Le spectacle, stade ultime du fétichisme de la marchandise : Marx, Marcuse, Debord, Lefebvre, Baudrillard, etc. / Daniel Bensaid ; [préface René Schére]. 9782355260759, 2355260753

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French Pages 139 [142] Year 2011

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Le spectacle, stade ultime du fétichisme de la marchandise : Marx, Marcuse, Debord, Lefebvre, Baudrillard, etc. / Daniel Bensaid ; [préface René Schére].
 9782355260759, 2355260753

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LE SPECTACLE, STADE ULTIME DU FÉTICHISME DE LA MARCHANDISE

Ouvrage publié avec le soutien du Conseil régional d'île-de-France.

© Nouvelles Éditions Lignes, 2011

Daniel Bensaïd

LE SPECTACLE, STADE ULTIME DU FÉTICHISME DE LA MARCHANDISE Marx, Marcuse, Debord, Lefebvre, Baudrillard, etc.

lignes

BRÈVES OMBRES 1

Présentation par René Schérer

D'outre-tombe, Daniel Bensaïd nous envoie ce message, sous forme d'une série d'essais brefs, plus ou moins achevés ; de monologies, aurait dit Adorno. Une série d'annotations de lectures, de propositions ; le projet d'un livre, comme le démontre bien le plan formant table des matières. Des esquisses, et parfois plus, d'une écriture souvent interrogative, pressée, ardente, comme emportée par l'urgence, dans l'inquiétude d'une maladie impitoyable, d'une mort tragiquement trop prochaine. Ces écrits portent sur des sujets divers : « la valeur fétiche de la marchandise », « la société du spectacle », « la conscience de classe », « la critique de la vie quotidienne », les mutations opérées par « la société de consommation », qui tous gravitent autour d'une question centrale, convergent, concourent à la poser ou à la suggérer. Question aussi lancinante et troublante qu'évidente; simple, on pourrait même dire simpliste: qu'en est-il, aujourd'hui, d'un désir de révolution ? 1. * Brèves ombres » {Kunse Schaturi), titre emprunté 4 Walter Benjamin, dans sa traduction par Maurice de Gandillac (revue par Pierre Rusch) dans le tome II de ses Œuvres publiées (Gallimard, « Folio », 2000, p. 34).

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Cette dernière, « la Révolution », peut-elle même, clairement se formuler, à travers les multiples sursauts ou révoltes auxquelles donne lieu le monde actuel? Est-elle, encore, désirable, au prix des désordres qu'elle laisse entrevoir? Peut-on parler, encore, d'une classe révolutionnaire, de cette classe par excellence et même par définition qu'est la classe ouvrière, le prolétariat? La révolution est-elle encore mot d'ordre, objet essentiel et incontestable d'une conscience ? D'une conscience de classe, comme elle l'était naguère, comme cela paraissait clair et évident? Ainsi que le disait Péguy, il semble ne s'être rien passé, et quelque chose est arrivé qui pousse à dire : tout a changé, nous ne sommes plus les mêmes. Car il est arrivé quelque chose. Qu'est-ce qui nous fait nous réveiller en sursaut, ainsi que le notait Nietzsche au moment de s'interroger sur le Bien et le Mal ; nous tire brusquement du sommeil et nous fait dire : « Quelle heure est-il ? » Est-ce toujours l'heure de la révolution, tant célébrée, tant attendue? Et, sinon, pourquoi ? Une interrogation urgente, non angoissée, sans doute, de la part du philosophe, mais inquiète, certainement, mettant en question l'objet du désir, forçant à revenir vers ses arrière-fonds théoriques et pratiques. En un souci d'enquête ultime, ce penseur de la révolution, ce révolutionnaire, sinon professionnel, du moins en intention, se remet à l'étude; lui qui a su si bien dégager et célébrer l'avènement du concept, avec la Révolution française, puis avec un marxisme émergeant et triomphant; interrogation urgente qui le pousse à se livrer, toutes affaires cessantes, toute autre actualité mise en sursis, à une sorte de généalogie du déclin et du recouvrement.

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Imperceptiblement, après-coup, l'histoire nous met en face du fait accompli. Les mouvements contestataires des années 1960, préhistoire pour les jeunes, sans doute, mais si proches encore pour certains d'entre nous, ont fait place, si ce n'est à une résignation, du moins à la désorientation de la pensée, à l'hésitation devant toute action possible. J'entends de ces actions appartenant aux « possibles latéraux », une expression que Daniel reprend à Raymond Ruyer, désignant l'utopie ; ou relevant de ce que Deleuze et Guattari nommaient des « lignes de fuite », laissant entrevoir, il y a peu encore, des « alternatives ». Nous sommes pris au piège, enfermés dans le cercle infernal de la société marchande, devant le butoir et la fin d'une histoire pour laquelle nous n'apercevons plus d'échappatoire, de dehors. La société marchande étendue à une mondialisation intégrale ne nous offre plus d'issue. Nous n'avons plus de dehors, à la fois géographiquement, économiquement, matériellement et spirituellement. Mais c'est là le final, simplement, l'émergence. Le mal vient de plus loin. D'où la nécessité d'en rechercher les sources, d'en tracer le diagramme, de chercher les points de repère clôturant le monde - pour ne pas dire l'enfer - dans les cercles duquel nous sommes pris. L'enfer, ce serait Dante; et Pasolini, de son côté, dans Salo comme dans Pétrole, allégoriquement, n'a pas hésité à faire l'extrapolation, à franchir le pas. Mais il était poète, homme de visions. Se refusant à être visionnaire, philosophe, homme politique, voué aussi à une tâche d'enseignement, ne l'oublions pas, Daniel Bensaïd préfère à la dénonciation enragée (la rabbia pasolinienne) la voie d'une analyse critique, fidèle à un marxisme qu'il n'a jamais cessé de prendre pour guide et de professer. Plus que jamais fidèle,

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face au dénigrement actuel, médiatique et universitaire en grande partie, dans lequel cette pensée est tombée. De Marx, Daniel ne se contente pas d'invoquer le spectre, à la manière de Derrida, il le ressuscite, il l'accompagne. Car, c'est bien Marx, toujours, qui détient la clef et la tend. La clef de cette énigme d'une aliénation qui prend à la gorge et offusque le regard, c'est celle de l'inépuisable conception de « la valeur fétiche » de la marchandise qui a dressé entre l'homme et lui-même, dans son activité économique et ses rapports sociaux, le mur des choses. Qui l'a réduit finalement à l'état de spectateur passif, et du monde qui l'entoure et de lui-même. Le rendant aveugle à sa servitude volontaire comme à son aliénation essentielle; confisquant jusqu'à son imaginaire, jusqu'à ses désirs, tournant en rond, minuscule, à l'échelle, justement, de l'étalage dérisoire des marchandises proposées à sa jouissance. Et cette déprimante figure est bien devenue celle de la conscience immédiate, de la spontanéité des masses, tant célébrée. Un monde du simulacre a repoussé définitivement l'accès à la vérité des rapports sociaux. Certains s'y résignent ; ils ont adopté un nihilisme de la renonciation qui peut correspondre, soit à une résignation devant l'ordre actuel installé, soit à l'outrance d'un radicalisme insurrectionnel sans base réelle et sans issue. Je ne peux ici que renvoyer le lecteur au détail d'analyses claires et pédagogiques qui déroulent l'écheveau de cet enfermement. Elles polémiquent moins qu'elles ne cherchent à comprendre, et à saisir le biais par lequel il sera possible d'éviter ce nihilisme menaçant. Un thème majeur les parcourt: celui, je viens de l'indiquer, du fétichisme, tel que Marx l'a défini, cette

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séparation première qui fait que l'homme ne s'est « objectivé » qu'en s'aliénant. « Le monde se peuple ainsi de puissances autonomes, l'Argent, le Marché, l'Économie, l'État, l'Histoire, la Science, l'Art, qui sont autant d'expressions de l'activité humaine et des relations sociales, mais qui paraissent dominer leur créateur de leur force terrifiante. » En un autre langage, on les appellerait des « transcendances » qui forment l'idéologie des classes dominantes devenue l'idéologie « dominante », l'unidimensionalité de la pensée et, conséquemment, celle de l'homme. Comment en sortir, comme se réapproprier ce qui est devenu puissance de domination apparemment inexpugnable ? Certains repères forment des points lumineux parmi lesquels brillent particulièrement - à mon sens, selon ma lecture - les analyses d'Isabelle Garo sur l'idéologie, celles, classiques mais rajeunies, de Lukâcs, bien entendu, qui, dans une explication devenue trop mécanique, réinsère la conscience de classe, un de ces « possibles latéraux » qui peuvent faire bifurquer vers la décision et l'action la conscience que son aliénation fausse et immobilise. Et ce sont aussi, avec Henri Lefebvre, d'autres bifurcations ouvertes sur les possibles utopiques, ces autres lieux que laisse entrevoir la critique de la vie quotidienne. Il s'agira, alors, de reprendre cela en main, de se laisser guider selon cette multiplicité d'ouvertures. Car, écrit Daniel, ce dont il s'agit n'est pas de confier la conscience retrouvée à la direction, de nouveau transcendante, d'un parti, mais de saisir l'opportunité « de formes émergentes, d'acteurs et d'agencements, sans grand Sujet » (c'est moi qui le souligne). Ce dont il s'agit, pour briser le cercle vicieux (je rappelle que c'est Charles Fourier qui, le premier, a parlé du « cercle vicieux de l'industrie civilisée ») est de retrouver la voie du

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désir, celle des possibles. Seraient-ils impossibles, tels ceux que propose l'utopie. Entre Jean Baudrïllard et Henri Lefebvre, c'est incontestablement le second que Daniel Bensaïd choisirait: celui qui indique la direction, tend l'argument qui sauve. Quant à l'argument situationniste de la société du spectacle, si l'on ne peut méconnaître en lui une valeur descriptive et une force convaincante qui fait image pour la fausse conscience réifiée et aliénée, Bensaïd ne pense pas qu'il suffirait, pour changer le spectacle en vérité, pour retrouver une authenticité des rapports humains, de passer de l'autre côté de la rampe, et, en quelque sorte, de lever le voile. Il n'y a pas d'autre monde réel derrière celui qui s'offre sur une scène. Pas de point de vue du spectateur absolu pour la vérité. C'est à Y intérieur de ce monde-ci qu'il faut œuvrer. A partir de lui, ce qui signifie, de son acceptation pleine et entière, en s'appuyant, pour le changer, sur ses promesses latentes. Telle semble bien être la doctrine et, si l'on peut dire, la foi de Bensaïd. Daniel croit au monde et à la possibilité de le sauver. L'attention avec laquelle il expose des thèses qui, sans être les siennes, l'orientent, est aussi une critique tacite de l'assurance ambitieuse, voire de la morgue de certains. Et il ne craint pas, non plus, d'égratigner, au passage, certains de ses amis, accompagnateurs de lutte et de pensée. Mais d'une pointe légère. Le ton qu'il adopte, combatif, est toujours généreux, parce qu'il est accompagné, justement, de cette indéracinable foi. Ailleurs, mais pas dans les textes réunis ici, bien qu'elle y transparaisse, Daniel Bensaïd aura relié cette foi à la conception de l'histoire deWalter Benjamin et à son messianisme, à cette promesse, cette part d'espérance

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(le « principe espérance » d'Ernst Bloch) qui la guide depuis le début. On pourrait y ajouter, et l'idée d'une utopie immanente à la quotidienneté y invite, aux parcelles de lumière dont parle Charles Fourier, qui percent, de façon invincible, au sein même de la Civilisation, dans ses marges, ses passions secrètes et réprimées ou déformées. Ces lumières, ces franges de lumière, au bord des ténèbres, ce sont, parmi nous, tous ces actes de résistance, de désobéissance, de révolte, surtout de la part de la jeunesse, qui sont si fertiles en promesses de changement. Comme, au tout premier chef, de reprise en compte d'une idée révolutionnaire que l'on a trop vite fait de jeter aux poubelles de l'histoire, la déclarant morte ou périmée. Le message ici délivré la laisse entrevoir en multiples éclats d'une lumière diffractée 4 décembre 2010

Note sur la présente édition

Le Spectacle, stade suprême du fétichisme de la marchandise est le titre du livre dont le projet semble remonter à 2004, et auquel Daniel Bensaïd travaillait encore les mois qui précédèrent sa mort, survenue le 12 janvier 2010. Le livre est inachevé et c'est en tant que tel que nous le publions, c'est-à-dire sans chercher à dissimuler les traces de cet inachèvement. Il comporte six chapitres, autant qu'annoncés dans le plan que l'auteur en avait luimême établi (et que nous donnons en annexe, assorti de la bibliographie qui s'y ajoutait - pages 129). Il y a lieu de noter cependant que les titres et contenus des six chapitres existants ne correspondent pas toujours exactement à ce plan - comme il est inévitable. Des développements prévus ne figurent pas dans les chapitres rédigés, ou n'y sont qu'esquissés ; il est loisible d'imaginer que d'autres chapitres eussent pu s'y ajouter. Nous faisons apparaître les « didascalies » du livre en les composant dans un corps plus petit, en retrait et en les plaçant entre les signes > Actualité du problème, cf. Mgr de Canterbury ou encore Sarkozy à Toulon. Mais comment se fait-il que les classes ne font pas ce qu'elles seraient censées faire conformément à leurs intérêts supposés ? Chez Marx, trois concepts qui s'emboîtent et s'articulent: aliénation, fétichisme, réification.
Citer le livre important de Tony Artous qui systématise2.
Enchaîner avec Isabelle Garo :
Comment Simmel (Philosophie de l'argent, PUF Quadrige, 1987) se nourrit de Marx. L'argent nivelle différences et inégalités en tant que « forme pure de l'échangeabUité », « moyen en soi », « moyen absolu », ou « quantité pure». « L'accroissement des capacités intellectuelles d'abstraction caractérise l'époque où l'argent, de plus en plus, devient pur symbole, indifférent à sa valeur propre*. » N'abolit pourtant pas la « double nature de l'argent » : « être à la fois une substance très concrète et très prisée en tant que telle et cependant ne tirer son propre sens que de sa dissolution complète en mouvements et en fonctions, repose sur le fait qu'il consiste uniquement en l'hypostase, en l'incarnation d'une pure fonction, celle de l'échange entre les humains4 ». « La pureté symbolique des valeurs économiques est l'idéal vers lequel tend l'argent au cours de son évolution sans qu'il l'atteigne jamais complètement» Du métal à la monnaie électronique en passant par le cuir, le sel, l'écriture et le papier, la dématérialisation nourrit l'illusion du fétiche (puissance abstraite et étrangère), 1. Ibid, p. 125-126. 2. Ibid, p. 127. 3. G. Simmel, Philosophie de l'argent, Paris, PUF Quadrige, 1987, p. 157. 4. Ibid., p. 193. 5. Ibid, p. 166.

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mais sans parvenir à abolir la « fonction régulatrice » du métal comme réserve : « la réalisation de cette exigence idééUe, le passage de la fonction monétaire au pur symbole monétaire, l'affranchissement total de celle-ci par rapport à toute valeur substantielle capable de limiter la quantité d'argent, tout cela donc demeure techniquement infaisable1. «Techniquement? Par son « essence profonde », en tant que « phénomène intégralement sociologique », il serait « peu lié à la matérialité de son substrat' ». Peu, mais encore? « Assurément cette valeur de l'argent doit aussi posséder un support, mais ce qui est décisif, c 'est que le support n 'est plus la source de cette valeur, c'est qu'il est devenu au contraire tout à fait secondaire3. » Assurément? Secondaire, mais pas indifférent. Représente la dissolution des liens de dépendance personnelle, dont la liberté du choix de temps (de consommation, etc.), donc une liberté qui a pour contrepartie un assujettissement à l'abstraction réelle.
Non, quel rôle du parti, avant-garde, pédagogue, conscience déléguée...?
Reprendre la question de l'extériorité que Lukâcs reprend lui-même. D'accord sur un point. L'importance du parti, d'un autre point de vue, médiat, pour échapper au cercle vicieux de la réification et de la conscience aliénée, qui va de pair avec le développement d'une pensée stratégique, d'intervention, de décision, et non d'objectivisme scientiste. Mais pas nécessaire pour cela de recourir à la métaphysique de la conscience de classe « incarnée dans la politique du parti » (p. 67), à l'ontologie prolétarienne, de l'en soi et du pour-soi. Suffit de penser le devenir réel d'une pluralité de formes émergentes, d'acteurs et d'agencements sans grand sujet. Ne pas relativiser pour autant le rôle du parti comme médium nécessaire pour viser à la totalité, par-delà les particularités closes, les tentations corporatistes. Un parti stratège, qui n'est pas nécessairement une avantgarde, mais une pièce maîtresse du puzzle stratégique. Faire référence à Labica et au paradigme du Grand-Hornu < > Note critique à partir d'Artous 4 < 1. Ibid., p. 62. 2. Ibid., p. M. 3. [G. Labica, Le Paradigme du Grand-Hornu. Essai sur l'idéologie, Montreuil-sous-Bois, PEC-la Brèche, 1987.] 4. [Dans la bibliographie établie par Daniel Bensaïd pour ce livre, figure ce titre d'Antoine Artous: Le Fétichisme chez Marx, Paris, Syllepse, 2006. C'est à lui, sans doute, qu'il fait allusion ici.]

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> Lukâcs produit une théorie de la réification différente de la théorie marxienne du fétichisme, où ce ne sont plus seulement les rapports sociaux qui sont réifiés, mais les individus euxmêmes en raison de la rationalisation et de la quantification instrumentale. Or, contrairement à la théorie lukacsienne, qui va chercher dans le procès immédiat de production (la mécanisation) la source du travail abstrait, la critique marxienne ne met pas la quantification des rapports sociaux au centre de l'analyse [discutable : mesure misérable]. Pour Lukâcs, en revanche, la chosification des personnes sous l'effet de la quantification réduit le travailleur à l'état de marchandise et de pure quantité. Cette approche lui permet de relier la critique du fétichisme à celle de l'aliénation via la thématique de la réification sous l'effet de la quantification. Pour Jakubowski aussi, « calcul et rationalité sont les principes de l'économie capitaliste ». Artous voit là l'influence d'un marxisme weberien : une objectivation rationnelle selon laquelle les individus eux-mêmes sont quantifiés et transformés en choses, leur subjectivité absorbée par l'objectivité jusqu'à une aliénation absolue. C'est ce glissement lukacsien qui inspirerait jusqu'à aujourd'hui les versions les plus désespérées via Marcuse et Debord, jusqu'à Baudrillard, Surya ou Coupât. < > Ajouter Gramsci, Debord. Pour Gramsci, l'unité des classes dirigeantes se produit dans et par l'État, et leur histoire est « essentiellement » celle des États En revanche, les classes subalternes ne sont, par définition, pas unifiées, et elles ne peuvent l'être « tant qu'elles ne peuvent devenir Etat ». Aussi leur histoire est-elle une fonction fragmentée de l'histoire de la société civile. C'est pourquoi une partie importante du Prince moderne devrait être consacrée à la question d'une « réforme intellectuelle et morale, c 'est-à-dire à la question religieuse ou d'une conception du monde. [...] Le Prince moderne doit et ne peut pas être le champion et l'organisateur d'une réforme intellectuelle et morale, ce qui signifie créer le terrain pour un développement ultérieur de la volonté collective nationale-populaire vers la réalisation d'une forme supérieure et totale de civilisation moderne\ »

1. A. Gramsci, Cahiers de prison, Cahier 25,1934, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de philosophie », p. 312. 2. A. Gramsci, Cahiers de prison, Cahier 13,1932-1934, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de philosophie », p. 358.

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Comprendre les rapports de forces, la façon d'analyser les situations, Établir les différents degrés des rapports de forces et « y joindre l'exposé de ce qu'il faut entendre en politique par stratégie et par tactique, par "plan" stratégique, par propagande et par agitation ' ». Dans l'analyse « du moment du système des rapports de forces existant dans une situation déterminée, on peut recourir utilement au concept qu'on appelle, dans la science militaire, la conjoncture stratégique, soit, de façon plus précise, au concept du degré de préparation stratégique du théâtre de la lutte, dont l'un des principaux éléments est constitué par les conditions qualitatives du personnel dirigeant et des forces actives que l'on peut appeler de première ligne. [...] Le degré de préparation stratégique peut donner la victoire à des forces qui sont "apparemment" (c'est-à-dire quantitativement) inférieures à celles de l'adversaire' ». Passer de la guerre de mouvement (en Orient) à la guerre de position, « la seule possible » (en Occident)^ c'est ce qu'avait compris Lénine, et telle « me paraît être la signification de la formule de "front unique" [...]. Mais Ilitch n'eut pas le temps d'approfondir sa formule1 ». < > « Le calcul le plus poussé dépend lui-même largement des motifs qu'introduira l'imprévisible succession de ripostes de l'adversaire. L'interaction permanente de la tactique et de la stratégie peut entraîner des surprises et des renversements, parfois jusqu'au dernier instant. Les principes sont sûrs, et leur application est toujours incertaine*. »