprenants. Plus concrètement, afin de faciliter l’exploitation des données d’appren­tissage par les acteurs (apprenants et équipe pédagogique), le rapport Villani propose d’identifier les données pertinentes, en favoriser l’accès et l’enrichissement, dans le respect des droits et des intérêts des apprenants. Notons que, selon une étude de Barabara Means (2010), dans l’utilisation des technologies en classe, c’est la capacité à se servir des rapports de données générés par les logiciels qui fait la différence, à la fois en termes de gains d’apprentissage et de gestion efficace de la classe. Toutefois, si on attend des enseignants qu’ils utilisent les données des élèves pour améliorer l’efficacité de leur pratique, il va falloir les aider à le faire. Or, ce n’est pas abordé par les programmes de formation (Means, 2010), et ce qui semble vrai aux États-Unis l’est aussi en France. Il faudrait comprendre la nature des compétences et des difficultés des enseignants en matière d’utilisation des données pour leur fournir une formation et un soutien appropriés. Donner aux enseignants les moyens d’utiliser les données à bon escient et de manière éthique est une responsabilité qui doit être assumée par tous ceux qui préparent et soutiennent les enseignants et les futurs enseignants27. En effet, la personnalisation en éducation est avant tout locale, c’est une adaptation en bout de chaîne, effectuée par les enseignants. La question est bien de savoir comment aider les enseignants à la faire. On peut imaginer que les données traitées (localement) permettent aux enseignants d’identifier les forces et faiblesses d’un groupe d’élève, les parties 27. https://datafordecisions.wested.org/wp-content/uploads/2016/08/2016_ Teachers-Learning-How-to-Use-Data.pdf

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bien assimilées ou pas d’un cours et leur niveau d’attention, en particulier pour l’inclusion d’élèves présentant des handicaps et des troubles. A-t-on les données suffisantes en éducation ? Leur faire gagner du temps ? Une étude de McKinsey propose de trouver des moyens pour diminuer le temps de préparation28. En particulier, l’IA pourrait leur fournir l’accès à des ressources éducatives et à des propositions d’activités, adaptées à leurs élèves. On verra au chapitre suivant consacré aux enseignants que ce n’est pas si simple. Si on met en œuvre des systèmes de recommandation, des enjeux commerciaux risquent de perturber le système. Ensuite, si les enseignants n’ont pas la possibilité d’adapter eux-mêmes les ressources, ils risquent de ne pas suffisamment se les approprier. Toutefois, il y a certainement à repenser l’environnement de travail des enseignants et la circulation des données sur les élèves pour que les enseignants puissent en tirer parti.

L’explicabilité une exigence essentielle pour les ressources éducatives La santé est un des domaines phares pour les applications de l’intelligence artificielle. Cette dernière est porteuse de très grandes promesses d’amélioration, notamment s’agissant de l’analyse automatique de photographies et d’images afin de repérer des signes de pathologie (voir par exemple sur le site de l’INSERM29 qui donne un panorama intéressant). Toutefois, pour qu’elles soient acceptables, voire écartées car jugées non pertinentes, les solutions proposées par la machine ou l’algorithme doivent pouvoir être comprises et, pour cela, il faut avoir accès au « raisonnement » effectué ou alors que la machine puisse fournir des explications. C’est notamment nécessaire afin de permettre au médecin de discuter avec son patient et de lui exposer les alternatives possibles. Cette question de l’explicabilité des propositions des « intelligences artificielles » est une exigence de plus en plus forte. Or, avec les approches numériques qui explosent depuis une dizaine d’années, ce que l’on appelle deep learning (ou apprentissage profond), des réseaux de neurones organisés en différentes couches, échangeant les uns avec les autres, apprenant de manière plus ou moins supervisée, dans la plupart des cas la « machine » est incapable de justifier ses décisions : nul ne sait 28. https://www.mckinsey.com/industries/social-sector/our-insights/how-artificialintelligence-will-impact-k-12-teachers 29. https://www.inserm.fr/information-en-sante/dossiers-information/intelligenceartificielle-et-sante

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ce que fait l’algorithme. Comment, dès lors, endosser la responsabilité de la décision médicale ? Une abondante littérature y est consacrée, montrant d’abord les erreurs commises (Heaven, 2019) et les biais repérés : les préjugés d’une époque, ceux des concepteurs, la surreprésentation d’une catégorie de personnes, etc. L’apprentissage profond standard ne suffit pas et pour les chercheurs il faudrait pouvoir combiner les approches classiques de l’IA avec les approches de réseaux de neurones, en intégrant par exemple des modèles causaux (Vasudevan et al., 2021). En tout cas, cette nécessité d’explicabilité conduit à une lignée de recherches importantes, difficiles à mener, puisqu’au-delà d’aspects proprement scientifiques, identifier le « bon » niveau d’explicabilité, pour une situation donnée, dépend de considérations techniques, ­juridiques et financières (Beaudouin et al., 2020). En formation, elle est centrale. L’exemple déjà ancien de Mycin est caractéristique. Créé au début des années soixante-dix, le système Mycin est un système expert à base de règles, utilisé pour le diagnostic des maladies de la coagulation sanguine. L’utilisation de Guidon (Clancey, 1983), système d’enseignement conçu à partir de Mycin, a permis de montrer que des systèmes experts, avant tout conçus pour leurs capacités d’expertise, ne sont pas a priori de bons systèmes d’enseignement. Ceci n’est pas lié à des lacunes dans les stratégies d’enseignement mais aux types mêmes de connaissances qui y sont implantées, suffisantes pour les experts mais peu satisfaisantes pour les débutants. Ceux-ci ont besoin de modèles (de type causal) expliquant les diverses règles d’expertise acquises par expérience. En effet, la compilation de la stratégie de l’expert aboutit à un raisonnement condensé à l’extrême, peu compréhensible pour un étudiant, qui a donc beaucoup de peine à créer du sens à partir de ces règles très hétérogènes30. Cela montre bien la nécessité de rendre explicable et que des boîtes noires ne sont pas adaptées pour l’enseignement. C’est aussi ce que défendent Rosé et al. (2019), constatant que les modèles deviennent de plus en plus complexes, impliquant souvent des dizaines de milliers de paramètres ou plus. Avec des systèmes « boîte noire », il n’est pas possible de regarder à l’intérieur pour essayer de comprendre comment, pourquoi ou même si ces modèles fonctionneront lorsqu’ils seront appliqués au-delà des données sur lesquelles ils ont été construits. Aussi faudrait-il développer des modèles d’apprentissage explicatifs qui, outre des prédictions précises, fournissent des informations inter­prétables et exploitables. 30. http://tecfaetu.unige.ch/staf/staf-d/joye/staf11/IA/clancey.html

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Toutefois, on peut légitimement se demander si certaines tendances récentes dans la formation ne vont pas à l’opposé de cette exigence d’expli­cabilité : l’objectif n’est pas d’amener des apprenants à découvrir et comprendre des choses nouvelles, mais plutôt à adopter de nouveaux comportements, même s’ils n’en ont pas clairement conscience.

Enseigner : est-ce changer les comportements ? « Imaginez que je puisse vous faire faire ce que je veux sans que vous vous rendiez compte que je suis impliqué. Tout ce que j’aurais à faire, c’est de réorganiser les informations qui vous entourent d’une manière dont je sais qu’elle vous mènera dans la direction que je souhaite. Je pourrais modifier l’ordre des choix que vous devez faire, et utiliser ma connaissance de vos sensibilités et de vos faiblesses pour choisir le moment et la méthode appropriés pour vous donner mon coup de pouce » (Sætra, 2019).

Cette citation est tirée de l’introduction d’un article intitulé « When nudge comes to shove: Liberty and nudging in the era of big data » que l’on pourrait traduire par « Quand le “coup de pouce” devient une “poussée” : la liberté et le matraquage à l’ère du big data ». La théorie du nudge, développée par l’économiste comportemental Richard Thaler et le juriste Cass Sunstein31, désigne une méthode d’influence cherchant à modifier des comportements humains, notamment des décisions à prendre ou des choix à faire, sans contrainte, ni obligation, ni sanction. Selon Ambrosino et al. (2018), cette théorie est « fondée sur l’économie comportementale et sur l’idée que les gens ont une rationalité limitée, qu’ils n’ont souvent pas de préférences bien définies et qu’ils sont soumis à un certain nombre de préjugés qui les amènent à faire des choix qui ne sont pas dans leur propre intérêt, et parfois même contre leur volonté ». On est très proche des technologies dites persuasives (Fogg, 2009), conçues « pour changer les attitudes ou les comportements des utilisateurs par la persuasion et l’influence sociale, mais non par la coercition » (traduction de Zouinar, 2019), présentées en première partie de cet ouvrage. Une littérature scientifique de plus en plus abondante analyse cette notion de nudge ou de coup de pouce, notamment sous l’angle éthique. En effet, le nudging est de plus en plus efficace pour trois raisons : (1) des données beaucoup plus nombreuses sur les personnes, ce qui permet de les pousser plus efficacement ; (2) des théories de plus en plus sophistiquées sur le fonctionnement humain, ciblant les vulnérabilités 31.  Voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Nudge_(livre)

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humaines ; (3) des canaux (médias sociaux, publicité en ligne, géolocalisation, etc.) donnant les moyens de cibler chacun individuellement. En adoptant une métaphore militaire, le nudge s’apparente plutôt aux frappes chirurgicales qu’aux tapis de bombes d’autrefois, ce qui le rend d’ailleurs plus efficace. La notion de comportement est au cœur des nouvelles approches que l’on peut qualifier de néo-behavioriste de l’éducation : de nouvelles données sur le comportement, de nouvelles manières de le modifier ou de le contrôler. En effet, on a vu que beaucoup de données récupérées automatiquement sur les plateformes étaient des données de comportement. Des entreprises se donnent clairement comme objectif de modifier les comportements. Dans le chapitre précédent, nous avons présenté l’ancrage mémoriel et son lien avec l’adoption de nouveaux automatismes32. De même, la société Boundless Minds utilise l’intelligence artificielle et les neurosciences pour façonner, prédire et analyser le comportement humain au niveau neurologique. Elle a été rachetée en 2019 par Thrive Global. Un des slogans de sa présentation était : « le cerveau est programmable, vous avez juste besoin du code ». « Boundless technology changes peoples’ behaviors, beliefs and being ou « la technologie sans limites (une traduction du nom de la société) modifie les comportements, les croyances et la manière d’être des personnes ». « Modifiez de manière prévisible le comportement de vos utilisateurs grâce à l’IA. Nous changeons la façon dont les humains interagissent avec leurs appareils et sommes fiers d’être les leaders en matière de technologie persuasive et ­comportementale33. »

Comme on l’a vu sur avec les MOOC et les analyses de Justin Reich, « nous disposons de téraoctets de données sur ce que les élèves cliquent, mais peu de compréhension de ce qui change dans leur tête ». Mais si l’objectif est de façonner des comportements, ce déficit de compréhension n’est pas rédhibitoire. En alliant des principes issus des résultats des neurosciences (répétition, apprentissage distribué), compatibles avec des modes de travail constitués de successions de temps courts et fragmentés avec une technologie personnelle, le smartphone, proche du corps, constamment disponible et à portée de main, communiquant avec une plate-forme qui reçoit les données, analyse via des algorithmes (à base ou non d’intel­ligence artificielle) et renvoie les nudges, cela peut conduire à des 32. https://www.woonoz.com/blog/attention-ancrage-reflexe-formation/ 33. https://www.boundless.ai/

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dispositifs aptes à « prédire et façonner le comportement humain », au moins en partie. Les utilisateurs, confiants face à des interfaces qu’ils jugent intuitives, deviendront des partenaires consentants et obéissants. Pablo Jensen (2021), dans un ouvrage décortiquant les liens entre les réseaux de neurones et les théories néolibérales développées par Hayek, explique que leur convergence conduit à un « homme maniable et éminemment gouvernable par les signaux du marché ou autres nudges ». S’agit-il de dressage ou d’éducation ? Quels buts pour l’éducation : simple modification ou adaptation de comportements ou forme plus profonde d’émancipation ?

Plateformes sans intermédiation et avec beaucoup de financement : à réguler ? La notion de plateforme est essentielle dans l’économie numérique actuelle et l’éducation y échappe difficilement. Si on reprend le cas de la Chine décrit dans la deuxième partie, on peut avoir une idée sur certaines caractéristiques du marché de l’IA en éducation, ce que nous allons voir après quelques considérations éthiques et politiques

Des questions éthiques et politiques en débat En effet, le recueil et le traitement de grandes masses de données permettent de nourrir des modèles statistiques prédictifs, mais non explicatifs : telle configuration a des chances de conduire à tel résultat, sans que l’on puisse fournir de raisons à un tel lien. Comme le souligne Antoinette Rouvroy (2009, 2011), ce mythe de la prévisibilité risque de donner lieu à de nouvelles formes de gouvernement pouvant être très oppressantes sous couvert de transparence. Dans l’attente de modèles causaux, explicables, on peut s’interroger sur les régulations à mettre en place. Les questions éthiques sont très présentes dans les discours, notamment du fait que l’IA peut conduire à la disparition de nombreux emplois et à des formes problématiques de gouvernance par les machines. Ainsi, la Déclaration de Montréal pour un développement responsable de l’intelligence artificielle34 poursuit trois objectifs : 1) élaborer un cadre éthique pour le développement et le déploiement de l’IA, 34. https://www.declarationmontreal-iaresponsable.com/la-declaration

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2) orienter la transition numérique afin que tous puissent bénéficier de cette révolution technologique, 3) ouvrir un espace de dialogue national et international pour réussir collectivement un développement inclusif, équitable et écologiquement soutenable de l’IA. Concernant plus spécifiquement l’aspect éthique de l’IA en éducation, notons que les réflexions sont déjà assez anciennes et un des premiers textes qui y est consacré (« Ethical Guidelines for AI in Education: Starting a Conversation35 ») est dédicacé par les auteurs (Aiken et Epstein) à un chercheur français, Martial Vivet, un des pionniers du domaine. Un institut pour une IA éthique en éducation a été créé à l’université de Buckingham36. Ainsi, comme les machines informatiques et les réseaux font dorénavant partie de notre vie, il importe de réguler leur action. Les questions de formation des personnes et de régulation des organisations ne sont pas antinomiques mais complémentaires. Peut-être faudrait-il limiter les capacités de lecture, d’écriture et de traitement des machines ? Le risque derrière les mises en place non contrôlées d’apprentissages personnalisés à grands renforts d’intelligence artificielle est d’enfermer les élèves dans des conditions de travail extrêmement stressantes, comme l’exemple de l’utilisation du programme Summit au Kansas le montre (Boninger, Molnar et Saldaña, 2020), une incessante compétition même à un âge précoce, conduisant à une éducation dépersonnalisée. Certains aux États-Unis, comme la Brookings Institution37, y voient une direction incontournable pour l’éducation, faisant référence au maintien de la suprématie du pays dans la course à la technologie de l’intelligence artificielle38. Mais ils reconnaissent qu’un tel système peut laisser beaucoup d’élèves « sur le bord de la route », ce qui soulève de profondes questions morales et les décideurs politiques doivent comprendre la dynamique sous-jacente des technologies en jeu. Pour d’autres, il faudrait protéger l’intérêt public en mettant en place des mécanismes de surveillance et de responsabilisation liés aux plateformes numériques et aux programmes d’apprentissage personnalisés (Boninger, Molnar et Saldaña, 2020). 35.  International Journal of Artificial Intelligence in Education (2000), 11, 163‑176. 36. https://www.buckingham.ac.uk/research-the-institute-for-ethical-ai-ineducation/ 37. https://www.brookings.edu/about-us/ 38. https://www.brookings.edu/research/why-we-need-to-rethink-education-inthe-artificial-intelligence-age/

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Quelle intelligence artificielle en éducation ? Reprenant l’analyse des développements de l’intelligence artificielle en Chine et ce que l’on peut observer des grandes entreprises du numérique, des tendances se dessinent. Pour conquérir un marché suffisant, il faut s’appuyer sur une plateforme pour attirer les clients, gagner leur confiance, les fidéliser, fournir des ressources et des services gratuits, favoriser la constitution de communautés (élèves, enseignants, parents) et collecter des données en quantité. En Chine, l’application Wechat (considéré comme un mode de vie) favorise le lien entre les communautés. Ensuite, il y a un double marché : celui du contrôle (des écoles par l’État), celui de la réussite individuelle (familles). Ce dernier est favorisé par la concurrence entre les élèves et les tests à très fort enjeu (l’importance des devoirs à la maison en Chine et le Gaokao). Les familles et les personnes sont alors prêtes à payer pour du coaching et de l’aide personnalisée, dont l’efficacité dépend en partie des traitements des masses de données qui ont pu être collectées. Des mesures de contrôle annoncées par le gouvernement chinois sur l’éducation en ligne (mai 2021) Difficile d’attribuer des régulations récentes au respect de questions éthiques, mais le gouvernement chinois intensifie ses mesures de contrôle et, parfois, de répression à l’encontre de son secteur de l’éducation en ligne, obligeant des start-ups, souvent adossées à de très grands groupes comment Tencent et Alibaba très rentables économiquement (à défaut d’être toujours très efficaces pédagogiquement) à mettre en veilleuse leurs projets d’introduction en Bourse de plusieurs milliards de dollars cette année. Officiellement, il s’agit de diminuer la pression énorme qui pèse sur les enfants avec le soutien scolaire : « des cours en ligne abrutissants aux bénéfices incertains39 ». Pour cela, plusieurs mesures devraient être prises : imposer des restrictions d’heures d’ouverture après l’école, interdire les cours en ligne pour les enfants avant 6 ans, limiter les frais de scolarité, améliorer la qualité des cours (qualification des enseignants) et contrôler des publicités agressives et mensongères40. Ainsi, plusieurs entreprises auraient engagé la même actrice pour se faire passer pour un enseignant d’anglais et de mathématiques sur leurs plateformes. Dans l’une des vidéos promotionnelles mises en 39. https://fortune.com/2021/05/31/china-edtech-private-tutoring-ipo-delaycrackdown-student-overwork/ 40. https://kr-asia.com/what-the-world-could-learn-from-chinas-edtechcrackdown

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ligne, l’actrice vante les mérites d’un forfait de 33 heures de cours en direct qui ne coûte que 8 dollars. Elle avertit que l’absence de cours a des conséquences en affirmant que « ce sont peut-être les parents eux-mêmes qui ruinent leurs enfants41 ». Tout cela rappelle les régulations effectuées il y a une dizaine d’années en Corée du Sud (cf. partie I). Une inquiétude porterait également sur le fossé qui se creuse entre les nantis et les démunis, c’est-à-dire ceux qui ont les moyens de s’offrir des cours supplémentaires. Or, les EdTEch chinoises s’intéressent à l’éducation en milieu rural par le biais de projets philanthropiques. Cela leur permet de tester de nouvelles technologies, que les écoles ne pourraient pas financer, et d’instaurer la confiance avec les futurs consommateurs et les gouvernements locaux42. Selon un rapport européen sur la technologie éducative en Chine (Feijoo et al., 2021), la volonté de la Chine de réduire la fracture éducative entre les zones dépourvues d’infrastructures et les zones urbaines pourrait créer des économies d’échelle pour des innovations abordables et technologiquement avancées dont l’Europe pourrait s’inspirer. S’il est pour le moins difficile de prédire précisément ce qui va se développer en Chine puis s’exporter, à n’en pas douter, des dynamiques ont été lancées et vont apporter des offres pour l’éducation. Un article de prospective sur l’utilisation des plateformes dans les écoles suédoises (Hillman et al., 2020) discute du remplacement d’une plateforme américaine (qu’ils nomment Poodle) par une plateforme chinoise. Cette dernière serait bien acceptée, notamment du fait qu’elle serait bien adaptée pour soutenir les travaux en groupes. Son modèle économique ne serait pas lié à la publicité mais jouerait sur une meilleure orientation et une meilleure préparation des jeunes pour l’embauche dans des entreprises partenaires. Le risque est de remplacer un curriculum sous-tendu par des valeurs traitées et négociées démocratiquement par des parcours d’apprentissage créés par des intérêts commerciaux et des algorithmes.

Côté français, on peut faire un bilan rapide : peu d’intérêt de l’IA pour le scolaire jusque-là, pas ou peu de données accessibles (en attendant l’éventuelle mise en place d’un « data education hub ») : une fermeture avec la RGPD, pas de formation des enseignants. Les éditeurs scolaires semblent non préparés et peu intéressés, le soutien scolaire, à de rares exceptions près comme Educlever, a besoin de peu de données. 41. https://fortune.com/2021/05/31/china-edtech-private-tutoring-ipo-delaycrackdown-student-overwork/ 42. https://thediplomat.com/2020/12/edtech-in-rural-china/

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Intelligence artificielle dans l’éducation : une place à trouver

Reste à voir quelle ambition effective aura la stratégie IA en éducation annoncée par l’État dans le cadre de la stratégie d’accélération « enseignement et numérique ». Pour conclure, quels défis associés à l’intelligence artificielle en éducation peut-on retenir ? D’abord, en tirer parti pour ce qu’elle peut apporter dans l’analyse des grandes tendances et le repérage de régularités derrière de grandes masses de données, contribuant à orienter des politiques générales. Ensuite, aider les acteurs de l’éducation à améliorer les conditions d’un bon apprentissage dans le respect des personnes. Pour cela, éviter la tentation du contrôle en ayant conscience de l’ambiguïté de la collecte et du traitement de données élèves : si cela change peu pour les élèves, parce que le système éducatif n’arrive pas à les valoriser, cela permettra uniquement de contrôler les enseignants. Éviter également de croire en la surpuissance des machines et en leur capacité de comprendre les besoins des humains. Ainsi, on peut noter un curieux résultat obtenu par des mathématiciens sur l’apprentissage automatique : l’apprenabilité peut être indécidable43 dans le sens où elle ne peut être ni prouvée ni réfutée en utilisant les axiomes standards des mathématiques, donnant une limite scientifique à ce que peut accomplir une machine. En suivant Paul Emerich France, qui a travaillé plusieurs années aux États-Unis dans une école utilisant de l’enseignement personnalisé automatisé et s’en est détourné, souhaitant restaurer l’équité et l’humanité dans les classes, pourrait-on développer une personnalisation humanisée et non la personnalisation déshumanisée44 assurée par les technologies ? Peut-être ne devrait-on pas avoir à choisir entre Dewey et Thorndike, mais pouvoir les articuler au mieux, construire une école ouverte, qui encourage la prise de risque et accepte les erreurs, qui reconnaît les imperfections, mais qui peut proposer des activités instrumentées par les technologies numériques, limitées mais efficaces pour s’entraîner, acquérir des savoir-faire nécessaires, etc.

43. https://www.nature.com/articles/s42256‑018‑0002‑3 44. https://paulemerich.com/2020/07/06/three-tips-for-personalizing-in-apandemic/

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Chapitre 14

Enseigner : une profession qui change ? Plus collective ?

« Valoriser la profession enseignante et la collaboration entre les enseignants. Les éducateurs ont fait preuve, dans leur réponse à la crise de la Covid-19, d’une innovation remarquable et les systèmes les plus engagés auprès des familles et des communautés ont été les plus résilients. Nous devons encourager les conditions qui offrent aux éducateurs de première ligne l’autonomie et la flexibilité nécessaires pour agir en collaboration » (UNESCO, 2020).

Dans ce que nous venons de décrire autour des apports et impacts possibles de l’intelligence artificielle en éducation, nous avons mis en évidence l’importance de la place accordée aux enseignants. Afin d’assumer pleinement leur rôle, il est important qu’ils disposent d’un environnement de bonne qualité, notamment sur le plan technique (voir chapitre 11), mais également qu’ils aient acquis les compétences nécessaires et la compréhension de ce que les technologies numériques peuvent leur apporter. Pour cela, des référentiels de compétences ont été développés, nous allons les discuter. La gestion des ressources éducatives, leurs modes de création, de circulation et de modification sont également à interroger. Quelle place pour les collectifs d’enseignants, notamment pour la conception et le partage de ressources, mais plus largement pour développer des formes de travail plus collaboratives ? C’est peut-être le défi majeur : transformer une profession souvent pensée individuellement, une personne seule dans une classe face à un groupe d’élèves, en un métier éminemment collectif. 319

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Vers un référentiel de compétences basé sur les activités des enseignants Des référentiels européens multiples : du DigComp au DigCompEdu L’Europe a élaboré un ensemble de référentiels liés au numérique, à partir du DigComp (European Digital Competence Framework1), outil pour améliorer les compétences numériques des citoyens en matière de travail et d’employabilité, d’apprentissage, de loisirs, de consommation et de participation dans la société. Il s’agit pour la Commission européenne d’aider les citoyens à s’auto-évaluer, à fixer des objectifs d’apprentissage, à cerner les possibilités de formation et à faciliter la recherche d’emploi. Très beau programme, mais bien évidemment, cela suppose de très bonnes capacités personnelles d’auto-direction ! Le DigComp est conçu pour aider les décideurs politiques à vérifier les compétences numériques des citoyens et à soutenir le développement de programmes d’enseignement. Il est complété par des référentiels plus spécifiques, notamment pour les consommateurs (DigCompConsumers), les organisations éducatives (DigCompOrg) et les éducateurs (DigCompEdu). Certains de ces cadres sont accompagnés d’instruments d’autoévaluation. Notons que le DigComp a été retenu par l’Éducation nationale et est utilisé directement dans Pix, « le service public en ligne pour évaluer, développer et certifier ses compétences numériques2 ». Des adaptations sont nécessaires, puisqu’un référentiel général pour les citoyens n’est pas directement adapté pour l’école. Les différents référentiels sont organisés par domaines. DigComp regroupe les compétences dans cinq domaines : maîtrise de l’information et des données, communication et collaboration, création de contenu numérique, sécurité et résolution de problèmes3. Le référentiel DigCompEdu4 est découpé en 6 domaines et 22 compétences sont répertoriées. Un tel découpage par domaines, s’il semble adapté pour un référentiel très large, renvoie à une organisation spécifique au digital qui peut être éloigné des caractéristiques des métiers transformés par le 1. https://ec.europa.eu/jrc/en/digcomp 2. https://pix.fr/ 3. https://ec.europa.eu/jrc/en/digcomp/digital-competence-framework 4. https://ec.europa.eu/jrc/en/digcompedu

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numérique. En termes de formation, cela peut conduire à des formations plutôt techniques et peu reliées aux activités spécifiques de ces métiers. Partir des activités menées par les acteurs oblige à s’interroger sur la manière dont le numérique peut les modifier et comment les acteurs peuvent s’en saisir. Il n’est pas facile de concevoir des formations au numérique qui satisfassent les enseignants et partir du cœur de leur métier peut constituer une bonne orientation. C’est l’objectif qui a été assigné au projet CoMUN.

Un référentiel basé sur les activités en incluant les changements liés au numérique Le projet CoMUN (Compétences Métier Utilisant le Numérique), mené en 2017 et 2018 associant la DGSIP (enseignement supérieur) et la DNE (enseignement scolaire), s’est basé sur une approche orientée activités afin de redéfinir les compétences des métiers de la formation dans un environnement numérique, enrichir le référentiel métier de l’Éducation nationale dans sa dimension numérique5 et trouver la complémentarité avec le projet Pix. Il s’est appuyé sur une approche originale de la notion de compétence vue comme « une organisation dynamique de l’activité, mobilisée et régulée par un sujet pour faire face à une tâche donnée, dans une situation déterminée » (Coulet, 2011). Figure 1. Bases du référentiel CoMUN

5. www.devenirenseignant.gouv.fr/cid98773/le-referentiel-competences-desmetiers-professorat-education.html

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Le référentiel est constitué à partir des pratiques ou des a­ctivités menées par les enseignants. Ces pratiques sont finalisées, autour d’objectifs généraux et opérationnels, référencées et instrumentées ­ (d’où le numérique). Comme nous l’avons déjà remarqué, en tant que profession, celle d’enseignant ne dispose pas de répertoire des travaux de recherche, des références professionnelles qui seraient constitutifs du fonds commun du métier. Pour le scolaire, en France, il y a une sorte de tension entre la liberté pédagogique qui demeure (chaque enseignant peut choisir les modalités d’action qu’il souhaite) et les orientations des inspecteurs, qui s’appuient sur les idées qui transitent dans la chaîne hiérarchique ou peuvent être issues de communautés de recherche (les didactiques dans certaines disciplines). Une des idées sous-jacentes à la conception du référentiel CoMUN est de constituer un répertoire commun de références. Les compétences, dans le référentiel, sont vues comme des jugements sur des pratiques ou des modalités de ces pratiques, qui peuvent référer à ce qui est partagé dans le métier ou fondé par la recherche. Un cadre de référence a été construit, présentant un corpus organisé de compétences visant essentiellement les gestes professionnels impactés par le numérique ou de nouveaux gestes professionnels développés avec le numérique. Il se développe en cinq classes d’activité nommées : (1) préparer-concevoir, (2) mettre en œuvre, (3) évaluer, (4) veiller-se former, (5) orienter-recruter-s’engager (figure 2). Des fiches détaillées reprenant le modèle de Coulet ont été développées pour ces cinq ­catégories d’activités. Lors du MOOC EMPAN (Enrichir Mutuellement sa Pratique pédagogique Avec le Numérique), le projet CoMUN a été présenté dans une courte vidéo sur les questions de numérique en éducation, avec les trois catégories d’activités qui constituent le cœur du métier (préparer-concevoir, mettre en œuvre, évaluer) et il a été demandé aux participants du MOOC, en grande majorité des formateurs d’adultes, de réaliser un schéma avec l’outil graphique de leur choix sur ce cœur de métier d’enseignant et formateur. Cette proposition d’activité a conduit à 948 posts dans le fil dédié sur le forum du MOOC, avec une diversité d’illustrations (voir Bruillard, 2019). Une analyse de cette vaste production graphique montre, s’agissant de la description des activités des enseignants, que présenter un cœur de métier finalement très stable, avec un contexte qui amène des choses nouvelles à prendre en compte, est bien accepté. Certaines contributions l’ont traduit de manière astucieuse. 322

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Figure 2. Catégories d’activités des enseignants, projet CoMUN. Dessin de Magali Roumy-Akué

Le projet CoMUN est pour le moment en sommeil, mais il pourrait être repris. Alors que beaucoup d’approches de formation au numérique pour les enseignants sont considérées comme étant trop éloignées de leurs pratiques, disposer de référentiels qui aident à faire ce lien constituerait une avancée certaine. Concevoir et mettre en œuvre de nouvelles formations pour les enseignants est un défi essentiel à relever, dans le souci de faire évoluer une profession pouvant faire face aux enjeux du numérique que nous avons présentés tout au long de cet ouvrage. Un autre défi est lié à a gestion des ressources éducatives.

Ressources éducatives, vers une gestion collective de biens communs ? Les ressources éducatives prennent une importance croissante pour l’enseignement et l’apprentissage dans le contexte actuel, notamment avec la généralisation du recours au numérique, l’approche par compétences, l’intégration de savoirs nouveaux, des demandes croissantes de personnalisation et d’interactivité… et plus généralement les 323

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changements économiques et le passage des biens aux services. Ainsi les enseignants doivent mettre en place des pédagogies suscitant la participation des élèves et leur mise en activité, avec des types multiples d’activités préconisées, présenter une pluralité de points de vue, nécessitant des ressources diversifiées. Alors que d’aucuns pouvaient penser que le développement d’Internet allait faciliter le travail de préparation des enseignants, on a pu constater un temps largement accru de préparation en raison des attentes des publics et des exigences nouvelles que l’on vient d’évoquer. Ainsi, des nouveautés dans les préparations des enseignants sont apparues récemment, comme la vidéo, production et utilisation de courtes vidéos (à l’exemple de l’association Inversons la classe, présentée dans la partie II) ou l’utilisation de la langue anglaise en cours de sciences. Les enseignants cherchent à trouver une situation déclenchante afin de faire récit, faire réel. Pour constituer une situation d’accroche, la vidéo semble être un moyen approprié, souvent une vidéo courte, non modifiable. Mais si les enseignants cherchent à préparer ce que les élèves vont aimer, subsiste une tension entre motivation et engagement (adhésion). Un projet de recherche intitulé ReVEA (Ressources vivantes pour l’enseignement et l’apprentissage) a été consacré à l’étude du travail des enseignants sur les ressources éducatives, c’est-à-dire la manière dont ils les sélectionnent, les créent ou les transforment, les échangent. Il a privilégié le point de vue des enseignants, afin de comprendre comment, au cours de leur carrière, ils se construisent leurs propres systèmes de ressources.

Ressources éducatives, au cœur du métier d’enseignant Malgré des programmes nationaux et des manuels souvent similaires, on note une très grande diversité des pratiques et leur caractère souvent très personnel, voire intime. Engageant son expérience et son expertise, l’enseignant n’est pas qu’un simple relais entre des producteurs de ressources et des apprenants. Il a des valeurs et des préférences. Il va chercher les ressources qu’il juge les plus adaptées à ses élèves, à ce qu’il a envie de faire en classe, même s’il doit pour cela contourner la législation en matière de droits d’auteurs. Il choisit selon ses centres d’intérêt même si cela sort du cadre de la discipline qu’il enseigne (que ce soit, par exemple, l’histoire de l’art pour un physicien ou la plongée sous-marine pour un enseignant de technologie). Quatre processus centraux ont été identifiés (Bruillard, 2020). 324

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Le premier, transmission ou héritage, correspond à un ou plusieurs épisodes biographiques : les enseignants récupèrent des ressources soit au cours de leur formation, principalement dans les préparations aux concours de recrutement d’enseignants, soit dans leurs premières années d’enseignement. Des collègues leur donnent tout ou partie de leurs préparations sous forme papier ou numérique, par exemple via une clé USB, mais aussi leur transmettent des manières de faire, des méthodes, etc. Le deuxième, moins asymétrique, est la participation, qu’elle soit périphérique ou pleine et entière, à des travaux collectifs, au sein des établissements ou de collectifs plus larges. Les deux autres processus conduisent à des constructions continues au cours de leur carrière. C’est d’abord la collection des ressources qu’ils ont récupérées (transmission ou héritage), modifiées, construites (participation ou création personnelle), utilisées les années précédentes pour leurs enseignements et aussi celles qu’ils thésaurisent afin de les reprendre autant que de besoin dans leurs enseignements : des listes d’adresses de vidéos en ligne pour les professeurs d’anglais, des roches pour les ­géologues, des machines pour les technologues, etc. Ensuite, les enseignants constituent un réseau de confiance : des personnes qui conseillent ou peuvent fournir des ressources et que l’on peut contacter directement ou qui ont un site ou un blog ou un entrepôt accessible, des sites connus proposant des ressources en lesquelles on a confiance (le site d’un muséum d’histoire naturelle, le site de telle académie pour telle discipline, YouTube pour les vidéos, le site du ministère, voire des sites étrangers, des manuels scolaires, etc.). Par expérience, l’enseignant sait qu’il a de bonnes chances d’y trouver ce qu’il cherche, et a confiance en la qualité de ce qui sera proposé. Ces deux processus illustrent l’importance croissante de la veille pour les enseignants, activité nécessaire, chronophage et financée en partie sur les deniers personnels (les enseignants achètent notamment les revues professionnelles). La recherche, le tri, l’appropriation et l’archivage de ressources sont réalisés selon une démarche qui se stabilise dans le temps. Ces quatre processus (transmission, participation, collection et constitution du réseau de confiance) structurent au long cours le travail des enseignants, et produisent des résultats (des collections, un réseau) qui sont à disposition de l’enseignant quand il se lance dans la préparation d’un cours ou d’une leçon. En tout cas, la collection et la transformation des ressources sont au cœur du métier d’enseignant, et les relations entre les enseignants et leurs ressources éducatives sont loin d’être uniquement techniques. Les travaux de thèse de 325

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Magali Loffreda (2019) mettent en évidence plusieurs dimensions : une dimension pratique ; une dimension créative ; une dimension affective, ­biographique et intime ; une dimension professionnelle et sociale. Ces quatre dimensions permettent à l’enseignant d’agir sur son environnement et de développer sa confiance en ses capacités à faire classe face aux élèves. Dans une enquête de type ethnographique dans un lycée, allant également interviewer les enseignants chez eux, dans leur intimité, Magali Loffreda montre l’importance de la gestion matérielle des ressources par les enseignants, qui joue un rôle essentiel dans leur développement professionnel (Levoin et Loffreda, 2018). Un point intéressant est celui de la notion de ressources clés en main, c’est-à-dire de ressources directement utilisables avec les élèves sans nécessiter d’adaptation. Les enquêtes montrent (Bruillard, 2020) qu’elle est rejetée par la majorité des enseignants. Pour eux, il y a une nécessité d’adaptation : (1) aux programmes, (2) aux élèves, à la classe, (3) à leur progression, (4) à leurs habitudes, préférences, à leur philosophie de l’éducation. En outre, les enseignants ont besoin de ­s’approprier et de se réapproprier régulièrement les ressources éducatives qu’ils utilisent, pour en avoir une connaissance approfondie, avoir la possibilité de répondre aux questions des élèves, de faire des liens… Des ressources clés en main peuvent être utiles pour les débutants, lors de nouveaux programmes ou de parties non encore maîtrisées, mais seulement dans une période de transition. De telles ressources sont également utiles, comme support d’une activité dans laquelle elles sont discutées, é­ ventuellement critiquées. Le projet ReVEA traite de ressources qualifiées de vivantes, mais si les ressources sont vivantes, ce n’est pas en raison de caractéristiques spécifiques de ces ressources, mais du fait des communautés qui les portent et qui les font vivre.

Des collectifs d’enseignants vers la gestion d’un bien commun Le rôle des collectifs d’enseignants, que ce soit au sein des établissements, dans des bassins, des académies ou dans un cadre plus large, se confirme comme étant primordial. Internet et les réseaux sociaux ont contribué à modifier leur périmètre et leur organisation. On les retrouve dans de nombreux pays : des réseaux d’enseignants, communautés, collectifs (syndicats), produisent, discutent, échangent des ressources, utilisant des sites web, des blogs, Facebook, Twitter… (Beauné et al., 2019). 326

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La participation à des collectifs est un processus central dans la formation des enseignants et dans la construction de leurs modalités propres de travail avec les ressources. Cela facilite l’innovation (inventer de nouvelles situations pédagogiques), la légitimation par les pairs… Cela peut aussi faire entrer les ressources éducatives dans un cercle vertueux. La question de la qualité des ressources pédagogiques est souvent posée. Dans une démarche qualité, il s’agit le plus souvent de la mise en œuvre d’un processus de développement et du respect de normes conduisant à la production finale. Mais on peut voir la qualité comme un sous-produit de la gestion collective, de l’adaptation constante aux différents publics, un processus lié au travail collectif des enseignants. Une question centrale est le contrôle des ressources éducatives. Est-ce la responsabilité de l’enseignant ou d’une organisation qui échappe à sa responsabilité (contrôle des ressources ou par des ressources) ? Les ressources éducatives ne pourraient-elles pas constituer un bien commun, qui pourrait être géré par des collectifs d’enseignants et des collectifs d’établissements ? Comme nous l’avons déjà écrit dans cet ouvrage, il ne s’agit pas de rendre toutes les ressources gratuites, ce qui risquerait d’appauvrir leur diversité et leur qualité, mais une fois leur développement initial correctement rétribué, assurer une libre modification et une libre circulation. Pour cela, les importants travaux réalisés autour des communs ont conduit à la définition de principes fondamentaux à prendre en compte par une communauté afin de rendre un commun pérenne (Ostrom,  2020) : 1) des groupes aux frontières définies (impliquant une exclusion des entités externes ou malvenues) et un périmètre de ressources aussi bien défini, 2) des règles bien adaptées aux besoins et conditions locales et conformes aux objectifs, 3) un système permettant aux personnes de participer régulièrement à la définition et à la modification des règles, 4) une gouvernance effective et redevable à la communauté (des usagers et des ressources), 5) un système gradué de sanction pour des appropriations de ressources qui violent les règles de la communauté, 6) un système peu coûteux de résolution des conflits, 7) le respect de ces règles par les autorités extérieures, 8) la résolution des conflits et les activités de gouvernance organisées en strates différentes et imbriquées. 327

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Ces huit principes, issus de l’analyse de très nombreux cas, en privilégiant les cas de succès, pourraient contribuer à la mise en place d’une régulation des ressources éducatives entre le ministère et les enseignants. Une telle organisation pourrait permettre de prendre conscience des nouvelles clôtures (en lien avec les plateformes privées) et de sortir de pièges de l’innovation. En effet, beaucoup d’enseignants ne communiquent pas sur leurs pratiques et ne souhaitent pas montrer les ressources qu’ils ont conçues ou adaptées parce qu’ils les jugent trop banales. Pourtant, ce sont bien ces ressources banales, validées par la pratique, qui sont essentielles dans le travail quotidien, plus que certaines ressources ou pratiques jugées innovantes, dont le clinquant dissimule mal la pauvreté. Comment concevoir des lunettes adaptées pour pouvoir percevoir l’innovation dans des activités banales ? En outre, il existe une tension entre la liberté pédagogique, qui est accordée à l’enseignant, notamment en France, et les infrastructures nécessaires à mettre en place, qui ne peuvent pas être choisies par chaque enseignant : par exemple, des plateformes particulières, des espaces de travail partagés, etc. Disposer d’une représentation collective permettrait de mieux gérer le développement des instruments professionnels et de résister aux offres de plates-formes émanant des GAFAM ou des entreprises chinoises.

Vers un métier plus collectif ? Un enseignant n’est pas seulement un technicien, dont le rôle est ­d’aider les élèves à acquérir ce qui est spécifié par les programmes nationaux, mais aussi une personne qui transmet des valeurs, qui aide les enfants à grandir afin de prendre leur place dans le monde. Une vision romantique, les souvenirs de personnes ayant « réussi », perdure dans la mémoire collective. Elle semble se transférer un peu vite aux machines qui seraient capables de déceler des aptitudes cachées et fournir les aides adaptées pour les révéler et les développer. Cette figure de l’enseignant, héros du quotidien qui arrive à changer profondément la trajectoire des enfants qu’il a en charge, reste ancrée, conférant une image romanesque à la profession enseignante. Pourtant, l’école éloignée en réseau (EER) ou ce que l’on perçoit du travail dans les zones d’éducation prioritaire montrent l’importance, voire la nécessité, d’un travail collectif des enseignants. Les différents réseaux de soutien aux élèves, de travail collectif des enseignants illustrent 328

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également l’importance des collectifs et le confinement a conduit les équipes à inventer des dispositifs, articulant les offres nationales ou régionales et des inventions locales. La complexité, la diversité et les évolutions incessantes de ce qu’il faudrait enseigner et la grande hétérogénéité des publics auxquels un enseignant doit maintenant s’adresser, conduisent à rendre impossible une seule prise en compte individuelle. Ainsi, peut-être faudrait-il aider à passer d’un métier individuel à une organisation collective et développer une vision collective de la profession enseignante ? Mais il est impossible de rejeter les disciplines scolaires, qui ont depuis longtemps construit des progressions dans les apprentissages qu’elles savent partiellement mesurer, avec des formes d’exercisation qui permettent au plus grand nombre d’acquérir les notions visées. Il y a là un défi, sans solution claire à proposer. Pour résumer, plusieurs défis sont à relever sur les enseignants : mieux et plus complètement les former, pas en important des référentiels de compétences par domaine, mais en structurant un référentiel adossé aux pratiques qu’ils conduisent, afin de faciliter la mise au point de plans de formation, et le développement de leurs pratiques. Cela suppose un environnement fiable qu’ils puissent utiliser et maîtriser ainsi qu’une circulation facilitée des ressources éducatives et une gestion collective des ressources comme un bien commun (reprenant les règles de gestion) : ouverture et support des pratiques. Enfin, c’est un métier éminemment collectif, sans casser la relation individuelle d’un enseignant avec ses élèves, mais susceptible de se déployer dans un cadre collectif favorisant l’entraide et l’émancipation.

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Perspectives

Comment repenser l’éducation à l’heure du numérique ? Le numérique est au cœur du monde contemporain. Les technologies qu’il recouvre sont à l’œuvre dans bien des aspects, à commencer par ceux qui nourrissent les phénomènes de mondialisation. Il est à la fois une des principales sources et un moteur puissant des innovations et de la croissance économique actuelles. Il redessine les chaînes de valeur de secteurs complets de production. Il est enfin – et surtout – un vecteur central de connaissance et de culture. Dès 2011, d’aucuns estimaient (Andreessen, 2011) que « le logiciel dévore le monde ». Dix ans après et à la suite d’une pandémie mondiale qui a fait subir aux systèmes éducatifs un choc sans précédent, force est de constater que le numérique est plus que jamais omniprésent. Si l’expérience a montré qu’il est périlleux de vouloir prédire l’avenir, il n’est pas besoin d’être grand clerc pour comprendre que les systèmes d’éducation sont en question. L’école dont la pandémie a bien montré l’utilité, en ce qu’elle préserve d’un certain nombre d’inégalités les enfants des familles défavorisées, ne va pas disparaître à court terme. Pourtant, la crise sanitaire a également montré qu’il y avait différentes façons de « faire école ». De nouvelles attentes apparaissent, notamment en termes d’individualisation. En bref, les graines de changement sont là dont le fort engouement pour le homeschooling n’est qu’une manifestation parmi d’autres. Dans ce contexte, le numérique ne peut plus rester pour les jeunes générations une boîte noire peu ou mal utilisée dans le cadre scolaire, y compris dans les pays comme la France où le système scolaire est globalement bon. Son appréhension et sa compréhension doivent désormais 331

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trouver une place de choix dans l’éducation de la jeunesse. Et, si les mécanismes traditionnels de transmission de savoirs de l’enseignant vers l’élève sont de plus en plus remis en cause, c’est pourtant aux adultes et à l’institution de déterminer avec intelligence et distance ce qui doit être appris dans le cadre scolaire sur le numérique et par celui-ci. Eu égard à sa place dans la société et dans l’économie, il est indispensable de considérer le numérique avec l’ambition qu’il mérite. C’est pourquoi il lui revient d’être le creuset d’un nouveau souffle pour les politiques éducatives.

Mettre le numérique au cœur des stratégies éducatives L’enseignement du numérique est une priorité qui devrait être l’objet d’efforts à tous les niveaux. C’est à l’école de former dès le plus jeune âge au numérique, en contribuant notamment à forger le rapport des jeunes à ce que les Anglo-Saxons appellent de façon imagée les « black mirrors »1. L’acculturation numérique leur permettra alors non seulement d’acquérir une liberté par rapport aux technologies, mais aussi de démultiplier leur capacité à acquérir des savoirs et à développer leurs aptitudes sociales et professionnelles. Un tel apprentissage s’étend sur toute la scolarité, et certainement au-delà, tout au long de la vie, assurant la capacité à s’exprimer avec tous les langages du numérique, d’en connaître les codes, et de l’inscrire dans l’histoire des techniques. Mais surtout, à l’issue de sa scolarité, le jeune adulte devrait pouvoir, en toute autonomie, mettre le numérique au service de sa propre construction de savoirs, et ceci tout au long de sa vie afin de bâtir son rapport au monde et son rapport à la citoyenneté. C’est là le défi de l’éducation au xxie siècle. Il revient plus que jamais à la puissance publique d’éradiquer la fracture numérique, d’abord en s’assurant que chaque établissement et chaque enfant aient accès à un terminal connecté avec un débit suffisant, sans omettre d’aider les élèves et leurs parents à acquérir l’ensemble 1. « Miroirs noirs » : le terme fait à la fois référence aux écrans éteints « omniprésents dans nos vies, dans nos mains et sur nos murs » et à une série britannique culte et  dérangeante de Charlie Brooker constituée autour du thème: « Si la techno­logie est une drogue, alors quels en sont les effets secondaires? » (cf. http:// feuilletons.blogs.liberation.fr/series/2012/01/black-mirror-charlie-brooker-ou-lartdu-malaise.html).

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des compétences ouvrant à une utilisation intelligente, via une formation technique, certes, mais également via une éducation aux médias et à l’information renouvelée. En effet, aux dires même des élèves, c’est l’école qui peut leur apporter la confiance nécessaire dans leurs compétences relatives à l’utilisation de ces technologies. La mise en place de ces apprentissages devra d’emblée tenir compte des inégalités sociales tant dans la possession que dans l’utilisation du numérique et développer des stratégies compensatoires, dans le cadre et hors du champ scolaire, pour réduire ces inégalités que la plupart des études ne savent aujourd’hui que constater. L’institution scolaire gagnerait aussi à utiliser le numérique pour réduire d’autres inégalités. Ainsi, il serait important de mieux comprendre comment, à chaque niveau d’éducation, le numérique permet de diversifier et de personnaliser la progression de l’élève afin de mieux porter l’égalité des chances par des offres conçues notamment pour les élèves en difficulté. Le numérique peut contribuer aussi à rétablir une certaine égalité des territoires, comme l’exemple du Québec l’a montré pour les écoles rurales. De même, au niveau international, il doit pouvoir contribuer à améliorer la situation des pays en déficit d’enseignants qualifiés et ayant de forts besoins éducatifs. À cet égard, la croissance exponentielle des plateformes éducatives à l’occasion de la crise sanitaire, aux États-Unis, en Inde, en Chine, et dans une moindre mesure en Europe, est particulièrement emblématique mais préoccupante. En effet, la crise sanitaire en accélérant la croissance des plateformes et en démultipliant les investissements dans le secteur de l’éducation redéfinit au niveau mondial les frontières entre le secteur privé et le secteur public et rend probablement nécessaire une vigilance accrue dans le « qui fait quoi ? » en matière de numérique éducatif afin que chaque communauté garde la maîtrise de ce qu’elle souhaite faire apprendre aux générations suivantes. À cet égard, il est indispensable de préserver une large place à tout ce qui s’apparente à l’éducation ouverte et aux biens communs, notamment les ressources éducatives libres. Aussi, dans un contexte où les acteurs privés se sont mondialisés et sont dotés de moyens considérables, et où la société civile sait utiliser les réseaux pour gagner en agilité et en capacité collective, les acteurs publics vont devoir repenser leurs modalités d’action, en s’inscrivant par exemple dans la nouvelle ambition numérique portée par la Commission européenne, notamment en matière de souveraineté éducative. 333

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De nouvelles impulsions issues de la puissance publique À ce niveau européen, Wikipédia pourrait constituer une source d’inspiration fructueuse. Pourquoi ne pas investir dans des plateformes performantes, respectant un certain nombre de principes communs, et portant des produits à très haute valeur ajoutée (notamment en termes de contenus) qui pourraient être déclinés dans les différentes langues des pays européens ? Une telle initiative pourrait donner des repères communs aux jeunes Européens dans le cadre de leur scolarité en les faisant travailler sur un certain nombre de supports semblables et faciliterait, sans aucun doute, l’apprentissage des langues étrangères. Elle contribuerait également à la structuration d’une filière industrielle européenne de contenus en produisant des contenus de qualité dans différentes langues. Le contexte des différents plans de relance et, en France, des Pro­grammes d’investissements d’Avenir permet, voire exige, d’envisager l’accompagnement de ces transitions structurelles. En effet, le niveau de qualité du service public du numérique éducatif dans les écoles est aujourd’hui loin d’atteindre celui qu’offre le secteur privé aux jeunes dans leur vie personnelle, et qui définit, de fait, le niveau de leurs exigences. Les solutions sont moins ergonomiques, plus lentes et pas toujours fiables et la tentation est grande pour les élèves comme pour les enseignants de se tourner vers d’autres outils, notamment ceux des GAFAM. Sans se lancer dans une course effrénée avec des services numériques dont la performance est financée par d’autres modèles (publicité ou exploitation des données personnelles numériques par exemple), il convient à la fois de définir un modèle économique et de mettre les moyens qui permettent que le fossé entre le numérique éducatif et le numérique quotidien des jeunes ne soit pas trop grand. Comme c’est souvent le cas pour les politiques publiques, penser et développer le numérique dans l’éducation ne peuvent que s’inscrire dans une action de long terme. En effet, au-delà des équipements et des contenus, l’essentiel de la transformation tient dans la formation initiale et continue des enseignants sur de multiples aspects. Il s’agit d’abord de la prise en main des équipements mais aussi d’avoir un bagage de base sur la société numérique qui nous entoure. Ensuite, cela implique la sélection de contenus pertinents, mais aussi la mise en place de nouveau dispositifs d’apprentissage en classe et hors classe. Le numérique à l’école doit sortir du diktat de l’immédiateté 334

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souvent généré ces dernières années par la rapidité de l’évolution technologique. Ainsi, les pouvoirs publics doivent construire et partager une vision fixant le cap des évolutions à moyen terme, comme c’est souvent le cas dans les programmes d’investissements d’avenir, c’est-à-dire à un horizon entre cinq et dix ans. Cette vision doit être claire et donner des objectifs permettant l’évolution du cœur du système de transmission, bien au-delà de la seule question de l’équipement numérique. Elle doit aussi être souple dans ses modalités, et savoir intégrer l’erreur et accepter l’échec qui sont les caractéristiques des démarches innovantes, mais sont parfois des notions éloignées des valeurs des systèmes éducatifs traditionnels de la transmission. Aussi, ces politiques ambitieuses doivent être accompagnées d’une feuille de route pluriannuelle fixant des étapes intermédiaires qui semblent atteignables à l’ensemble des parties. Cela revient à construire ce que nous appelons la maturité numérique du système et des établissements qui le composent. Cette maturité doit être construite de façon homogène sur les territoires, c’est-à-dire en respectant le principe d’égalité. Finalement, il ne s’agit, pour la France, que de la traduction concrète de la devise républicaine figurant sur le fronton de nos écoles. Pour y arriver, il faudra penser l’éducation autrement.

Penser l’éducation autrement La technologie seule ne peut pas transformer l’éducation (Reich, 2020)2, mais au-delà des lieux, du temps, des méthodes et des contenus, on sent bien que l’école va fondamentalement se modifier et être repensée sur plusieurs aspects fondamentaux, à tel point que certains (Bassy, 2012) évoquent la mise en place d’un nouveau paradigme scolaire. « Un grand pas sera franchi lorsqu’on cessera de parler “d’outils numériques” » pour considérer que ce qui est en cause, ce sont des logiques nouvelles, des modes, inconnus jusqu’ici, d’accès à la connaissance et de construction des savoirs. Ceux-ci exigent une révision des modèles qui inspirent notre enseignement et une refondation de ce qu’on peut appeler le « paradigme scolaire ». Ce changement de paradigme ne pourra s’imposer que par l’effet d’une forte volonté politique et s’il est porté par une vision claire de l’École de demain. 2.  Selon le titre du livre de Justin Reich : Failure to Disrupt. Why Technology Alone Can’t Transform Education.

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Ce livre a essayé de rendre compte des grandes tendances actuelles, de les interroger et de les mettre en perspective. Cette notion de changement de paradigme nous permet de proposer quelques ingrédients de cette éducation à repenser, de décrire quelques pièces pour la construire sans être à même de reconstituer complètement le puzzle. D’abord, « une gouvernance partenariale du système scolaire » apparaît souhaitable avec une clarification des responsabilités des différents acteurs (État, collectivités) et la « définition d’un échelon territorial unique approprié ». Peut-être s’agirait-il d’ouvrir plus l’école aux différents acteurs de la communauté éducative, notamment aux parents et aux éducateurs. Ensuite, on peut imaginer un recentrage des fonctions de l’École sur un objectif de coconstruction des savoirs, à travers des dispositifs d’apprentissage variés, notamment des dispositifs collaboratifs et médiatisés. Ne pas se contenter d’une école repliée sur elle-même et veiller à une « meilleure hybridation des cultures » : celle de l’école (si tant est qu’il n’y en ait qu’une) à articuler avec les cultures professionnelles et différentes cultures juvéniles ou sociales. Pour cela, il conviendra de « faire évoluer les notions de programme, de cursus, de curriculum, de disciplines et de prescription », notamment en tenant compte des différents apports et dimensions du numérique en éducation (voir les exemples présentés dans la partie II). Sans oublier, avec l’offre pléthorique d’Internet, la grande importance d’apprendre à trouver l’information, à la qualifier, voire de savoir prendre de la distance. Cela va de pair avec une extension des missions des enseignants, pour « y intégrer l’activité pédagogique liée au numérique, le développement de dispositifs hybrides et celui du tutorat », sans oublier de développer la dimension éminemment collective du métier d’enseignant. Avec le développement des systèmes d’auto-apprentissage ou d’autoévaluation, ainsi que le développement de l’intelligence artificielle va probablement décaler de plus en plus le rôle de l’enseignant et le rapport d’autorité dont il s’accompagne généralement, d’un rôle de transmetteur de savoir à un rôle d’accompagnateur de l’élève dans ses apprentissages, même si ces évolutions prendront probablement beaucoup de temps. Question environnement et ressources éducatives, il importe de continuer à « faire évoluer le modèle éditorial du manuel imprimé, associant modèle du livre et agrégation de contenus », renforçant le rôle de l’enseignant « médiateur » et « adaptateur en bout de chaîne ». Sur le plan technique, il faudrait mettre en place des dispositifs d’infomédiation, aligner fiscalement les différents types de production à caractère pédagogique et adapter le droit de la propriété intellectuelle. 336

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Enfin, la technologie propose de repenser la façon de capitaliser, d’évaluer et d’apprécier l’apprentissage formel (acquis à l’école ou dans la formation homologuée par une certification, quelle qu’elle soit) et informel (acquis en dehors du contexte scolaire, à la maison, l’autoétude, la pratique…) et de faire en sorte qu’ils soient complémentaires. Ce sont de nouveaux modes de certifications qui se mettent ainsi en place et qui ont pour ambition de construire une société ouverte et apprenante qui reconnaisse les compétences et les talents des personnes. En effet, en dépit de tous les efforts d’adaptation réalisés jusque-là et des nombreuses initiatives visant à transformer et à adapter une réalité protéiforme que nous avons tenté de décrire dans ce livre, beaucoup de chemin reste encore à parcourir. Aussi, au moment de lever le stylo, ou plus exactement de lâcher le clavier, nous avons envie de laisser le mot de la fin à Michel Serres (Serres, 2012). « Je voudrais avoir dix-huit ans (…), puisque tout est à refaire, puisque tout reste à inventer. » Une vision optimiste et engageante, qui, toutefois, s’adresse plutôt aux plus jeunes. Or, malheureusement, on déplore depuis très longtemps l’amnésie récurrente qui caractérise la prise en compte des vagues successives du numérique dans l’éducation et l’ignorance des nouveaux venus dans ce domaine. Notre responsabilité n’est pas de laisser les plus jeunes se débrouiller comme ils peuvent mais de les aider dans la mesure de nos moyens et de prendre en compte les aléas du passé pour mieux appréhender le présent et l’avenir. C’est l’ambition de ce livre, essayer de donner des clés pour comprendre un monde en transformation, dans une approche ouverte et scientifique. Qui mieux que Elinor Ostrom peut porter une vision articulant science et pratiques, global et local sans renoncer à mettre en œuvre l’exigence nécessaire. « Lorsqu’un modèle simple ne parvient pas à représenter le monde que nous cherchons à expliquer et à améliorer, nous ne devons pas ignorer le monde au profit de nos modèles, mais nous devons continuer à travailler sur nos structures et nos théories de manière à pouvoir réellement comprendre le monde dans toute sa complexité » (Ostrom, 2020, p. 89).

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Table des matières

Préface..................................................................................................................................................... Introduction. Les technologies dans l’éducation : une vieille querelle récurrente ?.................................................................................

5 11

PARTIE I

LE DIGITAL AU SERVICE DE TOUTES LES ÉDUCATIONS ? 1. LA DIGITALISATION DU QUOTIDIEN AU CŒUR DE LA SOCIALISATION DES JEUNES...................................................

19

« Le temps des écrans »..................................................................................................... Des « digital natives » aux « smartphone natives »................................... Le numérique au cœur de la socialisation des adolescents...... Native ou naïve ?.................................................................................................................... Des changements culturels.........................................................................................

29

2. LES BOULEVERSEMENTS DANS LA CONSERVATION ET LA DIFFUSION DES SAVOIRS...............................................................................................................................................

33

L’écriture et ses supports............................................................................................... Des bibliothèques aux objets connectés....................................................... Des tutos aux MOOC : l’apprentissage connecté..............................

19 21 25 27

33 36 41

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Les MOOC : de l’engouement médiatique à la maturité ?............................................................................................................................. Le mobile learning : un potentiel encore largement inexploité ?.................................................................................................................................... Les jeux sérieux.......................................................................................................................

3. UNE DIGITALISATION QUI ACCROÎT LES INÉGALITÉS ET QUI ENFERME ?................................................... Un numérique qui accroît les inégalités...................................................... Le numérique qui enferme : vers de nouvelles addictions ?................................................................................... Le numérique : quantification et performance, persuasion et pression.....................................................................................................................................

4. LE NUMÉRIQUE QUI TRANSFORME CE QU’ON APPREND ET LA FAÇON DONT ON LE FAIT.......................... Des technologies « intuitives », une fake news du marketing !... Les compétences dites du xxie siècle................................................................ Codage, programmation, que faut-il apprendre en matière de numérique ?.......................................................................................... L’écriture clavier/écriture cursive, apprentissage instrumenté et résolveurs incomplets.............................................................

5. LE NUMÉRIQUE EN CLASSE : UNE PLACE MARGINALE, SAUF POUR QUELQUES POPULATIONS SPÉCIFIQUES.............................................................................. Une place marginale pour la technologie éducative : le cycle de Cuban revisité............................................................................................. Le digital pour des populations diverses......................................................

46 51 54

57 57 68 73

81 81 85 90 95

99 100 104

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Table des matières

PARTIE II

DES MISES EN ŒUVRE DIVERSES DANS UN MONDE EN PERPÉTUEL MOUVEMENT 6. DES UTILISATIONS NOUVELLES DES TECHNOLOGIES NUMÉRIQUES EN ÉDUCATION...................................................................................................................................... Inverser la classe ou adhérer aux pédagogies actives ?.................... Enseigner la thermodynamique............................................................................ Gérer localement le climat scolaire (Elevbaro)..................................... Mieux communiquer avec les parents (Klassroom)........................ Assurer une école rurale de qualité à un coût maîtrisé : l’école éloignée en réseau........................................ Faire classe pendant le confinement................................................................. Gérer et distribuer les ressources éducatives dans un territoire : le Grand Est et les lycées......................................................... Concevoir et diffuser autrement les manuels scolaires (collectifs et ressources libres).................................................................................. Gérer et garantir des diplômes............................................................................... Développer l’intelligence artificielle en éducation à très grande échelle : le cas de la Chine....................................................................... Que dire de ces différents exemples ?..............................................................

7. LES RECHERCHES ET LEUR DIFFUSION SUR LE NUMÉRIQUE EN ÉDUCATION : CONCEPTION, INNOVATION, USAGES........................................... Numérique et éducation : un champ de pratiques........................... Des rapports sur l’éducation en lien avec le numérique............. Numérique et innovation............................................................................................ Encourager et financer la recherche et l’innovation........................ Vers une publication scientifique plus ouverte....................................

117 118 122 124 127 129 131 133 137 140 143 151

153 154 156 162 169 172

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8. LES GRANDS ACTEURS DU NUMÉRIQUE ÉDUCATIF............................................................................................................................................................ Des communautés qui s’organisent.................................................................. Des groupes privés mondiaux pour qui l’éducation est un enjeu clé........................................................................................................................ Un défi pour la puissance publique..................................................................

177 177 184 196

PARTIE III

LES DÉFIS À RELEVER 9. DE LA DIFFICULTÉ DE LA PROSPECTIVE EN MATIÈRE DE NUMÉRIQUE ÉDUCATIF...................................

213

Comprendre les tendances pour être à même d’y faire face... Regarder en arrière..............................................................................................................

219

10. DES SYSTÈMES D’ÉDUCATION ET DES MODES DE SCOLARISATION EN QUESTION..................................................

221

214

Le numérique est-il compatible avec l’école que nous connaissons ?............................................................................................................................... De nouvelles formes de reconnaissance : des badges ouverts à la reconnaissance ouverte................................................................... Des ressources éducatives libres à l’open education........................... Objectifs et programmes d’éducation.............................................................

235

11. CONSTRUIRE UN ENVIRONNEMENT TECHNIQUE ÉQUILIBRÉ...............................................................................................

241

La notion de « socle numérique de base » et comment l’atteindre....................................................................................................................................... Construire un environnement numérique juridiquement sécurisé............................................................................................................................................. Quelles plateformes éducatives pour nos enfants ?...........................

222 227 232

241 254 261

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Table des matières

12. COMPRENDRE COMMENT ON APPREND ET COMMENT LES SYSTÈMES D’APPRENTISSAGE PEUVENT S’EN EMPARER.......

269

Sciences du cerveau et sciences de l’apprendre ?.................................. Des laboratoires aux salles de classe : construire un pont ou privilégier les coopérations ?............................................................................. Enseigner : un art, une science, une ingénierie… un métier....... Quelques pistes et défis..................................................................................................

286

13. INTELLIGENCE ARTIFICIELLE DANS L’ÉDUCATION : UNE PLACE À TROUVER..................................

289

IA et éducation : une histoire déjà ancienne avec des ramifications nouvelles........................................................................... Personnalisation : deux visions opposées, celle du contrôle l’emporte toujours !............................................................................................................. Big data en éducation : que peuvent dire les données recueillies et à qui ?.............................................................................................................. Quel apport de l’intelligence artificielle aux acteurs de l’éducation ?......................................................................................................................... Plateformes sans intermédiation et avec beaucoup de financement : à réguler ?.........................................................................................

14. ENSEIGNER : UNE PROFESSION QUI CHANGE ? PLUS COLLECTIVE ?................................................................................................................ Vers un référentiel de compétences basé sur les activités des enseignants........................................................................................................................ Ressources éducatives, vers une gestion collective de biens communs ?............................................................................................................ Vers un métier plus collectif ?.................................................................................. Perspectives. Comment repenser l’éducation à l’heure du numérique ?.............................................................................................................................. Références bibliographiques........................................................................................ Table des matières.....................................................................................................................

270 278 282

290 295 301 306 313

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262307 - (I) - OSB 80 - PCA - LAA Nouvelle Imprimerie LABALLERY – 58500 CLAMECY Dépôt légal : octobre 2021 Imprimé en France

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