Le mouvement communiste : essai de définition

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Le mouvement communiste :  essai de définition

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Jean Barrot Le mouvement communiste

Du même auteur Le « renégat » Kautsky et son disciple Lénine, in K. Kautsky, Les trois sources du marxisme, Cahiers Spartacus, 1969. Communisme et « question russe », Soc. Encyclopédique Française — La Tête de Feuilles, à paraître en octobre 1972 (recueil contenant Notes pour une analyse de la révolution russe, Contribution à la critique de l'idéologie ultra-gauche (léninisme et ultra-gauche), et Capitalisme et communisme. en italien Contribution à la critique de l'idéologie ultra-gauche, La Vecchia Talpa, Naples, 1969.

Jean Barrot Le mouvement communiste (essai de définition)

Éditions Champ Libre

© Éditions Champ Libre, Paris, 1972.

TABLE DES MATIÈRES

9

Liste des abréviations employées

13

Introduction

33 36 37 40 42 44 48 54 59 61 63 66 71 75 86

Première partie : Définition du capital La critique de l'économie politique Le capital, rapport social La marchandise Le mouvement historique de la valeur Le capital Valorisation et dévalorisation Le double mouvement d'autonomisation La contradiction fondamentale Valeur d'usage et valeur d'échange Le cycle de la valeur Valeur et travail abstrait Travail productif et improductif Valeur et développement Etat sommaire de la question

89 93 117 125 130 141 144

Deuxième partie : Le mouvement communiste Le communisme La révolution communiste Le prolétariat, rapport social Le parti Le mouvement communiste Mouvement du capital et communisme

149 154 166 176 187 211 229 244

Troisième partie : Révolution et contre-révolution La domination réelle du capital Capital et Etat Le tournant du cycle du capital Révolutions Contre-révolutions La régénération du capital Caractère révolutionnaire du développement du capital depuis 1945 7

254 269

La reprise révolutionnaire Prolétariat et capital dans (remarques)

283

Postface

293

Index des thèmes traités

la

situation

actuelle

LISTE DES ABRÉVIATIONS EMPLOYÉES DANS LES NOTES

Œuvres, I : Marx, Œuvres/ Economie, M. Rubel, Gallimard, 1963.

I, édition établie

par

Œuvres, I I : id., II, 1968. Chap. inéd. : Marx, Un chapitre inédit du Capital, Trad. et présentation de R. Dangeville, U.G.E., 1971. Fond., I : Marx, Fondements de la critique de Véconomie politique (Ebauche de 1857-1858), En annexe : travaux des années 1850-1859, Trad. par R. Dangeville, t. I, Anthropos, 1967. Fond.,

II : id., t. II, 1968.

Lettres : Marx, Engels, Lettres sur < Le Capital », Présentée» et annotées par G . Badia, Ed. Sociales, 1964. Ecrits militaires : Marx, Engels, Ecrits militaires, Violence et constitution des Etats européens modernes, Trad. et présenté par R. Dangeville, L'Herne, 1970. Colon. : Marx, Engels, Textes sur le colonialisme, Etrangères, Moscou, s.d. Question du logement : Engels, La question par G. Lenoir, Ed. Sociales, 1957. Idéol. : Marx, Engels, L'idéologie allemande, par G. Badia, Ed. Sociales, 1968. S.F. : Marx, Engels, La Sainte Famille, Ed. Sociales, 1969.

Ed. en Langues

du logement,

Trad.

Présentée et annotée

Trad. par E. Cogniot,

N.G.R., I : Marx, Engels, La Nouvelle Gazette Rhénane, t. I, 1" juin-5 septembre 1848, Trad., introduction et note» par L. Netter, Ed. Sociales, 1963. N.G.R.,

II : id., t. II, 7 septembre

1848-4 février

1849,

1969.

9

Guerre civile : Marx, La guerre civile en France, 1871, Ed. nouvelle accompagnée des travaux préparatoires de Marx, Ed. Sociales, 1968. Luttes de classes : Marx, Les luttes de classes en France (18481850), Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Ed. Sociales, 1948. Pour comprendre « Le Capital » : Engels, Pour comprendre < Le Capital », Suivi de deux études de F. Mehring et R. Luxembourg sur le « Capital », Ed. Gît-le-cœur, s.d. Commune de 1871 : Marx, Engels, La Commune de 1871, Lettres et déclarations pour la plupart inédites, Trad. et présentation de R. Dangeville, U.G.E., 1971. Guerre civile aux E.U. : Marx, Engels, La guerre civile aux EtatsUnis (1861-1865), Trad. et présentation de R. Dangeville, U.G.E., 1970. Textes,

I : Marx, Textes (1842-1847),

Spartacus, 1970.

Textes, II : Marx, Engels, Textes sur l'organisation, et annotés par Denis Authier, Spartacus, 1970.

Rassemblés

Corresp. I : Correspondance Marx-Engels, Publiée par A. Bebel «t E. Bernstein, Trad. par J. Molitor, t. I, A. Costes, 1947. Corresp.

II : id., t. II, 1947.

Corresp. IV : id., t. IV, 1932. Corresp.

VI : id., t. VI, 1932.

Corresp. VII : id., t. VII, 1933. Corresp. VIII

: id., t. VIII, 1934.

Corresp. IX : id., t. IX, 1934. Corresp. Sorge, II : Correspondance Engels-Marx et divers, Publiée par F. Sorge, Trad. par Bracke, t. II, A. Costes, 1950.

Peu importe ce que tel ou tel prolétaire ou même ce que le prolétariat tout entier s'imagine être son but, momentanément. Ce qui importe, c'est ce qu'il est réellement et c'est ce qu'il sera historiquement contraint de faire conformément à son être. Son but et son action historique lui sont tracés visiblement et irrévocablement, dans les circonstances mêmes de sa vie comme dans toute l'organisation de la société bourgeoise actuelle.

Introduction

« Les conceptions théoriques des communistes ne reposent nullement sur des idées, des principes inventés ou découverts par tel ou tel réformateur du monde. « Elles ne dont qu'exprimer, en termes généraux, les conditions réelles d'une lutte de classes qui existe, d'un mouvement historique qui se déroule sous nos yeux. » Le Manifeste communiste. « A l'exception de quelques chapitres, chaque section importante des annales de la révolution de 1848 à 1849 porte le titre de " Défaite de la révolution ! " « Mais dans ces défaites, ce ne fut pas la révolution qui succomba. Ce furent les traditionnels appendices prérévolutionnaires, résultats de rapports sociaux qui ne s1étaient pas encore aiguisés jusqu'à devenir des contradictions de classes violentes : personnes, illusions, idées, projets, dont le parti révolutionnaire n'était pas dégagé et dont il ne pouvait être affranchi par la victoire de Février, mais seulement par une suite de défaites. « En un mot : ce n'est point par ses conquêtes tragi-comiques directes que le progrès révolutionnaire s'est frayé la voie, au contraire, c'est seulement en faisant surgir une contrerévolution compacte, puissante, en se créant un adversaire et en le combattant que le parti de la subversion a pu enfin devenir un parti vraiment révolutionnaire. » Les luttes de classes en France.

I

Ce travail essaie de définir le mouvement par lequel le prolétariat est contraint, pour employer l'une des nombreuses formules de Marx sur ce sujet, de < libérer les éléments de la société nouvelle que porte dans ses flancs la vieille société bourgeoise 1 ». Les trois parties de cette étude envisagent successivement : le mécanisme qui à la fois rend caduc le système économique capitaliste et impose un nouveau mode de production communiste ; la manière dont ce mécanisme se manifeste dans la révolution et la contre-révolution ; et quelques caractéristiques de son fonctionnement à notre époque.

II Pour se réapproprier la théorie de son mouvement, le communisme n'a pas seulement besoin de lire les classiques, et en premier lieu Marx. Plus exactement, cette lecture ne peut porter pleinement ses fruits que si elle s'accompagne d'une analyse et d'une compréhension globale du phénomène appelé < marxisme ». On sait qu'après avoir traversé une longue période de stagnation, la progression de la théorie de Marx connut un développement important à partir des années 1880-1890. En réalité, il n'y avait que vulgarisation superficielle de la théorie communiste, dont l'essentiel restait en friche. Il suffit de lire la Communication sur l'héritage littéraire de Marx et Engels, faite par D. Riazanov en 1923 *, pour voir comment Bernstein, Bebel, Kautsky..., et même Mehring, avaient organisé l'oubli et l'ignorance d'analyses fondamentales de Marx et d'Engels. Et cela dans tous les domaines essentiels. On laissa de côté aussi bien les manuscrits 1. La guerre civile en France, Ed. Sociales, 1968, p. 46. 2. Reproduit dans Karl Marx, homme, penseur et révolutionnaire, Anthropos, 1968, pp. 190-203.

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très importants de 1857-1858 que les études de la question militaire et du rôle de la violence \ Le désarmement théorique du prolétariat n'était qu'un aspect de sa liquidation pratique en tant que force de classe. Les années qui suivirent 1917 virent une réappropriation pratique et un développement du programme. La dictature du prolétariat, simple « petite phrase > selon Kautsky, tentait de devenir une réalité. Le problème de la guerre révolutionnaire reprenait son importance (d'abord pratique). Les luttes sociales reposaient la question du passage au communisme : qu'est-ce que le capitalisme, le capitalisme d'Etat, la valeur, l'économie politique, la phase de transition, etc. ? Les limites pratiques de ce mouvement s'imposaient aussi à la théorie. Mais à la lutte correspondait un effort de publication (L'idéologie allemande, etc.), considérablement freiné ensuite par la contre-révolution. Les P.C. héritèrent de la pratique sociale-démocrate et se contentèrent de vulgariser quelques classiques détachés de leur contexte théorique originel. Cette situation a déjà commencé à changer : plusieurs inédits importants ont été publiés en français depuis quelques années. H est d'ailleurs inutile de s'en prendre aux éditeurs qui, à « gauche » comme à « droite », s'enrichissent en publiant des œuvres révolutionnaires. La société produit sa propre subversion, et l'existence même d'une forte demande pour de tels textes révèle à notre époque son insatisfaction idéologique et théorique profonde, produit de ses limitations pratiques.

m S'il a parfois mal analysé les rythmes de l'évolution sociale, le communisme n'a jamais pensé triompher en un instant, ni s'imposer par la seule force de sa doctrine. Marx le montre bien dès 1844 : « Pour surmonter l'idée de la propriété privée, le commu-

3. Publiés pour la première fois en 1939, et traduits seulement en français en 1967 et 1968 : Fondements de la critique de l'économie politique, Anthropos, 2 vol. 4. Voir les remarques de R. Dangeville dans son Introduction aux Ecrits militaires de Marx et Engels, L'Herne, 1970, pp. 7-14.

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nisme en tant que pensée suffit entièrement. Pour surmonter la propriété privée réelle, il faut une action communiste réelle. L'histoire la fera surgir ; et le mouvement... passera dans la réalité par un très long et très dur processus. Toutefois, nous avons dès l'abord acquis une conscience tant des limites que des fins du mouvement historique, et une conscience qui la transcende : c'est là, à coup sûr, un progrès réel \ » Marx semble même avoir anticipé sur l'histoire du mouvement communiste et prévu le triomphe, de la contre-révolution lorsqu'il écrit : « Si ces éléments matériels d'un bouleversement total, c'està-dire d'une part les forces productives existantes et, d'autre part, la formation d'une masse révolutionnaire qui se révolte non seulement contre telle ou telle condition de l'ancienne société, mais encore contre l'ancienne " production de la vie " elle-même, contre 1' " activité totale " qui en forme la base, si ces facteurs matériels sont absents il est tout à fait indifférent pour le développement pratique que Vidée de cette révolution ait été émise déjà cent fois, comme le prouve l'histoire du communisme*. > En fait, à l'atomisation du prolétariat, réduit au rang de capital variable, fournisseur de force de travail, a correspondu la fragmentation de la théorie. Non pas au sens où les groupes les plus radicaux (gauche allemande, gauche italienne surtout *) auraient conservé chacun des morceaux de théorie révolutionnaire qu'il suffirait de réunir pour reconstituer — ou plutôt constituer — la totalité de la doctrine. Les courants révolutionnaires, produits immédiats ou lointains du mouvement issu des luttes qui marquèrent le premier après-guerre, ont été autant d'affirmations unilatérales du communisme. Ces mouvements, presque toujours insignifiants sur le plan numérique, ont justement pour rôle objectif (indépendamment de la fonction qu'ils croient et veulent remplir, chacun à sa manière) de renvoyer la jeune génération vers les analyses fondamentales : principalement, mais bien sûr pas uniquement,

5. Economie et philosophie (Manuscrits parisiens) (1844), Œuvres, Gallimard, t. II, 1968, p. 98. 6. L'idéologie allemande, cité par M. Rubel dans Pages choisies pour une éthique socialiste, Rivière, 1948, pp. 36-37. 7- Voir plus loin sur ces mouvements.

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vers Marx (la formule « jeune génération > ne se réfère naturellement pas ici à une notion d'âge, mais de période historique). Les textes essentiels remettent ensuite à leur place les courants communistes de gauche existants, et permettent de les caractériser comme des produits du passé, plus précisément de la période contre-révolutionnaire amorcée par les grandes défaites de l'année 1919. Ils aident à « sonder » le passé, non à le dépasser.

IV L'analyse de Marx a pour but essentiel la mise à jour du mouvement communiste. Or, pour ce faire, elle montre à la fois les lois du système lui-même et leurs contradictions. La critique de l'économie politique étudie aussi bien les conditions de l'équilibre capitaliste que la contradiction inhérente à cet équilibre. La contre-révolution théorique a disséqué l'œuvre en ne laissant apparaître que son aspect statique, et en dissimulant la dynamique : cela n'était d'ailleurs possible que parce que la contre-révolution pratique interdisait tout dépassement réel du système capitaliste. Ainsi s'est opérée l'intégration d'une théorie mutilée dans les efforts que fait le capital pour tenter de s'organiser, de surmonter ses contradictions. Le « marxisme » est désormais partie intégrante de la tendance de l'idéologie capitaliste à devenir unitaire, à englober toutes les critiques et toutes les contestations, d'abord pour les neutraliser, et surtout pour s'approprier ce qu'elles expriment de vrai et d'important sur la société capitaliste. La profondeur même de l'analyse communiste facilitait cette opération dans la mesure où elle avait indiqué les mécanismes essentiels du capital. C'est pourquoi il n'y a pas à protester lorsque des auteurs comme Bettelheim transforment le marxisme en une théorie de la planification (du capital) : car ils ne font ainsi que conserver de Marx ce qui les intéresse, c'est-à-dire ce qui est utile au capital. Cest encore un triomphe du marxisme que de contraindre le capital à le piller sans scrupule ; ce faisant, il rend un hommage involontaire à la validité de ses analyses. Le capital a ainsi fait du marxisme une idéologie taillée à sa mesure, c'est-à-dire révélant certaines contradictions qu'il s'agit de comprendre et d'intégrer, mais cachant en même 20

temps la perspective communiste que Marx essaie toujours sans doute pas toujours clairement — de montrer à l'œuvre dans la réalité capitaliste. Ainsi le communisme théorique est-il devenu une partie de la science sociale, et ce, surtout à partir à 1945, ce qui permet de mesurer la formidable consolidation contre-révolutionnaire que représenta la Seconde guerre mondiale, et sa nature foncièrement anticommuniste. Mais, même au moment de la pire réaction capitaliste, la théorie révolutionnaire, le marxisme, n'ont pas pu être complètement digérés par le capital, tout simplement parce que les contradictions qu'ils expriment n'ont pas été « dépassées », mais au contraire développées.

V Sans doute, l'intégration et la mutilation de la théorie communiste par le capital ont pris les formes les plus fantastiques dans les pays se réclamant du mouvement communiste. Les théoriciens de ces pays utilisent dans l'analyse de leur économie les mêmes concepts que ceux employés pour l'analyse des pays capitalistes, mais affirment qu'ils remplissent ici un autre rôle. Pourquoi ? parce que, selon ces auteurs, l'Etat est « l'Etat des travailleurs ». « La production marchande socialiste ignore les antagonismes inhérents au capitalisme ; de par sa nature elle ignore l'exploitation. Les rapports marchandise-monnaie sous le socialisme sont une des manifestations concrètes des rapports de production socialiste, rapports de coopération amicale et d'entraide socialiste de travailleurs affranchis de toute exploitation®. » « Sous le socialisme, le bénéfice de l'entreprise est une catégorie radicalement différente de ce qu'elle est sous le capitalisme, où le bénéfice est un phénomène spontané voilant son essence réelle de travail non rétribué du salariat exploité que le capital s'approprie. (...) « Sous le socialisme, au contraire (...), le bénéfice montre la contribution de chaque collectif à l'essor général de la pro8. Economie 1967, p. 141.

politique

du socialisme.

Ed. du Progrès, Moscou,

21

duction, son apport indispensable au bien-être de la nation et au développement harmonieux et libre de la personnalité de chacun des membres de la société des producteurs associés*. » L'idéologie arrivée à ce stade se contente d'affirmer la paix sociale, l'harmonie existante. Une telle célébration naïve rappelle les économistes bourgeois vulgaires les plus caricaturaux : Bastiat lui aussi avouait se livrer à une apologie. Il n'y a plus ici ni nouveauté, ni subtilité. On ne prétend plus à une théorie révolutionnaire particulière. On affirme seulement que tout fonctionne pour le bien général, la satisfaction des besoins dans l'intérêt de tous. Et en même temps l'on exhorte au travail. Toutes les catégories essentielles du capitalisme sont présentes et reconnues : valeur, marchandise, entreprise, profit, vente et achat de la force de travail à l'échelle de toute la société, salariat10, etc. Loin d'être rejetée, la loi de la valeur est même « l'instrument » de lutte contre les (autres) pays capitalistes Toute espèce de déguisement idéologique disparaît d'ailleurs chez les auteurs les plus modernes, pour lesquels Marx est une référence utile, non plus pour se parer d'une phraséologie révolutionnaire, mais simplement parce qu'il analyse sérieusement les problèmes du « calcul économique » (« capitaliste » ou « socialiste », la question n'est pas là). On en vient à utiliser directement ce que Marx a écrit sur le capitalisme, les rapports prix/valeur par exemple, afin de l'employer dans la gestion de l'économie de ces pays (sur ce plan, comme sur les autres, la Chine est encore un pays arriéré)12. En tout cas, contraints par la pratique à analyser les problèmes de leur économie, elle-même contrainte de respecter plus fidèlement les lois capitalistes, les planificateurs de ces pays donnent une leçon aux « gauchistes », toujours en retard d'une période histo-

9. A. Roumiantsev, Economie politique du communisme, Ed. du Progrès, Moscou, 1969, pp. 430-431. 10. < Dans la société socialiste, le salaire est la part, exprimée en argent, qui revient au travailleur dans la portion du produit social répartie par l'Etat selon la quantité et la qualité du travail fourni > 0Manuel d'économie politique, Académie des sciences de l'U.R.S.S., Institut d'économie, Ed. Sociales, 1956, p. 509). 11. A. Roumiantsev, op. cit., pp. 495-496. 12. W. Brus, Principes généraux du fonctionnement de l'économie socialiste, Maspéro, 1968, en particulier p. 212.

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rique, qui se refusent à voir dans les pays « socialistes » d'autres manifestations du capital, ou encore nient qu'on puisse leur appliquer les concepts classiques essentiels (valeur). A l'Est comme à l'Ouest, l'économie politique prospère en se décomposant : elle se confond avec l'idéologie et prêche la paix et l'harmonie sociales universelles, tout en s'identifiant en même temps aux techniques de gestion économique

VI Le marxisme est la théorie de la dynamique par laquelle le capitalisme engendre le communisme. En lui, le mouvement communiste trouve son expression rigoureuse, « scientifique » : non pas au sens de critères épistémologiques empruntés à une quelconque définition de la « science » (opposée par exemple à 1' « idéologie » ou à 1' « utopie »), mais au sens de la totalité et de l'unité des concepts essentiels expliquant la nature et la fonction du mouvement communiste et du communisme lui-même (comme mode de production régissant une organisation sociale déterminée). Dans la mesure où ce mouvement est incamé, représenté, porté et mis en avant par une classe, le marxisme est l'expression théorique de cette classe, plus précisément du mouvement de cette classe : le prolétariat. La théorie communiste n'a de sens que comme théorie du prolétariat, comme formulation de son programme. Par là, ce programme s'affirme, non comme un ensemble de mesures à appliquer au moment de < la révolution », mais comme la formulation (théorique) et la prise en charge (pratique) par l'humanité d'un mouvement social et économique objectif. Le programme d'une révolution sociale n'est que le prolongement et la résultante des contradictions que cette révolution vient résoudre. Toutes les tentatives pour instaurer une coupure théorique entre la classe et sa théorie ne font qu'exprimer la contre-révolution, c'est-à-dire la négation de cette classe par le capital — et par conséquent la défaite de sa théorie. 13. O. Lange écrit par exemple à propos de la plus-value : « Pour conserver une terminologie homogène, lors de l'étude du procès de la production tant dans les conditions de l'économie capitaliste que socialiste, nous appellerons la composante m la valeur du produit additionnel. » Leçons d'économétrie, Gauthier-Villa», 1970, p. 242.

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De même toutes les tentatives de faire l'éloge du prolétariat sont contre-révolutionnaires (voir troisième partie, les trois premiers paragraphes). La théorie du prolétariat n'est que la théorie de la destruction du prolétariat. Le marxisme, ainsi défini, a été formulé à la fin de la première montée pratique du mouvement, au terme de la première moitié du xix e siècle. Les conditions en étaient réunies par le capital lui-même, qui était suffisamment développé pour dévoiler son mécanisme essentiel. A cette époque, le prolétariat s'opposait encore directement au capital : celui-ci réalisait par l'écrasement pur et simple, la contrainte économique et politique stricte, ce qu'il opère de nos jours, à la fois par la force et pacifiquement, en englobant le prolétariat et ses revendications. Le capitalisme ne rejette plus le prolétariat : il tente de l'intégrer. Selon la formule d'A. Comte, le capital faisait alors du prolétariat un « barbare » contraint de camper hors des murs de la cité moderne : il l'y accueille maintenant, et organise par sa propre logique ses aspirations et ses luttes revendicatives (parlementarisme, syndicalisme, etc.). En contrepartie, le programme ne pouvait pas apparaître théoriquement dans toute la synthèse de ses éléments, parce que sa réalisation était alors impossible dans la pratique. L'effort contre-révolutionnaire de décomposition du marxisme sut d'ailleurs jouer sur cette situation très particulière de la théorie communiste. Il vit des contradictions et des lacunes là où il n'y avait que non-maturation d'une pensée, qui manifestait plus simplement son inachèvement par la non-publication de certains textes essentiels (cf. les manuscrits de 18571858 et le VI' chapitre du Livre I du Capital). Après les « révisionnistes > déclarés, les « marxistes > sociaux-démocrates et staliniens transformèrent eux aussi le marxisme, non pour resserrer entre eux les concepts fondamentaux, mais pour les disloquer, les détacher de leur cadre théorique. Les chercheurs bien intentionnés ne sont pas les moins dangereux lorsqu'ils réduisent — volontairement ou non — Marx à un cas particulier d'une théorie plus générale, la leur, qui oublie totalement, et d'autant plus facilement qu'elle ne l'a jamais connue, la perspective du communisme. Pourtant cette perspective, élément essentiel, était donnée dès le départ. D'emblée, la théorie du prolétariat se présente comme un tout, en ce sens qu'elle contient — parfois sous forme non développée 24

— la totalité des concepts essentiels. Tout le reste n'est que développement. C'est seulement en ce sens bien précis et nettement délimité que l'on peut parler d'enrichissement du marxisme. H en découle deux conséquences importantes : a. Le problème de savoir si le marxisme est ou doit être « ouvert » ou « fermé » est sans objet. Toute théorie est à la fois « ouverte > et « fermée ». Le marxisme n'est pas l'analyse du capitalisme, ni la recherche des aspects nouveaux ou anciens de son développement, mais l'expression globale d'un mouvement social bien précis : le mouvement prolétarien. De même qu'il y a des phases successives, mais une seule nature profonde du capital, de même le prolétariat a conservé la totalité de ses déterminations essentielles, et de ce point de vue n'a pas changé en 150 ans : de même la théorie de son mouvement. b. Les assauts théoriques les plus vigoureux contre le marxisme doivent être portés, directement ou indirectement, contre son point fort, c'est-à-dire contre les textes qui présentent une synthèse au moins partielle du point de vue communiste : le Capital par exemple Le marxisme connaît de nouveaux progrès avec chaque remontée pratique du mouvement (1871, 1917), mais ce développement n'est qu'une partie de son cycle. La théorie du mouvement communiste naît, comme on l'a vu, de conditions particulières, puis le développement du capital " la fait éclater en même temps qu'il détruit la classe en tant que telle. C'est la période de la révision doctrinale, de l'intégration au mouvement du capital, auxquelles ne s'opposent que des affirmations théoriques et pratiques unilatérales, importantes certes. et vitales pour le mouvement (dans la mesure où elles témoignent de sa vie, et non où elles lui donneraient vie à elles seules : mais les courants radicaux ne peuvent alors qu'opérer cette inversion, et se prendre pour le moteur de

14. C'est ce qu'a fort bien compris L. Althusser qui attaque maintenant le Livre I, et s'en prend tout naturellement à l'analyse de la valeur : voir son Avertissement au Livre I, Flammarion, 1969. Comme le montre R. Guihéneuf dans Le problème de la théorie marxiste de la valeur, Colin, 1952, c'est sur ce point que la critique (et la liquidation) du marxisme a toujours porté ses coups. 15. Voir plus loin, m * partie, sur la phase de domination réelle du capital.

25

l'histoire). Mais de telles affirmations expriment encore un éclatement. Une situation nouvelle ne peut être produite que lorsque le capitalisme commence à atteindre le terme de son cycle, faisant ainsi apparaître au grand jour ses contradictions économiques (mécanisme d'extraction de la plus-value) et donc sociales (prolétariat/capital). Bien entendu, la manifestation de ses contradictions est profondément différente des formes qu'elle prenait au début du cycle. La théorie communiste peut commencer à faire la synthèse de ses concepts essentiels. Ce processus de < totalisation » inclut naturellement l'analyse des phénomènes nouveaux les plus importants, mais seulement sur la base de la compréhension des points essentiels. La théorie communiste n'est pas simplement une totalité, mais aussi un tout hiérarchisé. Ce n'est que par le mouvement d'autonomisation que le capital impose lui-même à ses composants de base à la valeur d'échange et à la valeur d'usage, que sa contradiction est également imposée à la théorie du prolétariat, de façon à montrer où conduit ce mouvement, et comment il y conduit. La réaffirmation théorique est donc d'abord un mouvement en arrière : en considérant le cycle du capital, la théorie du prolétariat comprend ainsi son propre cycle. En bref : elle est contrainte de retourner en arrière afin de se réapproprier les éléments essentiels qui la composent — donc ses éléments essentiels — et que la contre-révolution avait rendus inutiles, c'est-à-dire : inutilisables pendant toute une période historique. « Nous n'avons pas " dépassé " Marx au cours de notre lutte pratique ; au contraire, Marx, dans ses créations scientifiques, nous a dépassés en tant que parti de combat. Non seulement Marx a produit assez pour nos besoins, mais nos besoins n'ont pas été assez grands pour que nous utilisions toutes les idées de M a r x " . »

16. Voir l'opposition procès de travail/procès de valorisation, dans la première partie : « Valorisation et dévalorisation. » 17. R. Luxembourg, Arrêts et progrès du marxisme (1903), dans : K. Marx, homme..., op. cit., p. 77. Commenté dans Invariance. J. Camatte, B.P. 133, 83-Brignoles, n° 2, Postface, pp. 227-232.

26

VII L'époque actuelle oblige à prendre en considération et à regrouper tous les éléments présents, mais jusque-là négligés, dans la théorie communiste. On peut comparer ce processus avec les péripéties de la notion de dictature du prolétariat après 1917 : mais cette fois ce n'est plus seulement la forme politique qui est mise en avant ; ou plutôt le développement du capital impose de lui donner son contenu social propre, qui seul permet de la considérer dans toute sa dimension. Mais en reprenant, en synthétisant la théorie, condition préliminaire à tout développement, on n'obtiendra pas pour autant « la » synthèse, la totalité achevée du programme dans toutes ses applications et tous ses aspects (actuels). La synthèse théorique définitive du passage du capitalisme au communisme ne sera possible que dans le communisme, de même que l'économie précapitaliste ne peut vraiment être saisie dans son ensemble, c'est-à-dire dans l'ensemble de ses fonctions, que lorsque le capital l'a supplantée. « L'anatomie de l'homme est une clé pour l'anatomie du singe. Les virtualités qui annoncent dans les espèces animales inférieures une forme supérieure ne peuvent au contraire être comprises que lorsque la forme supérieure est elle-même connue. Ainsi l'économie bourgeoise fournit la clé de l'économie antique, etc. » Pourtant le mouvement communiste ne peut que tenter cette synthèse, parce que la racine de son problème théorique et pratique réside dans la totalité du monde moderne et non dans certains aspects particuliers qui semblent s'y opposer. Par définition, l'essence du mouvement, son être profond, est l'essentiel et non le particulier. Ce mouvement vers l'universel, qui marque à tous points de vue la théorie du communisme combiné à ce qu'on a appelé plus haut l'éclatement de la doctrine, détermine un

18. Introduction générale à la critique de Féconomie politique, Œuvres, Gallimard, t. I, 1963, p. 260. 19. Voir la Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel. Introduction (1844), dans K. Marx : Textes (1842-1847), Spartacus, série B, n° 33.

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autre caractère actuel de l'expression théorique du mouvement communiste. Elle n'est plus un problème d'individu M. Ainsi dans le cas de Marx : la théorie communiste se fonde sur lui, l'utilise pleinement, mais ne discute pas interminablement le rapport entre Marx et ce qu'elle développe. Marx n'est qu'un moment, essentiel, au sens défini jusqu'ici : c'est-à-dire qu'il dépasse les limites de ce moment particulier, mais ce dépassement potentiel est réalisé par la théorie du mouvement communiste dans son développement (la dictature du prolétariat après 1917, le cycle du capital aujourd'hui). C'est justement la contre-révolution qui a imposé cette personnalisation de la théorie : on connaît la réaction de Marx et Engels devant l'emploi du terme « marxiste ». De fait, l'immense majorité des discussions sur Marx et le communisme, malgré leur aspect positif dans certains cas, ont pour fonction de détacher Marx du mouvement historique qu'il exprimait, en le transformant en grand penseur de l'humanité. De même dans la période présente : le capital, être impersonnel21, socialise le monde. De même, la production des idées est un fait de plus en plus social. Cette tendance s'applique aussi bien à l'idéologie du capital (qui dépasse et englobe ce qu'on appelle « l'idéologie bourgeoise » : cf. plus haut les remarques sur la constitution de l'idéologie unitaire capitaliste) qu'à la théorie du mouvement communiste. La réappropriation par le communisme de sa théorie ne peut être qu'oeuvre collective. Dans ce processus, la fragmentation de la doctrine oblige la théorie révolutionnaire à apparaître de divers côtés, en s'unifiant. Bien sûr, il n'y a qu'une théorie juste et une seule. Mais sa reconstitution peut utiliser l'apport de divers courants : dans la mesure où tous les efforts de restauration doctrinale de la période contrerévolutionnaire ont abouti à des affirmations unilatérales,

20. Consulter le n° 5 d'Invariance. 21. « Etre capitaliste, c'est occuper dans la production non seulement une position personnelle, mais encore une position sociale. Le capital est le produit d'un travail collectif et ne peut être mis en mouvement que par l'activité commune d'un grand nombre de membres de la société, voire, en dernier résultat, de tous ses membres. « Par conséquent, le capital n'est pas une puissance personnelle, c'est une puissance sociale. » Le manifeste communiste, Œuvres, t. I, op. cit., p. 175-176.

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un tel processus s'impose de lui-même, en dehors de tout éclectisme. Le mouvement communiste a déjà commencé à apprécier de façon critique les apports des différents courants radicaux des cinquante dernières années. Un tel travail rejette de lui-même toute prétention à apporter un nouveau manifeste, et à se complaire dans l'examen en elles-mêmes et pour elles-mêmes des divergences entre les groupes et les individus. VIII Le mouvement profond animant le monde moderne est celui de l'opposition valeur d'usage/valeur d'échange, qui se manifeste en particulier par les deux phénomènes (à la fois développés et freinés par le capital) de l'automation et des mouvements monétaires. Les trois parties du texte qui suit visent à donner une définition d'ensemble, nécessairement schématique, et donc partielle, de ce mouvement contradictoire, qui détermine fondamentalement la dynamique du système capitaliste mondial, et prépare la révolution communiste. Pour reprendre la formule célèbre d'A. Smith, cette « main invisible » guide la société moderne et oriente son mouvement d'ensemble, malgré les apparences contraires. « On dit qu'il n'y a point de péril, parce qu'il n'y a pas d'émeute ; on dit que, comme il n'y a pas de désordres matériels à la surface de la société, les révolutions sont loin de nous. Messieurs, permettez-moi de vous dire que vous vous trompez. Je crois que nous nous endormons à l'heure qu'il est sur le volcan, j'en suis profondément convaincu. Oui, le danger est grand 12 ! » Malgré sa profondeur apparente et sa valeur de prévision, l'analyse de Tocqueville était superficielle, parce qu'il voyait le désordre non « dans les faits », mais « dans les esprits 13 ». Bien plus pénétrant est le point de vue de Marx quelques années plus tard. « Une révolution silencieuse s'accomplit dans la société,

22. Tocqueville, discours à la Chambre du 27 janvier 1848, cité par M. Leroy dans Histoire des idées sociales en France, Gallimard, t. n , 1962, p. 530. 23. Ibid.

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une révolution à laquelle il faut se soumettre et qui se soucie des existences humaines qu'elle sacrifie aussi peu qu'un tremblement de terre s'inquiète des maisons qu'il détruit. Les classes et les races qui sont trop faibles pour maîtriser les nouvelles conditions doivent succomber. Peut-il y avoir quelque chose de plus puéril et de plus borné que les opinions de ces économistes qui se figurent très sérieusement que ce lamentable état de transition ne signifie rien d'autre que l'adaptation de la société à l'instinct de gain des capitalistes, propriétaires fonciers ou barons de la finance " ? » De nos jours également la plupart des critiques du capitalisme (cf. les analyses de l'impérialisme) ne parviennent pas à dépasser l'horizon du capital : ils voient seulement une destruction, là où il y a création des conditions d'un < autre > système social. « Ils ne voient dans la misère que la misère, sans y voir le côté révolutionnaire, subversif, qui renversera la société ancienne". > Inversement, on pourrait reprocher à ce texte un certain « économisme >, qui se justifie cependant, au moins dans un premier temps, dans la mesure où il est d'abord indispensable de bien marquer l'essentiel du processus. Rétrospectivement, avec le mûrissement des conditions politiques et économiques révolutionnaires, le mouvement de la société donne tout son sens au fondement de l'analyse communiste posé par Marx il y a plus d'un siècle, et que l'on s'est évertué depuis à citer sans jamais en comprendre pleinement l'importance. « Jamais une société n'expire, avant que soient développées toutes les forces productives qu'elle est assez large pour contenir ; jamais des rapports supérieurs de production ne se mettent en place, avant que les conditions matérielles de leur existence ne soient écloses dans le sein même de la vieille société. C'est pourquoi l'humanité ne se propose jamais que les tâches qu'elle peut remplir : à mieux considérer les choses, on verra toujours que la tâche surgit là où les conditions matérielles de sa réalisation sont déjà formées, ou sont en train de se créer **. » 24. Pages 25. 26.

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Article de Marx dans le New York Tribune, 1853, cité dans choisies..., op. cit., p. 239. Misère de la philosophie, dans Œuvres, t. I, op. cit., p. 93. Avant-propos à la Critique de l'économie politique, id., p. 273.

L'analyse des « conditions matérielles » de la révolution communiste a conduit à laisser ici de côté tout un ensemble de problèmes. Ainsi la dernière partie n'a pas pour but d'établir des prévisions, ni de fournir un point de vue global sur la période actuelle ". Les passages sur les pays de l'Est et sur la France, l'Italie et les Etats-Unis n'indiquent pas que la révolution (ou les prochaines grandes luttes sociales) auront lieu dans ces pays : mais que le développement du capital pose et repose les problèmes que sa régénération a pour but d'éviter.

IX L'affirmation des points essentiels constituant la totalité de la base théorique du mouvement n'a rien à voir avec la création d'une sorte d'instrument de mesure que l'on appliquerait aux autres théories — ou pire : à la pratique réelle du mouvement — afin de déterminer dans quelles proportions ils s'écartent de la < vérité >. Au contraire, la confrontation de la théorie (telle qu'on la trouve au premier abord chez Marx et de ses nombreuses déformations a pour but de montrer comment de telles transformations ont été possibles, à quelles nécessités pratiques elles ont répondu. De même, face au réformisme ouvrier, sous quelque forme qu'il se présente, le marxisme n'oppose pas la « vraie > lutte communiste, mais explique ce que le prolétariat est « historiquement contraint de faire " ». Les courants qui ont résisté à la contre-révolution se sont vu obligés de défendre des principes contre la pratique réelle de la classe qui n'en reste pas moins le fondement et le porteur historique de ces principes : simplement, le prolétariat ne peut exister conformément à son être profond, et se constituer en parti, que lorsque les conditions le lui permettent — c'est-àdire l'y contraignent. Or, par là même, ces courants en étaient conduits à se définir par ce qui les distinguait de la classe, de sa pratique à cette époque. Le même processus qui faisait

27. Voir sur ce sujet les nombreuses indications contenues dans Invariance, n° 6 : « La révolution communiste. Thèses de travail. » 28. Voir les lettres de Marx à Ruge (1843), dans K. Marx, Textes..., op. cit.

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— à des degrés très différents — de la gauche communiste d'Italie dite « bordiguiste >, et des ultra-gauches allemands, des représentants du marxisme et du mouvement communiste les obligeait aussi à se transformer en sectes. « La secte ne trouve pas sa raison d'être et son point d'honneur dans ce qu'elle a de commun avec le mouvement de classe, mais dans un signe particulier qui la distingue de ce mouvement™. > On aurait donc tort de se moquer de la secte, qui remplit pour un temps un rôle positif. Mais la remontée pratique du mouvement la laisse en arrière, et prouve qu'elle n'était en réalité qu'affirmation partielle de la théorie communiste. Une telle manifestation du mouvement révolutionnaire reste prisonnière de la période contre-révolutionnaire. Elle est le produit à la fois de la révolution (1917 et les années qui suivirent) et de son échec>0. Les meilleurs éléments ne peuvent que répéter le programme sous sa forme la plus générale. Le programme n'est plus l'expression d'un mouvement social réel, mais un ensemble de mesures à appliquer. La gauche italienne est devenue ainsi l'idéologue du communisme. Le mouvement communiste l'assimile et la dépasse, parce que la réalité présente lui impose de dégager les conditions actuelles de la réalisation du communisme (économiques, militaires, etc.). « Le communisme, pour nous, n'est pas un état qu'il faut créer, ni un idéal vers lequel la réalité doit s'orienter. Nous nommons communisme le mouvement réel qui abolit l'ordre établi. Les conditions de ce mouvement résultent des facteurs qui existent dans le présent 31 . >

29. Marx à J.-B. Schweitzer, 13 octobre 1868, cité dans Pages de K. Marx, Payot, 1970, t. H, p. 75. 30. Sur la gauche communiste après la Première guerre mondiale, voir Troisième partie : « Contre-révolutions. » 31. L'idéologie allemande, Ed. Sociales, Paris, 1968, p. 64.

Première partie : Définition du capital

Ce texte semblera reprendre et répéter des analyses bien connues. Effectivement (presque) tous les points abordés sont habituellement cités, commentés et développés par les théoriciens se réclamant du marxisme ; et les « militants » tant soit peu « formés » y font fréquemment allusion. Ce qui importe ici, c'est la manière dont ils sont regroupés, leur unité spécifique, c'est-à-dire les rapports qu'entretiennent entre eux les concepts afin de constituer une théorie particulière \ On ne doit donc s'attendre à aucune nouveauté, si ce n'est celle d'un effort de traitement global et totalisant des points cardinaux de la critique de l'économie politique

1. Dans la postface à la deuxième édition du Livre I du Capital, Marx définit (délimite) strictement l'économie politique comme la science du capital s'auto-analysant : Œuvres, I, p. 553. Les soi-disant développements de la théorie communiste appartiennent en fait presque tous à l'économie politique, dont on prolonge ici la critique. r" 0 l ? P®"1 U r e parallèlement à cette étude le n° 2 d'Invariance : « Le sixième chapitre inédit du Capital et l'œuvre économique de

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LA

CRITIQUE

DE L'ÉCONOMIE

POLITIQUE

Sans anticiper sur des analyses développées ultérieurement il est nécessaire de résumer dès maintenant la thèse essentielle de la fonction de la théorie révolutionnaire, et de la critique de| l'économie politique qui en forme la base. La théorie révolutionnaire est l'expression d'un mouvement réel, d'un mouvez ment social, issu des < entrailles > du monde capitaliste^ selon l'expression de Marx *. Elle est composante et partie intégrante du mouvement subversif de la société capitaliste, qui tend à bouleverser les éléments constituant la structure essentielle du capital, pour donner naissance à un nouveau type de société fondé sur un nouveau système de production : le communisme. Ce mouvement a pour origine la dynamique du capital lui-même, qui le produit malgré lui et quelle que soit la résistance qu'il y oppose La critique de l'économie politique forme la base de la théorie révolutionnaire, puisqu'elle met à jour la dynamique fondamentale par laquelle le communisme sort des entrailles du capitalisme. Face à l'économie politique, sous ses formes ricardienne, keynesienne ou bettelheimienne, la critique communiste vise à montrer comment est dissimulé le caractère historique du mode de production capitaliste. Utilisant à la fois les travaux de recherche théorique générale et les études sur les faits économiques, la critique de l'économie politique travaille sur cette masse considérable de matériaux, non pour dénoncer le capital, mais pour montrer où il se dirige : les tendances générales de son évolution. La supériorité radicale de Marx sur l'immense majorité des « marxistes », quels que

1. Fond., I, p. 97. 2. Sur le capital produisant le communisme, cf. Salaire, prix et plusvalue, Œuvres, I, p. 533 ; de même sur la « société en gestation » dans le capitalisme, cf. les Manuscrits de 1844, Œuvres, II, p. 85. Dans la postface au Livre I, Marx précise qu' c une telle critique représente une classe » : Œuvres, I, p. 555.

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soient par ailleurs les mérites de certains d'entre eux, est au'il ne cherchait pas seulement à mettre le capitalisme en accusation, mais avant tout à montrer où sa dynamique le conduisait, le contraignant à tout révolutionner pour finalement céder la place au communisme La révolution communiste ne serait ni possible ni concevable sans le caractère révolutionnaire du capital lui-même. Analyser la nature et les tâches de la révolution, c'est d'abord définir le capital *. Toute la force de la théorie révolutionnaire tient à ce qu'elle sait unir indissociablement les deux aspects de ce même problème. C'est seulement en partant d'une telle base que l'on peut comprendre la perspective historique qui mène du capitalisme au communisme \

LE

CAPITAL,

RAPPORT

SOCIAL

Il est fréquent de faire précéder une analyse « marxiste » du capitalisme de remarques méthodologiques de portée générale, empruntées par exemple à Y Avant-propos à la Contribution à la critique de l'économie politique, sur le matérialisme, la dialectique, la détermination « en dernière instance », etc. Tout cet appareil vise à montrer le caractère transitoire du capital, et s'accompagne généralement de réflexions ironiques sur les « économistes bourgeois ». On

3. Sur le rapport entre l'intérieur du système et sa dynamique, cf. Résultats du processus immédiat de la production, Œuvres, II, p. 447 Le capital a pour tâche de créer les bases d'un nouveau mode de production : cf. Livre III, Œuvres, II, p. 1179-1180: Fond., I, p. 481 • Guerre civile, p. 216. 4. Sur le lien capitalisme/révolution communiste, cf. Misère de la philosophie, Œuvres, I, p. 135. îv^i1?

CO

? ? l u n i s m e n e ^ conçoit théoriquement que par rapport à C o n q u e générale de l'humanité : cf. Les Manuscrits de P ! {id p 86) Vr "' ' * 1 > h i s t o i r e d e l'industrie » en forme la base l a biolo gie d u ca itaI n o t r e nécroToeie r i t Hdans , . necroiogie. »w (Cite Invariance, n" P 7, p.- 129.) ^ n c e en est la

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s'aperçoit cependant au fil de l'analyse que la nature historique, et donc historiquement limitée, du capitalisme n'est pas du tout mise en lumière. La meilleure preuve en est que lorsque l'auteur envisage ensuite le communisme, ses phases inférieure et supérieure conservent toutes deux, et malgré les artifices de terminologie, les caractéristiques essentielles du système capitaliste, et sont analysées à l'aide des mêmes concepts que ceux préalablement utilisés dans l'étude du capital. Certains concepts de la critique de l'économie politique s'appliquent bien à tout procès de production : ainsi les notions de procès de travail, de force, d'objet et de moyen de travail*. Mais les concepts définissant le capital lui-même sont caractéristiques du capitalisme. Ce ne sont pas des schémas intellectuels forgés par un libre travail de l'esprit : ce sont des constructions théoriques correspondant à un mouvement réel, dont elles dépendent jusque dans la manière particulière dont elles ont été élaborées T. Les concepts clefs de la critique de l'économie politique ne sont pas applicables à l'économie en général. Ils n'ont de sens que par rapport au mode de production capitaliste. Et inversement : ils gardent tout leur sens tant que subsiste ce mode de production, c'est-à-dire tant que les conditions du communisme ne sont pas réalisées. Ils continuent alors à jouer leur rôle dans l'analyse, parce que les réalités essentielles qu'ils désignent existent toujours. Le problème théorique est de montrer comment les concepts fondamentaux entrent en contradiction, et comment s'élabore le concept de < communisme > (qui correspond à la réalité du développement pratique du mouvement communiste au sein du capitalisme '). Il s'agit de l'étude d'un processus de transformation, qui s'exerce sur et à partir d'un rapport de production : le capital. Comprendre le capital comme rapport de production spécifique et historique est donc la condi-

6. Introduction générale à la critique de l'économie politique, Œuvres, I, p. 238. 7. On peut prendre les exemples de la valeur d'échange (id., p. 255), du travail (id., p. 258), du rapport entre les travaux privés et le système social (Livre I, Œuvres, I, pp. 609-610), ou du mouvement de la valeur (Fond., II, p. 309.) 8. Sur l'existence d'une société nouvelle dans l'ancienne, cf. Manifeste, Œuvres, I, p. 180, et Livre I, id., p. 993 et p. 996.

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tion de la compréhension de l'ensemble du problème du passage du capitalisme au communisme. Le rapport de production appelé capital n'est qu'une étape dans un mouvement qui le dépasse L'histoire de l'humanité n'est autre que celle de la transformation de la nature en culture. Mais les rapports qu'entretiennent les hommes avec la nature sont également des rapports entre eux. Toute activité humaine est sociale, et les rapports sociaux dans lesquels elle s'exerce évoluent eux-mêmes avec la modification des forces productives, c'est-à-dire des moyens matériels de la production. En produisant et reproduisant les moyens de leur existence, les hommes produisent et reproduisent aussi les rapports sociaux qui les unissent et les régissent, jusqu'à ce que la transformation des forces productives permette et nécessite la transformation de ces rapports 10. La question se présente finalement ainsi. Soit une usine, ou plutôt la vie industrielle et économique d'un pays : qu'estce qui constitue ses machines et toutes ses installations en capital ? qu'est-ce qui fait des ouvriers qui y travaillent des salariés ? Résoudre ce problème, c'est éclairer le devenir de ce rapport spécifique qui fait de cette usine des machines et des ouvriers des facteurs du capital La supériorité décisive de la critique de l'économie politique sur cette dernière réside finalement, non pas tant dans l'analyse du capital en lui-même que dans l'intelligence de son devenir, dans la compréhension du mouvement profond qui l'anime et le fera remplacer par un autre mode de production. Analyser le rapport de production qu'est le capital, c'est montrer exactement et sans en oublier aucune les caractéristiques essentielles qui constituent la structure fondamentale, l'invariant du capital. Sur ce point la théorie ne saurait être que globale, unitaire. Enlever un seul composant de la structure fondamentale, c'est la mutiler en la transformant de telle

9. Sur l'origine historique des rapports de production, cf. Misère de la philosophie, Œuvres, I, p. 74 suiv. 10. Œuvres, I, p. 78 suiv. ; Idéol., p. 45 suiv. ; Travail salarié et capital, Œuvres, I, p. 212. 11. Sur le capital conçu comme rapport et non comme chose, cf. Livre I, Œuvres, I, p. 1226.

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façon qu'elle ne laisse plus apercevoir le mécanisme de son évolution

LA

MARCHANDISE

Dans le capitalisme, les éléments du processus économique n'entrent en rapport que par l'échange. Ce sont des marchandises. La marchandise est la cellule économique de base du capitalisme dans la mesure où tous les facteurs de la production capitaliste possèdent la forme de marchandise On n'a pas seulement affaire à des produits, mais à des marchandises ; leur forme de marchandise n'est pas une simple enveloppe, c'est une forme sociale, c'est la nature spécifique que leur impose le capital. Tout produit satisfait un besoin, quel qu'il soit : il a une utilité, une valeur d'usage que l'on met en œuvre dans une utilisation particulière. La marchandise, outre sa valeur d'usage, possède aussi une valeur d'échange, qui mesure la quantité dans laquelle on l'échange contre une autre. La marchandise est à la fois la forme élémentaire et la forme universelle de la richesse capitaliste La marchandise n'est pas le capital, mais son rôle dans le mode de production capitaliste oblige à envisager d'abord la marchandise avant d'analyser le capital. En partant de la forme élémentaire de la richesse capitaliste, l'analyse ne saisit donc pas de prime abord le capital comme mode de production, mais sous l'angle du résultat de cette production (encore les marchandises-capitaux produites par le capital sont-elles différentes des marchandises simples" : cf. le paragraphe sur < Le cycle de la

12. Livre III, Œuvres, -II pp. 1482-1483, et 1485-1488 ; et la lettre de Marx à Cafiero, 29 juillet 1879, Lettres, p. 297. 13. « Pour la société bourgeoise actuelle, la forme marchandise est la forme cellulaire économique » (préface au Livre I, Œuvres, I, p. 548). Cf. aussi la lettre de Marx à Engels, 22 juin 1867, Lettres, p. 163. 14. Résultats du processus immédiat de la production. Œuvres, II, pp. 451-452. 15. Ibid., pp. 454-455.

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valeur »). Le capital amoncelle des produits sous forme de marchandises. Il est le seul mode de production à se présenter comme une immense accumulation de marchandise. La notion de marchandise ne définit en rien, à elle seule, un système de production : elle concerne la circulation. On peut donc se demander pourquoi la critique de l'économie politique s'attarde sur ce point, au lieu d'entrer immédiatement au cœur du problème : la production capitaliste, le mécanisme d'exploitation du travail salarié par le capital. En réalité, il est tout à fait vrai que l'étude de la marchandise n'aborde pas l'essentiel : c'est-à-dire ce que Marx appelle le < secret » du capital, le mécanisme d'extraction de la plusvalue. Mais cet c essentiel > ne pourrait pas être étudié si l'on n'avait pas préalablement montré que la marchandise est la forme sociale que doit prendre tout bien dans l'économie capitaliste. La marchandise est le « phénomène concret de la production capitaliste " » : en tant que phénomène, elle ne suffit pas à caractériser le capitalisme, mais elle impose sa forme particulière à tous les facteurs et produits du travail effectué dans les conditions capitalistes. La première condition de la compréhension du capital (et, comme on le verra, de son devenir) est de bien voir dans les éléments du processus économique capitaliste, non pas seulement des objets, des biens de production et de consommation, des forces de travail, des produits matériels remplissant une fonction technique déterminée, mais des marchandises possédant une valeur. Il suffit de considérer le mécanisme de l'échange pour voir que valeur d'usage et valeur d'échange ne constituent pas deux « points de vue » différents d'où l'on pourrait apprécier la marchandise ,T. Valeur d'usage et valeur d'échange composent l'unité indissociable de la marchandise, qui doit à la fois satisfaire l'une et l'autre afin de pouvoir circuler. Elle doit satisfaire un besoin, et être vendue (à sa valeur). Le capital présuppose la marchandise. On verra que cette présupposition se transforme, et que dans son développement le capital fait des marchandises ses propres produits, régissant leur circulation à sa façon (cf. « Le cycle de la valeur >).

16. Ibid., p. 453. 17- Livre I, Œuvres, I, p. 614, note (a).

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H n'empêche que l'analyse ne peut partir que de la marchandise simple, et non pas de la marchandise déjà modifiée par le capital, qui n'est, du point de vue conceptuel et historique, que la forme seconde. En effet le rôle de la marchandise n'est pas seulement premier du point de vue logique, mais aussi si l'on considère l'évolution historique de la valeur

LE MOUVEMENT DE LA VALEUR

HISTORIQUE

La mesure de la valeur d'échange ne peut résider que dans une propriété commune à toutes les marchandises, celle d'être des produits du travail. La quantité de travail trouve elle-même sa mesure dans le temps Il ne peut s'agir de travail particulier, tel qu'il se réalise dans des valeurs d'usage particulières, c'est-à-dire des objets satisfaisant des besoins qualitativement différents. Le travail qui importe ici ne peut être que du travail, non pas concret, mais abstrait". Seul compte à ce niveau le caractère commun de tous les travaux : ils représentent tous une dépense (différente d'un point de vue quantitatif, et donc mesurable) de force de travail, indépendamment de la forme particulière sous laquelle la force de travail a été dépensée. L'analyse recherche ici non pas les manifestations concrètes, « visibles », du travail et de la production, mais le principe régulateur de la circulation des marchandises. Le temps de travail auquel on aboutit ne peut être que le temps de travail moyen dans la société considérée. Il représente nécessairement une abstraction dans la mesure où il serait impossible de le calculer. Pourtant il constitue une moyenne régulatrice, sans cesse en mouvement en raison du développement de la productivité

18. Marx explique sa démarche dans ses notes sur A. Wagner (1880) : Œuvres, II, pp. 1543 suiv. 19. Contribution à la critique de l'économie politique, Œuvres, I, pp. 280 suiv. 20. Ibid., p. 297.

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sociale qui tend toujours à abréger le temps de travail nécessaire à la production des biens. Cette moyenne abstraite détermine l'échange des marchandises Une telle mesure n'est nécessaire que lorsque les biens se présentent isolément, séparément les uns des autres parce que leurs producteurs sont eux-mêmes séparés les uns des autres, et s'affrontent comme producteurs privés. Il n'en a pas toujours été ainsi". La valeur est née dans des conditions historiques déterminées, et a connu divers développements, jusqu'au stade de la domination du mode de production capitaliste, qui le premier tend à transformer tous les produits en marchandises. La valeur décrit un cycle, dont le capital est une étape, la dernière. Ainsi le cycle du capital s'inscrit dans celui de la valeur, et l'un ne peut s'achever sans l'autre". Dans la communauté primitive, l'échange est inconnu. Il n'y a ni propriété privée ni production privée. Tandis que dans la société marchande les producteurs n'entrent en contact que par l'échange de leur produit, c'est au contraire la communauté elle-même, dans son ensemble, qui organise directement son activité productive, et avec elle toute la vie sociale. Le travail est toujours la conjonction des activités d'un groupe, et les différents travaux s'unissent toujours en une totalité, même si la société est très peu développée et ne connaît qu'une division technique rudimentaire **. Mais ce caractère social se manifeste de façon différente selon le type d'organisation de la société. Dans la communauté primitive, le travail de chacun est immédiatement social. L'échange, qui apparaît d'abord à la lisière des communautés u , et finit par s'affirmer comme lien social universel (du moins en ce qui concerne le monde « civilisé »), correspond au contraire à la séparation des différents travaux, résultat d'un développement des forces productives. La division technique du travail, en se développant, isole les uns des autres les membres de la communauté, les atomise et les spécialise (entre les deux pha21. Livre I, Œuvres, I, p. 565 suiv. (sur la mesure de l'échange). 22. Ibid., p. 603, note (a). 23. Fond., I, p. 198 suiv. 24. Cf. la lettre de Marx à Annenkov, 28 décembre 1846, Œuvres, I, 1439. 25. Fond., II, p. 427.

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scs se situe un moment où l'échange existe entre communautés, mais pas encore à l'intérieur des communautés ; chaque communauté ressemble alors à une unité de production). Pour être « social », c'est-à-dire pour pouvoir circuler, être confronté aux autres biens, chaque produit doit être reconnu par la société par sa mesure avec les autres. Le travail est devenu médiatement social. Il ne suffit plus à un produit d'être utile pour que son utilité soit mise en œuvre par le (ou les) membre(s) de la société qui en a (ont) besoin : il faut pour en disposer passer par l'échange, qui lui permet de réaliser sa valeur Les produits de l'économie marchande doivent s'affronter comme valeurs d'échange pour être sociaux. Et s'ils ne répondent pas aux critères de valeur de la société considérée, ils ne peuvent remplir leur fonction utile. Leur valeur d'usage reste alors lettre morte. Ils sont inutilisables par le mécanisme de la valeur, donc inutiles.

LE

CAPITAL

Pour que les marchandises soient échangées, il faut qu'elles aient été produites. Si le procès d'échange est ce que Marx appelle « le rapport réel " », ce rapport n'épuise pas le problème. Il y introduit seulement Ce qui importe donc maintenant, c'est de montrer le lien entre la forme que prend tout facteur de production dans le capitalisme (la forme de marchandise) et le mécanisme de production des marchandises par le capital, des marchandises-capitaux. La production de

26. Sur valeur d'usage/valeur d'échange, cf. Contribution à la critique de l'économie politique, Œuvres, I, p. 294, et Livre I, id., p. 618. 27. Contribution à la critique de l'économie politique, Œuvres, I, p. 293. 28. L'analyse de la marchandise ne livre que le < résultat > de la production : Ibid., p. 288. Il ne s'agit pas simplement d'un problème de méthode : « Le travail social n'est donc pas une donnée, mais un résultat en voie de devenir » (id., p. 298). On montrera ensuite comment la valeur, si elle se réalise dans la circulation, est engendrée par la production : voir Livre I, id., p. 704.

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capital suppose, historiquement et logiquement, la circulation des marchandises. Le passage de l'économie marchande simple à l'économie marchande capitaliste marque une étape nouvelle dans l'évolution de l'échange. Jusqu'au capitalisme, seuls les moyens et les objets de travail étaient des marchandises. Le capital, au contraire, transforme en marchandise la force de travail elle-même. Le capital est d'abord un rapport : entre les possesseurs de moyens de production et les possesseurs de force de travail. C'est un rapport social, unissant et opposant à la fois les classes sociales. (D est donc faux d'affirmer que la critique marxiste de l'économie politique ne vise que « l'économie » et laisse de côté « la lutte de classes" ».) Ce rapport est en même temps combinaison d'un procès de travail réel et d'un procès de valorisation. En effet, le capitaliste n'achète la force de travail que pour la faire travailler à l'aide de ses moyens de production. La force de travail est une marchandise particulière, tout à fait différente des moyens de travail. Alors que ces derniers apportent au produit leur valeur, la force de travail, non seulement apporte sa propre valeur, mais ajoute aussi la valeur du travail qu'elle accomplit. Elle est créatrice de travail : donc de valeur 30 . Sa consommation est productive : elle rapporte plus qu'elle n'a coûté. La valeur de la force de travail est égale à ce que requiert sa reproduction (assurée par le salaire). Le temps de travail de l'ouvrier se décompose en deux parties. La première livre la valeur de la force de travail, et correspond au salaire. La seconde livre la valeur du travail accompli par la force de travail, et n'est pas rémunérée. C'est un travail accompli « gratuitement > par l'ouvrier pour le capital : le surtravail s'ajoute au travail nécessaire (à la reproduction de la force). Lui seul est créateur de valeur nouvelle, de plus-value Le capital est un rapport où les moyens de production affrontent la force de travail en tant que marchandises : les possesseurs des moyens de production achètent les forces de travail des ouvriers. Mais ce rapport est en même temps

29. Lettre de 30. Livre III, 31. Résultats pp. 404-458, en

Marx à Weydemeyer, 5 mars 1852, Lettres, p. 59. Œuvres, p. 986. du processus immédiat de la production, Œuvres, II, particulier, p. 407.

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procès, processus de transformation par lequel le travail gratuit apporte une valeur nouvelle et valorise la somme de valeurs investie dans les éléments du procès de production ainsi combinés de manière spécifiquement capitaliste L'analyse du capital présuppose celle de la marchandise, tout comme le capital présuppose lui-même la marchandise. Le capital est une structure double : d'une part, il y a achat de la force de travail, et cet échange n'est pas un vol, la force de travail étant payée à sa valeur ; d'autre part, au sein de la production, la force de travail met en mouvement les moyens de production et met ainsi en mouvement sa propre force de production, créant une valeur d'usage et une valeur d'échange nouvelles. Le capitalisme reprend la circulation simple (circulation des marchandises) et en applique les lois (c'est-à-dire la loi de la valeur, l'échange des marchandises à leur valeur, selon le temps de travail nécessaire à leur reproduction) à une marchandise particulière : la force de travail. Il y a échange entre équivalents, mais les équivalents, bien que de valeur égale, n'ont pas la même valeur d'usage. La force de travail est du travail « vivant », susceptible de travail nouveau, donc de production de valeur nouvelle ; les moyens de production ne sont que du travail accumulé, < mort », qui ne peut que livrer sa valeur sans produire en même temps de valeur supplémentaire La difficulté de l'analyse du capital est par conséquent de bien distinguer les rôles respectifs de la production et de la circulation". L'appropriation de la force de travail par le capital s'effectue dans la circulation (par l'échange), mais elle ne se réalise que dans la production (par le procès de travail). Le capital est un double procès : 1. de travail réel ; production de valeur d'usage nouvelle, par la mise en œuvre des moyens de production grâce à la force de travail ; 32. Fond., I, p. 205. 33. Ibid., p. 197. Sur la valeur d'usage, le procès de travail et le rôle du travail mort, cf. id., pp. 245-250 ; id., n , pp. 52-55, 66 et 73 (différence entre le travail payé et effectué). 34. Résultats du processus immédiat de la production. Œuvres, H, pp. 435-436.

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2. de valorisation ; production de valeur d'échange nouvelle, par la différence entre la valeur du travail fourni ( = la valeur de la force de travail + la plus-value) et la valeur de la force de travail 35 . C'est l'unité spécifique de ces deux procès qui constitue le capital et permet l'autonomisation de la v a l e u r E n effet, le procès de travail est pour le capital le seul moyen de se valoriser. La valeur d'échange a besoin de la valeur d'usage comme d'un « support », mais elle ne la développe que pour se développer elle-même. La circulation marchande et la loi de la valeur étaient des présuppositions du capital. Elles sont maintenant posées et reproduites par lui. La valeur parvient à l'autonomie lorsqu'elle tend à régler tous les aspects de la vie sociale En se généralisant, la loi est transformée, non dans sa nature profonde, mais dans sa manifestation. Le temps de travail moyen régit la société capitaliste, non plus au niveau de chaque marchandise, mais à celui du processus social total de production et de circulation des capitaux. En prenant un caractère de lien social universel, la valeur oublie sa détermination au niveau de chaque marchandise (cf. le paragraphe sur « Le cycle de la valeur », où ce point est traité plus en détail). La définition globale du capital, qui inclut toutes les autres, est le mouvement d'autonomisation de la valeur au moyen de l'utilisation (exploitation) de la valeur d'usage. La valeur d'usage est le moyen par lequel la valeur d'échange s'auto-

35. Fond., I, p. 223. 36. Le capital ne se réduit par au surtravail : il est exploitation de la force de travail par l'intermédiaire de son échange, de son achat par le travail mort (Livre I, Œuvres, I, pp. 791-792). Ne voir que l'exploitation, sans comprendre qu'elle est ici valorisation, c'est ne voir une fois encore dans la misère que la misère, et non la dynamique qui permet à terme le communisme. Sur le double processus, cf. Résultats du processus immédiat de la production, Œuvres, II, p. 432. Dans son analyse de la Russie, l'une des erreurs fondamentales de l'ultra-gauche consiste à négliger la valorisation. Ainsi Chaulieu montre bien dans Les rapports de production en Russie qu'il y a exploitation des ouvriers, mais il ne montre pas la nature spécifiquement capitaliste de cette exploitation (Socialisme ou barbarie, n° 2). Il y a dès lors incompréhension du mouvement du capitalisme vers le communisme, auquel on substitue des contradictions réelles, mais tout à fait secondaires, au niveau de la gestion par exemple. 37. Au Moyen Age, le capital était encore « naturel » et l'on ne pouvait pas l'c évaluer en argent » (ldéol., p. 82).

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nomise. Ce qui caractérise le capital, c'est qu'il manie et réunit des forces productives (c'est-à-dire des valeurs d'usage) de la façon la plus efficace, non pas pour produire des valeurs d'usage, mais pour se valoriser au maximum®8. Le rapport de production capitaliste est le rapport dans lequel les éléments du procès de travail sont combinés (en incluant la meilleure utilisation possible de la science et de la technique) dans le but de réduire toujours à un minimum le temps de travail moyen. C'est pourquoi le capital est ce qui tend à toujours augmenter le travail au-delà du travail nécessaire à la reproduction de la force de travail : c'est-à-dire le surtravail. L'autonomisation de la valeur suppose nécessairement un progrès croissant de la productivité et un développement de l'utilité productive du procès de travail, donc de la valeur d'usage. Pour cette raison, comme on va le voir, le procès de travail en vient à s'opposer au procès de valorisation.

VALORISATION

ET

DÉVALORISATION

Le capital se décompose en deux parties. L'une est la part investie en moyens de production, l'autre en force de travail. Cette dernière est la partie variable du capital : elle augmente de valeur puisque la force de travail est non seulement dépense, mais aussi création de valeur (nouvelle). L'autre partie représente le capital constant : il ne varie pas, il se contente de transmettre sa valeur au produit-marchandise fabriqué. Le rapport entre capital constant et variable, appelé composition organique du capital, est transformé par l'évolution du capitalisme La part du capital variable tend — en valeur — à

38. Résultats du processus immédiat de la production, Œuvres, II, p. 428. La critique vulgaire dénonce le règne de l'argent, attaque les riches. En fait, si le capital est valeur, il s'agit pour lui de s'accroître en tant que masse de valeur, de travail abstrait : cf. les manuscrits de 1861-1863, Œuvres, II, p. 470. 39. LivTe I, Œuvres, I, pp. 1132-1135.

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baisser en proportion de celle du capital constant. Les équipements installés et toute l'infrastructure économique se développent tandis que le rôle de la force de travail décroît. Cette modification est d'une importance décisive pour le mouvement de valorisation. L'augmentation de la productivité accroît la masse du profit, mais entraîne une baisse de son taux. Celui-ci est déterminé par le rapport du profit au capital total (constant et variable) : l'accroissement de la proportion de capital constant diminue d'autant la part du capital qui seul apporte la plus-value et est donc source de profit : le capital investi en force de travail 4t. Le capital investit relativement de plus en plus dans les moyens de production, qui ne font que transmettre leur valeur au produit, et de moins en moins dans la force de travail, qui seule produit une valeur nouvelle. L'accroissement prodigieux de la productivité s'accompagne de « rendements décroissants » si l'on considère l'ensemble du capital engagé41. La baisse du taux de profit n'est qu'un mouvement tendanciel : des contre-effets peuvent jouer pendant dix, vingt... ans, mais sur une longue période le mouvement se vérifie Elle exprime la manière spécifique dont se manifeste le développement de la productivité dans les conditions de la production capitaliste 4 '. Pour contrecarrer cette tendance, le capital dispose de différents moyens. Entre autres, il essaie de rattrapper la baisse du taux de profit en augmentant sa masse. Pour ce faire, il se développe encore davantage et accroît les forces productives sans se soucier des limites que la valeur impose au marché : pour circuler, ses produits doivent revêtir la forme de marchandises, trouver un acheteur **. La plupart du temps, ces conditions sont remplies. Le crédit permet d'ailleurs de

40. Salaire, prix et plus-value, id., p. 531. 41. « A tous points de vue, c'est la loi la plus importante de l'économie moderne » (Fond., II, p. 275). 42. Il s'agit d'un mouvement périodique et non permanent : cf. les manuscrits de 1861-1863, Œuvres, II, p. 464, note (a). Sur les contretendances, voir Livre III, id., pp. 1015-1024 : aussi p. 914 et p. 925. 43. Ibid., p. 1024 et p. 1029 ; et Fond., II, p. 488-489. 44. Livre III, Œuvres, pp. 1026-1027.

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transformer et de reculer les limites du marché". Mais le mécanisme complexe de la valeur interrompt périodiquement le système46. L'insuffisance de la demande n'est pas la cause, mais l'effet. On ne peut pallier le déséquilibre offre/demande en augmentant la demande. Le capital ne peut d'ailleurs qu'imparfaitement développer une production correspondant à la demande réelle : ainsi les transports, ou, phénomène plus grave, la faim non satisfaite. Dans les conditions capitalistes, la surproduction signifie en fait toujours sous-production par rapport aux besoins, même les plus élémentaires, et surproduction par rapport aux capacités solvables (ce qu'on peut acheter 47 ). En tentant d'agir pour faire se correspondre la production et la consommation, le capital n'absorbe pas les productions (de biens de consommation et d'équipement) excédentaires, mais crée de nouvelles capacités excédentaires. Seule, une crise peut rétablir l'équilibre sous une forme ou une autre : mais elle consiste toujours au fond à détruire des forces productives, des valeurs d'usage (cf. paragraphe suivant). L'origine de ce processus réside dans la baisse du taux de profit qui a pour effet : 1. de conduire le capital à augmenter la base de la production au point de dépasser la demande solvable ; 2. de ne plus lui permettre de supporter les frais liés à la non-réalisation d'une partie de la valeur produite "8. C'est le mouvement de dévalorisation qui entraîne la surproduction. Les difficultés croissantes de la valorisation, se manifestant par la baisse du taux de profit, contraignent le capital à créer lui-même les bases de la surproduction. C'est pour cette raison que Marx critique l'utopie réformiste attribuant les crises à l'insuffisance de la demande et envisageant de les résoudre, entre autres, par l'augmentation des salaires (et, de nos jours, par l'action de l'Etat, devenu un agent économique essentiel, qui joue le rôle de régulateur du capitalisme). L'effet de la demande n'intervient que par rap-

45. 46. 1863, vient 47. 48.

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Ibid., pp. 1174-1180. Sur le déséquilibre de la production, cf. les manuscrits de 1861id., pp. 485 suiv. et 492. Mais la disproportion entre les branches de la surproduction : cf. Livre III, id., p. 1039. Cf. les manuscrits de 1861-1863, id., p. 490. Livre IU, id., pp. 1024-1025.

port à la tendance du capital à développer les forces productives (sous forme de marchandises-capitaux destinés à être vendus) au-delà des limites de la demande Il ne faut pas partir de l'insuffisance de la demande, mais de ce par rapport à quoi elle est suffisante ou insuffisante. C'est donc cette tendance elle-même qui importe. Elle trouve sa racine dans la définition même du capital : procès de travail et procès de valorisation ; croissance des forces productives et échange. La crise des débouchés, la crise des marchés ne sont que le phénomène ; la racine de la crise, c'est la dévalorisation En même temps, le capital, tout en transformant sans cesse des masses de travailleurs en salariés, tend à réduire l'importance de la force de travail (machinisme, automation). Il accroît donc le prolétariat en nombre absolu, mais réduit relativement son importance en ne laissant progressivement à la force de travail qu'un rôle secondaire. Tant que le capital est prospère, il résout le problème par sa propre expansion et intègre assez facilement les salariés rendus inutiles (par sa modernisation) dans les nouvelles entreprises qu'il crée continuellement. Mais lorsque survient la crise de surproduction et que l'économie tourne au ralenti, c'est le chômage. Le cas est encore plus grave dans les pays peu développés où le capitalisme emploie une faible partie de la main-d'œuvre, dont la majorité reste sous-employée, parfois même totalement inactive. Il y a une loi de population, particulière au capitalisme : celui-ci tend à développer la population tout en en rendant une partie excédentaire Le capitalisme n'a besoin que des travailleurs nécessaires à sa valorisation. Les autres sont pour lui des inutiles. Ils n'ont d'intérêt que comme armée de réserve industrielle, pour faire pression sur les salaires tout en constituant une réserve utile de main-d'œuvre. Autrement, il faut éventuellement les liquider, par la force. La domination du monde par le capital et la destruction des anciens modes de production ne signifient pas la transformation de l'ensemble de la population mondiale en salariés et

49. Cf. les manuscrits de 1861-1863, id., pp. 488-489 ; Livre n , id., pp. 780-781 ; et Fond., I, p. 405. 50. Manifeste, Œuvres, I, p. 167, et les manuscrits de 1861-1863, Œuvres, n , pp. 497-498. 51. Fond., H, p. 106.

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en capitalistes. Les populations autrefois occupées deviennent excédentaires, c'est-à-dire excédentaires par rapport aux besoins du capital. Il faut les détruire par la guerre quand elles ne meurent pas assez rapidement de faim. Inversement, la lutte à laquelle le capital contraint ces éléments peut dans certains cas ébranler le système mondial capitaliste, non par son effet propre, mais indirectement : car elle ne débouche en elle-même que sur la formation de nouveaux Etats et capitalismes nationaux (cf. Deuxième partie : « Le prolétariat, rapport social », et Troisième partie : « La régénération du capital »). De même, le capital d'Europe centrale, plus particulièrement frappé par la crise de 1929, dut supprimer en grande partie la fonction des couches moyennes. On trouve là une des raisons de la formation d'une population « inutile » (en particulier les Juifs) regroupée d'abord aux moindres frais puis exterminée La surpopulation est une tendance inhérente au capitalisme, pour des raisons qui dépendent avant tout de son fonctionnement même, et non d'objectifs politiques (diviser la classe ouvrière) ". Baisse du taux de profit, surproduction et surpopulation ne sont que des expressions de la contradiction fondamentale entre le processus de valorisation et la tendance à la dévalorisation M. En eux-mêmes, ces phénomènes dévoilent la nature contradictoire et catastrophique du capital. Us conduisent à des crises périodiques. Mais ils n'indiquent pas en quoi ni comment le capitalisme crée la possibilité et la nécessité d'un mode de production supérieur. Or la contradiction valorisation/ dévalorisation ne se manifeste pas que dans ces phénomènes : elle est aussi ce qui permet un dépassement du système. En effet, si le développement du capital réduit le rôle du travail vivant à un minimum, c'est le principe même de la valeur, base du système capitaliste, qui est mis en cause, puisque la valeur est déterminée par le temps de travail moyen : le temps de travail perd de son importance, et ne joue plus qu'un rôle 52. Auschwitz ou le grand alibi, La Vieille Taupe, 1, rue des FossésSaint-Jacques, Paris-V*. 53. livre I, Œuvres, I, pp. 1141-1157 : surtout 1144-1148. 54. Fond., I, p. 380. Sur le rapport entre surproduction et surpopulation, voir Livre I, Œuvres, I, pp. 1149-1150, où est expLquée la notion de cycle.

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négligeable par comparaison à l'ensemble de l'infrastructure économique < fixée » par le capital sous forme de machines, etc. ®\ Pourtant, le temps de travail moyen continue de régler la vie sociale. Le capital réduit ainsi le temps de travail nécessaire à un rôle toujours décroissant, mais persiste à tout mesurer en temps de travail". Cette contradiction est donc bien, non pas simplement la cause dernière des crises évoquées plus haut, mais également ce qui tend à faire du capitalisme un système périmé, au sens propre du mot, non d'un point de vue moral, mais parce qu'il n'est plus nécessaire au développement économique et social. Son maintien est un frein au développement de l'humanité Les crises périodiques sont, si l'on veut, des crises « économiques ». Non pas au sens où les classes sociales n'y joueraient aucun rôle, car elles y interviennent nécessairement. Mais ces crises trouvent toujours leur solution à l'intérieur de la structure économique existante, et non par une transformation des rapports de production. Au contraire, la dictature du prolétariat aura pour contenu la mise en place de rapports débarrassés de la valeur et du capital. C'est en ce sens qu'elle sera bouleversement social, crise fondamentale des rapports sociaux, donc crise sociale par excellence. L'opposition valorisation/dévalorisation est ce qui nécessite une transformation par laquelle le mécanisme et l'appareil productif rejetteront la loi de la valeur, devenue, selon l'expression de Marx, « caduque" ». Non seulement cette contradiction fera sauter le carcan de la valeur : mais elle construira par là même un monde nouveau dont les principes généraux sont compréhensibles sur la base de la théorie de la valeur et du capital. Si le temps de travail moyen perd toute signification dans une société où l'acquis productif de l'humanité (dont font partie la science et la technique®9) est devenu le facteur essentiel de la production, la régulation économique s'effectuera à partir du temps de travail disponible (voir

55. Fond., II, pp. 211-220. 56. Ibid., p. 215 et pp. 220-223. 57. Livre II, Œuvres, II, p. 604 ; Livre III, id., pp. 1036-1037 (la stagnation est la condition de l'expansion). 58. Lettre d'Engels à Starkenburg, 25 janvier 1894, Lettres, p. 410. 59. Fond., II, pp. 33-34, 213 et 223.

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seconde partie : « Le communisme » ) L e capital, en mesurant et en organisant la production à l'aide de la valeur, construisait sa cohérence globale après la production. Le communisme, au contraire, affectera les ressources dont il disposera selon la satisfaction optimum des besoins61. En insistant sur ce problème, la critique marxiste de l'économie politique n'élabore pas une « technique de planification ». La régulation par le temps de travail moyen et la régulation par le temps disponible ne sont pas deux méthodes entre lesquelles choisirait le prolétariat, une fois le pouvoir politique conquis, et qu'il appliquerait à l'économie. Ce sont les expressions de deux périodes historiques et de deux mouvements sociaux opposés dont le premier engendre malgré lui le second". Le dépérissement de la valeur est alors un phénomène social objectif, dont la « conscience » et l'action consciente constituent l'expression et l'accélérateur, mais qu'elles ne peuvent créer par elles-mêmes

LE DOUBLE MOUVEMENT D'A UTONOMISA TION La marchandise est l'unité de la valeur d'usage et de la valeur d'échange : cette unité est contradictoire. Il y a là un mouvement d'autonomisation, dont les fonctions de la monnaie, en s'opposant entre elles, sont l'une des manifestations les plus visibles*4. Cependant la contradiction qu'est la marchandise ne peut éclater, parce qu'elle ne connaît

60. Misère de la philosophie, Œuvres, I, p. 37 ; aussi les lettres de Marx à Engels, 8 janvier 1868 et à Kugelmann, 11 juillet 1868, Lettres, p. 196 et pp. 229-231. 61. Livre II, Œuvres, II, pp. 693-694. 62. Fond., I, pp. 108-110, 344 et 354-333. 63. < Il ne s'agit pas ici d'un pur procès logique mais d'un processus historique et de sa réflexion dans la pensée » (Engels, Compliment et supplément au IIP Livre du « Capital », publié dans Pour comprendre < Le Capital », p. 80). 64. Idéol. p. 436. Voir l'analyse du fétichisme dans la Troisième partie : « La domination réelle du capital. »

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qu'un seul mouvement vers l'autonomie, celui de la valeur d'échange. Elle est condamnée à manifester sa contradiction par des crises qui témoignent autant de la contradiction elle-même que de l'incapacité de la marchandise à la résoudre. La valeur d'usage, quant à elle, reste son « support » et joue fidèlement ce rôle. Ce qui caractérise justement le capital et le distingue de la marchandise, et ce qui permet à cette nouvelle étape dans l'histoire de la valeur d'être aussi la dernière, c'est qu'il met en mouvement à la fois la valeur d'échange et la valeur d'usage". Jusque-là, il ne s'agissait que de circulation. En faisant de la force de travail une marchandise, en s'attaquant à la production elle-même, la valeur va totalement transformer les données du problème. Dans son développement, le capital est en effet contraint de < fixer > une quantité de plus en plus importante de lui-même. Dans le capital constant, la part de capital fixe, c'est-à-dire de capital qui ne livre sa valeur qu'au fil de son usure (les machines, au contraire des matières premières) croît considérablement Là se manifeste la différence entre l'attitude de la marchandise et l'attitude du capital vis-à-vis de la valeur d'usage. La marchandise vit dans la circulation et il importe peu à la valeur de s'accroître en vendant tel produit plutôt que tel autre. Au contraire, en venant dominer le processus de production, la valeur-capital doit se préoccuper de la nature d'usage des éléments du procès de travail. Elle est contrainte d'accumuler la valeur d'usage afin de mieux se valoriser. La caractéristique du capitalisme moderne n'est autre qu'une immense accumulation de valeurs d'usage, bien entendu dans le but d'une valorisation maximum *7. Le capital fixe devient ainsi ce que Marx appelle la « forme la plus adéquate du capital ™ ». Or, à ce stade, et compte tenu de ce qui a été exposé

65. Livre II, Œuvres, II, p. 591 sur la « forme autonome » des moyens de travail proprement dits. 66. Le capital fixe est défini par sa fonction : id., p. 628 ; sur capital et valeur d'usage, p. 594 ; pour une définition de l'ensemble du problème, pp. 589-601. 67. Livre III, id., p. 1006. Sur le rapport entre valeur d'usage et capital fixe, voir Fond. H, pp. 196-197, 209-223, 262, 263-264 et 266. Sur le rapport entre capital et baisse du taux de profit, id., p. 277. 68. Ibid., p. 213.

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plus haut, la base du capital est remise en question. A terme, le capital n'a plus de justification historique. Il n'est plus le moyen de développer les forces productives, et s'oppose au contraire à elles, en particulier en les gaspillant sans compter. En même temps, son règne devient insupportable. La révolution communiste, conjonction de ces deux mouvements d'autonomisation, peut et doit venir y mettre fin. Dans le cadre du capitalisme, les deux tendances à l'autonomie ne jouent pas une partie égale *". La valeur d'échange domine la valeur d'usage, qui ne peut manifester sa force que négativement, par les crises périodiques. Encore celles-ci tournent-elles à son désavantage, car le capital dévalorise les forces productives (souvent par leur destruction pure et simple) afin de freiner sa propre dévalorisation. Un tel mouvement semble contradictoire, voire même absurde. C'est en effet l'absurdité du capital que d'être obligé de se détruire pour pouvoir repartir ensuite sur de nouvelles bases. Le capital met en valeur de la valeur: Mais plus est grande la quantité de valeur à valoriser, et plus sa valorisation est difficile On est donc contraint de détruire une masse de forces productives, non pas pour les anéantir en tant qu'objets matériels (usines, bâtiments, installations de toutes sortes, individus également), mais pour les liquider en tant que valeurs. Dans certains cas le capital se contente de faire baisser la valeur d'échange de biens en laissant intacte leur valeur d'usage (baisse des cours des produits). Dans d'autres cas, il faut détruire les valeurs d'usage pour assurer l'échange (et la production : cf. « Le cycle de la valeur ») aux conditions requises par la valeur. On détruit des stocks, on met du capital en jachère, on sous-emploie les forces productives. Parfois, il faut détruire les valeurs d'usage et en particulier le capital constant (surtout sous sa forme fixe) par des destructions physiques massives (guerres). Mais la reconstruction qui les suit généralement redéveloppe le capital constant dans une proportion encore plus grande. Dans tous les cas, il faut que l'équilibre soit rétabli : ou bien destruction pure et simple,

69. Fond., I, p. 217. 70. L'augmentation de la richesse est en même temps baisse de la valeur, d'où nécessité de rétablir l'équilibre : Livre I, Œuvres, I, p. 574.

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ou bien baisse de la valeur sans destruction physique n . Le capital revient donc périodiquement en arrière. Cependant son mouvement n'est pas celui d'un cercle, car il ne tourne pas en rond, mais plutôt celui d'une spirale : il ne revient sur ses pas que pour repartir plus fort qu'il ne l'était auparavant. C'est pour cette raison qu'il se fait de plus en plus dévastateur, car chaque crise doit accomplir un travail destructeur plus gigantesque que la précédente. Ainsi la Seconde guerre mondiale fut-elle plus dévastatrice que la Première qui elle-même dépassait largement les crises du xix e siècle En temps que quantité de valeur ( = de travail abstrait cristallisé) cherchant à s'accroître, le capital ne s'intéresse qu'à sa forme, non à son contenu : il veut passer d'une somme de valeur donnée à une somme supérieure. Mais il ne peut réaliser cet accroissement que s'il s'incarne dans un contenu particulier, dans une valeur d'usage particulière (en l'occurrence avec le capital industriel : des moyens de production et des forces de travail déterminés). Bien que l'essence de la forme capital soit d'être indifférente à son contenu, elle ne peut se réaliser qu'en devenant contenu. La logique interne du capital, la valorisation, passe par l'accumulation de valeurs d'usage. Le capital est accumulation de capital fixe et de valeur. Si pour une raison quelconque (on ne s'occupe pas ici des conditions réelles du processus), le cycle est impossible en valeur, alors le capital se révèle une entrave à la jouissance des richesses. Lorsque le cycle valeur n'arrive plus à fonctionner, l'unité des deux éclate, et la production et la circulation des biens sont perturbées. En effet pour le capital la valeur n'est qu'une forme transitoire nécessaire : le début et la fin du mouvement sont la valeur, la forme et non le contenu. On voit par là que si le capital développe certaines productions au détriment d'autres, plus immédiatement nécessaires, ou gaspille des biens, ce n'est pas pour satisfaire I'égoïsme des classes dirigeantes, mais en raison de sa logique, qui le contraint — et contraint ses dirigeants, et dans une certaine mesure l'Etat lui-même (cf. Troisième partie : « Capital

71. Cf. les manuscrits de 1861-1863, Œuvres, II, pp. 459-464. 72. Livre III, id., pp. 1041-1042, et Sternberg : Le conflit du siècle, Le Seuil, 1958, seconde partie, chapitres i et n, et troisième partie, chapitre IV.

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et Etat >) — à développer les productions les plus profitables, et à détruire afin de rendre à nouveau des productions profitables. La masse des biens qui n'arrive plus à s'écouler montre que la satisfaction des besoins n'est que le sous-produit du cycle. Comme le contenu des richesses (y compris l'homme lui-même) est tout à fait secondaire pour le capital, il les détruit si la valorisation l'exige. L'acte anticommuniste pur réside dans la destruction par le capital des richesses, pour qu'il puisse se sauvegarder en tant que masse de travail abstrait cherchant à s'accroître : tout l'anticommunisme est fondamentalement contenu dans ce processus. Toute théorie qui a la moindre complaisance ou indulgence sur ce sujet (et qu'il s'agisse des pays de l'Ouest ou de l'Est) est réactionnaire dans sa racine ; de même, le m i n i m n m exigible de toute théorie qui se veut révolutionnaire est de mettre en avant ce processus. Le fondement même de la révolution communiste consiste dans la réappropriation et la transformation des richesses, dont elle détruit le caractère de valeurs (cf. Deuxième partie) La valeur ne peut se passer du capital fixe et elle le re-développe après chaque crise dans des proportions encore plus grandioses. Ce mouvement cyclique est caractéristique du capital, et était analysé par le mouvement communiste dès les premières grandes luttes du prolétariat au xix c siècle 7 \ Il y a contradiction dans la mesure où valeur d'échange et valeur d'usage, procès de valorisation et procès de travail, structures monétaires et appareil productif, ne peuvent exister l'un sans l'autre, et ne peuvent coexister pacifiquement". Aussi sont-ils condamnés à s'opposer jusqu'à ce que la valeur d'usage puisse prendre sa revanche et détruire le cycle de la valeur. Ce double mouvement est difficile à voir. Ou bien l'on discerne l'importance du capital fixe, mais d'un simple point de vue technique. Ou bien l'on met l'accent sur le mouvement de la valeur, mais sans le relier à l'autre aspect du problème. En réalité, les deux mouvements sont étroitement liés l'un à

73. Il s'agit de « contradictions entre le capital, instrument de production pur et simple, et instrument créant de la valeur ». (Fond., I, P- 375.) 74. Livre III, Œuvres, II, p. 1042, note (a). 75. Fond., I, pp. 372 suiv.

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l'autre, ils se nourrissent l'un de l'autre. De même que la valorisation se développe pour une bonne part en luttant contre la dévalorisation, de même la tendance à l'autonomie de la valeur d'usage s'affirme par réaction contre la mainmise de la valeur. Le communisme en tant que perspective historique ne peut être saisi qu'à partir de la totalité du double mouvement qui anime le capital.

LA

CONTRADICTION

FONDAMENTALE

On parle des contradictions du capitalisme. En fait, cette question se décompose en deux. D'une part, le système engendre des impossibilités de fonctionner « normalement », d'où des récessions, dépressions, crises localisées ou plus ou moins généralisées, des événements qui marquent toute une époque historique (1929) ou qui se limitent à un espace et un temps socio-politiques restreints (crise monétaire de 19681969 en France). Et d'autre part, il y a ce qui, non seulement secoue le système, mais permet et rend nécessaire le passage à un autre mode de production ; le communisme. L'important n'est pas de tracer une frontière entre les deux, mais de voir leurs rapports n . La crise sociale « finale » est le produit de la même contradiction que celle qui provoque les crises dites périodiques : dans ces dernières, la même contradiction, que l'on appellera fondamentale, manifeste son immaturité, l'insuffisance de son développement, c'est-à-dire du développement du capital, des forces productives. Cette contradiction fondamentale est l'opposition valorisation/dévalorisation Elle se manifeste, soit par des phénomènes qui perturbent le système sans l'abattre, soit par sa destruction : la révolution communiste. La contradiction fondamentale fait croître pour cela le double mouvement expliqué au para-

76. Marx fait explicitement le lien entre surproduction, surpopulation et la < caducité » de la valeur : Fond., II, pp. 224-225 ; voir aussi Fond., I, p. 280. 77. Ibid., pp. 290 et 339.

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graphe précédent. Cela ne veut pas dire qu'il faille négliger les crises dues à la baisse du taux de profit et à la surproduction. Il s'agit seulement de les mettre à leur place par rapport au cycle d'ensemble du capital et de la valeur La valeur d'usage et l'acte productif proprement dit sont d'abord conditions et présuppositions de la valeur d'échange (transition de la communauté primitive à l'économie marchande). Ils sont ensuite domestiqués par elle (économie marchande simple développée et surtout économie capitaliste). Mais finalement la valeur développe la production — ou, plus exactement, aide et contraint la production à se développer — jusqu'au stade où la production peut et doit se passer d'elle et s'en débarrasser. La racine de la contradiction fondamentale doit donc être cherchée dans la production ™ : c'est parce que le rapport entre le capital constant et variable, le travail nécessaire et le surtravail, se transforme, que la production tend à faire éclater l'ensemble du mécanisme, au niveau de l'unité des deux procès constitutifs du capital (de valorisation et de travail réel), de l'unité valeur d'usage/valeur d'échange Si le capital fixe en vient à rendre caduc le principe de la valeur, c'est parce que la structure même de la production a été bouleversée. Il est vrai que la production ne saurait exister sans l'ensemble du système (que domine la valeur). Mais l'ensemble du système ne pourrait pas disparaître sans la transformation qui s'opère dans la production, dans le procès de travail, entre ses éléments : dans les forces productives, par conséquent dans la valeur d'usage, dont on voit ainsi toute l'importance. Le capital est une structure contradictoire. Cela ne l'empêche pas d'exister : mais il doit en payer le prix (crises périodiques"). Il ne disparaît que le jour où sa contradiction est devenue impossible. Elle doit alors disparaître, mais en éliminant sa cause : le capital, d'où la crise « finale » (révolution

78. Livre m , Œuvres, II, pp. 1477-1480. 79. Il en est de même en théorie : « La véritable science de l'économie moderne n'apparaît qu'au moment où l'analyse théorique passe du processus de circulation au processus de production. » (Id., pp. 11041105 ; aussi Fond., I, p. 201.) 80. Livre III, Œuvres, II, pp. 1002-1003. 81. Hilferding, Le capital financier, Ed. de Minuit, 1970, chapitres xvi et xvii.

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communiste). La contradiction fondamentale oppose en dernière analyse les rapports de production (capital et valeur) aux forces productives (moyens de production [ = capital fixe] et force de travail [comme, par définition, le capital fixe n'est que du travail mort, le rôle actif dans la révolution incombe à la force de travail, à ceux qui représentent le travail vivant = le prolétariat]). Cette opposition plonge ses racines dans le développement des forces productives elles-mêmes.

VALEUR D'USAGE ET VALEUR

D'ÉCHANGE

L'analyse du capital n'est possible que si l'on donne toute leur importance à la fois à la valeur et à la valeur d'usage. Les manuels d'économie politique partent de la « production » pour analyser le capital. On aboutit ainsi à définir le capital comme moyen de production (le plus efficace à notre époque), et l'on escamote sa spécificité, c'est-à-dire son caractère de rapport de production, de combinaison particulière — et historique — des facteurs de la production. D'un autre côté, on envisage l'échange, avec tous ses corollaires, comme le seul moyen pensable d'organiser la vie sociale dans le monde moderne (à moins de revenir au troc, comme le suggère ironiquement une affiche publicitaire). Toute la difficulté est de saisir le rôle respectif de la valorisation et du procès de travail, à la fois dans la définition du capital et dans l'analyse de sa contradiction fondamentale qui le contraint à poser les bases du communisme. Une dynamique complexe réunit et oppose valeur et valeur d'usage. Il n'est pas possible de comprendre quoi que ce soit à la révolution et au capital si l'on nie l'importance de la valeur. Mais en même temps la valeur ne peut triompher que parce qu'elle s'est assujetti la valeur d'usage L'échange a conquis la production. Ce faisant, contrairement à la marchandise, le capital ne laisse pas la

82. < La valeur en tant que telle est toujours un effet, et jamais une cause. » (Fond., II, p. 188.) Aussi Fond., I, p. 115, et II, p. 601.

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valeur d'usage au rang de simple « support » de la valorisation : ou plutôt, pour lui faire tenir ce rôle, car il ne s'intéresse à elle que dans la mesure où elle est source de valeur nouvelle, il doit lui donner une importance qualitativement différente La valeur reste extérieure à l'acte productif, qui d'une certaine façon lui échappe. C'est pour cela que le double mouvement d'autonomisation est possible : sans quoi tout entrerait immédiatement (non-médiatement), et perpétuellement en conflit. C'est parce que le capital passe par les différents circuits capital-argent/capital productif/capital-marchandise, que la valeur d'usage peut atteindre un certain degré d'autonomie. Bien sûr cette autonomie ne se manifeste, exception faite des périodes de crises, que par la force d'inertie qu'oppose le capital fixe à la valorisation. En effet, plus est grande la proportion de capital fixe, plus la partie circulante doit effectuer de rotations, et plus long sera le temps total de circulation L'analyse du capital satisfait donc une double exigence. D'un côté, elle reconnaît l'importance de la valeur et situe le capital par rapport à elle. D'un autre côté, elle ne se laisse pas non plus obnubiler par la valorisation et l'autonomisation de la valeur, qui ne sont possibles que par l'usage de la valeur d'usage, c'est-à-dire des forces productives, à commencer par « le plus grand pouvoir productif », les forces de travail, la classe ouvrière. Car la base de tout mode de production est un niveau déterminé de développement des forces productives, et la valeur d'usage, si elle joue un rôle second dans le capitalisme, n'en existe et ne s'en développe pas moins M . D'une certaine manière, oublier la valeur d'usage

83. Contribution à la critique de l'économie politique, Œuvres, I, p. 278. Comparer à Fond., p. 437. Voir aussi Résultats du processus immédiat de la production, Œuvres, II, pp. 408-409. Sur métamorphose réelle / formelle, cf. Livre II, Œuvres, II, pp. 578, 525, et 624. Comparer à Fond., I, pp. 216-219, sur valeur d'usage et valeur d'échange. < La valeur d'usage joue chez moi un rôle bien autrement important que dans l'économie traditionnelle » : notes sur A. Wagner, Œuvres, II, p. 1545. Cf. aussi Fond., I, p. 215, note. 84. Fond., II, pp. 30-37 et 239. 85. Livre II, Œuvres, II, p. 529 note (a) et pp. 541-542. Voir surtout Chap. inéd., pp. 252-253.

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et ne pas voir le renversement de sa fonction qu'opère malgré lui le capital, c'est une autre façon de rester prisonnier du fétichisme de l'échange " (sur le fétichisme, cf. Troisième partie : « La domination réelle du capital »). L'analyse révolutionnaire ne peut dégager la perspective communiste qu'à condition de mettre à jour les rapports unissant valeur d'usage et valeur d'échange, la transformation qu'ils subissent, et la contradiction qui en est engendrée et à laquelle le communisme vient mettre fin. L'opposition de la valeur d'usage à la valeur d'échange se manifeste de trois façons différentes : par sa force d'inertie (nécessité d'une rotation plus rapide) ; négativement (crises périodiques) ; enfin positivement (révolution communiste)".

LE CYCLE

DE LA

VALEUR

La loi de la valeur anime le capitalisme, mais elle ne le caractérise pas, et prend avec lui une forme particulière ". Ce qu'on appelle « loi de la valeur » revêt en réalité trois formes différentes, dont la plus compliquée n'est que le développement de la plus simple, et qui toutes trois correspondent à des périodes historiques distinctes. La loi de la valeur est d'abord l'expression et la régulation de l'échange des marchandises selon le temps de travail moyen nécessaire à leur production. En ce sens, elle caractérise la circulation simple qui marque l'économie marchande simple, et se développe de la dissolution de la communauté primitive au seuil du capitalisme. Elle correspond à une phase où l'échange porte sur des marchandises qui ne sont pas produites

86. Le capital usuraire, par exemple, ne développe pas le surtravail et « paralyse les forces productives au lieu de les développer » (Livre III, Œuvres, II, p. 1269.) 87. Fond., I, pp. 222 et 243. Mais la seule valeur d'usage qui peut, parce qu'elle y est forcée, s'opposer activement au capital est le travail vivant (voir plus loin sur le prolétariat). 88. L'analyse reste ici au niveau du « capital en général » (Fond., I, PP. 258 et 412.)

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dans des conditions capitalistes. Il ne s'agit pas encore de capital industriel, mais seulement de capital marchand. Avec le capitalisme moderne, dont la base est l'industrie, la loi de la valeur se transforme dans sa manifestation. Le capitalisme n'est pas une production de marchandises, mais de capitaux. Les capitaux qui se rencontrent sur le marché s'échangent, non seulement en tant que marchandises, mais surtout en tant que produits de capitaux A ce titre, ils reçoivent une part de profit proportionnelle à leur importance, mais cette part est calculée (non pas consciemment, mais dans les faits) sur la base du profit total de la société, c'est-à-dire du capital social total, et non à partir de la composition organique individuelle de chaque capital. Cette répartition du profit ne s'effectue pas de façon statique, mais par le mouvement incessant des capitaux vers les branches où le taux de profit est le plus élevé : c'est donc un mouvement tendanciel. La loi se réalise ici de façon dynamique, et au niveau global de la société ,0 . La masse totale des prix des marchandises correspond à la masse totale de leur valeur : la masse totale des marchandises s'échange bien selon la quantité de temps de travail moyen qu'elle contient. Cependant, au niveau de chaque marchandise-capital, la loi ne joue pas. Un taux de profit moyen tend à se former au niveau de la société tout entière, et chaque marchandise-capital est vendu, non à sa valeur, mais à son prix de production : c'est-à-dire son coût de production ( = la valeur du capital variable + la valeur du capital constant), augmenté de sa part de profit moyen (déterminée pour son taux par le profit social moyen, et pour sa masse par la taille de ce capital). Ce qui importe ici, c'est le mouvement social dans son ensemble : travail total, valeur totale, capital total, profit total L'intérêt de cette analyse, que Marx développe dans les deux premières sections du Livre III, est de montrer le triomphe de la loi dans le capitalisme moderne, à travers son apparente négation. Q est important de résumer ici ce mouvement parce qu'il indique comment le taux de profit assure la répartition de la plus-value.

89. Livre III, Œuvres, II, p. 968. L'échange au prix de production représente un stade plus élevé de développement (id., p. 969). 90. Id., p. 874. 91. Id., pp. 946-965.

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par là, il équilibre la production sur la base de la valeur. Ce mécanisme d'une complexité croissante se heurte d'autant plus à des difficultés que l'autonomisation de la valeur d'usage de passive devient active (dans la mesure de ses moyens bien entendu). Cette seconde forme de la loi de la valeur débouche sur la troisième, caractérisée par la lutte contre la tendance à l'autonomie de la valeur d'usage". C'est l'époque de la fin du cycle capitaliste, qui, tout en se développant de plus belle au milieu des guerres et des révolutions, fait mûrir en son sein les conditions du communisme. Cette période historique marque la dernière phase du cycle de la valeur et du capital. (Voir dans la Troisième partie le paragraphe sur « La domination réelle du capital », qui coïncide avec la dernière étape du cycle de la valeur.) En même temps qu'elle parcourt cette évolution, la loi de la valeur change de fonction. Elle n'est d'abord qu'échange des marchandises selon le temps de travail moyen M . Avec le mode de production capitaliste, la valeur règne sur toute la société. Elle ne règle plus seulement la circulation, mais la production elle-même94 : on ne produit que là où le temps de travail est égal ou inférieur au temps de travail moyen. Il y a élargissement du rôle de la valeur. Avec le capital production et circulation sont unies en une totalité qu'elle domine On produit pour la circulation du capital, pour sa valorisation maximum : en même temps la circulation est déterminée par le critère du temps de travail moyen dans la production98. La loi n'est plus seulement la mesure de l'échange : elle est aussi la mesure de la production. Elle ne détermine plus seulement l'échange des marchandises, mais aussi et d'abord la produc-

92. L'intérêt de l'analyse est de montrer le mouvement de la valeur : id., p. 945. Les polémiques sur ce sujet ont totalement laissé ce point — c'est-à-dire l'essentiel — de côté, et envisagé la question en se demandant s'il y a ou non contradiction entre les Livres I et ni. Cela commença dès la fin du xrx* siècle, et s'est poursuivi depuis, avec mille raffinements. Mais au fond c'est toujours la même chose : on discute P°ur ne rien dire sur l'essentiel. Cf. H. Denis, Histoire de la pensée économique, P.U.F., 1967, Sixième partie. 93. Fond., II, pp. 627 suiv. Y. Le profit ne règle pas la distribution, mais la production : Livre in, Œuvres, II, p. 1481. 95. Fond., I, p. 202. »6. Livre m , Œuvres, II, p. 976.

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tion du capital. Le but du mode de production capitaliste n'étant pas la production de marchandises, mais celle de capi. tal, la loi unit indissociablement les composants du procès d'ensemble de la production capitaliste Soient : la production de plus-value ; le mécanisme de la circulation ; le processus d'ensemble (taux de profit, capital monétaire, marchand et productif d'intérêt, etc.). Comme on l'a vu plus haut, la seconde époque conduit à la troisième, car le moment où la loi de la valeur règle l'ensemble du procès de production capi. taliste (à l'échelle du monde) annonce rapidement celui où la loi devient caduque. En réglant toute la production 1» valeur domine le monde : elle est alors contrainte d'entamet la lutte contre l'appareil productif. Son autonomie tend à devenir démentielle, tandis que s'accumulent les forces gigantesques qu'elle doit affronter M.

VALEUR

ET

TRAVAIL

ABSTRAIT

Ce qui caractérise la société humaine, c'est qu'elle produit et re-produit les conditions matérielles de son existence. Les animaux peuvent connaître des niveaux de développement et d'organisation complexes (abeilles) mais seuls les hommes fabriquent ce par quoi ils fabriquent et le perfectionnent. La notion d'outil leur appartient en propre m . Tout travail est activité de transformation. Le travail est le médiateur des échanges entre l'homme et ce qui l'entoure. Il produit l'outil, au sens le plus large du mot. Le travail utilise, se fonde sur des données pour en produire d'autres. Cette utilisation est consommatrice, elle est cause de fatigua d'usure. Le travail est double : d'une part, il donne naissance

97. Chap. inéd., pp. 268-269. 98. Fond., II, p. 35 ; pour un aperçu du cycle historique, cf. Engels, Complément et supplément au IIP Livre du « Capital », publié dans Pour comprendre « Le Capital », pp. 82-93 (toutefois Engels n'expliQue pas la fin du cycle : le communisme). 99. L'homme avant l'écriture, Colin, 1968, pp. 60 suiv.

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à des objets remplissant une fonction, une valeur d'usage ; d'autre part, il est utilisation, consommation d'une certaine quantité d'énergie sociale, de travail aussi bien vivant que mort, manuel qu'intellectuel. La valeur, c'est le fait que le travail soit non seulement production d'un résultat matériel donné, satisfaisant un besoin déterminé, mais corresponde aussi à une consommation de travail abstrait1"9. Cela ne veut pas simplement dire : invisible par opposition au bien matériel observable résultant de ce travail. Car la fatigue et l'usure se manifestent par des effets parfaitement observables. En parlant de travail abstrait et concret à la fois, la théorie marque qu'il s'agit d'un phénomène, non particulier, non individuel, se rapportant à tel travail effectué par tel individu, mais social dans sa nature même. D'emblée, l'homme est social. C'esv toujours une forme de société qui transforme l'environnement de l'homme : elle organise au mieux les ressources (forces, moyens, et objets de travail) dont elle dispose. Ce qui semble n'être à première vue que fatigue d'un individu particulier, usure d'un outil particulier, est en fait toujours, même dans les sociétés peu évoluées, pris dans le cadre général de l'activité du groupe social101. Le travail est d'emblée concret et abstrait, dès la société primitive. Mais, au contraire de ce qui se passe dans le capitalisme, et dans toutes les formes sociales où l'échange est prépondérant, c'est ici la société elle-même qui organise a priori, en sachant par expérience ce dont elle dispose et ce qu'elle doit faire pour survivre, sa production, qui n'existe pas alors en tant que telle et n'est qu'un moment de la vie sociale. Il n'y a encore ni « économie » ni « politique » en tant que sphères particulières (cf. seconde partie : « Le communisme »)1 menacée par le capital (voir Deuxième partie : « Le prolétariat, rapport social »). Enfin l'opposition travail productif/improductif est également importante dans la révolution communiste et le communisme (voir les paragraphes sur ces deux points dans la Deuxième partie). La révolution communiste ne peut pas se contenter de développer le secteur productif en réduisant ou en liquidant le secteur improductif. Elle bouleverse radicalement le rapport existant (nécessairement un rapport capitaliste) entre ces deux secteurs. De même, on ne peut pas se contenter de dire que le communisme est appropriation du capital fixe accumulé, car celui-ci inclut inévitablement aussi le capital fixe des usines d'armement, par exemple. La révolution n'est pas et ne peut être la mainmise sur le capital fixe, puisqu'il est précisément du capital. L'appropriation et le développement des richesses par l'humanité implique et est nécessairement révolution de l'appareil productif lui-même IM . Il n'empêche que cet appareil productif, de caractère pourtant capitaliste, s'est opposé à la valorisation. Le communisme n'est pas le triomphe des forces productives sur les rapports de production, car les forces productives dont il s'agit correspondent aux besoins du capitalisme, même si elles se sont rebellées contre lui. Le communisme est révolution de la production et de l'appareil productif (voir Deuxième partie : « Le communisme >).

VALEUR

ET

DÉVELOPPEMENT

Le capital est valorisation : pour ce faire, il lui faut accumuler de la valeur, réaliser de la valeur sur le marché. Ce 124. Id., p. 33.

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processus s'opère par la confrontation des marchandises et des capitaux sur le marché Tout capital est un capital individuel et vit au milieu d'autres capitaux individuels, se définissant et se développant par rapport à eux, contre eux. Cela ne veut pas dire que le capital se détermine par rapport à une personne, à un individu. Le problème n'est pas qu'un individu x ou y le possède ou même le contrôle, mais que lui-même soit une personnalité X ou Y distincte des autres. Ce n'est pas l'individu qui dirige le capital : c'est le capital qui s'érige en individu Tandis qu'il dépouille toujours davantage l'homme de sa personnalité, uniformise tout et va jusqu'à salarier les capitalistes, le capital se forge une personnalité propre dont les hommes, y compris ceux qui le « gèrent », assurent le développement. Les formes de sa personnalité varient selon les cas, selon toutes les variantes possibles de l'entreprise, véritable maître de notre temps : de la petite entreprise familiale au trust d'Etat (voir dans la Deuxième partie le début du paragraphe « Le communisme »). Mais le rapport est toujours le même entre ces unités. Le capital est nécessairement divisé en capitaux opposés Bien que dépendantes les unes des autres dans une proportion croissante, ces unités luttent chacune pour elle-même contre les autres, afin de réaliser sa plus-value et de se valoriser du mieux possible en évitant la surproduction. Le capital tente de rejeter la surproduction sur les autres capitaux. Par là, la valeur est destructrice. Elle est contrainte de sous-développer, de ruiner, de maintenir d'autres entreprises, d'autres régions, d'autres pays dans l'arriération et le sous-développement relatif"*. C'est une tendance immanente au capital, c'est-à-dire qu'elle existe en permanence à l'intérieur de lui, dès ses origines et jusqu'au communisme. Elle se manifeste de différentes façons selon les époques et les lieux. Aucun développement harmonieux et pacifique n'est possible avec le capital, qui organise le déséquilibre et développe les inégalités.

125. Sur le rôle de la concurrence, cf. id., p. 279. 126. Lettre de Marx à Engels, 1851, Corresp., II, p. 247. 127. « Le capital n'existe, et ne peut exister, qu'en étant divisé en d'innombrables capitaux... » (Fond., I, p. 371). < D est donc absurde de concevoir la possibilité d'un capital universel... » (id., p. 379, note). 128. Sur l'action dissolvante du commerce, cf. Livre n i , Œuvres, EL pp. 1098 suiv. et 1103, note (a).

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Non seulement le capital se développe sur le déséquilibre, mais il suppose un déséquilibre dès le début. H ne peut naître qu'à partir d'une base socio-politique donnée qui lui assure une position de relatif monopole. En effet, le capital ne peut exister que sous la forme d'une masse de valeurs à valoriser. Il a donc besoin au départ d'une concentration préalable de valeurs qu'il va utiliser, d'Etats nationaux relativement solides, et disposant d'une supériorité militaire sur le reste du monde. Toutes ces conditions sont réunies par l'Europe — ou plutôt une partie de l'Europe — au xvi e siècle : elles sont autant d'ordre géopolitique (Etat) qu'économique et proprement technique. Ainsi quelques pays ont réussi à atteindre un certain niveau de rapport entre le travail mort et le travail vivant, qui lui permet de commencer à faire de la force de travail une marchandise. L'échange d'une gamme jusque-là limitée de produits industriels et artisanaux (armes, vêtements par exemple) avec d'autres parties du monde a servi à accumuler des masses de valeur, mais aussi à développer le travail mort au point où sa valorisation par le travail vivant va commencer à devenir possible et profitable. Cette inégalité de départ est alors une condition indispensable à l'industrialisation, mais elle se situe en quelque sorte à l'extérieur de la production. Au contraire, le capital industriel engendre une inégalité de productivité entre la production des pays avancés et celle du reste du monde. Le capital se constitue alors dans quelques pays un monopole industriel inattaquable. L'Angleterre ruine la petite industrie indienne et se la soumet129. Ce n'est qu'avec la crise de 1929 et les difficultés des pays avancés que le monde sous-développé commence à s'industrialiser. Le capital produit et reproduit des inégalités de développement qui lui sont propres. C'est sui la base de l'inégalité des capitaux, de la force de travail qualifiée, de la technique et de la puissance militaire, que se développe le capital, et il suppose nécessairement un tel décalage. Ce qui était autrefois dans une large mesure le produit

129. Voir les textes sur l'Inde contenus dans Colon., en particulier pp. 35-43, 48-59, 92-99 et 356.

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de conditions « naturelles », géographiques, climatiques, est maintenant avant tout le fait de la loi de la valeiïr. La loi de la valeur se manifeste en effet par un même mouvement dans les rapports entre entreprises, entre régions d'un même Etat national, et entre pays distincts 1S0. Mais si la dynamique est au fond la même, son action revêt différentes formes. Car selon les trois plans que l'on vient de citer, la concurrence entre les capitaux individuels joue différemment. Elle y est modifiée par des facteurs « institutionnels », nationaux par exemple m . L'existence d'Etats nationaux est liée à celle du capital (voir Troisième partie : « Capital et Etat »). Mais le capital ne peut les manipuler à sa guise ; ce ne sont pas pour lui de simples instruments, ou des phénomènes tellement secondaires qu'ils obéissent dès que l'économie le leur ordonne. Ils sont d'ailleurs eux-mêmes des agents économiques, bien qu'ils appartiennent à ce qu'on appelle les « superstructures ». Aussi ces facteurs transforment, non pas la réalité profonde, mais l'action de la concurrence, en modifiant par exemple la mobilité nationale et internationale des éléments constitutifs du capital : capital constant, capital variable aussi Si deux entreprises, dans un même pays, fabriquent le même produit, celle dont la composition organique du capital est la plus élevée dispose d'une productivité supérieure : elle utilise plus de capital constant, moins de capital variable que l'autre, et incorpore moins de valeur dans son produit, puisqu'elle emploie moins de force de travail. Les produits de ces deux entreprises tendent à se vendre autour d'un même prix de production (cf. « Le cycle de la valeur »), mais qui s'accompagne d'un transfert de valeur de l'entreprise moins productive à la plus productive. A terme, un tel mouvement conduit à la centralisation du capital, qui fait disparaître les entreprises moins productives au profit des plus modernes. La con-

130. Discours sur le libre-échange, Œuvres, I, p. 155; Livre III, Œuvres, II, pp. 1004-1005 et 1021-1022. 131. Sur la loi de la valeur à l'échelle internationale, cf. Livre I, Œuvres, pp. 1059-1060 ; Fond., II, p. 426 ; Boukharine, L'économie mondiale et l'impérialisme, Anthropos, 1967, chapitre v ; Préobrajenski, La nouvelle économique, E.D.I., 1966, pp. 142-145. 132. Voir le cas de l'Irlande dans la lettre de Marx à Engels, 30 novembre 1867, Corresp. IX, p. 261 suiv.

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currence crée le monopole, forme modifiée de la concurrencé, qui n'en continue pas moins d'exister. A l'intérieur d'un même pays, il s'opère aussi une concentration du capital dans une région — ou des régions — animée d'une dynamique autonome (relativement) par rapport à celles des autres régions. Là encore, c'est le mécanisme de valorisation qui est à la base du phénomène, et tous les efforts des Etats pour modifier une telle situation sont sinon voués à l'échec, du moins accompagnés de peu de résultats. Cependant, le capital se fonde au départ sur un déséquilibre géographique et historique, dû à des facteurs nationaux, ethniques, politiques, etc. Par exemple, l'unification de l'Italie a été effectuée sous la direction du Nord, nettement plus évolué que le reste du pays. Mais après l'achèvement de l'unité italienne, l'écart a subsisté et s'est même creusé entre un Nord moderne et développé et un Sud pauvre, peu productif dans son agriculture, et faiblement industrialisé. L'opposition est bien connue entre une partie du pays développée, et l'autre servant de réservoir de main-d'œuvre 133. Le capital va — ou reste — là où sa valorisation est la plus facile, et l'état de fait qui en résulte est irréversible, ou en tout cas difficilement modifiable. Il n'y a pas en effet de structure « dualiste » où l'on aurait d'un côté le développement, de l'autre un nondéveloppement : l'un et l'autre secteur jouent leur rôle par rapport aux exigences de la valeur. Tous deux sont indispensables au capital. Ils ne peuvent se passer l'un de l'autre, dans les conditions sociales actuelles. De même qu'on ne prête qu'aux riches, de même on n'investit que là où les bases (financières, techniques) de la meilleure valorisation possible sont réunies. Le but n'est pas la satisfaction de besoins, mais l'accumulation de la valeur134. C'est pourquoi l'inégalité entre les régions se retrouve dans tous les pays avancés, parfois sous une forme extrême si l'on songe à la puissance économique du pays (cf. le cas des Etats-Unis). De telles situations n'ont d'ailleurs rien d'inéluctable : mais

133. Une autre contradiction très importante est celle que développe le capital entre l'industrie et l'agriculture, accroissant l'une au détriment de l'autre. On n'exposera pas ici la question agraire, analysée dans les n " 2, 6 et 7 du Fil du temps. 134. Fond., I, p. 217.

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précisément elles ne connaissent de changements dç^sifs que si le capital l'exige. Tout dépend des types de production que le capital a intérêt à développer pour se valoriser, et de leur localisation. Si deux pays produisent le même bien, celui dont la productivité est la plus forte exploite l'autre (selon le schéma du rapport entre entreprises) et éventuellement, si l'écart est suffisamment important, détruit son industrie. De cette façon l'économie européenne a bloqué au xix e siècle les débuts de l'industrialisation de la Chine, de l'Inde, de l'Egypte, et de bien d'autres pays 135 . Tombés sous la domination européenne et nord-américaine, la plupart de ces pays sont alors entrés dans un type de relation où ils échangeaient des produits de base contre les produits manufacturés des métropoles. Sans même considérer la contrainte extra-économique et le pillage pur et simple, un tel rapport maintenait les pays dominés dans leur spécialisation et concentrait toujours plus la valeur et l'industrie dans quelques pays. De nos jours, le statut et le lien colonial typique de la période précédant 1929 ont fait place à une situation où les anciens pays coloniaux livrent des matières premières, fabriquent en quantité importante des produits d'industrie légère, et reçoivent des biens d'équipement, principalement depuis les années 50 1 M . On trouve d'un côté un travail plus intensif, plus productif, de l'autre un travail moins intensif, moins productif. Les pays avancés vendent aux pays en voie de développement des produits d'une technologie plus poussée, incorporant relativement moins de valeur. A quantités (monétaires) d'échange égales, les pays développés réalisent un transfert de valeur pour eux-mêmes. Les pressions politiques existent toujours (cf. les politiques respectives des Etats-Unis et de l'U.R.S.S. dans leur sphère d'influence), mais le plus intéressant est l'exploitation et l'inégalité venant de la nature même de l'échange. Les échanges entre pays développés sont plus importants que ceux entre pays développés et pays sous-développés. Mais

135. Sur la Chine, cf. Colon., pp. 233-250. 136. Dans un autre contexte, Marx étudie le rapport entre « suprématie commerciale » et « suprématie industrielle » dans le Livre I, Œuvres, I, pp. 1215-1216.

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cette ponction de plus-value est extrêmement grave pour ces derniers : si elle ne représente qu'une faible part du revenu national des pays développés, elle constitue en revanche une part très importante de celui des pays sous-développés. Elle n'est donc pas une source importante d'enrichissement des pays développés, mais une source importante d'entrave aux développements des pays sous-développés. Elle renforce surtout indirectement les pays riches, puisqu'elle aide à maintenir les autres dans leur pauvreté et leur arriération. Pour sortir de cette situation, rigoureusement déterminée par le mécanisme de la valeur, les pays sous-développés n'ont d'autre ressource que de se donner un Etat national et de tenter par son intermédiaire d'opérer diverses pressions sur les pays avancés, ce qui de toute manière ne modifie pas le rapport (strictement lié à la nature même de l'échange capitaliste, donc à la production capitaliste), ou de se développer dans une relative autarcie, ce qui n'est d'ailleurs possible qu'à certains pays, et présente également des limites. En effet, tout Etat national nouveau suppose un capital national, c'est-à-dire non pas seulement des usines, des matières premières, etc., mais d'abord la capacité de constituer un ensemble cohérent capable de s'opposer aux autres sur le marché mondial. Pour certains produits de base (pétrole), ce n'est pas tant la pression qui est efficace : au contraire, la pression n'est possible que parce que la situation a changé, en faveur du pays peu développé et fournisseur (conditions de monopole, et d'offre/demande). Tout dépend du capitalisme mondial : c'est lui qui accorde des phases où un capital national peut lutter. Mais cela ne change pas le rapport entre le capital — en tant qu'être mondial impersonnel, et non en le considérant comme une poignée de « magnats » de la finance ou de monopoleurs — et le prolétariat. De toute manière, la situation actuelle est susceptible de changements possibles dans la répartition des forces à moyen et à long termes. Mais l'une des conditions d'une telle transformation réside dans un changement, peut-être même un bouleversement, de la situation respective des grands pays développés. Cela pourrait se produire par exemple à l'issue d'une grande crise de surproduction où le communisme serait incapable d'intervenir, et qui engendrerait un nouveau rapport de forces à l'échelle mondiale. 81

Ces mécanismes expliquent en majeure partie Jé nature des conflits qui se déroulent entre Etats depuis un siècle, depuis que le mouvement de formation des Etats nationaux est achevé pour l'Europe occidental (voir Troisième partie : « Capital et Etat 1M »). En effet, la force du capital et de la valeur s'accompagne toujours de celle de l'Etat lorsque c'est possible 1SS. La violence est elle-même un agent économique. Entre 1871 et 1914, les conflits opposent les pays avancés au monde arriéré, où ils s'imposent directement ou indirectement, constituant de grands empires sur les continents jusque-là restés à l'écart. Les guerres dans les Balkans, qui précèdent la guerre mondiale et lui fournirent un prétexte, marquent l'effondrement des deux vieux empires (ottoman et d'Auriche-Hongrie) incapables de s'adapter, et la montée de jeunes Etats nationaux qui voudraient pouvoir développer leur propre capitalisme (Serbie) Les deux guerres mondiales se déroulent principalement en Europe et aboutissent à un repartage du monde, au profit de puissances extérieures à l'Europe de l'Ouest. C'est alors la fin définitive des « empires » à l'ancienne mode, marquée par la perte des colonies et semi-colonies françaises et britanniques après 1945. Le capital constitue des empires mieux adaptés à sa nature, qui tendent non à détruire les limites nationales, mais à les dépasser sans cesse (ce qui montre bien qu'elles existent toujours), avec le phénomène des firmes multinationales, forme beaucoup plus pure de l'impérialisme capitaliste. Depuis 1945 la paix a régné en Europe parce qu'elle a trouvé un équilibre économique relatif et évité jusqu'à présent la surproduction. Contrairement à ce qui avait précédé 1914 et 1939, les Etats européens de l'Ouest ne se sont pas refermés sur eux-mêmes, mais au contraire ouverts les uns aux autres. Les conflits ont donc opposé les Etats nationaux en formation dans le tiers monde aux pays industriels avancés, mais d'une certaine façon

137. Invariance, n° 6, pp. 89-129. 138. La question irlandaise est justement importante de ce point de vue : cf. J.-P. Carasso, La rumeur irlandaise, Champ Libre, 1970, qui contient en particulier de nombreux textes de Marx et Engels, dont certains inédits. 139. Idéol., p. 86 suiv. 140. Luxembourg, La crise de la social-démocratie (1915), La Taupe, Bruxelles, 1970, pp. 124 suiv.

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ils se sont déroulés aussi entre les grandes puissances capitalistes, luttant pour conserver leur sphère d'influence ,4t . La dynamique de ce mouvement montre la force de la contrerévolution et les efforts du capital pour ne pas donner naissance au communisme. Les deux guerres mondiales étaient le signe que le cercle de l'expansion capitaliste se refermait sur les pays avancés. Après avoir apporté la mort et détruit des sociétés sur tous les autres continents, l'Occident à son tour s'autodétruisait pour subsister en tant que capitalisme. Après 1945, il a réussi à desserrer ce cercle pour plusieurs décennies. Economiquement, il s'est transporté dans les aires arriérées en tant que capital productif, et aide à y développer l'industrie (voir plus haut). Militairement, il a évité tout conflit en son sein, et n'a besoin de lutter que contre des pays sous-développés. Mais les difficultés de surproduction se posent à nouveau, et seront d'autant plus délicates à résoudre que le tiers monde se dote d'Etats et de capitalismes nationaux. Après avoir repoussé le cercle, le capital le voit à nouveau se refermer sur lui (sur le mouvement de l'expansion du capital, voir aussi la Troisième partie, du paragraphe « Prolétariat et capital dans la situation actuelle [Remarques] »). Le capital est destructeur 142 . Il est toujours à la recherche de ce que Marx appelle un surprofit14S, et pour ce faire constitue des monopoles, accroît les inégalités régionales, conduit ou maintient des pays dans la misère. Ce qu'on désigne souvent par le terme d'impérialisme 14 \ recouvrant la période et le processus de domination et d'exploitation des pays arriérés par les pays avancés, n'est qu'une partie d'un mouvement plus ample, inhérent au capital143. La valeur et le capital ne 141. En même temps, ce mouvement impose le développement du capital dans ces pays mêmes (Fond., H, p. 251). On peut se demander si Marx ne surestimait pas le rythme de ce développement, freiné et contrôlé par les pays les plus avancés : mais, sur une longue période, le progrès économique des pays dominés, ou en tout cas leur tentative de constitution d'un capital national, peut lui donner raison (cf. Troisième partie : « La régénération du capital » et c Caractère révolutionnaire du développement du capital depuis 1945 »). 142. < La richesse est fondée sur la pauvreté » (Fond., H, p. 226). 143. Livre m , Œuvres, n , p. 990. 144. On trouvera des informations utiles dans Palloix, L'économie mondiale capitaliste, Maspéro, 1972, 2 vol. 145. « L'élément impérialiste est un trait fondamental dans le capital, qui est essentiellement production excédentaire, création de plus-value,

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peuvent exister sans exercer leur domination et leur destruction sur ce qui les entoure (y compris d'autres valeurs-capitaux ""). Ainsi, dans les conditions sociales du monde actuel, un capital national qui se développe dans un pays auparavant colonial ou semi-colonial est contraint de soumettre ses ouvriers et ses paysans à une surexploitation, afin de dégager les ressources lui permettant de résister à la pression du système capitaliste mondial, dont il reste une des composantes. Le capital tend à tout se soumettre, en détruisant ce qu'il faut détruire pour qu'il se valorise au mieux : aussi bien lorsqu'il se tourne vers l'espace non capitaliste (intérieur ou extérieur aux pays avancés), que contre un autre capital (individuel : voir plus haut 147 ). On pourrait dresser une double carte illustrant l'organisation du sous-développement par le capital, superposant les oppositions et les inégalités entre pays, à celles entre régions et branches d'activité. Un même mouvement relie les deux phénomènes, bien que les mécanismes ne soient pas totalement identiques : le monde n'est pas un grand pays, il reste divisé en Etats. Et chaque Etat n'est pas lui-même assimilable à un trust d'Etat unique. Mais le capital ne se développe qu'en suscitant des pôles de développement et de sous-développement, n s'organise comme économie dominante, c'est-à-dire concentrant les richesses et les rythmes élevés de croissance en certains points14*. Jusqu'à présent, depuis une cinquantaine d'années, c'est surtout le phénomène de 1' « impérialisme » qui a d'abord retenu l'attention, et non les autres manifestations de ce mouvement ; ou bien elles étaient analysées et perçues sans rapport avec la dynamique de la valeur. Depuis quelques années, on parle beaucoup des rapports entre pays riches et pauvres, ce qui provient d'un fait éminemment pratique : la montée de nou-

et donc force irrésistible de propagation de son mode de production. Ainsi, le capital ressent toute limite comme une entrave intolérable. > (Dangeville, préface à Guerre civile aux E.U., pp. 14-15.) 146. Cf. le fragment sur « La demande » (1847), Œuvres, H, pp. 1526-1528. 147. Luxembourg, L'accumulation du capital, Maspéro, 1967, t. H, chapitres 25 à 29. 148. Fond., I, pp. 364-365.

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veaux capitalisâtes nationaux, et l'internationalisation accrue de l'économie "*. L'écart entre les uns et les autres se creuse : les premiers cherchent à réaliser (au sens capitaliste : produire et vendre avec profit) leur richesse par tous les moyens, y compris le gaspillage, les autres en sont encore à la créer. Avec le développement de la reprise révolutionnaire, ce phénomène peut être replacé dans son cadre plus général, et prendre sa dimension réelle. Il apparaît alors que d'autres manifestations du double mouvement de développement et de sous-développement sont tout aussi importantes, en pratique, donc également en théorie. Par exemple, la centralisation du capital dans les pays industrialisés, et la constitution de monopoles, a permis et a naturellement entraîné un réformisme ouvrier (salaires relativement élevés, entre autres) et par là une division de la classe ouvrière qui a servi de puissant moyen contre-révolutionnaire, dans les années 20 et depuis. C'est sans doute l'un des facteurs les plus importants de la force des partis et syndicats « ouvriers » (y compris en France). Le capital est fondamentalement diviseur, mais la constitution de chacun de ses éléments — y compris la force de travail — en monopole accentue cette tendance. La concurrence ne se contente plus d'opposer simplement chaque ouvrier à tous les autres, mais regroupe et organise un ensemble d'ouvriers contre les autres (cf. Troisième partie : « Prolétariat et capital dans la situation actuelle [remarques] »). Le réformisme ouvrier devient précisément contre-révolutionnaire lorsque sa fonction essentielle est d'assurer cette division, au profit du capital, à l'intérieur même de la classe ouvrière (tandis qu'autrefois le capital agissait surtout de l'extérieur, opposant le prolétariat à la paysannerie ou à la petite-bourgeoisie : cf. les journées de juin 1848). La reprise révolutionnaire (voir Troisième partie) et les mouvements sociaux dans

149. Invariance, n* 6, pp. 122 suiv. Sur ces problèmes, on peut lire parallèlement les ouvrages de Boukharine et Luxembourg cités plus haut. 150. Cf. l'analyse de l'Angleterre par Marx, dans sa lettre à Kugelmann, 28 mars 1870, Lettres à Kugelmann, Anthropos, 1968, pp. 138 suiv. Voir aussi les passages sur les années 20 dans la Troisième partie : « Révolutions » et « Contre-révolutions ».

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les pays avancés obligent à voir l'ensemble du mouvement de la valeur et de ses effets destructeurs, dont l'exploitation des pays et aires arriérés n'est qu'un aspect, important certes, mais certainement pas unique.

ÉTAT

SOMMAIRE

DE LA

QUESTION

Marx a laissé une œuvre formellement inachevée. Toutefois, l'important n'est pas là, mais dans l'inachèvement réel du contenu du travail. En effet, les thèmes sont présents (le plus souvent sous forme d'esquisses non développées), mais non reliés entre eux en un tout global et cohérent 1 ". Les points essentiels sont bien là, mais dispersés. Sans doute la perspective communiste ne lui apparaissait pas avec assez de force pour qu'il puisse les unir en une analyse d'ensemble. La perspective du communisme, née dès les débuts du capitalisme moderne, n'était pas alors suffisamment mûre pour s'imposer en pratique ni se manifester dans toute sa lumière sur le plan théorique En tout cas, à partir du dernier tiers du xix e siècle, le monde capitaliste est assez fort et ses éléments assez soudés entre eux pour faire disparaître toute velléité de communisme en pratique et en théorie. Le mouvement ouvrier, sous la domination social-démocrate puis « stalinienne », conserva certains aspects de l'analyse de Marx : loin de les unifier, il les dispersa encore davantage

151. Lettre d'Engels à Marx, 24 juin 1867, Lettres, p. 164. Marx dit lui-même avoir tendu des « pièges » dans le Livre I, cf. sa lettre à Engels, 27 juin 1867, id., p. 170. Il savait qu'il faudrait « attendre quelque temps » avant < une solide critique » (lettre à Kugelmann, 11 octobre 1867, id., p. 184). 152. H faut tenir compte de la méfiance de Marx à l'égard des programmes et des descriptions du communisme : cf. la postface au Livre I, Œuvres, I, p. 555 ; la lettre à D. Nieuwenhuis, 22 février 1881, Commune de 1871, pp. 255-256 ; et la lettre à Bracke, 5 mai 1875, Œuvres, I, pp. 1411-1412. Voir aussi Engels, Question du logement, p. 110, et son conseil à Schmidt : lettre du 1 " juillet 1891, Lettres, p. 378. 153. Mclnnes, < Les débuts du marxisme théorique en France et

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La discussion « classique » sur la question de la crise et de l'impérialisme fut une sorte de réaction contre cet état de fait (Lénine, Luxembourg, Boukharine, Hilferding, Pannekoek, etc.). Mais ses meilleurs protagonistes ne virent que la manifestation du mouvement valorisation/dévalorisation sans identifier le mouvement lui-même : ils ne pouvaient donc comprendre où il conduisait. Ils restaient au niveau des phénomènes (ce qui avait un rôle éminemment positif face au réformisme), sans voir la dynamique dans son ensemble. Ils étaient prisonniers des limites de l'époque, qui révélait le caractère destructeur et foncièrement contradictoire du capitalisme (cf. 1914-1918), sans déboucher pour autant sur le communisme. Dans le mouvement révolutionnaire qui suivit 1917, le mouvement communiste (au sens plein de mise en pratique — ou de tentative de mise en pratique — du programme communiste) n'apparut pour ainsi dire pas. A peine pourrait-on signaler par exemple, pour la Russie, les efforts théoriques — d'ailleurs ambigus — de Boukharine et Préobrajensky à l'époque du communisme de guerre (1919-1920) 1M. Tout en dénonçant et dépassant le réformisme, la discussion classique aboutit, parce qu'elle ne pouvait pas voir le mouvement du capital dans sa totalité, et ignorait donc le mouvement communiste, à théoriser les limites d'une époque. Le capital tend à faire éclater maintenant ces limites : les thèses des classiques ne peuvent servir qu'à condition d'être réinterprétées et replacées dans le cadre de la totalité de la définition du capital La gauche italienne est justement importante dans la mesure où elle a effectué cette percée, renouant avec l'aspect en quelque sorte « visionnaire » (sans aucune nuance péjorative) de l'œuvre de Marx, essayant de montrer le devenir du capital C'est ce qui la distingue des autres courants radicaux en Italie (1880-1897) », Cahiers de l'IJS.E.A., n" 102, juin 1960. Voir aussi les résumés du Capital par Mehring et Luxembourg dans Pour comprendre « Le Capital », pp. 101-121. 154. ABC du communisme, Maspéro, 1968, 2 vol. 155. « La critique du système de Marx ne peut consister en une réfutation... mais en un développement complet du système » (Engels, Complément et supplément au III' Livre du « Capital », dans Pour comprendre « Le Capital », p. 79). 156. Cf. la réunion de Piombino (1957), Invariance, n" 3, pp. 82110 : « Dans l'œuvre de Marx, ce qui est au premier plan, — pour le

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issus de la défaite du mouvement révolutionnaire qui suivit la Première guerre mondiale, entraînant avec elle la défaite de la révolution russe : ultra-gauches (gauches allemande, hollandaise, Socialisme ou Barbarie...), ainsi que d'autres courants moins connus (sur la gauche communiste, cf. Troisième partie : « Contre-révolutions »). Au contraire de ces groupes, la gauche italienne a analysé le capitalisme dans l'ensemble de son mouvement, et mis ainsi à jour le mouvement communiste. Ses textes contiennent des vues profondes et indispensables, rarement développées, mais qui ont le mérite de montrer le capital comme cycle, et de le rattacher au cycle de la valeur. En ce sens, elle a indiqué le point essentiel, et son apport à la théorie communiste est fondamental. Malgré tout, elle reste engluée dans la période entamée par 1917, qu'elle dépasse tout en en restant prisonnière, sur le plan de la théorie du parti comme sur celui de la théorie du capital. C'est pourquoi elle n'a pas réussi à développer la question du capital en une synthèse satisfaisante157.

dire carrément, en dehors de toute équivoque — c'est la description des caractères de la société communiste » (p. 82). Voir aussi la réunion de Florence (1960), id., n° 7, pp. 129-140. 157. Voir la liste des études sur le Capital faites par ce mouvement dans Programme communiste, n° 46, pp. 82-83.

Deuxième partie : Le mouvement communiste

Le mouvement communiste s'affirme et se manifeste à deux niveaux. D'une part, il groupe ceux qui luttent pour le communisme et contribuent à son apparition au grand jour. Mais cette action et ce regroupement seraient impossibles si parallèlement le mouvement n'existait en profondeur, dans les entrailles de la société capitaliste, au sein du mode de production capitaliste. Le mouvement communiste est avant tout un mouvement objectif, c'est-à-dire qu'il n'est pas le produit de la volonté, d'une action consciente, et trouve au contraire son fondement dans des rapports économiques et sociaux bien déterminés. Naturellement, il est totalement faux de séparer ces rapports de l'activité humaine consciente qui s'appuie sur eux1. Cependant, il a été nécessaire de faire provisoirement abstraction de cette activité et d'isoler d'abord le noyau objectif qui seul permet de comprendre le reste : la définition du capital. C'est parce que le capitalisme, dans son être le plus essentiel, est une structure contradictoire et crée les conditions de possibilité et de nécessité d'un autre système social, qu'il suscite malgré lui l'apparition et l'organisation d'hommes luttant contre lui pour instaurer ce mode de production « supérieur », comme dit Marx, le communisme. Le mouvement communiste est à la fois l'action des forces productives développées par le capital en lutte contre les rapports de production capitalistes, et l'action humaine qui tente de faire triompher cette lutte Plus exactement, il constitue l'unité indissociable de ces deux processus. Toute tentative de le réduire à l'un ou l'autre de ses deux composants équivaut à le nier. Comme le processus de travail, le mouvement communiste peut se décomposer en facteurs * objectifs » (contradictions dans le mécanisme économique et social) et facteurs * subjec-

1. « Eléments d'orientation », Invariance, n° 9. 2. On peut illustrer ce processus par l'étude des luttes ouvrières, qui contredisent presque toujours, par ce qu'elles expriment de profond sur le mouvement de la société, les commentaires de ceux qui les analysent : cf. entre autres Les conflits sociaux en Europe, Verviers, 1971.

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tifs » (tes hommes qui dans certaines circonstances luttent — la plupart du temps sans le savoir — pour le communisme). Plus exactement, leur lutte pour eux-mêmes, pour leur existence menacée par le capital (et. les sans-réserves dans « Le prolétariat, rapport social » ) prend une signification et joue un rôle qui les dépassent. A ce stade, les représentations et formes de la conscience nées de l'ancienne société, avant cette rupture de l'équilibre social, sont bouleversées. Le prolétariat est contraint non seulement d'être révolutionnaire, mais aussi de devenir conscient de ce qu'il fait. Les communistes, produit de la subversion de la société, peuvent accélérer le processus révolutionnaire, si leur action — théorique et pratique — exprime, par le texte ou par le geste, le sens de ce qui se passe

3. Engels, « Les communistes et Karl Heinzen », cité dans Textes, I, p. 33.

LE

COMMUNISME

Le communisme est à la fois un mouvement social et le mode de production auquel aboutit ce mouvement. Le marxisme vulgarisé a entretenu et continuera d'entretenir la plus grande confusion sur ce sujet. Les marxistes vulgaires connaissent par exemple les textes de Marx sur le communisme et ne manquent pas de les citer. Mais ils n'en retiennent qu'un aspect : le communisme comme mode de production spécifique, qui ne sera plus régi par la valeur, etc. Ce faisant, ils affirment là un point tout à fait essentiel, mais en le détachant du contexte théorique qui lui donne tout son sens. En effet, le communisme est un mode de production déterminé, mais aussi le mouvement qui, d'abord emprisonné dans le cadre du capitalisme, crée peu à peu le moyen de faire sauter ce carcan. Le communisme comme mode de production n'est que le prolongement et la résultante du communisme comme mouvement social. C'est pourquoi, bien qu'il n'y ait en fait qu'une totalité dynamique dont les deux moments ne se laissent distinguer qu'abstraitement, l'analyse commence par envisager d'abord le capital. Le capital, par son développement, socialise le monde. Toute production individuelle tend à être détruite. Là où les travailleurs ne sont pas transformés en salariés, ils sont cependant intégrés au capitalisme par l'intermédiaire de l'argent. Ce qu'ils produisent n'est plus qu'une marchandise, qui leur échappe sur le plan économique et monétaire. Mais surtout l'industrie s'étend sur le monde. Chaque produit tend à devenir le fruit des efforts de l'humanité entière. JLe sujet de la vie économique et sociale n'est plus l'individu, mais le corps social dans son ensemble, l'humanité, sujet collectif 1 . En ce sens, la socialisation n'est pas réalisée par le communisme,

1. < La propriété capitaliste... repose déjà sur un mode de production collectif » (Livre I, Œuvres, I, p. 1240).

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mais par le capital lui-même : elle n'est que le résultat de la mise en place du marché mondial *. Elle n'existe que par les rapports d'échange qui s'établissent entre les entreprises et les pays. Elle n'implique par conséquent aucune utilisation collective des richesses accumulées par la collectivité, mais seulement l'utilisation de cet instrument social de production à seule fin de développer la valeur, et en utilisant les méthodes qu'elle impose. La socialisation capitaliste du monde le transforme en un immense appareil productif, dont l'industrie forme la base, et dont les différentes parties sont autant d'entreprises et de producteurs isolés, privés. Le capital va jusqu'à nier la propriété privée des individus sur les moyens de production : il exproprie lui-même les capitalistes Le rôle du propriétaire individuel se transforme dans un système dominé par la concentration des sociétés par actions et les trusts. Dès lors, ce ne sont plus des individus qui représentent et incarnent la propriété privée, mais les instruments de production eux-mêmes qui se groupent en autant d'entités juridiques et économiques tendant à constituer un monde particulier régi par ses propres lois \ La contradiction du capital est toujours la même et oppose la valeur Qa propriété privée, l'échange) à la valeur d'usage (l'appareil productif socialisé, et en premier lieu le capital fixe). Mais la manière dont se présente la contradiction s'est modifiée, et témoigne à la fois du développement du capital et de la maturation des conditions de sa destruction. La lutte s'est dépersonnalisée. On sait que les lois de la propriété privée ne font qu'exprimer l'existence et les exigences de l'échange et de la valeur. Elles ne s'appliquent plus tant maintenant aux personnes qu'aux choses. Ce qui est désormais en jeu, c'est l'affrontement d'un appareil productif déjà socialisé, mais qui reste encore emprisonné par la valeur dans le cadre d'entreprises autonomes 5 : il est littéralement décomposé, divisé

2. Livre m , Œuvres, II, pp. 1046-1047. 3. Chap. inéd., pp. 302-303. 4. Livre m , Œuvres, II, pp. 1144-1149. 5. Ce phénomène a souvent été interprété comme preuve d'un changement de nature du capitalisme. Or, non seulement il ne s'accompagne d'aucune modification des rapports de production, mais, même superficiellement, il ne présente aucune < nouveauté » profonde par rapport au siècle dernier. Engels cite en note au Livre III le cas d'un capita-

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unités de production séparées et reliées seulement par la valeur, alors que la constitution même de ce complexe productif international détruit le fondement objectif de la valeur, et abolit ainsi sur le plan strictement économique la nécessité de la production privée. Le communisme ne réalise donc pas la socialisation de la production (qui est au contraire l'œuvre du capital), mais libère cette socialisation des pratiques contraignantes de la valeur. L'expropriation des expropriateurs se présente alors comme une question, non de personnes, mais de rapports sociaux *. Il s'agit d'enlever à la richesse socialisée son caractère de valeur. Le communisme est l'appropriation par l'humanité tout entière de l'ensemble de ses richesses. C'est aussi leur transformation. Actuellement, toutes les richesses sont à la fois satisfaction de besoins et produit et production du capital : le communisme ne peut que bouleverser tout cela, rompre cette unité réactionnaire. Il est action dans tous les domaines (cf. paragraphe suivant). La condition nécessaire à son instauration n'est pas que cette richesse accumulée soit extraordinairement importante. Ce n'est pas une question de quantité, mais de rapport. On peut se passer de la valeur, pour un bien donné, lorsque la quantité de travail moyen nécessaire à le produire ne joue plus qu'un rôle négligeable : on peut alors dire que ce bien existe « en abondance ». Le rôle du temps de travail et le type de régulation qu'il impose (travail nécessaire ou travail disponible) dépendent et découlent de son rôle économique (essentiel ou secondaire, voire même insignifiant). Pourquoi a-t-il été nécessaire, dès la dissolution de la communauté primitive, qui se contentait de satisfaire des besoins limités et ne connaissait pas l'échange, de mesurer les biens selon le temps de travail moyen cristallisé en eux ? Parce que c'était la seule façon possible, pendant des millénaires, d'assurer la en

liste devenu, après faillite, le directeur salarié de ses anciens ouvriers constitués en coopérative : id., p. 1148, note (a). L'important est la signification sociale de ce fait : le capital constitué en puissance sociale et en ensemble productif socialisé mais fonctionnant encore pour se mettre en valeur (id., pp. 1175-1178). 6. < Qu'est-ce, en effet, que la richesse collective, la fortune publique ? C'est la richesse de la bourgeoisie, et non pas celle de chaque bourgeois en particulier. » (Misère de la philosophie, Œuvres, I, p. 71.)

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répartition et la production. La propriété privée n'a d'ailleurs pas d'autre raison d'être que de servir de support à l'échange. Elle est la forme spécifique du rapport unissant l'homme (c'est-à-dire nécessairement ici le membre d'une classe) à l'objet (qui peut être un autre homme : esclavage) dans une société dominée par l'échange *. Il est totalement utopique de vouloir abolir la propriété privée, dans une perspective de libération humaine par exemple, sans liquider en même temps la valeur. L'appropriation privative des biens correspond à une société déterminée, ou plutôt à plusieurs types de société (esclavagiste, marchande simple, marchande capitaliste) : pour que l'échange soit possible, il faut que les biens soient considérés comme appartenant à deux personnes (physiques ou morales, et ce peut être une entreprise ou l'Etat), distinctes, et qui chacune possède sa marchandise de façon exclusive 8. Ce qui caractérise ces biens, qui à la fois remplissent un besoin déterminé (valeur d'usage) et matérialisent en eux-mêmes une certaine quantité de temps de travail social moyen, c'est que leur circulation n'est possible que si elle obéit à la mesure de cette quantité. Valeur et propriété privée sont indissolublement liées. Dans le communisme, les produits contiendront toujours une quantité donnée de temps de travail moyen, mais ce fait n'aura plus aucune espèce d'importance. La marchandise, unité contradictoire de la valeur d'usage et de la valeur d'échange, pourra être détruire. Elle ne sera pas détruite en tant que bien, objet utile (le communisme sera même un développement nouveau de la richesse). Mais elle sera liquidée en tant que rapport social déterminé par sa valeur d'échange. Les valeurs d'usage n'auront plus besoin des valeurs, c'est-à-dire de leurs valeurs d'échange, pour circuler*. Pour qu'une telle transformation apparaisse, il aura fallu attendre bien longtemps depuis la naissance de la marchandise. La marchandise a connu une longue histoire avant de devenir capital en s'attaquant à la force de travail. Elle ne contient pas en elle-même la possibilité du communisme : de la simple notion de marchandise ne peuvent être déduits ni le mouvement qui mène au communisme, ni les principes de son

7. Fond., I, p. 454 suiv. 8. Id., pp. 451-452. 9. Fond., n , p. 196.

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Seul le capital, au contraire de la marchandise, met en mouvement le processus d'autonomisation de la v a l e u r d'usage. La marchandise ne peut être détruite, et se détruire, qu'en devenant capital. Le rôle essentiel est tenu par la loi de la valeur, qui inclut et dépasse la marchandise 10. Toute tentative d'analyser actuellement la société communiste ne peut se limiter qu'à l'étude des principes généraux de son fonctionnement. Quant au reste (vie quotidienne, etc.), il ne peut être envisagé qu'avec prudence et toujours par rapport au mécanisme essentiel du mode de production communiste 11. Le capitalisme, production de valeurs pour la valeur, en vient à rendre « caduc » le principe de la valeur, selon l'expression de Marx. Mais la loi de la valeur remplissait une fonction de régulation, de répartition des ressources, que toute société, quel que soit son système social, se doit d'assurer. Bien sûr, elle la remplissait à sa façon, au prix de nombreuses catastrophes. Mais le communisme ne peut se passer pour autant de régulation, de mesure, de comptabilité : seulement, on ne calculera plus en fonction du moindre coût, des frais socialement moyens. L'impératif de rentabilité sera alors dépourvu de sens. L'organisation économique ne sera plus régie par le temps de travail socialement nécessaire, mais par ce que Marx appelle le temps de travail disponible. fonctionnement.

On a déjà signalé ce temps disponible. En réalité, il ne s'agit pas de calculer le temps de travail, mais plutôt les ressources disponibles. Toute comptabilité en temps de travail serait incompatible avec le communisme. En effet : a. pour les moyens et objets de travail, qui existent en quantités physiques, c'est le capitalisme qui imposait le « détour » (Marx) de la valeur. Le communisme pourra les calculer en unités « naturelles » correspondant à leur nature de valeur d'usage (tant de maisons de tel type, etc.) ; b. pour les forces de travail, qui se décomposent en qualifications différentes, la comptabilité sociale prendra en considération ces degrés de qualification, donc là encore la nature d'usage. Sur le plan des « lois économiques », le communisme se caractérise par

10. Id., p. 181 : comparer à Internationale situationniste, n° 10, « Le déclin et la chute de l'économie spectaculaire marchande ». 11. Question du logement, p. 108.

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l'impossibilité de réduire les facteurs de production, et tous les composants de la vie sociale, à un dénominateur commun C'est le règne, non plus de la quantité, mais de la qualité Cela n'a bien sûr rien à voir avec 1' « abondance ». La quantité de ce qui est commun à tous ces facteurs (le travail abstrait = leur valeur) n'a plus besoin d'être prise en ligne de compte, parce qu'elle ne correspond plus à rien ; mais les quantités dans lesquelles existent tous les éléments de la vie sociale, et dans lesquelles on veut les développer, sont comparées " et appréciées toujours par rapport à l'usage que l'on en fait et veut en faire (ce qui implique par conséquent un choix). On calculera les ressources dont on dispose et l'on affectera les forces productives disponibles à tel ou tel usage. Il y aura toujours circulation des biens, et donc mesure, mais la circulation perdra sa forme d'échange. La régulation ne se fera plus après coup, après la production, par l'intermédiaire du mécanisme complexe et ruineux du taux de profit moyen, mais avant le stade de la production. Il est clair que ce processus n'évitera pas certaines difficultés inévitables, dues par exemple au décalage entre la décision et son application". Le communisme n'est pas la réalisation d'un idéal de perfection. En tout cas, ce mode de fonctionnement permettra de déterminer l'organisation des forces productives (y compris le travail) en évitant les secousses périodiques de l'économie monétaire et mercantile capitaliste. Le communisme achevé n'est possible qu'après une période de transition dont le rôle est de prendre d'emblée des mesures irréversibles instaurant une rupture avec l'économie basée sur le capital et la valeur. L'existence de ces deux phases, et la façon dont elles se succèdent, ont l'une et l'autre pour origine le mouvement d'opposition au capital engendré par le capital lui-même. Le capitalisme est la domination du travail mort, accumulé, amassé par les générations présentes et surtout

12. « Le temps est le champ du développement humain » (Salaire, prix et plus-value, Œuvres, I, p. 524). 13. Fond., I, pp. 110-111, et II, p. 116. 14. Livre H, Œuvres, II, pp. 571-573 ; Livre m , id., pp. 1487-1488. 15. Tout système de production comporte un « risque d'échec » (Livre II, pp. 529-530).

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passées

sur le travail vivant du prolétaire, travail en moucréateur de plus-value. Aucun autre mode de production ne se caractérise ainsi. D'une certaine façon, tous les systèmes d'exploitation organisent l'asservissement de l'homme par les moyens de production. Mais les esclaves et les travailleurs des communautés de type « asiatique » ne mettaient pas en mouvement des masses gigantesques de travail accumulé. La différence n'est pas seulement quantitative, mais surtout qualitative. L'activité de l'esclave employé dans l'agriculture, par exemple, pouvait ne pas être très différente de celle du paysan libre travaillant à la même époque sur sa petite propriété. Le prolétaire, au contraire, entre dans un rapport avec le travail accumulé où son rôle spécifique et son seul but sont de faire fonctionner ces énormes moyens de production afin de les valoriser. Il ne s'agit plus d'extraire un surproduit destiné à la consommation parasitaire de qui que ce soit, mais de produire de la valeur en quantité toujours croissante. Le capital est ce rapport particulier entre travail vivant et travail mort. Il est par là rapport entre classes : fournisseurs de travail vivant et détenteurs de travail mort. Peu importe d'ailleurs que ces derniers soient « propriétaires » ou non des moyens de production ". Ils sont capitalistes, et par là classe sociale opposée au prolétariat, puisqu'ils assurent la gestion du capital Que ce rapport ait besoin d'être organisé, et cela d'autant plus que le capitalisme devient de jour en jour plus étendu, plus complexe, plus diversifié, ne fait pas de cette organisation l'essentiel du rapport. Le capital ne peut donc pas être détruit par un changement dans cette organisation, mais par une transformation dans la structure des forces productives qui détermine ce rapport et en fait un instrument historique nécessaire au développement social de l'humanité. C'est justement ce qui se produit avec la croissance du travail mort dans une proportion telle que le travail vivant n'a plus besoin d'être exploité1*. Cette évolution et ses implicavement,

16. ldéol., p. 65. 17. Bordiga, Propriété et capital, à reparaître prochainement. 18. Sur la transformation des capitalistes en « fonctionnaires » et « commandants du travail social », cf. Livre III, Œuvres, II, p. 1028, note (a). 19. Le rôle historique du capital est de créer du surtravail, donc d'accumuler du travail mort, ce qui fait du travail vivant un facteur secon-

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tions (crises, etc.) ont été analysées dans la Première partie. Mais le travail, modifié, n'en continue pas moins à jouer un rôle indispensable. H reste à voir les deux étapes de ce processus historique et leur articulation. Le contenu respectif des deux phases — inférieure et supérieure — est différent à l'époque de Marx, ou encore en 1917, et de nos jours. Puisque le capitalisme n'a pas changé de nature, le programme est au fond le même qu'au xix e siècle : mais il se présente aujourd'hui différemment, et exige donc une mise à jour théorique. On envisagera ici l'un et l'autre de ces deux moments. Certains points valent aussi bien pour l'époque de Marx que pour la nôtre : dans la Deuxième partie, on ne considérera donc que ce qui est nouveau par rapport à la période précédente. Mais les principes généraux définis par Marx demeurent inchangés, et ne seront pas répétés dans cette Deuxième partie. A. Le programme au temps de Marx Puisque le communisme est l'appropriation collective par l'humanité de ses richesses, ÏL est avant tout appropriation de cè que le capitalisme a transformé en facteur essentiel de la richesse : le travail amassé, le capital fixe, au sens le plus large du mot 20 . Les points où le capital fixe a été le plus concentré ne sont autres que les centres moteurs de la société moderne : les grandes industries, les transports, l'énergie, les télécommunications, etc. Ces centres, qui sont actuellement les hauts lieux de la puissance du capital, constituent en réalité son point faible et représentent les fers de lance de la révolution anticapitaliste : car c'est là que la valeur a perdu sa base objective (cf. Première partie : « Valorisation et dévalorisation »). C'est là que la valeur d'usage peut aussitôt liquider l'échange, puis étendre la lutte aux secteurs où le capital ne s'est pas encore assez développé pour que la contradiction

daire, qu'il n'est donc plus nécessaire d'exploiter : cf. id., pp. 1486-1487. Voir les données réunies par P. Naville, Vers l'automatisme social ?, Gallimard, 1963. 20. Cf. Fond., I, p. 419 sur le capital fixe € richesse impérissable » : aussi Fond., H, p. 154.

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entre la valeur et le procès de travail puisse éclater et le détruire immédiatement. La première phase du communisme a comme première tâche l'abolition de l'échange entre les grandes entreprises industrielles, qui peu à peu, et en fait très rapidement, fonctionnent sans la médiation de la valeur. Au sens strict, la valeur n'est pas abolie, elle dépérit plutôt, dans la mesure où la sphère de son application est progressivement détruite. Le point de départ de ce mouvement est le réseau des grandes entreprises modernes (industrielles, de transport...). Les grandes entreprises sont en quelque sorte les places fortes du communisme, mais par là même elles se détruisent en tant qu'entreprises, c'est-à-dire qu'elles cessent de fonctionner en unités de production autonomes. La coordination de l'économie est d'autant moins difficile que le capital, par sa tendance à la centralisation (cf. Troisième partie : « La domination réelle du capital >) a organisé la société moderne autour d'un certain nombre d'empires financiers et industriels exerçant leur activité dans tous les domaines essentiels de la vie économique. La phase de transition est achevée lorsque le mouvement de destruction de la valeur, parti de ces points vitaux, a gagné l'ensemble de la vie sociale". Alors toutes les productions sont assurées pour le développement de la valeur d'usage, la satisfaction des besoins et non la valorisation. La valeur a totalement dépéri 22 . Seule, cette évolution permet la destruction du salariat 2S . Le rapport salarial est la condition imposée à l'homme par le capital. Dans ce rapport, l'homme n'existe en fait essentiellement pour la société que comme travailleur, fournisseur de force de travail. L'existence du salariat provient de ce que le développement social oblige à ne considérer l'homme que sous cet aspect : il s'agit de le contraindre au travail, de le soumettre au travail mort que son travail vivant doit valoriser. E n'existe que dans ce but, et s'il ne peut pas ou ne veut

21. Cela ne supprime pas la nécessité d'une comptabilité sociale : cf. Livre III, Œuvres, II, p. 1457. 22. Fond., I, p. 450, et II, p. 128. 23. Comparer à ce que put réaliser la révolution russe : cf. Lénine, « Sur le rôle de l'or aujourd'hui et après la victoire complète du socialisme * (novembre 1921), Œuvres (éd. en 3 volumes), t. 3, Moscou, PP- 769 suiv.

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pâs remplir cette fonction, il est inutile au capital, donc à la société. Le salariat est l'assujettissement au travail mort : pour ce faire, le travailleur doit être contraint au travail. Il faut faire dépendre son existence matérielle de son travail (salarié). Il n'est donc pas question qu'il participe aux richesses créées par la société (donc aussi par son travail). Il ne reçoit qu'un minimum (non pas « vital », mais historique et donc relatif), égal en valeur à la valeur de sa force de travail. En n'accordant que ce qui est nécessaire à la reproduction de sa force de travail, on l'oblige à la vendre. Avec la transformation des forces productives, le rapport capitaliste entre le travail mort et le travail vivant peut disparaître, et avec lui tout le mécanisme de la valeur, ainsi que le salariat. Le salariat n'est qu'un rapport déterminé de la force de travail aux moyens de p r o d u c t i o n S i la raison d'être objective de ce rapport s'efface, il disparaît aussi. Mais il n'y a pas simultanéité totale entre le dépérissement de la valeur et celui du salariat. Dans les secteurs avancés où le principe de la valeur a été rendu caduc par l'évolution de la production capitaliste elle-même, les entreprises commencent à se communiquer leurs produits sans plus se soucier de la valeur. Mais, même dans ces usines, la force de travail ne peut perdre immédiatement son caractère de valeur. Elle ne continue cependant pas à être salariée, et traverse une évolution en deux phases. Le communisme ne peut pas en effet traiter la force de travail comme les moyens de production. Dans le cas du travail lui-même, la première nécessité est de le généraliser". H s'agit surtout de mettre au travail les non-travailleurs, et aussi de convertir presque tous les travailleurs improductifs dans les secteurs productifs, et d'utiliser l'importante masse des chômeurs. Ce processus de généralisation du travail est essentiel au premier stade du communisme : puisque ce dernier est appropriation collective des forces productives et des richesses, il inclut nécessairement la pleine utilisation par l'hu-

24. Naville, De l'aliénation à la jouissance, Anthropos, 1970, chapitre xiii, « Travail et surtravail ». 25. L'émancipation du travail est aussi sa généralisation, et la révotion libère les forces productives freinées par le capital : c f . Guerre civile, p. 216.

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manité de sa capacité de travail, et met un terme au gaspillage et au sous-emploi permanents de forces de travail par le capitalisme". Or, précisément parce qu'elle correspond à un travail vivant, en mouvement, qui implique un effort productif, la force de travail ne peut être mise à l'œuvre comme les moyens de production. Le travail mort accomplit son travail sans problème : mais la force de travail ne peut au départ remplir sa fonction que si elle y est contrainte. L'habitude de l'asservissement séculaire a fait du travail une obligation pénible, qui pèse à l'individu comme un fardeau qu'il essaie toujours d'éviter : seul le temps de non-travail apparaît comme libération et développement des virtualités humaines. On a parfois été conduit à penser que la solution résidait dans la suppression pure et simple du travail, et non dans la transformation des conditions qui donnent au travail ce caractère de contrainte. Dans la société de transition, il sera par conséquent nécessaire d'organiser l'obligation de tous au travail, selon la règle : qui ne travaille pas, ne mange pas. Cette nécessité s'imposera d'elle-même d'autant plus que le nombre (et l'origine sociale) des nouveaux travailleurs poseront de sérieux problèmes. Une telle généralisation du travail, dans la société de transition, ne sera possible que par le maintien, sous une forme modifiée toutefois, de la valeur. Comme on va le voir, le processus par lequel s'établira un tel système ne pourra que conduire à sa destruction, et permettra le passage à la phase supérieure. Au départ le communisme n'est pas pleinement développé : il n'a fait que supprimer les entraves à son développement, c'est-à-dire d'abord au développement des forces productives, pendant toute une période, condition nécessaire pour atteindre le communisme Le prolétariat organise rationnellement la société sous sa direction afin de réaliser la croissance économique permettant de dépasser ce cap Mais il n'a pas encore fait de l'humanité l'agent productif social de la production. Il subsiste même encore des zones 26. Fond., I, pp. 370-371 ; Livre III, Œuvres, II, p. 916. 27. Le programme défini en 1848 dans le Manifeste n'est pas à proprement parler celui du communisme, mais de la création des conditions du communisme, que le capital n'a pas alors encore suffisamment développées : Œuvres, I, pp. 181-183. 28. Guerre civile, pp. 215-216.

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importantes de développement précapitaliste. La générale tion du travail ne vise pas à l'établissement d'une quelconq communauté de travail où l'homme ne serait encore considé que du seul point de vue du travail. Elle a pour but de su primer à terme le caractère capitaliste du travail Le travail ne reçoit plus de salaire. Il est sanctionné par : bon, sorte de carte de ravitaillement, qui correspond bi entendu à une consommation toute différente de celle qu'î cordait le capital, et n'a que peu de rapports avec les cari de rationnement instituées par exemple pendant les guerres Le bon correspond encore à la valeur du travail. Mais il dans le sens de la destruction de la valeur, parce qu'il < bon pour une consommation donnée. Il ne mesure pas qui est nécessaire à la reproduction de la force de travail, mesure ce que le niveau atteint par les forces productif permet d'accorder (ce qui suppose nécessairement un plan contingentement de la consommation, et pas à l'échelle d'i seul pays)S1. La valeur subsiste sous une forme nouvelle. Une quantité i travail s'échange contre une quantité de produits : « A ch cun selon son travail. » Mais l'inverse serait impossible. L bons correspondant à des quantités déterminées de produ ne peuvent être épargnés : ils ne sont pas accumulables. on ne les utilise pas, si on ne les consomme pas, ils sont iri médiablement perdus. Ce seul fait montre toute la différen avec le salaire. Le bon n'a pas un caractère de valeur qui ] permettrait de se procurer des biens autres que des biens consommation : des moyens de production par exemple, des forces de travail. H y a entre le travail et le b (c'est-à-dire les produits), donc entre l'homme et la socié la production, un rapport de valeur, mais différent de ce qu'exprime le salaire. Il y a bien équivalence, puisque c quantités déterminées de travail et de produits s'échangi l'une contre l'autre. Mais il n'y a plus polarité, car l'échai

29. Là encore, on peut comparer avec ce qui a été effectué Russie : cf. les textes de Lénine en annexe au Testament de Vai Grasset, 1970, pp. 91-150. 30. Livre II, Œuvres, II, pp. 862-863. 31. Bordiga, « Dialogue avec Staline », Programme commun n° 8, p. 25.

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eS t à sens unique : la force de travail continue d'être rémunérée, mais elle n'est plus une marchandise. On n'a plus affaire à deux pôles interchangeables, mais à un mouvement unique qui représente en fait le début de la liquidation de l'échange à ce niveau a . Grossièrement, on pourrait dire que la loi de la valeur ne joue plus qu' « à moitié ». C'est en ce sens qu'elle dépérit La mesure de la quantité de produits reçus par le travailleur n'est plus déterminée par la valeur, par le temps de travail moyen nécessaire à la production de sa force de travail (c'est-à-dire des biens de consommation qu'il reçoit), mais décidée par la société : « Ce n'est donc pas un échange, mais une assignation autoritaire de produits M. » La loi de la valeur ne joue donc plus comme dans le capitalisme. Il n'y a plus d'autonomie de la valeur, qui est à la fois partiellement détruite et dominée. Cependant, la force de travail continue d'être rétribuée, par la valeur : non pas au sens où le bon donnerait ce qui est nécessaire à la reproduire (comme le faisait le salaire) ; mais parce que le bon établit une correspondance de mesure, donc d'échange, entre le travail fourni et la consommation (la participation à la consommation). Ainsi le système communiste de la phase inférieure est à la fois différent du communisme achevé et du capitalisme : on continue à mesurer, mais seulement par rapport au fond de consommation. Parallèlement, le mécanisme de création de « temps disponible » joue aussi bien au niveau des travailleurs que de la production elle-même, et permet de réduire considérablement la journée de travail. On aboutit à une transformation quantitative et qualitative complète de la consommation. Pour faire perdre à la consommation son caractère de rétribution, il faut que les forces productives permettent à chacun de recevoir selon ses besoins. Un tel changement ne se décide pas, mais s'effectue progressivement, avec la transformation des

32. Invariance, n" 2, pp. 162 suiv. 33. L'aspect sans doute le plus important de la critique du programme de Gotha par Marx est le lien entre dépérissement de la valeur PP 1430)"' ' 1 4 1 6 " 1 4 2 1 * e t dépérissement de l'Etat (id., pp. 142834. Invariance, n° 2, p. 179.

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besoins De même, le travail ne pourra perdre définitive, ment son caractère contraignant qu'après avoir changé de nature, et modifié son rapport au temps de non-travail : l'activité productive transformée sera alors devenue un besoin. Seule, une évolution dont il est impossible de prévoir les délais peut réaliser ce processus La destruction du salariat coïncide avec la liquidation définitive de l'échange. La transition vers le communisme assure la mise en œuvre d'un double processus, qui concerne d'une part les grandes entreprises, et d'autre part le travail. Toute la difficulté de la période de transition est d'opérer la liaison entre ces deux mouvements. On fait correspondre entre elles les grandes entreprises sans la médiation de la valeur. Les bases de cette transformation sont déjà posées par le capital, le communisme se contente de la mettre en pratique. C'est ce point que la révolution accomplit avant tout, et qui permet la destruction du salariat, qui n'en est que la conséquence. Comme pour la contradiction du capital, le levier essentiel est le travail objectivé qui tend à perdre son caractère de « vampire » assujettissant le travail vivant au travail mort : l'essentiel porte sur ce qui est déterminant en dernière instance, la transformation économique fondamentale. La période de transition est l'organisation de ce double processus, aux niveaux des moyens de production essentiels et du travail généralisé Le dépérissement de la valeur qui se manifeste et s'opère dans ce mouvement en fonde l'unité indissociable. La société de transition ne pourrait pas se contenter d'organiser d'une autre façon 1' « économie », sans s'attaquer aux rapports qu'entretiennent les travailleurs avec les moyens de production. Elle ne pourrait pas non plus entamer la destruction du salariat sans mettre en œuvre la base objective d'un tel dépassement. C'est pour cette raison que 35. Idéol., p. 595 (voir la question des besoins à la fin de ce paragraphe). 36. Cf. la critique du programme de Gotha, dans Œuvres, I, p. 1420. 37. La critique du programme de Gotha prévoit le maintien provisoire, sous une forme modifiée, de l'échange pour les biens de consommation uniquement, avec le système des bons : Marx est tout à fait clair sur ce point (id., p. 1419). Toute société qui maintient, même de façon prétendue provisoire, l'échange entre industries et branches d'industrie, n'opère pas de transition vers le communisme, mais, dans k meilleur des cas, vers le capitalisme développé.

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l'analyse de la transition vers le communisme tient compte des deux éléments qui la constituent. Pour la comprendre, il faut avoir mis en lumière le rôle du mouvement d'autonomisation de la valeur d'usage, qui « fixe » une partie du capital et pose les bases du dépérissement de la valeur (cf. Première partie : « Le double mouvement d'autonomisation »). L'abolition du salariat n'est possible qu'à partir de là. Mais elle se présente différemment à notre époque, car le développement du capital a modifié les données du problème essentiel, c'est-à-dire l'articulation entre le traitement révolutionnaire de la force de travail et celui des moyens de production. Le lien entre la destruction communiste de l'échange au niveau des biens de consommation et au niveau des biens de production ne peut s'établir maintenant comme autrefois. B. Le programme à notre époque Au xix e siècle, le programme communiste inclut le développement des forces productives pour atteindre le stade de richesse sociale où le communisme est possible Il est encore valable en 1917 pour la Russie™, et même un grand nombre de pays européens, la France et l'Italie par exemple. Ce développement sera organisé et contrôlé par le prolétariat, qui exerce sa dictature au moyen de son Etat 40 . H contraint au travail industriel les éléments venus de la bourgeoisie (y compris les rentiers qui se comptent alors par millions et disparaîtront avec la guerre mondiale), et de la petite-bourgeoisie, ainsi que les anciens domestiques. De nos jours, le programme reste fondamentalement le même, mais de telles mesures sont profondément modifiées par le développement économique et social. L'industrialisation généralisée dans tous les pays développés après 1945 rend inutile l'organisation d'une période préalable de croissance des forces productives. Leur développement est maintenant un processus acquis qu'il ne s'agit

38. Manifeste, id., p. 181. 39. Boukharine, Préobrajenski, ABC du communisme, Maspéro, 1967, t. II, pp. 92 suiv. 40. < Une fois le travail émancipé, tout homme devient un travailleur... > (Guerre civile, p. 45 ; la science et la technique devraient jouer un rôle important dans ce processus : id., p. 222).

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plus de mettre en œuvre, mais d'orienter dans une autre direction que celle imposée par la valeur. Il reste seulement les zones sous-développées, mais ils ne connaîtront la révolution communiste que comme appendice et contrecoup de la révolution mondiale. Dans aucun pays où existe un prolétariat important, le développement des forces productives n'est une tâche essentielle, puisque le capital s'en est chargé : il s'agit désormais d'une tâche secondaire, plus qualitative que quantitative, visant d'abord à transformer les forces productives et à détruire 1' « économie » en tant que telle (voir plus loin). De même, le capitalisme a développé les couches salariées improductives (voir Première partie : « Travail productif et improductif »). Le prolétariat tend à n'être plus qu'une minorité de l'ensemble des salariés, puisque le travail vivant ne joue plus qu'un rôle secondaire dans la production (réelle dans tous les pays développés, cette tendance n'est cependant nette que dans le plus puissant : les Etats-Unis). Face au prolétariat (en prenant pour le moment ce mot au sens de salarié productif : une définition plus complète sera donnée dans cette partie au paragraphe « Le prolétariat, rapport social »), les nouvelles couches moyennes ne se trouvent pas du tout dans le même rapport que la petite-bourgeoisie traditionnelle ou la paysannerie. Il ne s'agit plus pour le prolétariat de réaliser une alliance de classe 41 avec ces couches Le lien est tout à fait particulier, non pas parce qu'on a affaire dans les deux cas à des salariés (les < fonctionnaires » du capital le sont aussi : voir « Travail productif et improductif »), mais parce que, au contraire de la petite-bourgeoisie et de la paysannerie, les nouvelles couches moyennes, dans leur grande majorité, n'ont aucune réserve, aucun contrôle — même limité — sur quelque moyen de production que ce soit. Pour l'essentiel, car il existe des tendances contraires, elles n'ont aucune possibilité d'y accéder un jour. Tout comme le prolétariat, elles n'ont à perdre que leurs chaînes.

41. C'est au contraire en terme d'alliance que le problème se posait autrefois : cf. l'analyse de Gorter à ce sujet en 1920 (Réponse à Lénine, diffusion La Vieille Taupe, pp. 15-25). 42. Sur les paysans et la Commune, cf. Guerre civile, pp. 48-49 et 219 ; sur les classes moyennes, id., pp. 220 suiv.

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La tâche principale de la révolution est d'organiser une économie débarrassée de la valeur. Il ne s'agit pas simplement d'arracher la production à la valorisation, comme si la production était en elle-même un élément du communisme, qu'il suffirait d'extraire du cadre capitaliste. Cette illusion serait aussi grave que celle de la « gestion » par les ouvriers. Car la production qui se présente à la révolution communiste est encore une production capitaliste. La révolution ne peut donc utiliser tel quel le capital fixe, car le capital fixe est encore du capital. Ainsi une partie importante se trouve dans l'industrie d'armement, ou dans des branches hyper-développées par le capital pour des raisons de rentabilité (automobile). L'économie est une arme pour le capital 48 comme pour la révolution (cf. « La révolution communiste » sur la question de la violence). Le communisme ne peut l'utiliser qu'en transformant la production elle-même. Par conséquent, il ne peut pas se borner à liquider le secteur improductif et à développer au contraire le secteur productif légués par le capitalisme. Tout mode de production distingue les secteurs productif/improductif selon ses propres critères. Ceux du capitalisme et du communisme sont différents : en fait, le communisme achevé ne connaîtra plus cette distinction (voir plus loin). Mais, au sortir du capitalisme, la révolution communiste doit résoudre le double problème d'installations improductives à liquider, ou à modifier, et d'une grande masse de travailleurs improductifs à reconvertir. Dans de telles conditions, il ne peut être question de développer l'industrie comme l'envisageaient Marx ou les communistes en 1920. Il ne s'agit plus de contraindre des masses d'individus à aller travailler en usine. La question de la généralisation du travail par le travail forcé, avec la pression politique de l'Etat et la pression économique du système des bons, est désormais dépourvue de sens, puisque le niveau de développement qu'il s'agissait ainsi d'atteindre est maintenant acquis44. Le problème qui se pose désormais est celui d'une 43. Cf. les interventions des délégués K.A.P.D. au troisième congrès de l'I.C., sur la situation économique mondiale, dans l'ouvrage à paraître de D. Authier sur le mouvement communiste en Allemagne. 44. Richta, La civilisation au carrefour, Anthropos, 1969, pp. 20 suiv., 77 suiv.

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autre activité où la science et la technique sont le facteur économique essentiel. H n'est pas possible de contraindre à ce nouveau type de travail, car les conditions économiques et techniques ne sont pas prêtes à absorber dans une telle activité les masses de travailleurs improductifs. La tâche de la période de transition, sur le plan économique, consiste justement à opérer cette mutation. L'industrie automatisée que la révolution développera dans toute la mesure de ses forces requiert d'ailleurs souvent un personnel relativement qualifié, et en tout cas peu nombreux : il ne serait donc pas possible de contraindre immédiatement au travail les ex-improductifs, même si on le voulait. La révolution sera donc conduite à la fois à développer l'automatisation, à liquider le secteur économique destructeur, à transformer les conditions de travail des anciens prolétaires, et à former les anciens membres des couches moyennes à l'activité possible dans la nouvelle « économie 45 ». La destruction de la valeur s'inscrit dans ce cadre et lui donne tout son sens : elle seule le rend possible. Quant au bon de travail, il était lié à la généralisation immédiate du travail : il en garantissait même le caractère obligatoire. A partir du moment où il n'y a plus de généralisation immédiate possible, le système des bons est nécessairement modifié dans son contenu et sa forme, peut-être même supprimé : on n'abordera pas ici ce problème4®. La question de savoir quelles activités l'on conservera est sans objet. Plus exactement c'est une question pratique et non théorique 47. Il est inutile de s'interroger sans fin sur les besoins « sociaux » et « antisociaux » : le problème sera résolu par le mouvement réel de la révolution. Les besoins réels immédiats en décideront 48 . Les sans-logis auront besoin de logement, et ceux qui ont atteint un minimum matériel auront besoin d'autres types de biens (« culturels », etc.). Toute tentative de dresser ici des plans par avance témoigne d'une incompréhension radicale de la révolution communiste,

45. Ecrits militaires, 46. En revanche, le à son époque (Livre nouvelle. 47. Idéol., p. 289. 48. Sur la notion de

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p. 57, note 42. problème de l'éducation, déjà étudié par Marx I, Œuvres, I, p. 992), prend une importance besoin, voir id., pp. 57 suiv., 295 suiv., 459 suiv.

avattt tout produite par le mouvement d'intérêts et de besoins réels. Plus profondément, une telle façon de poser les problèmes montre qu'on est extérieur au mouvement social. Au contraire le révolutionnaire est celui qui (sans qu'il le sache et même en croyant le contraire) ressent un besoin pratique y compris un intérêt personnel, car la révolution n'est pas un acte d'altruisme 48 — de changer le monde. Vouloir « la révolution » est d'ailleurs le propre des intellectuels et des groupes dont l'activité consiste surtout à regrouper. On pourrait dire que tout révolutionnaire qui n'a pas de revendications révolutionnaires précises et personnelles est un « bureaucrate » en puissance : n'ayant pas d'intérêt direct à faire la révolution, il cherchera d'abord à rassembler les autres, à organiser, à introduire ou à favoriser l'éclosion de la « conscience » révolutionnaire chez les autres (cf. « Le parti »). La dictature du prolétariat a un double rôle : à la fois politique et militaire, et économique. Elle durera le temps de la constitution de cette économie nouvelle : c'est seulement en ce sens qu'on peut parler de phase de transition. Les pays sousdéveloppés connaîtront sans doute une évolution décalée par rapport au progrès du communisme dans les pays avancés, mais de toute façon le mouvement social devra s'unifier puisque le communisme n'est possible que comme « économie » et société mondiales. Au niveau des pays industrialisés, la double destruction du prolétariat et des nouvelles couches moyennes (qui forment à eux deux l'immense majorité de la population) sera nécessairement en même temps formation d'une classe universelle, qui se niera par là même en tant que classe. Avec l'unification du communisme achevé à l'échelle mondiale, cette classe universelle se détruira totalement et l'humanité sera la seule force sociale existante. Dans cette classe universelle, qui ne fait pas la révolution, mais que la révolution constitue et nie à la fois, le prolétariat, ou plutôt ce qui était le prolétariat (au sens : producteurs de plus-value ; voir « Le prolétariat, rapport social »), conser-

49. Cf. id., pp. 279-280 et 415 sur égoïsme/dévouement.

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vera cependant un rôle central. Il est en effet le seul à pouvoir disposer, de par sa fonction sociale, de l'appareil de production. Il est le mieux placé, par sa concentration et son rapport avec la production, pour organiser la destruction des rapports de valeur entre les entreprises. L'économie est une arme, que le prolétariat est le groupe social le plus capable de manier dans le sens communiste. Il joue donc un rôle social décisif 50. C'est pour cette raison que la dictature du prolétariat, malgré l'importance des nouvelles couches moyennes, et quelle que soit la grandeur numérique du prolétariat (cf. les Etats-Unis), garde toute sa fonction M. Il y a cependant une différence très grande : le prolétariat n'a plus besoin d'exercer sa dictature sur les autres classes et couches afin de les contraindre au travail. Il ne s'agit plus pour lui que de tenir le rôle principal, de diriger la lutte par son poids spécifique dans l'économie. Cela implique nécessairement parfois de faire pression — dans la mesure où il sera souvent le plus dynamique — sur les autres éléments en voie de constituer avec lui la classe universelle, puis l'humanité (voir paragraphe « Le parti » sur la façon différente dont il se présente dans la révolution communiste). Le communisme transforme aussi la distinction entre travail productif et improductif. Au plan théorique, elle avait été faite par les classiques puis précisée par Marx sur la base de la théorie de la valeur. Elle recouvre bien une différence réelle, mais valable seulement pour les modes de production antérieurs au communisme. Elle signifie qu'il y a des activités correspondant à la nature d'un mode de production, et qu'il développe quasi « naturellement », et d'autres qui ne le sont pas mais existent néanmoins pour deux raisons : a. avant le mode de production capitaliste : fournir une consommation improductive à la classe dirigeante pour la stimuler dans son

50. Ce point est également vérifié, négativement, à la fois par l'échec des luttes sociales et par la stratégie anticommuniste du capital, qui toujours essaie d'isoler le prolétariat et de détruire ses capacités d'action : lire par exemple les articles sur la réforme du service militaire dans la Revue de Défense nationale (1970). 51. Dangeville, présentation d'un Chap. inéd., p. 44. 52. Leroy, Histoire des idées sociales en France, Gallimard, t. 2, 1962, pp. 63 suiv. 112

travail d'organisation de la société (c'est-à-dire du travail des autres) ; b. dans le mode de production capitaliste : développer les activités improductives pour retarder le moment où les rapports de production capitalistes seront rejetés par les forces productives. Souvent, la différence pratique productif/ improductif réalise la séparation travail/non-travail, qui très souvent, recoupe aussi la séparation manuel/intellectuel (mais pas toujours). En ce cas, on parle de travail manuel comme d'une activité pénible mais nécessaire, permettant de délivrer des soucis matériels une minorité dès lors capable de pratiquer une activité intellectuelle La différence productif/improductif correspond donc à la nécessité d'organiser un secteur économique rentable — le critère et le mode de rentabilité variant selon le mode de production considéré — afin de soutenir un secteur d'activités qui sont considérées alors comme les seules enrichissantes et intéressantes (qui incluent par exemple la construction de monuments, et d'une manière générale toute la production « artistique »). Le secteur productif fait vivre le secteur improductif, où se concentre toute la richesse du développement culturel, etc. M . L'une des premières grandes modifications sera le fait du capital : jusque-là, la science et la « recherche » étaient effectuées en marge de l'économie, et les inventions et perfectionnements étaient ensuite appliqués à la production. Au contraire, le capital, par le développement du capital fixe (voir Première partie : « Valorisation et dévalorisation »), intègre la science et la technique à la production, et fait du développement social le facteur essentiel de la richesse. A notre époque, le prolétariat doit « travailler » pour avoir ensuite accès au domaine des « loisirs ». C'est la survivance d'une situation ancienne alors déterminée par un développement limité de la richesse sociale, et maintenant imposée non par des raisons économiques, mais par les rapports sociaux du capitalisme. Le communisme supérieur (voir plus haut la question de la transition) ne fera plus de distinction entre

53. Lettre d'Engels à Lavrov, 12-17 novembre 1875, Lettres, pp. 276279 ; Idéol., pp. 76-80 suiv., 245 ; Question du logement, p. 30. 54. Fond., II, pp. 110-111.

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productif et improductif, pas plus qu'entre travail et loisirs *\ La base de toute société humaine est la production ft la reproduction de ses moyens d'existence matériels, intellectuels, etc. Tant que la force de travail était le facteur décisif de ce processus, l'homme était condamné au travail forcé et à la société de classe, seul moyen de perfectionner et d'organiser cette contrainte. A partir du moment où c'est l'ensemble du développement économico-social qui devient le facteur essentiel (ce qui est capital fixe sous le capitalisme), non seulement l'homme n'a plus besoin d'être forcé de travailler, mais encore l'économie proprement dite peut cesser d'être le domaine dont vivent tous les autres en parasites. La notion de « travail » au sens de production et reproduction des moyens d'existence prend tout son sens : les moyens d'existence incluent les biens matériels, mais aussi ce qui était autrefois 1' « art », opposé alors à la production d'objets « utiles ». Dans une telle société, il n'y a plus de « nécessaire » ni de « superflu » 5". Le développement des besoins s'exerce nécessairement dans le sens d'une plus grande disposition des individus pour les activités collectives de création ou de divertissement, sans qu'il y ait généralement coupure entre les deux ". Prôner le « droit à la paresse », ou le jeu au lieu du travail, et comme se substituant à lui, revient à apercevoir le problème tout en restant prisonnier des conditions dans lesquelles il se présente sous le capitalisme. Cependant la naissance de telles théories est un signe de maturation des conditions du communisme. De même imaginer un univers où, l'homme ne travaillant plus, les machines s'occuperaient de tout, aboutit à perpétuer la division travail/loisirs. Le communisme n'est suppression du travail que dans la mesure où il détruit son caractère d'activité séparée de la vie « réelle » C'est dans le capita-

55. Livre I, Œuvres, I, p. 1023 sur travail/loisirs ; aussi Fond., H, pp. 114 suiv., où Marx étudie en particulier les vues de Fourier ; également p. 115, note, sur le rapport surtravail/travail nécessaire. 56. Fond., I, p. 357. 57. Idéol., p. 482 ; sur la communauté et le travail, id., pp. 93-94 ; sur 1' « art », id., pp. 432 suiv. 58. Sur le travail assurant l'équilibre ou le < métabolisme social »,

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lisme que le temps de non-travail apparaît comme liberté et bonheur, selon l'expression reprise par Marx". Le communisme ne privilégie pas ce temps de non-travail, qui est encore u ne caractéristique du capitalisme : il brise au contraire la relation travail/non-travail. Seule subsiste une activité consistant à développer et à utiliser à la fois (l'un n'allant pas sans l'autre) les moyens de la vie sociale. Le communisme ne connaît plus d' « économie » au sens où celle-ci est le domaine de la production des biens matériels, celui dont dépend donc tout le reste, mais que le capital érige en maître, faisant de la production pour la production ( = pour la valorisation) le but de toute l'activité sociale. Dans le capitalisme, les rapports de production viennent tout dominer, tendent à tout annexer, à fonder toute l'organisation sociale sur la communauté de travail salarié instaurée par le capital. Dans le communisme, les rapports sociaux cessent d'être soumis au totalitarisme de la production qui n'est plus qu'une partie indissociable du reste : en ce sens, le communisme est fin de toute économie. Les rapports de production y sont fondus dans rapports sociaux*0. Si la révolution bourgeoise est développement de l'économie, la révolution communiste est dépassement de l'économie. La révolution bourgeoise est généralisation de rapports de production, la révolution communiste destruction de la sphère de la production comme domaine séparé (la distinction même entre biens de consommation et de production est par conséquent remise en cause). Enfin le communisme ne connaît aucune forme politique. La démocratie « bourgeoise », quand elle jouait encore un rôle en elle-même (voir Troisième partie : les deux premiers

cf. Livre I, Œuvres, I, p. 570, et Contribution à la critique de l'économie politique, id., pp. 287-288. Voir la critique du programme de Gotha, id., p. 1420, sur le travail devenu « le premier besoin de la vie ». Aussi Engels, Projet d'une profession de foi communiste, dans Le manifeste communiste, Costes, 1934, pp. 133-134, et Fond., I, pp. 450-451. 59. Fond., II, p. 114. Sur la suppression du travail, cf. IdéoL, pp. 68, 81, 95-96, 104. 60. Fond., II, pp. 229-230. Sur l'économie comme domaine (et science) de la production matérielle, cf. H. Denis, op. cit., p. 43. Cette question est liée entre autres à l'automation et sera traitée sous cet angle dans une étude à paraître.

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paragraphes) ne décidait rien ; elle prenait acte du rapport de force réel entre les classes possédantes, et le compromis quelle définissait était acquis d'avance. Lorsque ensuite le capital s'unifie et en même temps liquide les entraves extérieures à son développement, il la dépouille de sa fonction originelle, et ne la conserve que comme moyen de mystification. Le communisme n'a nul besoin de lui redonner un contenu nouveau : car justement, lorsqu'elle avait un sens, la démocratie servait à harmoniser des intérêts divergents dans le cadre de l'Etat. Or le communisme ne connaît pas d'Etat, il le détruit ; et il ne connaît pas non plus de groupes sociaux opposés 61. Il se passe donc automatiquement de tout mécanisme de médiation, qui déciderait de ce qu'il convient de faire. Vouloir le communisme et la démocratie est une contradiction. Puisqu'il est fin de la politique, et unification de l'humanité, il n'instaure aucun pouvoir au-dessus de la société afin de la maintenir stable et harmonieuse. Les hommes maîtriseront leur vie sociale et se concerteront, certes, mais sans organiser une structure permanente de conciliation et d'arbitrage. S'il s'agit de dire que dans le communisme la vie sociale sera l'affaire de tous, c'est exact "2. Mais : 1. cela sera possible parce que les rapports de production le permettront, ou plutôt l'exigeront (le développement n'est possible qu'à l'échelle humaine, et par le développement propre de chacun), et non parce qu'une forme d'organisation de la société l'autoriserait ; 2. l'existence même d'un mécanisme politique (Etat de Staline ou « démocratie ») serait le signe qu'il ne s'agit ni de communisme, ni de transition vers le communisme, mais d'une société de classe ayant des intérêts divergents à concilierM. Il est vrai que la révolution communiste est prise en charge par l'humanité de son destin, et formation d'une classe universelle, mais ce processus exclut justement toute forme de médiation, toute forme politique, entre les hommes et l'organisation de la société, entre l'individu et la société.

61. Voir la critique du programme de Gotha, Œuvres, I, pp. 14281430.

62. Guerre civile, pp. 212-214 et 223-224. 63. Idéol., pp. 61-62.

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LA

RÉVOLUTION

COMMUNISTE

Une révolution sociale ne se résume jamais au passage de la domination d'une classe à une autre : car ce fait lui-même important n'est que l'expression, sur le plan politique, d'une transformation des rapports sociaux M. Cela est vrai aussi de la révolution communiste. Toute révolution sociale est le produit de l'inadéquation des rapports sociaux dans lesquels s'effectue la production et la reproduction de la vie matérielle, à cette production. Elle n'intervient que pour libérer les forces de production des rapports périmés qui les emprisonnent Son but est la destruction des rapports de production antérieurs et l'instauration de nouveaux rapports ; son moyen essentiel pour ce faire consiste à s'appuyer sur l'appareil de production existant. La révolution communiste consiste fondamentalement à détruire la valeur et le capital à l'aide de l'ensemble du mécanisme productif, et d'abord de ses secteurs les plus développés La révolution communiste sera le moment où le règne de la valeur, devenu déjà inutile au niveau proprement économique, apparaîtra insupportable. On en aura assez des secousses monétaires, des récessions et plans de stabilisation. On s'attaquera au mode de consommation, à partir de cette constatation qu'un certain nombre de biens existent déjà « en abondance », au sens défini au paragraphe précédent, et peuvent se passer de toute opération de vente ou d'achat. On dénoncera le gaspillage gigantesque de ressources que représentent les secteurs vivants de l'organisation du commerce, de l'argent, etc. A toutes sortes de niveaux et selon des rythmes différents, la société fera la critique du système marchand capita-

64. Id., p. 68. 65. « La révolution... est la force motrice de l'histoire... » (id., p. 70). 66. La pensée € marxiste >, qui pour 99,9 % ignore totalement ce point essentiel, n'est qu'une reprise, plus ou moins raffinée selon les cas, de la pensée réformiste la plus classique : cf. par exemple Kautsky, La révolution sociale, Rivière, 1912, ou Le chemin du pouvoir, Anthropos, 1969.

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liste. La crise révolutionnaire sera une crise avant tout sociale, et il est bien possible qu'elle se produise en l'absence d'une paralysie complète ou partielle du système de production. Une grande crise (cf. 1929) est tout à fait possible, mais il est faux de la lier nécessairement à la révolution. Cela ne signifie pas bien entendu que la révolution se produira en l'absence de toute difficulté économique. Il est bien plus probable au contraire qu'elle soit le produit d'une grande crise : mais elle peut éclater avant la crise proprement dite, sous l'effet des premières manifestations du déséquilibre économique (ou social). Au fond, toute prévision unique est impossible (cf. la présentation de la Troisième partie). Ce que l'on a décrit plus haut n'est que le phénomène apparent de la révolution : il indique seulement comment elle est vécue dans les faits et pensée dans les « consciences », et n'est que le produit, la manifestation du mouvement profond. Cependant il serait faux de croire que le mouvement profond de la révolution se manifeste inévitablement sous la forme d'une grande crise économique, au sens classique du terme La révolution communiste sera l'apparition au grand jour du mouvement communiste. La subversion aura été avant tout préparée par la croissance de la société capitaliste. Sans doute bien peu se diront alors « communistes », et cela n'aura aucune importance. Car le programme communiste sera en somme imposé par la société, qui ne pourra plus supporter la contradiction entre production et valeur, productivité et rentabilité 68. Le moteur de la révolution sera précisément cette contradiction, ou plus exactement la nécessité de la supprimer. Le rôle des « communistes » y sera bien sûr important, car ils auront des choses une idée plus claire et surtout plus globale que les autres. Mais, sans se dire communiste, le pro-

67. L'immense majorité des discussions sur la « crise » passent à côté du fond du problème, parce qu'elles ignorent le capital comme cycle clos par le communisme : ainsi par exemple Luxembourg, Réforme ou révolution, Spartacus, série A, n° 19. 68. Tous les individus, toutes les organisations « révolutionnaires > qui envisagent la persistance de l'échange et du salariat dans la révolution communiste et la transition vers le communisme achevé, montrent par là que leur besoin pratique n'est pas de détruire le capital, mais de l'organiser pour le supporter autrement : ainsi Mandel, Traité d'économie marxiste, U.G.E., t. IV, 1969, p. 150.

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létariat aura une pratique sociale communiste. Il prendra les usines et transformera, non seulement le mode de gestion, mais surtout l'organisation et la finalité de la production. Cela ne se fera pas par un mouvement linéaire de progrès et de victoire graduels et continus. Par exemple, une fraction des nouvelles couches moyennes s'opposera peut-être farouchement à la destruction de la valeur, bien que le communisme puisse lui promettre plus que ce que lui accorde le capital. La difficulté consistera alors à ne pas promettre, mais à accorder certaines concessions pour la rallier ou au moins gagner sa neutralité. Naturellement, la révolution communiste n'arrivera pas un beau jour, ni lorsque le capital fixe aura atteint le niveau requis. On distinguera, ici, le plan spécifique de l'économie, et la vie sociale en général. La contradiction fondamentale du capitalisme peut avoir dépassé le seuil qui rend possible sa destruction, sans que la révolution survienne pour autant. En effet, le fonctionnement d'une société est animé d'une dynamique propre, d'une certaine autonomie qui lui permet de ne pas répondre comme un automate aux transformations économiques. La société capitaliste peut ainsi vivre un certain temps sur sa lancée, alors que le communisme est déjà objectivement possible. Les institutions et les formes de vie politique, idéologique, sociale en général, sont douées d'une autonomie relative. Au niveau des « consciences », le communisme n'est pas encore une nécessité. Pourquoi le serait-il, si tout continue à ne pas trop mal marcher ? On continue donc comme par le passé es . Ce phénomène ne s'explique pas par le simple « retard » de la conscience sur l'évolution économique : la société capitaliste dans son ensemble dispose d'une sorte de force d'inertie qui lui permet de se survivre à ellemême (sans être pour autant moribonde) jusqu'à ce qu'un « événement » vienne tout remettre en cause (sur le rôle de cette force d'inertie en France en 1968, voir Troisième partie « La reprise révolutionnaire »). Là encore, il n'est pas question de « conscience » : la rupture n'est pas le résultat d'une quelconque prise de conscience70. Il s'agit probablement d'une contradiction mineure, qui en elle-même ne

69. Idéol., p. 98. 70. Comparer avec Pannekoek, Cahiers du communisme de conseils, n° 8.

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menace rien d'essentiel. Marx explique que les révolutions victorieuses reçoivent toujours leur « billet d'entrée " > de mouvements secondaires nés en dehors d'elles, et qui ne seraient pas dangereux par eux-mêmes. Il arrive souvent, et même très souvent dans le monde capitaliste, qu'un craquement grave se produise dans un secteur secondaire. Il est normal que les maillons les plus faibles cèdent avant les autres, et que par exemple la France connaisse plus de crises sociales que les Etats-Unis. Mais la révolution communiste, au contraire de ce qui s'est produit dans le passé, entraînera aussi les maillons les plus forts. En d'autres termes, et pour relier ce qui précède à l'analyse du « levier > essentiel de la révolution communiste (cf. le paragraphe sur « Le communisme >), la révolution n'éclate pas nécessairement au point le plus solide du monde capitaliste 72 : car le lieu où la valeur voit sa base objective le plus radicalement sapée est nécessairement celui où le capital est le plus moderne, à tous points de vue. Il y dispose donc de toutes sortes de moyens pour désamorcer, dévier ou même combattre efficacement une attaque prolétarienne. Il est par conséquent plus vraisemblable que la révolution éclate d'abord dans une région, un pays ou un groupe de pays relativement peu développé (par comparaison avec d'autres pays : pour ne citer qu'un exemple, les pays de l'Est sont moins développés que les Etats-Unis). Mais, de toute façon, elle ne pourra triompher qu'en s'étendant aux zones capitalistes les plus avancées. C'est même la condition indispensable à la mise en œuvre de la transition vers le communisme, qui nécessite l'entrée en jeu des forces de production les plus modernes Sans développer la question du rôle de la violence dans la révolution communiste, on peut dire que la lutte armée n'y est concevable et possible que par rapport à son programme social. Ce qui est fondamentalement en cause, c'est la domination de l'économie et de la vie sociale dans son ensemble, soit par la valeur et le capital, soit par la satisfaction optimum des besoins. L'affrontement n'oppose pas deux méthodes de gestion, mais deux processus sociaux, mettant en jeu des intérêts 71. Ecrits militaires, p. 437. 72. Idéol., p. 91 sur le cas de l'Allemagne. 73. Luttes de classes, p. 123.

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et des stratégies de classe, et par conséquent des méthodes de lutte politique et militaire, bien déterminées (sur l'organisation de la lutte armée, voir «Le parti »). La prise du pouvoir politique n'est que le moyen de la lutte, bien qu'elle puisse par moments jouer le rôle principal dans la stratégie révolutionnaire et occuper alors le gros des forces L'objectif primordial reste toujours la maîtrise de la production, sur une échelle aussi large que possible : non pas pour rester enfermés dans les usines, mais pour en sortir afin d'organiser l'appareil productif sur des bases non mercantiles et non capitalistes n . Un tel mouvement implique des initiatives à tous les niveaux (ce qui n'exclut pas la nécessité d'une centralisation : cf. le paragraphe suivant sur « Le parti »), qui ne manqueront d'ailleurs pas de surgir, puisque le communisme, en tant que réalité pratique, sera ressenti comme besoin. S'il y a quelque part un parc privé, la révolution communiste consistera aussi à ën abattre le mur pour que les enfants du voisinage puissent venir y jouer. La tâche fondamentale de la révolution est d'organiser la production sans la valeur. Ce mouvement déterminera tous les autres aspects de la révolution. Il permettra de transformer les activités économiques, ce qui n'est possible que si les moyens matériels en existent. Il conditionne aussi en majeure partie le rythme de la transformation du rapport des travailleurs à la production : la diminution de la journée de travail, la masse des biens de consommation disponible dépendront du succès des efforts révolutionnaires tendant à organiser la production sans échange. Au début, il est possible que la lutte reste localisée à certains pays ou régions pendant un laps de temps 74. < L'émancipation du prolétariat aura, elle aussi, une expression particulière et une nouvelle méthode de guerre spécifique. Cela est clair. On peut même déterminer cette stratégie à partir des conditions matérielles du prolétariat. » (Engels, cité dans Ecrits militaires, Introduction de R. Dangeville, p. 51). Voir aussi Idéol., p. 250 ; sur la force comme « agent économique », cf. Livre I, Œuvres, I, p. 1213, et la lettre d'Engels à Schmidt, 27 octobre 1890, Lettres, p. 372. 75. Fond., I, p. 410 : « La production du capital en tant que tel cesserait d'exister s'il n'y avait pas d'échange, car il n'y a pas de valorisation sans échange. Si l'échange était supprimé, il suffirait de mesurer les valeurs d'usage, et c'est tout ce qui compterait » (sur cette mesure, cf. « Le communisme »). Marx décrit ici ni plus ni moins le programme communiste. 121

indéterminé, ce qui rendrait la tâche d'autant plus difficile. En effet, le capital a créé un immense appareil de production socialisé à l'échelle internationale : pour s'en emparer et mettre en pratique le communisme, il sera donc nécessaire de le contrôler sur une étendue géographique aussi vaste que possible, et, à terme, sur le monde entier. Dans la mesure où la production est socialisée à l'échelle mondiale, elle ne peut être « communisée » qu'à l'échelle mondiale 76. La lutte militaire a donc pour but essentiel de « libérer » des espaces importants Par ailleurs, la réalisation du communisme inférieur dans une zone donnée offre un moyen indirect de liquider le vieux monde qui résiste encore dans les zones voisines. Car la dimension internationale de l'économie moderne s'impose aussi au capital ; s'il est coupé d'une région économique vitale, il est menacé. Et si cette région prend l'initiative de renouer les rapports économiques, mais cette fois sans la base de la valeur, le capital, qui n'est qu'un rapport de production déterminé, et non un moyen de production, peut se trouver privé de tout fondement. Ses représentants, ses « fonctionnaires », comme dit Marx, sont rendus inutiles par la disparition de leur fonction. Si le communisme n'est possible qu'à l'échelle mondiale, il en va de même pour le capitalisme. La révolution n'attendra pas d'avoir conquis toute la planète pour commencer à prendre des mesures communistes. Mouvement issu d'intérêts réels, le communisme sera mis en pratique spontanément par tous ceux pour lesquels il est un besoin vital. Luttes militaire et économique sont liées. Cependant, il n'a d'action « économique » que contre le capital : lorsque celui-ci est supprimé, le communisme apparaît comme négation de l'économie (cf. « Le communisme »). Ce processus conditionne aussi l'organisation du pouvoir politique et sa nature. D'emblée, la tâche de l'Etat consiste à lutter politiquement, par tous les moyens, y compris militaires, afin d'assurer le triomphe de l'appareil productif. Avec la réalisation d'une économie mondiale organisée sans l'intermédiaire de la valeur, et la transformation ultime du 76. Idéol., pp. 63-64. 77. Dès 1848, le mouvement communiste accorde une grande importance aux rapports centre/périphérie : N.G.R., II, pp. 119 et 193 suiv.

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travail en besoin et en activité essentielle, le rôle de l'Etat (lutte et contrainte politiques), ainsi que sa nature (corps séparé de la société affirmant des intérêts de classe) disparaissent tous deux. En effet : 1. l'économie mondiale fonctionne dans le but de satisfaire au mieux les besoins ; 2. l'humanité n'est plus divisée en classes, la généralisation d'un nouveau type de « travail » ayant formé peu à peu une communauté de producteurs et d'hommes librement associés78. Ainsi, dès le début de la période de transition, les tâches de l'Etat préparent son dépérissement, au terme duquel il n'y a plus qu'une organisation de la vie sociale. Par exemple, la lutte militaire ne vise pas seulement à détruire les forces de répression adverses, mais à permettre l'instauration de nouveaux rapports sociaux (voir paragraphe précédent). La lutte politique et la violence sont toujours déterminées, dans leurs objectifs et leurs modalités, par leur contenu social, et disparaissent avec l'accomplissement définitif de leur tâche La révolution communiste est un processus social que le prolétariat sera contraint de mettre en œuvre. Il n'en possède préalablement ni le plan général ni les détails d'application. Dans une situation de crise sociale grave, si les ouvriers veulent l'emporter, ils sont conduits à utiliser l'arme que leur donne leur fonction sociale, celle de faire fonctionner les moyens de production. Us commencent par occuper les usines. Pour triompher définitivement, et ne pas retomber une nouvelle fois dans les pièges du passé, il leur faut remettre euxmêmes en marche la production. Chaque classe sociale utilise les moyens de lutte que sa fonction sociale met pour ainsi dire « naturellement > à sa disposition, et qu'elle se trouve contrainte d'employer sous peine d'être vaincue. En agissant de la sorte le prolétariat s'engage sans le « savoir » dans une dynamique de destruction sociale, et par là même de création sociale. Il ne fait ainsi que manifester son être profond, c'est-à-dire finalement la transformation qu'exigent les forces productives. En faisant fonctionner eux-mêmes les usines les

78. Dans un texte très important, Marx et Engels montrent que la nature de la révolution communiste entraîne des rapports déterminés « dans la communauté des prolétaires révolutionnaires » (Idéol., p. 96). 79. Gloses marginales critiques à l'article : Le roi de Prusse et la réforme sociale, dans Textes, I, pp. 89-90.

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prolétaires se débarrassent des capitalistes. Devant la réaction générale de tout ce que la société compte de dirigeants politiques (Etat), économiques (patrons), et « sociaux » (syndicats), sans oublier les partis dits ouvriers, ils sont contraints pour survivre de communiquer directement les produits entre les usines. Ils entament ainsi la destruction du capital. Il est d'ailleurs très difficile de saisir la révolution communiste dans toute sa dimension et de distinguer ce qui la différencie des mouvements précédents (1871, 1917). L'une de ses caractéristiques essentielles est au fond de créer un système social. Là encore on retrouve une différence profonde avec la révolution bourgeoise : celle-ci ne crée pas à proprement parler les rapports de production capitalistes, déjà existants et souvent dominants (en 1789, en 1917), mais un Etat adapté à leurs besoins et seul capable de permettre leur généralisation 80. Au contraire, la révolution communiste fait apparaître des rapports sociaux nouveaux et l'Etat qu'elle met en place n'en est déjà plus un. Ce caractère est encore accentué par la façon dont elle se présente maintenant (cf. la contrainte au travail). En ce sens, la révolution bourgeoise était répressive par définition, et la révolution communiste libération Ceux qui théorisent la révolution comme « fête » font, de ce qui n'est qu'une conséquence du mouvement social, son aspect principal. En tout cas, les idéologues de la fête ont au moins l'avantage de mettre le doigt sur l'originalité de la révolution communiste par rapport à son homologue bourgeoise. L'inconvénient est qu'ils se fixent sur un phénomène réel, mais qui n'explique rien : c'est lui au contraire qui s'explique par le mécanisme général de la révolution. Mais ils ont mieux entrevu la question que les « marxistes » qui ne voient dans la révolution qu'un problème de pouvoir (« Etat ouvrier », pouvoir « du parti », « pouvoir ouvrier », etc.).

80. N.G.R., II, p. 332. 81. Idéol., p. 97. 82. Guerre civile, p. 192 : en ce sens l'article d'Engels De l'autorité (1872), reproduit dans Textes, II, pp. 115-119, ne présente qu'un aspect de la question, et ne dépasse pas vraiment l'anarchisme et l'idéologie libertaire qu'il critique, à juste titre d'ailleurs. Car la seule critique profonde se base sur les rapports sociaux rendus possibles et nécessaires par l'organisation communiste de la société, c'est-à-dire que les hommes produisent.

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LE

PROLÉTARIAT,

RAPPORT

SOCIAL

Le prolétariat est l'ensemble des hommes contraints de fournir le travail vivant dont la domination par le travail mort constitue le rapport de production appelé capital. Avec la transformation de ce rapport par le capitalisme lui-même, la base objective du prolétariat tend à être liquidée. Le prolétariat n'en continue pas moins d'être prolétariat, tandis qu'en fait la nécessité objective de cette condition disparaît peu à peu. Sans qu'il le sache ou en ait conscience, le prolétariat est donc foncièrement contradictoire. Dans tous les mouvements importants qu'il déclenche, alors même qu'il s'affirme comme vendeur de force de travail (en demandant par exemple des hausses de salaire), il essaie cependant de se détruire en tant que tel. Le prolétariat semble n'être simplement que la totalité des hommes vendant leur force de travail. En réalité, ce groupe, cette classe d'hommes, est inclus dans un mouvement qui le dépasse et a sa racine dans une transformation des conditions matérielles de la production. Le prolétariat est un rapport social en mouvement 9a . Le capital tente à la fois de le dissimuler et d'empêcher qu'il se manifeste au grand jour. Dans tous les moments de crise sociale, le prolétariat cesse de n'être que l'ensemble des vendeurs de forces de travail, et devient sa propre destruction potentielle M. Ce mouvement contradictoire trouve sa solution dans la dictature du prolétariat, qui ne fait que réaliser la dissolution du prolétariat Le prolétariat, ce ne sont pas les ouvriers, car il faudra tou-

83. Idéol., pp. 319-320. 84. Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel. Introduction, dans Textes, I, pp. 62-63. 85. La dictature du prolétariat n'a ni pour but ni pour moyen d'en faire le maître de la société : c'est au contraire la contre-révolution, le capital, qui développe le prolétariat (cf. Troisième partie). « Si le prolétariat remporte la victoire, cela ne signifie pas du tout qu'il soit devenu le côté absolu de la société, car il ne l'emporte qu'en s'abolissant lui-même et en abolissant son contraire. » (S.F., p. 47.)

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jours effectuer un certain travail manuel pour assurer la vie de l'humanité (mais dans le communisme personne ne sera plus condamné pour toute sa vie à n'être que cela). Le proietariat est un rapport historique bien précis "6. Le prolétaire est celui dont le surtravail, toujours plus exploité par le capital, sert à amasser tout le capital fixe qui permettra de faire sauter le palais de la valeur. En attendant, la valeur l'écrase. Mais ce rapport n'est pas statique. Le prolétaire n'est pas seulement celui qui produit la richesse pour le capital, et la misère pour lui-même (relative bien entendu). Il peut et sera contraint de sortir de cette situation en se faisant l'instrument et l'agent du mouvement communiste lorsque celui-ci atteint sa maturité. La révolution communiste est l'achèvement par le prolétariat du cycle du capital : par là, il perd sa qualité de prolétariat. La vente de la force de travail au capital fait du prolétariat un rapport social, rapport entre le surtravail et la valeur". Le surtravail valorise le capital, dont la croissance finit par le rendre inutile. Le mouvement communiste exprime la transformation progressive de ce rapport, qui devient de plus en plus instable jusqu'à sa destruction par la révolution communiste. Jusque-là, dans des assauts toujours vaincus, le prolétariat aura tenté, de manière limitée, de renverser la valeur. Il aura ainsi fait preuve de sa tendance communiste, de la contradiction qu'il porte en lui et essaie de faire éclater. Il n'a pas adopté cette contradiction, il n'a pas choisi de l'assumer. Personne n'est venu lui en dicter les termes. Et pourtant il est en permanence cette subversion potentielle, destruction du capital par l'intérieur, que lui seul peut accomplir parce qu'il représente précisément la force vive (travail vivant) du capital es . Le prolétariat est porteur du projet communiste. Et lorsque ce projet, dont il n'est que l'agent d'exécution, aura suffisamment mûri et que le déséquilibre social le permettra, le prolétariat fera la révolution communiste™. Il ne la « décidera » pas de lui-même, et n'aura pas non plus besoin qu'on la lui explique.

86. 87. partie 88. 89.

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Livre III, Œuvres, II, p. 1474. Fond., I, pp. 434-435 ; voir aussi le fétichisme dans la Troisième : « La domination réelle du capital. » Id., p. 220. Id., pp. 426-427.

pans la phase inférieure du communisme, le prolétariat dissout en même temps qu'il dissout la société fondée sur le c a p i t a l . Le communisme achevé ne rémunère plus le travail. (Peut-être même le communisme inférieur conserve-t-il une f o r m e de rémunération, avec les bons. Comme on l'a vu (dans le paragraphe « Le communisme »), la manière dont la révolution communiste se présente de nos jours transforme et peutêtre supprime le système des bons. En ce dernier cas, il n'y a u r a i t pas plus de rémunération dans le stade inférieur que dans le stade supérieur. Mais on n'examinera pas ici ce problème.) Toutes les sociétés depuis la dissolution de la communauté primitive ont forcé l'homme à travailler, et pour ce faire elles ne lui ont donné que le minimum (historique). Le capitalisme, à sa façon, a prolongé et développé cet état de fait. Quel que soit le niveau du minimum accordé, il n'est jamais qu'une consommation, jamais une participation à la richesse créée. Il fait dépendre la jouissance matérielle et spirituelle de l'homme de son effort productif M . En même temps, le capitalisme crée les conditions d'un autre système. Dans le communisme achevé, le membre de la communauté ne touche pas une rémunération correspondant au travail fourni. Il se sert des richesses créées, dans la mesure où la production massive des biens de consommation autorise à ne plus établir de lien de dépendance entre la fourniture de travail et les richesses consommées. Le communisme est la fin de toute rémunération La question posée au prolétariat, imposée à lui par le capital, et qu'il résout en faisant la révolution communiste, n'est donc pas un problème d'individu, ni même simplement de groupes. Il ne s'agit pas des ouvriers contre les patrons "2. Prolétaires et capitalistes n'importent qu'en tant qu'ils sont les agents de rapports de production déterminés. Ces rapports reposent sur un certain état des conditions matérielles de la production, et subsistent après que cet état ait été transformé. Il n'y a pas opposition de deux classes en lutte pour le pouse

90. Chap. inéd., p. 277. 91. Cf. la critique du programme de Gotha, Œuvres, I, p. 1420. 92. « Il est faux de prétendre, comme le font certains socialistes, que nous pourrions avoir besoin du capital, et non des capitalistes. » (Fond., I, p. 478.)

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voir, pour la redistribution des richesses, ni même pour une autre organisation de leur production. Il y a opposition de deux classes devenues l'une et l'autre objectivement inutiles, dont l'une tente de supprimer son inutilité, l'autre de la perpétuer. La révolution communiste ne fait que présenter au grand jour, et de façon enfin nette, bien que non nécessairement consciente pour le plus grand nombre, la lutte entre l'appareil productif et la valeur, animée depuis longtemps par les prolétaires et les capitalistes. Par sa nature même, le capital est oscillation, contraction permanente et périodique de la production. H tend toujours à inclure et à exclure, à se concilier une partie de la société, y compris une partie des salariés, productifs et improductifs, tout en rejetant de la production une autre partie de la société, à laquelle il refuse même parfois tout moyen d'existence. Le capital cherche d'ailleurs à utiliser de différentes façons les exclus de la production et/ou de la vie sociale « normale » dans une époque et un pays donnés (actuellement les travailleurs immigrés ne sont pas exclus de la production, mais vivent en marge de la vie sociale « normale »). Ce double mouvement d'inclusion et d'exclusion était déjà analysé au siècle dernier. L'erreur serait de voir deux définitions opposées du prolétariat. La première, « économique », le caractériserait comme l'ensemble des salariés productifs. La seconde, « politique », comme l'ensemble de ceux qui n'ont pas de réserves. En réalité, peu importe le vocabulaire choisi. Dans ce texte, on a réservé pour plus de précision le terme prolétariat, ou prolétariat au sens strict, pour désigner les salariés productifs : il est indispensable de faire cette différence, car autrement l'analyse du capital comme valeur se valorisant est impossible (puisqu'on ne distingue plus où se trouve la source de plus-value). Toute la dynamique du capitalisme perdrait son sens. D'autre part, on a préféré parler de nouvelles couches moyennes, et non de nouvelles classes moyennes. En effet, elles sont salariées et appartiennent donc à la même classe que les salariés productifs (les capitalistes salariés sont évidemment à part). Parler de couches (au pluriel) se justifie par l'hétérogénéité de cet ensemble, qui regroupe tous les employés de la circulation du capital, donc un ensemble de professions et de conditions très diverses. Une partie d'entre 128

a bien entendu autre chose que ses chaînes à perdre. la majorité fait partie des sans-réserves M. A l'intérieur des nouvelles couches moyennes, une partie s'intègre aU prolétariat et fera la révolution comme lui. C'est par rapp o r t à l'autre fraction des nouvelles couches moyennes que se pose la nécessité de la neutraliser (cf. * La révolution communiste »). Les classes ne se définissent jamais seulement par leur situation économique, mais surtout par le rôle qu'elles jouent dans la dynamique sociale*4. Les classes ne se définissent que dans la lutte de classes *®. Le mouvement de la société contemporaine, c'est-à-dire du capital et de sa contre-révolution, a justement ceci d'important qu'il a développé l'ensemble des sans-réserves contraints à terme d'abattre les rapports sociaux existants M. En dehors de toute discussion « sociologique » ou < philosophique », le communisme théorique s'intéresse aux deux points qui sont les seuls décisifs en pratique dans cette question du prolétariat. Le problème ne peut être compris qu'à partir : 1. du mécanisme du fonctionnement du capitalisme, et 2. du mécanisme de son renversement. Le premier point définit la plus-value, et le travail productif. Le second définit le mouvement de subversion auxquels sont contraints tous ceux qui n'ont que leurs chaînes à perdre, et qui — malgré eux — entament la révolution communiste. Toute tentative de définir le prolétariat en négligeant l'un ou l'autre de ces deux points aboutit, pour le communisme théorique, à une impasse. Ne voir que le mécanisme du capital, c'est l'éterniser, en proposant généralement un substitut au niveau des formes politiques (Etat ouvrier, autogestion généralisée, etc.). Ne voir que les sans-réserves, sans comprendre ce qu'est au fond le capital, elles

Toutefois

93. Sur cette notion voir les articles de Bordiga (1949) réunis dans Invariance, n° 7, pp. 141-152. Marx analysait déjà les exclus de la production et de la société : Idéol., pp. 90 et 202 ; sur les assistés et le prolétariat mis < hors la loi », cf. Luttes de classes, p. 70 ; sur les gardes mobiles, id., p. 146 ; aussi N.GJt., I, p. 39, et, n , pp. 96 et 284-285. 94. Invariance, n° 3, pp. 10-13. 95. Idéol., p. 93. 96. « Aucune organisation sociale » ne peut leur donner un moyen de contrôle sur les « conditions d'existence de la société » (Idéol., P- 95).

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c'est se condamner en revanche à ignorer la tâche que rempli, ront précisément les sans-réserves (c'est-à-dire le mécanisme de la révolution communiste), et le rôle qu'y jouera le prolétariat au sens étroit (les productifs) par sa place dans la production (cette démarche ne peut donc aboutir qu'à proposer elle aussi des substituts aux tâches réelles de la révolution communiste). En ce sens, le prolétariat n'a pas diminué, mais a été au contraire développé : il intègre à des degrés divers le prolétariat au sens strict ( = productif), les nouvelles couches moyennes et les non-salariables des pays sous-développés (voir l'exemple palestinien dans la Troisième partie, à la fin de « La régénération du capital »).

LE

PARTI

Le mouvement communiste est le processus par lequel les forces productives dominées par les rapports de production capitalistes luttent contre ces rapports et finalement les remplacent par d'autres. Ce mouvement met en action aussi bien les moyens de production que le travail productif. On pourrait dire que les premiers déterminent les crises économiques, et le second les crises sociales. Naturellement, ce schéma fausse la réalité car toute crise économique est sociale, et toute lutte sociale a une base économique. En tout cas, le mouvement communiste détermine la nature de la révolution communiste : mais il est aussi la lutte, l'organisation de ceux qui luttent sous le capitalisme pour atteindre un tel but. Comme tout mouvement social, le communisme gagne à lui un certain nombre de personnes qui œuvrent à son instauration". Certaines différences le distinguent du mouvement qui

97. En tout état de cause, le parti ne peut qu'accélérer le mouvement social, « abréger la période de gestation » (préface au Livre I, Œuvres, I, p. 550). Cf. N.GJt., II, p. 97, et Révélations sur le procès des communistes de Cologne, dans Textes, II, pp. 6-7. L'un des meilleur» moyens de comprendre la nature et la fonction du parti communiste consiste à lire la correspondance de Marx et Engels.

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conduisit au succès des révolutions bourgeoises. D'abord, le communisme ne peut se développer en tant que tel au sein du monde capitaliste, tandis que le capital prospérait déjà sous l'Ancien Régime. Il est par contre beaucoup plus développé dans son cadre capitaliste que le mode de production capitaliste ne l'était lui-même à l'intérieur des structures féodales. La contradiction est beaucoup plus importante, plus comprimée (certains secteurs de l'économie pourraient dès maintenant être « communisés »). C'est pour cette raison que les bouleversements provoqués au sein de la société capitaliste par ses contradictions — jusques et y compris la révolution communiste — sont beaucoup plus amples et dévastateurs que les secousses qui agitaient le monde féodal travaillé par le capital. Le mouvement communiste est le mouvement qui tend, à partir du système de production créé par le capitalisme, à détruire l'emprise de la valeur. Il se définit avant tout par les tâches qu'il se propose de remplir. Or on ne peut commencer à pratiquer le communisme sous le mode de production capitaliste. Les malheureux qui essaient encore d'organiser des « groupes-pilotes » ou des « contresociétés » ne semblent pas avoir plus de succès que leurs prédécesseurs. Le problème des communistes est donc de s'organiser et de tendre à unifier leur activité. En période non révolutionnaire, ils affirment surtout théoriquement " l'intégralité du programme communiste ; et lorsqu'il y a rupture de la paix sociale, ils participent à tous les assauts pratiques contre le capital™. La perspective ultime, la tendance du mouvement, sur le plan organisationnel, est la formation, dans la révolution communiste, d'un regroupement international coordonnant la propagande et l'action communistes dans le monde entier. Une telle tendance ne sera bien sûr jamais réalisée totalement, si ce n'est au moment du triomphe mondial de la révolution (cf. ce qui est dit plus loin sur la nécessité de la centralisation). Certains posent la question : le parti doit-il diriger le pro-

98. Sur « l'apparence de l'agitation », cf. la lettre de Marx à Engels, 13 février 1855, Corresp. IV, p. 105. En même temps, Marx et Engels sont prêts à « risquer le coup > s'il le faut : lettre de Marx à Engels, 5 mars 1856, id., pp. 161-162. 99. Lettre d'Engels à Marx, 13 février 1851, Corresp. II, pp. 46-49.

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létariat, et prendre la tête de la révolution ? Les uns ^répondent : oui, les autres : surtout pas ! C'est le type même du faux problème soulevé par l'ignorance du mouvement commu. niste. Le terme « direction » recouvre deux réalités. Il y a d'abord et surtout la voie vers laquelle tend objectivement la révolution communiste, le programme social qu'elle remplira (elle n'est d'ailleurs là que pour le remplir). Il y a ensuite la direction au sens : ceux qui encadrent et commandent, les « chefs ». La manière dont une révolution résout le problème de ses chefs découle de la voie qu'elle représente et des tâches qu'elle accomplit. La révolution n'aura pas le temps de se laisser obnubiler par le problème de ses chefs, car elle sera trop occupée à remplir sa fonction. Ceux qui ont la meilleure compréhension globale de la nature et des tâches immédiates et générales de la révolution, et aussi les capacités d'organisation nécessaires, se retrouvent à sa tête. Il n'y a pas de direction désignée d'avance et organisée en tant que telle préalablement à la révolution1M. Plusieurs groupes existant avant la révolution ou nés dans le feu de l'action viendront constituer le parti communiste. C'est en ce sens la révolution qui organise le parti, et non l'inverse. H n'empêche que le parti pré-existe à la révolution, mais sous une forme différente, remplissant le rôle essentiellement (mais pas uniquement) théorique de défense du programme que l'on a évoqué plus h a u t m . En tout cas, il n'est pas possible de savoir avant la bataille qui fera ou ne fera pas partie de la direction : cette question est d'ailleurs sans intérêt1M. Quoique formé au contact des événements, le parti tendra vers une organisation unifiée, centralisée, et disciplinée : et ce pour une raison qui tient, non à des « principes d'organisation >, mais à la nature même de la révolution communiste. Il ne s'agit pas que tout le monde prenne le pouvoir localement, pour administrer son entreprise, sa ville ou son quartier. Il s'agit au contraire que la dictature du prolétariat soit la

100. Lettre d'Engels à Starkenburg, 25 janvier 1894, Lettres, p. 411 ; sur les chefs, cf. Luttes de classes, p. 90 ; et Guerre civile, note de l'éditeur, p. 15. 101. Sur la diversité des formes du parti, voir par exemple Quelquei mots sur l'histoire de la Ligue des communistes, dans Textes, II, pp. 23 et 27-30. 102. Luttes de classes, pp. 114-115, sur le parti en France en 1848.

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plus étendue possible, bien sûr, mais aussi la plus unifiée possible, afin d'organiser sur l'échelle la plus vaste, et finalement à l'échelle mondiale103, la circulation des biens sans échange. La révolution communiste sera donc amenée, d'abord à conquérir le plus de terrain possible, et surtout à relier tous les points des « régions libérées » au moyen de la circulation directe des valeurs d'usage. C'est pour cette simple raison qu'une coordination centrale est nécessaire. Le communisme n'a rien à voir avec le principe anarchiste de 1' « autonomie » des entreprises et des collectivités locales, principe qui aboutirait d'ailleurs au capitalisme le plus classique s'il était appliqué. Le but de la révolution communiste est d'achever la socialisation du monde, et non de revenir en arrière vers des formes dépassées de la vie sociale. Le communisme n'est si l'on veut « autogestion » qu'à l'échelle de l'humanité. L'appropriation de la vie sociale, et d'abord de ses moyens matériels, par l'homme ne peut être que collective. Cependant, contre toute métaphysique de 1' « espèce », on peut d'ores et déjà affirmer que l'humanité ne se réduira jamais à une sorte d ' « être > unique, et fera au contraire se libérer les initiatives locales et régionales (voir plus loin sur l'homme et l'humanité). Dire que le parti représente les éléments les plus conscients ne signifie pas qu'il faille apporter cette conscience pour que la révolution ait lieu. Ces éléments sont simplement ceux qui, dans la révolution, y voient le plus clair 1M. Il n'y aura pas besoin de les placer à la tête des événements, car ils y seront presque tous déjà 1,s . Le problème de prendre la direction des affaires ne peut se poser qu'à une organisation fondée avant la révolution, puis dépassée par elle, et qui essaie ensuite d'en prendre, artificiellement et de l'extérieur, le contrôle. Tel ne sera pas le cas du parti communiste. Croire qu'il faut ajouter au prolétariat une « conscience » seule capable de lui faire faire la révolution, c'est raisonner dans les termes de la philosophie universitaire traditionnelle 103. Idéol., p. 67. .104. On trouve une bonne illustration de ce phénomène dans l'histoire de l'A.I.T. et le rôle qu'y jouaient les communistes : cf. Rubel, « Marx et la Première Internationale. Une chronologie », Cahiers de "•S.Eyi., n ° 152, août 1964, et n" 164, août 1965. 105. Guerre civile, p. 63.

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la plus arriérée "V C'est imaginer que le prolétariat est un corps auquel il faut apporter une âme, comme si le corps et l'âme, la matière et l'esprit, l'action et la pensée étaient des entités distinctes qu'il s'agit de réunir 107 . Or justement l'erreur de la philosophie traditionnelle sur l'individu conçu comme dualité âme/corps, devient une absurdité dès lors qu'on l'applique aux mouvements sociaux : un corps social ne peut qu'avoir une « conscience 1M », celle des possibilités et des tâches réalisables à un moment donné, et non une « conscience de classe » en général. Et si le prolétariat n'a pas encore fait la révolution, c'est bien parce que la révolution n'est précisément pas un problème de conscience, mais de maturation de conditions objectives déterminées (on remarquera chez les « gauchistes » cette pratique qui consiste à distinguer deux sortes d'éléments dans les masses : le type < instinctif » et « spontané », et le type « conscient ». Dès qu'un prolétaire a une trace de théorie, de « conscience », ce n'est plus un prolétaire comme les autres. A lui à son tour d'aller éduquer la masse, ou l'aider à s'auto-éduquer. Faute de pouvoir comprendre où se situe le moteur de la dynamique sociale, on cherche à y substituer l'éducation : c'est toujours la conception d'une partie de la société qui s'élève au-dessus de l'autre) 1M. Pour que le mouvement communiste, et avec lui le parti, apparaissent et attaquent le capital, il ne suffit pas de transformations « économiques ». Celles-ci sont toujours l'essentiel, mais médiatisées, transformées, représentées au travers des phénomènes politiques, idéologiques. Ces médiations sont propres à chaque pays, et font intervenir à la fois la particularité de son développement et la manière dont il est déterminé par le rapport de forces à l'échelle de l'ensemble des pays. Par sa généralisation, le mode de production capitaliste ne se contente pas de socialiser le monde : il l'unifie aussi, tout en

106. Manuscrits de 1844, Œuvres, II, p. 132. 107. « D'après la Critique critique, tout le mal vient uniquement de la " pensée " des ouvriers » (S.F., p. 66). Lire aussi les remarques ironiques sur l'esprit et le corps selon Stimer dans Idéol., pp. 146 suiv. 108. Lettre de Marx à Ruge, septembre 1843, Textes, I, p. 46 : « La conscience est une chose qu'il doit acquérir, quand même il s'y refuserait. » 109. S.F., p. 48.

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entre elles ses différentes parties, et tend à rendre identiques (quant au fond) les mouvements sociaux des différents pays (voir Troisième partie, dernier paragraphe) 1I0 . La combinaison de la poussée de la contradiction fondamentale et de son mode spécifique de développement détermine des moments de rupture dans la société, contraignant alors le parti communiste à se former. L'histoire du mouvement communiste est celle de la discontinuité : à travers la succession des phases de révolution et de contre-révolution, le parti est souvent réduit à quelques affirmations théoriques et manifestations pratiques limitées. Mais le parti n'est que l'expression, affirmation souvent dérisoire et cependant essentielle, du caractère communiste du mouvement111. Ce maintien du programme et de la perspective, avant tout théorique n î , n'est pas nécessaire parce qu'il « faut » assurer la permanence du mouvement, mais parce que tout mouvement social profond ne peut que s'affirmer de toutes ses forces, gigantesques dans certains cas, infimes dans d'autres, tout au long de son existence et de son développement Certains disent : si nous ne sommes pas indispensables au déclenchement de la révolution, autant se croiser les bras. Ils montrent effectivement ainsi qu'ils ne font pas partie du mouvement communiste. Leur attitude prouve en effet que le moteur de leur activité « révolutionnaire » n'est pas le simple fait qu'ils ne peuvent pas supporter cette société et veulent en instaurer une autre, mais l'idée qu'ils sont indispensables à une transformation sociale. Le communiste, quant à lui, ne se demande pas si son action est « indispensable » ou « inutile ». D ne peut plus vivre dans la société actuelle, comprend qu'une solution individuelle ne serait qu'illusion, et s'identifie au mouvement communiste. Le parti est indispensable et c'est opposant

110. En 1845, Marx et Engels affirment que l'on se trouve déjà « sur le plan de l'histoire mondiale » (Idéol.t p. 63). 111. Très tôt Marx et Engels insistent sur la tâche de clarification et d ' « élimination de toute phraséologie » masquant les antagonismes CIdéol., p. 517). 112. « Le côté théorique est pour le moment notre seule force » (lettre d'Engels à Marx, 26 novembre 1847, Corresp. I, p. 141). 113. «Ils n'ont qu'à se rendre compte de ce qui se passe devant leurs yeux et s'en faire l'organe. » (Misère de la philosophie, Œuvres, I, P. 93.) Cf. aussi Manifeste, id., p. 171.

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pour cela qu'il est inutile de chercher à le créer : il s'organise parce que toute révolution regroupe ses éléments les plus actifs. L'organisation de la révolution est chose nécessaire. Mais la révolution n'est pas un problème d'organisation. Pour comprendre la question de l'organisation, il faut sortir du domaine propre de l'organisation et envisager le contenu social de la révolution communiste Le problème du parti n'est pas un problème théorique fondamental, comme l'analyse du capital : il en découle au contraire. C'est pour cette raison que le parti se manifestera différemment dans la révolution communiste future, par rapport à ses formes antérieures, puisque cette révolution présentera des traits distincts de la période des années 20, par exemple (voir les paragraphes précédents). Il ne s'agit plus d'organiser les masses pour les faire travailler et développer les forces productives. Cela ne veut pas dire que le mouvement communiste ne crée plus nécessairement une organisation de sa révolution. Mais il n'est plus indispensable d'encadrer les masses — prolétariennes et autres — ni d'exercer sur elles une contrainte, même provisoire. Une organisation différente s'impose par là même. Il n'y a plus de place pour un regroupement qui se referme sur lui-même et se détermine comme une totalité par rapport au reste de la classe, avec un « en dedans » et un « en dehors > (voir Troisième partie : « Révolutions >) : c'est-à-dire un noyau dirigeant la classe, séparé formellement d'elle (distinction entre membre/non-membre, possession d'une carte, formalités d'entrée). Il est maintenant inutile de faire une distinction formelle de ce type entre les < membres > du parti et l'extérieur. Est membre du parti celui qui contribue à l'organisation de la révolution communiste. Il n'y a nul besoin de créer un ensemble délimité cooptant ses membres et retranché dans son exclusivisme. La seule possibilité aujourd'hui est le parti historique ( = composé de ceux

114. Les tâches varient selon la période : par exemple, c'est toujours en fonction de nécessités pratiques réelles qu'il importe de faire régner la « discipline ». Cf. Lettre de Marx à Engels, 18 mai 1859, Corresp. VI, pp. 47-48 et 53-54. La théorie et la pratique, même limitée, sont alors clairement délimitées par rapport à tous les sympathisants et compagnons de route.

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qui remplissent une tâche historique donnée : la révolution communiste), et non le parti formel ( = composé de ceux qui acceptent d'entrer — le mot même est significatif — dans une organisation)11S. Les contours du parti n'en sont pas devenus flous, au point que tout le monde en fasse plus ou moins partie. Le critère est tout aussi rigoureux qu'avant Mais il est simplement devenu un critère de contenu de l'activité effectuée, et a perdu tout caractère de critère d'organisation (membre ou pas membre). Et cela non pas parce que l'ancienne formule a fait faillite, dans un contexte historique qui d'ailleurs le lui imposait (cf. la transformation rapide des P.C. en agents contre-révolutionnaires) ; car raisonner ainsi aboutit précisément à chercher la solution au niveau des formes et non du contenu de la dynamique sociale. Si le parti historique s'impose maintenant, ce n'est pas parce qu'il représente une formule organisationnelle meilleure que d'autres, et garantissant contre tout risque de dégénérescence : mais parce qu'il est seul à correspondre au stade actuel de développement social De même, la question de la « discipline » n'est plus d'abord une question d'organisation, mais de mouvement social, qui exige une cohésion et une unité relatives, mais aussi qui les rend possibles par sa propre force. Autrefois, la nécessité de s'imposer au reste de la population entraînait à l'intérieur de l'organisation une discipline quasi militaire. On n'était pas seulement lié par le rôle que l'on y joue, mais le fait même d'y être crée une obligation (on ne peut pas partir quand et comme on le voudrait, par exemple). Au contraire le parti est aujourd'hui seulement déterminé par ce qu'il fait (cf. « Le communisme »)

115. Quelques mots sur l'histoire de la Ligue des communistes, Textes, II, pp. 33-34. La distinction parti formel/historique est exposée dans le n° 1 d'Invariance. On trouve déjà la notion d' < organisation formelle » chez Marx : cf. lettre à Sorge du 27 septembre 1873, Commune de 1871, p. 239 ; aussi lettre de Marx et Engels au président du meeting slave sur la Commune (1881), id., p. 264 ; et l'article d'Engels, 17 mars 1886, id., p. 265. 116. Lettre d'Engels au Comité de Bruxelles, 23 octobre 1846, Corresp. I, pp. 69-70. 117. D. Authier, préface à Trotski, Rapport de la délégation sibé•> rienne, Spartacus, janvier-février 1970, p. 11, note 1. 118. Cf. « Organisation et discipline communiste » (1924), Le fil

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Le parti n'a rien à voir pour autant avec la « démocratie prolétarienne » ou « ouvrière » (voir « Le communisme » sur la société communiste comme négation de la démocratie) Le principe de la démocratie ouvrière suppose que l'on se réunisse (peu importe le niveau : entreprise, pays, monde) pour « décider » de ce qu'il faut faire. Or l'évolution historique, y compris le mouvement communiste, n'a jamais pour base une décision, mais des rapports sociaux réels. Par exemple, les employés des banques et assurances n'auront pas à décider de maintenir ou de liquider ce secteur : car le sort de ce secteur n'est pas une question de décision — individuelle ou même collective — mais de mouvement social. La révolution communiste est liquidation de la valeur et donc des banques et assurances : c'est une nécessité sociale inéluctable que la révolution imposera, au besoin contre la c volonté » des employés de ce secteur I20. Toutefois, compte tenu de ce que sont les nouvelles couches moyennes, il est probable que la majorité d'entre eux iront dans le sens de la révolution. En tout cas, la décision n'est jamais que la sanction d'un apport préétabli. La délibération est dans sa forme et son contenu le résultat d'un contexte social donné : la décision est toujours le point d'aboutissement d'une dynamique qui la dépasse, et non son point de départ. Comme tout acte social, la révolution est d'abord un fait pratique, produit par des rapports réels et (dans une société de classe) des conflits d'intérêts de classes et de groupes. Croire que l'ouvrier, ou l'ensemble de la classe ouvrière, ou même l'humanité, vont décider de ce qu'Us font, est pur idéalisme 1,1. C'est là une conception de l'histoire héritée du libéralisme et de la Philosophie des Lumières. Celle-ci plaçait l'homme au centre de l'évolution historique : on peut transposer cela au niveau d'un ensemble d'hommes, de la masse, ou même en termes apparemment marxistes de la classe,

du temps, n° 8. Voir aussi la lettre d'Engels à Terzaghi, 14 janvier 1872, Commune de 1871, p. 218. 119. Id., note 168. 120. Cf. ce que Marx appelle « la procédure accélérée à l'égard de tous ceux qui freinent le mouvement révolutionnaire » (N.G.R., II, p. 300). 121. « Il [Stirner] croit que les individus qui font une révolution sont unis par un lien idéologique » (Idéol., p. 418).

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l'erreur n'en subsiste pas moins. Le moteur de l'histoire n'est pas les décisions d'un homme ou d'un groupe, mais l'ensemble des rapports sociaux (qui sont aussi, et souvent en premier lieu, des rapports de forces). A la vérité, c'est encore une manifestation de l'illusion de la « conscience » : pourtant l'histoire et la révolution communiste sont des faits pratiques et non idéologiques. Il était progressif, à l'époque de la révolution bourgeoise, de mettre l'homme au centre du monde 1M. C'est maintenant purement réactionnaire. En effet, la révolution bourgeoise dissout les communautés précapitalistes qui subsistaient, et crée l'homme en temps qu'individu, ce qui est devenu de nos jours contre-révolutionnaire (homme isolé qui vend sa force de travail). L'exigence posée actuellement par le développement social est celle de l'ensemble des hommes. La révolution capitaliste a mis en place l'homme abstrait (sur les plans politique, économique, idéologique) ; la révolution communiste place l'homme social réel au centre du monde : l'homme dans la communauté humaine Quant au risque de la dictature d'une minorité, ce n'est jamais le mécanisme démocratique qui l'empêchera, mais l'accomplissement radical des tâches communistes. Le parti, les animateurs de la révolution communiste, peuvent parfois être la minorité et imposer la volonté révolutionnaire, sans que le mouvement cesse par là d'être celui de 1' « immense majorité » (Manifeste communiste). Il n'y a pas de critère formel permettant de dire devant une action entreprise par une minorité (dans une usine ou ailleurs) si elle est révolutionnaire ou contre-révolutionnaire Par exemple, les piquets de grève sont aussi bien l'instrument d'un syndicat qui veut imposer une grève politique aux ouvriers, que le moyen de lutte d'une poignée de révolutionnaires. Rien de révolu-

122. Introduction générale à la critique de l'économie politique, Œuvres, I, pp. 235-236. Marx montre bien que, dans les faits comme dans les idées, 1' « homme » conçu comme individu est un produit historique, apparaissant à un moment déterminé, et non une donnée éternelle, inscrite dans la nature de l'homme, et dont l'existence aurait été découverte entre les xvi* et x v n r siècles. 123. Invariance, n° 5 : < L'individu et la théorie du prolétariat. » 124. Cf. Buonarroti cité par Dangeville dans Guerre civile aux E.V., note 129.

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tionnaire ne s'est jamais produit démocratiquement, et rien de contre-révolutionnaire n'a jamais été empêché par la démocratie. Par contre, depuis 1917, presque rien de contrerévolutionnaire ne s'est opéré sans avoir recours à un moment ou à un autre à la mystification démocratique. C'est le capital qui tente d'enfermer le prolétariat dans la démocratie. Aujourd'hui, la démocratie c'est la contre-révolution indirecte (attentisme dans un conflit si l'on veut gagner la majorité dans une consultation démocratique) ou directe (élections parlementaires). Le communisme n'a pas à s'en revendiquer : toute son action est antidémocratique, dans ses buts comme dans ses moyens 1,1 . Enfin la question forme/contenu est tout à fait claire dans l'organisation de la lutte militaire nécessaire. La révolution ne crée pas une organisation armée séparée de la classe universelle en formation. Mais, là encore, tout le monde ne fait pas plus ou moins partie de cette organisation armée. Une organisation militaire non séparée est simplement un regroupement qui n'est rien sans la révolution, qui dépend d'elle sur tous les plans : matériel, idéologique, etc. Au contraire, l'armée traditionnelle se constitue en force au-dessus de la société (comme l'Etat dont elle fait partie et devient l'élément principal en cas de guerre extérieure ou civile), et peut éventuellement s'imposer à elle U8. Elle dispose donc d'une forte autonomie par rapport à la société dont elle est issue. L'organisation armée révolutionnaire ne vit que par la révolution qui la contrôle, non pas démocratiquement (par un système de vote ou de renouvellement régulier des effectifs, chacun en faisant partie à son tour), mais parce que sans cette base l'organisation armée est dépourvue de sa force sociale. Ainsi la révolution fait usage de la violence tout en la contrôlant

125. € Parce qu'ils ne voulaient pas laisser planer sur eux le doute d'avoir usurpé le pouvoir, ils [les communards] perdirent un temps précieux du fait de l'élection de la Commune, dont l'organisation, etc., coûta beaucoup de temps, alors qu'il eût fallu foncer directement sur Versailles après la défaite des réactionnaires à Paris » (lettre de Marx à W. Liebknecht, 6 avril 1871, Commune de 1871, p. 131). 126. Ecrits militaires, p. 445. 127. Id., p. 77, note 67. Il y a là tout un domaine que le mouvement révolutionnaire se ré-approprie pratiquement et théoriquement. Entre autres, on peut lire avec intérêt 1871. La Commune et la question

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LE MOUVEMENT

COMMUNISTE

De même que la période qui s'étend, pour l'Europe occidentale, de la fin du Moyen Age au xix e siècle a été marquée avant tout par le mouvement ascendant du capitalisme, de même l'époque amorcée par la Première guerre mondiale est caractérisée par la poussée du mouvement communiste. Cela ne signifie pas que, selon leur nature propre, le mouvement du capital et le mouvement du communisme aient progressivement imposé leur loi et supplanté les rapports sociaux qui leur font obstacle. Au contraire, la force du vieux monde est telle que, dans un cas comme dans l'autre, non seulement la lutte est longue et difficile, mais surtout elle connaît des phases successives de victoire et de défaite, d'attaque et de recul. L'histoire procède par discontinuité. Il n'y a pas de progression linéaire continue vers le triomphe du nouveau mouvement social : tentatives révolutionnaires et réactions contre-révolutionnaires se succèdent et leur alternance conduit inévitablement une fraction importante du mouvement à douter de l'issue finale du combat 1M . Le mouvement est bien loin de pouvoir dominer la société dont il est issu. H paraît condamné à n'en rester qu'un aspect, élément certes non négligeable, mais incapable de réaliser les grandes ambitions qu'il avait semblé manifester au départ. En réalité, son importance va croissante, dans la mesure où peu à peu tout ce que fait son ennemi — le vieux monde — tend à être déterminé par lui, à s'organiser par rapport à lui, contre lui. Ainsi les hésitations et les efforts de changement dans la seconde moitié du x v m e siècle en France furent en fait imposés par la montée de la bourgeoisie à un système monarchique et féodal périmé

militaire, U.G.E., 1971 (textes de Rossel, Cluseret, Blanqui), et les articles (très insuffisants) de Socialisme ou barbarie, n " 3 et 5-6 : « La guerre et notre époque. » 128. En outre certains moments de succès ne sont pas « la » révolution, mais seulement le moyen d'accéder à un stade de développement permettant le communisme. Ainsi la Commune ne supprimait pas, si elle triomphait, la lutte des classes (Guerre civile, p. 216).

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et incapable de s'adapter. De même, la révolte nobiliaire à la veille de 1789 A ceci près qu'il ne saurait exister d ' « enclaves » communistes au sein du capitalisme, tandis que les rapports de production capitalistes préexistaient à la révolution bourgeoise, le mouvement communiste présente la même caractéristique 13°. Au fur et à mesure de la croissance du capitalisme, de son extension géographique à la totalité du monde, et de son développement dans les pays hautement industrialisés, le communisme grandit dans les entrailles du capitalisme : c'est-à-dire qu'il s'affirme à la fois comme mouvement « économique > dévalorisant le capital et provoquant les crises périodiques ; et comme mouvement « politique » dans des luttes où il tente de renverser l'Etat du capital et d'instaurer son pouvoir. Ces deux mouvements peuvent apparaître indépendants l'un de l'autre. Le premier semblera mettre en avant sa nature < économique », le second affirmer sa vocation € politique » (sur le rapport entre la forme politique du mouvement et son contenu social, voir Troisième partie au début du paragraphe « Révolutions »). En fait, ils participent tous deux du mouvement communiste, mouvement avant tout social parce qu'il s'efforce d'instaurer de nouveaux rapports sociaux adaptés à l'évolution économique et sociale. Le capitalisme, devenu périmé et néfaste du strict point de vue économique, se présente alors comme une gigantesque organisation anticommuniste iai . Tous les événements majeurs de l'histoire du monde depuis 1914 ont visé la liquidation de la menace communiste. Non seulement les guerres et les crises ont eu un caractère antiprolétarien nettement accusé, à la fois parce qu'elles détruisent les organisations prolétariennes en tant que telles, et parce qu'elles le détruisent lui-même physiquement " 2 . Mais surtout les crises et les secousses périodiques n'ont plus seulement

129. G. Lefebvre, La Révolution française, P.U.F., 1951, Livre II, chapitres i et n. 130. Sur la révolution de 1789 et le mouvement ouvrier français, cf. Invariance, n° 10. 131. Lénine, Thèses sur la démocratie bourgeoise et la dictature du prolétariat (1919), dans Thèses, manifestes et résolutions des quatre premiers congrès de VI.C., Maspéro, 1969 (fac-similé), pp. 6 suiv. 132. Thèses de la gauche communiste, (1945), Invariance, n° 9, pp. 31-43.

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pour but de régénérer le capital, mais surtout de revenir en arrière de liquider des masses de forces productives parce qu'elles rendent inutile la perpétuation du capital et du salariat. Le malheur pour le capital, c'est que chaque crise, chaque guerre aboutit à moderniser encore davantage la société et la production : et le malheur pour l'humanité, c'est que le capital est par conséquent obligé de susciter des dévastations chaque fois plus catastrophiques. Par là, le capital reconnaît luimême que le communisme est devenu le fait majeur de l'évolution actuelle de l'humanité. Le mouvement communiste est unitaire : il présente dès le début la même revendication, le même programme fondamental. En même temps le mouvement, non seulement s'approfondit, mais affronte et distingue de plus en plus clairement ses ennemis 1M. On peut d'une certaine façon se représenter le mouvement du prolétariat comme l'évolution (physique) d'un être humain. L'enfant possède toutes les données, tous les traits physiques développés ultérieurement par l'adulte. En même temps, il les précise peu à peu, et ses traits se dégagent progressivement de l'enfance pour se fixer à sa maturité. De même, le prolétariat est un. Il n'évolue que dans la mesure où il renforce ses traits. Il ne change que dans la mesure où il se confirme dans son être. Il devient lui-même et ne se métamorphose pas en un autre. La même comparaison peut être appliquée à la doctrine, à la théorie du communisme. Celle-ci contient dès le départ les éléments essentiels qui la composent. Mais elle les précise peu à peu, à mesure que les tâches de la révolution sont de plus en plus imposées par le capitalisme. C'est pourquoi il n'y a aucune révision fondamentale à effectuer. La théorie du capital est donnée dès le milieu du xix e siècle avec l'analyse de la plus-value. Mais c'est également pour cette raison qu'il n'y a pas à craindre de développer la théorie, de préciser, d'unifier, de synthétiser toujours davantage en mettant progressivement le programme communiste dans toute sa lumière. Le programme existe si l'on veut dès 1848, mais en fait il ne

133. Voir les données fournies par Mandel, op. cit., t. n , pp. 273 suiv. 134. Luxembourg, Mehring, L'expérience belge, Spartacus, série B, n" 30, et l'importante préface de P. Guillaume.

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peut se présenter dans toute sa profondeur et dans sa dimension totalement communiste qu'à une époque où la contradiction du capital est suffisamment explosive pour laisser pleinement apercevoir le contenu social de la révolution communiste I3S. L'humanité en général ne pose que les problèmes qu'elle peut résoudre 1M . De même, le mouvement communiste ne peut qu'élaborer au fur et à mesure de son évolution un programme dont le fondement est cependant présent dès son apparition. Comme le montre Marx en 1844 à propos des émeutes des tisserands silésiens " 7 , dès que naît le prolétariat naissent également ses revendications essentielles ias. Mais elles sont au départ négatives : le prolétariat sait (par sa conscience pratique, en acte) à quoi il doit s'attaquer, ce qu'il doit détruire ; mais il ne discerne pas encore, ni dans sa pratique, ni dans sa théorie, les caractères du monde nouveau qu'il bâtira. Ce monde est alors impossible parce que le capital n'en a pas encore posé les bases. Avec le développement du capitalisme apparaît le côté positif du programme : et lorsqu'on entre dans la phase où la contradiction devient explosive, la nature du programme apparaît dans sa totalité.

MOUVEMENT

DU CAPITAL

ET

COMMUNISME

D'un côté, le communisme affirme sa continuité : les caractères du programme et la nature du mouvement communiste se dégagent peu à peu dans toute leur netteté. D'autre part, à l'intérieur de cette continuité, apparaît la discontinuité 135. Bordiga, Le marxisme des bègues, La Vieille Taupe, 1971. Mais Bordiga ne voit pas — ou mal — que Marx souhaitait que l'on prolonge son travail, sans se contenter de le répéter : cf la lettre de Marx à Kugelmann, 28 décembre 1862, Lettres, p. 130. 136. Idéol., pp. 52-53. 137. Gloses marginales critiques à l'article : Le roi de Prusse et la réforme sociale, dans Textes, I, pp. 84 suiv. 138. En 1845, Marx et Engels affirment : « Le parti communiste... existe réellement en France, avec sa production théorique. » (Idéol., p. 513.)

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des phases révolutionnaires et contre-révolutionnaires A certains moments, en 1848, 1871, 1917, le mouvement communiste s'est manifesté, sans d'ailleurs présenter dans sa pratique et sa théorie l'intégralité de son programme I4°. Puis il a été battu, et le prolétariat nié comme agent du communisme. Le capital ne l'a plus considéré que comme fournisseur de force de travail et non comme classe mise en mouvement parce qu'elle est contradictoire, parce qu'on lui impose une situation rendue inutile par le développement même du capital. Au niveau de l'idéologie comme dans les rapports de force réels, il n'y a alors que des composants du capital, en l'occurrence du capital variable, que l'on traite donc selon les exigences du capital, en les laissant mourir de faim, ou en les détruisant par la force. C'est justement parce que le mouvement communiste est un mouvement réel, et non l'application aux luttes ouvrières de principes et de théories, qu'il est contraint de subir les effets que lui impose le développement des sociétés capitalistes. C'est aussi pour cette raison que chaque défaite pratique du mouvement signifie parallèlement la défaite de la théorie communiste, produit de la lutte du prolétariat 141. Dans toutes les péripéties de la montée de la bourgeoisie, souvent obligée de reculer ou de composer avec les forces conservatrices, elle réussit malgré tout à conserver au moins une partie de ses idéologues et de sa lutte idéologique générale14". Mais on retrouve ici encore la différence entre les deux mouvements. Le mouvement communiste n'existe pas dans la société capitaliste, au même titre que le capitalisme dans la société féodale. Aussi le maintien et le développement de sa théorie sont extrêmement difficiles pour le prolétariat. Il n'y a dès lors rien d'étonnant à ce que, dès les débuts des luttes prolétariennes, seule une infime minorité ait défendu des positions radicales en période de contre-révolution. H n'y a d'ailleurs pas lieu de s'en inquiéter outre mesure. La lutte

139. Lettre d'Engels à Bebel, 20 juin 1873, Commune de 1871, PP. 220-221. 140. Dès 186S, Engels prévoit la désagrégation de l'A.I.T. et la fin de sa < naïve fraternité » (lettre à Marx, 12 avril 1865, Corresp. Vin, p. 197). 141. Idéol. pp. 75 suiv. 142. La critique moralisante et la morale critique, dans Textes, I, P- 123.

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n'est pas d'abord théorique, mais pratique I4S. C'est parce que le prolétariat a été écrasé après la Première guerre mondiale, entre les deux guerres, et pendant et après la Deuxième guerre, que le redémarrage théorique actuel est si lent, et qu'il retarde même peut-être sur l'évolution du mouvement pratique. Le prolétariat a été battu, et les conditions objectives ne lui permettaient aucun sursaut pour affirmer le mouvement communiste : il s'est donc vu nié en pratique et en théorie. Sur tous les points essentiels abordés ici, la contre-révolution est intervenue, le plus souvent et le plus efficacement de l'intérieur du mouvement ouvrier, détournant la théorie sans l'attaquer de front. Les < marxistes > ont fait œuvre bien plus destructrice que les « idéologues bourgeois >. Mais c'est encore se situer sur le terrain de l'adversaire que de dénoncer là une entreprise de falsification ; il importe bien plus de montrer les conditions d'apparition d'une telle transformation idéologique 14i . Son rôle est simplement d'accompagner et de fortifier un effort de renouveau du capital entrepris depuis 1914, et trouve ses limites dans les limites mêmes de ce mouvement145. Les problèmes théoriques ne trouvent en définitive leur solution que par une modification de la pratique, qui transforme du même coup la théorie en dévoilant la raison d'être (pratique) de la mystification. La théorie du prolétariat a été annexée, englobée, digérée (mais pas totalement, puisqu'elle exprime un mouvement réel) par le capitalisme, tant dans les pays capitalistes classiques que dans les pays capitalistes dits socialistes. Le capital, par exemple, n'est plus considéré que comme anarchie, injustice et frein au développement. Dès lors, ce qui va dans le sens d'une organisation apparemment meilleure (planification), d'une redistribution des richesses (même apparente), et d'une croissance économique (surtout du secteur

143. Manuscrits de 1844, Œuvres, II, p. 97 ; aussi les Thèses sur Feuerbach, surtout les thèses VI et VIII, dans Idéol., pp. 31-33. 144. Comment prendre au sérieux, sur le plan théorique, une pensée qui présente le « style du léninisme » comme l'union de « l'élan révolutionnaire russe » et du « sens pratique américain » (Staline, Des principes du léninisme, Ed. Sociales, 1947, p. 90) ? Pourtant cette pensée s'est imposée, pendant un temps qui n'est pas terminé, écrasant le communisme théorique. Elle commence seulement à se désagréger, avec la contre-révolution dont elle n'est qu'une expression. 145. On peut reprendre à ce sujet l'analyse de Marx et Engels : cf. Révolution et contre-révolution en Allemagne, Costes, 1933, pp. 2-5.

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« social », même s'il s'agit d'une mystification) apparaît comme un progrès allant dans le sens du communisme, comme un dépassement du capitalisme, bien qu'on ait affaire à un nouveau développement du capital. D'une manière identique, le programme communiste tel que Marx l'avait esquissé a été transformé : par « socialisation » des moyens de production, on désigne simplement le fait de les remettre à l ' E t a t C ' e s t là le programme du capital, contraint de se livrer lui-même, provisoirement ou durablement, en totalité ou en partie, à la gestion étatique. Ce ne sont donc pas des mystifications, mais la réalité même de notre époque. Que la théorie révolutionnaire ait été presque entièrement emportée dans ce tourbillon n'a rien de nouveau, ni de particulièrement inexplicable 147. En Russie, après la défaite des tentatives révolutionnaires en Europe, il s'agissait bel et bien de socialiser l'économie et le pays : non pas au sens de socialisation communiste, mais au sens où le capitalisme lui-même édifie un instrument de production sociale dans tous les pays qu'il développe (voir le début de « Le communisme »). Non seulement le programme communiste, parce qu'inapplicable, n'apparaissait pas, ou très peu, mais il était intégré, enrôlé et mis au service du programme capitaliste. Seule, la remontée pratique du mouvement communiste (due pour l'essentiel au développement du capital édifié sur la défaite prolétarienne) permet à la théorie de refaire surface et de renouer avec l'ancien effort théorique, en poursuivant et en développant l'analyse du capitalisme actuel148.

146. « Le " contenu " de la " forme " marchandise a changé, du fait même qu'il y a propriété d'Etat (et de l'Etat prolétarien) des moyens de production, car de ce fait, de nouveaux rapports de production se sont instaurés. » (Bettelheim, Calcul économique et calcul monétaire, Problèmes de planification, n° 11.) 147. < La contre-révolution (...) suit chaque révolution vaincue. » (Engels, article du Volksstaat, 26 juin 1874, Commune de 1871, P- 222.) Voir Invariance, n° 4, pp. 30-55. 148. Fond., I, pp. 424-425.

Troisième partie : Révolution et contre-révolution

Le capital est valorisation : mais son développement réel ne se réduit pas à cette définition, qui ne le saisit que sous sa forme la plus générale, abstraite. Il est rapport et processus, mouvement social. Les conditions sociales de son développement ne sont pas créées par lui : il ne fait que les reproduire sans cesse. Il est nécessaire de voir comment il les transforme, sous peine de faire abstraction de son cadre 1. Il n'est pas une force sociale en soi, mais le produit de rapports réels qu'il modifie en se modifiant lui-même. Sans quoi, la théorie ne peut montrer qu'une opposition capitalisme/communisme et non offrir une compréhension globale (c'est-à-dire politique, idéologique aussi bien qu'économique) du passage de l'un à l'autre. Par exemple, la révolution russe sera caractérisée comme non communiste, par opposition à la révolution à venir qui, elle, sera et est dès aujourd'hui la seule digne d'intérêt. Au contraire, le mouvement communiste, en pratique comme en théorie, participe et s"intéresse à toutes les luttes sociales1 (sans essayer pour autant de les détourner dans le sens communiste lorsque c'est impossible). Le mouvement communiste ne vit pas simplement de sa nature la plus profonde, mais aussi de son histoire : plus exactement, c'est son développement historique qui lui donne et lui précise sa vraie nature, malgré les détours et les « erreurs » apparentes. Prophétiser la « vraie » révolution (future), aboutit toujours à proposer une théorie de la « nouveauté », alors que la seule façon de comprendre est d'aller à la fois vers l'ancien et vers le nouveau, d'analyser

1. Les mouvements et oscillations du capital se développent à la fois dans le temps et dans l'espace : son action, ainsi que celle du mouvement communiste, sont nécessairement à la fois d'ordre économique et géopolitique (question des Etats nationaux par exemple). Cf. Livre m , Œuvres, II, p. 1031. Voir aussi Dangeville, « Marx et la Russie », L'homme et la société, juillet-août 1967. 2. Voir, par exemple, Rubel, K. Marx devant le bonapartisme, Mouton, 1960.

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comment le nouveau est produit par l'ancien, c'est-à-dire le contient tout en le dépassant Ce qui suit n'est pas une application des textes précédents à l'analyse de la situation actuelle. Une telle étude suppose~ rait une analyse globale, économique, politique, idéologiquej tenant compte de l'ensemble des aspects de la réalité actuelle du monde capitaliste. Seul, un tel examen permettrait d'avancer diverses hypothèses visant à une sorte de prévision du cours des sociétés capitalistes dans les années ou les décennies à venir. Ce travail, déjà entrepris par d'autres*, sera nécessairement poursuivi : à mesure que le mouvement communiste s'affirme, l'obligation s'impose à lui, non seulement de critiquer par sa pratique et sa théorie le monde actuel, mais d'envisager les rythmes et les modalités des crises et des secousses sociales qui le détruiront. Mais tel n'est pas l'objet de cette étude. En s"efforçant d'organiser et de penser son action, tout mouvement social est en fait conduit à établir deux sortes de prévisions. La première démontre la tendance générale d'une période historique : le mouvement communiste tente de mettre à jour chaque phase particulière de développement mondial du capital. Il s'agit de la tendance générale de l'évolution dans un cadre donné. Le second type considère, à l'intérieur d'une phase, l'étape particulière où se trouve le capital. Il vise à déterminer le lieu et les délais de la rupture rendue nécessaire par l'inadaptation des structures politiques et sociales à la croissance du capital, en un point et un moment précis. Le premier type Rattache à la forme générale et abstraite de manifestation de la contradiction sociale fondamentale ; c'est ce que l'on essaiera de faire ici. Tandis que le second type se fixe au contraire pour but de la spécifier très exactement (ce qui n'exclut pas une série d'hypothèses, au lieu d'une prévision unique). On ne trouvera donc ici ni une analyse de la période

3. Cf. l'exposé à la réunion de Naples du P.C.I. (1951), Invariance, n ' 4, pp. 30-36. 4. Le fil du temps, n* 3 : « La crise économique et sociale de maijuin », et Invariance, n° 6 : < La révolution communiste — Thèses de travail. »

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IÇ45-1970 ni des années qui précèdent immédiatement la période actuelle, ni des cinq ou dix années à venir, mais seulement un examen de certains préalables indispensables à cette analyse *.

5. Sur la situation en 1945, on trouvera de nombreux éléments dans 'es < Thèses de la gauche communiste », Invariance, n" 9. Un tel travail suppose que l'on s'écarte des généralités pour aborder des points particuliers : un ouvrage ultérieur envisagera let Problèmes de l'automation et des cycles économiques.

LA DOMINATION

RÉELLE

DU

CAPITAL

Le capital connaît deux phases essentielles : celles de domination formelle et de domination réelle sur le travail et la société. Elles se caractérisent par deux modes différents d'extraction de la plus-value. On a vu que le capital n'est pas simplement appropriation, mais création, de plus-value. Par là, il modifie les conditions de la production Historiquement, le procès de travail est d'abord repris tel quel à l'ancien mode de production (artisanat par exemple), puis progressivement révolutionné. Dans la phase de domination formelle du capital, pour obtenir une masse de plus-value de plus en plus grande, on prolonge la journée de travail, accroissant ainsi le surtravail de façon absolue. Puis le développement de la productivité du travail permet, sans augmenter et même en réduisant la journée de travail, d'accroître le temps de surtravail parce que le temps de travail nécessaire (à la reproduction de la force de travail) a lui-même diminué. Cette transformation du procès de production immédiat s'accompagne d'une transformation des conditions générales de la production. Le capital fixe, et avec lui la science et la technique, tendent à jouer le rôle essentiel. Dans la mesure où la valorisation suppose le contrôle de la science, de la technique, de la force de travail (dont l'usage devient plus intensif qu'extensif : cf. les O.S.), elle exige le contrôle de la société entière, du simple point de vue des nécessités de la production proprement dite (il s'y ajoute aussi les nécessités : 1. de maîtriser les contradictions économiques ; 2. d'écraser le prolétariat ; 3. d'organiser chaque société nationale comme un tout dressé contre les autres dans la perspective de conflits). Le capital vient donc dominer toute la vie sociale,

1. C'est là une particularité du capital industriel : cf. Livre I, Œuvres, I, pp. 990-991, et Livre II, Œuvres, II, p. 556.

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y compris ses aspects les plus « désintéressés » : il intègre tout, la recherche, l'enseignement (on étudie et on enseigne je « marxisme >), l'art lui-même, dans la mesure où il peut aider à la production Tout ce qui était force productive indépendante tend à devenir force productive du capital : tout ce qui était élément ou lien social particulier tend à devenir activité ou rapport pour le capital. L'une des manifestations de ce mouvement, dont elle n'est qu'un effet, est la « colonisation » de la vie sociale par la marchandise *. La domination réelle du capital correspond au passage à la grande industrie moderne et au machinisme développé. Elle n'est possible que lorsque les moyens de production se sont suffisamment perfectionnés afin de devenir le facteur essentiel de la production. Par là, la phase de domination réelle coïncide avec le travail de sape, par le capital, du fonctionnement de son système : la valeur et la valorisation. La phase de domination réelle inaugure le début de la création des conditions de possibilité du communisme. En même temps, le capital devient véritablement et pleinement production pour la valeur. Ce ne sont plus les besoins qui déterminent la production, mais la masse et la nature des objets produits qui conditionnent les besoins. La domination réelle existe bien dès les débuts de la grande industrie, donc dès la première moitié du XIXe siècle : mais alors elle ne règne que sur quelques entreprises modernes. La domination réelle du capital sur l'ensemble de l'économie et de la société ne commence que plus tard, avec la généralisation de la grande industrie à la majorité des pays d'Europe de l'Ouest. Cest en ce sens que l'on parle ici de domination réelle, en considérant : 1. l'économie dans son ensemble, et 2. l'économie et la société comme un tout, et non seulement la domination réelle du capital dans une entreprise, ou dans plusieurs 4 . 2. Chap. inéd., pp. 217 suiv., et Invariance, nouvelle série, n° 1, pp. 58-60. 3. Manifeste, Œuvres, I, pp. 163-164 ; Chap. inéd., p. 221 et p. 229 sur le rapport entre ces phénomènes et la modification du travail productif. 4. Livre I, Œuvres, I, p. 869 ; avec la coopération le capital assure une « fonction de direction, de surveillance et médiation ». C'est en fait la dictature de la loi de la valeur : id., pp. 898-899. « La grande industrie crée un organisme de production complète-

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C'est à partir du début du XXe siècle, c'est-à-dire avec Ja Première guerre mondiale, que les pays développés atteignent cette phase. Contrairement à l'interprétation couramment admise, la guerre de 1914-1918 n'est donc pas seulement le produit de la lutte impérialiste des pays capitalistes pour repartager le monde, mais aussi une réponse à la menace communiste. Non pas qu'un mouvement de prolétaires organisés se soit alors lancé à l'attaque du capital : mais, plus profondément, le capital était en train de détruire sa nécessité historique, et il fallait réagir, avec beaucoup plus de force que dans les crises précédentes, afin de revenir en arrière 1 . La guerre permettait d'ailleurs de liquider en tant que force de classe le seul élément capable de porter à son terme l'autodestruction du capital : le prolétariat. Car le capital crée ses propres fossoyeurs, et non son propre fossoiement. Quel que soit le degré de maturation des conditions du communisme, il ne réalisera jamais lui-même la révolution communiste. Cependant, le système politique et social des pays capitalistes céda en son maillon le plus faible : la Russie. Mais si la révolution russe correspondait à la maturation du mouvement communiste en Europe occidentale, le communisme, qui n'est possible qu'à l'échelle mondiale, était alors irréalisable en dehors de cette aire géographique *. L'une des raisons pour lesquelles le capital put vaincre le mouvement révolutionnaire qui suivit les événements de 1917 fut justement l'isolement du mouvement dans ce que Marx appelait en 1858 « ce petit coin » : l'Europe 7 (cf. « Révolutions » et « Contre-révolutions > sur la forme et les conséquences de cet échec). La contradiction fondamentale n'était pas encore assez développée et étendue géographiquement pour être explosive. Le communisme était sans doute possible en Europe de l'Ouest : mais, même dans cette zone, ses bases venaient

ment objectif ou impersonnel » (id., p. 930). C'est pour cette raison que les capitalistes deviennent les « fonctionnaires » et c commandants » du travail social (Livre III, Œuvres, II, p. 1028, note [a]). 5. Sternberg, op. cit., seconde partie, chapitres i et n. 6. L'une des raisons en est le faible développement du capital fixe, mesure de la force productive atteinte par la société : Fond., II, pp. 214 et 219. 7. Colon., p. 343.

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juste d'être posées. La contradiction ne peut éclater que lorsqu'elle a suffisamment mûri. L'époque des guerres et jes révolutions à laquelle le capital a soumis le monde depuis 1914 est due au fait que sa contradiction fondamentale a atteint (en 1914) le point où il ne peut plus la surmonter « pacifiquement » (comme le faisaient les crises du xix* siècle), sans qu'elle soit pour autant immédiatement, c'est-àdire dès 1914, impossible à surmonter (ce qui sera le cas avec la révolution communiste). La lutte entre les capitaux conduisit au monopole et, d'une autre façon, à la constitution du capital en Etat national 8 . Cette nécessité s'est imposée à tous les grands pays capitalistes. C'est au fond le but principal des révolutions bourgeoises, qui visent moins à détruire les modes de productions précapitalistes qu'à instaurer un Etat nouveau adapté aux besoins du capital. Ainsi, vers 1800, la puissance industrielle de l'Angleterre n'était pas tellement supérieure à celle de la France. Mais l'Angleterre disposait d'un Etat capable de développer au mieux ce potentiel économique, au contraire de la France : sur ce point — essentiel — la révolution de 1789 avait momentanément et partiellement échoué. La nécessité de constituer un Etat national répond en effet à un double besoin, politique et économique, intérieur et extérieur. Le rôle de l'Etat dans la vie économique a toujours été considérable*, et la période de libre-échange n'aura été finalement à l'échelle historique qu'une courte parenthèse : elle n'a duré tout au plus que quelques dizaines d'années, selon les pays, dans la seconde moitié du xix e siècle. Cependant, son rôle a été fondamental, en abaissant la valeur de la force de travail et en faisant triompher la productivité des pays avancés sur le reste du globe (ce qui, par contrecoup, éloignait d'autant les perspectives de développement des pays et des continents dominés 10 ).

8. N.GJl., I, pp. 354-355. 9. « La bourgeoisie naissante ne saurait se passer de Fintervention constante de l'Etat. » (Livre I, Œuvres, I, p. 1196). Cf. aussi Fond., H, pp. 19 suiv., et N.G.R., I, pp. 273-274. 10. A. Emmanuel, L'échange inégal, Maspéro, 1969, pp. 29 suiv. ; Marx, Discours sur le libre-échange, Œuvres, I, pp. 141-156.

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L'Etat national correspond à l'unification du marché à l'intérieur d'un cadre géographique et social11. Il permet de liquider les structures sociales périmées. La défaite de ]a « réaction > s'accompagne d'ailleurs de son intégration au capital. Ainsi, en Angleterre, la classe des propriétaires fou-, ciers s'opposait à la bourgeoisie industrielle et commerçante : elle se fond ensuite avec elle et leurs intérêts s'unissent face au prolétariat, tandis que la petite-bourgeoisie des commerçants et artisans ne joue plus qu'un rôle négligeable. En France, dès 1848, comme le remarque Tocqueville, la peur des émeutes ouvrières a transformé la propriété (foncière et industrielle) en une sorte de « fraternité > des possédants. Lorsque ce mouvement est achevé, le capital n'a plus à briser des entraves extérieures à lui-même et ne se heurte plus qu'à sa propre force 12. L'obstacle essentiel n'est plus le conflit avec des éléments et des rapports sociaux issus du passé, mais la contradiction qui l'oppose à lui-même (valorisation/dévalorisation) Dans la mesure où par là les conditions du communisme sont peu à peu développées, le capitalisme lutte en fait essentiellement contre les forces de l'avenir (le communisme) et contre son propre devenir. Il est donc devenu fondamentalement réactionnaire, et ne développe plus les forces productives que contraint et forcé, en particulier par la lutte du prolétariat (voir le début du paragraphe « La régénération du capital » sur la perte d' « initiative sociale » du capital). Le capital tend à s'unifier sur le plan économique : liquidation des anciennes classes, concentration des moyens de production dans les mains de chaque capitaliste, et centralisation des foyers d'accumulation en un petit nombre d'entreprises Le marché national unifié et libéré de toute entrave voit se manifester la tendance à la surproduction, que l'Etat national essaie de résorber : à l'intérieur (contrôle de la production, dépenses improductives, consommation ouvrière), et

11. Voir Fond., I, pp. 228-229, sur le marché, et N.G.R., I, pp. 430431, sur le Nord et le Sud de la France. 12. Livre III, Œuvres, II, p. 1032. 13. Fond., II, pp. 276-277. 14. Livre I, Œuvres, I, pp. 1136-1141.

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à l'extérieur (exportation de marchandises et de capitaux ls , parallèlement aux guerres). Trois sortes de données se combinent alors : un carcan historique, géographique et social ; l'extension maximum du capital (compte tenu de la valorisation possible à ce moment) ; et le développement inégal des capitaux, poussant celui qui a atteint le stade le plus élevé à retarder les autres. L'Etat national est le produit du capital, mais ne s'identifie pas à lui. Le capital ne crée pas les conditions naturelles et politiques, il les modifie seulement. La phase de domination réelle contraint donc le capitalisme à se montrer plus destructeur qu'auparavant, parce que le communisme approche. Mais il craint toujours que les crises et les guerres qu'il déclenche ne mettent en mouvement le prolétariat. Pour prévenir ou pour détruire de telles attaques, il dispose d'ailleurs de formidables moyens politiques et idéologiques 16 que crée sa domination réelle. Au cours de son évolution, le capital s'était appuyé sur les présuppositions naturelles ou sociales qui lui préexistaient et l'avaient soutenu" : l'Etat acquis dans la révolution antiféodale et perfectionné depuis ; l'idéologie (la religion, la pensée philosophique et autre, qui l'ont sans cesse secondé) ; l'organisation de la violence intérieure ou extérieure (la police, l'armée) ; l'utilisation de la nature ; la science et la technique. Toutes ces conditions de son développement à la fois technologique, idéologique et politique, qui ont fourni les bases générales sans lesquelles il n'aurait pu naître et grandir, sont maintenant produites par lui. Elles subissent ainsi le même processus que celui de la valeur (cf. Première partie : « Le cycle de la valeur >). Il les domine, leur impose ses lois, les pénètre de part en part, les annexe. Naturellement un tel mouvement est freiné pour des raisons tenant au capital (qui peut hésiter à susciter des problèmes sociaux ou politiques), ou à ces facteurs eux-mêmes (qui lui résistent parfois).

15. Livre III, Œuvres, II, pp. 1033 et 1038 ; cf. Première partie : < Valorisation et dévalorisation. > 16. Ce ne sont pas seulement pour lui des outils commodes, mais des produits nécessaires de sa croissance : Idéol., pp. 399-400. 17. Fond., I, pp. 422-427. Sur le cas de la nature, cf. id., pp. 365367 (voir aussi la question agraire dans Le fil du temps, n " 2, 6 et 7).

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La politique se transforme. Elle n'est pas liquidée mais intégrée au capital. Elle est traditionnellement l'art d'organiser les hommes : c'est maintenant le capital qui remplit essentiellement cette fonction. L'économie, donc le capital, en tissant un réseau de marchandises et de capitaux, organise le procès social tout entier La politique est englobée par le capital ; économie et politique ne font plus qu'un, et régissent la production de tous les objets, de toutes les idées. Cette domination s'exerce de façon d'autant plus totalitaire et invisible que les « patrons > ont disparu " : seul subsiste l'être impersonnel des grandes entreprises et du capital dans son ensemble (cf. la dépersonnalisation du capital dans la deuxième partie : « Le communisme »). La contrainte sociale apparaît d'autant moins qu'elle est l'œuvre de rapports sociaux à l'intérieur desquels une grande liberté d'initiative personnelle est parfois admise et même encouragée (participation). Ce qui régit la vie sociale, ce n'est plus la politique, l'Etat (au sens d'art du gouvernement), ni l'économie (au sens de production des conditions de la vie matérielle), mais une sorte de synthèse des deux. Au niveau du phénomène de la vie politique, la fusion du capital et de la politique se manifeste par la disparition, dans toutes les sociétés où le capital est dans la phase de domination réelle, d'oppositions politiques décisives entre les partis et les hommes en lutte pour le pouvoir (sur la transformation de la politique, voir le début de « Capital et Etat >). Tous tendent à accepter la même structure fondamentale, et les divergences ne portent que sur l'emploi de telle ou telle méthode. Mais ces différences ellesmêmes sont liquidées, car les gouvernements « de droite » et « de gauche », « conservateurs » et « socialistes », tendent à employer les mêmes politiques économiques et sociales, s'empruntant mutuellement des éléments de leurs programmes respectifs. Par exemple, l'intervention de l'Etat est surtout mise en avant par la gauche, pour des raisons pratiques (en particulier

18. « Le capital (...) établit un réseau englobant tous les membres de la société » (Fond., I, p. 366). 19. Sur le rôle de la Bourse dans ce processus, cf. lettre d'Engels à Bebel, 24 janvier 1893, Lettres, p. 403.

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ses appareils bureaucratiques y voient une chance inégalée de promotion, en s'intégrant à l'Etat : ainsi après 1945). Mais elle peut être reprise par tous. Elle peut prendre toutes les formes intermédiaires entre les deux modèles extrêmes du « libéralisme » et de 1' « étatisme ». L'U.R.S.S., la Suède, les Etats-Unis ont le même programme fondamental, mais l'appliquent très différemment. L'existence de partis politiques différents et même « opposés » est donc possible et nécessaire (la forme de l'Etat « fort » et la « dictature » sont aussi nécessaires parfois, mais toujours préparées par la phase « démocratique 20 »). Il y a maintenant une même gamme de moyens dont se servent tous les gouvernements, mais en insistant plus sur un aspect que sur un autre selon le parti au pouvoir, selon la phase historique. A la limite, il n'y a plus qu'un seul programme, celui du capital, que tous s'emploient à réaliser Cest en ce sens qu'on peut parler de « mort » de la politique dans la domination réelle du capital, parce que les oppositions qui animaient autrefois le capital ont au fond disparu. Avec le « capitalisme d'Etat », le capital a conquis l'Etat et impose l'intérêt général du capital concentré, centralisé et « organisé ». La seule force opposante est le prolétariat, la seule alternative est celle du programme communiste. Mais ils sont justement situés en dehors de la politique, puisqu'ils n'aspirent pas à conquérir l'Etat existant, mais à le détruire. La domination réelle s'accompagne aussi d'un renforcement idéologique du capital, en poussant presque à ses limites extrêmes le double phénomène de fétichisme qui lui est inhérent. D'un côté, le capital reprend à son compte le fétichisme de la marchandise, par lequel la marchandise apparaît productive : parce que la valeur s'y réalise, le commerce, l'échange et le marché semblent être les sources de la valeur 2a. La richesse, les valeurs d'usage, apparaissent naître dans la circulation, et non seulement s'y échanger. Parallèlement, les rapports entre les hommes (en fait entre les classes) pas-

20. < Fascisme et démocratie », Programme communiste, n° 19. ,21. Par exemple, le P.C.F. se prononce pour une < participation réelle » (Le capitalisme monopoliste d'Etat, Ed. Sociales, 1971, pp. 400 suiv.). 22. Livre I, Œuvres, I, p. 607.

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sent par l'intermédiaire des rapports entre les choses (les marchandises) et semblent des rapports entre choses. On dirait que les marchandises achètent les hommes qui les fabriquent (le travail mort achète le travail vivant) au lieu d'être produites par eux u . La valeur d'échange, non seulement domine la vie sociale, mais cette domination lui permet de se présenter comme l'agent essentiel de la vie sociale, de la production et de la reproduction de la vie matérielle. D'autre part, et parce qu'il est distinct de la marchandise, en ce qu'il unit procès de valorisation et procès de travail, le capital est à l'origine d'un second processus fétichiste, lié au premier, mais qui lui est propre. On ne le rencontre pas dans la société marchande non capitaliste. Il consiste à faire apparaître le système capitaliste comme système de production de valeurs d'usage. L'importance grandissante prise par les moyens de production, et la mise en place d'un complexe socialisé de production, font du capital un utilisateur de valeurs d'usage différentes en quantité et en qualité de ce qu'il produisait dans sa phase de domination formelle. Le capital tend ainsi à se présenter comme moyen de production. Les deux aspects à première vue contradictoires se complètent en réalité : le second intègre le premier. Le mode de production capitaliste apparaît : 1. Comme valeur d'usage ; 2. Comme valeur d'usage ayant son origine dans la valeur d'échange. Le capital, unité des deux procès de valorisation et de travail (dont le premier domine le second), offre de lui-même une image renversée : celle d'un procès de travail rendu possible par celui de valorisation. C'est la valeur d'échange qui prend l'apparence d'un « support » nécessaire, et la valeur d'usage qui semble devenir le but général du système De ce fétichisme de la valeur d'usage découle celui du processus qui la produit : le travail, et par là le fétichisme du prolétariat. Alors que le capital, même sous sa forme la plus moderne, raffinée, n'est qu'un mécanisme d'asservissement du travail vivant, il tend à se présenter, et à présenter toute la 23. Résultats du processus immédiat de la production, Œuvres, H, pp. 430 et 434. 24. Id., pp. 424-425 et 428.

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société, comme un mécanisme visant à assurer à tous du travail

(salarié). Il est par nature incapable d'atteindre ce but, surtout si l'on considère le problème à l'échelle globale (mondiale) : cf. le problème des sans-réserves. Mais toujours il essaie de valoriser le travail prolétarien (en prenant ici valoriser au double sens du mot valeur, qui est à la fois représentation idéologique et mouvement réel : le capital fait l'éloge du prolétariat et du travail salarié, en même temps qu'il se nourrit de lui). L'économie politique moderne, malgré son refus de l'idéologie et ses prétentions scientifiques, va d'une erreur (le capital = facteurs de production) à l'autre (le capital = valeur). Mieux, elle les mêle 19 et dans sa confusion annonce la faillite de Marx (pour l'économie politique dite bourgeoise), ou le triomphe du « marxisme » (pour l'économie politique des pays dits socialistes). Le mouvement communiste, au contraire, ne définit pas le capital à partir de la valeur d'échange ou de la valeur d'usage, mais en se basant sur le mécanisme d'extraction de la plus-value, que l'économie politique est justement là pour masquer. La théorie communiste n'est pas supérieure à l'économie politique parce qu'elle serait « scientifique », mais parce qu'elle correspond à un mouvement réel : elle ne parvient pas à le saisir parce qu'elle analyse mieux les faits, mais parce qu'elle a intérêt à comprendre, et que sa base sociale lui permet de comprendre, ce qu'est la plus-value. De même, en son temps, le capital eut des penseurs capables d'envisager correctement le mouvement de la révolution bourgeoise, tandis que les théoriciens réactionnaires, quels qu'aient été leurs mérites intellectuels, n'avaient pas intérêt à le comprendre, mais au contraire à le cacher. Au fond, le phénomène fétichiste capitaliste n'est que le reflet du mouvement de la marchandise qui nie alternativement ses déterminations de valeur et d'usage, et du capital qui se forme en s'affirmant comme procès de valorisation et de travail, comme valeur et production En se fixant alter-

25. Par exemple : Barre, Economie politique, P.U.F., t. I, 1964, P- 319 suiv. 26. Le fétichisme spécifiquement capitaliste < atteint son paroxysme » avec le capital à intérêt : cf. Livre III, Œuvres, II, pp. 1150-

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nativement sur l'un ou l'autre de ces phénomènes, l'économie politique montre qu'elle n'a pas changé fondamentalement de nature depuis ses origines. Son rôle consiste avant tout à ne pas voir le mouvement d'ensemble du capital, à dissimuler sa nature afin de dissimuler son devenir. A l'époque actuelle, où l'idéologie dominante a décuplé les moyens et élargi les formes de sa diffusion, l'économie politique vulgarise ces mystifications, dont la forme réside dans le fait que chacune d'elles correspond bien à une partie (mais à une partie seulement) de la réalité du capital. L'effort idéologique joue un très grand rôle dans la lutte anticommuniste. Le fétichisme se dédouble avec le mode de production capitaliste, mais n'est pas une simple mystification". Il correspond à une réalité qu'il dissimule. C'est d'ailleurs sa fonction. Mais il n'est pas « manipulé > par l'Etat, ou la classe dominante : plus exactement, lorsqu'il est manipulé, il n'est pas créé par eux, il est le produit en quelque sorte naturel d'un système qui ne peut se comprendre lui-même. En particulier, dans la phase de domination réelle du capital, il exprima la mise en place d'un monde des objets, des marchandises-capitaux, ayant à sa racine le travail mort. Contrairement à ce qui se passait dans la circulation simple (marchandise-argentmarchandise), on n'a plus autonomisation d'une marchandise par rapport au travail qui l'a produite, mais autonomisation de la masse globale des marchandises, en fait de tout le capital social, produit par l'ensemble du travail social, qui se constitue en totalité régie par ses propres lois et sa logique monétaire Les rapports, qu'entretiennent entre eux les éléments composant cet ensemble dominé par la loi de la valeur, déterminent tous les rapports entre les hommes qui les ont produits, entre les membres du sujet collectif social, l'humanité 27. Manuscrits de 1844, id., pp. 61-62, sur le < inonde des objets > aussi Idéol., pp. 63, 66-67, 93-94, 102. Le travail mort apparaît doué de vie et mener le monde : cf. allocution de Marx, 14 avril 1856, Œuvres, II, cxxvi, et Résultats du processus immédiat de la production, id., p. 419, où Marx affirme qu'il s'agit d'un « stade de transition nécessaire ». 28. Id., pp. 408-412. Ce processus n'est possible que parce que le capital est aussi procès de travail : id., p. 417. 29. Voir également ce phénomène dans la circulation (Livre II, id., p. 506), et dans le mouvement général du capital (Livre m , id-, pp. 894-895 et 960).

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Le fétichisme n'est plus seulement un phénomène idéologique. La politique n'est plus seulement l'art de gouverner. Il y a> ou plutôt il tend à se constituer, un processus global de contrôle de toutes les activités humaines par l'être impersonnel du capital 30 . On a vu à la fin de la Deuxième partie que le mouvement communiste était le facteur essentiel de l'évolution actuelle des sociétés humaines. Ce paragraphe a essayé de donner quelques aperçus de la façon dont le capital, non seulement engendre ce mouvement, mais s'y oppose de toutes ses forces. L'une des tâches de la théorie communiste est d'étudier la totalité de la gamme des moyens qu'il met en œuvre. Depuis longtemps déjà, le capital s'emploie à prévenir et à se préparer pour la révolution communiste et la guerre révolutionnaire On pourrait croire que la formule de Marx et d'Engels sur le « spectre » qui hante l'Europe (il faut dire maintenant : le monde) ne soit qu'une métaphore ingénieuse sans grand contenu théorique. Or le communisme et l'anticommunisme sont devenus à tel point la réalité — insidieuse, pourrait-on dire — de notre temps, que l'ensemble de la société actuelle ne fonctionne que pour conjurer le danger communiste. Tout tend à faire que le mouvement communiste objectif ne soit pas pris en charge par les hommes, par le prolétariat. Tout se combine pour empêcher la formation du parti3*. Et tandis que se déroule ce combat essentiel à tous les niveaux, les soidisant luttes politiques servent précisément à détourner le prolétariat de l'affrontement principal. Les moyens de communication de masse imposent les débats et les discussions d'école ou de parti qui n'opposent que différentes interprétations du même programme capitaliste, le plus souvent dépourvues de toute influence réelle sur la marche des événements.

30. Id., pp. 1044 et 1434-1441 où Marx rassemble en quelque sorte ses idées sur le fétichisme. 31. Guerre civile, p. 271. 32. Dans cette lutte les contraintes et les limites imposées par l'Etat ne sont qu'une conséquence des conditions matérielles et de la structure sociale : Idéol., pp. 528-529.

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CAPITAL

ET

ÉTAT

Au cours de son évolution, le communisme a été conduit à se déterminer pratiquement et théoriquement par rapport à l'Etat capitaliste. L'Etat est le gouvernement des hommes organisés en classes. La politique est l'art d'organiser les hommes. La vie politique est l'affrontement des intérêts sociaux ( = de classe) pour la direction de l'Etat, c'est-à-dire pour savoir comment l'on organisera les hommes ( = les rapports entre les classes). Sous le capitalisme, la démocratie est le lieu de rencontre politique des intérêts de classes et de groupes sociaux différents (le lieu de rencontre économique est le marché, où sont même contraints de se rendre les éléments situés hors du mode de production capitaliste, puisque tout tend à devenir marchandise M ). Avec le développement du capital, il n'y a plus d'oppositions sociales fondamentales entre les classes et groupes qui se rencontraient dans la vie politique : a) la bourgeoisie liquide les restes des anciennes classes possédantes en les incorporant à elle ** ; b) la bourgeoisie est elle-même unifiée par la centralisation du capital. Seuls, subsistent les conflits d'intérêts entre les divers monopoles industriels et financiers : mais ce ne sont pas des intérêts de classes opposées, et l'Etat les concilie presque automatiquement. La seule opposition de classe est entre le capital (unifié et présentant un front quasi unique) et le prolétariat L'unification de la bourgeoisie n'est bien sûr qu'une tendance, dont la réalisation complète est impossible en raison de l'existence de la concurrence (cf. Première partie : « Valeur et développement »). Mais justement c'est le capital lui-même qui oppose les éléments, ses éléments, ses représentants, les uns contre les autres. La politique n'oppose plus des classes mais

33. Fond., II, pp. 165 suiv. 34. « La bourgeoisie (...) finit par absorber en son sein toute* les classes possédantes préexistantes » (Idéol., p. 93). 35. Le 18 Brumaire, dans Luttes de classes, pp. 255-256.

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des couches différentes, à l'intérieur de la classe des fonctionnaires du capital. Dans ces conditions, le rôle décisif de la politique et de la démocratie est de mystifier le prolétariat. Il y a toujours des luttes politiques, qui ne se réduisent pas totalement à des luttes de personnes et de clans pour le pouvoir : il y a effectivement des programmes différents. Mais d'une part il s'agit avant tout d'aspects différents d'un même programme essentiel (ce n'était pas le cas auparavant, par exemple en France avant 1914, et surtout aux débuts de la III e République, lorsque certaines fractions politiques tentaient de freiner le développement économique). D'autre part, les partis échangent et se prennent réciproquement des morceaux entiers de leurs programmes respectifs. Cet état de fait s'est surtout développé après la crise de 1929, et encore plus à partir de la Deuxième guerre mondiale. En France, les gouvernements de droite et de gauche apportèrent chacun leur solution à la crise des années 30 : Laval par la déflation (blocage des salaires des fonctionnaires), puis Blum par une dévaluation et l'augmentation du pouvoir d'achat. Au contraire, depuis 1945, les gouvernements des grands pays capitalistes, qu'ils soient de droite ou de gauche, utilisent tous la même panoplie d'armes anticrises : politique monétaire (contrôle de la masse de monnaie en circulation), politique budgétaire (contrôle des crédits de l'Etat, rendu d'autant plus important que l'Etat est lui-même un agent économique de premier ordre), et politique fiscale sont utilisées alternativement ou simultanément par tous les gouvernements. De même que le mouvement de constitution des Etats nationaux est achevé, pour l'Europe, en 1870 ; de même, la Première guerre mondiale marque le moment où, en Europe, le capital a détruit les entraves externes à son développement. Dès lors, l'Etat est avant tout le moyen de contenir les forces productives, de lutter contre les autres Etats : ce qui n'empêche pas les Etats rivaux de s'unir contre le prolétariat. L'action de l'Etat est alors politique, mais surtout économique : lutte contre la surproduction". Le cadre national est devenu trop étroit : la seule dimension possible pour le développement social est le monde. 36. Lettre d'Engels à Schmidt, 27 octobre 1890, Lettres, pp. 368-

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Le capital lui-même exprime d'ailleurs pratiquement cette contradiction, en s'insurgeant contre les limites nationales qui freinent souvent la valorisation. La tendance à la destruction de la limitation nationale est réalisée par le communisme, mais se manifeste sous le capitalisme, et est développée par lui dans la mesure où il développe les forces productives. Cependant, de même qu'il ne peut lui-même supprimer la valeur, de même il ne peut lui-même supprimer l'Etat national. Seul le communisme offre la possibilité de la fin des luttes nationales et ethniques, la perspective de la réconciliation de l'espèce avec elle-même, la naissance de l'humanité comme seul sujet de l'histoire " ; ce qui n'exclut pas des heurts et des secousses pendant la période de transition. Le communisme se présente ainsi comme destruction des limites nationales, et combat toute manifestation de nationalisme comme contre-révolutionnaire 38. Notre temps marque donc l'achèvement de toute une évolution des formes politiques. En Angleterre, aux Etats-Unis, en France, les révolutions bourgeoises classiques avaient créé un système représentatif d'où le peuple (petits-bourgeois, paysans parcellaires, salariés) était exclu, mais qui réunissait les intérêts des fractions de la bourgeoisie w . La société capitaliste naissante assurait sa cohésion 40 par ce lieu de rencontre et de compromis, où d'ailleurs parfois une fraction établissait sa domination sur les autres. Les groupes constituant la bourgeoisie étaient différents, voire opposés : les uns plus progres-

37. La ré-appropriation des conditions de la vie ne peut être que globale, universelle : Idéol., p. 103. 38. Id., p. 90. Tout en appuyant le mouvement de formation des Etats nationaux, le communisme préparait l'étape suivante : « en ne reconnaissant aucune patrie, l'Internationale tend à l'unité de l'humanité (...) Elle est contre le mot d'ordre de la nationalité, parce que cette formule tend à diviser les peuples... » (Marx et Engels, exposés à la réunion du Conseil général de l'A.I.T., 25 juillet 1871, Commune de 1871, p. 167.) Il n'y a donc aucune contradiction entre les positions sur la constitution des Etats nationaux, lorsqu'ils représentent un progrès historique, et le principe selon lequel le prolétariat n'a pas de patrie (Manifeste, Œuvres, I, pp. 179-180, et le commentaire qui en est fait dans la critique du programme de Gotha, id., pp. 14231424). 39. Sur la bourgeoisie et l'Etat après la révolution française, cf. S.F., pp. 149-150, et Idéol., p. 105. 40. Voir sur cette cohésion S.F., pp. 146-147.

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sifs (dans le sens du développement du capital), d'autres plus conservateurs (parce que liés aux anciennes couches de la société féodale disparue). Il ne suffit pas de dénoncer dans la démocratie le gouvernement de la bourgeoisie. Car il y a dans ce système politique la possibilité — et la nécessité — de l'autocritique théorique et pratique de la bourgeoisie qui s'épure progressivement de ses liens avec l'ancienne société. Cette dernière est en effet encore très forte au xix e siècle, en Allemagne, mais aussi en Angleterre et en France. La démocratie joue par là un rôle historique progressif"1 : elle est le moyen politique par lequel le capital vient dominer la société La III e République est obligée de mener à la fin du xix e siècle une politique anticléricale afin d'extirper définitivement les restes de réaction monarchiste et religieuse. L'école est l'une des armes essentielles de ce combat : l'instituteur représente effectivement une force de progrès (capitaliste) par rapport au prêtre. De ce point de vue, le mouvement ouvrier soutient les efforts du capital pour se débarrasser de ses obstacles. Mais l'école laïque et la séparation de l'Eglise et de l'Etat ne sont pas par eux-mêmes des instruments du progrès social : dès l'achèvement de ce mouvement, l'école capitaliste montre toute sa fonction mystificatrice et obscurantiste (donc finalement réactionnaire) en diffusant par exemple l'idéologie nationaliste. Il n'empêche que pendant une période historique précise l'Etat démocratique remplit des fonctions révolutionnaires43. C'est pour cette raison qu'au xix' siècle le communisme appuie dans certaines phases la démocratie, afin qu'elle joue pleinement son rôle destructeur révolutionnaire

41. N.G.R., I, passim. 42. « Tout ce qui centralise la bourgeoisie est favorable aux ouvriers » (Lettre de Marx à Engels, 27 juillet 1866, Commune de 1871, note 1). 43. Pourtant dès 1845, Marx et Engels affirment que 1' « indépendance de l'Etat » n'existe plus que dans les pays arriérés : « L'exemple d'Etat moderne le plus achevé est l'Amérique du Nord. » (Idéol., pp. 105-106.) 44. L'intérêt de la bourgeoisie sur ce sujet est parfois contradictoire : cf. Le 18 Brumaire, dans Luttes de classes, pp. 200, 236, 254. En outre, la position communiste est toujours préparation de l'étape ultérieure, et par là lutte contre la nation et l'Etat national : « La classe ouvrière seule constitue une véritable force active de résistance contre les duperies nationales » (lettre de Marx à Engels, 3 août 1870, Commune de 1871, p. 49).

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Dans la phase de domination formelle, il fait pression sur l'Etat contre la bourgeoisie (loi des 10 heures, etc.). Dans la phase de domination réelle, le réformisme ouvrier cherche ensuite à assurer lui-même une fonction déjà remplie par l'Etat, à s'intégrer à l'Etat Oégislation du travail, etc.). Son action est contre-révolutionnaire. Le capital développe ainsi un monde politique différent de l'Etat de l'Ancien Régime. Il introduit un nouveau rapport entre la production et le gouvernement, entre les agents économiques et les sujets politiques. La somme des intérêts de la bourgeoisie est différente de la somme des intérêts des classes dirigeantes d'autrefois. Q n'y avait pas à proprement parler de lutte économique entre les propriétaires fonciers : au contraire, les capitalistes s'opposent entre eux. Il est donc nécessaire de créer un organe au-dessus de la société, un appareil bureaucratique et militaire pour à la fois concilier et faire triompher leurs intérêts. La contre-révolution pouvait d'ailleurs à l'époque présenter cette création de l'Etat en force autonome comme un phénomène monstrueux, contraire à la nature, opposé à l'équilibre du système hiérarchique antérieur 49 . Bien sûr, la présentation du corps social comme une harmonie troublée par la révolution repose sur une pure illusion. D y avait des classes et des luttes de classes avant la révolution bourgeoise. Mais une telle illusion est d'autant plus possible que la politique et l'économie tendaient à se superposer. Les grands possédants étaient presque naturellement les chefs politiques. L'apparition d'un monde politique distinct est justement le signe d'un changement : ainsi le rôle de plus en plus important des ministres en Angleterre et en France aux xvn e et xviii® siècles. A la pyramide roi/sujets, avec ses groupes intermédiaires figés (ordres, corporations), se substitue une dualité entre une sphère économique et une sphère politique. L'Etat opère une conciliation relativement pacifique des conflits internes au capital et des luttes entre le capital et le prolétariat. Mais il a recours à la violence la plus énergique dès

45. < Les bourgeois abolissent l'Etat naturel pour ériger et faire un Etat qui leur est propre. » (Idéol., p. 381.)

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qu'il le faut 4 ". La phase pendant laquelle la démocratie est révolutionnaire connaît aussi l'usage de la violence contre le prolétariat, et contre les fractions indisciplinées de la petitebourgeoisie (1871) et même de la bourgeoisie 4 '. L'harmonisation des intérêts du capital, vis-à-vis de lui-même et des autres, combine donc ce qu'on appelle communément la < démocratie > et la « dictature » (y compris l'emploi systématique et organisé de la terreur et des massacres : cf. la lutte contre la Commune). Lorsque le capital généralise la grande industrie, sa domination totale sur la société est en voie d'être instaurée. La domination réelle du capital sur le travail s'opère avec le développement de la plus-value relative (cf. le paragraphe précédent) Il est alors nécessaire à la fois d'obtenir l'adhésion de l'ouvrier à son travail et de contrôler son travail, et de le forcer à un certain type de travail, dont l'intensité et la productivité doivent sans cesse être augmentées (développement de la catégorie des ouvriers spécialisés et du travail à la chaîne, régi par 1' « organisation scientifique du travail >, à partir de la Première guerre mondiale). En même temps, l'organisation de l'économie devient une nécessité. On sait que le capitalisme organise rationnellement la production à l'échelle de chaque entreprise4*, mais que l'ensemble des entreprises, se rencontrant sur le marché, ne forme pas un tout harmonieux : l'équilibre ne s'établit qu'à travers des luttes et des destructions (sous toutes sortes de formes : stocks de marchandises invendues, faillites d'entreprises). Le capital est maintenant obligé d'organiser la société comme une entreprise parce qu'il faut étouffer, résorber les contradictions entre les entreprises, et entre le capital et le prolétariat. Le capital ne s'assujettit plus simplement l'ouvrier dans la production, à l'intérieur de l'usine, mais dans l'ensemble de sa

46. Sur juin 1848, cf. Ecrits militaires, pp. 199-219 : « // (le peuple) ne se doutait pas que les méthodes de guerre expérimentées en Algérie seraient utilisées en plein Paris » (p. 204). 47. Le 18 Brumaire, dans Luttes de classes, pp. 180-181. 48. Fond., II, p. 86 sur < l'enrégimentement » dans la production (aussi pp. 89-90). 49. Cf. le résumé du Capital par Engels dans Pour comprendre * Le Capital », pp. 57-58.

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vie. Pour ce faire, il lutte contre les tendances spontanément communistes de l'ouvrier. Son action est à la fois économique, idéologique et politique. Il développe une consommation de masse abrutissante J0 . Il fait l'éloge du travailleur et de la condition salariale, créant ainsi un monde ouvrier mythique où l'ouvrier est roi. Les partis « ouvriers > jouent d'ailleurs un rôle de premier plan dans cette mystification : Fête du Travail sur le plan national, fêtes ouvrières, culture ouvrière, qui se greffe sur les tentatives d'affirmation ouvrière traditionnelles, datant de l'époque où une minorité d'ouvriers qualifiés accédaient à une consommation (et peut-être dans une certaine mesure une création) culturelle refusée aux autres ouvriers — tout simplement parce qu'ils ne savaient pas lire, par exemple. On fait l'éloge du travail dont on célèbre la « dignité », alors qu'un autre type d'activité est possible et nécessaire au développement économique et social. Les organisations du mouvement ouvrier prétendent aussi continuer l'effort de promotion ouvrière du siècle dernier, tentative purement réactionnaire aujourd'hui. La seule « promotion > sociale possible est celle de l'ensemble des travailleurs (et de l'humanité) produisant les rapports sociaux adaptés au développement social contemporain. On pourrait montrer l'étendue de cette idéologie du travail : dans le mouvement ouvrier réformiste ; dans la contre-révolution la plus brutale (nazisme) ; dans la contrerévolution russe et plus généralement dans tous les pays « socialistes » qui glorifient le prolétariat et la condition de prolétaire C'est tout le contraire de la position communiste qui est destruction de la condition prolétarienne en tant que rapport social périmé. Le but du capital est de noyer le prolétariat à la fois dans l'idéologie de la consommation, et dans la consommation de l'idéologie. Cela répond aussi à un besoin économique : lutter contre la tendance à la surproduction". L'échange doit être étendu le plus possible : c'est la colonisation de la société par la marchandise. Mais, par sa fonction, la marchandise n'est qu'au service du capital : toute

50. Fond., I, pp. 236-237. 51. Lettre de Marx à Engels, 12 juin 1863, Corresp. VII, pp. 23213. 52. Fond., pp. 368-371.

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destruction du règne de la marchandise passe par celle de la domination du capital. En même temps, le capital utilise la lutte armée chaque fois que c'est nécessaire". Mais parallèlement il regroupe le prolétariat autour de l'Etat national, développant le nationalisme et toutes les idéologies de type national (ici encore le rôle des partis « ouvriers » est prépondérant). De la même manière qu'il mobilise les hommes, le capitalisme mobilise aussi les consciences et tente d'imposer un moule idéologique. D'où le développement chez les intellectuels des formes de conscience tragique et malheureuse. Mais l'une des armes les plus importantes du capital est l'illusion démocratique". La plupart du temps, le capital a conservé la façade parlementaire. Bien entendu, le parlement a toujours été l'instrument de la bourgeoisie La différence est qu'auparavant elle s'en servait pour se discipliner. Aujourd'hui, la bureaucratie d'Etat remplit ce rôle fort simplifié d'ailleurs puisque toutes les fractions de la bourgeoisie " (c'est-à-dire de la classe qui gère le capital : bourgeoisie classique ou d'Etat) s'entendent sur le but à réaliser : maîtriser et contenir le développement du capital. Cela ne veut pas dire : ne pas le développer, car le capital est dynamique par définition, mais contrôler son développement, utiliser tous les moyens économiques et politiques pour éviter les grandes crises économiques et la révolution communiste. Le parlement, dépourvu de tout pouvoir réel, sert aujourd'hui d'instrument de mystification, assez efficace d'ailleurs. Il est curieux de constater que la plupart des pays ayant effectué leur révolution bourgeoise de manière originale Ces pays « socialistes ») conservent ou créent de toutes pièces une machine démocratique dans les conditions les plus ridicules (99 % de voix pour le gouvernement). Dans certains pays, pour des raisons historiques, la démocratie a pu disparaître, même comme façade, en cédant la place à des systèmes politiques « nou-

53. Sur le rôle de la violence et les phases du capitalisme, cf. Ecrits militaires, Introduction, pp. 16-17 et 23-24. 54. Le fil du temps, n° 8, p. 27. 55. Sur le < çrétinisme parlementaire », cf. Le 18 Brumaire, dans Luttes de classes, pp. 231-232. 56. « L'Etat n'est rien d'autre que le pouvoir total organisé des classes possédantes » (Question du logement, p. 75).

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veaux » : ainsi en Allemagne et en Italie sous le fascisme. En fait, cette nouveauté résidait seulement dans la systématisation de procédés déjà employés par le capital dans sa période « démocratique " ». Le fascisme n'apporte rien de neuf en matière de programme économique ou social, ni dans son usage de la violence M, moins encore dans son idéologie. Sa seule innovation consiste dans Yorganisation de tout un ensemble de moyens contre-révolutionnaires, sur tous les plans (économie, politique "'...). La seule solution envisageable par le capital est la compression de ses contradictions, par la violence (fascisme), ou par le réformisme en obtenant l'accord des travailleurs (Front Populaire). Mais cela n'a qu'un temps et au bout le résultat est le même : dans les deux cas, la compression des contradictions s'accompagne nécessairement de nationalisme et de militarisme (qui tous deux florissaient sous le Front Populaire) et aboutit à préparer une nouvelle guerre impérialiste Oa différence est que l'Allemagne pouvait la préparer dans de bonnes conditions). Après l'effondrement des pays fascistes, en 1943 et 1945, la démocratie se présente à nouveau dans ces pays, comme l'alternative permettant un progrès par rapport au régime fasciste. En réalité, elle avait elle-même donné naissance à ces systèmes et ne s'était jamais battue contre eux , 0 . Elle s'était fait d'ailleurs l'instrument de la violence antiprolétarienne et avait été la première à mettre sur pied des corps spéciaux de répression en dehors des polices et armées régulières (Allemagne, 1919). La démocratie a servi après 1914-1918 : a. à faire croire au prolétariat que son cadre démocratiqueparlementaire permettait une évolution progressive vers un mieux-être collectif et la paix intérieure et internationale ; b. à laisser s'organiser parallèlement à elle (et le plus souvent en liaison étroite avec elle) les forces contre-révolution57. Voir la description de la Société du Dix-Décembre (bonapartiste), Le 18 Brumaire, dans Luttes de classes, pp. 220-222. 58. A propos de juin 1848, Marx parle de € guerre d'extermination » contre les ouvriers proclamés des « ennemis de la société » (Luttes de classes, pp. 142-143). 59. Communisme et fascisme, Ed. Programme communiste, 1970 (textes du P.C. italien, 1921-1924). 60. Voir sur l'Espagne les articles d'Invariance, n 01 7 et 8, et divers articles (1936-1938) dans Bilan, revue de la gauche communiste, prochainement reproduite.

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naires qui l'ont ensuite liquidée lorsqu'elle est devenue inutile. " La démocratie remplit donc parfaitement son rôle. D'abord écrasement du prolétariat (physique et idéologique). Puis lorsqu'elle s'est révélée insuffisante, la contre-révolution, dont elle n'était qu'un instrument parmi d'autres, s'en est débarrassée. Après la défaite des pays fascistes, due pour l'essentiel à leur faiblesse relative par rapport aux autres pays impérialistes, la démocratie reparaît en participant à nouveau à l'écrasement du prolétariat : a. pendant la fin de la guerre en organisant (avec la pleine collaboration des partis ouvriers) des blocs nationaux antiallemands en France et en Italie ; b. pendant la reconstruction et l'essor qui suivent la guerre. La défense de la démocratie contre la « réaction > n'a plus aujourd'hui qu'un contenu anticommuniste". La seule réaction est maintenant celle du capital, qui l'a bien montré en reproduisant après 1945 toutes les horreurs dont il voudrait rendre responsable une forme politique, alors qu'elles constituent le contenu même de la dictature du capital dans sa phase de domination réelle (militarisme, guerres permanentes, gaspillages, massacres, misère, famine organisée, etc. **). La démocratie n'est plus qu'une partie de la contre-révolution, le paravent utilisé parallèlement à la dictature la plus sauvage M. Elle n'est pas un phénomène idéologique mais pratique : si elle a si bien réussi après 1945, c'est que ses conditions économiques et politiques étaient remplies par la prospérité et la paix en Europe, tous les grands conflits sociaux et politiques se déroulant à l'extérieur de l'Europe occidentale. De la même façon, si maintenant son caractère contre-révolutionnaire commence à apparaître, c'est que les contradictions sociales réelles se manifestent et l'obligent à montrer son visage répressif : le

61. « Le P.C. d'Italie face à l'offensive fasciste (1921-1924) », Programme communiste, n " 45 à 50. 62. Thèses de la gauche communiste (1945), Invariance, n" 9, pp. 24-30. 63. Voir par exemple < Le nouveau statut des entreprises d'Etat en Russie » (1965), Programme communiste, n° 35. 64. « Tout ce qui est réactionnaire se donne alors des allures démocratiques > (lettre d'Engels à Bebel, 11 décembre 1884, Commune de 1871, p. 253).

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capital est contraint d'être de plus en plus totalitaire, parce qu'il lui faut englober et contenir la totalité des composants de sa société".

LE

TOURNANT

DU CYCLE

DU

CAPITAL

Il n'y a qu'une seule grande nouveauté dans le capitalisme depuis l'époque de Marx : son organisation. Encore Marx et Engels avaient-ils envisagé l'ensemble du mouvement du capital, et par conséquent parfaitement compris la nécessité de cette phase, mais ils ne pouvaient en analyser pleinement les conséquences et les modalités. Les rapports de production sont restés les mêmes, mais le capital s'est organisé. Son organisation est plus que la simple somme de ses éléments : elle est la liaison qui s'opère entre eux. Le capital est un processus basé sur un rapport entre différents éléments : force de travail, moyens de production, valeur. A un certain stade de développement, ils entrent en contradiction avec eux-mêmes : le mécanisme productif (capital fixe) s'oppose à la valorisation (cf. Première partie). La contradiction fondamentale du capital ne se manifeste plus alors de la même manière qu'autrefois. Les crises de la phase précédente, quelle qu'ait été leur ampleur, ne servaient qu'à ré-adapter le capital. Dans la nouvelle phase, au niveau d'un ensemble de pays développés (en 1914 : les Etats-Unis et l'Europe de l'Ouest), il y a saturation de forces productives par rapport aux exigences et aux capacités des structures socio-économiques Par conséquent, il ne s'agit plus pour le capitalisme de surmonter des difficultés passagères, mais de se sauvegarder à tout prix en tant que système social. C'est

65. « En tout cas, notre seul ennemi, le jour de la crise et le lendemain, ce sera l'ensemble de la réaction groupée autour de la démocratie pure, et cela, me semble-t-il, ne doit pas être perdu de vue. » (Id., p. 254.) 66. Lettre d'Engels à F. Wischnevetzky, 3 février 1886, Corresp. Sorge, p. 25.

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dans sa totalité que le capital est menacé, et un danger plane l'ensemble des pays industriels avancés". Le fait même qu'il s'agisse de capital fixe montre bien qu'on a affaire à une opposition du capital à lui-même. Cette combinaison de moyens de production ne s'oppose au capital que comme serviteur rebelle, instrument rétif de ce dernier. Il s'agit encore d'une opposition négative. Au contraire, la révolution communiste n'est plus simplement la lutte du capital fixe contre le principe de la valeur, puisqu'elle détruit le capital fixe en tant que capital M . L'organisation du capital est le processus par lequel les éléments rebelles de la structure sociale qu'est le capital sont ramenés ou réduits au rang de rouages du capital (et non d'opposants). Cela s'opère à tous les niveaux (économique, politique, idéologique, militaire : cf. le paragraphe précédent sur le totalitarisme du capital m ). L'objectif est de conserver le mécanisme de valorisation, et non pas les privilèges des classes dominantes, qui sont en fait bien secondaires ; le système capitaliste ne fonctionne pas pour satisfaire les intérêts de la bourgeoisie — classique ou d'Etat — mais pour perpétuer un système économique dont les lois générales sont indépendantes de la volonté de la bourgeoisie ; la bourgeoisie est au service du capital, et non l'inverse. Ce phénomène, déjà aperçu par Marx, s'est développé depuis avec la fonctionnarisation et la dépersonnalisation du capital (voir dans la Deuxième partie le début du paragraphe « Le communisme »). La propriété privée existe toujours. Mais la propriété privée personnelle n'est rien à côté de la propriété privée impersonnelle : l'entreprise, qui n'est plus le fait d'un homme, et donc sa chose, mais puissance par ellemême, qui n'est plus possédée par les hommes, mais les possède au contraire, achetant les forces de travail des prolétaires comme des « managers ». Elle échappe à ses dirigeants, et n'obéit qu'à une seule loi fondamentale : valoriser son capisU r

67. Boukharine, La théorie du matérialisme historique, Anthropos, 1969, pp. 272-275. 68. Invariance, n° 2, pp. 169-170. 69. Saint-Simon fait figure de précurseur lorsqu'il écrit : « La philosophie du dernier siècle a été révolutionnaire ; celle du xix* siècle doit être organisatrice » (cité par Leroy, op. cit., p. 202).

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tal n . Pour sauvegarder ce mécanisme, le capitalisme modi. fie la manière dont s'effectue la valorisation : — destruction de capital fixe, — accroissement dans certains cas de la part du produit social investie en salaires et en moyens de consommation, — prise en charge par l'Etat des secteurs non rentables, — expropriation par l'Etat ou par d'autres capitalistes, — conquête de l'espace non capitaliste, qui est soit transformé en capitalisme, soit soumis au capital n . Pour s'attaquer aux effets de la contradiction valorisation/ dévalorisation (car il ne peut s'attaquer à ses causes), le capital tente de faire se correspondre la valorisation et l'appareil de production : a. il développe la valorisation (directement et indirectement : en vendant davantage et en accroissant le secteur qui vit de la valorisation ; cf. Première partie : « Travail productif et improductif >) ; b. il réduit l'appareil de production au cadre nécessaire à la valorisation (liquidation des forces de travail en surnombre et orientation du capital fixe vers des activités improductives : armement). Certains moyens employés vont à l'encontre de la valorisation immédiate : par exemple le rôle de l'Etat. Ils visent en fait à permettre la valorisation sur une échelle plus vaste™. Les fonctions assurées par l'Etat dans les pays à bourgeoisie d'Etat pourraient donner l'apparence d'une disparition de la loi de la valeur, en tout cas de sa domestication par le capital. En réalité, le capital reste divisé en entreprises, en unités autonomes qui doivent s'affronter. On a pu croire que le capital détruisait ou réduisait le rôle du marché en s'organisant : mais il ne s'est organisé que pour développer le marché. Le marché reste le lieu de rencontre ( = de lutte) entre des unités de production autonomes reliées entre elles par l'échange de ce qu'elles produisent (voir la question des pays de l'Est dans « La régénération du capital >). H n'a pas été aboli :

70. Fond., 1, p. 217. 71. Cela est possible parce qu'en tant qu'économie et société, le capitalisme est extrêmement souple : le processus de reproduction est c élastique par nature » (Livre III, Œuvres, II, p. 1179). 72. Fond., n , pp. 167-168.

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son rôle est même renforcé, puisque tout tend à devenir marchandise. Mais il s'est lié à la force de l'Etat : ses problèmes entraînent nécessairement des conflits entre Etats™. Le tournant décisif, sur le plan historique, est la guerre de 1914-1918 et la crise de 1929 M. Il est impossible de distinguer les deux : la guerre et la crise forment un tout, une unité de temps historique. On voit alors se manifester tous les aspects pratiques et théoriques de la contradiction fondamentale, de son éclatement et de sa résorption par le capital. C'est la plus grande crise sociale qu'ait connue le capital, et la plus grande contre-révolution de son histoire. Cela explique la longueur et la vigueur du mouvement contre-révolutionnaire. Dans cette période charnière, la guerre est elle-même à la fois cause et effet. La guerre développe, transforme le rôle de l'Etat Après le mouvement national du xix e siècle, l'Etat se modifie dans son action extérieure (impérialisme) et intérieure. Les décennies précédant la guerre voient une recherche de solution globale, c'est-à-dire dans le cadre de l'ensemble de l'Etat national, au problème ouvrier. Les études sur la « question sociale » se multiplient. On se moque aujourd'hui des solidaristes, des « révisionnistes » allemands, des fabiens, des radicaux, sans voir qu'ils préfiguraient souvent avec lucidité la domination totalitaire du capital au xx e s i è c l e L e s théories de la démocratie industrielle et du socialisme national entamaient et annonçaient la phase où le prolétariat est reconnu comme composante et partie intégrante de la société et de la nation : il n'est plus rejeté à l'extérieur, mais admis en son sein. La guerre vint donner à l'Etat la mainmise ou le con-

73. M. E. Diïhring bouleverse la science, Costes, t. n i , 1955, chapitre il. 74. Boukharine, L'économie mondiale et l'impérialisme, op. cit., étude insuffisante (il manque la dimension proprement communiste) mais très intéressante. 75. Sur l'éventualité et le caractère d'une guerre mondiale, voir Engels, Introduction aux Luttes de classes (1895), p. 29 ; et Introduction à Guerre civile (1891), pp. 291-292 ; Marx, lettre au Comité de Brunsvick (1870), Ecrits militaires, p. 521 ; Engels, « Ce qui attend l'Europe >, Sozialdemokrat, 15 janvier 1888, id., p. 611 ; et sa lettre à Sorge, 7 janvier 1888, Corresp. Sorge, n , p. 125 suiv. 76. « Invariance de l'opportunisme », Programme communiste, n° 26 et 27.

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trôle de l'ensemble de la société : sur le plan économique, il prend lui-même la direction de parties importantes de la production (souvent certaines retourneront ensuite à leurs propriétaires, les charbonnages en Grande-Bretagne, par exemple) ; sur le plan idéologique, il contrôle et oriente l'information ; sur le plan politique, tous les partis s'unissent autour de lui, en fait sous sa direction ; sur le plan social, il encadre la classe ouvrière (système des délégués ouvriers, qui parfois se retourne contre lui). Progressivement naît la pratique d'un traitement global des problèmes Qu'ils participent ou non directement au gouvernement (en France le parti socialiste y restera jusqu'en 1917), tous les partis politiques agissent désormais dans le cadre de l'Etat, donc du capital La phase dans laquelle des intérêts sociaux opposés s'affrontaient pour le contrôle de l'Etat est terminée. La paix sociale est contre-révolutionnaire : les réformes obtenues sont ensuite perdues et rattrapées par le capital dans les crises et les guerres. Jusqu'en 1914, le mouvement ouvrier réformiste, tant politique (parti) qu'économique (syndicat), était un facteur de progrès, non dans la mesure où il obtenait des réformes (tôt ou tard rattrapées par le capitalisme), mais parce qu'il aidait au développement du capital en le poussant à détruire les entraves externes à sa croissance. Maintenant, il n'y a plus de divergences profondes entre les fractions bourgeoises, et le mouvement ouvrier réformiste — y compris les P.C. — n'est qu'un élément de la contre-révolution. Tous les programmes sont identiques au fond, et ne varient que sur les moyens (dans une faible mesure, en raison des emprunts réciproques : cela montre bien que c'est le capital qui impose son programme aux partis au pouvoir ou dans l'opposition ™). Il n'y a en effet qu'une seule solution pour la sauvegarde du capital, et tout ce qui cherche à s'affirmer, à jouer un rôle ou à devenir un pouvoir quelconque dans la société existante ne peut le faire qu'à condition d'aider d'une manière ou d'une autre le capital à trouver cette solution. La S.F.I.O. n'a pu subsister qu'en s'intégrant à l'union sacrée. Le P.C.F. n'a pu

77. 78. 79. nal "

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Lettre d'Engels à Marx, 13 avril 1866, Corresp. IX, p. 48. Hilferding, op. cit., cinquième partie. « Us ne forment plus qu'un seul grand parti, le " parti natio», N.G.R., n , p. 74.

devenir un parti de gouvernement qu'en se faisant nationaliste et en participant au colonialisme (cf. son attitude vis-à-vis de l'Algérie, en 1936, en 1945, etc."). Et de nos jours les gauchistes ne peuvent constituer des organisations puissantes et encadrer une grande masse de militants qu'en reprenant l'idéologie du capital (démocratie, renforcement des syndicats, contrôle ouvrier et problèmes de gestion, etc.) : pourtant les groupes gauchistes contiennent bon nombre de révolutionnaires, mais en tant qu'organisations ils aspirent à un pouvoir politique (d'abord sur une partie des travailleurs, puis sur l'Etat « ouvrier ») et pour ce faire sont contraints d'adopter au moins des morceaux — d'ailleurs très importants — du programme du capital. Parce que leur perspective est d'abord politique, et non le contenu social de la révolution communiste ils ne raisonnent et n'agissent qu'en termes de pouvoir : or, pour se constituer en pouvoir dans cette société, il faut reprendre tout ou partie du programme du capital. Le mouvement ouvrier réformiste a cessé en 1914 d'être une force de développement social, de même que la politique et les élections ont cessé d'impulser ce développement. La révolution ne peut triompher qu'en les détruisant, et non en essayant de les conquérir. Jusqu'en 1914, le capital est progressif ; ensuite il cesse de l'être. Non pour des raisons morales, parce qu'il anéantit la civilisation. Ni pour des raisons strictement économiques, parce qu'il détruit des masses de forces productives. Mais parce qu'il n'est plus le cadre adéquat au niveau atteint par le développement économique et social. C'est alors lui qui crée un cadre adéquat à sa nature, à son développement comme valorisation, sort propre cadre, auquel les richesses réelles, les besoins et même l'existence humaine doivent se plier. Des périodes de croissance économique semblent infirmer cette thèse : de la Première guerre à 1929, et de 1945 à nos jours. Mais elles n'ont été possibles que sur la base de destructions passées et présentes (situation faite au tiers-monde depuis

80. « Le communisme et les partis algériens », Programme communiste, n 0 ' 11, 12, 13. 81. Gloses marginales critiques à l'article : « Le roi de Prusse et la réforme sociale », Textes, I, p. 89.

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1945"). Le mouvement révolutionnaire n'a plus à appuyer le développement du capital. Celui-ci peut encore révolutionner certains secteurs (par exemple la Chine), mais de toute façon le communisme est une possibilité dans un nombre assez élevé de pays, où le capital a atteint sa phase de domination réelle. Jusqu'en 1914, le mouvement communiste avait entre autres pour tâche de pousser à la roue du développement économique, donc du développement du capital Mais cela ne voulait pas dire que, tant qu'il y aurait au monde un continent ou un pays sous-développé, le communisme devrait contraindre le capital à venir le dominer. L' « appui > apporté au capital n'était qu'un effort pour abréger la phase de création des conditions du communisme dans les pays les plus avancés (voir dans la Deuxième partie : « Le parti >). Une fois cette tâche remplie en Europe occidentale et aux Etats-Unis, avant tout d'ailleurs en Allemagne et aux EtatsUnis, le communisme n'a plus à soutenir les efforts du capital, puisque ce dernier tente alors de freiner son développement (guerres, crises M). En même temps cependant Marx prévoyait le cas où le reste du monde ne suivrait pas le mouvement communiste parti d'Europe et des Etats-Unis. Mais il espérait que la secousse serait assez forte dans les pays avancés pour leur permettre d'entraîner les autres. Pour des raisons historiques précises (voir paragraphe suivant), les choses ne se sont pas passées ainsi. En tout cas, il est ridicule de faire de Marx le grand prêtre de la croissance économique et du développement en soi des forces productives 85 (pour l'en féliciter ou le lui reprocher). Le souci d'aider à la liquidation des entraves au capital a par ailleurs une origine éminemment pratique et non théorique, dans les mouvements spontanés du prolétariat qui contraignent le capital à se moderniser (voir le début du paragraphe < La régénération du capital > sur le rôle des

82. Jalée, L'impérialisme en 1970, Maspéro, 1970 (documenté). 83. Ecrits militaires, pp. 489-490 ; la Nouvelle Gazette Rhénane s'efforce de regrouper tous les démocrates afin d'organiser une pression sur la bourgeoisie : N.G.R., H, pp. 32-33. Marx réclame « une dictature énergique » (p. 27). 84. Fond., I, pp. 273-274 sur le « grand rôle historique du capital ». 85. Au x n " siècle, ce rôle semble beaucoup mieux convenir à SaintSimon : cf. Leroy, op. cit., chapitre vi, en particulier pp. 210-213, et Livre m , Œuvres, II, p. 1278.

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luttes ouvrières « économiques > en Angleterre au xix* siècle). Marx ne fait que les replacer dans une perspective historique (toujours son effort pour saisir le communisme comme mouvement) : par là, l'appui au développement social, tout comme l'aide apportée à la démocratie, reçoit ses limites dans le temps et correspond à une phase bien délimitée M. En même temps, le caractère destructeur du capital montre une de ses manifestations les plus spectaculaires dans les convulsions de certains Etats nationaux. Un Etat ne se constitue que sur une base nationale : il ne peut organiser solidement la société de classes que s'il dispose d'un fondement national viable. L'existence d'une « nation » repose autant sur des critères proprement formels (une langue, un territoire, un passé, etc., communs) que sur la capacité de développer le type de production et de structure économique correspondant à la période historique où l'on se situe. Dans l'Antiquité, des Etats nationaux se sont constitués sur la base d'une économie essentiellement agricole échangeant ses produits avec d'autres Etats du même type. Le niveau atteint alors par les forces productives permettait la constitution d'un ensemble géographique, politique, social et économique avec pour base l'agriculture, et comme moyen de développement l'échange d'une partie de sa production avec d'autres imités similaires. A partir de la fin du Moyen Age européen, des embryons d'Etats nationaux se créent dans des pays dominés quantitativement par l'agriculture, mais où l'échange de produits industriels (armes, textiles surtout au départ) joue le rôle dynamique essentiel. Puis les révolutions bourgeoises viennent véritablement fonder les Etats nationaux modernes, dont la cohérence repose sur un marché capitaliste unifié (et en politique, sur un Etat médiateur effectif entre les classes). De nos jours, la cohésion nationale n'est possible qu'à partir d'un développement capitaliste, dans tous les domaines (capital industriel, commercial, financier), moyen indispensable à l'unité de la nation. Dans les anciennes colonies et semi-colonies, le capitalisme mondial a créé, surtout après 1945, des Etats qui ne disposent pas d'un

86. Comparer avec la présentation des Ed. Sociales au t. I de la N.G.R.

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capital propre permettant une assise nationale suffisante, et déclenché ainsi une série de catastrophes marquée par de gigantesques massacres et une misère accrue des populations. Ces pays peuvent rarement édifier un système de production et d'échange capitaliste unifié à l'échelle de leur Etat. Pris dans les rapports économiques mondiaux contraignants, ils ne développent que des productions et/ou des régions au détriment d'autres. L'unité nationale n'étant pas réalisée, les luttes sociales provoquées par le développement inégal du capital mondial (inégal à la fois entre pays et à l'intérieur des pays) entraînent des conflits internes opposant les anciennes communautés qui n'ont pas vraiment été détruites en tant que telles et fondues en une nation. Les anciennes oppositions sont ainsi reproduites, mais sous une forme transformée, par le capital : contrairement à une vue « pessimiste » réactionnaire, il ne s'agit pas simplement de la renaissance de luttes séculaires, mais de la production par le capital lui-même, à partir bien entendu de divisions préexistantes, de nouvelles oppositions, de nouvelles luttes de classes qui passent par l'intermédiaire de conflits entre régions, ethnies, religions, tribus, etc. Le capital mondial ne crée pas ces rivalités et ces guerres à partir de rien, mais reprend les antiques oppositions selon ses lois et son mécanisme propre. En outre, le développement de pays et d'aires jusque-là arriérés ne s'opère qu'en isolant le mouvement social de ces régions de celui des pays développés. Il a pour condition la défaite ouvrière et révolutionnaire des pays avancés. Il reste le produit de la contre-révolution et même se rattache à elle théoriquement et pratiquement, à la fois dans les pays dits socialistes et dans les pays situés « entre » les deux blocs impérialistes dominants (Inde), qui mélange le capitalisme « libéral » au « socialisme national ». Cependant, à terme, leur développement tend à créer les conditions du communisme sur une échelle beaucoup plus vaste qu'au moment de la Première guerre. Cela n'empêche qu'auparavant ces pays ne se sont modernisés qu'en raison de l'écrasement du prolétariat des aires développées, et en écrasant eux-mêmes leur propre prolétariat et leurs propres révolutionnaires (ainsi la liquidation des trotskystes en Indochine ou en Yougoslavie après la Deuxième guerre). Au fur et à mesure de la croissance de leur capital, ils sont aussi naturellement obligés de 184

lutter contre le prolétariat qu'ils développent par leur progrès économique Si le rôle historique du capital est terminé, il n'en est pas pour autant incapable de se développer. Mais son développement parfois important, tout en préparant les conditions du communisme pour certains pays, les isole en même temps du mouvement révolutionnaire mondial. Cette division n'a qu'une durée limitée par la force de la contre-révolution, et le mouvement communiste renaissant unira les efforts des prolétariats jusque-là séparés. La défaite révolutionnaire aura conduit à partir de la guerre de 1914-1918 à un nouvel essor du mouvement national, dans les aires sous-développées. Comme dans le cas de 1' « appui » apporté au capitalisme par le mouvement communiste, ce phénomène ne présente aucun mystère et reste parfaitement analysable en développant les positions de Marx et d'Engels. Le communisme soutenait, non pas tout mouvement national, mais ceux qui allaient dans le sens du progrès économique et social (création d'un marché unifié et d'un Etat — bourgeois — capable de mener le combat contre les survivances pré-capitalistes "). Cest pour cette raison que le communisme soutenait la lutte pour une république allemande unitaire et appuyait le Nord contre le Sud dans la guerre civile américaine. A partir de 1870 ce mouvement est achevé pour l'Europe de l'Ouest et les Etats-Unis. La guerre de 1914-1918 marque irrémédiablement le caractère périmé du cadre national par rapport aux exigences du développement social. Mais l'échec du mouvement révolutionnaire qui suit la guerre détermine un nouvel essor du nationalisme dans les pays avancés, et entraîne la longue série de luttes de libération nationale dans les aires sous-développées, qui culminent après la Deuxième guerre90. 87. Socialisme ou barbarie, n" 5-6, « La bureaucratie yougoslave » (1950), et Internationale situationniste, n" 11, « Deux guerres locales ». 88. Ecrits militaires, p. 327, note, et pp. 605-606 ; N.G.R., I, p. 405 suiv. sur les « peuples nécessaires », et II, pp. 15-20 et 306308. 89. Voir la lutte de la N.G.R. contre la « lâcheté naturelle de la bourgeoisie » (II, p. 11). Sur les conséquences des événements de 1848 en Allemagne dans le mouvement révolutionnaire de 19171919, cf. paragraphe suivant (D). 90. Consulter la brochure publiée par Pouvoir Ouvrier : Impérialisme et bureaucratie face aux révolutions dans le tiers-monde (1967).

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Dans ces conditions, la question du soutien à ces mouvements nationaux s'est à peine posée dans la pratique, puisque le communisme était presque détruit. Cependant il est indispensable de voir le rôle qu'ils ont joué, sans les rejeter au nom de la lutte des classes ou de la pureté des « principes ». Il n'est pas possible de s'en désintéresser. On peut en un sens faire une comparaison avec la position révolutionnaire face aux guerres impérialistes : sans soutenir l'un ou l'autre camp, le communisme ne se désintéresse pas de l'issue du conflit (cf. « La régénération du capital »). De toute manière, les nationalismes européens et nord-américain sont à partir de 1914 l'un des premiers ennemis de la révolution. Cest par la poussée nationaliste et la Deuxième guerre que la contrerévolution s'est trouvé enfin consolidée. Car, même après la défaite de 1919, de nombreux soubresauts révolutionnaires agitent les pays avancés. En Russie même, la puissance de l'Etat était encore mal assise en 1941 puisque des fractions importantes de la population accueillent l'armée allemande avec bienveillance : seuls le patriotisme et les transferts massifs de population soumettent définitivement (c'est-à-dire pour plusieurs dizaines d'années) les ouvriers et les paysans russes à la dictature du capital étatique et règlent pour un temps le problème des nationalités M. En définitive, le signe le plus important, et le seul décisif du point de vue pratique, de l'épuisement de la mission historique du capitalisme, est la lutte de classe menée contre lui, dans les années qui suivent 1917, par le prolétariat. Ce qui est déterminant, ce n'est pas un degré de développement du capital fixe : c'est l'ampleur et la profondeur des luttes révolutionnaires menées contre lui. Les conditions proprement économiques étaient bien réunies après 1917 pour permettre la révolution communiste. Mais d'une manière générale la société européenne et nord-américaine, et en premier lieu le prolétariat, n'était pas capable de se hausser au niveau de cette base économique, de la prendre en charge et de s'en faire l'agent, l'instrument historique (voir sur ce point le paragraphe suivant) 91. Qui gouverne à Moscou ?, F. et I. Brûlé, Dunod, 1970, chapit r e VIII.

92. Sur la Russie des années 30, lire Souvarine, Staline, Pion, 1935. 93. Bilan, n" 1 (1933), à reparaître prochainement.

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RÉVOLUTIONS L'évolution du mouvement communiste est déterminée par des moments de rupture dont les périodes qui leur succèdent sont le prolongement. Le mouvement communiste est engendré par le capitalisme, mais son développement n'est pas seulement économique, mais social, politique, idéologique M. Le contenu économique, c'est-à-dire la nature des contradictions économiques qui lui donnent naissance et la nature des rapports de production qu'il fera naître lui-même, peut apparaître secondaire, ou même ne pas apparaître du t o u t " . Là encore, le fait que le communisme n'existe pas avant la révolution en tant que mode de production joue un rôle très important. Mais le contenu économique est déterminant en dernière analyse, à travers les mouvements politiques et idéologiques C'est un mouvement social, dont le contenu ne se réalise pleinement que dans et par la révolution. Il ne s'affirme pas positivement, par la création de nouveaux rapports sociaux, avant la révolution. En même temps, il ne peut s'empêcher d'exister, donc de développer sa propre superstructure politique (parti), revendicative (syndicat), idéologique aussi (« culture >), qui n'est pas directement reliée à des réalisations communistes (possibles seulement dans le cadre de la révolution communiste). H y a par conséquent une différence profonde entre le mouvement capitaliste et le mouvement communiste quant à l'organisation qu'ils se donnent avant et afin de faire leurs révolutions. 94. Invariance, n° 3, pp. 68-76. 95. C'est le cas de tous ceux qui ignorent le mouvement communiste au sein du capitalisme, et pour lesquels il y a une « politique » et une c économie » marxistes, alors que le communisme est dépassement de l'une et de l'autre (voir plus loin). Ainsi le titre même de l'ouvrage de Mandel : Traité d'économie marxiste, montre qu'il n'a pas compris ce que sont le communisme et l'économie, n critique l'économie tout en restant sur son terrain : cf. Deuxième partie : < Le communisme. » 96. Sur le rapport entre une classe et ses représentants, cf. Le 1S Brumaire, dans Luttes de classes, p. 201.

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Dans la période précédant la révolution bourgeoise coexistent une structure capitaliste dans l'économie et des hommes politiques bourgeois qui peuvent avoir les origines, les capacités et les destinées les plus diverses. S'il y a rupture entre les deux, le soubassement économique n'en continue pas moins à se manifester et à rétablir le mouvement dans sa direction, c'est-à-dire dans la voie de la révolution bourgeoise. La force décisive du mouvement communiste réside dans les ouvriers productifs, parce qu'ils jouent un rôle décisif dans l'économie (voir dans la Deuxième partie : « La révolution communiste », sur l'économie comme arme). Le mouvement ouvrier spontané se donne des organes de lutte qui lui permettent de s'affirmer, mais existent en l'absence d'une base économique propre. Car la base économique du mouvement communiste n'est autre que les forces productives telles que le capital les développe, c'est-à-dire prises dans des rapports capitalistes. Toujours nés d'une période de lutte, ces organes subsistent en période de recul et se figent en s'adaptant au cadre social existant, donc au capital. Dans une longue période stable ces organisations fixent le mouvement dans les tâches à remplir dans la période stable : ainsi entre 1871 et 1914 dans le syndicalisme, le parlementarisme et une activité de propagande générale Cela explique l'apparition régulière depuis le xix e siècle de structures politiques et syndicales qui se superposent au mouvement communiste. Un tel décalage était rendu possible par la nature particulière de ce mouvement. Toutefois, pour qu'il devienne une réalité, il a fallu une phase de la croissance économique pendant laquelle le capital pouvait développer le réformisme ouvrier : ce qu'il a fait entre la Commune et la Première guerre mondiale. Alors naît en pratique et dans les idées la notion de « mouvement ouvrier >, c'est-à-dire de constitution de la classe ouvrière en puissance (syndicale et politique) à l'intérieur de la société capitaliste : d'abord combattu, il est ensuite reconnu comme un des éléments composant la société, indispensable parce qu'il est la forme d'organisation de l'anticommunisme à sa base, puisqu'il essaie d'étouffer l'agent du communisme :

97. Ponteil, Les classes bourgeoises et l'avènement de la démocratie (1815-1914), Albin-Michel, 1968.

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le prolétariat. En réalité, il n'y parvient pas, parce que le mouvement communiste n'est pas d'abord une forme d'organisation des prolétaires, mais a sa racine dans les contradictions économiques et sociales du capitalisme. Il tend par conséquent à se reformer spontanément en créant lorsque c'est possible de nouvelles structures organisationnelles. C'est essentiellement la contre-révolution qui cherche à triompher par des mesures organisationnelles ; elle n'a rien à proposer sinon de tout enserrer dans un carcan afin d'éviter l'explosion sociale. C'est pourquoi elle trouve dans le « mouvement ouvrier » un facteur de conservation sociale efficace M. Les organisations ainsi créées ont ensuite pu conserver leur existence malgré les guerres et les crises. Mieux, le capital a pu intégrer les efforts de mise sur pied d'autres organisations (P.C.). Le mouvement communiste a un caractère à la fois politique et social m . La forme (d'organisation) qu'il est obligé de se donner, et qui varie selon les circonstances, tend à dissimuler et même à détruire son contenu (social), et il doit alors créer de nouveaux organes, adaptés aux tâches nouvelles, sans que les anciens — désormais contre-révolutionnaires — cessent pour autant d'exister : au contraire le capital les développe en se les soumettant. Le mouvement communiste n'est politique que dans la mesure où il doit se battre pour renverser l'Etat capitaliste, et non au sens où il « ferait de la politique >. Dans sa lutte pour faire apparaître une société nouvelle, le communisme est contraint d'adopter certaines formes d'action : mais en fait, il les dépasse toutes, et le communisme achevé les liquide complètement. Il en est de la politique (cf. Deuxième partie : « Le communisme >), comme de l'économie (id.), et de l'idéologie (en tant qu'elle sert à masquer les mécanismes sociaux et fait vivre d'illusions ; bien entendu, le communisme est libération des forces de l'imaginaire et du rêve : ce qu'il supprime, c'est la fonction du monde des idées comme substi98. Sur le capital comme division de la classe ouvrière, voir l'intervention d'Hempel (délégué K.A.P.D.) sur la tactique au troisième congrès de l'I.C., dans l'ouvrage à paraître de D. Authier sur le mouvement communiste en Allemagne. 99. « Gloses marginales critiques à l'article : Le roi de Prusse et la réforme sociale », Textes, I, pp. 86-87.

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tut à une vie réelle matériellement et intellectuellement opprimée ; dans les conditions du règne total du capital [cf. « La domination réelle du capital »], l'idéologie ne peut signifier qu'évasion pour la minorité ayant accès à la « culture >, et abrutissement pour le plus grand nombre, donc un asservissement renforcé). Le parti est une forme d'organisation inconnue de la révolution bourgeoise classique : il correspond au caractère de masse de la révolution communiste, mouvement de 1' « immense majorité », selon la formule du Manifeste. Au contraire, les hommes politiques bourgeois n'étaient qu'une poignée d'individus, et même la formule des clubs pendant la révolution française correspondait en grande partie à la pression exercée par certaines fractions du peuple (artisans, ouvriers). Le parti, organisation du mouvement communiste, n'est concevable que comme subissant une série de ruptures historiques, se reconstituant à chaque phase à la fois en se basant sur les formes antérieures et en luttant contre elles. Entre les phases révolutionnaires il semble disparaître presque totalement. Aussi la théorie communiste joue-t-elle un rôle très important comme lien entre les différentes phases : mais, malgré les apparences, elle ne se conserve ni ne se préserve, mais au contraire se développe. C'est pure illusion d'ailleurs de croire que la garantie de la profondeur de la nouvelle phase révolutionnaire dépendrait de la sauvegarde des « principes » par une minorité garante de la pureté du mouvement. D'abord la conservation des fameux principes n'est elle-même possible qu'en raison de l'existence, malgré le triomphe contre-révolutionnaire, d'une opposition pratique du prolétariat au capital (même sous des formes très primitives et faibles). D'autre part, toute reprise révolutionnaire pose à la fois des problèmes (pratiques) anciens et nouveaux, qui supposent par conséquent un développement et non la conservation pure et simple de la théorie 10°. Rien n'est plus étranger à la théorie révolutionnaire que cette double erreur qui conçoit la théorie communiste : a. comme un tout immuable, b. comme la condition de la reprise révolutionnaire. Une telle conception est le

100. La succession des phases n'est jamais simple répétition : cf. Le 18 Brumaire, dans Luttes de classes, p. 176.

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produit d'un renversement idéologique (explicable historiquement) qui oublie que la théorie communiste n'est que l'expression — relativement autonome, mais seulement relativement __ d'un mouvement réel. Le processus de re-formation et de re-développement du parti et de la théorie n'est donc pas répétition simple, car le programme social, et par conséquent les formes d'organisation mises en œuvre pour le réaliser, et la théorie qui l'exprime, sont conduites à se modifier à chaque étape. A. La Conjuration des Egaux 101 se produit à une époque où les conditions du communisme font défaut : il n'y a pas de grande industrie1®. Son programme est seulement celui d'une communauté de travail, égalitaire et limitant la consommation. Contrairement à ce que Marx envisagera plus tard, cette communauté de travail n'est pas une étape vers un stade supérieur. L'organisation des révolutionnaires est d'abord politique et militaire. Ce fait seul est très important : d'emblée, le communisme est théorie et pratique de la violence révolutionnaire. Mais le programme est irréalisable dans la mesure où il n'y a possibilité que de la mise en œuvre d'un appareil politico-militaire. Le mouvement est donc condamné à « conspirer » contre l'ordre établi. B. Avec 1848, le programme apparaît, mais lié à la révolution nationale et démocratique. Aussi le contenu communiste est encore dans l'ombre, bien que présent. Par exemple, le Manifeste ne mentionne pas explicitement la destruction de l'échange (au contraire du premier projet d'Engels) 10\ Mais la théorie est affirmée dans son caractère global, ce qui ne veut pas dire dans sa totalité (qui n'apparaîtra finalement qu'avec le communisme achevé). La révolution nationaledémocratique est mise à sa place et le communisme compris dans son caractère historique, comme produit du capital, qui

101. Toujours, la contre-révolution tend à réduire les mouvements sociaux à des individus. Babeuf était lui-même issu de tout un mouvement. Cf. SJ„ p. 145. 102. « Babeuf et la naissance du communisme ouvrier », Socialisme ou barbarie, n° 2 ; sur le prolétariat de cette époque, voir lettre d'Engels & Kautsky, 21 mai 1895, Lettres, pp. 425-426. 103. Ce texte est reproduit dans Partisans, n° 18 : cf. pp. 40-43.

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ne peut réussir qu'à un certain stade de développement social Comme Babeuf, Marx s'inscrit dans la révolution bourgeoise. Mais il en comprend le rôle, et subordonne donc totalement la théorie et la pratique de la violence aux forces sociales en lutte. D'où l'idée centrale du Manifeste : vous dites que nous conspirons contre l'ordre établi, mais c'est vous ( = le capitalisme) qui engendrez le communisme et sapez votre base et votre fonction sociale 10s. Dans la mesure où les communistes, au sens où les définit le Manifeste, ne peuvent participer à un assaut contre la bourgeoisie (en Allemagne la révolution bourgeoise est trop faible, il faut l'appuyer) il n'y a pas ou très peu d'organisation militaire. Là où il y a affrontement entre le capital et le prolétariat, il y a seulement mouvement défensif des ouvriers : journées de juin 1848 à Paris 106. L'organisation des communistes est liée à celle des ouvriers, qui ne peuvent réaliser dans cette période que des tâches limitées10T. Les deux mouvements se correspondent et s'expliquent bien sûr l'un par l'autre, mais il n'y a pas à proprement parler lutte commune entre les deux. En effet, le décalage entre les situations en Allemagne, en France et en Angleterre est trop fort pour permettre l'union des luttes dans ces trois pays. Marx et Engels — et d'autres — sont à la charnière et se déplacent d'un pays à l'autre, mais il n'y a pas de coordination effective du mouvement communiste européen, malgré les efforts pour monter des comités de correspondance. Du reste, l'organisation communiste est limitée surtout à une propagande (publications, activités de journaliste, échange de lettres) qui est en même temps préparation de l'étape ultérieure lls . Naturellement, de telles tâches seraient inconcevables sans des liens suivis avec de petits

104. Discours sur le libre-échange, Œuvres, I, surtout p. 156 ; Manifeste, id., pp. 190-191 ; N.G.R., I, pp. 44-46 ; et Quelques mots sur l'histoire de la Ligue des communistes, dans Textes, II, pp. 18-19. 105. Cela n'exclut pas l'action secrète dans certains cas : cf. Révélations sur le procès des communistes de Cologne, cité dans id., pp. 9-10. 106. Luttes de classes, pp. 133-134. 107. Marx insiste à la fois sur l'importance des luttes immédiates (Travail salarié et capital, Œuvres, I, p. 201) et sur la faiblesse du parti à ce moment (lire la fin de la lettre de Marx à Annenkov, 28 décembre 1846, Lettres, p. 37). 108. N.G.R., II, p. 40.

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groupes ouvriers (situés parfois en dehors du prolétariat : artisans) qui ne jouent qu'un faible rôle dans les événements Le mouvement n'était pas encore capable de prendre l'offensive : il y a bien lien, mais non fusion organique ( = travail commun dans une même organisation) entre le mouvement ouvrier et le mouvement communiste "*. C. A partir de 1864, au contraire, il y a travail commun 111 : mais l'organisation commune (l'A.I.T.) est hétérogène. Les communistes agissent au sein de ce qu'Engels appellera « cette naïve réunion de toutes les fractions ». Il y a à nouveau rupture après la Commune, et les éléments radicaux se retrouvent peu nombreux. Mais le rapport est totalement différent de celui de 1848 Par sa pratique même, le mouvement prolétarien s'approfondit et va au cœur d'un problème que la théorie n'avait pas complètement mis en lumière : l'Etat. Avec la période de l'A.I.T., qui ne fait que manifester l'ampleur du mouvement social, le programme va vers une précision plus grande (1867 : Livre I du Capital ; 1871 : la Commune ; 1875 : critique du projet de programme de Gotha, qui définit à la fois le contenu social et la forme politique de la révolution 1 "). Cette fois, le communisme est défini comme communauté de production et de répartition sans l'intermédiaire de l'échange. Cependant, la Commune, fille spirituelle de l'A.I.T., est le choc qui la désagrège. Dans tous ces événements le parti n'aura rassemblé que quelques personnes. Là encore la théorie communiste est explication et préparation : elle assimile l'expérience de la Commune et se développe grâce à elle. En particulier contre l'anarchisme, qui

109. Cf. par exemple l'Union ouvrière de Cologne, N.G.R., II, P- 256, note 4. 110. Sur cette période la meilleure analyse est celle d'Engels, Quelques mots sur l'histoire de la Ligue des communistes, dans Textes, n , pp. 11-34. 111. Les prétendues scissions dans l'Internationale, dans id., pp. 7880. Sur le passage de la phase sectaire à l'A.I.T. « hétérogène », voir lettre d'Engels à F. Wischnevetzky, 27 janvier 1887, Corresp. Sorge, H, pp. 71-72. 112. Lettre d'Engels à Sorge, 12 septembre 1874, Textes, H, p. 105. 113. Marx était même optimiste sur le rôle que pourrait jouer l'A.I.T. — et les communistes — dans une révolution future : lettre à Engels, 11 septembre 1867, Commune de 1871, pp. 23-24. 114. Cf. la critique du programmé de Gotha, Œuvres, I, p. 1418.

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lui aussi tire des leçons de la Commune, mais ne peut au fond rien comprendre, parce qu'il ne saisit pas le communisme comme mouvement historique, donc comme ensemble de phases rigoureusement déterminées Jamais le mouvement ne tend à former une organisation de « cadres » qui iraient intervenir dans les luttes et en dégager le sens communiste. Il n'est pas une école. La révolution n'est pas une question de pédagogie "*. C'est l'un des grands apports de la période de l'A.I.T. Les communistes ne se mettent pas plus à l'école du prolétariat que celui-ci ne vient recevoir leurs leçons ,,T . Le rapport n'est pas idéologique ( = transmission d'idées, d'un message communiste, d'une vision du monde), il est d'abord pratique. Il n'y a jamais simple passage d'idées d'un pôle à l'autre, la communication est toujours transformation, utilisation, production de quelque chose d'autre. Sans quoi l'on ne comprend rien au rapport entre PA.I.T. et la Commune, ni entre Marx et la Commune. On voit un mouvement d'origine à la fois sociale et nationale, donc bien différent de la théorie communiste (« pas de patrie... >) ; et l'on voit le communisme en faire le premier gouvernement ouvrier. En fait, les ouvriers et petits-bourgeois (c'est-à-dire propriétaires de leurs moyens de production, sans presque employer de force de travail salariée) parisiens, influencés dans une faible mesure par l'action de l'A.I.T., ont été contraints d'agir par un contexte social et national ; à la fois : 1. la bourgeoisie a choisi la défaite plutôt que risquer des troubles ; 2. elle a ensuite — en partie volontairement — attaqué économiquement le peuple (ouvriers et classes moyennes1I8). Le peuple a été conduit à prendre une position de lutte et à s'emparer de la tête du gouvernement

115. Guerre civile, p. 216, et F. Martin, Quelques leçons d'une insurrection passée pour une insurrection future, La Vieille Taupe, 1971. 116. Thèses sur Feuerbach, Idéol., p. 32 (surtout la thèse III). Voir aussi Les prétendues scissions dans l'Internationale, Textes, II, pp. suiv. On peut comparer le point de vue de Marx aux lettres de Pannekoek réunies dans Cahiers du communisme de conseils, n" 8. 117. Cf. l'attitude de l'A.I.T. face au mouvement révolutionnaire français avant et après la Commune : Guerre civile, p. 289 et notes 1 et 2. 118. Id.. pp. 30-31.

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(de Paris) "*. La nature sociale des insurgés leur interdisait d'entamer ne serait-ce qu'un début de mesure communiste, puisqu'ils étaient sous la domination quantitative et qualitative d'une structure sociale antérieure à la grande industrie 1M. La destruction de la valeur n'avait donc alors aucun sens m . Mais les communistes, pris eux aussi dans une situation contraignante, sont forcés d'assimiler cette expérience : c'est-àdire de l'intégrer dans un ensemble théorique qui lui donne ses limites, mais aussi sa fonction réelle, que les communards ne pouvaient pas saisir. En effet, placés dans une situation où le contenu social du mouvement dont ils faisaient partie n'apparaît pas, ils tentent d'agir et raisonnent en politiques. Ils pensent (mais ce n'est une « erreur >, seulement le produit de rapports réels : leur isolement, etc.) la solution de la question sociale au niveau du pouvoir, non des rapports de production. Il faut que le peuple (au sens défini plus haut) ait le pouvoir, et tout le pouvoir, et l'oppression et la misère disparaîtront 122. Dans la mesure où elle se constitua dès le début par rapport à une guerre, la Commune fut essentiellement une organisation militaire (Garde nationale12*). A partir du moment où la Garde nationale cède le pouvoir aux urnes, le mouvement montre qu'il est voué à l'échec. Mais il ne pouvait en être autrement. Né comme organisation militaire, ayant affronté la bourgeoisie sur une question d'ordre militaire (garder les canons 124), le mouvement, n'ayant pas un autre ordre social à proposer, ne pouvait se tourner que vers la politique, entamer une réorganisation du pouvoir (démocratie 1M). Il était exclu qu'il se transforme en dictature militaire de quelques-uns puisque la Garde nationale était une organisation fondamentalement populaire. Elle voulait le pou-

119. Id., Introduction d'Engels à l'édition de 1891, p. 296. 120. Id., note de l'éditeur, p. 8. 121. Les limites de la Commune ne l'empêchent cependant pas d'être le dépassement pratique des sectes (Question du logement, PP. 85-86). 122. Guerre civile, Introduction d'Engels à l'édition de 1891, PP. 292-293. 123. Id., pp. 32-33. Le 6 octobre 1870, Engels écrivait dans la Pall Mail Gazette : « C'est une force organisée plutôt contre un ennemi intérieur qu'extérieur » (Commune de 1871, p. 108). 124. Guerre civile, p. 208. 125. Id., p. 209.

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voir (d'abord militaire : mener la lutte contre les Prussiens ; puis politique, pour avoir le pouvoir militaire), mais ne pouvait en raison de sa constitution et sa composition que le vouloir pour le peuple ( = bloc de plusieurs classes). Comme le peuple est un ensemble de classes aux intérêts au fond divergents et même opposés, la Commune élue démocratiquement ne pouvait que temporiser en matière politique et militaire, et prendre quelques mesures — favorables surtout aux classes moyennes 1M — en matière économique et sociale. La situation est bien différente de celle de 1848 : le mouvement est maintenant arrivé au stade où il abat l'Etat bourgeois et constitue le sien "T. Mais, isolé, il ne sait qu'en faire. Dans un contexte bien différent, la révolution russe se trouvera dans une situation analogue, mais sans être détruite de l'extérieur : elle sera contrainte de développer le capital, et par là périra de l'intérieur. Le processus d'assimilation de la Commune par le communisme n'est pas l'emprunt pur et simple de cette expérience. Marx généralise le cas de la Commune et de son attitude par rapport à l'Etat 1!8 . Ce qui l'intéresse dès lors n'est pas ce que la Commune aurait pu faire si..., mais le fait que d'autres situations verront nécessairement le même problème, épuré cette fois des particularités sociales (petite-bourgeoisie) et nationales (guerre de 1870-1871) propres à ce cas particulier, et seront conduites à adopter la même attitude. Il ne développe donc pas l'expérience de la C o m m u n e I l montre ce qu'il y a de commun entre cet événement et d'autres mouvements révolutionnaires ultérieurs. Il noue sur le plan théorique le fil historique du mouvement. Effectivement, le cours de l'histoire a entièrement confirmé son analyse. Au contraire, l'anarchisme théorise des aspects secondaires : le caractère de « libération », de mouvement populaire, de démocratie « authentique », tous aspects bien réels et importants, mais seulement : 1. compréhensibles dans un cadre théo-

126. Id., p. 220. 127. « La Commune a été la conquête du pouvoir politique par la classe ouvrière » (Marx, discours du 25 septembre 1871, Commune de 1871, p. 207). 128. Guerre civile, pp. 38 suiv. 129. Id., p. 46.

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rique général ; 2. révolutionnaires jusqu'au bout dans une pratique qui les dépasse (et par exemple détruit la démocratie comme toute autre forme politique : voir dans la Deuxième partie le paragraphe « Le communisme >). Le mouvement communiste situe justement ces phénomènes par rapport au programme social fondamental (destruction de la valeur) qui n'était ni apparu ni réalisable de toute façon à Paris en 1871 1S0. Là où l'anarchisme développe la question politique (l'Etat) tout en en restant prisonnier, le communisme la remet à sa place D. En 1917 et dans les années qui suivent, il y a fusion organique du prolétariat et des communistes. On assiste à la constitution du prolétariat comme force sociale, la seule importante désormais avec le capital. Mais le processus de cette fusion est complexe. 1. Cette période marque le passage à la domination réelle du capital. Or, au début de cette phase, il dispose d'armes économiques, idéologiques et politiques très fortes, par lesquelles il réussit à diviser le prolétariat. Au maillon essentiel, l'Allemagne, le capital utilise la démocratie pour noyer le mouvement. Il ne peut le faire que parce que la constitution de l'Etat national allemand, effectuée sous la direction de la Prusse, n'a pas établi pleinement la démocratie parlementaire comme en France, en Grande-Bretagne, etc. La défaite militaire de 1918, les soulèvements dans l'armée et l'agitation ouvrière peuvent donc être canalisés vers l'objectif démocratique de la création d'une république parlementaire. Ce n'est là que l'une des raisons de l'échec, mais elle montre rétrospectivement tout le sens et la portée de l'action menée par le mouvement communiste en 1848 pour soutenir la démocratie 1M. Réaliser dès la révolution bourgeoise une république allemande unitaire, c'était permettre aux mouvements révolutionnaires ultérieurs de se battre dans un contexte totalement épuré de toute tâche nationale ou démocratique, donc

130. Voir aussi par exemple la critique de Blanqui par Engels, Volksstaat, 26 juin 1874, Commune de 1871, pp. 224 suiv. 131. Guerre civile, pp. 215-216; Commune de 1871, Présentation de Dangeville, pp. 12-13. 132. N.G.R., I, pp. 65-69.

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dominé par le seul affrontement de classe capital/prolétariat 1 ". Mais la faiblesse de la bourgeoisie d'Allemagne du centre et de Rhénanie, et plus encore la situation européenne favorable à la réaction, amenèrent la Prusse à jouer le rôle moteur dans l'unification allemande, où elle imposa sa prépondérance 1M. La t Révolution de novembre > (1918) apparaît ainsi comme l'achèvement ultime de la révolution démocratique-bourgeoise en Allemagne, mais à une époque où la démocratie a perdu tout sens révolutionnaire et ne sert qu'à combattre le prolétariat 1U . Amorçant sa domination totale, le capital ne peut pas ne pas attaquer le prolétariat. A partir de la fin de la guerre, la société européenne, et d'abord allemande, est donc animée par la lutte de l'Etat contre le prolétariat. Presque toujours le prolétariat est sur la défensive. Il se bat contre la guerre, contre les difficultés économiques et la misère (famine en Europe centrale), contre le chômage, contre la rationalisation de l'industrie (offensive contre les mineurs en Grande-Bretagne, avec baisse des salaires et allongement de la durée du travail). Lorsqu'il y a offensive prolétarienne, elle ne concerne qu'une faible minorité de la classe ouvrière et aboutit à un échec (souvent dû à une erreur tactique grave, mais inévitable parce qu'une fraction de la classe était rejetée par le capital — chômeurs, déclassés — et contrainte de se battre : ainsi, en 1919, 1920, 1921 et 1923). C'est la réaction sauvage d'une minorité non insérée ou mal adaptée au processus de production, et qui se bat le dos au mur. Seuls quelques mouvements sociaux encore mal connus (insurrection de la Ruhr en 1920, « Action de mars » en 1921) sont des offensives de l'ensemble du prolétariat d'une région industrielle entière. Ces événements ont joué un rôle historique et possèdent une portée générale considérable. Ils illustrent la véritable force et les limites réelles du mouvement révolutionnaire de cette époque, que l'on montre ordinairement au niveau des formes politiques. Toute la période dont on commence à peine à sortir n'est que le produit de ces rup-

133. Id., pp. 160 et 184; lettre d'Engels à Bernstein, 17 août 1883, Commune de 1871, pp. 247-248. 134. N.G.R., I, pp. 96-97, et H, pp. 228-231. 135. Engels envisage ce phénomène dans une lettre à Marx, 25 juillet 1866, Corresp. IX, p. 91.

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tures d'équilibre, et de leur échec. Elles sont généralement rejetées par les historiens (professionnels ou non) du mouvement révolutionnaire, qui s'attachent avant tout à l'aspect proprement politique et organisationnel des événements. Pourtant une insurrection ouvrière, même limitée à une ville ou une zone déterminée, a valeur universelle 1M. Si l'insurrection de la Ruhr avait triomphé, et s'était étendue, son caractère communiste positif (transformation communiste de la société) serait apparu clairement, y compris en théorie et dans la conscience des participants. Mais, battue, elle ne laisse comme phénomène visible qu'un mouvement militaire et politique, dont la cause profonde et la nature sociale ne purent se manifester. 2. Le mouvement prolétarien de cette époque intervient à un moment où le capital s'organise (cf. paragraphe précédent). Le capital organise aussi le mouvement ouvrier. C'est si vrai que le mouvement ouvrier organise parfois lui-même directement le capital, y compris sur le plan militaire : par exemple, en Autriche et en Allemagne où les socialistes dirigent l'Etat et organisent la violence armée contre les révolutionnaires. Ils sont aussi parmi les premiers à développer les théories de l'économie « planifiée > qui seront longuement débattues dans les années 30 et mises en pratique par le fascisme, le New Deal, etc. De même, les partis ouvriers se renforcent. C'est à cette époque que le parti travailliste se donne une organisation solide. Presque jamais le mouvement révolutionnaire ne s'est trouvé en face de la tâche pratique de mettre à jour de nouveaux rapports sociaux, sauf dans le pays où toute transformation communiste était interdite dans le seul cadre du pays : en Russie 1 ". Tant que l'échec du mouvement en Europe n'a pas été consommé, on reportait les tâches de la révolution communiste à une date ultérieure, en la faisant dépendre du succès (escompté) de la révolution européenne. Lors-

136. < Gloses marginales critiques à l'article : Le roi de Prusse et la réforme sociale >, dans Textes, I. Sur l'insurrection de la Ruhr, on trouve quelques détails dans Beaumont, L'Allemagne de 1890 à 1933, 2* partie, fascicule H, C.D.U., 1955, pp. 66 suiv., et Benoist-Méchin, Histoire de l'armée allemande, t. n , chapitre vu, Albin-Michel, 1964. 137. Cette situation se reflète dans les positions de l'I.C., dominée Par les Russes : cf. le Manifeste du premier congrès (1919), dans Manifestes, thèses et résolutions..., op. cit., pp. 30 suiv.

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que cet échec a été acquis, au moins pour une période assez longue, la Russie a dû survivre en tant qu'Etat et développer le capital 1M . Toutes les discussions qui ont eu lieu à cette époque sur le « socialisme > et le « communisme » dans le mouvement communiste officiel, ainsi que chez les universitaires et intellectuels occidentaux, ont été totalement faussées 1M. Mais c'était la conséquence normale d'une situation de fait qui, comme toute situation de contre-révolution, s'explique et se définit historiquement, c'est-à-dire définit ses limites (et cette contre-révolution-là ne pouvait qu'être particulièrement longue). Face à la contre-révolution, le mouvement communiste a créé des formes d'organisation : conseils d'ouvriers, de soldats, comités syndicalistes révolutionnaires, délégués d'usine en France, en Grande-Bretagne, en Allemagne, en Italie. Mais il se concentre sur ses formes pour se défendre. Les soviets russes sont une exception, mais justement la Russie elle-même constitue une exception par rapport au reste de l'Europe. Pas plus en Russie à ce moment qu'à Paris en 1871, il n'était question de révolution communiste, pour des raisons différentes, mais proches : avant tout la combinaison de l'arriération du lieu socio-géographique où avait eu lieu la rupture, et son isolement. Or, précisément parce qu'en Europe les formes d'organisation prolétariennes ne pouvaient attaquer profondément le capital, le contenu du communisme n'était pas une réalité concevable et théorisée : aussi ne pouvait-on voir dans les soviets qu'une forme de « gouvernement ouvrier », et non d'abord le moyen de la révolution sociale. Il aurait fallu pour cela que les organisations similaires aux soviets à l'Ouest (conseils) se manifestent positivement. Or elles se limitent à des tâches immédiates. Chaque effort révolutionnaire les isole. Il y a là l'une des raisons principales pour lesquelles l'immense majorité du mouvement ouvrier s'est laissé mys-

138. Une telle situation n'a rien d'original : cf. Engels sur T. Miinzer dans La guerre des paysans en Allemagne, Costes, 1936, pp. 307310. 139. Pourtant, le simple fait de parler, comme le fait Staline dans sa naïveté en 1935, de « l'homme le capital le plus précieux », montre qu'il ne s'agit même pas de capitalisme avancé. Le règne total du capital, c'est justement le moment où le travail mort, le capital fixe, joue le premier rôle (cf. Première partie).

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tifier (par les partis socialistes et « communistes » réunis) sur la question russe. Mais surtout cette situation a conduit à rechercher la solution du problème révolutionnaire au niveau de l'organisation. La révolution était réduite, d'abord en pratique, puis sous forme théorisée, à l'organisation de la révolution Deux solutions essentielles s'imposèrent dans la réalité du mouvement du premier quart du xx* siècle et furent ensuite théorisées. La première consiste à construire une organisation qui se délimite rigoureusement de la contre-révolution, et même des « sympathisants » qui n'acceptent pas la totalité des activités et des thèses du mouvement. Lénine en est le représentant le plus lucide et le plus résolu : en fait cette conception est un produit du mouvement révolutionnaire russe. De là, la pratique des ruptures organisationnelles, parfois au prix d'un décrochage par rapport au mouvement ouvrier M1. La « tête » du mouvement arrivait alors à se rendre presque indépendante par rapport au corps. Le décalage entre les comités sociaux-démocrates locaux en Russie et les instances supérieures du parti en émigration était manifeste : selon Lénine le « parti > se trouve réduit, en période difficile, à une demi-douzaine de personnes qui répondent de temps en temps au courrier L'attitude représentée par Lénine entraînait une discussion pour savoir qui était et n'était pas « membre > du parti : ce qui se produisit au II e congrès du P.O.S.D.R. et fut renouvelé sur un plan plus large avec les 21 conditions pour faire partie de l'Internationale (qui s'appliquaient aux organisations et non aux individus). On détermine en quelque sorte un en-dedans et un en-dehors de la révolution (sur le parti formel et parti historique, voir Deuxième partie : « Le parti >). Il s'agit de définir un véritable espace de la révolution dans lequel il y ait à la fois une grande pureté théorique et une

140. € Le principe démocratique » (1922), Invariance, n° 7. 141. D. Authier, préface à Trotski, Rapport de la délégation sibérienne, Spartacus, 1970. 142. Trotski entrevoit le problème en 1904 lorsqu'il parle de « réduction de la dictature du prolétariat à une question d'organisation » (Nos tâches politiques, Belfond, 1970, p. 203), mais sa position reste très contradictoire, parce que démocratique (voir à ce sujet Deuxième partie, « Le communisme »).

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pratique basée sur les principes fondamentaux, capable de résister aux pressions physiques et idéologiques du capital : capable surtout d'organiser la classe ouvrière à partir de ses luttes les plus immédiates, tout en conservant son propre caractère communiste pendant une longue période contre-révolutionnaire La seconde solution est celle de l'organisation unitaire rassemblant tous les éléments révolutionnaires de l'entreprise et s'unissant ensuite sur les plans national et international. Il n'y a plus dès lors une avant-garde politique intervenant dans les luttes économiques, mais le regroupement à la base (sur le lieu de travail : l'entreprise) des révolutionnaires sur une action politique et économique à la fois. A terme, une telle organisation, qui ne se préoccupe pas de savoir quels sont ses « membres >, et les rassemble toujours sur la base d'une action, tend à regrouper la grande majorité des ouvriers de l'entreprise, puis à transformer la société à partir de l'union nationale-internationale des organisations ouvrières (socialisme des conseils par exemple). Le mouvement vers les organisations unitaires est le plus développé en Allemagne 14i , mais on le trouve aussi en France (Comités syndicalistes révolutionnaires), en Grande-Bretagne (shop stewards), aux Etats-Unis (I.W.W.). L'entre-deux guerres a vu la faillite historique totale de ces deux sortes de tentatives. La première, effort pour organiser les ouvriers pour la prise du pouvoir politique, a été victime des limites de la politique (les P.C. ont très vite abouti au réformisme des partis ouvriers traditionnels). La seconde, effort pour organiser les ouvriers sur le lieu de travail, a été victime des limites de l'entreprise (et débouché aussi parfois

143. La meilleure preuve de l'enracinement social réel de cette organisation est la tentative réussie du groupe réuni autour de Lénine (dont il n'était que l'expression, 1' < organe » selon le terme de Marx), de rassembler un grand nombre d'ouvriers révolutionnaires — contre le parti formellement organisé, tout en utilisant ce capital organisationnel de liaisons, de contacts, de moyens matériels, etc. — pour s'imposer dans les soviets et à la tête de l'Etat. Cf. Souvarine, op. cit. 144. Cf. l'intervention d'Hempel (KA.P.D.), au troisième congrès de l'I.C., sur la tactique, dans l'ouvrage à paraître de D. Autbier. Ce discours montre aussi, une fois de plus, que la gauche communiste est tout a fait différente de l'anarchie et du syndicalisme révolutionnaire.

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dans le réformisme : passage d'une partie de ces organisations sous la direction des P.C. en France, en Allemagne, en GrandeBretagne). Ce double échec, manifeste par l'incapacité de tous à intervenir dans la grande crise et à empêcher la Deuxième guerre, conduit à la destruction de toute force de classe organisée. Les P.C. avaient eux-mêmes admis bon nombre d'éléments réformistes, en partie à cause de l'attitude des communistes russes, qui recherchaient des partis fort capables de faire pression — de préférence avec les partis socialistes — sur les Etats bourgeois pour qu'ils n'attaquent pas, et même aident, la Russie Parfois l'I.C. a contribué à l'intégration d'éléments centristes ( = situés entre les II e et III* Internationales) dans les P.C. après leur constitution, comme en Allemagne et en Italie. Quant aux organisations ouvrières révolutionnaires de base, prises entre les P.C. « bolchevisés > et la social-démocratie, elles ont fini par disparaître, mais parfois se sont rangées du côté du P.C. : en France et en Angleterre surtout. Leur destruction était inévitable : il est impossible de maintenir une organisation révolutionnaire importante en période de recul. En ce sens, la solution « ultra-gauche » n'a pas moins fait faillite que la solution « léniniste >. Le fait même que la période des années qui suivent 1917 ait produit ces deux types d'organisation montre les limites de cette époque. L'une et l'autre formules sont insuffisantes. On ne peut échapper à la limitation de l'entreprise, pas plus qu'à celle de la sphère politique. La révolution ne consiste ni simplement à « prendre le pouvoir >, ni à conquérir les usines, mais à faire apparaître de nouveaux rapports de production, qui supposent un Etat de type différent et le dépassement de la division en entreprise. Réduit au départ à quelques groupes assez faibles (19141917), le mouvement communiste se développe à partir de 1917 et opère une sorte de jonction avec le prolétariat, qui se constitue en parti146, et pose la question de l'Etat, sans enta-

145. Voir Gorter en 1921 cité par Rosenberg, Histoire du bolchévisme, Grasset, 1967, pp. 241-242. 146. Humbert-Droz, L'origine de rinternationale Communiste, La Baconnière, 1968 (nombreux documents).

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mer sa solution. Mais cette fois, au contraire de 1871, le phénomène est généralisé à toute l'Europe, prenant une importance quantitative et qualitative nouvelle. Pour la première fois, il y a véritablement union du mouvement communiste dans lequel les communistes sont la direction du prolétariat : non pas les « chefs » au sens vulgaire, mais parce que la perspective qu'ils représentent est celle vers laquelle se dirige le prolétariat. Ils ont seulement l'avantage d'une compréhension globale (cf. la définition du Manifeste,4T). C'est en ce sens qu'on peut parler de direction, et non au sens réactionnaire où les « masses > ont besoin d'être encadrées par ceux qui « savent ». Ensuite, les groupes communistes sont retournés à l'isolement et à une extrême faiblesse. Mais dans tout ce processus le mouvement n'avait pu que poser la question du pouvoir Les deux formes d'action que l'on vient de voir sont divisées entre l'insistance sur la prise du pouvoir d'Etat, et l'insistance sur la lutte à partir de l'entreprise (dans laquelle les ouvriers se constituent en pouvoir ouvrier). Comprendre l'apport de la période, c'est comprendre ses limites : mais la réciproque est vraie aussi l4S . Le mouvement avait posé la question de l'Etat (c'était même une des grandes différences entre Marx et de nombreux socialistes de son temps), l'avait développée (1871), mais n'avait pas finalement défini tout à fait clairement la tâche de la révolution face à l'Etat. Marx avait indiqué les points essentiels, mais sans chercher à en faire l'un des principes fondamentaux du mouvement. H fallut l'expérience révolutionnaire de 1905, la guerre et la révolution de 1917 pour que l'opposition entre l'Etat bourgeois et les formes politiques révolutionnaires du prolétariat apparaisse et soit pleinement reconnue : dans la lignée théorique-pratique de la Commune, mais de façon plus pure que la Commune. Cela montre une fois de plus que la théorie communiste est à la fois en avance et en retard sur la pratique du mouvement communiste.

147. Manifeste, Œuvres, I, p. 174. 148. c Le problème fondamental de toute révolution est celui du pouvoir. » (Lénine [1917], Œuvres en 3 vol., op. cit., t. 2, p. 44). 149. On trouve des informations utiles dans B. Lazitch, Lénine et la III' Internationale, La Baconnière, 1951.

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Cette question est au premier plan chez Lénine Il sait reprendre Marx, utiliser ce qui y est déjà mais : 1. qu'on n'avait pas pu voir, 2. que Marx lui-même n'avait pu développer, et 3. que le réformisme contre-révolutionnaire avait caché Lénine développe la notion de dictature du prolétariat. Cela correspond très bien à ce que les révolutionnaires russes, et Lénine le premier, avaient réalisé : la lutte contre le pouvoir et la prise du pouvoir. Mais ils n'abordent pas la question des rapports de production, de leur transformation, des tâches communistes de la révolution. Lorsque Lénine évoque la nouvelle société, c'est à partir du problème de sa gestion : dans L'Etat et la révolution, il n'envisage le problème que sous l'angle de la simplification des tâches de gestion par le capitalisme, sans aborder la destruction de la valeur. Finalement, parce qu'il ne voit pas — ne peut pas voir — ce qu'est le communisme, Lénine reprend Marx en le déformant ; parce qu'il ne comprend pas quelle tâche sociale remplit l'Etat révolutionnaire, il n'en comprend même pas correctement la forme politique D'autres le font parfois, mais à partir de l'expérience russe, donc de façon ambiguë, et finalement utopique au sens vulgaire du mot (liquidation de la loi de la valeur par le communisme de guerre). De son côté, le mouvement communiste en Europe, pour les raisons que l'on a vues, ne peut pas non plus poser le problème, parce que toute son activité est négative (attaque ou défense contre l'Etat capitaliste) et non positive (tâche de la révolution sociale communiste). Les révolutionnaires européens accueillent avec enthousiasme les thèses des Russes, qui souvent précisaient ce qu'ils avaient eux-mêmes fait et conçu face à la social-démocratie, mais étaient incapables de les approfondir. Ils ne voient dans l'œuvre de Lénine qu'un retour à Marx et une « res-

150. On pourrait reprendre les positions des révolutionnaires non russes et y trouver la même insistance, dans un cadre très différent. Cf. par exemple Le fil du temps, n° 8 (textes italiens de 1917-1925). 151. Cela comportait aussi la falsification des textes : cf. l'introduction d'Engels à La guerre civile en France (1891), dont les avatars sont résumés dans Guerre civile, pp. 301-302, et note. 152. Comparer Marx et sa critique du programme de Gotha (Œuvres, I) au commentaire qu'en donne Lénine dans L'Etat et la révolution, chapitre v.

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tauration » des principes et ne peuvent pas replacer les positions russes dans le cadre social nécessairement limité qui leur impose par là même des limites strictes. En fait, Lénine est à la hauteur des tâches révolutionnaires de son pays, mais non de la révolution communiste réalisable seulement à partir des pays industrialisés, tandis que les communistes européens sont à la hauteur des tâches pratiques du moment. Ce qui est frappant, ce n'est pas que Lénine impose son point de vue, mais que les autres l'acceptent ; et que même la gauche communiste (allemande, italienne) n'arrive pas à en faire une critique globale, qui serait l'affirmation d'une autre ligne, d'une pratique différente, plus profondément communiste que celle des Russes parce que portant — d'abord en pratique — sur le contenu du communisme. Le communisme ne pose, et par conséquent ne se pose que les questions qu'il peut résoudre Ce n'est que plus tard, pendant la crise (et ce n'est pas un hasard), que viendront les premières réflexions systématiques sur le communisme158. Pour le moment, il n'y a que des critiques de la tactique de l'Internationale, et de la nature sociale de la Russie (mais non reliées à une conception d'ensemble du capital). Ou bien l'on propose d'autres formes d'organisation révolutionnaire. L'apport de cette période est considérable. Le mouvement dispose en effet maintenant d'une expérience de la forme politique de la révolution communiste, la dictature du prolétariat, et en théorie de sa mise à jour (que Marx ne pouvait effectuer parfaitement en raison de la faiblesse pratique du prolétariat pendant l'expérience précédente : la Commune). Mais cette contribution a été totalement faussée de son véri-

153. Cf. la conférence de Bordiga « Lénine.sur le chemin de la révolution » (1924), Programme communiste, n" 12. Cependant, en même temps la gauche communiste italienne et allemande va plus loin que Lénine (cf. paragraphe suivant). D'autres abordent la question, mais sans la traiter au fond : Korsch, Marxisme et philosophie (1923), Ed. de Minuit, 1968, Lukacs, Histoire et conscience de classe (1919-1922), Ed. de Minuit, 1960, et Lénine (1924), E.D.I., 1965. Mais de telles tendances restent très minoritaires, et ambiguës. 154. Idéol., pp. 362-363. 155. Voir les textes réunis dans Fondements de l'économie communiste, I.C.O., supplément au n° 101, et les résumés et critiques parus dans Bilan, n°' 19, 20, 21 et 34, 35.

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table sens ; elle n'était compréhensible que si l'on avait pratiqué et vu les tâches (transformation de la société) de la dictature du prolétariat. Mais ces tâches n'ont pu être réalisées. Le seul pays où la dictature du prolétariat était apparu en a fait une forme vide, puis l'a peu à peu transformée en machine d'Etat capitaliste à mesure qu'elle s'acquittait de plus en plus nettement des tâches capitalistes inévitables Le capital la remplissait alors de son propre contenu m . On a donc pris pour l'essentiel ce qui n'était et ne pouvait être que le mode d'organisation de l'essentiel. Aussi a-t-on discuté pour savoir si les ouvriers avaient ou non le « pouvoir > en Russie, et s'il fallait organiser les ouvriers ou les laisser s'organiser. Finalement, il n'y a eu en Europe occidentale dans l'extrême gauche qu'une lutte entre organisations : celle qui était réformiste, c'est-à-dire du côté de la force sociale décisive en cette période, du côté du plus fort (le capital), a gagné. Les P.C. ont écrasé la gauche communiste. L'organisation en « parti » vivant au sein de la classe ouvrière, mais distinct d'elle et supérieure à elle, tout comme l'organisation unitaire des travailleurs des entreprises, étaient l'une et l'autre insuffisantes. Mais elles ne se complètent pas non plus, et leur réunion n'est pas la solution enfin trouvée du problème révolutionnaire. Il n'y a de solution que dans et par un développement historique qui oblige le prolétariat (et d'autres éléments : nouvelles couches moyennes — voir à ce sujet Deuxième partie : « Le communisme >) : 1. à s'organiser, mais aussi, 2. à faire jouer à son organisation un rôle différent de celui de l'organisation des années 20. L'apport de cette période ne vaut donc (et ne sera compris pleinement) qu'à partir du moment où le mouvement communiste peut donner un contenu communiste positif aux formes qu'il revêt. 156. Lénine, Sur l'infantilisme « de gauche » et les idées petitesbourgeoises, dans Œuvres en 3 vol., op. cit., t. 2, pp. 816-845. 157. « Si (...) le prolétariat renverse la suprématie politique de la bourgeoisie, sa victoire ne sera que passagère, un simple facteur au service de la révolution bourgeoise elle-même, (...) tant que dans le cours de l'histoire, c'est-à-dire dans son " mouvement " , ne se trouvent pas créées les conditions matérielles qui rendent nécessaire l'abrogation du mode de production bourgeois. » (Marx, La critique moralisante et la morale critique, dans Textes, I, p. 101.)

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Le prolétariat ne « veut » jamais faire la révolution 1M . Son mouvement propre, aussi bien au niveau le plus simple, revendicatif, l'oblige à être communiste dans certains cas. Mais sa nature communiste se manifeste de différentes façons. Le dernier moment de rupture révolutionnaire que l'histoire ait connu a mis en avant un aspect — très important mais pas essentiel — du mouvement c o m m u n i s t e Selon les cas, comme on l'a vu, il y a ou non fusion entre le mouvement communiste et le mouvement ouvrier, et divers types de fusion selon les modes de constitution du prolétariat en classe, donc en parti. La révolution communiste reposera le problème de l'organisation, mais dans un contexte historique dominé par des tâches précisément communistes. La constitution du parti et de l'Etat révolutionnaire ne sera donc pas une simple reprise du mouvement des années 20 qui, cette fois, réussirait : elle aura un caractère bien différent (voir dans la Deuxième partie les paragraphes « La révolution communiste » et « Le parti »). En tout cas, ceux qui continuent à rabâcher les « problèmes d'organisation » ne font que fixer l'attention sur la forme au mépris du contenu de la révolution. Il y a une expérience prolétarienne 1S', mais elle ne s'exerce que dans un cadre socio-économique donné : le mode de production capitaliste. Par conséquent, dès que le capital s'est développé, le mouvement communiste s'est manifesté et a montré sa tendance communiste (sous la forme alors possible : mais l'idée essentielle de communauté était présente I60). Il n'a pas besoin pour cela d'avoir fait au préalable toutes les expériences possibles et imaginables. Il a besoin de ces expériences pour se préciser, mais non pour devenir communiste : car il l'est d'emblée. Il ne s'agit pas d'apprendre par essais et erreurs ce qu'il faut faire et ne pas faire. Dès le départ, le communisme est lui-même (avec Babeuf, par exemple), et le programme est bien là, mais sous une forme au fond irréalisable. Car le seul programme communiste réalisable, c'est le programme total. Mais il apparaît spon-

158. Idéol., p. 416. 159. Socialisme ou barbarie, n* 11, « L'expérience prolétarienne ». 160. Rubel, K. Marx, Essai de biographie intellectuelle, Rivière, 1971, p. 243.

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tanément, et répond aux tâches du moment (Babeuf se concentre sur l'aspect politique et militaire). Il n'y a ni éducation par en haut, ni auto-éducation. Il n'y a pas plus d'idéologie apportée de l'extérieur que de prise de conscience progressive. Pas plus que tout autre mouvement social, le communisme n'est une question de pédagogie : ni de pédagogie traditionnelle (avec hiérarchie maîtres/élèves), ni de pédagogie « moderne » (où les élèves apprennent tout seuls). Il n'y a pas d'autopédagogie prolétarienne et le problème révolutionnaire ne se résout pas par « apprendre » à faire la révolution. On constate d'ailleurs que les mêmes illusions se retrouvent, sous une forme modifiée, à différents moments de l'évolution du mouvement. Par exemple, le prolétariat a accepté deux guerres mondiales, en 1914 et 1939. Il n'y a pas un processus de la « conscience » du prolétariat qui lui apprendrait à se méfier, à réagir, etc., mais des ruptures sociales qui déterminent des pas en avant (et des retours en arrière, mais préparant un nouvel essor). Ce n'est jamais une question de « décision » ou de formes de la conscience, mais de rapports historiques (sur le rôle des « décisions >, voir Deuxième partie : « Le parti »). Le mouvement communiste n'est pas une école 1M. Il n'a ni enseignants, ni enseignés, ni un mélange des deux. Son action, dans ses flux et reflux, est le produit d'une structure sociale — le capital — qui en se manifestant contraint le prolétariat à dégager le programme communiste, à travers des phases successives. Confronté à des aspects de plus en plus généraux du développement du capital, le prolétariat est obligé de s'attaquer de plus en plus globalement à l'être même du capital dans ce qu'il a de plus essentiel. De même, sur le plan théorique, c'est pour cette raison qu'à l'époque de Lénine il fallait envisager dans son ensemble la question de l'Etat. Le passage à la domination totale du capital sur la société et le monde (1914-1918 est la première guerre mondiale) mettait dans la réalité l'Etat au premier plan : de là la nécessité pour le communisme de se définir clairement par rapport

161. Commune

de 1871, note 11.

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à lui, contre lui C'était en particulier l'un des éléments indispensables d'une position radicale face à la guerre ellemême. Lénine, et plus tard la gauche communiste dans l'analyse du fascisme (voir le paragraphe « Capital et Etat »), sont obligés de se déterminer par rapport à lui. Mais c'est seulement à notre époque, au terme de la phase contrerévolutionnaire, que l'on peut voir le phénomène dans toute sa netteté. En fait, ce n'était pas l'Etat qui venait jouer le premier rôle, mais le capital qui en s'unifiant conquérait l'Etat 163 . Il le dirigeait déjà avant, mais maintenant il le contrôlait totalement, en ce qu'il n'y avait plus qu'une seule voie possible pour les gouvernements. La politique comme lutte d'intérêts sociaux de classe opposés était morte et ne subsistait que comme mystification. Le capital lui-même organise la vie sociale. Il en va de même pour la généralisation de Y organisation du capitalisme (voir le paragraphe précédent). Les ouvriers se sont organisés eux aussi pour résister contre l'organisation que cherche à leur imposer le capital : parti ouvrier, syndicat (ce phénomène est particulièrement net aux Etats-Unis, avec le syndicalisme d'industrie entre les deux guerres 1 "). On ne peut vraiment comprendre que maintenant le sens profond de cette lutte. Cette organisation du capital n'était que la forme sous laquelle le contenu social du capitalisme (la valeur) venait dominer le monde. Et, par conséquent, l'organisation du prolétariat ne peut triompher qu'en étant le moyen de faire apparaître le contenu social du communisme : c'est-à-dire en dégageant les rapports de production communistes. Notre époque peut mettre en lumière dans sa totalité la notion de valeur iœ . Celle-ci inclut l'Etat. Les concepts s'unifient de plus en plus sur la base de la valeur et de la théorie du capital comme valorisation/dévalorisation : de même dans la pratique les divers aspects de la société sont unifiés et totalisés par le capital, qui domine l'ensemble. Les thèses

162. La révolution d'octobre et le mouvement ouvrier européen, E.D.I., 1967. 163. Marx avait prévu d'étudier dans le dernier livre du Capital comment < La société bourgeoise domine l'Etat » (Fond., I, p. 211). 164. Guérin, Le mouvement ouvrier aux Etats-Unis, 1867-1967, Maspéro, 1970, chapitre il. 165. Cf. par exemple Invariance, nouvelle série, n° 1.

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de la période qui suit 1917 sur l'Etat demandent donc à être englobées dans une analyse plus générale, qui relie plus étroitement encore l'Etat et le capital. Là encore notre époque est capable et contrainte de montrer, sous la forme, son contenu

CONTRE-RÉVOLUTIONS La nature du mouvement communiste apparaît mieux si l'on voit également ce qu'il devient dans les périodes de contre-révolution. A. Dans la période qui va de la Conjuration des Egaux (1796) au Manifeste (1848), apparaissent le socialisme dit utopique et le marxisme IM . Si l'on compare le mouvement des Egaux au socialisme utopique, on voit justement que les théories du socialisme ne naissent que par rapport à des luttes sociales réelles. Babeuf essaie de trouver un programme réalisable à son époque ; de même, les utopistes cherchent à construire et à mettre en pratique un modèle. Mais Babeuf part des conditions réelles du moment historique où il se situe, du mouvement social sous la révolution bourgeoise, sur lequel il veut — en pratique et en théorie — greffer une autre révolution sociale. Au contraire, en période de contre-révolution, les utopistes projettent une vision du monde sur la réalité. C'est d'ailleurs ce trait qui fait leur mérite : leur qualité de visionnaire 1M. Contrairement à une idée trop répandue, la théorie communiste ne leur reproche pas avant tout d'être « irréalistes », mais de rester encore 166. Le 18 Brumaire, dans Luttes de classes, p. 175. 167. Ecrits militaires, Préparation de la révolution de 1848, pp. 93187 ; Idéol., p. 508. 168. Déjacque, A bas les chefs /, Champ Libre, 1970, en particulier pp. 131 suiv. On pourra trouver des renseignements utiles dans l'article à paraître : M. Abensour, Essai sur le communisme critique et l'utopie. Voir aussi les textes réunis dans < Le communisme. Réalité et utopie », Cahiers de l'l£.E~A., Economies et Sociétés, t. IV, n" 11, novembre 1970.

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trop près de la société existante. Pour Marx, les vues les plus profondes sont souvent celles qui sont les plus éloignées en apparence de la réalité : par exemple Fourier sur le travail im . Marx établit une grande différence entre Proudhon et des penseurs comme Fourier et Owen : le premier enlève certains aspects du système social, en préserve d'autres, c'est-àdire en fait conserve finalement l'ensemble170 ; les autres construisent un « nouveau monde », éventuellement délirant, dépassant abstraitement et idéalement la société capitaliste i n . La théorie de Babeuf était beaucoup plus près de la réalité (analyse du rapport de forces, théorie de la violence), mais en même temps trop près (il manquait une perspective historique), parce que son point de vue était la théorisation d'un mouvement réel mais par là partiel : c'est-à-dire limité historiquement. A première vue, les utopistes n'étaient pas déterminés par l'existence d'un mouvement social contemporain d'eux : en fait, malgré la réaction il y avait des luttes ouvrières, et Owen par exemple était tout autant praticien que théoricien, mais dans l'ensemble c'est une période relativement stable, au moins jusqu'en 1830. On pourrait avoir l'illusion que leurs idées sont d'abord le produit de l'activité de leur cerveau. En réalité, elles étaient le résultat du caractère limité et localisé des luttes sociales à leur époque1™. Par rapport aux trois principaux pays d'Europe occidentale d'alors, la France, l'Angleterre et l'Allemagne (qui n'existe pas encore comme Etat national), la théorie communiste naît dans le pays où le communisme est le moins fort, si l'on compare la réalité des luttes sociales dans ces pays. En France et en Angleterre, les tâches immédiates (économiques, poli-

169. Ecrits militaires, pp. 120-122 (voir aussi les remarques de Marx sur le travail signalées à la fin du paragraphe < Le communisme », Deuxième partie). 170. N.G.R., I, pp. 377-378 ; lettre de Marx à Schweitzer, 24 janvier 1865, Œuvres, I, pp. 1452-1459. 171. Proudhon « n'est lui-même qu'un utopiste petit-bourgeois, alors que les utopies d'un Fourier, Owen, etc., sont l'intuition et l'expression imaginaire d'un monde nouveau ». (Lettre de Marx à Kugelmann, 9 octobre 1866, Commune de 1871, pp. 25-26). 172. S.F., pp. 41-42 et 54. 173. Guerre civile, pp. 224-225. On pourrait reprendre la question du chartisme : cf. N.GJR., I, pp. 351 suiv.

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tiques, militaires même : barricades de 1848) accaparent le mouvement, et sa théorie y est théorisation de ses aspects partiels Seule, l'Allemagne pouvait produire un mouvement théorique ayant une vue globale des problèmes, nécessairement abstraite et très intellectuelle au début (philosophie) 17S. Un long cheminement de pensée devait finalement, au bout de plusieurs années, conduire Marx à concevoir le communisme comme mouvement. Mais cette évolution n'aboutit justement que par son lien avec l'expérience pratique de Marx et d'Engels : leur contact avec les principaux pays européens et leur mouvement ouvrier respectif1™. S. Entre 1852 et 1864, après un mouvement où le communisme a soutenu la révolution bourgeoise démocratique et nationale, il importe de marquer les limites de cette révolution et d'indiquer ce qui la dépassera, c'est-à-dire le contenu du mouvement prolétarien. Dans l'Adresse à la Ligue des communistes ( 1 8 5 0 ) , Marx et Engels affirmant qu'une reprise est « imminente177 », mais en réalité ils dressent le bilan de toute la période 1 8 4 8 - 1 8 5 0 . C'est une déclaration de guerre à la démocratie17". Quelque temps après, ils rompent avec l'organisation qui dégénère. Là encore, ils s'opposent à ceux qui n'ont pas compris le communisme comme mouvement, et la contre-révolution comme phase nécessaire. La décision de liquider la Ligue est rupture avec toute illusion d'une solution immédiate par la violence armée ou la conspiration17*. C'est aussi le refus de la « propagande » au sens où l'on voudrait essayer toujours de convaincre et d'apporter des idées. Il y a eu une activité en ce sens (collaboration à différents journaux, surtout la Nouvelle Gazette rhénane) mais elle n'est plus possible ni nécessaire dans une 174. S.F., p. 184. 175. Idéol., pp. 71 et 501. 176. S.F., p. 106. 177. Adresse du Conseil central à la Ligue, dans Textes, II, p. 37. 178. Lettre de Marx à Engels, 13 juillet 1851, et réponse d'Engels, 17 juillet, Corresp. II, pp. 136 et 144. Mais le terrain avait été préparé dès 1848-1849 : < Bien loin d'être brisé par la révolution de février, le despotisme bourgeois y trouva son accomplissement. » (N.G.R., n, p. 86). « Organe de la démocratie », la Nouvelle Gazette Rhénane est en même temps préparation à la lutte contre la démocratie. 179. Révélations sur le procès des communistes de Cologne, dans Textes, H, pp. 8 suiv. (aussi id., pp. 30-31).

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autre période : les idées n'interviennent que dans un contexte social qui permet leur diffusion, parce qu'elles répondent à un besoin. Marx s'élève contre l'illusion de la propagande comme contre celle de l'agitation. Le mouvement repartira sur des bases plus importantes 1M , lorsque la prospérité sera entamée, le prolétariat développé, et que les problèmes nationaux se reposeront 181 : ce qui se produit avec la crise de 1857, première crise économique de dimension véritablement internationale, le développement industriel du Second Empire, les grèves ouvrières à partir du début des années 60, et l'unité allemande qui s'opère par étapes. Le mouvement a donc besoin d'une activité en profondeur, axée d'abord sur la critique de l'économie politique, tout en s'intéressant à l'ensemble des problèmes ci-dessus 1M. Ici les partisans de 1' « action » devraient se scandaliser et accuser Marx d' « attendre > la révolution (voir Deuxième partie : « Le parti ») : Marx ne pouvait s'empêcher d'être révolutionnaire, mais sous une forme différente dans les périodes de montée et de recul du mouvement. En définitive, les liens les plus solides dans une période contre-révolutionnaire sont toujours des rapports de cohérence théorique et des rapports pratiques avec les luttes réelles (contact avec quelques ouvriers révolutionnaires, lors de grèves ou de tout mouvement social d'envergure). Mais Marx refuse une organisation permanente qui regrouperait les révolutionnaires autour de tâches — et d'abord de tâches d ' « organisation » — prétendues pratiques, et préfère intervenir régulièrement lorsque c'est nécessaire. L'expérience prouve d'ailleurs que même au moment le plus sombre, les révolutionnaires sont toujours liés à des éléments prolétariens, sur les plans théorique et pratique, et entrent (ou plutôt rentrent) en liaison avec eux sans avoir besoin d'organiser cette rencontre par un travail spécial. Maintenir une structure permanente chargée de rassembler sous son aile les énergies disponibles aboutit au contraire, dans une telle

180. Luttes de classes, p. 124 ; lettre d'Engels à Marx, 11 décembre 1851, id., pp. 273-274. 181. L'insurrection polonaise de 1863 est le signe de la reprise révolutionnaire : cf. lettre de Marx à Engels, 13 février 1863, Corresp. VII, p. 199. 182. Lettre à Kugelmann, 23 août 1866, Lettres, p. 153, et à Bççkçr, 17 avril 1867, id., p. 156.

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période, à faire vivre artificiellement une forme d'organisation qui n'a d'autre contenu que son développement — en réalité sa survie — en tant que forme d'organisation : elle tourne ainsi en rond et finalement n'organise qu'elle-même. Et si elle parvient à se maintenir jusqu'à la phase révolutionnaire suivante, elle y joue un rôle néfaste, car elle réduit naturellement ( = parce que c'est sa nature) tout à des questions formelles. Lorsque Marx et Engels acceptent de travailler au sein de l'A.I.T., ce qui équivalait à en devenir les théoriciens dominants mais non à la diriger réellement, car la plus grande partie du mouvement était loin du communisme, c'est parce qu'ils ont la certitude qu'il s'agit d'un renouveau révolutionnaire réel (« revendicatif », politique, etc.), et non d'un rassemblement de circonstances 1M. A partir du moment où l'affrontement avec le capital devint une réalité (1871), il n'y eut plus alors qu'une position possible, et Marx et Engels prirent effectivement la direction de l'A.I.T., et firent tout pour imposer le point de vue du Conseil général1M. Mais l'ensemble du mouvement ouvrier, à l'échelle européenne et nord-américaine, ne changeait pas pour autant de nature. La prise en main par le communisme de l'Internationale ne pouvait qu'être sans lendemain, sur le plan organisationnel bien entendu186. Car en profondeur l'affirmation des positions communistes dans et par l'A.I.T. avait eu un effet très important. C'est en particulier la liquidation du proudhonisme, qui reparaît seulement lié à l'anachronisme, incorporé à lui, comme réaction (inefficace) contre le réformisme de la période suivante — dont il faisait en réalité partie " 7 .

183. « Je suis en fait la tête de toute l'affaire » (lettre de Marx à Engels, 13 mars 1865, Corresp. VIII, p. 188). 184. Sur l'A.I.T., voir Engels, préface à l'édition anglaise du Manifeste (1888), Œuvres, I, p. 1 486, et lettre de Marx à Engels, 18 mai 1870, Commune de 1871, p. 33, ainsi que le discours de Marx, 25 septembre 1871, id., pp. 205-207. 185. Les prétendues scissions dans l'Internationale, dans Textes, II, pp. 87-88 : Marx et Engels luttent contre la conception de l'A.I.T. comme « simple bureau de correspondance et de statistique ». 186. Lettre d'Engels à Bebel, 20 juin 1873, Commune de 1871, pp. 219-221. 187. Guerre civile, Introduction d'Engels à l'édition de 1891, p. 299 ; préface de 1887 à Question du logement, pp. 11-12 ; lettre d'Engels à Mesa, 24 mars 1891, Commune de 1871, p. 257.

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C. La période 1871-1914 n'est certainement pas contrerévolutionnaire au sens de l'époque qui suivit 1815 ou de celle dont on commence à sortir. Pour les contemporains, en tout cas, elle marquait un progrès révolutionnaire immense, avec la constitution d'organisations politiques et syndicales puissantes. Puis on a dénoncé son réformisme (parlementarisme...) : la faillite de 1914 a rétrospectivement contraint à voir sa véritable nature. La social-démocratie allemande a servi alternativement de modèle et de repoussoir. D'un côté, on ne peut nier que c'est une période de luttes pratiques (grèves ouvrières dures) et théoriques (développement théorique réel avec par exemple les controverses sur la crise du capitalisme). En outre, le mouvement devient effectivement international (1905 en Russie), et ne concerne plus seulement l'Europe de l'Ouest comme le faisait l'A.I.T. D'autre part, cet affrontement se produit à un moment où le capital parvient à garder sa stabilité, se développe en accordant des réformes, avec d'ailleurs l'aide du prolétariat qui contribue à la liquidation des dernières entraves précapitalistes. Les luttes aboutissent donc à organiser le prolétariat dans le cadre capitaliste 1M. Les efforts théoriques, y compris ceux dirigés contre le réformisme, ont en partie le même effet, dans la mesure où ils montrent qu'il y a des éléments révolutionnaires dans les partis ouvriers : par là, ils les valorisent encore davantage et les renforcent18*. En même temps, cependant, une activité théorique de ce type préparait l'avenir. Mais à l'époque les communistes sont dans l'organisation du mouvement ouvrier. Engels hésitant devant la fondation de la II e Internationale finit par accepter et contribue à sa création Sa position est différente de celle qu'il occupait avec Marx dans l'A.I.T., à laquelle les groupes ouvertement réformistes avaient cessé de collaborer lorsqu'elle avait

188. < Socialisme et syndicalisme dans le mouvement ouvrier français », Programme communiste, n0" 22 à 26. 189. Voir par exemple les diverses polémiques de Luxembourg. 190. En 1881, Marx affirmait qu'en l'absence d'une « conjoncture de crise », les congrès ouvriers ou socialistes étaient < non seulement inutiles, mais encore nuisibles » (lettre à D. Nieuwenhuis, 22 février 1881, Commune de 1871, pp. 256-257).

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pris des positions radicales en 1871. Engels estimait au moment de la désagrégation de l'A.I.T. que l'Internationale future serait franchement communiste, parce que produite par des luttes à un niveau et d'une ampleur bien supérieurs à l'A.I.T. m . Or la période qui suit 1871 est une ère de réforme, et les affrontements tendent à obtenir ce que le capital peut — alors — offrir. Par conséquent, les groupes réformistes, au sens strict, c'est-à-dire que leur fonction sociale est d'obtenir des réformes, sont ici l'immense majorité, et l'organisation internationale n'est plus la réunion de petits groupes militants, mais un ensemble de puissantes organisations Il y a même convergence théorique entre des éléments très différents ; Lénine était alors incontestablement révolutionnaire, mais il reprend et développe la théorie du réformiste Kautsky sur la « conscience de classe » à introduire dans le prolétariat"*. Dans sa critique de l'opportunisme, Luxembourg en appelle toujours à la véritable nature (révolutionnaire) du parti social-démocrate allemand, alors qu'en fait il est réformiste. De ce point de vue, Bernstein est plus lucide, qui affirme : nous sommes un parti de réformes et non de bouleversement social, mieux vaut en tirer toutes les conséquences et d'abord le reconnaître. Les éléments de gauche présentent alors une critique en règle de la politique du mouvement ouvrier, mais sans voir l'essentiel : que cette politique n'était pas simplement une politique de droite ou du centre susceptible d'être remplacée par une politique de gauche, mais la seule concevable et praticable par un tel

191. Sur les perspectives envisagées par Engels lors de la fin de l'A.I.T., voir ses lettres à Sorge, 27 septembre 1873 et 12 septembre 1874, dans Textes, II, pp. 104-106. 192. La contre-révolution impose même son vocabulaire ; ainsi le terme de « Sozialdemocrat », rejeté par Marx et Engels (cf. lettres des 16 et 18 novembre 1864, Corresp. v m , pp. 106-107). 193. Marx et Engels jugeaient Kautsky par avance dans une lettrecirculaire de 1879 : € Nous ne pouvons (...) faire route commune avec des gens qui déclarent ouvertement que les ouvriers sont trop incultes pour se libérer eux-mêmes, et qu'ils doivent être libérés par en haut... » (Textes, n , p. 124.) Cf. aussi Idéol., p. 76. Comparer à Que faire ?, Le Seuil, 1966, chapitre n. Voir à ce sujet les postfaces de P. Guillaume, Idéologie et lutte de classes, et J. Barrot, Le « renégat » Kautsky et son disciple Lénine, à Kautsky, Les trois sources du marxisme, Spartacus, 1969.

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Ils ne parvenaient pas à voir la fonction sociale que la II Internationale était contrainte de remplir m . Le mouvement révolutionnaire qui naît de la lutte contre la guerre reprend le capital organisationnel de la II e Internationale, et en même temps le critique. Mais il ne s'aperçoit pas vraiment (sauf des groupes comme la gauche communiste allemande 1M ) que par là il fait en même temps son autocritique, la critique des positions des révolutionnaires avant 1914. Par exemple, l'effort de Lénine pour organiser les ouvriers séparément et à l'extérieur du mouvement qu'il juge réformiste en Russie est contemporain de sa participation à l'Internationale. Bien sûr, D est toujours critique vis-àvis d'elle, malgré certaines illusions graves, mais sa critique, pas plus que celle de Luxembourg, ne vise les organisations ouvrières en tant que telles, mais telle politique réformiste, tel dirigeant opportuniste. Le mouvement révolutionnaire né avec la guerre aura toujours une attitude ambiguë face à la période 1871-1914. Il la dénonce tout en se présentant comme la continuation du véritable mouvement révolutionnaire de cette époque : mais où était-il ? Il y a une unité profonde entre la période 1871-1914 et la contre-révolution qui suit la Première guerre mondiale : sur tous les plans, la seconde n'est que la continuation de la première qui la préparait. Avec le recul, on peut se demander si le mouvement révolutionnaire entamé par 1917 n'est pas simplement la réaction prolétarienne à l'adaptation du capital, à son passage à sa phase de domination réelle sur la société. mouvement. e

Après la Commune, le capital a pu commencer à effacer la perspective communiste : dans le domaine théorique, il y a oubli du capitalisme comme création des conditions d'un autre mode de production. En effet, tout ce qui est spontanément communiste dans les luttes ouvrières était détruit. Le prolétariat est communiste lorsque le capital ne peut lui

194. Pour citer un texte entre cent, voir les réflexions de Lénine sur le congrès international de Stuttgart (1907) : Œuvres, t. 13, Ed. Sociales et Ed. du Progrès, Moscou, 1967, pp. 74-94. Cf. également Correspondance entre Lénine et C. Huysmans, 1905-1914, Mouton, 1963, Introduction de G. Haupt, p. 38. 195. Pannekoek, Révolution mondiale et tactique communiste (1920), dans Pannekoek et les conseils ouvriers, S. Bricianer, E.D.I., 1969, pp. 163 suiv. (également reproduit dans Invariance, n° 7).

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accorder ce qu'il demande, le contraignant ainsi â poser eû pratique la question de la société dans son ensemble. Mais dans la période qui précède 1914 les conditions économiques lui ont permis d'éviter cela, malgré la dépression qui couvre à peu près les vingt années allant de 1875 à 1895 environ. Ce n'est pas un hasard si l'Internationale commence vraiment à exister comme organisation à partir de la fin du siècle, donc après la fin de la crise. Il est impossible de comprendre le réformisme sans ce contexte de prospérité. La thèse de 1' « aristocratie ouvrière » est insuffisante parce qu'elle suppose qu'une partie du prolétariat est littéralement « achetée > par le capital. Le phénomène est beaucoup plus global. Le réformisme, qui n'exclut pas mais suppose au contraire des luttes ouvrières, concerne l'ensemble du prolétariat, en tout cas celui de la grande industrie (voir à ce sujet l'hypothèse émise à la fin du paragraphe « Valeur et développement >, dans la Première partie) 198 . Le grand apport de 1917 se reconnaît aussi au fait qu'auparavant le mouvement révolutionnaire s'organisait avec le réformisme : cette phase est désormais terminée. Le communisme n'a plus qu'à lutter contre le réformisme. Ce changement était d'abord pratique : le réformisme massacrait la révolution. Le réformisme n'apparaît vraiment comme contrerévolutionnaire que dans et par la guerre et l'après-guerre. Mais certains révolutionnaires eurent des difficultés à effectuer la rupture nécessaire, parce que leur activité (y compris leur critique du mouvement socialiste) restait de pure propagande et d'agitation, et n'entreprenait aucune tâche positive : on ne ressentait donc pas le besoin de se regrouper de manière indépendante pour effectuer de telles tâches. Ce fut le cas de ceux des révolutionnaires allemands qui demeurèrent dans la social-démocratie jusqu'en 1917, et avec les

196. Cf. lettre d'Engels à Kautsky, 12 septembre 1882, Lettres, p. 319, sur les ouvriers anglais et l'impérialisme ; aussi lettre à Sorge, 31 décembre 1892, Corresp. Sorge, H, p. 280. Si la concurrence « isole » et « rassemble » à la fois les ouvriers (Idéol., p. 91), elle ne les rassemble que dans le cadre syndical. On simplifie le problème en le réduisant à la présence et au rôle des intellectuels : cf. lettre d'Engels à Sorge, 9 août 1890, Corresp. Sorge, H, pp. 210-211. Voir aussi Boukharine, L'économie mondiale et l'impérialisme, op. cit., PP. 168-171.

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Indépendants jusqu'à la fin de 1918, pour ensuite fonder le parti communiste On a pu à juste titre le leur reprocher, mais la rupture ne pouvait avoir lieu qu'au moment où ils se sont engagés dans une activité qui la rendait nécessaire. De la même façon, Engels avait été conduit à reconnaître au mouvement socialiste de la fin du xix e siècle des qualités révolutionnaires qu'il ne possédait pas (tout en le critiquant d'ailleurs vigoureusement). A son époque — Engels est mort en 1895 —, on pouvait difficilement apprécier le phénomène de la reprise du mouvement ouvrier dans son ensemble. Les communistes sont tout autant que les autres sous la pression des événements : la « théorie » et les « principes » ne garantissent rien. La pureté que l'on préserverait en toute période, parce qu'on aurait bien assimilé les principes du communisme, est un mythe, et repose finalement sur un idéalisme forcené, dans la mesure où elle revient à soutenir qu'une volonté fermement trempée permet de résister aux pressions sociales"*. D. Il n'était pas facile aux contemporains de reconnaître comme telle la contre-révolution consécutive à la défaite du mouvement révolutionnaire après la Première guerre. Comme on vient de le voir, ce n'était certes pas la première contrerévolution de l'histoire. Mais la situation générale du capitalisme était très différente de celle de 1852, par exemple. Dans les années 20, le capital se révèle tellement destructeur, et le système social dans son ensemble est dans un état de crise tel que toute solution autre que révolutionnaire apparaît impossible. D'où cette idée d'un capitalisme en crise perpétuelle, où la révolution peut éclater à tout moment si les conditions en apparaissent soudain. Il y a donc abandon

197. Voir l'ouvrage à paraître de D. Authier. 198. Sans trancher ici le problème de la position d'Engels, qui n'est pas un problème d'individu mais de période historique, on peut citer quelques textes, fournir un point de départ pour une recherche ultérieure : lettre à Oppenheim, 24 mars 1891, Lettres, p. 376 ; Introduction aux Luttes de classes, pp. 27, 30, 36 ; Préface de 1887 à Question du logement, pp. 12-13 ; id., p. 105 ; lettres à Turati, 26 janvier 1894, et Bosio, 6 février 1892, Commune de 1871, note p. 249 ; lettre à Lafargue, 24 novembre 1895, id., p. 259 ; lettre à Fischer, 8 mars 1895, id., pp. 260-262; lettre à Sorge, 19 avril 1890, Corresp. Sorge, II, pp. 198-199, et id., 31 décembre 1892, id., p. 283.

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par la plupart des révolutionnaires de la perspective historique discontinue marquée par des phases successives révolutionnaires et contre-révolutionnaires, elles-mêmes déterminées à la fois par les cycles proprement économiques du capital et les victoires ou les échecs du prolétariat (puisque, au XXe siècle, ce sont les deux seules forces sociales, non pas existantes, mais décisives) En fait, à partir du moment où il n'y avait pas de réelle offensive prolétarienne en Europe, la contre-révolution était bien assise. Mais on n'a pas su — pas pu — reconnaître la phase historique comme telle. Cette « erreur » était elle-même un produit typique de la période : il en découlait nécessairement, surtout à partir de la Deuxième guerre, une recherche parfaitement vaine d'un moteur révolutionnaire en dehors de la dynamique du capital et de sa contradiction fondamentale (par exemple le tiers-monde, la séparation dirigeants-exécutants dans la gestion de la société, ou encore l'effort pour < construire » un parti révolutionnaire ,0°, etc.), ou tout simplement le découragement. Après l'échec de la révolution russe, le mouvement ouvrier avait repris les mêmes théories sur l'organisation qu'auparavant, parce qu'il se trouvait confronté aux mêmes problèmes : mais, cette fois, ils étaient très aggravés parce que, après 1914, le capital systématise ses efforts d'organisation. Le prolétariat essaie aussi de s'organiser en conséquence — mais à l'intérieur du cadre capitaliste — et les théories de l'organisation des ouvriers continuent de dominer. L'aspect le plus faible des thèses de Lénine, la conception de la conscience apportée de l'extérieur au prolétariat, revit après avoir été mis à l'écart théoriquement et pratiquement dans la phase ascendante du mouvement. On peut dresser un parallèle avec 1' « ère des organisateurs > du capital. L'important, c'est

199. Lettre d'Engels à Bebel, Volksstaat, 26 juin 1874, Commune de 1871, pp. 222 suiv. 200. Trotski, Programme de transition, La Vérité, supplément au n° 529 : « La crise révolutionnaire de l'humanité se réduit à la crise de la direction révolutionnaire » (p. 9). Comparer à ce que Marx et Engels font dire à Stirner pour s'en moquer : le philosophe dit : c II Vous manquait simplement la conscience de ce que Vous étiez » (Idéol., p. 283). Voir aussi lettre d'Engels à Sorge, 12 septembre 1874, dans Textes, II, pp. 107-108.

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que ce soit le capital qui s'organise, et non les organisateurs eux-mêmes. De même avec l'ère des « révolutionnaires professionnels > : l'important est que la classe ouvrière ne puisse faire rien d'autre que se laisser organiser, par des professionnels de la révolution, qui deviennent, avec l'approfondissement de la défaite, des professionnels de la contre-révolution (certains d'ailleurs l'étaient depuis longtemps 2M). C'est l'époque de l'organisation par excellence. Dans leur critique, uniquement théorique en cette période d'extrême faiblesse révolutionnaire, les éléments radicaux dénoncent souvent plutôt la manière dont on organise, le totalitarisme croissant de la société qui doit tout contrôler et maîtriser, que le contenu de ce qui est ainsi organisé : le rapport social capitalisteî0*. L'un des signes d'un début de changement (voir plus loin « La reprise révolutionnaire >) est d'ailleurs le rejet si souvent exprimé, et théorisé de façon naïve, de toute organisation de la vie individuelle ou sociale par une puissance qui lui est extérieure : d'où l'idée qu'il faut se réapproprier la vie. Cest un mouvement réel, bien que superficiel, mais qui est par nature incapable, par lui-même, de dépasser les formes et d'envisager le contenu. En ce sens il ne sort pas du cadre social existant, et fournit même des solutions de rechange au capital tant qu'il reste dans ces limites : il ne fait alors que proposer au capital d'autres façons de s'organiser (démocratie, gestion ouvrière, contrôle ouvrier, etc. ,os ). Un tel mouvement peut se dépasser et s'attaquer à la racine des choses s'il est pris dans une dynamique plus large obligeant à poser la question du contenu même des rapports de production. Mais un dépassement de ce type sera justement freiné par l'idéologie gestionnaire et participationniste, qui tend à figer

201. Rosmer, Modiano, Union sacrée 1914, Spartacus, 1948. 202. Cf. Pannekoek : « Le problème qui surgit maintenant, c'est de savoir comment on fera pour unir la liberté à l'organisation. » (1946) (Bricianer, op. cit., p. 286.) De même, toute l'insistance, dans Socialisme ou barbarie par exemple, sur le capitalisme d'Etat, en oubliant ce qu'est le capital. Ainsi C. Streuermann (pseudonyme d'O. Rutile), La crise mondiale, Gallimard, 1932 (sur Ruhle, cf. Cahiers du communisme de conseils, n° 2). 203. On pourrait citer ici toute la presse gauchiste et < underground », devenue un nouveau pouvoir dans la société, parce qu'elle aide à rassembler des « révoltés > afin de les maintenir à ce stade (voir plus loin).

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le mouvement révolutionnaire sur des problèmes de formes. Cette idéologie, d'où qu'elle provienne, est donc contre-révolutionnaire. Le refus de l'autorité est en tout cas le signe d'un ébranlement plus profond que lui-même. La force du mouvement révolutionnaire détermina la force de la contre-révolution. Le choc décisif eut lieu en 1919, et se termina avec la défaite des tentatives révolutionnaires en Allemagne surtout, mais aussi en France, en GrandeBretagne, en Italie, en Hongrie, et également aux EtatsUnis 20\ D'autres mouvements suivirent mais aboutirent tous à des échecs, en Allemagne (1921, 1923 dont 1933 n'est que le prolongement), en Grande-Bretagne (1926), en Chine (1926-1927). Finalement, il fallut la Deuxième guerre pour enchaîner solidement les ouvriers au capital par l'impérialisme et les blocs nationaux. Dans la Russie elle-même, contrainte de développer son capital national, le mouvement qui y avait été si fort persiste, mais sous une forme ambiguë. La révolution russe était une révolution double : capitaliste par les tâches qu'elle pouvait réaliser à elle seule ; prolétarienne par son mécanisme social et politique propre, et communiste par sa dimension internationale : aide au prolétariat des pays pouvant réaliser le communisme. Les révolutionnaires russes se trouvaient donc placés dans une situation où ils participaient au développement de leur pays tout en luttant pour la révolution mondiale 2 ". D'emblée, cette position était contradictoire et, dès les premiers revers (essentiellement en Allemagne), les meilleurs d'entre eux cherchaient à la fois à défendre l'Etat russe, et à promouvoir la révolution en Europe, ce qui n'était pas toujours compatible. A partir de 1921, il est clair que l'Europe est désormais stabilisée au moins pour quelques années, et seule une poignée de révolutionnaires défendent encore des positions tant soit peu radicales en Russie. La gauche russe, en raison de la nature particulière du mouvement social de ce pays, ne pouvait comprendre l'ensemble du mouvement révolutionnaire mondial de cette époque, ni son échec 2 ". Seule la généralisa-

204. Guérin, op. cit., pp. 49-51. 205. Lettre d'Engels à Danielson, 18 juin 1892, Lettres, pp. 394-395. 206. « Les révolutions ont en effet besoin d'un élément passif, d'un fondement matériel. La théorie n'est jamais réalisée dans un peuple que

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tion de la révolution leur aurait montré les dimensions réelles et les limites de ce qui s'était passé en Russie. En période contre-révolutionnaire, la tâche est toujours de dresser un bilan : les communistes russes en furent incapables. Un tel bilan fut essentiellement le fait de la gauche communiste italienne et allemande. En fait, il y eut de nombreux apports à ces courants : hollandais pour la gauche allemande, belge pour la gauche italienne, pour ne citer que les principaux. C'est un mouvement réellement européen10T. Il y dans la mesure où elle est la réalisation de ses besoins. » (Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel. Introduction, dan? Textes, I, p. 58.) C'est là la raison profonde de l'échec des réels opposants de gauche à l'Etat russe (démocrates-centralistes, Groupe ouvrier, etc. : cf. Schapiro, Les bolcheviks et l'opposition, Les Iles d'Or, 1957). Le « trotskysme », après avoir aidé à écraser ces groupes, se constitue sur leur ruine comme simple réaction au stalinisme, sans être capable, ni d'analyser la Russie, ni de revenir sur le passé de l'I.C. Les seuls éléments intéressants venus du trotskysme ont rompu avec lui. Ainsi, après la guerre : « Socialisme ou Barbarie », et la section espagnole réfugiée au Mexique : voir Pour un second Manifeste Communiste, Losfeld, 1965, éd. bilingue franco-espagnole (bibliographie, p. 73). 207. Outre les textes mentionnés dans le cours de l'ouvrage, on peut citer : a) pour la gauche dite italienne : — Programme communiste, n° 34, extraits de textes 1920-1956. — « La gauche communiste sur le chemin de la révolution » (textes 1913-1922), Programme communiste, n"' 50 et 51-52. — La question parlementaire dans l'I.C., Ed. Programme communiste, 1967. — Parti et classe, Ed. Programme communiste, 1971 (textes 19201951). — « Thèses de Lyon » (1926), Programme communiste, n° 38. — « Dialogue avec Staline » (1952), Programme communiste, n° 8. — Les fondements du communisme révolutionnaire, Ed. Programme communiste, 1970. — Le marxisme des bègues (1952), La Vieille Taupe, 1970. — Les collections du Fil du temps : surtout n°" 2, 6, 7 (question agraire), 5 (Facteurs de race et de nation dans la théorie marxiste), et 8 (textes 1917-1925) ; et d'Invariance : n°" 3, 4, 5, 7, 8, 9, 10. — Textes de Bordiga à paraître : articles des années 50 sur la Russie, et Propriété et capital. Des numéros de la revue Bilan (1933-1938) seront reproduits. — Bibliographie : Invariance, n" 8, pp. 54-59. — Historique rapide jusqu'en 1919 : Programme communiste, n"' 28 et 29. — Pour une appréciation critique de l'histoire de ce mouvement : Invariance, n" 9, pp. 138-153. b) pour la gauche dite allemande : — Fondements de réconomie communiste, I.C.O., supplément au

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eut d'autre part interférence entre les deux regroupements, au début ( = au début des années 20) presque uniquement, car après, en s'approfondissant — ce qui était un progrès — tous deux s'enfoncent dans leur particularité réciproque et finissent par se figer dans « leur » théorie. Les rapports théoriques cessèrent d'autant plus facilement qu'il n'y avait aucune possibilité de pratique commune. Tous deux purent alors se complaire dans leur unilatéralité, et développèrent leurs aspects les plus faibles. Ces courants sont tous les deux insuffisants : leur réunion ne suffirait pas non plus à dégager le sens profond de la période. En ce sens, ils ne se complètent pas ; tous deux sont prisonniers de leur temps. Mais ils témoignent d'un effort pour arriver à une conception globale de la révolution russe, du mouvement révolutionnaire européen, de son échec, et de la totalité de la période entamée en 1914. Il est peut-être difficile aujourd'hui d'apprécier leur tentative, bien que leurs textes sortent peu à peu de l'oubli, précisément parce que certaines de leurs thèses commencent à devenir le bien commun du mouvement révolutionnaire renaissant. Ce n'est pas seulement le résultat des efforts de diffusion de ces mouvements eux-mêmes, car ils ont été très faibles ; ils commencent maintenant à être connus parce qu'ils correspondent à un besoin social réel. De telles idées apparaissent donc nécessairement, mais leur formulation, souvent insuffisante, par les communistes de gauche est un facteur d'accélération. Ils ont surtout montré les partis « ouvriers » comme des organisations contre-révolutionnaires que la révolution doit donc détruire ; la période amorcée par 1914 comme une ré-adaptation du capital, d'où : 1. rôle de l'Etat et 2. attaque nécessaire contre le prolétariat ; la révolution communiste possible seulement lorsque le mouvement

n° 101 (résumé de l'évolution de ce courant entre 1919 et 1933 surtout). — Pannekoek, Lénine philosophe, Spartacus, 1970. — Plusieurs chapitres de Pannekoek, Les conseils ouvriers, sont reproduits dans Cahiers de discussion pour le socialisme de conseils, novembre 1968. — La collection des Cahiers du communisme de conseils, et les n™ 7 et 8 d'Invariance. (Cette liste ne sert que de première indication, et non de réelle bibliographie.)

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social du capitalisme aura à nouveau, mais cette fois avec une force décuplée, atteint son point culminant10". On pourrait comparer la gauche italienne au mouvement théorique communiste qui précède 1848. Les communistes italiens se trouvaient face à un prolétariat moins développé que dans les grands pays industriels, et furent exclus de toute pratique dans leur pays de 1926 à 1943. Leur position est plus théorique, plus générale, plus abstraite aussi. Le capital est conçu comme cycle, ce qui implique à la fois la compréhension du mouvement communiste et la compréhension des phases nécessaires de révolution et de contre-révolution2™. La gauche allemande est plus pure au sens de plus prolétarienne ; l'importance de la classe ouvrière allemande est centrale à cette époque. Elle est plus près des phénomènes ouvriers de masse qu'elle comprend mieux que la gauche italienne (critique des partis, et surtout des syndicats sur lesquels les Italiens n'ont pas une position claire Schématiquement, les premiers ont compris le cadre des rapports de production dans lesquels se situe l'expérience prolétarienne, sans la concevoir vraiment comme mouvement (illusion du « parti > qui peut conserver les principes et prendre ou reprendre la direction de la classe ouvrière après s'être maintenu comme organisation) ; et les seconds ont compris le mouvement de l'expérience prolétarienne, sans voir qu'il est déterminé par la nature et la structure du capital, qu'il en est fonction pour ensuite la détruire (illusion de la démocratie ouvrière où la classe « décide » de son destin : voir sur ce point dans la Deuxième partie le paragraphe « Le parti >). Finalement, l'une et l'autre, malgré leur apport, ont fétichisé les formes d'organisation, en ont fait une force magique opérant la transformation révolutionnaire sans qu'on en connaisse en réalité le processus. Pour les Italiens, le « parti » est l'organisation qui fait la révolution, mais on ignore comment une minorité d'individus a pu à la fois acquérir et conserver les principes de pensée et d'action qui déterminent

208. Voir sur la gauche communiste allemande < Le K.A.P.D. et le mouvement prolétarien », Invariance, nouvelle série, n° 1. 209. Cf. les réunions de Piombino (1957) et de Florence (1960), reproduites dans Invariance, n° 3, pp. 82-110, et n° 7, pp. 129-140. 210. Voir l'intervention du délégué K.A.P.D. au troisième congrès de l'I.C. (1921), Invariance, n° 8, pp. 4-12.

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le succès" 1 . Pour les Allemands, les conseils sont l'organisation qui fait la révolution, mais on ignore comment le simple fait de gérer la société va la transformer. Les uns ont mis le parti au-dessus de la classe, les autres la classe audessus du parti, sans montrer le rapport entre les deux, comme Marx le fait dans tous ses textes. Avec le temps, ces courants se sont transformés en sectes. Mais celles-ci ne représentent plus 1' « enfance » du mouvement, comme au xix e siècle, mais le produit de sa défaite. La gauche communiste est à la fois intégrée à cette défaite (qu'elle ne peut comprendre au fond), et représente une tentative de réaction contre elle. La meilleure preuve en est dans l'attitude de la gauche italienne face au programme communiste. Elle comprend la dynamique du capital et saisit le communisme comme destruction de la valeur. Mais elle ne se pose pas le problème de la manière différente dont cette tâche peut se présenter en 1875 ou cent ans plus tard ; elle se borne à répéter Marx 2 ". Il y a là le signe d'une absence de lien avec la réalité. Leur problème réel n'est pas de changer le monde, car alors on se pose nécessairement cette question : mais leur vie, et de plus en plus leur survie, en tant que groupe dépositaire des « principes » L'incapacité à saisir historiquement l'évolution des conditions dans lesquelles se présente le programme est d'ailleurs d'autant plus grave que la contre-révolution a repris en les déformant certains points du programme présenté par les communistes dans les années qui suivent 1917, comme la généralisation du travail et le développement des forces productives. Ces aspects du pro-

211. Ainsi les restes de la gauche italienne savent ce qu'est le programme communiste (destruction de la valeur), mais ignorent et n'ont pas le besoin pratique réel de connaître le mécanisme social par lequel il sera réalisé. Il n'apparaît plus que comme un ensemble de mesures à appliquer ( = que le « parti » appliquera), après la prise du pouvoir (cf. Programme communiste, n° 17 : « La société communiste »). 212. Toutefois en affirmant qu'il suffit de répéter la théorie, elle la développe malgré elle (cf. les réunions de Piombino et Florence citées plus haut). En ce sens, la gauche italienne est avant tout résistance au capital, à la contre-révolution : voir Le marxisme des bègues, op. cit. 213. Cette évolution est de plus en plus marquée à partir des années soixante (cf. les articles de Programme communiste et du Prolétaire), et s'accompagne d'une tentative activiste de gagner les masses au programme (immuable d'ailleurs depuis 1848).

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gramme se présentent maintenant différemment avec la domination réelle du capital largement étendue depuis les années 20 (voir la Deuxième partie, « Le communisme »). De même, au niveau idéologique, le capital glorifie le prolétariat et le travail : les exemples les plus célèbres sont l'Allemagne nazie et tous les pays « socialistes », mais les autres pays les ont suivis dans cette voie. C'est l'expression la plus achevée de l'idéologie capitaliste que de faire l'éloge des éléments qui composent le capital. Pour bien marquer la rupture avec la contre-révolution, il était donc indispensable de distinguer les différentes phases et les contextes historiques de réalisation du programme. La gauche communiste issue du mouvement entamé en 1917 est, par conséquent, bien différente du développement théorique qui précéda 1848 : celui-ci se situait justement dans une montée du mouvement social qui s'amorce quelques années avant les révolutions de 1848, et peut ainsi être pratique autant que théorique. H se débarrasse donc de ses vues partielles et s'épure au contact du prolétariat. Si Marx aboutit au Manifeste, c'est parce qu'il mêle sa réflexion à la pratique du mouvement, et qu'il peut le faire. Au contraire, la gauche communiste se forme dans le reflux de la vague, et ne peut finalement sortir d'une problématique d'organisation, qu'elle résout d'une façon ou d'une autre sans la dépasser. On ne peut aujourd'hui que distinguer entre les illusions respectives de ces deux courants et leur apport réel Il est à la fois facile et inutile de s'attarder à la critique de leurs représentants actuels : une telle critique est au plus pour certains révolutionnaires une voie de passage inévitable 215. L'important est de chercher ce que la gauche a vraiment fait et dit de significatif. En tout cas, ceux qui reprennent leurs théories en les banalisant, en les mettant 214. Avec le temps, chacun de ces mouvements a dissimulé à la fois son propre apport et celui de l'autre, dans un double sectarisme. Voir par exemple « La crise du bordiguisme italien », Socialisme ou barbarie, n° 11 (1952), et le texte de 1960 de Bordiga sur La maladie infantile (édité par Programme communiste). A mesure que ces courants sont assimilés par le mouvement révolutionnaire renaissant, ils sont en même temps rejetés en tant qu'organisations issues du passé. Leur dernier apport organisationnel ne peut être que leur éclatement. 215. Barrot, Contribution à la critique de l'idéologie ultra-gauche, La Vieille Taupe, 1970.

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au goût du jour, ne font que fixer l'attention sur des formes d'organisation. C'était inévitable dans la période de plein triomphe contre-révolutionnaire, et n'empêchait pas alors les aspects positifs : c'est devenu maintenant purement réactionnaire. Est révolutionnaire ce qui pose le problème — en pratique ou en théorie — des tâches générales de la révolution future. C'est d'ailleurs la principale chose qui intéresse les minorités ouvrières révolutionnaires, et le seul moyen d'établir et de maintenir des liens profonds avec elles.

LA

RÉGÉNÉRATION

DU

CAPITAL

A partir de la Commune, le prolétariat est la seule force capable d' « initiative sociale », selon l'expression de Marx, qui vise ici l'attitude du prolétariat dans la question nationale en 1870-1871 en France 21 '. Non pas qu'il souhaite que les ouvriers adoptent une position nationale : mais, dans un cadre historique précis, les titres que la bourgeoisie pourrait invoquer pour sa défense, et qui constituent sa mission historique (construction et consolidation d'un Etat national, instrument du développement social) sont remis en cause, ou en tout cas commencent à l'être, par peur du prolétariat 217 . Le capital commence à redouter que ce développement ne renforce dangereusement son adversaire. De toute manière, la période de constitution des Etats nationaux est close pour l'Europe occidentale avec l'unité allemande et l'unité italienne achevées l'une et l'autre par la guerre de 1870. L'attitude de la bourgeoisie française après Sedan et la chute de l'Empire est tout à fait caractéristique de la fin d'une époque. Elle préfère la défaite, ou au moins l'accepte, plutôt que risquer l'armement du peuple et des troubles sociaux. A partir

216. Guerre civile, p. 47. 217. Id., p. 62. C'est déjà en un sens le cas des mouvements de 1848 : Engels, préface à l'édition polonaise du Manifeste (1892), Œuvres, I, p. 1490 ; lettre de Marx à Beesly, 19 octobre 1870, Commune de 1871, p. 109.

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de cette date, les guerres sont dirigées contre le prolétariat contre le communisme (il faut détruire des masses de forces productives). Ce dernier point se manifeste de façon encore plus éclatante avec la guerre de 1914-1918, qui voit la perte d'initiative sociale de la part du capital en matière de développement économique. Comme on l'a vu, le capital n'existe qu'en unités nécessairement opposées les unes aux autres, et finalement regroupées, organisées plus ou moins dans des ensembles nationaux garantis et protégés par des Etats (voir dans la Première partie « Valeur et développement »). Chaque unité, ou chaque ensemble national, est opposée au développement des autres. Le capital est égoïste : chaque capital individuel, chaque entité capitaliste (monopole ou Etat regroupant les capitaux d'un pays) tend à se développer lui-même en préférant, et parfois en organisant, le sous-développement chez les autres. Ainsi le capitalisme anglais, à la fin du x v m e et au début du xix e , est le plus moderne du monde, tout en s'accommodant et en vivant de l'arriération de bon nombre de pays autour de lui. L'Angleterre combat la révolution française, autant pour éliminer ou affaiblir un concurrent potentiel que pour maintenir son propre prolétariat dans une situation d'isolement Mais une telle action, toujours politique et économique à la fois, suscite nécessairement des réactions et des tentatives de développement, parfois désespérées et dépourvues de base sociale solide. Par exemple, au milieu du xix e siècle, l'Egypte de Méhémet Ali tente de créer une industrie en utilisant les rapports féodaux pour contraindre une masse importante de serfs au travail dans des manufactures. Cette entreprise,

218. « Les gouvernements nationaux ne font qu'un contre le prolétariat » (Guerre civile, p. 62). Cf. l'exposé de Marx à la réunion du Conseil général de l'A.I.T., 23 mai 1871, Commune de 1871, p. 140. 219. De la même façon, l'Angleterre est partie prenante dans le conflit qui oppose le Sud au Nord aux Etats-Unis (1861-1865) : cf. Guerre civile aux E.V., en particulier pp. 139-214 (< Phase politique : impérialisme anglais et défaitisme ouvrier »), et les notes 91 et 118. L'échec de l'A.I.T. à « réélectriser » le mouvement social en Angleterre sera ensuite lourd de conséquences : voir lettre de Marx à Engels, 1 " mai 1865, réponse d'Engels, 3 mai, Corresp. VIII, pp. 201 et 204. Lire aussi la lettre de Marx à Engels, 2 avril 1866, Corresp. IX, p. 36, et 6 avril, id., p. 43.

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l'une des premières dans un pays de ce type, visant à créer un capital national, échoue rapidement devant la productivité supérieure de l'industrie anglaise 1914 ouvre une nouvelle phase où le capital craint le développement par peur d'atteindre le stade où ses contradictions deviendront explosives, et où le communisme sera une possibilité, mais aussi une nécessité. Tous les restes de structures sociales, politiques et économiques antérieures ont été neutralisés par leur intégration au capital. Ce processus est commun à tous les pays développés, mais parfois s'accompagne de problèmes secondaires. Pour reprendre une nouvelle fois l'exemple de la France, on peut voir ce qui lui reste en 1914 des forces conservatrices traditionnelles du xix e siècle. En économie, les propriétaires fonciers et les résidus de la noblesse sont mêlés à la bourgeoisie. En politique, les éléments monarchistes et les secteurs tels que l'armée et l'Eglise, qui s'opposaient à la république bourgeoise dans les premières décennies de la III e République, l'acceptent et la servent maintenant. La réconciliation s'est opérée avec comme idéologie le nationalisme et comme ciment social une communauté d'intérêts face au prolétariat. Barrés se présente comme professeur d' « énergie », le radicalisme évoque la « solidarité » entre les classes, Jaurès développe les thèmes du socialisme national et de la domestication des contradictions économiques et sociales par l'Etat national : c'est la préparation au programme mis en œuvre avec la guerre M1 . Mais avant 1914 le règne total du capital n'en est qu'à ses débuts. Cela n'empêchera pas les problèmes de se reposer, dans un autre contexte, après la défaite de 1940, qui produira une renaissance de la droite traditionnelle. Mais même alors il s'agit bel et bien d'un mouvement capitaliste, et non d'une obscure réaction précapitaliste, survivance de l'ancien régime : a) il y a effectivement limitation du développement industriel, et freinage des forces productives (éloge du paysan

220. Luxembourg, L'accumulation du capital, op. cit., t. II, pp. 100 suiv. 221. Dans une lettre à Bebel, 6 juin 1884, Engels prévoit ainsi l'évolution de la France : « Je tiens pour inévitable ce résultat final : opposition entre les bourgeois radicaux jouant aux socialistes et les ouvriers vraiment révolutionnaires. » (Commune de 1871, p. 252.)

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lié à sa terre) qui ont développé des forces sociales antagonistes et engendré des conflits ; b) en même temps, on tente de rationaliser l'industrie malgré la période de stagnation économique ; c) on contrôle le mouvement ouvrier, dont l'activité avait justement entravé considérablement cette rationalisation entre les deux guerres"'. A partir de 1914, la puissance du capital échappe à la bourgeoisie : puisque celle-ci cherche avant tout à maîtriser son essor, il trouve de nouveaux agents capables de mener à bien sa croissance. Le phénomène existait déjà au xix e siècle (Méhémet Ali), mais il s'élargit ici à tout un ensemble de pays sous-développés ou relativement arriérés. L'exemple le plus frappant sans doute est celui de la révolution russe. La Russie renferme un prolétariat important par son nombre et sa concentration, mais qui reste entouré — encerclé — d'une énorme masse paysanne. La bourgeoisie nationale y est relativement faible, car le développement économique a surtout été le produit du capital étranger et de l'Etat : la révolution exproprie le premier et détruit le second. Après le reflux du mouvement en Europe, le capital est pris en charge, non pas par une « nouvelle » classe, ce qui supposerait de nouveaux rapports de production, non plus capitalistes mais autres, mais une bourgeoisie dont le rôle social est le même, mais dont les modes de constitution et de fonctionnement sont différents de ceux de la bourgeoisie classique : elle possède les moyens de production par l'intermédiaire de l'Etat, donc à titre collectif en quelque sorte, ce qui n'exclut pas une autonomie plus ou moins large des entreprises (voir plus loin). La bourgeoisie d'Etat s'est formée à partir d'anciens militants ouvriers, de cadres de l'industrie ou de l'administration 223.

222. M. Bouvier-Ajam, corporatiste pendant la guerre et économiste du P.C.F. ensuite, montre très naïvement la continuité profonde que présente l'économie française sous le régime de Vichy, tant par rapport à la IIIe République que par rapport à la « Libération » (sur le plan doctrinal comme sur celui des faits). Cf. Histoire du travail en France depuis la Révolution, Librairie Générale de droit et de jurisprudence, 1969, pp. 366 suiv. 223. Marx remarque déjà que le capital ne dédaigne pas de se démocratiser et de « recruter des forces toujours nouvelles dans les couches inférieures de la Société » (Livre III, Œuvres, II, pp. 12741275).

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Dans d'autres pays, le prolétariat n'occupait pas une place importante, ou bien était réduit à un rôle secondaire par suite de défaites. De tels pays n'ont pas connu de révolution prolétarienne. C'est le cas de la Chine où se constitua à partir de la fin des années 20 un appareil politico-militaire et étatique contrôlant progressivement tout le pays, formé de cadres paysans, d'officiers, d'étudiants sans avenir dans la Chine nationaliste, de capitalistes ralliés (cela ne fut possible que par l'écrasement préalable par le capitalisme mondial, et en particulier chinois, du prolétariat, qui ne put dès lors jouer un rôle important). En Afrique, ce rôle était tenu par l'élite administrative, une partie de la petite-bourgeoisie commerçante et des professions libérales sans perspectives sérieuses sous la domination coloniale, et les organisations syndicales dans certains pays. Au Moyen-Orient, l'armée remplit souvent une fonction de rassemblement national. Mais, toujours, les mouvements nationaux ont un contenu social qui explique le phénomène national ,!S . Ce dernier a pour base les revendications et aspirations des ouvriers, paysans, petits-bourgeois, bourgeois, et d'abord le mouvement réel des travailleurs industriels et agricoles, impulsé en particulier par les événements révolutionnaires en Europe après la révolution russe. Mais les mouvements ouvriers des pays arriérés n'ont eu aucune perspective communiste du fait de l'échec prolétarien dans les pays avancés : ils ne pouvaient déboucher que sur un phénomène national et développer le capital national (qui ne peut ensuite qu'écraser les ouvriers). Dans tous ces mouvements, on n'a souvent vu que la forme et non le contenu. La venue au pouvoir de partis ayant organisé des luttes ouvrières ne transforme pas pour autant le système social de ces pays en « socialisme >. Ce qui est remarquable, c'est la diversité des agents du développement du capital au XXe siècle ; quels qu'ils soient, des rapports de production déterminés s'imposent à eux. D'autre part, le rôle du prolétariat est très important dans

224. < La barbarie, n° communiste, 225. Voir PP. 356-360.

lutte des classes en Chine bureaucratique », Socialisme ou 24, et « Le mouvement social en Chine », Programme n " 27, 28, 30, 31, 33, 35, 37. la position d'Engels sur les pays sous-développés : Colon.,

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le développement économique des pays avancés. Au xix® siècle, les luttes prolétariennes étaient en Angleterre un facteur proprement économique de croissance du capital, qu'elles forçaient à se moderniser et à accroître sa productivité ,M . Le phénomène est encore plus net à partir de la Première guerre. La guerre répond à la menace communiste et entraîne un nouveau développement économique ; la domination totale sur le prolétariat engendre la rationalisation et le progrès économique. Au fond, ce processus montre l'inutilité croissante de la bourgeoisie, déjà analysée au XIXe siècle. Le développement du capital relègue à un rôle secondaire les « propriétaires » et accorde au contraire une place de plus en plus grande aux dirigeants, aux administrateurs. Le capital se transforme en force sociale et requiert des « fonctionnaires >. En ce sens, la « révolution des managers 1 " > découverte au milieu du XXe siècle était déjà analysée par Marx. Cette évolution est très importante : elle montre que les rapports de production et non ceux qui les gèrent constituent l'essentiel du capital M9. Le fait qu'il s'agisse de plus en plus de gestionnaires, de fonctionnaires, montre que la production a dépassé le stade où elle pouvait être propriété personnelle, propriété d'un individu ou d'un groupe d'individus. Elle est devenue une puissance sociale, basée sur le rôle social du capital fixe (voir la Première partie) tout en restant propriété privée : non plus de personnes, mais en quelque sorte en ellesmêmes, en tant qu'unités et entités juridiques propres, autonomes, séparées les unes des autres et reliées seulement par l'échange Le mécanisme de la valeur est donc de plus en plus complexe à mesure que s'affirme le caractère social de ces unités. Elles sont contraintes à collaborer toujours

226. L'un des aspects les plus importants du Livre I, et l'un des moins connus, est l'étude du rôle des luttes ouvrières anglaises sur le développement économique (encore une fois, on voit que Le Capital n'a rien d'une analyse < économique » au sens habituel du mot). Sur un plan plus général, Marx étudie la « pression de l'extérieur » exercée par la classe ouvrière anglaise sur la bourgeoisie : Guerre civile aux E.U., pp. 209 et 214. 227. Livre III, Œuvres, H, p. 1148. 228. Fond., I, pp. 478-479 : « Le capital implique donc le capitaliste » (p. 478). 229. Fond., II, pp. 215-216.

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davantage, à ne pas pouvoir fonctionner sans les autres, à constituer un tout dont l'infrastructure économique est le facteur essentiel, mais dont les différentes parties constitutives ne peuvent communiquer que par la valeur. Sur cette base, la « bureaucratisation du monde > est un phénomène réel, observable sous des formes diverses dans tous les pays industriels : la disparition ou la transformation de la bourgeoisie classique ne fait qu'exprimer la crise des rapports sociaux capitalistes. Dominant complètement la société, le capital est ce qui relie entre eux tous ses éléments. H devient un système de rapports superposé à la production et lui imposant en parasite de se développer selon ses propres critères. H se constitue en force au-dessus de la société après avoir conquis l'Etat et en avoir fait un moment de son cycle (voir dans cette partie « Capital et Etat »). Il a donc besoin d'une masse gigantesque de fonctionnaires grands et petits pour assurer la liaison mercantile entre ses différentes unités (voir Première partie : « Travail productif et improductif » sur le rôle des nouvelles couches moyennes ,S1). De 1914 à la veille de la Deuxième guerre, les pays développés, à l'exception du Japon et de la Russie, connaissent une longue stagnation, si l'on considère l'ensemble de la période Au contraire, après 1945, il y a un essor considérable qui industrialise pleinement des pays ayant conservé jusque-là un secteur agricole important (France, Italie). On sait que le capital a dû revenir en arrière avec la guerre de 1914-1918 et la crise de 1929. Mais cette crise le laissait dans un état où il était incapable d'en tirer véritablement profit. Les conséquences de la grande crise ne furent pas le retour à la prospérité d'avant 1914 ou des années 19201928 et un développement du commerce et de la production sur les bases des capacités productives de l'époque, mais un cloisonnement des économies développées dans le cadre de leurs Etats nationaux respectifs. En Europe, l'inégalité entre les croissances des grands pays fut considérablement aggravée.

230. C'est le titre d'un ouvrage publié par B. Rizzi à la veille de la Deuxième guerre mondiale. 231. Sur la bureaucratie d'Etat, cf. Le 1S Brumaire, dans Luttes de classes, pp. 256-257. 232. Sternberg, op. cit., Troisième partie, chapitre I.

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L'Allemagne, première puissance industrielle occidentale, créa une économie d'armement et une stratégie militaire-industrielle modernes. La France et la Grande-Bretagne végètent pendant ce temps : en France, la crise débouche sur le Front populaire qui ne réussit ni à ré-adapter l'économie, ni à impulser un nationalisme disposant de moyens efficaces (dont le premier était bien sûr une base économique solide). Dans ces deux pays, le capital avait vieilli sans créer les conditions d'une destruction ou d'une restructuration des forces productives, capables de revenir en arrière. Le conflit armé et la victoire allemande étaient inévitables. Car dans le même temps la Russie s'était presque totalement coupée du reste de l'économie mondiale et n'avait pas souffert de la crise de surproduction de 1929 : elle était alors beaucoup plus dans un état de sous-production par rapport à 1914 " 3 . Les Etats-Unis, devenus avec la Première guerre la plus forte puissance capitaliste du monde, poursuivaient leur développement depuis 1929 dans leur propre aire d'influence traditionnelle (que le Japon allait leur disputer). Surtout, ils s'étaient repliés sur eux-mêmes pour résoudre tant bien que mal la crise. Ces années sont donc marquées par un double mouvement, de repli sur le plan national et de préparation à des attaques hors de ce cadre !M . La grande crise, bien qu'elle ait liquidé des masses importantes de forces productives et dévalorisé des masses importantes de valeur, ne débouche pas sur une régénération effective du capital. Il est impossible au capital de l'exploiter, comme en témoignent à la fois les indices de production à la veille de la guerre, qui sont encore faibles, et les mouvements sociaux (grève de 1936 en France, mouvement syndical du C.I.0. 235 aux Etats-Unis). Seule la Deuxième guerre mondiale pouvait à la fois liquider définitivement le mouvement ouvrier comme force freinant la réorganisation capitaliste, dévaloriser le capital sur une grande échelle et ouvrir de nouveaux débouchés de marchandises et de capitaux aux impérialismes vainqueurs. On constate en effet une interna-

233. Dialogue avec les morts, Ed. Programme communiste, 1957, pp. 145-146. 234. Sternberg, op. cit., Troisième partie, chapitres il et m. 235. Guérin, op. cit., pp. 64-77.

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tionalisation accrue de l'économie après 1945. Les EtatsUnis et la Russie utilisent les zones d'influence conquises sur l'Allemagne et le Japon. A partir de la fin de la période de reconstruction (1945-1950 environ), le mouvement vers les pays sous-développés reprend. Mais cette fois le mouvement est différent de celui qui existait avant 1929. Les principaux lieux d'exportation de capitaux ne sont plus les pays sous-développés, mais les pays hautement industrialisés euxmêmes. Les investissements dans les aires arriérées jouent cependant un rôle important, par leurs taux de profit souvent plus élevés : les sommes ainsi accumulées sont ensuite re-dirigées vers les pays développés (en Europe par exemple), et constituent entre autres avantages l'un des contre-effets à la baisse du taux de profit 23s . Les industries que les pays arriérés avaient fait naître entre 1929 et 1950 se trouvent ainsi partiellement remises en cause par la concurrence des pays avancés " 7 . L'Europe de l'Ouest, après avoir eu besoin de l'aide et de l'influence américaine, développe depuis les années 50 et surtout 60 des capitalismes nationaux dynamiques qui entrent en concurrence, ainsi que le Japon13*, avec les Etats-Unis (voir plus loin « Caractère révolutionnaire du développement du capital depuis 1945). La tendance générale actuelle est à la surproduction et ses effets pourraient être graves au terme de la phase actuelle de prospérité L'un des signes de cette évolution est l'effort actuel du capital pour s'orienter vers les pays arriérés (et s'y exporter lui-même, en tant que capital, et non pas seulement pour en retirer des produits de base et y vendre des produits manufacturés), mais aussi vers les pays de l'Est, avec lesquels les rapports restent faibles. Dans ces pays, le développement fut freiné avant-guerre par le poids de l'agriculture et de couches réactionnaires (la Tchécoslovaquie et bien sûr l'Allemagne de l'Est font excep236. Voir les chiffres rassemblés dans « Impérialisme et sous-développement », Programme communiste, n°' 48-49. 237. Cf. les données fournies par Critique de l'économie politique, n " 3 et 4-5. 238. Derruau, Le Japon, P.U.F., 1967, pp. 83 suiv. et 152 suiv. 239. Cf. J. Denizet : « Chronique d'une décennie », dans Perroux, Denizet, Bourguinat, Inflation, dollar, euro-dollar, Gallimard, 1971. Aussi M. Kidron, Le capitalisme occidental depuis la guerre, 19451969, Stock, 1969.

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tion). Les anciennes classes opposées au capital furent liquidées ou décomposées par la guerre. Ces pays furent contrôlés politiquement et pillés économiquement par l'Allemagne pendant la guerre puis par l'U.R.S.S., mais cela les développa également et la tendance au capitalisme national est nette depuis le milieu et la fin des années 50 (Hongrie, Pologne : 1956 : cf. « Caractère révolutionnaire du développement du capital depuis 1945 »). Les pays de l'Est et l'U.R.S.S ont pu nourrir l'espoir de dépasser économiquement l'Occident : ils ont eu après la guerre des taux de croissance élevés et envisageaient même le moment où Us seraient contraints d'envahir le marché occidental de leurs produits M0. Mais leurs taux de croissance se sont ralentis avec l'âge, et il n'est même plus question de rattraper les pays « capitalistes ». Face à cette perte de vitesse, ils manifestent une double tendance : 1. à sortir du carcan étatique et à développer le marché, en tant que lieu de rencontre des intérêts des unités de production se communiquant leurs produits par le biais de la valeur. En effet, la loi de la valeur ne se réalise pas dans ces pays comme en Occident. L'action de l'Etat sur le passage de la valeur aux prix de production par l'intermédiaire du taux de profit moyen (cf. Première partie : « Le cycle de la valeur ») fausse le mécanisme, parce qu'elle entrave la concurrence et son rôle médiateur entre les entreprises. La valorisation ne se rétablit correctement qu'à la suite de gaspillages et de pertes diverses périodiques M1. La crise doit donc venir rétablir l'équilibre économique de ces pays. 2. à freiner le développement économique, en ne réalisant pas ces réformes, afin d'éviter les troubles sociaux. Le plus important n'est pas tant les nécessités auxquelles ils se heurtent (développer le marché intérieur et extérieur) que le degré dans lequel ils peuvent les satisfaire sans remettre en cause la stabilité politique, ainsi que le degré dans lequel leur non-satisfaction ou leur satisfaction limitée ébranle l'ordre social

240. Staline, Les problèmes économiques du socialisme, Ed. Sociales, 1952, 5* §, pp. 33-34. 241. M. Kaser, La vie économique en U.R.S.S., Hachette, 1970. 242. « Bilan d'une révolution », Programme communiste, n 01 40-4142, pp. 111-187 : « L'économie russe de la révolution à nos jours. >

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Le capital s'est développé quantitativement et qualitativement depuis 1914. Mais il a toujours tendu vers l'autodestruction partielle (en valeur comme en quantités physiques) pour se sauvegarder dans son ensemble. Cela existait déjà au xix e siècle ; mais, par rapport à son mouvement de liquidation des anciennes structures, le caractère autodestructeur du capital restait secondaire. Aujourd'hui, c'est la tendance dominante. En même temps, le capital s'est développé dans les aires sous-développées, en opposition à celui des grands pays industriels. La thèse selon laquelle les mouvements nationaux affaiblissent le capital en privant les métropoles de débouchés et de sources de matières premières n'est valable que si un tel mouvement s'inscrit dans le cadre d'une lutte prolétarienne mondiale. Car alors l'indépendance de ces pays affaiblit encore davantage les pays avancés — idéologiquement et économiquement — et dans les pays indépendants la lutte de classe s'engage entre la classe ouvrière et le capital national (compliquée naturellement par le poids de la paysannerie). Or le contraire s'est produit 243 : le mouvement national a connu son apogée dans la période contre-révolutionnaire. Donc : 1. les intérêts économiques des anciennes métropoles ont été souvent conservés, en passant parfois d'une puissance à une autre (relève des impérialismes français, britannique, etc., par celui des Etats-Unis après 1945), ou restaurés sous la pression économique après quelques années ; 2. les luttes ouvrières de ces pays sont restées presque totalement coupées de celles des métropoles, même lorsqu'il semblait exister la possibilité d'une liaison étroite entre les deux, et n'ont débouché sur aucune lutte de classe efficace (ainsi pendant la guerre d'Algérie : en réalité, le contenu du mouvement social algérien et la situation générale en France et en Algérie interdisaient qu'il en soit autrement244). Finalement, la majorité de ces luttes ont renforcé le mode de production capitaliste, qui conserve des sources de sur-profit importantes tout en isolant les luttes ouvrières dans le cadre national 245. 243. H. Grimai, La décolonisation, 1919-1963, Colin, 1965. 244. € Les ouvriers français et les Nord-Africains », Socialisme ou barbarie, n° 21. 245. Sur l'Algérie voir les articles de Programme communiste, n " 5, 10 et 15 (1959-1961).

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Parallèlement, la perte des empires coloniaux de certains pays a joué un rôle important dans leur développement, sans avoir les mêmes effets dans chaque cas. En perdant son empire, la Grande-Bretagne, en raison de sa situation de second centre financier du monde, a pu essayer de placer les capitaux chassés de l'empire dans d'autres parties du globe, et non dans la métropole même î46 . La France, au contraire, a été obligée de chercher à investir les sommes retirées des colonies dans le pays même. Elle s'est donc vue contrainte de s'industrialiser, mais ce facteur ne jouait que parce que la France se trouvait dans la situation d'un pays relativement neuf où beaucoup restait à faire. Par rapport aux autres grandes puissances, Allemagne, Grande-Bretagne, Etats-Unis, Russie, Japon, elle était la seule à jouer un rôle relativement important sans être fortement industrialisée : puisque les ressources de l'empire palliaient l'insuffisance de l'industrie (et permettaient de ne pas trop développer le prolétariat). La perte de l'empire ne provoque donc pas l'industrialisation qui suit la guerre, mais elle l'accélère, et par là contribue au développement des contradictions de la société capitaliste en France. Il n'est pas possible de répondre par un simple « oui » ou « non » à la question : le mouvement national est-il « révolutionnaire » ? Ou plutôt, c'est la question elle-même qui est mal posée. Elle s'inscrit d'ailleurs dans une autre, plus vaste : doit-on « soutenir » ou pas les révolutions nationales ? tout aussi mal présentée que la première question, parce que de toute manière le mouvement communiste écrasé par la contre-révolution n'est pas en mesure de soutenir quoi que ce soit. Le reconnaître n'est pas faire preuve d'un quelconque défaitisme, mais affirmer que la tâche essentielle, jusqu'à la reprise révolutionnaire qui commence à peine, consiste à établir un bilan, à montrer comment la contrerévolution produit la révolution. Il est donc inutile de se replacer dans la situation des révolutionnaires de 1920 face aux secousses agitant alors l'Orient 2 ". S'il y a un parallèle à

246. Chaline, Le Royaume-Uni et la République d'Irlande, P.U.F., 1966, pp. 241-256. 247. H. Carrère d'Encausse, S. Schram, Le marxisme ' >' Asie, Colin, 1965, pp.40-68 et 195-279.

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faire, on peut beaucoup plus justement comparer la situation du mouvement jusqu'à maintenant, à celle de Marx confronté au développement économique après 1852 (voir plus loin). Le rapport est en réalité plus complexe. Pour le saisir, il n'est nul besoin d'une information particulièrement riche, mais d'abord de la connaissance des mécanismes essentiels du capital. Au départ, le capital est rajeuni par les pays < socialistes » qui se développent dans une relative autarcie, constituant plus ou moins un ensemble à eux tout seuls pour échapper à l'emprise de l'économie dominante des pays avancés : ils n'y réussissent d'ailleurs qu'en partie, car les pays développés de leur propre « bloc » les exploitent eux aussi (cf. les rapports U.R.S.S./Chine avant i960) 248 . Mais seuls quelques pays sous-développés sont dans ce cas. La plupart n'ont qu'une indépendance politique qui leur interdit d'être des Etats nationaux au sens plein, c'est-à-dire développant un capitalisme nationalî4>. Us fournissent donc au capital des débouchés de marchandises, puis surtout après 1950, de capitaux. Par là, ils rajeunissent aussi le capital, tout en affaiblissant le prolétariat divisé entre Etats. Mais à terme les pays de type « socialiste » comme les pays formellement indépendants tendent à se développer : c'est-à-dire à développer un capital national opposé à celui des grandes puissances capitalistes Ils peuvent donc aggraver à plus ou moins longue échéance et à des degrés divers les difficultés de surproduction des pays avancés. Le mouvement communiste se trouve placé devant ces phénomènes comme devant les conséquences de la défaite de la révolution russe : il ne peut que constater (puisque de toute façon il a été jusqu'à présent trop faible pour intervenir d'une manière quelconque) que : 1. ce mouvement n'a été que le produit de la contre-révolution ; 2. il joue un rôle révolutionnaire dans la mesure où il liquide des structures sociales périmées, développe le capital, donc le prolétariat, et prépare ainsi de nouvelles luttes de classe. Il n'y a aucune contradiction entre cette position et la

248. De plus, Us reproduisent en leur sein des inégalités de développement : cf. Perroux, La coexistence pacifique, t. II, P.U.F., 1958, PP. 255 suiv. 249. Programme communiste, n° 24 (1963).

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reconnaissance du caractère périmé et réactionnaire des Etats nationaux et du nationalisme : de même qu'il n'y a aucune contradiction entre le fait d'analyser le capitalisme comme contre-révolutionnaire et la compréhension des effets révolutionnaires que peut avoir le capital par ses contradictions, par les crises sociales qu'il engendre. Car dans sa réalité le capital est contraint de produire à la fois la contre-révolution et la révolution. C'est une chose (nécessaire) que de montrer le caractère capitaliste des mouvements de libération nationale dans lesquels la « gauche > et le « marxisme > (des gauchistes aux P.C.) voit un bataillon avancé du « socialisme ». Mais une telle analyse n'a de sens que si elle montre en même temps le rôle de ces mouvements dans le développement mondial du capital, sinon elle reste au niveau d'une dénonciation. Or il importe de distinguer entre les luttes de libération nationale et la constitution d'Etats nationaux au sens précis du terme (c'est-à-dire développant un capital effectivement national : cf. Première partie : « Valeur et développement »). Si le premier phénomène est d'abord négatif (fin des empires coloniaux), le second apporte un changement réel, en ce qu'il tend à véritablement modifier le rapport de force mondial, et par là à aggraver les contradictions et les conditions de crise économique et sociale. L'un des problèmes théoriques les plus importants du moment est de voir dans quelle mesure cette tendance tend à se réaliser. Jusqu'à présent, les seuls Etats nationaux qui se développent sont ceux qui vivent dans une relative autarcie, ou qui bénéficient d'investissements des pays développés avec rapatriement des bénéfices. Il n'est pas indifférent au mouvement communiste que l'Algérie devienne indépendante, ou que le F.N.L. vietnamien « batte » les Etats-Unis. Pourtant, il ne s'agit que de mouvements nationaux capitalistes K0. Mais nier l'importance de ces mouvements au nom des principes et de la lutte de classe montre qu'on ne comprend pas la dynamique de la contre-révolution. On raisonne comme si les problèmes de classe étaient les « vrais » problèmes et les luttes nationales un « détournement > des luttes de classe. A partir du moment

250. Internationale situationniste, n° 11, « Deux guerres locales ».

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où triomphe la contre-révolution, les luttes nationales sont inévitables ai . C'est seulement après que les problèmes de classe se posent (ainsi en Chine pendant la Révolution culturelle), parce que le développement consécutif à la révolution nationale capitaliste n'a fait que développer de nouvelles — et d'anciennes — contradictions. Depuis 1848, toute période contre-révolutionnaire a été contrainte de développer le capital. Par la prospérité réelle ou illusoire qu'il entraîne, ce développement sert à enterrer encore plus profondément la révolution dans l'échec de laquelle il est issu (par le réformisme, le nationalisme). Mais par là il prépare aussi un nouvel affrontement plus important que le p r é c é d e n t A p r è s 1852, Marx voit bien que le progrès économique rejette dans un avenir plus ou moins lointain la prochaine secousse révolutionnaire. Mais une fois la contre-révolution installée, il n'est pas possible de revenir en arrière : il est donc nécessaire de comprendre son caractère révolutionnaire malgré elle. Dans un autre contexte il est vrai, on rencontre le même phénomène à notre époque. Par exemple, les difficultés des EtatsUnis en Indochine, liées à toute une série d'autres facteurs internes à la situation américaine, sont un élément révolutionnaire. De toute manière, les pays industriels avancés jouent un rôle déterminant, au moins tant que le capital national des pays en voie de développement reste ce qu'il est aujourd'hui, c'est-à-dire faible ffl®. Par sa tendance à s'étendre dans de nouvelles aires de développement, le capital trouve un élément stabilisateur. Mais ce mouvement a lui-même des limites. Il est source de conflits. Les Etats nationaux, souvent formés artificiellement par les grandes puissances selon la ligne de partage de leurs intérêts respectifs, ou pour diviser afin de mieux dominer les pays « indépendants », connaissent des luttes entre communautés, entre ethnies, mêlées aux conflits inter-impérialistes. Tout un ensemble de population est également laissé pour compte, en surnombre, sans que l'on ait rien à en faire 0 4 . 251. Programme communiste, n " 2, 4, 6, 7, 9 (1958-1959). 252. Bordiga, « Le règne de la contre-révolution » (1951), Invariance, n° 10. 253. S. Amin, L'accumulation à réchelle mondiale, Anthropos, 1970. 254. c H y a trop d'hommes ; même l'existence est un pur luxe... » (Manuscrits de 1844, Œuvres, n , p. 96.) Le capital est, au moins

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C'est par exemple le cas des réfugiés palestiniens. La tendance de la « résistance palestinienne » est de créer un capital national « palestinien > si elle réussissait. Précisément, elle ne le peut pas, au moins pour assez longtemps, d'où la révolte de ces masses misérables, ni paysans pauvres, ni ouvriers surexploités, mais non-salariables parce que les conditions politiques, économiques et sociales font défaut (sur les nonsalariables comme partie des « sans-réserves », voir Deuxième partie, fin de « Le Prolétariat, rapport social »). La direction politique du mouvement est parfaitement claire sur ses intentions, et les divergences n'opposent les fractions rivales que sur les moyens de l'action et les soutiens extérieurs à rechercher*". Mais l'extrême difficulté de leur but fait que la nature sociale du mouvement passe au premier plan, et non son expression et sa direction politiques qui n'en sont que le parasite (inévitable dans leur situation désespérée). La question nationale est ici révolutionnaire par son absence de solution, et sa remise en cause du partage du monde.

CARACTÈRE RÉVOLUTIONNAIRE PEMENT DU CAPITAL DEPUIS

DU 1945

DÉVELOP-

Le cadre dans lequel les pays européens se sont développés depuis 1945 était d'abord celui de l'opposition de deux blocs. L'équilibre établi de part et d'autre du « rideau de fer » était en fait beaucoup plus profondément un équilibre, à l'intérieur de chaque bloc, entre le capital et le prolétariat. Le mouvement communiste montra à l'époque que la « guerre froide » dissimulait en réalité (et servait à masquer) une paix sociale imposée par le capitalisme à un mouvement ouvrier écrasé par la guerre La défaite prolétarienne de l'aprèsjusqu'à un certain point, indifférent à son propre contenu, et au contenu des besoins. Il cherche d'abord à s'accroître en tant que somme de valeur (Fond., I, p. 243). 255. F.D.P.L.P., Septembre 1970, Ed. A.B.S.L., Liège, p. 54. 256. Cf. en particulier les premiers numéros de Socialisme ou barbarie (n° 1, 1949), qui prévoyaient d'ailleurs une Troisième guerre

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guerre, qui soumit la classe ouvrière à une exploitation intensive pour assurer la reconstruction capitaliste, prolongeait d'ailleurs celle de 1919. L'économie européenne, de part et d'autre du « rideau de fer », ne pouvait être reconstruite qu'avec l'aide des deux plus grands pays capitalistes *". Cest pourquoi, tandis que les Etats-Unis et l'U.R.S.S. profitaient de la situation pour exploiter les pays sous leur domination, ils préparaient sans s'en douter le redémarrage économique de ces pays, qui ne pouvait à terme que s'opposer à cette exploitation. Les pays européens furent ainsi obligés de se dresser contre leurs maîtres et protecteurs. Le cadre des blocs avait été un instrument adéquat du développement économique : il était en passe de devenir périmé. Dans toutes les aires où il s'est propagé depuis ses origines, le capital a toujours cherché à se constituer un Etat national, c'est-à-dire à se définir, dans des limites géographiques données, un espace socio-politique à l'intérieur duquel il puisse prospérer. Lorsque les délimitations naturelles font défaut, il tente de les créer artificiellement (Belgique) C'est cette recherche qui impulsa au siècle dernier le mouvement des nationalités et crut triompher après 1918. Anéanti par la guerre de 1939-1945, il ne pouvait resurgir que lorsque la domination économique et politique des deux Grands lui aurait fourni, malgré elle, les assises suffisantes, pour prétendre exister en tant qu'Etats nationaux. En effet, le mouvement du capital est de se valoriser : pour ce faire, il doit entrer en lutte contre lui-même, chaque capital étant contraint d'affronter les autres. Chaque entreprise s'efforce d'éviter la sur-production en la reportant sur les

mondiale. La gauche italienne, de son côté, montrait en quoi une guerre Etats-Unis/U.R.S.S. était inconcevable dans les années immédiatement après 1945, mais escomptait une crise d'entre deux guerres comparable à celle de 1929 (pour les publications de ce courant à cette époque, cf. Invariance, n" 8, pp. 54-59). 257. Pommery, Aperçu d'histoire économique contemporaine, t. II, 1939-1952, Ed. Génin, 1952, chapitre viii. 258. Le fil du temps, n° 1, < La nation et l'Etat belge produit de la contre-révolution », et n" 4, < L'Etat et la nation dans la théorie marxiste ». 259. Sur l'importance des nationalités dans le mouvement de 1848, cf. N.G.R., H, pp. 281-283.

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autres : en conquérant de haute lutte le marché aux entreprises concurrentes. Le capital se concentre et peu à peu le marché se transforme, la concurrence créant le monopole, forme supérieure de la concurrence. On aboutit à la prise en charge des intérêts de l'ensemble des entreprises d'un pays par l'Etat, qui défend leur intérêt (leurs débouchés en particulier) contre les autres Etats Puis, les Etats se groupent en blocs. Le capital tente par là de s'organiser : il ne réussit qu'à porter ses problèmes à un niveau supérieur. La concurrence est (relativement) abolie, ou en tout cas maîtrisée dans un pays pour éclater avec encore plus de force (et souvent avec la force des armes) entre ce pays et les autres. Le capital asservit l'Etat afin de se métamorphoser en processus « social », et de créer un juste équilibre entre l'offre et la demande, la production et la consommation M1. En raison de sa nature, de la nécessité de respecter la loi de la valeur, le capital reste lui-même dans toutes les formes d'organisation qu'il suscite. Comme le prolétariat (cf. la Deuxième partie, « Le mouvement communiste »), le capital ne fait que persister dans son être. Mieux, il y persévère. Cependant, le capitalisme d'Etat est le premier cadre à l'intérieur duquel il est contraint à une discipline, toute relative d'ailleurs MI . C'est pourquoi l'Etat national ne pouvait manquer d'être la forme et le moyen de développement du capital après la période de reconstruction, lorsqu'il n'a plus besoin de l'aide (volontaire et surtout involontaire) des deux grandes puissances. Les intérêts divergents surgissent ou resurgissent nécessairement avec le développement. Dans le monde capitaliste, qui dit développement dit opposition et lutte. La valeur ne peut se réaliser que par la destruction (voir Première partie : « Valeur et développem e n t " ' »).

260. Voir M. E. Diihring bouleverse la science, Costes, t. n i , 1955, chapitre n, sur la concurrence et le rôle de l'Etat. 261. Mattick, Marx et Keynes/Les limites de l'économie mixte, Gallimard, 1972. 262. Sur les rapports entre le capital et l'Etat dans l'économie actuelle, cf. P. Souyri, < Quelques aspects du marxisme aujourd'hui », Annales, septembre-octobre 1970. 263. De l'impérialisme à la décolonisation, Ed. de Minuit, 1965, chapitres u et v.

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En dehors des pays développés, le capital s'efforce là aussi de se constituer en Etats nationaux capables de mener à bien son développement, et y réussit plus ou moins bien selon les cas. Le contenu social profond des mouvements de libération nationale, même lorsque les apparences ou son échec le dissimule, est d'abord celui du capital. Ces luttes sont importantes dans la mesure où elles tentent de battre en brèche le rajeunissement du capital. Le développement de ces pays les feraient en effet entrer en compétition avec les pays avancés. Pour le moment, le phénomène reste très limité. Mais il est appelé à se développer si l'Inde, le Brésil, la Chine ellemême se présentent en force sur le marché mondial ,M . Le dernier quart du xix e siècle vit l'apparition des pays alors « neufs » : Etats-Unis, Japon, et d'autres pays comme l'Argentine. Un mouvement similaire aurait aujourd'hui à terme de toutes autres conséquences ***. Le capital, pour se régénérer, est allé chercher un second souffle à l'extérieur des aires géographiques où il était traditionnellement implanté (européenne, nord-américaine). Or le monde a ses limites et les impose à l'impérialisme de nos jours comme il le fit en 1914. Mais, à la différence de ce qui se passait autrefois 2M, et parce qu'il est sorti de son ancien domaine, le capital reporte maintenant les affrontements et les désordres sociaux à sa périphérie : Moyen-Orient, Asie. Les impérialismes s'équilibrent par l'intermédiaire de tiers. La régénération du capital est un processus foncièrement contradictoire. On n'aspire à la jeunesse que pour réaliser ce qu'on aurait désiré faire autrefois. De même, le capital ne veut retrouver la jeunesse que pour réaliser ses virtualités étouffées ou insatisfaites, c'est-à-dire pour se développer. On ne rajeunit donc que pour retrouver finalement les problèmes de la vieillesse. Mais actuellement le mouvement n'est pas accompli sur le plan strictement économique, et des possibili-

264. On trouvera des indications utiles dans P. George, Panorama du monde actuel, P.U.F., 1965, en particulier la deuxième partie. 265. Lettres d'Engels à Kautsky, 23 septembre 1894, et à Sorge, 10 novembre 1894, Colon., pp. 360-361. 266. N. Pounds, Géographie historique de l'Europe, Payot, 1950, surtout les chapitres XVII (sur l'Allemagne) et xxn à xxvi (sur les rapports entre l'Europe et le monde).

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tés considérables lui sont encore ouvertes : beaucoup de possibilités pourraient même lui être ouvertes plus tard, mais elles sont pour le moment fermées, non en raison de l'insuffisance de la progression économique, mais à cause des structures politiques et sociales. Ces points déterminent nécessairement des ruptures Dans les pays de l'Ouest, la première secousse eut lieu en 1960 en Belgique Mais l'événement essentiel se produisit en 1968 et 1969 en France et en Italie. Cette fois, il ne s'agissait plus de la liquidation ou de l'adaptation de secteurs arriérés, mais d'une action de la classe ouvrière dans son ensemble. Les secteurs les plus modernes (Renault, Fiat) furent à l'avantgarde du combat. La France comme l'Italie sont des pays capitalistes déjà anciens, mais qui ne sont entrés dans la voie d'un plein développement capitaliste, et dans la pleine domination réelle du capital, qu'après 1945, en réduisant en quelques années la part encore considérable de l'agriculture dans leur économie. Tous deux ont réussi à impulser des secteurs de pointe tout en conservant des aspects importants de sousdéveloppement relatif28*. Ils sont parvenus à rendre certaines branches compétitives sur le plan européen et international. Mais, pour ce faire, ils ont été contraints de négliger les investissements < sociaux », et de faire payer aux ouvriers le prix de leur modernisation et de leur conquête de débouchés extérieurs. La France et l'Italie tenaient le dernier rang des pays avancés européens pour (entre autres) les salaires et les équipements collectifs et sociaux. Cette économie réalisée sur les ouvriers devait se retourner contre le capital (voir plus loin : « La reprise révolutionnaire » 27°). Le cas des pays de l'Est est plus complexe, car à leurs propres problèmes se mêlent toujours ceux de leurs rapports avec l'U.R.S.S. Par son action en Europe après 1945, marquée en particulier par le pillage des démocraties populaires, l'U.R.S.S.

267. Sur le * rajeunissement » du capitalisme, cf. Invariance, n° 6, pp. 129 suiv. 268. Socialisme ou barbarie, n° 32. 269. Socialisme ou barbarie, n° 25 (1958), « La crise française et le gaullisme ». 270. Le partage des bénéfices. Ed. de Minuit, 1966, donne un tableau général des différents aspects économiques et sociaux de la France avant 1968.

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a en fait joué les apprentis sorciers : elle a redonné vie au mouvement des nationalités d'Europe centrale et orientale né au xix e siècle, et qui ne commence à se réaliser vraiment qu'à l'époque actuelle. Les événements de Pologne et de Hongrie en 1956 furent autant des luttes ouvrières provoquées par l'exploitation intense du prolétariat, que des révoltes nationales contre la mainmise étrangère (russe) sur ces pays 171. Le capital national de ces pays, dans son effort d'émancipation, parvint à englober le mouvement prolétarien et à le noyer au sein des revendications nationales. La violence de l'affrontement entre les travailleurs hongrois et les troupes russes ne doit pas faire oublier que le Conseil Central du Grand Budapest, regroupant les conseils ouvriers de toute la ville et certains conseils de province, conserva jusqu'au bout son soutien au gouvernement national et capitaliste « libéral » de Nagy. Il ne pouvait en être autrement. Constituant le gros des forces révolutionnaires (au sens que l'on vient de définir), le prolétariat se battit cependant par ses propres méthodes "* (grèves, grève générale, occupation d'usines et de bâtiments publics, armement du prolétariat et guerre civile), mais le sens profond et le but de son action (non seulement dans les déclarations, qui sont secondaires, mais surtout dans les actes) ne furent jamais d'instaurer sa dictature. Les formes de son action étaient prolétariennes, mais leur contenu social n'était pas prolétarien (communiste). Il ne s'agissait que de s'emparer de la production, de la gérer démocratiquement, non de la transformer dans le sens communiste. Peut-être, si le mouvement s'était étendu à d'autres pays, en particulier à l'Ouest, le prolétariat hongrois se serait alors affirmé comme tel : puisque déjà il employait ses propres méthodes de lutte. Mais, isolée dans son cadre national, la révolution hongroise ne pouvait qu'affirmer son caractère national. Aucun dépassement, aucune transcroissance n'était alors possible. On n'avait pas affaire à une rupture de classe, mais à un bloc interclasses, contrôlé en définitive par le capi-

271. Y. Gluckstein, Les satellites européens de Staline, Les Iles d'Or, 1953, Première partie, chapitre iv. 272. Comparer avec le précédent de 1953 à Berlin-Est : Les temps modernes, octobre 1953, « Combats ouvriers sur l'avenue Staline ».

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tal national qui aurait repris ensuite lui-même les choses en main si l'U.R.S.S. n'était intervenue" 4 . Le cas de la Tchécoslovaquie montre que les problèmes sont tout autant d'abord politiques qu'économiques. A l'inverse de la Pologne et de la Hongrie en 1956, la libéralisation politique, et bientôt économique, n'était pas le résultat d'une secousse sociale violente, mais d'un processus pacifique et légal de renouvellement de l'appareil dirigeant. La classe ouvrière suivait les réformes dans l'ordre et les approuvait. Mais le système social de l'U.R.S.S. est tel qu'il ne pouvait accepter "^tte évolution. L'U.R.S.S. a besoin elle aussi de réformer son économie. Mais son organisation politique et sociale extrêmement rigide, son caractère d'Etat policier, lui interdit d'accompagner ces transformations d'une libéralisation politique : car elle entretient une vie politique tellement fermée, hiérarchisée et oppressante qu'elle peut raisonnablement craindre qu'une modification de son système politique aboutisse vite à son éclatement et à la désorganisation La « participation » réclamée par un certain nombre de savants et d'économistes apparaît elle-même un danger à un pays aussi conservateur que l'U.R.S.S. Par conséquent, les motifs économiques ne furent pas les seuls déterminants dans la question tchécoslovaque : il s'agissait d'abord d'éviter que le libéralisme tchèque pénètre en U.R.S.S. et y devienne un ferment de dissolution. Il fallait aussi sauvegarder les intérêts privilégiés du capital impérialiste russe en Tchécoslovaquie. L'U.R.S.S. contraint ainsi ses voisins, et également ellemême, à retarder leur développement capitaliste. Son rôle est donc, au sens strict du terme, réactionnaire : freiner la croissance du capital de peur que les structures politiques existantes ne parviennent plus à la contenir. Ce qui caractérise l'U.R.S.S. et les autres pays de l'Est, à des degrés divers, c'est, non pas leur nécessité de s'adapter aux exigences de leur déve-

273. Pour une vue de l'ensemble du problème, on confrontera les articles parus à cette époque dans Programme communiste et Socialisme ou barbarie ; voir aussi Invariance, n° 6, pp. 21-23. Consulter également George et Tricart, L'Europe centrale, t. II, Les Etats, P.U.F., 1954, pour l'arrière-plan historique et géographique de ces pays. 274. A. Amalrik, UU.R.S.S. survivra-t-elle en 1984 ?, Fayard, 1970, et Voyage involontaire en Sibérie, Gallimard, 1970.

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loppement capitaliste, mais les obstacles qu'ils dressent euxmêmes devant ce développement (voir sur ce point « La régénération du capital 275 »). Par rapport à l'évolution antérieure, les événements de décembre 1970 en Pologne marquent un tournant. D'une part, leur origine ressemble à celle des mouvements précédents, puisqu'elle découle directement de difficultés économiques dont le capital voudrait faire payer le prix aux ouvriers : cf. les émeutes de Poznan en 1956, etc. D'autre part, pour la première fois, une insurrection ouvrière dans un pays de l'Est a renversé à elle seule le gouvernement. En 1956, Gomulka et Nagy étaient venus au pouvoir pour résoudre des problèmes et trancher des conflits qui traînaient depuis longtemps déjà2™ : ici, au contraire, le mécanisme a été extrêmement bref et brutal. Sans doute, le gouvernement ainsi installé fait son possible pour rétablir la situation économique et politique dans l'ordre, c'est-à-dire contre la classe ouvrière. Ce n'est donc pas une victoire, mais un moment d'une lutte. Mais, avant tout, les luttes des ouvriers polonais en décembre 1970 sont remarquables dans la mesure où il s'agissait précisément d'une lutte entre Polonais. Les événements de 1956 et 1968 se caractérisaient par l'absence d'affrontement entre le prolétariat polonais, hongrois et tchèque et leur capital national. Puisque le rôle contre-révolutionnaire était tenu par les Russes, donc par l'étranger, le capital national pouvait mobiliser autour de lui les énergies prolétariennes. Une nouvelle étape est maintenant tracée par les émeutes de 1970. Le mouvement des nationalités commence à être réalisé et le prolétariat de ces pays commence à affronter son propre capital. H se trouve contraint de poser pour la première fois son problème, et de parler en terme de classe et non d'indépendance nationale. En même temps, il s'éloigne ainsi de la politique à laquelle il participait lorsqu'il fallait lutter contre l'étranger et achever un mouvement national. Alors que les émeutiers de 1956 réclamaient et soutenaient le pouvoir de Gomulka et de Nagy, leurs successeurs de 1970 n'ont pas

275. T. Lowit, Le syndicalisme de type soviétique, Colin, 1971, chapitre ix et documents en annexe. 276. La Nef, « Dix ans d'histoire du monde, 1944-1954 », décembre 1954, pp. 148-158.

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demandé que tel ou tel dirigeant remplace Gomulka. Leur mouvement n'est pas d'abord politique, mais social " 7 . Il ne vise pas à un changement de gouvernement, mais à une destruction du système politique et social. Seule, la contre-révolution essaie de présenter et de traiter ce mouvement comme s'il était purement « politique > : mais sa nature profonde déborde le cadre de toute réorganisation politique, et c'est pour cela au fond qu'il est inintégrable par le système existant" 9 . Dans tous les cas, le mouvement profond de ces événements, à l'Est et à l'Ouest, a frappé les pays les moins capables de s'adapter à la croissance du capital dans leur aire de développement"*. L'Italie et la France étaient socialement les moins bien armés pour lutter contre la concurrence internationale. Les pays de l'Est doivent lutter d'abord contre euxmêmes, contre leurs propres structures économiques, sociales et politiques, pour faire pleinement du capital une marchandise-capital, ce qu'il n'a été jusqu'à présent qu'au prix de nombreuses distorsions. Mais là aussi les pays qui connaissent des troubles sont les moins bien équipés pour affronter ces problèmes. Soit ils sont faibles économiquement (Pologne, 1970) ; soit ils sont faibles politiquement (Tchécoslovaquie, 1968). Paradoxalement, c'est en effet parce que le régime de Dubcek était fort (appui populaire) que l'expérience aurait réussi et qu'elle risquait donc de remettre en cause le système politique russe. Cette force fit sa faiblesse, au contraire par exemple des Allemands de l'Est ou même des Hongrois, qui ont entrepris depuis plusieurs années des réformes économiques « par en haut », et sans mobiliser les masses comme en Tchécoslovaquie. L'un des problèmes clefs de la régénération du capital est son utilisation de pays ou de structures peu développés ou développés de façon particulière : ainsi l'aire slave et la

277. « Gloses marginales critiques à l'article : Le roi de Prusse et la réforme sociale », dans Textes, passim. 278. Barton, Misère et révolte de l'ouvrier polonais, Ed. Force Ouvrière, 1971 (bien documenté) ; Pologne 24 janvier 1971 /Gierek face aux grévistes de Szczecin, S.E.L.I.O., 1972. 279. J. Bernard, La France et le marché mondial. Le Seuil, 1967. 280. Sur les premières années de la R.D.A., cf. B. Sarel, La classe ouvrière d'Allemagne orientale, Ed. Ouvrières, 1958.

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France, l'Italie. Il profite de certaines faiblesses (sociales ou politiques) pour s'assurer une nouvelle croissance. Mais, en même temps, la faiblesse inhérente à ces structures se révèle sous un jouir nouveau, transformée mais toujours réelle, en fait portée à un stade supérieur M1. Le capital avait cru éliminer ces points faibles en s'y développant, mais au fond les mêmes problèmes se reposent 282. L'aire slave continue d'être le foyer d'agitation qu'elle était autrefois : cf. la question polonaise telle que Marx l'envisageait, et le cas de la Russie « maillon le plus faible > de la chaîne des pays capitalistes, qui a reporté les difficultés à sa périphérie ; et le cas de l'Italie et surtout de la France, dont le développement original fit au xix e siècle le pays des révolutions par excellence, et qui en se modernisant reste l'un des points sensibles du monde développé. On en voit encore un exemple avec la question noire aux Etats-Unis. La formation de la nation américaine, avec les apports des Noirs et des diverses nationalités, a puissamment aidé le capital, en particulier en divisant le prolétariat. Mais ce contexte social du capital américain, son tissu socio-national, est par là même fragile. Tout ce qui est facteur de division est en même temps facteur de tension, à la fois cause de révolte et de réaction contre elle. Un cadre international favorable (difficultés extérieures : Indochine) et une attaque contre le prolétariat (introduction de l'automation : voir paragraphe suivant) ont déterminé le mouvement prolétarien noir de ces dernières années. En retour, la situation particulière dans laquelle il est placé l'enferme dans un isolement par rapport au reste du prolétariat, lui-même divisé (oppositions des nationalités, de syndiqués et de non-syndiqués, etc.). On peut se demander si une grande crise économique n'est pas un préalable indispensable à l'unification du prolétariat (au sens défini dans la Deuxième partie — « L e prolétariat, rapport social » — d'ensemble des sans-réserves contraint d'affronter le capital sur une base communiste).

281. « Nous sommes, dans tout l'Ouest de l'Europe continentale, affligés, et par le développement de la production capitaliste, et aussi par le manque de ce développement. » (Préface au Livre I, Œuvres, I, p. 549.) 282. J. Gottmann, La politique des Etats et leur géographie, Colin, 1952, surtout chapitres I, rv et vi.

253

LA

REPRISE

RÉVOLUTIONNAIRE

Toute révolution, tout mouvement révolutionnaire prolétarien, s'ils échouent, entraînent un développement nouveau du capital. H fallait l'affirmation totale de la contre-révolution pour qu'un re-démarrage révolutionnaire soit possible : elle devait donc aller jusqu'au bout. La révolution était impossible entre les deux guerres, en raison de la stagnation économique qui repliait le prolétariat sur lui-même. Inversement, les luttes ouvrières, même réformistes, entravaient la rationalisation et l'accumulation capitaliste. La grande crise, dans les conditions où elle se produisait, ne pouvait, pas plus que celle de 1857 dans la période 1852-1864, engendrer de secousse révolutionnaire ; elle ne pouvait qu'aboutir à un approfondissement de la défaite ouvrière (1933, puis la guerre"®). Ce n'était pas possible non plus après la guerre, qui parachevait l'écrasement du prolétariat. Il était donc nécessaire que l'essor économique de l'après-guerre ait atteint sa maturité pour que les contradictions resurgissent. Les luttes prolétariennes ne se produisent jamais à un niveau x de l'économie. Elles sont au contraire le résultat d'intérêts divergents suffisamment forts pour qu'un heurt soit la seule façon (d'essayer) de les résoudre SM . Un même mouvement profond s'est manifesté dans tous les pays développés, avec force seulement dans certains d'entre eux, que l'on peut diviser en deux groupes : la France et l'Italie ; les Etats-Unis t8a . Il est la conséquence directe du développement industriel depuis 1945, en particulier de l'introduction de l'automation (signe, rappelons-le, de maturité des conditions du communisme). Il y a affirmation de la tendance des forces productives (y compris les forces de travail) à rejeter le moule de la valeur. Celle-ci amorce une phase

283. Sternberg, op. cit., Troisième partie, chapitre iv. 284. Cf. par exemple la fondation de l'A.I.T. dans les lettres de Marx et Engels, Corresp. VIII, pp. 93-104. 285. Invariance, n° 4, « mai-juin 1968 : théorie et action ».

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nouvelle où la surproduction n'est plus seulement de capitalmarchandise, ou de capital productif, mais de capital-argent : par là, elle tend à perdre tout caractère « concret ». Les capitaux « flottants » d'un pays à un autre représentent du travail abstrait cristallisé, des sommes de valeurs provenant de procès de travail réel, mais maintenant détachées d'eux, dépourvues de substrat matériel. La valeur tend vers l'autonomie. Bien que la valeur d'usage soit son support, et qu'elle n'existe que par le contenu d'objets déterminés remplissant des besoins donnés dans le système de production et de répartition, elle essaie elle-même de devenir contenu et substance. La masse de capitaux spéculatifs à court terme manifeste l'effort du procès de valorisation pour s'abstraire du procès de travail. C'est le règne de l'abstraction, du signe monétaire totalement (en apparence au moins) libéré de ce qu'il représente en fait, des biens et des services réels, des valeurs d'usage"". En même temps, les Etats-Unis, l'Europe et le Japon deviennent peu à peu un complexe économique global totalement dominé par son industrialisation et les nécessités de la réalisation de ses produits, où le caractère social de la production se heurte plus violemment qu'autrefois aux contraintes du marché qui étouffe les forces productives28?. On retrouve dans les deux cas (France, Italie/Etats-Unis) la conjonction de deux mouvements : une crise sociale des pays capitalistes avancés et une crise particulière au développement de certains pays. Le premier mouvement ne se manifeste que par rapport au contexte économique, politique, social propre à chaque pays. Dans les quelques années qui viennent de s'écouler, seuls certains pays l'ont vu apparaître au grand jour, et de façon fort différente. La France et l'Italie ont toutes deux connu après 1945 un développement industriel nouveau par rapport à leur situation antérieure, et liquidé au moins partiellement l'un des grands facteurs d'arriération : leur agriculture (paysannerie parcellaire peu productive). Le rôle de l'Etat a été très important, plus encore en Italie qu'en France. Parmi les problèmes

286. < Théorie marxiste de la monnaie », Programme n " 43-44 et 45. 287. Invariance, n° 5, « Perspectives ».

communiste,

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délicats on trouve : 1. des inégalités de développement accrues (agriculture pauvre/reste de l'économie ; activités mal adaptées : textiles et mines/secteurs de pointe) ; 2. des ressources insuffisantes donc concentrées dans les activités rentables (directement ou indirectement) î88 . Ces deux phénomènes entraînent une déficience de la politique sociale pourtant organisée systématiquement afin d'encadrer la classe ouvrière (logements, équipements sociaux et collectifs : transports, loisirs) ; un retard des structures d'enseignement (formation de force de travail qualifiée) sur les besoins de l'économie, dû autant au conservatisme traditionnel de l'enseignement (rôle idéologique de l'université et de l'école) qu'au manque de moyens matériels proprement dits ; un décalage des conditions de travail (horaires, etc.) et de salaire par rapport à l'augmentation de la productivité et de la production (ici se retrouve un phénomène commun à un grand nombre de pays d'Europe de l'Ouest). En bref, il y a déséquilibre entre la puissance de ces deux pays et le cadre social général de cette croissance189, en raison de la rapidité de l'accumulation et de l'industrialisation, si on les compare à des pays développés depuis longtemps, mais moins puissants (Pays-Bas, Scandinavie ; par contre, la Belgique tend à souffrir des mêmes problèmes et a même été la première à les manifester, d'une autre façon cependant : 1960 wo). La France se trouvait en 1968 dans une conjoncture particulière. Les effets du plan de stabilisation lancé en 1963 se faisaient encore sentir en 1967-1968 : chômage total et partiel (ce dernier devait jouer un rôle important au début du mouvement de grève), salaires bloqués non entièrement rattrappés. La Grande-Bretagne et l'Allemagne ont elles aussi souffert de grèves sauvages et officielles depuis quelques années. Mais la Grande-Bretagne est armée politiquement (réformisme), et l'Allemagne politiquement et économiquement, pour éviter des affrontements comparables à ceux de France et d'Italie (au prix toutefois de difficultés graves pour

288. trième 289. 290. juin »,

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Chardonnet, L'économie française, Dalloz, t. II, 1959, Quapartie. Le Monde, 8 août 1970. Le fil du temps, n° 3, « La crise économique et sociale de maiet les n 0 ' 1 et 4 sur la Belgique.

l'économie britannique). Au contraire, dans la concurrence internationale, la France et l'Italie sont sans doute bien armées pour combattre les autres pays capitalistesM1, mais relativement faibles pour éviter des conflits avec leur prolétariat. La manière même dont s'est opérée la rupture dans ces deux pays faisait que le caractère profond du mouvement, le communisme, ne pouvait apparaître que de façon très faible : à la fois tourné vers des aspects de la réalité et non sa totalité, et idéologique. Il n'y avait pas de solution communiste pratique à un tel conflit. Au contraire, l'issue ne pouvait être qu'un renforcement à court et à moyen terme de l'Etat, de la structure du capital monopoliste (par exemple, les hausses de salaires affaiblissent les entreprises les moins productives et accroissent la centralisation du capital), et même des appareils « ouvriers » contre-révolutionnaires dans une certaine mesure : donc un renforcement de la domination réelle du capital m . Surtout le mouvement communiste ne put à aucun moment se présenter ouvertement comme tel, développant théoriquement et pratiquement son programme. Il en découlait aussi la faiblesse relative de la clarification théorique opérée dans les années qui suivirent par les éléments communistes La majorité de la classe ouvrière est restée sous le contrôle des syndicats (donc du capital), sans être pour autant un

291. Voir les éléments réunis par Mandel, La réponse socialiste au défi américain, Maspéro, 1969. 292. Comparer avec la situation après la Première guerre : cf. Sternberg, op. cit., Seconde partie, chapitre ra. 293. L'histoire de 1968 reste à écrire, mais une telle < lacune » s'inscrit dans un cadre plus général. H semble que depuis quelques années les analyses d'inspiration « révolutionnaire » se multiplient, et pourtant il n'y a rien de commun entre ces phénomènes et une réelle assimilation théorique. Les seuls fragments intéressants restent peu connus. Les regroupements ouvriers révolutionnaires ne se manifestent pas plus par une théorie visible que par la création — au moins la tentative — d'une organisation centrale. Un tel processus n'est naturellement pas le fait du hasard, et le mouvement révolutionnaire sera contraint de le comprendre pour progresser : « Dès qu'une classe qui concentre en elle les intérêts révolutionnaires de la société s'est soulevée, elle trouve immédiatement dans sa propre situation le contenu et la matière de son activité révolutionnaire : écraser ses ennemis, prendre les mesures imposées par la nécessité de la lutte, et ce sont les conséquences de ses propres actes qui la poussent plus loin. Elle ne se livre à aucune recherche théorique sur sa propre tâche. » (Luttes de classes, p. 47.)

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simple pion entre leurs mains. Mais son action s'est maintenue dans les limites que le capital peut donner à une grande grève, même généralisée. Seule, une minorité a tenté de briser ce cadre. Elle s'est regroupée dans un certain nombre d'entreprises, ou plus exactement à l'extérieur car les entreprises étaient elles-mêmes presque toujours occupées par les syndicats, pour obtenir satisfaction sur des revendications « irréalistes » du début que la C.G.T. et la C.F.D.T. avaient ouvertement ou discrètement abandonnées. Une minorité se heurta ainsi aux syndicats, et fut conduite à se joindre à des révolutionnaires non ouvriers. A l'époque et dans les mois qui suivirent, on surestima considérablement ce mouvement. Les comités de lutte étaient des organisations éphémères parce que correspondant à des tâches précises bien délimitées. La structure d'organisation n'était que le moyen de la manifestation d'un mouvement révolutionnaire, parti d'une base « revendicative », contrainte ensuite à affronter le capital à la fois sous la forme de l'Etat et des syndicats. Parallèlement, se développa un mouvement social réel issu de couches en majeure partie non ouvrières, provenant des nouvelles couches moyennes (dont viennent la majorité des étudiants). Ce fut essentiellement un mouvement critique attaquant toute une série d'aspects importants de la société capitaliste moderne. Par conséquent : 1. il ne va pas au point central (mécanisme de la plus-value, etc.) parce que son origine sociale le lui interdit (il n'est dans les rapports de production que par la sphère de la circulation) ; 2. dans la mesure où il ne peut affronter pratiquement son adversaire, la lutte est avant tout idéologique, d'où une grande confusion, et le caractère parfois « folklorique » et souvent contradictoire de ses positions. Il y a toujours une tendance à supprimer immédiatement les obstacles, comme si leur identification et leur dénonciation les détruisaient ou leur enlevaient tout pouvoir. Il faut « vivre » la révolution, créer les situations plutôt que s'inscrire dans un mouvement historique. Au fond, c'est le rejet total du militantisme des groupes d'extrême gauche et des partis ouvriers traditionnels, où le militant s'impose des tâches auxquelles il sacrifie son e x i s t e n c e L a réalisation

294. Sur la morale, cf. S.F., p. 236,

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de ses propres problèmes (c'est-à-dire la raison pour laquelle finalement il est révolutionnaire : l'incapacité de supporter le monde actuel) est renvoyée à un avenir indéterminé et lointain, après la révolution (cf. le mythe des « lendemains qui chantent" 5 »). Avec l'apparition de groupes « gauchistes » dans la plupart des pays développés, le phénomène est maintenant largement répandu et connu : racollage, sacrifices inutiles (du point de vue du communisme), « substitutisme » au mouvement réel, tentative de regrouper les masses derrière soi, pour prendre le pouvoir, etc. Pour tout un ensemble d'éléments inadaptés à la société, c'est-à-dire que la société produit — en nombre croissant — comme inadaptés, parce qu'ellemême est inadaptée aux besoins réels, le militantisme est la seule forme que peut prendre leur énergie sociale, seulement utilisable dans un cadre qu'à la fois ils se donnent et qui s'impose à eux : les groupes gauchistes Au contraire, l'activité révolutionnaire contient en elle-même son propre but et son contenu : elle n'a donc nul besoin d'une médiation extérieure à elle-même pour « faire » agir l'individu" 7 . La manière même dont s'effectuait en 1968 la critique idéologique était par conséquent le signe, non d'une pratique révolutionnaire, puisqu'il n'y avait pas d'activité révolutionnaire globale de la société, mais d'un refus massif des mécanismes idéologiques par lesquels la contre-révolution a conquis le mouvement ouvrier de l'intérieur en prenant le masque de la révolution " 8 . C'était un phénomène positif, bien que dans le même temps cette critique se soit imaginée être une « libération > partielle ou totale. En tout cas ce qui importe, c'est autant la forme de ce mouvement idéologique que son

295. L'Internationale Situationniste a été, entre autres choses, l'une des meilleures expressions de ce refus du militantisme et de ce qu'il représente et dissimule. 296. En échange, l'organisation lui permet de se valoriser (en esprit, pas dans la réalité) en lui faisant croire qu'il est « dans la révolution, dans ce mouvement le plus puissant qui soit » (Question du logement, p. 86). 297. Idéol., pp. 279-280. 298. Inversement, le gauchisme s'approfondit et se tourne en arrière pour emprunter de nouveaux thèmes à l'idéologie et la pratique capitalistes : ainsi les thèmes de la « lutte populaire » et de la « Résistance » (Invariance, n° 9, pp. 154-155).

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contenu {dans un mouvement idéologique, les moyens l'emportent d'ailleurs souvent en importance sur le but). Toutes les critiques se sont présentées comme négation : contre l'Etat, contre le travail, contre la discipline imposée, contre la bureaucratie, contre la gestion de la société par quelques-uns, contre la marchandise, contre les mots et le discours idéologique (ici le mouvement ne pouvait qu'être contradictoire et il ne sert à rien de s'en moquer) comme masque dissimulant les rapports réels, contre la scission manuels/intellectuels, etc. 2W . Un tel mouvement n'était pas idéologique au pire sens du terme, comme lorsque des intellectuels « sont contre » la guerre du Vietnam et « soutiennent > le F.N.L., car dans ce cas c'est encore une façon de se détourner de sa propre situation, et de sa transformation éventuelle, pour se reporter sur les luttes des autres, par exemple dans un « anti-impérialisme > où l'intellectuel occidental incapable de faire lui-même quelque chose (ce n'est d'ailleurs pas sa faute, mais le produit de rapports — de force — objectifs) se tourne vers le tiers-monde. En 1968, le mouvement était idéologique parce que c'était alors dans un contexte interdisant tout bouleversement social réel, la seule forme d'action disponible pour ceux qui ne peuvent utiliser l'économie comme arme (cf. Deuxième partie : « Le communisme »). Leur action était bien dirigée contre des rapports sociaux réels, mais contre leurs manifestations, leurs expressions idéologiques, et non leur mécanisme fondamental ,0°. Il n'y a pas eu de révolution en France en 1968, et le simple fait de théoriser la « révolution de mai » montre que l'on est en dehors de tout mouvement réel. Mais de même se moquer de la « révolution introuvable », en comparant les révolutions sérieuses à celles qui se contentent de tourner les 299. De même, l'intérêt pour la pensée utopique est signe à la fois d'une visée vers le futur et d'une incapacité à dépasser réellement le présent ; il tombe dans le réformisme, l'aménagement du présent s'il 6e maintient durablement à ce stade : cf. Internationale Situationniste, n° 8, « Technique du coup du monde », et les commentaires du n° 9. 300. Ce dernier n'agit que comme « une main invisible », selon l'expression d'A. Smith, qui annonce ainsi la transformation du capital en être impersonnel, dominant avant tout la société par la force de ses rapports économiques et sociaux (voir plus loin sur la force d'inertie du capital). Cf. M. Bernard, Introduction à une sociologie des doctrines économiques, des Physiocrates à Stuart Mill, Mouton, 1963, p. 39.

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choses en dérision, équivaut à ne pas voir le mécanisme de notre société. Cette pratique de la dérision était justement l'un des aspects les plus importants de ces événements, le signe d'une faillite irrémédiable de l'idéologie capitaliste, signe elle-même de la faillite de la contre-révolution. 1968 a vu côte à côte deux critiques, deux luttes partielles, dépendant l'une de l'autre, incompréhensible l'une sans l'autre, mais qui n'ont pour ainsi dire pas fusionné. Il aurait fallu pour cela un mouvement autrement plus fort, c'est-à-dire avant tout une pratique contraignant le prolétariat et une partie des nouvelles couches moyennes (par exemple sous la forme d'une fraction importante de la jeunesse qui en est issue) à attaquer de front l'Etat et les organisations « ouvrières ». Le communisme pourrait alors s'affirmer positivement en proposant et posant à la fois de nouveaux rapports sociaux. En 1968, au contraire, on n'a vu que négations : par les ouvriers révolutionnaires (contre les syndicats et partis), et par la fraction radicale des classes moyennes (contre les mystifications diverses). C'était un refus, mais un simple refus 301 . La force décisive du capital, celle sans laquelle il aurait été impuissant, fut d'ailleurs l'inapparition d'une « autre » solution que lui-même. Au niveau idéologique, c'était la peur de l'inconnu. On a dit, en ramenant comme toujours les problèmes à des problèmes de pouvoir, que le pouvoir avait été à prendre. En fait, les rapports de production capitalistes sont restés un très court moment suspendus dans le vide. Il suffisait que le communisme se présente : non comme idéologie, mais comme pratique, pour les liquider (au moins en France34® : c'est là une des limites de ce mouvement, son isolement). Mais il ne le pouvait pas. La société française n'était pas assez développée, pas mûre pour que le communisme (qui y est de toute façon possible) la fasse éclater. C'est pourquoi la situation fut réglée très vite, malgré les apparences. En une semaine environ (13-20 mai), la grève se généralise : mais, au terme de cette semaine, l'oc-

301. Par exemple, le journal Action était autant un produit révolutionnaire qu'une manifestation gauchiste par excellence, contribuant à insérer le mouvement dans la « contestation », dans des moments particuliers, voilant par là sa dynamique. 302. Luttes de classes, p. 47.

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cupation des usines était partout laissée aux syndicats, et la situation se figea. La force d'inertie du capital avait triomphé, il ne lui restait plus qu'à attendre (sur cette force d'inertie de la société capitaliste, voir Deuxième partie : « La révolution communiste »). La défaite prolétarienne était alors acquise, et le discours de de Gaulle et les élections devaient seulement la consacrer. Dès lors, les ouvriers restaient en majorité dans les limites de l'entreprise d'ailleurs contrôlée par les syndicats, tandis que les éléments révolutionnaires des couches moyennes déchaînaient leur critique (et leur délire) idéologique sans portée pratique parce qu'isolés du mouvement proprement prolétarien. S'il y a révolution, les deux aspects ne sont pas simplement réunis : ils sont de toute manière alors chacun différent, et de plus se transforment par leurs rapports réciproques (voir Deuxième partie : la révolution communiste comme formation-destruction d'une classe universelle dans le paragraphe « La révolution communiste »). Tel qu'il s'est présenté, le mouvement social de maijuin 1968 était autant la manifestation du communisme que de son impossibilité à se réaliser à ce stade. Mais il a révélé la grande faiblesse de la société devant un mouvement qui veut quelque chose et qui par là même est conscient : non pas d'une « conscience de classe >, mais de la conscience de ce qu'il fait, en se donnant sa stratégie et son organisation pour atteindre son but. Au contraire, 1968 fut l'absence de revendications vitales. Beaucoup « voulaient » la révolution, mais personne ne refusait — au moins sur une échelle tant soit peu large — de payer son loyer, même ceux qui ne pouvaient le payer. Les réformes furent même en définitive proposées en grande partie par le capital, qui sut reprendre les limites du mouvement à son compte (participation) M \ Les Etats-Unis présentent l'autre signe de la reprise révolutionnaire. Ils montrent bien que la reprise ne peut qu'être communiste. Il n'est plus question comme en 1917 d'affirmer d'abord la question politique (dictature du prolétariat). C'est le contenu social de la révolution qui passe cette fois

303. D. Authier, préface à Trotski, Rapport de la délégation libérienne, Spartacus, 1970, pp. 44-46.

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au premier plan, et détermine les formes politiques qui n'occupent que le second rôle. Les Etats-Unis sont le pays capitaliste le plus développé, le plus puissant, et en même temps où les contradictions sont les plus fortes 34 \ Le développement de la valeur y a atteint un niveau bien plus élevé que dans les autres pays capitalistes, en déterminant un sous-développement lui aussi bien plus important que dans n'importe quel autre pays avancé (problème de la faim par exemple). Ils sont devenus le pays le plus intéressant du point de vue de la révolution et du communisme"*. Dans la période qui suit 1917, l'Allemagne était le pays clef de la révolution mondiale. C'est vers lui que se tournaient tous les regards et les espoirs de la révolution russe. Un prolétariat très nombreux, très concentré et le plus combatif d'Europe occidentale, s'y opposait au capitalisme le plus moderne et le plus dynamique du monde 806 (situation qui devait changer au cours des années 20). Les révolutionnaires le considéraient alors, à juste titre, comme le pays où les contradictions du capital étaient les plus aiguës : celui où le prolétariat essayait avec le plus d'acharnement de s'organiser pour conquérir le pouvoir d'Etat. Leur analyse était tout à fait justifiée"". Mais cette situation et cette appréciation correspondaient à une phase particulière (voir les paragraphes « Révolutions » et « Contre-révolution »)• Le mouvement social mettait au premier plan la question de l'Etat, non pas parce que le prolétariat avait mal compris ses tâches, mais parce que le contexte historique l'imposait. Avec le développement consécutif à la Deuxième guerre, le mouvement communiste est devenu une force sociale telle dans l'économie qu'il tend à la faire éclater. Autrefois, le problème de la prise du pouvoir politique était au premier plan, et si le prolétariat pouvait la réaliser, le problème de la transformation économique se posait ensuite. Maintenant les conditions d'existence du communisme sont devenues si gigantes-

304. Invariance, n° 6, pp. 115-118. 305. On peut confronter le cas des Etats-Unis à celui de l'Angleterre au xix" siècle : cf. N.G.R., II, pp. 193 et 282-283. 306. Cela n'empêchait pas ce mouvement d'être prisonnier de limites finalement étroites : voir l'ouvrage à paraître de D. Authier. 307. Thèses, manifestes et résolutions des quatre premiers congrès de l'I.C., op. cit.

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ques qu'elles tendent à s'imposer d'elles-mêmes et relèguent la question du pouvoir (qui ne disparaît pas pour autant) à son véritable rôle (secondaire) : celui de moyen. La forme politique du mouvement ne dissimule plus son contenu social et apparaît seulement comme son émanation. Dans une telle situation, le pays où les contradictions sont maintenant les plus aiguës est celui où les conditions du communisme apparaissent le plus nettement en opposition aux rapports sociaux existants. Ce n'est pas une question de niveau simplement économique (chiffres de la production, quantité de capital fixe), mais de mouvement social, d'effort collectif pour détruire la valorisation. Certains pays peuvent avoir un très haut niveau de développement économique. Les conditions du communisme y sont donc également très développées, mais sans que se crée à partir d'elles un regroupement ou des tendances à un regroupement qui les représente avec force d'une manière ou d'une autre. Ainsi l'Allemagne de l'Ouest actuelle, tout en connaissant des luttes sociales (grèves sauvages depuis 1969), et sans être condamnée à ne jamais jouer un rôle révolutionnaire, est l'une des premières puissances économiques mondiales. Mais elle a réussi à équilibrer sa croissance et à éviter que des groupes ou des classes sociales ne viennent prendre en charge le mouvement communiste. Jusqu'à présent, elle a pu rejeter toute tension sociale majeure. Par exemple, elle est organisée de telle façon qu'elle résout la question des ouvriers immigrés : lors de la récession de 1967, elle en a renvoyé plusieurs centaines de milliers. Cela n'a été rendu possible que par l'écrasement du prolétariat allemand par la social-démocratie et le nazisme, puis par la guerre et le réformisme qui doit aujourd'hui se modifier (rôle nouveau assez important du P.C., qui d'une certaine façon occupe à l'égard du S.P.D. la même fonction qu'en France les gauchistes par rapport au P.C.F. : constituer un pôle à gauche du réformisme officiel, pour fixer et figer au moins une partie du mouvement révolutionnaire sur des terrains et des formes de lutte superficiels, finalement utilisés par le capital). Pour leur part, les Etats-Unis jouent un rôle mondial par le poids spécifique de leur économie, donc un rôle « moteur » dans la mesure où ils peuvent précipiter ou aggraver des crises en Europe et au Japon, mais aussi sur le reste du monde. 264

Le développement des Etats-Unis a fait naître et entretenu des « poches » de sous-développement très importantes. Divers groupes et minorités 308 ne sont pas intégrés à la société américaine et vivent en marge de la classe ouvrière proprement dite, soit dans le chômage presque permanent et la misère, soit en exerçant des activités peu productives et très mal rémunérées (petits paysans, ouvriers agricoles). Mais le développement économique transforme le problème depuis la guerre, et surtout depuis quelques années, avec l'automatisation qui rejette de la production des centaines de milliers d'ouvriers 309. Cette tendance est déjà une réalité. D'autre part, face à la concurrence du Japon et de l'Europe, le capitalisme américain est obligé d'attaquer le prolétariat, dont les salaires réels stagnent ou parfois diminuent. Les moyens considérables dont dispose le capital pour entretenir le réformisme ouvrier sont encore à peine entamés par cette évolution810. Ses effets ont cependant déjà commencé à se faire sentir, en particulier parmi les ouvriers noirs, les premiers menacés d'exclusion de la production s n . En même temps, les forces productives débordent dès maintenant le cadre des rapports de production. Non pas qu'il y ait des îlots de communisme aux Etats-Unis. Le développement de services gratuits dans certaines villes (très peu nombreuses) n'est pas le mode de production communiste : il s'agit de produits qui ne sont plus marchandises, et dont la seule valeur d'usage est prise en considération. Mais rien n'est changé au niveau fondamental, celui de la production. Car si le communisme n'est pas un mode de gestion, il n'est pas plus un mode de répartition. Cependant, de tels faits attes-

308. Lettre d'Engels à Schliiter, 30 mars 1892, Corresp. Sorge, II, pp. 270-271. 309. Guérin, op. cit., pp. 138 suiv. 310. Cf. l'article de Chomski dans Partisans, juin-août 1969. Voir aussi T. Balogh, Partenaires inégaux dans l'échange international, Dunod, 1971, pp. 143-170. 311. J. Boggs, « Réflexions d'un ouvrier noir », dans La révolution aux Etats-Unis?, Boggs et Williams, Maspéro, 1969. La question de I'automation n'a pas été posée sérieusement par les « révolutionnaires », sauf par la gauche italienne, dans son étude des manuscrits de 1857-1858. Voir par exemple Socialisme ou barbarie, n" 7, « La reconstruction de la société », écrit par l'américain R. Stone (1950).

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tent que le principe de la valeur est devenu tellement hors de proportion et inadéquat au développement des richesses réelles (valeurs d'usage) 311 que le capital lui-même tolère qu'une partie des marchandises soit soustraite à la sphère capitaliste de la circulation. Pourtant, elles restent issues de la sphère capitaliste de la production. De la même façon, le phénomène hippy témoigne (non pas par ce que disent ou même font les hippies eux-mêmes, mais par le simple fait de leur existence) d'un excédent de force de travail dans le cadre du capitalisme moderne. La tendance à la surpopulation se résout ici à l'organisation volontaire d'une masse d'individus en marge de la société. Dans d'autres pays, la surpopulation oblige à créer une certaine quantité de chômeurs ou à liquider par la force les hommes en surnombre. Ici, la richesse permet à une partie d'entre eux (une minorité il est vrai, mais comment le capital pourrait-il faire autrement?) de vivre en profitant de la société et en consommant ce qu'elle produit. Le capital peut très bien s'accommoder du mouvement hippy qui n'est pas révolutionnaire par lui-même. Les hippies tendent d'ailleurs à s'organiser en reprenant des activités traditionnelles artisanales ou de petit commerce. Le phénomène hippy n'est qu'un signe : tel qu'il est décrit ici, il correspond à une période assez courte. En assurant la gratuité de façon marginale, le capital ne fait d'ailleurs que manifester ici encore sa conquête de la société. Car la gratuité n'est en partie possible que par l'aide de l'Etat, qui opère ainsi une redistribution des ressources et illustre par là sa soumission au capital (cf. « Capital et Etat »). Comme dans la société par actions, le capital dépasse ses limites, mais les réintègre. Les hippies sont l'objet d'un phénomène à la fois de rejet et d'inclusion dans la société du capital (de façon indirecte parfois). Mais en profondeur un tel mouvement montre l'absurdité du travail tel que le pratique le capitalisme et sa fonction dans la société actuelle : non pas d'un point de vue théorique, mais par le refus pratique d'une partie de la population de s'intégrer au salariat " 3 .

312. < Le développement historique de la production capitaliste >, Programme communiste, n" 21. 313. « C'est le travail lui-même qu'elle (la grande industrie) rend insupportable à l'ouvrier » (Idéol., p. 90).

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Jusqu'à présent, la masse de la classe ouvrière américaine demeure hostile, et en tout cas extérieure, à ce double phénomène : la lutte des ouvriers noirs (et aussi de nombreux Noirs non ouvriers, ainsi que de Blancs) et le mouvement hippy. L'unité entre ces deux manifestations provient de ce qu'elles sont toutes deux produites par l'essor économique dans les conditions du capital le plus moderne du monde. Elles représentent deux formes de la même lutte contre le travail salarié, les uns parce qu'ils sont exclus de la production et donc de la société les autres parce qu'ils refusent l'abrutissement physique et intellectuel qu'impose cette même production. En un sens, leur action est fort semblable, si l'on songe que bon nombre de hippies, anciens lycéens ou étudiants, étaient menacés eux aussi d'être exclus (par le chômage des cadres) de cette communauté de travail salarié à laquelle le capital tend à réduire le monde. L'une des tâches théoriques les plus urgentes consiste d'ailleurs à étudier de plus près la situation aux Etats-Unis et son rapport avec le reste du monde. En tout cas, le mouvement ouvrier sera contraint de s'opposer au capital, et d'affirmer positivement le programme dont les éléments dits marginaux n'apportent que le signe avant-coureur, lorsque le capital sera contraint pour sa part de s'attaquer à lui et d'entamer plus ou moins les avantages consentis par la prospérité (poursuivie notamment grâce à la guerre en Indochine). Cela ne veut pas dire que la révolution communiste éclatera alors. Le capitalisme américain dispose d'énormes possibilités d'action et de réaction économiques et politiques 3 ". De toute façon, le réformisme de la classe ouvrière américaine n'empêche pas les Etats-Unis d'être le pays où les contradictions sociales sont le plus explosives. Il ne s'agit plus de s'organiser pour prendre le pouvoir, mais d'affirmer un mouvement social. Les Etats-Unis offrent les signes les plus avancés du mûrissement du communisme dans les « entrailles » capitalistes. C'est-à-dire que le capital y est devenu : 1. le plus insupportable, et 2. le plus facilement destructible. En même

314. M. Fabre, Les noirs américains, Colin, 1967, surtout chapitre il. 315. Bourrinet, Les échanges internationaux (pays industrialisés), P.U.F., 1971 (documents).

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temps, il y est aussi le mieux supporté, le mieux défendu. La dynamique du capital est toujours double : il développe à la fois ce qui le préserve et ce qui tend à le détruire. Toutefois, seule l'intervention du prolétariat peut donner au mouvement communiste l'arme économique décisive, et lui permettre à la fois de détruire l'Etat du capital et d'instaurer des rapports communistes 3 ". Si les Etats-Unis montrent aujourd'hui le signe le plus net de la reprise révolutionnaire, cela ne veut donc pas dire que la révolution y soit imminente, ni même que la révolution communiste éclatera d'abord dans ce pays. Le double mouvement révolutionnaire que l'on a évoqué plus haut ne fait que témoigner d'une instabilité sociale, plus grande que dans les autres pays développés parce que l'écart entre le monde du capital et la richesse réelle (y compris les hommes) est ici plus grand qu'ailleurs31T. Mais cette reprise révolutionnaire n'est pas nécessairement le début d'une progression rapide et linéaire du mouvement révolutionnaire. Une phase intermédiaire entre les événements actuels et une secousse grave, qui d'ailleurs ne serait pas forcément « la » révolution, est tout à fait possible. Mais l'importance des signes actuels ne pourra pas être effacée, parce qu'ils touchent au contenu même du capital, et annoncent la fusion d'un ensemble de groupes sociaux incluant le prolétariat en cette classe universelle que la révolution communiste fera se former et se dissoudre. Au fond, le processus est identique aux Etats-Unis, en France et en Italie. Souvent, la totalité du programme n'apparaît pas parce que seuls interviennent des éléments qui n'ont dans la société qu'un rôle partiel, et ne peuvent en avoir qu'une vision également partielle : leur action porte nécessairement la marque de telles limites. Mais les Etats-Unis connaissent ce mouvement de manière beaucoup plus brutale, et aussi plus large. Le mouvement social y a vocation bien plus universelle qu'en Europe, parce que le capital se montre plus destructeur 313 et s'attaque à des groupes

316. F. Martin, Quelques leçons dune insurrection passée pour une insurrection future, La Vieille Taupe, 1971. 317. Cf. les documents réunis dans Les Temps Modernes, n* de maijuin 1968 et octobre 1970. 318. Voir le chapitre sur les Etats-Unis dans Josué de Castro, Géopolitique de la faim, Ed. Ouvrières, 1970.

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d'hommes beaucoup plus vastes et variés. Tous ces groupes, toutes ces minorités sont donc contraints pour transformer leur situation d'agir les uns avec les autres, en se fondant en une masse unique, universelle.

PROLÉTARIAT ET CAPITAL DANS TION ACTUELLE (REMARQUES)

LA

SITUA-

La menace communiste naissante contraignit le capital à la guerre de 1914 (cf. plus haut le paragraphe sur « La domination réelle du capital »). L'attaque prolétarienne qui suivit 1917, et se prolongea par sursauts tout au long des années 1920, fut l'un des facteurs qui obligèrent le capital à se concentrer, à se renforcer, à se moderniser, à entrer totalement dans sa phase de domination réelle. L'écrasement prolétarien consécutif à la Deuxième guerre fut l'une des conditions de la reprise du capital, qui elle-même préparait la reprise prolétarienne Ainsi agit la lutte de classes sur le développement du capital. La défaite prolétarienne lui permet de prospérer, et l'action prolétarienne joue un rôle d'accélérateur tant par son flux que par son reflux. Ce qu'on appelle 1' « intégration » de la classe ouvrière est donc toujours le produit d'une défaite, et par conséquent d'une lutte, c'est-à-dire du contraire de ce que recouvre la notion d'intégration. L'intégration n'est pas un mode d'être que l'on opposerait à un autre (la « radicalisation >), mais une fonction contrainte et contraignante : être, et n'être que, du capital variable" 0 . C'est un moment d'un processus que fige l'idéologie de l'intégration : celle-ci ne fait donc que théoriser la défaite du prolétariat

319. « Tout pas en avant doit leur être imposé par une défaite » Gettre d'Engels à Sorge, 8 février 1890, Corresp. Sorge, H, p. 187). 320. Cf. les articles de T. Cliff sur le capitalisme et le réformisme, dans Eléments pour une discussion, La Vieille Taupe, 1969. 321. Mattick, < Les limites de l'intégration », Cahiers de VI.SJL.A., n" 176. août 1966.

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L'idéologie de l'intégration, aussi fausse soit-elle, exprime néanmoins une partie de la réalité de la période contre-révolutionnaire : elle ne parvient justement pas à la comprendre comme phase d'un cycle d'ensemble. Mais sa fonction devient franchement contre-révolutionnaire dès lors que le cycle atteint une nouvelle phase. En l'occurrence, la période actuelle voit naître des phénomènes de transition vers une reprise révolutionnaire : entre autres, mais pas uniquement, elle suscite, non une nouvelle classe ouvrière, mais des formes différentes de lutte ouvrière. Les ouvriers ne les ont pas choisies : le développement de la société capitaliste les contraint à les adopter D'une part, la croissance économique depuis la guerre s'est accompagnée d'une augmentation considérable de la production, mais aussi de la productivité, sans diminution notable des horaires de travail, ni transformation importante des « loisirs », etc. Depuis plusieurs années, les ouvriers tendent de plus en plus à demander non seulement les moyens de vivre, mais aussi le temps et la qualité de cette vie. Les grèves de l'hiver 1967 en France et surtout celles de mai-juin 1968 ont mis en avant la réduction et l'aménagement du temps de travail, les questions « sociales » et les augmentations de salaire non hiérarchisées. On entre dans une période où les mouvements de grève unissent les nouvelles revendications aux anciennes. Ces revendications dites qualitatives sont en fait utilisées et même mises en avant par les syndicats les plus modernes (C.F.D.T. en France mais des mouvements analogues existent dans d'autres pays), et reprises par les gauchistes (cf. paragraphe précédent). Elles ne sont pas révolutionnaires par elles-mêmes, mais représentent seulement le signe d'un changement, d'une inadaptation croissante du capital aux conditions actuelles de « vie » et de « travail » (sur la production comme domaine séparé, voir Deuxième partie : « Le communisme >). Si la situation persiste dans sa stabilité relative, ces revendications aideront le capital à s'adapter à la phase actuelle. En même temps, elles sont toujours aussi le produit d'une révolte, un moment d'une lutte : tout l'effort du capital,

322. Cf. les comptes rendus des grèves en Italie, Socialisme ou barbarie, n " 27 et 31 (1959-1961).

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par l'intermédiaire de ses représentants, consiste à essayer de fixer la révolte à ce stade où elle peut être plus ou moins contenue, au moins pendant un temps. De même, la revendication de la démocratie, voire même de la gestion, peut exprimer une forme première de réaction contre le despotisme du capital. Mais, là encore, les syndicats et les gauchistes de tous bords — des « spontanéistes » aux « dirigistes » et des « léninistes » aux « conseillistes » — concourent à enfermer le mouvement dans cette phase 3M . L'effort théorique et pratique communiste vise au contraire, non à proposer à cette révolte élémentaire d'abandonner ce terrain afin de réaliser la révolution communiste, mais à montrer qu'elle ne pourra se réaliser qu'en sortant de telles limites. Toute attitude différente serait doctrinaire, parce qu'elle opposerait des principes au mouvement réel (sur la démocratie, voir Deuxième partie : « Le communisme »). Mais c'est aussi au niveau des formes d'organisation que la situation évolue. L'intégration de plus en plus forte des syndicats au système social les conduit à agir le plus souvent par négociations périodiques au niveau d'une branche entière ou même de toute l'économie d'un pays. Ils perdent ainsi une partie de la souplesse nécessaire pour épouser les mouvements de la base. Les ouvriers sont ainsi amenés à s'organiser en dehors des syndicats pour déclencher une grève, quitte à laisser ensuite les syndicats contrôler le mouvement et négocier. Les grèves sauvages ou mi-sauvages n'impliquent nullement la liquidation prochaine du syndicat : elles marquent seulement le décalage entre les poussées de la classe ouvrière et les syndicats ®4. Ces derniers n'en perdent pas pour autant leur importance. Us la renforcent même en noyant les revendications nouvelles au milieu des anciennes : en transformant par exemple une lutte contre le système hiérarchique de classification des salaires en lutte pour une simple augmentation. En tout cas, on voit apparaître maintenant, tant en France qu'en Italie, mais aussi en Allemagne, des mouvements de

323. On peut trouver un exemple de position ambiguë, c'est-à-dire double, exprimant à la fois un moment de lutte et une tendance du capital à se réformer, dans * Hiérarchie et gestion collective », Socialisme ou barbarie, n° 38 (1964). 324. La grève du Limbourg, janvier-février 1970, Liaisons, Ixelles.

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grèves importants accompagnés de formes d'organisation autonome des ouvriers Elles sont d'ailleurs nécessairement éphémères puisqu'elles ne remplissent qu'un but limité. Ce mouvement disloque aussi ce qu'on appelle le stalinisme, et qu'on peut définir comme un phénomène double. D'une part, il représente dans les pays dits socialistes une forme particulière de développement du capitalisme d'Etat, à laquelle il a fourni un cadre social et politique original (cf. « Capital et Etat » : c'est le capital qui conquiert l'Etat, et non l'inverse). D'autre part, dans les pays capitalistes traditionnels, il constitue une forme de réformisme, rendue nécessaire et possible par la faillite des partis socialistes réformistes de type ancien Tant que parmi les ouvriers les plus militants, un nombre important rejoignait la bureaucratie syndicale ou du parti, la situation restait sans issue. Et tous les efforts des groupes révolutionnaires pour arracher la classe ouvrière à l'emprise réformiste étaient vains : une partie considérable de « l'élite » ouvrière venait renouveler régulièrement les rangs et l'appareil de la C.G.T. et du P.C.F., et l'on n'y pouvait rien 337. De même, dans les pays dits socialistes, la classe ouvrière écrasée ne pouvait lutter qu'en opposant une résistance passive permanente. Par contre, à partir du moment où le bloc « socialiste » craque et où le prolétariat y ébranle certains pays ; tandis qu'à gauche, et en réalité en dehors, des P.C. s'organisent des luttes ouvrières de plus en plus nombreuses ; à partir de ce moment, les jours du stalinisme, au sens défini plus haut, sont comptés. Il n'est pas près de disparaître. La situation actuelle lui offre au contraire le moyen de se renouveler, en essayant de prendre progressivement un aspect réformiste rassurant. Il joue sur l'équilibre actuel entre la majorité réformiste de la classe ouvrière et sa minorité révolutionnaire. H a besoin des premiers pour écraser les seconds, et des seconds pour justifier son rôle modérateur aux yeux des premiers. Mais son renouvellement a les mêmes limi-

325. Cette situation était entrevue par Socialisme ou barbarie dès 1956 : cf. n" 18 sur les luttes ouvrières en 1955, et n° 23 (1958). 326. Cf. l'exemple du P.C. allemand officiel après la Première guerre, dans l'ouvrage à paraître de D. Authier. 327. A. Kriegel, Les communistes, Le Seuil, 1968.

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tes que celui du capital Car il le conduit à jouer de plus en plus le rôle de gendarme contre-révolutionnaire, à s'aligner sur l'idéologie et la pratique capitalistes les plus conservatrices (défense de la hiérarchie), à s'appuyer sur les couches les plus intégrées (cadres) et à s'aliéner une partie des plus combatives. Il prépare ainsi de formidables affrontements. Les nouveaux types de lutte et le rôle du P.C.F. posent la question du réformisme et de ses bases. En France, le P.C.F. est au plan politique la clé de voûte des forces contre-révolutionnaires. Comme on l'a vu (« Capital et Etat »), la politique se définit essentiellement comme le pouvoir, la force nécessaire au maintien de l'unité d'une société déchirée par des contradictions. Actuellement, le P.C.F. joue un rôle déterminant dans l'organisation de ces forces, en raison de son rôle dans la classe ouvrière "*. En effet, le problème de la société capitaliste actuelle devient de plus en plus le contrôle de ses éléments (cf. les trois premiers paragraphes de cette partie) : d'où au niveau de la classe ouvrière la nécessité d'un grand parti et d'organisations filiales (ici encore le fascisme reprend la social-démocratie). Dans d'autres pays, l'équilibre est réalisé autrement, mais toujours dans le but d'organiser la classe ouvrière (Etat « fort », puissance des syndicats comme aux Etats-Unis, etc.). Si le fondement du P.C.F. change en raison d'un bouleversement dans la société, ou même d'une secousse grave (crise économique sérieuse), l'équilibre des forces devra être rétabli d'une nouvelle manière par le capital. Le P.C.F. n'est qu'une fonction de la société française, il ne joue son rôle que parce que le capitalisme français parvient à peu près à résoudre ses problèmes : ses contradictions ne sont pas, pour le moment du moins, explosives. De même, ces nouveaux types de lutte ne sont pas, en euxmêmes, les signes annonciateurs de la révolution qui vient. Les ouvriers sont contraints de rattraper l'arriéré de vingt ans 328. « Au lieu que la monnaie, le crédit, soient des instruments de mise en valeur du capital monopoliste, conduisant à la dégradation de la valeur de la monnaie, leur utilisation démocratique doit avoir pour principe la préservation de sa valeur. » (Traité marxiste d'économie politique, Ed. Sociales, 1971, p. 437.) 329. Le mouvement social, n* de janvier-mars 1970, et de janvier mars 1971.

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d'exploitation : il fallait bien qu'ils s'y adaptent pour réclamer ce qu'ils croient encore être leur dû. Tant que subsistera le capitalisme, ce sera d'ailleurs effectivement leur dû, non pas moralement, mais socialement. Il s'agit de réformisme, au sens où, lorsque la classe ouvrière ne peut faire la révolution, elle lutte pour des réformes*3*. Là encore, il n'y a pas de problème de < conscience ». Le prolétariat doit adopter une certaine attitude par rapport au syndicat, parce que celui-ci défend mal ou pas du tout ses intérêts. Une fraction importante de la classe ouvrière est donc obligée de ne plus faire confiance aux organisations traditionnelles 331. Elle ne fait pas la révolution. Elle prend elle-même en main la défense de ses intérêts : elle a raison, parce que c'est souvent plus efficace. Les luttes peuvent prendre une forme autonome, les ouvriers s'organisant euxmêmes : ces luttes n'en deviennent pas révolutionnaires pour autant. Les grèves sauvages sont encore une pratique réformiste : elles ne sont qu'un moyen différent destiné à atteindre le même but. Mais c'est un réformisme de type nouveau. Sa caractéristique et tout son intérêt viennent justement de ce qu'il émane des ouvriers eux-mêmes. Aussi se heurte-t-il directement au système social, et les illusions actuelles ne sont qu'une nécessité historique transitoire. La classe ouvrière y est en ce moment contrainte par la bonne marche relative du système dans son ensemble. Par ses grèves sauvages, le prolétariat semble revenir 100 ou 150 ans en arrière, lorsque les syndicats n'existaient pas encore, et qu'il affrontait directement le capital. En fait, il n'y a pas retour en arrière, mais au contraire évolution et dépassement de la phase où les syndicats ont contrôlé l'ensemble de la classe ouvrière et de ses mouvements. Cet apparent retour aux sources, à une « sauvagerie » originelle, prépare son affirmation en tant que force révolutionnaire. Dans un monde où, derrière l'illusion de la « liberté », toutes choses tendent vers le monopole, celui des moyens de production comme celui de la force de travail, la constitution et le développement des syndicats ne

330. Cf. l'article de T. Cliff sur les bases du réformisme, Eléments pour une discussion, op. cit. 331. On peut lire et critiquer sur ce sujet Les syndicats contre la révolution, B. Péret et G. Munis, Losfeld, 1968.

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faisaient qu'exprimer la mise en monopole de la force de travail ™* : et cela d'autant plus dans la phase de domination réelle et de défaite prolétarienne. La force de travail devenait alors, dans les pays « totalitaires > (Allemagne nazie, U.R.S.S.) et « démocratiques » (Etats-Unis), un instrument docile que le capital s'efforçait d'organiser et de planifier au mieux comme il organise tous ses autres composants (car la force de travail n'est plus alors que cela). Les luttes ouvrières en marge des syndicats (ou même opposées à eux) révèlent ainsi, malgré les apparences, et quel que soit le but que les ouvriers se donnent ou ce qu'ils pensent, que le prolétariat cesse de n'être qu'un facteur du capital et se constitue en tant que tel. Une fois de plus, le prolétariat manifeste sa nature contradictoire (cf. la Deuxième partie, « Le prolétariat, rapport social >) : celle d'une dissolution potentielle de la société basée sur le capital. Mais il ne décide pas d'entamer ce mouvement, qui lui est dicté par le développement social. Il ne peut plus se défendre, conserver les quelques avantages acquis et les améliorer, qu'en rejetant le carcan syndical. Il ne peut pas ne pas le faire. Là encore, le moteur de ce qu'on appelle l'histoire SM n'est ni la volonté, ni une classe ou une autre, ni bien sûr une intervention « extérieure » qui susciterait une prise de conscience, ni non plus une prise de conscience « autonome > de la classe elle-même et par elle-même, ni 1' « économie >, mais l'ensemble des rapports sociaux, leur interaction ®M. Ce phénomène se produit à une époque où le capital voit ses deux pôles constitutifs s'écarter progressivement. D'un côté, la valeur atteint un degré d'autonomie étonnant, et les simples mouvements monétaires font osciller (doucement jusqu'à présent) le capitalisme occidental entre les périodes de 332. Hilferding, op. cit., pp. 471 suiv. Voir aussi Livre I, Œuvres, I, p. 707 : il s'agit d'un mouvement logique, car les capitalistes et les salariés s'affrontent comme échangistes, avec pour arme « la puissance de leurs marchandises >. « Les ouvriers se coalisent afin de se mettre sur un pied d'égalité avec les capitalistes pour le contrat de vente de leur travail. Telle est la raison (la base logique) des syndicats. » (Chap. inéd., p. 279.) 333. Marx se moque de la personnification de l'histoire conçue comme sujet et non comme produit de rapports réels : S.F., pp. 101 et 116. 334. Id., p. 50.

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boom et de récession. On parle même de création de monnaie à partir de < rien >. D'autre part, la production industrielle depuis 1945 se caractérise par le passage à un stade supérieur du machinisme : l'automation L'introduction de l'automation n'est encore qu'embryonnaire : seuls les EtatsUnis ont automatisé une partie certaine de leur production. En tout cas, la tendance est générale, et le pays le plus développé ne fait que montrer aux autres la voie qu'ils devront suivre. La prospérité du capital depuis 1945 lui a permis de ne pas trop souffrir de sa contradiction fondamentale ; celle-ci est pourtant portée à un degré inconnu jusqu'à présent par l'écart croissant entre les deux pôles, entre le procès de travail et la valeur. Là encore, le capital se montre destructeur, puisqu'il a intérêt à contenir l'automation qui ruinerait radicalement le fondement de la valeur. Il essaie de n'implanter l'automation que le moins possible. Pourtant, elle révolutionnerait le mode de travail et l'organisation sociale ***. Mais les nécessités de la concurrence obligeront les pays européens à l'introduire, ce qui impulsera par contrecoup le processus aux Etats-Unis. L'un des objectifs essentiels du capital dans sa lutte idéologique actuelle consiste par conséquent à masquer le rôle réel de l'automation. Suivant sa ligne idéologique qui est de présenter le capital comme moyen de production (voir « La domination réelle du capital »), c'est-à-dire de l'envisager d'un point de vue purement technique, il parle beaucoup de l'automation afin de n'en retenir que l'aspect technologique. L'important est de cacher le rapport entre l'automation et les conditions sociales de la production. Il faut l'isoler de l'ensemble du mécanisme économique, la dépouiller de tout caractère et de toute incidence sociaux. L'automation apparaît alors comme la machine améliorée. Tout est mis en œuvre pour ne pas la mettre en rapport avec la valorisation. On a vu à propos du fétichisme que le capital, véritable schizophrène de l'histoire sociale, déchiré entre valorisation et travail, scinde quasi naturellement sa représentation idéologique

335. Traité de sociologie du travail, t. I, Colin, 1961, pp. 364-407 ; t. II, 1962, pp. 368 suiv. 336. Naville, L'automation et le travail humain, C.N.R.S., 1961.

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en deux et se présente, soit comme valeur, soit comme moyen de production"". Or l'automation est le dernier coup que portent les forces productives au principe de base du capital : c'est donc pour lui une nécessité vitale, d'abord d'interdire la généralisation de l'automation ; ensuite d'en parler pour n'en rien dire"". Mais le problème se complique avec la réapparition de l'autre aspect du mouvement communiste, engageant la lutte théorique (cf. la Deuxième partie de cet ouvrage). Toutes les époques de reprise révolutionnaire mettent en avant les idées qui les expriment : on voit alors surgir les textes oubliés, mal connus ou inédits. Le mouvement communiste n'échappe pas à la règle. La période qui suivit la révolution russe fut l'occasion d'un effort considérable en ce domaine, interrompu ou mal organisé après la défaite. L'époque actuelle, quant à elle, fait ressurgir le texte communiste le plus clair et le plus profond sur la question de l'automation : les manuscrits de 1857-1858, appelés Grundrisse..., ou, dans la traduction française : Fondements de la critique de l'économie politique Il fallait donc à tout prix masquer le but véritable de Marx : l'analyse des conséquences sur les rapports de production (valeur) de cette transformation considérable des forces productives (automation). A la place, on travestit Marx en une sorte de prophète de l'automation. Qui pouvait mieux remplir cette tâche que les intellectuels de gauche et les idéologues du P.C. 840 ? Il est donc exact d'affirmer (cf. la Deuxième partie, « Mouvement du capital et communisme >) que les ennemis les plus efficaces de la théorie communiste sont ceux qui l'attaquent de l'intérieur. Cet exemple mérite d'être signalé, parce qu'il montre à quel point toutes les discussions sur le « marxisme » s'intègrent et jouent un rôle bien déterminé par rapport au mouvement pratique du capitalisme et de la lutte de classes à notre époque. Le capital mobilise toutes les énergies pour le défendre. A ce niveau, non

337. Fond., I, pp. 204-205. 338. « L'automatisme suit son cours : le sort de l'humanisme est en jeu. » (La Pensée, n" 139, p. 140.) 339. Invariance, n° 3, pp. 90 suiv. 340. L'homme et la société, n " 3 et 7.

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il est conservateur, mais même réactionnaire, ainsi que tous les idéologues qui le soutiennent M1 . L'écart entre les deux pôles constitutifs du capital ne peut que s'accroître démesurément, et contraindre à la crise (ou à la guerre), ou à la révolution. En ce sens, bien que 1914 ouvre la voie à la domination réelle, 1945 constitue cependant une étape très importante, dans la mesure où le capital entre dans la dernière grande transformation qui lui soit possible Sa contradiction est de rendre l'homme inutile et d'avoir en même temps besoin de lui. L'automation élève potentiellement cette contradiction à un degré jamais atteint. Elle révèle en même temps à quel point le capital est une entrave au développement des forces productives, puisqu'il recule devant l'automatisation qu'il pourrait opérer sur une large échelle, au moins dans les pays les plus avancés. Non pas qu'il lui répugne de réduire l'homme au néant, de le nier, de le supprimer physiquement : les guerres qu'il entretient perpétuellement montrent qu'il s'en soucie peu. Mais il lui serait impossible d'organiser la mise au rebut de la majorité des travailleurs actuellement actifs. Alors son caractère périmé et désormais absurde éclaterait pratiquement au grand jour. Le développement de la contradiction fondamentale inscrit la liquidation du prolétariat à l'ordre du jour. Il n'est pas question pour le mouvement communiste de prophétiser, d'annoncer les combats futurs, de lancer des proclamations fracassantes, de fonder une nouvelle école de pensée Il n'a qu'à analyser la situation présente pour se faire l'organe, le porteparole de sa d i s s o l u t i o n A p p a r e m m e n t , il y a peu de rapseulement

341. Pour un exemple d'analyse intéressante, mais dont la pers pective communiste est absente, cf. Mattick, Les conséquences économiques de la cybernétisation, supplément au n° 60 d'I.C.O. Comparer à la gauche italienne, réunion de Piombino (1957), Invariance, n" 3, pp. 82-110. 342. Cf. « Thèses de la gauche communiste » (1945), Invariance, n* 9. 343. Lettre de Marx à Ruge, septembre 1843, Textes, I, pp. 46-47. 344. « A la base de ces écrits (...) il y a les besoins pratiques, toutes les conditions d'existence d'une classe déterminée habitant des pays déterminés. » (Idéol., p. 499 ; le terme de classe n'a de sens ici que comme l'ensemble des sans-réserves défini dans la Deuxième partie : * Le prolétariat, rapport social >.)

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ports entre les phénomènes décrits au paragraphe précédent et le mouvement profond que l'on tente d'individualiser ici. Effectivement, les mouvements sociaux les plus violents se sont produits dans des pays dont aucun ne compte parmi les plus développés. Le système craque d'abord en son point le plus faible. Mais en réalité, dans les conditions où elles se sont déroulées, de telles luttes ne pouvaient et ne pourront qu'affirmer la partie négative du programme. Cela est déjà considérable : c'était le maximum possible au prolétariat dans les circonstances où il était placé. La destruction des bâtiments du « parti » et de la police par le prolétariat polonais en 1970, et la critique des syndicats et du P.C.F. par une minorité du prolétariat français en 1968, étaient le maximum réalisable dans de telles conditions. H est clair que désormais tout mouvement radical dans les pays de l'Est tendra à liquider par la force le pouvoir contre-révolutionnaire du parti « ouvrier » ; et que toute lutte d'importance dans les grands pays occidentaux comportera au moins quelques éléments capables de mener jusqu'au bout le combat contre les syndicats et les partis. Dans des mouvements sociaux naissant ou se propageant dans des pays développés (Allemagne, Etats-Unis, etc.), le caractère positif, anti-mercantile et anti-échangiste, et non plus seulement destructeur, du programme communiste apparaîtra, nécessairement, avec de grandes faiblesses au départ. Le mouvement ouvrier a dû nier son caractère foncièrement communiste parce qu'il ne pouvait le réaliser. Le capital lui-même le contraint à le manifester à nouveau et à sortir de son réformisme 315. Ce qui caractérise la période actuelle, ce n'est pas un nouveau bond en avant des forces productives, ni que ce développement s'accompagne de problèmes d'adaptation — ou d'inadaptation — des structures politiques et sociales. Depuis ses origines, le mode de production capitaliste n'a cessé de reculer ses limites, contraignant les structures à se transformer, et, lorsqu'elles en étaient incapables, les remplaçant par d'autres.

345. € L'histoire va jusqu'au fond des choses ; lorsqu'elle doit enterrer une vieille forme, elle traverse plusieurs phases. » (Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel. Introduction, dans Textes, I, p. 53.)

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Pour la première fois, le capitalisme atteint les limites du monde qu'il a maintenant entièrement conquis Mais il ne s'y est pas pleinement développé. Les années qui suivirent 1945 posèrent les bases de son développement planétaire : Europe de l'Est, Chine, mouvements de libération nationale... La période actuelle est celle où il commence à utiliser ces bases pour aller plus loin. C'est justement ce cap qu'il faut franchir, et partout naissent des difficultés MT. Les problèmes du développement sont bien entendu différents en France et en Chine, au Brésil et aux Etats-Unis. Mais il y a maintenant une unité de ces problèmes qui n'existait pas avant. Quel lien y avait-il en 1919 entre le mouvement du 4 mai en Chine et les événements qui se déroulaient alors en Allemagne ? Bien sûr, les problèmes de ces deux pays étaient intimement liés à la guerre, mais sur le plan du capital et de la lutte de classes il n'y avait pas de lien direct. En 1968, au contraire, les mêmes rapports sociaux fondamentaux opposent le prolétariat français et chinois au système capitaliste. Le capital commence à créer les conditions pour que la rupture du maillon le plus faible entraîne celle des autres. Jusqu'à présent, les bouleversements sociaux se sont produits à la périphérie des pays largement dominés par le mode de production capitaliste : en Russie (1917), puis en Asie — tout au moins une partie — et en Europe de l'Est (après 1945 (sur le mouvement du cercle de l'expansion capitaliste, voir Première partie : « Valeur et développement »). Maintenant, le mouvement se rapproche et tend à la fois à s'amplifier et à s'unifier par la généralisation des mêmes rapports sociaux sur toute la terre. Le capital a tenté d'échapper à lui-même en sortant de son aire traditionnelle américaine et nord-européenne : mais la spirale revient sur elle-même et se referme sur lui®4* : la concurrence ou en tout cas l'indus-

346. En 1845, Marx et Engels considèrent ce mouvement comme la condition indispensable de la révolution communiste : cf. Jdéol., p. 64. 347. c Révolution en Amérique latine ? », Les Temps Modernes, mai 1966. 348. L. Bianco, Les origines de la révolution chinoise, 1915-1949, Gallimard, 1967, pp. 62 suiv. 349. Lettre d'Engels à Kautsky, 23 septembre 1894, Lettres, p. 413 ; Sternberg, op. cit., pp. 208-209.

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trialisation des « nouveaux > pays neufs aggravent les problèmes de surproduction des Etats-Unis, de l'Europe et du Japon La transformation est en même temps quantitative (les bases du développement planétaire sont posées) et qualitative (la contradiction fondamentale devient explosive : cf. valeur et automation **). Ce cap devra de toute manière être franchi. Le capital ne peut pas ne pas essayer de se développer pleinement sur l'ensemble de la planète. Le prolétariat est en train de sortir d'une longue période de contre-révolution. La reprise n'est possible que parce que les facteurs politiques et sociaux s'ajoutent aux données d'ordre économique. Le mouvement d'une société n'est pas un problème d'indices de production. La période actuelle ne se caractérise donc pas avant tout par la croissance considérable des forces productives, mais d'abord par la croissance considérable de l'inadaptation des rapports de production aux forces productives. Comme on l'a vu dans la Deuxième partie, il ne s'agit pas de quantité, mais de rapport (« Le communisme »). Les efforts de clarification théorique et les mouvements ouvriers à caractère communiste ne font qu'un et ne prennent de sens que les uns par rapport aux autres ™\ Le mouvement communiste reconquiert par la lutte les fondements de son programme et les développe. La perspective communiste se dégage à la fois pratiquement et théoriquement.

350. On trouvera les données les plus globales dans M. Byé, Relations économiques internationales, Dalloz, 1971. Voir aussi G. Marcy, Economie internationale, P.U.F., 1972, Troisième partie. 351. « Les hommes se construisent un monde nouveau (...) avec les conquêtes historiques de leur monde en train de sombrer. Il leur faut, au cours de l'évolution, commencer par produire eux-mêmes les conditions matérielles d'une nouvelle société, et nul effort de l'esprit ni de la volonté ne peut les soustraire à cette destinée. » (La Critique moralisante et la morale critique, dans Textes, I, p. 101). 352. Lettre de Marx à Ruge, mai 1843, Textes, I, p. 42. Cf. Le mouvement communiste, mai 1972, n° 1.

Postface

« C'est justement encore une fois ce qui constitue l'avantage du nouveau courant : (...) nous ne voulons découvrir le monde nouveau qu'à partir d'une critique de l'ancien. » Lettre de Marx à Ruge, septembre 1843.

Il n'est pas question ici de tirer des conclusions, d'indiquer des lignes d'action, mais seulement de préciser dans quel sens ce travail a été effectué, quelles sont ses origines et ses perspectives. Il s'agissait au départ d'un matériel de réflexion pour l'auteur et les quelques personnes qui l'ont aidé : en quelque sorte faire le point, dresser un bilan. Le résultat est un texte qui peut apparaître comme un résumé de l'ensemble des problèmes. En fait, un texte général est toujours particulier. Il est le produit d'une société donnée, à un moment déterminé ; et d'un individu ou d'un groupe à l'intérieur de cette société, avec son expérience, sa formation originales. L'un insistera donc plutôt sur tel aspect que sur tel autre. Entre les divers textes de ce genre, il ne saurait y avoir compétition, au sens où l'un d'eux ambitionnerait d'être « le » résumé, le manuel en quelque sorte, celui qui donnerait la synthèse des problèmes, apporterait une réponse définitive et globale Comme le rappelle l'Introduction (point VI), le communisme théorique, de même que le mouvement communiste lui-même, a vocation universelle. Il considère comme secondaires les divergences et les luttes de tendances en son sein, parce qu'elles sont autant de manifestations partielles de sa propre réalité théorique et pratique. Non pas que la vérité soit partout, ni qu'on puisse négliger la lutte ( = la clarification) théorique. Mais l'écart, les décalages entre les différentes expressions du mouvement révolutionnaire ont leur cause dans la diversité pratique des expériences et ne sont sur1. Le seul texte comparable à cet ouvrage est, à notre connaissance, le n° 6 d'Invariance : « La révolution communiste — Thèses de travail ». Sans entrer ici dans une discussion de fond sur la revue Invariance et son évolution, on peut indiquer ceci : si l'analyse d'Invariance va moins loin que la présente étude sur les questions du capital et du communisme, elle est par contre beaucoup plus riche et précise. C'est un texte de référence indispensable. Mais il ne peut y avoir entre les deux textes aucune compétition, aucun match entre < poids lourds > et < poids légers » (Sut filo del tempo (Au fil du temps), revue de la gauche italienne, mai 1953).

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montés que par la progression réelle du mouvement. Ce qui importe le plus, ce n'est pas de mesurer les oppositions entre les théories révolutionnaires, mais de comprendre dans quelle mesure elles peuvent être dépassées : non par un amalgame créateur de confusion, mais par le rejet de tous les faux problèmes, de tous les éléments liés à l'extravagance de telle ou telle mode intellectuelle, et par l'assimilation des nouveaux aspects de la réalité sociale. Un tel processus ne trouve sa racine que dans la pratique. Par contre, face au marxisme officiel des P.C., des intellectuels de gauche et de droite, des gauchistes, etc., le mouvement communiste est en lutte ouverte et permanente. Toute manifestation théorique communiste est en même temps une offensive contre ce type de pensée, non par des prises de position et des réfutations spéciales (qui peuvent d'ailleurs être utiles), mais par le contenu même de ce qui est affirmé. Chacun sait qu'un texte est aussi important par ce qu'il étudie que par les (faux) problèmes qu'il écarte. Il est même dangereux de s'attarder sur les polémiques et les discussions d'école qui se multiplient à notre époque, parce qu'ainsi on encourage l'idée que ces débats touchent aux problèmes essentiels ou permettent d'y accéder. Cette idée est socialement réactionnaire, et elle le sera de plus en plus, puisqu'elle contribue à détourner l'attention d'une théorie révolutionnaire qui existe et se manifeste dès maintenant, quoique faiblement, et fournit seule le moyen de comprendre le devenir de notre monde. L'illusion la plus grave serait de croire que, malgré ses erreurs, le « marxisme > des Mandel, Bettelheim, Baran-Sweezy, etc., permette d'aller plus loin ; son rôle est précisément de noyer les problèmes, pour aider à revenir en arrière, avant le renouveau du communisme théorique. On peut bien sûr l'utiliser, comme Marx se servait de YEconomist, et les révolutionnaires actuels du Monde. Mais cet usage n'est lui-même possible qu'à condition de changer de terrain, de reconnaître la fonction globalement contre-révolutionnaire de ces théories*. La

2. Cette question sera abordée dans un travail ultérieur. On ne saurait trop insister sur la fonction de toutes ces discussions comme rideau de fumée cachant la théorie révolutionnaire, et le début de son renouveau.

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théorie communiste n'est pas le prolongement mais la rupture du marxisme officiel. C'est par rapport à un tel contexte que se délimite cet ouvrage. On ne peut pas le prendre pour ce qu'il n'est pas : la somme des connaissances théoriques révolutionnaires. Le lecteur qui serait éventuellement déçu sur ce point montrerait qu'il est encore victime de l'illusion, selon laquelle il est possible de résumer, en un temps et un espace déterminés, la totalité du mouvement de l'histoire. On a seulement tenté un effort de synthèse des questions les plus importantes : une telle entreprise, située dans des conditions nécessairement particulières, est inévitablement limitée. Il est inutile d'insister sur le fait qu'on laisse ici de côté toute modestie ; le communisme affirme au contraire des ambitions on ne peut plus grandes, mais toujours dans le cadre qui lui est possible. Cela est vrai de sa pratique comme de sa théorie. Dans la mesure où ce genre de texte tend à une totalité qu'il sait ne pouvoir atteindre, mais seulement approcher, il présente un aspect quelque peu « monstrueux », par son regroupement systématique et toujours critiquable d'un grand nombre de thèmes. L'exposition en souffre beaucoup : on pourrait bien entendu améliorer indéfiniment le fond et la forme, mais cela ferait aussitôt perdre tout son sens à l'entreprise, qui essaie justement de réunir ces thèmes à un moment et dans un contexte donnés. Il était également possible de donner toutes sortes d'exemples illustrant l'analyse qui autrement reste « abstraite ». Mais l'ouvrage aurait alors doublé ou triplé de volume, et il est souhaitable de fournir au lecteur un livre plus abordable. Pour la même raison, les notes renvoient uniquement à des ouvrages en français, alors que de nombreux livres sur l'histoire du mouvement révolutionnaire n'existent qu'en anglais, allemand ou italien Si Marx et Engels sont souvent utilisés dans les notes, ce n'est pas dans le but de se complaire à l'étude ou à la répétition de leur pensée. L'analyse en profondeur de l'œuvre de Marx est le seul moyen d'aller plus loin. H y a entre

3. La plupart des livres et périodiques, mentionnés dans cet ouvrage et non disponibles en librairie, peuvent être consultés au Centre de documentation sur l'histoire du mouvement ouvrier, 1, rue des FossésSaint-Jacques, Paris V*.

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le communisme théorique et les écrits de Marx, Bordiga, et quelques autres, un mouvement de va-et-vient, une utilisation permanente afin de progresser. A l'inverse des chercheurs qui étudient le « marxisme », le mouvement communiste n'accorde aucun intérêt à la vie ou l'œuvre de ces « penseurs » en ce qu'elles ont de particulier, d'original, d'unique. Il ne considère Marx que comme une caisse de résonance d'-un mouvement qui le dépasse, et qui a engendré avant, après, et en même temps que lui d'autres expressions, moins profondes sur l'essentiel, mais qui parfois se concentrent sur des points que Marx laisse de côté, ou les abordent autrement. Ainsi Blanqui et la question militaire : il est nécessaire de reprendre le problème en se servant de Blanqui, qui par ailleurs ignore ce qu'est la révolution communiste. H ne suffit pas de dire que la théorie révolutionnaire est une totalité et ne connaît aucun domaine spécialisé : il importe aussi de voir où est le point central, le nœud de la question, le mécanisme de l'évolution sociale, que seule une poignée de théoriciens (Marx et Engels, la gauche communiste italienne) ont pu exposer. Il serait donc absurde de « découvrir » en Blanqui le nouveau penseur, celui qui va enfin, à la manière des tempêtes dans un verre d'eau du triste monde intellectuel, apporter la « vraie » théorie. Le même raisonnement s'appliquerait au socialisme dit utopique, et à certains aspects de ce qu'on désigne sous le terme général d'anarchisme. Pour cette raison, il est primordial d'aller d'abord à l'essentiel, de reprendre Marx, de l'assimiler afin de le dépasser. Par exemple, le paragraphe « Le communisme » considère le rôle du système des bons de travail tel que Marx l'envisage, et avoue ensuite, après étude des nouveaux aspects du programme communiste, l'ignorance où l'on se trouve actuellement sur ce plan. Il serait aussi inutile de répéter mot pour mot ce que Marx disait, que de tirer un trait sur ses conceptions en affirmant que la révolution future sera en tous points différente de ce qu'il affirmait à ce sujet. Aussi est-il préférable de poser le problème. De toute façon, l'anticipation théorique n'est jamais, ne peut pas être une représentation complète du mouvement social. En outre, seul un travail collectif (au sens défini plus haut) est à même de mettre en lumière ce qui peut l'être. L'important est de « tenir le bon bout » : tout le reste 288

est développement. En théorie, pour saisir l'évolution des temps modernes, leurs origines et leur devenir, le nœud du problème est l'analyse du capital : « Dans la simple notion de capital se trouvent (...) déjà contenues ses tendances civilisatrices, etc., et celles-ci ne sont pas des conséquences extérieures, comme ce fut le cas pour toutes les économies du passé. De même, dans sa nature immédiate, nous trouvons déjà de façon latente les contradictions qui éclateront plus tard. » (Fondements de la critique de l'économie politique, Anthropos, t. I, 1967, p. 272.) Le premier pas consiste, à l'aide de Marx surtout, dans un effort pour définir le capital dans toute sa dimension. H ne s'agit pas d'abord d'enrichir ou de développer Marx. Plus exactement, ce sont là des tâches tout à fait secondaires. La théorie communiste a été (presque) dévorée par le capital, et il est nécessaire en premier lieu de tout reprendre à la base. Ensuite, cependant, apparaît l'impossibilité d'une simple répétition. On ne peut aujourd'hui refaire l'itinéraire théorique de Marx comme si nous étions lui-même à notre époque, ou nous-mêmes à la sienne. Il n'est pas possible de jouer le rôle de Marx ou de Bordiga, de re-créer leur œuvre dans une parodie peut-être brillante mais vide. Les morts enterrent leurs morts. C'est pour cette raison que l'on n'a pas craint ici de développer la notion de valeur d'usage et de forger le concept d'autonomisation de la valeur d'usage, qui unifie un certain nombre de données que Marx ne pouvait saisir dans leur totalité ; il en faisait pourtant le projet : « Il importe surtout de montrer dans toute l'analyse dans quelle mesure la valeur d'usage, en tant que substance présupposée reste en dehors de l'économie et de ses catégories et dans quelle mesure elle y entre. » (Id., p. 215, note.) Le but visé est de montrer l'unité d'un double mouvement, et sa contradiction. Le mouvement d'autonomisation de la valeur d'échange est étudié longuement par Marx, comme la gauche italienne et Invariance l'ont bien montré. Mais il importe également de souligner la tendance de la valeur d'usage vers l'autonomie. La création d'une notion « nouvelle » (à moins que d'autres l'aient analysée aussi, et restent encore obscurs) ne sert qu'à insister sur ce point, à préciser la dualité du capital. Sans doute une telle initiative, surtout à une époque asphyxiée de concepts et d'idées < nouvelles », 289

prête à malentendus et confusions. Le parallèle dressé entre les deux mouvements d'autonomisation peut induire en erreur. Toutefois le texte est clair sur deux points : 1. la différence entre les deux mouvements ; 2. l'affirmation du communisme, non comme triomphe de la « production > sur la valeur, mais comme libération des rapports sociaux de la dictature de la production. H n'y a donc pas victoire d'un mouvement sur l'autre, mais bouleversement des deux. La valeur d'usage ne détruit pas la valeur d'échange, du moins pas sans se révolutionner elle-même totalement. Mais avant la révolution communiste, le capital développe la contradiction entre ses deux mouvements centrifuges : ou plutôt, il est cette contradiction. De la même façon, pour citer un exemple nécessairement insuffisant, Bordiga innove (quoi qu'il en pense) en développant la notion des sans-réserves : il réunit des thèmes présents dans Marx, et cette synthèse supplémentaire permet d'en voir la fonction, donc de progresser. Mais il n'y a jamais dans le communisme théorique d'effort systématique de nouveauté, à la manière des intellectuels avant tout soucieux de lancer ( = de vendre) des idées neuves. H serait d'ailleurs aussi ridicule de le leur reprocher que de se moquer de l'ouvrier qui vend sa force de travail, et fabrique des objets inutiles. Les idées sont le gagne-pain de l'intellectuel, sa marchandise, comme la force physique celle du terrassier, et chacun comprend qu'il est plus agréable, et presque toujours plus profitable, de travailler à la Bibliothèque Nationale que sur le bord des routes. L'illusion de la nouveauté idéologique est donc le pain quotidien des intellectuels, comme la mort des autres celui du tueur à gages. Simplement, le communisme théorique a d'autres moyens d'existence, qui sont justement à l'opposé de celui du monde intellectuel. Il met sans cesse en avant le fil historique qui le constitue pratiquement et théoriquement, et ne cherche pas à se ré-inventer perpétuellement. < L'humanité ne commence pas une nouvelle tâche, mais réalise son ancien travail en connaissance de cause. » (Lettre de Marx à Ruge, septembre 1843, cité dans Textes (18421847), Spartacus, 1970, p. 47.) La ré-affirmation théorique du communisme dépend de sa renaissance pratique, jusque dans la forme et la manière dans lesquelles s'effectue cette réapparition. Après le triomphe 290

contre-révolutionnaire, il y eut perte de l'unité du communisme, par la diversité des expériences (d'ailleurs très limitées), et l'éclatement théorique (cf. Introduction, points III, VII et IX). Par conséquent, le renouveau théorique est condamné à reformer l'unité de la théorie à partir d'origines et d'horizons différents et — au moins au début — divergents. La convergence suppose pendant un temps une certaine partialité, due au caractère encore unilatéral des positions. Il en résulte une difficulté de collaborer, et même de se comprendre, liée à la faiblesse du mouvement dans la pratique. Seul, un développement réel des luttes sociales hâtera le processus d'unification théorique, et exigera une collaboration (pratique et théorique) effective. (Février 1972.)

INDEX DES THÈMES TRAITÉS

ASSOCIATION INTERNATIONALE DES TRAVAILLEURS : son hétérogénéité : 193 ; les communistes dans 1*— : 215 ; différence entre 1 — et la II* Internationale : 216-217. ALLEMAGNE : fascisme : 173-175 ; conséquence de l'unité de 1'— : 197-198 ; naissance de la théorie communiste en — : 212-213 ; 1'— pays clef de la révolution en 1917 : 263-264. ANGLETERRE : 77 ; différence entre 1'— et la France au début du xrx* siècle : 157 ; 230 ; perte de son empire colonial : 240. ANTI-COMMUNISME : essence de 1'— : 58 ; le capitalisme organisation de 1'— : 142-143 ; 160-165. AUTOMATION : capital fixe et — : 110 ; son effet aux Etats-Unis : 265 ; analyse communiste de 1'—, son importance, sa falsification : 276-278. CAPITAL : rôle central de l'analyse du — : 288-289 ; le — comme développement dans le temps et l'espace : 151 ; dynamique du — au communisme : 36-37 ; le — comme rapport : 45 ; le — comme processus : 46 ; c o m m e double processus : 45-47 ; 61-63 ; le — développement de la sphère de la circulation : 72-74 ; définition du — : 47-48 ; naissance du — moderne : 77 ; socialisation du monde par le — : 70-71 ; 93-95 ; dépersonnalisation du — : 94-95 ; 234-235 ; — et travail mort : 98-99 ; domination formelle et réelle du — : 154-155 ; 171 ; importance du passage à la domination réelle pour le mouvement révolutionnaire après 1917 : 209-210 ; le — réactionnaire : 158 ; 175 ; le — en vient à produire et reproduire lui-même la société : 159 ; incapacité du monde moderne à comprendre le — et à se comprendre : 163-164 ; totalitarisme d u — : 171-173 ; 176-179 ; 274-275 ; le — cesse d'être progressif en 1914 : 181 suiv. ; le — constitué en force au-dessus de la société : 234-235 ; développement du — après 1945 : 237-238 ; régénération du — : 235-236 ; 247-248 ; 252-253 ; le — européen face aux Etats-Unis et à l'U.R.S.S. : 245 ; contradiction du — aux Etats-Unis : 263-265 ; 1914 et 1945 : 278 ; limite actuelle du — : 280-281.

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CLASSES SOCIALES : 4 5 ; évolution des — sous le capitalisme : 73-75 ; 99 ; 108 ; 158 ; 166 ; 168-169 ; 173 ; expropriation des capitalistes par le capital : 9 4 ; 177 ; les — à l'époque de la C o m m u n e : 194-196 ; la bourgeoisie classique perd son rôle progressif : 229 ; 232 ; 234. COMMUNAUTÉS PRIMITIVES : 4 3 - 4 4 ; 67-71. COMMUNE DE 1871 : 194-197 ; conséquence de la — sur l'A.I.T. : 215. COMMUNISME : capitalisme et — : 5 4 ; — et valeur : 70-71 ; 9 5 ; 104-107 ; le — c o m m e révolution de l'appareil productif : 7 5 ; — et marchandise : 96-97 ; comptabilité dans le — : 97-98 ; transition vers le — : 98-99 ; 101 ; différence entre la transition autrefois et maintenant : 107 ; — et capital fixe : 100 ; 109 ; — et travail : 102-103 ; 109-110 ; — et idéologie : 189-190. COMMUNISME THÉORIQUE : son évolution : 16-17 ; son intégration p a r le capital : 19-20 ; 146-147 ; dans les pays « socialistes » : 2 0 - 2 2 ; le — c o m m e unité : 2 3 - 2 5 ; 3 8 ^ 0 ; 1 5 1 ; 2 8 5 - 2 8 6 ; c o m m e totalité hiérarchisée : 2 5 ; 288-289 ; M a r x et le marxisme : 17 ; m i n i m u m exigible d e toute théorie à prétention révolutionnaire : 58 ; inachèvement de la théorie d u capital : 86 ; 2 8 9 ; controverse « classique » sur les crises : 87 ; prévision théorique : 152-153 ; idéalisme de la préservation des principes : 190 ; l'analyse d u c o m m u n i s m e après 1917 : 205-206 ; naissance d u — : 23 ; 211-213 ; 288 ; destruction d u caractère visionnaire d u — après la C o m m u n e ; 218-219 ; progrès théorique et pratique : 2 7 7 ; 281 ; 290-291 ; tâche actuelle d u — : 2 5 ; 27-28 ; 2 7 8 ; limite d'un tel travail : 285-287 ; existence pratique d u renouveau théorique actuel : 2 8 6 ; différence entre le — et le m o n d e intellectuel : 288 ; 290. CONCURRENCE : 75-76 ; 78, suiv. ; 177-178 ; 245-246 ; — entre les Etats : 230-231. CONTRE-RÉVOLUTION : — et dispersion de la théorie communiste : 17-18 ; 23 ; 24-25 ; — et marxisme officiel : 37-38 ; 277 ; 286287 ; la — réduit le prolétariat au r a n g de capital variable : 145 ; — pratique et théorique : 145-147 ; — et développement d u capital : 181-186 ; 2 3 1 ; position communiste après les défaites des m o u v e m e n t s de 1848 : 213-215 ; complexité de la période 1871-1914 : 216-217 ; difficulté de c o m p r e n d r e la — d a n s les années vingt : 220-221 ; t r i o m p h e d e la — à partir de 1921 : 2 2 3 ; la — prend le m a s q u e de la révolution : 227-228 ; 2 5 9 ; — et développement d e nouveaux Etats nationaux : 239-244 ; consolidation de la — après 1945 : 244-245. CRISES : différentes f o r m e s de — : 56 ; — « périodiques > et

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€ finale » : 52-53 ; 59-60 ; 63 ; perspectives de — ; 83 ; 238 ; 247 ; 267-268 ; 279-281 ; — « économique » et « sociale » : 117-118; caractère des — depuis 1914 : 176-177; importance de la période 1914-1939 : 235-236 ; 254. DÉMOCRATIE : le communisme fin de la politique et de la — : 115-116; — et mouvement social : 138-140; rôle révolutionnaire puis contre-révolutionnaire de la — : 166-167 ; 173-175 ; les révolutions bourgeoises et la — autour de 1848 : 191-192 ; la Commune prisonnière de la — : 195-197 ; la — en Allemagne en 1918 : 197-198. DICTATURE DU PROLÉTARIAT : 26 ; la — à l'époque de Marx : 101-106; à la nôtre : 111-112 ; la — après 1917 : 204-207 ; 210-211. ÉCONOMIE : naissance de 1'— comme activité particulière : 67-68 ; fin de 1'— dans le communisme : 69-71 ; 115 ; 1'— comme arme sociale et militaire : 1 1 2 ; 120-122. ÉCONOMIE POLITIQUE : décomposition-transformation de 1'— en théorie de la gestion : 21-22 ; critique de 1'— : 36-40 ; 1*— aujourd'hui : 163-164. ENTREPRISE : 76 ; 94-95 ; 177 ; 234 ; destruction de 1'— par le communisme : 101 ; le capital organise la société comme une — : 171-172. ÉTAT ET POLITIQUE : définition générale : 166-167 ; le communisme fin de la politique : 115-116 ; dépérissement de l'Etat révolutionnaire : 122-123 ; fusion de l'économie et de la politique : 160-161 ; caractère contre-révolutionnaire de la politique : 165 ; la politique avant la révolution bourgeoise : 170 ; l'illusion démocratique : 173-174 ; absence de différence de nature entre fascisme et démocratie : 173-176 ; dans quelle mesure le mouvement communiste est-il politique : 189 ; l'anarchisme prisonnier de la politique : 196-197 ; la question de l'Etat après 1917 : 204-206. ÉTATS NATIONAUX : Etat et nation : 183 ; naissance des — européens : 77 ; rôle de l'Etat dans l'économie : 80 ; 147 ; 157-159 ; 167 ; 178-180 ; le capital conquiert l'Etat : 209-211 ; constitution du capital en — : 157-159 ; 245-247 ; — et contrerévolution : 239-243 ; mouvement communiste et — : 185-186 ; 1871 fin de la constitution d'— pour l'Europe de l'ouest : 229 ; lutte entre les capitaux nationaux : 229-231 ; mouvement des capitaux nationaux en Europe de l'est : 248-252 ; nouveaux — : 81 ; 82-83 ; 181-185 ; 240-243 ; instabilité des nouveaux — : 183-184 ; contenu social des luttes de libération nationale : 232-233 ; 243-244 ; 247.

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ÉTATS-UNIS : 79 ; 80 ; — et marché mondial : 236-237 ; division du prolétariat par le capital : 253 ; les — et la reprise révolutionnaire : 262-269 ; les — pays clef de la révolution : 263-265 ; mouvement hippy : 266 ; faiblesse et force du capital : 267-268. FÉTICHISME : 74 ; — de la marchandise : 161-162 ; — du capital : 162-164. FRANCE : évolution du rôle de la politique en — : 167 ; 231-232 ; attitude de la bourgeoisie en 1870-1871 : 229 ; perte de son empire colonial : 239-240 ; développement du capital mondial et lutte de classes en — : 248 ; 255-256 ; mouvement de 1968 : 256-262 ; effet à court et moyen terme de 1968 : 257 ; le prolétariat en — en 1968 : 257-258 ; 261-262 ; limites du mouvement de 1968 : 262. GAUCHE COMMUNISTE : gauche « italienne » et « allemande » : 18-19 ; 24-25 ; 30-31 ; 224-229 ; comparaison des deux courants : 226 ; bilan de la — : 228-229 ; faiblesse de la gauche russe : 223-224. GAUCHISTES : 21-22 ; 259 ; 271 ; 286. IMPÉRIALISME : 75-86 ; 229-231 ; colonialisme et formes récentes d ' — : 80-81 ; — et luttes de libération nationale : 232-234 ; 239-244 ; mouvements de capitaux après 1945 : 237 ; — russe et capital national des pays de l'est : 245 ; 248-251. ITALIE : 79 ; 248 ; 255-257 ; fascisme : 173-175. MANIFESTE COMMUNISTE : 192. MARCHANDISE : apparition de la — : 67-69 ; la — cellule de base du capitalisme : 4 0 ; — et capital : 40-42 ; 44-45 ; 96-97 ; économie marchande simple : 63-64 ; règne de la — : 171-173 ; existence et tolérance d'un secteur gratuit : 265-266. MONOPOLE : 83-84 ; 245-246 ; — et réformisme ouvrier : 85-86 ; 188-189 ; 274-275. MOUVEMENT COMMUNISTE : définition générale : 91-92 ; 144-145 ; 187-191 ; Marx caisse de résonance du — : 288 ; différence entre le — et le mouvement ascendant du capitalisme : 124 ; 131 ; 145 ; 188-190 ; le — fait majeur de l'évolution du monde contemporain : 141-143 ; le — comme unité : 143-144 ; position du — face au développement du capital : 182-183 ; 240-243 ; le — comme mouvement politique et social : 187-190 ; le — n'est pas u n e école : 194 ; 208-209 ; dimension internationale du — après 1871 : 216 ; le — et les nouveaux capitaux nationaux : 242-243 ; luttes au centre et à la périphérie : 280-281.

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MOUVEMENTS ET PASTIS OUVRIERS : 145 ; 187 ; les — organes d'encadrement du prolétariat : 172 ; les — dans l'anti-fascisme : 175 ; — dans la période précédant 1914 : 179 ; pendant la première guerre : 179-180; rôle des — depuis 1914 : 180-181 ; organisation du mouvement ouvrier par le capital : 199 ; développement du réformisme après 1871 : 216-218 ; la socialdémocratie allemande : 216 ; 217-220 ; organisation du prolétariat et organisation du capital après 1917 : 221-222. MOUVEMENTS RÉVOLUTIONNAIRES : Conjuration des Egaux : 191 ; mouvements de 1848 : 191-193 ; période de l'A.I.T. : 193-197 ; — après la première guerre : 156-157; 197-211; révolution russe : 199-201 ; soviets et conseils : 200-201 ; après 1917, prise du pouvoir et non révolution sociale : 204-207 ; rapport de la IU* à la II e Internationales : 217-218. NOUVELLES COUCHES MOYENNES : 73-75 ; 128-130 ; leur rôle dans la révolution communiste : 107-110; 1 1 9 ; 129-130; les — en France, 1968 : 258-261. PARTI : définition générale : 130 ; « direction » et « chefs » : 1 3 2 ; « éducation » et « auto-éducation » : 133-134; formation et fonction du — : 134-135 ; — et démocratie : 138-140 ; la question du — à notre époque : 136-137 ; destruction et reformation du — : 190 ; le — de type < léniniste » et l'organisation unitaire : 201-203 ; 207 ; le — après 1914 : 203-204 ; rôle des Russes dans le — à l'échelle mondiale après 1917 : 205-206 ; le — dans la contre-révolution après 1850 : 213-215 ; les révolutionnaires dans le mouvement réformiste après 1871 : 216220 ; Lénine et Kautsky, Luxembourg et Bernstein : 217 ; Engels et la II* Internationale : 216-217 ; 220 ; règne des < révolutionnaires professionnels » : 221-222. PARTIS COMMUNISTES OFFICIELS : 23 ; 86 ; 180-181 ; 286 ; — après 1914-1918 : 203 ; P C (nouveau) allemand de l'ouest : 264 ; P C F et stalinisme : 272-273. PAYS DITS SOCIALISTES : les — et l'économie politique : 20-22 ; — et glorification du prolétariat en tant que tel : 172 ; — et démocratie : 173 ; le rôle du marché dans les — : 178-179 ; 238 ; leurs problèmes économiques : 237-238 ; — et régénération du capital : 241 ; Pologne, Hongrie, 1956 : 248-250 ; Tchécoslovaquie, 1968 : 250 ; 252 ; Pologne, 1970 : 251-252. PRODUCTION : — et circulation : 40-41 ; 44-45 ; 59-61 ; 63-66 ; contradiction entre — et valeur : 53-54 ; 106-107 ; lutte du capital contre ses effets : 177-178 ; constitution d'un appareil productif mondial : 93-95. PROFIT : baisse de son taux : 48-50 ; taux de — moyen : 64 ; sur — ; 78-80 ; 83 ; — dit socialiste : 20-21.

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PROGRAMME COMMUNISTE : naissance et limites d u — a u de M a r x : 22-23 ; le — au temps de M a r x : 100-107 ; — à époque : 107-116 ; le — produit de la société : 117-120 ; de Babeuf : 191 ; de 1848 : 191-192 ; de l'A.I.T. : 193 ; C o m m u n e : 195-196.

temps notre le — de la

PROLÉTARIAT : définition générale : 125-126 ; 128-130 ; 143-144 ; le communisme théorique n'est pas la théorie d u — , mais de sa destruction : 125 ; inclusion et exclusion du — p a r le capital : 128 ; 2 6 5 ; capital et division du — : 85 ; les sans-réserves : 747 5 ; 127-129 ; 243-244 ; 290 ; — et développement du capital : 107-108 ; rôle du — dans la révolution communiste f u t u r e : 111112 ; 118-119 ; 207-208 ; le — en dehors de la politique : 161 ; lutte d u — et fin d e la mission du capital : 186 ; action du — en 1848 : 192-193 ; défense et offensive d u — après 1917 : 199 ; l'expérience prolétarienne : 208-209 ; le — seul capable d'initiative sociale : 229 ; luttes du — et développement d u capital : 2 3 4 ; 269 ; — polonais, 1970 : 251-252 ; — en France, 1968 : 257-258 ; 261-262 ; caractéristiques des luttes actuelles : 270-275 ; « intégration » et « radicalisation » du — : 269 ; nouvelles revendications : 270-271 ; grèves sauvages : 271 ; 274-275 ; unification des luttes du — : 279-280. RAPPORTS DE PRODUCTION : 39 ; 71-72 ; 99 ; le capital et le salariat c o m m e — : 102 ; 126 ; le communisme intègre les — dans l'ensemble des rapports sociaux : 115. REPRISE RÉVOLUTIONNAIRE : les conditions d'une — : 2 1 4 ; 252253 ; 254 ; les signes d ' u n e — : 222-223 ; 270 ; son caractère : 268-269 ; réalité de la — : 279 ; complexité de la — théorique : 290-291. RÉVOLUTION COMMUNISTE : définition générale : 117 ; éclatement de la — : 119-120 ; prolétariat et — : 123-124 ; 127-128 ; la — n'est pas un problème d'organisation : 136 ; 214-215. RUSSIE, U.R.S.S. : 8 0 ; 147 ; 156 ; rôle de la seconde guerre dans l'évolution de la — : 186 ; les tâches de la révolution russe : 199-200 ; 207 ; 223 ; 232 ; le parti en — : 201-202 ; — et Etats bourgeois après 1917 : 203. SALARIAT : 45-47 ; 101-102 ; 126 ; généralisation du — : 73-74 ; 177 ; le communisme fin de toute rémunération : 127 ; plus-value relative et absolue : 154 ; 171 ; le capital organise l'ensemble d e la vie du salarié : 171-173. SECTE : 31 ; 227. SOCIALISME DIT UTOPIQUE : 211-212 ; 288. SURPOPULATION : 51-52 ; 243-244 ; 265-266.

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SURPRODUCTION : 49-51 ; 76 ; 83 ; 167 ; 171 ; 254-255 ; 280-281. SYNDICAT : le — comme monopole de la force de travail : 85 ; 274-275 ; 188-189 ; l'organisation des ouvriers réaction à l'organisation du capital, mais intégrée à elle : 221-222 ; rôle actuel du — : 271. TEMPS DISPONIBLE : 97-98 ; 105-106 ; 113-115. TRAVAIL : double nature du — : 66-67 ; exploitation du — : 99 ; le — comme activité séparée : 101-102 ; le communisme dépassement de cette séparation : 112-115 ; généralisation du — et contrainte au — : 102-104 ; 107-108 ; bon de — : 104105 ; 110 ; refus du — salarié : 266-267. TRAVAIL PRODUCTIF ET IMPRODUCTIF : valeur et — : 71-72 ; communisme et travail improductif : 102-103; 109-110; 112113. VALEUR : temps de travail et — : 42-43 ; naissance de la — : 43-44 ; 66-71 ; autonomisation de la — : 47-48 ; 54-55 ; 164 ; 254-255 ; contradiction entre les mouvements d'autonomisation de la — et de la valeur d'usage : 58-59 ; 278 ; dévalorisation : 4854 ; la — devient caduque : 52-53 ; transformation de la loi de la — sous le capitalisme : 63-66 ; circulation de la — : 7175 ; rôle destructeur de la — : 76 ; — et propriété privée : 94-96 ; la — comme lien social : 93-95 ; unification de la société par la — : 210-211. VALEUR D'USAGE : 47-48 ; — et capital fixe : 55-56 ; 101 ; son autonomisation : 54-59 ; 61-63 ; opposition de la — à un simple rôle de support de la valeur d'échange : 62 ; importance de cette notion : 289-290. VIOLENCB ET QUESTION MILITAIRE : — dans la révolution communiste : 1 1 1 ; 120-123; 132-133; 1 4 0 ; lutte armée et programme social : 121 ; l'économie comme arme : 109 ; 112 ; Etat démocratique et violence : 173-176 ; Babeuf et — : 191 ; les guerres mondiales : 82-83 ; 87 ; 142-143 ; 156 ; rôle de la première guerre dans l'évolution du capital : 179-180 ; cause et effet de la seconde guerre : 235-238 ; 1945 comme consolidation de la contre-révolution : 186 ; les guerres sont maintenant antiprolétariennes : 229-230.

ACHEVÉ D'IMPRIMER SUR LES PRESSES DB 8 6 LIGUGÉ / VIENNE L'IMPRIMERIE AUBIN LE 16 AOÛT 1972

D. L., 3* trim. 1972. — Edit, 031. — Impr., 6670. Imprimé en France.