La pensée-marchandise
 9782914968690, 2914968698

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La penséemarchandise

La collection Altérations est dirigée par le collectif Illusio, composé de : Martin Benoist, Gérard Briche, Camille Dal, Ronan David, Anselm Jappe, Fabien Lebrun, Lucie Mercier, Nicolas Oblin, Patrick Vassort et Nadia Veyrié.

Correction : Carol Duheyon Éditions du Croquant Broissieux • 73340 Bellecombe-en-Bauges www.editionsducroquant.org Diffusion : La CDE Distribution : La SODIS © Éditions du Croquant, avril 2010 ISBN : 978-2-91496869-0 Dépôt légal: avril 2010

Alfred Sohn-Rethel

La penséemarchandise Préface d'Anselm Jappe

Collection Altérations

éditions du c r o q u a n t

Les traducteurs et l'équipe de direction de la collection remercient chaleureusement Wolfgang Kukulies pour son aide et sa participation.

Pourquoi lire Sohn-Rethel aujourd'hui? Anselm Jappe

Cette première édition française en volume de textes du penseur marxiste allemand Alfred Sohn-Rethel (1899-1990, voir la notice biographique à la fin de cette introduction), trentecinq ans après leur publication originale, est assez tardive, mais elle se justifie : avec une partie de sa réflexion, et surtout avec les questions qu'il pose, Sohn-Rethel est un des rares marxistes qui ont encore quelque chose à nous dire pour comprendre le xxi e siècle \ D'abord, parce qu'il a repris, dans l'ensemble de la théorie de Marx, le noyau le plus valable et le plus profond : 1. Même s'il y a chez Sohn-Rethel indéniablement un côté qui sent fortement une époque passée, avec ses discussions entre marxistes « orthodoxes » et « Nouvelle gauche » et la volonté de l'auteur de démontrer que la propre réflexion, si scandaleusement « théorique », était quand même utile pour la « lutte des classes ». On y trouve même des références positives à cette duperie que fut la « révolution culturelle » en Chine. L'essai « Éléments d'une théorie historico-matérialiste » se caractérise encore par un certain souci d'« orthodoxie » marxiste (en effet, il a été publié d'abord dans une revue du Parti communiste anglais) avec des références à Engels, Pavlov et Lénine. Dans ses écrits successifs, Sohn-Rethel continue à se baser sur sa lecture de Marx, mais il se détache plus fortement du marxisme traditionnel, aussi dans la terminologie.

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l'analyse de la logique de la valeur et de la marchandise. SohnRethel avait bien compris - à une époque où presque personne n'y arrivait - que selon Marx la caractéristique la plus essentielle du capitalisme est IV abstraction » qu'il fait subir à la vie sociale. Avec le terme d'« abstraction réelle », Sohn-Rethel a donné une contribution très importante à l'élaboration de la critique du fétichisme de la marchandise, même si - comme nous le verrons - son refus de ramener l'« échange abstrait » au « travail abstrait » - comme le fait Marx lui-même - a gravement limité la portée de ses intuitions. Toutefois, le véritable objectif de Sohn-Rethel était tout autre : donner une explication historique et matérialiste des formes mêmes de la connaissance, en analysant surtout la première apparition de la pensée philosophique en Grèce, la naissance de la science moderne avec Galilée et les formes a priori de Kant. Si aujourd'hui, après des décennies de théories postmodernes et déconstructivistes, féministes et postcoloniales, cette « profanation » des catégories « pures » de l'entendement peut paraître moins sacrilège qu'aux temps où Sohn-Rethel a conçu ses idées, toujours est-il que Sohn-Rethel - comme nous le verrons mieux - ne relativise pas ces catégories en les noyant dans une marée de « constructions ». Il les ramène plutôt à l'action aveugle de ce qui continue, depuis deux mille cinq cents ans, à gouverner les sociétés : l'argent. Et cette critique de l'argent est aussi « taboue » aujourd'hui qu'elle l'était dans les universités allemandes à l'époque de Husserl et de Heidegger. Quelle est cette théorie que Sohn-Rethel, « compagnon de route » de Iheodor W. Adorno et de la « Théorie critique », a élaborée, avec une persévérance remarquable, pendant presque soixante-dix ans ? Il s'attaque essentiellement à une des grandes questions de la philosophie : quelle est l'origine des formes de la conscience, de ces « grilles » qui permettent à chaque individu d'organiser les données multiples que lui fournit la perception sensible ; formes dont les plus importantes sont le temps, l'espace et la causalité ? La possibilité d'organiser le chaos des impressions spontanées en un ensemble sensé doit, évidemment, précéder ces impressions et ne peut pas en dériver. Ce fut le problème « classique » de la philosophie, au moins entre Descartes et Kant. Deux réponses principales

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furent données, et elles dominent la réflexion philosophique jusqu'aujourd'hui : ou bien ces catégories sont elles-mêmes d'origine empirique, résultats de la constance de l'expérience, mais sans validité absolue, et sans la possibilité d'en déduire des jugements a priori que chacun doit admettre, sans recours à l'expérience. C'est la réponse empiriste de David Hume à Paul Feyerabend. Ou bien on présuppose une structure ontologique, pratiquement innée, de l'homme, qui en tous temps et en tous lieux organise de la même manière a priori un matériel qui est inconnaissable en tant que tel. C'est, bien sûr, la solution proposée par Kant 2 . Or, Sohn-Rethel avance une troisième possibilité : l'origine des formes de la conscience (et de la connaissance) n'est ni empirique ni ontologique, mais historique. Les formes de la pensée, ces « moules » dans lesquels doivent être coulées les données particulières, ne dérivent pas - c'est le noyau de la théorie de Sohn-Rethel - de la pensée elle-même, mais de l'action humaine. Non de l'action en tant que telle, comme catégorie elle-même philosophique et abstraite, mais de l'action historique et concrète de l'homme. Les formes de la pensée - donc l'intellect, différent des simples contenus de la conscience - sont chaque fois l'expression d'une époque dans les rapports sociaux des hommes ; à l'intérieur de ce contexte, elles ont cependant une validité objective. Cette perspective sur l'histoire de la pensée est évidemment une application du principe que ce n'est pas la conscience qui détermine l'être, mais l'être social qui détermine la conscience. Ce principe, énoncé initialement par Ludwig Feuerbach, est, bien sûr, celui du « matérialisme historique ». À ce propos, Sohn-Rethel tient tout de suite à préciser qu'il ne s'agit pas d'un simple renversement, parce que ce n'est pas l'être de la nature, mais l'être social, la vie en société, qui détermine la conscience. Cette distinction sera capitale dans sa théorie.

2. Ces solutions présupposent toujours un dualisme ontologique du sujet et de l'objet. Sohn-Rethel, au contraire, veut expliquer historiquement cette scission entre le sujet et l'objet (comme il le dit déjà dans sa lettre programmatique à Adorno du novembre 1936 [in Warenform, p. 25]. Ainsi, l'une de ses contributions à la pensée critique d'aujourd'hui réside précisément dans son apport à la critique de la catégorie historique de sujet.

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Marx n'a pas fait précéder son œuvre d'une théorie de la connaissance. Comme le disait Adorno, « [Marx], par dégoût des disputes académiques, exerça sa rage parmi les catégories de la théorie de la connaissance comme dans le magasin de porcelaine du dicton 3 ». Comme l'avait déjà démontré Hegel, la séparation entre la méthode et le contenu, l'« application » d'un procédé présumé universel à des matières particulières, est incompatible avec la méthode dialectique. Naturellement, cela ne veut pas dire que Marx n'a pas donné une contribution à la théorie de la connaissance. Tout au contraire : selon Sohn-Rethel, l'analyse marxienne de la marchandise était la première explication de l'origine historique d'une pure forme (l'abstraction), tandis que jusqu'alors, la forme, et surtout la forme conceptuelle, passait pour n'être « pas déductible dans l'espace et dans le temps 4 ». Cependant, ces analyses - qui constituent le point de départ de Sohn-Rethel - restaient implicites chez Marx. Ses successeurs, à partir d'Engels, en ont tiré une méthode, appelée « matérialisme historique 5 », parfois élargi à un « matérialisme dialectique » qui prétendait expliquer même les événements naturels 6. Engels, Lénine, 3. Theodor W. Adorno, Dialectique négative, tr. fr. par le groupe de traduction du Collège de philosophie, Paris, Payot, 1978, p. 163. 4. Warenform, p. 108 5. Ce n'est pas le lieu ici de décider si le « matérialisme historique » peut vraiment se réclamer des intentions de Marx lui-même, ni surtout de savoir si cette théorie - qui a assurément apporté des résultats importants, admis également par des historiens non marxistes comme Ferdinand Braudel et son école - est applicable aux sociétés non capitalistes. Aujourd'hui, l'utilité du « matérialisme historique » dans sa forme canonisée peut paraître douteuse; il s'agit maintenant d'interpréter l'histoire comme une histoire de fétichismes plutôt que comme une histoire de luttes des classes. SohnRethel avait proposé d'écrire une « histoire universelle du mécanisme de la fétichisation » en remontant jusqu'avant l'Antiquité; mais il l'identifiait avec la « genèse des idéologies en ce qui concerne leur validité », comme il écrivit dans sa lettre à Adorno de 1936 (in Warenform, p. 13). Le fétichisme était donc pour lui, comme pour tout le marxisme traditionnel, une forme d'idéologie, de fausse conscience, et non un phénomène réel. 6. Cette dernière philosophie, qui était doctrine d'État en Union soviétique, peut paraître aujourd'hui aussi obsolète que la physique aristotélicienne. Mais il faut se souvenir que Sohn-Rethel, ainsi que la quasi-totalité des

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Plekhanov et beaucoup d'autres soutenaient la thèse - assez simpliste - que la connaissance scientifique est un « reflet » objectif de la réalité extérieure, un «< reflet » qui se perfectionne au long de l'histoire, tandis que la culture, la philosophie, la religion, etc., ne seraient qu'une « superstructure » par rapport à la « base » économique : elles ne seraient que des « idéologies » dans lesquelles les différentes classes sociales représentent leurs intérêts matériels , « prennent conscience de ce conflit et le mènent jusqu'au bout 7 ». Par rapport à cette explication matérialiste des contenus de la conscience, Sohn-Rethel se propose d'analyser - toujours dans le cadre du matérialisme historique - un niveau plus profond, celui desformes mêmes qui structurent la conscience ; la théorie marxiste, elle aussi, a toujours présupposé ces formes comme une simple donnée universellement humaine. Sohn-Rethel entend donc combler une importante lacune dans le marxisme, et dans la pensée de Marx lui-même8. Il est convaincu qu'il ne s'agit pas d'un problème érudit, mais d'une contribution à la « lutte des classes », et que le marxisme « transforme les questions insolubles de la théorie en questions solubles de la praxis 9 ». Ce qui l'intéresse est la genèse : la genèse de ce qui apparemment n'en a pas, parce qu'il se présente comme existant toujours et partout; et il veut également expliquer la genèse de cette apparente absence de genèse. Sohn-Rethel a été un des rares marxistes qui a basé sa lecture de Marx sur l'analyse de la forme-valeur. C'est avec celle-ci que Marx commence Le Capital', pourtant, le marxisme traditionnel l'a toujours considérée comme une simple définition préliminaire, sans savoir y reconnaître le véritable fondement de la critique marxienne des catégories de base de la société auteurs marxistes avant les années soixante-dix, devaient compter avec le poids du marxisme « orthodoxe », et qu'ils peinaient beaucoup pour distinguer entre la pensée de Marx, le marxisme traditionnel et l'Union soviétique. 7. Karl Marx, Contribution à la critique de l'économie politique (1859), tr. fr. Michel Husson, Paris, Éditions sociales, 1957-1977, « Préface », p. 3. 8. Marx ne s'est pas intéressé, dit Sohn-Rethel, à la genèse de la pensée scientifique, ni à son rôle social. 9. Comme il le disait dans la lettre à Adorno du 1936 (in Warenform, p. 12).

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marchande10. Sohn-Rethel y puise surtout la notion d'abstraction dans l'échange : pour pouvoir échanger deux marchandises, il faut les comparer à une troisième marchandise. On présuppose alors quelles sont toutes les trois des expressions, déterminées quantitativement, d'une substance commune à toutes, et pour déterminer celle-ci, on « fait abstraction » des qualités concrètes des marchandises et de leurs usages concrets possibles. Mais pour Marx, ce « troisième élément », commun à deux marchandises différentes, est constitué par le travail, et précisément par le travail considéré sans égard à son contenu, comme simple temps nécessaire pour la production de la marchandise en question (c'est ce que Marx appelle le « travail abstrait », ce qui désigne le côté abstrait du travail - et non un autre type de travail). Ici, Sohn-Rethel ne suit pas Marx, mais voit surgir l'abstraction d'une autre source : la séparation entre l'« acte d'usage » et l'« acte d'échange ». Dans ce dernier, on « fait abstraction » de l'usage, au sens qu'on le reporte, qu'on y renonce pour le moment. L'échange forme une réalité à part, séparée par rapport au travail et à l'usage. Il est purement social, il ne présente pas de rapport avec la nature, comme c'est le cas dans la production. Le côté social de l'objet réside alors exclusivement dans l'échange, à savoir dans le changement de propriétaire, sans qu'aucune modification matérielle n'intervienne. Celle-ci, au contraire, est même supposée être absente dans le temps entre la production et la consommation, contre toute vraisemblance. L'histoire de l'intellect séparé s'est déroulée en parallèle à l'histoire des formes d'échange. L'échange aussi bien que l'intellect se présentent - en tant qu'ils sont abstraits - comme non historiques, non advenus, éternels. Qs seraient ainsi hors d'atteinte de toute critique, et surtout de toute pratique historique. L'échange d'équi10. Pour cette lecture de Marx, voir Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale [1993], Paris, Mille et une nuits, 2009; Moishe Postone, Face à la mondialisation, Marx est-il devenu muet?, La Tour-d'Aigues, Éditions de l'Aube, 2003 ; certains écrits de Jean-Marie Vincent (Critique du travail, Paris, PUF, 1987) ; les écrits de Robert Kurz (en français : Manifeste contre le travail [1999], Paris, 10/18,2004 ; lire Marx [2000], Paris, La Balustrade, 2002; Avis aux naufragés, Paris, Lignes, 2005 ; Critique de la démocratie balistique, Paris, Mille et une nuits, 2006) et d'Anselm Jappe, Les aventures de la marchandise. Pour une nouvelle critique de la valeur, Paris, Denoël, 2003.

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valents, aussi bien que la connaissance scientifique, se basent sur la raison calculatrice, qui se trouve au-dessus de tout contenu et qui est applicable à tout contenu. Si déjà le jeune Marx a appelé la logique « l'argent de l'esprit11 », c'est parce qu'il y a dans les deux cas la même indifférence vis-à-vis des contenus spécifiques. Il existe un lien entre la forme logique de l'universalité, c'est-à-dire la pure activité de pensée, et la socialisation du travail, qui s'élève également au-dessus des activités productrices réelles comme leur point commun de référence : la valeur - l'argent - en tant que somme de tous les travaux concrets. Sohn-Rethel dépasse le matérialisme historique traditionnel, parce qu'il ne rattache pas l'évolution des catégories de l'intellect au côté concret du travail, par exemple à l'évolution des techniques12, mais au côté social du travail, qui dans une société marchande est son côté abstrait, représenté dans l'argent. C'est le travail social, le travail abstrait, qui forme le lien social un lien social autonomisé qui gouverne les sujets qui l'ont créé. Sohn-Rethel reconnaît que cette « abstractification » qui se passe dans l'échange n'est pas un procédé « innocent », une simple nécessité technique qui accompagne inévitablement toute circulation de biens entre les hommes, en tout lieu et temps. Il affirme plutôt que l'abstraction d'échange constitue le cœur de la société capitaliste et qu'elle possède son histoire à elle et ses caractéristiques spatio-temporelles13. Les questions 11. « La logique c'est l'argent de l'esprit, la valeur pensée, spéculative, de l'homme et de la nature... [...] c'est lapensée aliénée, qui fait donc abstraction de la nature et des hommes réels : la pensée abstraite. » (Karl Marx, Manuscrits de 1844, tr. fr. Emile Bottigelli, Paris, Éditions sociales, 1972, p. 130). 12. Voir la note 19 de « Travail intellectuel et travail manuel » dans ce volume. 13. Nous parlerons plus tard de la triple « infidélité » de Sohn-Rethel par rapport à l'analyse marxienne de la forme-valeur : il néglige, voire refuse le concept de « travail abstrait » - qui pour Marx constitue la base de l'échange abstrait; il identifie le résumé conceptuel du développement des formes delà valeur que fait Marx à un résumé historique, en pensant que la « forme-valeur simple » a existé réellement dans le passé (une erreur qu'avait déjà commise Engels, ainsi que presque tout le marxisme traditionnel); il remplace la déduction de l'abstraction marchande chez Marx, qui fait rigoureusement « abstraction » du comportement des possesseurs des marchandises - lesquels ne peuvent rien faire d'autre que suivre le développement de la valeur (et c'est justement là que réside le fétichisme social) - par une théorie psychologisante de l'action et des motivations des échangistes.

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que Sohn-Rethel a soulevées à ce propos revêtent en effet une très grande importance, même si les réponses qu'il y a apportées ne sont que partiellement satisfaisantes. Selon Sohn-Rethel, dans les sociétés « tribales » - qu'il identifie avec le « communisme primitif », dont la question de l'existence historique effective ne nous intéresse pas ici -, le « travail » et la « société » coïncident. Ceux qui travaillent 14 disposent aussi des savoirs qui leur sont nécessaires pour travailler. Ce qu'une communauté produit, elle le consomme, après avoir distribué en son sein les fruits du travail. Il n'y a pas d'« échange » entre les membres de la communauté. Tout cela change dans l'âge du bronze, avec les premières cultures hautement organisées dans les vallées fluviales (Égypte, Mésopotamie, Chine). Les capacités techniques désormais requises (l'hydraulique, l'astronomie, la mathématique, l'architecture et surtout l'écriture) deviennent l'apanage d'une couche de travailleurs intellectuels, tandis que les autres tombent dans le servage ou l'esclavage et ne font plus qu'exécuter des travaux manuels. C'est alors que se met en place, dit Sohn-Rethel, la séparation la plus fondamentale, dont dépendront toutes les autres : la séparation entre « travail manuel et travail intellectuel 15 ». L'intellect séparé a commencé sa carrière à cette époque-là, en se cristallisant dans une classe socialement privilégiée qui en tirait la possibilité d'exploiter les autres. Les classes dominantes, qui ne travaillaient pas avec les mains, avaient besoin de disposer quand même de la connaissance de la nature qui auparavant n'existait que dans le métabolisme pratique avec la nature, réalisé par le travail manuel.

14. Sohn-Rethel, toujours si soucieux de souligner le caractère historique - la genèse - des concepts, se sert cependant d'un concept non historique, et jamais problématisé, celui de « travail ». En voyant, par exemple dans la cueillette primitive, un « travail » au sens moderne, il est déjà tombé dans les fausses ontologisations produites par ce « travail abstrait » dont il ne veut pas entendre parler. 15. Qui donne aussi le titre à son œuvre principale (Geistige und kôrperliche Arbeit, 1970). Sohn-Rethel insistait sur le fait que le dépassement de cette séparation était une exigence incontournable pour une société communiste, et en tirait une critique de la réalité soviétique.

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Ni la production en commun (que Sohn-Rethel appelle « logique de la production », et qui, selon lui, sera restaurée dans le communisme futur) ni l'appropriation directe (dans l'esclavage, les tributs ou la guerre) n'ont besoin d'un « échange ». C'est avec le commerce, déjà très florissant dans certaines parties du monde aux IIIe et IIe millénaires avant notre ère, que naît l'échange entre partenaires formellement égaux. Ils ont donc besoin d'introduire cette équivalence entre les marchandises, dont naît l'abstraction. Le fait, purement mental et conventionnel, de comparer deux marchandises à une troisième - de les mettre en équivalence - introduit dans le monde une abstraction bien réelle. Celle-ci constitue une troisième forme de réalité, qui n'est ni « réelle » (l'objet reste le même avant et après l'échange, aucune analyse chimique ou physique ne pourrait découvrir la valeur que les hommes attribuent à leurs produits dans l'échange, comme le disait Marx), ni purement « pensée ». Mais pendant une longue période de l'histoire, cette abstraction dans l'échange est restée plutôt virtuelle, ou embryonnaire. Peu à peu, on est passé du troc à l'usage régulier d une matière choisie comme équivalent, c'est-à-dire comme troisième élément qui permette de comparer avec le même paramètre les quantités de deux marchandises, incomparables sur le plan de l'usage. Ce sont les métaux précieux qui se sont imposés comme équivalent général. Mais il s'agissait encore d'une autre marchandise, qui avait aussi une valeur d'usage. Tout cela a changé au moment où l'on a commencé à battre de la monnaie : un équivalent sans utilité matérielle, qui ne servait qu'aux échanges, et dont la valeur n'était pas déterminée par ses qualités physiques réelles (poids du métal), mais par la garantie donnée avec la frappe effectuée par une autorité. Cet événement, qui selon Sohn-Rethel a fait basculer l'histoire humaine, a une origine bien précise : c'est dans les villes grecques de l'Ionie qu'est apparue la monnaie, au VIIe siècle avant notre ère, dans une période de grands bouleversements sociaux (passage de la féodalité foncière à la bourgeoisie commerçante). On sait qu'il s'en est suivi un grand essor commercial, qui a mis en branle toute l'histoire gréco-romaine. Mais c'est exactement dans le même petit coin du monde, les cités ioniennes, que sont apparus aussi, une ou deux générations

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après les premières monnaies, les premiers philosophes : Thalès, Anaximène, Anaximandre. On marque habituellement avec eux l'étape décisive dans le passage de la pensée mythique à la pensée rationnelle. Or, ce voisinage dans l'espace et dans le temps est, pour Sohn-Rethel, tout sauf un hasard. L'abstraction, qui restait floue dans les formes antérieures d'échange, se représente maintenant dans un support matériel : l'argent. L'argent est donc, dit Sohn-Rethel, une abstraction réeUe16. C'est la représentation matérielle de quelque chose qui n'est pas matériel, mais abstrait : la valeur des marchandises. On peut lire chez Marx les conséquences énormes de l'invention de l'argent : cet équivalent général de toutes les marchandises est accumulable et peut être réinvesti; l'accumulation d'argent devient ainsi rapidement le véritable but de la production marchande, au lieu d'être un simple moyen technique, comme beaucoup d'économistes le prétendent encore aujourd'hui. Déjà les Grecs restèrent éblouis face à la puissance de l'argent et aux ravages qu'il produisait dans la société. Sohn-Rethel analyse le côté conceptuel de l'apparition de l'argent : pour la première fois, une substance immatérielle - la valeur - restait égale, tandis que ses porteurs concrets - les marchandises et les monnaies - changeaient. L'abstraction, qui était déjà à la base de toute société fondée sur l'échange, était devenue visible. Elle n'était pas due à un acte de pensée (c'est la conception courante de l'abstraction, à partir de Platon), mais à des actes effectifs, des actes qui possèdent cette dimension spatio-temporelle dont l'absence est généralement considérée comme une caractéristique du I concept. Cette abstraction n'existe que dans la pensée, mais son [origine n'est pas dans la pensée; elle dépasse ainsi la distinction I métaphysique habituelle entre la conscience et l'être. Cette expérience bouleversante est à l'origine de la plupart des concepts élaborés par les philosophes grecs : substance, infini, totalité, identité, contradiction, espace, temps, nombre, quantité, etc. Si ces concepts ont déterminé tout le développement ultérieur de l'histoire de la pensée, et s'ils ont cours encore aujourd'hui, 16. Sohn-Rethel a le mérite d'avoir introduit le terme Realabstraktion 7 dans le débat marxiste (même si le mot se trouve déjà chez Georg Simmel). Chez Marx, l'idée est présente, mais pas le terme.

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c'est parce que nous vivons encore essentiellement avec la même « abstraction d'échange » que les Grecs; et que l'acte d'échange est à l'origine de toutes les autres formes d'abstraction. Sohn-Rethel ramène donc ce qui, selon la tradition occidentale, constitue l'aspect le plus « noble » de l'homme, à savoir sa pure activité de pensée, à des causes assez « basses >• : à l'argent, à la marchandise, à tous les actes quotidiens - si banals - de vendre et d'acheter. Le « miracle grec » qui a fait couler tant d'encre est ici mis en relation avec l'apparition de la monnaie, un fait considéré longtemps comme indigne de l'attention des philosophes. Les catégories de l'entendement, stables à l'intérieur du monde toujours changeant des impressions sensorielles, sont le « reflet » de l'argent, la forme visible de la valeur toujours renouvelée dans le monde mouvant des marchandises concrètes. Une fois que le travail manuel, privé de sa puissance mentale, ne peut plus effectuer la cohésion des différents travaux, et celle de la société en général, il faut assurer le lien social a posteriori par l'échange 17 et par l'activité intellectuelle - par l'abstraction donc. C'est l'intellect séparé, fruit de la séparation entre travail manuel et travail intellectuel18, qui doit alors opérer la « synthèse sociale » (autre concept central chez Sohn-Rethel, calqué sur activité synthétique » de la raison chez Kant). Pour Sohn-Rethel, dans l'Antiquité classique, tout comme aujourd'hui, le lieu de la synthèse sociale n'est plus la production, mais la circulation. Sohn-Rethel a effectivement à offrir quelques interprétations intéressantes de l'histoire de la philosophie et de la science, surtout de celle de la Grèce ancienne19. Il dit : « Avec Pythagore 17. « Le lien d'échange est établi par le réseau d'échange, et par rien d'autre. C'est le fait que j'achète un manteau, non le fait que je le porte, qui fait partie du lien social, de même que le fait de le vendre, et non celui de le produire [!]. Si, donc, nous voulons parler du lien social ou, comme on peut l'appeler, de la synthèse sociale, il nous faut parler de l'échange, et non de l'usage » (Intellectual labor, p. 29). On voit ici que Sohn-Rethel prend le travail pour une activité présociale, simple échange avec la nature. 18. Et on sait combien cette distinction était développée dans la Grèce ancienne, et quelle supériorité était accordée à l'activité intellectuelle. 19. Il s'appuie sur les travaux de l'historien marxiste anglais George Thomson {Les premiers philosophes [1955], tr. fr. Michel Chariot, Paris,

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et Héraclite, Parménide fait partie des premiers philosophes avec lesquels l'activité mentale humaine revêt une forme complètement différente des anthropomorphismes associés aux modes de production communautaires qui ont précédé l'ère de la production marchande 40. » Pour ce qui est de Pythagore, celui-ci, « qui le premier a utilisé la pensée mathématique dans son caractère déductif, est apparu après la première diffusion de la monnaie aux vu® et vi* siècles av. J.-C., et l'on pense à présent qu'il a lui-même contribué à l'institution d'un système de frappe de monnaie à Croton, où il a émigré depuis Samos vers 540 av. J.-C.21 ». Ensuite, Parménide a élaboré le premier la notion ontologique d'une substance unitaire, parfaite, inaltérable, omniprésente. Où, demande Sohn-Rethel, peut-il avoir fait l'expérience d'une telle substance, qui n'existe pas dans la nature? En utilisant quotidiennement de l'argent. Et cela explique bien de choses : selon Sohn-Rethel, le fameux paradoxe de la flèche de Zénon exprime le mouvement des marchandises, divisible à l'infini, tandis que la valeur est supposée rester toujours la même™. Les philosophes ont pu concevoir l'abstraction, parce que celle-ci, grâce à la monnaie, n'était plus seulement une opération mentale, mais une évidence tangible. Le développement de la pensée abstraite, considérée comme la grande contribution des Grecs à l'histoire de l'humanité, n'est donc pas attribuable à un simple progrès de l'esprit, mais à des facteurs socio-économiques précis 33 . Bien sûr, à aucune Éditions sociales, 1973), avec lequel il a collaboré. Ses recherches ont été approfondies plus tard dans le livre de Rudolf Wolfgang Muller, Geld und Geist. Zur Entstehungsgeschichte von Identitâtabewufitsein und Rationalit&t seit derAntike [L'esprit et l'argent. L'histoire de la conscience d'identité et de la rationalité depuis l'Antiquité], Francfort et New York, Éditions Campus, 1977. Ce livre remarquable n'a pas eu, bien qu'il ait été écrit par un professeur d'université et publié par un grand éditeur scientifique, beaucoup de retentissement et n'a pas été traduit, signe d'une évidente surdité des « chercheurs » en ce domaine. 20. InteUectual labor, p. 65. 21. InteUectual labor, p. 48. 22. Intellectual labor, p. 54. 23. Il faudrait, bien sûr, se demander si, au lieu de proposer une version plus raffinée de la « théorie du reflet » unilatéral, comme le fait Sohn-Rethel, on

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époque les philosophes n'étaient conscients de cette origine de leurs concepts - l'occultation de leur genèse a opéré dès le début. Ce n'est pas surprenant, parce que(les participants au i procès d'échange ne sont pas du tout conscients de l'abstrac-j tion qu'ils effectuent. Ils ne s'intéressent qu'au côté pratique de I la transaction : à la simple quantité de valeur d'échange (donc d'argent) qu'ils obtiennent (et non à sa nature et à son origine). Cette invention grecque de l'abstraction ne regardait pas seulement la philosophie : en mathématique, les Grecs ont conceptualisé - donc énoncé en forme abstraite, valable au-delà du contexte concret - ce que d'autres cultures, comme les Égyptiens, connaissaient déjà à un niveau empirique (par exemple, le nombre ji ou le théorème de Pythagore)24. Plus tard, la scolastique médiévale correspondait à une avancée de l'économie monétaire, qui cependant restait encore limitée à la sphère de la circulation simple (essentiellement les transactions commerciales). En revanche, le concept de mouvement qui s'est imposé avec Galilée, un concept dynamique et non empirique, correspondait au mouvement infini de l'argent, lorsqu'il devient capital et croît sans cesse 3S. SohnRethel se réfère souvent à Galilée et à son concept de mouvement : ce dernier dérive d'une abstraction qui n'a son origine ni dans la nature (il est le fruit d'une abstraction mathématique : le mouvement absolu n'est pas observable, au moins à l'époque de Galilée), ni dans la pensée pure (le mouvement est réel). Il n'appartient ni à l'objet ni au sujet qui connaît la nature 36 . La science moderne a définitivement séparé l'intellect d'avec le travail manuel et a concentré la compréhension du monde chez les maîtres, en expropriant les travailleurs de leurs ne ferait pas mieux de considérer la réciprocité de ces facteurs, voire leur unité. Mais Sohn-Rethel se méfiait beaucoup de tout ce qui sentait I'« idéalisme sociologique » et mettait en garde contre la tentation de voir dans l'échange le « fondement mystique d'une forma formons sans origine » (cf. l'exposé de 1937, in Warenform, p. 50). 24. Sohn-Rethel néglige le fait qu'une certaine capacité humaine d'abstraction naît sans doute déjà avec le langage. 25. Dos Geld, p. 47. 26. Dos Geld, p. 28.

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compétences : « Galilée a rendu possible une connaissance de la nature à partir de sources différentes du travail manuel C'est la caractéristique principale de la science moderne. Avec une technologie qui dépendrait du savoir des travailleurs, le mode capitaliste de production serait impossible37. » L'évolution des savoirs scientifiques n'est donc pas, selon Sohn-Rethel, une simple connaissance progressive de la réalité - comme le prétendait la science « classique »-, ni une suite d'hypothèses qui peuvent « marcher », mais jamais être « vraies », comme le veut le positivisme. Elle a plutôt un fondement objectif dans les formes sociales d'une époque. Mais le souci originel de Sohn-Rethel était de « rendre à l'idéalisme transcendantal sa propre monnaie 28 » et de « remettre Kant sur ses pieds 29 » (comme l'avait fait Marx avec Hegel), en retrouvant l'origine de la synthèse kantienne dans le travail social et celle du sujet transcendantal dans la forme valeur30. Il écrivit en 1937 : « Il suffit de mettre à la place de l'unité identique de l'argent 1 "unité de l'autoconscience", à la place de la fonction synthétique de l'argent dans la société d'échange 1 "unité originaire et synthétique de l'apperception", à la place de son rôle constitutif dans la production capitaliste la "raison pure", à la place du capital lui-même la "raison", à la place du monde des marchandises {'"expérience" et à la place de l'échange des marchandises selon les lois du mode de production capitaliste {'"existence des choses selon des lois", donc la "nature", pour pouvoir reconstruire toute l'épistémologie de Kant, avec ses contradictions internes nécessaires, à partir de l'analyse de la réification capitaliste 31. » Ce qui se réfléchit dans le sujet transcendantal c'est le caractère inconscient du travail social. Quel a été l'impact des théories de Sohn-Rethel sur les « sciences sociales » ? Pas très grand, en tout cas, malgré un bref engouement dans la « Nouvelle gauche » allemande - et 27. Intellectual labor, p. 122. 28. Intellectual labor, p. 37. 29. Das Geld, p. 42. 30. «Je définis I"objet transcendantal" kantien comme concept fétichiste de la fonction-capital de l'argent » (Intellectual labor, p. 77). 31. Exposé du 1937, in Warenform p. 36.

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aussi italienne - dans les années soixante-dix32. Mais il est sûr qu'il a influencé l'élaboration des théories d'Adorno33; d'un autre côté, il a contribué, bien que de manière contradictoire, à la naissance de la « critique de la valeur » contemporaine. On ne peut pas déterminer jusqu'à quel point Adorno et Horkheimer, lorsqu'ils rédigeaient, au début des années quarante, la Dialectique de la raison, avaient en tête le grand exposé que Sohn-Rethel leur avait envoyé en 1937 et qu'Adorno appela alors « son plus grand bouleversement intellectuel » depuis quinze ans. Toujours est-il qu'on trouve dans la Dialectique de la raison des affirmations comme celle-ci : « La distance entre le sujet et l'objet, qui conditionne l'abstraction, se fonde sur la distance par rapport à la chose que le dominateur acquiert par l'intermédiaire du dominé. [...] L'universalité des idées telle que la développe la logique discursive, la domination dans la sphère conceptuelle, s'est instaurée sur la base de la domination du réel34. » Au-delà de toute question de savoir qui a « influencé » qui, il est évident que les conceptions de Sohn-Rethel allaient de pair avec des efforts similaires faits dans la même période par des représentants de la Théorie critique. Ainsi, Max Horkheimer écrivait en 1937 dans son essai Théorie traditionnelle et théorie critique : « Toutefois, l'individu n'intègre la réalité sensible dans les organisations conceptuelles que comme simples enchaînement de données factuelles. Les organisations conceptuelles se sont constituées elles-mêmes en relation - à vrai dire changeante - avec le processus de la vie sociale. » Il ajoutait à propos des catégories de Kant : « Le double caractère que présentent 32. En France, on ne trouve que des traces très faibles d'un intérêt pour Sohn-Rethel. À part l'essai publié (sans introduction ni commentaire rédactionnel) en 1970 dans L'Homme et la société, et que nous proposons ici dans une nouvelle traduction, nous avons connaissance seulement d'un petit compte-rendu de Bruno Latour, publié en 1979 sur le numéro 5 de la revue Pandore, d'une référence dans un article de Patrick Tacussel et d'un compterendu sur Internet proposé par un mathématicien du CNRS, Jean Lassègue. 33. Voir leurs échanges épistolaires, qui ont duré (avec des interruptions) plus de trente ans : cf. Theodor W. Adorno/AIfred Sohn-Rethel, Briefwechsel 1936-1969, Munich, Edition text + kritik, 1991. 34. Theodor W. Adorno, et Max Horkheimer, La dialectique de la raison [1947], Paris, Gallimard, 1974, p. 31.

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ces concepts kantiens : unité et finalité poussées au plus haut degré d'une part, et d'autre part ce résidu d'obscurité, d'opacité, d'inconscience, correspond parfaitement à la forme contradictoire que prend l'activité humaine dans les temps modernes 3B. » Adorno a toujours continué à établir des relations entre les catégories de la connaissance et les procès historiques réels, même s'il restait souvent dans le vague. Ainsi, il écrivit dans un essai des années cinquante : « La théorie de la société est née de la philosophie; mais elle vise aussi à renverser sa façon de poser les problèmes, en ceci que c'est désormais la société qu'elle pose comme ce substrat que la philosophie traditionnelle appelait essences éternelles ou esprit. La philosophie déjà se défiait de la tromperie des apparences et cherchait à les interpréter; la théorie, devant la façade de la société, éprouve une défiance d'autant plus profonde que cette façade se montre plus lisse et égale à elle-même. La théorie veut trouver le nom de ce qui secrètement tient la machinerie ensemble36. » On trouve également chez Adorno des préoccupations voisines à celles de SohnRethel dans des observations comme la suivante : « Dans la mesure où Hegel n'oppose plus comme simples activités subjectives la fabrication et l'action à la matière, mais les cherche dans les objets particuliers, dans la réalité concrète, il serre de très près le mystère que recèle 1 aperception synthétique et qui élève celle-ci au-dessus de la pure et simple hypostase arbitraire du concept abstrait. Or, cela n'est rien d'autre que le travail social [...] La référence du moment producteur de l'esprit à un sujet universel plutôt qu'à chaque personne prise individuellement et effectuant son propre travail, définit le travail comme une activité sociale, organisée; sa propre "rationalité", l'organisation des différentes fonctions, est un rapport social37. » Mais 35. Max Horkheimer, Théorie traditionnelle et théorie critique, tr. fr. C. Maillard et S. Muller, Gallimard 1974,19%, pp. 32 et 34. 36. Theodor W. Adorno, « Sociologie et recherche empirique » (1957), tr. fr. E. Sznycer et M. van Berchem, in Theodor W. Adorno et alii : De Vienne à Francfort, la querelle allemande des sciences sociales, Bruxelles, Éditions Complexe, 1979, p. 59. 37. Theodor W. Adorno, Trois études sur Hegel, tr. fr. E. Blondel, O. HansenLove, P.Joubert, M. de Launay, T. Leydenbach, P. Pénisson, M. Béréziat, Paris, Payot, 1979, p. 26-27.

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c'est dans la Dialectique négative qu'Adorno en parle avec une référence directe à Sohn-Rethel : « Alfred Sohn-Rethel a été le premier à faire remarquer qu'en lui, dans l'activité générale et nécessaire de l'esprit, se dissimule nécessairement du travail social. [...] Par-delà le cercle magique de la philosophie de l'identité, le sujet transcendantal se laisse déchiffrer comme la société inconsciente d'elle-même. On peut même aller jusqu'à déduire cette inconscience. Depuis que le travail de l'esprit s'est séparé du travail physique sous le signe de la domination de l'esprit et de la justification du privilège, l'esprit scindé dut, avec l'exagération de la mauvaise conscience, revendiquer justement cette prétention à la domination qu'il déduit de la thèse selon laquelle il est le premier et l'originaire ss . »• Comme nous l'avons dit au début, le lecteur d'aujourd'hui sera beaucoup moins choqué que ses prédécesseurs face à l'affirmation que les grandes catégories de l'entendement, énoncés depuis Parméiiîde jusqu'à Kant-, trouvent leur origine dans la praxis humaine et ses évolutions incertaines. On nous a désormais appris tout ce que les Grecs devaient à l'Afrique noire et jusqu'à quel point les catégories « universelles »• de l'intellect ne sont que les catégories du mâle blanc, occidental et bourgeois, né avec les Lumières. La « théorie de la déconstruction » postmoderne prétend découvrir que toute représentation sociale n'est qu'une simple construction culturelle, un « discours » qui correspond aux intérêts d'un groupe social déterminé. De plus, les sciences se sont toujours plus alignées sur un « opérationalisme » radical qui se préoccupe seulement de l'efficacité et laisse les questions de validité « aux anges et aux moineaux ». Il est alors judicieux de rappeler que la conception des sciences naturelles qua Sohn-Rethel n'est pas du tout relativiste : pour lui, la matière de la connaissance est empirique - c'est le métabolisme avec la nature qui fournit aux sciences naturelles leurs problèmes. Ce sont les formes de la connaissance qui sont non empiriques. Le fait d'expliquer la genèse d'une pensée ne diminue pas, selon Sohn-Rethel, la validité de cette pensée, mais vise seulement sa dogmatisation et sa fétichisation, et donc surtout le voile non historique et 38. Theodor W. Adorno, Dialectique négative, op. cit., p. 142.

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ontologique avec lequel la pensée se couvre. C'est justement l'antinomie entre validité et genèse qu'il faut dépasser, dit-il déjà dans l'exposé du 193739. À 1 encontre du vieux préjugé métaphysique, ce qui est advenu, ce qui n'est pas éternel, n'a pas de validité absolue. Le relativisme moderne suit souvent cette petitio principii et fait comme si l'explication de la genèse d'un phénomène lui ôtait toute prétention à la vérité. Sohn-Rethel est clair à ce propos : certes, nous formons nos concepts, mais ils ne sont pas produits par nous, par notre réflexion consciente : ils sont produits par notre agir aveugle. Par conséquent, la réalité objective de ce qu'ils saisissent est hors de doute. L'abstraction d'échange a permis à la réflexion de « découvrir » certaines vérités scientifiques (par exemple, le principe d'inertie), elle ne les a pas « inventées ». Les réalités sociales (telles que l'argent) sont comme des « archétypes » de la connaissance du monde objectif. Le fait, dit Sohn-Rethel au début de son exposé du 1937, d'appliquer le concept de fétichisme à la logique et à la théorie de la connaissance ne signifie pas que celles-ci soient nécessairement fétichistes : elles ne disparaîtront même pas dans une société sans classes, parce que la réification est aussi une condition pour que l'homme puisse se découvrir lui-même40. La vérité existe, mais elle se trouve dans l'histoire de l'humanité : « Ces résultats nous autorisent à tirer la conclusion générale que, dans les limites de la production marchande, les fondements valides de la science d'une époque sont ceux qui s'accordent avec la synthèse sociale de l'époque en question41. » Avec cette théorie, assure SohnRethel, on ne risque pas d'« idéalisme sociologique 42 ». Comme nous l'avons dit, les théories de Sohn-Rethel ont suscité, surtout dans les années soixante-dix, des discussions très vives; elles ont, au moins en Allemagne, presque monopolisé, pour un certain temps, le débat sur l'abstraction sociale. 39. Warenform, p. 73. 40. Warenform, p. 31. 41. InteUectual labor, p. 78. 42. Warenform, p. 129.

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En effet, la réception de ses théories s'était focalisée sur le problème de l'origine de l'abstraction marchande dans la valeur, et beaucoup des théoriciens marxistes de la valeur s'étaient alors confrontés à ses idées. Robert Kurz, l'un des initiateurs de la « critique de la valeur », a remarqué en 1987 que « toute la discussion, parfois acharnée, autour de la théorie de SohnRethel, ne se réfère presque jamais à ses conclusions à propos de la théorie de la connaissance, qui étaient son véritable but, mais surtout à son développement critique de concepts de l'économie politique. Cela fait comprendre que la véritable importance du concept d"abstraction réelle" ne se trouve pas dans le champ de l'épistémologie, comme le pensait Sohn-Rethel lui-même 43 ». Jusqu'ici, nous n'avons fait que résumer les théories de SohnRethel et son interprétation de Marx ; il convient maintenant de signaler que cette interprétation nous paraît parfois douteuse. La question qui se pose est la suivante : où se trouve l'origine de cette « inversion » de la vie sociale qu'est l'abstraction ? Est-ce déjà dans la production des marchandises, donc dans la sphère du travail, ou bien dans la circulation, donc dans la sphère de l'échange des produits? Dans le capitalisme, est-ce l'activité productrice elle-même - le « travail » - qui est déjà aliénée, ou est-ce que ce sont les activités de vendre et d'acheter qui transforment des produits « innocents » en marchandises, porteuses de l'aliénation sociale? La question est loin de représenter un byzantinisme, parce qu'en dépendent aussi les issues pratiques : dans quelle sphère de la vie sociale faut-il intervenir pour remédier aux maux produits par l'abstraction sociale ? Sohn-Rethel déplace l'origine de l'abstraction marchande de la sphère de l'échange à celle de la circulation, car la 43. Robert Kurz, « Abstrakte Arbeit und Sozialismus. Zur Marxschen Werttheorie und ihrer Geschichte » [Le travail abstrait et le socialisme. La théorie marxienne de la valeur et son histoire] in Marxistische Kritik (Nuremberg) n. 4, 1987, p. 82 (texte disponible sur www.exit-onbne.org). En effet, Sohn-Rethel a été l'objet d'attaques violentes, par exemple dans le volume de P. Brand, N. Kotzias, H.J. Sandkuhler et alii : Der autonome Intellekt - Alfred Sohn-Rethels « kritische » Liquidierung der materialistischen Diaiektik und Erkenntnistheorie [L'intellect autonome - La liquidation « critique » de la dialectique et de la théorie de la connaissance matérialistes par Alfred Sohn-Rethel], Berlin, Akademie Verlag, 1976.

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production est à ses yeux un métabolisme non social et suprahistorique avec l_anature Dans l'acte d'échange se concentre en effet la relation purement sociale, que Marx souligne, en contraste avec la relation entre l'homme et la nature qui a lieu dans tous les types d'activités matérielles d'usage, que ce soient des activités de consommation ou de production 44 . » Quelques lignes plus haut, Sohn-Rethel définit aussi le travail comme une « activité d'usage ». Il ne conçoit donc le travail que comme un échange avec la nature, et non comme une activité socialement déterminée. En effet, il refuse le concept marxien de « travail abstrait » : « À mon avis, le concept du travail social abstrait, dans la mesure où il est reconnaissable dans l'analyse de la marchandise, est un concept-fétiche dû à l'héritage hégélien. [...] Il occupe exactement la place qui revient à l'abstraction réelle causée par l'action d'échange. Il reconnaît le fait de l'abstraction réelle, mais il lui donne une fausse explication [...] Le travail ne joue donc aucun rôle constitutif dans la synthèse sociale qui se déroule à travers l'échange de marchandises. Dans le contexte fonctionnel du marché ce n'est pas le travail abstrait qui domine, mais l'abstraction du travail 46 . » Dans cette perspective, le travail en tant que tel ne peut pas être aliéné, parce qu'il est toujours un travail concret. L'aliénation surgit seulement lorsque le travail est violé par la sphère de l'échange. Selon Sohn-Rethel, la diffusion de la production privée a comporté une séparation entre la socialisation et le travail, de sorte que la dimension sociale en est venue à résider uniquement dans l'échange : « Maintenant, l'unité est déchirée et le travail, exercé comme travail privé indépendant, a perdu sa puissance sociale originaire en faveur des pouvoirs qui détiennent la propriété de l'échange de marchandises : cette transformation énorme est la base de toutes les aliénations, inversions, réifications [...] L'importance du travail privé comme travail de l'individu particulier ne dérive donc pas de la sphère de la production, comme c'est le cas du travail en tant 44. Dos Geld, p. 17. 45. A. Sohn-Rethel, Materialistische Erkenntniskritik und Vergesellscha/tung der Arbeit, Merve Verlag, Berlin 1971, p. 70, cité in Kurz, Abstrakte Arbeit, p. 82.

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que social, mais dérive de la circulation, plus exactement : de l'échange entre le capital et le travail. [...] La puissance sociale, que le travail manuel a perdue à cause de son isolement, se transfère au procès d'échange et, à travers l'abstraction réelle qu'il cause, à l'abstraction idéelle du travail mental et conceptuel, médiatisée par la forme-argent46. >• Là où règne la production de marchandises, la synthèse sociale se base sur le procès de circulation. Sohn-Rethel dit très justement que « l'abstraction qui a lieu dans l'échange »• n'est pas le résultat « du rapport de l'homme avec l'objet marchandise dans la production ou dans la consommation. L'abstraction ne naît donc pas d'un rapport immédiat de l'homme avec les choses concrètes. L'origine est purement relationnelle [...] elle réside dans les relations des hommes entre eux 47 ». Nous avons dit que selon Sohn-Rethel, l'abstraction de la valeur dépasse l'opposition métaphysique entre être et conscience : un procès spatio-temporel, de nature causale, y « produit une abstraction, donc un effet de type conceptuel 48 ». Mais rien ne justifie la conclusion de Sohn-Rethel selon laquelle cette abstraction n'est que le résultat « du rapport d'échange luimême 49 ». En effet, cette conclusion présuppose que la production est une sphère non sociale. En plus, il faut souligner qu'en vérité, l'abstraction dans l'acte d'échange ne fait qu'accomplir l'abstraction créée dans la production, où le travail est concret en tant que procès matériel, mais non pour les producteurs en tant qu'êtres sociaux. C'est le mode de production capitaliste qui a fait que la circulation devient une forme totale, et non l'inverse. Robert Kurz le résume ainsi : « Ce n'est pas la circulation qui, pour des raisons inexplicables, s'est proclamée tout d'un coup une divinité, en embobinant la production. Au contraire, c'est le caractère de plus en plus scientifique de la production qui a transformé la force de travail humaine en une marchandise, en généralisant ainsi socialement les catégories

46. Dos Geld. p. 19-20. 47. Warenform, p. 114. 48. Warenform. p. 114-115. 49. Warenform, p. 122.

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relatives à la logique de la valeur et en faisant de la circulation de marchandises la forme sociale générale des rapports. La production est le contexte qui comprend également la circulation, et à cet égard elle détermine aussi 1'"échange"so. » L' « abstractification » du travail est une « abstractification » du contenu productif même, et non quelque chose qui arrive ensuite dans la circulation au produit déjà créé : « Le fait que le travail "par sa nature" n'est pas abstrait, ni ne s'abstractifie lui-même en tant que tel, ne permet pas la conclusion que le siège de l'abstraction se trouve hors du travail. L'échange n'ett que l'accomplissement - la réalisation - de l'abstraction qui a déjà dû avoir lieu dans le procès de production [...] Le fait qu'ici l'"échange" est toujours déjà inhérent à toute production ne doit pas mener à la conclusion que l'abstraction accomplie dans l'échange soit un principe pour soi, étranger et extérieur à la "production" en tant que telle 81. » La déduction, opérée par Sohn-Rethel, de l'abstraction réelle par rapport à l'« agir » est insuffisante, parce que, comme le résume Kurz, « cet "agir" qui produit l'abstraction n'est pas au premier chef 1' "acte d'échange" ou le rapport avec les choses en tant que tel, mais c'est l'agir des producteurs de marchandises dans le procès de production lui-même, agir qui est abstrait dans le sens social 62 ». Malgré tout son « marxisme critique », Sohn-Rethel reste ici dans le cadre du marxisme traditionnel : les rapports de classe sont supposés falsifier la production, qui en tant que telle serait neutre et présociale 5S. Si la synthèse avait lieu directement dans la production, et non à travers l'échange, elle serait sans classes. Le travail en tant que tel est pour lui une donnée naturelle qui ne semble pas affectée par la formemarchandise. Selon Moishe Postone, Sohn-Rethel « n'analyse pas la spécificité du travail sous le capitalisme comme sociale50. Kurz, Abstrakte Arbeit, p. 83. 51. Kurz, Abstrakte Arbeit, p. 84. 52. Kurz, Abstrakte Arbeit, pp. 86-87. 53. Il dit dans « Travail intellectuel et travail manuel » (voir dans ce volume) : « Dans une société fondée sur la propriété privée, les relations sociales reposent uniquement [!] sur l'échange. » Cela signifie que la production n'est pas, pour Sohn-Rethel, une relation sociale.

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ment constituée, il établit au contraire deux formes de synthèse sociale : une synthèse au moyen de l'échange, une autre au moyen du travail. Il explique que le type d'abstraction et la forme de synthèse sociale entraînés par la forme-valeur ne sont pas une abstraction-travail mais une abstraction-échange 64 ». Pour Sohn-Rethel, le lien social devrait naître immédiatement dans le travail, et ainsi pourrait disparaître la division entre travail intellectuel et travail manuel. Postone, au contraire, a démontré de manière convaincante dans son ouvrage que c'est seulement dans le capitalisme que le lien social réside dans lë travail lui-même, et dans sa dynamique aveugle, tandis que dans les autres sociétés le travail est l'objet de décisions conscientes prises dans les autres sphères de la vie. Pour Marx, c'est le travail abstrait qui confère aux produits leur « objectivité de valeur », quileur fait avoir une valeur. Pour Sohn-Rethel, c'est l'échange qufâccomplit cette tâche, et c'est pourquoi il veut remplacer la notion marxienne d'« abstractionmarchandise » par celle d'« abstraction-échange ». À la différence de Marx, pour Sohn-Rethel le travail ne constitue pas la source de la substance et de la forme de la valeur. Il attribue la substance et la forme de laTvàleur à deux facteurs différents : « La valeur, la grandeur de la valeur et la forme de la valeur dérivent de sources différentes. C'est le travail qui leur donne la valeur, mais seulement en assumant à son tour - comme effet de l'abstraction réelle d'échange - dans sa qualité d'être créateur de valeur, la qualité d'être "travail humain abstrait". La forme valeur se réduit à l'abstraction réelle d'échange », et la grandeur de la valeur est déterminée par le travailSB. Il souligne explicitement : « Cette déduction séparée de la forme valeur par rapport à l'abstraction d'échange, abstraction réelle, et de la grandeur de la valeur par rapport au travail subsumé en elle est fondamentale, il faut absolument la maintenir 56 . » Il y voit un aspect décisif de sa propre théorie : « Le sens de notre analyse réside dans le fait qu'elle permet de séparer complètement l'analyse de la forme-valeur de la grandeur de la valeur [...] 54. Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale [1996], op.cit,. p. 264. 55. Das Geld, p. 30. 56. Das Geld, p. 31.

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Le concept de valeur (non la grandeur de valeur) est la conséquence de l'équation d'échange, non l'inverse » ; son origine est purement sociale67. La deuxième affirmation est vraie, mais elle ne justifie pas la première, parce que l'échange n'est pas la seule forme de socialité. Mais selon Sohn-Rethel, c'est seulement la forme-valeur qui permet de déterminer la grandeur de la valeur, parce qu'elle rend commensurable le travail : « Sans l'abstraction réelle à travers l'échange, il n'existe pas d'équivalence dans l'échange 58 . » Ce débat pourrait paraître obscur aux « non-initiés ». Cependant, il ne s'agit pas de simple philologie marxienne : si l'on admet - comme le font Sohn-Rethel, mais aussi certains auteurs contemporains qui se réclament de Marx - que ce qui détermine la valeur, ce n'est pas la dépense de travail abstrait, donc d'énergie humaine toujours déterminée quantitativement, mais la convention intersubjective dans l'échange, alors il n'existera aucune limite à la croissance de la valeur, et donc aucune limite interné à la croissance du capitalisme. L'interprétation sohn-rethelienne de Marx touche donc directement à des questions d'actualité. Nous avons dit au début que l'importance historique de Sohn-Rethel réside davantage dans les questions qu'il pose que dans les réponses qu'il donne. Cela est vrai non seulement en ce qui concerne la question de savoir si le « fondement » de l'abstraction se trouve dans la production ou dans la circulation, mais aussi en ce qui concerne son explication de l'origine de l'abstraction dans l'agir. Pour Sohn-Rethel, l'abstraction, bien qu'elle n'existe que dans la pensée, ne surgit pas à partir de la pensée, mais à partir de l'agir, dans l'être social. Toutefois, il limite beaucoup la portée de cette intuition importante lorsqu'il comprend l'abstraction comme le résultat de la distance temporelle entre l'acte d'usage et l'acte d'échange. Nous avons déjà vu que Sohn-Rethel veut déduire la valeur d'une théorie de l'agir, en utilisant du matériel historique. Selon lui, l'acte d'échange est abstrait parce qu'on en exclut ou qu'on reporte à plus tard l'acte d'usage. Il fait remonter l'« abstractité » à la séparation entre l'acte d'usage et l'acte d'échange (et 57. Warenform, p. 122. 5S.DasGeld,p.3l.

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il faut dire que cette approche est très différente de la manière adoptée par Marx dans son analyse de la forme-valeur) : c'est « faire abstraction » de l'usage qu'on pourrait faire de l'objet en question, et ce « faire abstraction » est un « acte physique réel ». Cette abstraction a lieu seulement dans l'échange, et pas dans la production en commun ou dans l'appropriation directe. Sohn-Rethel affirme à propos de sa propre théorie que sa « seule [!] différence avec Marx réside dans le fait que Marx ne poursuit pas l'analyse de 1 "abstraction marchande", qu'il a été le premier à indiquer, jusqu'à sa racine et à ses causes les plus lointaines; et qu'en en résultent certaines obscurités à propos du rapport entre forme et substance de la valeur, ainsi que le raccordement hâtif de la forme-valeur au travail abstrait 59 ». Dans un texte antérieur, Sohn-Rethel décrivait ainsi cette « racine » : « L'analyse dont nous avons donné ici quelques éléments démontrerait la racine de l'abstraction : l'inévitable séparation temporelle entre l'acte d'échange et l'acte d'usage. Elle démontrerait en plus que l'abstraction, qui découle de cette séparation, fait en sorte que l'échange de marchandises soit une égalisation des marchandises, et précisément qu'elle est une fonction purement réelle et objective de l'échange de marchandises. Cette fonction d'égalisation est à son tour la racine du concept de valeur, qui est donc, par son origine, abstrait 60 . » Kurz fait l'objection suivante : « Mais cet "agir" qui crée l'abstraction n'est pas, en premier lieu, Pacte d'échange" ou le rapport avec l'objet en tant que tel. C'est plutôt l'agir des producteurs de marchandises dans le procès de production même : il est abstrait au sens social, parce qu'on y réduit le travail concret à sa particularité matérielle et on la sépare d'avec son universalité sociale 61. » En dernière instance, Sohn-Rethel conçoit l'abstraction en termes psychologiques ; comme renvoi de la pulçion. Son concept d'abstraction réelle signifie en même temps l'agir abstrait qui « fait abstraction » de tout usage des marchandises, et la production de l'objectivité abstraite de la valeur. Kurz le commente ainsi : « Si l'on perd le point de vue de la 59. Das Geld, p. 31 60. Warenform, p. 123. 61. Kurz, Abstrakte Arbeit, pp. 86-87.

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totalité, qui peut être compris seulement à partir de la détermination formelle du contenu productif, et si l'on place le "fondement" de l'abstraction dans la circulation comme sphère séparée, alors l'abstraction doit effectivement se réaliser "isolément" sur les choses déjà produites : comme opposition entre "acte d'échange" et "acte d'usage" par rapport au produit mort. Donc, déjà au départ de sa déduction de l'acte "abstractifiant", SohnRethel succombe au fétiche réifié - à l'apparence de chose - du monde des marchandises, dans la mesure où il prend comme objet de l'abstractification la relation du consommateur avec le produit, et non les relations des producteurs entre eux62. » En fin de compte, la théorie de Sohn-Rethel représente une espèce de compromis entre la théorie subjective de la valeur et celle de Marx, parce qu'elle examine l'acte même de valoriser. En effet, il se propose de « suivre la séparation [dans l'échange] jusque dans la subjectivité des propriétaires échangeurs 63 ». Dans son refus du concept de travail abstrait et dans l'accent qu'il place sur les motivations subjectives des acteurs économiques, on sent l'influence du marginalisme, c'est-à-dire de la « théorie subjective de la valeur ». Celle-ci avait été l'objet de sa thèse de doctorat. Il s'efforce aussi de réfuter la théorie subjective dans l'essai « Éléments d'une théorie historico-matérialiste » (dans ce volume), mais il reste parfois désarmé face à cette théorie bourgeoise, qui est totalement incompatible avec la conception marxienne de la valeur. Peut-être a-t-on compris à la fin de ce parcours l'actualité de la pensée de Sohn-Rethel : elle réside dans sa contribution, limitée mais réelle, à l'analyse critique d'un monde où le fétichisme de la marchandise mène à la destruction et à l'autodestruction sociales. Sohn-Rethel le disait déjà en 1937 : dans la société marchande, la rationalité de la production se trouve en dehors d'elle-même, dans la sphère purement sociale où les produits ont une « valeur » économique 64. Le développement de la pensée indépendante a représenté une espèce de tentative de limiter les dégâts causés par l'indépendance de l'économie, 62. Kurz, Abstrakte Arbeit, p. 85. 63. « Travail intellectuel et travail manuel », dans ce volume. 64. Warenform, p. 40.

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qui a cependant la même origine que la pensée indépendante. Mais le résultat est toujours incertain : « Lorsque la production, pour être possible, a besoin de la ratio théorique, alors les rapports sociaux entre les hommes, indispensables pour vivre, sont devenus incontrôlables, un résultat aveugle de la causalité économique de la loi de la valeur 65 . » Savoir si la « ratio théorique » est capable aujourd'hui de trouver une voie qui mène encore hors de la « causalité économique » : voilà la question 66

65. Warenform, p. 86. 66. Récemment, les théories de Sohn-Rethel ont été reprises, approfondies et modifiées en Allemagne par Eske Bockelmann dans son gros volume I Takt des Geldes. Zur Genese modernen Denkens [La mesure de l'argent. Sur la genèse de la pensée moderne - Ed. Zu Klampen, Springe 2004. Résumé par l'auteur lui-même dans la revue Exit! (Nuremberg) n. 5 (2008)]. Selon lui, la genèse de la pensée moderne se situe assez exactement vers 1620, lorsque dans différents domaines - philosophie, musique, poésie, mathématique - sont apparus les premiers auteurs qui ont tiré les conséquences de ce qu'on était en train de vivre depuis une ou deux générations en Europe : la diffusion de I'« argent en tant qu'argent », comme l'appelle Marx. Celui-ci n'est plus lié à la seule matière précieuse (le métal), mais il est devenu une relation universelle et fait la médiation entre toutes les activités humaines. La pensée et même la perception des hommes commencent - bien sûr, sans que les hommes en aient conscience - à reproduire la structure des actes d'échange : essentiellement le dualisme entre l'« unité pure » et sans contenu propre - l'argent - et I'« unité purement référée » - la marchandise. L'habitude même de concevoir une série d'éléments, par exemple de sons, selon l'alternance « accentué-non accentué » (donc dans un rapport « pur » sans contenu), n'apparaît, selon l'étude documentée de Bockelmann, qu'au xvii* siècle, en même temps que la « révolution scientifique ». Et une fois que les structures de l'argent et de la marchandise ont commencé à structurer en profondeur notre esprit, on ne peut même plus s'imaginer qu'auparavant il y avait eu d'autres formes de perception et de pensée. Les formes nouvelles créées par l'argent dans la réalité comme dans la pensée se présentent vite comme naturelles, allant de soi et ayant toujours existé, en défiant ainsi tout questionnement sur leur genèse.

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TEXTES DE SOHN-RETHEL

CITÉS DANS CETTE

INTRODUCTION

« Ein Brief an Iheodor W. Adorno » (1936), in Warenform, pp. 7-26. « Zur kritischen Liquidierung des Apriorismus. Eine materialistische Untersuchung » (1937), in Warenform, pp. 27-89. « Warenform und Denkform » (1961), in Warenform, pp. 103-134. « Nachwort zu "Zur kritischen Liquidierung des Apriorismus" » (1970), in Warenform, pp. 90-102. Intellectual Labor and Manual Labor, Humanities Press, Atlantic Highlands, N. J., 1978. « Éléments d'une théorie historico-matérialiste de la connaissance » (1970), dans ce volume. Dos Geld, die bareMiinze desApriori (1976), Berlin, Wagenbach, 1990. Warenform und Denkform, édition augmentée, Francfort/Main, Suhrkamp, 1978.

NOTE

BIOGRAPHIQUE

Étrange destinée que celle d'Alfred Sohn-Rethel, et émouvante aussi : la « ténacité incroyable » avec laquelle il a poursuivi sa vie entière une intuition, qui lui est venue pendant qu'il était étudiant, et s'est vue récompensée cinquante ans plus tard. Alfred Sohn-Rethel, fils d'un couple d'artistes allemands nomades, est né en 1899 à Neuilly-sur-Seine67 et a grandi à «MBIMIRniMIMNM

67. Les informations biographiques sont puisées dans les sources suivantes : l'« introduction » de Jochen Hôrich à Sohn-Rethel, Dos Geld, die bore Miinze des Apriori; Adorno/Sohn-Rethel, Briefwechsel-, l'interview avec sa veuve Bettina Wassmann, parue dans le journal allemand TAZ du 31.10.2005 (« Hand- und Kopfarbeit », de Gabrielle Goettle); M. Greffrath, Die Zerstorung einer Zukunft - Gesprâche mit emigrierten Sozialwissenschqftlern, Reinbeck, Rowohlt Verlag, 1979.

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Diisseldorf. À 16 ans, il demande à son parrain, un gros industriel allemand, comme cadeau de Noël Le Capital de Karl Marx, et il passera sa vie à le lire. En 1921, étudiant à Heidelberg, il propose à ses professeurs sa découverte : le sujet transcendantal, dont parle Kant, est dérivé de la forme marchande. La réaction est encourageante : « Sohn-Rethel a un grain », entend-il dire, et ce ne sera pas la dernière fois. Pendant les soixante-dix ans restants de sa vie il va élaborer cette idée, l'approfondir, la démontrer, se l'expliquer à lui-même, même si durant les premières cinquante années, quasiment personne ne voudra l'entendre. Dans la même période, il se lie d'amitié avec Walter Benjamin et Theodor W. Adorno, qui reconnaît en lui son premier mentor. Il effectue avec eux des séjours à Naples et à Capri, sans un sou mais heureux 68 . Cependant, il soutient aussi sa thèse de doctorat en économie avec une critique du marginalisme 69. Cette formation lui permet de travailler, dans les premières années du national-socialisme, comme « expert économique » et d'étudier la politique économique des nazis, tout en maintenant des relations avec des cercles de résistance. Démasqué en 1936, il doit s'enfuir et arrive en Angleterre. Là, il reprend contact avec Adorno. Il espère pouvoir collaborer, par la médiation d'Adorno, à l'Institut de recherches sociales, désormais en exil et dirigé par Max Horkheimer. Il prépare des grands exposés de sa théorie 70, qui sont accueillis avec enthousiasme par Adorno. Mais Benjamin, appelé pour donner son jugement, reste froid, et Horkheimer décide de n'accorder aucun soutien à Sohn-Rethel71. Leurs chemins se séparent. Tandis que ses amis

68. Il en parle dans les récits « L'ascension au Vésuve en 1926 », « L'idéal du kaputt - sur la technique napolitaine » et « Un embouteillage dans la Via Chiaia », publiés dans les années 1980. 69. Publiée en 1978 comme annexe à Warenform und Denkjbrm, Francfort/ Main, Suhrkamp Verlag, 1978, deuxième édition. 70. Publiés en 1971 dans Warenform undDenkform et en 1985 dans Soziologische Theorie der Erkenntnis. 71. Sur la gestion horkheimerienne de l'Institut, souvent autoritaire et parfois myope, voir Wiggershaus, Rolf, L'École de Francfort. Histoire, développement, signification [1986], tr. fr. Lilyane Deroche-Gurcel, Paris, PUF, 1993.

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émigrent aux États-Unis, Sohn-Rethel reste en Angleterre. Il y travaille pendant des décennies comme employé. Dans l'aprèsguerre, tandis qu'Adorno, Horkheimer etMarcuse commencent à se faire connaître dans le monde entier, Sohn-Rethel parvient tout au plus à publier quelques petits articles. Toutefois il ne se décourage pas et il écrit d'épais manuscrits, refusés par les éditeurs anglais. Il reprend contact avec Adorno, et celui-ci l'invite à tenir une conférence à Francfort. Mais lorsque SohnRethel lui annonce que d'abord il passera à Berlin-Est pour une autre conférence, Adorno, toujours préoccupé par le risque de passer pour un « communiste », lui retire l'invitation. Il semble décidément que les idées de Sohn-Rethel sont destinées à rester dans l'obscurité. Lorsqu'Adorno les mentionne brièvement dans sa Dialectique négative12, parue en 1966, personne n'aura compris de qui il parlait. Mais la fidélité aux idées paie, et parfois celle aux amis aussi. En septembre 1969, il se rend aux obsèques d'Adorno, qui était pourtant plus jeune que lui. À cette occasion, l'éditeur d'Adorno lui demande si c'est bien lui le Sohn-Rethel dont Adorno lui a tant parlé - et s'il a un manuscrit à publier. L'année suivante, Suhrkamp publie son ouvrage principal, Travail intellectuel et travail manuel, écrit vingt ans plus tôt. À 71 ans, SohnRethel commence une vie nouvelle. Dans les années qui suivent, tous ses anciens textes sont publiés et il en écrit d'autres. Il est même invité à donner des cours à l'université de Brème, où il remplit les amphithéâtres. Il rentre donc, après trente-cinq ans, de l'exil anglais, partage un appartement avec des jeunes et se remarie. Il s'engage dans des dialogues et des polémiques, parce que ses thèses ont suscité des débats intenses dans la « Nouvelle gauche », et des réponses hargneuses de la part de marxistes « orthodoxes ». À l'étranger, c'est surtout la gauche radicale italienne qui discute ses thèses, à partir de plusieurs traductions. Malgré la forte baisse d'intérêt dans le public allemand pour ce genre de débats au cours des années quatrevingt, il continue son enseignement universitaire et les révisions de ses livres jusqu'à sa mort en 1990. 72. Theodor W. Adorno, Dialectique négative [1966], op. cit., p. 142.

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PUBLICATIONS

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PRINCIPALES

Geistige und kôrperliche Arbeit. Zur Theorie der gesellschaftlichen Synthesis [Travail intellectuel et travail manuel. Pour une théorie de la synthèse sociale], Francfort/Main, Suhrkamp Verlag, 1970; deuxième édition augmentée, Francfort/Main, Suhrkamp Verlag, 1972; troisième édition augmentée, Weinheim, VCH Verlag, 1989. Traduction italienne de V. Bertolino et F. Coppellotti (Lavoro intellettuale e lavoro manuale. Per la teoria délia sintesi sociale), Milan, Feltrinelli, 1977 73. traduction anglaise de M. Sohn-Rethel (InteUectual Labor and Manual Labor), Humanities Press, Atlantic Highlands, N.J., 1978. Warenform und Denkform. Aufsàtze [Forme marchande et forme de la pensée. Essais], Francfort/Main et Vienne, 1971 ; deuxième édition augmentée, Francfort/Main, Suhrkamp Verlag, 1978. Materialistische Erkenntniskritik und Vergesellschqftung der Arbeit [Critique matérialiste de la connaissance et socialisation du travail], Berlin, Merve Verlag, 1971. Die ôkonomische Doppelnatur des Spàtkapitalismus [La double nature économique du capitalisme tardif], Darmstadt et Neuwied, Luchterhand, 1972. Okonomie und Klassenstruktur des deutschen Faschismus. Aufzeichnungen und Analysen [L'économie et la structure de classe du fascisme allemand. Notes et analyses], Suhrkamp, Francfort/Main, Suhrkamp Verlag, 1973. Traduction italienne de G. Bonacchi et R. Righi (Economia e struttura di classe delfascismo tedesco), Bari, 1978. Traduction anglaise (Economy and Class Structur of German Fascism), Londres, CSE Books, s. d. 73. Sohn-Rethel refusa alors un texte de Toni Negri, le futur auteur d'Empire, qui devait servir d'introduction.

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Soziologische Theorie der Erkenntnis [Théorie sociologique de la connaissance], Francfort/Main, Suhrkamp Verlag, 1985. Das Geld, die bore Miinze des Apriori [L'argent, la monnaie comptant de l'a priori], Berlin, Wagenbach Verlag, 1990. Traduction italienne de F. Coppellotti (Il denaro: L'a priori in contantî), Roma, Editori Riuniti, 1991. Theodor W. Adorno et Alfred Sohn-Rethel, Briefwechsel 19361969 [Correspondance 1936-1969], Munich, Edition text + kritik, 1991. Traduction italienne Roma, Manifestolibri, 2001.

NOTES SUR LES

TRADUCTIONS

« Travail intellectuel et travail manuel. Essai d'une théorie matérialiste » est paru dans une traduction française dans L'Homme et la société n.15, 1970, manifestement sur la base d'une version plus longue (jamais publiée en langue originale) du texte paru ensuite en anglais sous le titre « Intellectual and Manual Labour: an Attempt at a Materialistic Theory » dans Radical Philosophy n. 6 (hiver 1973). Cette traduction française, très incorrecte, semble le seul texte de Sohn-Rethel publié en français avant la présente édition.

Forme marchandise et forme de pensée? Essai sur l'origine sociale de 1« entendement pur » Traduction de Gérard Briche

Une origine sociale de l'entendement pur1 ? C'est l'un des enseignements fondamentaux du marxisme que les formes de pensée des hommes sont déterminées par leur être social et qu'elles sont des produits du développement historique. Tant que les formes de pensée ont pour objet la compréhension des rapports sociaux, cette doctrine ne se heurte pas à une grande résistance. Cependant, elle revendique aussi d'être vraie pour les formes de pensée qui servent à connaître les objets de la nature, et ici la thèse marxiste s'oppose nettement à toutes les autres conceptions. La plupart des représentations suggèrent que nous avons une aperception immédiate des phénomènes naturels, et pour ce qui est de la perception par les sens ou, disons, pour ce qui est de la part que 1. Conférence présentée à l'invitation du département Antiquité de l'Institut d'histoire générale de l'université Humboldt de Berlin, éditée en 1961 dans la Revue scientifique de l'université Humboldt de Berlin. Rééditée en 1978 avec deux annexes dans l'ouvrage Warenform und Denkform aux Éditions Suhrkamp, collection « édition suhrkamp », n" 904.

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prennent les organes des sens dans la formation de notre aperception, nous voulons bien l'admettre, car ces organes, nous les avons largement en commun avec les animaux. Mais c'est toute la part conceptuelle de la représentation du monde objectif qui est le produit du développement historique, et son origine est sociale; en fait, un examen plus attentif révèle qu'on ne peut pas non plus vraiment séparer la part prise par les organes des sens de la part conceptuelle. Nos concepts n'appartiennent pas aux choses, ils ne sont pas des propriétés des choses qui se transmettraient à nous ou que nous lirions en elles. Bien au contraire, l'appareil conceptuel que nous appliquons aux choses fait partie de nous, mais ce « fait partie de nous » est à comprendre dans un sens à la fois social et historique, il n'est pas individuel, et il ne vient pas de la nature. La difficulté à laquelle se heurte cette conception pour ce qui est des concepts purs que nous avions des objets vient en partie du fait que ces concepts purs des objets sont liés à l'élimination consciente de la société dans l'acte de penser, qu'ils sont, en quelque sorte, ce qui subsiste une fois que l'on a fait complètement abstraction du social. La plupart des penseurs, notamment les philosophes des XVII* et XVIIIe siècles, y voient un argument en faveur de la thèse selon laquelle la forme conceptuelle telle qu'elle a été élaborée par les sciences naturelles nous montrerait l'entendement humain tel qu'il est réellement et depuis ses origines. C'est le point de vue typique d'une classe qui, pour dominer, doit s'appuyer sur la séparation du travail intellectuel et du travail manuel. En effet, les sciences naturelles modernes, mathématisées ou « théoriques », relèvent du travail intellectuel pur, du travail intellectuel « à l'état pur » pour ainsi dire. C'est aussi pourquoi les philosophes bourgeois ont toujours mis tout leur enthousiasme à expliquer que ce mode de connaissance était possible de manière immédiate, qu'il était fondé sur la nature de l'esprit humain, pour toujours et éternellement. Que cette possibilité soit construite de façon matérialiste ou idéaliste, à savoir que la forme des objets passe des choses à l'esprit humain ou a ses racines d'emblée dans l'esprit humain - c'est secondaire par rapport à la thèse principale, même s'il est vrai que la seconde hypothèse, la version fondée par Kant, permet de développer une image plus précise

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des postulats de la domination de classe bourgeoise. Pour ce qui nous intéresse principalement, il en va de même avec la philosophie antique. Elle aussi, elle surtout, a été une philosophie des classes dominantes disposant du monopole de la pensée, une philosophie faite par des intellectuels pour des intellectuels. Le marxisme est la première philosophie pour la classe ouvrière, et pour cette raison, c'est la première à pouvoir développer l'idée selon laquelle la possibilité de la connaissance théorétique de la nature n'est pas une capacité originaire de l'esprit humain, mais bel et bien le produit (après être passé par des médiations complexes) de développements sociaux déterminés, et fondé sur des formes spécifiques de la domination de classe. S'il est vrai que, du point de vue logique, la possibilité d'une connaissance théorétique des objets est immédiate, cette immédiateté logique ne permet pas de conclure à une immédiateté génétique. Bien au contraire, la possibilité logique immédiate d'une telle connaissance existe pour le sujet d'un travail intellectuel séparé du travail manuel, et ce sujet, le célèbre « sujet de la connaissance » de la théorie de la connaissance de l'idéalisme, peut tout à fait être lui-même un produit historique. Le caractère 'absolu et intemporel du contenu de ce sujet peut être le résultat de l'autosuppression de la société dans la conscience des personnes impliquées. En d'autres termes, l'élimination de la société dans l'acte de penser, qui caractérise la connaissance théorétique des objets et qui a été hypostasiée, explicitement ou implicitement, par toutes les philosophies jusqu'à nos jours comme processus constitutif de l'origine de l'entendement pur, peut être expliquée de manière satisfaisante comme un effet produit par la société elle-même. C'est le point de vue adopté par le présent essai. Nous entendons y libérer la théorie de la connaissance des obstacles et des pièges de la pensée idéaliste, et de la mettre sur un même niveau que les présupposés qui fondent l'économie marxiste. La clé se trouve dans l'analyse marxienne de la marchandise, qui constitue le fondement théorique de cette économie. On adoptera le point de vue selon lequel la naissance du sujet théorétique à partir de l'abstraction que la société fait d'elle-même constitue un effet, resté inaperçu jusqu'ici, du procès de réification. Par conséquent, nous commencerons par des considérations

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portant sur la signification générale de l'analyse marxienne de la marchandise.

Signification fondamentale de l'analyse marxienne de la marchandise L'analyse de la marchandise au début du Capital occupe dans l'œuvre de Marx une place singulière. Elle n'est pas seulement le fondement de l'analyse critique du mode de production capitaliste avec tout ce qui en découle pour le marxisme. Elle est également l'exemple, présenté par Marx lui-même, de l'emploi de la méthode matérialiste historique. Ce n'est pas par hasard que la formulation programmatique de cette méthode se trouve dans l'introduction du texte dans lequel Marx, en 1859, expose pour la première fois son analyse de la marchandise et de l'argent2. La même signification philosophique générale, qui est propre à cette formulation de la conception matérialiste de l'histoire, appartient également à ce qui en est la concrétisation authentique : l'analyse de la marchandise. Considérée d'une manière générale à la lumière de la vérité universelle du matérialisme historique, l'analyse de la marchandise dévoile un chaînon important de la médiation par laquelle se déterminent, aux époques de production marchande développée, certaines formes de conscience fondamentales. « Ce n'est pas la conscience des hommes qui détermine leur être ; c'est inversement leur être social qui détermine leur conscience 3. » Cette phrase, dans laquelle Marx exprime son opposition au mode de pensée idéaliste, formule le noyau matérialiste de la conception marxienne de l'histoire et mérite qu'on l'étudié de près. Il est évident que Marx ne formule pas sa conception matérialiste comme un simple renversement de la conception idéaliste. Dans la phrase citée, le concept pur et abstrait de l'« être » se voit accoler l'épithète « social », et cela indique que lors de ce 2. Karl Marx, Préface à la Critique de l'économie politique [1859], tr. fr. Michel Husson in Contribution à la critique de l'économie politique, Paris, Éditions sociales, 1972. 3. Karl Marx, Préface à la Critique de l'économie politique, op. cit. p. 4.

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renversement (ou de cette « remise sur ses pieds » comme on peut lire ailleurs 4), ce n'est pas seulement le contenu de l'affirmation qui se renverse en son contraire, mais bel et bien toute la manière de penser qui change. Car l'épithète « social » fait intervenir des déterminations qui échappent complètement au mode de spéculation intemporellement abstrait de la pensée philosophique traditionnelle. Le processus de détermination de la conscience~est compris comme un processus social, historique, toujours spécifique, où ce n'est pas îa « Conscience » de l'« Homme » qui est en jeu, mais ce sont des concepts spécifiques de classes, de groupes et d'individus historiques déterminés. De même, l'être social, à la différence de « l'être » au sens ontologique, n'est pas la dernière instance de la détermination. Tout au contraire, l'« être social » est compris comme la structure économique d'une société et la totalité particulière de rapports de production qui correspondent à un stade de développement particulier des forces matérielles de production. Compris de cette manière, l'être social se présente comme la « base réelle » de certaines formes de conscience. C'est toujours un signe d'une authentique conception matérialiste de l'histoire quand les formes de conscience et la base réelle sont considérées non pas séparément, mais dans leur interaction permanente et dans la façon dont elles se conditionnent mutuellement. c'est-à-dire de telle sorte que la structure économique d'une société peut être comprise par les formes de conscience qui lui correspondent, et réciproquement les formes de conscience par les rapports matériels qui les fondent. Ainsi, le mode de pensée matérialiste de Marx s'affranchit partout de la forme d'abstraction intemporelle et absolue, des cloisonnements métaphysiques rigides et des oppositions qui sont celles de la pensée philosophique traditionnelle. Et c'est précisément sur ce point que l'analyse marxienne de la forme-marchandise prend une signification plus large et plus profonde. Lorsqu'on pense en matérialiste historique, on n'est pas obligé d'en rester à la simple confrontation polémique entre le mode dialectique de pensée de Marx et la forme de conceptualisation traditionnelle de la métaphysique. 4. Cf. Karl Marx, Postface à la deuxième édition allemande du Capital [1873].

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Cette forme de conceptualisation ne flotte pas dans les airs ; au contraire, elle aussi a nécessairement une base matérielle déterminée et doit être soumise à des conditions historiques. Et il y a de multiples raisons à chercher ce fondement et ces déterminations précisément dans la forme-marchandise, à toutes les époques où il existe une production marchande développée (quelle soit simple ou capitaliste).

Caractère abstrait de la forme-marchandise En effet, le trait dominant de la forme-marchandise est labstractité [.Abstraktheit]. Il s'agit d'une abstractité qui paraît s'étendre à tout ce qui entoure la forme-marchandise. Ainsi, la valeur marchande ou valeur d'échange est d'abord elle-même une « valeur abstraite », contrairement à la valeur d'usage. La valeur marchande n'est capable que de différenciation quantitative, et la quantification qui s'applique est à son tour abstraite, par rapport à la détermination quantitative de valeurs d'usage. Marx a montré, que même le travail, comme base déterminative de la grandeur de valeur et comme substance de la valeur, se transforme en « travail humain abstrait », en travail humain en tant que tel, en travail tout court. La forme sous laquelle la valeur marchande apparaît de manière sensible, à savoir l'argent et plus spécialement l'argent sous la forme de monnaie frappée, est une chose abstraite, une contradiction en soi. Dans l'argent, la richesse devient elle aussi richesse abstraite. En tant que propriétaire d une telle richesse, l'être humain lui-même se transforme en être humain abstrait, son individualité se transforme ejf caractère privé abstrait du propriétaire. Enfin, une société où la circulation des marchandises constitue le lien entre toutes choses (le nexus rerum) est, elle aussi, une société abstraite. Labstractité réside dans la nature de la forme-marchandise et domine tout ce qui l'entoure. De plus, cette abstractité a une propriété des plus caractéristiques : elle trompe les possesseurs de marchandises sur le caractère historique de la formemarchandise, et elle imprime dans leur pensée la marque d'une prétention à la validité intemporelle et absolue, qui nie toute origine dans le temps et toute déterminité dans l'espace. « Nous avons suivi le processus par lequel cette fausse apparence s'ins-

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talle et se conforte. Il est achevé dès que la forme-équivalent universelle s'est fondue dans la forme naturelle d'une espèce particulière de marchandise, ou encore s'est cristallisée en forme-monnaie. [...] Le mouvement qui opère la médiation disparaît dans son propre résultat et ne laisse aucune trace 5. » Le pouvoir que ce « caractère fétiche de la marchandise » exerce sur la pensée des possesseurs de marchandises est total, au point que jusqu'à Marx, un des principes axiomatiques de la pensée philosophique voulait qu'il était impossible de trouver à la forme, et notamment à la forme-concept, des déterminations spatio-temporelles. Et aujourd'hui encore, la plupart des philosophes continuent d'ignorer que Marx a battu ce principe en brèche. Cette ignorance n'est pas due au simple fait que Le Capital appartient à la littérature économique et semble donc ne pas concerner directement les philosophes spécialisés. Les philosophes académiques auraient bien du mal à accepter la trouvaille de Marx si on la leur démontrait. S'il en était autrement, voilà déjà longtemps qu'ils auraient fait de l'analyse marxienne de la forme-marchandise l'objet favori de leurs attaques pour tenter de la mettre en pièces selon toutes les règles du formalisme traditionnel. Maisfïes habitudes de la i pensée métaphysique sont ancrées si profondément que même i les théoriciens marxistes n'ont pas encore pris toute la mesure J de la signification de l'analyse de la marchandise comme > première explication de l'origine historique d'un pur phéno-J mène de forme. ' Cependant, il est également important pour mon propos que le phénomène formel dont traite l'analyse de Marx soit la catégorie économique de valeur. En effet, ce phénomène n'appartient pas aux concepts fondamentaux de la philosophie générale, à aucune catégorie de ce qu'on nomme l'entendement pur ou, plus généralement, la pensée des objets. En d'autres termes, ce phénomène formel n'appartient à aucune des catégories auxquelles s'attachent, d'un point de vue épistémologique, les concepts de la métaphysique dont l'origine, comme nous en avons émis l'hypothèse, réside dans la forme-marchandise. Et 5. Karl Marx, Le Capital, Livre I [1856], tr. fr. Jean-Pierre Lefebvre et alii, [1983, Paris, Éditions sociales], Paris, PUF, 1993, p. 105.

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par conséquent cette hypothèse ne peut se fonder sur la seule analyse marxienne de la forme; au contraire, elle va au-delà de celle-ci. Il est également impossible d'adjoindre, tout simplement par analogie, à la réduction marxienne de la catégorie économique de la valeur une réduction semblable des catégories pures de l'objet. Pour prouver notre hypothèse, il n'y a d'autre voie que de montrer qu'apparaissent en tant que telles dans l'échange marchand les racines des catégories pures de l'objet. Pour cela, il faut une approche élargie portant sur l'analyse de la forme-marchandise, et plus précisément une approche qui mette complètement de côté la détermination de la grandeur de la valeur, et par là l'aspect économique, en se concentrant sur le seul problème de la forme.

Laforme-marchandise et le travail intellectuel pur La clé d'une telle approche se trouve dans la phrase de Marx pour qui « les objets d'usage ne deviennent marchandises que parce qu'ils sont les produits de travaux privés menés indépendamment les uns des autres 6 ». Là où une grande partie dis objets d'usage nécessaires à une société est le produit de tels travaux privés, là règne la production marchande développée. Et Marx de poursuivre : « Le complexe de tous les travaux privés forme le travail social global. » Pour que les travaux privés puissent former le travail social global, il faut qu'il y ait médiation via l'échange des produits, c'est-à-dire via des activités qui, en plus d'être qualitativement différentes de l'activité de production, en sont aussi séparées dans le temps et dans l'espace. Cette séparation entre, d'un côté, le travail et, de l'autre, la connexion sociale [gesellschaftliche Verbindung] des travaux marque le pôle diamétralement opposé au communisme, primitif ou moderne, où les travaux eux-mêmes sont effectués sous des formes immédiatement sociales et où, ainsi, le lien social [gesellschaftlicher Zusammenhang] peut, dans son ensemble comme dans toutes ses parties essentielles, être compris et maîtrisé par les travailleurs. Sur la base de la production marchande développée, en revanche, le lien social repose sur des fonctions qui 6. Karl Marx, Le Capital, Livre I, op. cit., p. 83.

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sont séparées et indépendantes de l'activité de production, et donc incontrôlables par les travailleurs. Voilà pourquoi ici un travail intellectuel indépendant du travail manuel et fondé sur une base-forme séparée [Formgrundlage] devient une nécessité sociale. En effet, historiquement, on rencontre le mode de conceptualisation de la pensée métaphysique comme spécifique au travail intellectuel indépendant. La base-forme séparée de ce travail intellectuel est, selon notre hypothèse, à chercher dans les activités liées au marché, à savoir dans les fonctions sur lesquelles repose ici la connexion des travaux privés pour former le travail social global. En conséquence, nous qualifierons d'hypothèse les catégories du travail intellectuel séparé ou « pur » comme étant des formes de lien social là où celui-ci est médiatisé par les activités liées au marché. Quoi qu'il en soit, il s'avère que la recherche concernant les rapports entre le mode de conceptualisation métaphysique et la forme-marchandise nous pousse à nous interroger systématiquement sur le rapport entre le travail manuel et le travail intellectuel dans différentes structures sociales. Car il n'est pas besoin de souligner qu'entre les deux extrêmes que sont le communisme et la production marchande développée, il existe de multiples stades intermédiaires et formes de transition, et ce, aussi bien dans le passage du communisme primitif à la production marchande développée que dans celui de la production marchande au communisme moderne. Dans ces stades intermédiaires régnent des degrés et des formes divers de coopération et de production individuelle et par conséquent, diverses formes de liens sociaux liées à la production ou séparées d'elle, ainsi que, corollairement, différentes formes de travail intellectuel et différentes relations entre travail intellectuel et travail manuel. De même, les fonctions de socialisation, séparées de la production, peuvent prendre des formes différentes de l'échange de marchandises, par exemple des formes d'appropriation unilatérale, telles que tributs, impôts, dîmes et taxes féodales, dons forcés et volontaires, distributions ou allocations administratives ou privées, etc. De telles formes unilatérales existent partout, mais à certaines époques elles jouent un rôle dominant, comme, par exemple, dans l'ancienne Égypte, en Mésopotamie ou au Moyen âge féodal. Ces modes de

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séparation entre production et socialisation entraînent, elles aussi, des séparations nécessaires entre le travail intellectuel et le travail manuel. Mais leur nature est différente et elles sont beaucoup plus faciles à comprendre une fois qu'on a déchiffré les formes conceptuelles de la philosophie traditionnelle.

Philosophie et production marchande Ces mêmes formes conceptuelles apparaissent pour la première fois dans l'Antiquité grecque, dès le VIe siècle, dans la philosophie ionienne de la nature, dans la philosophie proprement dite, chezPytfiagore, Héraclite et Parménide, pour ne citer que les premiers, vers 500. D'un point de vue d'abord purement historique, leur naissance survient à une époque où s'accélère le développement du commerce dans la mer Égée et dans tout l'ouest de la mer Méditerranée où s'accroît la circulation de marchandises grandissante à l'intérieur des cités grecques (poleis), et où se développent une classe de marchands et le recours croissant au travail servile. Au VIIe siècle, la Lydie connut la première frappe de monnaie, et l'expansion rapide de cette nouvelle institution peut servir à mesurer l'intensification de l'échange de marchandises. Les conséquences déterminantes de ces développements pour l'ordre traditionnel de la société grecque font l'objet d'une description devenue classique dans L'origine de la famille, de la propriété privée et de l'État. Pour Engels, elles caractérisent le passage à l'étape de développement de la « civilisation » : « Le stade de la production marchande avec lequel commence la civilisation est caractérisé, au point de vue économique, par l'introduction : 1. de la monnaie métallique et, avec elle, du capital-argent, de l'intérêt et de l'usure ; 2. des marchands, en tant que classe médiatrice entre les producteurs; 3. de la propriété foncière privée et de l'hypothèque et 4. du travail des esclaves comme forme dominante de la production. 7 » 7. Friedrich Engels, L'origine de la famille... [18B4], tr. fr. Jeanne Stern, Paris, Éditions sociales, 1954, p. 161, ou en collection de poche, Paris, Éditions sociales/Messidor, 1983, p. 289.

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Les conclusions qu'Engels tire dans cet ouvrage de la production de marchandises « en plein développement » pour l'évolution de la famille, du droit, des classes et de l'État, ont récemment connu un élargissement fondamental grâce à George Thomson. Ce savant a également établi un rapport de cause à effet entre la naissance de la philosophie et l'essor de la production marchande s . À cet égard, le résultat de ses recherches se trouve formulé de la manière la plus générale à la lin du chapitre sur Parménide : « Dans Le Capital, Marx a donné la première analyse scientifique de ces choses mystérieuses qu'on appelle marchandises. Une marchandise est un objet matériel mais il ne devient marchandise que par la vertu de ses rapports sociaux avec d'autres marchandises. Sa déterminité en tant que marchandise est une réalité purement abstraite. C'est en même temps, nous l'avons vu, le critère de la civilisation, que nous avons définie comme l'étape pendant laquelle la production marchande "parvient à son plein déploiement". Donc, ce qui domine la pensée civilisée des origines à nos jours c'est ce que Marx a appelé le fétichisme de la marchandise, c'est-àdire, la "conscience fausse" engendrée par les rapports sociaux de la production marchande. Aux débuts de la philosophie grecque nous voyons cette "conscience fausse" se former peu à peu et imposer au monde des catégories qui viennent de la production marchande, comme si ces catégories appartenaient à la nature et non à la société. L'Un de Parménide, de même que la notion ultérieure de "substance", peut donc être défini comme le reflet ou la projection de la substance de la valeur d'échange. Pour démontrer cette conclusion, il serait nécessaire d'étudier à fond un certain nombre de problèmes fondamentaux de la philosophie moderne et de la philosophie

8. George Thomson, Les premiers philosophes [1955,1972], tr. fr. Michel Charlot, Paris, Éditions sociales, 1973.

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antique. C'est impossible ici. C'est pourquoi j'ai dit de cette conclusion qu elle était provisoire 9. »• Le présent essai procède de façon diamétralement opposée. L'analyse historique ne s'y trouvera pas au premier plan. Nous allons au contraire essayer de procéder à une analyse systématique qui pourrait permettre d'établir en tant que vérité profonde convaincante, l'évidence extérieure trouvée grâce à la recherche historique. Pour cela il faut ni plus et - il est vrai - ni moins qu'une déduction formelle des principaux concepts caractéristiques de la pensée métaphysique et ce à partir de l'abstraction-marchandise. Ces concepts sont la substance, la stricte causalité, l'espace et le temps abstraits, etc. Ce sont en d'autres termes les formes catégorielles que la philosophie moderne associe à IV entendement pur », les mêmes qui, sous cette forme ou sous une forme semblable, ont été les formes catégorielles de la pensée métaphysique dans l'Antiquité. La condition préalable d'une déduction de catégories telle qu'elle est requise ici est une analyse élargie de l'abstraction - marchandise.

L'analyse de la marchandise chez Marx et Engels, et son élargissement Pour cela, je voudrais reprendre l'analyse de Marx et mettre en évidence certains de ses traits, particulièrement intéressants du point de vue de notre projet. 1. Marx utilise les expressions « abstraction-valeur » et « abstraction-marchandise » pour qualifier la « forme-valeur » et la « forme-marchandise » ; elles signifient qu'une caractéristique marquante de celles-ci réside dans le fait qu'elles sont abstraites. Lorsque nous utilisons ces expressions, nous entendons par elles l'abstraction des caractéristiques qualitatives, données empiriquement, qui constituent la valeur 9. George Thomson, op. cit. p. 321. La traduction a été modifiée pour s'approcher davantage de la traduction allemande effectuée par Alfred Sohn-Rethel lui-même. (NdT.)

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d'usage des marchandises. « Leurs propriétés naturelles n'entrent en ligne de compte que dans la mesure où ce sont elles qui les rendent utilisables, qui en font donc des valeurs d'usage. Mais d'un autre côté c'est précisément le fait qu'on fasse abstraction de leurs valeurs d'usage qui caractérise manifestement le rapport d'échange des marchandises 10 . >• 2. C'est l'abstraction de la valeur d'usage qui est primordiale. Mais cette abstraction s'étend également au caractère utile et créateur de valeur d'usage du travail dépensé dans la production : c'est à lui que 1 abstraction-valeur confère le caractère de travail humain abstrait, de travail humain en tant que tel, de travail tout court. 3. L'abstraction de la valeur d'usage est une fonction objective, spontanée [naturwuchsig] de l'échange de marchandises. Elle n'est pas le fait de la pensée des hommes. Bien au contraire. Dans la mesure où, historiquement, la pensée montre des traits qui révèlent une parenté avec l'abstraction-marchandise, il ne peut s'agir que d'un effet consécutif et second de l'économie marchande sur la pensée humaine. - Deux questions surgissent ici auxquelles notre analyse devra répondre : À quoi reconnaît-on les traits qui, dans la pensée humaine, ont une parenté avec 1 abstraction-marchandise? Par quelle causalité l'abstraction-marchandise se répercute-t-elle dans la pensée humaine? Ce dont il faut surtout se garder, c'est d'une identification superficielle et jugeant sur les seules apparences des phénomènes historiques de pensée, avec l'abstraction-marchandise. 4. L'abstraction qui a lieu dans l'échange naît du rapport d'échange lui-même. Elle ne naît pas de la nature des marchandises comme choses, ni de leur nature comme valeurs d'usage, ni de leur nature comme produit d'un travail. Elle ne naît donc pas non plus du rapport des hommes avec l'objet-marchandise dans la production ou la consommation. L'abstraction ne résulte donc ni des choses ni d'un rapport immédiat des hommes aux choses concrètes. Son origine est de nature purement relationnelle; elle réside apparemment dans le rapport de choses entre elles, non pas de choses en 11. Karl Marx, Le Capital Livre I, op. cit., pp.56-57.

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tant qu'objets naturels comme dans les processus physiques, mais de choses en tant que marchandises au sein du rapport purement social de l'échange ; son origine est dans les relations entre les hommes. En d'autres termes, l'origine de 1 abstraction-marchandise se trouve, selon la détermination de Marx, dans une sphère qui échappe complètement au langage conceptuel de la pensée métaphysique. Celle-ci nous renvoie des choses à la conscience et de la conscience aux choses : il n'existe pas une troisième option. À l'inverse, la relation sociale dont est issue l'abstraction-valeur ne rentre pas dans la dichotomie des choses et de la conscience. Dans le cadre des concepts traditionnels, le phénomène de 1 abstraction-marchandise- est une absurdité, quelque chose qui, tout bonnement, ne peut pas exister. Il s'agit, comme Marx le détermine, d'un processus spatio-temporel et de nature causale. Toutefois, son résultat est une abstraction, c'est-à-dire un effet de nature conceptuelle.lEntre le monde spatio-temporel des choses et le monde idéel des concepts, la pensée métaphysique ne tolère aucun élément commun - ce sont des sphères séparées de manière antinomique. Or, selon Marx, l'abstraction-marchandise est justement construite de façon à appartenir aux deux sphères ; c'est précisément ce qui fait sa particularité. Aussi, la manière métaphysique de penser et l'analyse marxienne de la marchandise ne peuvent-elles coexister, elles ne peuvent être vraies l'une et l'autre. Ou bien c'est la manière traditionnelle de penser qui est valable, et alors on doit pouvoir démontrer que la théorie marxienne de la valeur est un tissu de sophismes, ou bien c'est l'analyse marxienne de la marchandise qui l'emporte, et alors on doit pouvoir en faire l'instrument qui montrera que la manière philosophique traditionnelle de penser relève de la fausse conscience. La-question de savoir laquelle de ces hypothèses est la bonne n'est pas une affaire de pure spéculation, une « affaire de point de vue ». Si l'on élargit comme il faut l'analyse marxienne de la marchandise, on peut aboutir sur ce sujet à une conclusion critique indiscutable.^ Quel est alors, chez Marx, le rapport entre, d'une part, l'échange marchand et, de l'autre, l'abstraction-marchandise

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et 1 abstraction-valeur? C'est la question critiquej car c'est précisément ce rapport que la pensée antinomique doit ignorer. D'après Marx, l'élément de liaison est le moment, interne à l'échange, de la mise en équivalence des deux marchandises. Tout le processus de l'échange dépend de cette équivalence. « Si l'on veut découvrir comment l'expression de valeur simple d'une marchandise se trouve dans le rapport de valeur de deux marchandises, il faut d'abord considérer ce rapport de façon tout à fait indépendante de son aspect quantitatif. [...] La base de l'équation c'est : toile = habit". » Pour Marx, cette équivalence se passe de toute autre justification supplémentaire. L'« équivalent » d'une marchandise, c'est « ce qui peut s'échanger avec elle »; les deux expressions sont synonymes. Or on sait que, par la suite, c'est justement la réalité de cette équivalence qui fut contestée par les marginalistes. Ceux-ci réduisent l'échange de marchandises à la logique du choix préférentiel, et établir une préférence présuppose une différence de valeur et non pas une équivalence. Ainsi, l'économie bourgeoise après Marx a érigé l'idéalisme en principe méthodologique et comblé le fossé entre économie et pensée métaphysique au bénéfice de cette dernière. Quoi qu'on en pense, l'équivalence objective dans l'échange ne peut plus être considérée comme un présupposé indiscutable. Il faut la démontrer et expliquer son origine. Si elle est réellement la fonction spontanée, objective, de l'échange marchand, telle qu'elle apparaît dans l'analyse de la marchandise par Marx, alors elle doit être nécessairement liée à l'échange de marchandises, et ce lien doit pouvoir être montré de manière indiscutable. En cas de succès, le fossé existant avec la pensée métaphysique témoignera contre cette dernière. La voie de cette démonstration consiste en un élargissement de l'analyse marxienne de la marchandise, dans lequel l'abstraction-marchandise est développée par rapport à son propre contenu, et sa déterminité-forme [Formbestimmtheit] développée en détail. Il existe différentes voies d'accès à cet élargissement de l'analyse de la forme-marchandise, dont certaines comprennent la critique de disciplines entières et en particulier la critique de la 11. Karl Marx, Le Capital Livre I, op. cit., pp. 56-57.

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théorie marginaliste. Nous emprunterons ici un raccourci qui mènera à des résultats certes moins détaillés mais plus faciles à exposer.

La séparation de l'activité d'échange et de l'activité d'usage Une marchandise est un ensemble formé par la valeur d'usage et la valeur d'échange. Dans les marchandises, valeur d'usage et valeur d'échange existent ensemble. Cependant, elles sont opposées en ce sens qu'une activité qui a pour objet une marchandise considérée comme valeur d'échange, c'est-à-dire une activité d'échange, ne peut pas être en même temps une activité qui a pour objet la même marchandise comme valeur d'usage, c'est-à-dire une activité d'usage. Activité d'échange et activité d'usage s'excluent mutuellement : il y a entre l'une et l'autre une séparation précise dans le temps. Cette observation constitue le point de départ de la présente analyse « développée » de la marchandise. C'est une vérité qui n'a besoin que d'être énoncée pour convaincre et qui ne pourra que difficilement être discutée ou mise en doute. Je la considère comme suffisamment sûre pour fonder sur elle des conclusions importantes. Si, dans les marchandises, valeur d'échange et valeur d'usage doivent être distinguées a posteriori, l'activité d'échange et l'activité d'usage se sont scindées, quant à elles, dès le moment où les hommes primitifs, ayant atteint les limites de leurs communautés primitives [naturwiichsig], ont commencé à se faire « implicitement face comme des propriétaires privés [...] et par là même comme des personnes indépendantes les unes des autres » ia . La séparation de l'activité d'usage et de l'activité d'échange est le fait qui correspond aux idées de propriété privée chez les hommes, dans la mesure où elles possèdent une validité sociale. Cette séparation et ces idées recouvrent la même étendue de territoire, et on pourrait montrer de façon convaincante que celles-ci ne sont que les formes idéelles réfléchies de celle-là. 6. Karl Marx, LeCapital,LivreI, op. cit., p. 83.

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Partout où il y a circulation de marchandises règne la séparation de l'activité d'échange et de l'activité d'usage; mais aux différents stades du développement de la circulation des marchandises, cette séparation se manifeste de différentes façons. Au stade de l'échange simple, isolé et occasionnel, elle s'entoure habituellement d'un rituel précis et compliqué sur lequel l'ethnographie offre une riche documentation ; de même, elle s'étend de manière égale aux deux marchandises impliquées dans l'échange. À un stade ultérieur, lorsque l'échange prend un caractère plus général et plus régulier, la constitution d'une place de marché devient nécessaire. Il s'agit d'un espace aménagé, réservé de manière permanente ou à certaines périodes aux seules activités d'échange, et dont toute activité d'usage, quelle soit de production ou de consommation, est bannie plus ou moins complètement. C'est aussi le lieu où un type de marchandise ou un autre se distingue pour servir exclusivement comme intermédiaire dans la circulation des autres et fonctionner ainsi, de façon permanente ou le temps du marché, uniquement comme objet d'activités d'échange. Cette fonction se développe jusqu'à celle de la monnaie frappée, une marchandise donc, sur laquelle il est précisé de manière absolument formelle qu'elle n'est que moyen d'échange. Du fait de la « duplication de la marchandise en marchandise et en argent », la séparation de l'activité d'échange et de l'activité d'usage prend l'expression visible d'une division au niveau des choses. Sont désormais objets des activités d'échange toutes les marchandises auxquelles on donne une expression monétaire ou un prix, que ce soit pour la vente ou pour l'achat. Dans la production capitaliste où le marché s'étend à la totalité de «Lespace et du temps de la vie sociale, cela constitue la déterminité-forme [Formbestimmtheit] de l'ensemble du monde social des choses. Il s'agit de la déterminité-forme de choses sur le marché, c'est-à-dire en un lieu où ces choses se trouvent en tant qu'objets d'une seule activité, celle de l'échange, et où elles ne se trouvent pas comme objets d'activités d'usage. Cela ne signifie pas que, sur le marché, la valeur d'usage des marchandises soit sans importance; bien au contraire, elle intéresse les acheteurs au plus haut point. Mais cela signifie

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que, sur le marché, la valeur d'usage des marchandises ne préoccupent les gens qu'en pensée, dans leur imagination, et non dans leurs actes. Cet intérêt ne peut se traduire en action que lorsque la marchandise, une fois le changement de propriétaire effectué, a été transportée du marché dans la maison ou dans l'atelier du nouveau propriétaire. Sur le marché, la valeur d'usage n'est qu'exposée et ne s'y trouve qu'afin que l'on en prenne connaissance, dans une relation qui, de par son caractère, est déterminée de façon purement théorique, quoique pratique quant aux motivations. Ici, les valeurs d'usage sont, en tant qu'objets dont on prend connaissance, séparées du sujet par un fossé infranchissable. Ce qui n'exclut nullement le toucher, l'examen ou l'« essayage » des marchandises; l'examen pouvant même se dérouler de la même façon que l'usage projeté. Cependant, cet examen sert seulement à l'évaluation, à se former un jugement et non à l'utilisation pratique. L'objet doit garder son intégrité physique et continuer d'être objet de l'acquisition par l'achat, faute de quoi les lois du marché seraient mises à mal. La différence fondamentale entre l'acte de prendre connaissance et l'acte d'usage, la raison pour laquelle, dans le premier cas, l'objet reste inaccessible, cette raison se situe complètement en dehors du processus lui-même. C'est pourquoi cette différence échapperait par exemple totalement à l'examen d'un empiriste, qui ne juge que sur la base du processus. La seule activité pour laquelle les marchandises attendent sur le marché, et qui passe ici pour être un fait auquel revient une réalité objective, c'est l'activité d'échange. Mais il s'agit là d'une activité dont la déterminité [Bestimmtheit] est des plus étranges. Ce qu'elle occasionne, c'est uniquement le changement dans la possession des marchandises, et il s'agit là d'un statut purement social, qui ne se traduit nullement dans la constitution physique des choses. Et pour accomplir ce changement social en bonne et due forme, pour faire converger en lui l'accord des deux parties concernées, en d'autres termes, pour l'accomplir dans les formes de l'échange, tout changement concomitant de la constitution physique des marchandises doit être exclu du domaine de l'activité d'échange, toute activité d'usage concernant ces marchandises doit en rester

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bannie. Mais bien que l'activité d'échange laisse les marchandises indemnes dans leur constitution physique et de valeur d'usage, elle n'en demeure pas moins elle-même un processus physique, une activité réelle dans l'espace et dans le temps. Elle est même sur le marché la seule activité réelle licite avec les choses, tandis que ce qui concerne leur constitution matérielle de choses, leur valeur d'usage, n'a qu'une réalité idéelle, n'est qu'une perception, une représentation, une idée, qui ne doit pas se traduire dans une activité. Quelles sont les conséquences de cette structure du marché pour la déterminité de ce qui se passe réellement ici ? Quelles en sont les conséquences pour la nature de l'activité d'échange? Qu'en est-il de la déterminité de la marchandise, dans la mesure où elle n'est qu'objet d'échange et que, dans l'activité d'échange, elle n'est pas aussi objet d'usage? Comment est déterminé l'acte lui-même par lequel, cette condition étant remplie, une marchandise passe d'un propriétaire à un autre dans le cadre d'un transfert de propriété réciproque? Sous quelle déterminité apparaît la personne agissante, le sujet de l'échange, dans le processus, sans être aussi sujet d'usage ? Enfin, comment est déterminé l'espace dans lequel se déplace la marchandise dans l'acte de transfert de propriété, et comment est déterminé le temps que ce transfert demande ? De toute évidence, il doit être possible de répondre à ces questions de façon précise et sûre, même si cela demande quelque effort. Bien avant d'être arrivé à la fin, on se sera convaincu qu'une si grande similarité entre les déterminitésformes de l'activité d'échange que l'on aura trouvées d'une part, et les prétendus concepts de l'entendement pur et, plus généralement, les catégories majeures de la pensée métaphysique d'autre part, ne peut en aucun cas constituer une simple coïncidence.

L'abstraction-échange Dans un bref essai comme celui-ci,- il n'y a pas place pour une analyse des formes [Formanalyse] telle qu'elle serait requise ici. Nous allons cependant avancer quelques indications approximatives, pour dégager au moins le caractère général de

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l'abstraction-échange. Je parle ici d'abstraction-échange, car il s'agit manifestement de déterminités-formes qui, tout en étant étroitement liées à l'abstraction-marchandise montrée par Marx, ne sont pas identiques à elle, ni incluses dans celle-ci. La nature abstraite de l'activité d'échange n'est pas non plus une fonction de la mise en équivalence qui s'effectue dans l'échange. Au contraire, elle est antérieure à cette mise en équivalence et lui fournit, comme on verra, son fondement, Pour commencer avec la marchandise elle-même comme objet de l'activité d'échange, l'exclusion contradictoire de quelque activité d'usage que ce soit la détermine comme matériellement inaltérable, tandis que la négation de toute qualité de valeur d'usage la détermine comme totalement abstraite. Une analyse plus poussée montre que le concept philosophique de substance décrit cette déterminité de manière pertinente. Les qualités d'usage des marchandises, que les participants au marché ne peuvent envisager que mentalement, sont attachées à cette déterminité abstraite de la même manière que, pour les concepts philosophiques, les accidents sont attachés à la substance. Une marchandise qui est affichée à tel ou tel prix se trouve, pendant tout le temps que ce prix ne change pas, sous le postulat d'une identité matérielle inchangée. Car la fixation du prix exprime que la marchandise telle qu'elle est là est disponible pour l'échange. Il ne faut donc pas que ses qualités physiques en tant que valeur d'usage souffrent la moindre altération. En premier lieu, ce postulat s'applique aux modifications dues à des activités d'usage humaines, mais il s'étend même à la nature, dont, pour les besoins de notre affaire sociale, on attend qu'elle s'arrête de respirer dans le corps des marchandises. Sous cette forme moderne de l'expression du prix (et qui correspond à l'ubiquité du marché dans le capitalisme), la manière dont la structure du marché prédétermine la forme sous laquelle nous nous représentons et conceptualisons les choses devient tangible. La même chose se produit sur les marchés locaux à des stades antérieurs. Une marchandise sur le marché est un ensemble de deux déterminités contradictoires et irréconciliables : d'une part, elle est l'objet d'une activité d'échange; et de l'autre, elle est

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l'objet de représentations quant à son usage. Les qualités d'usage s'attachent à l'objet d'échange et n'ont d'existence réelle que grâce à cette relation. L'activité d'échange a, dans l'abstraction-échange, la déterminité d'un mouvement abstrait, à savoir d'une activité matérielle par laquelle les substances ne subissent aucune modification matérielle, et qui, pour cette raison, ne constitue qu'un changement de lieu dans le temps. L'espace à travers lequel se déplacent de telles substances inaltérables, ainsi que le temps qui est nécessaire à cela, deviennent ainsi à leur tour des médiums abstraits et homogènes, détachés de toute modification matérielle réelle. De plus, toute activité d'échange n'a lieu que comme le pendant d'une autre activité d'échange réciproque, à la déterminité-forme tout aussi abstraite. Cette identité de la déterminité-forme de ces deux activités existe malgré la différence empirique des marchandises et des personnes. Et c'est de cela, de cette identité de ce qui est différent, que, dans les conditions qui régnent ici, naît le postulat d'équivalence, qui est propre à l'échange opéré contre un échange (en effet, ce postulat est le synonyme de l'échange et doit être dérivé de l'échange, de ce qui fait que l'échange devient un échange). Ainsi, des choses essentiellement différentes (on n'échange pas des marchandises identiques) sont ici mises en équivalence dans des déterminités-formes identiques par l'acte de l'échange (comme leur fonction objective). C'est cette équivalence du différent qui, étant de nature réelle, constitue ou plus précisément impose le concept économique de valeur. Rappelons ici que notre analyse ne s'occupe que de la formevaleur, et pas de la grandeur de la valeur. La question de savoir quelles marchandises et combien d'entre elles sont échangées les unes contre les autres, et par quoi cela est déterminé, n'entre pas dans nos considérations. Notre analyse prend son sens précisément en ce qu'elle permet de séparer complètement la forme-valeur et la grandeur de la valeur. Le concept économique de la valeur est nécessaire pour avoir quelque chose qui corresponde au postulat d'équivalence dans l'échange entre des marchandises non identiques. La notion de valeur (pas celle de la grandeur de la valeur) est issue de la mise

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en équivalence dans l'échange - et non le contraire. C'est un concept dont l'origine et la validité sont purement sociales1S. Le concept économique de valeur ne permet qu'une différence quantitative. Cette déterminité quantitative est un produit de l'abstraction-échange. Elle est quantité abstraite, quantité comme mesure, et pas comme grandeur ou comme nombre ; son fondement est l'équation. Pour résumer ces différents aspects, on dira que l'activité d'échange est déterminée comme un changement de lieu, dans le temps, de substances qui, au cours de ce changement de lieu, ne subissent aucun changement matériel, et entre lesquelles il n'y a d'autre différence que quantitative. C'est cette déterminité purement quantitative qui donne à l'espace et au temps abstraits-homogènes leur continuité caractéristique. Selon les conditions de l'activité d'échange, aucune autre modification n'est licite que celle qui correspond à ces déterminations. Cela laisse ouverte la question de savoir comment un tel changement, qui représente des processus physiques réels dans les marchandises et qui donc va au-delà de ces conditions, peut s'accorder avec ces déterminités. Qu'un tel changement ait lieu, cela ne fait aucun doute ; car l'arrêt de la nature dans les choses, exigé par l'échange, constitue un postulat purement .social. Il est d'autant plus impératif de penser une forme qui permette, à partir du marché, de rendre compatible cette modification de la nature avec l'existence de ce même marché. Cette question ne concerne plus l'analyse de l'activité d'échange proprement dite mais relève du domaine des problèmes de la connaissance au sens lç plus restreint de l'expression. Pour nous, cependant, elle est du plus grand intérêt, dans la mesure où y répondre semble élucider la déterminité-forme de la causalité stricte. L'accent est mis ici sur l'épithète « strict » ; car la représentation de la causalité en général, sans prendre en compte le rapport de grandeur entre la cause et la conséquence, appartient sans aucun doute à une couche U UIMIN W MU MN MIN IIWIIIIH II

13. Karl Marx, Le Capital, Livre I : « À l'opposé complet de l'épaisse objectivité sensible des denrées matérielles, il n'entre pas le moindre atome de matière naturelle dans leur objectivité de valeur », op. cit. p. 54.

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beaucoup plus ancienne que celle de la production marchande. Ce que nous entendons par causalité stricte, c'est la causalité adéquate exigeant une équivalence mathématique entre la cause et la conséquence. Et c'est précisément cette exigence qui semble découler de la négation du changement, du postulat de l'arrêt, auquel il faut adapter ce changement. Et cette exigence même, à savoir que quelque chose « qui a lieu » doit avoir sa cause adéquate, place le processus sur la toile de fond de « ce qui n'a pas lieu » et le comprend comme une violation de « ce qui n'a pas lieu », violation qu'il s'agit de compenser. Cette compensation exige également qu'on isole ce processus de tous les autres. La question, tout à fait différente celle-là, de savoir comment ces formes catégorielles socialement déterminées peuvent avoir valeur de connaissance objective, sera discutée ultérieurement. L'analyse que nous venons d'esquisser devrait aboutir à un triple résultat : 1. Elle devrait rendre compte de l'abstraction-marchandise. Elle démontrerait donc ce qui est la racine de l'abstraction : l'inévitable séparation dans le temps entre activité d'échange et activité d'usage. Elle montreraitensuite que l'abstraction qui découle de cette séparation fait que l'échange de marchandises est une mise en équivalence de marchandises, et cela comme fonction purement factuelle et objective de l'échange de marchandises. Cette fonction de mise en équivalence est à son tour la racine du concept de valeur qui donc, du fait de son origine, est abstrait. 2. Elle devrait apporter la preuve que, contrairement au verdict d'impossibilité prononcée par la pensée métaphysique, l'abstraction-marchandise est bel et bien un processus spatiotemporel qui détermine des formes de pensée. Notons au passage qu'ainsi, l'abstraction-marchandise remplit exactement la condition posée dans la construction kantienne de l'origine des catégories de l'entendement pur, c'est-à-dire dans la « synthèse transcendantale a priori » que Kant présente comme « fonction du temps » {cf. en particulier le « schématisme transcendantal »). 3. L'analyse de l'activité d'échange devrait fournir les signes caractéristiquespermettantdevoirquelles formes historiques

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de la pensée s'apparentent à l'abstraction-marchandise et sont déterminées par elle. Cependant, il reste encore à trouver le mécanisme par lequel l'abstraction marchandise passe dans la conscience des hommes.

Comment se reflète l'abstraction-échange L'abstraction-échange est propre à l'échange marchand en tant que tel; pour cette raison, elle est indépendante de son degré de développement, du moment historique, du contexte économique, etc. Et elle est, en elle-même, incapable du moindre changement. Ce qui change, en revanche, c'est sa signification pour la société des propriétaires de marchandises et des producteurs de marchandises. Par exemple, à quoi est dû le fait que l'abstractité [Abstraktheit] de l'échange ne commence à se refléter dans la conscience des hommes que dans l'âge classique de la Grèce? Pourquoi n'y a-t-il pas une pensée conceptuelle dans les formes de l'abstraction-échange dès l'Égypte ancienne, ou la Mésopotamie, ou au néolithique, voire dans les « communautés primitives » chez lesquelles on voit se dessiner l'échange de marchandises ? Or, l'abstraction-échange s'impose à la conscience dans la mesure où elle se manifeste. Ce n'est pas encore le cas dans la « forme-valeur simple14 », dans des rapports d'échange isolés et aléatoires. À un stade supérieur, dans IV expression développée de la valeur » de l'échange indirect, un type de marchandise s'oppose à tous les autres et en médiatise l'échange. Bien que cette marchandise, qui fonctionne comme « forme particulière d'équivalent », ne prenne aucune « forme-valeur » distincte de sa « forme naturelle » de valeur d'usage, l'aspect particu lier de sa fonction se voit néanmoins dans le postulat que, tout le temps qu'elle fonctionne de cette manière, elle doit être supposée exempte de toute modification matérielle. Ce postu lat ne découle certainement pas de sa valeur d'usage. D'un 14. Pour tout ce qui suit, voir l'analyse par Karl Marx de la forme-valeur dans Le Capital, Livre I, op. cit., pp. 55 et suivantes.

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autre côté, la marchandise servant d'équivalent est choisie de manière qu'elle corresponde autant que possible à cette valeur d'usage. Pour la conscience générale, sa nature, fondée dans la forme-valeur, apparaît alors, malgré tout, liée de nouveau à la particularité de sa valeur d'usage déterminée. La formevaleur demeure, ici encore, recouverte par la forme naturelle, bien que, ou justement parce que, elle pare cette dernière d'un éclat fétichiste. Cela vaut a fortiori lorsque cette forme particulière d'équivalent s'attache aux métaux précieux. Il est vrai que ces derniers remplissent déjà cette fonction à une échelle quasi internationale, et reçoivent pour cette raison une validité quasi générale et universelle de forme-équivalent. Mais pendant des siècles, ils conservent dans ce rôle leur forme brute de métaux, en tant que barres, pépites et paillettes, devant à chaque fois être sciés ou fondus, pesés, examinés quant à leur pureté, etc. bref, être traités selon leur forme naturelle de métaux. Or ce sont précisément ces opérations physiques qui, face aux exigences du marché, se révèlent comme des obstacles gênants et des imperfections qui, tôt ou tard, là où de riches marchands sont devenus assez puissants et riches en capitaux pour prétendre au crédit international, sont levés par la frappe de monnaie. Ce moment extrêmement important a été atteint, pour la première fois dans l'histoire, vers 680 avant J.-C., en Lydie et en Ionie. La monnaie frappée est la forme-valeur devenue visible. Car ici on imprime de manière formelle dans une matière naturelle qu'elle n'est pas destinée à l'usage, mais uniquement à l'échange. L'autorité qui bat monnaie - qu'il s'agisse au départ d'un magnat du commerce privé ou d'un « tyran » qui a usurpé le pouvoir royal - garantit le poids et la teneur en métal fin, et promet de remplacer les pièces de monnaie ayant subi une certaine usure, par d'autres de valeur intégrale. En d'autres termes, le postulat de l'inaltérabilité pour une durée illimitée de l'équivalent est ici formellement reconnu, et il est distingué expressément, comme postulat social, des caractéristiques empirico-physiques de tel ou tel métal. L'ancien rapport, où la forme-valeur de la marchandise était subordonnée à sa forme naturelle, s'est inversé : la forme-valeur sociale sè sert d'une forme naturelle particulière et spécifique

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pour ses fins fonctionnelles. Il va de soi que cela ne signifie pas forcément que les premiers maîtres de la monnaie aient reconnu la vraie nature de leur création, et qu'ils aient compris la forme-valeur et l'abstraction-échange. Ils n'ont pas créé l'abstraction-échange, ils en ont seulement vu avec un sens pratique comment, étant donné le stade de développement atteint, les exigences engendrées par l'abstraction-échange peuvent être satisfaites techniquement. C'est là, dès lors que les conditions économiques sont remplies, une simple affaire de bon sens marchand. Mais cela ne change rien au fait que quiconque a dans la poche de la monnaie, et sait s'en servir, doit avoir en tête certaines abstractions conceptuelles, qu41 en soit conscient ou non. Car, de fait, il use pratiquement de cette monnaie comme si elle était constituée d'une substance indestructible et incréée, d'une substance sur laquelle le temps n'a aucune prise. Ce n'est que lorsque la monnaie permet une telle manière d'en user qu'elle est de l'espèce que le marché exige. Il se peut que le possesseur d'argent n'ait qu'une conscience insuffisante de ses nouvelles conceptions, et qu'il lui échappe complètement qu'elles sont éloignées (et en quoi elles sont éloignées) de la nature physique de ses pièces d'argent et du monde sensible en général. Acquérir une conscience claire de ce qu'elles sont, les définir, déterminer leurs rapports et leurs contradictions internes, et saisir en quoi elles s'opposent et en même temps s'apparentent au monde sensible, tout cela n'est plus l'affaire de l'intelligence du marchand mais l'œuvre des philosophes que l'on voit apparaître dès les VIe et Ve siècles avant J.-C. en Ionie, dans l'Italie du Sud et en Grèce, et dont l'œuvre suit à une distance plus ou moins grande l'introduction de l'argent dans les cités grecques. Mais ce ne sont pas la simple introduction de l'argent et l'extension du commerce qui ont poussé ces esprits à leur immense effort intellectuel, mais bel et bien les luttes des classes et les crises économiques apparues dans leur sillage, à l'intérieur des États grecs.

Résultats On obtient ainsi les fondements d'une explication sociale de l'entendement pur :

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S 1. L'explication se sert du principe qui consiste à chercher dans l'être social le processus d'abstraction dont découle le phénomène intellectuel de l'entendement abstrait. Nous pensons avoir trouvé ce processus dans ce que nous avons appelé l'abstraction-échange. Celle-ci est l'effet immédiat de la mise à distance, dans le temps, entre activités d'usage et l'activité d'échange, mise à distance .indispensable pour qu'un acte d'échange puisse avoir lieu. L'abstraction est donc l'effet de l'action des hommes, et non de la pensée des hommes. En réalité, elle a lieu ), plus petit que (