Spinoza et le signe : La Genèse de l'imagination 2711617726, 9782711617722

La célèbre affirmation de Spinoza : veritas eget nullo signo signifie que la vérité n'a besoin d'aucun signe ;

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Spinoza et le signe : La Genèse de l'imagination
 2711617726, 9782711617722

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HISTOIRE

DE

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PHILOSOPHIE

H Lorenzo Vinciguerra

SPINOZA ET LE SIGNE LA GENÈSE DE L’IMAGINATION

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H LORENZO VlNCIGUERRA La célèbre affirmation de --------- ----------------------------- Spinoza : veritas eget nullo signo SPINOZA ET LE SIGNE signifie que la vérité n’a besoin d’aucun signe ; mais également que la vérité ne manque d’aucun signe. Or, précisément qu’est-ce qu’un signe ? Quelle est sa nature ? Quelle est l’origine de la signification ? Traditionnellement ces questions en appellent d’autres, qui concernent la nature de l’image et de la représentation. Rarement interrogé à ce sujet, le spinozisme réserve pourtant une place importante à ces notions, qui mettent en jeu les principes mêmes de sa philosophie. Suivant la voie d’une généalogie du signe, ce livre repense entièrement la théorie de l’imagination sur le mode indiqué par Spinoza lui-même d’une cognitio ex signis, qui s’enracine dans la puissance du corps. Bien au delà des frontières humaines qui lui sont trop souvent assignées, l’imagination apparaît comme indissociable d’une herméneutique, qui embrasse une véritable « pensée du corps » comprise à l’échelle d’une sémiose générale de la nature. Du cœur de l’âge classique, par delà son siècle, émerge alors une image insolite du spinozisme, à la fois plus ancienne et plus moderne, qui le confirme dans son «anomalie», mais l’ouvre aussi vers d’autres horizons. La philosophie de Spinoza est ainsi proposée à la réflexion de tous ceux qui, depuis les stoïciens et après Peirce, aujourd’hui encore s’interrogent sur les enjeux d’une pensée du signe. Lorenzo Vinciguerra, ancien élève de l’ENS de Pise, a étudié la philosophie et l’art en Italie. En France, agrégé de philosophie et docteur, il a enseigné la philosophie et l’esthétique dans les Universités de Grenoble puis de Reims, où il est actuellement maître de conférences. Il est membre du CERPHI (ENS/Lyon-lsh) et de l’UMR 5037 (CNRS/StEtimne).

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www.vrin.fr ISBN 2-7116-1772-6 30 €

DU MÊME AUTEUR

Spinoza, Paris, Hachette, 2001. Quel avenir pour Spinoza ? Enquête sur les spinozismes à venir, (dir.), Paris, Kimé, 2001.

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BIBLIOTHÈQUE D’HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE NOUVELLE SÉRIE Directeur : Jean-François COURTINE

Fondateur : Henri GOUHIER

SPINOZA ET LE SIGNE LA GENÈSE DE L’IMAGINATION

par

Lorenzo Vinciguerra

PARIS

LIBRAIRIE PHILOSOPHIQUE J. VRIN 6, Place de la Sorbonne, Ve 2005

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En application du Code de la Propriété Intellectuelle et notamment de ses articles L. 122-4, L. 122-5 et L. 335-2, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite. Une telle représentation ou reproduction constituerait un délit de contrefaçon, puni de deux ans d’emprisonnement et de 150 000 euros d’amende. Ne sont autorisées que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective, ainsi que les analyses et courtes citations, sous réserve que soient indiqués clairement le nom de l’auteur et la source.

© Librairie Philosophique J. VRIN, 2005 Imprimé en France ISSN 0249-7980 ISBN 2-7116-1772-6 www.vrin.fr

Il n ’est presque rien que nous ne puissions comprendre dont l’imagination neforme quelque image à partird'une trace. Spinoza (Lettre, 17) Ce n ’estpas nous qui affirmons ou nionsjamais rien d’une chose, mais c 'est elle-même qui en nous affirme ou nie quelque chose d'elle-même. Spinoza (KV,H, 16)

ABRÉVIATIONS

OP NS G

Œuvres RDCPP CM T1E T1E!R KV E TTP

TP Ep CGLH AT def ax dem cor sc

lem post expl praef app affdef

Opéra posthuma Nagelate Schriften Édition Gebhardt Édition Moreau Renati Des Cartes Principiorum Philosophiae Cogitata metaphysica Tractatus de Intellectus Emendatione Édition Rousset Korte Verhandeling Ethica Tractatus theologico-politicus Tractatuspoliticus Epistolae Compendium grammatices linguae hebraeae Édition Adam-Tannery definitio axioma demonstratio corollarium scholium lemma postulatum explicatio praefatio appendix affectuum definitiones

Sauf indication contraire, tous les textes sont traduits par nous. On fait référence à l’édition Spinoza, Opéra, im Auftrag der Heidelberger Akademie der Wissenschaften herausgegeben von Cari Gebhardt, 4 voll., Heidelberg, Cari Winter Universitatsbuchhandlung, 1924 ; pour le TTP, on donne aussi la référence à la nouvelle édition des Œuvres, dirigée par Pierre-François Moreau, vol. m, Tractatus theologico-politicus. Traitéthéologico-politique, texte établi parFokke Akkerman, traductions et notes par Jacqueline Lagrée (pour les chapitres iv à vn et XI à xvn) et Pierre-François Moreau (pour les autres chapitres), Paris, PUF, 1999.

Introduction PENSER LE SIGNE

Il n’y a rien qui ne puisse être un signe. Charles Sanders Peirce Si l’on considère la longue histoire des études consacrées à Spinoza, force est de constater que l’intérêt pour sa doctrine de l’imagination est relativement récent. Le problème de l’imagination a été, quoique souvent mentionné, longtemps négligé, pour demeurer, dans l’ombre de la plus noble connaissance sub specie aetemitatis, « “un thème” plus observé dans sa ponctualité que compris dans sa logique » *. L’intérêt pour cet aspect du spinozisme n’a cessé de s’accroître depuis l’étude désormais classique de Comelis De Deugd2, influencé sans doute aussi par l’importance grandis­ sante des problématiques épistémologiques posées à partir des philo­ sophies du langage3. Les études qui ont suivi sont résolument allées dans le sens d’une réévaluation du statut de l’imagination4. Ce temps est révolu où 1. H. Laux, Imagination et religion chez Spinoza. La potentia dans l’histoire, Paris, Vrin, 1993, p. 10. 2. Cf. C. De Deugd, The Significance of Spinoza’s First Kindof Knowledge, Assen, Van Gorcum, 1966. Tel était en effet à l’époque son constat : « La rareté des études consacrées à l’imagination a de quoi vraiment surprendre, si l’on considère le fait que l’imagination, en tant que l’un des trois genres de connaissance, est partie intégrante de son épistémologie» (p. 3). Pour un aperçu général plus récent, cf. D. Bostrenghi, Forme e virtù délia immaginazione in Spinoza, Napoli, Bibliopolis, 1996. 3.Dans cette veine, cf.E.Curley, «Expérience in Spinoza’s Theory of Knowledge» Spinoza. A Collection ofCritical Essays, edited by Marjorie Grene, Spinoza. A Collection of Critical Essays, Garden City (N. Y.), 1973 (1979); D.Savan, «Spinoza and Language», Studies in Spinoza. Critical and Interpretive Essays, edited by S. Paul Kashap, Berkeley, Los Angeles, London, University of California Press, 1972, p. 236-248. 4. Cf. en particulier F.Mignini, Ars imaginandi. Apparenza e rappresentazione in Spinoza, Napoli, Edizioni Scientifiche Italiane, 1981 ; M. Bertrand, Spinoza et l’imaginaire, Paris, P.U.F., 1983; H. Laux, Imagination et religion chez Spinoza. La potentia dans l’histoire. Outre ces monographies, on pourra aussi se reporter à H. Védrine, Les grandes conceptions de l’imaginaire. De Platon à Sartre et Lacan, Paris, Librairie Générale Française, 1990, notamment chap. v « Puissance et imagination chez Spinoza » ; G. Semerari, La teoria spinoziana délia immaginazione, Studi in onore di Antonio Corsano, Lacaita,

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INTRODUCTION

il était encore permis de penser que les différents modes de connaissance du premier genre ne sont mentionnés par Spinoza «que pour les écarter» et que « toute notre attention doit se porter sur les deux derniers genres, que Y Éthique appelle la Raison et la Science intuitive » *. Si on peut donc dire connaître aujourd’hui mieux qu’avant la puissance et l’étendue de la théorie de l’imagination chez Spinoza, en revanche, on est encore loin d’avoir apprécié la consistance et la valeur des notions qui permettent d’en bâtir la doctrine. Sur elles repose toute la dynamique des affects, jusque dans ses implications pour la pensée de la représentation religieuse et politique : on a nommé les notions d’image [imago] et de signe [signum]. Après tout, Spinoza n’avait-il pas dit ouvertement lui-même, et peut-être plus clairement que d’autres, que l’imagination est une connaissance « par signes » [ex signis] ? Il était donc légitime de vouloir s’interroger sur pareille notion, de s’efforcer d’en comprendre la nature, le rôle et le fonctionnement, d’en déterminer les contours et d’en mesurer les enjeux. Le présent travail y est consacré. On n’a évidemment pas manqué de s’arrêter sur ces termes pour essayer de mieux les appréhender. Mais dans la plupart des cas ce fut au détour d’un raisonnement, voire d’une simple illustration, qui finissait par allouer aux signes une place étriquée, confinée à une définition étroite (la perception, le langage, la prophétie, la politique), quand elle n’était pas carrément importée d’autres auteurs ou doctrines. Or, il semble que cela ne résiste guère à une lecture plus attentive des textes. Pourtant, le signe a davantage été considéré comme un personnage de second rôle, un comparse, plutôt qu’un véritable acteur de la philosophie de Spinoza2. Complices parfois, il Manduria (Taranto), 1970, p. 747-767; P. Cristofolini (a cura di), Studi sut Seicento e sull’immaginazione, Seminario 1984, Studi di Lettere, Storia e Filosofia, Pisa, Scuola Normale Superiore di Pisa, 1985, avec notamment les articles de P. Cristofolini, Ipotesi sulla scienza intuitiva (p. 95-111) et de F. Haddad-Chamakh, L’imagination chez Spinoza. De /’imbecillitas imaginationis à l ’imaginandi potentia (p. 75-94). 1. A. Darbon, Études spinozistes, Paris, P.U.F., 1946, p. 88. 2. Ces dernières années, cependant, on assiste à un intérêt croissant pour les questions ayant trait au signe. Dans le cadre d’une analyse politique, on a attiré T attention sur des dimen­ sions essentielles à la nature du signe spinoziste, comme son aspect public, ou encore le rapport aux ingénia des individus: cf.J.Saada, «Le corps-signe. Ordre des passions et ordre des signes: une économie du corps politique», Spinoza et la Politique, Actes du Colloque de Santiago du Chili, mai 1995, H. Giannini, P.-F. Moreau, P. Vermeren (dir.), Universidad de Chile/CERPHI, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 67-83; d’autres ont aperçu dans le signe un champ problématique plus vaste, ouvrant ainsi des perspectives de recherche intéressantes : cf. M. Messeri, L ’epistemologia di Spinoza. Saggio sui corpi e le menti, Milano, Il Saggiatore, 1990 ; dans ce sens également les actes du colloque tenu à la Sorbonne le 23 mars 1996 sur le thème : « Chose, objet, signe », publiés dans la Revue des sciences philosophiques et théologi­ ques, t. 82, n° 1 .janvier 1998, p. 2-85 ; cf. aussi L. Bove, « La théorie du langage chez Spinoza », L'Enseignement philosophique. Revue de l’association des professeurs de philosophie de l’enseignement public, 41e année, n°4, mars-avril 1991, p. 16-33; et enfin X.Verley,

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PENSER LE SIGNE

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est vrai, certains passages, dont l’extrême concision peut avoir eu des effets trompeurs. Comme, par exemple, lors des différentes classifications des genres de connaissance du KV, du TIE, et de Y Éthique, où, bien que le signe y soit mis parfaitement en évidence, Spinoza donne l’impression de redistribuer les critères internes à la distinction des genres de connaissance. Aussi, devant la division des deux premiers genres proposée dans le second scolie de la proposition 40 de la deuxième partie de YÉthique, Edwin Curley1 a pu émettre l’hypothèse que la connaissance ex signis présup­ posait toujours d’abord une expérience vague - ce qui en soi aurait pu être retenu, si cela ne supposait que l’on considérât pour acquis que par signes il faille entendre simplement les mots écrits ou parlés. Or, visiblement le texte n’y fait allusion que sur le mode d’un exemple parmi d’autres (ex.gr. ex eo...)2. Il serait donc abusif de le considérer comme une assomption générale. Nul ne saurait nier, en effet, que « les mots » [verba] sont des signes, et plus exactement des «signes des choses [signa rerum], telles qu’elles sont dans l’imagination et non telles qu’elles sont dans l’entendement»3, mais cela seul n’est pas suffisant pour en éclairer le concept, à un endroit du texte où Spinoza conclut un long raisonnement, qui l’a conduit de l’abrégé de physique aux notions communes en passant par l’imagination. Peut-être, alors, eût-il été plus prudent de se demander au préalable ce que Spinoza entendait par signe, pour quelles raisons et suite à quel cheminement conceptuel il s’autorisait en ce lieu à utiliser ce terme. On peut estimer que si l’on n’a pas su accorder au signe toute la place et le relief qu’il méritait, cela tenait au cadre interprétatif dans lequel on s’attendait à le voir figurer : une théorie du langage. Certes, les problèmes liés au langage occupent une part non négligeable de la réflexion de Spinoza, mais il est vrai aussi qu’il ne s’y consacre pas de manière systéma­ tique. En vain on chercherait dans le corpus une doctrine achevée sur le langage, bien que, au fil des textes, l’auteur y revienne constamment pour avertir des dangers et des dérives propres à l’usage des signes. Quoi qu’il en soit, ces indications interviennent presque toujours dans le cadre de réflexions plus larges qui ont pour thème la nature et le fonctionnement de l’imagination. C’est donc aux principes de celle-ci qu’elles renvoient en dernière instance.

«Affections, images et signes dans l’Écriture», Spinoza et les affects, textes réunis par Fabienne Brugère et Pierre-François Moreau, Groupe de Recherches Spinozistes, Travaux et documents, n°7, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, p. 63-90. De ces approches différentes et encore partielles on retiendra leur tendance à considérer le rôle positif du signe. 1. Cf. E. Curley, « Expérience in Spinoza’s Theory of Knowledge », p. 30 sq.

2.Cf.£n,40sc2(G.n. 122.6). 3.77£,§ 89 (G.Ü. 33.14-16).

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INTRODUCTION

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On aurait pu s’attendre à ce qu’une analyse du signe chez Spinoza trouvât meilleure fortune dans le cadre des philosophies contemporaines de la représentation. Les études de Jean-Claude Pariente et Louis Marin sur Port-Royall, de Yves Charles Zarka sur Hobbes2, de Marcelo Dascal sur Leibniz3, ou encore de Geneviève Brykman sur Berkeley4 n’ont-elles pas abondamment montré la fécondité de la pensée classique autour des problé­ matiques du signe? Or, il n’en est rien. La sémiologie et la sémiotique contemporaines, ainsi que les réflexions qui s’en inspirent semblent avoir ignoré Spinoza. Dans cette vaste littérature, Spinoza brille par son absence5. A ce silence quasi unanime, l’œuvre de Foucault ne fait pas exception. Sans doute, par son envergure même, a-t-elle contribué à le conforter et le valider. Car comment ne pas voir que dans Les mots et les choses Spinoza n’est pratiquement jamais mentionné, sa pensée encore moins analysée, presque évitée, rangée quelque part entre Descartes, Malebranche et Hobbes6. Bien entendu, tout laisse supposer que Spinoza participe lui aussi du «tournant épistémique» propre à l’âge classique, que, comme ses illustres contemporains, il pratique lui aussi le régime désormais binaire de la signification, dont l’archéologie foucaldienne repère les traces emblé­ matiques dans le chapitre iv de la première partie de La logique de PortRoyal. Jamais cependant il ne nous est véritablement donné de comprendre de quelle façon Spinoza se ferait l’interprète de la nouvelle épistémè. Le spinozisme est ainsi tacitement inscrit dans l’«apriori historique» d’une époque, dont il aurait partagé le même régime du signe. Certes, cela est tout à fait possible; encore que pas complètement certain, au moins tant que cette hypothèse n’aura pas été soumise à l’épreuve des textes. Ce qui est

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1. Cf. J.-C. Pariente, L’analyse du langage à Port-Royal, Paris, Minuit, 1985 ; L. Marin, La critique du discours. Sur la “Logique de Port-Royal" et les "Pensées" de Pascal, Paris, Minuit, 1975 ; on pourra également se reporter à l’article de M. Pécharman, « La signification dans la philosophie du langage d’Antoine Amauld», Antoine Amauld. Philosophie du langage et de la connaissance, édité par Jean-Claude Pariente, Paris, Vrin, 1995, p. 65-98. 2. Cf. Y.-C. Zarka, La décision métaphysique de Hobbes. Conditions de la politique, Paris, Vrin, 1987, en particulier les chap.HV, p. 73-150; du même auteur, cf. également, «Principes de la sémiologie de Hobbes», Hobbes e Spinoza. Scienza e politica, Atti del Convegno Intemazionale, Urbino, 14-17 ottobre, 1988, a cura di Daniela Bostrenghi e con un’introduzione di Emilia Giancotti, Napoli, Bibliopolis, 1992, p. 313-352 ; « Aspects séman­ tiques, syntaxiques et pragmatiques de la théorie du langage chez Hobbes », Thomas Hobbes. De la métaphysique à la politique. Actes du Colloque franco-américain de Nantes, édités par Martin Bertman et Michel Malherbe, Paris, Vrin, 1987, p. 33-46. 3. Cf. M. Dascal, La sémiologie de Leibniz, Paris, Aubier, 1978. 4. Cf. G. Brykman, Berkeley et le voile des mots, Paris, Vrin, 1993. 5. On ne trouvera pas, par exemple, le nom de Spinoza dans l’un des meilleurs ouvrages de synthèse consacré à l’histoire du signe; cf.U.Eco, Le signe. Histoire et analyse d'un concept, adapté de l’italien par Jean-Marie Klinkenberg, Bruxelles, Labor, 1988. 6. Cf. M. Foucault, Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966, p. 84, un des rares lieux où le nom de Spinoza apparaît.

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plus sûr, c’est que Spinoza n’apparaît pas vraiment dans cette large fresque, au point de disparaître comme englouti par la grande prose de Foucault1. Ce silence, qui parfois ressemble à un oubli, pour ne pas dire à un nonvu, n’est-il pas en soi déjà révélateur? L’indice, sinon d’une différence du spinozisme, qui faute d’avoir été aperçue ne put davantage être appréciée, au moins d’une résistance à se laisser configurer selon des structures ou des modèles généraux de constitution. Non pas qu’il faille nier leur pertinence, ni même prétendre les invalider, mais plutôt, si cela s’avère être le cas, les complexifier en leur apportant peut-être un autre éclairage à partir d’une singularité «sauvage», qui semble être restée jusqu’à ce jour un point aveugle, quasi inexploré. Spinoza constituerait-il une « anomalie » dans la manière de penser le signe? Il est trop tôt pour pouvoir l’affirmer. Mais si telle devait être la conclusion, alors le besoin se ferait sentir d’esquisser d’autres généalogies, d’autres filiations, d’autres possibles parentés, d’oser d’autres rapprochements, et peut-être de rechercher et de mettre au jour d’autres veines et d’autres strates2. Une tâche qui assurément dépasse les objectifs de cette recherche. Comment, par ailleurs, s’expliquer de part et d’autre ce silence pro­ longé autour de Spinoza? Il n’est pas aisé de répondre. On ne peut qu’avan­ cer un soupçon : sur des questions comme la nature de l’image, la nature du signe et de la signification, Spinoza a pu être perçu tantôt comme un repous­ soir, tantôt comme un écueil à éviter, tant 1 ’ aspect radical de certaines de ses positions pouvait sembler condamner sans appel une enquête sur la nature des signes. N’avait-il pas affirmé haut et fort que la vérité n’a besoin d’aucun signe? D’aucuns ont alors pu juger que sur le signe Spinoza n’avait rien à nous apprendre de plus, ou en tout cas rien de différent de ce que l’on pouvait lire chez d’autres, à une époque où le statut du signe joue assurément un rôle important pour les destins de la pensée.

1. Il est vrai que Spinoza est si peu présent dans toute l’œuvre de Foucault, que les raisons de sa quasi-absence dans Les mots et des choses dépassent peut-être le seul cadre de ce livre. À titre d’illustration, dans les 3500 pages des quatre tomes des Dits et écrits, Spinoza n’est cité que six fois ; Foucault ne lui consacre en tout et pour tout que quelques lignes, toutes de la période 1958-1975 (tomes I et II), dont les plus intéressantes ont pour thème l’agir politique; cf. M. Foucault, Dits et écrits J954-1988,4 vol., D. Defertet F. Ewald (dir.), avec la collabora­ tion de J. Lagrange, Paris, Gallimard, 1994. À propos de la citation du T1E que l’on trouve dans Y Histoire de lafolie à l'âge classique (Paris, Plon, 1961, p. 175) ; cf. le commentaire de P.Macherey, «L’actualité philosophique de Spinoza (Heidegger, Adomo, Foucault)», dans Avec Spinoza. Études sur la doctrine et l’histoire du spinozisme, Paris, P.U.F., 1992, p. 222-236. 2. Pour une présentation et une discussion critique du modèle proposé par Foucault, cf.M.Dascal, La sémiologie de Leibniz, chap.m: «Le thème du signe à l’âge classique», p.63-75.

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INTRODUCTION

De leur côté, les théologies réformées n’avaient pas attendu pour mettre en place une théorie du signe censée pouvoir légitimer leur position doctri­ nale vis-à-vis des théologies concurrentes et de la philosophie elle-même. Sur des questions comme la révélation, les miracles, l’incarnation ou la transsubstantiation, le signe joue un rôle essentiel. Il devient en effet le lieu où s’effectuent les partages, où se tracent les frontières, où l’on redéfinit les domaines, et où s’affrontent les interprétations, au point qu’il ne serait pas faux de dire que théologie et philosophie partagent ou se disputent, selon les cas, ce que l’on pourrait appeler une «métaphysique du signe» légitimant leurs discours. On en a un exemple remarquable avec Calvin l, qui consacre au signe une partie importante de VInstitution de la religion chrétienne2. Chez lui le signe a une acception large, puisque « le nom de sacrement [...] comprend tous les signes que Dieu a jamais assignez et donnez aux hommes, à fin de les acertener et asseurer de la vérité de ses promesses. Et aucunes fois il les a voulu présenter en choses naturelles : aucunesfois il les a voulu présenter en miracles»3. Au premier groupe appartiennent les exemples suivants: ■ quand Dieu donna à Adam et Eve l’arbre de vie en signe [arre] d’immorta­ lité, afin qu’ils soient assurés de l’avoir, tant qu’ils mangeraient du fruit de cet arbre; ou quand il proposa l’arc-en-ciel à Noé « pour signe et enseigne à luy et à sa postérité, qu’il ne perdroit jamais plus la terre par déluge». 1. L’exemple est d’autant mieux venu que l’on a voulu rapprocher certains aspects de sa doctrine avec la pensée de Spinoza et que ce dernier possédait dans sa bibliothèque YInstitution de la religion chrétienne en traduction espagnole (1597). Celui qui a sans doute poussé le plus loin cette comparaison est André Malet, Le Traité théologico-politique de Spinoza et la pensée biblique, Paris, Les Belles Lettres, 1966, avec le chapitre « Spinoza et Calvin », p. 80-95. Pour Malet, en effet, Calvin aurait « fortement influencé Spinoza » (p. 93). À l’appui de cette thèse, il cite l’opinion de Paul Vulliaud, Spinoza d’après les livres de sa bibliothèque, Paris, Chacomac, 1934, p. 40, et rapporte l’opinion de Madeleine Francès (« La doctrine de Spinoza et la doctrine calviniste de la prédestination», Revue d’histoire et de philosophie religieuses, juillet-octobre, 1933, p.401) selon laquelle «il est assuré que Spinoza avait lu Calvin et qu’à plusieurs reprises sa pensée se réfère à lui». Malet pense trouver la doctrine du Deus sive Natura également chez Calvin, dont il cite ces passages : « Je confesse bien sainement que Dieu est nature, moyennant qu’on le dise en révérence et d’un cœur pur»; «Dieu est Nature, mais à condition que l’on définisse celle-ci comme un ordre établi de Dieu » ; « Dieu [...] s’est comme vêtu de l’image du monde pour se montrer à nous et se faire visible en elle» (cf.p.92 sq.). Malet observe que ces passages de Calvin sont remarquables en ce qu’ils interviennent au cœur même de la critique de Lucrèce et de Virgile. 2. Cf. J. Calvin, Institution de la religion chrétienne, texte original de 1541 réimpr., A. Lefranc (dir.), par H. Châtelain et J. Pannier, Bibliothèque de l’École des Hautes Études, 2 vol., Paris, Champion, 1911, cf. en particulier le chap. x, Des Sacrements, t. U, p. 565-581 ; mais aussi chap.xn, De la Cène du Seigneur, § 2 «En quel sens le pain est appelé corps du Christ, etc. Contre la transsubstantiation. Valeur du signe. Ne pas l’atténuer, ni l’exagérer», p. 629-631. 3. J. Calvin, op. cit., p. 576.

PENSER LE SIGNE

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Calvin affirme ainsi que ce n’est pas l’arbre qui donne l’immortalité, ni l’arc-en-ciel qui avait le pouvoir de retenir les eaux - l’arc-en-ciel étant « seulement une réverbération des rays du Soleil encontre les nuées ». Ces signes ne sont pas les causes ni la raison de ce qu’ils annoncent, mais « la marque engravée en eux par la parole de Dieu, pour estre enseignes, et seaux de ses promesses ». Cela lui permet de préciser que, avant d’être des signes, l’arbre était arbre et l’arc-en-ciel arc-en-ciel; mais après avoir été marqués par la parole de Dieu, il leur a été conféré une nouvelle forme, pour commencer d’être ce qu’avant ils n’étaient pas. Ainsi l’arc-en-ciel est encore aujourd’hui témoin de cette promesse. Calvin peut alors écrire : Parquoy si quelque Philosophe [...], pour se moquer de la simplicité de nostre Foy, dit que celle variété de couleurs de rays du Soleil est de la nuée opposite : nous aurons à luy confesser. Mais nous pourrons reprendre son ignorance, en ce qu’il ne recongnoist point Dieu estre le Seigneur de nature : qui selon sa volonté use de tous elemens pour s’en servir à sa gloire. Et si au Soleil, aux Estoilles, à la Terre, aux PierTes, il eust engravé et donné telles marques et enseignes : tout cela nous seraient Sacremens1. On n’est pas loin de l’idée du spectacle du monde, de la providence divine, défendue dans le premier chapitre de Y Institution, où il était dit qu’il n’y a pas une si petite portion du monde en laquelle ne reluise quelque étin­ celle de sa gloire. Sauf que si toutes les choses peuvent être considérées comme des signes de la gloire de Dieu, tous les signes ne se valent pas : certains sont donnés directement par Dieu, pour confirmer sa promesse. Ils sont alors comme une signature ou un cachet apposé au bas d’une lettre, qui certifie son contenu sans s’y substituer. Ils confortent la foi, sans en être la cause. A lui seul le cachet ne saurait faire foi, mais il aide la foi une fois qu’elle est là. Le signe n’est donc pas une preuve, il est une confirmation2. Il n’est pas besoin ici de rappeler la position calviniste contre la doctrine de la transsubstantiation et la part que prend la valeur du signe dans cette démonstration, pour se rendre compte du rôle déterminant que joue la position du signe dans la manière de démarquer une doctrine et d’en écarter d’autres. On pourrait multiplier les exemples. Cela étant, les enjeux contenus dans une problématique du signe, même s’ils engagent souvent une confrontation avec la théologie, ne sont pas seulement théologiques. Ils semblent devoir concerner au moins trois questions fondamentales : 1) les fondements du savoir, le rapport du signe à la vérité et à la certitude de la connaissance ainsi qu’à la croyance; 1. M / d., p. 576-577. 2. On peut regretter que Malet n’ait pas poussé plus loin sa comparaison entre Calvin et Spinoza sur le problème du statut des signes, de manière à faire émerger non seulement des points de convergence mais aussi des différences.

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INTRODUCTION

2) la méthode à suivre dans les sciences comme manière d’ordonner et de mesurer, ainsi que la part que prend l’imagination dans ces procédés - ce que Bacon avait déjà appelé Yinterpretatio naturae et la classification des données de l’expérience; 3) la distinction des domaines de la connaissance naturelle et de la théologie, qui repose en grande partie sur une hétéronomie généralement assumée entre les signes de la nature et les signes de Dieu. Si l’on s’en tient simplement au troisième de ces enjeux, la seule considération d’une œuvre comme le TTP montre que Spinoza a sans doute voulu trancher à sa manière le nœud de nombre de débats et de disputes. L’analyse de la connaissance prophétique, la critique des miracles, la méthode rationnelle d’interprétation des signes de l’Écriture, et plus généra­ lement la naturalisation de l’essence de tout signe constitue l’un des apports indiscutables du spinozisme aux questions qu’une époque se pose sur sa manière d’ordonner, d’interpréter et de comprendre les signes. Tout porte à croire que Spinoza, bien au delà du TTP, ait médité tous ces problèmes ayant trait directement ou indirectement à la nature de la représentation et de la signification. Est-ce suffisant pour lui conférer une originalité quant à sa pensée du signe ? La question mérite au moins d’être posée. Spinoza et le signe Si l’on regarde à présent les textes, que constate-t-on à une première lecture? Paradoxalement une certaine dissémination de l’usage d’une notion qui donne l’impression de recouvrir un champ sémantique assez large, pour ne pas dire vague. Spinoza ne semble pas reprendre à son compte les distinctions communément admises de son temps et dont on retrouve une indication dans les lexiques1. Il ne procède jamais à une analyse détaillée et exhaustive du signe sur le modèle de ce que l’on peut rencontrer par exemple dans les Eléments of Laws ou le Leviathan2 de 1. Micraelius, dont le lexique enregistre la terminologie de la philosophie scolastique et protestante, après avoir défini le signe comme quod ostendit se, & praeter se aliud repré­ sentai, distingue neuf senSdu signe [signum] articulés selon autant d’oppositions : 1) necessarium ou non necessarium ; 2) physicum & naturale ou arbitrarium ; 3) divinum ou humanum ; 4) significativum ou exhibitivum ; 5)formate ou instrumentale ; 6) manifestativum ou commonefactivum; 7) theoreticum oupracticum; 8) rememorativum ou demonstrativum; 9) inseparabile ou concurrens; cf. J. Micraelius, Lexicon Philosophicum terminorum philosophis usitatorum, Jena, 1652, (1662), entrée « signum » ; pas de grandes différences dans le lexique de Chauvin, qui enregistre la terminologie scolastique et cartésienne; il ajoute simplement à cette liste le signeproximum et remotum; cf. S. Chauvin, Lexicon philosophicum, Rotterdam, 1692 (1713), entrée « signum ». Pour une analyse étymologique, sémantique et historique des emplois du terme « signe » [semeion, signum] dans les traditions philosophique, médicale et théologique, cf. M. L. Bianchi (a cura di), Signum, Atti del IX Colloquio Intemazionale, Roma, 8-10gennaio 1998,LessicoIntellettualeEuropeo,Firenze,01schki, 1999. 2. Cf. en particulier partie I, chap. m, iv, v, xiv, et partie H, chap. xxxi.

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Hobbes, ou dans l’effort de systématisation dont témoignent les auteurs de La logique ou l’art de penser de Port-Royal1. Aucune distinction n’est établie, par exemple, entre les tekmeria, ou signes certains (comme la respiration peut l’être de la vie des animaux) et les semeia, ou signes probables (comme la pâleur peut l’être de la grossesse chez les femmes)2. Aussi, quand il est question de définir la vie et la mort d’un corps, Spinoza n’a pas recours au diagnostic d’un signe particulier considéré comme discriminant de la vie et de la mort (comme la froideur ou la raideur du corps)3, mais il s ’ appuie sur la manière qu ’ a le corps de se perpétuer comme mémoire de ses pratiques de vie. Spinoza ne s’attache pas davantage à réitérer une distinction, pourtant elle aussi classique, entre les signes dits naturels et les signes artificiels ou conventionnels4, semblant ainsi vouloir rester fidèle à son refus d’opérer un partage entre ce qui relèverait de l’artifice et ce qui au contraire serait naturel. Enfin, contrairement au Descartes des Passions de l ’âme, il ne semble pas non plus accorder grande importance à une sémiologie des passions sur la base de leur manifestation somatique (les larmes, le rire, la rougeur, la pâleur...). Cela ne signifie pas qu’il ne reconnaisse pas leur réalité; simplement les signes, comme critère pour reconnaître et classer les passions, ne l’intéressent pas. En fait, Spinoza fait l’économie d’une caractérisation des signes, qui accompaghe traditionnellement leur théorie, et parfois met tout en œuvre pour que l’on relativise la valeur attribuée à certains d’entre eux réputés pour être des indicateurs naturels des choses (de la vie, des passions, etc.). Il ne s’intéresse à leur système de différences que quand la nécessité de la démonstration le requiert, comme c’est le cas, par exemple, lors de l’ana­ lyse de la prophétie (distinction entre la voix et la figure), ou quand il s’agit d’établir les éléments morphologiques d’une langue comme l’hébreu (distinction entre les lettres, les voyelles, les syllabes, les mots...), ou encore quand il est question de recenser les différents sens d’un terme dans un texte (le sens du mot « esprit », ou du mot « feu » dans l’Écriture). Tout se passe comme si les signes étaient considérés par eux-mêmes comme 1.«Quand on ne regarde un certain objet que comme en représentant un autre, l’idée qu’on en a est une idée de signe, et ce premier objet s’appelle signe. C’est ainsi qu’on regarde d’ordinaire les cartes et les tableaux. Ainsi le signe enferme deux idées : l’une de la chose qui représente, l’autre de la chose représentée, et sa nature consiste à exciter la seconde par la première»; A. Amauld et P.Nicole, La logique ou l’art de penser, Paris, Gallimard, 1992 (1962), partie I, chap. rv, p. 46. 2. Ibid. 3.«Aucune raison ne me force à penser que le Corps ne meurt que s’il se change en cadavre » ; EIV, 39 sc (G.ïï. 240.20-21 ). 4. Cf. Sextus Empiricus, Hypotyposes, H, 10-11, with an English translation by R. G. Bury, Cambridge Massachusetts, London England, Loeb Classical Library, Harvard University Press, 1990 (1933), p. 213-237.

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inaptes à délivrer le contenu de leur signification. Le signe ne constituerait pas en soi un critère univoque de distinction et de vérité, mais serait plutôt un auxilium qui aiderait à discriminer selon des plans d’analyse qui ne dépendent pas des signes. L’approche du signe chez Spinoza n’est donc pas classique en ce sens : elle ne passe ni par des oppositions taxinomiques (signes naturels ou conventionnels, signes arbitraires ou institués), ni par une hiérarchisation (signes naturels et signes surnaturels). En revanche, une attention soutenue est prêtée à leur usage, au contexte dans lequel ils émergent, à l’histoire dont ils sont porteurs, aux habitudes qu’ ils traduisent, ou encore aux enjeux théoriques et pratiques dont ils font l’objet. C’est même un aspect qui revient souvent sous sa plume, et qu’il convient de souligner. Aussi, quand il s’agit de déterminer la signification du mot verum, Spinoza renvoie à son origine dans l’usage vulgaire des récits1 ; quand il est question d’expliquer la signification du motpomum ou celle d’une marque laissée sur le sable, il indique dans l’habitude [consuetudo] l’élément constitutif de sa significa­ tion2; enfin, c’est encore à l’usage qu’il a recours, quand il détermine le sens de ce qui est sacré et profane3. Si tel est le résultat d’un premier constat, un second doit venir immédia­ tement s’y ajouter: quand le terme «signe» [signum] est explicitement convoqué dans le texte, il l’est presque toujours à des moments topiques des développements spinoziens. Un bref rappel de quelques extraits bien connus devrait suffire à l’illustrer : ainsi estimons-nous impossible que Dieu se soit fait connaître aux hommes par un quelconque signe [teeken] extérieur4; pour avoir la certitude du vrai, il n’est besoin d’aucun signe [signo] que la possession de l’idée vraie [...]; la vérité ne requiert aucun signe [signo]5 ; et si maintenant quelqu’un demande à quel signe [signo] nous pourrons donc reconnaître la diversité des substances [...] on chercherait ce signe [signum] en vain6; les prophètes n’étaient pas certains de la révélation de Dieu par la révélation elle-même, mais par quelque signe [signo]1 ; le signe [signum] unique et le plus certain de la vraie foi catholique [.. .1 est [...] lajustice et la charité8. 1. « La première signification de vrai et de faux semble avoir son origine dans les récits ; et l’on dit vrai un récit quand le fait raconté était réellement arrivé » ; CM, 1,6 (G.1.246.23-26). 2.Cf.£n, 18sc(G.n. 107.16-28). 3. Cf. 7TP, chap. xn (G.m. 160.21-32 ; Œuvres IEL 432-434.25-3). 4. /H', 11,24, § 10(G.1.106.19-21). 5. T1E, § 35 et § 36 (G IL 15.9-10; G EL 15.15). 6. EL 10 sc (GEL 52.17-21). 7. TTP, chap. n (G.IEL 30.18-19 ; Œuvres HL 114.17-18). 8. £p,76(G.IV.318.11-13).

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Par ailleurs, Spinoza souligne plus d’une fois cette tendance humaine à vouloir voir des signes dans toutes les choses : la métamorphose invoquée dans le deuxième scolie de la proposition 8 de la première partie de Y Éthique nous rappelle que les hommes confondent substances et modes, mélangeant toutes les choses, passant de l’une à l’autre sans critèrel. Si le signe ne fait pas en apparence l’objet d’une analyse particulière, Spinoza semblant s’occuper moins de ses aspects empiriques que de sa nature cognitive générale, les quelques exemples cités confèrent au signe une certaine valeur « logique » (son statut de critère ou de non-critère de la distinction ou de la certitude par exemple). C’est de cette logique que l’on voudrait ici essayer de rendre compte. Il apparaît d’ores et déjà, en effet, que la fonction du signe dépasse, sans pour autant l’exclure, une définition strictement linguistique. Sans doute Filippo Mignini a-t-il eu raison de reconnaître dans le signe spinozien une fonction générale qui est à la fois indicative et expressive2 (encore que, comme on le verra, ce soit Vidée du signe, et non le signe lui-même, qui exprime et indique), mais cela semble encore trop vague pour nous permettre de mieux caractériser sa nature et son fonctionnement à l’intérieur du système. La genèse de l’ imagination Qu’est-ce qu’un signe, en quoi consiste sa nature, comment se constitue-t-il, à quel type de relation fait-il appel, quelle est sa place dans le système spinoziste? Très vite il est apparu que pour satisfaire à ces questions il aurait fallu auparavant répondre impérativement à d’autres, laissées dans l’ombre par la critique: qu’entend Spinoza par image [imago], quelle est son essence et son origine? Cela renvoyait à d’autres notions, comme à celle de «trace» [vestigium] ou d’«impression» [impressio], et, plus encore, au processus de leur formation dans le corps. Cette manière régressive de poser les problèmes était le meilleur indice qu’il fallait changer de point de vue : renoncer à un regard descriptif, quitte à le retrouver par la suite, pour pénétrer les textes de l’intérieur dans leur progression même. Alors que nous cherchions, dans un premier temps, des objets précis et déterminés sur lesquels mettre la main, un peu comme pour se rassurer que l’on tient bien son sujet, les textes, eux, semblaient se soustraire à cette entreprise, et renvoyer plus à un processus de constitution. 1. D’autres textes vont dans ce sens ; par exemple TIE, § 68 (G.H. 26.6-9), ou le début de la préface du 7T/> (G.m. 5.23-25). 2. Cf. F. Mignini, Ars imaginandi. Apparenza e rappresentazione in Spinoza, p. 198. Le signe a une double puissance. Il est à la fois indice et preuve, il permet l’hypothèse et 1 infé­ rence, c’est-à-dire qu’il renvoie à autre chose ; en même temps il est expressif, au sens où i a une réalité formelle propre.

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Il fallait donc suivre les textes dans leur manière de poser et d’engendrer les problèmes, avec la conviction que leur démarche même devait nous apprendre quelque chose d’essentiel sur le signe. À la manière des géo­ mètres, la méthode spinoziste consiste à tracer et construire les essences des choses à partir de leur cause. Ce procédé justifie une approche qui assume le signe en premier lieu comme quelque chose dont il s ’ agit de produire positi­ vement le concept, et seulement ensuite comme un « objet » empiriquement caractérisé par un usage participant d’un système de différences donné. Les signes n’apparaîtront alors dans leur foisonnante variété et sous toutes les figures qu ’ il leur est donné de revêtir, qu ’ une fois que 1 ’ on sera parvenu à en expliciter les conditions, à en suivre pas à pas la constitution ; autrement dit, à en produire une définition, c’est-à-dire, selon la méthode spinoziste, à retracer les linéaments d’une genèse : une genèse de l’imagination. A cet égard, le TTP reste sans aucun doute une œuvre importante, quant à sa façon de penser la nature et le fonctionnement du signe. Une étude spécifique lui sera consacrée. Mais il n’est pas dit qu’il soit le seul texte à le faire, ni même celui où gît l’essentiel de la doctrine. Le TTP s’ouvre sur des bases anthropologiques1 : les mécanismes de l’imagination et les signes y sont surtout analysés dans le cadre de la superstition. Or, si ces prémisses répondent aux objectifs affichés du traité, elles ont elles-mêmes des fonde­ ments, qui plongent leurs racines dans le corps et sa puissance d’affecter et d’être affecté. C’est surtout dans la seconde partie de l'Éthique qu’il faudra aller rechercher les premières traces d’une pensée du signe. On aura pris soin au préalable d’en élucider les présupposés par une analyse de ce qui constitue le cœur même de l’idée, le noyau à partir duquel celle-ci affirme et signifie : la sensation. Une recherche sur la nature du signe spinoziste qui se veut «génétique» ne pouvait pas ne pas conduire, en effet, à s’interroger sur l’essence même de l’idée [idea], sur les relations qu’elle entretient avec les autres, sa manière de produire du sens, son rapport au corps. Sur ce point le spinozisme se démarque d’autres auteurs, notamment Descartes et Hobbes, dont les doctrines sont un objet permanent de confrontation sur des problèmes tels que le doute [dubitatio], l’étonnement [admiratio], l’union de l’âme et du corps [unio]. Cependant cette confrontation ne sera jamais envisagée en tant que telle, mais seulement parce qu’elle permettra d’éclairer au mieux les principes à partir desquels se déploie la conception du signe chez Spinoza. Il importera de faire émerger les moments constitutifs de la doctrine de l’imagination, en soulignant les effets de rupture, les «plis» à partir desquels le discours spinozien, sous l’apparente linéarité des textes, 1. Si homines... ainsi débute le traité ; cf. TTP, praef (G.III. 5.1 ; Œuvres DI. 56.1).

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progresse et redéploie son jeu de différences. C’est là que les textes appa­ raîtront dans toute leur densité, leur richesse, leurs difficultés aussi. Après avoir mesuré pas à pas les conditions ontologiques, phénoménologiques et physiques qui permettent à Spinoza de fonder sa théorie de l’imagination, on analysera de près sa conception de la trace, de l’image, et dans leur prolongement celle du signe, dont on verra certains usages dans la dernière partie. C’est pourquoi l’étude du TTP ne sera proposée qu’à la fin, pour mieux illustrer une pensée que Spinoza avait déjà élaborée, ou était en train d’élaborer, selon une logique construite dans YÉthique, après avoir été préparée par le TIE. Pour nous aider dans ce parcours, on ne se munira d’aucun modèle em­ pirique du signe préétabli, qui risquerait par ses sous-entendus de faire écran à la compréhension des textes. On ne projettera pas non plus sur la lettre du texte une doctrine de la signification déjà constituée, telle que Spinoza aurait pu la trouver chez Hobbes ou dans la Grammaire et la Logique de Port-Royal, ou encore chez Thomas d’Aquin1, Augustin2 ou Sextus Empiricus. On n’y aura recours que si elles ressortent et s’imposent de l’examen même des textes. On peut en effet supposer, sans trop de risque de se tromper, que Spinoza a lu et médité ces œuvres, ou du moins qu’il a eu connaissance de leurs doctrines3. Mais c’est un fait : il ne s’y réfère jamais, ni pour les assumer, ni pour les critiquer. On ne le fera donc pas à sa place. Il revient à Foucault le mérite certain d’avoir su exhumer les vestiges souterrains de ce qu’il a nommé « les codes fondamentaux d’une culture», d’en avoir indiqué la valeur d’ordre, à la fois «ce qui se donne dans les choses comme leur loi intérieure, le réseau secret selon lequel elles se regardent en quelque sorte les unes les autres et ce qui n’existe qu’à travers la grille d’un regard, d’une attention, d’un langage»4. Or, il ne fait pas de doute que l’une des manières par lesquelles la philosophie de l’âge classi­ que a voulu reconfigurer le savoir, a été celui d’un nouveau régime de la causalité. C’est en repensant de fond en comble le mot d’ordre scire per l.Sur la sémiologie de Thomas d’Aquin, cf.E.Marmy, La philosophie du signe. Les catégories sémiologiques, Faculté des Lettres de l’Université de Fribourg (Suisse), 1969. 2. Pour les influences de l’augustinisme au xvn® siècle on pourra se reporter à l’étude d’André Robinet, Le langage à l’âge classique, Paris, Klincksieck, 1978; cf. également H. Gouhier, Cartésianisme et augustinisme au XVIIe siècle, Paris, Vrin, 1978. 3. La logique ou l’art de penser de Antoine Amauld et Pierre Nicole dans l’édition de 1662 figure dans la bibliothèque de Spinoza; il est peu probable que Spinoza n’ait pas lu le Léviathan, si on considère la proximité et le parallèle de certaines parties du TTP avec l’œuvre de Hobbes. Sur la diffusion de l’œuvre de Hobbes aux Pays-Bas, cf.C.Secrétan, «La réception de Hobbes aux Pays-Bas au xvn* siècle», Studio Spinozana, vol. 3, Spinoza and Hobbes, Walther& Walther Verlag, 1987, p. 27-46. 4. M. Foucault, Les mots et les choses, p. 11.

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causas de la science aristotélicienne déclinante, à travers sa nouvelle formulation dans le champ de la science moderne naissante (en particulier par la redéfinition du mouvement et de ses lois)1, que la philosophie réordonne la nature des choses et celle de la ratio à partir d’un nouveau modèle de causalité. Nul doute que Spinoza, sur la voie d’un nécessitarisme absolu, ait poussé au plus loin cette logique, au point d’identifier la nature de la chose [res] à celle de la cause [causa]2. C’est donc dans le cadre de ce vaste projet que la nature du signe et celle de son fonctionnement doivent être reconsidérées. De même que pour comprendre rationnellement ce qu’est une chose, il est nécessaire de comprendre ce qu’est une relation causale, de même, pour comprendre ce qu’une chose est pour l’imagina­ tion, il est nécessaire de comprendre ce qu’est et ce que fait un signe. La distinction et la relation chez Spinoza entre les différents genres de connaissance devra donc se situer à ce niveau : dans l’imagination la chose est signe ; dans les autres genres de connaissance elle est cause. La question qui semble alors devoir se profiler à l’horizon, et qu’il faudra garder en mémoire, est la suivante : quel rapport entretiennent la cause et le signe? Autrement dit, comment s’articulent le régime de la cau­ salité et celui de la signification? À ces problèmes, il semble que Spinoza ait profondément médité, pour enfin apporter sa réponse. Les pages qui suivent sont consacrées au signe et à son fonctionnement; mais il est évident qu’il faudra tôt ou tard en mesurer toutes les conséquences sur la conception générale que Spinoza eut de la causalité, et sur ce qu’il lui est arrivé d’appeler une «logique vraie». Spinoza a toujours soutenu que les idées inadéquates étaient en elles-mêmes tout à fait positives; il n’y a rien en elles par quoi on puisse les dire fausses. Elles expriment partiellement les choses qu’elles signifient. Elles sont donc une partie. Mais une partie de quoi, de quelle totalité? Formulons cette hypothèse: le signe n’exprime que partiellement la cause, celle-ci constituant pour Spinoza la définition 1. Sur l’histoire de la causalité, cf. V. Carraud, Causa sive Ratio. La raison de la cause de Suarez à Leibniz, Paris, P.U.F., 2002 ; E. Yakira, La causalité de Galilée à Kant, Paris, P.U.F., 1994; C.Giacon, La causalità nel razionalismo modemo. Cartesio, Spinoza, Malebranche, Leibniz, Milano, Bocca, 1954. 2. Ce point a été démontré par Alexandre Matheron, «La chose, la cause et l’unité des attributs», Revue des sciences philosophiques et théologiques, t.82, n°l, janvier 1998, p. 3-16 ; Pierre Macherey remarque que l’énoncé de la célèbre proposition 7 (ordo et connexio idearum idem est ac ordo et connexio rerum) est traduit par Spinoza en terme de causalité dans la démonstration de la proposition 9 (ordo et connexio idearum idem est ac ordo et connexio causarum); cf.P.Macherey, Introduction à /'Éthique de Spinoza. La seconde partie. La réalité mentale, Paris, P.U.F., 1997, p. 74; cf. également E. Balibar, « Individualité, causalité, substance : réflexions sur l’ontologie de Spinoza », Spinoza, Issues and Directions, The Proceedings of the Chicago Spinoza Conférence, edited by Edwin Curley and PierreFrançois Moreau, Leiden, New York, Kpbenhavn, Kôln, E. J. Brill, 1990, p. 58-76.

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complète et adéquate de la chose [res]. L’exprimant, il la manifeste, du moins en partie. On peut alors supposer qu’une théorie de la signification complète des choses coïncide avec leur explication causale, et vice versa qu’une pensée adéquate de la causalité vaut une théorie complète de la signification. Il s’agit donc d’apprécier quelle est la part d’une sémiologie (mais mieux vaudrait ici parler de sémiotique) dans le régime général de la causalité. Or, précisément, il n’est pas tout à fait sûr que la position de Spinoza à ce sujet puisse être confondue avec celle de son époque.

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Première section SENSATIO

Chapitre premier DOUTE ET SENSATION

L’HYPOTHÈSE DU MONOÏDÉISME

A défaut d’en partager l’esprit, Spinoza aurait pu faire sienne l’expression de Descartes « c’est l’âme qui sent, & non le corps » l. Comme pour Descartes, mais avec des présupposés et des conséquences bien diffé­ rents, la sensation doit être considérée stricto sensu comme se situant « du côté » de l’esprit et non du corps. Le corps, lui, se meut ou est en repos, peut ou ne peut pas, mais à proprement parler il ne sent pas. Cependant, si la sensation relève de la pensée, le corps n’y est pas pour rien. Spinoza pourra écrire dans le TIE : l’idée n’est en soi [in se] rien d’autre qu’une certaine sensation [nihil aliud nisi talis sensatio]2. Ne serait-ce que par son côté lapidaire et impromptu, cette quasi définition, sur laquelle on a coutume de passer sans s’y arrêter3, a de quoi surprendre. Quoique cartésienne dans l’allure, sous son air d’évidence elle a quelque chose d’étrange et de difficile à saisir. Spinoza semble en dire trop ou pas assez, un peu comme si, pour éclairer la nature de l’idée, il fallait 1. R. Descartes, Dioptrique, Discours IV, intitulé « Des sens en général » (AT. VI. 109) ; cf. aussi Principes, 1,9 (AT. LX. 28). 2. TIE, § 78 (G.Ü. 29.29). 3. Àune exception près au moins: cf.G.Boss, «Les principes de la philosophie chez Hobbes et chez Spinoza », Studia spinozana, vol. 3, Spinoza and Hobbes, Walther & Walther Verlag, 1987, p. 87-123, en particulier p. 92-93. On trouve une analyse intéressante de ce paragraphe chez M. A. Gleizer, Verdade e certeza em Espinosa, Porto Allègre, L&PM, 1999, p. 179-200.

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SENSATIO

nous en remettre à une notion, qui, telle qu’elle est livrée, n’est guère plus éclairante. Sans doute cela est-il dû à l’opacité d’un sujet qui hérite des lumières, mais aussi des ombres du cartésianisme. Que veut dire ici idée en soi ? Que faut-il entendre par sensation ? Le terme sensatio n’est pas répertorié dans les glossaires de l’antiquité classique, quasi étranger au latin médiéval, il n’est pas recensé dans les lexiques .de l’époque1. Introuvable chez Descartes, on le chercherait en vain chez Hobbes, qui utilise le terme sensio\ absent chez Bacon, le Novum Organum préférant sensus, il ne figure pas non plus dans la Philosophia S. Scripturae Interpres de Meyer. Cette rareté ne fait qu’accroître l’intérêt pour un terme que Spinoza pouvait utiliser pour mieux signaler l’originalité de sa pensée2. Alors que le RDCPP, redevable du lexique cartésien, est peu probant, tout comme le KV, dont il est difficile, en l’absence de l’original ou de la copie latine, d’appréhender le sens latin derrière la lettre néerlan­ daise3, le TIE et Y Éthique en revanche témoignent d’un usage rigoureux de locutions telles que sensatio, sensationes, sentire. Si dans le CM sensatio n’est présent qu’une seule fois4, il l’est dans un sens attesté par le TIE, où sensatio fait référence à l’acte du sentire5. Dans YÉthique, le substantif 1. Ni dans R. Goclenius, Lexicon Philosophicum, Francofurti, 1613, ni dans Micraelius, Lexicon Philosophicum, Stetini, 1662, pas plus dans Spanoghe, Synonimia latino-teutonica (ex Etymologico C.Kiliani deprompta). Latijnsch-Nederlandsch woordenboek der XVII eeuw, Antwerpen-Gent-’s-Gravehange, 1889. 2. Pour une analyse du lexique du TIE, cf. F. Mignini, «Annotazioni sul lessico del Tractatus de intellectus ementatione», Spinoziana. Ricerche di terminologia filosofica e critica testuale, Lessico Intellettuale Europeo, a cura di Pina Totaro, Firenze, Olschki, 1997, p. 107-123 et F. Akkerman, «La latinité de Spinoza et l’authenticité du texte du Tractatus de intellectus emendatione», Revue des Sciences philosophiques et théologiques, LXXI, 1987, p. 23-29. 3. C’est ce que tente de faire Filippo Mignini : gevoel traduirait sensatio, et gevoelen sentire, alors que les NS traduisent les occurrences de sensatio du TIE et RDCPP-CM par goeveling-, cf.F.Mignini, «Sensus/sensatio in Spinoza», Lessico Intellettuale Europeo, Sensus-sensatio, a cura di M. L. Bianchi, Firenze, Olschki, 1996, p. 276-281. 4. CAf,I,l(G.1.234.21-25). 5.Selon Filippo Mignini, le TIE emprunterait à Descartes les éléments suivants: « 1) l’attribution des sensations au domaine des idées : bien que Descartes n’identifie pas les sensations (qu’il appelle perceptiones) et les idées, il considère toutefois l’acte du sentir comme une pensée; 2) la thèse d’une production continue en nous d’idées-sensations, qui en grande partie ne dépendent pas de nous; 3) la thèse [...] selon laquelle la sensation de l’union avec le corps est l’effet et la raison suffisante pour affirmer qu’une telle union est réelle » ; F. Mignini, « Sensus/sensatio in Spinoza », p. 275. Sur la sensation chez Descartes, cf.F.de Buzon, «Le problème de la sensation chez Descartes», Autour de Descartes. Le problème de l’âme et du dualisme, publié par J.-L. Vieillard-Baron, Paris, Vrin, 1991, p.85-99 et J.-M.Beyssade, «Sensation et idée: le patron rude». Antoine Amauld. Philo­ sophie du langage et de la connaissance, études réunies par J.-C. Pariente, Paris, Vrin, 1995, p. 133-152; cf. aussi J.-R. Armogathe, « Sémantèse de sensus-sens dans le corpus cartésien », Lessico Intellettuale Europeo, Sensus-Sensatio, Firenze, Olschki, 1996, p. 233-252. On a

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disparaîtra complètement au profit de affectio et affectus, tandis que les formes verbales de sentire survivront. Percipere c’est assurément connaître. Sentire aussi. Le premier vaut plutôt pour les corps extérieurs, alors que le second se rapporte uniquement au corps et à l’esprit du sujet percevant1. Aussi la sensatio est-elle le reten­ tissement interne à l’union de l’âme et du corps lors de la perception. Elle est l’indice même de cette union. Un sentir est ainsi logé au cœur de toute perception. À la relecture de l’extrait du TIE, la thèse que l’idée en soi n’est rien d’autre qu’une certaine sensation apparaît comme la conclusion d’une hypothèse : si dans l’âme [in anima] il n’y avait qu’une seule idée [unica sit idea], qu’elle soit vraie ou fausse, il n’y aurait aucun doute, et non plus de certitude : mais juste une certaine sensation [tantum talis sensatio]. L’idée n’est en soi [en se] rien d’autre qu’une certaine sensation [nihil aliud nisi talis sensatio]1. Bernard Rousset estime que dans le T1E le terme sensatio «sert à désigner une perception nue, restant indéterminée», sans en dire davantage3. Pourtant l’hypothèse qui gouverne ce passage aurait dû attirer l’attention sur le fait que, réduisant l’esprit à son expression la plus simple, elle nous contraint à considérer l’idée abstraction faite de toutes les autres avec lesquelles elle constitue l’activité pensante4. Le problème n’est pas tant de savoir si de tels esprits existent, que de comprendre ce que connaî­ trait un esprit qui ne serait qu’une seule et unique idée. De l’aveugle de naissance recouvrant la vue chez Hobbes à la statue de Condillac, en passant par l’huître qui n’est que sensation de faim chez Hume, la question de savoir ce que serait une première ou une seule sensation n’est pas rapproché la sensation spinoziste des doctrines de Aristote et Télésius; cf. H. A. Wolfson, La philosophie de Spinoza. Pour démêler l’implicite d’une argumentation, trad. de A.-D. Balmès Paris, Gallimard, 1999, p. 451-458. 1. C’est le cas dès le TIE. Au § 60, sera explicitée la distinction entre sentire, & multis modis percipere : le verbe sentire est réservé à l’âme qui se perçoit elle-même [se ipsam], alors que percipere indique la connaissance des choses qui existent [res, quae existunt], c’està-dire celles extérieures à l’âme (G.Ü.23.13-14). Quant à l'Éthique, déjà Gueroult remarquait : « L’union de l’Âme et du Corps est l’objet d’un sentiment : nous ne sentons pas les corps extérieurs, nous les percevons seulement par l’intermédiaire des affections de notre Corps, lesquelles sont elles-mêmes objets de sentiment » ; M. Gueroult, Spinoza. L’Âme, t. H, Paris, Aubier Montaigne, 1974,p. 134, n. 54. 2. 77£,§ 78 ;G.II. 29.27-29. 3. TIEfR. 343. Auparavant Rousset avait qualifié la sensation de « réalité évanescente et flottante » {TIEfR. 296). 4. Contrairement à Rousset, Filippo Mignini pense que cette sensatio est « une sensation déterminée d’un corps déterminé », mais il passe un peu vite sur l’expérience de pensée qui est ici proposée ; cf. F. Mignini, « Sensus/sensatio in Spinoza », p. 272.

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nouvelle. Cependant, ici, l’hypothèse du «monoïdéisme» n’est pas le résultat d’un dénombrement, qui, après avoir ramené les idées à un genre commun, les considérerait comme des unités à part entière1. Spinoza propose l’expérience de ne penser dans l’âme que l’idée in se sola considerata, qui finit donc par coïncider avec la totalité de l’esprit. Avoir une seule et unique idée dans l’âme n’est donc pas la même chose qu’avoir une seule pièce de monnaie dans la poche. Il en va de même pour toutes les questions qui portent sur l’essence, puisque aucune définition ne doit envelopper ni exprimer un nombre précis d’individus2. Le terme anima dans le TIE est utilisé pour faire référence à l’esprit dans son rapport d’union/distinction au corps3. L’acte, qui doit être exclusivement rapporté à l’esprit dans sa relation au corps, et que Spinoza se décide ici à nommer sensatio, serait alors, pour reprendre l’expression de Rousset, une « perception nue ». Qu’est-ce qu’une perception nue? De quoi est-elle dévêtue au juste? Avec la sensatio, nous sommes conduits au cœur même de laperceptio, en ce qui l’anime de l’intérieur, son animus. Spinoza vient d’annoncer qu’il va traiter de l’idée douteuse, ou plutôt - précise-t-il - il va rechercher les choses qui peuvent nous conduire au doute, et en même temps la manière de le supprimer. Le cadre théorique est donc fixé, de même que l’objectif polémique du texte, qui vise l’attitude sceptique envers la connaissance, mais également la démarche cartésienne des Méditations, comme vont le confirmer les considérations qui suivent sur le Dieu trompeur. L’argumentation s’achèvera trois paragraphes plus loin sur la définition du doute comme suspensio animi, censé corriger la suspensio judicii, qui, comme l’on sait, est pour Descartes l’acte d’une volonté libre refusant son assentiment à une idée. Auront alors été reliés en une seule et même problématique volonté, épochè et doute. La croyance au libre arbitre d’une volonté se réservant le droit de donner ou pas son assentiment à une idée ne fait que renforcer celle en un pouvoir absolu de 1. Alexandre Matheron envisage à sa manière le « monoïdéisme de l’âme », mais il ne fait pas de rapprochement, ni donc de différence, avec l’hypothèse du TIE § 78 : « si notre milieu était uniforme et invariable, ou s’il nous infligeait à chaque instant une affection assez violente pour que toutes les autres, par rapport à elle, ne constituent plus qu’un arrière-fond indistinct, notre âme, réduite au monoïdéisme, retomberait dans la somnolence à laquelle sa nature ne la prédisposait pourtant pas » ; A. Matheron, Individu et communauté chez Spinoza, Paris, Minuit, 1988, (1969), p. 67 ; voir aussi p. 117). Chez Matheron le monoïdéisme parti­ cipe d’une arithmétique des idées et des affects, qui nous est confirmée par les expressions mathématisantes de nombre de ses analyses. Cette démarche ne peut pas s’appliquer à l’hypothèse du § 78, qui ne saurait en représenter un cas, même le plus simple. 2. On peut faire les mêmes considérations à propos du prétendu monisme de Spinoza; cf.P.Macherey, «Spinoza est-il moniste?», Spinoza: puissance et ontologie, M.Revault d’Allonnes et de H. Rizk (dir.), Paris, Kimé, 1994, p. 39-53. 3. Cf. P.-F. Moreau, Spinoza. L’expérience et l’éternité. Recherches sur la constitution du système spinoziste, Paris, P.U.F., 1994, p. 169, n. 4.

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suspension de l’esprit exercé par le doute. Cela a pour conséquence de nous rendre aveugle à la nature affirmative de l’idée, et au fait que celle-ci a une cause que très souvent nous ignorons. On retrouvera une critique de la même veine dans le dernier scolie d'Éthique II : pour couper court, Spinoza dira alors que « la suspension du jugement \judicii suspensio] est en vérité une perception {perception et non une libre volonté »l. Veradubitatio Il n’y a pas de doute [dubitatio] donné à travers la chose même dont on doute, car le doute « sera donné à travers une autre idée qui n’est pas si claire et distincte que nous puissions en inférer quelque chose de certain à propos de la chose dont on doute»2. Cela revient à refuser d’assimiler le doute à une suspension arbitraire de la pensée. Si le doute est « la suspension de l’esprit [suspensio animi] autour de quelque affirmation ou négation»3, il ne suffit pas de mettre une proposition à l’interrogative pour produire un doute. Il est donc faux de croire que l’on pourrait douter au gré de n’ importe quelle hypothèse. Douter réellement, sérieusement [serio]4, c’est en vérité être sujet à une perception qui enveloppe un type d’affectivité bien réel : hésiter, tergiverser, en un mot, fluctuer. Entre dubitatio etfluctuatio il n’y a

1. EU, 49 sc (G.ïï. 134.14-15). 2.7/£,§ 78 (G.H. 29.29-31). 3.G.II.30.30-31. Nous traduisons ici animus par «esprit»; il aurait été plus fidèle de traduire par «cœur» en conformité à l’usage du latin classique, sauf à donner à la phrase française une allure étrange. Néanmoins c’est ce sens-là qu’il faut retenir, le même qui est visé au § 9 avec l’expression commotiones animi (G.II. 7.22); cf. P.-F. Moreau, Spinoza. L’expé­ rience et l’éternité, p. 9 ; M. Korichi, « Le concept spinoziste de mens humana et le lexique du Tractatus de Intellectus Emendatione », Kairos, n° 11,1998, p. 9-32. 4. On se souviendra de l’insistance, dans le Prologue du TIE, des deux expressions : modo possem penitus deliberare (§ 7 ; G.H. 6.31) et modo possem serio deliberare (§ 10 ; G.II. 7.278). Les adverbes penitus et serio, que les NS rendent par ganschellijk («entièrement», «totalement»), expriment l’exigence et l’urgence d’une réflexion radicale; sur ce point, cf. P.-F. Moreau, Spinoza. L'expérience et l'éternité, p. 9, n. 9 et p. 173, n. 1. Le verbe delibe­ rare, qui a aussi un sens juridico-politique (que le français a conservé), ne veut pas dire sim­ plement « réfléchir », il recouvre aussi un sens pratique. Il n’est pas l’acte gratuit d’une pensée en vacance, mais la réponse attendue d’une pensée qui engage une détermination à agir dans un sens plutôt que dans un autre. Les verbes deliberare (de et libra, peser entre des idées) et dubitare (de duo, balancer entre deux) indiquent qu’il y a dans la délibération une pondération censée rétablir un équilibre que le doute est venu entamer. C’est pourquoi la deliberatio répond à la dubitatio', et on ne se libère d’une vera dubitatio que par l’effort d’une séria deliberatio, puisque cette dernière incame la solution théorique et pratique au mouvement de balance de la première. Aussi on n’est poussé à une sérieuse délibération que s’il y a un véri­ table doute qui nous y contraint. Telle semble avoir été l’expérience dont Spinoza fait le récit, comme le souligne l’emploi insistant du verbe cogéré dans sa forme passive aux § 6 et § 7.

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donc qu’une différence de degré, et non de nature *, la fluctuation de l’âme [fluctuatio animi] étant à l’affect ce que le doute [ •

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Chapitre x LES TRACES ET LA FORME

Le poète amnésique Une question mérite à présent d’être posée: jusqu’où les traces peuvent-elles aller dans la constitution de la forme? Jusqu’où sont-elles censées pouvoir modifier ce qu’elles affectent? En d’autres termes, doit-on considérer la traçabilité comme comprise dans le cercle clos de la forme et de ses figures, ou bien leur champ d’action est-il plus large que celui toléré par la forme? Les traces doivent-elle être restreintes à la seule considé­ ration de la nature qu’elles affectent, ou bien peuvent-elles la transformer? Il ne fait aucun doute que c’est là une question que Spinoza s’est posée. Les textes prouvent qu’il y a également répondu. Pour éclaircir ce point, on suivra le fil conducteur proposé par le verbe induere déjà convoqué. Bien que Spinoza n’utilise ce verbe que rarement, les deux autres occurrences que compte YÉthique sont précieuses. Il s’agit des scolies de £TV, 20 et de £IV, 39. On n’analysera dans le détail que ce dernier, qui fait plus directement référence à l’abrégé de physique. Mais il est clair que les problématiques (du moins en partie) qui y sont contenues concernent également le premier scolie consacré au suicide, où il est envisagé que la nature d’un Corps revête une autre nature qui lui est contraire [aliam naturampriori contrariant induat] *. On rappellera la proposition 39 : « Les choses qui font que le rapport de mouvement et de repos qu’ont entre elles les parties du corps humain est conservé, sont bonnes; au contraire mauvaises celles qui font que les parties du corps humain ont entre elles un autre rapport ». Ainsi, tout ce qui fait que la forme du corps se conserve et que le corps puisse être affecté de beaucoup de manières est bon. Inversement, «ce qui fait que le corps humain revêt une autre forme [aliam formant induat] », c’est-à-dire qu’il est détruit [destruatur], et donc « rendu tout à fait [omnino] inapte à pouvoir être affecté de plusieurs manières», est mauvais. Spinoza examine le l.£IV, 20 sc (G.H. 224.30).

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problème de la mort du corps, étant entendu qu’il n’y a de mort qu’en raison d’une cause extérieure. J’entends que le corps meurt, quand ses parties sont ainsi disposées qu’elles sont les unes envers les autres dans un autre rapport de mouvement et de repos. En effet, je n’ose pas nier que le corps humain, alors que la circulation du sang continue ainsi que d’autres choses par lesquelles on estime que le Corps vit, puisse néanmoins changer sa nature en une autre tout à fait différente de la sienne. En effet, aucune raison ne me force à admettre que le Corps ne meurt que s’il se change en cadavre; bien plus, l’expérience même semble me conseiller autre chose. En effet il arrive parfois qu’un homme pâtisse de changements [taies mutationes] tels qu’il me serait mal aisé de dire qu’il est le même, comme j’ai entendu raconter d’un certain poète espagnol [de quodam Hispano Poëta], qui avait été saisi par la maladie, et bien que rétabli, demeura dans un tel oubli [oblitus] de sa vie passée qu’il ne croyait pas que les Fables et les Tragédies qu’il avait faites fussent les siennes, et vraiment on aurait pu le prendre pour un enfant adulte [pro infante adulto] s’il avait aussi oublié [oblitus] sa langue maternelle [vemaculae linguae] '. Pour un corps, mourir c’est donc tout simplement changer [mutare\ de forme, se transformer2. Spinoza entend ici remettre en cause deux idées reçues. La première concerne une définition physiologique du corps vivant ; à quelles fonctions vitales doit-on juger qu’un certain corps est en vie (l’activité respiratoire, l’activité cardiaque, l’activité cérébrale, etc.). À cet égard, il n’est pas improbable, même si cela n’est pas dit explicitement, que dans cette catégorie Spinoza vise également la définition strictement mécaniste de la vie du corps humain, telle qu’elle est présentée par Descartes dans la première partie des Passions de l’âme à l’article 6, intitulé « Quelle différence il y a entre un corps vivant & un corps mort »3. 1. EIV, 39 sc (G.n. 240.15-28). 2. On ne reviendra pas sur l’idée selon laquelle le régime de la transformation naturelle est diamétralement opposé à celui de la métamorphose qui sort de l’imaginaire humain, si ce n’est pour dire que si la transformation du corps suppose une théorie des formes, la métamor­ phose des corps, elle, suppose une théorie des images ; (cf. l’article déjà cité de P.-F. Moreau, « Métaphysique de la substance et métaphysique des formes », p. 9-18). 3. Descartes y disait la chose suivante : « Considérons que la mort n’arrive jamais par la faute de l’âme, mais seulement parce que quelcune des principales parties du corps se corrompt; & jugeons que le corps d’un homme vivant diffère autant de celuy d’un homme mort, que fait une montre, ou autre automate (c’est-à-dire, autre machine qui se meut de soymesme), lorsqu’elle est montée, & qu’elle a en soy le principe corporel des mouvements pour lesquels elle est instituée, avec tout ce qui est requis pour son action, & la mesme montre, ou autre machine, lors qu’elle est rompue & que le principe de son mouvement cesse d’agir» (AT. XI. 330-331.22-7). Pour Descartes, le principe physiologique de la vie réside dans le cœur : « On meurt lors que le feu qui est dans le cœur s’esteint tout à fait » ; Passions de l'âme, H, art. 122(AT. XI. 418.13-14).

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La seconde idée, plus «vulgaire», concerne les aspects extérieurs de la mort : à quels signes reconnaissons-nous la mort. Évidemment, comme le sait bien la diagnose médicale depuis l’anti­ quité, ces deux approches sont indissolublement liées, car quel que soit le critère qui décide de la vie ou de la mort d’un corps, c’est toujours à certains signes que l’on en juge. Spinoza d’ailleurs ne semble pas directement remettre en cause ces pratiques, qui ont toutes leur raison d’être et leur utilité (médicale, juridique, politique, sociale, psychologique). Simple­ ment toutes ont une approche partielle, voire réductrice de la nature d’un corps et de sa vie. Toutes pensent pouvoir réduire la vie et la mort du corps à la présence ou l’absence de certains signes particuliers, qui en indiqueraient l’état de mort ou de vie. Toutes se fixent sur un signe et en font un critère de distinction. L’argumentation du scolie vise au contraire à faire passer l’idée qu’aucun signe du corps en particulier ne peut être considéré comme un critère absolu de vie et de mort. Spinoza oppose l’expérience à l’expé­ rience1, et essaye ainsi de déplacer le sens commun fixé sur une certaine représentation de la mort. Car il y a bien d’autres mutations qu’un corps peut subir, et qui font que, bien que jugé vivant sur la base de certains critères, il ne peut plus être considéré comme étant ce même vivant. À quoi Spinoza le juge-t-il? Certes pas à la ressemblance extérieure que ce corps pourrait avoir avec l’ancien ; mais à la mémoire que détient le corps de ses propres pratiques. C’est-à-dire, non à un signe en particulier, mais à toutes les marques, ou à leur partie plus importante, qui ont forgé la mémoire vivante et constituante d’un corps. Ce vieillard amnésique qui ne garde plus trace en lui de ce qu’il a été et fait sa vie durant, n’a plus le corps de cet Hispanus Poeta, qu’encore il aurait été s’il avait pu s’en souvenir2. Non 1. C’est une technique que Spinoza utilise parfois afin de contrer ceux qui invoquent l’expérience pour expliquer ce dont par ailleurs ils ignorent, ou avouent ignorer, les causes. Spinoza procède de la sorte par exemple pendant la plus grande partie du scolie de EIII, 2, où, à propos de 1 ’ opinion que 1 ’ Esprit aurait un empire sur le corps, il répond point par point à tous les arguments fondés sur l’expérience en leur opposant d’autres tout autant fondés sur l’expérience, mais qui eux s’accordent avec la compréhension par les causes. 2. G. Radetti, E. Giancotti, comme R. Caillois, croient reconnaître dans ce poète espagnol la figure de Gôngora; on a aussi pensé à « une des Nouvelles exemplaires [1613] de Cervantès, auteur que Spinoza connaissait certainement très bien»; P.Macherey, Introduction à /'Éthique de Spinoza, La quatrième partie. La condition humaine, p. 252, n. 1. Il est possible que Spinoza se réfère effectivement à Gôngora, dont il possédait les œuvres dans sa biblio­ thèque (Todas las Obras de Gongora, Madrid, 1633 et Obras de Gôngora, Lisbonne 1667 ; cf. A. J. Servaas Van Rooijen, Inventaire des livres formant la Bibliothèque de Bénédict Spinoza, publié d'après un document inédit, avec des notes biographiques et bibliogra­ phiques et une introduction, La Haye, Tengeler, Paris, Monnerat, 1888) ; de plus l’histoire du poète amnésique avait certainement dû sortir des frontières d’Espagne. Luis de Gôngora y Argote (Cordoue 1561-1627), issu d’une famille de la haute noblesse espagnole, peu

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seulement on peut raisonnablement penser qu’il ne peut plus faire ce qu’il savait mettre en œuvre, mais il ne reconnaît même plus ses œuvres comme siennes. Ce qu’il fut, poète, n’est plus. Spinoza nous invite à penser une relation forte entre la forme du corps et sa mémoire. Le corps est ainsi compris comme constitué de l’ensemble de ses pratiques de vie : il est une trame vivante, une histoire vivante de figures et de traces, et c’est à cela qu’il apprend à se connaître et qu’on le reconnaît. Le corps est mort s’il n’est plus vécu dans et par la mémoire qui habillait sa forme animant et reliant entre elles les traces et les figures de sa vie. Le corps est vivant par sa mémoire. Le corps est mémoire. On s’étonnera peutêtre de voir ici Spinoza mettre une détermination dite « psychologique » sur le même plan que des déterminations biologiques ou physiologiques comme le sont ces fonctions dites « vitales ». Cependant, on ne saurait limi­ ter la vie du corps humain à la seule circulation sanguine, de même qu’il serait faux de borner la vie d’un État à sa seule activité économique *. Les corps complexes comme le corps humain, ou le corps de l’État s’efforcent à bien plus qu’à la simple survie. La nature d’un corps définit une puissance, un pouvoir-faire, une mise en œuvre de pratiques. En ce sens le corps est une œuvre |fabrica] qui œuvre2. Si les corps de certains animaux étonnent intéressé par ses études de droit à l’université de Salamanque, s’oriente vers l’Église, qui le nomme prébendier de la cathédrale de Cordoue en 1585. C’est alors qu’il commence à se faire connaître comme poète et atteint la célébrité lorsqu’en 1613 circulent les copies manuscrites de ses deux grands poèmes Las Soledades et Polifemo, chefs-d’œuvre du cultisme ou gongorisme. Durement critiqué par les poètes de son époque, en particulier Lope de Vega, il se défend avec véhémence. Encouragé par ses admirateurs, il se rend à la cour en 1617, où il est nommé chapelain du roi, ce qui ne lui épargne ni luttes, ni intrigues. « Consumé par ses ambitions à la cour, dont il tirera peu d’avantages personnels, il végétera en proie aux angoisses pécuniaires » (J. et I. Mil lé y Giménez, Obras complétas de don Luis de Gôngora y Argote, Madrid, 1932, p.xvm). Peu avant qu’il ne tombe malade et ne retourne en Andalousie, le jeune Velâzquez, à peine arrivé à la cour du jeune Philippe IV, peingnit de lui un portrait, actuellement conservé au Muséum of Fine Arts, Fonds Maria Antoinette Evans, 3279, Boston. Sur Gôngora, l’Espagne, et plus généralement l’esthétique baroque dans ses rapports avec la pensée de Spinoza, cf. F. Mignini, Ars imaginandl Apparenza e rappresentazione in Spinoza ; R. Diodato, Vermeer, Gôngora, Spinoza. L’estetica corne scienza intuitiva, Milano, Mondadori, 1997 ; S. Ansaldi, Spinoza et le baroque. Infini, désir, multitude, Paris, Kimé,2001. 1. Comme il y a une vraie vertu et une vraie vie de l’Esprit, qui sont définies surtout par la Raison [maxime ratione, vera Mentis virtute, & vita definitur], et qui ont les meilleures chances de se réaliser dans un État de concorde ; de même y a-t-il une vraie vertu et une vraie vie du Corps, qui ne peuvent être définies par les seules fonctions vitales communes à tous les animaux [quae omnibus animalibus sunt communia] ; cf. TP, chap. v, § 5 (G.IU. 296.11-15). Comme le montre bien l’exemple du poète espagnol, l’apparente survie d’un corps ne suffit pas à conserver ce qui a été sa vraie vie. Le poète n’est pas passé à une autre vie, il est mort ; sa mémoire ne vit plus, il est autre. 2. Le substantiffabrica et le wetbefabricare reviennent en tout 7 fois dans VÉthique dans des contextes qui se ressemblent, se répondent, voire se recoupent - le verbe, d’ailleurs,

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par leur adresse, le corps humain l’emporte sur les autres par les réalisations dont il est capable. Sa structure est indissociable de ses productions. La mémoire [memoria] n’est pas le simple ressouvenir [recordari]. Par les enchaînements et les habitudes qu’elle met en œuvre, la mémoire constitue en profondeur le corps, et configure son essence. Ainsi ce qui définit la forme d’un corps c’est la pratique des enchaînements de ses figures, que sa puissance lui permet de revêtir. C’est pourquoi, le corps du poète est indissociable du corpus de ses œuvres poétiques. Ce que vise Spinoza est cette capacité du corps à disposer de ses marques et de ses figures, l’identité personnelle n’étant que le souvenir d’une mémoire vivante. Un corps impuissant à retrouver ses marques, inapte à perpétuer les figures qui en constituaient la forme, est mort à cette forme. Car le corps est l’expression de ses pratiques, il vit d’elles et par elles. Traces et figures en constituent comme la morphologie et la syntaxe. Cette dernière n’est autre que la manière même de les enchaîner. Pour un corps, mourir, changer de forme, c’est donc perdre les pratiques qui le faisaient vivre et qui déter­ minaient son existence selon des habitudes, dont il était en partie la cause. L’oubli sanctionne ces transformations. Aussi, l’arrêt de mort d’un corps signe-t-il ipso facto l’acte de naissance d’un autre. Un rapport se défait, un autre s’instaure. Une forme meurt, une autre vit de cette mort. Mort et naissance sont donc les deux faces de la même réalité1. Aussi incroyable [incredibile] que cela puisse paraître (Spinoza est tout à fait conscient de déranger le sens commun), le défunt poète espagnol est un « mort vivant », encore que cela ne soit vrai qu’eu égard à la ressemblance de l’aspect extérieur, non relativement à la forme, qui n’est plus la même en raison du fait que le corps n’est plus capable de s’y référer. On comprend que pour prévenir des dérives superstitieuses, Spinoza préfère ne pas développer davantage. Il ne pourra complètement s’y soustraire, cependant, quand on lui demandera de se prononcer sur l’existence des accompagnant souvent le substantif : trois fois dans £1, app (G.H 79.29; G.H. 81.11-15), trois fois dans £D3,2 sc (G.H. 142.8-9 ; G.Ü. 143.8-11 ), une fois dans £IV, 59 sc (G.n. 255.17-18). Souvent rendu par « construction », ou encore par « structure » ; ces traductions inclinent vers une représentantion anatomique du corps tendant ainsi à faire perdre le sens dynamique, technique et productif, qui lie le substantif fabrica et ses formes verbales fabricari, fabricatae. Fabrica est chez Spinoza rapproché de ars et de virtus, qui indiquent bien les procédures techniques ou les opérations de productions qui ont à l’origine des mouvements, comme par exemple l’action du bras qui frappe dans £FV, 59 sc. En forçant un peu le sens du terme, mais pas tant que cela, on pourrait dire que le corps est une fabrique qui fabrique. 1. Sur la notion de transformation du corps et d’identité individuelle, cf. F. Zourabichvili, « L’identité individuelle chez Spinoza », Spinoza : puissance et ontologie, sous la direction de Myriam Revault d’Allonnes et de Hadi Rizk, Paris, Kimé, 1994, p. 85-107, et également « Les paradoxes de la transformation chez Spinoza», Bulletin de l’Association des Amis de Spinoza, n° 36,1998.

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spectres. Toujours est-il que VHispanus Poeta n’a plus le corps qu’on lui prêtait, il est alors comme un « nouveau-né » dans un corps paradoxalement guéri de la maladie qui 1*affligeait, et néanmoins mort. Et s’il n’avait pas perdu l’usage de sa langue maternelle, Spinoza ajoute, on aurait pu le considérer comme un « enfant adulte » [pro infante adulto] *. L’enfant se rapproche ainsi du cadavre ou du vieillard oublieux, en ce qu’il expérimente constamment un lieu de déséquilibre, de fluctuation quasi constitutive de son animus. L’enfant a, comme le vieillard infirme, la mort aux trousses, en ce qu’il a tendance par nature à éprouver les limites de sa forme, et ceci par l’effort même de les déplacer, c’est-à-dire de se sortir d’une définition étroite de la vie. Un rien donc risque de le faire basculer dans la mort, et, comme le notera Kant, c’est le premier souci des parents de prévenir qu’il ne se porte tort à lui-même. Les stoïciens l’avaient jadis fait remarquer, en opposant ainsi le conatus au principe de plaisir des épicu­ riens : l’enfance est ce dont on ne se sort qu’à grand peine. Le risque de mort est le lot de l’enfance en contrepartie de son effort de se sortir d’une condition de servitude. Car son effort le pousse à expérimenter ses limites, à être en quelque sorte toujours au seuil de rupture de sa forme, entre un équilibre et un autre2. INFANSADULTUS

De même l’adulte vit aussi de cette mort de la forme de l’enfant. Il semble en effet que pour Spinoza le passage à l’âge adulte ne se fasse pas simplement par une croissance proportionnelle continue et progressive des parties du corps. Par une progression continue, le corps de l’homme ne quitterait jamais la forme enfantine, et ne deviendrait jamais adulte. Or, la forme change, au point où, c’est la dernière note de ce scolie, l’adulte en oublierait d’avoir été enfant, s’il ne le conjecturait des autres. C’est donc 1. La situation paradoxale dénotée par l’oxymore infans adultus, est symétrique de celle décrite dans £ V, 6 sc, où l’hypothèse est faite d’un monde où les hommes naîtraient adultes à l’exception d’un ou deux qui naîtraient enfants. La condition de ces enfants serait alors blâmable comparée à la nécessité naturelle qui voudrait que l’on naisse adulte. Or, en réalité il en va tout autrement, c’est pourquoi il n’y a aucune raison de s’apitoyer sur la condition enfantine qui suit en tout et pour tout la nécessité naturelle. Ainsi, cet Hispanus Poeta, né adulte, fait-il effectivement figure d’exception à la règle d’un monde qui veut que l’on naisse plutôt enfant. À ce titre sa condition a pu soulever la pitié ou le rire. Elle n’est pour autant pas imputable à un quelconque vice ou faute de la nature [naturae vitium seu peccatumJ, mais relève entièrement de la nécessité naturelle. C’est de cette manière que le philosophe la comprend et la médite. 2. Sur le statut et les figures de l’enfance dans la philosophie de Spinoza en relation à l’idée de transformation et de développement, cf. F. Zourabichvili, Le conservatisme paradoxal de Spinoza. Enfance et royauté, P.U.F., 2002, Deuxième étude: «L’image rectifiée de l’en­ fance », p. 91-177 ; pour une autre perspective à propos de la petite enfance, cf. aussi L. Bove, La stratégie du conatus. Affirmation et résistance chez Spinoza, chap. iv, § 1, p. 108-112.

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par ouï-dire, que nous apprenons avoir été enfant. Semblablement nous apprenons que nous sommes mortels. Il est impossible en effet que nous ne rencontrions jamais personne pour nous le rappeler ou que l’expérience de la vie en société ne nous confirme pas en cette opinion. L’adulte habite un autre corps, qui n’a pas la même forme que celle de l’enfant; il en a oublié les rythmes, les gestes, les habitudes et les pratiques. Au-delà de la crois­ sance physiologique que l’on constate chez le jeune corps, il y a donc des transfigurations du corps qui sont susceptibles de le modifier en profondeur et de le faire accéder à une nouvelle forme. En cela, même si Spinoza ne le dit pas, il est indéniable que l’apprentissage de la langue, qui sanctionne la sortie de l’enfance, puis l’éveil de la raison, qui va de pair avec la décou­ verte du désir propre à l’adolescence, sont des moments cruciaux de 1 ’ affirmation de la forme. Adultes, nous gardons cependant des traces de l’enfance. Des traces, des images *. Mais ces images sont comme disloquées, fragmentaires, car elles ne sont que les vestiges de formes de vies révolues. L’adulte ne s’y reconnaît plus, et finit par se les attribuer en recomposant son histoire à l’aide des récits des autres et de ce que lui-même en conjecture. Ces images sont d’autant plus parcellaires et déformées que le corps s’est transformé et a quitté sa forme d’antan. Elles se prêtent alors à d’autres enchaînements, d’autres interprétations qui en modifient le sens et la valeur. Avant l’âge adulte, la maîtrise du langage joue un rôle essentiel. Ce qui, en effet, retient encore Spinoza de rappeler définitivement le poète espagnol à une nouvelle enfance, c’est bien la maîtrise qui lui est restée du langage. Cette particularité rend l’exemple d’autant plus intéressant. Le corps du feu Hispanus Poeta est bien un nouveau-né, mais il a gardé certaines traces de son ancien corps. Une certaine mémoire lui survit, et non des moindres apparemment, puisqu’il a gardé la pratique de l’espagnol [vemacula lingua]. Pourtant, Spinoza n’hésite pas : s’il a pris cet exemple, c’est bien pour montrer que le poète est mort. Cet adulte, que l’on appelle encore de son ancien nom, habite un autre corps, puisque on ne peut pas retrouver dans cette nouvelle vie les modalités qui étaient celles du poète défunt. Pas complètement cependant. Le poète espagnol a en quelque sorte hérité de son corps mort certaines aptitudes. Des figures ou des traces peuvent ainsi traverser les transformations du corps. S’il est vrai que rien ne naît de rien et que tout se transforme selon des l.«Le Corps Humain peut pâtir [patî] de beaucoup de changements [mutationes] et néanmoins retenir [retinere] les impressions ou traces [impressiones, seu vestigia] des objets (à leur sujet, voir le post. 5 p. 2), et par conséquent les mêmes images des choses [easdem rerum imagines]; dont on verra la déf. dans le sc. prop. 17 p.2»; £10, post 2 (G.H. 139140.27-2).

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lois précises, on doit penser que les différences entre les formes supposent et conviennent néanmoins en certaines choses communes. D’autre part, aucune forme ne saurait naître sans déjà être habillée de certaines figures qui expriment de manière déterminée la loi de composition de ses parties. Certaines traces, qui ont constitué des figures stables dans la composition du corps peuvent donc être conservées et se transmettre d’une forme à l’autre. Pour le poète espagnol c’est le langage, qui a survécu à la transfor­ mation du corps. Mais on peut imaginer d’autres cas de figure. Ainsi il est bien vrai, comme le suggère Spinoza, que le corps de l’adulte n’a plus la même forme que celle de l’enfant. Mais certaines dispositions ou figures peuvent demeurer dans la nouvelle composition. Ainsi du corps nouveauné du poète espagnol on ne peut pas dire qu’il est né bébé [infans], car la nouvelle forme de son corps est née avec cette disposition : il parle. On objectera, peut-être, que si de certaines pratiques il y a encore une mémoire dans le corps, c’est que précisément la forme qui les portait n’est pas tout à fait morte. Or, Spinoza écrit ce scolie pour montrer qu’il peut y avoir mort sans cadavre. Cela veut dire que la partie ou figure qui consti­ tuait la forme de l’ancien corps n’est pas suffisante à elle seule pour conser­ ver la forme qu’elle contribuait à exprimer. Cette disposition particulière est en effet dans un autre rapport avec les autres aptitudes du nouveau corps. Il faut alors accorder que le nouveau corps du poète espagnol a d’inné ce que les autres normalement acquièrent, tout en excluant que l’ex-poète puisse se souvenir [recordari] d’une existence précédente par sa mémoire innée du langage. Car l’impossibilité du souvenir d’une vie précédente est le meilleur indice que le corps répond désormais à une nouvelle forme. En effet : Il est impossible que nous nous souvenions [recordemur] d’avoir existé avant le corps [ante Corpus existisse], puisque [quandoquidem] aucune trace [vestigia] ne peut en [ejus] être donnée dans le corps [in corpore] '. Spinoza dit bien qu’aucune trace d’une existence précédente ne peut être donnée dans le corps actuel. Pourtant, EIV, 39 sc invite à penser que la naissance d’une nouvelle forme n’entraîne pas forcément la disparition de toutes les traces de l’ancienne. Les deux textes semblent donc en contradiction. Face à cette difficulté, il convient de relire attentivement le passage de E V, 23 sc. Que nous ne puissions pas nous souvenir d’avoir existé avant le corps veut dire, premièrement, que nous ne pouvons avoir le souvenir d’avoir été sans corps, car la mémoire a besoin de traces, et par définition les traces n’ont lieu que dans le corps. Il ne peut donc y avoir trace d’un pur l.EV, 23 sc (G.n. 295-296.31-2).

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esprit. Spinoza répond ici implicitement au mythe platonicien de la réminiscence et de la transmigration des âmes. Cela veut-il dire aussi que nous ne pouvons avoir le souvenir d’avoir existé avant le corps sous une autre forme de corps? Assurément, car il n’y a de souvenir qu’en fonction de la forme actuelle du corps. Conclusion : aucune trace n’est donnée dans le corps d’une existence qui ne soit pas celle du corps affirmé actuellement pas l’esprit [nec in corpore ulla ejus vestigia dari] : ni d’une existence sans corps, ni d’une existence dans un autre corps, sa forme étant différente, l’esprit l’est aussi. Le souvenir [recordari], étant fonction de l’esprit qui affirme actuellement son corps, ne peut pas l’être d’un autre. En ce sens, les traces ne signalent que l’existence actuelle du corps, jamais l’existence d’un autre corps. Le défunt poète espagnol n’a aucun souvenir d’une autre existence avant sa maladie, tout simplement parce qu’il est un autre individu, autant que Pierre et distinct de Paul - à la différence près qu’on l’appelle du même nom. Or il est par essence impossible que le poète amnésique se souvienne d’avoir été un autre, au même titre que Pierre ne peut pas se souvenir d’être Paul à cause du simple fait qu’il n’est pas Paul. Si effectivement il s’était souvenu d’être le poète qu’il est, c’eût été la meilleure preuve que sa forme n’était pas morte. Maintenant, si, par hypothèse, le poète amnésique s’était soudain souvenu de sa vie passée (ce qui, chez lui, ne semble pas avoir été le cas; néanmoins l’expérience atteste que cela est possible1)» aussitôt les parties de son corps se seraient disposées de façon à admettre entre elles le même rapport de mouvement et de repos qui les avait jadis caractérisées. Sans doute en contrepartie aurait-il oublié ce qui se serait passé entre le moment où il perdit la mémoire et celui où il la retrouva, car dans cet intervalle la forme de son corps était autre, et donc l’esprit qui l’affirmait également. Or, qu’arrive-t-il des traces quand une forme meurt et une autre vit d’un autre rapport entre les parties de l’ancienne? La meilleure preuve que certains peuvent se conserver est qu’elles peuvent être remémorées après avoir été oubliées le temps d’une amnésie. Spinoza ne dit pas que le poète amnésique se souvient de sa langue. Il dit plutôt qu’ il ne l’a pas oubliée. Il faut donc distinguer la mémoire [memoria\ du souvenir [recordari], en ce sens que, s’il ne peut y avoir de souvenir sans mémoire, il peut en revanche y avoir mémoire sans souvenir. Le souvenir fait remonter à la surface des traces enfouies dans les profondeurs du corps, 1. Ce qui suffit pour relativiser l’importance de la source historique de l’exemple choisi par Spinoza. Gôngora ou pas, ce n’est pas le cas clinique singulier qui fait l’intérêt du scolie, mais les considérations que Spinoza tire à partir d’une anecdote (réelle ou littéraire), dont chacun peut méditer les traits et les variations dans l’expérience qu’il fait de l’identité d’un individu. À ce titre on peut penser que le semi-anonymat imposé à VHispanus Poeta sert mieux le raisonnement du scolie que ne l’aurait fait un exemple tout à fait déterminé.

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alors qu’il est des traces englouties dans la nuit du corps dont on a perdu à jamais le souvenir. Aussi le souvenir est-il à la mémoire ce que la conscience est au désir, dont Spinoza avait dit que son affection pouvait être innée [ea sit innata]1. S’il n’y a donc pas de mémoire sans traces, il peut y avoir des traces immémoriales que le corps hérite de corps en corps. Chez ce vieillard, qui ne répond plus à son nom, le langage, inné à sa forme de nouveau-né, serait cet héritage d’une forme dont il ne peut se souvenir car celle-ci n’est plus, n’est pas, à vrai dire n’ajamais été la sienne. Puisque la mémoire ne se définit aucunement en fonction du passé (passé, présent, futur ne sont que des effets ou des produits de la mémoire), mais bien en fonction des enchaînements auxquels elle donne lieu, on ne peut donc nier que l’espagnol chez le poète demeure en lui comme des traces. Mais cependant non comme des traces qui pourraient lui signifier une existence antérieure (en ce sens il ne peut y en [ejus] avoir), car il ne peut aucunement les sentir comme ayant appartenu à un autre corps que celui que son esprit affirme actuellement. S’il y a une profondeur du corps, elle doit consister alors en ceci : dans ses savoir-faire infiniment élaborés, qui se perdent dans la pré-histoire de sa nature, dont Spinoza disait qu’ils dépassaient en art tous les ouvrages que l’art humain avait su produire. Spinoza nommera cet aspect du corps ingenium. Uingenium est en étroite relation avec lafabrica ou le génie fabricateur du corps. Les traces dont on a perdu le souvenir mais dont la mémoire est vivante sont devenues des figures qui constituent l’individu à son insu. Oubliées, intégrées à la forme, comme fondues en elle, elles façonnent la vie du corps.

1. Cf. £ffl, def aff 1, expi.

Troisième partie DES IMAGES ET DES SIGNES

Le sens d’un signe est le signe dans lequel il doit être traduit. Charles Sanders Peirce



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Cinquième section LA GENÈSE DES IMAGES

D y a une veine, un itinéraire, une séquence de plans, qui mène droit de l’affection à l’image via la notion de trace. Cette ligne sonde la profondeur du corps. Une fois posés les vestigia comme les modifications les plus simples qu’il est donné de concevoir1, on peut se demander quel est le pendant de la marque dans l’attribut pensée. Dans le langage du TIE> il faudrait répondre : la sensation. L’impression dans le corps est donc l’objet de la sensation dans l’esprit, et à ce titre la «sensation/impression» constitue Vunion la plus simple de la théorie spinozienne de la perception. Elle est ce sentire interne au percipere. La sensibilité du corps s’articule immédiatement à sa perception : être un esprit, c’est percevoir; être un corps, c’est être un champ de traces. La sensation [sensatio] est à l’idée [idea] ce que l’impression [impressio\ est au corps [corpus], de même que 1. On peut être tenté de comprendre ces « unités sémiologiques », que sont les vestigia des corpora simplicissima, comme des « unités de mouvement». D est vrai que tous les corps se distinguent par le mouvement et le repos. Les traces aussi. Quand Spinoza écrit que « l’essence des mots et des images est constituée seulement de mouvements corporels » (EH, 49 cor sc ; G.Ü. 132.19-20), il est évident que sa définition suppose les vestigia. Cependant il faut impérativement tracer une limite à ce rapprochement : les corpora simplicissima, quoi qu’ils puissent être, sont des corps, alors que les vestigia, bien que corporels, n’en sont pas. Les traces sont aux confins des corps, elles ne sont donc pas des corps, même subtils, qui émanant des corps extérieurs se déposeraient sur les surfaces du corps affecté. Si Spinoza a médité la canonique et la physique épicuriennes, il n’a pas calqué son concept de vestigia sur celui de simulacre. Si mince soit-elle, cette différence constitue aussi la limite théorique de toute physique concrète, qui a besoin de traces pour vérifier expérimentalement une physique abstraite. Comment pouvons-nous savoir par expérience qu’un corps existe effectivement, si ce n’est par les traces qui nous en signalent la présence par un quelconque corps naturel ou technique? Le corps de l’instrument, tel un corps fluide dont la nature doit être assez sensible pour enregistrer sa trace, devient ainsi de fait et de droit déterminant quant à l’existence ou la présence de la trace, et donc aussi quant à la nature de l’objet extérieur qui fait la trace. Ce que l’on a nommé une « sémiophysique » peut avoir des points en commun avec les probléma­ tiques de la physique quantique contemporaine. Pour une première analyse historique du rôle et du sens des images dans la connaissance scientifique, cf. Sicard M., « Les images de la science ou “qu’est-ce que voir? ” », Les cahiers du Collège d’iconologie. Communications et débats, 1,1993, INA, p. 95-118.

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l’idée est au corps [idea corporis] ce que la sensation est à l’impression [sensatio impressionis] *. On retrouve tout l’intérêt théorique de l’hypothèse du monoïdéisme de l’âme. L’idée en soi, en tant que sensation, est en dernière analyse la sensation d’une trace, que l’on aurait abstraitement isolée. Or la surface du corps modifié doit, en vertu du parallélisme qui anime le couple sensation/ trace, être exprimée par une idée, qui est à son tour composée d’un grand nombre d’idées. Puisqu’elle y repose, la trace suppose un support: la surface qui l’enregistre. Elle ne peut donc être comprise en dehors de ce rapport. Dans la mesure où tout corps n’existe que comme modifié, toute trace s’imprime sur d’autres traces. Il en va de même du côté de la pensée. L’idée suppose toujours une autre idée avec laquelle elle s’enchaîne dans un processus. Ce qui est entretenu dans un rapport de mouvement et de repos par la forme du corps se déplie et se déploie dans et par ses figures. Chaque figure est en rapport constant à une extériorité qui l’affecte et qu’elle affecte. Chaque figure orchestre ainsi des traces, et prête un lieu à la modification. De même l’enchaînement des idées des marques produit du sens, des figures de pensée, qui articulent les pratiques du corps, des styles de vie. Ceux-ci contribuent à composer ce que l’on pourrait appeler une «rhéto­ rique naturelle du corps», qui n’est autre que l’exercice de son ingenium. Par ses gestes, et autres signes qui l’habillent, le corps exprime sa puissance comme mémoire vivante, langage, champ de pratiques signifiantes. Vouloir isoler des unités de sens pré-syntaxiques, qui seraient comme les premiers vestiges de la signification, tel a pu être l’espoir d’une séman­ tique pure. L’antifondationnalisme spinoziste ne croit pas à la possibilité de constituer le processus de la perception à partir d’affections premières ou sensations brutes. De l’idée considérée en elle-même, il est apparu que la détermination d’une sensation relève toujours d’un enchaînement. L’idée est un jugement qui est toujours le résultat d’une inférence (consciente ou pas) à partir d’autres idées. Elle n’est donc jamais une intuition, ni simple, ni première. Dans l’ordre de l’expérience et de la mémoire, qui est celui du corps et de ses affections, une sémantique est ainsi toujours déjà prise dans une syntaxe2. 1. Expression plus conforme au lexique du TIE que de Y Éthique, qui emploie idea affectionis, ou imago avec son idée, absentes du TIE. Le Lexicon spinozanum de Emilia Giancotti n’y recense qu’une seule occurrence du terme image dans l’expression aliquam imaginem corpoream au § 58, n. z (G.H. 22.30-31). L'Éthique n’aura plus besoin de qualifier l’image de corporelle, puisqu’elle aura établi que sa réalité est entièrement corporelle. 2. On va voir, dans cette partie, que sémantique et syntaxe s’articulent d’emblée à une pragmatique. Sur l’articulation de ses trois instances sémiologiques dans une perspective historique et critique, cf.G. G.Granger, Langages et épistémologies, Paris, Klincksieck,

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La raison n’en est devenue que plus évidente avec la définition des vestigia. Les traces s’inscrivent toujours sur d’autres traces, et c’est par leur rapport qu’elles prennent sens et qu’elles en viennent à signifier à travers leurs idées. Sans avoir abordé encore l’essence des imagines, on devine déjà que la signification est en tout et pour tout un processus naturel. Il s’inscrit dans la puissance imaginative du corps, c’est-à-dire de tous les corps suffisamment composés pour supporter des traces. Le mou du corps est le lieu où les corps s’inscrivent et s’écrivent en se signalant et se signifiant les uns aux autres. Les significations humaines sont une partie de ce processus infini. L’homme n’en est donc pas la source. Tout corps, dans la mesure où un esprit l’affirme, est signifiant et se signifie aux autres par sa capacité à marquer et à être (re)marqué. Hobbes ne s’était donc pas trompé quand il expliquait la possibilité du langage et de la communication par l’institution de la marque [Mark] et du signe [£ygn]. Toutefois, son conventionnalisme et son nominalisme en restreignaient le champ d’effectivité et d’efficacité. Au service d’une anthropologie, en accord avec la conception aristotélicienne de l’homme animal capable de parole et d’artifice, elle ne pouvait, au bout du compte, que passer à côté de l’essence naturelle et pour ainsi dire « cosmique » de la signification *. Les traces sont plus que de simples effets de surface, et les surfaces ne sont pas une simple pellicule d’impression. Elles collent au corps comme un habit dont on ne saurait si aisément le défaire. Elles le peuplent, y élisent leur demeure; certains d’entre elles l’habitent si profondément qu’elles finissent par en déterminer la constitution. Nul sans doute ne sait ce que peut le corps, mais ce qu’il peut, le corps assurément le fait et l’apprend par un art du traçage. C’est à peine une métaphore de dire que le corps mou, quel qu’il soit (humain ou autre), est un espace d’écriture, qui vient nourrir ce que Baudelaire appelait «l’immense et compliqué palimpseste de la mémoire». Sous la surface, d’autres écritures se conservent; d’autres stratifications et sédimentations de marques la travaillent. Le corps vit de ce rapport dynamique entre profondeur et surface. Les surfaces des corps sont des plans à la fois de réflexion et de rétention. Elles sont des perspectives ouvertes sur l’épaisseur opaque des corps, car les marques en apparence oubliées ne sont pas pour autant 1979 ; en particulier le chap. vm « Syntaxe, sémantique, pragmatique », p. 148-178. S’intéres­ sant au mouvement de «dissidence» interne au générativisme chomskien (Mc Cawley, Hutchins), l’auteur de cet ouvrage assume les raisons de l’abandon de l’idée de pouvoir constituer une syntaxe pure séparément d’une sémantique. 1. Sur la conception du signe chez Hobbes, cf. Y. C. Zarka, « Principes de la sémiologie de Hobbes », Hobbes e Spinoza. Scienza epolitica, Atti del Convegno Intemazionale, Urbino, 14-17 ottobre, 1988, a cura di Daniela Bostrenghi e con un’introduzione di Emilia Giancotti, Napoli.Bibliopolis, 1992, p. 313-352.

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effacées1. Le corps est ainsi une écriture d’écritures, une mise en chaîne autant qu’une mise en scène de marques, qui s’enrichit et se complexifie avec l’expérience. Ses marques pourront bien demeurer enfouies, à jamais recouvertes, plus jamais découvertes, mais elles ne laisseront pas pour autant de contribuer à la formation de la complexion [ingenium] des indi­ vidus. Plus elles s’ancrent en profondeur dans le corps, plus elles détermi­ nent ses figures ou la disposition de ses parties, plus elles participent de sa forme et en intègrent la loi, jusqu’à la modifier, voire la renouveler. Il y a donc bien un statut positif de la marque, qui se prête à une archéo­ logie. Il permet le développement au moins de deux autres sciences selon le paradigme génétique, et qui sont comme autant de branches ou « applica­ tions » de la physique : l’histoire ou l’étude des actions humaines, la philo­ logie ou l’histoire de la langue, qui sont en somme deux expressions de ce que l’on pourrait appeler une archéologie ou histoire des corps comme vestiges ou reliques2. Le corps a ainsi deux champs d’expression : l’espace et le temps. La notion commune de trace permet d’unifier méthodologique­ ment ces deux domaines apparemment hétéronomes3. L’expérience enseigne [experientia docet], littéralement elle met en signes, affirme du sens. Ainsi, outre témoigner, attester, constater [testarï], confirmer [comprobare]4, l’expérience constitue l’existence du corps et de l’esprit comme activité sémiotique.

1. Comme on l’a fait remarquer: «le corps n’oublie rien»; M.Bertrand, Spinoza et l’imaginaire, Paris, P.U.F., 1983, p. 50,66 et 79. 2. Ce que, dans le TTP, Spinoza nomme temporis reliquiae\ TTP, praef (G.1H. 10.23; Œuvres El. 70.11 -12). 3. Les trois « champs ou modalités de l'expérience » que sont le langage, les passions el l'histoire et dont Pierre-François Moreau a dessiné les contours, supposent donc une philo­ sophie de la marque et du signe, sans laquelle ces trois domaines ne pourraient s’étendre et s’entendre, c’est-à-dire s’inscrire et s’écrire dans l’étendue du corps. 4. Pour l’analyse de tous ces lemmes et d’autres d’un champ sémantique proche, cf. ibid, p. 304-306 avec leurs notes.

Chapitre xi DES TRACES AUX IMAGES

De la différence entre trace et image Si mince soit-elle, il convient de sauver la différence entre les traces et les images. Malgré un rapprochement tardif, puisqu’il n’intervient expressis verbis qu’avec EIII, post 21, leur distinction est génétique. S’il est vrai que les traces se conservent, néanmoins beaucoup se perdent dans l’inconnu du corps2. Mais, il n’y a en principe aucune trace qui ne puisse devenir une image. Rien n’est dans l’image, en effet, qui n’ait d’abord été dans la trace. Or, l’aptitude du corps à retenir les impressions des objets [retinere objectorum impressiones], malgré les nombreux changements [multas mutationes] qu’il peut tolérer [patf\, est le signe indubitable de l’affirma­ tion d’une essence. Une interprétation phénoméniste du spinozisme passe à côté de cet aspect, car elle tend à dissoudre le principe interne de la rétention dans le principe purement extérieur de l’apparition des phénomènes, sans comprendre que les marques, les images, dans la mesure où elles sont retenues et durent, intéressent l’affirmation d’un conatus. Une telle lecture finit par diluer les essences singulières dans l’océan indéterminé de la sub­ stance jusqu’à les rendre tout à fait inconsistantes. À l’opposé, une lecture substantialiste tend à se représenter comme séparables les essences et les affections qui les touchent, et à penser comme possible d’atteindre par réduction un foyer originaire et libre de se déterminer en deçà de toute relation.

1. Ce postulat ne sera pas utilisé par la suite. Ce qui peut, ou bien lui conférer une valeur rétroactive, ou bien, plus probablement, constituer une formule contractée, par laquelle Spinoza, comme il lui arrive de le faire parfois, résume une doctrine d’un trait, sans pour autant gommer le détail des distinctions qui la composent et qui l’ont rendue possible. On va voir, par ailleurs, que même ce postulat n’identifie pas parfaitement les traces et les images. 2. D y a donc bien, comme on a pu l’écrire « un inconscient de la pensée, non moins profond que l'inconnu du corps » ; G. Deleuze, Spinoza. Philosophie pratique, p. 29.

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Nous n’aurions aucune possibilité de sentir un corps [quoddam corpus sentire] si les traces n’enveloppaient pas une essence. L’imagination est la puissance même du corps. Sans traces, donc, pas d’images; sans images, pas d’imagination non plus. Or, on peut se le demander : sans imagination, y aurait-il encore des corps1 ? Qu’est-ce qui distingue les traces des images ? Apparemment rien, si ce n’est que la trace stricto sensu est la modification du corps mou et elle seule, alors que l’image se forme par la réflexion des parties des corps fluides sur les vestigia inscrites dans le corps mou. L’image est à la fois l’effet conjugué d’une inscription et d’un rebond, la trace la condition de cette réflexion. Le aliquid quod stat pro aliquo, qui est le propre de la trace comme marque du corps extérieur, renvoie en image à quelque chose grâce au fait qu’elle est un lieu de réflexion. Spinoza en avait donné le modèle avec le deuxième axiome précédent la définition de l’individu, dans l’abrégé de physique. Il l’avait accompagné d’un schéma. Du creux des traces, une première fois incises par la pression des corps extérieurs, puis rebondissant sur leur surfaces altérées, les images surgis­ sent par réflexion des parties des corps fluides, venant sans cesse remplir l’absence et la distance constitutive de la marque. Les images signalent ainsi la présence, réelle ou fictive, de l’objet extérieur. La fiction et l’artifice ne sont pas une autre réalité mais le produit naturel de la constitu­ tion réelle des corps. Si on relit attentivement Em, post 2, on s’aperçoit que les images des choses ne sont pas exactement des impressions des corps extérieurs, mais plutôt des «conséquences» [& consequenter] dues à l’action intermédiaire des corps fluides. Une différence subtile se glisse ainsi dans le processus qui mène de la trace à l’image. La trace se démarque de l’image également d’un autre point de vue. Sa définition, en effet, ne s’intéresse qu’à l’aspect corporel de l’affection, sans faire référence à son pendant dans l’attribut pensée ; l’idée. Les traces sont des affections du corps sans considération de leur aspect représentatif ou significatif. Ainsi que l’a montré l’analyse de la sensatio, la signification relève de l’idée, non du corps. Cependant, dans leur corporéité même, les traces renvoient en creux à d’autres corps. L’idée de la trace ne pourrait pas être signifiante, si la trace n’était pas cet entre-deux qui fait que « quelque 1. Ainsi posée, la question devient le critère d’une certaine lecture. Si on fait de l’imagi­ nation une faculté exclusivement humaine (ce que l’on se défend ici de faire), alors cette question n’a pas de sens. Si, au contraire, on considère que l’imagination est la puissance même de tout corps en tant qu’il est fini et suffisamment apte à retenir des traces, on comprend aussi que la finitude des corps et leur imagination se déterminent ensemble, car toute chose est finie dans et par un rapport, et jamais en soi. L’imagination est moins la faculté d’une certaine «espèce» d’individu que la puissance des corps en tant qu’ils sont capables de retenir des traces.

DES TRACES AUX IMAGES

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chose » du corps affectant est retenu dans le corps affecté. Cet aliquid, même s’il est toujours de l’ordre de la corporéité, n’est plus un corps : sans être un corps, il est du corps. Qu’est-il alors? Que «reste-t-il» du corps affectant dans la trace ? Sa présence dit Spinoza. Mais déjà sur le fond d’une absence, qui est comme inscrite dans l’être de la marque. Les images, qui prendront le relais des traces, feront plus que signaler cette présence, elles en détermineront la nature, la re-présenteront. Il reste que, considérée en elle-même, la marque est bien « objet » d’une idée. C’est en effet grâce à son idée qu’elle est prête à renvoyer à ce qui l’a tracée, comme la moitié d’une tessera hospitalis renvoie à sa moitié absente. Or, cette affirmation est le propre de l’idée de la trace, non de la trace. Il ne faut pas plus confondre l’idée de la marque avec l’idée du corps qui la supporte (le corps affecté) qu’avec l’idée du corps qu’elle rapporte fle corps affectant). L’IDÉE DE TRACE

Si on lit de près la page de Y Éthique qui prépare et achemine le lecteur vers la définition de l’image, se dégage du texte un niveau qui ne concerne que la trace et son idée, et elles seules. Il s’agit de la proposition 16 : L’idée d’une quelconque manière dont le Corps humain est affecté par les corps extérieurs doit envelopper la nature du Corps humain, et en même temps la nature du corps extérieur1. En effet, qu’est-ce que Vobjet de «l’idée d’une quelconque manière dont le corps est affecté par les corps extérieurs» si ce n’est précisément une trace? Bien que la démonstration ne fasse pas directement référence au postulat 5, c’est pourtant à ce niveau qu’elle se situe : la trace et son idée. À ce stade, pour ainsi dire, les images sont encore à venir. Il est vrai qu’elles vont suivre presque immédiatement, mais comme con-séquences [cumsequentiae], c’est-à-dire en tant que séquences, suites, successions, bref concatenationes. Le théorème 16, lui, ne vise que l’affirmation propre à l’idée de la marque, sans qu’on ait à la traduire ipso facto dans une image. Son but est bien celui de nous donner à voir la genèse des images, sans nous en faire précipitamment enjamber les prémisses. Une lecture « rapide » du texte ne doit pas faire oublier les richesses que l’examen attentif de sa texture peut réserver. Chaque proposition n’est pas seulement la note d’une pensée rapide, qui risque parfois de n’être que le reflet d’une lecture hâtive, elle a comme telle son espace sémantique propre. Une proposition ne se résume jamais exactement à une autre. Chaque théorème définit sinon un seul objet, du moins l’un de ses aspects. l.G.n. 103.28-30.

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D y a donc bien, comme le disait Deleuze, plusieurs « vitesses » de lecture de VÉthique. Elles ne sont ni en concurrence, ni exclusives l’une de l’autre; elles doivent plutôt s’éclairer mutuellement, et contribuer ensemble à faire vivre le texte. Quand bien même une proposition admettrait plusieurs démonstra­ tions, celle choisie par l’auteur n’est jamais anodine. Elle dessine un champ sémantique et un itinéraire conceptuel, qui oriente la pensée d’un mou­ vement qui est à la fois rétrospectif et prospectif. Lire les démonstrations de Y Éthique c’est constamment faire ressurgir à la surface la mémoire vivante d’un texte qui progressivement constitue le corpus de l’œuvre. Les démonstrations se nourrissent de reprises, de nouvelles formulations qui laissent apercevoir d’autres plans, d’autres figures, ouvrant sur de nouvelles perspectives, permettant des raccourcis autrement inespérés. On en a un exemple avec la démonstration de la proposition 16 : En effet, toutes les manières dont un corps est affecté suivent de la nature du corps affecté, et en même temps de la nature du corps affectant (par l’Axiome 1 après le Coroll. Lem. 3), et donc leur idée (par l’Axiome 4 p. 1) enveloppera nécessairement la nature de l’un et de l’autre corps; et ainsi l’idée d’une quelconque manière dont le Corps humain est affecté par un corps extérieur enveloppe la nature du Corps humain, et celle du corps extérieur1. L’argument se développe en trois moments bien distincts : on part de la loi physique qui règle les affections corporelles d’un corps quelconque, pour passer à la considération de l’idée de ces affections; puis on applique le résultat à l’idée d’une quelconque affection du Corps humain. L’itiné­ raire emprunté confirme bien l’idée que ce qui est ici envisagé n’intéresse pas seulement l’affection du Corps humain, mais tous les corps en tant qu’ils sont affectés. On a là la raison essentielle qui dut faire que Spinoza soit allé puiser directement dans la physique, à la source de ce que suppose l’affection corporelle, pour ancrer génétiquement sa théorie de la percep­ tion. La démonstration ne convoque d’ailleurs que la première partie de l’axiome de la physique, celle qui porte sur les natures des corps affecté et affectant, et se désintéresse des modalités des effets cinétiques qu’il avait pu alors en tirer. Car ce qui importe désormais ce ne sont plus les lois du mouvement qui résultent de la rencontre des corps, mais celles qui concernent ce qui se produit et se conserve du point de vue du corps affecté. Qu’est-ce qui a rendu possible ce changement de perspective? Essentiellement deux choses : l’assomption d’un point de vue humain sur la nature des corps, et l’introduction du postulat 5, qui suppose une différence .G.n. 104.1-7.

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de nature entre les corps (le dur, le mou, le fluide). On objectera peut-être : s’il est vrai que la trace n’a d’humain que son point de vue humain sur elle, et qu’elle relève en tout et pour tout d’une logique de l’affection valable pour tous les corps suffisamment composés, comment se fait-il que Spinoza n’en ait pas parlé dès l’ax 1 après le corlem 3, quand précisément il abordait l’affection corporelle ? La réponse est simple : il ne pouvait le faire précisément parce qu’en ce lieu il ne faisait qu’introduire la nécessité de poser une différence de nature entre les corps intéressés par l’affection, sans pouvoir encore donner les catégories pour rendre pensable cette différence - le dur, le mou, le fluide - qui sont, elles, indispensables à l’établissement de la définition génétique des vestigia. Il n’en demeure pas moins que toutes les traces qui marquent un corps suivent de la nature du corps affecté, et en même temps de la nature du corps affectant. Cela n’est pas encore le point essentiel. Certains commentateurs1 ont été arrêtés par le deuxième moment de la démonstration, qui traduit le premier consacré à l’affection du corps sous l’aspect de la pensée, en vertu de l’axiome 4 de la première partie: «la connaissance de l’effet dépend [idependet] de la connaissance de la cause et l’enveloppe [involvit\ »2. On s’est interrogé sur le fait que l’axiome 4 pose un rapport entre deux idées (effectus cognitio & causae cognitio), alors que la démonstration conclut que l’idée de l’effet (ou de l’affection) enveloppe non Vidée de la 'nature du Corps et l’idée de la nature du corps extérieur, comme on aurait pu s’y attendre, mais la nature du Corps et la nature du corps extérieur. Après avoir exclu (à raison) qu’il puisse s’agir d’une formule abrégée, Martial Gueroult commence par rappeler qu’en Dieu la connaissance procède de la cause à l’effet, l’idée de la cause engendrant l’idée de l’effet, raison pour laquelle l’idée de l’effet enveloppe l’idée de la cause parce qu’elle en dépend. L’axiome 4 ne ferait donc qu’illustrer l’ordre génétique de la connaissance adéquate selon laquelle « l’idée de la cause, donnée en premier, c’est-à-dire immédiate, commande l’idée de l’effet, qui n’est que seconde et médiate». Au contraire, dans la connaissance imaginative, l’idée de l’effet serait donnée en premier; c’est donc elle qui doit être consi­ dérée comme «immédiate», et la perception de ses causes, à savoir la perception du corps extérieur et celle du Corps humain ne seraient données que secondairement. Et Gueroult de conclure : «Dans ce cas, ce n’est pas parce que l’idée de l’effet dépend des idées des causes qu’elle enveloppe 1. Notamment M. Gueroult, Spinoza. L’Âme, t.II, p. 194-195, et P.Macherey, Intro­ duction à l ’Éthique de Spinoza. La seconde partie. La réalité mentale, p. 172-173. Robinson se contente de paraphraser la démonstration (cf. Kommentar zu Spinozas Ethik, p. 331-314); ni Gentile-Radetti, ni Giancotti ne croient utile d’apporter de commentaire. 2. G.0.46.27-28.

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ces idées, puisque, au contraire, la connaissance des causes dépend de l’idée de l’effet. Et cette connaissance des causes, comme on le verra ulté­ rieurement (ci.Prop.24 et 25), est absolument étrangère aux idées (adéquates) de ces causes telles qu’elles sont en Dieu. Ceci étant, si l’idée de l’effet enveloppe la connaissance de ses causes, ce ne peut être que pour cette unique raison que l’effet dont elle est l’idée enveloppe en soi la nature de ses causes (en vertu de VAxiome 1 post Coroll. Lem. 3 du Scolie de la Prop.13)». C’est cette condition que Spinoza mettrait en évidence, lorsque, dans la démonstration, il déclare que, en vertu de l’axiome 4, l’idée de l’affection enveloppe nécessairement la nature du Corps humain et celle du corps extérieur, omettant précisément le verbe dependere, pour ne conserver que involvere1. Quoique ingénieuse, parce qu’elle essaie de s’appuyer sur une diffé­ rence au moins textuelle entre dépendance et enveloppement2, la solution de Gueroult est discutable par ses présupposés, mais surtout elle ne saisit pas le point essentiel. Gueroult s’attend de manière un peu mécanique à voir envelopper par l’idée de l’affection les idées de deux natures, là où Spinoza parle de nature des corps affecté et affectant. Il est alors conduit à opérer une distinction entre ce qu’il appelle l’immédiateté de l’idée de l’affection, qui devrait être donnée en premier, et les idées du corps extérieur et du Corps humain qui lui seraient secondes3, alors qu’il s’agit avant tout de comprendre 1 ’ enveloppement simultané de deux natures par la même idée. Gueroult tend donc à séparer ce qui à ce stade se donne ensemble [simul], et qu’il faut donc s’efforcer de penser ensemble. Dès lors, projetant la lettre du texte sur des conclusions à venir, Gueroult pose que la connaissance des causes que les idées des effets enveloppent (bien que la démonstration ne parle pas de cause mais de nature) est « absolument étrangère » aux idées adéquates de ces causes ; pour se raviser tout de suite après de manière à nuancer son propos, et dire que si l’idée de l’effet enveloppe la connaissance de ses causes, cela vient de ce que l’affection 1. M. Gueroult, Spinoza. L'Âme, t. H, p. 194-195. 2. Cela, par ailleurs, ne va pas sans une certaine confusion entre les deux termes, puisque l’énoncé de l’axiome 4 est d’abord traduit par Gueroult de la manière suivante: «la connaissance (ou l’idée) de l’effet enveloppe la connaissance (ou l’idée) de la cause et en dépend » Oigne 12-14) [souligné par nous] ; puis, quelques lignes plus bas : « La connaissance de l’effet dépend de la connaissance de la cause et l’enveloppe » Oigne 33-35) [souligné par l’auteur !] ; Spinoza. L'Âme, t. D, p. 194. Malheureusement cette confusion n’est pas faite pour rendre le texte et son commentaire plus clairs. 3. C’est une tendance constante dans l’interprétation de Gueroult de vouloir hypostasier les différences qu’il rencontre. Ainsi un processus devient facilement une procession, et une relation une transition. Une lecture qui se veut « architectonique » ne peut l’éviter complè­ tement. Si elle a l’avantage de faire apparaître la cohérence interne d’un système, son souci même de cohésion lui rend parfois difficile d’apprécier tous les contenus qui y sont engagés.

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enveloppe en soi la nature de ses causes par l’axiome 1 après le cor lem 3. On est donc reconduit au point de départ sans avoir véritablement cerné ce que vise de spécifique la proposition. Pierre Macherey réexamine le problème dans l’état où l’avait laissé son prédécesseur, en se passant par ailleurs d’une distinction entre dépendance et enveloppement. À la manière de Gueroult, il cherche une correspon­ dance que le texte de la démonstration ne vérifie pas : « Cet axiome [ax 4] est ici exploité en faisant correspondre à la connaissance de l’effet l’idée d’une affection du corps » ; d’où la question légitime : « Qu’est-ce qui tient lieu alors de la connaissance de cet effet?»1. Sa réponse est la suivante: « Non l’idée de nature du corps humain associée à celle du corps extérieur, cette idée étant proprement absente du processus par lequel se forme la perception spontanée, mais l’ensemble constitué par la réunion de ces deux natures sans que l’âme dispose de l’idée de cette réunion, qui elle-même implique les idées de chacune des deux natures circonstanciellement asso­ ciées ». Pierre Macherey peut alors conclure que « l’idée d’une affection du corps est ainsi rapportée immédiatement, non à la représentation idéelle de la cause dont elle dépend effectivement, mais à la nature même de cette cause qu’elle “implique” de manière confuse et, peut-on dire, “enve­ loppée”, donc implicitement». Cela serait la raison pour laquelle Spinoza renverrait à l’énoncé de l’axiome 4 «en en détournant la formulation, et ainsi en quelque sorte à contre-emploi », car la connaissance de « l’idée de l’affection du corps, connaissance qui implique celle de la cause de cet effet, se produit néanmoins en l’absence de la connaissance de la cause, qui est l’idée de l’association circonstanciellement effectuée entre le corps humain et le corps extérieur qui l’affecte, et non cette association ellemême»2. Cette lecture a le mérite de vouloir, comme elle dit, « prendre au pied de la lettre la formule employée par Spinoza », et surtout de mettre l’accent sur la simultanéité des deux natures impliquées ou enveloppées par l’idée de l’affection. Elle a donc pour effet de ramener l’attention sur le point important, que les analyses de Gueroult tendaient à nous faire perdre, sans pour autant nommer l’objet de l’idée de l’affection du corps. Or, l’objet de cette idée ne peut être en vérité que la simple trace. Pourquoi, alors, Spinoza parle-t-il d’un enveloppement de natures et non d’un enveloppement d’idées ? Précisément parce que c’est une seule et même idée qui enveloppe ce que son objet, la trace, retient par nature. Si l’on avait bien voulu ne considérer que l’idée de la trace, et rien d’autre, on se serait aperçu que 1.P.Macherey, Introduction à /'Éthique de Spinoza- La seconde partie. La réalité mentale, p. 172. 2. Ibid.,p. 172-173.

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celle-ci affirme le tenir lieu d’une chose en autre chose, c’est-à-dire le aliquid quod stat pro aliquo propre à la marque. L’idée de trace enveloppe une nature dans une autre. Elle est l’idée de ce par quoi une nature (se) distingue (de) l’autre en conservant ce que cette autre lui a laissé d’elle. Rien de plus. La tendance de certains à traduire cette relation d’enveloppement en termes d’« association d’idées »1 risque de fausser la thèse de la proposition 16. Or, si la trace n’est ni le produit d’un mixte, ni l’effet d’un mélange entre natures, elle n’est pas non plus le résultat d’une association entre deux natures, ni même une « troisième nature » autre que celles dont elle est le produit. C’est là toute la difficulté d’appréhender cet aliquid, qui est tout aussi corporel qu’incorporel2. Que fait, alors, son idée? Elle révèle, elle signale la nature du corps affectant retenue par la nature du corps affecté, alors même que son objet, la marque, en tient lieu. Tout porte à croire que Spinoza, fidèle à sa démarche génétique, a eu une approche graduelle, par plans conceptuels continus et néanmoins distincts, du concept d’image, évitant à bon escient toute précipitation et représentation empirique de ce qu’il se proposait de construire pas à pas. Si, d’ici peu, il va, « pour conser­ ver les mots en usage », se réapproprier la notion d'imagines, qu’il semble par ailleurs avoir si soigneusement évitée jusqu’à ce moment, ce ne sera pas avant de l’avoir minutieusement préparée, d’abord, quant à son aspect corporel, ensuite quant à son aspect mental. Dans cette progression le théorème 16 assume une position charnière. Il saisit l’idée de la trace dans sa puissance d’enveloppement. Par essence, l’idée de la trace exprime une puissance d’implication, c’est-à-dire signale et donc renvoie. Quoi, à quoi, à partir de quoi ? Spinoza se réserve encore un temps pour le dire, préférant à ce stade parler de natures des corps affecté et affectant, qu’il laisse encore sur fond de cette même indétermination qui caractérisait la sensatio. C’est pourquoi il ne faut pas confondre l’implica­ tion avec l’association, qui, elle, se fait toujours entre des idées d’images pour ainsi dire déjà formées, alors que l’implication propre à l’idée de la trace ne fait encore qu’envelopper confusément deux natures3. Enveloppement et développement Or, la représentation et la signification des idées des images, dont il va effectivement être question d’ici peu dans YÉhique, ne pourraient se faire sans cet enveloppement propre à l’idée de la trace. De même on ne pourrait 1. Le commentaire de Pierre Macherey a parfois cette tendance. 2. D faudrait écrire m-corporel. 3.Sur ce point, en revanche, le commentaire de Pierre Macherey est très juste; cf. Introduction à l'Éthique de Spinoza. La seconde partie. La réalité mentale, p. 173.

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comprendre le processus des idées, le confondant avec une procession d’éléments simples et discrets, si on se le représente en termes de succession d’images n’ayant d’autre relation qu’une addition d’éléments séparés et préformés tenus entre eux par un rapport de contiguïté. Pour qu’une chaîne d’idées puisse se produire il faut qu’entre l’idée impliquée et l’idée impliquante, il y ait une relation interne et pas seulement un rapport externe. Chaque maillon de la chaîne doit avoir quelque chose de commun avec le maillon qui le suit et le précède, en raison de quoi ils s’enchaînent; autrement on risque d’imaginer un rapport d’implication sur le mode d’une simple série additionnelle partes extra partesl. Or, l’essence de la trace et son idée offre la possibilité de comprendre ce commun, en vertu de quoi aussi deux corps peuvent se distinguer l’un de l’autre. On se souviendra en effet que les corps se distinguent par cela même en quoi ils conviennent, et qu’il n’y a aucun paradoxe à comprendre que ce qui est commun à tous les corps est également ce par quoi ils se distinguent : étendue et mouvement ; à quoi il faut ajouter la traçabilité des corps composés. Les difficultés posées par la démonstration de la proposition 16 sont nées de ce que l’on a pas assez prêté attention à la nature des objets des idées de l’affection du corps: les vestigia. La proposition 16 se propose de montrer la propriété essentielle de l’affirmation de l’idée propre à chaque trace [idea cujuscunque modi, quo corpus a corporibus extemis afficitur] prise en elle-même\pasplus, mais pas moins non plus. Si d’aucuns se sont étonnés de voir ici convoqué l’axiome 4, qui parle d’idée de cause et d’idée d’effet, c’est parce qu’ils pensaient que cet axiome ne s’applique qu’aux idées adéquates. Mais, puisque l’on suppose, en anticipant sur la suite, que la proposition 16 vise ante litteram les idées inadéquates, c’est-à-dire les idées d’images, on juge étrange la présence de l’axiome. Que la proposition soit en train de construire le concept d’image ne veut pas dire qu’elle le signifie. Comment le pourrait-elle, en effet, puisque la définition n’a pas encore été produite? L’idée de la trace n’est pas (encore) l’idée de l’image. Il lui manque pour cela quelque chose : l’objet de l’image. Il convient donc, de distinguer entre, d’un côté, la trace corporelle qui est objet d’une idée enveloppant deux natures, et, de l’autre, le corps extérieur qui est l’objet signifié par les idées des images qui le représen­ teront comme présent. Si on confond ces deux plans, on perd la rigueur d’une lecture génétique, et du même coup la différence entre ce que veut 1. On tomberait ainsi dans un schéma empiriste de type hobbesien et dans des modes de pensée basés sur le calcul par addition et soustraction. À ce sujet, Léon Brunschvicg prévient une erreur assez répandue consistant à comprendre les idées et leur vérité comme la totalité d’une addition; en effet «les idées sont intérieures les unes aux autres [...] c’est-à-dire les parties sont intérieures au tout»; L.Brunschvicg, «La logique de Spinoza», Revue de métaphysique et de morale, année 1,1893, p. 453-467 (la citation est extraite des p. 458-459).

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dire «envelopper deux natures», et «représenter les corps extérieurs comme présents». La représentation des corps extérieurs est plutôt tin développement de l’enveloppement constitutif propre à l’idée de trace. On peut ainsi lire dans la proposition 16 un écho de l’hypothèse de TIE, §78, à cette différence près: ici l’idée n’est plus le fait d’une abstraction, mais elle est prise, le temps d’une proposition qui en saisit déductivement la propriété essentielle (le double enveloppement), dans le mouvement génétique de la détermi­ nation des images. Sans nier que le plan des traces et celui des images s’articulent sans solution de continuité, il convient de reconnaître que Spinoza les présente comme logiquement et génétiquement distincts *. On peut remarquer, à cet effet, que l’hypothèse sur laquelle se base la thèse de la proposition 172 ne reprend qu’une des deux branches de la thèse de la proposition 16, à savoir l’enveloppement «externe» de l’idée de la trace, que précisément les idées qui représentent les corps extérieurs développe­ ront par des perceptions en chaînes. L’enveloppement « interne », lui, passe en arrière-plan, sans pour autant s’effacer, à l’avantage de la représentation proposée par les images. Cet oubli de la trace dans l’image est le propre de la perception imaginative. Il permet que l’individu se projette dans ses représentations et investisse les choses en les incorporant dans ses pratiques, les poursuivant de ses désirs, afin de promouvoir sa puissance. Assurément les idées des images sont en tout point des idées de traces, elles ne peuvent signifier les corps extérieurs comme présents qu’en vertu de celles-ci. Mais les idées des traces ne sont pas tout à fait des idées d’images. Une trace est nécessaire, mais pas suffisante à faire une image, alors qu’elle suffît pour signaler la présence d’une différence de nature entre corps. Une nature complexe a besoin non d’une seule mais de plusieurs traces, en relation entre elles pour se déterminer et se donner à

1.Cette lecture a deux effets immédiats: premièrement, elle restitue l’ordre et les cadences propres au texte, et respecte les particularités de chaque proposition, évitant ainsi de ramener le contenu de l’une à celui de l’autre; deuxièmement, elle va dans le sens d’une solidarité entre la doctrine de l’idée présentée dans le TIE et celle de Y Éthique, malgré des approches différentes, puisque le TIE ne s’intéresse pas expressis verbis au concept de trace. D faut donc nuancer la thèse de Filippo Mignini, qui s’appuie sur le vocabulaire de la sensation, spécifique au TIE, pour renforcer son hypothèse concernant la datation, et surtout celle d’une possible évolution de la pensée de Spinoza. H est vrai que le lexique de Spinoza évolue (on dira plutôt qu’il se précise), mais cela n’est pas toujours l’indice d’un changement de doctrine. Les analyses conceptuelles d’Alexandre Matheron ont montré, par ailleurs, que les différences dans l’expression entre le TIE et Y Éthique ne mettent pas forcément en cause 1 ’unité et la solidité d’une pensée. 2.«Si le Corps Humain est affecté d’une manière qui enveloppe la nature du corps extérieur... »(G.n. 104.18-19).

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contempler sous l’aspect d’images. Comment cela se fait-il, à quoi cela tient-il? La suite du texte va l’expliquer.

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En attendant, l’énoncé de l’axiome 4 a joué effectivement un rôle essentiel. Spinoza prête à l’implication propre à l’idée de la trace cet enveloppement qu’il avait reconnu à la pensée causale. De même que la connaissance de l’effet enveloppe ou implique en elle-même (car il y a un lien interne entre l’idée de l’effet et l’idée de la cause, sans quoi on ne pourrait pas dire que l’une enveloppe l’autre) la connaissance de sa cause *, parce qu’elle en dépend, c’est-à-dire que sans elle, elle ne pourrait pas être perçue comme effet, de même l’idée de la trace enveloppe ou implique dans son idée les causes de son objet, quel’ax 1 après le cor lem 3 donnait à penser comme la nature du corps affecté et celle du corps affectant. Bien entendu, il ne s’agit pas du même genre d’implication, mais ces deux implications ne diffèrent pas au point d’être absolument étrangères 1 ’ une à 1 ’ autre. Ce point donne un aperçu sur la cohérence générale du système et sur l’articulation interne qu’il y a entre la connaissance adéquate et la connaissance inadéquate: l’implication ou la relation causale englobe comme l’une de ses parties l’implication ou la relation sémiologique; autrement dit, la seconde emprunte une partie de la puissance de la première pour fonctionner. La relation sémiologique est elle-même un effet de la relation causale, c’est-à-dire qu’elle l’exprime, quoique partielle­ ment2. La trace est donc en soi la marque d’une causalité à l’œuvre. Sa 1. L’idée de la cause ne se distingue pas de l’idée de l’effet si ce n’est comme « résultat » ou développement de leur implication. Il y a donc un lien interne entre la cause et l’effet, «quelque chose de commun», dit El, ax 5, sans quoi ils ne peuvent s’impliquer et donc se distinguer. En dernière analyse, les attributs expriment, chacun à leur manière, cette puis­ sance d’implication ou d’enveloppement que les propositions de VÉthique expliquent et développent logiquement. C’est ce même « commun » qui est à la source de la puissance d’enveloppement par la trace des deux natures qui se distinguent dans 1* affection. 2. Le rapport interne qui lie le système des idées inadéquates à celui des idées adéquates comme la partie et le tout avait été aperçu par Brunschvicg : « Il ne peut y avoir de relation qu’entre ce qui est et ce qui est, c’est-à-dire entre la vérité et la vérité, vérité étroite et limitée d’une part, vérité large et intégrale de l’autre. Une idée fausse est une idée qui n’a pas encore atteint le développement que comporte l’essence réelle à laquelle elle correspond objective­ ment, c’est une idée inadéquate ; une idée vraie est une idée qui possède la plénitude de sa compréhension, c’est une idée adéquate. Or l'idée adéquate est une totalité d’idées inadé­ quates. Le rapport entre l'erreur et la vérité se ramène en définitive au rapport entre tout et partie»; nous soulignons; L.Brunschvicg, «La logique de Spinoza», p.458. Mis à part le contexte philosophique de cette époque, pris dans une confrontation entre la philosophie hégélienne et des sensibilités néo-kantiennes renaissantes, dans lequel le spinozisme a pu jouer à un moment le rôle d’arbitre, et dont on retrouve la trace à la p.462 («la notion de synthèse continue concilie l’identité établie par Spinoza entre l’intelligence et la vérité avec



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nature enveloppante est ce qu’elle a de commun avec la relation causale. On comprend bien que si les traces n’étaient pas impliquées dans la causa­ lité, si la traçabilité des corps n’était pas un aspect compris par la causalité, la nature des choses serait peut-être connaissable par un entendement pur1, mais elle ne serait ni signifiable, ni communicable. Les traces sont la marque objective du processus de la causalité naturelle. La traçabilité du corps est une expression du régime général de la causalité2. Elle en renforce la cohérence générale et fait accéder le spinozisme à une réflexion plus profonde sur la nature de l’image et du signe. Le seul fait que pour Spinoza les images ne sont constituées que des mouvements corporels et que le mouvement est l’expression de la causalité physique aurait dû éveiller les soupçons, car il aurait permis par ailleurs de comprendre plus aisément pour quelles raisons les idées inadéquates suivent les unes des autres avec la même nécessité que les idées adéquates : il s’agit de la même nécessité, car, sans le savoir, les idées inadéquates, qui à l’origine s’appuient sur des traces, en font partie et contribuent toutes à exprimer, quoique partiellement, l’ordre causal. Qu’ensuite, sur les traces viennent rebondir et se former les imaginations parfois les plus étranges, qu’elles puissent se prêter aussi à être le support des significations les plus éloignées de la raison et de la causalité qui les a engendrées, ne doit pas faire oublier son rapport interne à la causalité naturelle. Dieu connaît à la fois

l’existence de Teneur qui en semblait la négation. [...] La synthèse est la vérité elle-même. [...] La synthèse spinoziste est une synthèse concrète »), l’article de Brunschvicg ne tire pas les conséquences de ce qu’il affirme; par exemple il ne s’intéresse pas à la relation qui doit subsister entre l’image (et donc le signe) et la cause. Son intuition reste à l’état d’ébauche et le titre de son article sonne plus comme un programme, qu’il livre en un mot: «logique, métaphysique et morale ne forment [...] qu’une seule et même science» (p.465). Toujours sur ce thème et des mêmes années, cf. V. Delbos, Le problème moral dans la philosophie de Spinoza et dans l’histoire du Spinozisme, Paris, Alcan, 1893, en particulier chap. I, n, et x de la première partie, et le moins connu P. Lesbazeilles, De Logica Spinozae, Paris, Léopold Cerf, 1883. L’idée, selon l’expression du KV, d’une « logique vraie » immanente à la philosophie de Spinoza n’a jamais été totalement abandonnée par la critique; Deleuze et Macherey l’ont à leur manière reprise. 1. Encore que, puisque Dieu est autant substance étendue que substance pensante, ce qu’il comprend d’un entendement pur dans sa pensée se fait avec la même nécessité dans l’étendue. Et réciproquement, ce qui se fait dans le corps, se fait objectivement dans la pensée de Dieu selon les seules lois de sa nature. Comme Ton sait, Tordre et la connexion des pensées est le même que Tordre et la connexion des choses. 2. Cet aspect a été rarement mis en lumière, encore qu’il ne soit pas complètement inédit : « La structure représentative de l’idée spinozienne a plus de ressemblance avec l’expressivité des signes naturels qu’avec l’intentionnalité de l’idée cartésienne, et ce pour la très bonne raison qu’elle se fonde sur la structure sémiotique de l’univers physique lui-même»; M.Messeri, L'epistemologia di Spinoza. Saggio sui corpi e le menti, Milano, D Saggiatore, 1990, p. 195.

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pourquoi nous avons des idées adéquates et pourquoi nous avons des idées inadéquates. C’est tout à fait logiquement que l’axiome 4 est convoqué dans la démonstration 16 : de même que l’idée de l’effet porte enveloppée en elle celle de la cause dont elle est le produit, de même l’idée de la trace enveloppe ce qui a causé son objet, à savoir les natures des corps concer­ nées dans l’affection. Qu’entend Spinoza quand il parle de natures du corps affecté et du corps affectant? Tout ce qui contribue à la formation de la trace, à savoir les surfaces et les figures du corps affectant et celles du corps affecté, qui par 1 ’ intermédiaire des corps fluides entrent en contact. Comme on l’avait vu, ces surfaces et ces figures composent des natures très compo­ sées. C’est pourquoi, sous l’apparente simplicité des images sont impli­ quées une foule d’autres traces et figures, surtout du côté du corps affecté, qui déterminent sa disposition ou sa constitution réceptive. Si le corps affecté n’était pas déjà le champ d’une traçabilité ouverte, il ne pourrait jamais se constituer en terrain de réceptivité et de renvoi. Les idées des images, loin de constituer un élément simple de la perception, représentent davantage un moment de synthèse (pour reprendre le terme employé par Brunschvicg, sans aucune référence toutefois à ce qui peut être une faculté transcendantale) d’une complexion, qui participe au processus continu des affections et qui se définit en fonction de celui-ci. Le concept qui sert de pivot et qui permet d’articuler le système des relations causales de la nature à celui d’une sémiologie générale, est précisément l’idée d’affection, qui est toujours à la fois l’affection du corps (la trace, qui s’articule à d’autres traces) et l’affection de la substance (le corps, qui s’articule à d’autres corps). Ces deux plans, l’ontologique et le sémiologique, sont certes distincts, mais ils déterminent ensemble la for­ mation et la constitution des corps et de leur puissance imaginative. Quant à l’essence de l’homme, on sait qu’elle est constituée de modifications précises des attributs de Dieu; son esprit se compose autant d’idées adé­ quates que d’idées inadéquates, son individu se constitue autant du rapport des corps qui le composent que de celui des traces qui le(s) disposent. Et cela est d’autant plus vrai pour les êtres qui ne tendent à se définir que par les affections de leur corps plutôt que par les idées découlant de la seule puissance de leur esprit. Les idées de trace ont donc ceci de positif en elles-mêmes, qu’avant même de signifier elles indiquent [indicant] ce qu’elles enveloppent au moment même où ce qui est enveloppé se distingue1. La trace a une l.On remarquera qu’il en va de même pour la relation causale, sauf que celle-ci non seulement indique mais explique, alors que l’idée de la trace ne fait qu’indiquer ce qu’elle implique, sans l’expliquer. La connaissance de l’effet dépend de la connaissance de la cause

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puissance d’indication en vertu de son idée, sa nature consistant à révéler. Elle est en soi un index. L’indication est donc la forme première de l’expression1. L’indication est double au sein du même tracé, comme les deux faces, interne et externe, de la trace. Elle est d’abord indicative de la nature des corps extérieurs tout en se répercutant dans le corps affecté. Elle en signale la présence par le survenir d’une différence marquante, qui fait que par elle le corps affecté est tout autant présent à soi qu’au monde, et s’y oriente en fonction de ses affections. Mais elle indique surtout la constitu­ tion du corps qui l’a retenue, auquel résolument elle appartient et qu’elle contribue ainsi à notifier. C’est précisément cet aspect de la marque qui fait qu’elle pourra devenir aussi, et selon son interprète, un indice, un symptôme, un signe révélateur d’une complexion, d’une maladie, d’une loi, d’une cause. Entre le corps, qui est une affection ou modification de la substance, et l’affection du corps, qui est une trace, il doit y avoir quelque chose de commun : ils répondent tous deux au terme affectio, et en cela ils s’inscri­ vent tous deux dans un processus causal. Si Spinoza a gardé un seul et même terme pour qualifier les modifications de la substance et celles du corps, c’est sans doute pour nous inviter à considérer, sur le fond d’une dif­ férence radicale, que ces deux acceptions doivent convenir en quelque chose. Ainsi, l’ordre et la connexion des choses (y compris les vestigia) sont la même chose que l’ordre et la connexion des idées (y compris les idées des imagines), qui sont aussi, comme il l’écrit un peu plus loin, la même chose que l’ordre et la connexion des causes. L’ordre et la connexion des images et de leurs idées doivent ainsi logiquement s’ordonner à la totalité des choses, dont elles sont des parties, chacune selon son attribut. On se souviendra que l’idée inadéquate ne contient en soi aucune erreur, elle est simplement une idée partielle. Pour faire partie d’une totalité qu’elle ne

et l’enveloppe. Mais elle l’enveloppe au moment précis où les deux idées se distinguent l’une comme effet de l’autre. C’est parce qu’elle enveloppe, que l’idée de l’effet peut se distinguer de l’idée de la cause en l’exprimant. Sans cette implication, en effet, il n’y aurait ni idée d’effet ni idée de cause, car il ne peut y avoir d’effet sans cause. C’est pourquoi, Spinoza a pu écrire, par exemple, que « le causé diffère de sa cause précisément par ce qu’il tient d’elle » ; £1,17 sc (G.D. 63.16-17). l.Filippo Mignini a raison, quand il écrit: «Puisque ce qui exprime quelque chose la révèle et l’indique, d’une certaine manière, chaque réalité expressive est aussi un signe de celle qui est exprimée. La puissance signifiante se manifeste donc comme la détermination cognitive de la puissance d’exprimer» ; F. Mignini, Ars imaginandi. Apparenza e rappresentazione in Spinoza, p. 196.

DES TRACES AUX IMAGES

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comprend pas, elle doit néanmoins avoir quelque chose de commun avec le tout dont elle est partie. Car le rapport parties/tout implique du commun1. Ce commun est contenu dans l’essence même des images, dont Spinoza nous dit qu’«elle est constituée seulement de mouvements corporels» [imaginum essentia a solis motibus corporels constituitur]2. Ni les vestigia, ni les imagines ne sont à proprement parler des corps; et néanmoins, elles sont corporelles, elles appartiennent à T attribut étendue et ne doivent s’expliquer que sous cet aspect, car les mouvements «n’enve­ loppent aucunement le concept de la pensée » [qui cogitationis conceptum minime non involvunt]3. C’est là toute la difficulté, mais aussi tout l’intérêt de leur notion.

l.On se souviendra que cela est vrai également de la connaissance: «Les choses qui n’ont rien de commun entre elles ne peuvent pas non plus se comprendre l’une par l’autre, autrement dit, le concept de l’une n’enveloppe pas le concept de l’autre»; £1, ax 5 (G.n. 46.29-31 ) ; nous soulignons. 2. £ H, 49 cor sc (G.Ü. 132.19-20). 3. Ibid. (G.II. 132.20-21).

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On dispose désormais de tous les éléments pour lire la définition des images : Les affections du Corps humain, dont les idées nous représentent [repraesentant] les corps extérieurs comme nous étant présents [veluti nobis praesentia], nous les appellerons images des choses [imagines rerum] Cette définition, qui donne les bases de toute la théorie de l’imagination et à la suite des affects, a comme un ton de bien entendu. Le lecteur est tenté de passer vite. Pourtant, Spinoza a tout fait pour nous soustraire à une compréhension hâtive, voire naïve, d’une notion dont il a soigneusement travaillé et préparé le concept, avant de se réapproprier un usage commun du langage [verba usitata]. Il est probable que Spinoza corrige plus d’une acception d’une notion qui, de son temps, hérite déjà d’une longue tradition, voire de plusieurs, par ailleurs toutes assez bien représentées par les différents courants de pensée au xvue siècle2. À dessein sans doute, il ne vise ni une personne ni une doctrine en particulier. Spinoza nomme ici un concept qu’il a lui-même patiemment construit. On se souvient que dans le TIE, Spinoza avait pu 1.EH, 17 sc (G.n. 106.7-9). 2. Pour un aperçu sur le sens des termes phantasia et imaginatio dans les différentes traditions philosophiques, cf. le volume consacré à Phantasia/Imaginatio, V colloquio internazionale del Lessico Intellettuale Europeo, Roma, 9-11 gennaio 1986, atti a cura di Marta Fattori e Massimo Luigi Bianchi, Firenze, Olschki, 1988, en particulier T article de E. Canone, « Phantasia/imaginatio corne problema terminologico nella lessicografia filosofica tra seisettecento » ; cf. également P. Cristofolini (a cura di), Studisul Seicento e sull’immaginazione, Seminario 1984, a cura di Paolo Cristofolini, Studi di Lettere, Storiae Filosofia, Pisa, Scuola Normale Superiore di Pisa, 1985. Filippo Mignini remarque que le terme phantasia est assez rare dans les œuvres de Spinoza; on n’en compte que six occurrences, et sa signification est difficilement séparable de celle de imaginatio ; cf. F. Mignini, Ars imaginandi. Apparenza e rappresentazione in Spinoza, p. 131-132, n. 35.

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écrire: «Si cela te plaît, prends ici par “imagination” n’importe quelle acception que tu voudras, pourvu que ce soit quelque chose de différent de l’entendement et par quoi l’âme se comporte passivement; [...]. En effet, comme je l’ai dit, peu importe l’acception dans laquelle je prends l’imagi­ nation, une fois que je sais qu’elle est quelque chose de vague, etc. » *. Voilà qu’il en donne enfin la doctrine. Comme cela avait été le cas pour les vestigia, l’image n’est pas définie au singulier, mais au pluriel [imagines], comme si la perception s’expli­ quait par la dynamique d’une production continue. De plus ce ne sont pas les images qui sont représentatives, mais leurs idées. Si Spinoza nous dissuade de nous représenter une idée comme une peinture muette sur un mur, on peut penser aussi que le tableau ou la peinture n’est pas un bon modèle pour comprendre ici ce qu’il entend par image. En effet, comme pour prévenir une possible dérive imaginative de la compréhension de la définition qu’il vient de donner, le lecteur est immédiatement averti du fait que [les images] toutefois ne rapportent [non referunt] pas les figures des choses [rerumfiguras]2. On avait eu l’occasion de l’anticiper, l’imagination ne perçoit pas la forme des corps, ni même directement leurs figures : elle perçoit en images les traces de leursfigures. La doctrine des traces permet ainsi à Spinoza de briser l’identité supposée entre l’image et la figure qui avait été affirmée par Descartes dans certains textes: «imaginer n’est autre chose que contempler l’image ou la figure [figuram, seu imaginem] d’une chose corporelle»3. Identifiant image et figure, Descartes s’exposait à une conception figurative (et donc mimétique) de l’image, que Spinoza récuse radicalement, proposant, au contraire, une théorie de la représentation qui ne doit plus rien au régime de la ressemblance. À vrai dire, le contexte de ce passage des Méditations ne permet pas de comprendre avec certitude ce que Descartes y entend exactement par figure. À la vue d’autres textes, en particulier le Monde et la Dioptrique4, la réflexion cartésienne semble 1. T1E, § 84 (G.n. 32.9-11 et 16-17). 2. £11,17 sc (G.EL 106.9). 3. R. Descartes, Méditations II (AT. DC. 22.23); qui traduit le texte de la main de Descartes : Nihilaliudest imaginari quam rei corporeaefiguram, seu imaginent, contemplari (AT. VH. 28.22). Il n’est pas impossible que la précision apportée à la définition des images vise ce passage des Méditations. La ressemblance est forte et la différence sensible. On aurait tort cependant de croire que seul Descartes est concerné par elle. 4. Cf. R. Descartes, Dioptrique, notamment les Discours I, IV, V & VI. Dans ces textes Descartes se sert de la notion de figure comme moyen pour comprendre toute information provenant du dehors. En particulier, dans le Discours VI, Descartes analyse l’exemple des gravures en taille-douce, où il considère la figure davantage comme un signe ou une configu-

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osciller entre, d’un côté, une explication physiologique de la perception (basée en particulier sur le modèle de la vision), dont le problème à terme est la transmission et la traduction des informations véhiculées par les organes des sens à l’âme, qui véritablement est la seule à sentir et perce­ voir; et, de l’autre, un modèle sémiotique, qui s’appuie sur un système de différences, un chiffrage et un codage par signes, dont Descartes avoue qu’ils n’ont aucune ressemblance avec ce qu’ils signifient >. Il n’est pas impossible que Spinoza ait voulu couper court avec ces ambiguïtés et l’obligation dans laquelle semble s’être trouvé Descartes de devoir combiner une théorie mimétique2 avec un théorie sémioration de rapports réglés que comme une image pensée sur le modèle pictural du tableau ; ainsi « la figure se juge par la connaissance, ou l’opinion, qu’on a de la situation des diverses parties des objets, et non par la ressemblance des peintures qui sont dans l’œil » (AT. VI. 140.27-30). Pour un commentaire de ce passage cf. J.-M. Beyssade, «RSP ou le monogramme de Descartes», dans R. Descartes, L'entretien avec Burman, en particulier le chapitre intitulé «L’interprétation des signes» p. 190-207; J.-L.Marion, Sur la théologie blanche de Descartes, Paris, P.U.F., 1981, p. 249-253 ; J.-P. Cavaillé, Descartes. La fable du monde, Paris, Vrin, 1991, en particulier les pages 112-125 et les pages 149-153 consacrées à la notion de figure et de figuration. 1. À ce sujet, Michel Fichant fait observer que, à la différence de Kepler, chez Descartes la physiologie s’inscrit en continuité avec les modèles de l’optique géométrique, et insiste sur la non-ressemblance de l’image cartésienne réduite à des différences de mouvement; cf. M. Fichant, « La géométrisation du regard. Réflexions sur la Dioptrique de Descartes », dans Id., Science et métaphysique dans Descartes et Leibniz, Paris, P.U.F., 1998, p. 29-57. Denis Kambouchner, quant à lui, reconnaît l’ambiguïté foncière de la théorie de Descartes : « Descartes ne s’est jamais clairement expliqué sur ce point, et si l’image formée sur la glande reste par principe un signe ou signal, distinctif ou différencié, qui incite l’âme à penser ou à sentir certaines choses relativement à un certain objet, elle ne peut tout de même manquer, dans le cas de la vision, d’être prise aussi bien pour le portrait de cet objet». C’est pourquoi, il fait recours à l’hypothèse d’un espace visuel intérieur: «le rapport de l’âme aux impressions qui lui “font voir” certaines choses, et aux choses qu’elle a conscience de “voir", est de toute manière et en toute rigueur irreprésentable [...] et néanmoins, pour “voir” les objets qui ont causé ces impressions, elle doit d’une manière ou d’une autre traduire ces impressions dans une sorte d’espace visuel intérieur (le seul véritable espace visuel, sans doute), qu’elle confondra avec 1’“étendue réelle des corps”, ou qui, de son point de vue, la recouvrira, sans qu’il puisse y avoir pourtant identité réelle ou transcendantale des deux»; D. Kambouchner, L’homme des passions. Commentaire sur Descartes. I, Analytique, Paris, Albin Michel, 1995, p. 142. Mais toutes les hypothèses ad hoc n’y feront rien, car les difficultés résident en amont, dans l’ontologie et la doctrine de l’union de l’âme et du corps. Car, en effet, on pourrait encore se demander : cet espace intérieur, de quoi se compose-t-il, quels sont ses éléments ? Se situe-t-il encore du côté du corps, ou est-il déjà (passé) du côté de l’esprit? Ou, peut-être, se tiendra-t-il entre les deux, un pied dans le corps, un autre dans l’esprit. Spinoza, convaincu que les solutions aux problèmes de Descartes ne pouvaient être trouvées chez Descartes, se serait sans doute amusé d’un tel déploiement d’efforts pour essayer de rendre Descartes plus clair qu’il ne réussit à l’être lui-même. 2.Cf.par exemple R. Descartes, Cinquièmes Réponses: «Car il n’est pas de l’essence d’une image d’être en tout la même avec la chose dont elle est l’image, mais il suffit qu’elle l’imite en certaines choses » [Nempe non est de ratione imaginis, ut in omnibus eadem sit cum

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tique1 de la représentation, sans être vraiment parvenu à les démêler2. Spinoza, d’un côté, évite de s’appuyer sur un modèle physiologique particulier, de l’autre, il repense de fond en comble une théorie du signe encore marquée chez Descartes par les contradictions inextricables de son dualisme3.

re cujus est imago, sed tantum ut illam in aliquibus imitetur] (AT. VU. 373.1-3); ou encore Dioptrique, Discours IV : «il faut au moins que nous remarquions qu’il n’y a aucunes images qui doivent en tout ressembler aux obiets qu’elles représentent : car autrement il n’y aurait point de distinction entre l’obiet & son image : mais qu’il suffit qu’elles leur ressemblent en peu de choses ; & souvent mesme, que leur perfection dépend de ce qu’elles ne leur ressem­ blent pas autant qu’elles pourroyent faire» (AT. VI. 113.1-8). Par le terme mimétique on entend ici seulement une théorie qui suppose des éléments de similitude ou de ressemblance entre l’image et l’objet dont elle est l’image. Mais il est clair que cette acception ne saurait épuiser l’étendue d’un concept qui a une longue et glorieuse tradition, ni même qu’elle lève toutes les difficultés de ce qu’est en soi une ressemblance. 1. Pierre Guenancia, qui s’appuie également sur la Dioptrique penche en faveur d’une lecture sémiotique de l’image, faisant passer au second plan l’aspect mimétique : «Fonda­ mentalement l’image pour Descartes est un index. Son être c’est sa fonction. Mieux vaut donc en expliquer d’emblée la nature par sa finalité, qui est de représenter un objet et non de lui ressembler » ; P. Guenancia, L'intelligible du sensible. Essai sur le dualisme cartésien, Paris, Gallimard, 1998, p. 152-153. Si telle est la pensée de Descartes, mais, comme on a vu, tous les textes ne sont pas unanimes, il est possible que Spinoza l’ait reprise à son compte en reformulant l’idée d’une sémiose des images des choses. En tout état de cause, pour Spinoza, la théorie cartésienne, mimétique et/ou sémiotique, reste toujours confrontée au paradoxe de l’interaction entre les déterminations du corps et celles de l’âme, dont tôt ou tard la physiologie cartésienne doit rendre compte. 2. Ainsi, on a pu écrire : « H est [...] sûr que la doctrine de la perception [de Descartes] ne parvient pas à éliminer entièrement la similitude, mais cette persistance d’un minimum de ressemblance, plutôt qu’elle ne participe à la rigueur de la théorie, la met plutôt en crise»; J.-P. Cavaillé, Descartes. Lafable du monde, p. 115, n. 2. Jean-Marie Beyssade pense pouvoir retrouver ce minimum de similitude dans la doctrine qu’il propose de la trace comme abréviation ; cf. J.-M. Beyssade, « RSP ou le monogramme de Descartes », p. 200-203. 3. Sartre avait bien résumé les difficultés et les ambiguïtés de la théorie cartésienne, prise entre une sémiotique embryonnaire et les problèmes d’une physiologie qui postule l’inter­ action entre corps et esprit: «Les mouvements du cerveau, causés par les objets extérieurs, quoiqu’ils ne contiennent pas leur ressemblance, éveillent dans l’âme des idées ; les idées ne viennent pas des mouvements, elles sont innées dans l’homme; mais c’est à l’occasion des mouvements qu’elles apparaissent dans la conscience. Les mouvements sont comme des signes qui provoquent dans l’âme certains sentiments ; mais Descartes n’ approfondit pas cette idée du signe auquel il semble donner sens d’un lien arbitraire, et surtout, il n’explique pas comment il y a conscience de ce signe ; il paraît admettre une action transitive entre le corps et l’âme qui l’amène ou à introduire dans l’âme une certaine matérialité, ou dans l’image matérielle une certaine spiritualité. On ne comprend ni comment l’entendement s’applique à cette réalité corporelle très particulière qu’est l’image, ni inversement comment dans la pensée il peut y avoir intervention de l’imagination et du corps puisque, selon Descartes, même les corps sont saisis par l’entendement pur » ; J.-P. Sartre, L’imagination, Paris, P.U.F., 1989 (1936), p. 8.

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MIMESIS ET SEMIOSIS

Quelles qu’aient été à ce propos les hésitations de Descartes, quelle qu’ait été la pensée de Spinoza sur la théorie de l’image cartésienne, il reste que pour lui les images ne sont pas des copies, et les objets extérieurs ne sont pas leur modèle. Elles ne sont pas secondes par rapport à un original ou un originaire qui leur serait premier. La traçabilité du corps, en effet, dans laquelle les images se situent, n’est pas en soi une réalité seconde par rapport à la formation des corps, puisqu’en vérité elle y prend part depuis toujours. Les traces sont contemporaines de la formation du corps, qui n’existe jamais que comme affecté, mémoire active, et donc comme tracé et traçage. L’image n’est pas un cachet ni un décalque, c’est-à-dire un état de moindre réalité qui ferait écran aux choses mêmes, une apparence trompeuse, d’autant plus infidèle que sa relation à l’objet se trouverait réglée par l’imitation, qui ferait d’elle une reproduction de la chose, son double ou sa réplique, sous la forme d’une présence seconde, pour ne pas dire secondaire. C’est pourquoi Spinoza s’empresse de corriger une conception qui soupçonnerait les images et leurs idées d’une quelconque erreur. Les images sont certes errantes [vagae], mais pas erronées; trompeuses, mais pas fausses. «Considérées en elles-mêmes» [in se spectatas], elles sont positives et affirmatives de présence et d’existence; «elles ne contiennent aucune erreur, autrement dit, l’Esprit ne se trompe pas parce qu’il imagine » L En somme, la réalité de l’image n’est pas en soi défectueuse. Le penser, comme le pense toute une tradition que Spinoza ici, sans doute au delà de Descartes, critique en bloc, c’est encore s’imaginer l’image dans un rapport à un modèle, que celle-ci en raison d’un défaut inné trahirait par nature. Bien au contraire, l’image est en soi parfaite, sa nature ne manque de rien pour accomplir ce qu’elle fait. Comment ne pas remarquer alors, que le problème de l’erreur suit immédiatement et comme dans la foulée celui de la figure, signe évident que pour Spinoza ces deux questions n’en font qu’une, ou du moins qu’elles sont liées dans une représentation imaginaire de la nature des images, qu’il est désormais temps de corriger. Figuration et défectuosité sont les deux aspects d’une théorie mimétique de l’image et de l’idée qui a des origines profondes dans la tradi­ tion philosophique, et qui constitue le principal obstacle à la conception spinoziste. Que les images soient des réalités moyennes, issues du rapport cinétique entre les corps, ne veut pas dire qu’elles soient des réalités moindres ou des intermédiaires. Les images sont constitutives des corps dans leur manière d’opérer. Dans la mesure où le corps est activité imagi1. En, 17 cor sc (G.n. 106.12-13).

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native, les images sont des modifications de mouvements corporels, et leurs idées affirment ces actes comme signifiants. Représenter sans repro­ duire veut donc dire (se) signifier dans un développement. Il n’y a donc pas a priori un lien intrinsèque de ressemblance entre les images et les corps extérieurs, et, de ce point de vue du moins, ce que l’on nomme ici modèle et ressemblance ne peut être encore que l’effet d’une imagination, tout comme l’idée de l’image-tableau qui constitue le pendant mimétique de ce modèle. C’est sans doute ce qui retient ici Spinoza de parler, à la manière de Descartes, d’« images des corps extérieurs», alors qu’il n’avait pas hésité à parler de «traces du corps extérieur» [corporis extemi vestigia]. L’expression aurait pu effectivement laisser entendre un quelconque rapport de similitude entre la forme ou les figures des objets extérieurs et les images que nous forgeons des choses que nous signifions. Alors que les traces ne peuvent jamais être forgées qu’à partir des corps extérieurs, les images, en revanche, tout en présupposant des traces phy­ siques, pourront être amenées à signifier des choses de l’ordre de la cogitatio. C’est en cela, que, bien qu’ayant leur origine dans la puissance du corps, les images ont pour idée des idées qui représentent et signifient les choses [res], et pas seulement les corps [corpora]. Non seulement les images des choses ne calquent pas leurs objets selon une norme mimétique de ressemblance comme le ferait une peinture, mais encore il n’est pas dit qu’une seule et même idée d’image représente un seul et même objet extérieur. Rien ne laisse supposer que la relation entre le représenté et le représentant soit une relation binaire, et encore moins biunivoque *. Tout indique plutôt, que l’image doit sa signification non à la fidélité envers un prétendu modèle extérieur, mais à autre chose. D’une part, ce que l’image retient du corps extérieur dépend en grande partie de la nature du corps où sont inscrites les traces; d’autre part, elle représente et signifie quelque chose grâce à son idée et à l’enchaînement dans lequel elle est comprise, ce par quoi l’image assume effectivement le sens qui est le sien. C’est sans doute l’une des raisons qui poussent Spinoza à parler d’images au pluriel. L’IDÉE D’IMAGE

Cette condition de la signification des images, qui se dégage du texte, implique plusieurs conséquences. Si l’image et l’idée qui lui est attachée n’acquièrent de signification déterminée que par l’enchaînement avec d’autres idées d’images, c’est qu’une seule image isolée, tout en représen­ tant « quelque chose » comme présent, à proprement parler ne signifie rien 1. À ce propos, on a pu écrire : « la signification est un lien entre deux images renvoyant à une idée » ; P.-F. Moreau, Spinoza. L'expérience et l’éternité, p. 324.

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de particulier. Tout comme il n’y a pas un atomisme des corps, il n’y a pas non plus un pointillisme des images. Cela ne veut pas dire pour autant que l’idée de l’image soit en soi insignifiante. Ne rien signifier de particulier n’est pas la même chose que ne rien signifier du tout. Simplement, cela veut dire qu’il ne peut y avoir d’image qui soit détentrice de sa propre signifi­ cation. Si l’image est un index, comme le pense Pierre Guenancia à propos de Descartes, elle n’est certainement pas un index d’elle-même1. Si l’on devait la considérer en elle même [in se spectatà], l’image ne dépasserait pas la simple impression [impressio], et son idée ne serait pas plus qu’une certaine sensation [sensatio]2, sa puissance consistant à signaler une présence, à faire simplement acte de présence, son être se confondant avec son efficace3. C’est ce que l’on serait tenté d’appeler, conformément au sens étymo­ logique du terme grec angelos, l’essence «angélique» que toute idée d’image porte en soi. En effet, l’idée d’image ou la sensation/trace est annonciatrice de quelque chose à laquelle elle ne fait que renvoyer, car elle ne saurait détenir d’elle-même sa propre signification4. En cela elle ne fait que devancer la chose [res] qui est l’objet de la signification. Si on prête attention à l’image seule et à l’acte de pensée qui lui est attaché, la chose ne fait que s’annoncer, sans être encore proprement signifiée d’une manière déterminée: sa signification n’est qu’enveloppée dans la présence. C’est 1. Pierre Guenancia refuse l’idée de Jean-Marie Beyssade, selon laquelle chez Descartes « le signe n’est plus un matériau à décrypter, mais une image à redresser ». Peut-être faut-il lui accorder ce point. Mais là n’est pas l’essentiel. L’intérêt qu’offre la lecture de Jean-Marie Beyssade, en vue surtout d’une possible reprise spinoziste de la question, tient davantage dans ce qu’il affirme dans la proposition qui précède immédiatement: «l’image n’est plus un tableau à regarder, mais un signe à interpréter» [nous soulignons] ; on notera au passage, que si elle ne l’estplus, c’est qu’au moins elle l’a été. C’est pourquoi, au delà de Descartes, cette lecture, qui introduit ici la notion d’interprétation, a le mérite d’indiquer la voie qu’emprun­ tera Spinoza, en montrant que les problèmes qu’il affrontera concernant le statut des images et de leur signification n’avaient peut-être pas été résolus de manière satisfaisante par Descartes, mais étaient déjà in nuce inscrits dans le cartésianisme; cf.J.-M.Beyssade, «RSP ou le monogramme de Descartes », p. 196. 2. Cf. infra partie I, chap. i et chap. n. 3. Les termes d’« efficace » et de « force ou vertu » ont été employés par Louis Marin pour parler du « pouvoir de l’image » ; cf. L. Marin, Des pouvoirs de l’image. Gloses, Paris, Seuil, 1993, en particulier l’Introduction intitulée « L’être de l’image et son efficace », p. 9-22. 4. En effet, il n’y a que le vrai, qui n’a pas besoin de signe et qui est index sui, qui se signifie lui-même et que le philosophe reconnaît par la seule puissance de l’entendement, cette «divine lumière», comme il est dit dans le TTP\ alors que l’idée de l’image, elle, a toujours besoin d’autres chose pour signifier les choses. Ainsi le prophète demande toujours un signe non pour croire en Dieu, mais pour savoir que la révélation ou la promesse vient de lui. C’est pourquoi Spinoza dit que «les prophètes étaient certains de la révélation de Dieu non par la révélation elle-même, mais par quelque signe » ; TTP, chap. ü et notre analyse de ce passage infra, chap. xix.

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pourquoi une image absolument isolée ne signifie rien, ou, plus exacte­ ment, rien de particulier : elle ne parvient pas en soi à signifier son propre contenu. Est-ce à dire qu’ elle serait insignifiante ? Non pas : assurément elle est signifiante, sinon on comprendrait mal à partir de « quand » et « où » sa signification devrait commencer1. Elle est signifiante sans toutefois avoir de signification. Sa signification reste en soi indéterminée. À elle seule, en revanche, elle est bien ce qui ouvre et dispose à la signification. Aussi estelle essentiellement un renvoi à ce qui s’annonce sur le seuil de ce qui survient. L’idée de l’image, comme renvoi signifiant, ne fait qu’exprimer en pensée le tenir lieu d’autre chose propre à la marque. Les idées d’images signifient les corps extérieurs dans la mesure où les traces du coips tiennent lieu des corps qui les ont laissées. Annonce et renvoi Toute idée d’image a quelque chose d’angélique. Elle annonce le contenu d’une rencontre entre l’appétit d’un corps, sa vertu imaginative, et le monde qui le touche et le détermine comme tel ou tel désir. L’idée de l’image signale, plus qu’elle ne l’exhibe, le contenu encore indéterminé d’une certaine présence, renvoyant pour cela à une autre image, dans l’idée de laquelle l’esprit tombe [incidit]. On a vu, en effet, que plus que repro­ duire la figure des corps, les images représentent [repraesentant] les corps extérieurs comme étant présents, c’est-à-dire qu’elles en tiennent lieu, au sens où elles en sont les représentants et non les reproductions. D’image en image le sens se déterminera dans ses significations 2. Ainsi, la signification s’effectue moins par une image seule, que par le lien qui fait passer des unes aux autres. Et si le propre de l’idée de l’image considérée en elle-même est d’annoncer et de renvoyer, c’est qu’à elle seule, au delà de la simple action de (se) présenter et de rompre ainsi un continu indistinct, l’idée de l’image ne peut pas être signe d’elle-même. Pourquoi? Précisément parce que la signification de l’image n’est pas garantie par la ressemblance de la représentation à un objet transcendantal, dont elle serait comme le dérivé. L’origine de la connaissance dans l’imagination, n’est jamais qu’une origine imaginaire. Elle n’aurait été envisageable, en effet, que si l’on avait 1. Or le processus de la signification ne commence pas, car il n’a jamais véritablement commencé, il est depuis toujours inscrit dans la traçabilité infinie du corps. Il ne commence pas, mais il se détermine à travers chaque corps, au travers de ses rapports cinétiques. Toute idée, parce qu’elle s’enchaîne, et en tant qu’elle s’enchaîne aux autres est signifiante, sinon elle n’en serait pas une. 2. Pour reprendre les propres termes de Spinoza : « l’essence des images est constituée seulement de mouvements corporels » ; E ü, 49 sc (G.Ü. 88.19-20). L’image en soi est ainsi l’acte d’un mouvement, d’un déplacement, d’un renvoi ou d’un rebond au sein de ce même lieu qu’est la trace.

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pu concevoir l’existence d’un corps qui put ne jamais avoir été affecté. Ce que l’on a suffisamment montré être impossible. Évidemment, cela n’exclut nullement que des images puissent avoir des significations assignées. C’est d’ailleurs sous cette forme que le plus souvent on a coutume de se les représenter empiriquement. Simplement cela est toujours déjà le résultat d’enchaînements ayant produit leur signification. Enfin, annonciatrice l’image l’est aussi comme lieu du corps où se noue une promesse pour l’esprit qui s’y affirme. Ce lieu est un lieu de renvoi à ce vers quoi, dans la forme de l’affection, puis de l’affect, tend l’appétit qui s’y exprime et secrètement la guide1. En effet, «la fin à cause de quoi nous faisons quelque chose n’est rien d’autre que l’appétit»2. Or, puisque tout sens dépend d’une fin, toute signification s’inscrit et se détermine dans un sens qui n’est autre que l’enchaînement même des images. La cause immanente à ces chaînes réside alors dans le désir et l’affect qui s’y expriment et s’y déplient, qui s’acheminent et se réalisent d’image en image. Ce désir et cet affect peuvent eux-mêmes dépendre d’autres causes ; ou bien encore de la seule puissance de l’entendement qui les réordonne. Le SENS DES IMAGES

Si donc la signification relève de la mémoire, c’est que la signification de l’image dépend étroitement de l’enchaînement qui en oriente le sens. La memoria n’est rien d’autre, en effet, qu’«un certain enchaînement [concatenatio] d’idées qui enveloppent la nature des choses qui sont à l’extérieur du corps»3, sans pour autant - Spinoza s’empresse de le rappeler - que ces idées expliquent la nature des choses qu’elles envelop­ pent et développent. Nous n’avons pas besoin de nous expliquer le déroulement des choses pour les signifier et les poursuivre de nos désirs ; en revanche, il faut qu’elles se déroulent en images pour que nous puissions les signifier et les investir de nos pratiques. Comme on l’a vu dans la première partie, il arrive que nous soyons conduits par la force des choses (qui s’exprime sous la forme du doute) à nous interroger sur les raisons ou les causes qui gouvernent ces déroulements en cherchant à nous les expliquer. Or, cela pourra se faire de manière adéquate ou inadéquate. C’ est à ce moment là que la norme de l’enchaînement, et éventuellement de l’engendrement, pourront se poser: selon un ordre qui peut se faire selon l’intellect, qui doit être le même chez tous les hommes et grâce auquel 1.Les raisons d’une promesse immanente au désir ont été bien aperçues par P.-F. Moreau, Spinoza. L'expérience et l’éternité, p. 149-156. 2. £IV, def7 (G.Ü.210.17-18). 3.£ü, 18sc(G.n. 106-107.35-2).

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LA GENÈSE DES IMAGES

« l’esprit perçoit les choses par leurs causes premières » *. Ainsi, quoi qu’ait voulu dire Spinoza par le terme de concaténation un enchaînement d’images est tout sauf un défilé neutre et inerte de tableaux qui se succéde­ raient sur le mur blanc de la conscience2. Reste à comprendre comment les idées des images peuvent signifier les choses. Or, le pluriel imagines rerum de la définition spinozienne assume pleinement son sens dès que l’on comprend que ce à quoi l’image renvoie est une autre image avec laquelle elle s’enchaîne. C’est en effet la relation entre les images, leur enchaînement [concaténation et non l’image en ellemême, qui déplie et déploie la signification dans l’ordre mémoriel qui est le sien. La signification suppose ainsi toujours une mémoire innée ou acquise, néanmoins toujours active et vivante, qui, on va le voir, n’est autre qu’une habitude innée ou acquise à enchaîner3. L’essence de l’image donc est plutôt ce qui permet à une image de se joindre à d’autres images, car aucune image n’a la faculté de subsister d’elle-même comme déterminée quant à sa signification. Pour que donc l’image puisse devenir l’image de quelque chosey il est nécessaire que les images singulières se conjuguent au pluriel par une mise en chaîne, dont le corps se revêt [induit], et par laquelle il s’habille d’une pratique signifiante, étant entendu que le corps en aucun cas ne saurait se dépouiller de ses pratiques, sous peine de disparaître purement et simplement. D peut les modifier, mais jamais les quitter totalement, puisqu’elles participent de sa définition mémorielle. Le corps est enchaîné par ses images. D en dépend. A cette condition seulement se détermine la signification des choses. Autrement, on serait contraint de postuler des images qui seraient comme des unités de sens préétablies précédant leur enchaînement, ce que la pensée de Spinoza en général, et la construction de sa doctrine de l’imagi­ nation en particulier découragent de faire. Or, c’est le processus significatif inscrit dans le corps comme champ de traçabilité, qui se détermine relati­ vement à chaque corps. Ce processus le traverse, contribuant ainsi à l’individualiser, et produit par des enchaînements tel ou tel sens particulier ou signification de l’image. Il y a donc bien ce que l’on pourrait appeler une 1. EU, 18 sc (G.H. 107.12-13). 2. Il semble par ailleurs que la concaîenatio ne soit pas autre chose que la représentation imaginative (et donc de ce point de vue partielle et confuse) de ce qu’il convient de concevoir sous le terme de connexio, qui est associé à celui d’ordo dans la fameuse prop. 7 du De Mente. 3. Comme on a déjà eu l’occasion de le vérifier avec l’exemple du poète espagnol, et comme le confirme ETR, def aff 1 expl, l’«inné» et P «acquis » n’indiquent ni ne supposent deux ordres séparés, mais s’inscrivent tous deux dans le continuum de la vie des corps et des esprits par la capacité des traces à informer les corps à travers leurs transfigurations et leurs transformations. Inné et acquis sont dans le même rapport que le naturel et l’artificiel, ou que la loi divine et la loi humaine. Spinoza, sans vouloir nier ces distinctions, les rend homogènes aux lois de la nature.

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« physique du sens », qui gouverne le régime des représentations et des significations. Son domaine s’étend aussi loin que celui de la traçabilité des corps. C’est pourquoi, le pluriel imagines rerum ne tombe pas innocem­ ment sous la plume de Spinoza : il fait référence à un aspect essentiel de la sémiose propre au processus de l’imagination1.

1. On ne pourra qu'y faire allusion en passant, car ce n’est pas ici le lieu de traiter cette question ; mais quand la psychanalyse pose le problème de la possibilité d’un achèvement de l’analyse, elle rencontre précisément la problématique de traces dont l’interprétation n’arrive pas à remplir les conditions d’une connaissance adéquate. Le sens vrai des traces du corps a des causes qui génétiquement peuvent échapper à l’anamnèse de l’esprit quant à ses possibi­ lités finies. Celle-ci peut parvenir à nous donner des raisons valables, mais qui ne recouvrent pas toujours ses causes réelles. L’anamnèse est en droit achevable, l’intégrale intelligibilité du réel le garantit pour ainsi dire a priori, mais plongeant de fait dans l’inconnu du corps et de l’esprit, elle risque l’inachèvement. Ce qui pour autant n’en remet pas forcément en cause l’utilité ni même l’efficacité. Cela n’implique pas non plus qu’elle serait interminable. Même d’une entreprise inachevable on est en droit d’espérer un terme et un bénéfice. « Une ambi­ guïté marque encore la finalité de l’analyse : recherche d’une histoire effective ou reconstruc­ tion d’une dynamique interprétative. Même après l’abandon de la théorie du traumatisme originaire, le statut du réel dans la psychanalyse reste encore problématique»; B.Ogilvie, «Spinoza dans la psychanalyse », Spinoza au xxe siècle, O. Bloch (dir.), Actes des journées d’études organisées les 14 et 21 janvier, 11 et 18 mars 1990, Paris, P.U.F., p. 566.

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Sixième section LA CONNAISSANCE PAR SIGNES

CHAPITRE XIÜ

SIGNE ET INTERPRÉTATION

Ces considérations en marge de la définition de l’image introduisent ce qu ’ il convient d’appeler la nature interprétative de l *imagination. Le théorème 181 a une position de relief dans la pensée de Spinoza, et ce au delà même de Y Éthique. On en a confirmation au début du chapitre IV du TTP, au moment où sont distingués au sein d’une même définition la lex qui dépend d’une nécessité de la nature, et le jus qui dépend d’une décision humaine. Pour illustrer le premier genre de loi, à côté de l’énoncé d’une loi physique Spinoza cite, sans évidemment pouvoir renvoyer à Y Éthique, l’énoncé de Eli, 182. Spinoza aurait pu choisir d’autres lois concernant la nature humaine; le fait qu’il retienne celle-ci est au moins le signe de l’importance qu’il lui accorde. Les deux exemples du scolie 18 ne sont pas moins importants : Et de plus, par là nous comprenons clairement pourquoi l’Esprit de la pensée d’une chose tombe [incidat] aussitôt dans la pensée d’une autre chose qui n’a aucune ressemblance avec la première; comme, par exem­ ple, de la pensée du mot pomum, un Romain [homo Roman us] tombera aussitôt dans la pensée du fruit \fructus] qui n’a aucune ressemblance [.similitudinem] avec ce son articulé [articulato illo sono], ni rien de commun avec lui sinon que le Corps de cet homme a souvent été affecté par les deux, c’est-à-dire que cet homme a souvent entendu le mot [vocem] 1. «Si le Corps humain a une fois été affecté par deux ou plusieurs corps à la fois, quand ensuite l’Esprit en imaginera un, aussitôt il se souviendra aussi des autres»; (G.H. 106.22-24). 2. Cf. TTP, chap. rv (G.1H. 57-58.31-4 ; Œuvres HL 180.11-18).

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LA CONNAISSANCE PAR SIGNES

pomum alors qu’il voyait ce fruit, et c’est ainsi que chacun d’une pensée tombera dans une autre, selon que l’habitude [consuetudo] a ordonné [ordinavit] dans le corps les images des choses [rerum imagines] de chacun. En effet, un soldat [miles] par exemple, après avoir vu dans le sable des traces de cheval [equi vestigiis], tombera aussitôt de la pensée du cheval dans la pensée du cavalier, et de là dans la pensée de la guerre, etc. [&c.]. Alors qu’un Paysan tombera [incidet] de la pensée du cheval dans la pensée de la charrue, du champ, etc.[•

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