Vivre traquée 2702124453

Les intégristes qui m'ont condamnée à mort voulaient m'emmurer au tombeau du silence. Ils n'y sont pas pa

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French Pages 224 [232] Year 1995

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Vivre traquée
 2702124453

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Malika Boussouf

DT 295.5 . B69 1995

VIVRE TRAQUÉE

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Malika Boussouf

VIVRE TRAQUÉE

Thomas i. Bâte Library

TRENT UNIVERSiTY PETERBOROUQ i. ONT Ame

CALMANN-LÉVY

z«modf

ISBN : 2-7021-2445-3 © Calmann-Lévy, 1995

Avertissement de l’auteur

Le personnage qui habite ce livre s’appelle Nina. Il aurait pu porter bien d’autres prénoms : Khalida, Farida, Saïda... ou même Malika. Ce n’est pas le plus important. L’essentiel est ailleurs, et dépasse les ques¬ tions d’état civil ou de fiction au service d’une réalité : c’est la nécessité de témoigner, au plus juste, avec les vérités et les mots les plus crus, du calvaire de tout un pays. Les intégristes qui m’ont condamnée à mort voulaient m’emmurer au tombeau du silence. Ils ne sont parvenus qu’à provoquer un étrange dédoublement identitaire qui m’a fait préférer la parole oblique à la confession nue : cette schizophrénie spontanée fut ma forme de résis¬ tance au bâillon. A Nina, donc, de témoigner, de dire la peur, la révolte, le dégoût de tous les démocrates algériens, otages de l’horreur. A elle de dire le sang qui coule chaque jour, les enterrements, les mutilations. Plus que toute autre journaliste condamnée à mort par les inté¬ gristes, plus que moi-même, Nina est libre de raconter la barbarie et de dénoncer ses complices; libre aussi d’échapper à cette dépression qui la guette et risque de réduire tout un peuple au silence. Malika Boussouf, mars 1995.

A Maman et L. B., que j’aime tant. A André Glucksmann, sans qui ce livre ne serait pas. Et avec mes remerciements à J.-C. Brochier, pour sa complicité.

Le tout est de tout dire Et je manque de mots Et je manque de temps Et je manque d’audace Je rêve et je dévide Au hasard mes images J’ai mal vécu Et mal appris A parler clair.

Paul Eluard

L’avenir interdit

Elle délire. Plus que la rage, la douleur conduit ses divagations. En cet instant précis, Nina ne pense qu’à enfouir son corps vidé sous une couverture. Encore une mauvaise nouvelle. Elle veut étouffer ses pleurs et ce sentiment d’aveugle impuissance. Ce soir, le médica¬ ment qu’elle prend depuis quelques jours ne fera pas d’effet. Elle est tentée de doubler la dose ou même de la tripler pour ne plus penser, ne plus souffrir. Mais non, elle ne le fera pas. Trop négatif. Et puis... il est loin, tel¬ lement loin ce temps où, pour échapper à une rupture sentimentale, elle avait tenté à deux reprises de se suici¬ der. Elle était amoureuse. Elle en avait alors le temps et le loisir. L’insouciance de cette époque s’est enfuie. Désor¬ mais, ses jours sont réduits à rien, ou presque. Désor¬ mais, tout projet lui est interdit. Nina ne sait plus de quoi sera fait demain. Le moindre de ses gestes tend à l’éloigner de la mort, qu’elle voit partout... Il faut survivre. Tous les matins, sa mère lui recommande de prier puis prononce le désormais rituel : - Va, ma fille, que Dieu te protège!

C’est l’instant le plus grave de la journée. Le chauf¬ feur est déjà là. Elle ne peut plus faire marche arrière. 13

Il lui faut rejoindre la rédaction. La gorge serrée, Nina se décide à ouvrir la porte. La regarde un moment se refermer derrière elle. Il n’y a plus de possibilité de retraite. Il faut y aller. Elle sait qu’elle reviendra parmi les siens, mais s’interdit de jurer qu’elle marchera sur ses deux jambes. Elle est obsédée par la mort, comme tous ses confrères. Quand arrivera l’été, Nina pourra prendre ses congés annuels. Pendant quinze jours, elle restera barricadée à la maison. Pour ne pas tourner en rond, elle va se consa¬ crer à refaire toutes les peintures. Elle veut en faire la surprise à sa mère, partie pour un mois chez sa grande sœur, dans une ville de l’Est presque entièrement contrôlée par les intégristes. Quinze jours à nettoyer le carrelage, à faire à manger à sa sœur Sara et au vieux peintre Ali, chargé de remettre à neuf cet appartement. Quinze jours à penser, alors que la forte odeur de pein¬ ture lui prendra la gorge, que les gens qui assisteront à son enterrement entreront ainsi dans une maison propre. La mort, toujours la mort, partout présente, plus forte que tout. Elle lui colle à la peau comme une seconde nature.

Tous les matins, en prenant sa douche, Nina se répète la même phrase : - Je serai propre, si c’est mon jour. En s’habillant, une question lui martèle les tempes. Comment s’y prendra-t-on pour l’assassiner? Bientôt, elle se demande - elle qui a osé défier la virilité si pauvre et tellement insignifiante des islamistes - qui vat-elle rencontrer dans l’au-delà, si toutefois il en existe un... Nina se console en se disant que oui, il existe cer¬ tainement un lieu, où tous les amis assassinés, intellec-

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tuels et journalistes, sont regroupés autour d’un thé et regardent faire les leurs encore survivants. Peut-être sont-ils plus heureux ainsi? Peut-être ont-ils échappé au pire? Car les choses ne vont pas s’arranger de sitôt. L’Algé¬ rie est entrée dans une vague de turbulences qui risque, au lieu d’être circonscrite à son seul territoire, de s’étendre au Maghreb, à l’Europe, peut-être au reste du monde. Des foyers intégristes ne sont-ils pas entretenus un peu partout? Le Pakistan, l’Afghanistan, le Bangla¬ desh, sans compter l’Iran, le Soudan, le Liban, et même les territoires occupés par Israël, où il ne se passe pas un jour sans que les intégristes du mouvement Hamas n’actionnent leurs armes de mort. Mais par qui donc sont-ils soutenus? Qui commandite les meurtres qu’ils revendiquent aussitôt l’irréparable commis? Les pouvoirs respectifs de ces pays, bien sûr, Israël excepté, et cette Inter¬ nationale islamiste à laquelle ils adhèrent, dans l’espoir de bénéficier de ses millions de dollars. Une Inter¬ nationale gangrenée par des hommes et des femmes assoiffés de sang. Mahomet était, dit-on, un guerrier, un homme de pouvoir et d’argent. A son image, ils veulent donc conquérir le monde par la force. Si politique et pouvoir ont réussi à se confondre au temps du Prophète, alors, rien n’empêche aujourd’hui de répandre la ter¬ reur à travers le monde, non pas pour convaincre mais pour contraindre à l’obéissance. La mère de Nina lui aurait-elle menti? Elle lui racontait que l’islam n’était que tolérance, la plus belle des religions. C’était là l’unique raison pour laquelle Dieu avait élu Mahomet comme le dernier des pro¬ phètes et l’avait désigné pour conclure le message. Sa mère y croyait dur comme fer. Pour Zohra, les isla¬ mistes d’aujourd’hui n’étaient qu’une bande de voyous,

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une vague émanation de Satan. Selon elle, rien dans l’islam n’incitait à autant de barbarie. - Ce ne sont pas des musulmans, ce sont des monstres, ne cessait-elle de répéter, comme pour vaincre le scepticisme de ses deux dernières filles, Sara et Nina. Le silence momentané que suscitaient de tels propos était trop vite balayé par les nouvelles exécutions annoncées par les médias, et plus souvent encore par le dangereux bouche à oreille. Les témoignages circulent quand bien même leurs auteurs refusent de porter plainte par écrit, de crainte des représailles. Nina pen¬ sait de plus en plus à ces années où personne ne pouvait soupirer dans la rue ou dans un café sans se faire ramas¬ ser par les agents de la Sécurité militaire, déguisés en étudiants, en mendiants, en vendeurs ambulants, ou même en chauffeurs de taxi. Pour se maintenir aux commandes, le pouvoir mili¬ taire en place s’en prenait à tous ceux qui osaient respi¬ rer plus bruyamment que leurs camarades. La « cam¬ pagne d’assainissement » organisée en 1980 par Chadli, dès son arrivée au pouvoir, en disait déjà long sur les visées du nouveau président - encore un militaire! Orchestrée dans une telle volonté de répression, elle ne pouvait, quelques mois plus tard, que susciter de nou¬ velles violences. Chadli n’avait-il pas, dès cette année 1980, utilisé les islamistes - encore clandestins, mais connus des services de police - pour casser une revendi¬ cation identitaire et culturelle, plus connue sous le nom de « printemps berbère » ?

Impasse Lavoisier

Après la lettre de menaces signée par le chef du MEI, le Mouvement pour l’État islamique, ses amis contraignent Nina à quitter le pays pour une dizaine de jours. Il lui faut changer d’air. Elle-même a peur de sombrer dans la folie, et confie à ses proches qu’elle doit consulter sans attendre un psy, qu’elle sent venir la dérive. C’est la première fois qu’en prenant l’avion elle se surprend à sangloter. C’est la première fois qu’elle est contrainte d’aller rechercher la paix loin de chez elle, à Paris, cette ville qu’elle s’entête pourtant à désigner comme la plus belle au monde. Elle va s’enfermer, se terrer durant une semaine avant de s’ouvrir à l’extérieur, avant de sortir dans les rues et d’admettre qu’elle n’est pas en Algérie, et que, finalement, ce court séjour peut avoir ses bons côtés. Elle va changer de soleil, de couleurs, d’atmosphère. Mais elle appellera tous les jours la maison, pour respi¬ rer, le temps d’une conversation, l’odeur imaginée, retrouvée par elle, de ce cocon dont on l’a arrachée contre son gré, et dont certains veulent l’exclure défini¬ tivement.

Dans cet avion en partance pour Paris, elle laisse cou¬ ler des larmes de désespoir. On veut la contraindre à se

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déraciner. Elle est soudain replongée dans un passé loin¬ tain, qui défile sur un écran invisible, comme pour lui permettre de faire le point. Comment croire qu’on peut maîtriser son existence quand celle-ci risque de s’inter¬ rompre à tout instant? Nina fixe le sol. Ses yeux s’arrêtent sur ses deux pieds. Elle regarde tout particulièrement le gauche, et la scène lui revient. A l’âge de trois ans, Nina est presque aveugle. Le tra¬ chome fait des ravages à Constantine. A la recherche de sa mère Zohra, aux jupons de laquelle elle s’accroche, Nina se cogne à d’énormes marmites qui occupent tout l’espace. Ce jour-là, la fête bat son plein. Son oncle se marie. Zohra, toute à l’aide qu’elle doit apporter aux cuisines, ne sait plus où est passée Nina. Celle-ci, de son côté, pleure de se voir séparée pour la première fois de sa mère. Les larmes lui brouillant le peu de vue que lui permet la maladie, Nina plonge son pied gauche dans une énorme marmite de chorba bouil¬ lante... La malheureuse Zohra était en deuil. Nina ignorait alors qu’elle était orpheline. Que cet homme qu’elle revoyait sans cesse dans ses rêves, assis sur un lit, vomissant ses tripes dans une écuelle bleue, était son père, Youcef. Elle ignorait que ce qui ressemblait à un grand cageot vert était en réalité le cercueil qui trans¬ portait son père vers le premier carré des martyrs, au cimetière d’El Alia.

L’hôtesse de l’air, intriguée par ces larmes qui coulent sur un visage apparemment impassible, lui pro¬ pose un verre de champagne. Nina la fixe sans la voir et retourne dans son passé de petite fille. Le corps de l’hôtesse se dédouble, il est triple, puis se fond dans une

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série de visages féminins et de mains expertes qui s’affairent autour de ce pied que le médecin a déclaré perdu. Un mouchoir, du beurre, des herbes : c’est à ces seuls remèdes que Nina doit son pied intact, marqué par une cicatrice en forme de carte géographique repré¬ sentant... l’Afrique? Peut-être. C’est en tout cas l’inter¬ prétation qu’elle donnera plus tard à cette marque qui brunit plus difficilement au soleil que le reste du corps. Nina n’oubliera pas. Jamais. La famille était dispersée mais peu lui importait, sa mère était là. Zohra dut attendre le quarantième jour de deuil pour décider de ce qu’elle ferait de ses enfants que son mari, mort sous la torture, venait de lui laisser sur les bras. A seize ans, l’aîné avait été envoyé en France par son père, pour y poursuivre ses études. La deuxième, Leïla, avait quatorze ans. Du vivant de Youcef, elle avait été promise à un cousin qu’elle aimait secrètement. Zohra décida donc de réaliser la volonté de son défunt mari en la confiant à sa nouvelle famille. Il n’y eut pas de fête. Juste le repas conventionnel, et Leïla fut mariée. Ainsi, Zohra n’avait-elle plus que quatre bouches à nourrir. Sa mère raconta plus tard que son frère aîné lui avait ordonné à cette époque d’abandonner les petits à leur grand-père paternel. En contrepartie, il se proposait de la remarier. Zohra, veuve à trente-cinq ans à peine, était très belle et pouvait sans l’ombre d’un doute refaire sa vie. Elle refusa catégoriquement d’écouter les injonctions de son frère, ce qui provoqua un scandale. Comment osait-elle tenir tête à l’aîné de cette famille aisée, dont elle était issue? Les femmes ne disaient jamais non. Elles n’en avaient pas le droit. Mais Zohra s’obstina. Après la disparition du mari tant aimé, on lui proposait de la débarrasser de ses enfants, seul lien qui lui restait avec celui dont elle avait tant admiré la bonté, la générosité et le courage !

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Et au profit de qui lui demandait-on de renoncer à ses enfants? Au profit d’un beau-père tellement riche qu’il ne pouvait faire le tour de ses terres qu’à cheval, drapé dans un magnifique burnous, un homme tellement vicieux qu’il avait épousé sept femmes en se cachant derrière la tradition, et qui se montrait injuste et avare avec Zohra, la femme de son unique enfant, Youcef. Oui, Salah, son beau-père, était mauvais, encouragé dans sa méchanceté par ses femmes sauf une, qui avait pitié de Zohra. Quand Youcef partait pour la ville accomplir le tra¬ vail politique qui était le sien - il appartenait à l’Asso¬ ciation des Ulémas - et que son père ignorait, car seule sa femme devinait ses activités clandestines, Salah expulsait de chez lui Zohra et toute la petite famille, et les cantonnait, tous dans un gourbi, loin des regards indiscrets. Lui, pendant ce temps, faisait la fête avec ses femmes. Le vent laissait parvenir à Zohra les délicieuses odeurs de méchoui et son estomac, déjà tiraillé par la faim, se nouait alors de colère et de désespoir. Si l’absence de Youcef se prolongeait, leurs enfants mour¬ raient de faim, car Salah leur avait interdit de s’appro¬ cher de la ferme, et plus encore du jardin potager. C’était Leïla, l’aînée des filles, âgée alors de huit ans, qui se glissait la nuit tombée dans le maudit jardin, cueillait ou arrachait tout ce que ses petits bras pou¬ vaient contenir de fruits et de légumes, en prenant bien soin de ne laisser aucune trace de son passage ; puis elle rapportait son butin à sa mère, confinée dans le gourbi, un véritable trou à rat, construit avec de la terre glaise et de la bouse de vache, qui ressemblait moins à une écurie qu’à une niche pour chiens. Nina n’était pas encore née mais sa mère n’a jamais cessé de lui raconter ces moments de misère et de soli¬ tude, qui disparaissaient aussitôt son mari de retour à la

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maison où il s’étonnait de l’absence de sa femme et de ses enfants. Le père protestait, accusait sa belle-fille de tous les défauts de la terre et proposait à son fils de divorcer, mais Youcef rassemblait sa famille et s’en retournait à Constantine, où Zohra retrouvait l’opu¬ lence et la joie de vivre. Combien de fois la malheureuse avait-elle fait l’allerretour entre le bled, où la misère l’attendait, et Constantine où elle reprenait ses habitudes de « femme la mieux habillée de la ville », comme elle le dira plus tard à ses enfants, de ce ton amer qui ne la quitta plus après la mort de son mari.

Née dans une famille aisée, Zohra avait épousé, à quinze ans, le fils unique d’une famille extrêmement riche, Youcef, lui-même âgé de vingt ans. Près d’une douzaine d’années plus tard, son décès allait totalement bouleverser l’existence de sa femme. Zohra venait de refuser la proposition de son frère aîné. Elle ne le reverrait plus jamais. Elle réunit ses quatre enfants et décida de s’en retourner vers l’inconnu, c’est-à-dire Alger. Interdit de séjour à Constantine pour ses activités clandestines, Youcef s’était déjà enfui à Alger avec femme et enfants. La Casbah, cette vieille ville ceintu¬ rée par les paras français, offrait en effet, grâce à son entrelacs de ruelles, de nombreuses planques et autres moyens de s’évader. Ainsi, le propriétaire d’un petit entrepôt à légumes de quatre mètres carrés avait-il consenti à le lui céder comme cache. C’était en février 1957, en pleine période de grèves et de manifestations. Le peuple algérien réclamait l’indé¬ pendance. Nina avait presque trois ans, Sara en avait sept et n’était pas encore scolarisée, Farid, leur autre frère, était âgé de onze ans et Hafida, la petite fée du

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logis, en avait treize. Son père avait lui-même désiré qu’elle n’aille pas à l’école. Elle serait analphabète, comme sa mère. Cela faisait vingt jours à peine qu’ils étaient à Alger, vingt jours que Zohra avait enfin son mari pour elle seule, qu’elle se sentait débarrassée de son beau-père. Elle était heureuse. Toute sa famille était réunie, grâce à Dieu, pensait-elle. Elle ne se doutait pas que son mari allait aussi vite être arrêté et torturé à l’eau savon¬ neuse... Quand les Français le ramenèrent, il était méconnaissable. Ses bourreaux n’en voulaient plus. Redoutant de le voir claquer entre leurs doigts, ils pré¬ férèrent le « libérer » et le jetèrent comme un sacpoubelle aux pieds de Zohra. Youcef, à bout de forces, semblait transfiguré par les longues séances de torture. Il mourut dans la nuit même.

- Mesdames et messieurs, veuillez attacher votre ceinture, nous abordons la descente sur l’aéroport de Paris Orly, nous vous souhaitons... Nina pense à son père, mort dans la souffrance, et au sort qui lui sera réservé par les intégristes si elle tombe entre leurs mains. Elle risque le même martyre que ce père dont elle garde une image si douloureuse. Youcef était mort pour la patrie, pour l’indépendance de l’Algé¬ rie, pour le bien-être de ces messieurs les dirigeants qui baignent aujourd’hui dans une indécente opulence, pour tous ces usurpateurs qui, une fois au pouvoir, ont assas¬ siné, volé et détourné l’Histoire à leur profit. Il y a trente-sept ans, son père était mort, trois jours après son anniversaire, et l’on accusa aussitôt Nina de lui avoir porté la poisse. Du reste, à chaque fois que quelqu’un se mettait en colère pour une raison ou une autre, on lui jetait au visage qu’elle était le malheur incarné, qu’on aurait dû la jeter dans l’oued en crue qui traversait les terres de son grand-père.

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Cette proposition venait le plus souvent de son frère aîné Zoheir, avec qui elle allait rompre toute relation.

L’avion atterrit. Nina, le regard vague et douloureux, longe les interminables couloirs d’Orly-Sud. Elle porte des lunettes noires pour cacher sa détresse. Elle n’aime pas les voyeurs et n’exposera pas sa douleur aux yeux indiscrets. Pour passer les formalités de douanes, on lui demande d’enlever ses lunettes. Derrière le guichet, le fonctionnaire français lui adresse un regard troublé, plein de sympathie : - Comment peut-on faire un métier comme le vôtre, aujourd’hui, en Algérie? N’avez-vous pas peur avec tous ces journalistes assassinés? - Si, répond Nina, mais il faut bien continuer à vivre. On ne peut pas tous partir... - Bon séjour, ajoute le policier. Nina l’entend à peine. Elle est déjà loin. Comme un automate, elle récupère ses bagages et s’engouffre dans un taxi. Elle veut être seule, et fuir cette foule compacte, agglutinée autour du bus 215, en partance pour Denfert-Rochereau. Le temps d’indiquer au chauffeur l’adresse de Samia, son amie de longue date, elle replonge aussitôt dans ses pensées. Il est encore tôt, et son amie n’est pas rentrée de son travail. Nina récupère les clefs chez la gardienne, traîne ses bagages jusqu’à l’ascenseur. Après un dernier effort, elle peut enfin se laisser aller à renouer avec ses souve¬ nirs.

Après avoir dit non à sa famille, Zohra, qui ne connaissait le monde extérieur qu’à travers ce qu’on avait bien voulu lui en raconter, décida donc de retour¬ ner à Alger, où son mari avait été enterré. Elle était

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incapable de se rappeler l’endroit où ils étaient plan¬ qués du vivant de Youcef. Elle avait tout juste une adresse sur un bout de papier, mais elle ne savait pas lire et devait demander de l’aide. Elle prit pourtant le train avec ses quatre enfants en direction de la capitale. Au terminus, elle regarda la foule avec effroi, mais il n’était pas question de faire marche arrière. Elle tendit l’adresse à un passant, puis à un autre, puis à un troisième. Elle progressait, sans être bien sûre qu’on lui indiquât la bonne direction. Quand elle arriva enfin dans ce taudis qui l’avait abritée quelques semaines auparavant, elle se jeta à plat ventre sur ce qui leur avait servi de lit, et hurla sa douleur. Qu’allaitelle devenir? Comment allait-elle nourrir les enfants? Elle regarda la pièce avec plus d’attention. Youcef exerçait le métier de tailleur. Où étaient passés son ate¬ lier, ses machines et ses outils? Qu’en avait-on fait? Pourquoi cette famille maudite s’était-elle emparée de tout? Non, pas de tout. On lui avait laissé des ciseaux et une vieille couverture qui servait à repasser les panta¬ lons et les vestes des clients.

Zohra ne proteste pas. Elle n’en a ni l’habitude ni le courage. Avoir quitté Constantine a déjà constitué une terrible épreuve. Aujourd’hui, elle ignore tout de ce qui l’attend. Heureusement, la solidarité est là et s’organise bien¬ tôt autour d’elle. Les propriétaires de cette immense maison dont sa petite famille et elle occupent un recoin la prennent en charge. L’épouse d’un compagnon d’armes de son mari lui cède sa place de femme de ménage chez un notaire français. En quelques jours, elle trouve les premiers moyens de sa subsistance et de celle de ses enfants. Mais la révolte gronde dans le cœur de Zohra. Elle veut s’engager dans le même combat que 24

son mari. Dès qu’elle le peut, elle disperse à nouveau sa famille. Hafida est ainsi confiée à Fatima l’Algéroise, une riche veuve que Zohra avait soupçonnée d’avoir une liaison avec Youcef. Les soldats français ne l’avaient-ils pas arrêté chez elle à Kouba, tapi sous son lit? Que pou¬ vait donc faire son mari sous le lit d’une autre femme? Mais Fatima est très efficace, et puis, surtout, elle a un grand cœur. Elle prend très vite en charge Hafida dont elle s’occupera comme de sa propre fille, et Farid, qui est plus difficile à apprivoiser mais qu’elle accueille quand même généreusement. Une voisine indique à Zohra les locaux du Secours populaire tenus, en pleine Casbah, par les sœurs de Saint-Vincent-de-Paul. Sara est aussitôt placée en pension, à Jean-Bart, mais, ne supportant pas la solitude, elle réclame sa petite sœur. De son côté, Nina se sent perdue sans Sara, mais elle est trop jeune pour partir en pension. Une dérogation lui sera accordée, et la voilà partie elle aussi pour JeanBart où sa sœur aînée l’attend avec impatience. Déjà scolarisée, Sara rattrape vite le retard pris durant ces quelques semaines. Nina, quant à elle, est placée au jardin d’enfants. Elle s’y montre perturbée, difficile, insupportable même, mais sa monitrice, Mlle Melka, est très vite séduite. Cette fillette de trois ans la surprend sans cesse par sa vivacité d’esprit. Ses yeux écarquillés regardent partout: qui cherchent-ils? «Yemma. » La première fois qu’elle prononcera, en pleurs, ce mot dans le dortoir aux couvre-lits roses à petites fleurs, la surveillante lui administrera sans hésiter la fessée de sa vie. - On ne dit pas « Yemma », on dit « Maman », c’est compris? Nina a retenu la leçon. Plus jamais elle ne parlera en arabe. 25

Elle a beau aimer cette ville, elle a beau connaître en détail le studio de Samia qu’elle arpente, Nina se sent perdue. Elle n’a pas ses repères familiers. A l’exception de ses amis, les gens lui paraissent froids. C’est peutêtre le climat qui les rend taciturnes. Ils sont toujours pressés, ils n’aperçoivent même pas le bout de ciel qui vient de se dégager au-dessus d’eux. Nina pense à ses amis quand un premier appel télé¬ phonique retentit dans le petit studio de Samia. C’est Françoise, une journaliste française, qui vient prendre de ses nouvelles et lui propose de la retrouver. - Veux-tu qu’on se donne rendez-vous au quartier Latin? demande Nina. Dès que tu finis de bosser, on peut s’y rejoindre... - Ne me dis pas que c’est déjà pour retrouver les odeurs de ton quartier... J’en suis sûre! Tu me l’avais avoué quand j’étais venue dîner chez toi. Tu t’en sou¬ viens, au moins? Tu avais préparé une chorba déli¬ cieuse, et un couscous à la coriandre dont je n’ai jamais retrouvé le parfum. - Je t’en referai un. Laisse-moi juste souffler un peu, et je t’organiserai une soirée mémorable. Françoise a tout compris. Les vraies copines comprennent toujours, même les situations les plus irra¬ tionnelles. Le quartier Latin ne ressemble guère à Alger, mais c’est le coin de Paris qui s’en rapproche le plus - le soleil et l’air marin en moins. Là-bas, le sel et l’iode s’incrustent dans tous les pores de la peau, ils épousent le corps, imprègnent les vête¬ ments, même au cœur de la ville. La mer est partout. A deux cents mètres de chez Nina, une pêcherie dégage une odeur nauséabonde de poisson pourri. Même si les sardines et les crevettes sont fraîches, le marché aux poissons répand dans tout le quartier des relents qui soulèvent le cœur. 26

Mais Nina a beaucoup mieux pour faire ses courses : La Madrague, ce petit port construit par d’anciens Pieds-Noirs. Elle aime y traîner, y regarder le décharge¬ ment des cageots de poissons, y admirer la patience de ce vieux pêcheur qui, indifférent au monde qui l’entoure, reprise ses filets. Elle avait souvent rêvé partir sur un chalutier, avec ces vieux marins aux visages burinés, mangés par le soleil, craquelés par le sel d’une mer transparente et calme, une mer d’huile, comme on l’appelait à la belle saison. Jadis, elle voulait habiter un phare, pour s’eni¬ vrer à volonté de l’écume des vagues qui venaient régu¬ lièrement se fracasser contre une falaise, soumises aux caprices de sa mer Méditerranée.

Zohra

Pendant quelques jours, Zohra cherche un moyen de rejoindre le maquis. La sale guerre fait rage et les contacts sont difficiles, mais elle parvient à ses fins en usant de la caution de son mari, mort sous la torture. Pendant quelques mois, personne n’aura plus aucune nouvelle de Zohra. Plus tard elle racontera qu’elle pas¬ sait ses journées a préparer à manger aux combattants, ou à repriser leurs chaussettes et leurs pantalons. En réalité, elle y a surtout appris à soigner les blessures les plus graves. Mais ses enfants lui manquaient, leur sou¬ venir la taraudait. Mangeaient-ils seulement à leur faim? Et son petit bébé Nina, comment se débrouillaitelle dans son nouveau monde? Le chef du maquis, Si Mohand, décida alors qu’elle devait redescendre en ville où elle serait plus efficace. Zohra put ainsi récupé¬ rer Hafida et Farid, et aller rendre visite tous les dimanches à Sara et Nina.

Quand elle pénètre dans son réduit de la Casbah, une forte odeur d’humidité la prend à la gorge. Les murs suintent, il fait froid, l’espace paraît avoir rétréci, le désespoir l’étreint à nouveau. Là-bas, au maquis, elle s’était sentie revivre. Elle se montrait utile et suscitait le respect de tous. A présent, elle est seule. Son combat doit prendre une autre forme. 28

Après avoir récupéré son garçon et sa fille, il lui faut retrouver du travail. Puisqu’elle a pris la responsabilité de rompre avec sa famille, elle doit prouver à tous qu’elle est capable de s’en sortir par elle-même. Mais la liberté se paie très cher. Zohra ne tarde pas à l’apprendre. Elle prend vite l’habitude de se réveiller à quatre heures du matin. Dès que le ménage est fait dans une maison, elle court jusqu’à la suivante, puis les bureaux d’un notaire, puis le dispensaire des Sœurs de SaintVincent-de-Paul, puis la maison de l’amiral du port d’Alger, aujourd’hui transformée en zone militaire. Elle accompagne en outre la petite Isabelle Dupuis à son cours de danse classique et retourne la chercher. Isa¬ belle aime beaucoup sa nounou Zohra, à qui les Dupuis n’ont jamais cessé d’écrire. Après 1962, ils n’ont plus remis les pieds en Algérie et leur seul contact avec le pays qu’ils ont été contraints de quitter reste cette femme qui, aujourd’hui, à 72 ans, s’inquiète toujours de savoir si Sara ou Nina ont répondu au courrier des Dupuis « qui ont été si bons pour elle ». Zohra s’éreinte du petit matin jusqu’au soir pour réu¬ nir la somme de cent quatre-vingts francs par mois ! Les propriétaires de la pièce qu’elle occupe, impasse Lavoi¬ sier, sont bouchers, et presque chaque soir, pour ne pas heurter sa fierté, ils lui déposent discrètement sa part de viande. La chambre étroite a une toute petite lucarne grillagée qui donne sur l’entrée de la célèbre maison des Bouhired. Djamila Bouhired qui, à l’Indé¬ pendance, épousera Jacques Vergés, son avocat, y a habité avant d’entrer dans la clandestinité. Par la petite lucarne, Hafida, qui a en charge les tâches ménagères de la maison, peut échanger quelques mots avec les jeunes filles d’à côté. Car elle n’a pas l’autorisation de sortir. Les jeunes filles ne sortent pas. 29

Elles ont tout juste le droit de se regrouper en fin d’après-midi sur la terrasse. Le reste du temps, elles le passent à coudre des épaulettes à la lueur des bougies, pour le compte des tailleurs juifs installés dans la Basse Casbah. Les garçons, dont Farid, vont chercher la matière et livrent les vestes une fois renforcées de leurs épaulettes. Le travail sur une veste rapporte vingt cen¬ times. Ce n’est pas beaucoup, mais Hafida en est fière. Elle trime, comme sa mère le fait au-dehors, sans jamais se plaindre. L’adolescence? Elle ne sait pas ce que cela veut dire. L’important est de soulager au maxi¬ mum cette mère qui, le soir, rentre au logis à bout de forces.

Le dimanche est jour de sortie. Voilée comme toutes les jeunes filles de son âge - elle a alors seize ans -, Hafida accompagne sa mère au pensionnat Jean-Bart. Elles prennent le bus pour aller voir les petites qui attendent ce rendez-vous avec impatience. Ce jour-là, il faut absolument échapper aux punitions des bonnes sœurs, qui risquent de les priver de visites. Sara n’a jamais d’ennuis. D’un tempérament timide et conci¬ liant, elle craint toujours de déranger. Nina est tout le contraire. Elle fait toutes les bêtises possibles, et doit donc souvent renoncer à voir sa mère. La poupée que Zohra lui achète alors pour soulager sa peine lui est remise par sa sœur qui, elle, a pu recevoir sa dose d’affection. Un jour, assise au milieu d’un champ qui sert de cour de récréation aux pensionnaires, Nina se met à l’écart, une marguerite à la main. On vient de lui apprendre à l’effeuiller, et elle s’adonne en secret à ce passionnant exercice. Ces derniers temps, elle a été sage et n’a pas reçu de punition. Elle s’attaque aux pétales de la marguerite en 30

se demandant qui de maman ou Hafida viendra la voir ce dimanche. Jamais la question ne s’est jusque-là posée, puisqu’elles viennent ensemble toutes les semaines, mais c’est un jeu comme un autre. Maman... Hafida... Maman... Hafida... Maman... Hafida... Le dernier pétale arraché est pour sa grande sœur. Dépi¬ tée, Nina oublie vite cet incident et retourne rejoindre ses camarades qui jouent au cerf-volant. Deux jours après, Nina, toujours aussi sage, qui attend la visite et surtout une nouvelle poupée, voit arri¬ ver Hafida, seule. Elle fond en larmes. Hafida tend aus¬ sitôt une paire de bracelets en toc à sa cadette pour cal¬ mer ses pleurs. Maman est occupée. Elle ne peut pas venir et l’a chargée d’embrasser les petites. Trois semaines s’écoulent sans que Zohra ne réappa¬ raisse. Plus tard, bien plus tard, Nina et Sara appren¬ dront que maman était à l’hôpital. Elle avait glissé sur de l’eau savonneuse, au dispensaire, et s’était violem¬ ment esquinté le dos.

« Sainte Marie, mère de Dieu, priez pour nous pauvres pécheurs... Sainte Vierge, dites à maman de venir nous voir... Dites-lui que je ne serai plus jamais méchante avec mes camarades... que je serai sage comme une image. Sainte Mère, pourquoi maman estelle en colère après moi? Je promets de ne plus faire de bêtises... »

A Paris, dans le studio de son amie Samia, Nina, dans un état second, fait aussi sa prière. Elle a cinq ans. Sa jambe gauche est recouverte d’un gros pansement. Elle hurle de douleur. On est en train de lui arracher la peau. Des bagues en métal lui trans¬ percent la chair. Son cœur va exploser. On lui pose des agrafes de la cheville au genou.

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« Notre Père qui êtes aux cieux, je veux ma maman, faites-la venir. J’ai été méchante, est-ce pour cela que je suis punie? Je veux retourner chez ma maman. Je veux voir Sara et Hafida et Farid... » A trente-sept ans, Nina prie comme l’enfant mal¬ heureuse de cinq ans qu’elle a été. Aujourd’hui, sa mère Zohra est bien âgée. Elle est tellement malade qu’elle ne quitte pratiquement plus jamais la maison. Presque aveugle, elle est en outre diabétique, hypertendue, souffre d’insuffisance rénale et d’un début de surdité... - Crois-tu que je n’aie pas conscience d’être un far¬ deau pour Sara et toi? - Qu’est-ce que tu racontes? Ne dis pas ça, maman, plus jamais... Tu es notre raison de vivre. Tu es une grande dame... Tu as trimé toute ta vie pour faire de nous ce que nous sommes devenus, ingénieur, cher¬ cheur, journaliste... Tu as tout sacrifié pour nous. Tu es notre soleil. Tu vois, je n’ai pas coupé le cordon ombili¬ cal... Je ne veux pas te quitter et je prie tous les jours pour ne pas te survivre... Zohra regarde Nina, les yeux brillants. Des larmes perlent, à peine retenues par les cils noirs. Zohra pleure sa dépendance. Elle n’a plus ni l’âge ni la force de se battre. Ses deux filles sont encore auprès d’elle, toutes deux célibataires. Elles ont refusé de se marier pour elle, croit-elle. Sa culpabilité n’a pas de borne. Souvent, elle refuse de s’alimenter, mais Sara et Nina veillent. - Pas question que tu te laisses aller... Et nous, alors, on devient quoi dans l’affaire? Lève-toi, c’est l’heure de ta prière et des infos. Au fait, qu’y a-t-il de nouveau dans le monde aujourd’hui? Le regard de la malade s’anime, les larmes sèchent. Zohra est au courant du moindre fait de l’actualité. Si, au journal, Nina a raté une information, Zohra la lui donne en rentrant, soulagée de la retrouver vivante. Encore un pied de nez aux intégristes. La seule chose

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qui compte est que sa fille leur échappe jusqu’à ce qu’ils soient tous éliminés. Mais il reste le pouvoir, ce pouvoir corrompu auquel la journaliste tient tête. - Toi, ma fille, si les intégristes ne t’ont pas, c’est le pouvoir qui t’aura. Pourquoi est-ce que tu ne te tais pas un peu? Qu’as-tu fait aujourd’hui? Tu étais à la marche? Mais tu sais bien que ça ne suffit pas! Qu’est-ce que vous avez l’intention de faire après? De notre temps, on ne se payait pas de mots... Vous parlez trop... Tiraillée entre le besoin de préserver sa fille et l’envie de faire la révolution, Zohra ne sait plus où elle en est. Le désir de voir tomber ce pouvoir est décidément trop fort. - Et dire que ton père est mort pour cette gabegie, pour ces voleurs, pour ces pourris!

Zohra n’a jamais demandé à toucher de pensions après le martyre de son mari, ni même pour elle, ancienne combattante. - Nous avons fait notre devoir, répétait-elle. Nous n’avons rien à réclamer. La pension est pourtant conséquente. Elle donne accès à des avantages colossaux, dont Zohra ne veut pas. A vingt-deux ans, Farid ne comprend pas ce refus plein d’obstination. - Tu nous obliges à vivre pauvrement alors que des salauds qui n’ont même pas fait la guerre profitent de l’argent du peuple? Tu veux que je te dise? Les vrais martyrs sont sous terre! Tous les autres sont des impos¬ teurs. Alors, je t’en prie, va remplir la demande de l’administration, que je puisse au moins faire importer une bagnole. Tu as tous les témoins nécessaires, alors, pourquoi refuses-tu de nous faciliter la vie? Zohra résiste, mais cela devient de plus en plus diffi-

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cile. Farid insiste. Lui aussi sait se montrer têtu. Elle décide, accompagnée de Nina alors âgée de quatorze ans, d’aller retrouver deux des plus proches compa¬ gnons d’armes de son mari. Ceux-ci habitent à des kilo¬ mètres l’un de l’autre, mais ils auront à quelques nuances près la même réaction. - Bien sûr, Youcef, que Dieu ait son âme, était un grand. Mais tu comprends, Zohra, nous sommes dans le besoin, ma famille et moi... Je ne travaille pas... Je signerais les papiers sans aucun problème, si... J’ai juste besoin de trois millions, pour me refaire... Zohra ne les a pas, mais ce n’est pas le plus doulou¬ reux. La corruption a gagné tout le monde. Elle est devenue une véritable culture nationale. Même les plus proches de son défunt mari sont atteints par le mal Zohra a envie de vomir. Furieuse, elle s’en prend injus¬ tement à Nina. - Tu as entendu? Tu vois ce que je viens de subir à cause de ton frère? Je vous maudis! Je maudis le jour où je vous ai eus. J’ai mené une vie de chien pour ne pas vous abandonner... J’aurais dû me remarier et vous lais¬ ser crever chez votre salaud de grand-père! Vous m’avez obligée à m’humilier, moi qui n’ai jamais rien demandé à personne. En rentrant à la maison, Nina reçut la raclée de sa vie. Farid, lui, était sorti. Quand il revint au domicile, la colère était tombée et Nina avait été consolée par sa mère.

Zohra ne prenait pas souvent sa fille dans ses bras, mais elle s’arrangeait toujours pour satisfaire son dernier caprice. Nina avait hérité de son carac¬ tère, celui d’une écorchée vive. Décidée, entêtée, insolente et combative, elle était d’abord et surtout généreuse. 34

Sara, elle, semblait plus facile à vivre. Les deux sœurs s’adoraient et étaient inséparables. Quand Nina recevait des coups, Sara pleurait à sa place; alors elle en prenait à son tour, ce qui la rapprochait davantage de cette cadette dont elle se sentait responsable.

Le nom

- Je suis désolée d’être aussi en retard. J’ai du boulot par-dessus la tête. A quelle heure es-tu arrivée? As-tu bu quelque chose? - Non, j’ai préféré t’attendre, répond Nina. Elle se sent à la fois gênée de ne pas avoir entendu Samia arriver, et vaguement soulagée d’être inter¬ rompue, soudain libérée du poids du souvenir. Elle sourit légèrement pour atténuer l’angoisse qu’on peut lire sur son visage, et qu’elle n’a pas le droit d’imposer à son hôtesse. Samia ne connaît d’ailleurs que des bribes de son passé, souvent travesties, que Nina lui avait confiées quelques années auparavant. - Sais-tu que j’ai d’abord été chrétienne avant qu’on ne m’apprenne que j’étais musulmane? - Évidemment je le sais, tu me l’as toujours dit. Je connais aussi ta fascination pour les églises que je trouve d’ailleurs morbide, et ton rejet de tout ce qui res¬ semble à une mosquée... - Kathy, une amie peintre américaine que j’avais rencontrée en 1981, m’a fait la même remarque. C’est drôle. Nous allions au Musée d’art moderne et nous échangions nos vues sur la condition des femmes dans le monde. A un moment, en passant devant une cathé¬ drale, Kathy me demanda à quoi je pensais soudain. Je lui répondis que je songeais à mon enfance. Je ne sais pas ce qui m’attire dans les églises, pourquoi je respire

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toujours, en y pénétrant, une odeur de paix et de tran¬ quillité. Je suis comme enveloppée dans des bras gigan¬ tesques et protecteurs. J’ai toujours cette sensation et j’en ressens souvent la nostalgie. «Tu es morbide», m’avait-elle également dit quelques minutes plus tôt. Comme toi. Le même mot. Je me souviens avoir pressé le pas en éclatant de rire. « Mais tu es musulmane, non?» avait demandé Kathy. «Si... Je crois... Bien sûr... Enfin, je ne sais plus, je n’ai jamais réellement su ce que j’étais, avais-je répondu tristement. Je crois que je suis les deux, puisque je n’ai rien choisi librement. »

- Eh! Nina, tu rêves! Tu n’es plus à New York mais à Paris. Dis-moi plutôt comment ça va, au pays? - Tout le monde va bien. Sara et maman t’embrassent. - Comment se porte-t-elle, au fait? - De plus en plus mal... Ses yeux, ses reins, son dia¬ bète... Je l’ai appelée tout à l’heure pour dire que j’étais bien arrivée. Mais il faut que j’aille acheter une télé¬ carte pour la rappeler, car Sara risque d’oublier de lui dire que j’ai déjà téléphoné. - Et ton émission de radio, Show débat, où en estelle? - Il n’y a plus d’émission, cela fait déjà un an qu’elle n’existe plus. - Ah bon? Mais pourquoi? Elle était très écoutée. - Oui. - Alors, pourquoi l’a-t-on arrêtée? - On ne l’a pas arrêtée. Je suis seule responsable de sa disparition. Si je les écoutais, je la reprendrais demain. - Et alors, imbécile, c’était une vraie réussite, non? En tout cas, moi, j’étais plutôt fière de dire que je te connaissais très bien, que tu étais mon amie... 37

- Hier, la réussite ne m’empêchait pas de dormir. Aujourd’hui, je suis insomniaque. J’ai arrêté mon émis¬ sion après la mort de Boudiaf. On m’avait assurée, dans son entourage, qu’il serait mon invité pour clore la sai¬ son. On l’a assassiné avant, alors j’ai arrêté. - Mais tu dis qu’on t’a demandé de la reprendre. - Oui, en septembre. J’ai refusé. J’ai même menti pendant l’été aux auditeurs en les rassurant sur sa reprise. C’était au cours d’une émission dont j’étais l’invitée. Je savais déjà que ce serait non. La tournure que prenaient les choses ne me plaisait pas.

Juin 1993, plus d’un an déjà que Mohammed Bou¬ diaf, le seul président que Nina a jamais respecté, est enterré à El Alia, aux côtés des restes de l’émir Abdel¬ kader, transportés de Syrie, et de Houari Boumediene, le deuxième président de l’Algérie après le coup d’Etat contre Ben Bella, en juin 1965. Ben Bella avait bel et bien amorcé la catastrophe en s’inscrivant dans la ligne du président égyptien Nasser, avec sa République arabe unie, et dans celle de Mos¬ cou. Alger grouillait alors de va-nu-pieds égyptiens venus en nombre enseigner l’arabe aux générations montantes, et les traumatiser avec leur pseudo¬ appartenance arabe dont Ben Bella, fasciné par le Raïs, était convaincu. A cette époque de socialisme « à la Nasser et Ben Bella », les Russes étaient également par¬ tout. Ils avaient envahi les instituts et, incapables d’enseigner en français, ils donnaient des cours dans une espèce de charabia incompréhensible. En contre¬ partie, eux-mêmes apprirent le français. La coopération algéro-égypto-soviétique battait son plein. Elle creusait le lit du désastre, mais personne ne s’en souciait. Ben Bella était trop occupé, trois ans après sa victoire, à fêter son règne. Aussi peu averti 38

politiquement à l’époque qu’il l’est aujourd’hui, il ne vit pas venir le coup. Aux yeux du monde, et tout au moins aux yeux des Algériens, il avait déjà fait preuve de son incompétence, de son insouciance et de son penchant pour le décorum des meetings aux discours creux. Rien ne s’opposait plus pour son chef d’état-major Houari Boumediene à sa déposition. Le président Mohammed Boudiaf est également enterré aux côtés de Larbi Ben M’Hidi, Didouche Mourad, qu’on avait déplacés pour les besoins de la cause du vieux carré des martyrs où reposait Youcef, le père de Nina. Dans ce nouveau carré, tout en marbre, mais aujourd’hui délaissé au profit d’un monument aux morts édifié à coups de milliards, gisent aussi les restes d’un parent de Nina. Son père l’appelait « mon oncle ». Son nom, célèbre s’il n’avait déjà appartenu au père de Nina, n’aurait pas fait sa fierté. Il avait créé les services secrets algériens durant la guerre de Libération, et fichu une vraie trouille aux Français. Mais il avait sur¬ tout voté l’exécution d’Abane Ramdane. Ce dernier réclamait plus de démocratie. Il n’admettait pas qu’une direction de militaires, bien planqués et hors d’atteinte, donne des ordres à ceux qui combattaient à l’intérieur des frontières. En dénonçant cet état de fait, il signait son arrêt de mort.

Dès qu’elle prit conscience de l’histoire et du poids du nom qu’elle portait, Nina commença à éprouver des sensations contradictoires. Elle était gênée et se mettait même en colère quand, dès qu’elle prononçait son nom, on lui posait toutes sortes de questions sur sa famille. En même temps, elle était fière. Elle portait le nom d’un martyr. En terminale, ses copains lui demandèrent qui était, pour elle, l’assassin d’Abane Ramdane. « Il paraît qu’il 39

faisait couper le nez à ceux qui désobéissaient à ses ordres et fumaient en cachette. » Indifférence feinte ou disputes s’ensuivaient. Il fallait bien défendre ce nom à l’ombre duquel elle vivait. - Je t’emmerde. Et d’ailleurs, toi, dis-moi, comment tu t’appelles? Tiens... Je ne connais pas. Vous étiez planqués où pendant la guerre? Moi, mon père est mort sous la torture et ma mère... - Oh ça va ! Je ne voulais pas te fâcher, répliqua son copain Réda. Tu veux toujours mon cours d’histoire ou préfères-tu qu’on le révise ensemble? - Ni l’un ni l’autre. Je me débrouillerai toute seule. Une fois de retour à la maison, elle racontait tout à Zohra. - Le nom que tu portes est un nom prestigieux. Le garçon qui t’a raconté ces horreurs a son père, lui. Toi, tu n’en as pas. N’oublie jamais comment et pourquoi est mort le tien, et lève la tête quand on prononce ton nom. Avec autorité, Zohra savait apaiser les inquiétudes de Nina et lui rendre le sourire.

L’âge n’a aucune importance

Nina découvre un petit bar-restaurant de la Répu¬ blique, tout juste assez spacieux pour contenir quelques tables disposées autour d’un trio de musiciens. Le groupe joue un mélange de blues et de country. Un peu kitsch, l’endroit rappelle aussitôt à Nina, par cette espèce d’intimité qui s’en dégage, un autre monde, d’autres lieux qui l’ont marquée quelques années aupa¬ ravant. New York, Greenwich Village, et ce café appelé L’Olivier, où elle allait, insouciante, prendre régulière¬ ment un verre avec son petit ami. Ils restaient tous deux fascinés devant l’écran géant qui diffusait des légendes du cinéma muet, comme Buster Keaton. Elle écoute les musiciens parisiens qui improvisent, tout comme à Washington Square, avec ces instru¬ mentistes venus chacun d’un monde différent, et qui communiaient dans la même musique sans éprouver le besoin de partager davantage. Mais Washington Square est loin, la Sullivan Street aussi. Ce petit coin de Paris, à la République, c’est le présent immédiat assailli par le souvenir, la nostalgie d’un autre monde, dont on se sent déraciné, même pour peu de temps. L’Algérie, ce pays que Nina a dans le sang, cet espace dont on tente de l’exclure et auquel elle s’accroche désespérément, ferait bien de s’enrichir de tout ce vécu, chaud et confortable, loin de la peur, de la

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clandestinité, loin de la mort. Un monde où raï, opéra et jazz se conjugueraient au même rythme. Nina a-t-elle seulement le droit d’y croire? Pourquoi est-elle à Paris plutôt que là-bas?

La famille avait changé de domicile. Elle habitait désormais un trois-pièces spacieux et ensoleillé. Fini le réduit dans la Basse Casbah, où ils avaient logé dès 1962. Une Pied-Noire, contactée par les sœurs de SaintVincent-de-Paul, leur avait cédé son appartement en quittant l’Algérie. Sara et Nina étaient encore chez les sœurs, elles pas¬ saient leurs étés en colonies de vacances à Sidi Ferruch, dans des espèces de baraquements avec des lavabos qui ressemblaient à ceux du pensionnat, sauf qu’on n’y subissait pas les « séances à la Marie-Rose » qui partait à la chasse aux poux et aux lentes. A Jean-Bart, on ne pouvait pas nager, on n’avait droit qu’à des bains de pieds parce que la côte était pleine de rochers tranchants. A Sidi Ferruch, au contraire, c’était la liberté. Il y avait la mer, le soleil, les pommes de pin, la forêt, le jeu de piste à la Saint-Louis, les siestes inter¬ minables, les tours de vaisselle par équipes. Il y avait encore les deux gardiens, M. Benito et son fils Renato, ainsi que leur gros chien. Benito était un vieux gitan tout fripé, mais Renato, lui, était beau garçon, gentil et serviable de surcroît. Tous deux avaient la nostalgie de leur pays, l’Espagne, mais ils savaient apprécier aussi la vie qu’ils menaient au bord de la mer douze mois par an. De temps en temps, durant la soirée, autour d’un grand feu de camp et au pied d’une statue de la Vierge Marie, imposante et protectrice, Renato accompagnait à la guitare l’ensemble des filles qui chantaient des can¬ tiques à la gloire de Dieu. « Bonsoir, bonsoir ! Le soleil 42

lassé quitte l’horizon / L’oiseau dans son nid chante sa chanson / Une cloche au vieux clocher tinte avec amour / Elle dit à Dieu merci pour l’œuvre du jour / Bonsoir, bonsoir... »

- Qu’est-ce que c’est que cette chanson? demande Samia. Si je te gêne, dis-le-moi, et je m’en vais... A quoi rêves-tu, bon Dieu? Bon, d’accord, je sais que tu es fati¬ guée, mais quand même, tu vas me dire ce qui t’arrive, oui ou non? Nina continue, un sourire vague aux lèvres. - « Frère, écoute bien au fond de ton cœur / S’éveille très doux un chant de bonheur / Heureux des tâches du jour, nous prions tout bas / Avant de nous endormir à Dieu dans tes bras / Bonsoir, bonsoir... » C’est joli, non, cette berceuse qu’on chantait? - Où ça? - Chez les sœurs, le soir, avant d’aller au lit. Je suis sûre que toutes les filles rêvaient de Renato. Je crois bien que j’étais amoureuse de lui. Il doit être vieux maintenant... Et les sœurs, quelles salopes! Elles étaient racistes. Quand ma copine Claire et moi allions voler du raisin ou des figues chez les voisins, c’était toujours moi qui payait. « Encore toi, Nina? Tu es vraiment insup¬ portable. Heureusement que ta sœur Sara est plus sage... » Puis, elles se retournaient vers Claire : « Je t’ai déjà dit hier de ne pas jouer avec les Arabes!» Samia, psychologue de profession, regarde Nina d’un air étrange. - Mais pourquoi tous ces souvenirs remontent-ils aujourd’hui? - Je ne sais pas. J’ai commencé à y penser dans l’avion, et je n’arrive plus à me débarrasser de mon passé. - Tu as peur? 43

- Oui. Je suis condamnée à mort. C’est sérieux cette fois. Toutes les autres lettres, je les avais prises à la légère, parce qu’elles étaient manuscrites et non signées. Celle-là porte l’en-tête et le cachet du Mouve¬ ment pour l’État islamique. - Et c’est maintenant que tu me le dis? Tu n’arrêtes pas de divaguer depuis tout à l’heure. - C’est bon de divaguer. Ça me permet d’oublier que j’ai grandi. Le passé me paraît aujourd’hui paradi¬ siaque. Et dire que j’avais hâte d’être majeure! Ne t’inquiète pas. Ça va aller, tu vas voir. J’ai juste besoin d’être un peu seule. Alger me manque, Sara et maman me manquent. J’ai déjà envie de rentrer. - Mais enfin, tu es arrivée tout à l’heure. - Je sais, mais je n’ai pas choisi ce voyage. Et je ne veux pas sortir, je ne veux voir personne. Ne dis à per¬ sonne que je suis là. Je n’ai pas envie de faire la conver¬ sation. J’ai assez tenu le crachoir. J’ai juste envie... Comment te dire? Je crois que j’aimerais m’abîmer dans le silence. Ce serait bien, non? En tout cas mieux que de mourir assassinée par traîtrise, comme tous mes amis... Mon Dieu... Ce n’est pas vrai... Je ne réalise pas... Je crois que je vais devenir folle. Samia se tait. Elle sait qu’il faut laisser parler Nina, qu’elle puisse exorciser sa frayeur, son angoisse. - Te rappelles-tu le soir où tu m’as accompagnée à l’hôpital, à Alger? Nina revoit ses vingt et un ans. Samia, qui faisait alors office de grande sœur, l’avait transportée en voi¬ ture à l’hôpital après qu’elle eut avalé un tube de barbi¬ turiques. Il avait suffi d’un lavement d’estomac et, dès le lendemain, Nina était dehors. Mais sur le chemin du retour, elle demanda à Samia de s’arrêter devant une pharmacie. « J’ai mal aux dents », lui avait-elle dit. Elle la fit attendre ainsi devant trois ou quatre offi44

cines, prétextant à chaque fois qu’elle n’avait pas trouvé le bon médicament. En réalité, elle dissimulait dans son sac des tubes de barbituriques qui allaient lui servir le soir même. Puisque une boîte ne suffisait pas pour mou¬ rir, elle allait en avaler quatre. La nuit venue, Samia la vit changer de teint, le visage torve et les yeux hagards, elle comprit aussitôt. Et lorsque Nina arriva en réanimation, elle était déjà dans le coma.

A son réveil, six jours après, elle ne comprend pas pourquoi ses poignets sont attachés au lit. - Bonjour, lui dit une femme en blouse blanche. C’est son médecin. Son nom est inscrit sur sa poche gauche. - Pourquoi suis-je attachée? Je veux qu’on me détache immédiatement, hurle Nina. - Calmez-vous. On va vous libérer les poignets. Vous étiez très agitée. Pour maintenir en place la sonde et la perfusion, il fallait bien vous attacher. On a tellement craint pour vous! Vous avez failli y passer. - A quoi sert ce tuyau que j’ai entre les cuisses? En même temps qu’elle pose la question, Nina arrache la sonde destinée à récolter ses urines. Le médecin s’affole. - Vous venez de massacrer votre vessie! Le ton monte. Nina ne veut rien entendre. Elle veut sa mère. Elle veut rentrer à la maison. Qu’ont-ils tous à la regarder comme si elle était folle? - Je veux rentrer chez moi, immédiatement. - Calmez-vous. Votre mère nous a déjà fait pas mal de scandale pour venir vous voir. Les visites sont inter¬ dites en réanimation. Nous avons cédé une fois, parce qu’elle avait frappé le chef de service. On va la faire revenir et voir si on peut signer votre bulletin de sortie. Quelle famille! 45

Zohra est entrée dans la chambre. Nina retombe dans une espèce de léthargie, comme pour mieux fuir ses reproches. - Pourquoi as-tu fait cela? Pourquoi me fais-tu ça à moi? Tu sais ce que j’ai fait pour pouvoir te voir? - Oui, on m’a dit. Tu as frappé le médecin, et moi je saigne parce que j’ai arraché une sonde. Ils sont furieux. Ils nous prennent pour des cinglées. - On vient de me dire qu’il fallait te confier à des psychiatres, parce qu’il y a de fortes chances que tu recommences. Deux tentatives de suite, tu te rends compte? Zohra éclate en sanglots.

Nina en veut aux médecins, au monde entier. Elle sait qu’elle n’a rien d’une folle. Avec les deux années d’études de psychologie qu’elle a derrière elle, elle ne se raconte pas d’histoires. Le chagrin d’amour, la rupture avec Amine, décidée par elle, n’étaient qu’un prétexte, comme la goutte qui fait déborder le vase. Tout le monde est prédisposé au suicide. C’est juste une ques¬ tion d’occasion. Ça peut se produire à cinquante, soixante ou quinze ans. L’âge n’a aucune importance comparé à l’histoire de chacun. On est tous plus fragile à certains moments, répétait-elle aux nombreux psy¬ chiatres qu’elle voyait dorénavant pour rassurer son entourage. - Je ne crois pas au traitement psycho-pharmacolo¬ gique. Je guérirai quand je l’aurai décidé. - Mais pourquoi vous présentez-vous régulièrement à vos rendez-vous? - Comment le savez-vous, puisque je ne vois jamais le même psychiatre? Il me semble que la régularité devrait d’abord venir du médecin. L’homme est gêné. Nina a réussi à le déstabiliser. Elle s’en délecte. 46

- Je viens à mes rendez-vous pour faire plaisir à mes parents. Si j’ai bien appris ma leçon, j’en profite pour user de ce que vous appelez dans votre jargon des béné¬ fices secondaires. Ça m’arrange d’être dans cet état. Pour l’instant. Il me procure plus d’avantages que vous ne croyez. Je viens également renouveler mon congé de maladie. Je ne peux pas aller travailler, je suis crevée. - Un mois, ça vous convient? - Pourquoi un seul, puisque j’ai droit à trois mois renouvelables? Je suis bien en longue maladie, non? - Oui, oui, bien sûr. Au moins, prenez-vous régu¬ lièrement vos médicaments? - Évidemment. Sinon, aurais-je l’air aussi normale? - Vous suivez toujours vos cours? - Non, puisque je suis malade.

Dès son entrée à la faculté, en 1974, Nina travailla. Elle voulait ainsi contribuer à améliorer les conditions de vie des siens. Elle voulait surtout que sa mère arrête de travailler, mais Zohra refusait de dépendre de qui que ce soit. Elle connaissait trop bien la valeur de l’argent. Nina se sentait coupable. Autour d’elle, elle ne connaissait personne dont la mère se levait à des heures impossibles pour aller faire des ménages. Elle avait pourtant très vite, à vingt ans, occupé un poste de res¬ ponsabilité. En tant que chef de division à la Pharmacie centrale, elle gagnait 2 000 dinars par mois, un salaire fameux pour l’époque. Elle le remettait intégralement à Zohra. Les yeux de sa mère se transformaient aussitôt, ils s’illuminaient et devenaient jaune clair, eux d’habi¬ tude si sombres. Mais Zohra ne donnerait pas raison à sa fille. Elle n’arrêterait pas de travailler, simplement parce qu’il lui fallait davantage d’argent pour retaper l’appartement, le meubler confortablement, et démon¬ trer aux siens qu’elle avait réussi sans leur aide. 47

- Mais la terre entière voit bien que tu as réussi, maman. Tu as pris ta revanche sur la vie. Ça suffit, arrête ! - Non. Pas encore. Bientôt, j’arrêterai, c’est promis. Mais nous avons encore besoin d’argent. Même Hafida, mariée depuis 1962, est quasiment prise en charge. Vous n’avez jamais manqué de rien, alors de quoi te plains-tu? J’arrêterai quand Sara aura terminé ses études et qu’elle pourra gagner sa vie à son tour. Sara est ton aînée, mais elle ne sait pas se débrouiller. Toi, si. Tu me ressembles. Tu n’as pas peur de te battre.

Zohra a bien partagé les tâches de chacune : Nina à l’extérieur, Sara à l’intérieur. Nina déteste le ménage et préfère aller faire les courses, même au bout du monde. Ainsi se charge-t-elle de payer les factures, de retirer les papiers à la mairie, d’aller à la préfecture... De son côté, Sara, en dehors de ses cours, s’occupe de la mai¬ son. Mais tout cela ne va pas sans quelques anicroches. Un jour où Sara réussit à faire faire les vitres à Nina, Zohra intervient : - Tu comptes sur elle pour nettoyer les vitres à ta place? Mais Nina ne sait rien faire. Elle va bâcler le travail. Fais-le, toi, je préfère. Nina ne se fait pas prier. Sa mère n’a pas fini de par¬ ler qu’elle lâche déjà le papier journal. - A force de fermer les yeux sur tous ses caprices, tu en as fait une feignante. Résultat, c’est toujours sur moi que retombent les corvées. Nina propose alors d’échanger les rôles. - Je fais le ménage, tu fais les courses et le reste, d’accord? - Non, je ne suis pas d’accord... Maman, dis-lui de se taire ou je la massacre... - C’est ça, entre-tuez-vous. Les éternelles bagarres 48

avec votre frère ne vous suffisent donc pas? Nina! As-tu payé le gaz? - Oui, maman. - Et le pain, l’as-tu acheté? - Non, j’ai oublié. - Ta sœur a raison. Tu fais ce qui te chante. Va vite en chercher si tu ne veux pas entendre Sara crier. Dix minutes après le pain est là. Nina n’a plus rien à se reprocher. Elle peut enfin reprendre la lecture de son roman à la page où elle a été contrainte de l’abandon¬ ner.

Sara est décidément trop sérieuse. Elle a toujours le nez plongé dans des bouquins d’histoire. Elle connaît par cœur l’histoire de France, celle de l’Algérie aussi. De l’islam, elle sait tout de A à Z. L’Ancien, le Nou¬ veau Testament, elle en parle à l’aise. Et dire qu’elle fait des études de biologie! Sara irrite Zohra parce qu’elle a toujours des commentaires à faire sur tous les sujets, mais sa mère aime sa sagesse, son calme. Son savoir l’épate. Elle lui a tellement souvent répété : - Idiote, c’est tout ce qu’on t’a appris à l’école? La fragile Sara rougit aussitôt. Elle s’enferme dans la chambre qu’elle partage avec sa sœur et pleure en silence. Nina supporte de plus en plus mal qu’on s’en prenne à sa sœur. Ces jours-là, elle regarde sa mère un moment de travers, puis va s’enfermer avec Sara en signe de solidarité. Zohra aime ce lien très fort qui unit ses deux der¬ nières filles. Un quart d’heure après, l’orage est passé. Sara et Nina vont rejoindre leur mère et la bonne humeur revient. Elles adorent faire des projets toutes les trois. Farid en demeure exclu. Bien que partageant le même toit, il vit en opposition totale avec sa mère et ses deux

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sœurs. A vrai dire, il leur donne du fil à retordre depuis quelques années déjà. Les affrontements qui les opposent sont d’une rare violence et Nina a toujours le chic pour déclencher la catastrophe. Son indépendance croissante par rapport au mâle de la maison s’exprime avec une insolence que Farid ne supporte décidément pas. De fait, Nina n’accepte pas son autorité. Seule sa mère lui fait peur. Farid a beau se montrer le plus violent, Nina lui tient tête. - Ce n’est pas toi qui ramènes le couffin à la maison, alors tu te tais, tu n’as aucune remarque à me faire. Maman et moi travaillons et te nourrissons. Alors, tu la fermes... Nina n’a pas terminé sa phrase que le coup est déjà parti. Farid lui demande à chaque fois de se tenir à l’écart, mais Sara s’en mêle. Les coups pleuvent sur elle aussi, et Zohra, hors d’elle, incapable de tolérer qu’on ose lever la main sur ses filles, elle qui a dû réussir sans un homme pour la seconder, tranche dans le vif et met Farid dehors. Dès que ce dernier claque la porte, Zohra s’empresse de vérifier la gravité des blessures, les panse, et pour se calmer s’en prend à ses deux filles. - Je l’ai mis dehors à cause de vous, petites garces. C’est votre frère. Il a raison. J’en ai assez de vos his¬ toires. Je vous ai trop donné de liberté. Je suis sûre que vous sortez avec des hommes. Il me l’a dit. Il m’a même dit que toi, Nina, tu allais un jour me ramener un bâtard à la maison. Et toi, Sara, petite peste, tu es au courant de ce que fait ta sœur mais bien sûr tu ne la dénonceras jamais. J’ai mis mon fils à la porte à cause de vous. Que vont dire les gens? Maintenant, on vivra entre femmes. Vous êtes contentes? C’est ce que vous vouliez, n’est-ce pas? Vous avez déclenché une bagarre pour vous débarrasser de votre frère et pouvoir faire ce que bon vous semble sans quelqu’un pour vous surveil-

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1er. C’est ce que nous allons voir. La loi, ici, c’est moi qui la fais, compris? Si votre père était vivant, les choses se seraient passées autrement, croyez-moi, mais ne vous inquiétez pas, je vous dresserai.

Son sermon terminé, Zohra va se coucher sans dîner. Nina et Sara se blottissent l’une contre l’autre. Elles préfèrent laisser passer l’orage. Nina se souvient du jour où elle est allée au lycée avec la paupière et la joue lacérées. Elle avait raconté que son chat l’avait griffée. Son bac, elle était aussi allée le passer en portant des lunettes de soleil. Son œil droit avait viré au bleu, après une dispute. Sara, elle, pense à un autre incident. Farid courait après Nina, un gros couteau à la main, Sara s’était interposée, avait levé le bras et avait reçu la lame en plein sur les doigts. Ce jour-là, Farid avait encore pris la porte. Quelques années auparavant, il lui avait brisé le nez.

Les nouveaux pieds-noirs

- Nina, tu viens manger? Le dîner va être froid. Nina ne répond pas. - Rapproche la télé, veux-tu, et raconte-moi au moins le début du film. C’est comment? - Je ne sais pas. Je n’ai pas suivi. - Comment ça, tu n’as pas suivi? Tu es affalée devant la télé depuis une bonne heure et tu ne sais pas ce tu regardes? - Non, désolée, Samia. J’étais à Alger. Crois-tu que le tabac d’à côté est encore ouvert? Il faut que j’achète une télécarte pour appeler maman et Sara. - Mange d’abord. Tu appelleras ensuite. - Non! Tu vas voir, ce ne sera pas long. Nina sort. Elle a besoin d’un peu d’air. Le tabac est ouvert. Elle appelle chez elle jusqu’à épuisement de la carte. Elle raconte un peu n’importe quoi aux deux femmes de sa vie, promet de rappeler bientôt et remonte chez Samia. Nina ne touchera pas au dîner qu’elle lui a patiemment préparé. Elle n’a pas faim. Sa mère lui manque. Sa sœur lui manque. L’Algérie lui manque. Mais pourquoi a-t-elle écouté Nazim et Sofia? Elle aurait dû rester. Bien sûr, la situation était grave. Après avoir authentifié la lettre du MEI, on lui a vive¬ ment conseillé d’appeler tel jour telle personne pour qu’elle arrange les choses avec l’OFPRA, l’Office fran¬ çais de protection des réfugiés et apatrides. Mais non.

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Elle n’en ferait rien. Le statut de réfugiée politique lui interdirait tout retour au pays. Inconcevable. Elle se contentera donc du séjour à Paris. - Je ne veux pas demander le statut de réfugiée poli¬ tique. Je veux vivre et mourir en Algérie. Je ne veux connaître ni la nostalgie ni le déracinement des piedsnoirs. - C’est pourtant comme ça qu’on vous considère làbas : comme les derniers pieds-noirs d’Algérie. - Oui, c’est vrai, mais je ne ferai pas comme eux. Je ne partirai pas. Mon père est mort pour l’Algérie. Mon grand frère Zoheir a été condamné à mort, à dix-huit ans, pour l’Algérie. Mon autre frère Farid a été sauvé juste à temps, à l’âge de douze ans, parce que les mili¬ taires français ne voulaient plus entendre prononcer mon nom. Quant à ma mère... Je sais bien que d’anciens collabos vivent aujourd’hui dans le confort pour avoir réussi à travestir la vérité. Ils ont maintenant le statut d’anciens combattants, d’anciens moudjahidine. En vérité, ils saignent le pays autant qu’ils peuvent. Et tu voudrais que je cède du terrain, que je libère l’espace auquel j’ai droit? Non, jamais! L’Algérie m’appartient autant qu’à une autre. J’y suis née, j’y ai grandi et j’ai été privée de père pour elle. Je n’y renoncerai pas. Nina fait une pause. Elle cherche à retrouver son souffle, et lâche : - De toute façon, j’adore Paris mais je ne pourrais pas y vivre éternellement. Ici, les gens sont froids. Ils évoluent en espace clos. Là-bas, même dans la misère, les amis viennent à ton secours. Cette chaleur, je ne la retrouverai nulle part ailleurs. Et rappelle-toi : si je n’ai pas voulu y renoncer pour le grand amour de ma vie, Tym, qui voulait m’emmener en Amérique, ce n’est pas aujourd’hui que je m’exilerai. D’ailleurs, si les piedsnoirs n’étaient pas partis en masse, l’Algérie ne serait peut-être pas dans l’état désastreux dans lequel elle se

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trouve. Ils n’ont pas tous été membres de l’OAS, alors pourquoi ont-ils abandonné leur pays? Franchement, on pourrait même leur en vouloir, non? - Ils ont eu peur, Nina! - Et moi, j’éprouve quoi, d’après toi? Moi aussi j’ai peur, j’ai très peur mais je ne renonce pas. Et je préfère mourir là-bas, chez moi. - Il est bientôt minuit. Tu as un quart d’heure avant l’extinction des feux. Je travaille tôt demain, ma belle.

Nina n’ose pas avouer qu’elle est devenue insom¬ niaque. Elle n’est pas chez elle et ne peut en faire à sa tête. Elle se pliera donc aux consignes. A minuit, Samia éteint les lumières et Nina reste dans le noir, les yeux grands ouverts. Elle pense à ces salauds d’intégristes et de « réconciliateurs ». Non, elle ne reprendra pas sa célèbre émission radio Show débat, pour servir d’alibi à ce pouvoir qui a assassiné Boudiaf. De cela, elle est sûre. Mohammed Boudiaf, que l’on avait pris pour un homme sénile, s’était au fil des mois avéré plus retors, plus fin, plus exigeant et donc plus menaçant. Il surprenait. Il devenait encombrant, gagnant trop vite les foules à ses projets. Tout le monde le comprenait. Le danger était là. Boudiaf voulait des élections parce qu’il s’estimait illégitime. Il lui fallait l’adhésion du peuple, et il avait toutes les chances de la gagner. Son enterrement a constitué un véritable plébiscite posthume. Son entourage n’avait pas su le protéger, ou l’avait carrément envoyé à la mort. Aujourd’hui, son meurtrier présumé, un illuminé censé avoir agi tout seul, n’a toujours pas été jugé. Qui sait s’il existe réelle¬ ment? Mais personne n’est dupe et jamais rien de solide ne se construira sans la vérité sur l’assassinat du pre¬ mier vrai président de l’Algérie.

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La seule erreur qu’avait commise Boudiaf était d’avoir deviné les plus dangereux ennemis de l’Algérie. Et ceux-ci se trouvaient à l’intérieur, disait-il. Les pieuvres étaient dans les murs du sérail. Alors, les pieuvres, craignant d’être démasquées, n’ont pas hésité à l’abattre.

En direct

Le 21 mai 1992, quelques semaines avant l’assassinat du président, Nina, encouragée par la liberté d’expres¬ sion que défendait le même Boudiaf, organisait son émission sur le thème de l’éducation.

Bonsoir. Merci de retrouver Show débat tous les jeu¬ dis à 17 heures 30. Merci surtout de participer à la préparation des thèmes de l’émission, et de nous faire part, donc, de vos inquiétudes. Quand M.Ali Ben Mohammed, le ministre de l’Édu¬ cation, vous dit : « D’accord, le secteur de l’éducation est malade, mais est-il le seul à l’être? », vous applau¬ dissez à cette façon d’enfoncer les portes ouvertes, et vous vous dites en même temps que la comparaison est inutile, parce que, précisément, l’éducation est la prio¬ rité des priorités dans tout système qui se respecte. La société donne-t-elle réellement l’impression, comme le dit le ministre, de découvrir soudainement l’école et ses problèmes? Nous serons tentés de répondre non, et cent fois non, et ceux qui persistent à avancer le contraire sont sûrement ceux qui ignorent, ou qui font semblant d’ignorer, l’existence d’écoles pri¬ vées clandestines, qui se chiffreraient par dizaines. La seule école qui a osé afficher ses intentions tout haut, qui a osé, en d’autres termes, défier les autorités

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publiques, et remettre en cause, par son existence même, leur compétence, a vite été fermée. N’est-il pas vrai que, si l’expérience s’était multipliée, c’en était fini de la mainmise de ce pouvoir sur le développement mental et scolaire de l’enfant? L’ignorance généralisée, encouragée par le régime en place, était une façon judicieuse de se maintenir à la tête du pays. Le discours populiste, servi depuis des années à des citoyens crédules, trop souvent occupés, hélas, à nourrir leur progéniture, pourrait ne plus tenir la route aujourd’hui, parce que la déchéance avancée du système éducatif, comme le dit par exemple Mme Malika Greffou, linguiste renommée et membre du Conseil consultatif, n’est plus un secret pour personne. Un père de famille, qui voit ses huit enfants rejetés de l’école sans que ni les uns ni les autres n’aient appris à correctement écrire leur nom, n’est plus quelqu’un que l’on peut encore aisément abuser. Mieux, sa révolte est telle qu’il ira le premier se jeter dans les bras des intégristes, dans l’espoir de faire la peau au pouvoir qui a tué ses enfants en les lui ren¬ voyant aussi analphabètes qu’au départ, ou encore ren¬ dus débiles par le système lui-même. Un système pris en sandwich, pour ne pas dire en otage, entre les luttes de clans, conservateurs et obs¬ curantistes d’une part, et politiques d’autre part, quoique les deux soient intimement liés. L’alliance, verbale et parfois physique, a eu raison de tous les défenseurs de la modernité, de la science et du progrès, à qui on a continué à interdire la participation à la confection du programme scolaire. Le dialogue n’est pas de mise, donc, et tout, appa¬ remment, continue à se faire en catimini, à l’intérieur de bureaux fermés aux idées nouvelles, pour ne pas dire adaptées au monde moderne. Un monde qui bouge et se remet en cause au fur et à mesure que la situation

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l’exige. Un monde dont la société algérienne est exclue, par la grâce de ceux qui, convaincus d’avoir adopté ce qu’il y avait de mieux pour le pays, s’accrochent à un savoir limité et perverti par des influences néfastes. Les tenants du panarabisme pur et dur et de l’isla¬ misme borné ne sont-ils pas les fossoyeurs de l’école algérienne, précisément parce qu’elle leur a été aban¬ donnée par des hommes soucieux, soit de rester sur le trône, soit de se remplir les poches? Ces hommes, pourtant, se sont bien gardés, parce que conscients de leurs actes abominables, d’inscrire leurs enfants dans ces mêmes écoles et de les soumettre à ces programmes infâmes, prévus pour les masses. Mieux, tous ceux qui, encore aujourd’hui, défendent le principe de l’arabisa¬ tion au nom d’une identité qui n’est pas la leur, à la limite, et ça ils le savent bien, s’arrangent pour inscrire leurs enfants ailleurs. Conclusion: on ne fait confiance aux écoles étran¬ gères que lorsqu’il s’agit de l’avenir de ses propres enfants. Ici, en Algérie, on continuera à chanter les ver¬ tus d’une démocratisation de l’enseignement qui n’en est pas une, et à permettre l’accession à l’université à partir d’une moyenne de 5 ou de 7 sur 20, pour acheter la paix sociale. Ceux qui n’ont pas 5 sur 20 vont par contre pouvoir aller dans les ITE, où, durant deux ans, on leur apprendra comment perpétuer l’ignorance et projeter leur échec scolaire sur des enfants, ouverts pourtant à toutes les merveilles que pourrait inculquer l’école. Que dire d’un enfant qui, en cinquième année, ignore encore que 2 plus 2 font 4? Et d’un autre qui, huit mois après son inscription à l’école, ne vous débitera que des versets coraniques, qu’il ne comprend pas, sous pré¬ texte que c’est la première chose qu’il doit apprendre, et qu’une fois le Coran mémorisé, tout le reste vient tout seul?

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Seulement voilà : cela fait des années que l’on pra¬ tique cette méthode d’enseignement, et que le reste n’est pas venu, ni tout seul, ni accompagné. Et ce sont les enfants eux-mêmes qui vous disent qu’ils n’ont rien appris, que l’école ne sert à rien, et que donc ils pré¬ fèrent vendre des cigarettes ou des cacahuètes. Que dire également de cette institutrice - il ne faut pas que j’oublie de raconter celle-là - qui arrive en classe en hidjeb, l’enlève, place une chanson de raï dans un poste-cassettes et se met à danser sous l’œil ahuri d’enfants qui ne comprennent plus pourquoi on les a envoyés à l’école, pourquoi on leur a acheté de jolis cahiers, un beau cartable et des stylos multi¬ colores. Mieux, quand l’enfant n’applaudit pas parce qu’il ne sait pas ce qu’on attend de lui, il va recevoir la raclée de sa vie. Le directeur de l’école, auprès de qui vous allez protester, vous reçoit avec un sachet de lait à la main, et vous explique que corriger un enfant est chose normale. Le reste de l’histoire, il ne l’a pas entendu. Bref, il y a beaucoup à dire sur l’école, et c’est la rai¬ son pour laquelle nous y consacrerons autant d’émis¬ sions que nous pourrons, même si elles ne se suivent pas forcément. Nous avons choisi aujourd’hui d’en parler avec les personnes directement concernées. L’absence de l’administration, pour cette première émission, est vou¬ lue. Parce que nous estimons que l’administration parle déjà depuis trente ans, et que ses décisions tombent, de toute façon, comme des couperets. Aujourd’hui, nous avons choisi de faire parler cette société dont monsieur le ministre de l’Éducation dit qu’elle semble découvrir soudainement l’école et ses problèmes...

Nina a dit ce qu’elle avait sur le cœur. Les invités ne se sont pas gênés davantage. Le ton direct et insolent de

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la journaliste les encourage à fustiger le pouvoir, en place depuis plus de trente ans, et notamment le ministre de l’Éducation. Côté gouvernement, aucune réaction. Le ministre concerné ne se manifeste pas. Aussi, deux semaines plus tard, le 4 juin, Nina récidive-t-elle sur le même sujet :

Bonsoir. Merci d’être à l’écoute de Show débat tous les jeudis de 17 heures 30 à 19 heures. Aujourd’hui, nous parlerons, vous le savez, de l’école, et donc de sys¬ tème éducatif, avec des invités que je vous présenterai dans un moment. Amis auditeurs, la question est : système pédago¬ gique ou système idéologique? Malika Greffou, lin¬ guiste, qui n’est plus à présenter, puisque partie en guerre contre les tenants du secteur, opte pour le premier système, pédagogique, donc, puisqu’elle dit, je la cite : « Par rapport à un système de reproduc¬ tion idéologique, l’alternative est tout simplement un système pédagogique. » Et c’est en fait la seule chose qui n’a pas encore été expliquée jusque-là, puisque, nous l’avions dit il y a quinze jours, les objectifs des pouvoirs publics ou de ceux à qui l’école a été abandonnée n’étaient pas de conduire l’enfant vers l’épanouissement dont rêve chaque société saine. Le système perverti a conduit l’enfant, au contraire, à ce que nous constatons aujourd’hui, c’est-à-dire à un embrigadement idéologique et reli¬ gieux, sans plus. Aujourd’hui, M. Ali Ben Mohammed, ministre de l’Education, soucieux de marquer son passage par des « innovations », propose des réformes qu’apparemment tout le monde conteste, excepté évidemment ceux pour qui ce système travaille. Et, bien sûr, ce système n’est

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valable, encore une fois, que pour la masse que ces gens considèrent comme inculte. M. Ben Mohammed, et il n’est pas le seul, refuse, lui, que ses enfants fassent les frais de sa propre réflexion, de son dur labeur, de son acharnement à maintenir les enfants emprisonnés dans ce qu’il leur a savamment concocté : il prend bien soin, et il a tout à fait raison, vous ne me démentirez pas, messieursdames, d’envoyer son fils étudier ailleurs, entendez par là à Strasbourg, où on ne lui imposera bien sûr pas le terrible choix de devenir imam ou trabendiste. Tout le monde sait qu’à Strasbourg, on n’étudie pas dans une seule langue. Pourquoi cet acharnement, qui ne concerne pas que la question linguistique? C’est ce dont nous allons tout de suite parler avec les invités présents dans ce studio...

Si, quinze jours auparavant, le ministre de l’Éduca¬ tion avait gardé son calme, il se retrouve cette fois directement mis en cause. Il lui faut donc réagir, et au plus vite. Le débat qui vient de s’ouvrir est en direct, c’est le principe même de l’émission. Dix minutes ne se sont pas écoulées que l’assistante de Nina déboule dans le studio et lui présente une note manuscrite : « Le ministre te demande de donner tes sources, sinon il te traîne en justice. » L’assistante agite sa main pour expliquer que son interlocuteur était hors de lui. Sans interrompre le débat entre les invités, Nina ne se démonte pas et raconte au micro ce qui vient d’arri¬ ver avec le chef de cabinet du ministre. Elle répond en direct à la demande de ce dernier dans un comble d’arrogance : - Non seulement, monsieur le ministre, je ne vous livrerai pas mes sources, mais en plus je vous encourage à aller en justice.

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Puis elle reprend aussitôt le cours de la discussion, posant ses questions avec un sourire satisfait (enfin, il avait réagi!) et termine son émission comme tous les jeudis, en donnant rendez-vous à la semaine prochaine. L’une des invitées, très courageuse au cours du débat, lui propose de la raccompagner chez elle. Nina est heureuse, une nouvelle bataille est engagée.

Le samedi suivant, elle reçoit un courrier de la direc¬ tion de la chaîne. Désormais, Show débat sera enregis¬ tré. Plus question de direct. Nina comprend ce que cela signifie : on va pouvoir contrôler tout ce qui se dit et couper les passages susceptibles de déranger ces mes¬ sieurs les dirigeants. Les consignes émanent de la direc¬ tion générale de la radio qui, de plus, exige de la pro¬ ductrice des preuves de ce qu’elle a avancé à l’antenne. Nina, qui travaille simultanément dans un heb¬ domadaire du secteur public, rédige aussitôt une réponse cinglante, dénonçant les pressions qu’elle subit. Le directeur de son journal, malgré l’amitié qu’il lui portait, n’avait jamais laissé passer un papier de Nina sans l’avoir auparavant décortiqué. Il lit donc sa lettre, y apporte quelques corrections mineures. Mais la soli¬ darité est la plus forte. Comment reculer devant une telle atteinte à la liberté d’expression? Sans parler des enjeux politiques, autrement plus importants. Il décide donc de soutenir le combat de Nina. La journaliste n’est pas seule. Elle dispose déjà d’une très large audience. Mais elle risque bel et bien, dans une affaire aussi grave, et à moins d’en appeler à la soli¬ darité nationale, de se retrouver pieds et poings liés, livrée à un juge vendu à la nomenklatura. La réponse de Nina parviendra le jour même à toutes les rédactions du pays. L’affaire prend une dimension nationale.

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Mis en cause, le ministre de l’Éducation avait dès le vendredi appelé le directeur général de la radio pour exiger que l’émission soit arrêtée. Il avait aussi contacté son homologue de la Communication, pour se plaindre de cette journaliste qui se croyait tout permis, et qui se mêlait de ce qui ne la regardait pas. Il lui demanda éga¬ lement d’interdire l’émission. Dans le cas contraire, il promettait de faire un malheur. Son collègue, qui avait vérifié les informations de Nina, lui répondit qu’il était impossible d’arrêter une pareille émission, que la liberté de ton qui s’y pratiquait échappait à tout contrôle, que la productrice était prête à aller jusqu’au bout et qu’il ne lui restait donc qu’à exi¬ ger réparation auprès des tribunaux. - Si j’ai bien compris, vous prenez la défense d’une journaliste, d’une petite insolente, au lieu de me soute¬ nir, moi, votre collègue? Comment osez-vous me parler ainsi, à moi, ministre de la République? - Je ne prends parti pour personne, je dis simple¬ ment qu’on ne peut pas arrêter cette émission, qui n’appartient même plus à sa productrice. Qu’en pense¬ rait l’opinion publique? La liberté d’expression, dont nous nous revendiquons, n’aurait plus aucun sens. Je regrette, je ne peux rien faire. Furieux de se faire éconduire de la sorte, le ministre de l’Éducation avertit qu’il posera le lendemain, dimanche, le problème en Conseil du gouvernement. C’est ainsi que Nina se retrouve malgré elle la vedette de la rencontre gouvernementale hebdomadaire. Le ministre de l’Éducation y appelle à une solidarité gou¬ vernementale sans faille et aux sanctions les plus sévères contre cette journaliste, vendue aux services étrangers. - Je veux sa tête, conclut-il en transes.

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La diatribe a irrité le chef du gouvernement. Luimême a déjà été invité à cette émission, en tant que ministre des Affaires étrangères, pendant la guerre du Golfe, et en tant que Premier ministre. Il se souvient que Nina ne lui avait pas fait de cadeau, qu’elle l’avait même malmené, mais il n’a rien contre le ton offensif et provocateur de l’émission. Il s’informe de l’existence de preuves éventuelles, mais il sait que la journaliste n’a rien inventé. En outre, la liste des enfants de ministres -les siens y compris - étudiant à l’étranger était longue. Il ne fallait surtout pas provoquer de scandale national, et la journaliste était tout à fait capable de la faire publier. Aussi, lorsque le ministre de la Communi¬ cation réitère sa proposition d’ester Nina en justice, son homologue qui écume de rage, répond en hurlant : - Je n’ai pas besoin de vos conseils. Je sais ce que j’ai à faire!

Appel à la complicité, solidarité dans l’arbitraire, abus de pouvoir personnel... ce zélé serviteur de la République ignorait-il donc à ce point que les choses avaient changé, qu’il n’était plus possible d’ignorer impunément l’État de droit? De son côté, Nina exultait. Elle venait de recevoir par un courrier urgent des explications d’une auditrice détaillant la nature de la bourse obtenue, et même l’année à laquelle elle avait été attribuée par l’ambas¬ sade de France. La lettre racontait comment l’enfant chéri de M. le ministre avait été inscrit dans cette uni¬ versité, au même titre que le meilleur lauréat du bac de cette année-là. Le fils du ministre n’avait pas réussi son année. Il s’était fait virer. Son père avait insisté pour le réinscrire ailleurs, mais lui avait préféré rentrer en Algérie, où il étudiait maintenant dans un institut. Il n’y eut jamais de procès, et pour cause! Le

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ministre aurait été traîné dans la boue. Il le savait et choisit de faire le dos rond, d’autant que les épreuves du bac de cette année 1992 avaient démarré de façon désastreuse. Nina, décidément, ne lui portait pas bon¬ heur. Des fuites de sujets avaient eu lieu, et on avait dû suspendre les épreuves dans certaines disciplines comme les mathématiques. Les parents d’élèves, hors d’eux, s’étaient rendus en groupe dans les rédactions des journaux indépendants pour dénoncer ce scandale national. Les choses pouvaient tourner à l’émeute. Pour éviter le pire, le ministre fut prié par le président Boudiaf de démissionner. - Bravo Nina! Tu as gagné. Tu l’as fait virer, lui disait-on. Nina reconnaissait avoir contribué à le pousser vers la sortie, mais c’était surtout le scandale du bac qui avait permis de trancher. Elle ne se faisait aucune illu¬ sion sur son pouvoir réel, au contraire de l’opinion publique, qui lui en attribuait trop. Elle pouvait certes participer au redressement, sans plus. Elle ne pouvait pas changer pour autant les choses ou mettre un terme d’un coup de baguette magique à tout ce qui gangrenait la société algérienne. Souvent, le découragement l’envahissait. Elle avait la sensation de se battre contre des moulins à vent. La tâche était immense. Qui donc allait prendre son cou¬ rage à deux mains, au sein du pouvoir, pour donner l’impulsion nécessaire? Le président Boudiaf? Certainement, se disait Nina, mais encore?

Le bled « Mickey »

- Allô! Nina? Tu t’es réveillée? Tu n’as pas arrêté de bouger de la nuit. Je suis partie ce matin sans faire de bruit. - C’est gentil, Samia, mais je ne dormais pas. Pour tout dire, je n’ai pas fermé l’œil. Je vais essayer de me rattraper devant la télé. Je commençais à somnoler quand le téléphone a sonné. On se voit tout à l’heure... - Attends, tu ne veux pas qu’on aille manger dehors, ce soir? Chinois, par exemple. Tu aimes bien, non? - On est mieux à la maison... Je n’ai vraiment pas envie de sortir, tu sais. On en reparlera ce soir... Nina a sommeil, enfin. Elle se sent lentement déri¬ ver... C’est délicieux... Dormir... Dormir... Dormir. Sou¬ dain, elle pense à la porte. Samia a peut-être oublié de la fermer en partant. Une angoisse l’étreint, elle hésite... Elle tombe de sommeil. Mais il faut vérifier cette porte. Lentement, Nina se traîne sur les deux mètres qui la séparent de la serrure. « Idiote ! Tu aurais pu te dispenser de ce geste. Tu es à Paris. Personne ne sait où tu te caches, sauf tes parents. Relax, Nina, relax... »

Elle va s’enfoncer dans un confortable sofa, sous une couverture. Malgré les radiateurs poussés à fond, elle a froid.

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Une série télé. Des acteurs s’agitent. Le son est coupé, mais ces gens qui courent dans tous les sens lui rappellent des moments douloureux. Elle voit son quartier, désert. Il est tard, une ou deux heures de matin. Soudain, un coup de feu éclate, puis un autre, suivi d’un troisième. Nina tend l’oreille, sa sœur Sara s’est réveillée. - Ne bouge pas. Ne va pas à la fenêtre. Tu peux prendre une balle perdue. C’est déjà arrivé. Oui, c’était arrivé. En octobre 1988, en pleine jour¬ née et au cœur de l’émeute, les deux neveux d’un confrère étaient morts ainsi, l’un après l’autre. Ils habi¬ taient Belcourt, un quartier chaud. Du balcon du pre¬ mier étage, l’un d’eux regardait ce qui se passait dans la rue. Son frère et sa mère le virent s’écrouler brutale¬ ment sous leur nez. S’élançant pour secourir le blessé, le frère s’effondra à son tour, grièvement atteint. Tous deux succombèrent rapidement. Qui avait tiré? Personne ne le savait avec certitude. Des voitures banalisées fendaient parfois la foule, et tiraient dans le tas. Certains affirmaient qu’il s’agissait d’agents de la Sécurité militaire chargés d’accroître la tension. D’autres parlaient de milices islamiques ten¬ tant de récupérer la colère des jeunes. Sid Ali Bemmechiche, journaliste à Algérie-presseservice, avait été assassiné ainsi, en pleine couverture de l’événement, à Bab El Oued, face aux locaux de la Direction générale de la sûreté nationale.

La Chance aux chansons... Au moins, ce n’est pas trop stressant. Nina se recouche. Erreur : elle aurait mieux fait de couper totalement le son. Elle ne supporte pas que l’on chante alors qu’elle est en deuil. Depuis cinq mois, elle a perdu tant d’amis et de collègues. Une boule lui monte à la gorge.

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Elle a mal au cœur. La tête lui tourne. Elle va vomir son petit déjeuner. Nina a besoin d’air frais, il fait vraiment trop chaud. Elle étouffe. Elle court à la fenêtre, l’ouvre et, en nage, se penche au-dehors. « Non, il ne faut jamais se mettre au balcon. Il peut toujours y avoir un tireur embusqué dans un coin. » Saisie de frissons puis de tremblements qui la secouent de la tête aux pieds, Nina referme la large baie vitrée. Autant retourner au lit. Nina sombre dans un sommeil léger mais réparateur. Ses rêves sont hantés de visages familiers. Ces quatre derniers mois, elle a perdu six kilos : un pour Liabès, un pour Boukhobza, un pour Senhadri, un pour Boucebci, un pour Djaout...

M’hamed Boukhobza, l’un des plus brillants et des plus honnêtes sociologues de son pays, avait été égorgé quelques semaines auparavant, presque sous le regard de sa fille, de son frère, de son chauffeur et de son voi¬ sin. Tous quatre l’avaient entendu hurler longuement dans la chambre d’à côté. Il s’était débattu. Il y avait du sang partout, comme dans un abattoir. Une vraie boucherie. Les assassins avaient tranquillement attendu que leur victime ait rendu l’âme. Ils voulaient être certains d’avoir achevé leur tâche. Puis, ils avaient froidement quitté les lieux et disparu dans la voiture de M’hamed garée tout près de la porte d’entrée.

Nina ouvre les yeux. Elle ne reverra jamais cet ami. Un mois auparavant, elle lui avait recommandé un confrère français, Thomas. Celui-ci avait été impres¬ sionné par la stature du sociologue, qui en imposait.

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Brillant mais modeste, M’hamed Boukhobza s’était encore montré amical et franc. - Pourquoi l’a-t-on assassiné? ne cessait de répéter Thomas. - As-tu déjà entendu parler d’assassinats pédago¬ giques? Ce sont des pratiques très courantes dans les pays de l’Est. - Tu fais référence aux internements psychiatriques des dissidents de l’ex-URSS? - Pas qu’à cela. Je pense aussi aux disparitions, aux meurtres déguisés en suicides. Le jour de sa mise à mort, Boukhobza se préparait à remettre un épais dossier contenant une projection de l’Algérie en 2015. Une commission nombreuse avait travaillé sur ce sujet pendant des mois. Djilali Liabès, premier président de cette commission, avait été éli¬ miné quelques mois auparavant, sous le regard de sa femme et de sa voisine, de deux balles dans la tête. Il est mort sur le coup, au cœur de cette cité-ghetto de Kouba qu’il avait refusé de quitter, même après avoir été nommé ministre de l’Enseignement supérieur, puis directeur de l’Institut national des études et straté¬ gies globales. Les milliers de personnes qui défilent devant son corps longiligne et frêle ne pleurent plus seulement l’homme intelligent et discret qu’ils ont connu. Cette fois, ils pleurent aussi de rage. Ce meurtre est un sym¬ bole pour tout ceux qui sont réunis ici. Comme la majorité des meilleurs cadres algériens, Djilali habitait un trois-pièces sordide. Évidemment, pour lui, il n’était pas question de se compromettre avec qui que ce soit pour l’obtention d’un appartement plus décent, au milieu d’une de ces cités-dortoirs rendues malsaines par la promiscuité, elle-même imposée par un mode de construction choisi par les autorités. De leur côté, ces mêmes autorités, issues en général de la pay-

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sannerie, faisaient le maximum pour combler leur manque d’éducation en s’emparant, sous ce prétexte, des maisons de maître répertoriées comme propriétés de l’État. Le goût du tape-à-l’œil a fait le reste. Pendant qu’une classe d’arrivistes mettait la main sur les rouages de l’État, les cadres, engagés dans un combat quotidien, tenaient à bout de bras cette Algérie qui menace à tout instant de s’effondrer. Il y a quelques années, on racontait qu’à la mort de Walt Disney on découvrit un testament dans lequel il demandait instamment d’être enterré en Algérie. - Et pourquoi? répliquait-on spontanément. - Tout simplement parce que l’Algérie, ce pays de pantins, c’est le bled « Mickey » ! Pour avoir raconté la blague en question à la radio, deux animateurs d’une célèbre émission ont été suspen¬ dus d’antenne pendant des semaines. Et pourtant! L’Algérie est bel et bien un pays de rigolos, sauf le res¬ pect que Nina doit à pas mal de gens, dont elle admire et soutient le combat.

Elle ne parvient pas à trouver le sommeil. Déjà six heures... De nouveau, elle est prise de tremblements. La crise est violente, puis s’enfuit. Après tout, les femmes connaissent toutes ces désagréments, elle n’est pas folle, elle n’est pas seule. Nina regarde les murs de ce confor¬ table studio. Ils sont chargés de tableaux de diverses époques, qui cohabitent avec une sérénité qui lui semble définitivement étrangère.

Le 2 janvier 1992

Bonsoir. Ni Iran, ni Soudan. L’Algérie aux démocrates, Assa Azeka Democratia, je souhaite une bonne et merveilleuse année au million de personnes qui sont descendues tout à l’heure dans la rue crier non aux forces totalitaires. Bonne et merveilleuse année, à vous tous qui nous écoutez. Vous êtes très nombreux à le faire. Merci de nous faire confiance, et resteznous surtout fidèles, parce que, dans quelques jours peut-être, nous n’existerons plus... L’Algérie a mal. L’Algérie est triste. L’Algérie a peur. Elle a peur parce qu’elle est en danger. Elle a peur du couteau empoisonné qu’on lui aurait volon¬ tairement plongé dans le sein. Elle a peur parce qu’elle a été trahie le jour où le droit d’exister léga¬ lement a été accordé à un parti moyenâgeux. Il y a cinquante ans, en Allemagne et en Italie, Hitler et Mussolini ont été portés au pouvoir par les urnes. Personne alors ne se doutait de ce que ces deux monstres de fascistes allaient faire subir comme hor¬ reurs au reste de l’humanité. Aujourd’hui, alors que le monde s’ouvre et s’épa¬ nouit à la science, alors que le monde parle de paix, de liberté et de bonheur, un parti totalitaire et rétro¬ grade, un parti sanguinaire et revanchard, un parti destructeur et obscurantiste rêve. Il rêve d’une seule

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chose: donner enfin un coup fatal à l’Algérie. Il rêve d’en finir avec la notion même de patrie. Il attend cyniquement d’en finir avec tout ce qui pourrait faire la joie de vivre ici-bas. C’est ainsi que vont les choses en Algérie. Un soir, vous vous endormez serein, confiant, et presque heu¬ reux de vivre. Et le lendemain, vous plongez dans un profond cauchemar. Ce cauchemar, n’en déplaise à tous ceux qui, dans l’anonymat le plus total, n’ont pas cessé de nous insulter et de nous menacer de mort, il était temps que personnellement je le dénonce : c’est le FIS. A ce Front islamique du salut, nous continuerons à dire, pendant tout le temps qu’on nous permettra de le dire, que nous ne le craignons pas. Nous sommes nombreux à savoir à qui sont desti¬ nés les tribunaux populaires réclamés à cor et à cri dans une mosquée d’Alger. Nous savons comment cela s’est passé et continue de se passer pour les gens de notre espèce en Iran, au Soudan, en Afghanistan et j’en passe. Mais autant vous dire, messieurs les futurs bourreaux, qu’aussi violente est la menace physique et mentale, aussi grand sera le courage. Nos parents sont morts pour que l’Algérie soit un jour, enfin, libre et ouverte au progrès. Il est par conséquent hors de question que des fous, non pas de Dieu, mais de pouvoir, puissent venir un jour, comme ça, les doigts dans le nez, nous imposer un projet de société criminel. Je n’irai pas jusqu’à vous lire en direct, amis auditeurs, un spécimen des lettres que je reçois, de personnes qui évidemment ne brillent pas par leur courage, puisqu’elles n’osent pas signer. J’aimerais pourtant dire à ces messieurs, les défen¬ seurs d’un islam importé, qu’ils finiront peut-être un jour, au-delà de la haine qu’ils éprouvent à l’égard de personnes de mon espèce, par comprendre qu’on ne

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trahit jamais la mémoire des siens. Surtout lorsqu’ils ont payé de leur sang le prix de la liberté. Mais vous êtes sûrement, messieurs, de ceux qui, comme les dirigeants du FIS, promettent des bateaux de cadres musulmans, certainement made in Kaboul ou Téhéran, pour remplacer ceux des nôtres par les¬ quels la France craint d’être envahie. Alors, autant vous le dire: n’y comptez pas trop. Nous sommes ceux qui font tenir debout l’Algérie. Nous n’avons pas l’intention de nous laisser faire, les bras ballants. L’économie algérienne ne sera pas une économie de bazar. Et vous ne réglerez pas les problèmes de chô¬ mage de vos amis sur le dos de nos cadres algériens.

L’intervention que je viens de faire, amis auditeurs, n’engage évidemment que ma personne. Le thème du Show débat d’aujourd’hui, peut-être le dernier - qui sait? -, est: Comment sauver l’Algérie, qui n’en finit pas de crier au secours à force de coups qu’elle ne cesse de prendre? Nous avons, présent dans ce studio, beaucoup de monde. Il s’agit, je vous les présente sur-le-champ, de M.Aboubakr Belkaïd, ministre de la Communication; de MM. Hafid Senhadri, de..., de..., tous membres du Comité national pour la sau¬ vegarde de l’Algérie...

Étaient également présents deux directeurs de jour¬ naux indépendants. En ce jeudi 2 janvier 1992, l’atmosphère était particulièrement tendue dans le studio. Les nerfs de tous semblaient à fleur de peau pour le premier Show débat de l’année - qui valut à Nina la première suspension de son émission... Le studio portait le nom du premier condamné à mort algérien de la guerre d’indépendance : Ahmed

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Zabana, exécuté le 16 juin 1956 à la prison de Barberousse, dans la Haute Casbah. A deux reprises, la guillotine s’était enrayée au-dessus de la nuque. Les avocats présents avaient protesté, invoquant mille et une raisons pour surseoir à l’exécution. Rien n’y fit. La sentence précisait : « jusqu’à ce que mort s’en¬ suive ». Le troisième essai fut le bon. La tête tranchée roula à terre. Zabana s’en était allé, après avoir long¬ temps prié et écrit une longue lettre à ses parents, une lettre sereine dans laquelle il leur disait : « Sur¬ tout ne pleurez pas. Je suis mort pour l’Algérie. » Cinq minutes après, c’était au tour de Ferradj, autre héros de la Libération, d’y passer. Il avait assisté au supplice de Zabana, et il crevait de trouille. Qui peut prétendre, face à cet horrible engin de mort, qu’il n’aurait pas peur? Nina essayait d’imaginer cet homme se débattant devant la guillotine et répétant qu’il ne voulait pas mourir.

Un peu plus tôt, ce 2 janvier 1992, des centaines de milliers de gens étaient sortis pour manifester leur refus de la fatalité. Hocine Ait Ahmed, le leader du FFS, le Front des forces socialistes, parti à dominante kabyle, après avoir déclaré que, de toute façon, « il nous restera toujours nos montagnes de Kabylie », avait appelé les Algériens à une grande marche pour manifester leur rejet de l’État intégriste d’une part, et de l’État policier d’autre part. Un slogan passepartout, auquel la majorité ne pouvait qu’adhérer. Le Comité national pour la sauvegarde de l’Algérie, né au lendemain du premier tour des législatives pour défendre l’Algérie en péril, avait également appelé les Algériens à rejoindre la marche. Le CNSA connais74

sait alors un réel succès. Les gens y adhéraient d’un peu partout, même si les postes et télécommunica¬ tions, largement infiltrées par les islamistes, détour¬ naient les bulletins d’adhésion - il fallut même trou¬ ver un autre moyen d’enregistrer les ralliements. Ce n’étaient pas les troupes du FFS d’Aït Ahmed qui avaient rempli les rues, mais bel et bien celles du CNSA, indépendantes de toute faction politique. Le mouvement avait porté à sa tête Abdelhak Benhamouda, le secrétaire général de l’UGTA, la plus grosse centrale syndicale. Celui-ci s’était entouré de hauts cadres, comme certains directeurs généraux d’entreprises, tous acquis à l’idée d’une rupture radi¬ cale avec le pouvoir, et exprimant haut et fort leur volonté de changement en faveur de la démocratie.

- Ni Iran, ni Soudan, l’Algérie aux démocrates! - Armée, peuple, démocratie! Les marcheurs appelaient l’armée à leur secours, dans l’espoir d’une alliance conjoncturelle, d’un front commun contre le danger intégriste. Tout le monde, le temps d’une marche, y trouva son compte, même si le CNSA ne demandait pas que l’on arrête le proces¬ sus électoral. Ce sont les femmes qui, le 8 janvier, réunies à la Maison du peuple, c’est-à-dire au siège de l’Union générale des travailleurs algériens, place du ler-Mai, exigèrent l’arrêt des élections et la démission du pré¬ sident Chadli. Khalida Messaoudi, dans une allocution enflammée, osa exprimer tout haut ce que tous ces gens effrayés par les bouleversements annoncés dès le 27 décembre, le lendemain du premier tour, par les islamistes, pen¬ saient tout bas. Elle dénonça également la suppression de l’émission de Nina, présente dans un coin discret.

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A ces mots, d’un même mouvement, la salle comble se leva et applaudit en lançant des youyous en direc¬ tion d’une Nina gênée, mais réconfortée par le soutien que cette assemblée féminine lui exprimait spontané¬ ment. Elle n’était donc pas seule.

Cauchemars

Bien que se sentant proche de ces femmes, à l’avantgarde du combat pour la démocratie, Nina était restée farouchement indépendante. Elle n’appartenait à aucune de leurs associations. Elle estimait avoir déjà mené son propre combat. Sa liberté, elle l’avait conquise à la force du poignet. Contre ses frères d’abord, dans son métier ensuite où elle voulait amener les autres à respecter la journaliste avant la femme. L’infériorité féminine, c’était dans son métier qu’il lui fallait prouver qu’elle n’existait pas. Elle avait féroce¬ ment combattu le droit de cuissage qu’on avait tenté de lui imposer. Nina avait bel et bien décidé de ne pas se soumettre, pas plus aux mâles algériens qu’à leur code de la famille. Et puisque le mariage, selon les lois natio¬ nales, la contraignait à passer d’une tutelle à une autre, elle y renonçait sans regret. Si elle s’unissait un jour à quelqu’un, ce serait à un étranger. « Je n’ai pas eu de père, mes frères m’en ont fait baver... Pas question de m’encombrer d’un nouvel emmerdeur. » Avec les années, elle dut reconnaître qu’elle ne supporterait pas de partager la vie d’un homme qu’elle croiserait matin et soir. La popote, le ménage, les concessions professionnelles pour mieux s’occuper de l’autre lui semblaient davantage une sourde menace qu’une récompense. Elle était trop sauvage, trop capricieuse, trop exaltée 77

pour mener une vie pantouflarde. De plus, Nina voulait sauvegarder ces moments où, allongée sur son lit, elle rêvassait pendant des heures, sans rien faire d’autre. Au fond, elle savait bien que ses raisons étaient multiples, comme était longue la succession de ses déceptions amoureuses, souvent difficilement surmontées. Les hommes avaient-ils peur de Nina? Ils avaient tant de fois essayé de la brider! Et quand ils ne ten¬ taient pas de lui imposer leur autorité, ne lui promet¬ taient pas de la mater, voire la violer, c’était parce qu’ils voulaient retrouver en elle l’image maternelle. D’abord très sensible à cette attention, Nina découvrit un jour qu’elle était une femme, et non une mère. Pour cela, il fallut attendre Tym. Tym et Nina se sont beaucoup aimés. Ils ont été fian¬ cés, ne le sont plus aujourd’hui. Tym est le seul homme que Nina a continué à chérir. Autrement, en ami sérieux. Ils s’étaient connus au conservatoire et avaient plus ou moins préparé le bac ensemble... Quand Nina avait insisté pour qu’ils se marient, Tym vivait à New York, où il poursuivait des études qui n’en finissaient pas. Elle voulait un enfant. Lui s’y refusait. Ils avaient tous les deux vingt-quatre ans. - Je veux être le seul homme de ta vie, disait-il. Je refuse de te partager. Nina finit par céder.

Aux premiers temps, les relations entre Nina et Tym étaient purement platoniques. Nina sortait avec un autre homme qu’elle n’aimait pas spécialement, mais dont la présence la sécurisait. Il dégageait une force dont elle avait faim ! Si, inconsciemment, il incarnait le père qu’elle n’avait jamais eu, Nina n’avait aucune chance, se disait-elle, d’éprouver quoi que ce soit dans 78

ses bras. Pourtant, elle lui resta fidèle longtemps. Il vivait à Paris, elle à Alger. La distance lui laissait tout le loisir pour transformer la réalité à sa guise. Et lorsque Tym, qu’elle savait amoureux d’elle depuis leurs dix-huit ans, refit surface en se déclarant subite¬ ment depuis New York, Nina ne put résister à son appel. Le courrier devint régulier. Tym était un poète, l’est resté.

« Chère Nina, écrivait-il en ce 12 juin 1989. Cette nuit-là, pour moi, était la nuit de tous les temps. Une nuit d’été avec des senteurs de fruits tropicaux et de menthe poivrée. Une nuit bleutée avec des queues de comètes et des étoiles filantes. C’était cette nuit-là. Cette nuit-là, on s’était aimé pour la première fois. Cette nuit-là notre histoire était née. C’était il y a dix ans aujourd’hui. C’était à New York le 12 juin, je m’en souviens encore et toujours. Comment oublier un moment de lumière devenue chaos? Le temps pour moi depuis s’est arrêté, et la passion, maintenant je le sais, n’arrive qu’une fois. Je t’embrasse. Tym. » Du courrier au contenu aussi tendre, Nina continue à en recevoir. Elle ne peut pas s’en passer, c’est sa drogue. Il constitue l’unique lien avec un temps où seule la passion qu’elle vouait à Tym comptait pour elle. Rien ne pouvait être aussi important. Pourquoi avait-elle rompu une relation aussi intense? Pourquoi avait-elle soudain pris peur?

« Chère Nina, encore un rêve, un rêve évanescent, furtif, douloureux comme toujours. Je m’étais rendu chez toi pour demander ta main. Ma mère, ma sœur et une inconnue m’accompagnaient. Ta maman et Sara étaient là qui nous attendaient. Au milieu des rires, des 79

embrassades et effusions de joie, je te cherchais du regard. Et puis, je compris que tu n'étais pas là. Peutêtre était-ce parce que j'étais venu les mains vides? Alors, voici des pétales de roses, des chocolats et des thés de contrées lointaines... Peut-être reviendras-tu dans mes rêves prochains. Alors... Je t’embrasse, Tym. » La carte accompagnant le colis datait du 31 décembre 1992, quelques mois à peine avant que Nina ne se retrouve allongée, dans le studio parisien de son amie Samia, à ressasser le passé. Remis par le facteur, le paquet avait créé la panique à la maison. Nina au travail, Zohra était seule avec l’une de ses petites-filles préférées, Nora. Zohra, qui ne sait toujours pas lire, tournait et retournait le colis d’un air méfiant. - Et si c’était une bombe destinée à ma fille? dit-elle à Nora. Éloigne-toi, je vais l’ouvrir. Si c’est un colis piégé, je préfère m’en assurer tout de suite avant qu’elle n’arrive. Autant qu’il m’éclate à la figure. Moi, je suis vieille, ma vie est derrière moi. Je ne veux pas qu’il arrive malheur à Nina. Le carton contenait des chocolats envoyés par Tym du Canada. Zohra, soulagée, s’assit. Elle se sentait mal et préféra retourner au lit, la peur au ventre, priant le ciel pour que sa toute dernière fille échappe aux bar¬ bares qui ont promis de lui faire la peau. Elle le sait. Elle le sent. Nina ne lui dit jamais rien, mais s’enferme trop souvent dans sa chambre, les yeux rougis et les mâchoires serrées.

- Allô? Nina? Ne me dis pas que tu t’es rendormie! Allô... Allô... Bon, je rappellerai dans un moment pour le cas où tu serais sortie. Le répondeur de Samia est vraiment un engin mira80

culeux. Pas besoin de parler. On laisse le message s’enregistrer, et on fait le mort. Nina n’a pas plus envie de parler que d’aller au restaurant chinois. Elle préfére¬ rait de beaucoup que Samia dîne avec des amis. « J’espère qu’elle n’a encore alerté personne de ma présence à Paris », pense Nina, découragée à la seule idée de devoir faire la conversation, raconter Alger, le danger, la terreur qui règne dans certains quartiers et certaines villes du pays. Une terreur double, puisque pratiquée soit par des terroristes maîtres des lieux, soit par des militaires, gendarmes ou policiers, excédés par la situation qui prévaut ici et là... Nina veut oublier tout ce sang. Elle s’exile dans ses souvenirs. Ils ne sont pas forcément confortables, mais ils sont en tout cas plus sécurisants. Un quart d’heure après, Samia rappelle. Nina conti¬ nue à jouer les absentes derrière le répondeur.

Nina arpente pieds nus le studio de son amie. Elle va et vient inlassablement dans cet espace restreint. Elle ne veut pas s’asseoir sinon elle recommencera à se balancer d’avant en arrière comme une malade. Parfois, elle arrête ses pas et commence à compter tout ce qui lui tombe sous les yeux : le nombre de carreaux aux fenêtres, le nombre d’étagères de la bibliothèque... De façon obsessionnelle, elle compte et recompte... « Attention, Nina, tu te remets à compter... C’est un symptôme névrotique... » Nina n’a pas oublié. Elle est consciente de son geste mais ne peut pas se maîtriser. Elle vit avec cette manie depuis quelques années déjà. Elle songe à Sara qui sup¬ porte cette habitude compulsive. Tout cela remonte à leur enfance et personne n’y peut rien. Les pas de Nina la mènent à la cuisine; elle compte les casseroles accrochées au mur, en décroche une pour

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se faire du thé, puisqu’elle est incapable d’avaler autre chose. La boisson chaude l’apaise. Elle a de nouveau som¬ meil. Cette fois, c’est sûr, elle va dormir...

Les cauchemars reprennent. La peur au ventre, Nina descend les escaliers d’une ruelle de la Casbah. Il fait sombre et un silence étouffant règne. Elle marche d’un pas régulier pour ne pas éveiller les soupçons. Elle va bientôt arriver à la maison. Au coin d’une rue étroite, quatre ou cinq jeunes barbus sont adossés à un mur. Nina fait le geste qu’il ne faut pas : elle regarde dans leur direction. Aussitôt, elle comprend que l’un d’eux l’a reconnue. - C’est elle, dit-il aux autres. Il se précipite dans sa direction, suivi de la bande. Le cœur de Nina va exploser. Elle court de toutes ses forces. Les rues deviennent de plus en plus étroites. Comment va-t-elle faire pour s’en sortir? Jamais elle ne pourra leur échapper. Ils vont la mettre en morceaux. Sûrs que la poursuite va se terminer à leur avantage, ils s’apprêtent à inscrire un exploit de plus à leur tableau de chasse. Nina va gonfler le nombre des assassinats dont on est assuré qu’ils feront la une des journaux. Voilà qu’elle s’enfonce dans une impasse... La traque va s’achever... Elle est finie... Le trou, là-bas, il faut l’atteindre! Elle se jette à terre et s’y faufile à plat ventre. La respiration coupée, elle n’aperçoit plus que les chaussures de ses poursuivants qui se séparent pour mieux fouiller l’impasse... Elle entend des coups sourds, on frappe à la porte. Ils vont l’ouvrir avec un pied-debiche et les voisins ne diront rien... Maman, Sara... Il faut les sauver...

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- Nina, ouvre la porte, bordel de merde! C’est Samia! Nina, je sais que tu es là! Nina sursaute... Elle se précipite pour lever le cran de sécurité. Samia est là, face à elle, furieuse, mais Nina, en sueur, la serre déjà dans ses bras. - J’ai fait un horrible rêve... J’en fais sans cesse, c’est épuisant. D’accord, tu avais raison, on va dîner au restaurant chinois. Il faut que je sorte d’ici, j’ai besoin de voir du monde. Je suis à Paris... Autant profiter du temps qu’il me reste à vivre... Oui, je sais, j’ai l’air d’une cinglée. Ne t’inquiète pas, ça va passer. Je m’habille. J’en ai pour deux minutes. Nina parle, parle, elle ne peut plus s’arrêter. Elle parle en enfilant ses bas, en mettant son caleçon noir, ses chaussures... Samia la regarde, ahurie par les gestes saccadés et les propos presque incohérents que lui tient son amie. - Tu veux boire quelque chose avant de sortir? - Oui! Bonne idée. D’accord... Je veux bien un Mar¬ tini, mais sans glaçon, pour ma voix. - Tu perds toujours la voix au moment où il ne faut pas? - Non. Ça ne m’est plus jamais arrivé après quelques séances chez un orthophoniste.

Le 10 mai 1990

La première fois que Nina avait perdu la voix, c’était le 10 mai 1990. Elle s’en souvient parce que cette date avait beaucoup compté pour les démocrates algériens. Nina couvrait pour la radio la marche organisée ce jour-là. Il pleuvait à torrents. Un ciré était nécessaire si elle ne voulait pas s’encombrer d’un parapluie. Accompagnée de Françoise, une journaliste française en vacances avec sa mère en Algérie, Nina avait fait les balcons puis les terrasses des immeubles, de la place du ler-Mai à celle des Martyrs. Quatre kilomètres environ, flanquée d’une consœur qui n’en ratait pas une à travers ses objectifs. Elles avaient couru ensemble, pris des rac¬ courcis, étaient remontées sur les terrasses pour mieux apprécier l’ampleur de la marche. Nina et Françoise étaient trempées mais peu leur importait, l’ambiance était tellement exaltante. Dans la foule, le directeur du futur Soir d’Algérie distribuait dans l’allégresse le numéro zéro de son quotidien, le premier-né des jour¬ naux indépendants. A 18 heures, Nina, exténuée, s’assit dans un café. Elle n’avait plus qu’une demi-heure pour rédiger son papier et le balancer à la radio.

La pluie n’a pas cessé de tomber. Rien ne pouvait pourtant arrêter l’imposante marche - et, pourquoi ne

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pas le dire? -, la fête des démocrates. Cinq cent mille personnes? Huit cent mille personnes? Nous n’avons pas cessé de nous poser cette question. Sur une terrasse de la place des Martyrs entièrement occupée par les flics, un inspecteur de police, intrigué puis amusé par notre comptabilité, s’est mis de la partie et nous a donné son chiffre : un million cinq cent mille, peut-être plus, mais en tout cas pas moins. « Nous avons nos techniques de comptage », nous a-t-il affirmé. «Armée, peuple pour la démocratie. » « Pas de pro¬ grès sans démocratie. » « L’islam appelle à l’union. » « L’ordre peut régner sans la démocratie, mais la démocratie ne peut régner sans ordre. » « La démocra¬ tie jugera ceux qui ont violé les sanctuaires des Mar¬ tyrs. » Des slogans parmi tant d’autres, repris en chœur sous les applaudissements effrénés des mar¬ cheurs. Les parapluies multicolores brandis pour vaincre le déluge auront à moitié abrité cette marée humaine. Jamais des manifestants ne se seront regroupés en si grand nombre, et pour ceux qui auraient envie de compter par eux-mêmes, nous dirons qu’au moment où la manifestation se dispersait difficilement sur la place des Martyrs noire de monde, la queue de celle-ci se trouvait encore au niveau du ministère de l’Economie, rue Hassiba-Ben-Bouali. Par carrés de dix mille environ, les marcheurs ont avancé dans l’ordre, décontractés, décidés à démontrer le bien-fondé d’un pareil acte. Un carré, puis un deuxième, et un troisième, et un énième... Incroyable mais vrai. Une partie de cette majorité silencieuse que nous supposons plus nombreuse a choisi cette date, pour rappeler qu’il fallait compter aussi avec elle, et qu’un espace, aussi vaste soit-il, s’occupe très facile¬ ment... Ceux qui tentent depuis des mois de saborder une démocratie à la fleur de l’âge en auront eu pour

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leurs frais et pour leur déception. A l’appel d’une mino¬ rité, l’Algérie a décidé de répondre en masse. Tant pis, diront certains, pour tous ceux qui ont choisi la retraite. La démocratie se fera et sera avec ou sans eux. Une cinquantaine d’adolescents, pour la plupart encadrés par des adultes, ont tenté à un moment de faire diversion en criant : «Armée et peuple avecAbassi Madani. » Leur voix n’a pas porté. Ils ont fini par se disperser, comprenant leur impuissance. Un acte, donc, passé inaperçu. Aucune intervention des services de sécurité, ni même des services de santé. Ils n’en ont pas eu besoin. Le service d’ordre, organisé par les mar¬ cheurs eux-mêmes, s’est très bien acquitté de sa tâche. Il n’y a pas eu de blessés. Il n’y a eu que des marcheurs joyeux et, parmi eux, des personnes âgées, entre 70 et 80 ans, venues prouver que la démocratie s’appréciait et se revendiquait à tout âge. Aujourd’hui, c’était la fête à Alger, où les habitants de l’intérieur du pays ont choisi de passer le début de leur week-end. Venus très nombreux de tous les coins du territoire, ils se sont joints à ceux de la capitale, les assurant ainsi de leur solidarité. C’est aussi dans l’allégresse et la joie que les marcheurs ont rebroussé chemin, lorsqu’ils ont compris qu’il n’y aurait pas de meeting à la place des Martyrs. Pourquoi pas de mee¬ ting? Eh bien, on nous a affirmé que la sono avait été sabotée. « Mais qu’importe, vous dira-t-on ici ou là, nous allons danser et chanter pour remplacer tout cela. » C’est vrai, puisque c’est au son de la derbouka, des youyous et des applaudissements que chacun est rentré aujourd’hui chez soi.

Ouf! L’envoi était terminé. Les dernières paroles ont été enregistrées avec une voix éraillée, à peine audible. Nina connaissait ce soir sa première extinction de voix.

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Elle dura quinze jours, malgré les interventions d’un ORL et d’une orthophoniste de l’hôpital Mustapha. - Vous avez des nodules, lui annonça son médecin. Nous verrons après le traitement s’il ne faut pas opérer. Mais les séances d’orthophonie firent des merveilles. Quinze jours après, son médecin, époustouflé, consta¬ tait la disparition des nodules. Nina retrouva la joie de vivre, de chanter. Quelque temps après, elle craignit de nouveaux ennuis et alla consulter le chef du service ORL de l’hôpital auprès de qui elle s’était fait recommander en cachette de son médecin traitant. Le professeur lui confirma que ses cordes vocales présentaient la particularité d’être entou¬ rées de muqueuses épaisses. Il proposait de l’opérer, mais l’assurait qu’elle pouvait parfaitement se passer d’une telle intervention. - Et si j’acceptais, quelles en seraient les consé¬ quences? - Vous auriez la voix plus fine. - Vous voulez dire banale, comme celle de la majo¬ rité des femmes? - C’est ça. Je vois que vous avez tout à fait conscience de la beauté de votre voix, rauque et voilée, et que vous ne voulez pas en changer. Est-ce que je me trompe? - C’est vrai, je l’aime bien. J’ai grandi avec elle. A 11 ans, elle était déjà voilée. C’est comme si on me pro¬ posait d’échanger mes yeux marron contre des yeux bleus ou verts. Ce ne serait plus moi. Le professeur éclata de rire. C’était la première fois que Nina voyait ce visage sérieux se détendre. Les extinctions s’espacèrent au fil des mois jusqu’à disparaître. Une rechute n’était pourtant jamais écar¬ tée, tant il est vrai qu’à chaque émotion excessive, Nina perdait la voix.

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- Tu en parles souvent de ce 10 mai 1990, dit sou¬ dain Samia comme pour la ramener sur terre. - Oui, et pour cause! Il précédait de quelques semaines les premières élections municipales plura¬ listes. Bon, on va dîner? Il faut aussi que j’appelle ma mère à Alger. - Tu ne vas pas les appeler tous les jours? Lâche-leur un peu le coude, à tes parents! - Non, je ne peux pas. En ce moment, c’est moi qui suis à l’abri. Je me sens coupable et ils me manquent. - Si ça peut te tranquilliser... Mais je trouve quand même ce début de rituel un peu malsain. - Pourquoi? Tu crois qu’ils n’ont pas envie de m’entendre? Mon absence les reposerait, c’est ça? - Ce n’est pas ce que je voulais dire. C’est à toi que je pense. Allez, Nina, souris un peu je t’en prie.

Apprentissages

Le repas est délicieux. Les aliments ont retrouvé toute leur saveur. Mais Nina reste noyée dans ses pen¬ sées. Tym a envoyé un nouveau colis, lui a dit Sara. - Te rends-tu compte? Cela fait quatre mois qu’il l’a expédié. - Lis-moi la carte qu’il y avait avec, s’il te plaît. Nina se laisse un moment bercer par les mots de son ami si cher, lus par sa sœur complice : - «... Mes rêves m’ont alors emporté vers l’errance et les pérégrinations. Je me voyais dans un grand lit aux draps blancs, gorgés de soleil, de lavande et d’amour, partageant avec toi les chocolats onctueux, du thé aux arômes de bergamote et des moments d’intense bon¬ heur. En attendant qu’à travers les pans de neige le soleil nous inonde de chaleur et que le printemps, tant attendu, arrive enfin... Tu me manques immensément, Nina. Je t’embrasse, mais cette fois, ne mange pas les chocolats toute seule. N’oublie pas Sara. Tym. » Ter¬ miné. On pense à toi, tu sais. Inutile de claquer ton fric à nous appeler tous les jours. Embrasse Samia de ma part, je te passe maman. - Bonjour, ma fille, je suis là. Je vais bien, et toi? - Tu me manques. Il faut que je dise à Tym de ne plus envoyer de colis. C’est trop dangereux. - Oui, tu as raison. Ils sont tous pourris à la poste. Maintenant que les terroristes vont jusque dans les mai-

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sons pour assassiner les gens, les facteurs deviennent aussi une chose dangereuse. Sara était là aujourd’hui pour le colis, mais s’il te plaît, arrête-moi ça et vite. - D’accord. Tu n’as besoin de rien, maman? - Non. Oublie-nous un peu et profite de ton séjour là-bas. Allez, au revoir ma fille... - Au revoir, maman...

A New York, chaque soir, Tym lui racontait une his¬ toire pour l’endormir. Il avait un gros bouquin dans lequel il puisait le parcours passionnant de telle ou telle épice à travers les âges. Nina savait tout sur l’origine du clou de girofle, de la fleur de safran... D’un ton plus grave, Tym revenait fréquemment sur un autre sujet : les raisons de son départ d’Algérie. Il ne supportait pas de vivre dans un milieu aussi malsain. Même ses parents qu’il chérissait tant n’avaient pas réussi à contrarier sa démarche. Les Algériens étaient tous cor¬ rompus. Ils vivaient dans un monde où Tym estimait ne plus avoir droit de cité. Nina n’admit que bien plus tard les violentes colères de Tym à l’encontre du pouvoir algérien, ces militaires arrivistes, qui s’enivraient à la santé d’un peuple qu’ils continuaient de saigner. Au tout début des années 80, Nina rejetait violem¬ ment ce discours qu’elle jugeait trop pessimiste. La politique n’était pas son truc. Elle suivait des cours de psycho, et travaillait parallèlement à la Pharmacie cen¬ trale, une entreprise publique de médicaments. Des journaux, elle ne lisait alors que les pages culturelles et le programme télé. Ce qui se complotait sur le dos du peuple algérien et dont Tym n’arrêtait pas de lui rebattre les oreilles, elle ne voulait tout simplement pas en entendre parler. A vingt ans, entre la fac et le boulot où elle occupait

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malgré son âge un poste de responsabilité, elle avait déjà fort à faire. Dans le service qu’elle dirigeait, il n’y avait que des hommes. Le plus jeune avait trente-sept ans. Avoir comme chef une gamine de dix-sept ans plus jeune constituait pour eux quelque chose de difficile à assumer. Mais les choses ne se passaient pas trop mal. Les employés s’accommodèrent de cette étudiante qui ne se montrait pas avare en remontrances, mais n’en appelait jamais à ses supérieurs, envers lesquels, en revanche, elle avait plutôt tendance à laisser aller son insolence. Nina se heurtait pourtant à un agent qui lui tapait sur les nerfs. Ahmed allait faire sa prière pendant les heures de bureau, puis revenait s’installer avec de curieux livres à la main. Il en lisait beaucoup, expli¬ quait aux autres leur contenu, et donnait sans cesse des leçons de conduite à ceux qui s’écartaient de la religion. Mais il ne travaillait pas, ou juste assez pour ne pas se faire remarquer. Nina observait le manège et ne disait rien. Le gars la détestait. Il n’admettait pas son autorité et jugeait scan¬ daleux de devoir se laisser commander par une femme, une môme par-dessus le marché! Nina évita longtemps un affrontement qui devenait inéluctable. De son côté, Ahmed se contentait de l’insulter dès qu’elle avait le dos tourné. Mais Nina l’attendait au tournant. Une tâche urgente se présenta un jour, qui requérait le concours de chacun. Nina demanda à tous les agents de s’y mettre aussitôt, ce qu’ils firent, sauf Ahmed, qui n’avait pas bougé, le nez plongé dans l’un de ses livres qu’il enfermait à chaque fois qu’il quittait le bureau. Il ne les rapportait jamais chez lui parce que la police y avait déjà perquisitionné. L’histoire se passe en 1978, époque à laquelle les intégristes se gardaient bien d’affi¬ cher publiquement leurs intentions.

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- Ahmed, c’est valable pour vous aussi. Je ne vous ai pas dispensé de ce travail! Ahmed l’envoya promener. - J’ai peut-être vingt ans, mais je suis votre respon¬ sable, que cela vous plaise ou non. Les ordres, ici, c’est moi qui les donne. Vous avez trente secondes pour rejoindre le reste du groupe, sinon vous prenez la porte. Nina tourne aussitôt les talons pour rejoindre son bureau, et lâche : - Ah ! et puisque nous y sommes, cher monsieur, la prière pendant les heures de travail, c’est terminé, et vos lectures aussi. Si vous n’êtes pas d’accord, je vous conseille d’aller bosser à la mosquée du coin. Ahmed s’était mis au travail sans piper mot. Il ne s’attendait pas à une telle autorité de la part d’une Nina qui n’avait jamais haussé le ton. - Un jour, je la tuerai, cette petite pute, avait-il juste confié plus tard à ses collègues. De saintes pensées pour un homme censé prêcher la bonne parole...

Tym se moquait de ces petits exploits dont Nina était fière et qu’elle s’empressait de lui raconter. Ses préoc¬ cupations étaient plus sérieuses. A son avis, et au même titre que la corruption, la paresse devenait en Algérie un autre aspect de la culture nationale. Boumediene avait faussé tous les repères avec sa politique de plein emploi. Plus de dix personnes étaient payées pour un même poste. Un seul travaillait, les neuf autres tour¬ naient en rond et trafiquaient. A la fin du mois, tous percevaient le même salaire. - Résultat, les gens ne savent plus ce que le mot tra¬ vail veut dire. Mais chacun trouve normal d’aller encaisser sa paie à la fin du mois. - Ce n’est pas tout à fait vrai, Tym. Dans mon ser¬ vice les gens travaillent.

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- C’est ça, dis-moi aussi qu’ils sont des modèles de vertu ! En vacances en Algérie, Tym ne ratait aucune occa¬ sion de faire une remarque désobligeante. - Regarde ce que coûtent les fruits, les légumes, la viande. C’est du vol caractérisé. Là-bas, chez nous... - Tu as de curieuses façons de t’exprimer. Tu parles comme quelqu’un qui a choisi son camp, son espace de vie, et qui n’a plus l’intention de rentrer au pays. - Mais non, tu sais bien que je finirai par rentrer. Mais c’est vrai, je ne supporte plus la mentalité des gens d’ici. - Jamais, Tym, je ne quitterai l’Algérie. Jamais je n’abandonnerai maman et Sara. - Tu préfères rester à Alger avec tous ces connards à qui tu ne peux pas éviter de dire bonjour dans la rue et en ma présence? Et toutes ces putes qui partent à l’étranger les mains vides et reviennent avec une tonne de valises pleines à craquer? Tu n’as pas lu le rapport qu’a fait Bedjaoui, l’ambassadeur d’Algérie en France, avant de rejoindre son poste auprès de l’ONU? Les pas¬ sages concernant tes compatriotes ne sont guère relui¬ sants, crois-moi. - Mais si les Algériennes sont des putes, qu’est-ce que tu fais avec moi? - Il ne s’agit pas de toi... Le machisme de Tym s’exacerbait dès qu’il revenait au pays. Il s’exprimait d’abord par une jalousie latente, puis de plus en plus envahissante, qui embarrassait Nina. A New York, c’était un autre homme. Elle ne comprenait pas ce changement d’attitude, et le suppor¬ tait difficilement. Et puis... Il l’emmerdait avec ses his¬ toires de corruption généralisée. Tym n’avait pourtant pas tort. Tel chef de service, c’est vrai, était rentré de mission du Japon avec une superbe décapotable rouge... Telle secrétaire, c’est vrai,

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offrait ses charmes dans l’ascenseur de l’entreprise pour vingt balles. Tout le monde la montrait du doigt, les hommes en particulier, même s’ils en profitaient tous. Tu parles ! D’autant que les bordels avaient été fermés par les autorités sous la pression des Affaires reli¬ gieuses. Nina, pour contredire son fiancé, niait la réalité. Son frère l’avait suffisamment traitée de putain pour qu’elle sache se défendre. Elle n’allait pas accepter que Tym la soupçonne et la traite de cette façon, comme elle ne voulait pas qu’il l’élève, elle, au rang de modèle.

Tym la harcelait de remarques incessantes, qui tra¬ hissaient une jalousie maladive. Possessif, il n’oubliait jamais rien et l’accablait de reproches. Une nuit, de New York, à trois heures du matin, il l’avait réveillée pour lui raconter son cauchemar. Il venait de rêver que Nina le trompait. Il s’était réveillé en sueur et avait sauté sur le téléphone sans tenir le moindre compte du décalage horaire. Peu lui importait que toute la maison dorme profondément. Il s’en fichait. Il lui fallait tout de suite être rassuré. - Tu sais ce qui t’arrive? Je crois que tu te sens cou¬ pable d’avoir envie d’autres femmes; alors tu projettes cette culpabilité dans tes rêves et, évidemment, tu m’attribues le mauvais rôle. Mais rassure-toi, ce n’est pas d’un curé dont j’ai besoin. Tu peux sortir avec qui tu veux, l’essentiel est que tu fasses le ménage avant que j’arrive. Ça te va comme ça? - Tu me dis ça pour pouvoir en faire autant, bien sûr, répondit Tym. Nina était excédée. Tym manifestait la même méfiance que ses frères lorsqu’ils racontaient à leur mère qu’elle se payait tous les hommes d’Alger. Décou¬ ragée, elle raccrocha.

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- Tu manges de bon appétit, on dirait. Ça fait plaisir à voir. Mais tu pourrais peut-être me raconter ce qui ne va pas. - Mais tout va bien, Samia. Je pensais juste à... Finalement, les hommes se ressemblent tous. Mes fran¬ gins et Tym, je viens de comprendre qu’ils se compor¬ taient de la même manière, toujours prêts à nous accuser de tout et de rien. Notre indépendance les dérange. Pourtant, je pense avoir réussi des choses, comme tout le monde : le conservatoire, le lycée, la fac, mon travail de journaliste. - Mais non, tu as bien plus. Tu es jolie, tu es célèbre, tu as les hommes à tes pieds, ta voix les fait tous cra¬ quer. Qu’est-ce que tu veux d’autre? - Tu oublies que je suis condamnée à mort. - Je voulais éviter de t’en parler ce soir, je voulais te changer les idées. - Te rappelles-tu ma rupture avec Tym? Je ne sais pas pourquoi j’y pense autant ce soir.

Nina se souvient de ces jours pénibles. Une nouvelle fois, ils s’étaient chamaillés au téléphone. Nina avait les nerfs en pelote. Elle n’en pouvait plus de s’entendre accuser, reprocher le moindre fait. Depuis des semaines, elle n’osait plus sortir dîner de peur qu’il n’appelle à ce moment-là, ne la trouve pas et lui fasse une scène le lendemain pour ensuite lui demander par¬ don. Elle méritait qu’on lui fasse confiance. Elle voulait qu’on l’aime en la laissant libre de ses mouvements. Tym l’avait coupée de tout, y compris de ses amis. Il était temps d’arrêter les frais. Après une discussion houleuse sur la destination des vacances de chacun, elle

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lui dit sa résolution d’en finir avec leur histoire. Puis elle raccrocha, et se promit de ne plus jamais le prendre au téléphone. Les appels s’égrenaient sans que Nina ne daigne y répondre. C’est alors que les télégrammes ont commencé à affluer. « Je t’aime, pardonne-moi. Pourquoi me raccro¬ ches-tu au nez? Parle-moi, sinon je vais mourir. » Elle en recevait du même genre jusqu’à trois par jour. Après une bonne semaine de silence, elle se décida à lui parler. Il fallait en finir avec ce harcèlement. - Écoute-moi bien, Tym, je ne t’épouserai pas. C’est fini. Tu peux te jeter sous une voiture ou du quaran¬ tième étage d’un immeuble, ça m’est égal. Tu m’as fait ce chantage pendant des années, à présent je reprends mon indépendance. - Tu ne parles pas sérieusement. Tu as pensé à mes parents? - Tes parents, c’est ton problème, moi, le mien est réglé avec maman.

- C’est étrange, Samia, j’aime toujours Tym. Nous avons repris de bons rapports, deux ou trois ans après. Je ne l’aime plus de la même façon, mais je ne peux pas me passer d’avoir de ses nouvelles. Nos rapports sont devenus plus harmonieux. Sur le plan politique, par rapport à moi, il était précoce. Maintenant que j’ai rat¬ trapé mon retard, je comprends mieux sa rage d’antan. Il avait raison sur toute la ligne. Dommage qu’il ait été aussi possessif, aussi méfiant... Aujourd’hui, nous aurions des enfants de douze, peut-être même quatorze ans... A présent, c’est trop tard, je me sens guérie de l’envie de me marier. - Oh, méfie-toi du hasard, plaisante Samia. Il paraît - tu te souviens? - qu’on peut même rencontrer l’être rare dans un ascenseur.

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- Je n’ai plus le courage de m’embringuer dans une nouvelle histoire. Mon problème, je crois, est ailleurs. J’ai toujours rompu avant le moment fatidique. Ce n’est pas gratuit. Il y a sans doute là un rapport avec mon histoire personnelle, avec mon enfance. Mais je ne me confierai pas à un analyste. Je préfère travailler à ma façon sur la mémoire. Quand tu sais que tu cours le risque de te faire tuer à tout moment, les moindres détails de ta vie reviennent à la surface. - C’est pour cette raison que tu es dans les vapes depuis ton arrivée... Viens, on va regarder un film à la télé et dormir. Rappelle-toi : extinction des feux à minuit. Nina n’avait pas fermé l’œil depuis presque trente-six heures. A bout de forces, elle s’endormit en quelques minutes.

Dans le bidonville

« Mais pourquoi ai-je tant parlé de Tym, hier avec Samia?» se demande Nina à son réveil. Une fois Samia partie travailler, Nina n’a pas envie de quitter son lit douillet, mais elle a faim. « Ah oui, je me souviens... Je disais que j’avais mis beaucoup de temps à lui donner raison au sujet de la corruption. » Depuis qu’elle a opté pour le métier de journaliste, Nina en a vu de toutes les couleurs. Elle n’a jamais rechigné à partir sur le terrain et adore le reportage. Bâtonner des dépêches à la rédaction n’est pas sa tasse de thé. Elle préfère bouger. Le son étant le meilleur témoignage de ce qui se passe à l’extérieur, elle s’est peu à peu spécialisée dans les longues enquêtes radio. Le Nagra, un genre de studio portatif qu’elle trimballe partout, a fini par lui abîmer le dos, mais le jeu en vaut la chandelle. Car ce qu’elle découvre la passionne. Enfin, Nina est en accord avec elle-même. La misère, l’injustice, les passe-droits, c’est désormais sur le terrain qu’elle les côtoie. En prenant son petit déjeuner, Nina revit cette enquête sur la dilapidation du patrimoine foncier qui avait fait scandale, et valut à un maire d’être limogé. Cela se passait au printemps 1990, quelques semaines avant les premières municipales pluralistes. C’est alors qu’un groupe de citoyens anonymes vint rendre visite à

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Nina à la radio. Ils la supplièrent de venir voir ce qui se passait chez eux et ce que faisait le maire, un ancien « confrère ». - Vous n’arrêtez pas de dénoncer les abus de l’admi¬ nistration, alors pourquoi ne pas traiter notre cas? Si vous acceptez, nous sommes prêts à assurer votre trans¬ port. Nina alla voir son directeur et lui exposa la situation. Celui-ci donna son accord. Nina rejoignit donc le groupe venu jusqu’à elle. Les gens qui le composaient étaient tous courageux et décidés. Ils constituaient le bureau de l’association AMEL (Espoir) de Bab Ezzouar. Quelques jours plus tard, le reportage, d’une lon¬ gueur de quarante-cinq minutes, était diffusé sur les ondes de la chaîne publique d’expression française, la chaîne III.

Les présidents d’APC (Assemblées populaires communales, ou mairies) s’apprêtent à quitter la scène politico-administrative, fin de mandat oblige. Si un bilan de leurs activités leur était demandé, qu’auraient-ils à répondre?Auront-ils été à la hauteur de la tâche? Pour notre part, nous nous attacherons à un aspect du problème: les réserves foncières. Com¬ ment les ont-ils gérées? Les réserves foncières d’une commune, il faut peut-être le rappeler, ce ne sont pas uniquement les terrains à bâtir, ces terrains que l’on distribue à droite et à gauche pour la construction de villas individuelles : ce sont tous les projets de déve¬ loppement de la commune, c’est-à-dire les centres culturels, les dispensaires, les écoles, les lycées, enfin tous les équipements collectifs. Il semble mal¬ heureusement que l’appellation réserves foncières n’ait été comprise par certains que dans son sens le plus

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étroit, voire le plus intéressant pour les uns et les autres : à savoir les lots de terrains. Le problème se repose encore aujourd'hui, à la fin des mandats. On s’aperçoit que certains présidents d’APC ont distribué en quelques mois à peine plus de lots de terrains qu’ils n’en ont jamais distribué durant tout leur mandat. Et quels lots! Quand l’APC ne dis¬ pose plus de terrains relevant de sa commune, elle s’attaque aux biens d’autrui: les terres agricoles. Aujourd’hui, on ne peut plus dire qu’il y a seulement empiétement sur le domaine national agricole. Il y a, aussi effarant que cela puisse paraître, dilapidation du patrimoine agricole. Je prends l’exemple d’une dizaine de communes de la Wilaya (préfecture) d’Alger: c’est comme si vous vendiez une voiture qui ne vous appartient pas, vous dira un responsable de la tutelle. Et encore, ces ter¬ rains n’ont pas été vendus, ils ont été souvent distri¬ bués, gracieusement nous dit-on, ce qui ne s’est jamais vu au monde. Distribués à qui, me direz-vous? Il y a certes des familles qui habitent des bidonvilles ; les cas sociaux ne manquent pas et le problème du logement est source d’un sérieux malaise dans notre société. Alors pourquoi l’accentuer dans certaines communes par une distribution anarchique et inéquitable? Les présidents d’APC vous parleront souvent de ten¬ sions sociales. Ils agissent sous la pression. Ils se sont surtout, pour la plupart, concertés pour nous opposer la même excuse : les cas sociaux, les habitants des bidonvilles, etc. On a reçu des instructions, nous dirontils, pour les recaser. De quelles instructions s’agit-il? La Wilaya dément, ou en tout cas rejette la procé¬ dure qui, selon elle, est illégale. Certains présidents d’APC n’ont, semble-t-il, pas le temps de se conformer à la loi, parce que le temps presse: ils se servent, servent les amis, et dans le tas quelques cas nécessi-

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teux - c'est l’expression qui revient le plus souvent pour faire croire à une opération des plus équitables. C’est du moins ce que nous diront les citoyens ren¬ contrés. Ils ne sont pas dupes, c’est clair. Ces mêmes citoyens, par exemple, se sont regroupés hier, à 8 heures, devant le siège de l’APC de Bab Ezzouar, pour réclamer justice. Les mêmes citoyens ont marché ensuite sur le siège de l’APC de Dar El Beida, situé à Bab Ezzouar : ils y ont retrouvé d’autres citoyens de la commune, cette fois, de Mohamedia, une APC où l’opé¬ ration de dilapidation des biens publics vient d’être entamée, a-t-on appris. Les présidents d’APC soutiennent mordicus qu’ils n’ont pas touché aux terres agricoles. Autant vous dire que c’est faux : nous nous sommes rendus sur place, et nous avons vu des terrains précédemment labourés envahis par le béton. Imaginez au milieu d’un champ, travaillé, les piliers d’une villa récemment posés. Ima¬ ginez une autre horreur: une partie d’un magnifique jardin d’acclimatation, un jardin qui fait, entre autres, la fierté du pays, saccagé, et des arbres centenaires sciés, dont des eucalyptus, à Haouch El Djouhmouria. Pour toutes ces raisons, et d’autres encore, le gouver¬ nement a décidé d’annuler l’ensemble des actes d’attri¬ bution de ces terrains. Mais, pour plus de précisions, nous vous proposons une enquête que nous avons vou¬ lue la plus complète possible. Écoutons pour commen¬ cer le président de l’APC de Bab Ezzouar, une commune choisie pour notre enquête: un cas typique de dilapidation parmi tant d’autres.

L’investigation a été difficile, douloureuse mais pas¬ sionnante. Nina a rencontré toute sorte de gens, écouté les discours les plus contradictoires, interrogé sans relâche les intéressés.

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- Vous voyez cet immeuble? lui demande un vieux paysan en le lui indiquant du doigt. A cet endroit même, on cueillait des têtes de salades qui pesaient jusqu’à un kilo. Maintenant, il y a du béton à la place, et les gens comme nous crèvent de faim. Même la France ne nous avait pas fait ça, continue le vieil homme. Mais Nina a vu pire ces derniers jours. Les immeubles en question cachent en réalité au regard des « intrus » l’existence d’un immense bidonville. Pour y pénétrer, sous la conduite des responsables de l’associa¬ tion, elle a dû enjamber des égouts à ciel ouvert. Des rats énormes s’y baladent tranquillement. Nina se sent coupable de vivre dans un appartement alors que d’autres, ils sont des milliers, s’entassent dans cet espace effrayant, dégoûtant, grouillant d’enfants qui courent pieds nus, indifférents aux maladies et aux dangers qui les guettent. Ils ne connaissent pas d’autre monde et ne quittent cet endroit sordide que pour aller à l’école, située à une centaine de mètres de là, mais déjà dans un autre monde. Nina ne peut pas pleurer, la colère l’étouffe, le déses¬ poir aussi. Elle se sait impuissante devant une telle injustice. Chacun à son tour, les habitants la supplient de pénétrer à l’intérieur de leur taudis. Une famille habite une espèce d’écurie où la paille tient lieu de lite¬ rie, et où les rats dévorent tout. - Vous êtes là depuis combien de temps? - Vingt ans, ma fille, et on attend toujours d’être relogés. - Aucun agent appartenant aux autorités n’est donc venu vous voir? - Non, jamais. Vous plaisantez, vous imaginez le Wali (préfet) se risquer dans ce monde de parias? Vous êtes la première qu’ils envoient. Comment expliquer à ces pauvres gens qu’elle est journaliste et ne représente pas l’administration?

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- Et vous, depuis quand êtes-vous là? - Depuis trente ans. Je suis née ici, me suis mariée ici, et mes enfants, je les ai mis au monde ici. Regardez le toit, les murs humides... Je ne suis pas indépendante. Nos parents ont fait la guerre pour rien. Je n’accroche¬ rai le drapeau algérien que lorsque nous serons tous sor¬ tis de ce trou. Regardez comment nous vivons, pire que des chiens. - Et moi, lance une autre, venez voir la chambre que nous partageons à douze, s’il vous plaît. Dites-leur que c’est inhumain. Ils font des promesses à nos représen¬ tants et puis c’est le silence. - Ils ont attribué des terrains à certains d’entre nous, mais surtout à leurs amis. Quatre-vingts mètres carrés, voilà ce qu’ils nous ont donné. Mais sans aucun acte de propriété, et encore moins les moyens de construire une maison. Ils nous ont juste dit de nous débrouiller. Ils sont malins, ils savent bien que nous sommes trop pauvres... - Et au lieu de nous aider, ils refusent de nous rece¬ voir et appellent la police dès qu’on essaie de se regrou¬ per, ajoute quelqu’un d’autre. Dans cet immense bidonville, tout le monde se connaît. Les femmes ne se couvrent pas la tête en pré¬ sence des hommes. Tous ont un combat commun à mener. Et tous en ont ras le bol.

- Vous êtes donc journaliste? Eh bien, dites à ce salaud de maire qu’on va mettre le feu à sa maison. Il a logé les gens qui sont venus d’ailleurs parce que c’est des copains à lui et nous, rien. Vous vous rendez compte? Ils nous ont donné un terrain à côté du cime¬ tière d’El Alia, et maintenant ils nous ordonnent d’arrê¬ ter la construction. Eh bien, qu’ils s’approchent, et vous verrez. J’ai un fusil, celui de mon père, je sens que je vais bientôt m’en servir...

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- Mais dis-moi, toi, tu es allé à la fac, non? - Deux ans. J’ai commencé des études de chimie mais j’ai arrêté. Ce n’est pas possible de travailler à la lueur des bougies. Et puis, quel intérêt? En ce moment, ils veulent que j’aille au service. Ils m’ont envoyé une convocation. Ils peuvent toujours attendre. - Pourquoi n’avez-vous pas déposé plainte auprès des autorités ? - Auprès des autorités? Quelles autorités? Vous en connaissez, vous? Le maire a soudoyé tout le monde, du commandant de groupement de la gendarmerie jusqu’au procureur de la région. Ils ont tous trempé dedans. Ils ont tous eu leur part de terrain, et pas n’importe où. Pourquoi voudriez-vous qu’ils nous sou¬ tiennent? Le maire s’est assuré tous les appuis. Il n’y a rien à faire. On attend. - Vous attendez quoi? - Je ne sais pas, mais je sens que ça va mal finir. On ne se laissera pas faire. Tout le monde ici est d’accord. Nina quitte le bidonville et retourne à la mairie où on a déjà refusé de la recevoir. Cette fois, elle menace le conseiller qui lui demande aussitôt de se calmer. - Le maire est en réunion. Il ne va pas tarder. Nina attend. Les heures passent. Elle est décidée à ne pas bouger de là, à y passer la nuit s’il le faut. Finale¬ ment, on l’introduit chez le président de l’APC en ques¬ tion. Il a le regard noir, chargé de haine, de méfiance et de suffisance. - On m’a dit que vous fourriez votre nez partout depuis quelques jours? Je ne sais pas ce qu’on vous a raconté, mais c’est faux! Tout le monde a eu sa part de terrain. Tout le monde a été régularisé, même les indusoccupants des EAC (Exploitations agricoles collec¬ tives), mais personne n’est content. Vous leur donnez le doigt, ils demandent le bras. - Mais ils n’ont pas le moindre argent pour construire. Est-ce que l’État ne peut pas les aider?

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- Vous n’avez qu’à vous adresser plus haut. Moi, j’ai fait mon travail. Il est furieux. Nina n’en tirera rien si elle continue ainsi. Si elle veut son interview, il lui faut adopter une autre stratégie. - Il faut que je m’explique. Je ne suis pas venue en ennemie. Votre entourage vous a mal renseigné sur mon reportage. J’ai appris que vous étiez un ancien confrère. La solidarité entre journalistes ne peut pas vous laisser indifférent, et vous pouvez m’aider. Voulez-vous que nous démolissions ensemble les arguments avancés par vos accusateurs? - Je vous fais confiance, dit-il rassuré. Excusez-moi, je me suis trompé sur votre compte. Bon, quelles ques¬ tions voulez-vous me poser? Je suis à l’aise, vous savez. Personne dans la région n’a aussi bien travaillé que moi. - Il ne faut surtout pas que cela apparaisse comme un entretien complaisant. Vous m’êtes très sympa¬ thique. Je veux vous aider. Je n’accepte pas que quelqu’un de ma corporation, surtout quand il est hon¬ nête comme vous, soit traîné dans la boue. - Je suis heureux de vous entendre parler ainsi. Redouane, va nous chercher du thé, s’il te plaît, et qu’on ne nous dérange pas. Je ne suis là pour personne! Nina a du mal à contenir son plaisir. Le piège a fonc¬ tionné. Elle enregistre une heure et demie d’interview où le pauvre se contredit à n’en plus finir. Nina a commencé par lui poser des questions naïves, avant d’accélérer la cadence. Il n’y a vu que du feu. Sûre d’elle, elle lui fait même réécouter la bande. Le maire est heureux de s’entendre parler avec une telle assu¬ rance. Il va lui montrer, à ce groupe de voyous, de quoi il est capable! Nina remercie, s’assure qu’elle peut revenir si un ren¬ seignement lui manque - mais elle sait déjà qu’il ne lui manque rien. Les gars de l’association seront contents.

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Nina ne va pas les lâcher. Ils sont tous issus de la même crasse. Sa mère aussi a sué dans la dignité. Alors, ils peuvent compter sur elle. Comment pouvait-on vivre dans des conditions aussi monstrueuses? Les dirigeants ignoraient tout de la réa¬ lité de la société qu’ils régentaient. Ils s’en fichaient, les salauds. Ils préféraient ne pas savoir. C’était mal la connaître. Nina allait alerter l’opinion publique, natio¬ nale et internationale puisque la radio pour laquelle elle travaillait était captée hors des frontières. Le lendemain, elle se rend à la préfecture, accompa¬ gnée de sa chef de rubrique. En empruntant toutes les deux la porte officielle, elles tombent comme par hasard sur le maire de Bab Ezzouar, le fameux « confrère ». - Mais... Que faites-vous là?, demande-t-il d’un ton méfiant. - Nous sommes venues régler un cas social. - Ah bon... Passez donc quand vous voulez à Bab Ezzouar. Si vous voulez un lot de terrain, il n’y a aucun problème. C’est mon droit de maire. Au fait, le repor¬ tage? Il sera diffusé quand? - Dès que j’aurai fini le montage. - Alors au revoir, à bientôt! Nina laisse s’éloigner son interlocuteur. - Au revoir, salaud, voleur, petite frappe. Te rends-tu compte qu’il a voulu nous acheter, ce pourri? Il n’a pas la conscience tranquille. A mon avis, il se doute de quelque chose. Je te promets qu’il va entendre parler de moi et autrement, crois-moi.

Le reportage fait l’effet d’une bombe. Les journaux le reprennent et le commentent. Les gens dans la rue

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font de même. Nina est heureuse de ce succès. Elle apprendra vite que le maire a été limogé. Quelques jours plus tard, les habitants du bidonville viennent la voir avec un gros fromage et de la galette faite maison pour fêter la victoire. - Quelle victoire? leur dit Nina. - C’est un premier pas vers la victoire. Maintenant tout le monde connaît l’enfer dans lequel nous vivons. Et puis nous avons fait sauter le maire, vous vous ren¬ dez compte? Nina participe à leur joie. Mais elle sait bien que ces gens font partie d’un monde marginalisé et qu’ils ne sont pas près d’en sortir. Leur combativité est pourtant un profond motif de satisfaction.

Le 4 juin 1991

Nina regarde s’éloigner ce groupe de jeunes gens, le visage illuminé par l’espoir d’une vie meilleure. Elle ne se fait aucune illusion. Les promesses de l’administra¬ tion pour calmer les esprits ne sont que du vent. Mais que leur dire en ces heures qui ouvrent la voie en Algé¬ rie à la libre expression, à la libre association, au droit de grève...? Les esprits s’échauffaient, et pour cause! La nouvelle Constitution avait été proclamée l’année d’avant et, durant les premiers mois de 1990, on se retrouvait, c’était prévisible, face à deux types de comportements bien distincts. Il y avait ceux qui, frustrés, mais animés de l’espoir de voir enfin la vérité triompher, attendaient un renouveau. Ceux-là exprimaient parfois haut et fort leurs besoins, mais ils avaient encore trop tendance à le faire timidement, marqués par la violente répression d’octobre 1988 et celle qui l’avait précédée, au début du règne de Chadli Bendjedid. Il y avait aussi ceux qui ne manquaient de rien et qui revendiquaient autre chose - entre autres, le pouvoir, au nom de la volonté populaire. L’arrivisme est un tra¬ vers universel, mais il était peut-être davantage percep¬ tible en Algérie à ce moment-là, ce jeune pays en plein apprentissage de la démocratie. Désormais, chacun pouvait affirmer en toute sub¬ jectivité qu’il était plus honnête et plus propre que son

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voisin. Les communes et leurs représentants du FLN posaient des problèmes depuis trente ans, et les citoyens, puisqu’on leur avait rendu en apparence le droit à la parole, n’en voulaient plus. Les grèves fleuris¬ saient ici et là. Des grèves de la faim, d’habitude stade ultime des revendications, étaient au contraire adoptées tout de suite, comme première manifestation de colère. Dely Brahim, Staoueli, Tipaza... Presque partout, mate¬ las et couvertures étaient transportés soit au siège des mairies contestées, soit dans les locaux du FLN, qui étaient réquisitionnés par les plus déshérités de la popu¬ lation, sans la permission de quiconque, et personne n’avait intérêt à tenter de les en déloger. On redécou¬ vrait le plaisir de la contestation. La Constitution de février 1989 ayant consacré ce droit, on s’y adonnait à tous les échelons, y compris au sein des entreprises publiques où les travailleurs se mirent subitement à exi¬ ger le départ du directeur général, jugé « mauvais ges¬ tionnaire ». Le rejet du FLN, l’ex-parti unique, était quasi total. La majorité des Algériens ne voulait plus en entendre parler. Il avait régné sans partage et saigné le pays depuis l’Indépendance. Les premières municipales plu¬ ralistes du 12 juin 1990 allaient confirmer la sanction. Le FIS raflerait presque tous les sièges, c’était à craindre. Cet espoir de changement, de rupture avec le pouvoir corrompu, les islamistes l’avaient entretenu à outrance. A chaque localité ou région, ils servaient un discours approprié. La désillusion fut donc énorme quelques mois après, puisque les nouveaux élus, intégristes, se comportaient de la même façon que leurs prédécesseurs. Pourtant, les instances exécutives de ces mairies ne furent dissoutes que deux années après, pour avoir failli à la règle, avait-on expliqué, qui veut que soient en priorité repré¬ sentés l’État et le citoyen. Les assemblées communales

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gagnées par le FIS avaient totalement fait abstraction de ces deux principes fondamentaux, pour se consacrer à la promotion exclusive de leur parti. Pour mieux expliquer la gravité de la situation, on avait même cité l’exemple d’un maire dans la Wilaya de Jijel, à l’est du pays, qui s’était payé le luxe d’acheter des armes avec le budget de la commune. Parmi les ligues islamiques qui avaient également été dissoutes en 1992, celle exerçant dans la fonction publique, agréée en 1990, avait reçu pour mission d’infiltrer les administrations aussi bien locales que cen¬ trales. Ces dernières demeurent d’ailleurs à ce jour gan¬ grenées par les intégristes en dépit d’un premier effort d’assainissement.

Tout en faisant la vaisselle du petit déjeuner, Nina repense à cette notion de neutralité de l’administration publique. A-t-elle jamais été au service du citoyen? La tentation est grande de répondre « non ». Elle se souvient de ce maire FLN qui, à la veille des nouvelles municipales, avait alerté les électeurs de la commune du danger que présentaient ses concurrents, leur conseillant vivement de le réélire. Durant son man¬ dat, il s’était grassement servi, ainsi que sa famille; mais s’il était de nouveau élu, il s’engageait, puisqu’il avait déjà assuré l’avenir des siens, à travailler, cette fois, en direction de la communauté. - Si vous votez pour quelqu’un d’autre, il fera la même chose que moi et vous aurez perdu encore une fois l’occasion de vous faire écouter, avait-il averti. Les habitants de la région, gagnés par l’argu¬ mentation, ont voté pour lui. Il aurait, dit-on, tenu ses engagements, ce qui en réalité restait à vérifier...

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Nina termine d’essuyer les tasses et retourne s’asseoir. Elle va enfin pouvoir lire le journal. La situa¬ tion en Algérie est telle qu’on ne peut pas ne pas en par¬ ler. Frustrée, elle le repose. Le papier qu’elle vient de lire, comme celui de la veille, ne lui apporte rien de nouveau. Le journaliste a quelques longueurs de retard et s’est contenté de faire du remplissage, avec des infor¬ mations déjà dépassées. Elle va tout à l’heure appeler Alger pour en savoir plus. En attendant, elle replonge sans effort dans les souvenirs de cette campagne sans précédent dont a bénéficié le FIS avant les élections communales. Mais au fait, avait-il fait mieux que ses prédéces¬ seurs? Non, il avait fait pire, arguant du fait que la situation héritée était des plus catastrophiques. Les citoyens protestataires qui avaient voté pour lui, parce qu’ils étaient décidés à en découdre dans leur grande majorité avec les gestionnaires du FLN, se sont heurtés au même silence. Quelques visites en kamis et barbes au nombril dans les bidonvilles, quelques bénédictions distribuées aux abords d’égouts à ciel ouvert, et puis plus rien. Les élus ne rencontraient plus leurs adminis¬ trés qu’à la mosquée du coin. La mairie avait été réduite à une simple annexe des lieux de prières. On y expliquait que la gestion des communes avait été ren¬ due complexe, voire impossible, par le pouvoir impie en place, qui n’aurait cédé les mairies au « parti de Dieu » que pour le piéger, et donc pour mieux le discréditer auprès des « croyants ». Le maire-imam et sa suite gardaient tout de même la porte ouverte aux espoirs les plus fous. Tous les rêves avaient des chances de se concrétiser, mais à une seule condition, expliquait-on. Il fallait d’abord atteindre le sommet. Seul un État islamique pouvait résoudre tous les problèmes. Il fallait donc patienter et travailler à l’avènement du califat.

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Nina sourit. Les islamistes ne perdaient pas le nord. Ils n’échappaient pas à l’avidité et à la corruption, éri¬ gées depuis longtemps déjà en véritable culture. Ils cédèrent à la tentation de se servir allègrement. Ils arro¬ sèrent également leurs proches et leurs amis, mais aussi les plus virulents de leurs militants. Ceux-là mêmes qui, déguisés en bons musulmans made in Kaboul ou Téhé¬ ran, continuaient à s’adonner le plus tranquillement du monde au braquage et au racket « pour la bonne cause », sous l’œil indifférent, pour ne pas dire complai¬ sant, de l’État.

Le parti d’Abassi Madani et Ali Benhadj abritait, il faut le dire, tous les escrocs partis en quête d’une nou¬ velle virginité. L’absolution était d’ailleurs immédiate¬ ment donnée à tous ceux, parmi les anciens taulards, qui rejoignaient le FIS, même si leur repentir n’était qu’apparence. Pour eux, le chantage était permanent : l’État islamique d’abord, le reste ensuite. Tous les accords étaient conclus sur cette seule base et dans cette seule perspective. Et comme, dans pareil cas, une promesse n’est jamais faite sans arrière-pensée, le bud¬ get qui était à l’origine destiné à satisfaire les attentes des électeurs contestataires changeait aussitôt de camp. « Le parti de tous les Algériens », comme ils aiment à s’appeler, en a évidemment hérité, de même qu’il s’est emparé des véhicules, des locaux, appartements et autres terrains. Tout ce qui relevait des attributions de la mairie fut mis sans réserve au service du parti majo¬ ritaire aux communales « pour le bien de tous », bien sûr. Les événements violents qui avaient succédé à la naissance des mairies pro-FIS ont tous été programmés au sein de celles-ci : les marches, les meetings, les agres¬ sions... Les mairies ont servi de relais, de base logis-

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tique, au parti au nom duquel elles s’étaient trans¬ formées en Baladia Islamia, en mairies islamiques. La grève illimitée, déclenchée en juin 1991 par le FIS, fut soutenue matériellement par les élus locaux qui, une fois les portes de leurs sièges fermées au nez des citoyens, ne pouvaient plus être joints qu’à la mos¬ quée du quartier où on aiguisait déjà haches et cou¬ teaux, où on appelait à l’insurrection, où on abritait « Afghans » et autres mercenaires, séquestrait des poli¬ ciers et discutait du sort que l’on réservait à ceux qui oseraient s’opposer à l’instauration de l’« État théocratique ».

Les mairies et les mosquées ne furent pas, hélas, les seuls espaces cédés aux islamistes. Les écoles, collèges, lycées, universités, profondément gangrenés, avaient, dans un judicieux partage des tâches, pris en charge enfants et adolescents. Un rapide coup d’œil sur le pro¬ fil des leaders du FIS nous renseignait utilement : ils étaient en grande majorité issus du secteur de l’ensei¬ gnement. Les travaux de recrutement et d’endoctrine¬ ment s’y déroulaient avec un tel sérieux, le terrain y était tellement fécond, qu’Ali Benhadj, le numéro deux du FIS, n’avait pu s’empêcher de déclarer un jour : « Si nous perdons les mosquées, il nous restera les écoles. » Ainsi, ces lieux sacrés, censés dispenser le savoir uni¬ versel, orienter et ouvrir l’esprit sur le monde extérieur, n’avaient-ils plus qu’un seul objectif : former les futurs soldats schizophrènes de la « Oumma », assemblée de croyants au sens large. L’élève ne se posait plus de questions. Toutes les réponses lui étaient fournies à l’avance. L’État islamique ne devait-il pas lui procurer savoir, richesse et prospérité? Pour mériter ce paradis, il fallait avant tout résister à toute tentative d’explica¬ tion « mécréante », et donc rejeter toute approche exté-

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rieure à ce qui était dispensé à l’élève par l’enseignant intégriste, lui-même aux ordres d’un « Émir » analpha¬ bète. Comme au sein des mosquées, des mairies et autres administrations à l’exemple des Postes, un vent de folie s’était emparé du secteur éducatif sans que les pouvoirs publics, moitié consentants, moitié inquiets, ne se soient aventurés à y mettre un terme. Là, en tout cas, rési¬ daient les foyers de l’insurrection. L’occupation des places publiques et des rues princi¬ pales, qui durait depuis presque dix jours, avait fini par pousser à bout la patience des militaires. Dans la nuit du 4 juin, ils décidèrent de passer à l’offensive. Le matin de ce même jour, Nina, qui traverse les rues pour se rendre à son journal, ne reconnaît plus les lieux. Sur la place du ler-Mai, les tentes dressées par les militants du FIS ont disparu. L’endroit est jonché d’ordures : des restes de nourriture, du papier journal, des cartons vides... Un silence, lourd de menaces, règne. En arrivant rue Hassiba-Ben-Bouali, sur laquelle donnent les locaux de son quotidien, elle constate la pré¬ sence de véhicules bleus de la police anti-émeutes. Les insurgés se sont repliés sur Belcourt, le fief islamiste, où se dresse la mosquée « Kaboul », célèbre pour la vio¬ lence des prêches qui s’y prononcent et celle de ses occupants, qui y pratiquent la torture au vu et au su de tous. Ils y interdisaient jusqu’alors l’accès aux « étran¬ gers ». Des fenêtres du journal, Nina et ses collègues regardent le dispositif se mettre en place. La journée promet d’être chaude. Ils seront aux premières loges. - A deux heures, les militaires prendront la relève, indique un membre de la police. Personne ne dit rien. Tout le monde attend la suite des événements, les journalistes avec davantage de

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fébrilité que les autres. Ce sont des gendarmes qui arrivent, armés jusqu’aux dents. Les émeutiers sont à quelques dizaines de mètres, tous jeunes, guidés par quelques barbus. Les chefs de groupes observeront les affrontements de loin.

Gaz lacrymogènes, cocktails Molotov, le face-à-face dura tout l’après-midi, jusqu’à la tombée de la nuit. Nina et ses collègues se retrouvèrent coincés dans leur locaux par les émeutiers qui occupaient la cour de la Maison de la presse et le toit du journal. Personne ne pouvait sortir. Ils étaient faits comme des rats. On avait tenté tant bien que mal de boucher les ouvertures des fenêtres pour échapper aux gaz. Rien à faire. Tout le monde toussait, étouffait, pleurait, et il ne fallait sur¬ tout pas se laver la figure : le contact de l’eau aug¬ mentait l’effet des lacrymogènes. Du vinaigre et du coton, voilà ce qui pouvait apaiser les brûlures aux yeux. Mais il n’y en avait pas pour tout le monde. Nina sentit venir une crise d’asthme. A 19 heures 30, la situation est intenable. On parle¬ menta avec les émeutiers qui menacent de fracasser la porte d’entrée. Ils se sentent flattés et leur accordent la permission de sortir, à condition que tout le monde passe à la fouille. Avant de la laisser monter dans l’une des voitures stationnées dans la cour, un jeune homme lance à Nina : - Tu vois, nous aussi, on a notre Intifadha. Si vous tombez sur nos frères qui quadrillent le quartier, ditesleur que c’est nous qui vous avons autorisés à rentrer chez vous. Allez, foutez le camp, on va leur montrer, à ces militaires, ce qu’on sait faire!

Ce jeudi-là, Nina ne fait pas son émission heb¬ domadaire. La situation est trop dangereuse et le pays

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en état de siège. La direction lui conseille, pour ne pas dire plus, d’attendre la suite des événements pour voir si le ministère de la Défense ne va pas mettre un terme à Show débat. L’autorisation de continuer sera finale¬ ment accordée à la direction de la chaîne. On conseil¬ lera pourtant à l’animatrice de modérer ses propos et de communiquer les noms des invités au lieutenant de ser¬ vice, installé à la radio avec une équipe, pour contrôler les va-et-vient du personnel et des visiteurs, ainsi que les programmes.

Manu militari

Mais que s’est-il donc passé? Quels événements nous ont conduits à l’état de siège?

Le 4 juin 1991, Mouloud Hamrouche est démis de son poste de Premier ministre. Le président Chadli accepte de faire passer, aux yeux du public, ce renvoi pour une démission, après une intervention expresse de Abdelhamid Mehri. L’efficacité redoutable du secré¬ taire général du FLN, cet ami et étroit collaborateur qui, de surcroît, est apparenté au président de la Répu¬ blique de l’époque, permet au chef du gouvernement une sortie moins humiliante que celle qui lui était pro¬ mise. Cela pour la petite histoire, et pour ceux qui sou¬ tiennent encore que Hamrouche, hostile à l’état de siège et au « bain de sang », avait préféré claquer la porte. En réalité, préoccupé par son propre sort, il n’avait même pas pris le peine d’alerter son ministre de l’Inté¬ rieur, qui continuait à claironner, le torse bien bombé, que la situation était gérable, qu’elle était même maîtri¬ sée et que tout, donc, était soigneusement mené. Pendant que l’on diffusait sur la chaîne I, la chaîne arabophone, sa conférence de presse, l’armée prenait position dans les rues, démontrant par sa présence que tout restait au contraire à faire, et que la situation était

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très grave. Ainsi, ces militaires que Hamrouche n’aimait pas le lui rendaient bien. Ce n’était pas lui qui avait refusé de gouverner à l’ombre des chars, c’étaient les chars qui n’avaient pas voulu de lui. Les militaires, qui n’ont dans les faits jamais cessé de gouverner le pays, connaissaient la nature des relations qu’entretenaient Hamrouche et ses proches avec la mouvance islamiste, et notamment avec le FIS. De son côté, le Premier ministre n’ignorait pas que l’armée était au fait de ses combines. Cela le contrariait telle¬ ment qu’il n’avait pu s’empêcher d’en faire état, lors d’un entretien gardé secret avec le président français, François Mitterrand, et son Premier ministre d’alors, Michel Rocard. A l’époque, il n’espérait plus rien du FLN, qui reje¬ tait ses réformes. Il jouait donc déjà une autre carte, celle du FIS. Au cours de la discussion avec Mitter¬ rand, il déclara que la mouvance islamique ne posait pas de problèmes et que les vrais empêcheurs de tour¬ ner en rond étaient le FLN, qui s’opposait aux réformes, et l’armée, qui faisait de la politique. En veine de confidences, il étala ses objectifs : casser le FLN et renvoyer l’armée dans ses casernes. Il avoua clairement que ses partenaires seraient les fonda¬ mentalistes et ajouta même que c’est avec cette mou¬ vance qu’il mettrait sur pied les principales réformes, étant donné son penchant pour le libéralisme écono¬ mique. Ghazi Hidouci ne tardera d’ailleurs pas à lui faire écho puisque, lors d’un voyage en France, quel¬ ques semaines après sa nomination à la tête du minis¬ tère de l’Économie, il tiendra une réunion avec le patro¬ nat français à qui il confiera que le FLN était archaïque, opposé aux réformes, alors que la mouvance islamique, et le FIS en particulier, étaient les alliés du libéralisme. - Ils sont même plus libéraux que nous, aurait-il

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ajouté en riant pour mieux les convaincre et détendre l’atmosphère. Tout cela soulignait une stratégie très claire quant à l’alliance Hamrouche/FIS. Elle n’était pas nouvelle. Quelques semaines après sa nomination à la tête du gouvernement, Hamrouche accordait une interview à l’hebdomadaire français L’Express. A la question de savoir pourquoi on ne combattait pas ou ne retirait pas son agrément au FIS qui ne respectait pas la loi, alors même que celle-ci lui permettait une existence légale, le Premier ministre avait répondu sans hésitation qu’on ne combattait pas un parti qui a quatre millions d’adhé¬ rents. Il l’avait crédité de ce chiffre, ce n’était pas innocent. Prenant l’agrément à son compte, il avait éga¬ lement déclaré avoir reconnu le FIS parce qu’il consti¬ tuait, selon lui, une force réelle qu’on ne pouvait inter¬ dire ou négliger. Il rendait ainsi publique son intention de collaborer, de faire de ce parti un partenaire, dont il comptait bien, par ailleurs, se servir pour faire la guerre à tous ceux qui s’opposaient aux réformes - et donc à lui. Pour faire passer celles-ci, il fallait casser le FLN, ce qui signifiait laisser émerger une force susceptible de le détruire. Seulement voilà, Hamrouche et ses fidèles furent très vite débordés, de la même façon qu’ils l’avaient été en octobre 1988. En quelques mois, la mouvance islamique, nourrie au sein du Premier ministre, s’était transformée en un monstre prêt à tout engloutir. Hamrouche ne reviendra dans les bras du FLN qu’au lendemain des élections municipales de juin 1990, date à laquelle il avait d’ailleurs donné sa démis¬ sion, reconnaissant ainsi son erreur. Le président rejeta celle-ci et le maintint à son poste. C’est alors, mais alors seulement, qu’il élabora une nouvelle stratégie destinée à contrer ses précédents alliés. Mais il était déjà trop tard.

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Les événements d’octobre 1988 sont encore dans toutes les mémoires. Durant cette explosion populaire, fomentée par le président en personne et ses proches conseillers, les islamistes avaient réussi à récupérer à leur profit le mécontentement de la rue et avaient orga¬ nisé un grand rassemblement. Hamrouche était alors secrétaire général de la présidence de la République. C’était un vendredi à midi, jour sacré, à l’issue de la prière du D’Hor, sur la place du ler-Mai. Les manifes¬ tants devaient marcher en direction du siège de la pré¬ sidence, à El Mouradia. Ils furent stoppés par les ser¬ vices de sécurité qui engagèrent des négociations. Ce vendredi-là consacra l’émergence des leaders du FIS sur la scène politique. Chadli reçut en effet Ali Benhadj et Abassi Madani, accompagnés de leur maître à penser, le cheikh Sahnoun. Il leur demanda de calmer leurs troupes. En contrepartie, les autres exigèrent la reconnaissance de leur mouvement, ce qui fut obtenu.

Après le discours de Chadli Bendjedid à la nation, le 10 octobre 1990, qui ouvrait la voie à la démocratie, à la liberté d’expression, et annonçait les grandes lignes d’une nouvelle politique, on décida à la présidence de mettre en chantier les textes de la nouvelle Constitu¬ tion. Mouloud Hamrouche, entouré d’une équipe à laquelle s’était joint Mohamed Bedjaoui, l’ancien ambassadeur algérien à l’ONU et futur président de la Cour internationale de justice, fut chargé de la rédac¬ tion définitive de la nouvelle Constitution. Le texte fut suivi du projet de loi sur le multi¬ partisme, de celui sur l’information, puis de celui sur les élections. Rien ne filtrait des murs de la présidence de la République, où Mouloud Hamrouche supervisait

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tout jusqu’au moindre détail. On sait néanmoins que lorsque les textes consacrant le multipartisme furent abordés, deux écoles s’affrontaient. Les uns s’oppo¬ saient à l’existence légale des partis d’essence reli¬ gieuse, les autres y étaient favorables, arguant du fait que les fondamentalistes constituaient une réalité incontournable. Il valait mieux les reconnaître, affir¬ maient-ils, Hamrouche en tête, pour éviter qu’ils ne bas¬ culent dans la clandestinité. L’Algérie ferait ainsi, disait-on, l’économie d’un mou¬ vement terroriste clandestin et insurrectionnel, qu’elle n’avait pas les moyens de combattre... Après des débats houleux, notamment autour du fameux article 3 de la loi sur les partis, qui remontèrent jusqu’à l’APN, l’Assemblée populaire nationale, et suscitèrent diverses manoeuvres douteuses de la part de Mouloud Ham¬ rouche, la reconnaissance du FIS devint un fait établi.

- Et, en prenant ce risque, l’État nous a mis dans une belle mélasse, râlait Nina, qui s’offrit aussitôt une pensée apaisante en se souvenant des mots écrits par Tym : « Voici mon offrande de ce jour : du thé, des cho¬ colats, de la lavande et des pastilles au miel et au citron, pour soulager ta voix après une autre engueu¬ lade, dans ton émission de radio, d’un autre Mongol quinteux se gargarisant de logomachie populiste, mais suintant la démagogie, la duplicité et la fourberie, l’obsession sexuelle, et la voracité pour le vol des biens publics... »

Une fois signé et transmis par Aboubakr Belkaïd, ministre de l’Intérieur d’alors, le procès-verbal de la commission de loi ne donnait pas automatiquement droit à la reconnaissance du FIS. Encore fallait-il que le

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pouvoir le fasse publier. Il appartenait donc à la pré¬ sidence de prendre la décision finale, ce qu’elle fit. Tout le monde attendait de voir si on allait contraindre le FIS à réellement respecter la loi. Mais tout fut faussé après le limogeage de Kasdi Merbah, le Premier ministre, qui fut remplacé par Mouloud Hamrouche. Celui-ci n’obligea pas les intégristes à se conformer aux règles du jeu. Plus grave encore, il décida de collaborer avec eux et de les utiliser contre ses adversaires du FLN et des partis démocratiques, auxquels il vouait un mépris total. Le FIS faisait ce qu’il voulait grâce aux calculs poli¬ tiques du pouvoir en place, davantage préoccupé par sa survie que par une gestion saine de l’avenir du pays. Pendant que Hamrouche et son équipe faisaient mille promesses au FMI, le FIS, lui, faisait la loi dans les grandes et petites villes du pays. Plus personne n’avait le droit d’organiser une marche, exceptés ses militants. Aucun parti ne pouvait se regrouper ou préparer un meeting sans que le FIS ne lui tombe dessus. Une police parallèle fut mise sur pied pour contrôler les entrées et sorties des filles dans les campus universitaires, des couples dans les lieux publics... Elle instituait un régime de la terreur sous l’œil bienveillant d’un chef du gouvernement sûr de son coup, et qui refusait par conséquent que ses services interviennent pour rétablir l’ordre. Hamrouche jugea préférable de s’en prendre au RCD, le Rassemblement pour la culture et la démocra¬ tie, l’accusant de faire dans la provocation. Il n’est pas exagéré de dire que le comportement du pouvoir et de ceux qui étaient à sa tête trahissait la collaboration et le compromis. Le FIS n’était pas logé à la même enseigne que les autres partis politiques. Sa reconnaissance s’accompagnait d’une démission très grave des attributs d’un État qui prétendait à la souveraineté; aussi oser

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dire, le 4 juin 1991, alors que le pays était en état d’ébullition avancée, que l’on maîtrisait la situation, cela devait tenir d’une logique d’hommes en passe de perdre effectivement le sens des réalités. Le FIS n’avait jamais tenu secrets ses intentions ou objectifs. Il saisissait toutes les occasions qui lui étaient offertes pour les afficher publiquement, et le pouvoir ne pouvait prétendre les ignorer. Tout le monde, en fait, avait eu connaissance, d’une manière ou d’une autre, de ce qui se tramait également à l’extérieur du pays. Cela ne pouvait être considéré par des responsables poli¬ tiques comme des faits anodins. Ainsi, ces Algériens qui partaient en Afghanistan combattre, disaient-ils, « aux côtés de leurs frères musulmans », étaient, en réalité, dépêchés là-bas en vue d’une formation militaire et idéologique qui visait la prise du pouvoir en Algérie. Identifiés à leur retour, ils ne seront pourtant pas inquiétés et iront donc se constituer en force armée, indépendante du pouvoir légal. L’ambassadeur d’Algé¬ rie au Pakistan, qui avait cru de son devoir d’alerter Alger de ces va-et-vient de plus en plus nombreux de ressortissants algériens vers l’Afghanistan, fut aussitôt muté dans un pays d’Amérique latine.

A qui le tour?

Hamrouche ne pouvait pas être passé à côté du dan¬ ger. Son but semblait être au contraire de favoriser l’étalage public de tout ce que le FIS recelait de dange¬ reux, pour ensuite mettre les Algériens devant le fait accompli, et pouvoir leur dire : « C’est moi ou eux, c’est-à-dire le chaos. » Ainsi, le pouvoir, pourtant discrédité, ne désarmait-il pas. Il continuait à brandir le FIS comme un épouvan¬ tail. Le salut pour le pays ne pouvait passer que par la confirmation aux commandes de ceux qui étaient déjà à sa tête. La grève décrétée par le FIS le discrédita large¬ ment. Peu suivie, Ali Benhadj, pour entretenir le moral des troupes, déclara pourtant que même si elle ne tou¬ chait que 10 % des travailleurs, la grève serait considé¬ rée comme un succès éclatant pour son parti... C’est sans doute pendant ces heures de tension que Hamrouche comprit qu’il était dépassé par les événe¬ ments. Il reçut les leaders du FIS et leur demanda de s’en tenir à l’occupation des seules places du ler-Mai et des Martyrs. La nuit même, l’ordre était donné à l’armée de dégager les places en question. Ce fut l’explosion. L’un des deux pouvoirs devait être éliminé. Hamrouche n’avait-il pas choisi de casser son rival par la force? C’est en fin de compte l’armée qui était inter¬ venue pour éliminer les responsables apparents de la déstabilisation du pays.

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Nina, intriguée par le profil psychologique des insur¬ gés, se souvient avoir appelé durant ces jours tragiques le professeur Mahfoud Boucebci. Elle obtint une inter¬ view où l’éminent psychiatre lui parlait longuement de cette « carence de l’État qui pouvait ouvrir la porte à tous les dépassements ».

Boucebci... pauvre Mahfoud... Cela faisait plusieurs semaines qu’il était mort lui aussi, assassiné à l’entrée de l’hôpital Drid Hocine où il exerçait... Nina la condamnée à mort ne comprenait pas, encore, alors qu’elle voyait ses amis partir l’un après l’autre. « A qui le tour? » se répétait-elle dans la chambre de Samia qu’elle refusait de quitter. Cette question, qu’elle avait entendu prononcer la première fois par Mahfoud Bou¬ cebci, appartenait désormais à tous. Elle était sur toutes les lèvres. Elle faisait partie du nouveau langage imposé par la terreur. Mahfoud Boucebci a été lardé de coups de couteau. Son propre infirmier, qui connaissait le combat que le psychiatre menait pour ses patients contre l’administra¬ tion et les pouvoirs publics, n’a pas hésité à participer à son assassinat. Dix jours avant le drame, c’est à l’hôpi¬ tal de Baïnem, devant le corps d’un ami journaliste, Tahar Djaout, qu’il s’était demandé à haute voix quelle serait la prochaine victime. Tahar Djaout avait dit à propos de ses concitoyens : « Toi, si tu te tais, tu meurs. Si tu parles, tu meurs. Alors, dis et meurs. » Ces paroles étaient prémonitoires. Elles annonçaient un avenir sombre pour ces Algériens armés de leur seule plume, et qui ne renonçaient pas à dénoncer l’arbitraire et le terrorisme intégristes. Tous allaient rendre visite à Tahar, qui gisait dans sa chambre de réanimation, et tous ressortaient le regard chaviré, le visage décomposé. 125

Nina avait refusé d’entrer. Elle préférait rester dans la cour, guettant ici et là des nouvelles des plus coura¬ geux. Elle voulait garder en mémoire son visage tendre et souriant. Tahar avait reçu trois balles dans la tête, alors qu’il montait dans sa voiture pour rejoindre le siège de Ruptures, le nouvel hebdomadaire qu’il venait de lancer. Il était dans un coma profond. Nina se rappelle leurs nombreuses collaborations pro¬ fessionnelles. Elle allait souvent dans son bureau, ouvert à tous. Elle lui lisait le brouillon de son papier quand elle craignait de se voir censurée. - Qu’en penses-tu, Tahar? Tu crois qu’ils vont me le charcuter? - Si tu as des problèmes, appelle-moi, je t’appuierai. - Eh, Tahar, tu veux jeter un coup d’œil sur ma nou¬ velle lettre de menaces? - Fais voir. Tiens, c’est le même qui m’écrit. - Il doit être complètement dingue. T’as vu toutes les couleurs qu’il utilise pour rédiger son torchon? - Oh, tu sais, il ne doit pas être si malade que ça. Ce serait plutôt un petit malin. Regarde le nombre de fois où il change d’écriture...

Pauvre Tahar, pauvre Mahfoud... Mon Dieu! Quelle horreur! Nina avait mainte fois invité le professeur Boucebci à son émission. L’homme était virulent, il ne mâchait pas ses mots et Nina aimait l’entendre régler ses comptes avec le pouvoir. Il avait pris l’habitude de lui remettre systématiquement un double du courrier qu’il adressait à son ministre. Nina l’avait connu quelques années auparavant, en 1987, alors qu’elle était permanente à la radio. On lui avait demandé de l’inviter au journal de 13 heures, en prévision d’une conférence internationale de psychiatrie qui devait se tenir au Caire. L’interview serait diffusée dans le prolongement du journal.

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- D’accord, mais à une condition, lui avait-il répondu. Si vous vous engagez à ne rien couper de ce que je dirai, vous pouvez venir, sinon, restez où vous êtes. Nina était allée le voir à son service. Au cours de l’entretien, il lui avait déclaré : - Nous aimerions que ces messieurs du ministère de la Santé ne se sentent pas persécutés à chaque fois que nous leur disons : « Aidez-nous à faire correctement notre travail. » Ce passage fut censuré par le directeur de la chaîne en personne. Nina, qui refusait toutes les coupes, s’opposa à la diffusion de son entretien et quitta le pla¬ teau avec la bande magnétique quelques secondes avant sa diffusion. Elle fut bien évidemment suspendue d’antenne et menacée de licenciement, mais peu lui importait. Elle avait honoré le contrat de confiance passé avec le professeur, et Mahfoud Boucebci méritait que l’on se range à ses convictions profondes.

La logique infernale

L’image du psychiatre obsédait Nina. En même temps, elle l’aidait à tenir dans sa résolution de ne pas quitter l’Algérie. A Paris, des amis bien intentionnés lui avaient proposé de l’introduire auprès de l’OFPRA, pour obtenir un statut de réfugiée politique. Sa lettre de menaces avait été authentifiée par des spécialistes. Khalida Messaoudi, la célèbre militante pour le triomphe du droit des femmes, en avait également reçu une, identique, postée le même jour, à la même heure et du même endroit, El Biar. Si le statut de réfugiée lui était accordé en France, Nina ne pourrait plus rentrer au pays. Elle ne pouvait s’y résoudre. Avant de partir, elle avait porté plainte auprès de la police qui l’avait aussitôt inscrite sur la liste des personnes à protéger. Trois personnes furent affectées à sa sécurité, dont un inspecteur principal. C’était le seul permanent, les autres changeaient pour ne pas se faire repérer. Elle retournerait au commissa¬ riat dès son retour à Alger.

- Allô! Nina? Ne me dis pas que tu traînes encore en pyjama. Il est quatre heures et tu es encore en train de bâiller? - Non, Samia. J’ai pris un bain, ça m’a relaxée, et maintenant je suis en peignoir, face à la télé, en atten-

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dant de me sécher les cheveux. Je vais mieux, ne t’inquiète pas. J’ai même décidé de rentrer lundi à Alger. - Quoi? Tu es malade! - Et alors? Ça fait déjà dix jours que je suis là. Ça ne suffit pas? J’en ai marre. Je veux rentrer. - Tu as appelé le gars pour le droit d’asile? - Non. Je ne le ferai pas. Je veux rentrer. Je me sens trop lâche. Je dois rentrer. Samia n’insista pas.

Une fois la décision prise, Nina se sentit mieux. La gaieté revenait. Elle allait utiliser ce qui lui restait comme temps pour voir ses amis. Elle en comptait beaucoup dans cette ville. Et puis... Elle irait faire de la moto avec Chris. Ils iraient rejoindre Françoise à Mont¬ martre, la consœur qu’elle avait connue à Alger et dont elle était devenue très proche.

Le lundi suivant, Nina attendait le départ de son avion pour Alger. La joie qu’elle éprouvait à l’idée de rentrer enfin chez elle cédait peu à peu la place à la peur. Pendant l’enregistrement des bagages et les for¬ malités de police, ses tremblements la reprirent. Le sou¬ venir des amis assassinés l’étreignit et une forte douleur lui tenailla l’estomac. Nina alla acheter des cigarettes et des journaux. La lecture de la presse lui changerait les idées. Dans la salle d’embarquement, les compatriotes parlaient bruyamment, peut-être pour cacher leur inquiétude. Observant leur va-et-vient, Nina pense à la rupture, une notion galvaudée dans le monde politique. D’une échéance à l’autre, les attentes des Algériens étaient déçues. Depuis l’assassinat du président Boudiaf, on ne

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pouvait nier que le malaise allait grandissant. Nina repensait à cet article que les responsables de l’heb¬ domadaire gouvernemental dans lequel elle travaillait toujours avaient refusé de publier au printemps. De rage, elle l’avait proposé au responsable d’un journal indépendant, Le Soir d’Algérie, pour qui l’article ne posait aucun problème. Son directeur et son adjoint avaient failli s’étouffer, mais ils ne pouvaient rien contre des journalistes qui donnaient leurs papiers à des tribunes libres. L’Algérie offrait chaque jour davantage la vision d’un corps tétanisé, qui ne répondait plus à aucun sti¬ mulus. La société entière ne cessait de s’interroger sur ce trou noir dans lequel elle s’enfonçait toujours un peu plus. Ce comportement, excessivement dangereux, pou¬ vait laisser entrevoir une catastrophe imminente. En l’absence de toute perspective politique, les réflexes acquis sous le règne de Chadli continuaient à exercer leurs ravages. La seule réflexion existante restait d’ordre purement tactique, et au seul service de réseaux d’intérêts, de clans politiques au pouvoir ou dans « l’opposition ». Elle n’était pas d’ordre stratégique, pas plus qu’au service de la société et de son avenir. En d’autres termes, la question qui se posait avec insistance concernait le projet de société que l’on desti¬ nait aux Algériens. Or tout avenir semblait bouché par les hommes au pouvoir. La coupure entre l’État cla¬ nique et la société ne pouvait être évitée. Cette dernière avait compris qu’elle était flouée et depuis longtemps. Il suffisait de voir la façon lamentable dont avaient été prises en charge la question identitaire, réduite à la seule culture arabo-islamique, et l’éducation, au contenu entièrement improsivé. Fallait-il en outre rap¬ peler les multiples programmes économiques, conçus en apparence par des hommes différents, mais qui n’en appartenaient pas moins au même sérail, d’où la conti¬ nuité dans la déroute?

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La force de l’ex-FIS ne résidait pas tant dans son message religieux que dans sa compréhension rapide du discrédit des tenants du pouvoir auprès de la popula¬ tion. Autrement dit, le pouvoir avait travaillé pour les intégristes. La seule issue du régime, depuis octobre 1988, restait une perpétuelle négociation avec des hommes qui voulaient sa perte et qui savaient leur vic¬ toire prochaine. Ce serait une erreur de croire que Chadli avait créé le FIS par intelligence stratégique. Ce dernier n’avait d’autre choix que de négocier sa place, et surtout son éventuelle préservation physique et matérielle. Le pacte conclu avec les Ali Benhadj et Abassi Madani, en ce fameux mois d’octobre 1988, était encore dans toutes les mémoires. L’insurrection programmée venait de lui échapper, puisque récupérée par plus malin que lui. Mais l’essentiel était que lui et les siens continuent à jouir des avantages du fauteuil présidentiel. Les concessions s’étaient succédé, plus graves les unes que les autres. A chaque fois que les intégristes avaient poussé un peu plus loin leurs revendications, les agressions s’étaient multipliées, Chadli et ses hommes avaient reculé, cédant chaque jour un peu plus de ter¬ rain. Khaled Nezzar, alors ministre de la Défense, n’avait-il pas été contraint de recevoir le numéro deux du FIS durant la guerre du Golfe? Ce dernier poussa l’arrogance jusqu’à se présenter au rendez-vous en tenue de combat. De même, Sid Ahmed Ghozali n’avait-il pas déclaré, en tant que chef du gouverne¬ ment, alors qu’il venait de recevoir les leaders du FIS, qu’il n’était pas là pour faire la chasse aux islamistes? Il avait même fait mieux que cela, en saisissant toutes les occasions pour étaler aux yeux du monde sa profonde religiosité. Pour convaincre de sa bonne foi, il avait enrichi son gouvernement d’intégristes notoires.

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Oui, Chadli pouvait se vanter d’avoir réussi à se dépêtrer, le 11 janvier 1992, date de sa démission, du piège qu’il avait construit lui-même, et dans lequel les intégristes l’avaient enfermé.

L’intégrisme, pour Nina, était une idéologie qui pui¬ sait sa force dans sa capacité à entretenir des rapports, d’un côté, avec la société qui aspirait fortement à un État véritable et, de l’autre, avec un pouvoir qui savait, lui, que cet État véritable constituerait sa perte. Autre¬ ment dit, qui avait intérêt à ce que le terrorisme soit éradiqué et qui redoutait sa disparition. La manipulation politicienne devenait la seule solu¬ tion possible de l’institution dans l’imaginaire populaire. Cela pourrait expliquer, en tout cas, la perte de confiance de la société à l’égard de ses dirigeants. La manipulation, fallait-il le rappeler, n’avait de chance de se développer et de s’enraciner qu’à partir d’une posi¬ tion politique faible, c’est-à-dire de seule défense du koursi, le fauteuil. Or la culture du koursi, dans tous les sens du terme, procède d’une vision asociale du pouvoir d’État. Directement issue de la chefferie « indigène », elle semble être la seule culture politique des féodaux. Dans cette conjoncture, le va-et-vient entre une concep¬ tion sécuritaire du gouvernement, qui tient davantage du verbiage que d’une action cohérente, et un pro¬ gramme réel de gouvernement et d’administration de la société, ne peut que mener à un suicide collectif. Rien ne saurait remplacer l’imagination politique, la vision à long terme et l’intelligence des évolutions profondes du pays. Tous les chars de la planète ne parviendront pas à rétablir l’ordre si, dans le même temps, les féodaux de la politique continuent à manipuler la population.

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- Voici le déjeuner, madame. Excusez ma curiosité, mais ne seriez-vous pas... J’ai cru reconnaître votre voix. - Vous savez bien que c’est moi, puisque vous avez la liste des passagers. - Je ne l’ai pas consultée, mais en vous entendant parler avec votre voisin tout à l’heure, j’ai pensé à votre émission avec les pilotes en grève, il y a presque deux ans. Vous avez fait mieux que le ministre... - Oui, c’est vrai, je suis fière d’avoir débloqué la situation, surtout après les pressions exercées sur moi. Savez-vous que le ministre en question craignait que je ne mentionne le cas de son frère pilote qui, déjà payé en devises par une compagnie internationale, continuait à percevoir son salaire à Air Algérie? C’était la bonne époque. - Encore merci, dit le Stewart. Ce bref échange avait réchauffé le cœur de Nina, qui s’était perdue dans des réflexions dont elle ignorait l’issue. Personne ne semblait en mesure de prédire l’avenir de l’Algérie. Pourquoi ? Chargé de constituer un groupe d’experts qui travaillerait dans ce sens, Djilali Liabès avait été assassiné quelques mois auparavant et les manipulateurs, qu’ils aient été au pouvoir ou non, paraissaient au moins autant responsables de ce meurtre politique que les terroristes proprement dits. Ces derniers, la nature ayant horreur du vide, étaient peut-être pour le moment les seuls à prévoir et à plani¬ fier les coups à porter à la République, au modernisme et à la société tout entière. Ce faisant, ils aggravaient l’isolement du pouvoir par rapport à cette même société, le contraignant à un rôle défensif, où seule la répression fondait et justifiait sa survivance. Ainsi la société ne se représentait-elle ce pouvoir que sous les traits d’un malade du koursi, et du koursi seulement. La

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logique était infernale et seuls les intégristes, terroristes ou non, en détenaient les leviers de commande, l’État s’écroulant au fur et à mesure qu’ils avançaient. En d’autres termes, l’initiative était depuis quelques années déjà le fait des seuls intégristes. Le pouvoir avait été contraint de régler son pas sur les leurs, d’où sa nature purement défensive et son goût des replâtrages. Pour sortir de ce cercle vicieux, il fallait renvoyer les professionnels de la manipulation politicienne à leurs anciennes compromissions. Cela supposait, par ailleurs, un renouvellement radical du personnel politique, et Dieu sait si l’Algérie disposait de potentialités humaines intègres, compétentes, et de valeur mondiale¬ ment reconnue. Malheureusement, les choses étant ce qu’elles étaient, ces hommes et ces femmes se voyaient opposer une sourde méfiance, quand ils n’étaient pas gravement diffamés, accusés et condamnés par les auto¬ rités. Vouloir ignorer qu’ils étaient les seuls capables d’imagination, les seuls à pouvoir sortir l’Algérie de l’impasse historique qu’elle traversait, c’était s’enfoncer plus loin dans le chaos. Les terroristes n’en deman¬ daient peut-être pas tant... Le 22 mars 1993, des cen¬ taines de milliers d’Algériens avaient voté en défilant dans la rue contre les barons de la politique. Ils avaient appelé de toute urgence à une révolution dans les mœurs politiques et à la construction d’un État natio¬ nal. Pendant combien de temps encore allaient-ils admettre que leurs appels ne soient suivis que de mani¬ pulations en tout genre et de compromissions avec l’intégrisme?

La même galère

- Vous travaillez dans quel journal? Enlevez vos lunettes, s’il vous plaît. - C’est écrit sur ma fiche de débarquement. - Vous vous êtes tous donné le mot aujourd’hui? Il y a trois de vos confrères qui sont rentrés. - Ah! bon. Vous n’êtes pas contents de nous revoir? - Si, si on est dans la même galère... - Oui, sauf que je n’ai pas d’arme pour me défendre... Nina n’a qu’un bagage à main. C’est la règle. Il ne faut pas traîner longtemps à l’aéroport. Le chauffeur du journal lui ouvre sans tarder la portière de la voiture, et en route. - Qu’est-ce qu’on fait, on passe au journal d’abord? - Non, va chez moi. Personne ne sait que je rentre aujourd’hui. Les risques sont limités... Y a-t-il des nou¬ velles? - Oui, maintenant ils égorgent et laissent traîner les cadavres au bord de la route. Pour que tout le monde les voie. Et puis une guerre a éclaté entre groupes rivaux. La semaine dernière, la police a trouvé six corps de barbus égorgés dans le cimetière de Kouba. - Ils devraient continuer à se taper dessus et nous oublier un peu. Qu’est-ce que je suis contente de ren¬ trer! Comment ça va au journal? Je vous ai manqué un peu, j’espère?

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- Tu nous as beaucoup manqué. Quand tu n’es pas là, c’est trop calme. Il n’y a personne pour hurler, ou simplement pour mettre de l’ambiance. Dis, tu n’aurais pas un paquet de cigarettes pour mon père? - Si... Viens me chercher demain, une demi-heure avant l’heure habituelle. - Attends, tu connais ces gars, là-bas? - Oui, ils sont de mon quartier. Il n’y a rien à craindre. Regarde, l’un d’entre eux vient m’aider à prendre mon bagage... A demain... Nina, le cœur serré, regarde s’éloigner la voiture. Ce soir, à moins que quelqu’un ne l’ait vue arriver par la fenêtre et ait aussitôt alerté les terroristes du quartier, elle devrait être tranquille. Quand elle avait porté plainte à la suite de la lettre de menaces du MEI, adressée non seulement chez sa mère, ce qui ne s’était jamais produit, mais signée par l’un des plus dangereux chefs terroristes, les flics étaient venus à deux heures du matin embarquer trois voisins fichés comme membres de l’ex-FIS ou sympa¬ thisants. L’un d’entre eux recevait beaucoup d’intégristes dans sa gargote, juste en face de l’immeuble de Nina. Tous les barbus du coin venaient manger chez lui et il avait lui-même distribué des couffins remplis de sandwichs durant la grève insurrectionnelle de juin 1991. Le deuxième était membre du comité de la mosquée du coin, et le troisième avait fait partie du service d’ordre du FIS quand il organisait ses marches. On aura peut-être peine à le croire, mais Nina s’inquiéta pour eux. Elle ne leur avait jamais adressé la parole, mais ils avaient tous grandi là, dans cette petite rue qui ressemblait à celles du quartier Latin à Paris. La famille d’un des hommes appréhendés demanda à un parent de Nina son intervention. Le geste la toucha parce qu’il prouvait qu’on ne doutait pas d’elle, qu’on

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ne la taxait pas de flic, même si on n’était pas d’accord avec ce qu’elle écrivait. Nina finit par savoir où ils étaient détenus et appela le commissariat. Ils étaient bien traités, lui avait-on assuré. Deux jours plus tard, les prisonniers étaient libérés. On fit la fête dans la petite rue. Les trois voisins auraient eu toutes les raisons de charger les policiers. Ils se contentèrent de rapporter la vérité. Ils avaient simplement été interrogés et correcte¬ ment traités. Et pourtant, les exactions existaient. Tous les jeunes ne racontaient pas la même chose, mais les victimes des bavures refusaient en général de témoi¬ gner, de peur des représailles. De toute façon, il régnait une telle violence que les méprises devenaient possibles. Un copain de Nina avait ainsi reçu une balle dans le ventre pendant que sa voiture était prise sous un feu nourri, à dix heures du soir. C’étaient des policiers et des gendarmes qui se tiraient dessus, chaque groupe pensant que l’autre était constitué de terroristes. Sa voi¬ ture fut criblée de balles. Quand les gendarmes s’assu¬ rèrent qu’il s’agissait bien d’un journaliste, ils s’empres¬ sèrent de le conduire à l’hôpital où il fut opéré immédiatement. Il vivait à présent avec un mètre d’intestin en moins et devait se faire réopérer. Même lui n’a pas porté plainte. A quoi bon puisque les gendarmes eux-mêmes avaient dans leur rapport décrit l’incident comme une bavure?

Le lendemain de son retour, Nina dut reprendre ses habitudes. Elle avertit la police une heure avant que le chauffeur n’arrive, pour lui donner le temps de balayer le quartier et l’immeuble. Nina ne connaissait pas les policiers qui la protégeaient. Elle n’était en rapport qu’avec leur chef, qu’elle pouvait appeler jour et nuit en cas de danger.

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Une fois dans la voiture, on la suivait dans un véhi¬ cule banalisé sur deux ou trois cents mètres, après quoi on l’abandonnait à son sort. Le soir, la même opération se déroulait pour son retour à la maison. Il fallait leur donner le temps de se mettre en place avant d’arriver. Les voisins avaient fini par comprendre le manège, mais ils ne semblaient pas en souffrir. Seule Nina était angoissée parce qu’ils changeaient presque tous les jours. Elle ne connaissait jamais leur visage Un soir, alors qu’elle descendait de voiture, elle vit arriver deux hommes face à elle. Elle fonça dans l’esca¬ lier, le cœur battant, le souffle à moitié coupé. - Attendez, attendez, ne courez pas... Nina ne s’arrêta pas. Elle continua sa course folle et se réfugia chez elle, où Sara lui ouvrit la porte. - Deux hommes m’ont suivie dans l’escalier. Sa sœur se précipita à la fenêtre de la cuisine, qui donnait sur le palier. Deux jeunes policiers lui mon¬ traient leur carte de loin. Nina haletait encore en rejoignant Sara. Elle regarda les deux hommes d’un air effrayé. - Excusez-nous, ne craignez rien. Nous avons pris un peu de retard et vous ne nous avez pas avertis assez tôt. Il faut nous appeler une heure avant votre départ, pas un quart d’heure... Nous étions dans le bureau du chef quand vous l’avez appelé. L’équipe habituelle était en mission, alors nous l’avons remplacée au pied levé. Nous n’avions pas le choix... Nina reprenait peu à peu son souffle. Contre toute attente, ces deux flics étaient beaux. Ils ressemblaient aux héros des séries policières américaines. Comment pouvait-on être beau et policier à la fois? S’ils étaient assassinés, ce serait un vrai gâchis, se disait Nina. - Ça va mieux? Vous êtes convaincue que nous ne sommes pas des faux policiers? Ne vous en faites pas, notre groupe a été trié sur le volet.

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Nina leur proposa un café et s’excusa de tout ce dérangement. - Non, merci. Ça sera pour la prochaine fois. Prenez garde à vous. - Vous aussi. Bon courage. - Ah ! Un dernier conseil : n’ouvrez jamais à des poli¬ ciers avant de nous avoir donné un coup de fil. Ne faites confiance à personne. C’est votre seule garantie. - Il y a vous. - Nous on ne fait que notre boulot. On sait ce qui nous attend. C’est eux ou nous. A chacun son métier : vous d’écrire et d’enquêter, à nous de les pourchasser... et puis vous savez, on a perdu tellement de copains... Nina leur souhaite bon courage et les remercie. En refermant la porte, elle court à la fenêtre pour veiller à son tour qu’il ne leur arrive rien. « Ils sont prêts à mourir pour moi, et moi, pour qui suis-je prête à mourir? » Les jours se suivaient et se ressemblaient presque. Après une mission au Maroc où elle ne se sent guère plus en sécurité, Nina s’aperçoit à son retour qu’elle a oublié d’avertir la police de son absence. Les agents étaient venus tous les jours, s’inquiétant de son silence. Nina se sent morveuse. « Décidément, tu n’as aucun respect pour personne... », se reproche-t-elle. Elle acceptait de moins en moins l’idée d’appeler le matin et le soir. Elle se sentait coupable. Pourquoi fal¬ lait-il qu’elle dérange trois policiers pour elle seule? Pourquoi devaient-ils risquer leur vie? Leur supérieur avait beau lui dire que leur travail était d’assurer sa sécurité, Nina n’était toujours pas convaincue du bien-fondé de sa démarche. Outre la mauvaise conscience, elle se disait que tous ces efforts ne servaient pas à grand-chose : dès leur départ, la peur l’étreignait à nouveau. Insomniaque, refusant alors de

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prendre des somnifères, elle lisait jusqu’à cinq ou six heures du matin avant de sombrer dans un sommeil peuplé de cauchemars. Pendant ces heures où tout le monde dormait, elle guettait le moindre bruit, le moindre craquement... La course des souris au-dessus du plafond se transformait vite en pas d’assassins susceptibles de pénétrer dans la maison par la terrasse. « Est-ce que les fenêtres sont bien fermées? se répétait-elle pour la trentième fois. Je vais aller vérifier. » Combien de fois s’était-elle enfermée durant des jours entiers? Elle appelait le journal dès que son papier était prêt. Quelqu’un venait le chercher. Pour ne pas l’obliger à grimper, elle le lui lançait du balcon, enroulé dans un sac.

- Allô! Cela fait trois jours que vous n’avez pas appelé... - Oui, je n’ai pas bougé. Ce n’était donc pas utile. - Vous travaillez demain? - Je ne sais pas encore. Je vous avertirai... Zohra arrive péniblement dans la chambre, inquiète. - Ton rédacteur en chef va te mettre dehors si ça continue. - Mais non, maman. Tu vois bien que je travaille quand même... - Si tu pouvais continuer comme ça, je serais plus tranquille. - Ce n’est pas possible. Je suis déjà une privilégiée parce que je figure sur toutes les listes de condamnés à mort, mais je ne veux pas exagérer. Certains, qui n’étaient sur aucune liste, ont été assassinés quand même. Mais ne crains rien, je fais attention. - Tu as entendu parler du petit garçon qu’on a déca¬ pité à Médéa? Il avait treize ans, et vendait des ciga-

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rettes. Qu’est-ce qu’il leur a fait, ce pauvre gamin? Il gagnait sa croûte comme il pouvait... - Maman, ne me parle pas de ça, s’il te plaît. - Même l’OAS ne s’est jamais comportée d’une façon aussi odieuse.

Après quelques semaines d’hésitation, Nina renonça à toute protection policière. Elle se sentait déjà cou¬ pable de profiter des avantages dont elle bénéficiait par rapport à la plupart de ses confrères, eux aussi mena¬ cés. Désormais, l’idée de mettre en péril la vie des hommes chargés de sa protection lui devenait intolé¬ rable. « Tant qu’à mourir, se dit-elle, autant que ce soit seule. »

Tout, sauf le crime

- N’oublie pas d’appeler tes nièces, dit Zohra. Je voudrais qu’elle me sortent un peu, quand elles en ont le temps. Demande-leur quand ce sera possible... Ses nièces... Nina pensa à Soraya. La jeune fille avait maintenant seize ans. Soraya fréquentait beau¬ coup sa nourrice, qui avait deux filles et un garçon. Quand Soraya parlait de cette famille, elle les appe¬ lait « mes sœurs », « mon frère », « mon père », « ma mère »... Ses parents acceptaient volontiers de la voir partir quelques jours chez eux pendant les vacances. Ce qu’ils ignoraient, c’est qu’ils étaient tous inté¬ gristes. A quatorze ans, Soraya avait manifesté le désir de porter le hidjab. Le refus de ses parents était tombé, catégorique. - Pas question de te voiler, et si tu continues à en parler, tu ne retourneras plus chez eux. Un jour, Soraya, allongée aux côtés de Nina, lui apprit que la plus jeune des deux filles, éternelle étu¬ diante à Bab Ezzouar, l’avait souvent emmenée avec elle à des réunions. Il s’agissait en fait, comprit Nina, de séances d’endoctrinement. Soraya, avec la naïveté des adolescentes de son âge, lui révéla que la fille en question et son fiancé lui avaient souvent posé des questions à son propos. Ils vou¬ laient savoir ce que lisait Nina, et demandèrent à la

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jeune fille de photographier sa bibliothèque, ou bien de recopier les titres de ses bouquins... - C’est vrai, Nina, que tu es communiste? C’est ce qu’ils me disent tout le temps. Et que tu ne crois pas en Dieu. Que tu attaques injustement leur parti. - Et qu’est-ce que tu leur réponds? - Je leur dis, pour les emmerder : « N’empêche que c’est une très bonne journaliste. » Alors ils me répondent : « C’est vrai, mais on préférerait qu’elle tra¬ vaille pour nous. » - Ils peuvent toujours courir... - Mais tu crois en Dieu, n’est-ce pas? - Bien sûr que je crois en Dieu. Et je ne suis pas communiste. Mais tu m’inquiètes. Je vais en parler avec tes parents. - Un jour, ils m’ont donné un numéro de téléphone. Ils voulaient que je surveille les coups de fil que tu reçois. Ils m’ont dit que tu devais connaître des gens très importants et que tu risquais de les contacter. Je devais les avertir tout de suite après tes appels pour leur dire à qui tu avais parlé. - Eh bien, ma chérie, je te promets aujourd’hui que tu ne mettras plus les pieds chez eux. Ce sont des gens trop dangereux. D’ailleurs je ne comprends pas ce que tu peux faire chez ces complices d’assassins. Tu m’as bien dit qu’à chaque fois qu’on tuait quelqu’un, ils disaient que c’était bien fait? Tu te souviens qu’ils ont fêté l’assassinat du président Boudiaf ? Alors, quel plai¬ sir éprouves-tu à fréquenter cette bande de salauds? - Un autre jour, elle m’a demandé comment tu appe¬ lais grand-mère. Je lui ai dit « maman » et elle m’a répondu : « Tu vois, je te l’avais bien dit, c’est une mécréante, une hizb França. » Elle n’avait plus jamais dit « Yemma » depuis la pen¬ sion. Tout le monde appelait Zohra « maman », sans

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s’en rendre compte, y compris les deux grandes sœurs analphabètes. Étaient-elles pour autant communistes ou mécréantes? Pauvres frangines... - Je ne veux plus entendre parler de cette famille qui, de toute façon, n’est pas la tienne. Tes séjours chez eux, c’est terminé. Tu ne les reverras plus. C’est clair? Je ne veux pas qu’ils te pourrissent la tête. - De toute façon, je ne voulais plus les voir. A chaque fois, ils m’insultent à cause de toi; je les ai même menacés d’en parler à papa... - Tant mieux! Comme ça, tout le monde est d’accord. Évite d’en parler avec grand-mère, s’il te plaît. - Je peux écouter des cassettes de raï? - Évidemment! Ça, au moins, ce n’est pas de l’importation, c’est ta culture.

Depuis quelques années, Nina avait la nostalgie de quelque chose qu’elle n’arrivait pas à exprimer. Les chants grégoriens, la messe, les prières... Elle pensa écrire à sœur Marie pour lui dire qu’elle ne l’avait pas oubliée, mais elle n’avait pas son adresse. Et d’ailleurs, pourquoi songer à sœur Marie?... Nina sourit tristement, immergée dans des souvenirs si lointains. « Maman m’a toujours dit de l’islam qu’il était beau. Elle m’a toujours raconté de belles histoires. Serais-je devenue une mauvaise croyante, puisque je doute? Il paraît que le doute est permis dans l’islam... » L’image de la religion que lui renvoyaient les inté¬ gristes ne pouvait en aucun cas lui convenir. Ceux qui assassinaient au nom de Dieu étaient des imposteurs, elle ne saurait appartenir au même camp. Mais pour¬ quoi existait-il une telle violence dans les mœurs musul-

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mânes? Tout se faisait dans le sang : la circoncision, le mariage, le mouton de l’Aïd, les pétards du Mouloud et, depuis quelques années, les viols, les émasculations, les égorgements, les décapitations... Tout cela au nom de quoi? Ces barbares étaient convaincus d’aller droit au paradis après leurs crimes. Mais quel paradis? Nina voulait le savoir, ne serait-ce que pour ne pas le parta¬ ger. S’il n’en existait qu’un et qu’il leur était réservé, elle choisirait l’enfer. Parfois, on assassinait quelqu’un par balles, puis on l’égorgeait ensuite. Dans quel but? Une explication sor¬ dide étaient avancée par les intégristes. Une personne qui mourait par la lame et qu’on laissait se vider de son sang était automatiquement bannie du paradis... Quelle horreur! Comment pouvait-on agir ou même penser ainsi? Des bouchers, voilà ce qu’ils étaient. - Quand tu vas à La Mecque, lui disait sa mère, tous tes péchés te sont pardonnés, sauf le crime. Comment ces assassins allaient-ils être absous de leurs crimes? Nina se rappela que ceux qui la mena¬ çaient ne respectaient pas même les Lieux saints, puisqu’une lettre lui avait promis de la poursuivre même si elle s’accrochait au tissu qui recouvrait la Kaaba, la Pierre noire... Ainsi, des malades allaient l’exécuter en prononçant les mots sacrés : « Au nom de Dieu, le clément et le miséricordieux! » Quel délire... On était en pleine folie. Le monde baignait dans une espèce de chaos, orchestré par des fous furieux. Et dire que certains s’obstinaient à trouver des raisons à leurs gestes. « En voulant expli¬ quer le pourquoi du terrorisme, ils le justifient», se répétait Nina.

«

Propres et honnêtes »

Contrairement à ce que l’on pouvait entendre ici ou là, la violence terroriste n’avait jamais été déclenchée par l’arrêt du processus électoral de décembre 1991. Nina le savait bien, mais tous ceux que cette idée arran¬ geait, comme le FLN, le FFS, le FIS et leurs soustraitants, persistaient dans la mauvaise foi. On n’aurait pas dû, selon eux, stopper après le premier tour ces législatives « propres et honnêtes », comme l’avait pro¬ mis Sid Ahmed Ghozali, le Premier ministre d’alors. Nina, qui voulait, dans les semaines précédant le scru¬ tin, inviter le chef du gouvernement à son émission, avait longuement travaillé sur le fichier électoral. Mettre à jour ce fichier n’était pas une mince affaire, d’autant que les électeurs étaient souvent difficiles à cerner en raison de leur mobilité, mais aussi à cause de défaillances en matière de distribution de cartes. Pourtant, un engagement était un engagement. Il devait par conséquent être tenu, et pour que le gouver¬ nement Ghozali puisse honorer le sien, cela supposait, au moins sur le plan matériel, la réunion d’un certain nombre de conditions. Presque plus personne ne sem¬ blait pourtant croire alors à cette idée d’élections sans taches, en dehors de Ghozali et son équipe, bien sûr. On s’apercevait, en effet, qu’au lieu de s’activer pour imposer aux autorités le respect de leurs promesses, on préférait, du côté des partis politiques, attendre et voir

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venir. L’idée que ces élections se déroulent proprement ne semblait plus, en d’autres termes, émouvoir ou inté¬ resser grand monde. Aucun parti, parmi ceux qui avaient annoncé leur ferme intention de participer aux législatives, ne s’était, fin novembre, inquiété auprès des sous-préfectures ou des mairies de l’état dans lequel se trouvait le fichier électoral. En attendant que l’opposition en finisse avec ses contestations au premier degré et mette - et pourquoi pas? - la main à la pâte, le profane, lui, se posait un cer¬ tain nombre de questions. Comment imaginer, en fait, que toute l’opération puisse se concrétiser dans la trans¬ parence, dans la clarté la plus totale et dans la neutra¬ lité la plus vraie? Quelle administration au monde ose¬ rait prétendre avoir déjà organisé un scrutin propre grâce à un système infaillible? Au fil de son travail, il devenait évident pour Nina qu’à moins d’admettre au départ un minimum de sub¬ jectivité dans ce genre d’entreprise, on courait et on acceptait surtout le risque de se voir étiqueter, soit de démagogue, soit de grand naïf. Le côté logistique pouvait, lui aussi, soulever des interrogations. L’administration avait-elle réellement, sur ce plan-là, les moyens de sa politique? Cette même administration n’en disposait déjà pas en juin 1990, pour les municipales. A l’époque, pourtant, elle était secondée. Toutes les structures du parti unique étaient alors mises à son service. Allait-elle se montrer plus effi¬ cace en décembre 1991, alors qu’elle était livrée à ellemême, contrainte d’agir au nom d’une indépendance qu’elle serait tenue de prouver? Nina avait toutes les raisons d’en douter. C’était encore la belle époque où elle se permettait d’inter¬ peller qui elle voulait à l’antenne, où la censure, croyait-on, semblait bannie à jamais. Allongée sur son lit, elle repense à ce jeudi où le Pre-

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mier ministre avait dû faire une partie du trajet à pied, à cause de la circulation. C’était le 10 novembre, un mois avant le scrutin.

Bonsoir, amis auditeurs, et merci de nous être fidèles. Nous serons ensemble jusqu’à 19 heures. La crise, en Algérie, ne fait plus de doute: elle est perceptible à tous les niveaux, elle est politique, elle est économique, elle est sociale, elle est identitaire. Ajoutez à cela l’ingrédient de l’Assemblée populaire nationale, avec tout ce que les projets de loi et de découpages électoraux créent comme remue-ménage et tensions, et vous conviendrez vite que l’avenir est loin de s’annoncer rose. Bref, c’est presque l’impasse, pour ne pas dire plus, et le chef du gouvernement, M. Sid Ahmed Ghozali, ne se prive pas d’en faire état à chaque fois que l’occasion lui en est donnée. Certains vous diront, à tort ou à raison, qu’il le fait à chaque fois que ça l’arrange; autrement dit, à chaque fois que ça sert ses projets. Des projets, on lui en prête beaucoup, et même si une partie de l’opposition se range aujourd’hui à ses côtés, les présidentielles seraient en fait sa principale « raison de vivre », le reste étant purement accessoire. Beaucoup ne croient plus aujourd’hui à des élections « propres et honnêtes ». Beaucoup ne croient même plus que des élections puissent se tenir. Le doute et le désespoir font plus que jamais bon ménage. On ne voit plus le bout du tunnel. A qui la faute? Les gens refusent, en tout cas, d’imaginer un seul instant que les députés, ces vénérables représentants du peuple, traînent les pieds dans la seule intention de mieux les servir. Les seuls intérêts, vous dira-t-on, de ces cinq reports successifs, en dix jours, sont des intérêts soit individuels, soit de clans.

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D’ailleurs, ajoutera-t-on, avec un FMI qui tient les rênes et une autonomie de décision dont on dit qu’elle a échappé à l’Algérie, de quelle force pourra donc dispo¬ ser demain le nouveau pouvoir législatif? Même en fai¬ sant semblant de convaincre les autres que tout n’est pas perdu, il n’est plus du tout évident qu’ils y croient. Les discours ronflants ont un jour fini par ne plus avoir d’impact. Aujourd’hui, ce sont les discours alarmistes qui révoltent, et pour cause. Pendant que les conditions de vie du travailleur se dégradent lamentablement, et que l’avenir du pays est gravement menacé, voire compromis, d’autres s’acharnent à accroître leur capital. Allez donc faire entendre raison à ceux qui, aujourd’hui, sont par exemple victimes d’une compression de personnel : ils ne vous écouteront pas, parce qu’ils auront, en fait, été les perpétuelles victimes du système... Allez faire aussi entendre raison à ces cadres qui se voient jetés dehors, non pas pour un manque de compétence, mais parce qu’il leur faut céder la place à un parent ou à un ami du ministre de tutelle ou de son entourage immédiat... Alors, est-il vraiment trop tard pour mieux faire? La crise en Algérie a-t-elle réellement atteint le seuil de gravité que l’on dit? Si oui, comment faire pour s’en sortir? Certains affirment qu’il existe d’autres solu¬ tions que celles proposées par le chef du gouvernement, que l’on accuse, d’ailleurs, d’avoir confectionné son discours alarmiste à la seule destination du peuple algérien, parce qu’en réalité la situation serait beau¬ coup moins dramatique qu’il ne le dit. Eh bien, le chef du gouvernement est là, comme annoncé à votre intention, amis auditeurs. La dernière fois que nous avions reçu M. Sid Ahmed Ghozali, à Show débat, il était ministre des Affaires étrangères. Il s’était alors interdit de répondre aux questions qui ne

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relevaient pas de sa compétence. C’est le Premier ministre que nous accueillons aujourd’hui. Les éclai¬ rages qu’il nous apportera seront donc différents, et surtout, heureusement, plus complets. Nous avons éga¬ lement le plaisir d’accueillir...

Obsessions

Samia est sortie depuis un moment. Nina n’a pas l’intention de mettre le nez dehors, mais elle se dirige résolument vers la salle de bains. Elle va sacrifier au rituel quotidien, tenter d’apaiser et de satisfaire ce besoin obsessionnel de propreté qu’elle éprouve depuis le début de la catastrophe. L’eau ruisselle sur son corps. « Où est son gant de crin? Comment peut-elle se ser¬ vir d’un simple gant de toilette? Comment peut-on se laver de cette façon? Comment croire qu’on peut se purifier ainsi? » « Purifier... » Le mot précis qu’elle se refusait de pro¬ noncer à Alger. Il avait fusé ici, presque naturellement. Bien sûr, dans sa toilette du matin, Nina ne pensait pas seulement à son apparence, quand bien même ce serait la dernière. L’essentiel était de rencontrer Dieu le corps lavé, purifié de toutes les souillures du passé. « Je suis comme une page blanche, lui dirait-elle. Presque blanche... mais je suis si fatiguée... » « Pourquoi revenir toujours à ces pensées sinistres? Je ne risque rien, ici, à Paris, absolument rien... Personne ne peut me sur¬ prendre sous ma douche pour m’assassiner. » Cela se produit de plus en plus fréquemment, Nina dialogue avec Nina. Elle vit une espèce de dédouble-

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ment de la personnalité, d’ordinaire propre aux schizo¬ phrènes. - Oui, tu as raison, il n’y a aucun danger. Tu peux même te laisser aller, et remettre tes vêtements de la veille. Mais tu peux aussi traîner, toute la journée, en pyjama et en robe de chambre. Oui, laisse-toi aller... Oublie tes idées d’ablutions purificatrices, oublie la mort, oublie Alger. Tu sais quoi? Un peu de crasse te fera du bien. Une tenue négligée ne gênera personne. Redeviens donc un être humain. C’est l’occasion... - Je ne peux pas... Au contraire, il faut que je sois impeccable. Je vais parler dans cette grande salle, devant des centaines de gens, et je ne sais pas quoi me mettre. - Tu veux que je te dise? Tu aurais dû refuser l’invi¬ tation. - C’est trop tard. Je dois y aller. Et je serai propre, on ne sait jamais.

Discours à la Mutualité

Bonsoir. Je voudrais, moi aussi, remercier les membres du Comité de réflexion et d’initiatives d’avoir pensé un seul instant que mon témoignage, au côté de Taslima Nasreen, dont j’admire le combat, pouvait avoir une chance d’éclairer l’opinion publique sur ce qui se passe en Algérie. Je voudrais également m’adresser directement à Taslima Nasreen et lui dire: Si vous avez la chance, madame, d’être soutenue sans réserve par l’extérieur, et je m’en réjouis, nous sommes, nous, femmes démo¬ crates algériennes, coupables d’existence parce qu’il paraît que nous perturbons, par notre lutte, les parti¬ sans de « l’islam modéré ». Il paraît même que « l’inté¬ grisme républicain » qui nous animerait ne vaut guère mieux que l’intégrisme islamique. Je ne sais pas si, au Bengladesh, les petites filles sont voilées à quatre ou cinq ans parce que susceptibles d’éveiller, d’exciter l’appétit sexuel de ces messieurs les religieux. Je ne sais pas si, au Bengladesh, de jeunes adoles¬ centes sont violées par une horde de voyous sous l’œil malheureux et impuissant de leurs parents contraints par les armes d’assister à la « récréation » sordide de sauvages encagoulés. Je connais le courage et la force de votre combat, mais je ne sais pas si, au Bengladesh, on égorge, on

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décapite des jeunes filles de quinze, seize ou vingt ans, parce qu’elles refusent de se soumettre à ce que les chiites musulmans appellent communément Zaouadj El Moutaâ, c’est-à-dire un « mariage de jouissance » : une espèce de mascarade qui consiste à rendre licite au plan religieux l’acte sexuel pour, au minimum, le temps du viol. Cela existe sûrement dans votre pays, même si la chose n’est pas dénoncée publiquement. Tout cela pour vous dire, madame, que dans mon pays à moi, l’Algérie, les enlèvements, les viols, les égorge¬ ments ou décapitations de jeunes filles et de femmes, y compris âgées, deviennent, hélas! de plus en plus cou¬ rants. Je ne suis pas là, ce soir, pour vous parler de moi puisque le but de cette rencontre n’est pas de recenser les cas les plus menacés parmi les journalistes algé¬ riens. Je serais de mauvaise foi si je vous disais qu’il y en a parmi nous qui sont plus en danger que d’autres. Nous vivons tous, là-bas, en Algérie, un véritable cal¬ vaire! Nous vivons tous, là-bas, en sursis, femmes et hommes ! Il y en a qui ne l’ont pas supporté. Ils ont quitté le pays. D’autres, que je représente ici, ont choisi d’y res¬ ter, estimant que le combat devait se mener sur place, même si les espoirs se réduisent chaque jour davan¬ tage. Mais... Tout cela dépend, bien sûr, des capacités de chacun à transcender sa peur. Quand j’ai commencé à recevoir des coups de fil et des lettres de menaces, en 1990 déjà, j’étais loin, très loin d’imaginer, alors, l’horreur vers laquelle nous allions évoluer. Il faut, en fait, vivre en Algérie pour mesurer l’ampleur des dégâts. Ils sont effrayants! J’ai déjà eu à le dire précédemment, mais on ne remercie jamais assez ceux qui vous accordent ce moyen de témoigner au nom de toute une corporation. On ne remercie jamais assez ceux qui vous permettent d’ima-

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giner, même pour un court instant, que vous êtes à l’abri de la mort. J’ai le sentiment, ce soir, alors que je suis parmi vous, d’être à l’abri de la mort. Cela vous réchauffe le cœur, croyez-moi, de savoir qu’ailleurs vous comptez des amis, des confrères et autres qui pensent à vous. Pourtant ! Pourtant, et alors que je vous parle, je ne peux m’empêcher d’être triste. Je ne peux m’empêcher de penser à tous mes collègues et amis partis à jamais, et à tous ceux encore vivants mais pour combien de temps, parce que impuissants face à un sabre ou à une kalachnikov. Me croiriez-vous si je vous disais qu’aujourd’hui nous n’en sommes plus, nous, journalistes, à craindre la mort? Nous souhaiterions juste mourir par balles plutôt qu’égorgés ou décapités. Mais, malheureuse¬ ment, là aussi, le luxe de choisir notre mort ne nous est pas permis. Excusez-moi d’être aussi crue, mais la réa¬ lité algérienne est ainsi faite et c’est celle-là que je veux vous décrire... Ceux qui reprochent à la presse de mon pays son manque de professionnalisme sous le fallacieux pré¬ texte qu’elle ne dénonce pas les exactions ou abus de pouvoir ne savent pas, vraiment pas de quoi ils parlent. Ceux qui l’accusent de soutenir ou même de vivre à l’ombre des appareils ont tort, mille fois tort! C’est étrange comme leurs accusations sont calquées sur celles des groupes terroristes, toutes factions confon¬ dues, car il n’y a pas de radicaux et de modérés, c’est faux! C’est à se demander si ceux qui prétendent tout savoir sur l’Algérie ne seraient pas prêts à pactiser avec ceux qui pourchassent leurs confrères, au nom d’un immonde projet de société intégriste, réfractaire à toute notion de progrès, de liberté, de démocratie. Réalisent-ils seulement que c’est là un projet qui, s’il nous était imposé, nous emporterait tous, vous y compris? C’est, d’ailleurs, la raison pour laquelle nous

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serions reconnaissants à ces confrères ou autres intel¬ lectuels, et ils ne sont pas nombreux, Dieu merci, de cesser de défendre, au nom d’une fausse et obscure vision des droits de l’homme, l’horreur qui hante le quotidien de tout un peuple. EnAlgérie, on ne joue pas, on tue! Et à ceux qui persistent à dire qu’ils ne savent pas qui tue en Algérie, je répondrai que les revendica¬ tions des assassinats nous parviennent de Londres, de Bonn, de Washington ou encore de Paris. Les revendi¬ cations portent la signature des chefs intégristes du FIS, qui ne cachent même plus l’appartenance des groupes terroristes à la direction du parti dissous. Si les journalistes algériens étaient les alliés du pou¬ voir, pensez-vous qu’ils tomberaient aussi fréquem¬ ment sous les balles assassines? Non, bien sûr que non! Le pouvoir aurait bien au contraire tout intérêt à protéger ceux qui lui servent de faire-valoir. Or, ce qu’il faut que vous sachiez, c’est que la Maison de la presse, située au centre-ville, et qui abrite un grand nombre de journaux indépendants, est totalement abandonnée à son sort. La seule et unique chose qui vous réconforte, lorsque vous êtes à l’intérieur, c’est cette impression de ne pas être seul, d’appartenir à une famille qui lutte, mais à armes inégales, pour survivre. Un journaliste a été enlevé, par des hommes armés, à l’entrée même de cette Maison de la presse, au nez et à la barbe - excusez l’expression - des deux ou trois policiers installés à l’intérieur de la loge du gardien. Mais, me direz-vous, que pourraient faire, de toute façon, deux policiers, très peu armés, contre une des¬ cente de terroristes munis de pistolets-mitrailleurs ? Pour nous, journalistes, cette absence de protection s’apparente à une invitation au meurtre de la part du pouvoir. Un pouvoir qui, d’un côté, se vante d’une pseudo-liberté de la presse algérienne, et s’en sert comme caution vis-à-vis des pays occidentaux, et qui,

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d’un autre côté, n’a qu’un souhait, celui de voir dispa¬ raître cette même presse, qui dérange tellement parce que insoumise. Six journaux, depuis ces trois dernières semaines, ont été suspendus de parution, dont le quotidien El Watan, déjà accusé d’atteinte à la sûreté de l’État. Cette fois, on s’est contenté de le suspendre sans avan¬ cer d’explication. Le ministre de la Communication nous considère comme des traîtres à la patrie. On vient même d’installer une commission de censure au niveau des imprimeries, qui évidemment appartiennent à l’État... Un régime autoritaire et majoritairement corrompu ne peut pas, nous sommes tous bien d’accord là-dessus, s’embarrasser d’une presse trop indépendante à son goût, ou même d’une presse publique qui fait ce qu’elle peut pour résister aux pressions et autres intimidations de la « hiérarchie ». Mon intervention pourrait appa¬ raître à certains comme une justification d’une nondénonciation des exactions commises sur le terrain par le pouvoir. Eh bien, tant pis pour ceux qui l’auront pris ainsi, puisque je suppose que pour rien au monde ceux qui prétendent nous apprendre notre métier n’accepte¬ raient, même pas pour un laps de temps très court, d’échanger leur confort contre notre enfer.

Des journalistes, il en est déjà tombé vingt-quatre. Vingt-quatre de mes confrères, collègues et amis ont été sacrifiés sur l’autel de la barbarie intégriste. Vingtquatre de mes confrères, collègues et amis ont été exé¬ cutés par des bouchers intégristes. Je ne les nommerai pas tous, parce que tous sont chers à mon cœur et puis... parce que je pense aussi à ceux qui sont encore vivants, sans l’être en réalité parce que traqués, persé¬ cutés!

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Ils n’ont plus de domicile fixe et ils ne savent plus ce qu’est une vie de famille! Ils ne savent plus ce que déjeuner ou dîner dans un restaurant veut dire. Ils ne savent plus quel goût a le café, dehors. Pourtant, ils ne vivent pas tout à fait dans la clan¬ destinité. Ils sortent, oui, ils sortent, pour que le jour¬ nal sorte, pour que l’émission se fasse, pour empêcher que l’un des derniers remparts contre le totalitarisme ne tombe ou ne soit pris d’assaut par le syndicat du crime. Ils sortent, oui, ils sortent, pour accompagner leurs confrères et amis disparus à jamais au cimetière. Et à propos de cimetière, savez-vous depuis combien de temps je n’ai pu aller me recueillir sur la tombe de mon père? Trois ans. C’est long, trois ans... mais les assassins vous attendent aussi au cimetière! Pour que personne n’oublie jamais les dizaines de milliers de victimes du terrorisme islamiste, les jour¬ nalistes sortent et racontent. Personne ne pourra dire demain « Je ne savais pas », parce que les journalistes qui n’ont pas cédé à la menace, à la terreur, sont là et se font l’écho de tout ce qui bouge ou refuse que cela ne bouge en Algérie. Braver le danger terroriste, résister à toutes les pres¬ sions que le pouvoir exerce sur nous sont des combats quotidiens, amers et douloureux, et à la fois passion¬ nants parce que fondamentaux. Un combat que nous ne sommes pas seuls à mener car, alors, comment oublier le courage, la détermination de ces dizaines de milliers de femmes accompagnées d’hommes, d’enfants et de vieillards, sortis un 22 mars à l’appel d’organisations féminines pour dire leur rejet de l’intégrisme, pour dire leur rejet du régime et leur refus de voir le pouvoir et les dirigeants intégristes pactiser sur leur dos?

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Je voudrais vous dire, mesdames et messieurs, qu'il est hors de question pour nous, journalistes algériens, de renoncer à un acquis chèrement payé. La liberté d’expression, nous la payons au prix du sang, quoti¬ diennement. La liberté de parole ne nous a pas été offerte. Nous l’avons arrachée. Ne doutez donc jamais que nous nous battrons pour la préserver. Ce que je dis là ne vise pas à vous culpabiliser. J’en appelle au contraire à votre solidarité, à votre soutien, à votre compréhension. Il est extrêmement difficile d’aller au travail le matin sans savoir si la mort ne vous guette pas sur le palier, ou au coin de la rue, si vous allez revoir vos parents, vos copains. Il est extrêmement pénible de tenir le coup après des nuits d’insomnie quand elles ne sont pas peuplées de cauchemars. Il est extrêmement dur de résister au risque de sombrer dans la folie. Nous ne disposons ni de voitures blindées ni de gilets pare-balles pour affronter le danger. Nos confrères étrangers qui ont tenté de le braver n’ont pas été épar¬ gnés. Elle est là, l’odieuse vérité que l’on tente, hélas! trop souvent d’occulter. Alors, comprenez-nous ! Aidez-nous à surmonter ce qui se passe enAlgérie et qui ne porte pas de nom. Ne nous jugez pas trop sévère¬ ment. La vie, enAlgérie, est déjà trop dure, à la limite du supportable. Dites-vous bien que rien ne pourra jamais, au grand jamais, justifier le sort qui est fait, aujourd’hui, à tout un peuple au nom duquel les égorgeurs et autres coupeurs de têtes prétendent se battre. Il vous semble parfois impossible, incroyable, que la terre ait pu accoucher de monstres sanguinaires à l’image de ceux qui s’adonnent à un véritable massacre dans mon pays, et que leurs chefs, en exil doré à l’étranger, se plaisent à décrire comme des moud¬ jahidine, des combattants pour la liberté. Mais de quelle liberté s’agit-il donc? Chaque jour qui passe est un jour volé à la sauvagerie d’assassins d’un autre

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J’ai déjà eu à le dire dans cetîe salle où j’interviens pour la seconde fois, et ailleurs, dans d’autres villes. Cela ne me gêne pas de le redire en ce lieu qui m’accueille avec autant de chaleur : j’ignore toujours, moi qui vous parle aujourd’hui, si demain je serai encore là pour témoigner. Alors, écoutez-moi, et faites passer le message... S’il vous plaît!

Pressions

Ce soir-là, le public lui avait fait un triomphe. C’était le 25 novembre 1994. La première fois qu’elle était entrée dans cette salle de la Mutualité, au mois d’avril de la même année, elle était dans le public. Elle avait renoncé à un concert du chanteur algérien Ferhat, qu’elle aimait pourtant beaucoup, même si elle ne comprenait rien au kabyle, pour assister à un rassem¬ blement sur la Bosnie. La deuxième fois, c’était pour y prendre la parole, le 15 octobre, quelques semaines avant le meeting en l’honneur de Taslima Nasreen. Le Mouvement pour la République, dirigé par le Dr Saïd Sadi et Khalida Messaoudi, qui en est la vice-présidente, l’avait invitée à venir témoigner des pressions et horreurs que subis¬ saient les gens de sa profession. Quatre mille personnes? Plus? Une salle comble en tout cas. On avait dû installer une sono dehors pour les centaines de personnes qui n’avaient pu entrer. Les lea¬ ders du Mouvement et autres intervenants avaient eu droit aux applaudissements et aux youyous. Nina, elle, les avait fait pleurer. Bien sûr, ils avaient chaleureusement applaudi, mais ils avaient pleuré leur pays. La majorité du public était composée d’émigrés. La nostalgie aidant, ils n’avaient pu retenir leurs larmes. Ils aimaient cette Algérie au bord du chaos parce qu’ils rêvaient tous d’y retourner

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un jour pour y vivre, pour y investir, pour y mourir... Mais mourir de vieillesse, et non de ce que Nina leur racontait.

La soirée du 25 novembre se révéla pleine de déconvenues. Un mois auparavant, on l’avait invitée à venir prendre la parole au côté de Taslima Nasreen, et Nina avait accepté. Mais le soir venu, les organisateurs semblaient avoir changé d’avis. André Glucksmann, membre du CRI, le Comité de réflexion et d’initiatives, qu’elle avait pourtant déjà rencontré, ne lui avait rien dit. Bernard-Henri Lévy lui présenta Gilles Herzog, l’organisateur de la soirée. Il était plutôt distrait, ce monsieur qui lui avait envoyé un fax en Algérie pour confirmer l’invitation du CRI et qui lui avait parlé si aimablement au téléphone. Elle l’avait rassuré. Elle ne revenait jamais sur un engagement. Le fax était donc inutile, lui avait-elle dit. Ce soir, il s’était contenté de lui demander de s’asseoir dans un coin. Il l’appellerait le moment venu. Nina, décontractée, s’installa au premier rang. C’est alors que Bernard-Henri Lévy vint la rejoindre pour lui assener une horreur : - Écoutez, moi je n’ai rien contre vous. Je regrette de n’avoir pas assisté à votre dernière intervention. On m’en a dit beaucoup de bien. Je n’ai donc aucun pré¬ jugé, mais figurez-vous que dès que nous avons rendu public le nom des intervenants, nous avons été assaillis de coups de fil vous concernant et affirmant que vous étiez un flic. - Quoi? Vous plaisantez. Dites-moi que vous plaisan¬ tez. - Non, je ne plaisante pas. Je parle sérieusement... - Attendez... Il est impossible qu’on vous ait dit ça. Ce n’est pas vrai!

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- Il y a même un membre du Comité qui menace de ne pas s’asseoir à la tribune si vous y êtes. Il refuse de prendre la parole au côté d’un flic. Le cœur de Nina bat très vite. Elle ne comprend rien. Le ciel vient de lui tomber sur la tête. On l’accuse d’être un agent du pouvoir. - Savez-vous que, jusqu’au moment où l’avion a décollé, j’ignorais si je n’étais pas interdite de sortie du territoire à cause d’une intervention que j’ai faite sur l’une de vos chaînes? Et on m’accuse d’être un flic... Qui prétend de telles grossièretés? - Je ne vous le dirai pas. Vous réglerez vos comptes lundi. - Lundi, je rentre en Algérie. - Alors, demain. Je suis désolé. Jacques Julliard, autre membre du CRI, les rejoint, très gêné, et lui demande de s’en tenir à un témoignage sur les journalistes algériens, sans s’attaquer à ses confrères français. « C’était donc ça... »

Nina est hors d’elle. « Comment osent-ils m’accuser d’être un flic, alors que mon père est mort sous la tor¬ ture parce que quelqu’un l’a vendu aux Français? » - Ne fais pas attention, lui dit André Glucksmann. On m’a déjà traité d’agent du Mossad, de la CIA, du KGB. C’est une pratique courante... Calme-toi... André est son allié. Elle le sait. Mais il ne réussit pas à apaiser sa douleur... - Te rends-tu compte de quoi on m’accuse? dit-elle la gorge nouée et le regard absent. Silence dans la salle... Taslima Nasreen vient d’arri¬ ver. Tout le monde se lève pour la saluer chaleureuse-

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ment. Elle est accompagnée de Jean Daniel, un journa¬ liste réputé être un proche de l’Algérie, et dont la rédaction du Soir a réclamé à Nina une interview sur la situation de la presse algérienne. Nina comptait bien, en fin de soirée, solliciter de lui l’entretien en question. Elle lui raconterait, à lui l’ami des Algériens, comment on l’avait traitée et il prendrait sa défense. Il se rangerait sans aucun doute à ses côtés, comme André... Deux minutes après avoir, difficilement, pu placer un mot, Jean Daniel quitta la tribune, furieux. Nina ne le vit même pas partir... Peu importait... elle l’appellerait au Nouvel Observateur, lui dirait combien elle était désolée, et lui demanderait quand même son interview.

Nina écoutait à peine les interventions. Elle se sentait trop mal pour maîtriser son attention. De temps en temps, un homme, posté en bas de la tribune, lui passait des petits mots. Des gens présents dans la salle lui demandaient de parler de telle ou telle chose. C’était émouvant. Elle ne savait pas d’où lui parvenaient les suggestions, mais ça lui rappelait les appels des audi¬ teurs, avant l’émission, qui lui proposaient des questions à poser aux invités. Nina souriait dans le vague, ne sachant pas à qui s’adresser, et faisait un signe de tête signifiant « d’accord, j’ai compris, ça sera fait ». La même compli¬ cité qu’elle avait toujours entretenue avec les auditeurs était là. C’était aussi une façon de lui dire leur confiance; mais eux la connaissaient. Ils partageaient les mêmes angoisses, adhéraient au même combat. Ils ne la soupçonnaient pas d’être vendue au pouvoir. Heureusement, et en dépit de l’heure tardive, le public ne quitta pas la salle comme l’espéraient peutêtre ces messieurs les organisateurs parisiens en parti-

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culier, qui furent contraints de donner enfin la parole à Nina. Le public commençait en effet à s’impatienter, voire à se poser des questions. Nina avait du mal à surmonter sa révolte. Elle parla néanmoins du sort des journalistes algériens. Quand elle prononça ses derniers mots, qu’on vient de lire, le public lui fit une ovation. Puis, André Glucksmann prit la parole. Il n’était pas algérien mais comprenait la détresse de Nina et des siens. Gilles Martinet la serra affectueusement dans ses bras. Ils s’étaient compris, eux aussi. Le reste semblait dérisoire.

Au pays des droits de l’homme, où l’on s’interdit de bâillonner les gens, on a tenté de lui ôter la parole. Le terme de « liberté d’expression » n’a décidément guère de sens. Ce n’est que le lendemain que Nina comprit ce qui s’était réellement passé durant les heures qui avaient précédé le meeting de solidarité avec Taslima Nasreen. André Glucksmann, qui était le seul à connaître Nina et qui s’en portait donc garant, avait subi les assauts des uns et des autres mais il était resté intransigeant dans sa défense de la journaliste. La gratitude de Nina s’en trouva décuplée. Elle serait éternellement reconnais¬ sante à ses amis de lui avoir ouvert leurs bras. Les intellectuels que Nina rencontre grâce à ces nou¬ veaux alliés n’ont que leur voix et leur plume. Ils n’ont ni les armes ni le pouvoir de décision, mais tous mènent le même combat. Ils lui donnent force, courage, et cré¬ dibilité. Ils élargissent son audience. Elle voit enfin le bout du tunnel. Et elle en a besoin, toujours davantage, et notamment après son passage au journal de France 2, le 1er novembre dernier. Nina s’était étonnée en direct que le président Zéroual n’ait pas démissionné alors

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qu’il reconnaissait l’échec du dialogue engagé par lui une année auparavant, quand il n’était que ministre de la Défense. Nina ne supporte pas le mépris dans lequel le nou¬ veau président tient les démocrates. Mais ses déclara¬ tions risquent de lui coûter cher. Seuls les islamistes sont en mesure de conclure une alliance avec Zéroual, et pourquoi pas, de voter pour lui aux futures présiden¬ tielles, le légitimant ainsi aux yeux du peuple. Il ne s’est même pas aperçu que ce peuple rejetait désormais avec la même détermination le pouvoir militaire en place, qu’il incarnait, et les islamistes, par haine des terro¬ ristes. Zéroual fait comme ses prédécesseurs. Il veut le changement dans la continuité. Après avoir goûté au pouvoir, il ne peut plus s’en passer. Du coup, l’État démocrate, s’il venait à disparaître, n’aurait été fait, malgré les apparences, que de luttes et d’intrigues de sérail dans lesquelles l’opposition islamoconservatrice se serait volontairement infiltrée, pour glaner des miettes de privilèges.

Nina allait rentrer de nouveau chez elle, dans son pays, quand elle apprit le nom du fameux membre du Comité de réflexion et d’initiatives qui avait menacé de se retirer si elle, « la flic », parlait. C’était Jean Daniel ! Elle revoit soudain le public sommant cet homme de se taire, et de sortir. On peut tromper facilement son monde mais pas un auditoire qui repousse de fait les manipulations souterraines, les accords secrets passés avec des intellectuels qui se veulent au-dessus de la mêlée mais qui, à l’occasion, ont pu être eux-mêmes abusés. Nina aurait-elle pu porter malheur? Descendante directe d’un marabout (saint), on lui a toujours prêté un

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pouvoir qui ne s’exerce jamais directement, volontaire¬ ment, consciemment. Depuis de longues années déjà, les vieilles de la famille en particulier lui ont confié qu’elle a hérité des qualités paranormales de son arrière-grand-père, dont le mausolée se trouve à Collo, une petite ville de l’Est, où les gens de la famille, ou plutôt de la tribu, se rendent régulièrement en pèleri¬ nage. Nina n’y est jamais allée, Sara non plus, ni sa mère, ni ses frères... Seule sa grande sœur, que la famille cré¬ dite des mêmes dons, connaît l’endroit. Nina a vu le mausolée en rêve. Zohra, à qui elle a raconté la nuit étrange qu’elle vient de passer, lui a répondu : - C’est ton ancêtre qui te réclame. Tu devrais aller te recueillir sur son tombeau. - Non, pas question. Ça me fait peur. C’était un saint homme, et moi... Il vaut mieux que chacun de nous reste là où il est. - De toute façon, ne t’inquiète pas. Il voulait juste te dire à travers ce rêve qu’il veillait sur toi. On a toujours dit d’elle qu’elle était née sous une bonne étoile et qu’elle portait chance aux gens qui l’approchaient. Mais elle portait aussi malheur à ceux qui lui faisaient du mal. Sara et sa mère le savaient. Elles avaient déjà observé le même phénomène à plu¬ sieurs reprises.

Elle est contente de rentrer en Algérie et de retrouver les siens. Huit jours d’absence, c’est trop long, malgré le danger qui la guette. Elle va devoir à nouveau raser les murs, se cacher, se déguiser. C’est une nouvelle obliga¬ tion qu’elle s’est créée. Il y a encore peu de temps, on ne pouvait l’identifier que par sa voix. Depuis son inter¬ vention d’octobre à la Mutualité, ce visage qu’on ne connaissait pas a été photographié. Ses ennemis ont

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désormais un autre point de repère : son aspect phy¬ sique. Ses proches ne veulent d’ailleurs plus qu’elle parle en public. Bien sûr, elle s’expose davantage. Elle en a conscience, mais refuse au fond d’elle-même de se sou¬ mettre, de céder à la terreur. Elle est déjà condamnée. Alors, un peu plus, un peu moins... Elle sait ses jours comptés, mais ne craint plus la mort, même si elle prend toutes ses précautions. Elle se jure que ces salauds d’assassins ne l’auront pas facilement. Elle hur¬ lera tellement que ses ravisseurs seront obligés de l’exé¬ cuter par balles pour s’en débarrasser au plus vite. Mais pourquoi pense-t-elle encore à la mort?... Ce qui l’a le plus effrayée, ce 15 octobre 1994, c’était de ne pas être à la hauteur. Les émigrés présents la connaissaient par ouï-dire. Ils attendaient d’elle qu’elle soit fidèle à sa réputation. Ils voulaient une espèce de Show débat en public, qui permettrait de constater si son courage ou son insolence ne s’étaient pas émoussés. Nina ne pense pas les avoir déçus. Elle estime que lorsqu’on choisit le métier qui est le sien, c’est avant tout pour servir les autres, pour les informer, pour res¬ ter à leur écoute. Les échos qu’elle reçoit de son travail sont plus que réconfortants, excepté les lettres de menaces et les coups de fils anonymes au milieu de la nuit. Personne ne parle. Nina n’entend qu’une respiration régulière à l’autre bout du fil. Il devient de plus en plus clair que l’on veut vérifier si elle est là. Alors, elle s’assoit dans son lit et attend qu’on vienne la chercher, jusqu’au petit jour. Ensuite elle se rendort. Elle a fini par ne plus dire allô systématiquement en décrochant. Elle attend qu’on lui parle, pour reconnaître la voix. Elle connaît toutes les voix de ses collaborateurs. Souvent elle fait répondre par quelqu’un d’autre.

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Parfois, dans la rue, elle enfonce la main dans son sac, pour faire croire qu’elle porte une arme. Elle ne la retire qu’une fois que la voiture a démarré. A qui croitelle faire peur? Les assassins se déplacent en bande. Ils tirent dans le dos, en traîtres, et la peur peut paralyser la plus méfiante des futures victimes!

Nina va rentrer chez elle avec un nouveau traite¬ ment. Elle a enfin sauté le pas et est allée consulter un psychiatre. - Vous êtes combative, s’est-elle entendu dire. Le traitement vous fera du bien et je serai là, ajouta le médecin d’une voix blanche, sans timbre, sans compas¬ sion. On a encore besoin de vous, là-bas. Il faut vous reprendre, et vite. Les causes comme la vôtre n’attendent pas. Toujours cette voix neutre, insensible en apparence, malgré les sanglots de Nina. Elle n’a pas pleuré depuis si longtemps. Elle a intériorisé la douleur à tel point que ses yeux restent secs lorsqu’on lui annonce l’assassinat d’un proche. Et là, chez ce psy, elle n’a même pas senti arriver les larmes... Elle ne mange plus et de nouveau ne dort plus. Elle a cru ses cauchemars disparus mais non, ils sont de nou¬ veau là. Quelques jours avant son voyage à Paris, elle a rêvé d’une ancienne rédactrice en chef de la radio. Elle ouvrait la porte du bureau où se trouvaient Nina et ses collègues, affublée d’un hidjab, l’air désolé. Nina avait vite compris qu’on l’avait contrainte à porter cette hor¬ rible tenue. Elle servait de paravent à une créature géante, recouverte de la tête aux pieds par une immense pièce de tissu rose pâle, une espèce de linceul sous lequel pointait une kalachnikov. - Je suis navrée, avait dit l’ancienne consoeur en fai¬ sant un signe. Le monstre allait tous les massacrer, se disait Nina.

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La suite, elle ne la connaît pas puisqu’elle s’est réveil¬ lée en sueur et ne s’est plus rendormie. Depuis ce jour, elle a cessé de s’alimenter, écœurée par les odeurs de cuisine. Ses jambes ne la portent plus. Son médecin, appelé à son secours, constate une sérieuse dépression. Sa tension a chuté, ses yeux sont sombres. Les cernes lui mangent le visage. - J’abandonne. Je n’en peux plus. Je veux dormir. Donnez-moi quelque chose pour dormir. Je vais mourir, alors je veux dormir... Je suis fatiguée, il faut que je dorme. Je ne tiens plus debout... Je n’ai plus envie de rien. Je veux juste dormir. Quelques jours après, à Paris, un ami, affolé par l’état de délabrement dans lequel Nina se trouve, et notamment ses troubles de mémoire, s’empresse de la confier à un psychiatre réputé. Le soir même, elle ren¬ contre cet homme. Depuis cette date, elle le consulte même à partir d’Alger, par téléphone.

A la Maison de la presse

Quelques mois auparavant, on avait voulu commémo¬ rer le deuxième anniversaire de la mort de Mohammed Boudiaf, cet homme qui avait su redonner tellement d’espoir. Le pouvoir avait gardé le silence... Un silence coupable... Les démocrates, eux, voulurent saluer haut et fort sa mémoire, et le payèrent de leur sang. Ils défi¬ lèrent dans les rues, une bombe explosa sur leur pas¬ sage. Le 29 juin ne serait plus seulement lié au premier assassinat de Boudiaf mais aussi au second attentat. La marche organisée par le Mouvement pour la Répu¬ blique ne s’était pas dispersée comme l’avaient espéré les poseurs de bombes. Les manifestants avaient pour¬ suivi leur parcours, tee-shirts et banderoles trempés de sang, en criant «Pouvoir, assassin!». Les leaders furent mis à l’abri des tueurs et Khalida Messaoudi, blessée à la jambe, fut vite transportée à l’hôpital. Il lui faudra deux mois pour recouvrer l’usage de sa jambe. Ce soir-là, au journal de 20 heures de France 2, l’envoyée spéciale, Véronique Taveau, avait fait son envoi en direct avec un éclat dans la jambe. Toute l’équipe qui l’accompagnait avait été blessée dans l’attentat; malgré cela, le caméraman avait continué à filmer. C’était grâce à lui qu’en Algérie on avait eu une

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idée aussi nette des événements. La télé algérienne, comme avertie qu’il allait se passer quelque chose, était restée en retrait. Elle avait filmé de loin et montré, dans un but bien précis, des images de groupes épars qui semblaient errer. Nina était là, ses confrères aussi. Ils avaient vu et personne ne pouvait les tromper. Ils étaient entre quinze et vingt mille ceux qui avaient poursuivi le trajet jusqu’au siège de l’Observatoire des droits de l’homme. Bien sûr, il y avait eu un moment de panique après l’explosion, mais rien n’avait réussi à ébranler la volonté des marcheurs en colère. Les démocrates faisaient peur. Qui les craignait le plus, le pouvoir ou les intégristes? Et si, en réalité, les deux ne faisaient qu’un?

Nina est rentrée chez elle, dans sa patrie. Le lendemain de son retour, elle apprend que cinq personnes ont été décapitées dans la nuit, à Boufarik, une ville à quarante kilomètres à l’ouest d’Alger. Parmi les personnes assassinées, on compte deux journalistes. Au journal télévisé du soir, on montre les cinq victimes, la tête recollée au corps, en gros plan. Nina court vomir. Quelques heures après, on lui annonce calmement une autre mauvaise nouvelle. - Saïd Mekbel vient d’être abattu. Je ne sais pas encore dans quel hôpital on l’a transporté. Il faut appe¬ ler son journal. Le plus grand billettiste algérien, directeur du Matin, a reçu deux balles tirées à bout portant. Tout le monde va se mettre en grève dès le lendemain, mais en atten¬ dant, il faut courir aux nouvelles de l’ami de tous. D’abord au Matin, puis à l’hôpital de Kouba où il a été transporté dans un premier temps, enfin à celui, mili¬ taire, d’Aïn Naadja, où les confrères, en grand nombre, ont réussi à passer un premier barrage.

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- Pas question d’aller plus loin, leur a-t-on déclaré fermement. Il est en réanimation. - N’insistez pas, a glissé un autre soldat. Si vous vou¬ lez mon avis, il est cliniquement mort. Un photographe, rencontré sur les lieux, achève de les décourager. Il tenait à la main, à moitié fou de dou¬ leur, son propre tee-shirt retiré parce que trempé de sang. Il y avait des bouts de cervelle partout. - C’est comme ça que j’ai compris que c’était foutu, dit-il. - Il a raison, reprend un officier. Rentrez chez vous. Ça ne sert à rien d’attendre ici. Les médecins sont autour de lui. On ne peut pas les déranger. Le lendemain, le décès est annoncé officiellement. Le deuil est général. Nina et ses collègues ont le visage gonflé par les larmes. Saïd, leur ami, est mort.

Un jour de septembre 1993, Saïd était passé la voir au journal, comme il le faisait de temps à autre. Assis, le dos légèrement voûté, les mains jointes entre ses jambes étroitement serrées l’une contre l’autre, il lui avait confié : - J’en ai marre. Je ne dors pas. Je passe mes nuits à les attendre, et le matin, je suis obligé d’aller au jour¬ nal... C’est l’enfer... Un gros soupir avait suivi ces confidences, qu’il s’interdisait de faire à ses confrères dont il se sentait responsable, et qu’il craignait de voir s’effondrer. C’était déjà tellement difficile d’entretenir une atmo¬ sphère sereine dans les rédactions où, chaque jour, un membre du personnel technique ou un journaliste cra¬ quait ! Nina réfléchit très vite. Saïd était à bout de forces. Il fallait réagir, et d’urgence. - J’ai une idée. Je n’habite plus chez moi depuis des mois parce qu’on m’y attendait. J’y ai installé un couple

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pour ne pas que l’appartement reste vide. Je vais lui demander de le quitter dès aujourd’hui. Demain, tu auras les clefs. Tu verras, c’est très confortable. Il fau¬ dra juste que tu changes de look pour ne pas te faire repérer. Le lendemain, Mekbel était venu chercher les clefs. Il était resté là six ou sept mois. En rentrant, il pla¬ quait ses cheveux au gel, en arrière, retirait ses lunettes et couvrait sa tête d’une casquette de marin pêcheur. Une fois, il dut s’absenter durant quatre jours. L’appartement fut cambriolé. Saïd et Nina remplirent la déposition au commissariat. Sur le chemin du retour, ils rencontrèrent une voisine. - Vous êtes Saïd Mekbel? Je commence toujours par lire vos billets en page 24. - Tu as compris, cette fois? Tu es repéré, lui fit constater Nina. Plus question de venir ici. Il faut que tu trouves autre chose. Je ne veux pas avoir ta mort sur la conscience. Saïd était convaincu que les cambrioleurs étaient des terroristes, puisqu’ils avaient retourné le verset cora¬ nique accroché traditionnellement à l’entrée, pour pou¬ voir commettre leur méfait. - C’est typique des intégristes, avait-il affirmé. Une année après, la police n’avait toujours pas rendu compte des résultats de son enquête. Elle avait pourtant relevé pas mal d’empreintes sur les lieux... Maintenant, Saïd était mort... En juin 1992, il avait consacré un billet à Nina, alors opposée au ministre de l’Éducation :

On rassure ici ceux dont le cœur bat fort pour Ali Ben Mohammed, notre bon ministre de l’Éducation, qui a une affaire d’honneur sur les bras. Non, pas celle

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des fuites du bac. Celle qui l’oppose à [Nina], la pro¬ ductrice de la chaîne III, cette grosse menteuse qui, dans une de ses émissions, a raconté que notre si bon ministre a l’un de ses enfants scolarisé à Strasbourg, en France. C’est bien entendu faux, archi-faux, et voilà comment notre excellent ministre compte répliquer: par cette rigoureuse démonstration mathématique qui, servie en direct, au micro, va à coup sûr terrasser l’imprudente journaliste : - Madame..., vous prétendez que l’un de mes enfants est scolarisé à Strasbourg. Je m’en vais vous démontrer que c’est faux : mon enfant est-il scolarisé à Tissemsilt? Répondez oui, madame! Vous me répon¬ dez non. Est-il scolarisé à Rouina, Wilaya de Chlef? Non plus. Alors, à Toudja, dans la Soummam? Encore non. Alors, c’est qu’il est scolarisé à Rouffi, dans les Aurès? Même pas. Peut-être qu’il est scolarisé à Ksar Chellala? Non. Mais dans ce cas, ma chère madame de la chaîne III, de Show débat, si mon enfant n’est pas scolarisé à Tissemsilt, ni à Rouina, ni à Toudja, ni à Rouffi, ni à Ksar Chellala, c’est qu’il doit être obliga¬ toirement scolarisé ailleurs, n’est-ce pas? Et s’il est obligatoirement scolarisé ailleurs, madame, c’est bien qu’il ne peut pas être scolarisé à Strasbourg. Imparable! Et voilà, chers amis, comment notre bon et excellent Ali Ben Mohammed va vous aplatir la pauvre petite [Nina]. Entre nous, elle aurait été mieux inspirée d’affirmer au micro qu’Ali Ben Mohammed n’était pas notre ministre de l’Éducation. Il aurait eu peut-être plus de difficultés à démontrer le contraire. C’était signé Saïd Mekbel, comme tous les billets qu’il rédigeait quotidiennement. Nina et Saïd avaient fait connaissance quelques heures après.

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Pauvre Saïd! Les éditeurs ont affrété un avion spé¬ cial pour permettre aux journalistes d’assister aux obsèques, à Bougie. La veille, son cercueil avait été exposé à la Maison de la presse, et ses amis lui avaient fait un dernier adieu. Assis dans un bureau contigu à la salle où est déposé le corps, Nina et un confrère discutent avec d’anciens ministres, qui ont été des amis du défunt. L’émotion est à son comble. Et la peur. Des tireurs d’élite ont été pla¬ cés sur les toits. Lorsque le Premier ministre Mokdad Sifi et sa suite pénètrent dans le bureau, Nina et son compagnon se lèvent et sortent. Il n’est pas question pour eux de respi¬ rer le même air que cet homme. Ils retournent dans la cour rejoindre le reste de la profession. Dès que le chef du gouvernement quitte les lieux, tous les agents des services de sécurité partent à leur tour. La Maison de la presse est de nouveau aban¬ donnée à tous les dangers. Le 3 décembre 1994, Saïd s’en est allé rejoindre le président Boudiaf et tous ceux qui ont été assassinés avant lui. Nina est convaincue qu’ils se trouvent ensemble, quelque part dans l’au-delà. Un monde qu’elle se prépare à rejoindre à tout moment.

Sur les pas du président

Boudiaf, l’incorruptible, imperméable à toutes les manipulations, parce que désintéressé, avait été assas¬ siné à Annaba le 29 juin 1992, alors qu’il commençait à redonner le goût de vivre aux Algériens. Il s’était écroulé pendant qu’il prononçait un discours, à la fois de programme et d’adieu. Personne ne doutait plus désormais de sa sincérité. Le symbole de l’honnêteté avait été enterré dans une atmosphère lourde de désespoir et d’incertitude. Les plus réticents venaient à peine de rejoindre les rangs de cette majorité, très vite gagnée à la franchise, au ton tranchant, aux rêves et convictions du président. Selon lui, le jeu démocratique avait été faussé dès le départ. Jamais cette vérité assenée juste avant sa mort n’avait paru d’une telle actualité qu’aujourd’hui, où tous les coups semblaient permis, soit pour se maintenir au pou¬ voir, soit pour y accéder. Le projet de société au nom duquel Mohamed Bou¬ diaf avait été froidement éliminé avait immédiatement été jeté aux oubliettes. Le président tenait sa force des couches sociales appauvries par la corruption et ses effets dévastateurs. Il la tenait aussi de tous ces jeunes cadres et autres compétences marginalisées. Aucun baron de la politique ou du pouvoir n’était touché par les terroristes. C’en était troublant. Ceux qui conti¬ nuaient à gérer l’Algérie comme leur « chose », leur

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« propriété privée », préparaient au pays un sort plus dramatique encore.

Désigné pour succéder à Boudiaf à la tête du Haut Comité d’État, la direction collégiale mise en place dès la démission de Chadli, Ali Kafi commença par tenir le même langage porteur. Il n’avait, pourtant, ni le cha¬ risme ni même le caractère frondeur et imposant du premier. Certes, lui aussi avait fait la guerre, et défendu plus tard les intérêts de l’ONM, l’Organisation nationale des moudjahidine. Mais quel crédit accorder à cette organisation si elle n’avait même pas été capable de dénoncer et de faire traduire en justice les nombreux usurpateurs infiltrés dans les appareils de l’État? Ali Kafi, aussitôt intronisé, prononça un discours dans lequel il réaffirmait que « l’autorité de l’État sera rétablie quels qu’en soient les sacrifices ». Ce qu’il oubliait de dire, alors, c’était que seuls les innocents auraient à payer le prix fort pour une autorité qui, un an et demi après, était encore loin d’être rétablie. Ben Bella et Aït Ahmed, craignant pour leur vie, s’enfuirent à l’étranger. Aussitôt à l’abri, le leader du Front des forces socialistes déclarait dans un entretien accordé au quotidien français Le Monde que « l’armée était responsable des désastres qu’a connus l’Algérie ». Il n’était pas le seul à le dire, mais il était le seul à ne pas être poursuivi pour atteinte à corps constitué. Pendant ce temps, le HCE, qui déclarait que sa seule tâche était de surmonter la crise et de rétablir l’auto¬ rité, plaçait à la tête du gouvernement celui que l’on appelait à tort ou par méconnaissance « le père de l’industrie », et nommait son prédécesseur ambassadeur à Paris, en remerciement des « bons et loyaux services » rendus à la nation. Belaïd Abdesselem avait carte blanche pour redres¬ ser l’économie, mais il oublia vite les raisons de sa nomi-

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nation et se lança à corps perdu dans la politique, plus rentable croyait-il alors. L’attentat de l’aéroport, qui fit de nombreux morts et blessés, le conforta dans ses des¬ seins. Il put ainsi pointer le doigt sur tout ce qui bou¬ geait, parlait, protestait ou allait à l’encontre de ses décisions. Le ministre de la Justice, Mahi Bahi, en fit les frais, à l’instar des journalistes, sous l’œil indifférent du HCE (à l’exception de deux de ses membres, Redha Malek et Ali Haroun), trop heureux de se voir, enfin, déchargé de la sale besogne. Le flambeau que l’on promettait de remettre à la jeu¬ nesse était confié à un sexagénaire pousse-au-crime, déterminé à nettoyer le terrain. Le digne héritier du FLN prétendait voir juste et guérirait donc l’Algérie de « tous ses maux » - autrement dit des démocrates.

Le RPN (Rassemblement patriotique national) fut créé et, alors qu’il avait été voulu, par Mohamed Boudiaf, indépendant de toute influence politique, Ali Kafi, qui ne l’entendait pas de la même oreille, l’orienta vers un autre objectif. Il voulait ratisser large et parlait de réconciliation nationale. La mémoire du défunt président était peut-être savamment exploitée, mais il restait, malgré tout, beau¬ coup à faire pour vaincre les mécanismes de défense développés par les Algériens. Le pot aux roses fut vite découvert. Le RPN n’était indépendant en rien. Son comité de parrainage n’avait pas été élu, comme prévu, mais désigné par le pouvoir, et il travaillait ouvertement pour son compte. A défaut de récupérer une base sociale marquée par le passage de Boudiaf et par une haine sans pareil du pouvoir en place, on s’était acharné, en vain, à casser tout ce qui risquait d’entretenir une image trop dange¬ reuse pour quelques-uns des locataires de la présidence.

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Même mort, et même si son portrait avait disparu, à tort, des salons d’honneur des aéroports, des ambas¬ sades et autres ministères, Boudiaf dérangeait encore. Les discours contradictoires se succédaient. Ali Kafi ne craignait pas de parler différemment au peuple et à ses amis de l’ONM. Il proposait en somme un discours à la carte, et abandonna très vite son engagement à poursuivre la tâche entamée par le martyr de la démo¬ cratie. En clair, l’ombre de Boudiaf perturbait la pêche aux voix, et il arrivait même à certains d’oublier dans leurs rêves les plus insensés qu’une nation n’accouchait, hélas! d’un homme de la trempe du président défunt qu’une fois par siècle, quand elle en avait la chance. La commission chargée d’éclairer l’opinion sur l’assassinat de son président s’éclipsa sans donner de résultat. N’était-ce pas, ainsi, discrète, qu’on la voulait? Le terrorisme s’était déjà taillé une place de choix dans la vie quotidienne. La violence s’intensifiait, les morts se multipliaient, et Ali Kafi renouvelait son engage¬ ment, pour le premier anniversaire du HCE, c’est-à-dire le 16 janvier 1993, de bâtir un État républicain, moderne, fort et stable, d’éradiquer le terrorisme, de construire une démocratie véritable, de relancer l’éco¬ nomie, et enfin d’intensifier la lutte contre les fléaux sociaux. Mais ce n’était évidemment qu’un discours destiné à célébrer une année de gestion immobile, en l’absence du principal chef de file sacrifié. Le discours rassurait pourtant certains, puisqu’on commençait à peine à se douter de tout ce qui se passait en coulisses.

De son côté, Belaïd Abdesselem se faisait de plus en plus menaçant. Le Conseil consultatif national, mis en place par Boudiaf, était mis à l’écart par ses soins. Le nouveau chef du gouvernement préférait légiférer à sa

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guise et s’adressa dès lors directement à l’instance collé¬ giale, le HCE, pour faire adopter ses décisions - ce qu’on lui concéda volontiers. Abdesselem inquiétait sérieusement les démocrates à cause de son comportement de petit dictateur. Il avait, depuis longtemps déjà, choisi son camp, celui des terro¬ ristes, transformés par lui en « bandits » qu’il prétendait récupérables. Pour lui, les terroristes n’étaient autres que cette minorité qui ne cessait de lui saboter le tra¬ vail, et ces cadres de haut rang qui complotaient dans son dos pour prendre sa place. La base électorale, parce qu’il lui en fallait une pour s’enraciner, il irait donc la chercher dans les trois millions de voix du FIS, lui qui en avait obtenu si peu lors des élections législatives. Pour les besoins de sa campagne, Abdesselem n’hésita pas à désigner à la violence terroriste ceux qu’il traitait avec mépris de « minorité microbienne ». Comme pour lui faire écho, les groupes armés s’en pre¬ naient aussitôt aux commis de l’État, réputés pour leur intégrité et leur engagement désintéressé au service de leur pays. Un nouveau profil de victimes était introduit par les discours haineux d’un Premier ministre qui continuait, malgré les dénonciations, à courtiser les islamistes, et qui ne se gênait même plus pour les contacter. Pour ne pas être en reste, Ali Kafi réduisait peu à peu la vigueur de ses attaques à l’encontre des intégristes, avant d’abandonner totalement l’obligation faite aux partis politiques de condamner le terrorisme pour pou¬ voir participer au dialogue. Durant cet été 1993, le HCE se trouva enfin quelque chose à faire pour redorer son blason et justifier l’agita¬ tion de quelques-uns de ses membres, lancés dans une campagne pour la prolongation de leur mandat. Dans des cercles plus ou moins fermés, Ali Kafi, par exemple, faisait de plus en plus allusion à la nécessité

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de rester en place « par devoir national ». Un travail entamé dans l’ombre depuis quelques mois était, disait-on, près d’aboutir.

Abdesselem, qui était également de la compétition, n’était pas un adversaire de taille. On allait vite exploi¬ ter le rejet du chef du gouvernement par la société civile et les partenaires étrangers pour justifier son départ et l’écarter, du même coup, de la course au pou¬ voir. Mais cela n’allait pas servir à grand-chose. Le HCE était, hélas pour lui, au plus bas de sa popularité. Le dialogue national qu’il avait initié tournait court, et il fallait d’urgence trouver une issue honorable à toute cette comédie. Le même HCE, à la fois juge et partie, était du coup conscient qu’il ne pouvait plus continuer ainsi. Alors que la fin de son mandat était proche, on pensait qu’il fallait adopter, et vite, une tac¬ tique plus porteuse. En d’autres termes, si une CDN (Commission du dia¬ logue national), censée travailler en toute indépen¬ dance, venait à échouer, elle serait, se disait-on, seule à en porter la responsabilité. Seulement voilà, la CDN en question, instrumentalisée dès sa création, se laissait dicter sa conduite et oubliait vite les objectifs énoncés. Composée de hauts généraux et de civils, elle se lançait, sous prétexte de rencontres multiples, à l’assaut de la mouvance islamiste. Mieux, elle ne tarda pas à lui dérouler le tapis rouge. Le plan de réhabilitation du FIS dissous était chau¬ dement applaudi par les « réconciliateurs », qui y voyaient une légitimation, une reconnaissance officielle de leurs revendications. En fait de consensus national, on ne parlait plus que de moyens à mettre en oeuvre pour amener les islamistes à la table des négociations. Les paris étaient lancés et c’était à celui qui réussirait

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le premier à amadouer les ennemis d’hier. La télévision d’État n’avait-elle pas diffusé un appel de la CDN au FïS pour prouver sa bonne foi? Les démocrates étaient fustigés et honteusement accusés par un général major de se planquer derrière l’armée. Autrement dit, encore une fois, ils étaient poin¬ tés du doigt. Comme il fallait, à chaque situation, un responsable, les démocrates constituèrent le coupable parfait. Il valait mieux, en effet, se mettre à dos des démocrates désorganisés, qui allaient tout juste grincer des dents, que tous les réconciliateurs réunis. Ces derniers, pour gagner du temps et retarder donc la transition dont ils ignoraient de quoi elle serait faite, avaient renoncé depuis quelques mois à leurs revendica¬ tions débridées, mais tout de même spécifiques, pour se ranger derrière les intégristes. Les réconciliateurs savaient bien que l’Algérie ne serait jamais un État théocratique, mais ils savaient, aussi et surtout, que cette carte qu’ils jouaient leur était favorable dès lors qu’elle fragilisait, chaque jour davantage, l’image d’un HCE déjà ternie par tous ses louvoiements précédents. Quand le FLN demandait au HCE de rester en place jusqu’aux présidentielles, il ne le faisait pas pour ses beaux yeux, mais bel et bien dans l’espoir de lui faire porter le chapeau de la faillite du système. Le déplace¬ ment des responsabilités de la gestion anarchique du pays durant trente ans vers le HCE faisait partie des calculs obscurs du FLN. L’ex-parti unique espérait se refaire une virginité capable de le reconduire au pou¬ voir. Et il n’avait pas fini de s’agiter dans ce sens.

La CDN, investie de la grande mission de réunifica¬ tion, conseilla au FIS de revenir sur la scène sous une autre appellation. Elle lui indiqua par la même occasion le moyen le plus efficace pour contourner la loi. Elle

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pensait ainsi réussir à marquer son passage et ne déses¬ pérait pas d’obtenir gain de cause. Pour cela, il fallait juste lui accorder un mois supplémentaire. Le mois en question tirait à sa fin et la Commission allait sortir bon gré mal gré par la petite porte, pour s’être montrée trop gourmande, et pour avoir surestimé ses propres capacités. Quels que soient ses résultats à l’issue de la conférence nationale qui allait consacrer ses travaux, ils resteraient malgré tout en deçà de l’espoir général. Le FLN, le FFS et les autres préten¬ dants au trône, allaient-ils de nouveau être contraints à attendre que de nouvelles instructions leurs soient dic¬ tées par les véritables maîtres du jeu - les islamistes du FIS? Quant au HCE, que l’on s’était engagé à faire partir le 31 janvier 1994 au plus tard, il avait fini par accepter de ne pas refaire surface, y compris sous une autre appellation. Étrange itinéraire pour cette instance suprême, que seul le défunt Boudiaf avait su diriger fer¬ mement. Le HCE, qui lui avait succédé, avait-il besoin de verser dans la démagogie et les discours à la carte? Il n’avait même pas honoré son premier engagement, celui de faire la lumière sur l’assassinat de son premier dirigeant. Avait-il eu seulement besoin d’en faire le ser¬ ment devant des millions d’Algériens?

Magouilles et lâchetés

Comment décrire le plaisir que Nina éprouve à s’affaler dans ce café parisien? Elle attend un homme politique important, qu’elle doit interviewer. En avance de trois bons quarts d’heure, elle se laisse aller à rêver, protégée par l’anonymat le plus absolu. Elle songe à d’autres hommes plus proches et s’abîme dans ses fan¬ tasmes. De temps en temps, elle tente de reprendre ses esprits, mais en vain. Elle revient sans cesse à ces hommes qui l’attirent. L’un, qu’elle va voir le soir même, et l’autre, avec qui Nina n’a partagé jusque-là que des idées, des affinités, qu’elle vit presque comme un prélude amoureux. Du coup, cette personne hante ses pensées. Pour y échapper, elle recommande à boire au garçon : une façon comme une autre de retomber dans la réalité. La réalité, en fait, consiste à se dire : - Mais... Est-ce que je le reverrai? Et si je le revois, puisque c’est prévu, comment cela va-t-il se passer? Mais l’homme politique que Nina attend vient d’arri¬ ver, rompant le charme. Elle ne pouvait plus se permettre ces échappatoires à Alger, hélas! Alger où il fut un temps, pourtant, Nina préparait l’introduction à une émission qu’elle produi¬ sait sur la littérature féminine dans le monde, attablée dans un café grouillant de monde. C’était, pour elle,

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une façon comme une autre de se sentir seule au milieu d’une foule de clients. Aujourd’hui, les choses ont bien changé, et l’Algérie ressemble davantage à un bateau prêt à prendre l’eau de toutes parts. Le terrorisme acharné à éliminer les petites gens ne permet plus ce genre de plaisirs. A situation exceptionnelle, comportement exception¬ nel. Il a fallu beaucoup trop de morts et de blessés inno¬ cents pour que l’État se décide enfin à trancher par la force et la loi. Jusqu’à récemment, l’Algérie avait vécu sous un état d’urgence qui n’en était pas un. En dehors des forces de sécurité, directement impliquées dans la lutte pour la restauration de l’autorité et de l’État de droit, personne dans les cercles du pouvoir ne se sentait réellement concerné par ce que la société subissait comme agres¬ sions. Le crime et les assassinats étaient en passe de se banaliser sous les regards indifférents ou effrayés d’une population dont on ne sollicitait presque jamais l’avis. Le doute s’était emparé du citoyen, à qui on avait trop de fois raconté que la violence était due à un règle¬ ment de comptes au sein du pouvoir. Ainsi, le terro¬ risme n’en était plus un, et les meurtres de policiers et de gendarmes n’étaient plus le fait d’intégristes décidés à prendre le pouvoir par la force. Tout n’était plus que mensonges et grossière comédie, à en croire les thèses développées par l’homme de la rue. Ceux qui avaient volontairement entretenu la confu¬ sion sur ce qu’ils désignaient comme « le terrorisme d’État », ceux qui excusaient les assassinats de policiers et les expliquaient comme la réponse de citoyens algé¬ riens à leur mise à l’écart, se devaient pourtant de réflé¬ chir, et sérieusement, avant de partir en guerre encore une fois contre tout un peuple qui réclamait justice. Les révélations faites à la suite de l’attentat de l’aéro¬ port d’Alger, pendant les semaines qui suivirent l’enter-

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rement de Boudiaf, avec tous les détails avancés par les commanditaires arrêtés du carnage, avaient définitive¬ ment levé le doute sur la responsabilité du FIS dissous et sur ses visées criminelles. Du coup, certains états-majors politiques, prompts à réagir dès qu’il s’agissait pour eux d’expliquer l’origine du terrorisme, de faire l’apologie de l’intégrisme et donc de le légitimer, quand ce n’était pas pour défendre leurs propres intérêts matériels, étaient curieusement restés sans voix. Ils attendent pour voir, pensaient les uns, pendant que les autres se déclaraient révoltés par leur mutisme. On avait tenté de convaincre la société civile de l’idée selon laquelle le terrorisme puisait sa raison d’être dans la misère et la marginalisation ! En quoi un licencié en sciences politiques, chef de cabinet du leader d’un parti dit « majoritaire », financé à coup de centaines de mil¬ liers de dollars, dont il se servait notamment pour ache¬ ter la participation d’adolescents à un meeting et à des manifestations, quand ce n’était pas pour transporter des bombes, était-il à plaindre? En quoi un directeur de collège d’enseignement moyen était-il misérable ou mis à l’écart? En quoi un commandant de bord, formé à coups de millions par l’État, qui percevait l’un des salaires les plus élevés en Algérie après celui d’un ministre, était-il lésé? Toutes ces questions étaient posées à ceux qui s’acharnaient à accréditer la thèse selon laquelle terro¬ risme et pauvreté allaient de pair. Tous les démunis n’étaient pas des meurtriers programmés, même si l’on tentait régulièrement de s’en servir pour l’exécution de basses besognes, ou comme chair à canon.

L’expérience des pays occidentaux en matière de lutte antiterroriste avait déjà démontré que ce n’était

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pas les plus défavorisés qui étaient toujours les plus faciles à recruter, même si la tentation pouvait appa¬ raître plus forte dans ce milieu. Pourquoi la situation aurait-elle été différente en Algérie? Les aveux télé¬ visés des criminels, tous ces noms de complices révélés avec l’aplomb que l’on connaissait aux penseurs du crime organisé, démontraient encore une fois, avec la prise d’otages du 24 décembre 1994 et les assassinats gratuits d’innocents, l’absence de scrupules chez ceux qui, sous prétexte de moraliser la société, n’hésitaient pas à la détruire en retournant contre elle ses propres enfants. La société aura fini, après tous ces assassinats aveugles, par comprendre. Les réactions de citoyens, recueillis ici et là, en disaient long sur le ras-le-bol de cette population, prise en sandwich entre un pouvoir répressif et brutal, et des terroristes qui faisaient encore pire sans jamais s’en prendre à ceux censés les avoir frustrés d’une victoire électorale. Une population dont on avait vainement tenté d’acheter le silence de part et d’autre. Et pourtant! Même si la condamnation était unanime, il resterait à cette même société, encore trau¬ matisée par cette escalade dans l’horreur, à récupérer ceux de ses enfants acquis à la cause par des cheiks pré¬ dicateurs, en mal de pouvoir. Il resterait évidemment les irréductibles, fanatisés ou non, parce que le terro¬ risme n’était pas seulement une affaire « d’État isla¬ mique ». Ceux-là avaient déjà tellement de sang sur les mains qu’ils choisiraient forcément d’aller jusqu’au bout de leur logique : le pouvoir par les armes ou la mort.

A la fin 1993, la dégradation de la situation avait atteint un tel degré que les partenaires étrangers pliaient bagage. Ils avaient attendu, y avaient même

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cru, puis ils avaient fini par perdre confiance. Ils pre¬ naient très au sérieux les menaces du GIA, le Groupe islamique armé, qui avait prouvé pour sa part qu’il ne plaisantait pas. Le but des groupes terroristes était de vider le pays. Si celui de la politique politicienne, pratiquée à l’excès par les hauts responsables algériens, était de précipiter les choses, c’était gagné ! Pendant que les étrangers par¬ laient de « climat de terreur », il ne se passait pas un jour sans que des intellectuels, journalistes, hommes de science ou simples citoyens ne fuient le pays à la recherche d’espaces plus propices à leur respectabilité, leur épanouissement ou leur seul droit de vivre. Ils s’en allaient généralement sans regrets parce qu’ils refu¬ saient, disaient-ils, de cautionner, par le sang, les tracta¬ tions malsaines qui s’opéraient dans leur dos ou au prix de leur vie. Qui pouvait alors leur jeter la pierre, dans un pays où le personnel politique, toujours le même, avait longtemps prétendu surmonter la crise sans jamais réussir le minimum requis? Pour donner l’illusion d’un changement, alors qu’aux leviers de commandes tout restait en l’état, on consommait jusqu’à l’indigestion des chefs de gouvernement, puisés pourtant dans le même sérail. Le changement dans la continuité venait, quant à lui, de s’illustrer, encore une fois, par l’annonce d’une pro¬ bable reconduction du HCE dans ses fonctions pour « un mois ». La Commission du dialogue national, dont la mission devait s’achever en même temps que celle du HCE, était à l’origine de cette énigmatique proposition. Aurait-elle pour autant assez d’un mois pour mener à bien son travail? Il était évident que non, et tout le monde s’accordait à dire qu’elle s’était totalement écar¬ tée de ses objectifs de réunification. La CDN avait, en outre, perdu trop de temps à se fourvoyer dans une mission qui n’était pas la sienne, à

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savoir celle de réinjecter les intégristes, forts de leurs groupes armés, dans les institutions de l’État, pour un éventuel partage du gâteau, et celle de conforter le pou¬ voir dans ses desseins. L’armée, quant à elle, ne s’en mêlerait pas. C’était le général major Touati, dont on ignorait, puisqu’il en fai¬ sait partie, s’il parlait au nom de cette même CDN « indépendante », en son nom propre ou au nom du ministre de la Défense nationale. En tout état de cause, la CDN devrait, qu’elle le veuille ou non, faire un jour la lumière sur le rôle joué par elle en ces derniers mois de 1993. Elle devrait certainement dire par exemple si elle avait travaillé, comme on le prétendait en haut lieu, en toute liberté, mais aussi éclairer l’opinion sur le pou¬ voir dont elle était investie pour se permettre de deman¬ der la prolongation du mandat d’un HCE, qui s’était usé durant un an et demi à travailler à sa propre succes¬ sion. Les sombres pronostics établis au sujet de l’Algérie n’étaient pas mal fondés, quoi qu’en disent les partisans d’alliances contre nature. Les observateurs avertis s’étaient basés sur les attitudes du HCE et des partis islamo-conservateurs pour en tirer les conclusions qui s’imposaient.

Le responsable politique est parti depuis une demiheure, même plus. Nina, restée sur place pour ranger ses affaires après l’interview, n’a pas pu retrouver le cours de ses rêves. Elle ne bouge pourtant pas de sa chaise, et pendant qu’elle se recommande un verre, revient sur ce fameux dialogue...

De tous les débats suscités par celui-ci, depuis le dia¬ logue initié par le HCE, il n’avait pas été une seule fois

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question de projet de société. Ce qui en ressortait, en revanche, c’étaient toutes ces luttes, ranimées et entre¬ tenues, en faveur d’un maintien du statu quo. Un statu quo tout ce qu’il y avait de plus virtuel, en fait, puisque les choses allaient de mal en pis sans que quiconque dans les hautes sphères ne s’en soucie. Le chemin censé avoir été parcouru depuis deux ans ne l’avait pas été. Le pays avait jusque-là vécu dans l’attente d’une solution proposée au lendemain de l’arrêt du processus électoral, en janvier 1992 donc, et il attendait toujours, pour ne pas dire qu’il n’espérait plus rien d’un pouvoir qui n’avait jamais cessé de le mener en bateau depuis 1962. Le FIS aurait-il, comme cela se disait de plus en plus, conclu que le FLN de juin 1991 n’avait jamais « comploté » contre lui et qu’il n’avait donc à aucun moment envisagé de le chasser des places occupées alors par ses militants? On parlait en tout cas, ici et là, de stratégie du pouvoir fermement décidé, à l’époque, à se débarrasser d’un Premier ministre, Mouloud Hamrouche, devenu trop gênant et moins complaisant avec lui que l’avaient été ses prédécesseurs. Il aurait donc suffi, disait-on, de lui faire porter le chapeau en cou¬ lisses. Avec du recul, tout semblait plausible, puisqu’on réa¬ lisait que le limogeage de celui-ci n’avait pas pour autant apporté la stabilité promise. La mise à l’écart du président Chadli n’avait pas plus débouché sur la solu¬ tion miracle, puisque la seule viable s’était dissoute dans le sang avec l’assassinat de Mohamed Boudiaf. Depuis, le terrorisme avait pris racine. Il battait même son plein et le crime se banalisait. Seuls les groupes armés étaient convaincus qu’ils avaient encore de longs et beaux jours devant eux. Quoi de plus nor¬ mal, puisque après avoir milité en faveur d’une réhabili¬ tation du FIS dissous, Mahfoud Nahnah, le leader d’un

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autre parti islamiste, surenchère pour surenchère, et en attendant que le reste des partenaires politiques de la CDN ne se joigne à son exigence, venait de coincer son petit monde en affirmant qu’il fallait « dialoguer avec les groupes armés ». La logique était implacable. C’était la loi même de l’offre et de la demande qui s’imposait. Pendant que les uns improvisaient et bricolaient pour gagner du temps dont ils ne sauraient, d’ailleurs, tou¬ jours pas quoi faire, les autres s’amusaient à pousser le bouchon de plus en plus loin. C’était le principe même de la négociation, qui se fait toujours au détriment d’un camp. Le FIS, fort de ses terroristes, avait dès lors la partie belle. Il était en position de force et donc ne dis¬ cuterait pas. Que lui proposerait-on de concret? Un par¬ tage du pouvoir? Pour quelle raison cohabiterait-il avec les éternels pensionnaires, ennemis d’hier, convaincu qu’il était d’avoir été légitimé par le peuple? De source bien informée, Nina apprenait que, pour un certain intérêt supérieur de la Nation, on concoctait à la société un pouvoir sur mesure, composé des trois partis déclarés vainqueurs au lendemain des élections avortées de décembre 1991. Les démocrates étaient jugés, alors, encore minori¬ taires. Il leur resterait le choix de disparaître ou de s’étoffer pendant que le FIS, le FLN et le FFS gére¬ raient les affaires courantes de la transition. Les calculs étaient ceux-là. Sans préjuger des espoirs des uns et des autres, et en admettant que les partis favoris de l’heure acceptent la proposition - l’unique solution qui aurait l’aval du pou¬ voir étant un retour à la case départ -, la question, et la seule qui reviendrait dans le futur sur les lèvres des mil¬ lions d’Algériens, serait : Pourquoi avoir perdu autant de temps? Les questions se bousculaient en réalité, aussi importantes les unes que les autres : Pourquoi

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avoir démissionné Chadli qui, bon ou mauvais, avait au moins pour lui la légalité constitutionnelle, et le pou¬ voir, par conséquent, de dissoudre une Assemblée « impropre à la consommation » ? Pourquoi avoir commencé par décréter nuis les résul¬ tats des élections, pour les avaliser ensuite de façon même plus détournée? Le camp des démocrates, ne pouvant se faire l’allié d’une telle machination, se pré¬ parait-il à payer la note pour des décisions dont il n’était responsable en aucune manière? En ces dernières semaines de décembre 1993 qui devaient marquer le départ du HCE et où la course au pouvoir avait réellement atteint son paroxysme, la rumeur donnait ces derniers comme les prochains boucs émissaires. Ainsi, parce que l’Algérie n’avait pas de programme de sortie de crise, on n’allait pas tarder à imputer aux démocrates la responsabilité de la faillite. Si cela se confirmait, disait-on, qui répondrait alors des massacres perpétrés depuis deux ans?

L’arrivée de Zéroual aux commandes suprêmes ne signifiait pas pour autant que le pouvoir était enfin assaini. C’était donc à lui que reviendrait la responsabi¬ lité de faire le ménage et de débarrasser l’État de tous les tireurs de ficelles qui avaient excellé dans la conduite au désastre. Les luttes n’avaient jamais été aussi intenses qu’en ces derniers jours de 1993, à l’exception d’une seule fois, il y avait quelques années déjà. Tout le monde se souvenait des tractations et des batailles claniques qui avaient suivi le décès du président Boumediene. La guerre pour la succession avait été féroce, et aujourd’hui pas plus qu’hier, Abdelaziz Bouteflika, l’ancien ministre des Affaires étrangères, disposant de

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capacités non négligeables, n’avait eu la possibilité de démontrer sur le terrain que le pouvoir entre les mains d’un civil avait toutes les chances de réussir son coup. On attendait, en Occident comme en Algérie, que le nouveau « président fort, exerçant les pleins pouvoirs » démontre qu’il était bien l’homme providentiel, celui qu’il fallait pour redresser une situation au bord de la catastrophe. L’Algérie à genoux échapperait-elle au pire? Seul Liamine Zéroual, convaincu que l’on pouvait encore s’en sortir, pourrait le démontrer concrètement. Aucun observateur averti ne s’attendait pourtant à une réelle rupture, puisque le président restait un enfant du système. Mais les choses sérieuses n’allaient pas tarder à commencer. L’état de grâce accordé à Liamine Zéroual depuis son investiture ne durerait pas une éternité, et toutes les marches organisées à travers le pays pour applaudir sa nomination à la présidence de l’État ne pourraient rien y changer. Quelle force pouvait-on, en effet, accorder à toutes ces manifestations de sympathie que l’on déclarait spontanées, mais qui n’en demeu¬ raient pas moins parfaitement structurées? Que pouvaient donc toutes ces marches et déclara¬ tions face à la réalité sociale? Quel pouvait être le poids de toutes ces marques de soutien face à l’avenir incer¬ tain que s’apprêtait à affronter le pays? S’il était vrai que le nouveau chef de l’État n’était en rien, ou si peu, responsable de l’incurie d’alors, il était tout aussi vrai que la situation étant au bord de l’explosion, il allait fal¬ loir faire vite. Les partisans de la « priorité à la solution politique » faisaient l’impasse sur l’économie, et ne l’invoquaient que pour mieux asseoir leurs points de vue, précisément parce que sur ce dernier point, ils n’avaient pas de pro¬ positions concrètes à avancer. Les situations économique, sociale et sécuritaire continueraient pourtant à poser problème, et on se

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demandait bien, au rythme où allaient les choses, com¬ ment les pouvoirs politiques feraient pour surmonter la crise. On voulait surtout savoir qui se chargerait de trouver la solution idéale, celle qui épargnerait au pays d’en payer un prix encore plus douloureux. Les candidats suicides ne se bousculaient pas au por¬ tillon. La centrale syndicale qui, quelques semaines aupara¬ vant, initiait et conduisait une motion de soutien à la candidature de Liamine Zéroual s’en prenait depuis peu à l’homme auquel elle avait pourtant renouvelé sa confiance. Il semblait en effet plus aisé à Abdelhak Benhamouda, le secrétaire général de l’UGTA, l’Union générale des travailleurs algériens, de s’en tenir au rôle confortable et connu de leader contestataire. Ainsi ne craignait-il pas de faire au besoin une chose et son contraire en l’espace de quelques jours. Classe politique et centrale syndicale préféraient donc fonctionner à coups de menaces. Chacun attendait de voir comment le pouvoir politique affaibli et son exé¬ cutif malmené allaient se comporter dans les jours qui viendraient. Des décisions impopulaires, parce qu’elles exigeraient des sacrifices, et non des moindres, devraient pourtant être prises par Redha Malek, le chef du gouvernement, qui, lui, n’ignorait pas, autant que Benhamouda d’ailleurs, que l’Algérie était au bord ou en pleine cessation de paiement. L’accord avec le Fonds monétaire international devait être signé, parce que les responsables du pays y étaient contraints et forcés. Restait à savoir quelle posi¬ tion adopterait le chef de l’État : allait-il choisir le camp de Redha Malek, et le soutenir dans sa démarche, tout en sachant ce dernier profondément anti-intégriste - ou au contraire le sacrifier au profit d’une stabilité précaire? Pour quelle politique sécuritaire allait-il par ailleurs opter? Allait-il appuyer un durcissement de la lutte

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antiterroriste? Pendant ce temps, un pays européen venait de déplacer ses diplomates, et choisissait de trai¬ ter avec l’Algérie à partir d’un pays voisin, la Tunisie, alors qu’une agence de presse étrangère, Reuter, fer¬ mait son bureau à Alger et rappelait son personnel. Tout le monde attendait que la sécurité soit rétablie, mais personne ne savait comment et quand elle pourrait l’être.

Quelques mois après, l’accord de rééchelonnement était signé avec le FMI. C’était tout ce qu’attendaient Zéroual et son équipe pour limoger, et dès le lendemain de la signature, Redha Malek et son gouvernement dont Salim Saadi, son ministre de l’Intérieur, jugé certaine¬ ment trop anti-intégriste pour le goût des nouveaux par¬ tenaires de la prison de Blida. Abassi Madani et Ali Benhadj, les interlocuteurs de Zéroual, estimaient que ces derniers étaient franche¬ ment trop ouvertement anti-islamiques. Il leur fallait donc une concession. Celle-là était de taille. Le nouvel exécutif serait incolore, inodore et sans saveur. Zéroual espérait ainsi que les choses évolueraient comme prévu, qu’il serait l’homme par qui la paix civile allait être rétablie.

Le processus de dialogue interrompu en avril 1994 n’allait pas tarder à refaire surface. Dès le mois d’août, Zéroual, qui avait libéré les semaines précédentes quel¬ ques responsables du FIS, comptait sur eux pour apai¬ ser les fondamentalistes et prendre langue avec les groupes armés. Les tractations s’étaient accélérées, et le chef de l’État appelait à des négociations multi¬ latérales, assorties de conditions telles que la condam¬ nation de la violence, le respect de la démocratie, de la

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Constitution et des lois de la République, celui de l’alternance au pouvoir, etc. Sur les huit partis invités à dialoguer, seuls les islamo-conservateurs étaient au rendez-vous. Le RCD, Ettahadi et le FFS avaient refusé d’y participer, soit parce qu’ils refusaient de s’asseoir à la même table que des islamistes, soit parce que Zéroual ne faisait aucune référence au projet de société, soit, comme s’en plai¬ gnait le FFS, parce que l’ordre du jour n’avait pas été débattu avant et avait été conçu par les seules autorités. Malgré tout, Zéroual et ses interlocuteurs ne désespé¬ raient pas de voir aboutir les négociations, lesquelles en fait n’avaient tourné qu’autour de la réhabilitation du FIS et de la libération de ses responsables. Les numéros un et deux se retrouvèrent vite en rési¬ dence surveillée plutôt qu’en prison. Une résidence de luxe, qui avait abrité des personnalités de haut rang, comme Belaïd Abdesselem, l’un des multiples ex-chefs du gouvernement. Tout était mis à leur disposition, fax, téléphone, visites de proches et amis, cuisiniers dépê¬ chés par la présidence de l’État, et une garde des plus sûres, qui veillait à leur sécurité de jour comme de nuit. D’autres responsables islamistes de l’insurrection de juin 1991 étaient quant à eux libérés et protégés par les services de sécurité lorsqu’ils se déplaçaient à la mos¬ quée pour prier. Zéroual croyait être arrivé au bout de ses peines. Il tenait sa revanche sur tous ceux qui avaient douté de lui. Il n’allait pas tarder à déchanter. Zéroual, c’était clair, conseillé par on ne savait trop qui, était convaincu qu’il avait tout parfaitement cal¬ culé. Il refusait de regarder la réalité en face. L’absence d’Abassi, Benhadj et de leurs trois ex¬ codétenus de Blida à la nouvelle rencontre initiée par le chef de l’État début septembre était prévisible. Annon¬ cée quelques jours auparavant par le porte-parole de la présidence à une chaîne de télévision étrangère (MBC,

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aux capitaux saoudiens), basée à Londres, cette absence n’aura pas surpris grand monde.

De nouveau à Alger, Nina relit avant la conférence de rédaction toutes ces déclarations faites ici et là, soit par les représentants du parti dissous à l’étranger, soit par Kamel Guemmazi, un autre haut responsable du FIS libéré depuis une semaine déjà par Liamine Zéroual en personne. Bien sûr, le pouvoir a mis cet élargissement, pourtant lourd de sens et de menaces, sur le compte des mesures d’apaisement exigées par les partis présents aux diverses phases du dialogue. Ces mesures sont censées apporter en contrepartie une paix civile présentée comme ne dépendant que d’une seule bonne volonté pour ne pas dire autorité : celle des leaders du FIS dissous, les parrains déclarés des groupes terroristes puisqu’ils s’en revendiquent désormais haut et fort, sans aucun complexe. Seulement voilà, cette revendication semble poser plus de problèmes qu’elle ne paraît en résoudre; non pas au niveau du pouvoir, puisque ce dernier semble s’en accommoder, mais bel et bien aux parrains en question, à savoir aux « politiques » du FIS dissous. Certains affirment à propos d’Abassi Madani qu’il se trouve dans une position extrêmement inconfortable. Il ne s’agit pourtant plus alors de savoir si le numéro un de l’ex-FIS peut ou non exercer une quelconque influence sur les groupes armés. La question paraît à la limite dépassée dès lors que l’on imagine le dilemme dans lequel il se débat. Il n’a en fait que deux choix pos¬ sibles. Primo : Abassi Madani condamne le terrorisme et les groupes armés, il perd aussitôt la seule carte qu’il détient jusqu’alors et qui le rend incontournable, sachant que, sans son aile armée, le « FIS politique »

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sera réduit à sa plus simple expression et se diluera à court ou moyen terme dans la masse. Secundo : le lea¬ der islamiste campe sur ses positions d’alors, continue de résister aux sollicitations du pouvoir, et il se discré¬ dite très vite aux yeux de l’opinion publique et à ceux des autorités qui, à la limite, peuvent opter pour une marginalisation des « politiques » en question, et prendre langue directement avec les chefs terroristes. Ce qui risque en fait d’arriver au FIS dissous, c’est ce qui vient d’arriver aux partis réconciliateurs, mis hors jeu par le pouvoir au bénéfice de l’objet même de leur fonds de commerce. Une prééminence du FIS sur le champ politique pri¬ vera ses leaders, alors au premier rang de l’actualité, de toute possibilité de s’imposer à nouveau comme les tenants du parti par qui les choses se font et se défont, « sans qui rien ne pouvait être envisagé ». Par ailleurs, Abassi et ses compagnons ne sont-ils pas d’ores et déjà condamnés politiquement et donc appelés à disparaître? Tout devient possible, dès lors que l’on se pose la question.

Le GIA avait déjà anticipé sur le cours du dialogue qui se déroulait, en annonçant quelques semaines aupa¬ ravant la formation d’un « gouvernement de califat », avec à sa tête Mohamed Saïd, celui-là même qui s’était opposé à la création du FIS avant d’en devenir un chef de file très écouté. « Gouvernement » où ne figurait pas Abassi Madani mais qui réservait en revanche un porte¬ feuille à Ali Benhadj, le plus illuminé des deux. Pour¬ quoi donc n’appelait-il pas à la trêve? Et s’il le faisait, était-il seulement certain d’être obéi? Restait le pou¬ voir. N’était-il pas, lui aussi, embarrassé? Liamine Zéroual pouvait-il aller plus loin en faisant fi du cou¬ rant démocratique?

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L’opposition dite démocratique, à quelques excep¬ tions près, opportuniste et embusquée, tout aussi velléi¬ taire, d’ailleurs, guettait l’ouverture d’interstices. Ces passages étroits lui auraient permis de récolter quelques strapontins quelle que soit la couleur du régime en place. Fallait-il rendre grâce à l’ex-président Chadli Bendjedid d’avoir su rester « sourd et aveugle » aux vibrations profondes des pulsions modernistes de la société? - L’état d’urgence est une réponse à la violence des groupes terroristes qu’il faut mettre hors d’état de nuire, affirmait-on.

- Sans l’aide multiforme dont il bénéficiait de l’étranger, le FIS n’aurait jamais pu aller jusqu’où nous savons, se répétait Nina en préparant sa revue de presse. C’était son tour. Il fallait qu’elle soit prête pour la réunion quotidienne. Pour le FIS, l’histoire avait déjà fermé. Son rôle historique, il l’avait pleinement joué, obéissant à une logique récurrente inscrite dans les rup¬ tures critiques de l’histoire algérienne depuis la nuit des temps, depuis le donatisme (de saint Donat), son ancêtre. L’électorat du FIS, notamment, cette jeunesse désespérée, mue par le ressentiment et la négation abso¬ lue de l’ordre ancien, aura permis un profond boulever¬ sement des données à tous les niveaux; l’irruption de l’armée dans la société et l’identification de celle-ci à celle-là aura forcé le passage d’un rôle passif des forces de l’ordre et de la société civile à une volonté de puis¬ sance et à un rôle politique actif. Et dire que l’opposi¬ tion politique avait marché dans le mouvement d’infan¬ tilisation et dans l’entretien de la culture patriarcale qui avait nourri le FLN durant trente ans!

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Nina pensait que la seule issue, une fois le mal cir¬ conscrit, restait dans la répudiation de tous les paterna¬ lismes, de tous les « zaïmismes » qui s’érigeaient ici et là en leaders charismatiques. Cet état d’urgence qui, malgré tout, les avait sauvés en ce sens qu’il leur accorderait, durant une année disait-on, un nouveau et dernier sursis les laissait pour¬ tant aphones. Leur silence était déjà révélateur de leur conservatisme. A choisir, beaucoup auraient opté pour le système ancien, seule possibilité pour eux de conti¬ nuer à se placer, à se proposer comme l’alternative, la seule : l’Algérie de papa ! En réalité la seule chance qu’il leur restait, c’était de comprendre que le multipartisme sous-développé, les élections quelles qu’elles soient, y compris présiden¬ tielles, la liberté d’expression réduite à la seule possibi¬ lité de recourir à l’insulte, n’étaient pas la démocratie : celle-ci étant d’abord et avant tout une culture de la société entière et non pas le message théologique dont les leaders de courants embryonnaires s’étaient emparés. L’état d’urgence aurait dû en principe ouvrir à ces chefs de partis le seul espace de parole qui les contraignait enfin à aller à la société, et donc à renoncer au seul contact par communiqués successifs, à la péroraison, à la suffi¬ sance et au mépris de cette société qui comptait beaucoup moins d’imbéciles qu’on voulait le faire croire. « Il faut dialoguer avec les gens qui posent le pro¬ blème de la démocratie en termes sains, en termes clairs », disait Boudiaf. Les garde-fous étaient posés et les balises plantées. A chacun de ces partis, s’il en était capable, de trans¬ former ce qui lui semblait être une liberté surveillée en potentiel d’éducation de la société et non en énergie purement politicienne.

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- Eh, Sara, tu m’écoutes, oui ou non? C’est sérieux ce que je te dis. Qu’est-ce que tu fais? Tu t’alimentes des derniers assassinats? - Tu es un monstre. Tu veux dire que je me réjouis de ce que je lis? Je n’ai pas eu le temps de feuilleter les journaux de toute la journée, alors, si tu permets...

Pour Nina, le mouvement auquel elle pense est irré¬ versible. Des millions d’Algériens restent dans l’expec¬ tative. « La condition essentielle pour le redémarrage de l’économie algérienne, c’est le rétablissement de la confiance », lui a dit un ami anthropologue. C’est vrai. La crainte de subir à nouveau un système qui n’en finit pas de mourir, à l’image de ce FLN agonisant, la crainte que ce système ne perdure, la crainte de l’éter¬ nel retour du même : corruption, passe-droits, auto¬ ritarisme, médiocratie, sous-développement écono¬ mique, culturel et social, paralysent les gens. « Il faut agir contre ceux qui ont accaparé les biens de l’État... Nous les poursuivrons dans la légalité... » Les affirmations du président Boudiaf étaient claires. La relance économique est-elle réalisable sans la stabi¬ lité politique? Cette dernière est-elle possible sans la paix sociale? La paix civile peut-elle être assimilée à la seule lutte contre le terrorisme? Ce serait une vue trop courte et un profond aveuglement devant l’immensité de la tâche : la société attend la construction d’un État moderne, libéré des chaînes procédurières qui a fait le lit des féodalités. Seule une réforme administrative pro¬ fonde sera capable de tuer l’État-providence, instru¬ ment des clientélismes qui ont jusque-là entretenu l’illu¬ sion de l’État. C’est le rapport à l’État qui doit être totalement inversé. L’État au service des citoyens, et non les citoyens au service de l’État. En d’autres

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termes, il faut aux Algériens moins d’État pour plus d’efficacité, et plus de liberté. Le massacre des agents de l’ordre public, des intel¬ lectuels, des journalistes, des jeunes soldats et des gen¬ darmes, des magistrats et autres agriculteurs, artistes, vendeurs de cigarettes, libraires, femmes, enfants, vieil¬ lards, jeunes chômeurs, qui ne sont pas moins algériens que les autres, qui eux aussi ont au moins un problème en commun, celui de survivre au pénible quotidien, aura été vain et le processus de modernisation tout juste entamé. Le pays vit assurément, après que tous les masques sont tombés, une période fondamentale, essen¬ tielle.

« On a ouvert la porte à n’importe quel charlatanisme religieux à objectif immédiatement politique », disait un intellectuel algérien. Or, le seul outil des charlatans, selon Nina, c’est de faire entrevoir aux gens en crise un âge d’or mythique qu’il faut reconstruire, d’où l’idée délirante de réinstituer le califat dans un pays moderne. Les partis de l’opposition ont été quelquefois jusqu’à ne retenir du processus démocratique que les signes extérieurs, c’est-à-dire le passeport diplomatique, le salon d’honneur à l’aéroport, le siège du parti dans la capitale, l’attaché-case et, pourquoi pas, la Garde répu¬ blicaine et les plantes vertes... Misère des temps et temps de la misère, quand les transfuges du FLN auto¬ proclamés « démocrates » consomment sur le plan sym¬ bolique le sang des cadavres d’octobre et n’ont pour tout programme que l’insulte et le crachat sur le parti qui leur a tout donné. Pour préserver toutes ces velléités, ces messieurs qui crient haro sur l’intégrisme se préparent déjà, pour une grande part d’entre eux, à servir celui qu’ils ont, sans même s’en rendre compte, commencé à placer. Ils

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glissent imperceptiblement vers la démocratie isla¬ mique comme d’autres ont, avant eux, glissé vers un socialisme islamique. Il n’y a pas chez ces partis démo¬ cratiques, et chez ceux qui rêvent d’un passé mythique au nom duquel on voudrait balayer le temps et l’histoire universelle, une volonté de puissance et d’énergie posi¬ tive, mais des formes de ressentiments mues par une énergie exclusivement négative. Le processus démocra¬ tique - faut-il le dire à ceux, assassins ou autres, qui tentent de le saper? - est irréversible, parce qu’il vient précisément de loin. Il est dans l’histoire de la culture algérienne, et tout le monde sait que l’Algérien a tou¬ jours été libre, même dans les périodes les plus sombres de son histoire. La démocratie n’est, en effet, ni un dîner de gala, ni une discussion de salon, mais un long parcours fait de bruits et de fureurs, d’avancées, de stagnations et de percées. La démocratie, comme le disait l’un des plus brillants chercheurs algériens, est « une pédagogie de la douleur ».

- Allô! Sara? Omar n’est pas venu me chercher... L’aéroport est désert, et je n’ai pas un sou. Je vais prendre un taxi. Je ne supporte pas l’idée d’attendre ici. Guette-moi de la fenêtre pour le payer, s’il te plaît. Nina, saisie d’effroi, voit une silhouette s’avancer vers elle. - Taxi? dit l’homme. - Pas un clandestin. - Je ne suis pas clandestin. J’ai un compteur, vous pouvez venir. Il a un bon accent algérois qui réchauffe son cœur. Pour se rassurer, elle lui raconte qu’elle arrive de Paris où elle est allée s’occuper de son petit frère, hospitalisé. N’importe quoi...

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Dans les rues, il n’y a pas âme qui vive, c’est l’heure de la rupture du jeûne. La maison embaume la chorba. Maman et Sara l’embrassent longuement. Nina fait le tour de l’apparte¬ ment, caresse les murs du plat de la main, allume les lampes dans toutes les pièces. Ici, rien n’a le même goût qu’ailleurs. - Ça sent drôlement bon! Dans la cuisine, les légumes sont peut-être plus moches qu’à Paris, mais ils sont bien meilleurs. Ils ne sont pas traités. Pas d’engrais, donc pas de tomates, de fenouils ou de coriandre sans saveur. Nina retrouve avec plaisir ses habitudes. Elle enlève ses chaussures, enfile sa gandoura, et s’installe face à la meïda, cette table ronde et basse qui supporte le grand plateau en cuivre exigé par la tradition. Elle reprend sa place sur le matelas posé à même le sol, à la droite de sa mère. Sara leur fait face, assise sur une peau de mou¬ ton. Le festin peut commencer. Les poivrons grillés et les boureks accompagnent délicieusement la chorba. Nina se régale ensuite de viande aux pruneaux et à la fleur d’oranger. Sara s’est surpassée en préparant un poulet aux olives violettes et aux citrons... - Nina? A quoi songes-tu? - A tous ces hachis Parmentier, tout ce riz et toutes ces pâtes que j’ai avalés à Paris!

Rome... et après?

Nina pense à l’initiative romaine et à tout ce qu’elle a suscité de part et d’autre. Après avoir été courtisée par le pouvoir depuis l’assassinat de Boudiaf, l’opposition nationalo-islamiste vient d’être brutalement écartée du dialogue initié de nouveau par Zéroual, à l’occasion du discours qu’il a adressé à la nation le 31 octobre 1994 pour le quaran¬ tième anniversaire du déclenchement de la Révolution. Cette volte-face s’explique d’une part par l’incapacité du pouvoir à maîtriser la conduite du dialogue qu’il a initié, et d’autre part par les divergences que suscite ce dialogue en son sein. En somme, le pouvoir pour Nina est plus à l’aise dans l’immobilisme que dans l’action. Les élections présidentielles décidées unilatéralement et avant le terme de la transition qu’il s’est donné - trois ans - constituent pour le régime l’alternative à l’échec du dialogue. Le pouvoir vient de faire le pari, c’est en tout cas ce qui ressort de son fameux discours, de rendre les partis de l’opposition responsables de l’échec du dialogue, de les marginaliser sur la scène politique, de les discréditer auprès de l’opinion, d’éradiquer le ter¬ rorisme, enfin de préparer et de gagner les élections présidentielles avant la fin 1995. Autrement dit, le pouvoir cherche à démontrer que seuls les principaux acteurs de la scène politique sont désormais lui et le peuple, et qu’il leur appartient à eux

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deux de trancher la crise politique par des élections pré¬ sidentielles. Ainsi le pouvoir, certain d’avoir trouvé la solution, est-il convaincu qu’il a repris à son profit l’ini¬ tiative, et que les partis politiques, différents par leurs sensibilités et leurs objectifs, sont incapables de consti¬ tuer un véritable obstacle à son projet. Pour le pouvoir, donc, premièrement, le FIS est divisé, affaibli et discré¬ dité par le terrorisme; deuxièmement, le FLN est dépassé, réduit à un appareil squelettique dirigé par un personnel politique archaïque; troisièmement, le FFS est limité à une catégorie de la population et à une por¬ tion du territoire, avec un leader absent du pays. Il pense de même pour le RCD, dont il qualifie la base d’élitiste et restreinte...

Contrairement à toute attente, les principaux partis de l’opposition (nationaliste, islamiste et une aile démo¬ crate) ont vigoureusement réagi en prenant l’initiative de se réunir à Rome, sous l’égide d’une association cari¬ tative chrétienne, en vue de définir une position commune face à la nouvelle attitude du pouvoir. Une attitude qui a totalement pris au dépourvu ce régime qui avait écarté toute capacité de réaction solidaire chez une opposition aussi disparate. La campagne de dénigrements et d’insultes larvées contre les partici¬ pants de la rencontre de Rome traduit et illustre en fait son manque de sang-froid. L’opposition des trois fronts (FLN, FIS, FFS) vient de riposter au projet du pouvoir en cherchant à faire la démonstration de sa capacité à : dialoguer malgré ses différences, dégager un projet de solution à la crise poli¬ tique fondé sur des valeurs universelles (démocratie, droits de l’homme, alternance au pouvoir, nonviolence...), faire une démonstration internationale de tolérance en acceptant de se réunir sous l’égide d’une

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association chrétienne, enfin mettre le pouvoir au pied du mur, et se présenter comme une alternative possible et crédible au pouvoir de fait en place en Algérie.

La rencontre de Rome, c’est clair, n’aurait pas été possible sans la compréhension et le soutien de certains pays occidentaux, et principalement des États-Unis, convaincus que seule la gestion politique de la mou¬ vance islamique, par son intégration au pouvoir, met¬ trait fin aux conséquences négatives extérieures du drame algérien. Quant aux calculs de l’opposition des trois fronts, ils concernent les résultats obtenus par l’opposition réunie à Rome, tant au plan intérieur qu’extérieur, et l’amènent à considérer qu’elle a contribué, d’une manière significative, à faire avancer la solution de la crise, tout en déjouant les manoeuvres du pouvoir qui comptait la marginaliser. Prenant de façon specta¬ culaire la communauté internationale à témoin, elle considère que la balle est désormais dans le camp du pouvoir qui, en refusant « l’offre de paix » que constitue la plate-forme de Rome, assume, dès lors seul, la res¬ ponsabilité de la poursuite de la crise et ses tragiques conséquences. Autrement dit, l’opposition des trois fronts compte sur la justesse de ses positions, la commu¬ nauté internationale et le temps, pour avoir raison d’un pouvoir qui s’accroche désespérément à un système cli¬ niquement mort, et déjà condamné par les Algériens et l’Histoire. Comme le pouvoir vient de se rendre compte tardive¬ ment qu’il a gravement sous-estimé la capacité de l’opposition à réagir, ainsi que la détermination des Américains à influer en fonction de leur stratégie et de leurs intérêts sur l’évolution de la solution à la crise algérienne, il part à la recherche d’une riposte politique

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à la hauteur de ce défi. En attendant, il rejette la plate¬ forme de Rome, et maintient le cap sur les élections présidentielles que son ministre des Affaires étrangères vient d’annoncer pour juillet prochain. Le constat qui reste à faire est que non seulement le pouvoir, après avoir abandonné la ligne de Boudiaf, a échoué dans son entreprise d’associer les islamistes à une solution de la crise, mais il a également créé toutes les conditions qui ont permis à ces derniers de se main¬ tenir et de se renforcer sur la scène politique. L’opéra¬ tion de Rome, qui a favorisé une réhabilitation inter¬ nationale du FIS, avec l’appui du FLN et du FFS en particulier, en est l’illustration. La raison principale de cet échec vient de la mau¬ vaise gestion des suites des élections législatives, aussi bien par le pouvoir que par le courant démocratique. Pour les démocrates, l’arrêt des élections était motivé par deux raisons principales : empêcher les islamistes de s’emparer du pouvoir, car leurs intentions affichées étaient de se servir de la démocratie pour ensuite l’étouffer, et réaliser une alliance historique avec l’armée pour renforcer l’État républicain et construire enfin la démocratie face à la menace islamiste. Au lendemain du premier tour des législatives, les démocrates n’ont pas hésité à choisir leur camp. Ils ont mis de côté leur aversion pour un pouvoir rendu respon¬ sable de tous les maux dont souffrait l’Algérie, pour se ranger résolument aux côtés d’une armée sublimée et qualifiée, peut-être hâtivement, de républicaine et de démocrate. En contrepartie de son engagement et du soutien déterminant qu’il venait d’apporter à l’armée, le cou¬ rant démocratique était persuadé que le pouvoir avait enfin tiré les leçons de l’Histoire et allait l’associer à la reprise en main du pays. Le choix de Boudiaf pour pré¬ sider la transition ouverte par la démission de Chadli a

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conforté la confiance des démocrates dans cette évolu¬ tion et les a conduits à s’investir totalement dans l’action politique et la mobilisation de la société civile. L’assassinat de Boudiaf a sonné le glas de cet immense espoir, celui de voir l’Algérie s’engager enfin dans l’édification d’un système politique fondé sur le progrès, les libertés et la démocratie, et débarrassé des pratiques du sectarisme, du clanisme et de la corrup¬ tion. Mohamed Boudiaf, le juste, enterré, le pouvoir a tourné le dos à sa ligne de conduite. Le nouveau credo du successeur, c’était le dialogue avec les islamistes et, pour rendre ce rapprochement possible, le pouvoir devait donner des gages, en s’écartant du courant démo¬ cratique. Dénué de base politique et sociale, le pouvoir algé¬ rien a évolué au gré de la modification des rapports de forces en perpétuel mouvement dans la société depuis octobre 1988. Pour survivre aux événements sanglants d’octobre, il a ouvert la voie à la démocratie en faisant adopter une nouvelle Constitution par le peuple algé¬ rien, sacralisant le pluralisme politique, les droits de l’homme et toutes les libertés.

Pour survivre à la menace islamiste arrivée à la porte du pouvoir en décembre 1991, ce dernier s’est appuyé sur les démocrates et tous les courants de progrès qui animent la société algérienne. Pour survivre à la montée en puissance du courant démocratique, il s’en est écarté pour se rapprocher des courants islamiste et conservateur, en ouvrant le dia¬ logue, sans exclusive, en janvier 1993. Pour survivre enfin à ces courants devenus trop exi¬ geants, il a rompu le dialogue avec tout le monde, esti¬ mant qu’il pouvait désormais faire cavalier seul, en

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organisant des élections présidentielles afin de conférer à l’élu de son choix la légitimité des urnes qui lui fait cruellement défaut. Cette évolution en dents de scie et cette incapacité à faire des choix clairs et définitifs ont grandement contribué à développer la confusion dans la vie politique, et à dérouter autant l’opinion algérienne qu’étrangère. Mais il est vrai que le pouvoir algérien est atypique. Il n’obéit pas aux normes habituelles, à savoir que, d’une manière ou d’une autre, il est l’expression des forces dominantes de la société. Aucun qualificatif ne peut lui être appliqué. Il n’est ni démocrate, ni républi¬ cain, ni islamiste, ni nationaliste... Il n’est au service d’aucune couche de la société. C’est un pouvoir qui fonctionne pour lui-même, selon une logique de survie.

La vie politique est désormais polarisée autour de la lutte implacable qui se mène, sur fond de terrorisme sanglant, entre un système replié sur lui-même mais qui n’entend pas céder, et l’opposition islamo-conservatrice revigorée. Pris en tenailles entre cette opposition qui somme le pouvoir de vider les lieux et un régime qui entend per¬ pétuer le système à n’importe quel prix, le courant démocrate paie aujourd’hui ses erreurs d’appréciation des réalités de la société algérienne, auxquelles s’ajoutent ses propres divisions.

Appel aux démocrates

Les démocrates sauront-ils tirer les enseignements que leur offre désormais la difficile expérience qui a été la leur depuis 1988? Sauront-ils jeter un regard lucide sur eux-mêmes et sur les autres? Pourront-ils s’accorder pour présenter au peuple algérien, qui souffre aujour¬ d’hui cruellement de l’incapacité de ses élites à l’orien¬ ter et le diriger, une alternative réaliste et juste qui ne soit ni le maintien du système, ni son remplacement par les forces les plus conservatrices de la société? En d’autres termes, le courant démocrate existe-t-il? Que propose-t-il? Offre-t-il une alternative crédible? Et enfin, les élections présidentielles peuvent-elles consti¬ tuer une solution possible et réalisable? Comme il serait commode de pouvoir rendre compte, à l’aide de schémas simples, de la gravité de la crise algérienne! Au camp des démocrates viendrait s’oppo¬ ser celui des islamistes. L’État, bien que soutenant peu ou prou les démocrates, engagerait une armée dans la défense des intérêts de ses alliés et serviteurs les plus fidèles. Pourtant, c’est bien ce que peut recouvrir le concept d’État qui pose problème. La tendance, en effet, à lui substituer celui de « pouvoir » est bien trop fréquente pour que l’on n’y prête quelque attention. C’est que, en Algérie, ces concepts se superposent de sorte que l’on tende à établir quasi inconsciemment des équations du

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type : Pouvoir = Armée = Généraux = Sécurité mili¬ taire. Ou encore : Pouvoir = État = Présidence = Gou¬ vernement. De pareils télescopages conceptuels semblent inévi¬ tables dans une société où seul le sens fixé par l’autorité suprême (quelle qu’en soit la configuration) est légi¬ time. Le parcours discursif de tels concepts prend une autre allure dans les sociétés où la puissance sociale s’exprime et se manifeste par le biais du suffrage uni¬ versel, et se cristallise en représentations dûment man¬ datées. Lorsque, dans une société démocratique, l’on parle de « pouvoir », c’est pour, aussitôt, signifier l’exer¬ cice de ce dernier. Or, l’exercice du pouvoir est confié à des institutions qui sont, directement ou non, l’émana¬ tion du suffrage universel. La présidence de la Répu¬ blique est symbolisée par un personnage élu ; le gouver¬ nement représente, pour sa part, la majorité parle¬ mentaire, élue. Le concept de « président » recouvre donc cette idée d’un mandat attribué et légitimé par le suffrage universel, pendant que celui d’« État » recouvre l’idée d’une configuration du pouvoir. Cette dernière se matérialise dans une Constitution qui est elle-même sanctionnée par le suffrage universel.

Des aires de suspicion et de haine se sont progressive¬ ment instaurées au sein d’une même population qui n’aspire qu’à une vie tranquille et « normale », une vie où l’individu compte et où le droit est le même pour tous, en toutes circonstances. C’est une simple affaire de dignité dont la genèse remonte à la période de la lutte pour la Libération nationale. Nous aspirons à être des individus à part entière, des individus dont la dignité est reconnue et respectée. Face aux courants nationaliste, conservateur et islamiste, il y a urgence

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d’une construction d’un grand parti démocrate en Algé¬ rie, dont les objectifs seraient de mettre un terme aux luttes intestines et aux divisions qui l’ont empêché jusque-là d’occuper la scène politique, et d’offrir une alternative à la fois au pouvoir militaire et aux autres. Un problème de leadership doit se régler. Ce courant est incapable pour l’instant de s’en donner un et de pré¬ senter un véritable programme. Dans une expression désordonnée, le courant démocratique a fait preuve d’une grande capacité à critiquer, mais d’une grande indigence à proposer de vraies solutions aux graves pro¬ blèmes de l’Algérie. Ainsi, les démocrates ne peuventils pas continuer, sous prétexte que les islamistes risque¬ raient de l’emporter, à donner l’impression qu’ils remettent en cause un principe démocratique fonda¬ mental : le suffrage universel. Au lieu de s’opposer à cette démarche que le pouvoir vient de retenir comme alternative à la résolution de la crise politique, ils gagneraient à relever le défi et à faire des élections présidentielles annoncées une occasion his¬ torique pour mobiliser tous les partisans de la démocra¬ tie, et ils sont la majorité, autour d’un programme cré¬ dible, et d’un candidat porteur de leurs aspirations. Les démocrates doivent, en revanche, exiger que des garanties minimales soient réunies pour faire de ces élections un vrai débat populaire dans la totale trans¬ parence. Il faut obliger le pouvoir à ne pas présenter sa propre candidature, seul moyen pour lui de se perpé¬ tuer. Le pouvoir algérien doit accepter de se remettre en cause politiquement. L’armée algérienne doit, elle, se préparer à quitter la scène politique, pour s’affirmer comme institution au service de la nation, de la Répu¬ blique et de la démocratie, en devenant garante d’un serviteur loyal. Les candidats, nécessairement civils, devraient pro¬ clamer publiquement leur détermination à respecter la

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Constitution et la dénonciation de la violence comme expression politique, et à mettre en place une commis¬ sion nationale, composée des représentants des forces politiques, du pouvoir et de personnalités indépen¬ dantes, chargée de veiller sur la mise en œuvre du pro¬ gramme des élections et le contrôle de leur déroule¬ ment. Enfin, pour prouver la bonne foi de tous les acteurs ou partenaires, il faudrait accepter la présence d’observateurs internationaux pour suivre le déroule¬ ment des élections, et attester de la sincérité des résul¬ tats du scrutin afin d’éviter la contestation de ces der¬ niers.

Le courant démocratique algérien doit dépasser le stade de l’enfance et atteindre l’âge adulte. Il ne s’est pas encore investi et n’est pas encore allé vers le peuple pour le convaincre des vertus de la démocratie. Les démocrates doivent cesser de se convaincre mutuelle¬ ment et de faire dans l’autosatisfaction pour enfin gagner à leur cause la majorité de la population. Tant que les démocrates n’auront pas mené et gagné cette bataille au sein de l’opinion la plus large, ils appa¬ raîtront comme un courant extérieur à la société, por¬ teur de valeurs étrangères à sa culture. La démocratie doit cesser d’être entendue comme un concept importé pour devenir une valeur universelle, tant il est vrai que la démocratie n’est pas un produit naturel chez l’homme. Elle est le produit de sa culture, de son éduca¬ tion, de son épanouissement. Si ces garanties, celles des démocrates, sont réunies, non seulement ces derniers n’auront aucune raison d’être absents de ce grand moment de l’histoire de l’Algérie, mais bien au contraire, ils auront là une occa¬ sion unique de faire une démonstration publique, natio¬ nale et internationale, de la justesse de leur cause.

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Faut-il rappeler que les batailles perdues sont celles que l’on n’a pas engagées? Les démocrates n’ont peut-être rien à perdre, mais l’Algérie, tout à y gagner.

Nina en est là de ses réflexions de journaliste revenue à la vie. Son traitement lui a fait perdre du poids. Son psychiatre l’avait avertie, mais elle reprend déjà quel¬ ques kilos. Elle repense à ces jours récents où des amis l’ont ramassée en morceaux, convaincus qu’elle était toujours combative et pouvait encore servir leur cause : la démocratie.

Il y a quelques jours, son psychiatre lui a donné l’occasion de se prouver qu’elle a bel et bien échappé à la dépression, ce mal qui la guette et qui menace tous ses semblables. - Allô! Nina? J’ai besoin de vous, lui a-t-il dit le matin du 25 décembre. Il faut venir très vite. Vous devez appeler Alger. Des membres de ma famille sont dans l’Airbus, pris en otages par le GIA. - J’arrive. Ne vous affolez pas, lui a-t-elle répondu, tout en ôtant son pyjama. J’arrive, à tout de suite. Vingt minutes après, elle a rejoint son médecin. Des amis sont autour de lui. Elle va directement vers le télé¬ phone et contacte aussitôt plusieurs confrères. Les informations arrivent petit à petit. La radio est mise à fond, la télé aussi. Le soir, elle se couche avec une amie dans le salon, la radio branchée sur France-Infos. Elle ne dort pas. La tension est telle... On vient d’exécuter un jeune cuisinier de l’ambassade de France. Avant lui, un commissaire de police et un ressortissant vietnamien ont été abattus. Pourquoi les terroristes insistent-il pour venir en France, et pourquoi les autorités algériennes n’accèdent-elles pas à la demande du gouvernement français?

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- Tu sais, je crois qu’ils ont l’intention de faire sauter l’avion une fois en vol. Ils ont du TNT et des bâtons de dynamite, lui a confié un ami depuis Alger. Nina s’angoisse à l’idée de ce dénouement fatal, mais s’arrange pour n’en rien montrer. Elle déploie toute son énergie pour aider celui en qui elle a, ces derniers temps, placé toute sa confiance. Elle lui parle, le ras¬ sure de son mieux. A de brèves occasions, elle parvient même à le divertir. Mais l’inquiétude revient vite. Face à l’adversité, les rôles se sont comme inversés. « Pourvu qu’ils laissent partir l’avion vers la France. Ils sont mieux équipés ici pour éviter le carnage », pense-t-elle. Son vœu, celui de tous, est bientôt exaucé. Peu importe que le ministre algérien de l’Intérieur fasse la gueule, l’essentiel est que les otages soient là. Quand l’assaut est donné, leur surprise est telle qu’ils se tiennent tous le ventre d’angoisse. Quelques minutes après, les membres de la famille de son thérapeute sont libres. Ils viennent d’appeler. On part les chercher à Orly, à trois heures du matin. Dans le salon d’honneur de l’aéroport, Nina meurt d’envie de s’allonger sur la moquette, avec son sac pour oreiller. Un rayon de lumière irradie dans tout son corps fatigué par le manque de sommeil. Il faut se remettre en marche. Continuer le combat. Tenir. Elle se sent épuisée mais elle a recouvré toute sa maî¬ trise et sa volonté. Et elle a su les donner à celui qui l’a aidée à faire face, et qui, comme une dernière récompense, lui dit : - Tu as secouru ton propre médecin. Tu es de nou¬ veau prête à reprendre la route du soleil.

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TABLE

Avertissement de l’auteur ... L’avenir interdit. Impasse Lavoisier. Zohra. Le nom. L’âge n’a aucune importance Les nouveaux pieds-noirs En direct. Le bled « Mickey ». Le 2 janvier 1992. Cauchemars. Le 10 mai 1990 . Apprentissages. Dans le bidonville. Le 4 juin 1991. Manu militari. A qui le tour?. La logique infernale. La même galère. Tout, sauf le crime. « Propres et honnêtes ». Obsessions. Discours à la Mutualité. Pressions. A la Maison de la presse ... Sur les pas du président Magouilles et lâchetés. Rome... et après?. Appel aux démocrates.

Cet ouvrage a été réalisé par la SOCIÉTÉ NOUVELLE EIRMIN-DIDOT Mesnil-sur-T Estrée pour le compte des Éditions Calmann-Lévy en mars 1995

Imprimé en France Dépôt légal : mars 1995 N° d’édition: 12117/01 - N° d’impression: 30256

DATE DUE DATE DE RETOUR 11

CARR MCLEAN

38-298

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«Les intégristes qui m’ont condamnée à mort voulaient m’emmurer au tombeau du silence. Ils n’y sont pas parvenus.» Le personnage qui habite ce livre s’appelle Nina. Il aurait pu porter bien d’autres prénoms : Khalida, Farida, Saïda... ou même Malika. Lurgence est la même pour tous : c’est la nécessité de témoigner aujourd’hui, avec les vérités les plus nues, du calvaire de tout un pays. A Nina de dire la peur quotidienne, la révolte, le dégoût de tous les Algériens otages de l’horreur. A elle de dire le sang qui coule, la mort qui guette au coin de la rue, les enterrements par milliers, les mutilations, les viols. Hier grande figure du journalisme algérien, recevant à son émission-débat les hommes politiques de tous bords, Nina est aujourd’hui une femme traquée qui vit dans la clandestinité. Chaque matin, elle fait sa toilette comme si c’était le dernier jour. Refusant la grandiloquence, ce témoignage bouleversant d’une femme en sursis qui défie la barbarie et dénonce ses complices, est aussi le reportage le plus cinglant sur un pays au bord du gouffre.

ISBN 2-7021-2445-3 51 6651 7 92 F

782702 124451

Didier Thimonier Phoro Gamma, © P. Aventurier

Malika Boussouf, née en 1954 en Algérie, est journaliste. Son émission «Show débat», comparable en autorité à «7 sur 7», a fait scandale. Après l’assassinat du président Boudiaf, elle interrompt volontairement l’émission. En octobre 1993, interdite d’écriture, elle démissionne d’Algérie Actualités et devient grand reporter au Soir d’Algérie où elle travaille toujours. Vivre traquée est son histoire.