Le roc & le signe: Essai 9782343092768, 2343092761

L'exploration, l'écriture et l'archéologie, sont les trois passions de Pierre Minvielle, et la matière de

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Le roc & le signe: Essai
 9782343092768, 2343092761

Table of contents :
Prologue
Les Combarelles
Les Mains fantômes
Traité d’alliance dans la grotte Chauvet
Ce que me cachait la colline du Merle
Dans l’antre des « toros »
Comment peindre en abrégé
La chasse au miel et autres symboles
Rio Vero
L’Univers des Déesses oculées
La grande roche de Naquane
La carte de Bedolina
L’ordre de la stèle
Talpan Bridge
Aux pays des bouquetins
Les pierres de l’Indus
Le clin d’oeil à la comète
Au pays des hiéroglyphes
Narmer le Conquérant
Au pied de la lettre
A, B, C, D, première leçon
Table des matières

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Pierre MINVIELLE

LE ROC & LE SIGNE Essai

LE ROC ET LE SIGNE

Pierre MINVIELLE

LE ROC ET LE SIGNE

Essai

© L'HARMATTAN, 2016 5-7, rue de l'École-Polytechnique, 75005 Paris www.harmattan.fr [email protected] ISBN : 978-2-343-09276-8 EAN : 9782343092768

Prologue C’était un de ces après-midi de juillet, en Vercors, qui sentent la résine et le lis martagon, bourdonnent d’insectes, et finissent par un bel orage. Deux amis spéléologues et moi venions de sortir d’un gouffre que nous avions exploré. D’un pas alourdi par la fatigue et le poids de nos sacs, nous regagnions la voiture qui nous attendait, à l’extrémité carrossable sur la route du Sornin. Une voix nous a hélés qui montait d’une doline béant en bordure du sentier. -

Venez voir. Ça en vaut la peine !

L’appel émanait d’un gros bonhomme. Il était vêtu d’une incroyable culotte, en cuir, avec des bretelles brodées d’edelweiss. Autant pour soulager mes épaules meurtries par leur charge que par curiosité, je posai mon sac et descendis dans cette fosse au sol tapissé d’un névé noirâtre. - Regardez, me dit le gros bonhomme et, d’un geste, il désigna le rocher suintant qui formait un demi-cylindre autour de nous. Je distinguai des marques entaillées dans le calcaire noirci par l’humidité. Il y en avait partout. Des croix, des carrés, des pastilles. Une myriade de signes cabalistiques constellait la pierre de ces étoiles inusitées. - C’est de l’art schématique, indiqua l’oracle en culotte tyrolienne.

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Jamais, je n’oublierai le désarroi qui m’a saisi à cet instant. Qu’étaient donc ces signes sans équivalent ? Que disaient-ils ? Un signe, c’est tracer pour débiter un message, bon sang ! Et voilà qu’il y en avait des centaines, là, qui me regardaient et ne me disaient rien. Devant eux, j’étais analphabète. Bel exemple de "l'inquiétante étrangeté" dont parle Freud. Peu après avoir quitté le bonhomme qui m’avait montré les incisions dans ce puisard sauvage, j’avais croisé le berger du Sornin, une vieille connaissance. Tu connais les gribouillages, dans le trou, en contrebas du sentier? lui avais-je demandé. -

Ah ! Le Puits aux Ecritures...

Aux écritures ? Tu crois que ce sont des écritures. Evidemment. Mais je ne suis pas assez instruit pour les lire. Au berger du Sornin comme à moi ces graffiti rabougris et muets imposaient leur énigme. Moi non plus, je n’étais pas assez instruit pour les lire. Pourtant sans que j'y ai pris garde, les paroles de mon ami m'avaient orienté vers la clef du mystère lorsqu'avait été prononcé le mot "écriture". Le besoin impérieux, viscéral mais aveugle du début a cédé la place à un besoin tout aussi impérieux de relier ces gribouillages du Puits aux Ecritures à des signes connus, figures préhistoriques des cavernes ou même aux lettres de l’alphabet. 8

On l'a compris : j'ignorais tout de ce que me réservait mon investigation. Pas la plus petite idée des capacités dont il me faudrait faire preuve. Ni même la moindre piste de départ pour une enquête. Impossible donc de deviner à quoi m'attendre, si ce n'est un contact avec l'espace et le temps, une sorte de long voyage archéologique. Mais comme l'a écrit Jacques Meunier : "Un voyage archéologique n'est ni un itinéraire à la boussole ni une errance déboussolée." Les miens furent erratiques et calculés. D'emblée la consultation minutieuse de cartes géographiques les plus diverses m’ont indiqué l'universalité de toponymes comparables à celui du « Puits aux Ecritures ». D’innombrables dialectes en conservaient la mémoire là où la pierre avait joué le rôle de conservatoire. Peyro escrito, (Languedoc) Peňa escrita (Estramadure), Canchal de los letreros (Andalousie) Oued Mokattab ou Vallon des Ecritures (Sinaï) Oued et Tughra ou vallon de la Signature (Arabie Pétrée) Yazilikaya ou Rocher écrit (Turquie) Letreiro dos Bugres ou Alphabet des Indiens (Mato Grosso -Brésil) C'était l'ode un peu magique à la gloire du signe abscons. Peut-être aussi la honte de ceux qui n’osaient pas avouer leur ignorance et appelaient à leur secours le miracle de l’alphabet. Mais une fois admise la 9

nécessité du Signe, une grande partie de ce que l'on appelle la "culture" se révélait seconde. À bien y regarder ces glyphes reflètent seulement une démarche fondamentale qui était et qui reste le centre de toute réflexion. Avec le recul, je crois pouvoir préciser que pour endosser la fonction de chasseur de signes mieux vaut aussi ne pas craindre de prendre des risques comme traverser un torrent en crue sur un pont de liane ou descendre à la corde une haute falaise. Quelques lectures vagabondes n'ont pas non plus été inutiles, telle que des renseignements sur les signes des Winter Counts utilisés par les PeauxRouges Ojibwa ou les Rongo-Rongo de l’île de Pâques. Sans parler des clartés bien nettes à acquérir sur la Préhistoire, la Protohistoire et l'Epigraphie. Ces impératifs je les ai découverts au fil des expéditions ou des visites de musées. Pour autant, pareille ingénuité n'a pas été rédhibitoire, bien au contraire. Car pour bien se pénétrer d'un glyphe, il faut tenir compte des difficultés d’accès, de la distance au point d’eau le plus proche, de l’orientation par rapport à la marche du soleil, tout un contexte qui, sur place, modifie parfois l’idée que l’on peut avoir de ces mêmes signes étudiés sur calque dans le calme d’un cabinet de travail. Le hasard des voyages joue aussi un rôle. Le tourisme auquel je me suis livré était aux antipodes de l’image idyllique que l’on peut se faire d’un « voyage à thème » proposé par un voyagiste. 10

Par bonheur, j’avais le goût de l’aventure, surtout l’aventure en montagne. C'est pourquoi lorsque j'ai entrepris de rechercher les signes gravés en plein air, ai-je orienté ma traque vers des territoires particulièrement reculés. J’imaginais que l’éloignement de tels "terrains de chasse" aurait garanti la sauvegarde de ces griffonnages sans prestige, tandis que, ailleurs, l’extension du modernisme devait avoir anéanti des marques aussi insignifiantes. J’ai fouiné dans les vallées des Alpes, de l’Himalaya, des Andes, rodé dans les zones les plus déshéritées de la Terre, les déserts d'At Tubayq et d'Al Maada en Arabie saoudite ou la taïga autour du fleuve Amour. Sur les rives de l’Oussouri, entre Chine et Sibérie, où la toundra cachait aussi des carcasses de tanks et des débris de canons, reliefs d’une guerre sino-soviétique oubliée, j’ai rencontré une mer de signes. Dans les Andes, à 3000 m d’altitude, les gravures innombrables que j’ai rencontrées à Toro Muerto passent encore dans l’esprit des populations locales d’aujourd’hui pour « les traces laissées par les étoiles ». Sur les cinq continents, les signes, quelque aspect qu'aient pris ces tatouages, ont su entretenir ma surexcitation ou, si l’on préfère, ma passion. À travers la diversité des formes, des époques et des civilisations, le Signe seul m'a assuré d'une continuité. À chaque découverte s'est renouvelé un très émouvant constat. De tout temps et en tous lieux, l'acharnement de l'homme pour trouver et améliorer 11

l'expression de sa pensée, n'a jamais eu de cesse. Le signe et son support ont assuré le relai culturel fondamental. La forme de l'expression a évolué, bien sûr, durant trois ou quatre cents siècles. Les images que le signe a laissées ont ressemblé à des animaux, puis à des abstractions schématiques et enfin à des textes alphabétiques. La forme évolue, mais la fonction demeure. Par souci de clarté, mon récit se présente donc en trois phases : la Figure, le Schéma et la Lettre. Mais cela forme un tout sur le plan intellectuel. Et tant pis si ma présentation me force à prendre des libertés avec la chronologie des aventures vécues. C'est au nom de la clarté de mon propos. Le lecteur le comprendra.

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LA FIGURE

Les Combarelles Le premier « musée sous la terre » dans lequel j’ai pénétré était la grotte des Combarelles, près des Eyzies. La caverne se situe dans le vallon des Combarelles, affluent de la Beune, elle-même tributaire de la Vézère. Nous avons, mon père et moi, gagné la ferme Berniche, l’antre s’ouvrait dans ses dépendances. Monsieur Berniche, le propriétaire, nous entraina vers une petite falaise, derrière la maison. Un clapier était appuyé contre la roche verticale. Notre cicérone saisit l’un des montants du clapier et fit pivoter toute la structure, au grand effroi des lapins. Ainsi fut démasquée une fissure haute et étroite qui perçait la falaise, comme une large blessure de ténèbres. Le guide nous distribua une bougie à chacun, alluma pour lui une lampe à acétylène et communiqua le feu à nos lumignons. Puis il s’introduisit dans la fissure, suivi de mon père et de moi. Orphée pénétrant dans les Enfers. Mais ici, point de Styx, seulement l’étroitesse de la fissure, un étau de pierre. Au bout de quelques mètres, le fermier s’immobilisa et indiqua la paroi de gauche. « C’est là, » dit-il. On ne voyait rien que la pierre, ses reliefs infimes. « Eteignez vos bougies », ordonna-t-il. Nous nous sommes exécutés. M. Berniche approcha de la roche la flamme de sa lampe, qu’il appelait sa « calebombe ». Sous l’éclairage rasant, un embrouillamini de traits apparut. Notre guide suivant du doigt tel contours, en évitant d’autres, mit en évidence des silhouettes animales. Il accompagnait son geste d’un commentaire manifestement appris par 15

cœur et qu’il débitait de la même voix impersonnelle qu’ont aujourd’hui les bornes électroniques. « Ici, vous voyez un ours, là un bison, etc. » Parfois le commentaire avait des ratés : à propos d’une image de bovidé, vache ou peut-être taureau, pleine de souplesse, il débita : « Voici un beau petit Vidé. » Vive la contrepèterie ! La visite de l’antre se poursuivit un moment. Quand j’en suis ressorti, j’étais loin d’être fasciné.

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Les Mains fantômes Les premières traces laissées par l’Homme sur les murs des cavernes sont bien plus sommaires que les dessins entrevus aux Combarelles. Je suis parmi les visiteurs qui font la queue en attendant l’ouverture de la grotte-musée. Devant moi, un couple, homme et femme. L’homme brandit son caméscope. Il a déjà filmé l’épaisseur forestière qui nous entoure et les reliefs faussement indolents de ces avant-monts pyrénéens. À présent, il déclame à l’adresse de la bande-son le texte du dépliant publicitaire que sa compagne lui colle sous le nez tel un lutrin vivant. « À deux pas de Saint-Bertrand de Comminges, nous voilà aux splendides grottes de Gargas, célèbres dans le monde entier pour renfermer les mains fantômes. Les plus vieilles traces laissées par les hommes préhistoriques à l’époque aurignacienne. Entre parenthèses : 25 000 ans. La grotte a été fouillée à la fin du XIXe siècle par Félix Regnault, qui y a découvert le célèbre ossuaire d’ours de cavernes et les empreintes de mains, cernées de rouge et de noir. » L’ouverture des portes interrompt le monologue. Quelques marches à monter, quelques dizaines de pas encore et nous pénétrons vraiment dans la caverne. De proche en proche, des lumières électriques livrent au regard la profondeur du volume souterrain. Anomalie imprévue que ces voûtes aux reliefs torturés, impressionnants. 17

Sensation confuse de s’enfoncer dans le ventre de la terre, comme un retour dans les entrailles maternelles. On sent aussi que l’on chipe un secret à la montagne : ce vide où nous déambulons, inflige un démenti formel à la compacité de la pierre. Tout cela nous met dans un état de vénération spontanée. On ne dira jamais assez la puissance inspiratrice de l’antre. La grotte tout entière – la pierre travaillée par l’eau, l’eau supplantée par la pierre (stalactites) – parle des grands principes élémentaires, du mystère des origines et de la cosmogénèse. Quelques dizaines de mètres de plus et on arrive aux fameuses empreintes de main. Elles sont tracées en négatif, le pigment ayant été pulvérisé sur la main appliquée à la paroi selon la technique du pochoir. Une fois la main retirée restait son empreinte, son fantôme. Voici ce qu’en disait le professeur André LeroiGourhan : « Les mains en négatif occupent les parois de la première salle puis reprennent dans la partie antérieure de la quatrième salle. Elles sont un peu plus de deux cent cinquante, noires plus souvent que rouges et surtout gauches, une seule blanche sans pouce. Il manque une ou plusieurs phalanges sur cent quatorze d’entre elles et dix sont intactes. » Les peintres paléolithiques n’avaient pas de boite noire pour nous transmettre, leurs intentions de créateurs après leur mort. À nous de trouver une explication rationnelle. Il y a d’abord la symbolique immémoriale de la main. La main votive en marbre, offerte aux dieux 18

antiques ; la main de justice rivée au sceptre des monarques (elle matérialisait celle de Dieu qui investissait le roi mortel de son autorité de droit divin) ; la main de gloire, impossible à trouver dans le commerce, mais dont Gérard de Nerval a donné la recette « Vous prenez la main coupée d’un pendu… », préparation de sorcellerie qui a donné vie à maintes superstitions que véhiculent les termes de « mandegloire », « mandragore » ou « l’herbe des pendus ». On l’a compris : la symbolique de la main est de toutes les époques. Pourquoi en exclure les temps préhistoriques ? À propos des mains fantômes de Gargas, on a évoqué le geste d’une prise de possession, en quelque sorte, l’ancêtre de la mainmise de nos codes juridiques. Trop juridique justement, donc anachronique. Rejet. On a soulevé à titre d’hypothèse la mutilation volontaire, le délabrement pathologique, la codification d’acte religieux, de rites chamaniques. Le professeur Leroi-Gourhan m’a confié, un jour, avoir pensé un moment que ces mains « mutilées » avaient pu être exécutées par pochage de la main appliquée dos à la paroi et doigts repliés et être la trace d’un code cynégétique. Finalement, la science a démontré que les soidisant « mutilations » étaient bel et bien dues à de vraies pertes de phalanges. La thèse médicale a été proposée et précisée par le docteur Ali Sahly. Ce médecin compara les symptômes de Gargas et l’étiologie de la maladie de Raynaud. Avec une rare ténacité, il a cherché des 19

preuves autres que les empreintes murales. Pour cela, il s’est efforcé de restituer un comportement cohérent qui rende plausible, voire nécessaire la présence nombreuse de telles digitations dans la grotte. Peu lui importait qu’il s’agisse de mains mutilées, de mains apparemment saines, de mains gauches ou droites, d’adultes ou d’enfants. La maladie de Raynaud présente cette particularité de pouvoir entraîner un syndrome mutilant des doigts. Trois sortes de causes favorisent la phase oblitérante du mal : un affaiblissement général des systèmes immunitaires dues aux conditions climatiques (froid rigoureux, humidité) ainsi qu’un mauvais régime alimentaire (carence vitaminique) ; un traumatisme ou plus probablement une engelure, ouvrant la voie à l’infection ; enfin, le rôle de la consanguinité dans des groupes humains limités et peu soumis aux échanges exogamiques. Le bain de boue argileuse, le badigeonnage ou l’aspersion d’ocre et de manganèse (responsables de la coloration) à titre curatif dans le cas des mains mutilées, préventif pour les doigts que l’empreinte désigne comme intacts, voici enfin un scénario recevable. Gargas n’était pas un sanctuaire, c’était une clinique des mains. Ces derniers temps, la mondialisation des recherches ne cesse de nous révéler de nouveaux ensembles de main, en Asie, en Afrique, en Amérique. Le Paléolithique est universel. Ce qui ouvre radicalement le champ de réflexion.

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Que les mains soient négatives, c’est-à-dire tracées comme à l’emporte-pièce, ou positives, c’est-à-dire avec les doigts et la paume trempés dans un colorant – argile ou ocre liquide et plaquées sur la paroi – est un sujet réservé aux préhistoriens. « Dans la région andine de Patagonie », signale Denis Vialou, l’un des meilleurs spécialistes de l’art pariétal dans le monde « les mains négatives noires, rouges et d’autres couleurs, ont été peintes par milliers ». D’ailleurs si l’on s’attarde sur les cartes géographiques, des toponymes éloquents confirment cette universalité. Pour le seul Mato Grosso on relève le « Caňado de Las Pinturas », la « Cueva de Las Manos Pintadas » et le « Rio de Las Pinturas ». Je connais aussi des mains fantômes dans la grotte Abeland, en Inde, et dans des cavernes sans nom, perdues dans la forêt vierge de Bornéo. Cette surabondance, cette universalité sont impressionnantes. Mais cela ne prouve pas nécessairement que leur raison d’être ait partout été la même. On pourrait supposer, que, sur le nombre, certaines de ces empreintes furent apposées délibérément sur la paroi de la caverne. Leur existence résulterait d’un geste créateur intentionnel. Contrairement aux empreintes involontairement laissées sur le sable d’une plage – je pense ici à celles que Robinson Crusoé découvrit dans son île qu’il croyait déserte –. Volontaires, les traces qui m’intéressent manifestent une présence, expriment un ego. Je trace, donc je suis.

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Peut-être le primitif avait-il voulu d’abord affirmer son existence par un cri. Mais la brièveté du son, l’immatérialité de la voix, ne lui avaient pas suffi. Il avait besoin de la réalité du graphe pour assurer la permanence de son message existentiel. Pour moi, les empreintes de mains, à condition d’être volontairement tracées, étaient la forme originelle du Signe, celle qui nous projette sur le fondement même du signe celle qui m'incitait à réfléchir sur les fonctionnements du phénomène graphique. Je me suis dit : "La trace n'est pas un signe parce qu'elle est involontaire. Vendredi se serait bien gardé de laisser ses empreintes de pas sur le sable d'une plage dans l'île de Crusoé, là même où Robinson allait découvrir la présence de l'Autre." En revanche, l'empreinte de main qu'un homme préhistorique a laissée sur la paroi d'une grotte résultait d'un acte volontaire, c'est cette intention qui a fait d'elle un signe. Le chasseur aurignacien a formé un projet avant de se livrer à l'acte. Le projet affirmation du Moi (je trace donc je suis)-, ou défense du Moi organique (tel est le cas dans la grotte de Gargas) demeure premier dans l'équation du signe. La structure classique de structuralistes (Levy-Strauss) à propos du signe – un signe et un sens- doit être complétée. La véritable structure est un projet qui relève de l'imaginaire, une forme qui dépend d'un acte et un sens qui en est le résultat. D'emblée, la visite de Gargas m'a mis au cœur du phénomène Signe.

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Traité d’alliance dans la grotte Chauvet Assis sur un superbe fauteuil rouge de la médiathèque de la ville où j’habite je compulse le très beau livre La Grotte Chauvet, l’Art des Origines, rédigé sous la direction de Jean Clottes et paru aux éditions du Seuil. La double page dépliante qui reproduit une fresque profuse couvrant la paroi gauche de la « Salle du Fond », retient tout particulièrement mon attention. Les silhouettes animales, d’une beauté confondante envahissent un large support calcaire. Les nombreuses scènes grouillent de vie, notamment un peu sur la droite, une meute de lions qu’on voit surgir sur les arrières d’un troupeau de bisons. Plus à droite, encore, une saillie de la roche limite la surface peinte de sorte que les fauves chasseurs paraissent jaillir de la pierre elle-même. -

C’est beau, dis, Monsieur !

Deux gamins, dix, douze ans, penchés au-dessus de mon épaule, cherchent à voir l’objet de ma contemplation. C’est des lions, précise l’un des deux. « Ils ont bien feinté les vaches » ajoute-t-il. « Ils s’étaient cachés derrière le rocher. » Le jeune garçon me dit se prénommer Ahmed ; l’autre, c’est Hervé. Avec leur regard neuf, ils ont vu l’essentiel. Le sujet, la beauté de la composition et le jaillissement des fauves comme nés de la pierre.

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On a parlé de « dualité » entre cette scène et son support. Je ne suis pas d’accord. Il ne pouvait s’agir de dualité, d’opposition, mais au contraire de synergie, la métaphore d’une alliance espérée entre la pierre et le vivant, un projet exprimé par le truchement du signe. Il faut faire la part de l’espace et du temps. Toutefois les gamins n’ont pas mesuré ce que recèle cette « naissance des fauves » engendrés par la pierre. Depuis qu’il est « sapiens », l’homme a inventé le signe, le signe graphique pour en faire le truchement aussi parfait entre lui et toutes choses. Les choses réelles et celles qui dépassent son entendement. Il y a longtemps que je m’efforce à comprendre le sens des signes et donc à reconstituer les illusions humaines, notamment celles qui dépassaient l’entendement humain à une époque donnée. Je me pose aussi la question de la Beauté des œuvres. « Caverne ornée », « musée sous la terre », « chapelle Sixtine de la préhistoire », notre époque n’est pas avare de formules pour traduire notre émerveillement face à des peintures qui nous viennent d’un si lointain passé. Toutes ces histoires de tabernacle souterrain, de musée caché, de chefs d’œuvre qui ont traversé les millénaires sont commodes pour exprimer notre perception des œuvres paléolithiques. Mais, dans le fond, l’explication est bien mince. Les grottes peintes ne sont ni des églises, ni des mosquées, ni des synagogues et encore moins des musées. Elles ne sont 24

pas construites par l’homme ; elles sont subies par l’homme. Le chaman a profité de l’aveu que lui faisait le roc en lui livrant un vide au milieu de sa compacité. L’intervenant entre le visible et l’invisible s’est faufilé dans le labyrinthe parce que c’était, à ses yeux, les entrailles de la terre. Il ne s’y est pas risqué pour dissimuler des chefs d’œuvre comme dans un coffrefort, il s’y est engagé pour entrer en contact avec le roc dans ce qu’il a de plus intime. Il y est allé mu par le besoin de s’y livrer à des pratiques secrètes. La dissimulation de ses gestes était indissociable du lieu particulier que le chaman tentait de nouer entre l’humain et le cosmos. La relation étroite à créer entre lui et la pierre tentait d'établir un traité d'alliance entre lui l'Homme et le reste du monde. Pour ce faire, l’homme l'avait inscrit à sa façon sur la peau du monde : le signe sur le roc. L’efficacité de ses pratiques magiques, je l’ai ressenti maintes fois à Lascaux, à Niaux, à la Pasiega et dans bien d’autres cavernes. Nulle part ailleurs elle n’est plus sensible qu’à la grotte Chauvet, dans sa partie la plus profonde, la plus secrète. À cet endroit de l’antre, une fresque comme celle des « lions en chasse » trouve sa logique? Non seulement elle exprime de façon exemplaire la conception d’un lien existant entre le vivant et le minéral, une relation que la peinture, le signe graphique de l’époque, avait mission de mettre en jeu, mais elle accorde sa vraie place dans la réalisation du 25

Signe. Le chaman auteur de la fresque des lions en chasse a "relié" de minuscules aspérités de la paroi, traçant la scène qu'il lui appartenait de dégager par son tracé. Dès lors le Signe raccorde son créateur avec la peau du monde. Mais l'émotion originelle, l'inspiration du chaman, relevait de l'imaginaire humain, un imaginaire qu'un enfant était capable de percevoir.

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Ce que me cachait la colline du Merle Dans tout le Quercy, une igue est synonyme de « gouffre », « d’aven ». Dans la vallée du Célé, on dit une « iga ». De tout temps, les habitants de Cabrerets connaissaient l’iga du Pech Merle, l’igue de la colline du Merle. On racontait qu’à l’époque de la Révolution, un prêtre réfractaire y avait trouvé refuge en attendant des jours meilleurs. Néanmoins, l’iga du Pech Merle intriguait tout de même les habitants de Cabrerets. Curiosité aidant, ce sont eux qui ont découvert la merveille qu’elle contenait. J’aime tout particulièrement l’histoire de cette découverte parce qu’elle met en scène des gens simples, des agriculteurs, des bergers, des enfants, le chantre et le curé du village. De telles personnes ne s’embarrassent pas de grandes théories. Elles laissent aller leur imagination. Il faut une certaine candeur pour ressentir l’attraction de la pierre et les joies suggestives qu’elle dispense. C’est en 1906 que débute l’épopée. Victor David, cultivateur et propriétaire du bois où s’ouvre l’iga, et son ami Garrigou, le gardien du château de Cabrerets, décident de jeter un coup d’œil à cet aven. Au fond du creux, ils constatent l’existence de galeries souterraines. Cela leur suffit. Ils remontent. On en parle tout de même à la veillée, on en discute au cours d’un repas avec des invités. Entre la poire et le fromage, les enfants s’éclipsent munis de bougies et d’allumettes et s’en vont à leur tour visiter l’igue. Ils 27

parcourent environ 100 m de tunnel et remontent raconter leur exploit. Le temps passe. En 1914, il y a la guerre. À Pâques 1916, deux adolescents (16 ans) parisiens en vacances dans le secteur, pénètrent dans l’aven et l’explorent jusqu’à deux grands évasements, la salle Blanche et la salle Rouge. Quatre ans plus tard, le 15 février 1920, l’abbé Lemozi, curé de la paroisse et féru de préhistoire, part explorer la grotte en compagnie du fils du propriétaire, André David (13 ans), d’Henri Dutertre, à peine plus âgé, et d’autres enfants du village. Ils aperçoivent des traces noires qui ressemblent à des peintures préhistoriques. Mais ce qui intéresse les jeunes participants à cette expédition, c’est l’aventure, celle que promettent les arcanes inconnus de l’antre. Pendant ce temps, Amédée Lemozi repère d’autres peintures préhistoriques. Celle année-là, en août, Lemozi, guidé par André David, entraîne deux conseillers municipaux visiter le labyrinthe et ses trésors picturaux. Le mois suivant , André David qui avait déniché un étroit conduit qui sera plus tard le « boyau de la découverte », part l’inventorier en compagnie de sa sœur Marthe, de son copain Henri Dutertre et d’un ouvrier agricole dont la vigueur va être bien utile. La fine équipe en effet réussit à forcer le « boyau de la découverte » et débouche dans la salle des Peintures. Des silhouettes d’animaux couvrent les murs. Il y en a partout. Mammouths, rhinocéros, chevaux, etc. À

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partir de là, les investigations se succèdent, les découvertes de nouvelles peintures se multiplient. On ne peut laisser une telle merveille sans la montrer au grand public. Des mécénats se proposent. On crée une route d’accès aux flancs du Pech Merle, on perce un accès artificiel qui débouche près du secteur orné. En 1924, la grotte de Pech-Merle est ouverte au public. Malgré sa commodité, je ne puis que déplorer cet accès direct. Il nous prive de la seule indication que nous aurions possédée sur les intentions, la détermination des Paléolithiques pour atteindre leur sanctuaire. Nous aurions pu nous faire une idée plus précise sur le risque accepté à s’aventurer dans ce dédale et ces ténèbres. Pour être honnête, je reconnais que malgré tout l’intérêt de la grotte balaie les insatisfactions. En fait, ma visite d'aujourd'hui est une retrouvaille. Si je suis ici, c’est presque exclusivement pour revoir le « panneau des chevaux ponctués. » La visite en groupe guidé est riche en réflexions de touriste à touriste. Je ne croyais pas qu’il faisait si froid làdessous. Quelle est la température ? -

12° madame.

Le guide a réponse à tout. C’est mieux qu’à Cougnac (une grotte préhistorique du voisinage). 29

- Les commerçants du coin ne sont pas très aimables. Je suis arrivé au restaurant un peu tard. On n’a pas voulu me servir à manger. Il faut subir aussi le trajet préétabli. Vous ne raterez rien. Promis. On nous montre la « frise noire ». On passe sur la corniche d’où j’aperçois mes chevaux ponctués comme une tentation. Puis, c’est le « plafond raclé », la « salle des disques » où des taches rouges entre les concrétions suggèrent un érotisme paléolithique. Plus intéressant, voici les « traces de pas ». Une douzaine d’empreintes laissées par un adolescent allant dans les deux sens. L’authenticité de ces traces est assurée par le fait que l’entrée préhistorique fut obstruée lors de la dernière fonte des glaces, il y a 10 à 12 mille ans. Puis ça continue. La « Galerie de l’Ours », les « perles de cavernes », les « femmes-bisons. » Enfin, nous parvenons devant le « panneau des chevaux ponctués ». Les chevaux sont deux, dessinés tête-bêche en style archaïque. D’où une datation approximative à plus de 25000 ans de nous. Je m’abîme dans leur contemplation. Le cheval de droite est noir, celui de gauche est rouge. Celui qui m’intéresse le plus aujourd’hui c’est le cheval noir. Sa très petite tête est dessinée sur une partie de la roche qui évoque elle aussi la tête d’un cheval. De grosses ponctuations noires se voient à l’intérieur et à l’extérieur de la silhouette. J’en compte

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cinq qui figurent la crinière et une dizaine qui renforcent l’encolure et le garrot. Ce qui me captive c’est la combinaison du tracé et des contours de la roche. L’esprit ne peut s’empêcher de circuler entre la silhouette dessinée et le profil minéral. L’ambigüité a été voulue ; les pastilles noires qui servent de crinière à l’encolure peinte annexent la silhouette dessinée par la roche. Où se trouve la véritable image, dans la peinture ou dans l’accident rocheux ? L'alliance entre le roc et le signe se précise. Tandis que la visite en troupeau continue, ma pensée se tourne vers le souvenir d’André Breton. En 1940, pour contester « l’art pour l’art », le chef de file du mouvement surréaliste avait tenté d’effacer ces chevaux. Son geste fut stoppé à temps. Bon sang ! Le crime se serait doublé d’une belle erreur. À l’anéantissement d’une création capitale pour le patrimoine de l’humanité, se serait ajoutée une énorme bévue : jamais les chevaux ponctués du PechMerle n’ont été inspirés par un souci artistique. Ils sont la survivance, la trace de pratiques de magie, le reflet d'une espérance, l'élan de l'imaginaire. C’est nous qui en faisons une œuvre d’Art et par là commettons le contresens.

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Dans l’antre des « toros » Avant d’en terminer avec le "grand art des cavernes", parlons un peu du malentendu qui nous oppose à nos ancêtres de la pierre taillée, à propos de leurs peintures et de leurs dessins. Ce sont nos canons esthétiques qui entraînent notre fascination, une hypnose d’autant plus grande que les manières de peindre et de dessiner au temps des cavernes ont changé et se sont rapprochées de nos propres critères d’appréciation. Le changement s’est produit, disons pour fixer les idées, entre 18000 et 10000 avant J.-C. Mais loin d’être une « amélioration » comme nous aurions tendance à le croire, il s’agit d’une évolution même si demeure la réalité d’une perfection formelle. Songer à cet idéal esthétique me renvoie à des souvenirs d’enfance qui remontent bien avant mes visites à Gargas, au sanctuaire du Pech Merle ou à la grotte Chauvet. Que le lecteur me pardonne ces libertés prises avec ma chronologie personnelle ; j’ai dû les prendre pour clarifier le fruit de mon enquête. Car l’essentiel, n’est-ce pas ? demeure l’évolution du Signe, les efforts successifs de l'homme pour s'accommoder de la nature par le truchement de la Figure, seule forme de signe déjà connue. Quelque temps après la visite aux Combarelles, une virée familiale dans la province de Santander (Espagne) me permit de découvrir la grotte d’Altamira. 33

À l’époque, la fréquentation touristique de la merveille que cachait le sous-sol espagnol, était encore dans les limbes. Des panneaux en bois ornés d’une image approximative d’un bison chargeant jalonnaient la route à l’approche de la grotte, mais pas un touriste en vue. Le guide, tiré de sa sieste, maussade, est arrivé muni d’une lampe à carbure et d’une serpillère. L’orifice de l’antre était bas et large, l’intérieur du terrier, tout aussi bas de plafond. Nous avancions à croupetons « Nous avons l’air de cambrioleurs en plein casse » déclara je ne sais plus qui. La « Grande Salle », vague élargissement de la tanière. Toujours le plafond bas. Pour brocher sur le tout, maintenant, le sol chahuté par d’anciennes fouilles archéologiques n’était que fondrières. -

Es Aqui, prononça le cerbère.

Il étala sa serpillère sur le sol humide et, par gestes, nous intima l’ordre de nous y étendre sur le dos. La voûte à présent rasait presque notre nez. Claustrophobe, s’abstenir. J’avais beau écarquiller les yeux, je ne voyais que la roche et encore la roche. Puis soudain, l’image a surgi. Instant électrique, jamais retrouvé, ni devant la Joconde, ni devant les Velasquez au musée du Prado. Epiphanie. Apparition. Féérie ensoleillée dans un terrier de ténèbres. L’image jaillissait littéralement du calcaire, comme si elle se proclamait fille naturelle du roc. Et avec quelle force ! J’avais devant les yeux le fameux bison chargeant avec sa masse, sa puissance, son élan. Ses multiples reproductions –elles avaient copieusement jalonné la route d’accès- m’avaient familiarisé avec ses traits principaux et ses volumes. Face à l’original, ces 34

approximations publicitaires étaient bonnes à jeter. À bien le regarder, le bison chargeant était une œuvre éminemment savante. Une répartition habile des volumes pour donner l’illusion du déséquilibre de la charge et pourtant une fidélité aux exigences du réalisme. Sur le moment, le gamin que j’étais est demeuré médusé, sans plus chercher la cause de cette sidération. Aujourd’hui, je pense au créateur de ce chef-d’œuvre, à son état de transe, à l’exaltation qui a dû être la sienne lors de sa réalisation. Pour faire passer sur le rocher l’idée qu’il avait dans la tête, il a bien fallu qu’il se hisse à la pointe de lui-même et dans une tension extrême capter et figurer l’infiniment subtil. Toute signification utilitaire que lui ait imposée l’idéologie de son époque, il a réalisé quelque chose qui est le propre des grands créateurs. Les pattes repliées pour proclamer la violence du mouvement. Cette impétuosité était encore accentuée par d’habiles estompages qui dégageaient les traits essentiels, en intensifiaient l’impulsion. De son côté, le traitement des couleurs, ocre, brun, noir, en dégradé, traduisait à la perfection le modelé des muscles. Tout, dans ce chef d’œuvre était prétexte à fasciner notre œil d'homme moderne. Qui aurait l’idée aujourd’hui de discuter l’immense capacité créatrice des hommes des cavernes ? Toutes sont belles et justifient l’antienne de l’Art paléolithique reprise en chœur par tous les grands préhistoriens : « Vingt mille ans d’Art pariétal » (Breuil), « Préhistoire de l’Art occidental » (Leroi 35

Gourhan), « L’Art pariétal » (Vialou), sans oublier les amateurs et les écrivains comme Georges Bataille : « Lascaux ou la Naissance de l’Art ». Inutile d’insister. Quant au terrier d’Altamira, il s’inscrit incontestablement parmi les hauts-lieux de notre musée imaginaire. Ce qui m’intéresse davantage, aujourd’hui, c’est le projet qu’a eu le peintre lorsqu’il a entrepris de créer son bison chargeant. L’artiste a voulu faire du figuratif, décider que la forme resterait fidèle à son référent. La Nature était tabou, y compris sous son aspect zoologique. Il fallait à tout prix préserver l’alliance entre l’homme et les forces du cosmos. Utiliser des procédés techniques très savants n’était pas pour lui une façon d’agir motivée par une quelconque recherche esthétique, mais tout simplement un effort pour que son bison ressemble encore mieux à son modèle. Mais Altamira n’est pas seulement l’un des hauts lieux de l’art et un bel exemple de la sémiotique paléolithique. C’est aussi l’endroit où se révéla celle que les chasseurs de pétroglyphes devraient tous considérer comme leur égérie : Maria Sanz de Sautuola. Elle n’avait que huit ans lorsqu’elle imposa sa stature de diva. Il faut parfois l’innocence enfantine pour distinguer les pétroglyphes et surtout pour croire à ce que l’on voit. Marcelino, le père de la petite Maria, était un préhistorien amateur, né à Santander en 1831. Lorsque la grotte d’Altamira fut découverte en 1868 Sautuola commença à en explorer les arcanes 36

et à fouiller son sol sans toutefois prêter attention au plafond et encore moins aux peintures. Ce n’est qu’en 1879, que Maria remarqua soudain que la voûte était couverte d’images de bisons. « Toros ! toros ! » cria la gamine qui attira l’attention de son père. L’année précédente, à l’Exposition universelle de Paris, Sautuola avait vu des images semblables gravées sur divers objets remontant à « l’âge de pierre ». Aussi en déduisit-il que les peintures pourraient également remonter à cette période lointaine. Un professeur d’archéologie de l’université de Madrid, Juan Vilanova, confirma sur place les suppositions de don Marcelino. Les deux hommes publièrent en 1880 leur découverte. Hélas, le monde scientifique n’était pas disposé à accepter une telle ancienneté pour des peintures. Les spécialistes français les plus autorisés, Gabriel de Mortillet et ses disciples, rejetèrent sans discussion l’hypothèse de Sautuola. Le découvreur fut ridiculisé au congrès préhistorique qui se tint à Lisbonne la même année. La qualité artistique des peintures était trop remarquable et l’état de leur conservation trop exceptionnel pour que ces œuvres fussent authentiques. On alla jusqu’à accuser Sautuola d’être un faussaire. On soutint même que les peintures avaient été réalisées par un artiste contemporain sur commande du malheureux Sautuola. La pensée classique fondée sur ce logos ne laisse pas volontiers la place à l'imaginaire, à l'infondé. Pourtant la place de l'imaginaire se retrouve à l'origine du Signe.

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Ce ne fut qu’en 1902, après que la découverte de plusieurs autres peintures préhistoriques dans la vallée de la Vézère et dans les Pyrénées eurent rendu moins surprenante l’hypothèse de la très grande ancienneté des œuvres d’Altamira que l’aréopage scientifique revint sur son autisme. Cette année-là l’éminent archéologue Emile Cartailhac qui avait été l’un des opposants les plus virulents, admît son erreur de façon retentissante dans un article sous-titré : « Mea Culpa d’un sceptique » publié dans la revue L’Anthropologie. Don Marcelino de Sautuola était mort quatorze ans plus tôt, quatorze ans avant sa réhabilitation.

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Comment peindre en abrégé Lascaux, La Bastide, Niaux, Ekaïn, La Pasiega, El Castillo et tant d’autres grottes ornées, la chasse aux pétroglyphes ronronnait. Mon attrait pour les arts premiers des cavernes ne se démentait pas, assorti qu’il était de son lot d’émerveillements. Cela aurait pu durer longtemps. Cela a persisté jusqu’au jour où j’ai entrepris d’explorer une grotte que j’avais découverte dans le bassin d’Arudy (Pyrénées-Atlantiques). Je ne dirai pas où par souci de sauvegarde. Au cours de mes investigations, mon regard fut attiré par une bizarrerie de la roche. Une fente naturelle épousait vaguement la courbe postérieure d’un équidé. La tête dessinée d’un cheval et l’encolure de l’animal complétaient le croquis suggéré par la nature. L’incision faite au poinçon de silex ne laissait aucun doute sur le sujet représenté. Il s’agissait bien d’une silhouette de cheval vue de profil. Mais aucune mention de son abdomen, ni de ses pattes. La courbe cervico-dorsale devait suffire. À elle seule, elle équivalait à la silhouette complète. Par la suite, d’autres cas de ces abréviations ont continué de m’intriguer. Je me souviens notamment que, dans la grotte d’Ekaïn (Guipuzcoa, Espagne) le préhistorien local m’avait montré une suite de traces qui formaient comme un dessin animé où l’on voyait l’image d’un bouquetin se réduire aux seules cornes du capridé, deux courbes isolées à la surface du panneau rocheux. Sur la même paroi, plusieurs 39

dessins alignaient la succession des phases intermédiaires vers la simplification. Sans aucun doute celle-ci avait été intentionnelle. À ce moment-là je me suis demandé si le grand élan créatif des Paléolithiques ne s’était pas essoufflé. Eteint, peutêtre. J’étais en train de perdre mes marques. La voie royale du progrès graphique que j’avais entrepris de suivre depuis ses origines s’achevait en cul-de-sac. Dans ce climat de doute où je m’enfonçais, j’en ai parlé à Michel Lorblanchet, un préhistorien du C.N.R.S. au cours d’une visite chez lui. Je lui ai confié mon espoir que ces manques n’étaient qu’exceptionnels. Peut-être des négligences dans le travail de quelques dessins de paresseux. Michel a haussé les épaules, puis est allé jusqu’à un placard et en a tiré un exemplaire d’un livre qu’il venait de publier : « L’art préhistorique du Quercy ». Il l’a ouvert à la page 70 et m’a montré une planche entièrement illustrée d’œuvres inachevées. Il s’agissait de dessins de chevaux répertoriés dans différentes grottes : Niaux, Cougnac ou Escabasses. Le cas présenté par la grotte des Escabasses (à Thémines, Lot.) m’a particulièrement intrigué. Un cheval s’y résumait à une longue virgule horizontale. D’autres photos reproduisaient des diminutions encore plus accusées. L’évocation des chevaux s’atrophiait à deux traits ou même à des taches. Pourquoi de simples taches pour évoquer le cheval ? Parce que ces « taches » figuraient les barbelures sous mentonnières de l’animal. Ces petits traits, ces minuscules taches de pigments équivalaient donc aux silhouettes complètes des chevaux de jadis, à l’âge 40

d’or de la représentation pariétale. La voie royale de la notation graphique s’achevait bien par une impasse. C’est alors que m’est venue une idée. Ces soidisant atrophies avaient une signification sémiotique capitale, un sens nouveau qui révolutionnait le rôle attribué au Signe. La fidélité à l’aspect du référent n’était plus nécessaire. Loin de refléter une régression, les dessins abrégés représentaient un progrès. Le phénomène reléguait les belles peintures animalières au rang des vieilleries. La novation était un formidable gain de temps pour exprimer le même concept. Un code de communication inédit s’était substitué à des conventions bien plus anciennes. Si la force de l'imaginaire découle de l'élan créateur du Signe, la forme du Signe, à son tour, est génératrice d'imaginaire. Après deux ou trois cents siècles de fidélité inébranlable à la forme figurative, le génie humain venait de remettre en question le contrat que les hommes de la pierre ancienne s’étaient évertués à conclure avec les forces obscures de leur environnement. Non pas pour s’enfermer dans une impasse. Bien au contraire ! L’abréviation était un départ. Il y aurait un au-delà. Un nouveau « satori » un nouvel éveil se produirait. Parce que la notation graphique seule était nécessaire.

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LE SCHÉMA

La chasse au miel et autres symboles Dans les années 1980-1990, je fréquentais assidument le festival de cinéma d’aventure, d’Autrans. La manifestation se déroulait dans les derniers jours de novembre, tandis que les premières neiges commençaient à recouvrir le Vercors. Dans la salle polyvalente de la station, projections de quatorze heures à minuit. Dans les couloirs, l’habituel ballet des producteurs et des réalisateurs qui discutaient gros sous. On croisait les vedettes, ici des alpinistes, des aventuriers, des cinéastes de l’extrême. C’était sympathique et un brin routinier. Les films, des documentaires, étaient eux aussi plutôt répétitifs. En 1998, le train train festivalier a été brusquement bousculé par la projection d’un très beau documentaire ramené par Eric Valli d’un séjour chez les Garungs, une ethnie qui survit dans les hautes vallées du Népal. Le film s’intitulait Chasseurs de miel. On assistait à la récolte du miel sauvage produit par les abeilles en pleine falaise. Un Garung montait le long d’une interminable perche de bambou, puis, arrivé au sommet de son mat de cocagne, il détachait les pains de cire gorgés de miel que les essaims avaient accrochés à la paroi. Le chasseur de miel enfournait sa récolte dans une besace qui pendait à sa ceinture. La révolte des abeilles n’avait pas prise sur l’audacieux ; paraît-il qu’il était immunisé depuis son enfance par de précoces piqûres. Le spectacle cinématographique m’intéressa à double titre : d’abord par la beauté des images, mais aussi par la solution qu’il apportait à une énigme de l’Art 45

préhistorique, la scène peinte sur un rocher dans la cueva de La Araňa près de Valence, (Espagne). La fresque montrait une silhouette humaine peut-être vêtue d’une jupe, juchée au sommet d’une perche et qui tripotait une grosse masse discoïdale indéterminée, tandis que de petits points noirs s’éparpillaient autour de la tête du personnage. Au début du XXe siècle, les interprétations s’étaient multipliées ; les préhistoriens y étaient allé bon train. Sur la frise qui nous intéresse, que ne voyait-on pas ! Si les spécialistes avaient vu le film de Valli, que d’âneries auraient été évitées ! Avec le film tout s’explique. Les petits points noirs ? Les abeilles. La grosse masse discoïdale ? Le pain de cire accroché à la falaise. La jupe ? Une simple besace pour mettre la récolte à l’abri, par un geste rapide, en raison de la situation du chasseur de miel en équilibre au sommet de sa perche. La fresque pariétale de la cueva de La Araňa représentait la récolte du miel sauvage en falaise. Sans discussion possible. Pour les préhistoriens, la fresque du chasseur de miel s’inscrivait dans un ensemble pictural rupestre plus vaste, situé à l’orient de la péninsule ibérique et appelé pour cela "l’art du Levant". La description générale de cet "art" qu’en ont donné les pionniers de la Préhistoire –Breuil, Obermaier, Almagro- est encore valable. « L’art du Levant, déclarait Obermaier, est presque exclusivement constitué par des peintures exécutées sur des rochers. Le plus souvent rouges, parfois 46

blanches ou noires, elles sont petites, n’excédant pas soixante centimètres pour les représentations animales et vingt centimètres pour les figures humaines. » Aujourd’hui, "l’art du Levant" a subi un sérieux lifting. Les chercheurs espagnols contemporains ont pris l’habitude de le rattacher à cette période intermédiaire -qu’ils nomment l’Epipaléolithique (Antonio Beltran : L’Art du Levant, Jaca Book)-. Une période qui débute vers 7000 ou 8000 ans avant notre ère. Ces œuvres levantines marquent un changement de style. Ses silhouettes humaines, amincies, stylisées, comme des modèles pour Giacometti, ne sauraient être assimilées aux créations du Grand art Paléolithique. De ma rencontre avec le chasseur de miel remonte ma propre connaissance de l’art du Levant. L’appellation recouvre une collection d’œuvres rupestres plus ou moins bien conservées dans des abris sous-roche disséminés sur les rivages espagnols de la Méditerranée et les arrière-pays de cet Est ibérique. Je suis allé leur rendre une petite visite. De la prospection dans cette vaste zone, en fin d’après-midi, après les fortes chaleurs, je garde un souvenir radieux : senteurs mêlées de thym et de romarin, lapins de garenne peu craintifs, couleurs dorées et roses d’un orient sans frontière. Crapahutant dans la garrigue, j’y faisais pour moi-même l’éloge de la marche. Marcher, respirer, il y avait un lien organique, obscur, subtil entre la marche à pied et ma quête des pétroglyphes. Une concordance qui me 47

renvoyait aux temps lointains des origines. Marcher, c’était sans doute une manière de me souvenir d’un lien ancestral très lointain. Une façon de rembourser une dette immémoriale. Sur place, les sites étaient nombreux, mais les œuvres avaient effectivement souffert des intempéries. Certaines compositions décrites par les pionniers s’étaient déjà effacées. Malgré tout, ce qui m’a frappé au premier coup d’œil, c’est la légèreté des formes, sans profondeur ni perspective. Des ombres tracées comme en se jouant. Des fresques où tout grouillait de vie. J’ai découvert des parties de chasse collectives, des archers avec leurs chiens courants à la poursuite d’un sanglier ou d’un cerf. Surtout de charmantes scènes de la vie ordinaire : la promenade d’une mère tenant sa fille par la main (cueva de la Minateda, Albacete) ; trois donzelles un peu fessues en train de papoter (cueva Saltadora, Castellon). Images d’un quotidien paisible, réconfortant. Si le concept n’était pas tellement anachronique, j’aurais envie de dire que leur vision était celle de la vie bourgeoise. La pesanteur cosmique devait être malgré tout présente d’un bout à l’autre de cette période créatrice. N’en doutons pas : La précarité de l’existence restait trop forte pour que les populations puissent s’en abstraire. Ces fresques expressionnistes devaient forcément représenter un idéal. La vie paradisiaque. Bref des symboles. Des symboles inédits. De figures mutantes évoluant vers le schéma. Au gré de l'imaginaire. C'est la part poétique du Signe. 48

Rio Vero J’avais décidé avec quelques amis de prospecter dans le nord de l’Aragon (Espagne), précisément dans le secteur du rio Vero, un canyon à l’époque inexploré. Notre camp de base installé au fond de la crevasse, sur une prairie dominée par des falaises couleur d’entrailles et gercées de petites grottes étaient idéalement situées. Curieux de connaître les intentions de ces Français aux activités bizarres, les agriculteurs autochtones ne manquèrent pas de venir nous rendre visite. L’un d’eux, le seňor Coscojuelo nous confia qu’il allait sarcler son champ de pommes de terre situé en haut de la falaise qui fermait notre horizon. Par où passait-il ? - Par là, indiqua-t-il du geste, montrant toujours la falaise verticale du Peňon. « Il y a un passage ». Comme nous restions interloqués, voire dubitatifs, il crut bon d’ajouter : « Je crierai à chaque passage. » À chaque point stratégique, il poussa un hurlement pour indiquer l’emplacement de l’obstacle et la façon dont il fallait s’y prendre pour le surmonter. Les méandres de la « garganta » multipliaient les échos de ce cri comme pour accentuer la sauvagerie de la scène. Entre deux grottes, le funambule embrassa la paroi et enjamba le vide. Le spectacle était angoissant. Ensuite, il trotta sur une corniche en devers et disparut derrière un repli de la roche. Nous l’avons aperçu plus loin, agrippé à un éperon. Il était un peu à quatre pattes. Il passa. Il hurla. Il disparut. Avais-je rêvé ?

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Etions-nous au XXe siècle de notre ère ou à l’époque de Neandertal ? Sur le moment, je n’aurais su le dire. De toute évidence ces précipices qui nous impressionnaient s’intégraient tout naturellement dans le cadre de vie des populations locales. En témoigne la toponymie dont ces gens avaient compartimenté leur territoire « Gallinero » (poulailler), « Palomera » (colombier). Seuls les termes génériques, « Peňon », « Gradon », « Garganta » alourdissaient la menace qui émanait de ce maquis entrecoupé de « barrancos » (ravins). Un après-midi, Jacques Grangé et moi sommes allé vérifier par où le sieur Coscojuelo était passé pour atteindre son champ de pommes de terre. Au pied de la falaise, une vague piste de sanglier grimpait effectivement dans la pierraille. Dès que la paroi nous opposa son premier mur, nous avons remarqué deux encoches taillées de main d’homme, émoussées par l’usage et par les intempéries ; elles formaient tout de même les échelons d’une espèce d’escalier primitif. On accédait de la sorte à un mince trottoir horizontal qu’une strate du calcaire ménageait dans la falaise. Tandis que ce promenoir s’amenuisait au fur et à mesure qu’il s’allongeait sur notre droite –ce devait être l’itinéraire suivi par le seňor Coscojuelo- le tronc ébranché d’un cyprès, nous proposa son échelle de perroquet pour gagner un étage supérieur de corniches et d’alvéoles. Puis un deuxième cyprès, un troisième étage. Ces cyprès ébranchés avaient été placés de façon intentionnelle. La décoloration de leur bois indiquait leur grande vétusté. Je n’osais pas imaginer l’époque de leur installation et préférais me répéter 50

que le bois de cyprès imputrescible est quasiment éternel. Tout de même, la matière ligneuse, par endroits vermoulue incitait à la prudence. Précaution d’autant plus nécessaire que le vide s’était creusé en dessous de nous. Je m’engageais seul sur un troisième cyprès avec des gestes aussi félins que possible pour ne pas imposer de trop fortes pesées sur cet agrès vénérable. Une terrasse rocheuse me permit de souffler. Plus haut, je distinguais le plafond d’une niche qui s’ouvrait dans la paroi au-dessus de ma tête. Bras tendus, je parvins à agripper le rebord inférieur de l’alvéole et à me hisser jusqu’à elle. La niche était peu profonde, mais sur la culée de ce tabernacle une main avait tracé des dessins hauts de quelques centimètres, de couleur lie-de-vin. Cela formait une frise de pantins schématiques : - Il y a des peintures rupestres, ici, lançais-je à Jacques dont j’apercevais à peine le haut de la tête. Formulation d’une grande banalité, mais pour moi découverte fondamentale, infiniment plus importante que je ne l’imaginais à cet instant. Sur le moment, je n’ai pas fait le rapprochement avec les graffiti du Puits aux Ecritures du Sornin où j’avais découvert l’existence de l’Art schématique. Ce n’est que plus tard que les peintures rupestres vertigineuses du barranco de Lecina vinrent s’inscrire dans mon dictionnaire mental à l’article « schéma ». Les jours qui suivirent la découverte de la première grotte à peinture du rio Vero, l’énigme des schémas rupestres ne cessa de nous tarauder. S’il en existait sur la paroi du Peňon de la Choca peut-être y en avait-il 51

d’autres abrités dans l’une ou l’autre des niches qui creusaient, évidaient, trouaient toutes les falaises qui nous entouraient. L’hypothèse était probable s’agissant des grottes aux vastes orifices qui baillaient dans la partie supérieure du Gallinero ; leurs plafonds noircis de fumée le laissaient supposer. Mais nous avions beau examiner le fronton grêlé de grottes et strié de corniches, impossible de dénicher le moindre itinéraire praticable pour les atteindre. Sacrebleu, un accès avait pourtant dû exister ! L’un des habitants du secteur nous le confirma. - L’une d’elles, nous dit-il, s’appelle « La Iglesia », l’Église, parce qu’il y a des croix. Oui ! Mais il ne savait pas comment y parvenir. Nous avons fini par trouver ce passage et répertorier une bonne dizaine de grottes ornées. Dans mon carnet j’ai noté : « Barranco de Las Cuevas. Paroi de droite, au-dessus de premières prairies, deux grottes à peintures. La première avec trois traces des pigments. » Au fil de nos investigations se révélèrent des bonshommes en farandoles, des zigzags, des soleils hérissés de rayons, des hommes en phi, quelques silhouettes d’animaux à quatre pattes, filiformes, impossibles à identifier. Toute la panoplie des graffiti protohistoriques s’offrait à notre interrogation. À l’époque, ces signes sans paroles ne me disaient rien. Ces logogriphes sans domicile culturel connu étaient des épiphénomènes. Seuls les emplacements vertigineux où les scripteurs n’avaient pas hésité à tracer leurs gribouillages m’indiquaient l’importance 52

essentielle que ces signes avaient représentée pour eux. Aujourd’hui, leur rattachement aux œuvres héritées de la Préhistoire ne me pose plus de problème tant il parait évident. Je me plais même à reconstituer mentalement leur arbre généalogique. Il s’enracine dans l’art paléolithique puis dans l’art du Levant. Rien ne me paraît moins discutable. Je sentais bien que cette collection de pétroglyphes disséminés dans les abris sous-roche du Vero témoignait d'une continuité en dépit des altérations infligées par le temps et les remaniements idéologiques successifs. "Bien sûr, me disais-je, l'approche cosmique que traduisaient ces formes peintes ou gravées avait évolué avec les siècles. Où se cachait donc la continuité ?" À la réflexion, je le constate une fois encore ; ce qui demeure, envers et contre tout, c'est la part de l'imaginaire, l'obligatoire phase originelle qui a toujours précédé la création du signe et qui conserve une place à la poésie.

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L’Univers des Déesses oculées Almeria (Espagne). Carretera de Ronda. Deux palmiers montent la garde devant la masse cubique du musée archéologique. Son ampleur et son modernisme peuvent surprendre dans une région de maisonnettes blanches de tous âges. Mais il faut de la place pour abriter les riches collections que protègent ses murs. Quant à l’aspect moderniste, il s’accorde avec la muséologie avant-gardiste qui règne à l’intérieur. Si je suis venu au musée d’Almeria, ce n’est pas sur rendez-vous ; c’est parce qu’il possède la plus belle collection de vestiges concernant la civilisation de Los Millares. Notamment une série unique d’idoles dites « déesses oculées ». Depuis mon adolescence je rêvais de contempler ces idoles parce que, à l’époque, les spécialistes affirmaient qu’elles avaient été sculptées sur des phalanges humaines. À l’entrée du musée, de grands panneaux racontent les circonstances qui ont conduit à la découverte des vestiges. 1891. Espagne. La construction du réseau ferroviaire autour de l’axe Cordoue-Almeria bat son plein. Du côté de Santa Fe de Mondujar des terrassiers mettent au jour un site archéologique. Aussitôt prévenu, le préhistorien Luis Siret entame les fouilles et constate très vite le grand intérêt de son site et des vestiges qu’il en exhume. Ils datent du IV millénaire, le tout premier Âge du Bronze européen de la Méditerranée. Le village dont Siret dégage les 55

structures bénéficie d’une situation stratégique. Non seulement, il commande l’accès aux mines de cuivre de la sierra de Gador, mais implanté sur un promontoire en forme d’ergot, il domine le fleuve Andarax et le torrent de Huechar, bref il occupe ce que les militaires estiment être une position avantageuse. D’ailleurs, les fouilles ne tardent pas à le confirmer. La pioche des fouilleurs révèle une vraie place forte : Los Millares. Il y a d’abord une enceinte extérieure, avec muraille principale et trois remparts plus faibles, le tout renforcé de tours et de bastions. Los Millares disposait en outre de treize fortins extérieurs qui couronnaient les hauteurs avoisinantes. Les bâtisseurs n’avaient pas lésiné sur les moyens. Mais, au-delà de cet historique, aussi complet soitil, ce qui m'intéresse ce sont les raisons qui ont motivé un tel déploiement de précautions. Ces raisons étaient de deux ordres. D’abord, bien sûr, la sécurité d’une population, 1500 personnes environ, qui faisaient de la localité une capitale pour l’époque. En second lieu, la protection des richesses accumulées à l’intérieur de ses murailles. Vers la fin du Néolithique autour des VIe et Ve millénaires, y était apparu la métallurgie. Dans cette cité industrielle, on ne travaillait pas encore le bronze mais le cuivre. C’est durant cet Âge du Cuivre (Chalcolithique) que Los Millares avait pris son essor économique. Les nouveaux outils en métal procuraient une plus grande efficacité tant aux agriculteurs qu’aux guerriers. Du coup, la civilisation de Los Millares rayonna dans toute l’Andalousie et jusqu’au sud du Portugal. 56

Derrière la modification des productions j’imaginais les différenciations sociales profondes qui avaient dû en découler. Je songeais surtout à l’apparition d’une classe particulière, les forgerons. Eux qui possédaient les secrets du feu avaient dû être entourés d’un prestige tout particulier qui préfigurait Héphaïstos, le dieu grec de la forge. Robert Chapman résume ces mutations d’une formule : « La formation des sociétés complexes. » Après l’admiration pour les forgerons qui maîtrisaient les techniques de l’ignition, les choses avaient suivi leurs cours y compris les croyances. On en était venu à vénérer le feu de la forge lui-même, capable de fondre le métal. Puis l’évolution idéologique aidant, le feu de la forge avait été transcendé en feu céleste. Le soleil et la foudre furent divinisés. Ce contexte nouveau appelait une symbolique inédite. Ainsi apparurent le disque hérissé de rayons pour représenter l’astre solaire et le zigzag de l’éclair pour la fulmination de la foudre. C’est tout cela que devaient me raconter les idoles oculées. Je n’ai pas été déçu, même si les fameuses phalanges humaines qui avaient fait rêver mes jeunes années se révélèrent être de vulgaires phalanges de bœuf. Les vitrines du musée regorgeaient d’« Idoles oculées gravées et peintes sur os », d’« Idoles découpées dans une plaquette d’os », de « Plaquettes de schiste finement gravées en forme d’idole. »

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Mais ces collections de phalanges ornées n’étaient pas nées par miracle ; elles me réservaient une autre surprise. Les objets exposés racontaient un long processus d’invention. Je remarquais d’abord souvent que le fût de l’os était strié de tatouages symétriques au milieu desquels se détachait une paire d’yeux qui me fascinaient. Les yeux différaient d’une idole à l’autre. Mais ce que je n’avais pas prévu, ce que j’ignorais, c’est que les déesses oculées, ces schémas en trois D, avaient eu des antécédents, qu’ils étaient nombreux et chargés de sens. Parmi ces précurseurs, les vitrines exposaient des idoles biconiques « en terre cuite » dont le profil rappelait les schémas anthropomorphes, eux aussi matérialisée par des protubérances d'argile au rio Vero. En revanche, ces signes annonciateurs étaient porteurs d’une paire de seins, rappel de l’ancien culte à la Matrone divine du Néolithique méditerranéen. À défaut d’une chasse aux pétroglyphes inédits, le musée d’Almeria m’offrait donc un arbre généalogique des schémas. Je découvrais comment l’appendice mammaire de ces idoles primitives se rapprochait par filiation des schémas du Levant et, sans doute, du rio Vero. L’esprit enfiévré par le spectacle de ces transformations, je me suis plongé dans la contemplation d’un vase « à décor en moustache ». L’intitulé bizarre de ce vestige tachait de décrire une ou deux séries de lignes brisées dessinées de part et d’autre d’une paire d’yeux, manifestement les avatars des seins vus sur les idoles les plus primitives. L’interprétation découlait de maints détails : deux 58

points centraux entourés de cercles à rayons internes pour figurer la pupille et l’iris, les yeux étaient surmontés de deux arcs hérissés de petits traits : les sourcils et leurs cils. Les seins s’étaient métamorphosés pour donner des yeux. Quant aux « moustaches », elles évoquaient davantage des éclairs qu’une paire de bacchantes. Au fil des vitrines, les « moustaches » éveillaient l’idée des éclairs et les « yeux » devenaient des schémas solaires indiscutables. Des soleils comme les enfants en charbonnent sur les murs, un rond avec des rayons. Voilà comment, après l’effigie de la Matrone primordiale, après l’évocation du feu de la forge, les images du Soleil et de la Foudre avaient poursuivi la métamorphose des dieux. Les forgerons de Los Millares n’avaient pas inventés les dieux, mais, à coup sûr, ils avaient inventé les symboles capables de les représenter. Mais par-dessus le marché, en inventant l'os ou la terre cuite comme supports de ces symboles au lieu d'utiliser le roc, la paroi de pierre, la peau du monde, des hommes s'étaient montrés assez audacieux, pour estimer que leurs symboles leur permettaient de se dégager en partie des contraintes cosmiques. Seuls le soleil, le feu, la forge devaient régler le sort des hommes. Quand je suis sorti du musée, sous le coup de midi, la lumière était éblouissante, et la chaleur, du feu. Le soleil triomphait.

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La grande roche de Naquane

L’Italie possède l’un des hauts lieux de l’Art schématique, le Val Camonica, dans les Alpes Bergamasques. À la fin des années 1960, quand j’étais arrivé dans la capitale de la vallée, Capo di Ponte, je n’y avais trouvé qu’une modeste bourgade rurale. Cela a changé ! Ce qui n’a pas changé, c’est la dissémination des sites ornés. Tout le long du Val gisent des trésors rupestres. À l’époque de ma première visite, Emmanuel Anati qui les avait découverts en 1956, avait déjà répertorié plus de trente mille gravures réparties en des dizaines d’endroits sur les deux rives de la rivière Oglio. Le site principal s’appelait Naquane. Il ne fallait pas aller bien loin pour le visiter. Presque à l’orée des maisons s’étendait un bas-fond marécageux, flaques d’eau, ajoncs, touffes de bruyère et quelques dizaines de bouleaux éparpillés ça et là. J’ai appris par la suite que Naquane désignait dans le patois local un « endroit où il y a beaucoup d’eau ». De cette eau émergeaient de grandes dalles de schiste poncées, lustrées, lissées par les glaciers d’antan. Durant des millénaires, les habitants de la vallée s’étaient montrés sensibles à l’atmosphère un brin ensorcelée de ce marécage et aux miroirs de schiste qui y affleuraient bizarrement. Les gravures y étalaient leurs tatouages, certaines tracées sur des roches à fleur d’eau semblaient flotter. Ces pétroglyphes étaient de toutes les époques. Cela allait de la fin du

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Paléolithique à l’Âge du Fer. Pour résumer l’art rupestre schématique, on ne pouvait rêver mieux. J’ai rodé dans ce paysage énigmatique, guidé par le seul souci de ne pas trop patauger dans l’eau. Les roches ornées surgissaient à l’improviste, ajoutant leurs cryptogrammes à l’insolite du paysage. Ici, contrairement aux cavernes ornées, ce n’est plus la sourde présence rupestre que l’on côtoyait, mais plutôt une émergence. Ces graffiti à fleur d’eau sortaient du monde minéral pour déboucher sur la biosphère avec ses arbres et ses buissons parmi lesquels volaient des oiseaux, bref l’univers complet. Ainsi suis-je tombé par hasard sur la fameuse Grande Roche et découvert sans y être convenablement préparé un embrouillamini effarant de traits parfois isolés, parfois superposés, de petites figures tantôt simples, tantôt complexes. Un gigantesque logogriphe. Un mur tagué par des générations de street artist. Sur place, pour démêler l’imbroglio des tracés, il fallait s’efforcer d’isoler les sujets gravés, les anthropomorphes, les orants aux bras levés, les scènes collectives. Pas facile ! Au passage j’ai retenu une sorte de composition anecdotique : une dizaine de personnages, bras levés, entourant un homme étendu. Sans doute, une scène de funérailles. Plus loin, une cérémonie de mariage avec un groupe toujours bras levés, mais dans un geste de jubilation, fêtant les époux qui s’avancent. Ce qui m’a accroché, ce sont les créations traduisant la vie quotidienne. L’œil le moins averti 62

peut y reconnaître des dessins de chalets à leurs structures de bois et leurs toits de chaume. Sur l’un de ces croquis d’architecte, l’artiste avait même pris soin de mentionner les iris tels qu’il en pousse sur un chaume en décomposition. Mon intérêt néophyte, ce jour-là, se porta tout particulièrement sur des images d’artisans au travail : le tisserand devant son métier, le charron brandissant son gros marteau avec, à ses pieds, les roues du char en construction, le forgeron trimant sur son enclume. « Tout cela, me disais-je, douze siècles avant les médaillons des petits métiers qui ornent la cathédrale d’Amiens. » Au-delà du pittoresque de ces thèmes, je ne pouvais pas m’empêcher d’y voir de superbes pictogrammes. De phase en phase, la sémantique confuse de ces signes, simples gribouillages au début, s’était affinée. La forme désormais supplantait la poétique du lieu. Le jour de cette fructueuse visite, il pluviotait. Le ciel bas ne laissait filtrer qu’une lumière tristounette. Pourtant son souvenir radieux reste aussi profondément gravé dans ma mémoire que les pétroglyphes de Naquane burinés dans le schiste.

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La carte de Bedolina Deux décennies après ma première visite au Val Camonica, j’ai voulu retourner à Capo di Ponte. Je l’ai regretté. L’ensemble des gravures de Naquane, élevé au rang de « Parque Nazionale de Icizione rupestri », était emprisonné par des grilles ; entrée tarifée. À l’intérieur régnait un silence de cimetière. Le long des allées gravillonnées comme celles d’un « campo santo », les visiteurs s’avançaient sans parler. Un gardien à casquette poursuivait un groupe de Japonais en criant : « Nix foto ! Nix foto. » Ce polyglotte devait toucher un pourcentage sur la vente des cartes postales. À l’extérieur, les inévitables baraques à souvenirs made-in-China proposaient au chaland des tee-shirts, des tasses, des foulards, à l’effigie des schémas camuniens. Pour en finir avec ce bazar, j’ai décidé de partir visiter Bedolina, tout en haut de la falaise qui surplombe Capo di Ponte. L’accès au site se fait par une petite route grise, tortueuse, vertigineuse par moment, jusqu’à une esplanade naturelle en balcon sur la vallée. Sur le sol rocheux, quelques gravures que les touristes piétinent pour s’asseoir sur un banc cerné de rosiers, note mièvre, inadaptée à ce belvédère sauvage. La trace importante, à Bedolina, se cache de l’autre côté de la route. Un petit bois de chênes, le Baït dei Pistunsas, en est le conservatoire. On écarte les fougères, les buis ; on débouche dans une clairière, c’est là ! Parmi les touffes de bruyère émerge une 65

dalle noire en dos de baleine. Son échine porte la composition baptisée « Carte de Bedolina ». Emmanuel Anati en donne la description suivante : « A 1500 m du village de Cemmo […] se trouve le fameux plan de Bedolina, la plus ancienne carte topographique découverte en Europe. Elle remonte à l’Âge du Bronze. On distingue, en bas, des maisons du village, et, plus haut, la mosaïque des champs où les cultures sont indiquées par de séries de points. Un ruisseau serpente à travers la campagne. D’autres lignes signalent avec précision les murs de séparation, les rigoles et les canaux. Dimension du plan : hauteur : 2m50 ; longueur : 3m50. » Effectivement, l’image d’un cadastre vient tout de suite à l’esprit, le plan du Capo di Ponte protohistorique, bien que l’emplacement de la roche gravée soit mal choisi : de là on ne peut pas voir le fond de la vallée. Je réfléchissais à cette bizarrerie lorsque j’ai pris conscience que la carte était animée de personnages schématiques qui vaquaient à leurs occupations ; l’un cultivait son champ ; un autre visitait son bétail parqué dans un corral ; deux autres bavardaient dans une prairie, tandis qu’un quidam, sur le pas de sa porte, semblait héler un passant. Cette composition complexe offrait un spectacle si paisible de la vie quotidienne à la campagne, que tout cela m’a fait penser au poème d’Hésiode : Les Travaux et les Jours. Ensuite, j’ai noté trois détails surprenants : en haut de la composition, une échelle qui grimpait on ne sait où ; en bas, un cerf circulant entre la zone cultivée et un néant qui paraissait être la nature vierge l’espace 66

non encore anthropisé ; enfin, dans la partie supérieure gauche de la « carte », un symbole cruciforme, disons en forme de croix lombarde, puisque la Lombardie a adopté ce signe comme emblème. Éliminons la croix lombarde que les spécialistes s’accordent à juger très postérieure au reste de la composition. Elle doit annoncer l’Histoire. Ça n’est pas mon domaine. Restent l’échelle et le cerf. À force de les contempler, mon évocation d’Hésiode s’est élargie. Il n’est peut-être pas inutile de rappeler que ce poète archaïque, natif de l’Hellade vivait au XVIIIe siècle avant J.-C. et menait la rude existence des paysans de la Béotie. Le drame de sa vie avait été la spoliation dont il avait été la victime et son frère, le coupable. Par la suite, Hésiode assista à la ruine de ce frère déloyal. En guise de consolation, le poète avait composé une ode : Les Travaux et les Jours, à l’adresse du saligaud, peut-être pour le remettre dans le droit chemin. Mis en goût par sa réussite littéraire, le poète pré-homérique composa d’autres odes. Notamment La Théogonie où il exposait les croyances en matière de sacré chez les Grecs de l’époque archaïque. Son témoignage, précieux, détaille l’idée que le bon peuple de l’Hellade se faisait de l’Olympe. C’est l’idéologie des Indo-européens, version populaire. Hésiode y parle notamment d’une échelle qui monte de la terre des hommes au domaine des dieux. Pour lui, la vie rurale est l’exemple même d’une existence empreinte de morale. Les hommes s’y préoccupent de leurs maisons, de leurs cultures agricoles, des chemins à aplanir, par opposition aux 67

territoires non défrichés, peuplés d’animaux sauvages. Rapportés à la composition rupestre de Bedolina, les indications fournies par le poème d’Hésiode orientent immanquablement la pensée du paléo-sémioticien vers une tout autre hypothèse que celle du cadastre. La « carte » n’est pas la reproduction d’un parcellaire réel, ni une vue instantanée sur la vie d’un village quelque part dans le monde. C’est l’image même d’un monde idéal. La terre utile distincte de la terre soumise aux dieux. Un modèle réduit du cosmos. Avec le recul, cette interprétation a toujours ma préférence. Parce qu’elle rend compte de l’anomalie dont j’ai parlé plus haut : le soi-disant cadastre gravé hors de vue du fond de la vallée. (Pas commode pour un dessinateur-arpenteur !) En réalité, le graveur n’avait pas besoin de voir le modèle de sa « carte » puisqu’il dessinait une carte mentale, la représentation d’un mythe. En revanche, sa gravure s’étalait à michemin entre la terre des hommes et le ciel des dieux. À Bedolina, une interprétation attentive de la syntaxe, donne du sens à la fresque.

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L’ordre de la stèle

Après ma lecture inédite à Bedolina, enflammé à l’idée qu’il pouvait y avoir par ici d’autres conclusions à tirer des pétroglyphes camuniens, j’ai décidé de les visiter ou les revisiter avec un œil neuf. Non pas ceux gravés sur des dalles affleurantes au sol, mais ceux tracés sur des blocs erratiques qui ressemblaient à des menhirs. Si l’originalité de ces roches avait attiré l’attention des anciens du pays, peut-être, supposais-je, leurs graveurs leur avaient-ils confié leurs traces les plus insolites, voire les plus interdites. La palme de l’éloquence, la médaille de la démonstration, celle qui apportait de façon évidente une novation essentielle, fut la Capitelle des DeuxPins, à Paspardo. Dix kilomètres d’une bonne route pour aller de Capo di Ponte à Paspardo. Au village, il faut emprunter un chemin raboteux qui passe sous de vieux chênes aux troncs tordus. Une vieille femme que je croise porte sur son dos une hotte pour le transport du foin. Elle me confirme que je suis sur le bon chemin. « N’importe quel habitant du patelin serait capable d’indiquer le chemin à suivre », ajoutet-elle, modestement. Pour le chasseur de pétroglyphes, Paspardo c’est Noël avec une stèle sous le sapin. Dans une sorte de tabernacle naturel, la composition de la stèle s’étale. Monumentale et convaincante. Cette « Roche aux

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Cinq Poignards », comme on l’appelle parfois, est un parfait exemple d’une mise en ordre des sujets gravés. Une première gravure attire mon attention : un soleil dont le cercle ne se referme pas vers le haut. L’image occupe la partie supérieure de la composition. À la vue de ce soleil, je pense à Los Millares et aux symboles solaires de l’Âge du Bronze espagnol. Un instant je laisse flotter mon imagination sur des colporteurs venus de la lointaine Andalousie, porteurs d’objets en métal et qui auraient véhiculé avec eux leur propre croyance, une vénération pour le dieu-soleil qui se serait imposée à l’esprit de leurs clients camuniens. Mais très vite la composition gravée sur la stèle de Paspardo me ramène à une réalité plus sérieuse. Tandis qu’une escadrille de corbeaux passe audessus de ma tête, brisant le silence de leurs croassements gras, je me demande comment ne pas être fasciné par l’ordre évident dans lequel les sujets sont disposés. Pourtant, ils sont là, étagés, séparés par niveaux superposés correspondant à quatre registres de signes. Manifestement une volonté d’ordonnance rigoureuse a présidé à leur disposition. Une mise en ordre destinée à exprimer un message de façon compréhensible. De telles exigences pour faciliter une lecture étonnent aujourd’hui tant nous sommes habitués à des textes où la disposition des signes va de soi. Mais c’est cet étonnement qui m’étonne. Je le qualifierai même de stupéfiant, ahurissant, déconcertant, un brin effarant même. Car il montre à quel point nous 70

sommes oublieux des réalités du Passé. Au passage je rends hommage à ces Camuniens qui ont eu le génie d’imaginer qu’un tel agencement était nécessaire et pouvait être dégagé du méli-mélo de gravures tracées par exemple sur la Grande Roche de Naquane. Pour autant, l’inscription schématique de Paspardo n’est pas un texte. Que lui manque-t-il ? Des signes codifiés. L’ambigüité sémantique de ses schémas nous embrouille. L’identification des symboles divise d’ailleurs les spécialistes. Prenez le disque inachevé qui occupe le registre supérieur. Est-un un soleil ? Est-ce un visage ? Même ambigüité au troisième niveau de la stèle avec les lignes parallèles. Figurent-elles une ceinture ou les sillons d’un labour ? Et je ne parle pas de l’étage inférieur où les deux hampes porteuses de protubérances peuvent représenter deux hallebardes ou deux rameaux végétaux avec leurs feuilles. Toute une maïeutique dérive de ces incertitudes. Il y a plusieurs manières de lire la stèle. L’une est anthropomorphique, l’autre métaphorique. La première, celle de l’anthropomorphe, sera d’y voir se superposer un visage, un thorax (les poignards comme métaphore des côtes), une ceinture et, tout en bas, les jambes (les tracés allongés –hallebardes ou rameaux feuillus). Pas un mot pour l’animal indéterminé, dessiné à côté. Oublié. Comme s’il n’existait pas. D’où l’idée d’une représentation d’un dieu à forme humaine. Le deuxième, la métaphorique, consiste à considérer le disque inachevé comme étant bel et bien 71

un soleil. Les poignards affrontés s’interprètent comme une image de paix. C’est la vieille convention de l’iconographie sacrée des Indo-Européens à condition que les lames soient opposées par la pointe. Les lignes parallèles figurent les sillons d’un labour. Quant au registre inférieur, le tracé en forme d’haste figure des rameaux feuillus ; associé à l’animal (cette fois intégré dans la lecture), indéterminé mais supposé sauvage, cela devient une évocation de l’état de la nature. (À noter au passage que notre langue ne possède plus un mot spécifique pour désigner un territoire ensauvagé, alors que les Romains l’appelaient le « Saltus » par opposition à l’« Ager », le territoire cultivé). La divergence entre la lecture d’un anthropomorphe et la lecture métaphorique s’aggrave lorsque les spécialistes veulent en tirer des conclusions, voire des interprétations. À partir de la lecture anthropomorphique s’impose une évocation du cosmos : le ciel, l’humanité, la terre et les enfers. Malheureusement, cette vision cosmique correspond à une idéologie plutôt néolithique, anachronique par rapport à une fresque où figurent des poignards en bronze typiques d’une époque plus récente. À partir de la lecture métaphorique, nous voyons se superposer des emblèmes sociaux : le prêtre (avec le symbole religieux le plus sacré, celui du dieu soleil), le guerrier (avec ses armes), l’agriculteur (avec ses labours). Prêtre, guerrier, laboureur vivent et dominent l’espace encore ensauvagé, la terre à 72

conquérir. Aux yeux du paléo sémioticien la cohérence d’une telle interprétation parait flagrante. Elle prend appui sur les avancées que nous devons à Georges Dumézil. Peut-être n’est-il pas inutile de rappeler que le grand épigraphiste a défini ces trois classes comme les structures de la société romaine qui les avait héritées de la pensée Indo-européenne. En somme et sans vouloir trancher sur la pertinence de l’une ou l’autre des lectures possibles, je retiens qu’une différence dans l’interprétation sémantique de ces schémas a entrainé des syntaxes divergentes d’où ont résulté des lectures opposées. Telle est la conséquence de l’ambigüité propre aux schémas. Quoi qu’il en soit, la stèle de Paspardo, avantgardiste sur le plan sémiotique puisqu’utilisant pour la première fois un véritable ordre de lecture apparait comme porteuse d’une novation technique essentielle. Dans le ciel, de gros nuages noirs s’étaient accumulés pendant que j’examinais la stèle. Sans doute allait-il neiger. La nature silencieuse s’apprêtait à recevoir les premiers flocons. Pourtant je n’arrivais pas à m’arracher au spectacle de ce fronton gravé de schémas. D’accord ! Le décryptage de la stèle était réalisé compte tenu de l’ambivalence de ses symboles aux tracés sommaires. Mais au-delà de sa signification, difficile de dire ce que Paspardo nous fournit. À coup sûr, un aboutissement. « L’art schématique n’est pas l’écriture, mais c’est la page avant l’écriture » avait écrit Henri Breuil. 73

À ce moment m’est revenu que les habitants du Val Camonica appellent parfois la Capitelle de Deux Pins « La Rocca istoriata », la Roche illustrée, mais aussi la Roche historique, celle qui borne la limite de la relation écrite de l’aventure humaine. Un fin grésil s’est mis à tomber. J’ai senti des piqures sur mon visage. Il était temps de rentrer.

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Talpan Bridge - On ne passe pas ! Trois moudjahidines pakistanais, gueules farouches, cartouchières croisées sur la poitrine et kalachnikov au poing, stoppent notre voiture à l’entrée du pont de Talpan, dans les gorges de l’Indus. Autour de nous, des versants abrupts et interminables, semblent nous emprisonner, dominés par les glaces altières du Nanga Parbat, la 5ème plus haute cime de la planète. Plus impressionnant encore l’Indus, majesté en furie, déjà gonflé de flots puissants et limoneux, ressemble à cent torrents de montagnes réunis. Mon chauffeur pakistanais explique au planton que je suis Français et que je fais des recherches. L’un des gardiens du pont se retourne et crie quelques phrases en direction d’un bâtiment qui doit être le corps de garde. En sort un personnage de belle allure. Il porte une « kamiz » (chemise large et flottante) couvrant en partie un « shalwar », le pantalon de coton très léger et bouffant, le tout est d’une blancheur immaculée sur laquelle tranche une grande barbe noire. Son chef est couvert de sa « topi » cette coiffure qui fait penser à une frangipane posée sur une tignasse noire. Dès son approche, j’observe qu’il est jeune –peut-être 25 à 26 ans- et que son attitude, sa démarche, tout son être, dégagent l’autorité d’un chef né. En bavardant, le jeune émir m’entraine vers un lit de sangle disposé à l’ombre d’un petit arbre. Nous nous asseyons et je lui explique ce que je viens faire dans le secteur. 75

En réalité, je suis venu sur la foi d’indications puisées dans un article scientifique, publié par le docteur Jettmar, professeur à l’université de Heidelberg, lui aussi parti à la recherche de pétroglyphes. Ce chercheur allemand en signale de multiples spécimens découverts par lui dans les gorges de l’Indus. Notamment à Talpan bridge. Photos à l’appui, le jeune chef – il s’appelle Mohammed Khan- peut constater l’objet de ma bizarre présence en ces lieux. Le but de mes recherches et la nature des signes que je quête. Il saisit. - Il y en a des dizaines, gravées sur des rochers, en contrebas du poste devant lequel nous bavardons, déclare-t-il. Durant mes explications, une brochette de guerriers fortement armés, est venue assister à la palabre et examiner les photos de schémas par-dessus l’épaule de leur chef. C’est aussitôt l’effervescence. Chacun montre une direction différente. Je comprends que des roches gravées, il y en a partout. Toute la troupe m’entraîne en courant vers le bas de la pente. Et mes nouveaux amis ne me font grâce d’aucune gravure. Elles sont toutes de style schématique le plus abstrait. Une fois de plus, j’ai trouvé mon bonheur. Tandis que je prends des photos de chaque roche gravée, l’un de mes compagnons se montre l’auxiliaire le plus attentif. Ce guerrier d’Allah a les traits marqués des Sémites. Durant la guerre de 39-45, son portrait n’aurait pas déparé sur une affiche de propagande 76

telle qu’en placardait l’occupant nazi pour affirmer que les Juifs étaient la lie de la société. Une fois mes prises de vues achevées, j’essaye de comprendre les explications que me débite mon ami le Sémite, au comble de l’excitation. Nous partons dans la direction indiquée, lui marchant à grands pas, moi trottinant derrière lui pour ne pas me laisser distancer par ce montagnard de l’Himalaya. Arrivés à destination, mon nouvel ami me désigne un buisson d’où émerge le haut d’un rocher. Il écarte les branchages pour dégager la pierre. En face de moi surgit un pétroglyphe en forme de croix gammée, l’emblème nazi qui a pourri ma jeunesse. - C’est le blason de ma famille, m’explique le Sémite, avec une fierté non dissimulée. Pendant ce temps, je songe à la difficulté qu’il y a à déchiffrer le sens des schémas symboliques.

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Aux pays des bouquetins Pétra est peut-être le plus beau site que je connaisse. L’homme a su y associer ses œuvres à celles de la nature. Le succès croissant de ce joyau du tourisme jordanien fait d’ailleurs peser sur lui un péril mortel. Son anéantissement sous l’action des foules qui viennent le visiter n’est plus à écarter. Fuir cette marée humaine devient pour moi un impératif plus pressant chaque fois que je viens y prospecter. Mon secret ? Partir à l’aube. Le silence du défilé du Kef, les premières lueurs du jour sur la façade de ce faux palais qu’est le Khasne Firaoun sculpté à même la falaise, évoquent encore la nuit tandis que, sur les crêtes, les rochers flirtent déjà avec les rayons d’un soleil encore timide. Ainsi puis-je m’éclipser hors de la zone touristique avant les heures d’affluence. Désormais solitaire, je circule en paix parmi les attractions périphériques du site ; ça ne manque pas. Notamment les canyons secrets qui fendillent un peu partout la masse pourpre du calcaire rubané. Aujourd’hui, me voici en train de remonter une faille creusée par les eaux dans la masse minérale, une sorte de boyau comme taillé dans la palette d’un peintre : couleurs d’entrailles, coulures sanglantes, débauche de tonalités purpurines. Tout au fond, le lit à sec du torrent où mes pas crissent sur un entassement de graviers. Le parcours se révèle accidenté. Il fait chaud. La fatigue me gagne. J’éprouve le besoin de m’asseoir à l’ombre, adossé à la paroi, les souliers 79

posés sur le lit caillouteux de la faille et les yeux dans le vague. Soudain une pierre bizarre attire mon attention, là, par terre, entre mes pieds. On dirait un outil en silex. Je ramasse la petite pierre pour l’examiner. Oui ! il s’agit bien d’une lame en silex. Je peux même l’identifier : c’est une lame Levallois comme les préhistoriens dénomment ce type d’outil qui remonte au Paléolithique. Le plus curieux dans cet objet venu du fond des âges, c’est son tranchant. Il n’est pas du tout émoussé, comme si cet outil venait d’être confectionné. Bref, la contradiction entre la fraîcheur du tranchant et l’ancienneté de la pièce me pose une singulière énigme : comment cet outil préhistorique est-il parvenu au fin fond de cette crevasse minérale, sans avoir été le moins du monde roulé par les eaux qui cascadent ici à la fonte des neiges ? D’où provient-il ? Après un instant de rêverie, je dois me rendre à l‘évidence. Ce silex taillé n’a pu venir ici qu’en tombant du haut de la falaise. Je suis partagé entre le plaisir d’avoir découvert cette pièce archéologique et l’hésitation qui m’assaille quand je pense à ce qui m’attend pour trouver le lieu d’origine de sa chute. Mais la réalité me questionne et j’hésite à chercher la solution. Découverte : se tenir exactement sur la pointe de cette émotion, l’accueillant, l’explorant, la creusant, imaginant plus loin que l’anecdote offerte par la trouvaille fortuite. Cette lame taillée dans le silex, c’est notre tentation pour renouer avec les gestes désormais inusités de l’humain. Au-dessus de ma tête deux ou trois dizaines de mètres d’une paroi verticale me lancent un défit 80

auquel il n’est pas question que je me dérobe. J’entreprends d’escalader la muraille. Par bonheur, le rocher ne manque pas de prises auxquelles je peux m’agripper. En quelques mouvements, je me hisse au flanc de la roche verticale. La prudence est de mise. S’il m’arrivait quelque chose, qui viendrait me secourir ? Qui aurait même l’idée de venir me chercher au fond de ce trou ? Au tiers de la hauteur, un repli de la roche ménage une terrasse au beau milieu de sa verticalité, une niche assez vaste, protégée par un surplomb en auvent. C’est là ! Au sol, ce balcon perché abrite les restes d’un foyer, quelques silex taillés jonchent le plancher calcaire. Nul doute que ma lame Levallois se trouvait parmi eux. Peut-être le passage d’un bouquetin a-t-il provoqué sa chute. Bouquetin ? Oui ! Des bouquetins, justement ! Mais ceux-là peints dans le tréfonds de la niche. Quatre silhouettes de capridés rouge, de la même couleur que les limons locaux. Ils semblent défiler dans le secret de ce tabernacle. Instant d’émotion pure, fierté d’avoir percé un secret, palpitation, le pouls à 200 coups minute. Me voici en face de vestiges multimillénaires. Un mélange d’impressions qui fait naître la magie au cours de ma chasse aux pétroglyphes. Comme à chaque trouvaille, reviennent les mêmes questions. Pourquoi ces peintures ont-elles été tracées dans ce repli de la roche ? Que signifie cette frise de bouquetins ? Jamais, sans doute, n’obtiendrais-je de réponse à l’énigme que pose le lieu choisi par l’auteur des 81

peintures en dépit ou à cause de son accès plus que scabreux. En revanche, quelques semaines plus tard, une solution partielle me sera fournie concernant le sens de ces silhouettes de bouquetins, peintes ou dessinées dans d’innombrables sites rupestres entre Méditerranée et Himalaya. Au cours d’une méharée effectuée en compagnie de Mohammed Abdallah dans le Dug Dash, en Arabie Saoudite, mon ami et guide m’a expliqué la signification qu’il connaissait concernant de telles œuvres. - Ce sont les chasseurs qui les dessinent, lorsqu’ils ont tué un bouquetin, ils veulent se faire pardonner par Allah pour le prélèvement qui modifie l’équilibre de la nature. - Tu es chasseur, n’est-ce pas ? lui ai-je dis. Donc tu devrais savoir en dessiner un. Aussitôt, Mohammed a ramassé un galet, choisi la surface plane d’un rocher et, par petites percutions, a composé en pointillé une parfaite figure de bouquetin. Du coup, il m’a semblé qu’il suffisait de modifier l’autorité dont on implore la clémence après le meurtre d’un bouquetin, remplacer Allah par n’importe quelle divinité protectrice de l’environnement, pour obtenir un sens qui remonte au fin fond des âges. La zone où s’est pratiqué un tel usage couvre le quart sud-ouest de l’Asie. Rien moins ! Dans les vallées reculées du Karakoram, naguère les villageois adoraient des fées qu’ils redoutaient. 82

Pareille crainte subsiste encore probablement de nos jours dans le secret des cœurs. Pour apaiser ces divinités, on leur sacrifiait des bouquetins. Le rite se déroulait sur un autel (haligan) fait d’une pierre plate. On peut d’ailleurs encore vous montrer ici et là la Pierre des Fées locale. La croyance populaire voulait que les déesses-fées fussent des sortes de vampires avides de se nourrir de viscères et assoiffées de sang chaud. Et si par malheur, un chasseur tuait un bouquetin, il s’empressait de réparer ce prélèvement fautif par la représentation de sa victime gravée sur un rocher. Bien entendu, chacun vous dira, par là-bas, que ce rite a disparu. Mais j’ai assisté à quelques festivités locales au cours desquelles on peint sur les murs des maisons des bouquetins (et des mouflons), tandis que, sur la fête, des drapeaux flottent au vent en signe d’apaisement adressé aux fées de la vallée. Ainsi, après la différence interprétative des schémas symboliques constatées à Talpan bridge, voici qu’un thème figuratif, lui aussi symbolique, élargissait les limites de ma zone de prospection et celles de ma réflexion à la moitié du continent asiatique. Décidément, la voie royale du Signe que j’entrevoyais se dirigeait vers l’alphabet, suivant des tracés bien sinueux.

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Les pierres de l’Indus La KKH (Karakoram hightway) qui relie la Chine au Pakistan à travers les gorges de l’Indus et la chaîne du Karakoram, était inaugurée depuis plus de dix ans. N’empêche que c’était encore un casse-gueule sur les 780 km de son trajet. Je ne sais qui y avait décompté 6240 virages à négocier et 99 ponts à franchir pour parcourir dans toute sa longueur, cette soi-disant « Route de l’Amitié » qui n’était en vrai qu’une voie stratégique en cas de conflit sino-pakistanais. À miparcours, j’avais fait étape au Shangri Midway House, à l’écart du village de Chilas. Mon intention était de jeter un coup d’œil aux bas-reliefs que je savais être gravés dans les rochers, à 4 km de l’hôtel. Les pétroglyphes s’exposaient effectivement sur une terrasse naturelle dominant le mascaret boueux de l’Indus. Leurs représentations de stupas ou d’épisodes de la vie du bouddha Sakiamouni témoignaient d’un art rupestre parvenu à complète maturité. Après m’être escrimé tant de fois à déchiffrer des gravures au tracé incertain et à la conservation douteuse, le spectacle qu’offraient ces images bouddhiques, la netteté de leurs tracés dignes de dessins modernes d’architecte et la sérénité qui s’en dégageait m’ont paru reposantes. Pour autant je ne me suis pas attardé outre mesure à leur contemplation parce que je savais combien la région abritait d’autres rochers ornés. Une multitude. À Chilas, la KKH rejoint un tronçon de la vénérable Route de la Soie. Et, du coup, la Préhistoire y rejoint l’Histoire. 85

Durant les quelques jours consacrés au grand site archéologique de plein air qu’offrent les gorges de l’Indus, j’ai pu circuler à travers la Préhistoire, les civilisations antiques et les épisodes consacrant les débuts de l’art dans l’Asie centrale. Les pétroglyphes datant de l’Âge du Bronze ont servi de transition avec mes précédentes enquêtes. Je me suis laissé mener vers la suite plus moderne des croquis rupestres historiques : des anthropomorphes et autres quadrupèdes de style schématique jusqu’aux témoignages des écritures de l’Antiquité. Ainsi ai-je noté des inscriptions rupestres datant de la période Achéménide (VIe siècle avant notre ère), d’autres remontant aux Parthes (IIe siècle avant notre ère) et à l’époque de Gandhâra qui se situe vers le IIe siècle après J.-C. ou aux inscriptions bouddhiques en caractères devanagari qui me ramenaient à la première moitié du premier millénaire. Ce site était quasiment unique, j’en étais persuadé puisque, d’une roche à l’autre, je pouvais à volonté passer des glyphes bitriangulaires à une écriture chinoise aux caractères déjà bien élaborés. C’était sans compter les rencontres miraculeuses que le parcours de la KKH réserve à un chasseur de pétroglyphes. Le miracle s’accomplit en amont de Hunza, à plusieurs centaines de kilomètres de Chilas. À 2 km de cette bourgade de montagne, juste après le pont d’Altit, se dresse le « Rocher des Hunza ». On aurait dit qu’il m’attendait.

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Sur toute sa hauteur et sur toutes ses faces, il était tatoué de pétroglyphes. Le docteur Karl Jettmar fait remarquer, à propos de ce palimpseste rocheux, que ce bloc de calcaire bornait jadis la frontière du pays hunza et passait pour la Pierre Sacrée aux yeux de ce peuple. Pendant des heures, je me suis vautré dans cet imbroglio d’épigraphies. Les inscriptions rédigées en écriture Kharosti, brahmi ou tibétaine côtoyaient des textes écrits en chinois et le tout s’entremêlait de gravures d’animaux et même de guerriers à cheval, au tracé schématique. À un moment donné, mes compagnons pakistanais qui m’avaient guidé vers cette merveille, se sont inquiétés de mon immobilité. Etais-je malade ? L’altitude ? Le soleil ? Ils se sont approchés et je les ai rassurés. Tout allait pour le mieux. Nous avons examiné ensemble l’étonnant assemblage de textes et de graffiti. Un de mes compagnons m’a dit : - C’est normal, ce mélange. De temps immémoriaux, cette pierre a servi aux caravanes pour laisser des messages aux caravanes suivantes. Oui ! Sûrement ! Les pétroglyphes de tous les temps avaient grâce à ce support immuable trouvé le moyen d’assurer la fonction de communication à laquelle ils étaient destinés. Une communication qui s’était jouée du temps et braverait l’Eternité. Et qui avait abouti à relier les hommes. Les écrits restent !

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Le clin d’œil à la comète « Pour bien observer les « lineas », m’avait-on dit à Nazca, adressez-vous au seňor Celeste qui possède une avioneta. » Le seňor Celeste -un bien beau nom pour un pilote-, assis dans un fauteuil d’osier, en face d’un large ventilateur, se versait d’abondantes rasades de « coňac », le tord-boyau du pays. « Primero, la seguridad », répétait-il comme un leitmotiv. «Primero, la seguridad. Le voyage n’est pas long, mais il est dangereux. En cas de panne, impossible d’atterrir. La pampa est pleine de cailloux. Et puis, il y a les trous d’air. La semaine dernière, Gonzales, mon compadre, s’est écrasé. Resultaron quatro angeles. Un peu de cognac ? » Mais le seňor Celeste se veut réconfortant. Gonzales lui a tout appris et maintenant, il a près de cent survols des « lineas », sans accident. La preuve, il est toujours là ! Marché conclu. Seňor Celeste lève son verre pour sceller notre accord. « Vous êtes assuré ? demande-t-il subrepticement. Primero, la seguridad. » Nous marchons vers l’appareil, un minuscule monomoteur dont un artiste-peintre a transformé le fuselage et l’empennage en une tête et les deux ailes d’un condor. Terrible ! De près, le Cesna 270 a plutôt l’air d’un coucou. Mon pilote tâte de la main les longerons, frappe du poing sur le capot. Nous nous encagnardons à l’intérieur. Le moteur ronfle et l’avion quittant la piste en ciment, roule sur la pampa pour prendre son élan. « Pour économiser la piste », explique José Celeste. « Et la seguridad ? » Il ne me répond pas, l’œil rivé 89

sur la colline d’en face qui se rapproche. Nous décollons, le paysage tourne comme une toupie, l’appareil grimpe aussi haut qu’il peut, en gémissant. En dessous, il n’y a plus que la couverture beige, unie et bosselée de la pampa. Le moteur ronronne. Les sparadraps qui solidarisent le tableau de bord et la carlingue tiennent le coup. Soudain Celeste pousse le manche et l’avion pique vers le sol. Juste le temps d’apercevoir une silhouette de singe. L’image est dessinée sur la pampa et doit couvrir un bon hectare. Ce qui me fascine, c’est la longue queue du singe enroulée en spirale qui ressemble furieusement à une cible dont nous viserions le mille. L’avion se cabre. Nous évitant de faire mouche. Il y aura aussi le rase-mottes « pour bien voir » une araignée géante, autre prouesse des géo-dessinateurs précolombiens ; un looping pour éviter la crête d’une colline, « Primero, la seguridad. » Le reste du survol sera plus paisible. Trop rapide même, à mon goût, tant le néant poussiéreux de la pampa est riche de « lineas ». Au début, il faut exercer son regard à distinguer les contours archéologiques au milieu des lignes modernes, traces de tracteurs, pistes de 4X4. Tiens ! Sur la droite, le dessin d’une baleine. J’ai juste quelques secondes pour l’observer et elle disparaît hors de mon champ visuel. Ensuite se succèdent les sujets, un autre singe à la queue en spirale, le Condor, le Colimaçon, la Tête humaine, celle-là à flanc de colline, le Colibri, Tandis que l’avion décrit un large cercle jalonné par ces étranges figures, les arroyos desséchés dessinent des 90

linéaments irréguliers, plus clairs que la croûte de cailloux qui couvre tout l’espace. Quelques épineux, de-ci de-là. Nous fonçons à présent vers des collines arides d’un ocre sombre L’avion tâche péniblement de surmonter l’obstacle, ahane, vibre. Pas rassurant du tout. Je ne regarde plus le fil de fer qui renforce le longeron droit. Et nous passons… au ras de la crête. Partout des figures à angle aigu filent sur le sol comme des pinceaux de phare ou les aiguilles de quelque pendule pour les anges. L’une d’elles, droite comme une flèche, indique une plateforme érigée de main d’homme et cette terrasse accablée de chaleur au milieu du désert évoque davantage un temple solaire qu’une chaire à prêcher. Pas le temps de s’appesantir sur la question. José commence à se prendre au jeu. Le voilà qui effectue des loopings, vire sur l’aile et pique droit sur le Chien (qui est peut-être un puma). Il croit me faire plaisir, mon as du manche à balai. « Adios la seguridad. » Nouveau virage à faire péter toutes ces tôles et c’est fini, nous rentrons. Au-dessus de Nazca, coup d’œil indiscret sur des courettes où des femmes s’affairent à tendre la lessive. Des bambins jouent au cerceau avec une jante de bicyclette. Plus loin, sur un rectangle, d’autres géométries cabalistiques, où des collégiennes en uniforme gris livrent une partie de basket-ball. Fin du voyeurisme aérien. Début du temps des interrogations. Première question : À quoi servaient ces signes plus vastes que nos labours ? Nul doute qu’ils aient été confectionnés pour être vus de haut. À tel point qu’il a fallu attendre la création d’une liaison aérienne 91

passant au-dessus de cette pampa péruvienne pour qu’un pilote remarque les lignes tracées sur le sol et dont l’existence était depuis longtemps oubliée. Nazca, c’est l’œuvre humaine tournée vers le prestige aérien. L’idée d’un télex sacré expédié par des hommes à un astre par l’entremise de grands dessins grattés sur la pampa, me convient admirablement. Deuxième question : Que contenait donc le message ? Parmi les hypothèses avancées pour en traduire le contenu, celle qui me séduit le plus est justement la solution qu’a proposée Maria Reische, l’archéologue allemande qui a consacré sa vie à l’étude des « lineas ». La Baleine, le Singe, le Colibri et les autres seraient, d’après elle, les douze signes du zodiaque nazca. Elle me séduit, d’autant plus, son hypothèse, qu’elle repose sur des éléments archéologiques. On retrouve en effet les mêmes thèmes graphiques sur les broderies funéraires qui enveloppent les momies nazcas. Les détracteurs de l’archéologue allemande font cependant remarquer que certains géoglyphes ne correspondent pas à la solution zodiacale. À ceux-là, Maria Reische a répliqué que ces signes hors normes zodiacales devaient figurer les contours des animaux censés décrire certaines constellations du ciel sud-américain. Ils constitueraient donc une sorte de cosmographie précolombienne. Et, dès lors, on resterait dans le contexte céleste suggéré par la dimension des glyphes. Reste à identifier le destinataire de cette ménagerie symbolique. À cet égard, il n’y a toujours qu’un indice, l’énormité des dessins. Trop vastes, beaucoup 92

trop vastes, pour être lus par un Terrien. La solution demeure du côté du ciel. Passons vite sur les conclusions trop faciles, à base de Martiens et de soucoupes volantes. Et venons-en à l’hypothèse sérieuse : le destinataire serait la comète de Halley. Il faut reconnaître que, pour un peuple n’ayant rien d’autre à scruter que le ciel, quelle divine apparition que cette comète qui revient dans la nuit étoilée toutes les soixante-quinze années, traînant derrière elle un sillage d’étincelles. On imagine sans peine toute la population assemblée, au jour dit, dans la pampa, par la prophétie des démiurges, guettant l’apparition de l’astre au-dessus de l’horizon. Et quand soudain le bolide étincelant surgit sur le bleu sombre du ciel, une clameur de vénération, d’angoisse et de sacré envahit la pampa tandis que la terre entière se prosterne. Et la comète défile au-dessus de son royaume de dos courbés et de cailloux arrondis au milieu desquels miroitent doucement dans la nuit les grands signes du message. Un Indien m’a rapporté cette histoire alors que nous étions accroupis dans un préau en ciment où j’étais venu marchander discrètement une poterie de fouille. Mon vendeur ne la récitait pas comme une leçon apprise de Maria Reische mais comme on psalmodie une incantation. Pour lui la science avait rejoint le mythe. Pour moi aussi, d’ailleurs. L’Indien a tiré de sa poche un plan qu’il a déplié et étalé au sol. C’était un duplicata de la topographie dressée par l’archéologue allemande. Il a posé le doigt sur une figure polygonale.

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El retrato de la Cometa (le portrait de la Comète) a-t-il expliqué. Là, la tête (un carré), là, la queue (un trapèze très allongé). Voyant mon air dubitatif il ajouta : - Il y a un autre portrait. Cette fois, il a posé le doigt à l’autre extrémité de la carte, du côté de Palpa, et m’a désigné la Tète d’oiseau, longue de 300 m, le plus ample des géoglyphes. C’est un flamant, a-t-il déclaré en guise d’explication. - Pourquoi, diable, un flamant représenterait-il la Comète ? Il a haussé les épaules. Décidément, je devais lui paraître complètement bouché. Il a fini par lâcher : Eux aussi, on ne les voit revenir dans les roseaux du rio Grande qu’une seule fois par vie d’homme. Finalement, le survol des lignes de Nazca m’avait offert le spectacle d’une superbe erreur d’aiguillage. J’avais pu observer comment le train du Progrès graphique avait été dérouté. Partout ailleurs, les traceurs de schémas s’étaient évertués à imaginer la meilleure façon de s’adresser à leurs semblables en plus de communiquer avec leurs dieux. Tandis que, dans cette Pampa, les prêtres nazcas avaient fait fi de la communication avec les hommes puisque les « lignes » étaient invisibles ou au moins incompréhensibles vues du sol. Ils avaient voulu une communication exclusive avec la comète et autres 94

puissances célestes. Ce faisant, ils avaient dévié le pouvoir de leurs glyphes par rapport à la voie royale de communication que les autres hommes sur la planète travaillaient à créer. À Nazca, c'est le destinataire qui était démesuré.

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LA LETTRE

Au pays des hiéroglyphes Vers le IIe millénaire avant notre ère, en plusieurs endroits dans le monde –Chine, Mésopotamie, Égypte- deux modifications essentielles sont venues perturber le rapport entre l’homme et le signe. Le schéma, déjà devenu pictographique, s’est transformé en syllabogramme. Et la pierre a cédé son rôle de support à des produits manufacturés. Ces changements lourds de conséquences constituent l’une des plus grandes révolutions technologiques de l’histoire humaine. Bien entendu, j’ai voulu examiner de près la réalité de ce changement, puisqu’il marque la fin de ces signes sauvages, ceux-là même que j’avais pris plaisir à étudier dans les sites où ils avaient été conçus. Parmi les grands foyers de métamorphose que je viens de citer j’ai choisi l’Égypte. Peut-être pour des raisons culturelles, Champollion occupant une place privilégiée dans notre horizon intellectuel. En 1828, le 18 août exactement, quand JeanFrançois Champollion posa la première fois le pied sur le sol d’Égypte sept années s’étaient écoulés depuis le 14 septembre 1821 où il avait rédigé sa fameuse Lettre à Mr Dacier et exposé le mécanisme des hiéroglyphes qu’il venait de découvrir. Sept années consacrées exclusivement à la recherche, à compléter le déchiffrement de l’écriture des pharaons. Le voyage en terre d’Égypte marquait l’apothéose de sa carrière. « L’Égypte après laquelle, je soupirai depuis longtemps », écrira-t-il. 99

C’est dire l’état de transe dans lequel se trouvait le Déchiffreur. Cet enthousiasme poussé au paroxysme ne le quitta pas durant tout son séjour, en dépit des épreuves et des maux qui faillirent lui coûter la vie. Chaque soir, il écrivait à son frère Jacques-Joseph, dit Champollion-Figeac, pour lui raconter les trouvailles de la journée. Correspondance précieuse qui nous montre le célèbre épigraphiste curieux de tout. Dans sa lettre du 20 août par exemple, voici ce qu’il écrit au terme d’une excursion en barque le long d’un des innombrables canaux qui serpentent dans le Delta du Nil : « Le chien vit en Égypte dans un état de liberté complète, et, en nous rendant aux obélisques, nous étions accompagnés par des aboiements d’une foule de ces animaux, occupant un à un chaque sommet de dune et nous poursuivant fort loin de leur voix rauque et sourde. Ces chiens de tailles diverses, sont d’une seule et même espèce. Ils ressemblent prodigieusement au chacal, sauf le pelage, qui est jaune-roux. Je ne suis pas étonné que dans les inscriptions hiéroglyphiques, il soit si difficile de distinguer le chien du chacal ; les caractères qui les expriment sont identiques. Le chien se diffère par la queue relevée en trompette. » Le texte de cette lettre est illustré par deux pictogrammes de canidés, l’un avec la queue droite (chacal) et le second avec la queue en trompette (chien). Si Champollion insistait sur les détails à relever sur les moindres pictogrammes c'était pour ne pas commettre de contresens.

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En Égypte, la mutation sémiotique du schéma à l’écriture s’est opérée durant « les millénaires obscurs » (selon la belle formule de Jean Yoyotte). Les égyptologues dénomment plus précisément cette époque-clef l’Epoque thinite, celle qui va de 3100 avant J.-C. à 2700 avant J.-C. Les vestiges de cette époque charnière sont rares et fragmentaires. Pour la plupart, leur conservation est assurée par le musée national d’archéologie égyptienne du Caire. Au Caire, lorsque j’ai pénétré dans le prestigieux établissement, je croyais qu’il me suffirait de payer mon billet d’entrée pour examiner tranquillement les signes lointains qui m’intéressaient. Quelle erreur ! La salle thinite, située au premier étage du musée, n’est pas très éloignée de la salle du Trésor de Tout-AnkHamon. Bien sûr l’attirance des admirables statues et trônes qui composent le trésor, la fascination des vieux ors, l’éclat marin des turquoises, hypnotisent le chaland. On s’entasse devant ces vestiges rutilants. Qui aurait l’idée saugrenue de se perdre dans la salle thinite ? Les femmes de ménage du musée ont donc accaparé la dite salle. Elles en ont fait leur salon de réunion et leur dépôt de balais, de seaux et de serpillères. La première fois que j’ai tenté d’y pénétrer, je me suis fait éconduire sans ménagement. Ma deuxième tentative fut tout aussi vaine. Prenant enfin mon courage à deux mains, j’ai entrepris une troisième tentative, vitupéré, fait la grosse voix, annoncé mon intention de me plaindre au directeur, d’en appeler au besoin à Allah et au Dieu chrétien (il

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y a des Coptes en Égypte) et suis parvenu à me retrouver seul dans la salle thinite. La séduction de la salle laisse à désirer. Les collections qu’elle abrite, exposées dans les vitrines, obéissent aux normes du fourre-tout plutôt qu’aux règles logiques de la muséologie moderne. Les objets sont des débris de lave noire où subsistent des bribes d’inscription. Pourtant j’ai trouvé mon bonheur dans cet entassement. Au milieu de ces fragments, j’ai repéré la gravure d’une cérémonie funéraire. Elle m’intéressait parce qu’elle rappelait une scène analogue examinée à Naquane. Identique traitement des personnages par schémas filiformes. Même disposition, des affligés autour du défunt. Le seul détail qui changeait, c’était le mort. Ici, il était inhumé au fond d’une tombe figurée par un rectangle. De proche en proche, j’ai déniché d’autres scènes d’inhumation. Toutes étaient représentées avec un caveau rectangulaire. Sur une autre, pourtant j’ai remarqué que la sépulture n’était plus rectangulaire mais ovale. Sur une autre encore l’ovale était même orné à ses extrémités par des nœuds comme les rubans d’un paquet-cadeau. Au fil de ces images, on avait oublié la signification de la scène, et perdu de vue le défunt. Sa silhouette schématique avait été supplantée par des hiéroglyphes qui devaient sonoriser son nom. J’ai compris que je venais de reconstituer une séquence capitale dans l’évolution graphique au fil de laquelle le rectangle initial, à représentation sépulcrale figurée, aboutissait à ce fameux cartouche, cette sorte d’étiquette par laquelle les scribes singularisaient le nom du pharaon. 102

Ainsi étais-je passé d’un schéma pictographique à un hiéroglyphe archi-connu. J’ai pensé à la phrase que m’avait dite l’égyptologue Pascal Vernus, lorsque je lui avais fait part de ma remarque. - C’est normal. Les hiéroglyphes sont des idéogrammes instrumentalisés. Il avait enchaîné : - Prenez le mot « pharaon ». En égyptien, il se prononçait « Per-aa » qui signifiait aussi « Grande maison ». Les scribes le transcrivaient par le dessin d’un palais. À l’origine, la représentation schématique de la grande maison n’était que l’attribut flatteur du souverain. Puis elle a dérivé pour devenir le « serek », l’expression de la titulature royale. En fin de compte, sa transcription phonique a correspondu, ou plutôt équivalu à la prononciation du titre royal : « Per-aa », Pharaon. Bref, la voie royale du Signe avait franchi l'étape de sonorisation. Désormais le Signe allait pouvoir transcrire le son, noter la Parole.

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Narmer le Conquérant Je ne pouvais pas quitter le musée du Caire sans rendre visite à la Palette de Narmer. Ma relation avec la palette de Narmer était une vieille histoire. Adolescent, j’en avais découvert l’existence et la beauté dans un livre sur les trésors de l’Égypte reçu en cadeau de Noël. En même temps, j’avais appris l’existence de ces palettes à fard utilisées par les hauts personnages de l’époque pharaonique pour se faire une beauté. Plus tard, au cours d’une période de fièvre égyptologique –ça me prenait de temps en tempsmon intérêt pour la palette s’était nourri d’informations concernant son usager. Narmer avait été l’unificateur de la Haute et de la Basse Égypte. Et son nom se transcrivait par deux hiéroglyphes : un poisson [Nar] et un chat [mer]. La palette de Narmer trouvée à Hierakonpolis, la plus ancienne de toutes les capitales qu’a connues l’Égypte, est une plaque en schiste vert, au poli admirable. Isolée dans sa vitrine elle m’a surpris par sa taille. Cet objet souverain était bien plus grand, plus majestueux que je me l’étais imaginé, malgré les précisions sur ses dimensions qui trainaient dans plusieurs livres de ma bibliothèque. Elle était aussi bien plus belle. Le relief de ses signes avait été obtenu par un ponçage d’une finesse inouïe. Cette prouesse artistique me stupéfiait. Combien de temps et de minutie avait exigé le dégagement et la netteté d’un si grand nombre de signes ? Les scribes de l’époque n’étaient pas parti de simples traits pour élaborer leur 105

premier code graphique, ils avaient opté pour une sculpture en ronde bosse. Démarrer par le Beau pour aboutir aux signes de communication n’était pas la voie la plus facile pour établir un code de liaison commode. Après l’émerveillement suscité par la splendeur de la Palette, j’ai commencé à examiner les signes dont elle était porteuse. Ils racontaient manifestement les hauts faits de Narmer. L’orgueil du pharaon en était l’inspiration exclusive. On y voyait la sanction impitoyable infligée à un roi qui avait dû oser s’opposer à la volonté du futur Unificateur. La réunion de la Haute et de la Basse Égypte, en un seul royaume, fruit de la victoire de Narmer servait de thème à une composition emblématique. Les signes de la palette puaient la propagande et la bassesse courtisane. Heureusement, le discours de la palette contenait un message autrement important et pour tout dire essentiel. La composition ornementale mélangeait des figures à signification anecdotique et des éléments d’un code en cours d’élaboration. J’avais sous les yeux le visage premier du système hiéroglyphique. Ce qui, à première vue, m’avait paru une fresque allégorique, devenait si je la regardais avec attention, un agencement, un puzzle dans lequel s’imbriquaient des composants à valeur d’idéogramme. Pour parvenir à marier la figure et le sens, les scribes avaient inventé une écriture par métaphore. Par exemple les caractères signifiant « BasseEgypte » que j’avais isolés sans difficulté, 106

regroupaient un rectangle (figurant le sol) et un hérissement de papyrus (la production caractéristique du Delta). De cette façon encore hésitante de s’exprimer, à mi-chemin entre un message figuratif et un message codifié, prolongeait la bonne vieille tradition des schémas et des pictogrammes. Mais il fallait rester attentif à ce hiéroglyphe primitif. À partir des tiges de papyrus considérées isolément je pouvais lire [papyrus]. Mais si je l’incluais dans le groupe de caractères signifiant [Basse-Egypte], il intervenait comme métaphore de cette région, le delta du Nil, secteur productif de cette plante. En plus, derrière cet amalgame, on pouvait supposer une façon de prononcer ces caractères, qui, dès lors devenaient des logogrammes. Toute la richesse du futur système hiéroglyphique, à la fois texte et poésie, se révélait à moi. Puisque je viens d’évoquer les papyrus, deux mots sur cette plante et son usage. Je ne m’attarderai pas sur la transformation de la fibre végétale en rouleaux de papyrus. Passons vite aussi, sur les étymologies papyrus/papier devenues lieu commun. Venons-en à la mise en perspective de l’usage du papyrus. C’est une incontestable avancée technologique, personne ne saurait le discuter. Mais l’invention apparaît sujette à discussion sur le plan sémiotique. Immanquablement, je rapproche l’invention nilotique de ses équivalents mésopotamiens et chinois. L’écriture à Sumer tout comme celle mise au point dans la plaine des Hans ont coïncidé avec la conception d’un support plus commode que la pierre : les tablettes d’argile en Mésopotamie et la paille de riz, les écailles de tortue 107

ou les omoplates de mouton en Chine. J’observe donc que dans les trois principaux foyers culturels de la planète, l’invention d’un support fait de main d’homme a coïncidé avec l’invention d’un premier système d’écriture. La simultanéité de ces avancées technologiques est loin de me satisfaire parce qu’elle indique une déchéance généralisée, le déclin du support et de son rôle. Matière considérée comme magique au Paléolithique, peut-être encore de nature surnaturelle dans les abris sous-roche du Levant ou sur les dalles lisses de Naquane, elle demeurait l’antichambre du divin. Le signe avait besoin du roc pour signifier. Et voilà le support devenu tout d’un coup simple produit manufacturé que l’homme maîtrise et méprise à la fois. Au mieux, le considère-t-on comme l’égal de la trace humaine. « La blancheur du papier contribue à l’expression au même titre que le noir de l’encre » confirme un très vieux dicton des calligraphes chinois. Ex aequo ! Et cette égalité ne va pas durer. La concomitance entre l’invention de l’écriture et l’effondrement de la considération portée au support n’est d’ailleurs pas fortuite. Maintenant qu’il possède un système de communication performant, l’homme comprend qu’il peut s’imposer. Il est fier de lui. Rien ne compte plus dans le monde que lui. C’est le Progrès, me direz-vous. D’accord ! Mais n’oublions pas le rôle de métaphore cosmique qui à l’origine donna naissance au concept de support. Que nous dit la blancheur du papier ou pire le néant qui scintille sur l’écran de l’ordinateur ? Rien de 108

rassurant. La multimillénaire métaphore cosmique du support est oubliée et avec elle le respect pour ce qu’elle transposait : la Nature. J’avais des idées noires en rentrant à mon hôtel. Pourtant le soleil du Caire rutilait et faisait miroiter sa majesté le Nil.

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Au pied de la lettre En matière de signe, l’aboutissement ultime du Progrès consiste à transcrire les sons élémentaires du Langage, les phonèmes. Pour assurer une telle transcription encore fallait-il inventer les lettres, l’alphabet. Les Égyptiens avaient tourné autour du pot durant un bon millénaire sans parvenir à prolonger leur écriture dans ce sens. Leur code était demeuré syllabique. L’invention des lettres alphabétiques eut lieu au XVe siècle sous le règne d’Hatshepsout et de son neveu, l’illustre Thoutmosis III (1468-1436 avant Jésus-Christ). Cela se passa du côté du Sinaï. Je savais tout cela après la lecture d’un texte -pour moi fondateur- intitulé « L’invention de l’alphabet », un propos lumineux écrit par deux éminents épigraphistes, J. Starky et P. Bordreuil. Ce premier contact m’avait appris comment on avait découvert une statuette porteuse d’une inscription bilingue : une épitaphe rédigée en hiéroglyphes et sa translittération par une écriture inconnue. Je ne pouvais plus ignorer non plus que l’épigraphiste Gardiner était parvenu et avec quel brio à y déchiffrer un embryon d’alphabet porteur d’une écriture tout de suite baptisée Protosinaïtique. Mais c’est une chose de connaître par des textes – même fondateurs- les démarches des archéologues, et autre chose de s’enquérir in situ de leur réalité. Le

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contexte propre à l’invention y prend un relief, une consistance, un visage. Comme j’étais curieux d’observer sur place le processus de modernisation des schémas ancestraux transformés en hiéroglyphes et ce qui était advenu par la suite, l’idée m’est venue d’aller faire un tour du côté du Sinaï et plus précisément à Serabit elKhadem. C’était là où s’était produite la découverte de la statuette, mais surtout c’était le lieu où l’on avait inventé l’alphabet ou tout au moins son principe. Pour tout dire, Serabit el-Khadem occupait depuis longtemps une place privilégiée dans ma carte mentale. De Suez à Serabit el-Khadem, entre Djebel Sinaï et mer Rouge, le revêtement de la route est impeccable. Paysage de désert, fauve, plein de démesure. J’aime les déserts ; j’y vagabonde volontiers. Nulle part ailleurs l’immensité du monde n’est aussi perceptible qu’au milieu des sebkha, des hamadas, des ergs et des oueds. Pourtant celui-ci ne me plait guère. Trop exagéré, trop brutal et sous un vieux soleil délabré. Horizons usés. Chaleur torride, plus propice à la somnolence qu’à la réflexion. Quand je suis sorti de la voiture, tout à l’heure, j’ai senti mes semelles s’incruster dans le goudron. Rochers intouchables, brulants comme des fers à repasser. Pas étonnant que la reine Hatshepsout ait fait de cette fournaise un bagne. Les proscrits y côtoyaient les « aamu », les gens du sud, selon les Égyptiens, un rien méprisants. Il y avait aussi sûrement des aventuriers rêvant de fortune rapide. Tous trimaient 112

dans les mines de turquoises, une pierre très recherchée par les orfèvres de l’époque. Sur place les tranchées creusées dans le roc par les bagnards m’ont paru l’œuvre de damnés précipités dans la Géhenne. Règle de base de toute enquête, après la question « Pourquoi ? » on se pose la question « Comment ? ». L’épitaphe à déchiffrer présentait une succession de signes sur lesquels s’était exercée la sagacité de Gardiner. Le premier caractère ressemblait à l’hiéroglyphe pour « eau », mais aussi au M d’une inscription phénicienne connue. Le nom de cette lettre était « mêm », ce qui signifiait justement « eau ». Le pictogramme suivant représentait une tête de bœuf identique à l’hiéroglyphe pour « bœuf ». Mais, là encore, il existait un tracé analogue en écriture phénicienne et le nom sémitique de la lettre était « alpu ». Rien à voir avec le prononcé égyptien. Tout le monde connait la suite : « alpu » donnant « aleph », puis « alpha », la première lettre de l’alphabet grec. Pour ainsi dire le nôtre. Même rapprochement entre hiéroglyphe et lettre sémitique à propos du troisième caractère de l’inscription à déchiffrer. Celui-ci m’intéresse tout particulièrement parce que son tracé, un anthropomorphe aux bras levés reproduit un schéma que j’ai vu à Naquane. Mais, à Serabit el-Khadem le prototype avait dû être l’hiéroglyphe pour « jubiler ». Or la prononciation égyptienne pour « jubiler » se formulait avec un h fermé (le h arabe comme dans 113

Mohamet) et l’on retrouvait cette prononciation dans l’hébreu ancien où l’interjection « hé » exprimait précisément la jubilation. Bref, chaque signe de la statuette corroborait un mélange entre le code des hiéroglyphes et le prononcé des langues sémitiques. Ou, pour tout dire un étonnant triturage du tracé et de la valeur phonique des lettres. Le mécanisme de formation du premier alphabet se révélait comme un fourre-tout d’influences diverses apportées par des bagnards, des proscrits, des aventuriers de toutes sortes et de toutes origines. Malgré tout, parler de bagnards, de proscrits, d’aventuriers était une réponse trop sommaire, trop imprécise, trop mondialiste pourrait-on dire. Après la question : « Pourquoi ? » et la question : « Comment ? » l’interrogation était donc « Par qui ? ». Sur ce point deux hypothèses s’affrontent, celle des Hyksos et celle des « A‘amu ». Pour avoir beaucoup lu sur la question, et participé à de nombreux colloques spécialisés, je pense que la meilleure défense de l’hypothèse Hyksos est exposée par André Lemaire, directeur d’Etude à l’Ecole pratique des Hautes-Etudes, dans un texte brillant, intitulé : « Les Hyksos et les débuts de l’écriture alphabétique au Proche-Orient », chapitre essentiel d’un ouvrage collectif : « Des signes pictographiques à l’alphabet » (Kartala, Paris, 2000). On y apprend que les Hyksos, un peuple venu de la région de Gaza, avait envahi l’Égypte et y avait détenu le pouvoir, puis après avoir été renversés, avaient été bannis du 114

royaume des pharaons. Ce sont ces gens-là qui auraient fourni le principal contingent des bagnards à Serabit el-Khadem. Et comme ils étaient d’origine sémitique, mais très marqués par la culture égyptienne, ils auraient plus ou moins consciemment, effectué dans leur tête l’amalgame de ces deux influences culturelles. La seconde thèse a été proposée par G.-R. Driver dans « Semitic writing » (Londres, 1944). Elle fait appel aux A’amu, les habitants des zones désertiques du Sinaï et du sud de la Palestine, des gens dépourvus de tout qui s’engageaient volontiers comme mercenaires dans l’armée des pharaons, des pauvres bédouins disponibles pour toutes les basses besognes s’ils voulaient survivre et de ce fait, méprisés par les Égyptiens. Je me demande si je ne préfère pas cette deuxième hypothèse parce qu’elle s’appuie sur les contraintes géographiques de la région. Pour avoir circulé tant de fois dans ces zones déshéritées du globe, je penche plus volontiers vers elle parce qu’elle tient compte des impératifs du climat, de l’aridité, des déserts, tout un tas de facteurs inchangés depuis l’époque lointaine qui nous intéresse. Une oppression de la nature qui impose le mode de vie nomade aux populations de ces grands espaces, ce qui expliquerait le mieux la diversité des influences qu’a révélé le mécanisme de l’invention. Quand je pense à ce qui s’est passé à Serabit elKhadem, j’imagine une laborieuse élaboration du premier code alphabétique par additions de patrimoines culturels divers auxquels sont venu s’ajouter d’autres contributions chaque fois 115

qu’arrivaient de nouveaux venus sur le chantier. Un esprit collectif plutôt qu’un génie individuel. L’attribution à des Bédouins expliquerait aussi comment fut transmis l’outil graphique perfectionné d’un bivouac à l’autre. Ce serait une bonne raison pour qu’on ait retrouvé des indices protosémitiques éparpillés dans tout le Proche-Orient. J’en ai moimême recueilli un sur les rives du Tigre, non loin de Diyarbakir, à 1000 km du Sinaï. Cet épisode du progrès graphique, quelle belle revanche de la Géographie sur l’Histoire !

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A, B, C, D, première leçon La banderole promotionnelle rédigée en français domine le hall d’accueil à l’aéroport de Damas. « Bien venue en Syrie, le berceau de l’alphabet. » (Ce chapitre a été écrit avant le déclenchement de la guerre civile en Syrie). Dans ma jeunesse, le berceau de l’alphabet se situait au Liban, à Byblos. Mes vieux livres scolaires en attestent. D’ailleurs, c’est bien connu, le nom de Byblos a donné toutes sortes de mots qui tournent autour du concept de l’écrit ; Bibliothèque, Bible, Bibliophile, et j’en passe. Que signifie donc cette histoire de berceau à roulettes ? Je me souviens qu’à l’époque de ma scolarité la première inscription porteuse de l’alphabet avait été découverte sur le tombeau de Ahiram, roi de Byblos, l’actuelle Jbail. L’épitaphe avait été déchiffrée par l’archéologue français Jean Dunand. Le texte était écrit de façon littérale à partir duquel on avait reconstitué un alphabet complet, 22 lettres, puisque l’idiome sémitique qu’il transcrivait était consonantique, c’est-à-dire privé de voyelles (inutiles dans ces langues). C’était ce que les spécialistes ont appelé un alphabet « abjad ». Tout jeune, j’étais allé comme en pèlerinage contempler ce monument de la culture mondiale. Dans les années 50, sa grande masse de calcaire beige claire reposait à l’ombre de tamaris proches de la ville dont on 117

dominait les toits. Au loin, entre des pins clairsemés, la Grande Bleue miroitait ou plutôt clignotait comme une invite, prête à accueillir le plus perfectionné des outils graphiques. Il est vrai qu’au temps d’Ahiram (1000 ans avant notre ère), ses riverains, Lydiens, Lyciens, Phrygiens, Doriens et Minoens ignoraient encore l’usage des lettres alphabétiques. J’avais examiné la trouvaille majeure. C’était une ligne de caractères qui faisait le tour de la cuve sépulcrale. Ce qui m’avait frappé au premier coup d’œil était la netteté des lettres phéniciennes. Leurs traits m’avaient semblé proches de la perfection. C’est justement cette perfection qui a alerté les épigraphistes. Non ! Cette épitaphe trop parfaite ne pouvait pas être l’indice d’une naissance. C’était plutôt un aboutissement. Le « premier alphabet » avait dû être précédé d’autres alphabets. C’est exactement ce que me confirme Pierre Bordreuil, tandis que nous sirotons un café, à Damas dans un bistrot d’une ruelle calme, derrière la mosquée des Omeyades. Mon ami a momentanément abandonné le chantier de fouilles qu’il dirige sur le site d’Ougarit. D’après lui, au XVe siècle avant notre ère, Ougarit était une métropole cosmopolite. S’y côtoyaient des gens venus des quatre coins du bassin oriental de la Méditerranée et du Croissant fertile : Égyptiens, Minoens, Chypriotes, Hittites, Akkadiens héritiers de l’empire de Sumer, Cananéens et Amorites. Tout ce monde apportait avec soi une multitude de connaissances. En matière d’écriture, des deux grands foyers culturels de l’époque, l’empire des 118

pharaons et celui de Babylone provenaient deux façons d’écrire, les hiéroglyphes venus des rives du Nil, et les cunéiformes, de Mésopotamie. Pendant ce temps, les Cananéens qui vivaient dans l’arrière-pays du Levant, faisaient circuler leur usage d’une écriture alphabétique héritée du Protosinaïtique. Il était logique que ces influences en soient venues à fusionner. Le fait est que les archéologues qui travaillaient à Ougarit avaient mis au jour plusieurs vestiges d’alphabet. Mais aucun de ces alphabets ne ressemblait aux autres. Certains étaient écrits en cunéiformes mais parfois ils étaient alphabétiques par leurs sonorités. Celui qu’on a appelé l’alphabet d’Ougarit était de ce type. Bordreuil a eu la tâche ardue de déchiffrer l’ensemble de ces documents. Il est bien placé pour considérer l’alphabet d’Ougarit comme le premier « abjad ». Mais ce que le chercheur retient surtout c’est l’attestation que pour la première fois l’ordre des lettres utilisées est le même que celui de la plupart des alphabets modernes. Et l’existence d’un tel alphabet est attesté à Ougarit entre le XVe siècle et le XIIIe siècle avant notre ère. Alors faut-il voir dans cet abjad l’ancêtre direct de l’abjad de Byblos ? À cette question, Bordreuil se récrie. Le processus de transmission n’est pas éclairci et il est certainement très complexe. J’éviterai donc d’en parler de crainte de dénaturer le raisonnement du grand spécialiste. Après cette conversation l’envie m’est venue de retourner à Jbail. Je suis monté jusqu’au bosquet de 119

tamaris, là où j’avais jadis contemplé la fameuse inscription phénicienne. À ma grande surprise, le lourd sarcophage avait disparu. À sa place, il n’y avait plus qu’une dalle de béton envahie par les herbes. J’en étais là, me demandant où était passé ce trésor de l’humanité, lorsqu’est arrivé un joggeur. L’homme m’a dit se prénommer Raymond (Bonjour Raymond. Moi, c’est Pierre) et être électronicien. Il venait chaque jour ici faire son footing. Le coin était tranquille. - Où est passé le sarcophage d’Ahiram ? lui aije demandé. - Oh ! Il y a longtemps que vous n’êtes pas venu par ici, me répondit Raymond. Vous savez une terrible guerre civile a ravagé le Liban de 1970 à 1990. Par sécurité, le gouvernement de l’époque a fait transporter le sarcophage au musée national, à Beyrouth. Quand les combats se sont intensifiés dans les rues même de la capitale, il a fallu se résoudre à couler une chape de béton sur le tombeau. J’ignore si on l’a enlevée. Mais ce que je sais, c’est que le tombeau d’Ahiram est resté à Beyrouth. Nous avons partagé un moment des avis peu amènes sur l’imbécillité de notre temps, une bêtise qui avait failli détruire l’un des témoignages les plus évidents de l’intelligence humaine. Puis Raymond est parti continuer son footing. Tandis que mon regard se perd sur les flots immobiles de la mer, mon esprit lui aussi flotte.

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J’imagine des trières quittant le rivage d’Ougarit, de Byblos et d’autres ports phéniciens, chargés de marchandises, pour les vendre sur les côtes de la Méditerranée orientale. Les négociants qui sont à bord sont porteurs de l’alphabet, intermédiaire utile à leur négoce. Ils le délivreront en même temps que leurs marchandises aux riverains de la mer orientale. Parmi eux les Grecs qui adopteront l’instrument graphique, l’adapteront à leur propre langage et du coup, inventeront les voyelles, absentes des alphabets sémitiques faute de besoin (Je rappelle que les langues sémitiques sont consonantiques). Puis, à leur tour, des Grecs partiront de l’île d’Eubée, naviguant vers l’ouest pour établir des comptoirs commerciaux dans le bassin occidental de la Méditerranée. Sur une île qu’ils baptiseront Pithécuse, l’île aux Singes, et que nous appelons Ischia, ils prendront contact avec le peuple étrusque et leur transmettront l’abécédaire que ceux-ci s’empresseront de communiquer à leurs voisins de Rome. La diffusion de la liste alphabétique accompagnera désormais le rayonnement de la Ville éternelle. On verra bientôt l’usage des lettres couvrir toutes les terres de l’Empire. Puis des adaptations concerneront le détail de leurs tracés jusqu’à aboutir à l’invention de Gutenberg. Ce sera le triomphe de la Lettre. À présent, le progrès de la communication électronique, l’usage des « émoticônes », des « smileys » et autres « gifts » annonce l’abandon probable de la lettre imprimée. Pour la remplacer qui sait par quoi. Rendez-vous dans mille ans pour connaître la suite. 121

Table des matières Prologue ............................................................................. 7 LA FIGURE ..................................................................... 13 Les Combarelles........................................................... 15 Les Mains fantômes ..................................................... 17 Traité d’alliance dans la grotte Chauvet ...................... 23 Ce que me cachait la colline du Merle ......................... 27 Dans l’antre des « toros »............................................. 33 Comment peindre en abrégé ........................................ 39 LE SCHÉMA ................................................................... 43 La chasse au miel et autres symboles .......................... 45 Rio Vero ....................................................................... 49 L’Univers des Déesses oculées .................................... 55 La grande roche de Naquane........................................ 61 La carte de Bedolina .................................................... 65 L’ordre de la stèle ........................................................ 69 Talpan Bridge............................................................... 75 Aux pays des bouquetins ............................................. 79 Les pierres de l’Indus ................................................... 85 Le clin d’œil à la comète .............................................. 89 LA LETTRE .................................................................... 97 Au pays des hiéroglyphes ............................................ 99 Narmer le Conquérant ................................................ 105 Au pied de la lettre ..................................................... 111 A, B, C, D, première leçon......................................... 117

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LE ROC & LE SIGNE

La vie de Pierre Minvielle est marquée par ses trois passions, l’exploration, l’écriture et l’archéologie. Ce sont elles qui nourrissent la matière de ce livre. L’auteur raconte avec humour différentes aventures vécues où perce le style très élaboré de son art narratif. Il nous promène de l’Himalaya aux Andes, des canyons inconnus d’Aragon ou de Pétra. Il nous fait part d’entretiens qu’il a eus avec les meilleurs spécialistes mondiaux de la préhistoire et de l’épigraphie. Ainsi pouvons-nous suivre agréablement les différentes étapes de l’invention de l’écriture alphabétique. Depuis longtemps Pierre Minvielle est un écrivainvoyageur. On lui doit la publication de 105 livres, souvent traduits en plusieurs langues. Montagnard et spéléologue, il est l’auteur de très nombreuses découvertes de pétroglyphes disséminés dans le monde. Plusieurs de ces trouvailles sont classées au Patrimoine mondial de l’Unesco. Ses recherches sur l’origine de l’écriture alphabétique remontent à plus de 70 ans.

Illustration de couverture : Les danseurs masqués. Toro Muerto – Pérou. Art inca. Photo Pierre Minvielle.

ISBN : 978-2-343-09276-8

14,50 €

9 782343 092768