Le problème national catalan [Reprint 2019 ed.] 9783110821109, 9789027972583

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Le problème national catalan [Reprint 2019 ed.]
 9783110821109, 9789027972583

Table of contents :
Sommaire
Préface
INTRODUCTION. Les antécédents immédiats du problème catalan
PREMIÈRE PARTIE. Les causes de l'existence du problème catalan
TITRE I. Les causes objectives
CHAPITRE I. L'individualité géographique
CHAPITRE II. La continuité historique
CHAPITRE III. L'autonomie linguistique
CHAPITRE IV. L'originalité économique et sociale
TITRE II. Une cause subjective: La volonté d'être du peuple catalan
CHAPITRE I. Le renforcement de l'esprit de "catalanitat"
CHAPITRE II. Le combat pour la liberté politique
CHAPITRE III. La lutte pour la survie collective
DEUXIÈME PARTIE. Les solutions au problème catalan
TITRE I. Les expériences unitaires: un constat de faillite
CHAPITRE I. L'échec de l'expérience centralisatrice hétéroclite
CHAPITRE II. L'échec de l'expérience unitaire déguisée
CHAPITRE III. L'échec des expériences autoritaires de type militaire
TITRE II. A la recherche d'une solution réaliste
CHAPITRE I. Un préalable nécessaire: rexclusion de l'Etat unitaire
CHAPITRE II. Une alternative inévitable: séparatisme ou fédéralisme
Bibliographie
Liste des cartes
Table des matières

Citation preview

LE PROBLÈME NATIONAL CATALAN

JA U M H

ROSSINYOL

problème national catalan Préface GUY

de

HÉRAUD

Professeur à l'Université de Pau et à l'Institut Européen des Hautes Etudes Internationales de Nice

MOUTON

• PARIS

• LA H A Y E

Cet ouvrage a été présenté comme thèse en 1969 à la Faculté de Droit et des Sciences Economiques de Nantes, en vue de l'obtention du Doctorat en droit.

ISBN: 2 - 7 1 9 3 - 0 8 6 5 - X Library of Congress Catalog Card Number : 73-75514 ©

1974, Mouton & Co

Imprimé

en

France

Sommaire

Préface, par le professeur Guy Héraud Introduction : Les antécédents immédiats du problème catalan

vu 1

PREMIÈRE PARTIE : LES CAUSES DE L'EXISTENCE DU PROBLÈME CATALAN TITRE I: LES CAUSES OBJECTIVES Chapitre I : L'individualité géographique Chapitre II : La continuité historique Chapitre III : L'autonomie linguistique Chapitre IV : L'originalité économique et sociale

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TITRE II : UNE CAUSE SUBJECTIVE : LA VOLONTÉ D'ÊTRE DU PEUPLE CATALAN Chapitre I : Le renforcement de l'esprit de « catalanitat » Chapitre II : Le combat pour la liberté politique Chapitre III : La lutte pour la survie collective

305 306 346 392

DEUXIÈME PARTIE : LES SOLUTIONS AU PROBLÈME CATALAN TITRE I: FAILLITE Chapitre I Chapitre II Chapitre III

LES EXPÉRIENCES

UNITAIRES:

UN CONSTAT

DE

L'échec de l'expérience centralisatrice hétéroclite L'échec de l'expérience unitaire déguisée L'échec des expériences autoritaires de type militaire . .

459 461 500 550

TITRE II : A LA RECHERCHE D'UNE SOLUTION RÉALISTE .... Chapitre I : Un préalable nécessaire : l'exclusion de l'Etat unitaire . . Chapitre II : Une alternative inévitable : séparatisme ou fédéralisme . .

615 617 634

Bibliographie Liste des cartes Table des matières

691 705 707

: : :

Préface

Etude objective du nationalisme catalan, l'ouvrage de M. Jaume Rossinyol vient à point nommé. A l'heure où s'éveillent partout en Europe les ethnies dominées, il manquait un ouvrage présentant de façon complète et scientifique l'une des plus importantes « nations interdites » d'Europe — pour reprendre l'expression frappante de Sergio Salvi. Cela est désormais acquis avec l'étude que M. Jaume Rossinyol a entreprise sous la forme d'une thèse universitaire, dans le cadre du doctorat en droit. Plus de sept millions d'hommes, possesseurs d'une langue bien à eux, d'une très ancienne histoire, d'une civilisation humaniste des plus avancées, d'une culture littéraire, picturale, musicale, architecturale des plus raffinées sont contraints, en ce siècle de lumières, de demeurer, comme eût dit Rousseau, « dans les fers ». Force de l'habitude ? Bien peu d'Européens se soucient d'un pareil illogisme, d'une pareille injustice alors que tant de fausses nations, de purs appareils gouvernementaux, voire policiers, de morceaux de nations, de structures bariolées et impérialistes siègent, avec tout le respect qu'on s'imagine leur devoir — et qui ne tient qu'à la force — dans les diverses instances internationales. Avec beaucoup de méthode et de rigueur, l'auteur, après avoir exposé les origines du fait catalan moderne, articule sa démonstration autour des deux perspectives — objective (données géopolitiques, historiques, linguistiques et socioéconomiques) et subjective (affirmation permanente d'une volonté d'être) — de la typologie nationalitaire. Au terme de cette quête, aucun doute ne peut plus subsister : la Catalogne est bien une nation, au même titre que la Grèce ou la Suède, et plus homogène que la Finlande ou la Roumanie. Une nation qui, tout au long des 19e et 20e siècles, a vigoureusement réclamé ses droits ; une nation qui, aujourd'hui, après plus de trente ans de politique gouvernementale résolument anticatalane, fait preuve d'une vitalité remarquable dans tous les domaines et exprime, sous les formes les plus diverses, selon les termes mêmes de l'auteur, son « vouloir-vivre collectif ». Or c'est cela, le nationalisme au sens exact

VIII

Préface

et positif du mot, ce nationalisme de libération qui représente, dans la dialectique concrète des antagonismes, le contraire même du « nationalisme » impérialiste, du « nationalisme » d'oppression. Le Catalan Jaume Rossinyol inventorie ensuite — à la lumière des expériences unitaires diverses, toutes plus ou moins malheureuses, qu'a dû subir son pays — ce que pourraient être les modèles salvateurs. Avec beaucoup de sérénité et de sagesse, pour le ressortissant d'une nation opprimée (et sans doute faut-il voir là l'indice de l'esprit de recherche), il écarte l'indépendance conçue dans le sens de la « souveraineté absolue » — cette souveraineté étatique responsable de toutes les guerres et de tous les désordres internationaux — pour se rallier à l'indépendance dans un cadre fédéral. Mais quel cadre ? Là encore, l'auteur fait montre d'une grande modération et peut-être même d'un indiscutable réalisme en penchant plutôt, dans un premier temps, du moins semble-t-il, vers une fédération hispanique où cohabiteraient sur un pied d'égalité Castillans, Catalans, Basques et Galiciens. Mais comme un autre Catalan, l'ethniste Guiu Sobiela-Caanitz, il va en définitive plus loin en proposant le cadre européen comme seule garantie absolue de liberté, comme seul rempart contre la réapparition d'un néo-colonialisme castillan, et comme seul moyen de faire « se retrouver les Catalans de Perpignan et ceux de Barcelone ». Les deux schémas sont d'ailleurs stratégiquement conciliables ; et seule la praxis dira s'il faut ou non ménager un relais. Souhaitons à M. Jaume Rossinyol beaucoup de lecteurs attentifs. Car c'est l'Europe de demain qui émerge sans mot dire d'une œuvre de recherche et de réflexion menée selon les canons de l'objectivité la plus sûre ; une Europe, qui pour traverser le désert spirituel où elle se perd — par la conjonction des techniques et de l'étatisme — a besoin de toutes ses identités multiples pour s'y ressourcer.

G u y HÉRAUD

Professeur à l'Université de Pau et à l'Institut Européen des Hautes Etudes Internationales de Nice ; théoricien du fédéralisme et de l'ethnopolitique

INTRODUCTION

Les antécédents immédiats du problème catalan

Si 1'« ère des nationalités » a apparemment permis à l'Italie et à l'Allemagne de forger leur « unité nationale », elle a révélé, en revanche, l'absence d'une réelle solidarité de groupe entre les divers peuples intégrés dans l'Etat espagnol Il ne faut pas déduire, néanmoins, de cette « découverte » récente (19e siècle) que la « question catalane » n'a été qu'une création moderne née ex abrupto de circonstances conjoncturelles favorables. Ses racines plongent, en réalité, au cœur même du Moyen Age. C'est pendant l'interminable lutte de Reconquête (la Reconquista), menée par les populations ibériques contre les Arabes, que l'on voit naître et se consolider divers royaumes péninsulaires : Portugal, Castille, Navarra, Aragón, Catalogne 2 . Il s'agit, soulignons-le, d'unités politiques aux destinées tantôt divergentes, tantôt parallèles, mais toujours indépendantes les unes des autres. C'est au cours de cette longue période médiévale que des antagonismes violents, souvent irréductibles, vont éclater de façon constante entre le Centre (la Castille) et le littoral méditerranéen (¡les « pays catalans » : Catalogne, València et royaume de Mallorca qui comprend le Roussillon et les îles Balears). Ces antagonismes, cristallisés autour d'un développement économique et culturel différent, et autour d'une conception diamétralement opposée des rapports devant exister entre tous les peuples de la péninsule Ibérique, ont conduit, aussi bien sur le plan politique qu'écono1. Sur ce problème des «nationalités» au 19e siècle, cf. P. Renouvin et J.-B. Duroselle, Introduction à l'histoire des relations internationales, Paris, 1964 ; également P. Renouvin, Le sentiment national et le nationalisme dans l'Europe occidentale, Paris, 1963. 2. A quelques exceptions près (essentiellement les noms les plus utilisés : Catalogne, Castille, Barcelone), nous avons choisi de conserver les noms des villes, des régions, des institutions, etc., dans leur orthographe d'origine (en y ajoutant, lorsque cela nous est paru nécessaire, la traduction en français). En agissant ainsi, nous n'avons fait que suivre les normes recommandées par tous les congrès Internationaux de toponymie.

CARTE 1. Les pays

catalans

BALEARS

Zone catalane transférée à l'Aragón en 1833

Les antécédents immédiats

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mique, social ou idéologique, à des heurts ininterrompus dont les répercussions se font encore sentir de nos jours 3 . Ce pluralisme ethnique, d'une portée capitale, ne se modifie guère durant les 15e et 16e siècles. En effet, tandis que les monarchies anglaise et française s'acheminent, sous l'influence des idées novatrices de la Renaissance, vers la constitution de grandes unités politiques, d'ensembles plus ou moins homogènes, les rois castillans de la Maison d'Autriche paraissent se « désintéresser » à peu près totalement de cette question fondamentale. Malgré la façade unitaire et le caractère absolutiste de la monarchie des Habsbourg, l'Ibérie continue d'être divisée en plusieurs compartiments fortement cloisonnés. La personne du monarque est le seul trait d'union véritable entre les différents peuples de la « Confédération hispanique ». Ces derniers, complètement abandonnés à leur sort par une monarchie essentiellement soucieuse des intérêts de l'aristocratie castillane, ont pu ainsi préserver, pendant ces deux siècles, leurs institutions, leurs lois et leurs privilèges ; ils ont donc pu consolider encore un peu plus leurs traits caractéristiques. Le 18e siècle commence, en revanche, par un changement de décor total. Philippe V, petit-fils de Louis XIV de France, et premier monarque de la nouvelle Maison des Bourbons (1700-1746), impose sur toute la péninsule (à l'exception du Portugal devenu indépendant en 1640) un Etat centralisé, uniforme, politiquement unitaire. Le but recherché, et officiellement proclamé, est la castillanisation de toutes les populations hispaniques ; autrement dit, l'assimilation de tous les territoires de la couronne et leur intégration dans une tâche commune proclamée et orientée par la Castille qui demeure le pivot de la monarchie. La Catalogne, sortant de la torpeur qui l'avait paralysée durant la période d'hégémonie castillane du « Siècle d'Or », entend participer activement à 1'« entreprise commune » pour la première fois ouverte à tous les peuples hispaniques. C'est surtout entre 1759 et 1788 que les Catalans paraissent se sentir plus à l'aise dans un ensemble qui leur permet de s'exprimer, au moins partiellement, dans le domaine économique. C'est l'époque où les affaires progressent, où une forte bourgeoisie commerciale et industrielle est en gestation dans le Principat 4 . C'est 3. Cf. itifra, p. 122 et sq., les développements consacrés à cette période décisive de l'histoire de la Catalogne. 4. Le terme « Principat » est le nom que l'on donnait à la Catalogne proprement dite (à l'exclusion des autres pays catalans) durant le Moyen Age ; cette appellation a survécu à toutes les épreuves et elle est encore couramment utilisée de nos jours. Nous nous en servirons fréquemment comme synonyme du mot Catalogne (Catalunya), de préférence au terme français « principauté » car ce dernier n'exprime que très imparfaitement la réalité politique et sociale en présence.

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Introduction

l'époque que le professeur Jaume Vicens i Vives a pu appeler « d'étroite compénétration avec l'Espagne castillane » 5. Ces dispositions favorables, qui auraient pu aboutir, peut-être, à la formation d'une nationalité cohérente et homogène, ont été compromises, dès le début, par une centralisation très maladroite qui a porté atteinte aux traits les plus caractéristiques des peuples de la périphérie : elles ont été gaspillées, en outre, par la faiblesse du gouvernement de Charles IV et de son favori Godoy (1788-1808) ; enfin, elles ont été balayées, dès la fin du 18e siècle et au début du 19e, par l'impact de la Révolution française dans les esprits et par les conséquences désastreuses des guerres contre la Convention et contre les troupes napoléoniennes. Tous ces événements ont bouleversé de fond en comble le panorama politique péninsulaire et ont annulé, en peu de temps, les efforts entrepris depuis le début du 18e siècle pour bâtir une communauté hispanique harmonieuse. Le développement économique différencié des régions péninsulaires, au cours de cette période, avait déjà creusé, au surplus, un très large fossé que l'histoire avait profondément labouré. La sclérose de l'Espagne agraire, bâtie sur des structures anachroniques et anti-économiques, contrastait violemment avec la situation de la Catalogne, et d'une partie du Nord de la péninsule, où de très importants progrès agricoles, industriels et commerciaux avaient été réalisés. L'effondrement, sous le pas des troupes napoléoniennes, de la monarchie centralisée de l'Ancien Régime, faible, artificielle et corrompue, va permettre à la structure véritable, naturelle de la péninsule de s'exprimer à nouveau ; elle le fait avec d'autant plus d'intensité qu'elle a été constamment brimée jusque-là sous le poids du carcan d'un centralisme inadapté. Comme l'a écrit l'auteur catalan Joan Fuster (originaire de València), « le krach de l'Ancien Régime a eu pour conséquence immédiate de rendre évidente l'insolidarité latente des pays hispaniques » 6 . Et l'historien catalan Ferran Soldevila ajoute dans son Histôria de Catalunya, « [il] mit au découvert la véritable constitution interne de l'Espagne, l'organisation régionale ayant jailli spontanément, donnant à l'Espagne l'aspect d'une fédération » 1 . Les piliers de l'Ancien Régime effondrés (monarchie, Eglise, armée, administration), ce sont les populations des nationalités hispaniques qui, en prenant les armes au cours de la guerre d'Indépendance, ont repoussé et vaincu les « invincibles » troupes françaises. C'est l'époque des guerrilleros, des exploits individuels, où surgit plus forte que jamais l'affirmation de la diversité et de la complexité hispanique. L'élément le plus caractéristique, outre « le fait que, pour la première fois dans son his5. J. Vicens i Vives, Industriáis i polítics (Segle XIX), Barcelona, 1961, ¥ p. 224. 6. Joan Fuster, Nosaltres els Valencians, Barcelona, 1964, 2" éd., p. 177. 7. Ferran Soldevila, Histdria de Catalunya, Barcelona, 1963, 2* éd., p. 1267.

éd.,

Les antécédents immédiats

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toire, un monarque était détrôné à la suite d'une action populaire » 8 , est le retour pragmatique du pays aux formations historiques que la centralisation n'avait jamais pu effacer du souvenir de ces peuples®. Devant le vide laissé par le pouvoir central défaillant, il appartient à chacune des « régions historiques » de faire la guerre à sa guise par l'intermédiaire des juntes (véritables gouvernements régionaux), suivant les procédés et utilisant les moyens qu'elles considèrent les meilleurs. Il en est ainsi, notamment, avec la Junta superior del Principat qui jouit d'une indépendance totale non seulement dans la conduite des opérations, mais aussi dans l'administration et direction de la vie catalane. Cela est vrai même quand les différentes juntes décident de créer une Junta central chargée de coordonner les relations entre les divers « gouvernements régionaux », et de préparer l'avenir politique du pays. Comme le précise Ferran Soldevila, cette Junta central n'avait d'autre pouvoir que celui que la Catalogne elle-même voulait bien lui reconnaître. La secousse napoléonienne a eu des conséquences très graves pour l'ensemble de la communauté catalane ; du point de vue économique, surtout, le pays a été ruiné par les ravages de la guerre, par la contrebande incessante des troupes françaises et par l'arrêt brutal des exportations et importations avec les colonies d'Amérique qui contribuaient, dans une très large mesure, à la nouvelle prospérité catalane. Cependant, du point de vue collectif, la nécessité dans laquelle se sont trouvés les Catalans de faire face à la défense du Principat, a éveillé le souvenir des heures passées et a démontré l'existence d'un sentiment communautaire persistant, d'une fierté de groupe et d'une vitalité insoupçonnée de la langue. La guerre d'Indépendance a fait pénétrer dans le Principat aussi la volonté bien arrêtée de réformer, de fond en comble, « cet Etat tyrannique, corrompu et incapable » 10 , de façonner l'Espagne à l'image de la Catalogne, une Espagne libérale et pluraliste, une Espagne fondée sur le travail et l'industrie. Telle est la résolution de la classe sociale la plus active du Principat, la bourgeoisie industrielle. Celle-ci constate, après l'indépendance de la quasi-totalité des colonies américaines (1824), qu'une très grande partie du territoire péninsulaire (Castille, Extremadura, Andalucía, Aragon), c'est-à-dire le seul marché qui soit accessible à ses produits manufacturés, est paralysée par une économie de type latifundiste et par des structures précapitalistes. Pour la bonne marche de ses affaires, et le progrès général de tout le pays, il faut que le pouvoir d'achat de la population agricole soit beaucoup plus élevé afin de constituer un meilleur débouché pour les pro8. A. Jutglar, Els burgesos catalans, Barcelona, 1966, p. 41. 9. Cf. parmi de multiples ouvrages sur cette période, J. Mercader i Riba, Barcelona durante la ocupación francesa (1808-1814), Madrid, 1949 ; A. Sorel, L'Europe et la Révolution française, Paris, 1927 ; J. Sarrailh, L'Espagne éclairée de la seconde moitié du 18e siècle, Paris, 1954. 10. J. Vicens i Vives, Noticia de Catalunya, Barcelona, 1962, 3° éd., p. 205.

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Introduction

duits industriels. Il faut donc que la production agricole s'intensifie, ce qui implique un changement total des structures et des mentalités traditionnelles, et que l'esprit industriel pénètre dans ce monde castillan qui ne semble même pas s'apercevoir des mutations profondes qui s'opèrent dans la société européenne. Pour parvenir à ces fins, il faut avant tout changer les méthodes politiques, ne plus revenir aux errements du passé : s'enfoncer résolument dans la route du renouveau et fermer « à sept tours le tombeau du Cid » comme le réclame Joaquin Costa (allusion aux rêves castillans du Siècle d ' O r ) n . Quel meilleur moyen pour la bourgeoisie catalane de mener à bien cette entreprise si ce n'est en s'emparant du pouvoir, en écartant tous ceux qui le monopolisent à leur seul profit ; bref, en faisant la révolution bourgeoise indispensable pour assurer le triomphe de ses efforts et préparer la voie à une coexistence fructueuse de tous les peuples hispaniques. C'est dans cette optique qu'elle va essayer de s'allier avec la bourgeoisie castillane ; mais elle ne rencontre qu'une aristocratie terrienne qui voit d'un très mauvais œil la montée de la jeune industrie catalane et qui est consciente de la nécessité de continuer à accaparer le pouvoir politique si elle ne veut pas assister à l'effondrement de ses droits et de ses privilèges. Pour parvenir à ses fins, cette oligarchie fait appel à une centralisation rigide, d'autant plus étouffante que les tendances unitaires du centre ont été renforcées idéologiquement par le centralisme jacobin et napoléonien, ou, encore elle s'efforce d'entraver le développement de l'industrie catalane tout en présentant l'industriel du Principat comme le principal responsable de la misère des populations paysannes. Les attaques, initialement dirigées contre la bourgeoisie industrielle, deviennent rapidement des attaques directes contre la Catalogne, contre les Catalans auxquels on veut imposer le même régime administratif, économique et culturel que celui qui est en vigueur dans les régions les plus arriérées. L'opposition entre la Castille et la Catalogne, aiguillonnée par le traditionalisme des carlistes et par le progressisme des fédéralistes, ne cesse de s'envenimer durant tout le 19e siècle. Irritée par les difficultés et les obstacles auxquels elle se heurte, freinée ensuite par la crainte que lui inspire une classe ouvrière de plus en plus agitée dans un Principat en pleine mutation, la bourgeoisie catalane adopte une attitude ambiguë, contradictoire ; si, en tant que force catalane, elle aspire à prendre la tête de la révolution et du combat pour la Catalogne, en tant que classe sociale, et de peur de compromettre le fruit de son travail, elle accepte de se plier à la politique conservatrice que l'on pratique à Madrid I2. 11. Cf. J. Costa, Los siete criterios de gobierno, Madrid, 1914, et id., Oligarquía y caciquismo, Madrid, 1901. 12. Cette double attitude de la bourgeoisie catalane, sur le plan politique et sur le plan social, a été constante durant tout le 20" siècle ; cf. infra, p. 344-345.

Les antécédents immédiats

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C'est surtout dans la seconde moitié du 19e siècle que, de plus en plus courroucée par les mœurs politiques et la gabégie économique de la capitale de l'Etat, et dans l'impossibilité de faire une Espagne nouvelle avec le concours des autres peuples, elle est amenée à tourner ses regards vers la Catalogne ; une Catalogne que les intellectuels romantiques ont réveillée et que les groupes fédéralistes, sous la conduite de Valenti Almirall, ont rejointe après l'échec de la révolution de 1868 et la disparition de l'éphémère première République de 1873. Et ce que l'on appelait le timide « provincialisme » du début du siècle, devenu régionalisme avec les progrès économiques, politiques, culturels et sociaux de la communauté catalane — une fois épuisées toutes les ouvertures faites par les Catalans : réactionnaires (carlisme), démocratiques (fédéralisme, progressisme, républicanisme) et modérés — s'est transformé, sous la poussée confiante de la jeunesse catalane de fin de siècle, en nationalisme. Ce nationalisme trouvera dans la défaite de l'Etat espagnol, en 1898, le tremplin indispensable pour les luttes politiques et pour la conquête du droit à la liberté et à la dignité collectives.

I. LE RÉVEIL DU PEUPLE CATALAN Pendant plus d'un demi-siècle, les Catalans vont être pris dans le tourbillon désordonné des querelles politiques et idéologiques qui caractérisent le 19e siècle espagnol ; comme le reste de la péninsule, mais avec une force et une continuité plus grandes, la Catalogne est touchée par les trois grands courants qui atteignent toute l'Europe, et dont la pénétration dans la péninsule Ibérique transformera radicalement les rapports entre les nationalités ibériques. — En premier lieu, il y a le profond engouement pour l'idéologie libérale apportée par la Révolution française et par le romantisme littéraire, et qui offre l'espoir d'un monde nouveau pour l'homme après 1'« obscurantisme » de l'Ancien Régime. Mais, alors qu'en Catalogne la doctrine libérale devient, à partir de la réalité hispanique et des souvenirs du passé propre, pluraliste et fédéraliste, donc défend le principe du respect des caractéristiques de tous les peuples dans un régime de liberté politique, économique et sociale, en Castille elle prend un visage très différent. Ici, le courant libéral, fortement influencé par les idées jacobines qui rejoignent la tendance autoritaire caractéristique de son oligarchie, se fait centralisateur, unitaire et, partant, uniformisateur. Deux conceptions divergentes qui ne peuvent que s'affronter dès que se posera le problème du rétablissement du pouvoir effondré.

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Introduction

— En deuxième lieu, il y a le développement et la diffusion du machinisme qui adoptent des rythmes très différents dans le Principat et dans le centre de la péninsule. Sans latifundia ni émiettement excessif des parcelles, avec une production diversifiée et des rendements satisfaisants, la paysannerie catalane est l'une des classes sociales les plus solides, celle qui ressent le plus intensément, à travers toutes les vicissitudes, le cri de la terre. Avec les capitaux et les hommes qui sortent de la terre, l'industrialisation de la Catalogne connaît un essor remarquable. Pourtant, le Principat doit surmonter les énormes difficultés provenant du manque des matières premières qui jouent un rôle appréciable dans le processus d'industrialisation 13. Il lui faut vaincre aussi, et surtout, les difficultés créées par la politique libre-échangiste défendue par les pouvoirs publics, par les latifundistes et par divers groupes de pression castillans, dont l'argument de base est que « l'Espagne est un pays agricole ... ; sur ce terrain, personne ne peut nous concurrencer » M. Malgré tous ces obstacles, la ténacité des Catalans réussit à créer en Catalogne une plateforme industrielle respectable, admirable même par rapport à la situation économique des contrées agricoles de la Meseta et d'Andalucia à la même époque. En sensibilisant fortement les esprits, ces efforts ont pesé lourdement sur la mentalité des classes sociales catalanes qui supportent de plus en plus mal d'être gouvernées — si maladroitement disent-elles — par ces généraux et ces colonels, qui « alternent » de façon éphémère au pouvoir, ou par ces politiciens qui n'obéissent qu'aux volontés des propriétaires latifundistes du Sud. Car, si la Catalogne se lance fiévreusement dans l'exaltante aventure collective de la révolution industrielle, ailleurs, dans le reste de la péninsule, à quelques exceptions près, rien ne change en ce qui concerne la base, c'est-à-dire les structures économico-sociales. Le latifundisme (ou le minifundisme), la sous-production et la lente agonie des campagnes plongées dans ce que le jeune romancier castillan Rodrigo Rubio a appelé, avec une justesse de ton admirable, « la douleur de ne jamais parvenir au bonheur », sont l'impitoyable loi quotidienne. Il est évident que, dans de telles conditions, les besoins, les réactions, la psychologie générale ne pouvaient jamais être les mêmes chez ces deux groupes que des développements historiques et des griefs séculaires opposaient déjà ; il est inévitable, aussi, que les heurts, les déconvenues, les sentiments de frustration soient très nombreux de part et d'autre. En Catalogne règne l'impression que les efforts catalans sont vains car la politique madrilène sape sournoisement, par une lente infiltration, tout ce que l'on tente dans le Principat. En Castille, l'on aime critiquer ce goût âpre du gain, ce refus de 1'« espagnolisme » à la castillane, cette sorte 13. Cf., sur les problèmes posés par le manque de matières premières, p. 261-262. 14. J. Manyé i Flaquer, El regionalismo, Barcelona, 1900, 3* éd., p. 64.

infra,

Les antécédents

immédiats

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de sentiment de supériorité qui anime l'âme des Catalans. Le débat est envenimé par le fait que la disjonction anormale entre le pouvoir politique et le pouvoir économique crée, d'un côté (le catalan), l'irritation de se voir privés de ce qui se trouve couramment réuni dans tous les pays avancés, de l'autre (le castillan), la crainte et la méfiance car on y redoute les changements qui pourraient survenir si cette ambition catalane se réalisait. — Troisième événement capital dans l'évolution des rapports entre la Meseta et la périphérie, le raz-de-marée romantique qui, en revalorisant le passé historique, les langues et les littératures, improprement appelées parfois « régionales », trouve dans le Principat une répercussion extraordinaire ; le romantisme permet, en effet, de lier et de fondre la Catalogne du 19e siècle, renaissante et dynamique, avec la Catalogne médiévale, puissante et maîtresse de ses destinées. Le développement économique, l'évolution sociale, le courant fédéraliste, l'irritation croissante contre l'Etat, trouvent, avec l'effort des romantiques, un exutoire préparé d'avance ; un terrain laborieusement dégagé des « impuretés » allogènes que l'idée catalane, pas toujours clairement formulée mais déjà néanmoins fort vivante, remplit progressivement. Sur la toile de fond de ce déséquiblire général (base de la compréhension du problème), vont se tisser, avec de plus en plus d'acuité, les événements qui, jusqu'en 1874, préparent les plateformes de départ définitives pour l'expression ultérieure du nationalisme catalan moderne. Deux étapes chronologiques marquent cette période, qu'il nous faut aborder successivement.

A. DE 1815 À 1840 Il semble, à première vue, fort difficile de voir dans le désarroi des Catalans au cours des vingt-cinq années qui suivent la fin de la guerre d'Indépendance, la moindre manifestation d'un attachement collectif pour l'idéal communautaire. Le Principat, traumatisé, ballotté par les crises économiques et politiques qui se poursuivent jusqu'en 1834, est emporté, comme les autres contrées péninsulaires, par la violence des luttes « fratricides » ; celles-ci opposent les partisans de l'Ancien Régime — dont certains, tout en soutenant le régime monarchique, veulent procéder sous sa direction à des réformes qu'ils savent inéluctables, tandis que d'autres sont réfractaires à tout changement — et ceux qui entendent imposer l'idéologie libérale, vague et imprécise, dans le cadre des innovations constitutionnelles contenues dans la Constitution de 1812. « La distance qui séparait une idéologie de l'autre était si énorme, a constaté Ferran Soldevila, et la passion qui animait les uns et les autres était si enflammée — trait caractéristique des guerres civiles ibériques — que la lutte ne cessera de présenter les aspects de fanatisme et de longueur

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Introduction

inhabituelle qu'elle a offerts dans d'autres occasions ». Et il ajoute : « La Catalogne ne fut pas une exception. La Catalogne allait être en même temps le bastion du libéralisme et de l'absolutisme » 15 . De cet affrontement d'idéologies entre les Catalans eux-mêmes résulteront plus tard la force et la complexité (donc, dans une certaine mesure, la faiblesse) du catalanisme quand ces deux fractions de la communauté se seront rejointes dans la défense des intérêts catalans. En attendant, le Principat va être déchiré par des luttes partisanes ; le libéralisme est l'apanage du littoral et des grandes villes, avec Barcelone à la tête, c'està-dire de cette Catalogne qui voit dans la répétition des excès de l'Ancien Régime le gage de difficultés insurmontables pour le pays. Le traditionalisme, devenu, on ne sait par quelle alchimie mystérieuse, le carlisme, règne dans la montagne catalane ; ici, l'aristocratie terrienne, le clergé et la paysannerie ont conservé avec ferveur le souvenir et l'attachement pour les choses catalanes que le libéralisme, dans un élan de « liberté uniformisatrice », veut détruire. C'est pourquoi le traditionalisme, avant de dégénérer, ne pouvait être que le précipité naturel de ces couches sociales catalanes qui ont toujours été le réservoir naturel des caractéristiques originales de la communauté. La propagande de l'occupant français, au début du 19e siècle, en vue d'attirer les Catalans à la cause napoléonienne, en exaltant le passé catalan, en élevant la langue catalane à la catégorie de langue officielle avec le français, et en créant même un éphémère mais symbolique gouvernement particulier (El govern de Catalunya), indépendant de la couronne d'Espagne offerte à Joseph Bonaparte (décret impérial du 8 février 1810) 16 , avait fait naître déjà un intérêt grandissant pour la langue et les libertés du Principat. La conscience du pays était donc vivante, mais endormie : l'offre du maréchal Augereau, bien que rejetée à cet instant en raison de ses origines suspectes — et en raison de la ferveur qui anime tout le peuple catalan contre les gavatxs 17 —, ne sera plus oubliée. Aussi voyonsnous la Junta superior del Principat proposer, avec beaucoup de modération pour ne pas gêner la lutte contre l'envahisseur, une solution fédérative avec le maintien des juntes régionales à la fin de guerre, et le rétablissement des furs 18 et des privilèges abolis par la monarchie des Bourbons au début du 18e siècle. Mais les libéraux andalous et castillans, enthousiasmés par l'idéologie jacobine et par la centralisation administrative établie par Napoléon, penchent de préférence pour un unitarisme abstrait et une uniformisation du 15. F. Soldevila, Histària de Catalunya, op. cit., p. 1330. 16. Diari de Barcelona, 18 mars 1910, cité par F. Soldevila, Histària de Catalunya, op. cit., p. 1278. 17. Nom péjoratif donné par le peuple catalan aux envahisseurs français. 18. Terme catalan qui exprime l'ensemble des libertés collectives d'un groupe social déterminé.

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type libéral ; ils proposent, en application de cet esprit nouveau, de diviser déjà la Catalogne « en trois provinces, le projet d'un code général de commerce et la réunion de toutes les archives catalanes à Madrid » 19 . Ces mesures, qui allaient à l'encontre des réalités catalanes et hispaniques, suscitent parmi les traditionalistes du Principat une opposition ferme et résolue à cette uniformisation tentée à Cádiz. C'est à cette occasion qu'apparaît pour la première fois, notent de nombreux auteurs, le mot « provincialisme » appliqué aux choses de la Catalogne, au souvenir d'un certain particularisme catalan, plus inconscient que réfléchi. Il ne faut évidemment pas grossir ce courant car il manque de véritable base sociale ; la jeunesse catalane, par exemple, qui croit déceler dans le « provincialisme » une volonté de retour à un passé abhorré, se sent davantage attirée par le libéralisme unitaire, car il lui apparaît comme étant plus progressiste. Il en fut de même en règle générale, avec la bourgeoisie des affaires qui souhaitait, grâce à ce qu'elle croyait être une promesse d'une nouvelle conception de l'Espagne, faire entendre sa voix, secouer la torpeur du marché espagnol et, sinon prétendre d'ores et déjà au pouvoir politique, tout au moins peser suffisamment sur lui pour que ses intérêts ne soient pas en danger. Alors, quand Ferdinand VII, malgré les leçons du passé et l'exemple de Louis XVIII en France, amorce le 4 mai 1814, avec le concours du général Elio, l'interminable série de pronunciamientos qui allaient donner à la politique espagnole cette allure de « mascarade », selon les termes employés par Salvador de Madariaga 30 , les positions respectives commencent à s'enraciner dans l'intransigeance, caractéristique des polémiques hispaniques. La Constitution de 1812 est abolie par le monarque qui la déclare « nulle et de nul effet et valeur » (« nulas y de ningún valor ni efecto, ahora ni en tiempo alguno, como si no hubiesen pasado jamás tales actos y se quitasen de en medio del tiempo... »). Ensuite, on revient à la politique absolutiste du 18e siècle comme si rien ne s'était passé entre-temps. Une implacable persécution commence, tout d'abord de la part des ultras contre les libéraux qui doivent se réfugier à l'étranger ou dans la clandestinité des cercles politiques. Ils n'en ressortent qu'en 1820 avec le pronunciamiento libéral du colonel Riego, qui impose au roi le rétablissement de la Constitution de 1812. Exaspérés par la persécution dont ils ont été l'objet, les libéraux catalans vont accentuer encore davantage la note du centralisme et de l'unitarisme politique, ainsi que leurs attaques contre tout ce qui rappelle, de près ou de loin, un quelconque particularisme catalan. Mais cela ne fait 19. A. Jutglar, Els burgesos catalans, op. cit., p. 53-54. 20. S. de Madariaga, España. Ensayo de historia contemporánea, Madrid, 1931, p. 65 ; pour le professeur P. Vilar, « hésitante, papillottante, la vie politique espagnole est restée à la surface de la société » (Histoire de l'Espagne, Paris, 1963, 5e éd., p. 57).

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qu'accroître l'hostilité des masses paysannes fortement sensibilisées par les sermons et les écrits que l'Eglise diffuse en langue catalane contre le libéralisme accusé d'être l'ennemi de la religion et de la terre. Cet état d'esprit conduit à la formation dans le Principat, par les fractions royalistes, d'un gouvernement connu sous le nom de Regència d'Urgell. Ses membres veulent libérer le roi de l'emprise des libéraux, promettent le rétablissement des furs et franchises et, en même temps, pour apaiser les craintes de la bourgeoisie, proposent une série de mesures tendant à favoriser le développement du commerce et de l'industrie. Cependant, les monarchies européennes (France, Russie, Autriche et Prusse) décident au congrès de Vérone (octobre-décembre 1822) de mettre fin à la dangereuse expérience constitutionnaliste espagnole et de rétablir l'état de choses antérieur au pronunciamiento libéral. Une expédition française, connue sous le nom de « Cent mille fils de Saint-Louis », rétablit Ferdinand VII dans la totalité de ses prérogatives royales et abolit, une nouvelle fois, la Constitution de 1812 21 . Quelque temps auparavant, les libéraux catalans, ayant compris avec la révolte royaliste le sens profond des aspirations de la masse populaire, avaient changé de langage et, dès 1822, avaient commencé à invoquer aussi la Pàtria particular catalane contre l'uniformisation à outrance. Ce revirement en faveur du « provincialisme » est confirmé et renforcé au cours de leur nouvel exil. Au contact du romantisme allemand et anglais, ils finissent par comprendre les raisons profondes de ce particularisme catalan naissant. Entre-temps, les absolutistes catalans, mécontents des atermoiements de Ferdinand VII et de sa volonté de reprendre à son compte, de façon édulcorée, le projet d'une Constitution et le principe d'une réorganisation administrative du pays à base provinciale, se soulèvent en 1825 dans un mouvement de révolte exclusivement catalan appelé l'aixecament deîs agraviats o malcontents. Ce mouvement, prélude des futures guerres carlistes, est déjà animé, nous dit Jaume Vicens i Vives, d'une « tendance nettement " foraliste " et on peut presque dire " catalaniste " » 22. D'autre part, l'action irresponsable du comte d'Espagne, capitaine général du Principat, « chez qui l'autoritarisme se confond avec la satisfaction des passions les plus basses », réussit à gagner plus de Catalans à la cause libérale que toutes les propagandes constitutionnalistes n'en avaient convaincu pendant 20 ans ; « à Barcelone, note le même Vicens i Vives, le comte d'Espagne ensevelira à toujours la monarchie absolue » 23 . Il est très compréhensible, alors, que, dans le conflit dynastique qui 21. Sans doute, l'expédition française a-t-elle été précédée d'un accord de « style libéral » que Ferdinand VII ne respectera pas par la suite ; cependant, et par rapport à la volonté qui animait les libéraux de 1820, l'intervention des monarchies européennes se place dans une optique absolutiste et régalienne indiscutable. 22. J. Vicens i Vives, Industriáis i polítics, op. cit., p. 220. 23. Ibid., p. 222.

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oppose le prince Charles, frère de Ferdinand VII (déchu de ses droits à la couronne après l'abolition de la loi salique par le monarque sur son lit de mort), à la régente María-Cristina (qui défend les droits de l'héritière à la couronne, Isabel), la bourgeoisie catalane choisisse de se ranger du côté de cette dernière. Elle est d'autant plus tentée de le faire que la régente a pris la précaution préalable d'octroyer une charte constitutionnelle — El Estatuto Real — qui semble offrir, enfin, aux classes moyennes la possibilité de participer à l'exercice d'un pouvoir à l'écart duquel elles avaient été systématiquement maintenues, malgré leur poids spécifique indiscutable. Cette « fidélité » de la bourgeoisie catalane envers la monarchie est encore renforcée par les mesures de desamortització (« désamortissement ») prises par le ministre Mendizábal, qui décide, par le décret du 21 février 1836, la vente des biens communaux et des biens « ayant appartenu aux corporations et communautés religieuses ». Le but de cette réforme, outre la volonté certaine d'affaiblir le clergé, soutien inconditionnel du carlisme, était, selon l'exposé des motifs de ce décret, « de vivifier une richesse morte ..., élément d'animation, de vie et de bonheur pour l'Espagne ... ; [elle] s'appuie sur la haute idée de créer une abondante famille de propriétaires » 24. L'idée de base était donc de décongestionner une agriculture qui était paralysée par tous les biens de main-morte et par tous les domaines inoccupés que les corporations religieuses avaient accumulés durant les siècles antérieurs ; par là-même, on escomptait ouvrir à l'industrie des horizons nouveaux susceptibles d'effacer les nombreuses années de crise qu'elle venait de traverser. Les résultats de cette réforme ont été très différents en Catalogne et en Castille. En Castille, les biens ont été achetés, en priorité, par l'aristocratie terrienne — ce qui a eu pour effet d'aggraver encore un peu plus les structures rétrogrades des campagnes castillanes et andalouses ; au lieu de faire de nouveaux petits propriétaires, la réforme a rendu plus riches les anciens propriétaires et a ajouté un néo-latifundisme, beaucoup plus égoïste et impitoyable que l'ancien 25 . « La desamortització, a écrit le professeur Vicens i Vives, aurait pu être une véritable réforme agraire stabilisant le sort du paysan castillan, andalou et d'Extremadura, mais elle se borna à être un transfert des biens de l'Eglise aux classes économiquement fortes (grands propriétaires, aristocrates et bourgeois) ce dont l'Etat tira le moindre profit et les paysans un grand mal » 26 . 24. Cité par F. Diaz-Plaja, La historia de España en sus documentos. El Siglo XIX, Madrid, 1954, p. 215-216. 25. Cf. A. Ramos-Oliveira, Historia de España, Mexico, 1952. 26. J. Vicens i Vives, Aproximación a la historia de España, Barcelona, 1962, 3e éd., p. 158 ; voir aussi A. Jutglar, L'era industrial a Espanya, Barcelona, 1962, p. 73.

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En Catalogne, par contre, la desamortitzacià a été, en général, très bénéfique pour l'économie du pays ; elle a intégré dans les circuits économiques de nombreux biens improductifs qui ont été immédiatement utilisés, par la bourgeoisie catalane qui les a achetés, dans des entreprises économiquement rentables. Ce sang nouveau insufflé dans les affaires a relancé l'ensemble de l'activité économique et a fortifié aussi la volonté de cette bourgeoisie de s'emparer du pouvoir politique pour lutter contre les monopoles internes et pour défendre la doctrine du protectionnisme industriel. Mais, pendant que le littoral prend fait et cause pour la régence, la montagne catalane, embrassant l'idéologie contraire, est le théâtre, avec la Navarra et le pays Basque (Euzkadi), de la guerre carliste féroce qui ravage la péninsule de 1833 à 1840. Ce clivage politique fait « éclater », selon l'expression de Vicens i Vives, les grandes différences idéologiques qui opposaient les Catalans entre eux. Entre les carlistes (héritiers des absolutistes purs, attachés aux traditions du pays, mais avec une perspective immobiliste, et farouches adversaires de la centralisation moderne), les modérés (bourgeois qui veulent l'ordre et la paix dans la rue et dans leurs ateliers) et les progressistes (qui manifestent à ce moment un sentiment antiparticulariste assez prononcé), des barrières imposantes surgissent que seul le catalanisme parviendra à vaincre, en faisant l'unité de tous les Catalans par-dessus les querelles politiques. « Jusqu'à l'apparition du catalanisme, a souligné, très justement, en 1931, le leader catalaniste de la Lliga Regionalista (parti de la bourgeoisie), Francesc Cambô, les Catalans passèrent leurs années, en préjudice de la terre et profit d'autrui, dans une parfaite guerre civile ... Le catalanisme enseigna à mettre la Catalogne au-dessus de toutes les choses humaines et, au contact de cet idéal plein de vie, de jeunesse, de bon sens (seny) et de justice, notre terre et notre peuple commencèrent leur glorieuse ascension » 71. Mais à cette époque nous en sommes encore très loin, bien que déjà les modérés et les progressistes, rejoignant par des voies très différentes les carlistes, dénoncent, eux aussi, les méfaits de la centralisation et proclament, de plus en plus fort, le désir des Catalans de se « gouverner » eux-mêmes sans être obligés d'attendre les décisions contradictoires prises par une administration qui méconnaît les besoins réels du pays. Cette protestation ouverte a aussi sa raison d'être dans les maladresses répétées du centralisme officiel dont le reflet le plus frappant est la division provinciale de 1833 (real decreto du 30 novembre). Celle-ci, dans le but immédiat de combattre avec des meilleures armes le carlisme, a procédé à un découpage administratif du pays très contesté. Tout d'abord, le Principat a été autoritairement amputé d'une partie intégrante de son territoire histo27. F. Cambô, in La Veu de Catalunya 7 avril 1951 ; c/. infra, p. 306 et sq.

(quotidien de la Lliga Regionalista),

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rique au profit des provinces aragonaises28 ; ensuite, ce découpage officiel n'a tenu aucun compte des nécessités économiques, sociales et culturelles des différentes circonscriptions provinciales par rapport aux ensembles plus vastes29 (voir cartes, p. 16-17). Entre 1835 et 1839, le Principat est pratiquement un pays indépendant obligé de faire face, avec ses propres moyens, à l'insurrection carliste ; d'un côté et d'autre de la frontière idéologique, les combattants invoquent fréquemment les traits les plus caractéristiques de la communauté catalane. Il est facile de trouver, certes, même au sein des progressistes, des affirmations radicales comme celles du groupe de « La Bandera », qui incite les ouvriers à proclamer la République, à obtenir l'indépendance du Principat et à exterminer tous les aristocrates ; mais il ne s'agit que de manifestations marginales, filles de cette période trouble. Au fond, l'impression qui prévaut dans tous les secteurs, c'est que les traits catalans ne sont vraiment défendables que s'ils s'intègrent dans l'ensemble hispanique considéré comme irréversible. Cependant, il est important de souligner que la conception que les Catalans ont déjà à cette époque de l'ensemble hispanique diffère profondément de la vision monolithique prônée par l'Espagne castillane. Si le spectacle qu'offre la Catalogne, jusqu'en 1840, paraît bien chaotique, ce chaos n'est pas le résultat d'une décadence stérile mais, au contraire, le reflet de la vitalité qui traverse toutes les fibres de la société catalane : une vitalité incohérente qui n'a pas encore trouvé la raison d'être qui en fera une force dynamique et positive. C'est pourquoi l'influence que le romantisme a eu parmi tous les esprits dans la redécouverte de la langue par les secteurs intellectuels est, en définitive, un élément beaucoup plus important que ces « révoltes » désordonnées. L'apparition, en 1833, sous la signature de Bonaventura-Carles Aribau (grand défenseur du protectionnisme industriel), de la poésie en langue catalane Oda a la pàtria, marque, selon Ferran Soldevila, « le point de départ de la Renaixença (renaissance) linguistique catalane » 30 . « Appel magique, qui montre un nouveau chemin à la future renaissance linguistique » 31 , 1 'Oda a la pàtria, par « la perfection soudaine de la 28. Sur les effets de cette « amputation » du territoire catalan à l'heure actuelle, cf. infra, p. 435 et sq. 29. Il est intéressant de comparer cette division provinciale avec la division naturelle du Principat en comarques (contrées) ; cf. infra, p. 85-88. Cette période voit aussi l'adoption d'autres mesures centralisatrices qui accroissent le sentiment d'irritation du peuple catalan ; cf. le livre d'A. Rovira i Virgili, Resum d'histària del catalanisme, Barcelona, 1936, p. 29-30. L'auteur donne une liste des libertés catalanes supprimées dans le domaine de l'enseignement, de la justice, du droit pénal... 30. F. Soldevila, Histdria de Catalunya, op. cit., p. 1319 ; aussi, id., Resum d'histària de Catalunya, Barcelona, 1956, p. 140 ; cf. infra, p. 187 et sq. 31. R. Guilleumas. La ¡lengua catalana segons Antoni Rubió i Lluch, Barcelona, 1957, p. 68.

CARTE 2 .

Divisions provinciales du Principat (plus zone attribuée à la région d'Aragóri)

CARTE 3 .

Division régionale et provinciale de l'Etat espagnol

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