Le passage de la croisière noire au Niger: Novembre-décembre 1924 2140206738, 9782140206733

La documentation coloniale (archives, livres, iconographie,films...) peut-elle avoir un sens actuel autre que muséograph

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Le passage de la croisière noire au Niger: Novembre-décembre 1924
 2140206738, 9782140206733

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La documentation coloniale (archives, livres, iconographie, films…) peut-elle avoir un sens actuel autre que muséographique  ? Les descendants des colonisés peuvent-ils en tirer des informations autres que sur la colonisation ellemême ? En écrivant, en photographiant, en filmant pour le public européen, les colons n’ont-ils pas communiqué à la postérité des choses qui leur échappaient ? Pour répondre partiellement à cette interrogation, le passage de l’expédition Citroën à travers le Niger en novembre-décembre 1924 sert d’exemple. Mais la réflexion proposée nécessite un complément obligé : celui que les Nigériens doivent apporter. Ce livre ne résout pas la question, il ouvre le débat.

François Martin et Jean-Dominique Pénel ont enseigné plusieurs années à l’université de Niamey. Ils ont apporté leurs contributions à la connaissance du Niger : le premier dans le domaine historique (Le Niger du Président Diori), le second dans le domaine littéraire (Rencontres ; édition de textes de Mamani Abdoulaye, d’Ibrahim Issa, de Boubou Hama et de Léopold Kaziendé). Ensemble, ils ont réalisé deux expositions : La marche du Niger vers l’ indépendance (2010), Le passage de la Croisière noire au Niger (2021).

Illustration de couverture : © Thomas Vaulbert – www.thomasvaulbert.com

ISBN : 978-2-14-020673-3

26 €

François Martin Jean-Dominique Pénel

Novembre-décembre 1924

LE PASSAGE DE LA CROISIÈRE NOIRE AU NIGER

LE PASSAGE DE LA CROISIÈRE NOIRE AU NIGER

François Martin Jean-Dominique Pénel

LE PASSAGE DE LA CROISIÈRE NOIRE AU NIGER Novembre-décembre 1924

LE PASSAGE DE LA CROISIÈRE NOIRE AU NIGER

François Martin Jean-Dominique Pénel

LE PASSAGE DE LA CROISIÈRE NOIRE AU NIGER Novembre-décembre 1924

Des mêmes auteurs François MARTIN Le Niger du Président Diori, 1960-1974, L’Harmattan, 1991, 422 p. Avec Léona-Béatrice Martin-Starewitch, Ladislas Starewitch (1882-1965), le cinéma rend visibles les rêves de l'imagination, L'Harmattan, 2003, 484 p., collection Champs visuels. François Martin (dir.), Animer Starewitch, L'Harmattan, 2018, 222 p., collection Champs visuels. Rédacteur du site : www.starewitch.fr Jean-Dominique PÉNEL Homo caudatus, histoire des hommes à queue d’Afrique centrale, SELAF, 1982, 235 p. Bibliographie de la littérature nigérienne (avec Chaïbou Dan Inna), Niamey, INN CCFN, 1988, 69 p. Rencontre, (avec la participation d’Amadou Maïlélé) Niamey, Édition du Ténéré, Vol 1, 256 p, 1990 ; Vol 2, 215 p, 1992 ; Vol 3, 254 p, 1993. 2e réédition des 3 volumes, L'Harmattan, 2010. Anthologie de la poésie centrafricaine, L’Harmattan, 1990, 208 p. Boganda, Écrits et Discours, L’Harmattan, 1995, 410 p. Djibouti 70, Djibouti, IND - CCFAR, 1998, 189 p., 2e édition augmentée 2020, L’Harmattan. Djibouti, invitation au voyage (avec A.M. Breger), Djibouti, Couleur Locale, 1999, 122 p. Saïd Ali Coubèche, la passion d’entreprendre (avec Colette Dubois), Khartala, 2006, 415 p – 2e édition 2007. Boubou Hama, homme de culture nigérien (avec Diouldé Laya et B. Namaïwa), L’Harmattan, 2006, 220 p. L’école à Djibouti 1884-1922 : vol 1 Présentation synthétique (352 p) ; vol 2 Textes (261 p.), L'Harmattan 2017. A L’Harmattan, édition de : Mamani Abdoulaye : Œuvres poétiques, 1993 ; Idriss Alaoma, 2014 ; Un puits sans fond, 2014 ; A l’ombre du manguier en pleur, 2014 ; Les divagations d’un nègre hippy, 2017. Léopold Kaziendé : Samafou, 2016. A L’Harmattan, réédition de : Ibrahim Issa : Grandes eaux noires, 2010.

© L’Harmattan, 2022 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris http://www.editions-harmattan.fr ISBN : 978-2-14-020673-3 EAN : 9782140206733

Pour Inoussa Ousseini

Préface

Courant 2018, nous avons rencontré Son Excellence Inoussa Ousseini, ambassadeur, représentant du Niger à l’UNESCO, et nous avons discuté ensemble des divers documents (films, photos, objets, rapports) laissés par l’expédition Citroën, la Croisière noire, en 1924-1925, lors de son périple qui l’a menée de Colomb-Béchar à Tananarive en passant par le Niger. Notre interrogation commune portait sur la perception que pourraient avoir les Nigériens aujourd’hui si on leur présentait cette documentation qui date déjà d’un siècle et était destinée exclusivement à un public français et européen : toute cette production donne-t-elle à voir, en dehors des intentions coloniales évidentes, des données signifiantes pour les populations nigériennes de la période contemporaine ? Si oui, lesquelles ? Ce projet, limité à la séquence nigérienne, emporta l’adhésion d’Inoussa Ousseini qui décida de nous aider à sa réalisation et nous nous sommes mis à l’œuvre – cette collaboration n’était d’ailleurs pas la première, puisque en 2010, nous avions réalisé, à sa demande, une grande exposition La marche du Niger vers l’Indépendance 1945-1960 en trente-cinq tableaux1. L’ambassadeur prit donc en charge financièrement la réalisation d’une exposition de vingt-sept tableaux, présentant le passage de l’expédition au Niger (novembre-décembre 1924), accompagnée d’une brochure complémentaire de soixante pages, ainsi que les diverses autorisations pour projeter le film muet (1926) et Les tableaux se trouvent dans la réserve du Musée Boubou Hama de Niamey.

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la version sonorisée (1933) de La Croisière noire. L’objectif était bien sûr d’aller au Niger présenter l’exposition et les films afin de permettre des débats avec un public nigérien le plus large possible et de se rendre compte des réactions suscitées par ces documents. Un des responsables de la recherche au Musée du Quai Branly–Jacques Chirac, intéressé par cette problématique, envisageait même de nous accompagner pour venir assister à ces échanges avec les Nigériens. Malheureusement, un premier imprévu ne nous permit pas de nous rendre au Niger en 2019 comme prévu, alors que tout avait été réalisé pour la présentation au public nigérien (exposition des tableaux et projection des films). Puis, la pandémie du COVID 19 empêcha, comme on sait, les transports aériens de fonctionner et nécessita des précautions sanitaires qui rendaient impossibles les déplacements et les réunions publiques. D’autre part, et surtout, le décès d’Inoussa Ousseini, le 5 janvier 2021, marqua un arrêt brutal du projet, dont il était à l’initiative. Cinéaste1, disciple et ami de Jean Rouch, premier directeur général du CIDC (Consortium Interafricain de distribution cinématographique) en 1979 et du CIPROFILM (Centre interafricain de Production de films), directeur de la Culture, député en 1993, ministre de la Communication et de la Culture en 1996, ambassadeur du Niger auprès de l’UNESCO depuis 2004, créateur du Forum du film documentaire en 2006, journaliste, acteur2 à l’occasion, Inoussa Ousseini avait un attachement viscéral pour le Paris, c’est joli, 1974 ; Ganga (avec Jean Rouch) 1975 ; Lutte saharienne, 1977 ; Wassan Kara, 1980 ; Fantasia, 1980 ; Le Soro, 1980 ; Festival de Tahoua an II, 1986. 2 Dans les films d’Oumarou Ganda, de Djingarey Maïga et de Moustapha Alassane. 1

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domaine culturel dans toutes ses composantes. Manifester et valoriser la culture nigérienne était sa préoccupation constante, presque une obsession. C’est pourquoi, il nous a semblé qu’il fallait, pour honorer sa mémoire, mener à bien ce projet conçu avec lui et la meilleure façon était de laisser une trace plus durable sous forme d’un livre qui reprenne et étende le livret d’accompagnement de l’exposition. Cet ouvrage lui est donc dédié. François Martin Jean-Dominique Pénel

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Remerciements

Nous adressons nos remerciements aux institutions suivantes qui nous ont facilité aimablement l’accès à leur documentation : - Musée du Quai Branly Jacques Chirac (Paris), - Centre d’archives PSA Citroën de Terre Blanche (Hérimoncourt), - Éric Deschamps (fonds Maurice Penaud). Nous signalons que le Musée des Cordeliers de SaintJean d’Angély (à 450 Km au Sud-Ouest de Paris), est le seul lieu qui présente une exposition permanente consacrée aux expéditions Citroën, avec de nombreux documents (photos, voiture, objets, peintures de Iacovleff…).

Nota bene Dans les citations et les légendes des photos, nous avons conservé l’orthographe originale des documents, ce qui explique la diversité des orthographes.

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INTRODUCTION La grande originalité de la Croisière noire qui relie l’Algérie à Madagascar en 1924-1925, outre la réussite d’un parcours automobile inédit, est la collecte d’informations très nombreuses sur les territoires traversés et les populations rencontrées, principalement des carnets de voyage, des photographies, des films et des rapports sur plusieurs sujets. Cette Croisière noire a mobilisé un grand nombre de personnes en France et encore davantage en Afrique, mais les sources utilisées ici, les seules connues à ce jour, émanent des participants venus de la métropole. Même si les personnes qui conduisent la Mission sont souvent dans une attitude colonialiste dans l’expression de ce qu’elles représentent, elles témoignent d’une grande attention à l’égard des populations et de leurs coutumes et de leurs comportements. Elles collectent des informations essentielles sur la vie locale, sur les populations, les paysages, la faune et la flore, fixant des témoignages multiformes qui aujourd’hui revêtent une très grande importance. C’est par ces témoignages que survit la Croisière noire, ceux qui l’ont animée et ceux qui l’ont croisée. Et ce qui nous intéresse ici est ce que montrent ces images d’un monde qui a existé. C’est un moment de l’histoire des sociétés nigériennes qui resurgit à travers ces danses, ces parures, ces parades, ces constructions, ces gestes… comme resurgissent des paysages aujourd’hui transformés. Les documents proposés ne concernent, évidemment, que ce sur quoi les membres de

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la Croisière noire ont posé leur regard, essentiellement les villes, mais pas seulement. Près d’un siècle après, qu’en reste-t-il, qu’est-ce qui a disparu ? La grande particularité des photographies retraçant la Croisière noire est d’être totalement déconnectée de tout contexte, notamment de ce lourd contexte colonial très présent dans les commentaires et certaines séquences du film La Croisière noire. Nous savons seulement qu’elles ont été prises à la fin de l’année 1924 pour ce qui concerne le Niger et qu’elles présentent certains aspects de la réalité nigérienne du moment. Notre livre n’apporte pas de réponse aux questions que nous posons, mais attend les commentaires du public nigérien, le plus concerné par la présentation de la Croisière noire et les évolutions qu’il suggère. C’est principalement aux habitants nigériens de Tillabéry, Niamey, Dosso, Dogondoutchi, Madaoua, Maradi, Madarounfa, Tessaoua, Zinder, Gouré, Maïné-Soroa, N’Guigmi… de toutes les villes et les régions traversées, de répondre. .

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NOS SOURCES Voici les documents utilisés pour réaliser ce travail de recherche. On peut ainsi juger de leur diversité, de leur validité mais aussi des limites qu’ils imposent à l’analyse, d’où toutes les questions soulevées. La réflexion montre également l’absence de certaines sources qui font défaut de manière regrettable. I- USAGE ET LIMITE DES SOURCES UTILISEES Les Carnets de route Plusieurs participants ont rédigé des carnets de route. De leurs côtés, Léon Poirier écrit avec soin ses notes cinématographiques 1 et Alexandre Iacovleff ses carnets de croquis 2. Mais le seul carnet de route publié, dès le retour de la Mission, est celui signé par les deux chefs qui l’ont dirigée : Georges-Marie Haardt et Louis Audouin-Dubreuil : La Croisière noire, expédition Citroën Centre-Afrique, Plon, 1927, n° 183. Cet ouvrage, largement illustré, est décliné en plusieurs éditions, notamment une pour la jeunesse ce qui témoigne de l’impact de cette Mission dans l’opinion publique. C’est L. AudouinDubreuil qui a tenu le journal de voyage qui en constitue la matière principale4 et certaines notes de L. Poirier ont G.-M. Haardt et L. Audouin-Dubreuil, La Croisière noire, édition jeunesse, 1927, p. 21. 2 Éric Deschamps, Croisières Citroën, carnets de routes africains, E.T.A.I. 1999, p. 173. 3 Édition numérotée consultée au musée du Quai Branly - Jacques Chirac. 4 Des fac-similés de quelques pages de trois des dix carnets de route de L. Audouin-Dubreuil sont reproduits dans Ariane Audouin1

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été intégrées. Après la séparation de la Mission en différents groupes, G.-M. Haardt a tenu son propre carnet de route1. Il existe également deux ouvrages importants largement illustrés rédigés par des auteurs qui ont eu accès à ces sources non publiées : - Éric Deschamps : Croisières Citroën, carnets de routes africains, E.T.A.I. 1999. E. Deschamps a eu accès aux journaux de Maurice Penaud et Charles Brull, ainsi qu’à l’album de photographies de Maurice Penaud. Il cite parfois le « journal de Bettembourg2 ». - Ariane Audouin-Dubreuil : La Croisière noire, sur les traces de l’expédition Citroën Centre-Afrique, Glénat/La Société de géographie, 2014. A. Audouin-Dubreuil a eu accès au journal rédigé par son père. Une première édition de ce livre a été publiée en 2004 : A. Audouin-Dubreuil : La Croisière noire, sur les traces des explorateurs du XIXème siècle, Glénat, 2004, 208 pages, avec des illustrations parfois différentes. Mais on constate très vite, à la lecture de ces différents ouvrages que certains éléments notés par L. AudouinDubreuil en cours de route dans son carnet et cités par sa fille ne sont pas repris dans la version éditée du récit de la Mission comme cette rencontre avec des « colonnes de captifs3 » croisées en quittant Niamey, absente également du film et des photographies. Aussi semble-til impératif d’avoir accès aux sources originales et aux Dubreuil, La Croisière noire, sur les traces des explorateurs du XIXème siècle, p. 196. 1 G.-M. Haardt et L. Audouin-Dubreuil, La Croisière noire, op. cit., p. 260, note 1. 2 E. Deschamps, Croisières Citroën, op. cit., p. 167-168 par exemple. 3 A. Audouin-Dubreuil, ibid.., 2014, p. 41. 18

textes intégraux pour retracer toutes les facettes de cette Mission, pour croiser les différents regards et les points de vue des participants et ne pas se contenter de ce qui peut paraître comme un récit officiel. A plusieurs reprises, les différences perceptibles entre les divers témoignages relatant un même événement lors du passage de la Croisière noire au Niger confortent ce besoin. Ces sources originales restent à localiser. En octobre 2010, par exemple, une vente aux enchères réalisée à l’hôtel Drouot à Paris intitulée « les Missions Citroën, première traversée du Sahara, Croisière noire, Croisière jaune » a dispersé nombre d’éléments de la collection Louis Audouin-Dubreuil. Ainsi le lot 52 a proposé un tapuscrit de 690 pages in-4 du texte de La Croisière noire publié par G.-M. Haard et L. Audouin-Dubreuil avec des corrections manuscrites du second qui ajoute en première page : « Version n°3 ; corrigée - une des premières versions de la Croisière noire, d’après mon carnet de route L. A.D. » ; ou le lot 53 qui contient des éléments qui ont servi à la rédaction de ce livre soit quatre carnets autographes rédigé au jour le jour par L. Audouin-Dubreuil dans un style télégraphique durant l’expédition représentant 495 pages in-12 qui commencent avec le départ de Paris pour s’achever avec le retour au point de départ et incluant « le kilométrage des étapes et l’essentiel de leur déroulement ». Ont été proposés à la même vente également des photographies, des films, des cartes, des documents officiels, des menus, de la correspondance, des objets… Plus récemment, en juin 2021 toujours à Paris, c’est la collection Éric Deschamps qui a été mise aux enchères par la maison de ventes Cornette de Saint Cyr avec ses 19

voitures, ses photographies, ses objets, ses documents écrits1… La possibilité d’avoir accès à l’ensemble des sources, écrites et visuelles, concernant la Croisière noire semble s’éloigner par la dispersion des collections qui ont existé. Les films Les images (en noir et blanc) tournées par le réalisateur Léon Poirier et l’opérateur Georges Specht constituent un deuxième corpus : « Vingt-sept mille mètres de pellicules permettant le montage de cinquante films documentaires2 ». La première projection d’un film de long métrage intitulé La Croisière noire a lieu dès 1926. Il existe en fait plusieurs versions de ce film long métrage : - La Croisière noire, muet (images noir et blanc) : la première projection a lieu le 2 mars 1926 au Théâtre de l’Opéra de Paris, avec de nombreuses versions pour l’étranger (en anglais, allemand, italien, espagnol). La diffusion du film connaît un très grand succès en France et en Europe. - La Croisière noire, noir et blanc, sonore, 19333. Léon Poirier a rapporté de la Mission Citroën CentreAfrique des notes portant sur les musiques et les chansons qui accompagnaient les diverses danses observées au cours du voyage. Ces notes ont servi à concevoir Voir le site : https://auction.cornettedesaintcyr.fr/catalogue/113938?offset=50& 2 G.-M. Haardt et L. Audouin-Dubreuil, La Croisière noire, p. VI, (toutes les références à cet ouvrage concernent l’édition jeunesse) 3 Le film est encore programmé lors du XXème festival de la photo et du cinéma en 1949 (Le Photographe, 20 mars 1949). 1

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l’accompagnement sonore de la projection de 1926 et la bande-son enregistrée en 1933. Dans cette dernière version, Léon Poirier, lui-même, prête sa voix au commentaire. Le Centre d’archives de Terre Blanche (archives PSA Peugeot Citroën) propose ces deux versions, de durées différentes (respectivement 135 et 55 minutes) et qui, pour ce qui concerne la traversée du Niger, recèlent des différences notables : * Dans les durées : Comparaison des deux versions Film « muet » Film sonore 1926 1933 Début : pirogue sur le 17’511 8’28 Niger à Bourem Fin : arrivée au lac Tchad 34’38 16’36 Durée des intertitres 4’26 XXX Durée des images 14’03 8’08 Durée totale 18’29 8’08

* Dans le déroulement des séquences : Par rapport à la version « muette », la version sonore possède sept séquences en moins (dont un fondu au noir), une séquence en plus, une séquence écourtée, et quatre séquences dont l’ordre est inversé 2. * Dans certains commentaires : Certains ont été modifiés d’une version à l’autre : ainsi au moment du repas du Sultan Barmou, il est écrit dans un intertitre de la version muette : « Selon le Koran, nul ne Il faut lire que cette scène commence 17 minutes et 51 secondes après le début du film. 2 Une comparaison précise figure en Annexe I, p. 165. 1

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doit voir le Sultan manger aussi les musiciens de Barmou sont aveugles ». Cette référence fausse au Coran ne figure plus dans le film sonore. Ces changements impliquent donc une certaine réflexion critique de la part des réalisateurs. Il existe également une version muette d’une durée de 100 minutes consultable sur DVD à la Cinémathèque française1. Nous avons procédé à une comparaison, plan par plan, de ces trois versions pour ce qui concerne la traversée du Niger2. D’autres titres de films sont annoncés dans le rapport de fin de Mission qui appartiennent à ces « cinquante films documentaires » ; pour le Niger : La danse du Kouli-Kouta, Les Touaregs Olliminden, La vie rurale des Noirs Musulmans au village de Madarounfa 3. Lesquels de ces documentaires ont été effectivement montés et diffusés ? Aucun n’est localisé actuellement. Plus généralement, une question se pose sur l’ensemble du métrage annoncé. Si on pose comme hypothèse que les images sont projetées à 24 images par seconde 4, 1 012,32 mètres de film durent 37 minutes. Les 27 000 mètres rapportés par la Croisière Noire, projetés à la même vitesse, représenteraient 16 heures et 39 minutes environ. Il reste donc beaucoup à voir… Si la vitesse de projection est plus lente, la durée s’accroit encore…

Cinémathèque française, service iconographique, DVD 4920. Voir la comparaison entre ces 3 versions en Annexe I, p. 165. 3 Premier rapport de fin de mission adressé au Président de la République par G.-M. Haardt, le 5 août 1925. Fonds Haardt, Musée du quai Branly - Jacques Chirac, p. 8-9. 4 A quelle vitesse exactement fut tourné et projeté le film de 1926 ? 1 2

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On peut penser que certaines images tournées furent inutilisables comme en témoigne ce télégramme adressé de N’Guigmi, par L. Poirier, au laboratoire : « Recevons télégramme Citroën ainsi conçu Stop deuxième envoi film moins satisfaisant que premier Stop tiers environ très bon reste passable mais cliché gris 1 […] ». Mais il en reste beaucoup à localiser qui seraient d’un intérêt patrimonial inestimable si elles ressemblent aux films réalisés par Paul Castelnau lors de la première traversée du Sahara par les automobiles Citroën, dénués de tout commentaire en relation avec la colonisation et de tous les fastes des mondanités liées aux réceptions de la Mission, sur les populations et les régions traversées. Ils pourraient correspondre, au moins en apparence, au vœu d’A. Gide : « prendre par surprise et sans qu’ils s’en doutent, les indigènes occupés à leurs travaux ou à leurs jeux2 ». Et ce ne sont pas les seules découvertes à faire parce que Fernand Billy a de son côté tourné au moins à Madagascar : « Le 3 septembre. 16 h. Arrêt de Billy pour le cinéma. Lumière tamisée par des nuages mobiles, la descente s’allonge dans un magnifique cirque montagneux aux flancs pelés et arrondis. Nous prenons plusieurs films et photos de Rémillier en descente ; à ce moment, l’axe de renvoi de mouvement du démultiplicateur saute. Nous échappons de justesse à l’accident une fois de plus3… »

D’autres membres de la Mission ont-ils tourné d’autres images encore ? Éric Deschamps, Croisières Citroën, op.cit., p 138. André Gide, Le Retour du Tchad, folio 2731, 1928, p. 374. 3 Carnet de Ch. Brull, cité par E. Deschamps, Croisières Citroën, op. cit., p. 203. 1 2

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Quand A. Citroën a vu le premier montage de La Croisière noire, il a protesté parce qu’on voyait trop G.M. Haardt et pas assez la Mission, c’est-à-dire les voitures. Et L. Poirier, face aux pressions, ressent un certain embarras pour décider du montage final 1… Où sont les chutes, les scènes non retenues ? Les photographies Il pèse aussi des incertitudes sur le nombre de photographies réalisées : il y en aurait 6 000 selon le livre de G.-M. Haardt et L. Audouin-Dubreuil, 8 000 selon le rapport remis par G.-M. Haardt au Président de la République, de plus on sait que « chaque voiture est bien sûr équipée d’appareils photos personnels dont au moins un Vérascope Richard qui permet de prendre des prises de vues en relief sur plaque de verre2 ». Des albums de photographies sont constitués portant une légende manuscrite pour chacune ainsi que la date de la prise de vue : - Le plus accessible est l’album du fonds Haardt conservé au musée du Quai Branly - Jacques Chirac qui contient 555 photos retraçant la traversée du Niger 3 et moins de 4.000 pour l’ensemble de l’expédition. E. Deschamps, ibid., p. 128. Le même genre de problème se posera, plus tard et plus gravement, pour le film sur La Croisière jaune. 2 Ibid., p. 115. 3 http://collections.quaibranly.fr/, deuxième volume PA000115 (planches 101 à 200, il manque la 104) et troisième volume cotes PA000001 (planches 201 à 267) pour ce qui concerne le Niger. Le volume 1, qui porte la cote PA000119 contient les photos des membres de la Mission (planches 2 à 9). Ces photographies sont numérotées dans l’ordre du voyage. 1

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- Nous avons également consulté l’album de Maurice Penaud conservé par Éric Deschamps, les photographies exposées au musée des Cordeliers à Saint-Jean-d’Angély, celles proposées par Fabien Sabatès1, ainsi que celles reproduites dans le livre de Maurice Abadie qui traite du Niger à l’époque de la Croisière noire2. La numérotation des photographies dans l’album de G.-M. Haardt est parfois curieuse et n’offre pas de continuité rigoureuse. Ainsi, le premier album de G.-M. Haardt consacré à la Croisière noire (http://collections.quaibranly.fr/série PA0001193) commence par une présentation très intéressante (en photos) des membres de l’expédition dont Baba Touré (PA000119-15, en fait il y a un n°15 en haut à droite, ce qui suit la numérotation, mais il y a aussi un n°7 en bas à gauche). Les photos, les trois premières, celles de Haardt, Audouin-Dubreuil et Bettembourg ne sont pas numérotées. La numérotation ne commence qu’avec la photo de Brull qui est la quatrième dans l’album mais qui porte pourtant le numéro 2. Bourgeon et Bergonier (14 bis « Bergonié ») sont inclus, et la photo de Rémillier porte le numéro 14 ter. La photo de Baba (PA000119-15) qui porte le n°15 est donc en fait la 19ème photo de ce début d’album. Plusieurs de ces 19 photos portent aussi un numéro en bas à gauche, mais pas toutes, et l’ordre des numéros en bas à gauche, désordonné, ne Fabien Sabatès : Croisières héroïques Citroën, 1924-1931 Afrique-Asie, Sogemo et Éric Baschet Éditions, 1984. Ce livre est composé essentiellement de photographies avec très peu de textes. 2 Maurice Abadie, La Colonie du Niger, [1927], L’Harmattan, 2013. 3 De façon très curieuse, en accédant au volume 1 par : quaibranly.fr puis recherche : Croisière noire volume 1, on commence par la planche 9 avec les photos 14bis (Bergonié) et 14 ter (Rémillier), les photos 1 à 13 (planches 1 à 8) se trouvant en fin de l’album. 1

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correspond pas à l’ordre de numéro en haut à droite 1. On retrouve des photos comparables, redoublées, de Haardt, Audouin-Dubreuil, Bettembourg et Brull à la fin de l’album. Le Niger occupe le deuxième album et une partie du troisième : les séries PA000115 -331 à 660 et PA000001661 à 897. Mais on constate quelques petites imperfections : - Comme pour le premier album, on note une certaine discontinuité : on a dans le volume 2, d’abord la section PA000115-589 à 660 puis la section PA000115-331 à 588. L’ordre aurait dû être l’inverse. - On saute parfois des numéros : il n’y a pas de PA000001-771, ni de PA000001-773, ni de PA000001785 et 786, ni de PA000001-806, ni de PA000001-849, ni de PA000001-884. - Introduction de numéro bis : PA000001-803 bis, PA000001-873 bis. - Une même photo se trouve à deux endroits différents avec un intitulé différent : PA000115-406 « un arrêt à Faruele » et PA000115-410 « un arrêt à Agourou ». Pour les légendes, on remarque que dans les photos PA000115-444 à 449, les mêmes cavaliers sont désignés

Voici la liste des membres de l’expédition et les numéros de leur photo en haut à droite : Haardt, Audouin-Dubreuil, Bettembourg (3 photos non numérotées), 2 Brull, 3 Iacovleff (n°3 en bas à gauche), 4 Poirier (n°5 en bas à gauche), 5 Specht (n°1 en bas à gauche), 6 Bourgeon (n° 2 en bas à gauche), 7 Penaud (n° 6 en bas à gauche), 8 M. Billy (n°15 en bas à gauche), 9 F. Billy, 10 de Sudre, 11 Trillat, 12 Piat (n°3 en bas à gauche), 13 Prudhomme, 14 Rabaud, 14 bis « Bergonié », 14 ter Rémillier, 15 Baba. Soit 19 personnes nommées, Bourgeon laissant sa place à Bergonier à Niamey, et 18 participants à la Croisière noire.

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comme haoussa puis comme djerma (ce qu’ils sont réellement). Cette question de la numérotation ne concerne en fait que l’album G.-M. Haardt : ni les photos de M. Penaud ni celles d’A. Audouin-Dubreuil, ni celles de F. Sabatès ne sont numérotées. L’album photographique du fonds M. Penaud 1 présente beaucoup de similitudes avec celui du fonds Haardt : même présentation, mêmes légendes manuscrites, mais, chez M. Penaud, (comme d’ailleurs chez A. Audouin-Dubreuil), on note, outre l’absence de numérotation manuscrite sur chaque photo, le fait que certaines photographies, dont le centre est flou dans l’album Haardt, sont totalement nettes dans l’album Penaud (exemple infra la photographie n° 16 : Danse Peulhe du Charo à Zinder). Dépassant largement l’aspect technique, une autre question posée par plusieurs photographies est celle de la rémunération des personnes filmées, ce sujet reste totalement absent du livre et des films (exemple infra la photographie n° 4 : Distribution de noix de kola aux indigènes à N'Guigmi). Peut-être est-elle décrite dans les carnets de route eux-mêmes ? D’autres sujets ne sont abordés que par l’un ou l’autre des médias. Seuls les deux films évoquent la présence de l’eunuque de Tessaoua, absent des textes et des photographies. Bien plus importante la question du travail forcé, indispensable à la réussite de la Mission pour organiser les ravitaillements notamment, est suggérée dans les photos, comme celle du portage l’est dans les films, mais elle n’est explicite que dans les carnets 1

Collection E. Deschamps. 27

de L. Audouin-Dubreuil tout en restant absente du livre final. Plusieurs autres questions importantes sont soulevées par les sujets des photos, qui n’apparaissent pas dans les films ni dans le livre de G.-M. Haardt et L. AudouinDubreuil. Il y a un autre aspect, plus général, très intéressant, qui ressort du livre Croisières héroïques Citroën, 1924-1931 Afrique-Asie dans lequel F. Sabatès propose, de la Croisière noire, des photographies souvent différentes de celles présentes dans les albums de G.-M. Haardt et M. Penaud. Elles peuvent proposer le même sujet mais avec un cadrage différent (par exemple la demeure du Sultan Barmou, p. 59), ou bien des sujets totalement inédits (par exemple la corvée d’eau, p. 55, la révision des voitures à Niamey, p. 56, G.-M. Haardt assis sur un fût d’essence, p. 67, des « incidents techniques et mécaniques », p. 66-67…). Ces exemples ne concernent que le Niger, mais l’ensemble de ces photos dessine une image peut-être plus décontractée plus proche de la réalité vécue que le corpus Haardt-Penaud qui, mis en avant par la publicité au retour de la Mission, devint le corpus photographique « officiel ». Les légendes de ces photos du livre de F. Sabatès sont souvent peu précises quant au lieu, la date et la description des prises de vues et les seules sources mentionnées par l’auteur sont : Archives personnelles de MM. Conté, Goerger, Prudhomme, Specht fils & Tavard. R. Prudhomme et G. Specht ont tous deux participé à la Croisière noire et ces photos donnent l’impression d’avoir été prises par ces appareils photographiques personnels évoqués plus haut emportés par les membres de la Mission. De fait, on constate qu’un 28

certain nombre des photos représentent la voiture « Éléphant à la tour », celle occupée par le Cdt Bettembourg et R. Prudhomme, et « Escargot ailé », celle de G. Specht et M. Piat, comme si G. Specht et R. Prudhomme s’étaient photographié l’un l’autre, des photographies personnelles hors de tout souci de représentation, c’est-à-dire de contrôle de l’image. F. Sabatès ne propose dans ce livre certainement qu’un nombre limité de photos issues de ce corpus Prudhomme-Specht et il serait évidemment très intéressant pour compléter cette description du passage de la Croisière noire au Niger – comme tout au long de son parcours – d’avoir accès au corpus complet, ce qui complèterait notre vision de la Mission. Là aussi, donc, un décalage entre l’image « officielle » et la réalité. Les dessins et les peintures Alexandre Iacovleff a réalisé plus de 300 dessins et plus de 300 toiles ainsi que 15 albums de croquis1. Ces œuvres, d’un style différent de celles de la Croisière Jaune, apportent les couleurs indispensables à la restitution des scènes, à côté des photographies et des films en noir et blanc. Plusieurs de ses peintures sont réalisées, après coup, à partir de ses croquis pris sur le vif. Il a un regard esthétique et non colonial vis-à-vis des personnes qu’il représente. En ce sens il est très différent de ces collègues (voir Annexe II, p. 181).

Ces différents chiffres sont issus du premier rapport de fin de mission adressé au Président de la République par G.-M Haardt. Voir note 4, p. 22.

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A. Iacovleff a réalisé une peinture particulière (voir cidessous) qui présente les membres de la Mission :

A- Haardt B- Bettembourg C- Audouin- Dubreuil D- Brull E- Poirier

F- Specht G- Bergonnier H- Piat I- Iacovleff J- Baba Touré

K- Penaud L- M. Billy M- F. Billy N- Balourdet O- Rabaud

P- Rémillier Q- Trillat R- Prud’homme S- De Sudre

Les membres de l’expédition, d’après le tableau d’A. Iacovleff.

S’ils sont bien dix-neuf comme dans les photos du premier album de la série Haardt, Balourdet est présent dans la peinture mais absent des photos où il est remplacé par Bourgeon, lui-même absent du tableau. Balourdet ne rejoint la Mission qu’à partir de Tabora, Bourgeon l’a quittée à Niamey. Par contre, Gauché qui rejoint la Mission en Oubangui-Chari (voir le tableau n°1) est absent de la peinture et des photos… Mais surtout le tableau suggère une hiérarchie au sein de ces membres qui est peu évoquée dans les autres sources « officielles ». Au premier plan à gauche, les trois 30

seuls assis autour d’une table sur laquelle une carte est dépliée, le chef de l’expédition, son adjoint, et le second chef : Haardt, Bettembourg et Audouin-Dubreuil. A droite les spécialistes : Brull (mécanique, minéralogie, géologie), Poirier et Specht (cinéma et photos), Bergonier (médecine, zoologie, taxidermie) et Piat (mécanicien et saharien). A l’autre extrémité, debout, Iacovleff dessine. Près de lui, derrière les trois hommes assis, Baba Touré est présenté comme un serviteur : il porte une corbeille de fruits. Penaud, chef mécanicien, accoudé à la calandre d’une voiture, est tourné vers l’ « état-major » introduisant, d’une certaine façon, cet ensemble que forment au centre du tableau les conducteursmécaniciens dominés par M. Billy, premier mécanicien, portant un fusil. Au loin à droite, les autres voitures ; plus au loin à gauche, quelques cases d’un village africain devant lesquelles des hommes cuisinent et des femmes portent des fardeaux sur leur tête. Chacun a bien un rôle assigné et cette hiérarchie fut parfois pesante à certains membres de la Mission, par exemple face au poids du protocole imposé, comme les autres jours sans doute, lors du dîner autour des tables nappées à Taourirt (étape du 7 novembre) à la veille de traverser le Tanezrouft après les mauvaises nouvelles du jour : difficultés mécaniques et essence livrée de mauvaise qualité. « Les tables rassemblées, nappées, nous nous côtoyons dans une bonne convivialité, telle que la souhaite Haardt. Oui, mais le protocole imposé complique tout. Baba assure son service vêtu de blanc, ganté de blanc. Il recherche successivement, pour les servir par ordre de préséance les

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chefs, sous-chefs, artistes […] Certains sourient, amusés, d’autres le prennent en grippe 1 … ».

Cette facette hiérarchisée et protocolaire au sein de la Mission est absente des autres documents comme, au même moment, la brouille qui nait entre Bourgeon et Haardt (voir infra, p. 44). Les rapports officiels L’expédition adresse des rapports au président de la République en 1925, et à différents ministères (colonies, aéronautique) et institutions (Museum d’Histoire naturelle et la Société de géographie de Paris) en 1926. Ces rapports présentent le déroulement de la Mission et proposent des éléments nécessaires pour la colonisation : maîtrise de l’espace par le biais de l’avion et de l’auto, développement économique, données sanitaires pour disposer d’une bonne main d’œuvre. On relève que le développement économique s’oriente vers les besoins de la métropole et en relation avec le Nigeria britannique – à l’égard duquel on doit songer à l’exportation de bétail et de produits agricoles. On constate qu’aucun rapport n’évoque, ni d’ailleurs les autres sources non plus, la question du financement de cette Mission, qui relève strictement du domaine privé, et que la consultation des archives de l’entreprise Citroën pourrait apporter des précisions complémentaires sur sa préparation et son déroulement.

Journal de L. Audouin-Dubreuil, cité par A. Audouin-Dubreuil, La Croisière noire, op. cit., p. 30.

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Le catalogue des documents exposés 700 objets sur les 3000 rapportés sont exposés à partir du 1er octobre 1926 au pavillon de Marsan du Musée du Louvre lors de l’ « Exposition de la Croisière noire ». Il existe un catalogue et des photographies de cette exposition (voir Annexe V, p. 237). Le musée des Cordeliers à Saint-Jean-d’Angély (situé en Charente-Maritime, à 450 km au Sud-Ouest de Paris) propose une exposition permanente montrant, outre un récit des expéditions Citroën, de nombreuses photographies, des dessins d’A. Iacovleff ainsi que des objets rapportés par la deuxième Mission Citroën. Le fonds de documentation de ce musée, en cours de numérisation, n’a pu être consulté. Où sont les 2.300 objets restants ? II- LES SOURCES MANQUANTES Comme nous l’avons décrit, différents carnets de route, ou journaux de voyage, s’ils existent encore, sont actuellement conservés dans des archives privées et nous n’avons pu les consulter au moins pour les parties qui concernent le Niger. Or on sait, et nous en avons montré quelques exemples, qu’entre les « versions officielles » et les sentiments personnels, il existe souvent des décalages que ces documents nous permettraient de mettre en lumière. Marie-Christine Rouxel évoque cette même impression de « décalage » entre la version officielle et la réalité à propos de la mission Delingette en montrant par exemple, examen des photos prises au cours du voyage à l’appui, que le couple n’a pas utilisé la même voiture de 33

Colomb-Béchar jusqu’au Cap, et qu’un changement a eu lieu à Niamey au profit de la voiture, alors en meilleur état, que conduisait Bonnaure. De même elle suggère des différences entre le rapport D’Algérie au Cap en automobile que rédigent les deux époux à destination de Louis Renault et le livret publicitaire qui en est tiré et publié : D’Oran au Cap en six-roues ; la différence de titre elle-même étant significative, le second met l’accent sur la voiture Renault1. Parmi les documents existants, auxquels nous n’avons pas eu accès, on mentionnera : ceux qui, en octobre 2010,ont été proposés à la vente chez Drouot-Richelieu par Ariane Audouin-Dubreuil qui écrit dans l’introduction du catalogue (voir supra, p. 19) : « Je retrouve les livres d’explorations et de recherches scientifiques pieusement consultés avant les voyages ainsi que les carnets de route rédigés aux bivouacs, les notes intimes de confidences et d’impressions à ne pas livrer, les premiers manuscrits, des rapports de mission, une correspondance importante émanant de compagnons de voyage, d’artistes, de personnes célèbres à l’époque. »

On trouvait en effet, proposés dans le catalogue de la vente : - Des centaines photographies (tirages argentiques et plaques de verre) certaines légendées par G. Specht ou L. Audouin-Dubreuil, certaines présentées à l’exposition de la Croisière noire au Pavillon de Marsan du Louvre, en octobre 1926. 1

Marie-Christine Rouxel : Renault en Afrique - Croisières automobiles et raids aériens 1901-1939, E.T.A.I., 2003, p. 59, 64, 67, 82-83, 86 pour la voiture, et p.74 pour les textes.

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- Des bobines du film réalisé par Léon Poirier sur le parcours de la Mission de la Croisière noire en 1925-1926 (par exemple : 3 bobines de 35 mm sonores) - Le tapuscrit de 690 pages du livre de G.-M. Haardt et L. Audouin-Dubreuil, La Croisière noire, in-4, divisé en chapitres datés, réunis en carnets, avec des corrections manuscrites de L. Audouin-Dubreuil. - Quatre carnets de route autographes rédigés au quotidien pendant le déroulement de la Croisière noire par L. Audouin-Dubreuil, 495 pp. in-12, sur papier quadrillé, réunies en petits cahiers. - Le texte dactylographié, rédigé au cours de la Croisière noire, comportant deux dessins et les transcriptions (musique et paroles) du Chant des pagayeurs et de la Berceuse des petits éléphants. Chants qui servirent pour la sonorisation du film de la Croisière Noire. - Des cartes personnelles, pour la plupart, de L. Audouin-Dubreuil, utilisées lors des missions Citroën au Sahara et en Centre-Afrique. - Des objets dont plusieurs ont figuré à l'exposition « Croisière Noire » tenue au Musée du Louvre, (pavillon de Marsan) d'octobre 1926 à février 1927 et parmi lesquels on citera : des anciennes coiffures peul et haoussa du Niger en paille tressée (avec une calotte ornée d'une pièce de cuir à décor de motifs géométriques et de figurations d'autruches)1. - Les 97 carnets de Iacovleff mis en vente par Sotheby à Londres en 2014, dont certains concernent certainement la Croisière noire. Il manque surtout, à côté de ces sources connues, la vision de ceux qui accueillent la Croisière Noire ou du moins la voient passer : les administrateurs coloniaux en 1

http://archives.quaibranly.fr › datas › Pole_archives 35

place et surtout les populations africaines. Les points de vue et les témoignages de ceux qui ont aidé la Mission de façon déterminante, ces « compagnons obscurs1 » (guides, porteurs…) comme des habitants de cet espace nigérien traversé seraient, à l’évidence, un complément, certainement un contrepoint, très enrichissant. Il existe, semble-t-il, des rapports des administrateurs coloniaux, notamment de Bilma, pour la mission Courtaud2. L’information (photos, films, rapports, livres, carnets…) dont nous disposons est donc unilatérale, souvent filtrée, selon les personnes ou institutions à qui elle s’adresse, quand elle n’est pas soustraite à la publication d’où la nécessité d’accéder aux sources originelles, de croiser les données et de poursuivre des recherches de documents. Mais on peut déjà retirer nombre d’informations et de questions de ce qui a été consulté. III- REFLEXIONS PLUS SPECIFIQUES CONCERNANT LE NIGER 1- Notre point de vue Ayant vécu tous les deux au Niger plusieurs années et ayant publié divers travaux sur ce pays, la consultation de la documentation photographique et filmique, avant Isabelle Surun, Dévoiler l’Afrique ? Lieux et pratiques de l’exploration (Afrique occidentale, 1780-1880), Éditions de la Sorbonne, 2018, 382 pages, p. 135. 2 Voir : Marc Franconie, "La mission Courtot de Tunis au Tchad – 1925, un raid transsaharien méconnu d’autochenilles Citroën", Le Saharien n° 207 quatrième trimestre 2013, http://www.lesaharien.com/quelques-articles-parus-dans-lesaharien/la-mission-courtot-tunis-tchad-1925/ 1

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même la réflexion critique brièvement exposée ci-dessus, a suscité de notre part un certain nombre de remarques initiales qui ont été à l’origine même de cette recherche et de ce projet. Des transformations naturelles et sociales Le constat de la déperdition de la faune1 (autruches, chevaux en très grand nombre …) et de la flore. z Une autre découverte est celle des marionnettes photographiées à Zinder. Cette pratique, interdite par l’administration coloniale, parce que critique, n’existe plus, au point que certains Nigériens ne la connaissent pas du tout. z A Zinder, ont été photographiées également des danses animistes aznas – qui ont disparu de cette région avec l’islamisation. Au Niger, c’est l’écrivain Mamani Abdoulaye, qui a dans un roman Sarraounia2, revivifié l’image des Aznas dans la région plus centrale de Lougou et Doutchi. Ainsi les photos montrent que ce mouvement existait bien, à l’époque, à l’Est du pays. z

Le rapport au fait colonial Le manque de connaissance sur l’histoire locale pourtant récente ne permet pas à la Mission de s’apercevoir que la région, d’ailleurs Territoire militaire jusqu’en 1922, avait été le théâtre de troubles nombreux et violemment réprimés, notamment en pays touarègue. z

Jean Rouch, plus tard, filmera la pêche au lamantin, mammifère qu’on ne trouve plus au Niger. 2 Mamani Abdoulaye, Sarraounia, L’Harmattan, 1980, 159 pages. 1

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z Plusieurs des sultans qui les ont reçus avaient été intronisés par l’administration coloniale (ou seront destitués peu après le passage de la Mission) pour écarter les chefs traditionnels qui ne se conformaient pas aux nouvelles règles. Le cérémonial de sa réception à chaque étape est donc une complète mise en scène obligée. z Le portage, manifestation du travail forcé, n’est pas réellement condamné par la Mission qui en bénéficie largement pour son approvisionnement (carburant, vivres) et l’envoi de ses collectes (films, objets). z La Mission s’est rendue jusqu’aux tombes de Voulet et Chanoine. Mais les photos ne comportent aucun commentaire sur ces personnes qui, en leur temps (1899), avaient terrorisé les populations nigériennes et indigné une partie de l’opinion française. Ce silence laisse perplexe. z Une information très intéressante que donnent à voir les photos et les films concerne Crocicchia, l’administrateur de Niamey, qui a fort bien reçu la Mission. Dès 1925, il sera confronté avec Chibo, une prêtresse animiste de sa circonscription, qui s’opposera autant à l’administration qu’aux chefs coutumiers. Il l’exilera en 1927, mais elle est à l’origine d’un mouvement contestataire, hauka1, qui éleva au rang de « mauvais génies » certaines figures coloniales, dont « Crocicchia ».

Finn Flugestad : "Les hauka, une interprétation historique", Cahiers d'études africaines, vol. 15, n°58, 1975. p. 203-216 : https://www.persee.fr/doc/cea_00080055_1975_num_15_58_2593) ; Chaïbou Dan Inna : "Naissance et dramaturgie du haouka dans le contexte de la colonisation au Niger" in Le projet Jean Rouch, colloque international, Paris 11-22 novembre 2009 : https://www.canalu.tv/video/cerimes/projet_jean_rouch_j1_3_c ommunications_1_version_francaise.5933 1

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Au Niger, la plupart des gens connaissent le nom de cet administrateur mais n’ont jamais vu sa photo qui figure plusieurs fois dans l’album Haardt (voir photos n°1 et n°2) et le film. C’était donc pour nous aussi une découverte. z La photo de Maurice Abadie est intéressante puisqu’il va en 1927 publier La Colonie du Niger (préface de Maurice Delafosse)1, ouvrage fort bien documenté sur le pays et les populations. z On relève incidemment le goût, douteux, pour la nudité à propos d’une « femme galante » à Madarounfa et des femmes kanembous photographiées d’abord habillées puis entièrement nues, très probablement sur demande (voir Annexe II, p. 181).

Photo n°1 – Réception à Niamey (au centre, en blanc, Crocicchia).

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Réédité en 2010 par L’Harmattan à la demande d’Inoussa Ousseini. 39

Photo n°2 – La résidence de Niamey : MM. Crocicchia à gauche et Poirier à droite.

2- Les points de vue nigériens Les Nigériens doivent être sollicités. Ils l’ont été et, si c’est possible, le seront sous deux formes pour donner des avis et les confronter : z Divers travaux d’historiens nigériens ont été utiles pour préciser certains aspects soulevés par la Mission, notamment les questions des troubles politiques, des esclaves et des eunuques 1 ou du mouvement hauka. Principalement : Kadir Abdelkader Galy, L’esclavage au Niger, aspects historiques et juridiques, Karthala, 2010, 188 pages, et André Salifou, Le Damagaram ou sultanat de Zinder au XIXème siècle, Niamey, Centre nigérien de recherches en sciences humaines, 1971, Études nigériennes n° 27, 320 pages, qui montre bien l’importance des esclaves et des eunuques dans le plus puissant sultanat du Niger au XIXème siècle. 1

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z Avant de pouvoir réaliser des entretiens au Niger, nous avons pu profiter à Paris, le jeudi 30 janvier 2020, d’une discussion avec Galy Kadir Abdelkader1, après la projection du film « muet » et de la version sonorisée (1933) – uniquement sur les parties concernant les séquences de Bourem à N’Guigmi – et après la vue de plusieurs photos du fonds du Musée du Quai Branly (cf. infra, p. 163). Ce sont ces observations préliminaires qui ont motivé en partie notre recherche.

Galy Kadir Abdelkader, sociologue, Professeur à l’École Normale Supérieure de l’Université Abdou Moumouni de Niamey, Conseiller du Premier Ministre pour l’éducation, et auteur de L’esclavage au Niger, op. cit.

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LA MISSION CITROËN CENTRE-AFRIQUE : ITINÉRAIRE ET CALENDRIER, OBJECTIFS ET LOGISTIQUE L’ITINERAIRE ET LE CALENDRIER

Carte n°1 - L’itinéraire de la Croisière noire

Partie de Colomb-Béchar le 28 octobre 1924, la mission rejoint le fleuve Niger à Bourem d’où elle repart le 20 novembre. La traversée du Sahara, qui n’est pas une première, reste un passage très éprouvant par les 43

difficultés d’orientation et la chaleur. Léon Poirier est saisi d’hallucinations et il raconte dans ses notes cinématographiques comment la chaleur éprouvante du désert du Sahara l’a rendu victime d’illusions optiques, de mirages à tel point que les voitures qui précédaient la sienne ont acquis un « aspect étonnant ; elles s’allongent, s’étirent ; semblant chercher une nouvelle forme, elles hésitent entre la voiture de course et le dirigeable, puis finalement se stabilisent. A n’en pas douter, ce sont des croiseurs ! » Et sa perception basculant dans une autre dimension L. Poirier ajoute : « Et ces vaisseaux étranges poursuivent leur croisière vers le pays des hommes noirs. Alors, soudain, en surimpression sur l’écran infini, un titre se dessine : “ la Croisière noire… ” C’est ainsi que fut baptisé notre voyage1. » Dès le départ le convoi est très organisé : à chaque voiture sont attribués un numéro, un emblème, un équipage et du matériel, les voitures roulent en un ou deux groupes toujours dans le même ordre. Ce sont donc au moins dix-huit personnes qui traversent le Niger à bord de ces voitures : les seize nommées dans le tableau, Joseph Rémillier, chauffeurmécanicien remplaçant qui se charge de la cuisine et Baba Touré. Il faut parfois ajouter, selon les besoins, un guide qui change selon les régions traversées. Ainsi, Mamadou a très certainement accompagné la Mission pendant, au moins, toute la traversée du Niger, on trouve sa photo un peu avant Tillabery (voir photo cicontre), L. Audouin-Dubreuil l’évoque dans ses carnets

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G.-M. Haardt et L. Audouin-Dubreuil, La Croisière noire, op. cit., p. 21. 44

Photo n°3 – Mamadou (cuisinier) en « lapin-avant » à Tillabery.

Photo n°4 – Distribution de noix de cola à N’Guigmi par Léon Poirier.

le 15 décembre en arrivant à N’Guigmi, et il est certainement présent dans une séquence du DVD de la Cinémathèque française (cf. infra, p. 152 et 179). E. Bergonier rejoint, en fait, l’expédition à Niamey en remplacement du docteur Bourgeon qui a pris le départ

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à Colomb-Béchar1. Robert Bourgeon, médecin major de 1ère classe, est en désaccord avec G.-M. Haardt sur plusieurs sujets (hygiène, soins aux indigènes délaissés au profit des Européens). Il aurait quitté de sa propre initiative la Mission, il rentre à Niamey et part seul à Dakar en bateau sur le Niger. Son objectif est de regagner la France au plus vite pour suspendre sa mise en disponibilité vis-à-vis de l’armée2. G.-M. Haardt, dans son Rapport du 5 août 1925 au Président de la République, écrit de façon diplomatique pour couvrir les causes réelles de ce départ, qu’arrivé à Niamey R. Bourgeon a été chargé d’une « mission spéciale » et que Bergonier lui succède. L’itinéraire et la composition des équipages se divisent en deux périodes. Première période Légende du tableau ci-contre : - A déjà participé à la première traversée du Sahara en 1923 ~ - Avait une expérience du désert avant 1923 { - A déjà une expérience de l’Afrique Noire } - Le désert et l’Afrique noire ont déjà une place dans leur imaginaire ±

On le voit par exemple sur les photos PA000119-6 et PA00011921, prises à Colomb-Béchar le 25 octobre 1924, en compagnie d’A. Iacovleff et L. Poirier (Album de G.-M. Haardt, 1er volume). 2 Jean Murard : « Un médecin dans la Croisière noire : le Docteur Robert Bourgeon » in Histoire des sciences médicales, organe officiel de la Société française d’histoire de la médecine, Tome VI, n°1, janv.-fév.-mars 1972. 1

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Tableau n°1 : Le convoi en ordre de marche au départ de ColombBéchar n° Emblème Mécaniciens Passagers Matériel de / attitrés chaque conducteurs voiture 1er groupe 1 Scarabée d’or Maurice Billy Georges-Marie Direction, Haardt cartes, ~ documents, ~± armes 2 Éléphant à la Roger Cdt Adolphe Archives, Prud’homme tour Bettembourg trésorerie ~{} ~ 3 Soleil en René Léon Poirier Cinéma marche ± Rabaud~ 4 Escargot ailé Maurice Pliat Georges Cinéma Specht { ± 2ème groupe 5 Croissant Maurice Louis Armes de d’argent Penaud Audouinchasse, Dubreuil pièces de ~{ rechange ~{ 6 Colombe Edmond Robert Servie Trillat Bourgeon médical, jusqu’à Niamey taxidermie, puis Eugène popote Bergonier} 7 Centaure Henri de Alexandre Peinture Iacovleff Sudre { 8

Pégase

Fernand Billy Charles Brull ~ ~ Joseph Rémillier { est mécanicien remplaçant pendant toute la mission (voiture n°6). Gauché rejoint la mission en Oubangui-Chari, Clovis Balourdet à partir de Tabora.

Dépannage Baba Touré~ est également de tout le voyage

Après Bourem, la Croisière noire passe à Niamey (24 novembre), Fort-Lamy (24 décembre), Bangui 47

(11 janvier), Stanleyville (12 mars) pour arriver à Kampala le 15 avril 1925. Deuxième période G.-M. Haardt recompose les équipages en quatre groupes après que la décision a été prise de rejoindre Madagascar par quatre itinéraires différents. Tableau n° 2 : Les groupes de voitures constitués pour rejoindre Madagascar1 Groupe Lieu de Passagers Ville atteinte Date séparation n° sur le littoral (1925) Audouin-Dubreuil 1 Kampala Mombassa 16 mai et Poirier ; Mécaniciens : Trillat et Rabaud Bettembourg et 2 Tabora Bergonier ; Dar-es14 mai Mécaniciens : Salam Prud’homme et Piat Haardt, Iacovleff et Mozambique 3 Tabora (Objectif 14 juin Specht ; initial : Mécaniciens : Penaud, Beïra) M. Billy, Balourdet Brull ; 4 Tabora Le Cap 1er août Mécaniciens : Rémillier, F. Billy, de Sudre

Les trois premiers groupes se retrouvent à Tananarive où le voyage s’achève le 26 juin 1925, le quatrième y arrive seulement le 8 septembre 1925 en étant passé par Le Cap et Tuléar. Suivant les parcours les distances parcourues par les quatre groupes sont comprises entre 13.000 et 1

Ibid, p. 261. 48

16.000 kilomètres même si dans son rapport transmis au Président de la République le 5 août 1925 G.-M. Haardt annonce entre 16.000 et 20.000 kilomètres, ce dernier chiffre étant souvent repris. On constate, selon les sources et les groupes, des différences notables. Au total, depuis Colomb-Béchar, le groupe Audouin-Dubreuil–Poirier a parcouru 12.370 km, le groupe Bettembourg–Bergonier 12.060 km, le groupe Haardt–Iacovleff– Specht 13.070 km et le groupe Brull 18.140 km1. Si, par exemple, on compare les chiffres pour le groupe Brull : E. Deschamps indique qu’arrivés au Cap, 15.292 km avaient déjà été parcourus avant le trajet TuléarTananarive qui est, en réalité, très inférieur à 2.848 km 2 et il lui reste cette dernière liaison à effectuer. Ceci illustre à nouveau la nécessité d’avoir accès aux sources originales. Tout au long de ce trajet, le soutien bienveillant du Corps colonial français, des autorités belges, anglaises et portugaises pour les territoires concernés a été un atout. Dans un premier temps, la Mission devait revenir en France à partir du Congo par le Soudan anglo-égyptien, l’Abyssinie et le territoire de Djibouti, et une mission de reconnaissance avait été envoyée en Abyssinie dirigée par le commandant Collat et M. de Coheix. Mais, peu avant le départ de la Mission, ses responsables, A. Citroën et G.-M. Haardt, ont rencontré http://aaap13.fr › asso › sup › LOUISsup81. Revue du Conseil des musées alienor.org 2 E. Deschamps, Les Croisières Citroën, op. cit., p. 193 (Carnet de Brull). Le groupe qui passe au port de Mozambique a parcouru 13.070 kilomètres avant de s’embarquer pour Madagascar ; voir Caroline Haardt de la Baume et Jean-François Ruchaud, Alexandre Iacovleff, les Croisières Citroën, Fage éditions, Lyon, 2012, p. 92. 1

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le Président de la République, Gaston Doumergue, et ce dernier a suggéré d’étudier la façon de relier Madagascar, partie de l’empire très isolée, au continent africain et au reste de l’empire français. Alors, « il appartenait à Georges-Marie Haardt de modifier son itinéraire en cours de route, s’il jugeait la chose possible1. » Celui-ci va prendre en compte des informations reçues en cours de route sur les grandes difficultés à surmonter lors du retour vers l’Abyssinie, et aussi celles concernant l’avance prise par la voiture Renault menée par Delingette2 vers Le Cap. Aussi la décision est-elle prise, au début de l’année 19253, de relier Madagascar, de se diviser en quatre groupes dont trois exploreraient des routes différentes vers les rives de l’océan Indien et le quatrième rejoindrait Madagascar par Le Cap, comme Delingette et sa Renault. Ibid., p. IX. Alfred Delingette est un cartographe reconnu du service géographique des armées qui a séjourné en Algérie, au Congo et au Moyen-Congo entre 1900 et 1911 et dressé plusieurs cartes de ces régions. Pendant plusieurs années, Mme Delingette s’est intéressée et investie dans le travail de son mari. Après la Grande Guerre, voulant reconnaître en voiture, seul avec sa femme, le trajet AlgerLe Cap, le capitaine Delingette obtient le soutien de Louis Renault qui fournit une voiture six-roues et finance l’essence ; il reçoit également une mission officielle des ministères des Colonies et du Commerce. Le Conseil supérieur de l’armée lui donne huit mois de congés et des questionnaires géographique et économique à remplir sur les régions mal connues. Pour des raisons de sécurité le ministre des Colonies l’oblige à se joindre à la mission Gradis-Franchet d’Esperey pour la traversée du Sahara. A Niamey, Delingette estime plus sage de s’adjoindre les services de Bonnaure, pilote et mécanicien. Voir : M.-Ch. Rouxel, op. cit., chapitre 6. 3 J. Wolgensinger, L’Aventure de la Croisière noire, R. Laffont, 2002, p. 241-244. 1 2

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LES OBJECTIFS DE LA CROISIERE NOIRE Les objectifs de cette mission vont très vite se diversifier d’où son importance particulière par rapport aux autres expéditions automobiles de ce début des années 1920. En effet on ne peut la réduire à un impératif colonial, au besoin des militaires de mieux contrôler ces régions, ni aux besoins publicitaires de Citroën ou à la concurrence avec une autre entreprise automobile1, Renault, pas plus qu’à la soif d’aventures et de découverte de ce continent d’hommes décidés, même si tous ces éléments se mêlent. André Citroën qui finance toute l’expédition Citroën Centre-Afrique va parvenir à intéresser diverses institutions qui attribuent aux participants une tâche particulière plus féconde et exigeante que la simple traversée en automobile de territoires difficiles : recueillir une importante documentation économique, scientifique, artistique et ethnographique. Ce n’est que dans le mois et les semaines juste avant le départ, lorsque l’expédition est mise en place et prête à se mettre en route le 24 octobre 1924, que les institutions s’impliquent officiellement entérinant une collaboration commencée bien avant. Le Sous-Secrétariat d’État à l’Aéronautique2, par lettre du 18 septembre 1924, demande des renseignements sur la possibilité d’établir des trajets aériens le long de deux Dans Peugeot Revue, cette autre marque automobile pour montrer qu’elle n’était pas hors course publiera en 1925 "Peugeot en Afrique" (n° 25, septembre), "Du Soudan français à la Côte d’Ivoire" (n°27, novembre), "Peugeot à Madagascar et à Kinshasa" (n°28 décembre). 2 C’est Laurent-Eynac qui dirige le Sous-Secrétariat d’État à l’Aéronautique de janvier 1922 à octobre 1925. 1

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itinéraires : Niger-Tchad-Congo-Madagascar et NigerTchad-Nil-Djibouti pour des avions et des hydravions. La Société de Géographie de Paris, par lettre du 5 octobre 1924, demande de « recueillir dans les pays que vous visiterez, en particulier dans la région du sud du lac Tchad et au Congo belge, une documentation ethnographique la plus importante sur les peuplades avec lesquelles vous entrerez en contact ». Pour ce faire la Société de Géographie inclue les moyens techniques désormais consacrés : « relever par tous les moyens, en particulier la photographie et le cinéma, les types anthropologiques ainsi que les scènes de mœurs » avec le souci d’enregistrer ce qui lui semble menacé puisqu’elle ajoute : « Devant la marche nivellatrice de la civilisation, ces manifestations si particulières des coutumes africaines tombent en effet en désuétude et disparaîtront d’ici peu. » Le ministère des Colonies1 par lettre du 10 octobre 1924 demande un « rapport sur les observations d’ordres économique, politique, sanitaire et touristique… », sur les questions démographiques et sanitaires avec une présentation de films documentaires. Le Museum d’histoire naturelle de Paris, suite à la décision de l’assemblée des professeurs le 15 octobre 1924, ajoute la tâche de « rechercher dans les régions du Niger, du Tchad et du Congo-Nil des matériaux d’études et des pièces de collection destinées au Musée ». La conscience de l’effet colonisateur sur les sociétés colonisées entraîne la nécessité non pas de préserver mais Les ministres des Colonies furent successivement : Albert Sarraut (20 janvier 1920-29 mars 1924), Jean Fabry (29 mars 1924-14 juin 1924), Édouard Daladier (14 juin 1924-17 avril 1925), André Hesse (17 avril 1925-29 octobre 1925).

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au moins d’attester du passé culturel en voie de disparition. LES EQUIPAGES. André Citroën (1878-1935) est un industriel français qui a fait fortune pendant le premier conflit mondial en fournissant des pièces détachées à l’industrie de guerre. En 1919, il se lance dans la production automobile en suivant les idées nouvelles venues des États-Unis en matière d’organisation du travail et de marketing. Il a déjà initié la première traversée du Sahara en automobiles. Il ne participe pas lui-même à la Croisière noire, mais en reste le grand initiateur et financier 1 et il attend de grandes retombées de cette opération. Il veille avec le plus grand soin à la composition des équipages, des personnalités toutes expérimentées et reconnues, compte tenu des enjeux. Georges-Marie Haardt (1884-1932), directeur général des usines Citroën, lié d’une forte amitié avec André Citroën, est le chef la mission Citroën CentreAfrique. Amateur d’art, polyglotte (il parle, outre le français, l’italien, l’anglais, l’espagnol, l’allemand et un peu le néerlandais), acceptant cette mission, il se sent devenir explorateur à part entière. Très volontaire et assez directif, il connaît le livre2 L’Atlantide, publié en

Cette dernière, dont le coût initial est de 100 000 livres, connaît de telles retombées, notamment pour les automobiles Citroën, que l'investissement est vite rentabilisé selon John Reynolds, André Citroën : ingénieur, explorateur, entrepreneur, E-T-A-I, 2006. 2 Le livre qu’il publie en 1923 avec L. Audouin-Dubreuil sur la première expédition Citroën s’intitule Le Raid Citroën : la première traversée du Sahara en automobile, de Touggourt à Tombouctou par l’Atlantide. 1

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1919 par Pierre Benoit, il a déjà dirigé la première mission Citroën de traversée du Sahara. Louis Audouin-Dubreuil (1887-1960) est lieutenantaviateur pilote d’avion1, doté d’une grande expérience du Sahara, dès 1919 il a commandé la section automobile de la mission militaire Saoura-Tidikelt. Il rédige le journal de bord de la Croisière noire dont il est le second chef et doit étudier les possibilités de réaliser des liaisons aériennes. Le Commandant Adolphe Bettembourg, de l’infanterie coloniale, ancien chef de bureau de l’aviation à l’étatmajor du général Nivelle commandant les troupes d’Afrique du Nord2, il connaît le Sahara et a passé quatorze ans entre le Soudan, le Niger, le Tchad et l’Oubangui-Chari. Il est le seul à avoir cette connaissance des territoires d’Afrique noire que la mission va traverser. Adjoint au chef de la mission, il est chargé d’organiser le ravitaillement et les itinéraires, puis d’effectuer les relevés topographiques et de rédiger le rapport sur le développement du domaine colonial. Spécialiste des maladies tropicales, taxidermiste, Eugène Bergonier3 possède une connaissance partielle de l’Afrique subsaharienne. Il est chargé d’acheminer le matériel qui arrive à Dakar, où il est établi, pour approvisionner la mission entre Bourem et Dogondoutchi. Rejoignant la mission à Niamey, il s’occupe dès lors du service médical, de la documentation zoologique et de la

Mais comme tous les militaires engagés dans la Croisière noire, il participe à titre civil. 2 Rapport de G.-M. Haardt au Président de la République du 5 août 1925. 3 Dans l’album photos de Haardt, son nom revient souvent, toujours sous la forme "Bergonié". 1

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taxidermie. Au retour, il rédige un rapport sur la situation sanitaire dans les régions traversées. Dans son livre, 24 images seconde, Léon Poirier évoque la présence de Bergonier au Sahara, c’est-à-dire avant Niamey1, en novembre 19242. On peut penser qu’il s’agit d’une erreur. Charles Brull (né en 1886), ingénieur, a participé à la mise au point des voitures et a organisé la logistique de la première mission Citroën. Lors de la deuxième, il est chargé de la direction mécanique et des recherches minéralogiques et géologiques. Il parle allemand, anglais, italien, arabe et connaît le latin. C’est lui qui calcule les distances, les durées, les longitudes, les latitudes et il rédige son propre carnet de voyage. Léon Poirier (1884-1968), qualifié dans le premier rapport de G.- M. Haardt d’auteur cinégraphiste, est chargé de la documentation cinématographique et à ce titre réalise le film de l’expédition3, La Croisière noire, et tous les courts métrages documentaires qui le complètent. Non seulement L. Poirier était un réalisateur très célèbre avant de participer à cette mission, mais il avait également lu le roman Batouala de René Maran, prix Goncourt en 1921, qui décrit notamment la danse d’initiation de la Ga’nza, et il a fort envie de la filmer dès le départ de Paris. Georges Specht, opérateur de cinéma, est nommé adjoint de L. Poirier. Il a déjà tourné deux films avec lui, L’épisode des traces est repris par E. Deschamps Croisière Citroën, op.cit. p 120-121 avec le même constat d’une erreur faite par Léon Poirier. 2 L. Poirier, 24 images seconde, Mame, 1953, p 82-86. 3 Dans l’album photos de G.-M. Haardt, on ne voit pas Léon Poirier exerçant ses talents au Niger ; par contre, on le voit opérer au Tchad, en Oubangui-Chari et au Congo belge dans une quarantaine de photos. 1

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a été l’assistant de Marcel L’Herbier et, surtout, il a participé au tournage de L’Atlantide, film de Jacques Feyder, 1921, en Algérie. Alexandre Iacovleff (1887-1938), artiste peintre, devient responsable de la documentation artistique (dessins, peintures, croquis…). Russe, il a voyagé et séjourné en Italie, en Chine et au Japon avant de publier des livres de ses œuvres et de participer à plusieurs expositions à Shanghai, Londres et à Paris où il s’installe. Il s’est déjà beaucoup intéressé aux populations et aux civilisations qu’il a rencontrées 1. Maurice Penaud (1883-1975) est le chef des mécaniciens. Il est parti tenter sa chance aux E.U.A. en 1907, a été envoyé faire son service militaire au Maroc, il combat pendant la guerre et participe à toutes les mises au point des autochenilles2. Maurice Billy est premier mécanicien. Penaud et lui ont participé à la première traversée du Sahara. Tous les mécaniciens, également conducteurs d’un véhicule, ont déjà vécu une expérience saharienne, même Edmond Trillat qui a parcouru l’Égypte avec Maurice Penaud. Joseph Rémillier, chargé de remplacer tout chauffeur défaillant, est vite promu chef cuisinier assisté du seul membre d’origine africaine, né à Tombouctou, Baba Touré3 qui était déjà de l’expédition précédente. En 1928 A. Iacovleff illustre une édition du livre Batouala de René Maran. Le récit de la première expédition Citroën de 1923 avait été illustré par Bernard Boutet de Monvel, illustrateur célèbre mais qui n’avait pas participé à l’expédition et ne connaissait pas l’Afrique ! 2 Cf. https://www.scarabeedor.org/biographie-maurice-penaud. Dans 24 images, L. Poirier orthographie Maurice "Penot". 3 Dans le premier album photos de G.-M. Haardt, les photos PA000115-7 et 33 lui sont exclusivement consacrées. On le voit aussi dans d’autres photos et sur le dessin de Iacovleff représentant 1

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A leurs côtés, il faut également mentionner tout un personnel africain occasionnel rarement mentionné ou nommé. Ce sont les différents guides qui, moyennant rétribution, vont aider les voitures à s’orienter ; par exemple c’est Mama, Touareg Ifora, qui guide la mission, un temps, vers Bourem. Et surtout ce sont les dizaines, voire les centaines, de porteurs réquisitionnés dans le cadre du travail forcé qui installent les dépôts de matériels avant l’arrivée de la mission, la ravitaillent en cours de route, à dos d’hommes quand besoin est, et qui, une fois la mission passée, évacuent les matériels collectés et rapatriés en France. Tous ces membres de la mission, chacun dans son domaine, possèdent des compétences remarquables. Plusieurs sont d’une grande culture et tous ont cette ouverture d’esprit qui rend leur participation possible et souvent enthousiaste. C’est une génération qui vient de traverser la guerre, endurcie et volontaire, habituée à cette vie collective. Plusieurs viennent d’effectuer avec la première mission Citroën la première traversée du Sahara en automobile au cours de laquelle Paul Castelnau (18801944) a réalisé plusieurs films. L’Afrique saharienne ou subsaharienne a nourri l’imaginaire de certains d’entre eux, par la lecture de récits des explorateurs du XIXème siècle comme Heinrich Barth 1 (1821-1865), ou de livres plus récents ce qui alimente une relative connaissance et une attente des territoires qu’ils vont traverser, ce qui a pu entraîner une certaine confusion entre réalité et fiction (Voir Annexe II, p. 181). C’est ce que note l’ensemble des membres de l’expédition ainsi qu’un dessin du 24 juillet 1925 où il est seul, reproduit dans le n° de juin 1926 de Art et Décoration. 1 Voyage et découverte dans l’Afrique septentrionale et centrale, 1860. 57

L. Audouin-Dubreuil : « Chaque région traversée avait pour moi son passé, avant toute découverte, donnant à mon long voyage plus d’intérêt encore1 ». LES VOITURES. Au nombre de huit, les voitures sont de marque Citroën (modèle P2 10HP), roues directrices à pneus Michelin à l’avant, chenilles à caoutchouc à l’arrière (procédé Kégresse2-Hinstin). Un moteur de 1327 cm3 et une puissance de 20 cv. Leur poids total est de 1 200 kg dont une charge utile de 700 kg. La vitesse et la consommation varient grandement selon les terrains, de 14 à 35 km/h pour 16 litres, aux cent kilomètres, sur route, et 20 à 30 litres en tout-terrain. Leur carrosserie légère en duralumin est peinte en blanc, ornée chacune d’un emblème différent. Elles ont trois sièges, dont le siège central un peu en retrait sur certaines, et transportent tout le matériel, du ravitaillement, des provisions, les matériels de cinéma, de photographies, de taxidermie, des vêtements…, avec une petite remorque attelée (blasonnée de la même façon que leur voiture attitrée) contenant les lits et le campement. Chacune pouvait emporter plus de 300 litres d’essence et 60 litres d’eau. Chaque voiture transporte toujours les mêmes personnes et les mêmes matériels, elles roulent toujours dans le même ordre, jusqu’à la séparation du convoi en quatre (voir les tableaux 1 et 2). A. Audouin-Dubreuil, La Croisière noire, op. cit., p. 161. A. Citroën a acheté le brevet de chenille en caoutchouc souple mis au point par Adolphe Kégresse, en Russie, pour le tsar Nicolas II. Ce procédé a été nettement amélioré pour les voitures de la Croisière noire et profondément repensé pour la Croisière jaune. E. Deschamps, Croisières Citroën, op. cit., p. 18-25, 186, 252.

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LA LOGISTIQUE. Parallèlement à la mise au point des voitures et de la composition des équipages qui se déroule en France, largement en région parisienne, toute une préparation logistique indispensable se déroule pendant une année sur le sol africain. Des missions sont envoyées au préalable afin de constituer, en différents endroits du parcours prévu, les stocks de matériels nécessaires à l’avancée du groupe : de l’essence, des vivres et du matériel divers (voir la carte ci-dessous).

Carte n°2 – La mise en place des points de ravitaillement

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Les principales missions concernent l’itinéraire défini précisément avant le départ : André Goerger1 approvisionne la traversée du Sahara, Eugène Bergonier les étapes de Tessalit à Dogondoutchi, Jean Boyer l’Est du Niger, Julien Maigret2 le Tchad et l’Oubangui-Chari. Une mission est même envoyée en reconnaissance vers Djibouti et l’Abyssinie. Quand définitivement l’objectif devient Madagascar, cette mission se replie vers les nouveaux itinéraires et de nouveaux approvisionnements sont organisés à partir des ports de l’océan Indien. Pour ce faire tous les moyens de transport sont utilisés à partir des ports qui reçoivent le matériel venu de France par bateau : les tronçons de voie ferrée disponibles, la voie fluviale et des convois de porteurs. Par exemple, pour la zone saharienne Sud et l’Ouest du Niger, tout est prévu à partir de Dakar. Eugène Bergonier réceptionne le matériel envoyé de France au port, puis il utilise le chemin de fer jusqu’à Bamako, mais l’effondrement d’un pont ferroviaire sur le trajet ThièsKayes au dernier moment l’oblige à passer par Konakry, Kouroussa et le Niger pour rejoindre Bamako, enfin des pirogues sur le Niger jusqu’à Bourem, d’où le matériel est réparti en différents points entre Tessalit au Nord-Est, Gao, Ansongo, Tillabery, Niamey et Dogongoutchi au Sud/Sud-Est. L’Ouest du Niger est ravitaillé à partir de Cotonou, en utilisant la voie ferrée britannique, à travers le Nigéria, Il participera à la Croisière jaune et publiera, en 1935, En marge de la Croisière jaune (Ed. Rieder) avec une préface de L. Audouin-Dubreuil. 2 Il est l’auteur d’un roman Tam-Tam (édition du Monde moderne, 1927) dont l’action se passe dans le Nord-Ouest de l’OubanguiChari. Il aura, plus tard, de hautes responsabilités pour les Colonies. 1

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jusqu’à Kano, puis il reste environ deux cent cinquante kilomètres jusqu’à Zinder pour ravitailler Maradi à l’ouest, Gouré, Maïné-Soroa et N’Guigmi à l’est. Par cette même voie, Jean Boyer a également acheminé une partie du matériel destiné à la mission Courtot qui rejoint Tunis au Tchad (N’Guigmi) au début de l’année 1925. C’est la même structure qui a également attendu le passage de la Mission pour évacuer et rapporter en France les collections, les films et documents. Les animaux qu’E. Bergonier a préparés passent par l’Angleterre où est achevé le travail de taxidermie. Cette organisation du ravitaillement de la Mission dans sa traversée du Niger montre bien un territoire mal desservi parce qu’enclavé, loin des côtes, et partagé en deux parties Ouest et Est, chacune reliée à un réseau de communications différent. Par exemple, lorsque l’état de santé d’A. Iacovleff, atteint de typho-malaria à Zinder, devient tel qu’une évacuation sanitaire est envisagée en passant par Bangui qui s’avère, à l’époque, la voie la plus rapide1. L’A.O.F. d’une façon générale est très en retard sur le plan des voies de communication, notamment ferroviaires, par rapport à la colonie britannique du Nigéria. Quittant le littoral, le train n’arrive qu’à Colomb-Béchar, en Algérie, d’où le point de départ de la Croisière noire ; venant de Dakar, il s’arrête à Bamako ; de Cotonou il s’arrête à Savé sur le territoire français, tandis qu’il pénètre jusqu’à Kano sur la partie anglaise. Par contre, une ligne télégraphique2 relie de façon régulière toute la partie Sud du territoire de Niamey à Très affaibli, il reste néanmoins avec la Mission, et se trouve complètement rétabli au bout de dix jours. E. Deschamps, Croisières Citroën, op. cit., p. 132. 2 M. Abadie, La Colonie du Niger, op. cit., p. 339. 1

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N’Guigmi avec des raccordements vers le Nigéria, le Dahomey et Dakar. Ce manque d’unité d’un territoire nigérien défini par le colonisateur est un objet de discussion dans les années 1910-1920, suscitant des projets de redécoupages voire d’un démantèlement comme le propose encore le colonel Maurice Abadie dans la carte qu’il publie en 1927, suggérant un Est rattaché à l’A.E.F.1 (voir la carte cidessous), même si la constitution du territoire, en 1922, en Colonie autonome intégrée à l’A.O.F. y met fin provisoirement.

Carte n°3 – Carte de la colonie du Niger, suggérant son démantèlement. 1927. Camille Lefebvre, Frontières de sable, frontières de papier – Histoire de territoires et de frontières, du Djihad de Sokoto à la colonisation française du Niger, XIXème-XXème siècles, Publications de la Sorbonne, 2015, p. 318-320. 1

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Mais, comme le raconte le récit de G.-M. Haardt et L. Audouin-Dubreuil, l’organisation des ravitaillements n’a pas mis la Mission à l’abri de tout. « Après MaïnéSoroa, nous longeons la Komadougou à travers le pays des Manga, saulniers des kori, pasteurs, agriculteurs, gens paisibles, gens aimables. » Pourtant cette douce quiétude s’assombrit tout à coup, en effet la Mission pense arriver au Tchad en avance sur les prévisions même si la consommation d’essence a augmenté à cause du passage de ces cuvettes plus humides couvertes d’une végétation plus dense, les koris. Mais aussitôt « voici de l’eau qui nous barre la route ; les indigènes la franchissent avec d’ingénieux flotteurs à calebasses, mais il nous faut la contourner. C’est la mare de Toumourou [qui va] nous obliger à un grand détour par le nord-ouest. ». Ce problème de réserve d’essence s’aggrave donc brusquement (« Nous jaugeons nos réservoirs d’essence avec inquiétude. ») au moment où s’en ajoute un autre : « Notre guide indigène prétend connaître un raccourci, mais au bout de trois heures il nous a complètement perdus dans la forêt d’épineux. » Les guides locaux sont déroutés par la vitesse de l’automobile car leurs repères spatiaux sont liés à la durée de leur déplacement à pied ou au pas des bêtes (chameaux, chevaux, bétail). En attendant, l’essence restante est partagée entre deux voitures qui partent vers le Nord-Est, à Baroua, lieu du prochain poste de ravitaillement. Ce temps est largement utilisé pour améliorer l’ordinaire : « on chasse des phacochères, des autruches, on tire assez de pintades pour en servir au déjeuner une par tête » et pour satisfaire les objectifs assignés à la Mission « Bergonier ne rate pas un merle métallique, ni un passereau, ni une veuve, 63

enrichissant avec une cruelle volupté sa collection d’oiseaux. » et de son côté A. Iacovleff « a installé son chevalet à l’ombre d’un karité ». La sérénité persiste néanmoins et le ravitaillement arrive dans la soirée. Dans son journal de route, L. Audouin-Dubreuil avait ajouté ces propos non repris dans l’édition finale du récit de la Mission : « Il aura fallu vingt-quatre heures d’attente. Le convoi arrive, précédé de Bettembourg à cheval : 60 hommes, quatre par quatre, portent les bidons d’essence sur des perches 1. Ils ont parcouru plus de 100 km en trois jours sur des terrains difficiles. » Ce qui suscite des interrogations sur l’importance de ces compagnons obscurs indispensables. D’où la question qu’il pose : « Est-ce cela le portage ? » qui laisse de Sudre perplexe ; L. Audouin-Dubreuil ajoute : « Une caravane de portage peut compter plusieurs centaines d’hommes. Il n’existait aucun autre moyen pour faire transporter nos ravitaillements et matériels depuis Zinder jusqu’à Fort-Lamy, où nous retrouverons le dépôt constitué par Julien Maigret. Nous rencontrerons d’autres colonnes ou nous serons contraints d’abandonner. Oui, c’est cela le portage confirme Bettembourg. »

Et G.-M. Haardt de conclure : « Vous percevez en cet instant, messieurs, toute l’importance de notre mission. Nos automobiles ouvrent des voies qui pourront être aménagées en routes, permettant la suppression du portage. Que de sueur et de douleurs épargnées2 ! » Ces passages du livre de G.-M. Haardt et L. AudouinDubreuil, rédigé après le retour de la mission, et des notes 1 2

Voir photo n°18. Cité par A. Audouin-Dubreuil, La Croisière noire, op. cit., p. 53. 64

du second écrites pendant la mission sont très intéressants sur plusieurs aspects. Le recours au travail forcé, le « portage », et la dépendance de la mission à son égard sont clairement attestés. Le travail des compagnons obscurs est une nécessité absolue pour la réussite de la mission, d’une façon planifiée comme dans l’organisation des points de ravitaillement tout au long du parcours, mais aussi en cas d’urgence quand la consommation d’essence dépasse les prévisions comme cela se produit à l’Est de Maïné-Soroa et dans les passages très boueux de l’Afrique centrale qui rendent les chenilles inefficaces. Le passage de la mission provoque donc une pression sur les populations locales et l’accueil que les porteurs lui ont réservé diffère certainement de l’ambiance des festivités organisées par les autorités dont témoignent le plus souvent les photographies et le film. G.-M. Haardt reconnaît cette dépendance au portage et la difficulté de ce travail, et souhaite que la réussite de la mission permette le développement de nouveaux modes de transports mécanisés qui mettront fin à ce système. Cette attitude exprime sa bienveillance à l’égard des populations1, mais réduit le portage à une dimension technique alors qu’il relève avant tout de la relation coloniale de dépendance des populations qui effectuent un travail obligatoire et non rémunéré. Cette relation coloniale n’est pas, dans les documents dont nous disposons, discutée par le chef de la mission. Il faut, pour finir, souligner à nouveau que cette « critique » du portage G.- M. Haardt exprime la même attitude quand il arrive à Bourem, ville où il est déjà venu lors de la première mission Citroën, et constate le peu de progrès réalisés en faveur des populations depuis son précédent passage.

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apparaît dans les notes non publiées, en étant totalement absente du récit officiel publié, comme du film de L. Poirier La Croisière noire ; seules quelques photographies montrent ces scènes de portage avec suffisamment d’éloquence. Un autre aspect intéressant de ce passage est la différence de perception de l’espace, de la façon de s’orienter, enregistrée entre les membres européens de la mission et leurs guides locaux. Cette différence est géographique et culturelle. En effet, les paysages de ces régions soudanaises sont soumis à d’importants changements saisonniers : entre la saison des pluies et la saison sèche, nombreux sont les éléments du paysage qui peuvent être transformés. Un cours d’eau, une mare, peuvent avoir disparu ou prendre des proportions considérables. Ces changements obligent à actualiser constamment les informations concernant les trajets suivis d’un point à un autre. Et aux variations saisonnières, s’ajoutent les variations annuelles de la pluviométrie. Les informations concernant un même trajet sont donc évolutives, en opposition avec la pérennité des informations qui, en Europe, permet la cartographie qui fixe la représentation d’un territoire. Dans l’espace nigérien, la transmission orale des informations est tout à fait adaptée à la prise en compte des fluctuations fréquentes du paysage, le vocabulaire étant adapté à une prise en compte de cette réalité mouvante. Les premiers explorateurs, et peut-être encore la Croisière noire, se heurtent à cette différence de perception, par exemple « dans la langue haoussa, la distinction entre différents types d’étendue d’eau ne se fonde pas sur le mouvement ou l’aspect dormant des 66

eaux, mais sur leur taille et leur caractère temporaire ou permanent. » Cela entraine de fait une différence dans les éléments retenus pour procéder à la description d’un paysage. « L’explorateur européen catégorise l’hydrographie selon son aspect mobile ou statique, […] : fleuve et lac, mare et rivière. Son interlocuteur haoussa les distingue par leur envergure et différencie celles présentes tout au long de l’année de celles qui affleurent par intermittence. » Si l’eau, en Europe, est caractérisée par une présence continue, même si les niveaux fluctuent au long de l’année, et par une abondance et un accès ne posant pas de gros problèmes, dans ces régions africaines, « absente de la région les trois quarts de l’année, [l’eau] est désignée en fonction de sa permanence à se trouver à un endroit et de l’effort nécessaire pour l’atteindre et la puiser. » D’où la richesse du vocabulaire africain utilisé, « une vingtaine de termes différents peuvent servir à désigner les différents aspects d’une étendue d’eau en fonction de ses caractéristiques : permanente ou non, grande ou petite, laissée par la décrue d’un cours d’eau, profonde ou non, etc. 1 ». P. Donaint précise la difficulté quand il s’agit de l’orientation (p.14), de la mesure de la longueur (p. 29), du relief (p. 46), de la climatologie (p. 99) ou du temps (p. 128) en soulignant que dans les cinq langues étudiées (hawsa, kanuri, peul, touareg et zarma) les repères changent, ce qui accroît d’autant les difficultés des voyageurs de la Croisière noire qui traversent tout le pays d’Ouest en Est. Par exemple « le même terme désigne D’après Pierre Donaint, Les cadres géographiques à travers les langues du Niger : contribution à la pédagogie de l’étude du milieu, Niamey, I.R.S.H., 1975, p. 76, 78-86., reformulé par C. Lefebvre, Frontières de sable, frontières de papier, op. cit., p. 62.

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parfois une région et un point cardinal : pour les Hawsa, “Abzin” est à la fois le nord et l’Aïr ; tandis que “Dendi”, pour les Zarma, indique le sud et la région de Gaya. Les Touareg, par référence à l’est, appellent le nord : gauche ; le sud, droite ; et l’ouest : derrière1 ». De plus un seul terme français peut avoir une correspondance multiple dans les langues locales qui développent des nuances non usitées en français. Par exemple le mot “colline”, en haoussa peut se dire de trois façons : tsawnii, dabagi ou birgii, « le premier terme est générique ; le second connu vers Birni N’Konni, le troisième est le plus employé et il décrit une colline caillouteuse, opposée à la plaine ou au plateau sableux 2 ». Lors du passage de la Croisière noire des cartes existent déjà, les principales routes qui relient les grandes villes du territoire nigérien sont définies et praticables en saison sèche3, mais il reste des incertitudes aux confins du Tchad qui ont pu décontenancer les membres de la mission. Par exemple une distance ne se mesure pas en kilomètres, mais par le temps nécessaire à la parcourir, passer de la marche à pied ou du rythme d’un animal à la vitesse de l’automobile perturbe donc tous les repères et par-là toutes les informations qu’un guide peut donner4. D’où ces égarements, qui désorientent la Mission, augmentent la consommation d’essence… Durant toute la Mission, les communications avec Paris, l’état-major de Citroën et les différents mandataires Ibid., p 14. Ibid., p. 50. 3 M. Abadie, La Colonie du Niger, op. cit., p. 426-431. 4 C. Lefebvre, Frontières de sable, frontières de papier, op. cit., p. 62, 6768, 129. 1 2

68

s’effectuent en français par radio et télégrammes, mais de manière codée pour éviter d’être captées par les concurrents (principalement Renault). Les familles des participants sont tenues informées de l’avancée des voitures par des lettres individuelles envoyées par le service Afrique de Citroën1. On trouvera en Annexe VI (p. 243) deux longs documents sous forme de consignes, rédigées par G. M. Haardt et adressées à Jean Michaud, qui soulignent la précision et la rigueur indispensables à respecter pour la bonne réussite de la Croisière noire. Le premier est un télégramme concernant la révision des voitures à Bangui, le second est une lettre décrivant l’organisation du rapatriement en France de ce qui a pu être collecté en cours de route2.

1 2

E. Deschamps, Croisières Citroën, op. cit., p. 114. Ibid., p. 141 et 155. 69

LE CONTEXTE DE LA MISSION Quand la Croisière noire arrive au Niger à la fin de l’année 1924 la grande période de concurrence, des grandes missions de découvertes, entre les puissances européennes qui se partagent le continent africain est passée, de même la période de grande violence de l’appropriation du territoire du Niger par la France. Cet ensemble devient, en 1900, le Troisième Territoire militaire, puis le Territoire militaire du Niger en 1905, un Territoire civil en 1921 et une colonie autonome en 1922. Zinder est la capitale de cet ensemble depuis 1911, laissant la place à Niamey en 1926. Les résistances à la colonisation Mais au sein de cet espace dont le statut évolue, des contestations parfois fortes se sont exprimées : par exemple, d’abord dans l’Ouest du pays (en 1899-1900 à Sargaji et en 1905-1906 à Kobsitanda et Karma-Boubon), et surtout à partir de 1916, les vives révoltes des Touareg dans l’Aïr sont très durement réprimées, la situation ne se stabilisant que durant l’année 19201. En marge de cette partie de l’empire français, la guerre du Rif a commencé en 1921. Néanmoins la Croisière noire ne rencontre aucun souci durant son parcours. Cependant, au moment de son passage, une nouvelle forme de contestation est sur le point d’éclore, celle du Pour un aperçu des missions françaises et de toutes les formes de résistances dans l’espace nigérien, voir : Histoire de l’espace nigérien, état des connaissances, Actes du premier colloque de l’association des historiens nigériens tenu à Niamey du 12 au 22 juin 1999, Éditions Daouda, Association des historiens nigériens, 2006, p. 248-275. Les trois tableaux récapitulatifs des résistances, ici rapportés, se trouvent pages 74-75.

1

71

mouvement hauka initié par la prêtresse animiste Chibo durant l’année 1925 dans la région de Filingué. Tableau n°3 : Chronologie sélective des résistances à la colonisation dans l’Ouest nigérien Date

Dénomination du mouvement

18991900 19051906 1906 1926 1927

La révolte de Sargaji Le soulèvement de Kobsitanda Insurrection Songhay Le mouvement hauka (mouvement des babule)

Lieu : village ou région Sargaji

Inspirateurs de la lutte

Kobsitanda

Alfa Saybu

Karma – Bubon Kurfay

Umaru Shibo

Wangari

Statut sociopolitique Aristocratie guerrière Alim (marabout) Fondatrice d’une secte animiste

Tableau n°4 : Chronologie sélective des résistances à la colonisation dans le centre et l’Est nigériens Lieu

Date

Action

Birni Kwonni Zinder Damagaram

7 mai 1899 1898

Affrontements rangés Exécution du capitaine Cazemajou Affrontements rangés Mort du sultan Bataille de Talmari Mort du Sultan Attaque de la grande caravane annuelle Affrontements harcèlement des caravanes Révoltes

Timini Rumdji

1899

Talmari (Damargu

1900

Hwarak (Damargu)

1901

Damargu, Kutus, Kanem Muniyo

19011903 Avril 1902

72

Chef de la résistance Sarkin Kwonni Amadu Kuran Daga

Direction de la lutte ou statut social Roi Sultan

Amadu Kuran Daga

Sultan

Musa

Damarguma*

Danada

Damarguma

Hanjar (chef guerrier Immuzarag) Kacyala

Sanusiya confrérie musulmane Souverain local

Zinder

1906

MaïnéSoroa

1907

Tentative d’insurrection Révoltes

Amadu Dan Basa Kacyala

Sultan zindérois Souverain local

* Le Damarguma ou le gouverneur du Damargu. Tableau n°5 : Chronologie sélective des résistances à la colonisation dans le Nord nigérien Date Mouvement Lieu Inspirateurs Statut 19041906

1916

Résistance des tribus Touareg Les raids sanousistes Révolte de Firhun

19161917

Révolte de Kausan

19061907

Ayar Kawar, Fezzan Adar, Azawagh et kurfay Ayar, Damargu, Kawar

Les Imajaghan

Aristocratie Touareg

Sanusiya

Confrérie musulmane

Firhun

Amanokal

Kausan et Tagama

Chef guerrier Touareg, Sultan de l’Ayar

Diversité des agents de la colonisation Un des enjeux de la Mission, qui s’inscrit bien dans un contexte colonial, est de créer la possibilité d’une liaison terrestre entre des parties discontinues de l’empire français en reliant l’Algérie à Madagascar, avec la coopération des autres administrations coloniales voisines (belge, portugaise et anglaise). Si l’on approfondissait l’attitude personnelle des grands noms qui émergent dans cette arrivée de Français au Niger, se dresseraient un panorama et une gradation de toutes les attitudes possibles vis-à-vis des populations rencontrées : de la bienveillance à la pire des violences. De ceux qui ont horrifié jusqu’à leur propre administration,

73

Paul Voulet et Julien Chanoine1 en 1898, au complexe capitaine Henri Gouraud présent au Niger2 dans les premières années du vingtième siècle (1901-1902) qui possède à ses débuts un regard de quasi ethnologue avant de devenir un serviteur zélé et efficace de la politique coloniale française, et Maurice Abadie qui publie La Colonie du Niger en 19273, en incluant H. Crocicchia qui a laissé son nom, synonyme de sévérité et de répression, dans la mémoire collective des populations de Niamey et des alentours. C’est la différence, à Zinder, lors des événements de 1906 marqués par la destitution du sultan, entre le capitaine Ernest Lefebvre, commandant du cercle de Zinder, soucieux d’affirmer son autorité et celle de la France aux dépens de la vérité, et l’officier-interprète Moïse Landeroin qui parle arabe, haoussa et tamasheq et qui surtout connaît la région, ses habitants avec lesquels il a établi une certaine confiance4.

L’expédition prend quatre photos (n° PA000115-626-629) des deux tombes de Voulet et Chanoine à Mapirgui, à 13 km à l’est de Tessaoua, le 1er décembre 1924. 2 Il est l’auteur de Zinder Tchad, Plon, 1944. L’expédition prend une photo n°PA000115-625, à Zinder le 5 décembre 1924, de sa maison et Iacovleff en fait une peinture. 3 Préfacé par Maurice Delafosse, ancien administrateur des Colonies, professeur à l’École des Langues Orientales et à l’École coloniale, auteur de très nombreux ouvrages sur les langues et les civilisations africaines. Il est mort le 13 novembre 1926, sa préface à l’ouvrage d’Abadie est probablement la dernière qu’il ait rédigée. 4 Camille Lefebvre, "Zinder 1906, histoires d'un complot : Penser le moment de l'occupation coloniale" in Cambridge University Press, Volume 72, Issue 4, 2017, p. 945-981. Moïse Landeroin (18671962) est l’auteur en 1909 d’un dictionnaire Haoussa et d’une grammaire et de contes haoussas en collaboration avec J. Tilho. 1

74

C’est aussi ce que remarquent les membres de la Croisière noire : par-delà le cadre colonial défini à Paris, la réalité, c’est-à-dire le regard porté sur les populations locales et la prise en compte de leurs besoins, dépend totalement de la personnalité de l’administrateur. Et effectivement, les appréciations portées par les membres de la Mission sur les administrateurs rencontrés sont très diverses : elles soulignent la grande incompétence ou au contraire une certaine efficacité des administrateurs avec des gradations. Grande incompétence à Gao où l’administrateur fait preuve de son ignorance de la géographie et des populations locales, de même à Madaoua où « vers 20 heures, l’administrateur et le lieutenant commandant du poste, l’un en chemise, l’autre à moitié habillé, se portent à la rencontre de la mission précédés de leurs maîtresses à demi nues portant des photophores1. » Bettembourg fait alors remarquer de façon cinglante qu’ici la France ne peut compter que sur le loyalisme des populations. Une certaine efficacité est soulignée dans les autres postes visités comme à Tillabéry où l’administrateur Dufreynois attire l’attention par la qualité des plantations réalisées, comme par l’ouverture d’un dispensaire bien fréquenté et renforcé par la venue d’un médecin tous les deux mois2. De même, à Niamey, Croccichia recueille des éloges, et peut-être davantage encore l’administrateur Cook en service à Dogondoutchi. Ce dernier, qui attend l’arrivée des voitures « à cheval, monocle et gants blancs » Dans son livre Zinder, Tchad, souvenir d’un Africain, Gouraud parle de Landeroin « l’ancien interprète de Marchand à Fachoda ». 1 Cité par A. Audouin-Dubreuil, La Croisière noire, op. cit., p. 41-42. L’orthographe a été respectée comme dans les autres citations. 2 Cette fréquence souligne bien la faiblesse de l’encadrement médical mise en avant par les rapports finaux de la Mission. 75

devant un drapeau français, a fait construire des tronçons de routes et même un aérodrome, ce qui correspond bien aux attentes de la Mission ; de plus, « servi par une Targui de toute beauté », il a un train de vie modeste. Plus loin, à Birni-N’Konni l’administrateur Prud’homme prend en compte dans ses décisions l’avis des chefs locaux qu’il consulte ce qui établit de très bonnes relations avec les populations locales1. L’album photo Haardt–Audouin-Dubreuil présente certains des administrateurs des postes traversés, mais pas tous. * Ainsi, si l’on dispose des photos de la résidence de Tillabery, rien pour l’administrateur Dufrenoys (ou du moins, sur les photos PA000115-416 et 417, on voit un administrateur en uniforme blanc sans qu’il soit nommé) ; il en va de même à Dogondoutchi où l’administrateur Cook n’apparaît pas. * Les administrateurs qui sont photographiés : - L’administrateur Croccichia apparaît nommément en PA000115-390 et PA000115-480 ; on le voit encore plusieurs fois à Niamey sans qu’il soit mentionné dans la légende des photos PA000115-430-431-432, 438-439. - M. Coupé à Dosso (PA000115-531) en compagnie d’une Nigérienne. - L’administrateur Prud’homme (PA000115-555) à Birni N’Konni - à Maradi et Madaroumfa, MM. Lévy et Perrault (PA000115-567, 570, 571) qui ne portent pas l’uniforme des administrateurs coloniaux.

1

Voir A. Audouin-Dubreuil, La Croisière noire, op. cit., p. 41-42. 76

- M. Galteau, le commandant du cercle de Tessaoua (PA000115-607). - le capitaine Gilbain à Gouré, (PA000115-712). - le colonel Abadie qui a droit à sept photos (PA000115768-775). * A Zinder, il est surprenant d’avoir une photo (PA000115-697) de Mesdames Jore et Chetelin, mais pas de leurs maris, alors que Léonce Jore assurait l’intérim de Jules Brévié (de 1923 à 1925) comme gouverneur. Il n’y a donc pas une volonté systématique de mettre en avant les administrateurs des territoires traversés. Il serait évidemment intéressant de disposer des témoignages des populations administrées qui seraient sans doute assez différents, notamment à propos d’H. Croccichia. Loin des grandes dénonciations publiées par André Gide (Voyage au Congo, 1927) ou Albert Londres (Terre d’ébène, 1929), la Mission s’interroge parfois sur certaines de ces réalités coloniales comme le portage, plus dans les écrits, parfois non publiés1, qu’elle a laissés que dans le film de Léon Poirier. Mais on constate le même écart entre le livre d’André Gide qui est très critique alors que le film homonyme que réalise Marc Allégret à la suite du même voyage est complètement muet sur les abus de la colonisation. Le transport, arme de la colonisation Dès avant la Grande Guerre, il y a en France un intérêt pour les colonies à travers les expositions universelles, les expositions coloniales, et à travers toute la presse. Cet 1

Voir supra. 77

intérêt est renforcé au début des années 1920 par la conscience de l’apport de ces colonies en soldats et en matières premières pendant le conflit. On recherche également une meilleure voie d’accès, plus rapide et sûre, vers l’A.O.F. et l’A.E.F. La guerre sous-marine a montré l’importance des liaisons terrestres. La voie aérienne est encore peu performante et dépendante de l’automobile, la voie ferroviaire pose des problèmes techniques très difficiles, l’automobile reste la meilleure perspective. L’actualité littéraire (L’Atlantide, Batouala…) et cinématographique entretient un intérêt certain pour une bonne partie du public. Le 7 janvier 1923 la première mission Citroën Haardt – Audouin-Dubreuil réalise la première liaison automobile Touggourt-Tombouctou aller-retour, en traversant le Sahara par le Hoggar et le Tanezrouft. Des films sont réalisés par Paul Castelnau : La Traversée du Sahara en automobile distribué par Gaumont, Le Continent mystérieux… Le livre La Première Traversée du Sahara en automobile, rédigé par G.-M. Haardt et L. AudouinDubreuil a été plusieurs fois réédité, Plon ajoute une édition de luxe et une édition spéciale pour la jeunesse 1. Fort de ce succès, Citroën met à l’étude, à travers la CITRACIT2 (Compagnie Transafricaine Citroën), la réalisation de liaisons bi-hebdomadaires entre l’Algérie et Tombouctou dans le but de proposer un tourisme de luxe qui traverserait le désert, d’hôtel en hôtel, dans un confort assuré. Le voyage inaugural est fixé au 6 janvier 1925, mais quelques jours auparavant toute l’opération est annulée pour des raisons d’insécurité menaçante suite à « une J. Wolgensinger, L’Aventure de la Croisière Noire, op. cit., p. 127. E. Deschamps, Croisières Citroën, op. cit., chapitre VIII, p. 227 et suivantes.

1 2

78

recrudescence d’activité dans les tribus du Sud marocain et l’assassinat d’un caïd… ». Se développe alors une véritable concurrence entre Renault, la première entreprise automobile française, et Citroën, nouvelle venue dans le domaine. André Citroën est avide de publicité pour ses nouvelles productions. L’automobile devient un moyen de liaison, de découverte entre l’Algérie et l’A.O.F. ainsi que l’objet d’une grande rivalité entre deux marques françaises. La Croisière noire, deuxième mission Haardt Audouin-Dubreuil, qui s’élance le 28 octobre 1924 de Colomb-Béchar est aussitôt suivie par la mission GradisEstienne1, commanditée par Renault, qui part du même endroit, Colomb-Béchar, le 15 novembre pour passer toutes deux à Niamey. Un véhicule Renault poursuit seul, sans s’arrêter avec comme équipage le Capitaine Delingette, sa femme et le mécanicien Bonnaure2, et rejoint Le Cap le 3 juillet 1925, avant l’équipage Citroën n°4 qui n’atteint cette ville que le 1er août. G.-M. Haardt est constamment informé de cette mission Renault appelée « mission chassis » dans le code utilisé dans les communications internes à Citroën. A Niamey, il reçoit deux télégrammes : l’un lui annonce la mort de son père, l’autre l’informe que « la mission G. De Gradis vient d’arriver à Bourem ». Et ce que L. Audouin-Dubreuil ajoute dans ses carnets montre

Gaston Gradis (1889-1968) effectua une première mission en 1923 avec des véhicules Citroën, puis la seconde avec des véhicules Renault en concurrence avec Citroën. Il en va de même pour G. Estienne (1896-1969). 2 Avec un quatrième passager à partir de Zinder, Mamahdou, un Bornouan qui avait déjà travaillé pour M. et Mme Delingette et qui servira notamment d’interprète. M.-Ch. Rouxel, op. cit. p 75. 1

79

Tableau n°6 : Comparaison des expéditions automobiles et aériennes autour du Niger 1924-1925 AUTO Mission

Marque

AUTO

Point de départ Date

Î

Ì

Passage à Niamey

AUTO Î

Î

Î

Passage à NGuigmi

Î Passage à FortLamy

Point d’arrivée Date Ê Tananarive

Croisière Noire

Citroën

Gradis 2, Delingette

Renault

Courtot

Citroën

TraninDuverne

Rolland -Pilain

Rossion et de Précourt

Delage

Thieffry2

Colomb -Béchar 28-101924

2427/111924

Colomb - Béchar 15-111924

28-111924

Tunis 07-011925 Conakry 05-121924 Tunis 01-121924 AVION Bruxelles

14/1612- 1924

1924

12-011925

23-021925 24-121924

AVION 01-031925

24 -12-

AVION Arrêt forcé à

Tessaoua

26-061925 Le Cap 01-081925 Savé (Gradis) 10-121924 Le Cap

(Delingette) 04-071925 N’Guigmi (but de la mission) 23-02- 1925 12-01Assab 1925 25-031925 Objectif Le Cap, non réalisé1. 02-031925

Stanleyville

Rossion regagne seul Tunis le 24-11- 1925 L’aviateur belge arrive à Niamey peu après l’expédition aérienne française Vuillemain – de Goys qui se rendait au Tchad et à Bangui, mais qui s’arrête là suite à un accident grave (voir Annexe III, p. 203).

1 2

80

que le chef de la Mission et son adjoint ne sont pas sur la même longueur d’onde1 : « Haardt est hors de lui. Je ne le comprends pas, nous ne sommes pas dans une course automobile. Notre enjeu est autre : deux ministères et trois musées attendent nos travaux2 ».

Le 7 janvier 1925 la mission Courtot, financée par Citroën, quitte Tunis pour arriver à N’Guigmi le 23 février 1925, en passant par Djanet et Bilma, un parcours très difficile. Cette mission officielle rejoint et reçoit momentanément l’aide de deux aventuriers, le belge Rossion et le français de Précourt, partis de Tunis le 1er décembre 1924 pour rejoindre Capetown sans aucune assistance. Après d’énormes difficultés dans le Sahara, Rossion, seul, rejoint Tunis le 24 novembre 1925, près d’un an après. Dans le même temps Edmond Tranin, journaliste au Petit Parisien, et Gustave Duverne, en Torpedo 10 cv Rolland-Pilain, joignent Conakry (Guinée Française) et Assab sur la mer Rouge entre le 5 décembre 1924 et le 25 mars 1925. Le tableau ci-contre fait bien ressortir une position centrale du Niger dans ces expéditions et surtout de Niamey puisqu’en quelques semaines trois missions automobiles passent dans la ville. La Croisière noire n’est pas la plus rapide de toutes ces missions, surtout si on compare le parcours ColombBéchar-Le Cap, mais c’est elle qui comporte le plus de Sur la concurrence Citroën-Renault : J. Wolgensinger, L’Aventure de la Croisière noire, op. cit., p. 134 et suivantes. L’auteur signale également des projets de la part de Berliet et Peugeot, p. 184. 2 Cité par A. Audouin-Dubreuil, La Croisière noire, op.cit, p. 41. 1

81

personnels et de matériels et qui, en répondant à son cahier des charges, rapporte le plus de documents sur les populations rencontrées et les régions traversées, ce qui assure sa renommée dès son retour, A. Citroën étant un excellent expert pour faire connaître ce qu’il a accompli. Sur un continent différent, une autre liaison a été réalisée juste avant le départ de la Croisière noire par une autochenille Citroën : Kaboul-Téhéran. Le capitaine Bertrand, avec une voiture personnelle, est accompagné de trois personnes, un mécanicien mis à disposition par Citroën, un guide afghan et un factotum-interprète1. Attaché militaire en Perse et en Afghanistan, il relie les deux postes entre lesquels il se partage. C’est un des tronçons, suivi en sens inverse par la Croisière jaune à peine dix ans plus tard.

1

E. Deschamps, Croisières Citroën, op. cit., p. 102. 82

LE PREMIER FILM DOCUMENTAIRE AU PAYS DE JEAN ROUCH : LEON POIRIER ET LES FILMS ETHNOGRAPHIQUES, La Croisière noire, 1926 Les objectifs définis par la Société de Géographie comme l’intégration à l’équipe d’un réalisateur de film, Léon Poirier, d’un opérateur de cinéma, Georges Specht, et d’un peintre-dessinateur, Alexandre Iacovleff, donnent définitivement à la Croisière noire une dimension et une tournure riches d’intérêts et de promesses qui dépassent de très loin la simple liaison automobile entre le Sahara et Madagascar. En demandant à la mission de « recueillir […] une documentation ethnographique la plus importante sur les peuplades avec lesquelles vous entrerez en contact […] par tous les moyens, en particulier la photographie et le cinéma » la Société de Géographie a bien conscience que nombre de coutumes sont menacées, que les photographier et les filmer sont le meilleur moyen de les préserver – images muettes puisque l’enregistrement du son n’est pas encore une technique au point. Ce souci de la Société de Géographie rejoint celui d’André Citroën d’où le recrutement de cette équipe de grande qualité, de grande compétence. Les trois artistes sont connus, voire célèbres. Léon Poirier a commencé dans le cinéma avant la Grande Guerre et devient en 1919 le directeur artistique de la firme Gaumont, une des plus grandes firmes françaises dans ce domaine. Il a tout de suite pensé que le cinéma était un media d’avenir qui devait dépasser le simple divertissement. Dans ses nombreux films, sur le 83

plan technique, L. Poirier propose des trouvailles ingénieuses (des effets de lumière, des clairs obscurs, des surimpressions…), et sur le plan esthétique se partage entre une tendance à construire des ambiances irréelles, poétiques, voire fantastiques, et une approche réaliste, documentaire, comme La Croisière noire, avec le souci de s’adresser au plus grand nombre1. Aussi accepte-t-il aussitôt la proposition de participer à la mission et exprime le désir de proposer, à cette occasion, un genre nouveau de film. « Un film qui s’imposera comme le modèle du film documentaire français. Un film marqué par une volonté de vérité, parfois dure, mais qui pourrait être ardent, poétique et d’où pourrait se dégager toute une philosophie2. »

Georges Specht a commencé chez Gaumont en 19061907 et devient opérateur de prise de vue, à ce titre il est responsable de l’image du film (des éclairages, de la photographie). Il a travaillé pour Léonce Perret, Abel Gance, Marcel L’Herbier et Léon Poirier, c’est-à-dire avec certains des plus grands réalisateurs de l’époque, avant de rejoindre l’équipe de la Croisière noire pour laquelle il est également photographe. Alexandre Iacovleff, considéré comme un peintrevoyageur au regard d’ethnologue, est célèbre. Recruté directement par André Citroën, il séduit G.-M. Haardt. « J’aime les voyages, la volupté des déplacements, les nouveaux spectacles que l’on va découvrir dans le monde ». Son esprit est totalement ouvert à la nouveauté Avant la Croisière noire, il a déjà une quinzaine de films à son actif. La Brière, tourné de mars à juin 1924 sort le 23 avril 1925, pendant l’expédition Citroën. 2 A. Audouin-Dubreuil, La Croisière noire, op. cit. p. 157. 1

84

et à la rencontre : « En me mettant en route pour traverser l’Afrique, je n’avais pas pour but la documentation. Je ne désirais qu’avancer vers une autre phase de mon développement d’artiste1. » Il a retravaillé ou refait ses dessins et ses toiles dans son atelier au retour de l’expédition2. Un critique d’art a écrit : « Si Iacovleff a fait œuvre d’ethnographe, c’est bien sans le vouloir. » De fait ses œuvres sont d’un très grand intérêt sur le plan ethnographique comme sur le plan esthétique3, d’autant qu’il est le seul à utiliser la couleur ! La quantité du matériel de prise de vues emporté atteste de l’importance accordée à cette activité. Outre cet intérêt ethnographique, le film devient un formidable outil de communication envers l’opinion publique, A. Citroën le sait bien. Deux voitures emportent le matériel pour les photographies et le cinéma, trois caméras : une Gillon, une Debrie G.V. (grande vitesse) pour les ralentis et une Bourdereau, trois appareils photographiques à plaques 13x18 et un Kodak. Chaque voiture est équipée d’appareils photos personnels 4. Les objectifs couvrent toutes les focales du 35mm au téléobjectif. Il s’agit d’un dispositif le plus souple possible, pour l’époque, pour tourner de la façon la plus « improvisée » possible. Cinq mille mètres de pellicule quittent Colomb-Béchar, ce stock est renouvelé à chaque point de ravitaillement et la pellicule impressionnée 1 Écrit-il dans ses carnets du voyage cité par A. Audouin-Dubreuil, ibid., p. 159160, note 135, p. 173. 2 Pierre Mille : "L’œuvre africaine d’Alexandre Iacovleff", in Art et décoration n°49 juin 1926 (p. 183-192). 3 Voir : "Alexandre Iacovleff, l’Africain", in L’Art et les Artistes, tome XIII, n° 65 (Mars 1926) à n° 69 (Juillet 1926) : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5860228b/f5.image

4

Voir supra, p. 24.

85

évacuée vers la France1. La conservation de ces pellicules est très délicate compte tenu de la chaleur, de la lumière, et de l’humidité à partir du lac Tchad. Lors des préparatifs de la Mission des précautions particulières ont été prises, « Les films ont été mis, une année à l’avance, dans des boites fermées au chatterton, à leur tour rangées dans de grandes boites soudées. L’ensemble est stocké dans des caisses en bois. » Lors de leur utilisation : « Le travail de l’opérateur est délicat. Arrivé au campement, il doit charger de nouvelles bobines et décharger les bobines utilisées avec du matériel de fortune, quelque fois sous une simple couverture, avec pour compagnie les hurlements des hyènes qui troublent le silence de la nuit africaine2 ».

Et pour finir au mieux, « dès leur impression, les films sont remis le plus vite possible dans leur boite d’origine et évacués. » Toutes ces précautions n’évitent pas certaines déconvenues et toutes les vues prises ne sont pas utilisables ce dont témoigne ce télégramme 3 adressé de N’Guigmi, par L. Poirier, au laboratoire : « Recevons télégramme Citroën ainsi conçu /deuxième envoi film moins satisfaisant que premier /tiers environ très bon reste passable mais cliché gris /télégraphiez Fort-Lamy numéro boites ces clichés /veillez à ce que tous ces négatifs soient remis en boites respectives dont numérotage indispensable pour classement /veillez développement fait glycin /donnez résultats développements photos par boites numérotées conforme à envoi /en général pour tous renseignements indiquez numéro boite contenant cliché en question /Poirier ». E. Deschamps, Croisières Citroën, op. cit. , p. 115. La Cinématographie française, n°430, document cité par E. Deschamps, ibid., p. 138. 3 Télégramme adressé à Pierre Marcel, 40, rue Vignon, Paris, le 17 décembre 1924, cité par E. Deschamps, ibid., p. 138. 1 2

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La Croisière noire n’est pas le premier film documentaire cherchant à fixer des cultures, des populations et des coutumes menacées. Les premiers films tournés en Afrique de l’Ouest sont antérieurs à la Première Guerre mondiale, notamment au Togo, alors colonie allemande, avec Carl Müller (19631965) en 1906 et surtout Hans Schomburgk (1891-1967) qui filme en 1912-1913 des images de populations et de leur mode de vie à Lomé et Atakpamé en réussissant à en projeter certaines à ceux qu’il a filmés1. En réalisant ce qui devient Au Soudan allemand2 (ou Le Nord-Togo), et d’autres documentaires (1913-1914), H. Schomberg découvre quelques obstacles que les réalisateurs qui lui succéderont affronteront également : la méfiance vis-à-vis de la caméra, la réticence ou le refus ou de laisser filmer certaines scènes et certains objets, la recherche de figurants parfois rémunérés, le besoin de porteurs pour son matériel, comme les difficultés techniques de l’utilisation des caméras et de la pellicule en région tropicale… Mais on se doit de citer au moins deux des plus illustres : L’Américain Edward S. Curtis (1868-1952) a réalisé en 1914 « Au pays des chasseurs de têtes » (In the Land of the Head Voir : Claude Forest : "Les débuts du cinéma au Togo", in 1895, Revue de l’association française de l’histoire du cinéma, 2017, n°83, p. 6077. Les débuts du cinéma au Togo | Cairn.info et le documentaire de Anna Schmidt (2019), 95mn : "L’Afrique caméra au poing, Hans Schomburgk, un pionnier du cinéma", Arte14/11/2020,https://www.arte.tv/fr/videos/080099-000-A/lafrique-camera-au-poing/ 2 Disponible en DVD au Musée du Quai Branly, Médiathèque d’étude et de recherche (DVD-002560), version de l’édition de 1976 de la IWF Wissen und Medien gGmbH, Gottingen : durée 76’35’’) ; Cl. Forest, art. cit., p. 71, note 35. 1

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Hunters). Curtis est un photographe qui a entrepris à la fin du XIXème siècle une œuvre monumentale avec l’objectif de photographier systématiquement les tribus indiennes d’Amérique du Nord dramatiquement menacées par la conquête de l’Ouest et ses conséquences. Le résultat est une encyclopédie réunissant plus de 80 000 photographies de plus de 80 tribus amérindiennes. En 1914, à travers son film il cherche à montrer la vie d’une tribu de Colombie Britannique qu’il connaît bien, les Kwakiult. Il cherche, à la fois, à enregistrer des scènes authentiques et à attirer le grand public. D’où l’idée de reconstituer des scènes et de faire jouer aux membres de la tribu leur propre rôle pour compléter les « vraies » scènes authentiques, de mêler des éléments fictionnels et non-fictionnels. Mais, compte tenu de la lourdeur du matériel de l’époque, comment filmer des scènes sans que la présence du réalisateur et de ses aides n’influence les comportements des personnes filmées ? Léon Poirier rencontre ce même problème à Niamey lorsqu’il veut filmer la danse du Kouli-Kouta en novembre 1924 : la danse est splendide. Il faut donc sur le champ préparer les appareils et les régler aussi vite que possible, mais cela nécessite du temps et, une fois que tout est prêt, la magie et la fièvre des danseuses et des musiciens ont cessé. C’est alors que Léon Poirier s’aperçoit du désastre et reprend les choses en main : il relance le rythme, stimule les danseuses et voilà que, sous son ordre, tout recommence. L’objectif de la caméra est oublié, on ne cherche plus à poser, on se laisse à nouveau emporter par la danse. « Et nous comprenons la protestation de Léon Poirier quand on le qualifie de metteur en scène :

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- Non ! non… animateur si vous voulez, metteur en scène, ce n’est pas cela du tout1 ».

Robert Flaherty (1884-1951) a rencontré Edward Curtis et discuté avec lui de toutes ces questions de structures narratives, de mise en scène avant de réaliser Nanouk l’Esquimau (Nanook of the North) en 1922. Flaherty montre la vie d’une famille d’Inuits dans le grand Nord canadien. Son film est plus sobre, plus tourné vers l’humain, la technologie et l’écologie que celui de Curtis plus attaché au sensationnel, au cérémonial et à la guerre. Mais les deux mêlent, à travers certaines reconstructions historiques et la volonté de raconter une histoire, des approches esthétiques, artistiques, affirmées au souci de l’authenticité et du détail ethnographique. Nanouk l’esquimau et La Croisière noire ont connu un grand succès à leurs sorties. Néanmoins une différence essentielle existe entre les deux films. Flaherty a séjourné longtemps dans la famille de Nanouk, a conçu des scènes et les a fait tourner par Nanouk lui-même, il a développé son film sur place et l’a montré à la famille. Poirier au contraire n’a pas cette connaissance préalable de ce qu’il va filmer – condition essentielle de la démarche ethnographique –, de plus les voitures avancent vite et s’il regrette souvent de ne pas avoir assez de temps il lui arrive parfois de tourner deux fois la même scène, « Je dois fabriquer du naturel » dit-il2. Une fois tournées, ses bobines sont envoyées pour être développées en France et il ne les visionne qu’à son retour. Le film de Poirier a été parfois critiqué pour la part de colonialisme triomphal qu’il exprime notamment dans les G.-M. Haardt et L. Audouin-Dubreuil, La Croisière noire, op. cit., p. 35-36. 2 J. Wolgensinger, L’Aventure de la Croisière noire, op. cit., p. 236. 1

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premières et dernières séquences, mais le spectateur y retrouve un certain souci d’authenticité dans les scènes filmées malgré les contraintes techniques déjà évoquées. S’il n’y a pas de reconstruction de scènes, par manque de temps, tout est bien organisé, chaque plan l’atteste, d’où une qualité technique, voire artistique évidente (cadrages, lumières, ralentis…). Il a fallu placer la caméra au bon endroit, régler la prise de vue… Le réalisateur et son équipe ne semblent pas comprendre les enjeux de ce qu’ils filment, ni connaître le contexte historique des régions traversées, ils ne fournissent aucune explication. Mais sous réserve d’un certain esprit critique indispensable, ces images restent néanmoins un témoignage d’un très grand intérêt ethnographique. Et aujourd’hui on peut facilement constater la diminution, sinon parfois la disparition de certaines coutumes, d’une certaine flore et d’une certaine faune. A chacun de commenter et d’analyser… En tout cas les photographies et le film ont enregistré et gravé définitivement le témoignage de ce qui a existé, c’est leur immense intérêt. C’est l’avis de Jean Rouch : « En France, Léon Poirier réalisa avec la Croisière Noire un documentaire qui n’a pas de prétention ethnographique mais qui n’en a pas moins une grande valeur 1 ». Jean Rouch, "Le film ethnographique", in Jean Rouch cinéma et anthropologie, Textes réunis par Jean-Paul Colleyn, Cahiers du cinéma – INA, 2009, p. 85-109, p. 102. D’autres remarques de J. Rouch sur ce film (par exemple : « le film a été réalisé par un grand metteur en scène, improvisant au fur et à mesure avec un talent sûr ») sont mentionnées dans : Paul Henley, « Avant Jean Rouch : le cinéma "ethnographique" français tourné en Afrique subsaharienne », Journal des africanistes [En ligne], 87-1/2 | 2017, mis en ligne le 01 mars 2019, consulté le 16 octobre 2019. URL : http://journals.openedition.org/africanistes/5209, paragraphe 12.

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Ceci d’autant que le Niger n’est pas la priorité de la mission. D’un côté la Société de Géographie insiste sur les régions au Sud du lac Tchad et au Congo belge, d’un autre côté les grandes haltes, les grandes chasses, sont prévues au Tchad (où on constate que le nombre d’éléphants observé est déjà bien moindre qu’au début du siècle) et en Oubangui-Chari. Autrement dit, dans la traversée du Niger, la caméra de L. Poirier et G. Specht se concentre davantage (se limite) sur les personnes, sur les paysages, sur ce qui nous intéresse le plus aujourd’hui à travers les cérémonies organisées par l’administrateur colonial à Niamey par exemple, mais surtout la réception de la mission proposée par les différents sultans jusqu’à Zinder. Avec comme conséquence la faible présence de la population dans ses tâches plus quotidiennes. Mais qu’est ce qui a connu le plus de changements : cette vie urbaine un peu mondaine, ou la vie rurale ? L. Poirier est disposé à la découverte au fur et à mesure du voyage. « Un film exotique, ce n’est pas un scénario que l’on emporte dans ses bagages, c’est une œuvre que l’on construit en route, avec les paysages que l’on rencontre, les caractères qu’on analyse, les incidents que l’on note1 »,

écrit-il mais l’attente de l’Afrique et les représentations construites avant le départ, évoquées précédemment, le guident aussi dans le choix de ses sujets, parfois au point de forcer la réalité, ce qu’André Gide a remarqué lors de son voyage en Afrique équatoriale. A. Gide assiste à la P. Henley ne cite pas l’article précédent et ne prend en compte que la version sonore de La Croisière noire. 1 Pierre Leprohon, L’exotisme et le cinéma, Les éditions J. Susse, Paris, 1945, p. 66. 91

danse de la Ga’nza environ dix-huit mois après les membres de la Croisière noire, le 14 octobre 1926, à Bambari, et il remarque dans son journal que si, à l’écran, nous assistons à une très belle cérémonie de la circoncision chez les Dakpas, les membres de la Mission ne pouvaient pas croire réellement qu’ils assistaient à une véritable fête traditionnelle. Cette danse qui clôture l’initiation a une signification sociale dans un contexte et dans des circonstances spécifiques pour cette communauté, « mais aujourd’hui les Dakpas, soumis depuis 1909, ne se refusent pas à en donner le spectacle aux étrangers de passage qui s’en montrent curieux. Sur demande, ils descendent de leur village, ou plus exactement des grottes où ils gîtent, dans les rochers, au nord de Bambari, et s’exhibent contre rétribution1 ».

Le sens originel et authentique est donc perdu. Effectivement cette danse, traditionnellement, a lieu tous les deux ou trois ans et qu’elle se tienne exactement au moment où passe la Croisière noire serait une coïncidence extraordinaire. Cela pose la question importante de la relation entre ces artistes-documentaristes et la réalité. Ne sont-ils pas davantage des créateurs de documents2 que des enregistreurs neutres ? L. Poirier est conscient de ce problème de la relation entre celui qui filme et ceux qui sont filmés, que sa demande même influe sur le comportement des personnes filmées, d’où le mot d’animateur, l’expression de fabriquant du naturel, qu’il utilise pour se définir face à ses compagnons de voyage. Mais il avait envie de filmer cette danse sans doute depuis qu’il avait lu Batouala et la rémunération des personnes filmées semble, dans ces 1

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André Gide, Voyage au Congo, 1927, folio 2731, p. 82, note 1. Jean-Paul Colleyn, Jean Rouch cinéma et anthropologie, op. cit., p. 111. 92

séquences consacrées à la Ga’nza, évidente. J. Wolgensinger écrit que le tournage a été rendu possible grâce à l’intervention du gouverneur Lamblin 1 et de Jules Maigret, et la « promesse d’une juste rémunération aux sorciers2 . » La question d’une rémunération se posait déjà dans les photographies montrant une distribution de noix de kola à des femmes à N’Guigmi (voir photo n°4). Est-ce qu’elles viennent de danser, est-ce qu’elles vont danser ? A la fin des années 1920 un réalisateur soviétique a émis l’idée et la volonté que dans ce genre de cinéma documentaire, ethnographique, la personne filmée devait ignorer la présence de la caméra 3, c’est Dziga Vertov (1896-1954) et son cinéma-œil. Mais c’est Jean Rouch (1917-2004) qui va, au Niger, en pratiquant ce qu’il nomme l’anthropologie partagée changer totalement la façon d’envisager cette démarche à travers son œuvre cinématographique, héritier à la fois de Curtis, de Auguste Lamblin (1870-1946) est en poste en Oubangui-Chari de 1914 à 1929, d’abord comme secrétaire général puis, à partir de 1917, comme gouverneur. C’est lui qui s’occupera plus tard du voyage d’André Gide. 2 J. Wolgensinger, L’Aventure de la Croisière noire, op. cit., p. 224. 3 Ce qu’André Gide formule à peu près à la même époque quand il pense aux images tournées avec Marc Allégret. En effet, il écrit que les meilleures prises de vues (de vies) réalisées seront certainement le fruit d’un « heureux hasard », alors que les prises convenues à l’avance paraitront plus figées, voire factices. Il préconise de moins préparer les prises de vues en se « contentant de prendre par surprise et sans qu’ils s’en doutent, les indigènes » dans leurs différentes activités, en remarquant que les meilleures scènes qu’il observe se déroulent juste après le moment où M. Allégret cesse de filmer : « le geste naïf, exquis, ininventable, irrefaisable, est donné » à ce moment. A. Gide, Le Retour du Tchad, folio 2731, 1928, p. 374). 1

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Flaherty et de Vertov. Si Jean Rouch présente Flaherty et Vertov comme deux grands maîtres en la matière, il ne semble pas avoir connu le film de Curtis. Mais avant Jean Rouch d’autres films ont été tournés qui intéressent le Niger. En 1936, par exemple, Jean d’Esme (1894-1966) réalise La Grande Caravane1 qui suit la caravane de sel d’Agadès à Bilma. Tout en filmant ce qui allait devenir La Croisière noire, L. Poirier note des musiques et des paroles jouées et chantées2, ce qui témoigne du souci de transmettre au mieux ce qu’il voit et ce qu’il entend. L. Poirier doit aussi satisfaire un travail de commande. En effet le ministère des Colonies et la Société de Géographie de Paris ont demandé à la mission d’utiliser le cinéma pour répondre à leurs besoins d’informations, c’est pourquoi des films documentaires – environ cinquante3 – sont réalisés. Le rapport envoyé par G.-M. Haardt au Président de la République en août 1925 en donne une liste, sans préciser lesquels sont achevés, lesquels sont encore en cours de montage. Les films qui se rapportent à la région Bourem-Niamey sont les suivants : Le poste de Bourem et le Niger Village indigène de Bourem (Koyaboro) Le marché de Gao Indigènes Haoussas à Tabango (rives du Niger) La danse du Kouli-Kouta Les Touaregs Olliminden Pierre Leprohon, L’exotisme et le cinéma, op. cit., p. 218-220. Il a réalisé aussi des documentaires à Madagascar et en Afrique centrale. 2 A. Audouin-Dubreuil, La Croisière noire, op. cit., note p. 157. 3 Aucun n’est localisé à ce jour. 1

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La vie rurale des Noirs Musulmans au village de Madarounfa

Les films qui se rapportent à la colonie du Tchad et de l’Oubangui-Chari : Les Sara-Kaba et les sara-Djingé (Mogroum) Danses Sara du « Libi » (Fort Archambault) Danses rituelles des Hyondos, initiés Sara, Fort Archambault Danse rituelle de la Ganza à Bambari Villages de l’Oubangui-Chari Chasses dans le Nord de l’Oubangui-Chari Les termites (région de la Koto) Travail de l’ivoire par les indigènes (Yalinga) Islamisme et fétichisme (Fort Lamy) Le Chari Le lac Tchad

Les films qui se rapportent aux populations d’Afrique centrale : Le fétichisme centre-africain Les sorciers de la forêt équatoriale Les Mangbouttis, négrilles de la forêt équatoriale Les logos Les Liguares Les Mangbettous

Titres divers : La pêche sur les rapides du Congo La vie des termites Culture et traitement du coton dans le Haut-Ouelle Mines d’or au Congo belge Les oasis sahariennes Les influences des croisades dans le Nord-Africain L’Orient chez les Noirs Pêches sur les rapides du Congo aux Stanley Falls Les rivières de la forêt équatoriale Le dressage des éléphants et leur emploi à la station d’Api dans le Congo belge Les fleuves africains

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Ces films documentaires sont destinés aux sociétés savantes, et à un public divers, à Paris, en province et à l’étranger. Plusieurs titres annoncés par G.-M. Haardt correspondent à des séquences du film de 1926 clairement identifiées et annoncées par les intertitres, sans que l’on sache si ces films correspondent seulement à ces séquences prises isolément ou si la longueur de film rapportée a permis de développer ces séquences en un métrage supérieur1. Le visionnage de films comparables réalisés après la première traversée du Sahara en autochenilles par Paul Castelnau, regroupés sous le titre Le Continent mystérieux, montre qu’il s’agit de sujets développés sur un durée de dix, quinze minutes voire plus, du plus grand intérêt.

1 F. de Miomandre, dans son article du Bulletin de la Vie artistique, le 15 juin 1926, parlait déjà du « film de la Croisière noire malheureusement amputé des neuf dixièmes de sa longueur totale ». Comme pour le nombre de kilomètres parcourus, Citroën a utilisé des chiffres arrondis pour sa publicité : 20.000 kilomètres ce qui est exagéré. Les 27 000 mètres de films utilisés par L. Poirier ont servi à réaliser le long métrage projeté en 1926, des courts métrages documentaires et une partie a été mal exposée, donc rendue inutilisable.

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LE PASSAGE AU NIGER

La traversée du Sahara effectuée, la mission atteint le fleuve Niger à Bourem. Plusieurs de ses membres sont déjà venus en janvier 1923 et ils sont bien accueillis.

Carte n°4 – La traversée du Niger

La carte ci-dessus montre le trajet de Bourem à N’Guigmi. 97

Les changements dans le paysage annoncent les grandes différences entre le désert et ces nouveaux territoires bordés par le fleuve. Déjà avant d’arriver dans la ville, des girafes ont été aperçues, et là, très rapidement, tout change : des troupeaux d’ânes et de moutons ; des jujubiers, de grandes euphorbes, le fameux cram-cram soudanais, des bouffées de térébinthe et de mimosa ; des oryx, des outardes, des phacochères, des pintades. La nuit on entend les bruits du chacal, de l’hyène et du grillon. Si des autruches apprivoisées se promènent dans la ville, les gazelles filmées fugitivement sont bien sauvages. Les arbres ont grandi depuis près de deux ans. On se trouve dans une zone de transition qui n’est plus le désert mais pas encore la luxuriance africaine : sur le sol sableux la végétation pousse ; au fleuve se mêlent hippopotames et crocodiles tandis que s’abreuvent ânes et chameaux venus d’espaces arides. « Quant aux hommes d’en-deçà et d’au-delà le Sahara, un lien puissant les rend incontestablement solidaires : l’Islam1 ». C’est encore une zone de contact, où on entend l’amzad, violon targui, et du tam-tam. « En vérité, c’est à partir du Niger que commence le continent noir. » C’est un nouveau voyage qui commence pour la mission et même le vrai voyage puisque désormais seul Bettembourg a déjà parcouru les territoires à venir. « Depuis Bourem l’itinéraire s’imposait comme devant suivre la riche région qui borde le fleuve jusqu’à Niamey et de ce dernier point enfin il devait courir jusqu’au Tchad sensiblement le long du même parallèle qui traverse d’ailleurs les zones les plus riches de la colonie du Niger2 ». G.-M. Haardt et L. Audouin-Dubreuil, La Croisière noire, op. cit. p. 28. G.-M. Haardt, rapport remis au Président de la République le 5 août 1925.

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G.-M. Haardt et L. Audouin-Dubreuil, dans la belle édition du récit de La Croisière noire, joignent une carte (voir ci-dessous) qui pose plusieurs questions quant à la représentation que les deux auteurs, et certainement les membres de la mission, se font de cet espace nigérien.

Carte n°5 – Les voies aériennes à l’étude

Le gros trait noir (itinéraire des avions, et celui que suivent les voitures) et le trait hachuré (itinéraire des hydravions) rappellent que la mission est chargée d’étudier la possibilité d’organiser des lignes aériennes pour relier ces territoires. Les couleurs mettant en valeur les sols et la végétation ressortent, notamment la bande sablonneuse à la limite de la brousse qui attend les voyageurs. Cela correspond au titre du chapitre II du livre « La Brousse » qui présente le parcours de Bourem (actuel Mali) à N’Guigmi. 99

C’est-à-dire que cette représentation qui privilégie les paysages à traverser – la brousse par rapport au désert et à la forêt équatoriale1 – s’impose aux différentes frontières de nature administrative ou politique inscrites sur la même carte : en pointillés les limites administratives au sein de l’Afrique Occidentale Française, et en tirets les frontières avec les voisins de l’A.O.F. Certaines de ces frontières sont stabilisées, avec l’extérieur de l’A.O.F. : entre le Niger et le Nigeria britannique (conventions de 1898, 1904 et 1906), avec la Libye italienne (conventions de 1898 et 1919), les oasis de Bilma, Fachi et Djado sont attribuées à la France par une convention de 1899, et à l’intérieur des territoires « français » : entre les départements algériens et le Niger (convention de 1905), entre le Tchad (Afrique Equatoriale Française) et le Niger (convention de 1921 sur le Tibesti). Par contre les limites à l’intérieur de l’A.O.F., comme le montrent les cartes ci-contre, restent floues entre le Soudan (actuel Mali), le Niger, la Haute-Volta (actuel Burkina-Faso), et le Dahomey (actuel Bénin). Le territoire actuel du Niger est définitivement fixé en 1947 avec la restitution des cercles de Fada et Dori à la Haute-Volta. Dans cet espace de l’A.O.F. le Niger est en voie d’identification puisque, créé comme Territoire militaire en 1899, il devient Territoire civil en 1921 puis Colonie autonome en 1922, c’est-à-dire dotée d’une complète autonomie administrative et financière, dont la capitale, Zinder, est sur le point d’être remplacée par Niamey, ce qui est effectif à l’automne 1926.

On parlerait aujourd’hui de la bande du Sahel, mais ce mot est totalement absent du vocabulaire de la Croisière noire.

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Carte n°6 - Évolution des frontières du Niger en 1911, 1913, 1927 et 19301.

Ce transfert symbolise une rupture essentielle dans l’organisation et le gouvernement de la colonie du Niger désormais administrée à partir de Dakar : c’est unifier un territoire qui ne l’était pas et rendre périphériques les régions de l’Est, notamment Zinder, qui furent des carrefours essentiels dans le grand commerce et ainsi dans de multiples relations culturelles et religieuses tissées depuis des siècles. Mais forte de l’appui des autorités françaises, la Mission met en avant les aires géographiques (la brousse) et culturelles (le monde noir) sans se soucier de ces questions administratives. Il n’y a pas, pour elle, de frontière entre Bourem et Niamey 2. Voit C. Lefebvre, Frontières de sable, frontières de papier, op.cit. p 278. Dans les albums photo de G.-M. Haardt, Bourem est en A.O.F. et le Territoire du Niger commence à Labezanga jusqu’à N’Guigmi. Puis, c’est le Territoire militaire du Tchad.

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De la même façon, après N’Guigmi commence, à l’approche du lac Tchad, un milieu naturel très différent marqué par une forte présence irrégulière de l’eau, des périodes de crues et de décrues. La mission pensait rallier Bol, sur la rive Nord du lac, puis Fort-Lamy, mais de fortes inondations l’obligent à un large détour par Mao. En conséquence, elle reste quarante-huit heures à N’Guigmi pour organiser le nouvel itinéraire. Or ces deux jours non programmés sont relatés dans le livre de G.-M. Haardt et L. Audouin-Dubreuil au sein du chapitre suivant, intitulé « Le Tchad », la région du lac succède à la brousse, sans aucune mention du passage de l’A.O.F. en A.E.F.1 La Société de Géographie de Paris demande à la mission de collecter des informations, « en particulier dans la région au Sud du lac Tchad et au Congo belge… et lors de votre retour vers Djibouti. ». De même les grandes chasses sont prévues au Tchad et en Oubangui-Chari. Le territoire du Niger ne propose donc pas, au départ, d’objectif particulier et, en contrepartie, les images proposées par le film sont concentrées sur les populations rencontrées et sur les réceptions organisées par les différents administrateurs coloniaux et par les différents sultans. La traversée du territoire est donc assez rapide, les haltes prévues tiennent également compte des contraintes techniques liées à la révision des voitures et au ravitaillement de la mission.

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G.-M. Haardt et L. Audouin-Dubreuil, La Croisière noire, op. cit., p. 56. 102

Tableau n°7 : Trajet suivi par la mission au Niger et photos correspondantes dans le fonds Haardt. Étape Date Photos Série PA000115 Bourem 18 novembre N°340 et suivantes Tillabéry 23 novembre N°414 et suivantes Niamey 24-27 N°429 et novembre suivantes Dosso 27 novembre N°521 et suivantes Dogondoutchi 28 novembre N°548 et suivantes Madaoua 29 novembre N°565 et suivantes Maradi 30 novembre N°567 et suivantes Madarounfa 30 novembre N°571 et suivantes Tessaoua 30 novembre N°581 et suivantes Zinder 1-9 décembre N°635 et suivantes Série PA000001 à partir de 661 Gouré 9 décembre N°707 et suivantes Maïné-Soroa 11 décembre N°750 et suivantes N’Guigmi 14-16 N°809 et décembre suivantes Tchad 18 décembre N°887 et suivantes

La mission quitte Niamey le 27 novembre et atteint N’Guigmi le 14 décembre, soit dix-huit jours de route, alors que par les moyens traditionnels, soixante-sept

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étapes de Niamey à N’Guigmi et neuf jours de repos sont prévus (voir le tableau ci-dessous).

Tableau n°8 : Itinéraire traditionnel de Niamey à N’Guigmi 1.

Même en ajoutant les quelques jours de halte à Niamey, à Zinder et à N’Guigmi, il est bien évident que cette vitesse bouleverserait les perspectives de transport dans la région si elle devenait d’usage régulier. D’un côté certaines voitures pourraient rouler plus vite – les 1

M. Abadie, La Colonie du Niger, op. cit., p. 426. 104

chenilles permettent de passer partout mais des roues seraient certainement plus rapides sur un terrain dur et assez plat – et d’un autre côté la mission traverse cette brousse en saison sèche, tout serait plus délicat en saison des pluies. Néanmoins on comprend bien pourquoi L. Poirier, G. Specht et A. Iacovleff regrettent souvent de ne pas avoir davantage de temps pour filmer, photographier et dessiner.

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BOUREM – NIAMEY Lors de leur premier passage à Bourem en janvier 1923, certains membres de la première traversée du Sahara en autochenilles s’étaient accordés un moment de croisière sur le fleuve à bord d’un curieux bateau, sorte de péniche équipée d’une voile carrée. Dans En Chaland sur le Moyen Niger, extrait de son film Le Continent mystérieux (1923), Paul Castelnau en montre plusieurs naviguer en convoi. Sur une photographie1, l’un d’entre eux est mal engagé dans un marigot, la légende manuscrite au dos précise : « Chasses sur le Niger2, 25 janvier 1925, nous glissons dans les hautes herbes et de véritables champs de nénufars (sic). Les chefs de la mission. » En quittant Bourem, où l’on voit des autruches apprivoisées 3, la mission longe la rive gauche du fleuve jusqu’à Niamey, à une distance qui dépasse rarement un kilomètre. Au fur et à mesure qu’on se rapproche de Niamey et, en particulier, à partir de Labezanga, les rives (surtout la rive Nord) sont plus boisées4. C’est alors que la mission voit venir un personnage escorté de trois

Collection E. Deschamps (fonds Maurice Penaud). Album Haardt, photo PA000115-365 montre le même type de bateau – Tabango, le 21-11-1924. 2 Photo PA000115-348 « A Bourem, au départ pour la chasse sur le Niger », PA000115-350 « Retour de chasses. M. Haardt, AudouinDubreuil et Bettembourg » (il y a également six Nigériens dans la pirogue), le 19 novembre 1924. 3 Photos PA000115-344-345 du 19 novembre 1924. 4 Deuxième rapport de fin de mission adressé au ministre des Colonies. Rapport économique. Les photos PA000115-375-378 montrent les jardins au bord du Niger à Ansongo. 1

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hommes. Selon la coutume touarègue, il attend qu’on l’interroge : « - Qui es-tu ? - Je suis Igounan1. - Que veux-tu ? - Arriver à Niamey avant vous. […] - Et pourquoi veux-tu arriver à Niamey avant nous ? - Parce que le seigneur blanc qui commande là-bas a donné l’ordre que je sois présent avec cent cavaliers pour votre arrivée. - Nous y serons dans trois jours. Igounan lève la main et disparait dans la nuit2. »

Preuve est bien faite que tous les accueils reçus dans chaque ville traversée sont très organisés et que les populations viennent parfois de loin. La part de spontanéité de ce public souvent nombreux s’avère faible. A Ansongo, des hérons volent au-dessus du fleuve, bordé de palmiers-doums et d’acacias. G.-M. Haardt déplore que rien n’ait été fait depuis son dernier passage en faveur des populations et il ironise : « Où est la marque de notre « œuvre civilisatrice » dont nous sommes si fiers ? ». Dans son deuxième rapport (rapport économique) de fin de mission adressé au ministre des Colonies, le chef de mission ajoute quelques informations intéressantes d’ordre économique3 et démographique sur cette région. Les cultures par excellence sont celles du mil et du riz. L’élevage est surtout celui des bœufs et des moutons. Photo PA000115-392 « La Bezenga. Fantasia de bienvenue des Touaregs d’Igounane », le 23 novembre 1924. 2 G.-M. Haardt et L. Audouin-Dubreuil, La Croisière noire, op. cit., p. 29-30. 3 Le ministre des Colonies, Albert Sarraut, avait publié en 1923 La mise en valeur des colonies françaises, Paris, Payot, 650 p. 1

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Toutefois, on y cultive aussi l’arachide, la patate, le maïs, le manioc, et le blé. Ce dernier, en particulier, donne d’excellents rendements. Au point de vue des cultures industrielles, celle du coton1 surtout est très développée. Enfin, le dâ pousse naturellement au bord du Niger. L’industrie de la région est assez rudimentaire, surtout la préparation des peaux, le tissage des couvertures, celles de Gao, Tillabéry et Niamey étant particulièrement réputées ; dans le travail du cuir pour faire soit des objets domestiques (guerbas, dellous, et sac à céréales), soit des objets d’ornements (porte-monnaie, sollerius, sacs pour fixer à la selle, gris-gris) ; dans la confection des objets de vannerie (paniers, récipients divers) et de nattes ; dans celle des armes (sabres et poignards) ou des instruments agricoles (dabas ou petites herminettes). Enfin à signaler aussi la confection d’ouvrages de poterie2, telles que les gargoulettes de Gao, et celles d’objets en bois (pilons, selles pour chevaux et chameaux). Les voies de communications sont dans l’ensemble faibles. Il existe la voie naturelle du Niger entre Bourem et Labezanga ; en aval, jusqu’à Boubon, de nombreux rapides rendent la navigation difficile sauf pour les pirogues indigènes. Il y a une excellente route automobile entre Labezenga et Niamey3. La mortalité infantile est considérable, à cause du manque d’hygiène au cours de l’accouchement, d’un Coton irrigué vers Gao, en culture sèche dans le cercle de Niamey. On pourrait développer la culture de blé dur, qui y vient très bien, et dont la France est importatrice. 2 Les poteries apparaissent dans de nombreuses photos (PA000119387, 400, 406). 3 Sur certaines photos, on voit que la piste est délimitée par des pierres bien alignées (PA000119-401,402, 404, 412). 1

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manque d’habillement des enfants quand il fait froid, et de la non-observation des préceptes indispensables dans l’alimentation.

Photo n° 5 – Pont entre Tillabery et Niamey

Photo n°6 – Un abreuvoir sur les bords du Niger (Niamey).

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NIAMEY A Niamey, 1730 habitants au recensement de 19311, la mission est accueillie par une population nombreuse, très diverse, par de nombreux cavaliers et musiciens, et, de façon très protocolaire comme elle le sera ultérieurement par les officiels belges ou britanniques, avec un discours de l’administrateur Crocicchia 2 qui a laissé une trace particulière parmi les habitants de la région pour des raisons tout juste postérieures à cette réception du mois de novembre 1924. Horace Valentin Crocicchia (1888-1876) est d’origine corse. En 1923, il est nommé administrateur des colonies au cercle de Niamey, chevalier de la Légion d’honneur en 1926, gouverneur de l’Inde française en 1936, de la Côted’Ivoire en 1939-1940, puis de la Guinée française en 1942-1944 (voir photos n° 1 et n°2). Déjà réputé pour sa rigueur au Niger, il est amené à réprimer une forme particulière du bori, le culte hauka (mot haoussa qui signifie « la folie ») initié en 1925 par une prêtresse animiste nommée Chibo3. Parti de Chikal, petit village à dix-sept kilomètres de Filingué, ce culte Ed. Séré de Rivières, Histoire du Niger, op. cit., p. 240. Dans l’album de Haardt, le nom est orthographié « Croccichia ». On voit sa photo (PA000115-390) dès La Bezanga le 23 novembre 1924 où il est expressément nommé, puis devant sa résidence à Niamey PA000115-430,432, 437,439. Dans les photos de la réception à Niamey, on le voit avec son habit blanc d’administrateur sans qu’il soit nommé. 3 Voir supra le tableau n°3, p. 74, "Chronologie sélective des résistances à la colonisation dans l’ouest nigérien" et les références. Nicole Échard dans son article "Cultes et changement social. L’exemple du Bori hausa de l’Ader et du Kurfey (Niger)" in Archives de sciences sociales des religions, 1992, n°79, en fait une analyse. 1 2

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trouve des adeptes dans tous les villages du Kurfey dès 1927 et se caractérise par une hostilité, voire une désobéissance, à l’égard du chef de canton, Nomeïla, nommé à ce poste une vingtaine d’années auparavant par les Français. Il s’agit donc d’une contestation, un refus, de l’ordre établi par l’administration coloniale représentée par la chefferie qui se traduit principalement par des départs d’hommes et de femmes dans la brousse où sont créés de nouveaux lieux de vie, une nouvelle société. Là se déroulent des danses de possession durant lesquelles les participants devenus invulnérables placent leur main dans le feu ou avalent de la braise sans dommages. De nouveaux génies apparaissent : Commandoa (commandant), gomna (le gouverneur), ou lacotorou (le docteur), tous parlent une langue nouvelle censée être celle des Européens. En 1932, ce mouvement concerne toute la partie Ouest du Niger. C’est Crocicchia qui réprime : Chibo et ses proches sont convoqués à Filingué, emprisonnés à Niamey ; Chibo est déportée sept ans à Gao et dix ans à Dori avant de revenir à Niamey. Dans le même temps il interdit les danses de possession hauka. C’est pourquoi, par réaction, il a été représenté dans ce culte comme « esprit méchant majeur » ou « korsaki ». Dans le film de Jean Rouch Les Maîtres fous, 1956, situé au sein de la communauté nigérienne d’Accra, on assiste à un épisode de danse de possession hauka mimant l’administration et la société coloniales de la ville. Les différents « esprits méchants » se manifestent. C’est certainement la première fois que le public nigérien peut voir H. V. Crocicchia, commandant de cercle qui a tant marqué les esprits, en photographie. 111

L’administrateur a organisé d’importantes festivités pour le passage de la Mission. « Le rythme des tams-tams, les accents cuivrés des buccins, le youlement des femmes, le vigoureux « fofo » (bonjour) des Djerma… » « …trois cavaliers d’allure gigantesque, sur des palefrois caparaçonnés. Bardés d’un « harnois » aux couleurs éclatantes, coiffés d’un heaume empanaché et, pour nous saluer, leur bras, d’un geste martial, lève un cimeterre étincelant1. »

Photo n°7 – Les cavaliers djerma.

Plus loin, un petit chamelier (il s’appelle Mahmadou), âgé de quatre ans, fait baraquer son chameau2. Arrive Toufounis, l’homme-Kalao, venu de Dosso : il chasse les outardes à la main, comme les autruches sauvages grâce à un stratagème : il a « sur son front un morceau de bois curieusement travaillé représentant une tête de kalao, échassier serpentaire à bec crochu, G.-M. Haardt et L. Audouin-Dubreuil, La Croisière noire, op. cit., p. 31 et suivantes. Voir les photos : PA000115-431 et 472) et les peintures de Iacovleff. 2 Photo PA000115-475 et film. 1

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surmonté d’un casque de corne creuse. Le kalao est un animal très difficile à approcher. » La solidarité animale fait de lui en effet un vigile précieux car il détecte le danger de loin : il prévient ainsi l’autruche et l’outarde qui ont besoin de temps pour fuir le danger. En fait Toufounis se camoufle en kalao pour approcher l’outarde et l’autruche1 et les attraper. « Mais voici la cadence endiablée d’un tam-tam ». Les musiciens entourés de coryphées entament le thème de la danse du Kouli-Kouta2, entre deux femmes : Songo et Kadi3. C’est une parodie des sacrifices humains du Dahomey. Kadi est une prêtresse, drapée dans un vêtement bleu, au regard sombre, elle aiguise deux grands couteaux en les frottant l’un contre l’autre en disant « Diaram, diaram, diaram4 ! ». Son visage est féroce. Elle joue très bien le rôle de la cruelle prêtresse. Et Songo joue aussi bien le rôle de la souriante victime, elle est très belle, se laisse approcher par le couteau de Kadi et la caresse flatteuse des coryphées. La danse simule un combat entre les deux femmes qui s’achève sur la mort symbolique d’une d’entre elle. Kadi, armée de deux couteaux, interpelle les femmes présentes en excitant leur jalousie et leur rancœur : il y a une femme plus belle qu’elles toutes, Songo, celle qui est toujours choisie par le vainqueur ou l’amant de passage. Il faut donc s’en débarrasser puisqu’elle gêne toute la communauté féminine. La musique suit et amplifie la Photo PA000119-510 du parc des autruches à Niamey. On la voit bien dans le film de L. Poirier et sur les photographies (PA000115-493-504). 3 Photo de Songo : PA000115-491 ; de Kadi : PA000115-492. 4 Coupe, coupe, coupe ! 1 2

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fureur des femmes qu’incarne la danse et l’excitation de haine de Kadi. Songo danse, « gracieuse, poursuivie par Kadi. Kadi la rattrape. Le couteau glisse le long de ses seins, le long du ventre, court à la gorge de Songo, redescend sur le ventre puis, à la hauteur du sexe, donne un coup nerveux. Les musiciens saisis de frénésie piétinent, avancent, reculent, intensifient le rythme. Kadi tourne sur elle-même les bras ouverts. - Diaram, diaram, diaram1 ! »

Soudain, dans le tumulte, arrivent les cent cavaliers touareg d’Igounan. La halte de Niamey a également été prévue pour réviser les voitures et réapprovisionner la mission. En prévision de quoi un dépôt de matériel a été constitué. Quatre jours de travail sur les voitures : moteurs, transmissions, roulements et propulseurs démontés et vérifiés, des bandages neufs sont installés sur les chenilles2.

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A. Audouin-Dubreuil, La Croisière noire, op. cit., p. 39-40. E. Deschamps, Croisières Citroën, op. cit., p. 131. 114

NIAMEY – MADAOUA Quittant Niamey la mission roule vers l’est jusqu’à N’Guigmi et G.-M. Haardt dans son rapport final concernant l’aéronautique dresse à grand trait l’évolution des paysages avec le souci d’identifier les régions où un atterrissage d’urgence reste possible avec de bonnes chances pour les pilotes d’être secourus. « A partir de Niamey, vers l’est il y a une piste automobile sur près de 1000 kilomètres de Niamey à Guidimouni, audelà de Zinder. Bouquets d’arbres hauts de cinq à six mètres coupés d’espaces nus. Toutefois la végétation y est plus touffue et les emplacements pour des atterrissages de fortune plus rares. Au fur et à mesure que l’on s’enfonce vers l’est, la végétation diminue d’intensité. On la rencontre surtout dans les lits des fleuves à sec, appelés : Koris. Elle devient même assez rare dans la région du Mounyo, cette région est curieuse et mérite une description. Elle s’étend sur près de 300 kilomètres en latitude entre Gouré et Maïné-Soroa, et est formée de cuvettes : c’est dans ces cuvettes que se concentre toute la végétation, composée ordinairement de palmiers doums. En dehors de ces cuvettes, s’étendent de vastes plaines recouvertes de hautes herbes. Cette région est essentiellement sablonneuse. La végétation augmente de nouveau quand on va vers l’est, quand on s’approche de la rivière Komadougou, que la piste automobile (retrouvée à Maïné-Soroa) longe jusqu’au Tchad. Toutefois, elle n’est jamais aussi intense que dans l’ouest1. »

Traversant la zone sahélienne en suivant pratiquement la même latitude, la végétation change peu ; sauf sa densité en fonction de l’humidité. Fonds G.-M. Haardt, Rapport de fin de mission de l’expédition Citroën Centre Afrique. Aéronautique, chapitre 3.

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La mission croise parfois des colonnes inattendues : « L’esclavagisme a été combattu. Mais on surprend encore, conduites par les Arabes des colonnes de captifs dans des régions restées inaccessibles. Blancs et Noirs ne se comprennent pas encore, on compte sur les administrateurs récemment nommés à la place des officiers des Cercles. De la personnalité de chacun dépendra le développement de la région1 ».

La colonisation a rompu une tradition qui faisait les vaincus par les armes devenir esclaves2. Dès 1899 le ministre des Colonies demande aux gouverneurs une sévère répression de l’esclavage et le 12 décembre 1905 le gouverneur général de l’A.O.F. interdit l’esclavage, mais reste l’indigénat au profit du colonisateur. Au lendemain de la Première Guerre mondiale la traite a quasiment disparu sur le territoire, reste un trafic « plus ou moins clandestin » et surtout la question des captifs de case3 auxquels il faudrait peut-être ajouter celle des captifs de cour. C’est ce que suggère le cas du Bellama à Zinder qui exerce la réalité du pouvoir jusqu’en 1921, sous la tutelle de l’administration, et promeut plusieurs esclaves de cour4. En tous cas, ces « colonnes de captifs » croisées par la mission s’intègrent bien au tableau dressé par K. A. Galy au lendemain de la Grande Guerre.

Carnets de L. Audouin-Dubreuil cité par A. Audouin-Dubreuil, La Croisière noire, op. cit., p 41. Il n’y ni photo, ni séquence filmée de ces rencontres. 2 Il y a eu des exceptions au cours de la conquête comme celles qui ont bénéficié à des tirailleurs de la colonne Voulet-Chanoine. Voir : Kadir Abdelkader Galy, L’esclavage au Niger, aspects historiques et juridiques, Karthala, 2010. 3 K. A. Galy, L’esclavage au Niger, op. cit., p. 62-71 et suivantes. 4 C. Lefebvre, "Zinder 1906", art. cit., p. 978. 1

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Encore au XIXème siècle, l’Etat le plus puissant du Niger, le Damagaran, sultanat de Zinder, devait sa prospérité au commerce des esclaves. « La survie même de l’Etat était en relation étroite avec l’existence des esclaves 1». En effet, les esclaves sont la principale richesse du sultanat. Ce sont des prisonniers de guerre qui progressivement prennent une place essentielle dans l’administration, dans l’armée, dans le commerce et l’économie. Le commerce transsaharien est alimenté essentiellement par la vente d’esclaves dont le nombre pourrait atteindre 3 000 par an. Tous les fantassins de l’armée et la plupart des chefs sont des esclaves. « Le fait marquant dans l’histoire du Damagaram au XIXème siècle, est l’insouciance avec laquelle l’on employait la main d’œuvre servile. Les propriétaires s’attendaient constamment à un rendement immédiat, sachant qu’ils étaient assurés de pouvoir renouveler facilement la main d’œuvre. »

Les prix des esclaves sont bas ; les belles femmes jeunes sont les plus chères des esclaves, surtout les Peul : vendues pour des harems en « Afrique blanche ». Il existe dans l’entourage du sultan un dignitaire (le Uban Dawaakii) responsable de tous les esclaves ramenés comme butin de guerre et de leur vente 2. A Dosso l’accueil est à nouveau très bien organisé avec de la musique, un chasseur d’outarde3 et de nouveaux cavaliers très harnachés4. Ces cavaliers ne ressemblent-ils pas à ceux rencontrés par Denham, Clapperton et A. Salifou, Le Damagaram ou sultanat de Zinder au XIXème siècle, Centre Nigérien de Recherche en Sciences Humaines, Études Nigériennes n°27, Niamey, 1971, p. 178. 2 Ibid., p. 169-178. 3 Photos PA000115-544-547. 4 Photos PA000115-531-535. 1

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Oudney, trois voyageurs britanniques, qui arrivent au Bornou un siècle plus tôt, en 1823 avec une escorte de 200 hommes que leur a fournie le sultan de Tripoli : « Juste après avoir traversé la frontière, ils sont accueillis, dans une clairière, par une troupe de près d’un millier de cavaliers en grande tenue d’apparat rangés en ligne à perte de vue. Une fois l’escorte arabe des voyageurs arrivée, tous les cavaliers se mettent à pousser des cris perçants et la musique commence1. »

A Dogondoutchi2, la Mission collecte une statuette maouri3, deuxième témoignage de pratiques animistes Hauka de la région de Niamey.

C. Lefebvre, Frontières de sable, frontière de papier, op. cit., p. 87. Le 28 novembre 1924, photos n°PA000115-548-551. A remarquer que c’est la première fois qu’une photo (PA000115-551) montre un garde armé avec deux prisonniers enchaînés. Au Congo belge on voit des photos de prisonniers enchaînés par le cou (21 mars 1925, n°PA000117-2443 et 2444). 3 A. Audouin-Dubreuil, La Croisière noire, op. cit., p. 167, n°5. A condition que la légende concernant la statuette soit juste parce que le même livre situe à Dongondoutchi (p. 44) une photographie qui a été prise à Zinder (PA000115-650 : un groupe de spectateurs au guignol indigène de Zinder). 1 2

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Photo n°8 – Un coin de village Peulh de Berni.

Photo n°9 – Réserves de graines dans un village avant Madaoua.

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MARADI Le 30 novembre, Maradi est sa troisième rencontre avec l’animisme mais la Mission semble l’ignorer. Or la région de Maradi a connu une période très tumultueuse à la fin du XVIIIème siècle et au début du XIXème siècle. Maradi, refuge des émigrés du Katsina, a été fondée en 1790 par un animiste, Barki. Vers 1820, Dan Kassoua s’y installe avec une population dirigée par Gomki qui était maradi, c’est -à-dire chef des fétichistes auprès du serkin Katsina. « Son titre devint le nom de la nouvelle ville 1. » A l’origine Maradi est donc le lieu d’une forte concentration d’animistes, mais la Mission n’en mentionne aucune trace écrite, photographique, ou filmique. Quelle sont la réalité et l’ampleur de ces modes de pensée au moment où la mission pénètre dans la ville ? Une autre réalité leur échappe : L’administration coloniale fit des découpages et des nominations qui ne convinrent pas et qu’il fallut réaménager à plusieurs reprises : en 1909, on regroupa Maradi, Gober et Kornaka. Les populations fuyant au Nigeria, on dut créer un canton en 1922 à Madarounfa, avec pour chef, serkin Moussa – que la Mission rencontra. Il déplut à ses administrés, notamment en raison de son origine peule. D’où, en 1926, la suppression de ce canton et le retour au canton de Maradi2.

Edmond Séré de Rivières, Histoire du Niger, Berger-Levrault, 1965, p. 147. 2 2 Ibidem p. 246. 1

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C’est-à-dire que le passage de la mission correspond à un moment où l’administration française n’a pas encore stabilisé formellement l’organisation de sa présence depuis son arrivée en 1899, et, pour ce faire, s’impose à elle la nécessité de tenir compte de certaines réalités locales à Maradi, et aux alentours, pour adapter le cadre administratif et le rendre viable. Renonçant à la force, en grande partie par manque de moyens, l’administration devient obligée de tenir compte des souhaits des populations dont la fuite est la principale façon de protester ou de résister. Cette nécessité se retrouve aussi dans d’autres régions de la colonie en 1924-1925 et c’est exactement ce qui s’est passé pour l’établissement de certaines frontières1. Si la frontière ne convient pas, la population se réfugie de l’autre côté, le montant de l’impôt perçu diminue et le financement de l’administration devient plus délicat. La solution est d’atténuer l’impôt des populations susceptibles de fuir et de compenser auprès des populations stables et résignées. Comme l’écrit l’historien nigérien, Kimba Idrissa, « L’établissement de l’administration coloniale a été un processus extrêmement lent et long2 ». Du point de vue des techniques et des transports également la mission traverse un espace en voie de constitution : Maradi fut relié à Tessaoua par automobile pour la première fois le 2 février 1922 et la première liaison téléphonique Tessaoua-Maradi-Madaoua eut lieu

C Lefebvre, Frontières de sable, frontières de papier, op. cit., deuxième partie, notamment p. 285-290. 2 Kimba Idrissa, « Politique et administration dans la colonie du Niger » in Histoire de l’espace nigérien, état des connaissances, op. cit., p. 280. 1

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le 19 juillet 19241. La Mission entre à Maradi le 30 novembre 1924. Par contre, la Mission est bien sensible à la richesse du paysage : la ville se présente dans une large cuvette marécageuse revêtue d’une végétation luxuriante : des tamariniers, des baobabs, des acacias, et des cyprès où nichent les geais, les veuves et les toucans 2.

Photo n°10 – Teinturiers indigo à Madarounfa.

Selon un cérémonial bien établi, serki Moussa, le sultan de Maradi qui est Peul, vient à leur rencontre à cheval. Il est entouré par ses gardes (dogari), son porte-parasol, son bouffon, ses musiciens. « A en juger par l’effroyable vacarme que nous entendons, il n’est pas étonnant que les murailles de la ville se soient écroulées ». Dans ce cortège un personnage attire particulièrement l’attention, il s’agit d’un cavalier extraordinaire, 1 2

Ed. Séré de Rivières, Histoire du Niger, op. cit., p. 247. A. Audouin-Dubreuil, La Croisière noire, op. cit., p. 44. 122

« vêtu d’une cotte de mailles et coiffé d’un morion de cuivre. La maille de la côte est en effet bien caractéristique : c’est à n’en pas douter une côte de Templier ! Voilà qui est encore plus troublant que les costumes Djerma ».

La visite au sultan a lieu « dans sa résidence d’été de Madarounfa, village de repos et de plaisir, au bord d’un lac artificiel créé par son père1. » C’est là que Iacovleff a peint Magemma, chef des cavaliers du Sultan de Maradi, – peinture qui aura un grand succès (voir Annexe IV, p. 229).

G.-M. Haardt et L. Audouin-Dubreuil, La Croisière noire, op. cit., p. 38.

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TESSAOUA

Photo n°11 – L’habitation du sultan Barmou à Tessaoua.

A Tessaoua, la mission est accueillie par le sultan Barmou. Installé par les Français, celui-ci descend d’une grande dynastie. Maurice Abadie, dans son livre La Colonie du Niger1, écrit que les Haoussa étaient, à la fin du XIXème siècle, divisés en deux groupes : l’un présent à Maradi dirigé par Kouré, l’autre à Tessaoua, dirigé par Mussignaoua qui, en 1897, a signé un traité avec Cazemajou. Mais comme, peu de temps après, Mussignaoua s’enfuit à l’arrivée de la mission FoureauLamy, il est remplacé par le sultan Barmou, celui-là même qui accueille les membres de la Mission qui se montrent M. Abadie, La Colonie du Niger, op. cit., p. 125, 380-381. Barmou est le frère de Mussignaoua (Ed. Séré de Rivières, Histoire du Niger, op. cit., p. 247).

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très respectueux à son égard : « Le vieux Barmou […] est noble, car il appartient à la dynastie Haoussa et descend du grand Changana V1 » et intrigués parce qu’ils ajoutent : « Il doit avoir conservé des traditions et le mystère de son harem attire notre curiosité2. » Les sultans qui reçoivent le mieux, à Tessaoua et à Zinder, sont des sultans nommés par les Français. Ces sultans acceptent la présence française qui les conforte dans leur rôle, mais ils confortent eux-mêmes cette présence en étant au plus près des populations qu’ils connaissent parfaitement. Ils sont des intermédiaires. C’est pourquoi les colonisateurs se sont nettement appuyés sur ce qu’on appelle la « chefferie traditionnelle », comme le décrit Kimba Idrissa. « Les chefs ont été des auxiliaires précieux, surtout au Niger, où l’on opta dès le départ pour une administration sommaire et peu coûteuse » avant de dresser un schéma général de l’organisation de l’administration coloniale française 3 : « L’Etat colonial est demeuré dans l’ensemble un Etat de l’indirect rule, c’est-à-dire un Etat minimal où l’essentiel du travail d’encadrement, d’administration de la justice, de collecte des taxes, de relais et de collecte de l’information est encore assuré en milieu rural, à des degrés divers, et à différents niveaux par les chefs. »

Ce nom n’est pas mentionné dans la liste des sultans de Maradi : M. Abadie, La Colonie du Niger, op. cit., p. 380-381. Barmou Dambaskore a été sultan de Tessaoua de 1899 à 1927. Le sultanat fut supprimé par les Français en 1927, le sultan fut déporté au Mali où il mourut trois ans plus tard. 2 G.-M. Haardt et L. Audouin-Dubreuil, La Croisière noire, op. cit., p. 39-40. 3 K. Idrissa : « Politique et administration dans la colonie du Niger », op. cit., p. 281 et 283. 1

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Ainsi y a-t-il une grande continuité dans la façon dont la Mission est reçue par les administrateurs français à Tillabéry, Niamey… et par les « sultans noirs » de Tessaoua et de Zinder où elle retrouve le gouverneur de la colonie par intérim. L’accueil de la Mission avec les fastes que montrent le film et les photographies témoigne, de la part des sultans, de l’acceptation de la présence française et du rôle qu’ils y jouent. C’est la rencontre et le point d’équilibre établi entre un modèle français basé sur les principes d’unité, de centralisation du pouvoir, de l’individualisme, de la comptabilité économique et de la bureaucratie lié à la primauté de l’écrit 1 » et des « sociétés où prédominent la pluralité du pouvoir et de l’espace, la communauté familiale, base du système de gestion à la fois économique, social et politique, la vertu du verbe, la civilisation de l’oralité et enfin une conception complexe du réel où coexistent le monde visible et le monde invisible2 . »

Mais, que se passe-t-il, en effet, derrière cette façade bien décorée ? Pour pénétrer chez le sultan, on peut avoir recours aux démarches officielles qui ne mèneront jamais jusqu’aux dernières enceintes privées du palais, surtout avec l’attirail cinématographique. Une situation inattendue va résoudre le problème. Le sultan a reçu une Ford neuve d’un Américain. Mais le véhicule ne marche pas et les efforts d’un ancien chauffeur n’ont pas abouti. Piat et Rémillier, les mécaniciens de la Mission interviennent et

A nuancer par la nécessité d’adaptation aux réalités locales déjà évoquée. 2 K. Idrissa, ibid., p. 284. 1

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font démarrer aussitôt et fort aisément le véhicule (selon eux, le chauffeur indigène n’avait pas mis le contact). « Les blancs savent beaucoup de choses, conclut Barmou, et je ne puis rien te donner, car tu es plus puissant que moi ; mais si tu veux venir dans ma demeure, elle est à toi comme elle est à mes amis1. »

Dans cette anecdote chacun semble jouer un rôle et même si la relation est courtoise, dans quelle mesure Barmou peut-il refuser l’entrée de sa demeure ?

Photogramme du film La Croisière noire, 1926.

Outre un harem, le sultan possède également un eunuque mentionné dans les Carnets de L. AudouinDubreuil et présenté habillé dans le film La Croisière noire et nu dans le livre d’Abadie2. Cette question des eunuques est un peu décrite dans le Damagaram au XIXème : Tanimum, le principal sultan (1841-1843, 1851-1885) a créé un corps d’eunuques pour l’administration intérieure de son palais et notamment la gestion de son harem. Il existe un village, Ifaraa (canton de Drum), où les hommes destinés à devenir eunuque subissent l’opération. Les eunuques sont choisis parmi les esclaves et les sujets libres. Affectés dans G.-M. Haardt et L. Audouin-Dubreuil, La Croisière noire, op. cit., p. 39-41. 2 Ibid., p. 186. 1

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l’administration, « les eunuques étaient souvent comblés de cadeaux par le Sultan. Leur situation était ainsi tellement intéressante qu’elle était enviée ». De telles sortes que des personnes d’origine non servile demandèrent à « devenir » eunuque1 et que des eunuques d’autres cours demandèrent à venir servir au Damagaram tandis que « ceux du Damagaram étaient si appréciés qu’ils étaient demandés dans d’autres cours et envoyés à La Mecque, au Caire et à Constantinople. Chaque eunuque pouvait avoir une ou deux, voire trois femmes pour remplir les tâches domestiques2. »

En quittant Tessaoua vers l’est après treize kilomètres, la mission fait halte en pleine brousse à Marpigui devant deux tombes jumelles situées sous un immense parconsonia : celles des capitaines Paul Voulet et Julien Chanoine3. C’est la trace du « drame de Dankori4 ». Les deux capitaines ont dirigé la Mission Afrique Centrale - Tchad qui, partie du Sénégal en passant par le fleuve Niger, Maradi, Tessaoua et Zinder, devait rejoindre le lac Tchad. Là, elle devait établir la liaison avec deux autres missions, la mission Foureau-Lamy venue d’Afrique du Nord et la mission Gentil venue du MoyenCongo, afin de conforter la présence française dans cette partie du continent africain. Voulet et Chanoine devaient Henri Gouraud Zinder – Tchad, souvenir d’un Africain p 96, « Les eunuques ». Henri Gaden Notice sur la résidence de Zinder (Charles Lavauzelle, 1904). 2 André Salifou : Le Damagaram, ou sultanat de Zinder au XIXème siècle, op. cit., p. 60, 90, 132. 3 Photos PA000115-625 à 629 du 1er décembre 1924. 4 C’est en 1930, six ans après le passage de l’expédition Citroën, que Joalland, devenu général, publie son récit Le drame de Dankori, Paris, Nouvelle édition Argo. 1

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signer des traités d’alliance avec les autorités rencontrées, mais progressivement ils développent une violence de plus en plus terrible à l’égard des populations notamment dans la ville de Birni N’Konni de telle sorte que le ministre des Colonies décide d’envoyer le colonel Klobb pour les arrêter. Mais celui-ci est tué le 14 juillet 1899 à Dankori par Voulet. Alors les tirailleurs qui accompagnaient la mission se révoltent à leur tour et tuent Voulet et Chanoine les 16 et 17 juillet 1899 1. La mission continue dirigée par les lieutenants Joalland et Meynier2. Quand les deux tombes sont ouvertes en 1923, elles sont vides3. Les photos prises en 1924 par l’expédition montrent cependant des tombes grandes et non abîmées – donc peut-être refaites après l’ouverture ? Il est curieux qu’un publicitaire avisé comme A. Citroën ait nommé son projet « Mission Citroën Centre-Afrique » en reprenant pratiquement l’appellation de cette funeste « Mission Afrique Centrale - Tchad ». Aucun jugement n’est, apparemment, porté sur la colonne Voulet - Chanoine. L’écrivain nigérien Mamani Abdoulaye rapportera son point de vue sur la colonne Voulet - Chanoine dans son roman Sarraounia (1980) et dans une pièce de théâtre Le drame de Dankori. Le roman sera porté à l’écran par Med Hondo en 1986. Ibrahim Yahaya a lui aussi proposé une étude sur la question : L'expédition coloniale VouletChanoine dans les livres et à l'écran, Paris, L'Harmattan, coll. "Images plurielles", 2012, 395 p. 2 Djibo Hamani, Quatorze siècles d’histoire du Soudan central, le Niger du VIIème au XXème siècle, Éditions Alpha, sans date, p. 413-424. 3 Joalland : Le drame de Dankori, Argo, Paris, 1930, cité par E. Deschamps, Croisières Citroën, op. cit., p. 139. C’est, semble-t-il, Robert Delavignette, qui a commencé sa carrière à Dosso et Tessaoua, qui a fait ouvrir les deux tombes, l’année même où Robert Meynier, membre de la mission Voulet - Chanoine, publie Les Conquérants du Tchad, 1923. 1

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ZINDER

Si les murailles de Zinder sont en ruines, elles témoignent de son passé glorieux de carrefour des migrations venues d’Asie. A ce titre, elle fit l’objet de convoitises et donc de guerres nombreuses au cours des siècles. Mais signe de changement dû à la colonisation : le marché au bétail et au mil a remplacé le marché aux esclaves ! Dans cette ville, la pluralité ethnique est la preuve du brassage antérieur des populations, comme en témoignent les réjouissances organisées pour recevoir la Mission : un Haoussa présente un spectacle de marionnettes (le Daï mabo, photo n°15) ; un Peul charme un serpent à la manière asiatique, pendant que ses jeunes frères soumettent leurs corps à la flagellation (Charo, photo n°16) ; tandis que les fétichistes Hazena (photos 12 et 13) dansent pour la cérémonie d’initiation (koraya). Le palais du sultan, quoique délabré, manifeste son ancienne grandeur : Barma-Mata, en tenue d’apparat et entouré de sa cour, reçoit les membres de la Mission devant « la porte aux clous de fer ». Proche de sa demeure, se tient le Fort Cazemajou, où habita naguère le général Gouraud1. Quant à la ville européenne, elle est située non loin, mais à distance du Birni, le quartier En octobre 1923, au XVIIIème salon de l’Auto à Paris, des photos montrent André Citroën et G.-M. Haardt avec le Président de la République, A. Millerand, et le général Henri Gouraud, Gouverneur militaire de Paris et membre du Conseil supérieur de la guerre (Le Monde Illustré du 13 octobre 1923).

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indigène. Selon, L. Audouin-Dubreuil, le sultan « n’ignore pas que si son palais est encore debout, c’est grâce à la citadelle voisine où dans les plis des trois couleurs flottent, au vent des grands espaces, des souvenirs de gloire coloniale ». En tout cas, le chef-lieu de la Colonie, est, pour les voyageurs, l’occasion d’une halte : « Zinder évoque pour nous l’heure du repos, l’heure heureuse – et partant sans histoire1… » Ce passage, extrait du livre de G.-M. Haardt et de L. Audouin-Dubreuil concernant le passé de la ville, est très intéressant parce qu’il témoigne de l’intérêt de la Mission pour la façon de vivre des populations qu’elle rencontre, pour l’histoire de la ville, de sa région et pour toutes les fonctions propres à toute ville : la rencontre, le mélange, l’urbanisme et l’architecture. Le séjour à Zinder est imposé par la logistique mais les membres de la Mission y trouvent un intérêt certain. Une semaine dans la capitale de la colonie, c’est la plus longue halte de la Mission au Niger depuis le départ de Colomb-Béchar. C’est le développement le plus long sur l’histoire d’une ville étape au Niger dans ce livre, mais ce passage, deux petites pages, reste court par rapport à d’autres alors qu’il s’agit de la capitale de l’ancien Damagaram, sultanat de Zinder, qui fut l’Etat le plus puissant au XIXème siècle jusqu’à la conquête, d’une ville qui fut un grand carrefour d’échanges entre l’Afrique du Nord et l’Afrique noire. En effet, un peu plus loin, quand la mission arrive au lac Tchad, sous le titre « Quelques mots d’histoire », un passage plus long, quatre pages, raconte la façon dont la France a organisé son arrivée dans cette région pour G.-M. Haardt et L. Audouin-Dubreuil, La Croisière noire, op. cit., p. 42-44.

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vaincre Rabah (1842-1900) présenté comme le plus redoutable des aventuriers et un grand marchand d’esclaves, jusqu’à l’exploration scientifique du colonel Tilho en 1912. Puis à nouveau plusieurs pages relatent en détails la bataille définitive contre Rabah à Kousseri, en 18991. C’est une histoire apaisée qui est relatée, le marché aux esclaves a disparu, le capitaine Cazemajou, en fait assassiné en compagnie de son interprète Olive à Zinder sur ordre du sultan en mai 18982, a seulement laissé son nom au fort. Le sultan Barma-Mata est présenté comme un lien parfait entre la tradition et la modernité alors que sa présence à cette fonction est la conséquence lointaine d’événements survenus en 1906. Cette année-là le sultan de Zinder, Amadou, est déposé par l’administration française à la suite de la rumeur d’une velléité de rébellion. Des recherches récentes ont établi que « l’événement de 1906 n’est plus seulement une affaire de résistance à la colonisation, mais la matérialisation d’une série de conflits sociaux à l’intérieur de la société de Zinder3 ». En effet il s’agirait d’une manipulation émanant de rivaux zindérois du sultan visant à le faire destituer. Les Français réagissent non seulement en destituant le sultan, mais en Ibid., p. 52-55 et p. 63-66. Un écrivain nigérien, Ibrahim Issa, dans son recueil La Vie et ses facéties (1979), a consacré un poème à la bataille de Kousseri et à la mort de Rabah selon une perspective anti-coloniale. 2 A. Salifou, Le Damagaram, op. cit., p. 102-109. L’écrivain nigérien, Mamani Abdoulaye, a raconté, sous forme romanesque l’histoire de Cazemajou et sa mort à Zinder dans Le puits sans fond, L’Harmattan, 2014. 3 C. Lefebvre, "Zinder 1906", art. cit., p. 980. 1

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supprimant le sultanat. La fonction est alors assurée, sans en avoir le titre, par Ousmane, dit Bellama, (esclave et eunuque) qui progressivement déplut et vit son poste supprimé en avril 19211. En 1922, l’ancien sultan Amadou revient d’exil, et en février 1923 le sultanat est rétabli avec, à sa tête, Barma Moustapha (Barma-Mata) qui appartient à la famille de Tanimoun. Comme à Maradi, le sultan de Zinder est bien un homme de l’administration coloniale. Il est sujet français, membre du conseil d’administration qui assiste le gouverneur du Niger2, Jules Brévié jusqu’en 1927. Mais, en l’absence de J. Brévié appelé en France, c’est par l’administrateur en chef Léonce Jore, gouverneur par intérim (1923-1925), et le sultan Barma-Mata que la Croisière noire est accueillie. Animisme et Islam Zinder, où la mission enregistre cette relation entre l’islam, l’animisme et le sultan, constitue un nouveau pôle d’une sorte d’arc animiste commencé à Niamey (hauka), poursuivi à Dogondoutchi, à Maradi, et qu’on retrouve jusqu’à N’Guigmi. Situation qui paraît totalement incroyable aujourd’hui : dans la grande mosquée de Zinder, on conservait des statuettes de féticheurs ! Le sultan, lui-même, convie la Mission à regarder une cérémonie d’initiation animiste 3 ! Il faut donc comprendre qu’à la fin du XIX° siècle,

Ed. Séré de Rivières, Histoire du Niger, op. cit., p. 249. M. Abadie, La Colonie du Niger, op. cit., p. 333 et suivantes : « L’organisation administrative et militaire ». 3 A. Audouin-Dubreuil, La Croisière noire, op. cit., p. 46. 1 2

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l’Islam reste minoritaire et les cultes du terroir sont très vivants, voire, par endroits, dominants1. Mais à la fin des années 1920, l’islam a bien progressé note M. Zakari2. Dans l’album de photos de Haardt, un nombre important de clichés attestent de la présence de l’animisme et de la croyance aux génies :

Photo n°12 – Fétichiste Hazena à Zinder. Maïkoréma Zakari : L’islam dans l’espace nigérien, des origines (VIIème siècle) à 1960, L’Harmattan, 2009, tome 1, p. 51 et p. 119. Autre exemple : « Les Djerma de Kobitanda qui, en 1906, prirent part au soulèvement de la région […] n’hésitaient pas d’ailleurs, à accomplir certains sacrifices rituels du fétichisme : égorgement d’un bœuf noir, puis d’un bœuf rouge, incantations destinées à s’assurer la faveur des esprits, etc. », p. 132. 2 Ibid., p. 185-186. 1

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Photo n°13 – Fétichistes Hazena dansant le koraya.

Des hommes : PA000115-644, Tam-tam à Zinder du 5 décembre 1924. On voit devant la foule six hommes torses nus, une sorte de peau de bête autour des hanches, un collier et un gris-gris autour du cou, un petit bandeau autour de la tête, cheveux tressés et pour certains, une sorte de bonnet. Sur la gauche, un septième, qui pourrait être le chef est agenouillé et tient une corne effilée qui lui sert de canne. C’est l’homme qui figure en gros plan PA000115-639 du 1er décembre 1924, intitulé Un sorcier indigène à Zinder. Un tambourinaire figure dans les photos PA000115-639 et 644. Dans la photo PA000115-646-647 Danses à Zinder du 5 décembre 1924, on voit les mêmes hommes qu’en 644 et, à l’extrémité droite, deux femmes en retrait participent au même rituel.

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Des femmes : PA000115-649 puis 653-655, le 6 décembre 1924 Fétichistes Hazena à la fête du Birni de Zinder. On voit cinq (peut-être six) femmes, défilant puis dansant devant la foule. Les photos PA000115-659 et 660 ne montrent qu’une seule femme à la fois : Fétichiste Hazena. Zinder. Elles portent un pagne fait de morceaux en cuir cousus, orné de motifs géométriques et serré juste au-dessus des seins. Leurs visages sont peints et leurs corps sont blanchis au kaolin. Leurs impressionnantes coiffures sont surmontées de plumes et, semble-t-il, de longs poils (comme venus de crinières de lion). Elles ont d’étonnantes protections des avant-bras et des mains (voir photos ci-contre). On peut s’interroger sur l’authenticité de ces danses en ville1 organisées pour le passage de la Croisière noire, mais la documentation témoigne cependant d’une présence importante des coutumes animistes des Azna à l’époque. Le Major A. J. N. Tremearne, qui vécut sept années au Nigeria, avait publié en 1913 Hausa Superstitions and Customs (Londres, 1913) et The Ban of the Bori. Demons and Demon-Dancing in West and North Africa (Londres, 1914) – ce dernier livre manifestait les tensions entre animisme et islam particulièrement dans la région haoussa du Niger et du Nigeria dès cette époque. Mais, ce qu’il faut signaler, c’est le livre du gouverneur du Niger, Jules Brévié, qui est absent lors du passage de la Croisière noire à Zinder. En J. Broustra-Monfoga, "Approche ethno-psychiatrique du phénomène de possession. Le Bori de Konni (Niger)" in Journal de la Sociétés des Africanistes, Vol XLIII, 2, 1973, et Ambivalence et culte de possession. Contribution à l’étude du bori hausa, Anthropos, 1972.

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effet, en 1923, il a publié un livre, étonnant, sur la question des rapports entre les religions animistes (qu’il qualifie de « naturisme » et qu’il associe « au stade de précivilisation ») et l’Islam : Islamisme contre naturisme au Soudan français : essai de psychologie politique coloniale, avec une préface de Maurice Delafosse1. Ce livre reçut le Prix Lucien de Reinach délivré par l’Académie des sciences morales et politiques en 1925 2, en même temps que Charles Monteil pour Les Bambara du Segou et du Kaarta et le colonel Meynier pour La conquête du Tchad. Les marionnettes Il peut y avoir une certaine confusion dans l’esprit des membres de la Mission entre les manifestations animistes et les spectacles de marionnettes comme le suggèrent les légendes des photographies et la description qui est faite de ce théâtre de marionnettes dans la World Encyclopedia of Puppetry Art. Dans son article consacré à cette manifestation3, cette encyclopédie précise ainsi le vocabulaire à utiliser : « Ce théâtre haoussa se nomme diyan dabo ("enfants de la magie") et le marionnettiste maï dabo ("maître de la magie") », avant d’ajouter quelques repères bibliographiques selon lesquels les premiers témoignages 1 Delafosse avait publié en 1922 dans la Revue du monde musulman un article "L’animisme nègre et sa résistance à l’islamisation en Afrique occidentale". J. Brévié se réfère au "Soudan", dont le nom depuis 1921 remplaçait celui de "Haut-Sénégal-Niger", parce qu’il a été commandant de cercle de Bamako. 2 Séance et travaux de l’Académie des sciences morales et politiques, p. 388390 : "Rapport sur le concours pour le prix à décerner en 1925", séance du 19 septembre 1925. Le rapporteur est Lucien Lévy-Bruhl (qui avait publié La Mentalité primitive en 1922), auquel, d’ailleurs, Jules Brévié se réfère. 3

World Encyclopedia of Puppetry Art : https://wepa.unima.org/fr/niger/ 137

français datent de 1899, il s’agit d’une relation intitulée Guignol touareg dont l’auteur est Fernand Foureau, chef de la mission saharienne française Foureau-Lamy. La même encyclopédie cite le récit de la Croisière noire mais il ne pourrait s’agir que des photographies que nous évoquons puisque ni le film de L. Poirier, ni les textes publiés ne les évoquent. La dernière référence, un article de Henri Labouret et Moussa Travélé de 1928, est de peu postérieure au passage de la Mission, mais la pérennité de ces représentations est attestée en 1965 par Jacques Chesnay, collectionneur français, qui a assisté à un spectacle à Zinder ainsi qu’en 1992 par Olenka et Denis Nidzgorski, écrivains-chercheurs. Mais ces derniers témoignages ne correspondent pas avec les propos tenus par Galy Kadi Abdelkader lors de notre entretien en janvier 20201. D’après le même article le dispositif scénique correspond à ce que montrent les photos prises par G. Specht ou L. Poirier, « un castelet en forme de petite tente […] habituellement faite du boubou du marionnettiste » soutenue par un bâton ou des bâtons plantés au centre et pointés vers le ciel, le tout recouvert de couvertures qui dissimulent mieux le marionnettiste qui « se coule dedans avec ses marionnettes et, assis en tailleur sur une natte, fait apparaître les poupées par l’encolure du boubou. » Il y a deux sortes de marionnettes : d’une part des statuettes en bois et d’autre part des poupées à gaine en tissu. « Certaines sont bardées d’amulettes en cuir ou de formules magiques consignées sur papier. » Les premières, avec leur visage, seraient les plus anciennes et représenteraient peut-être d’anciens fétiches, « nues 1

Voir infra p. 157. 138

ou habillées, elles se présentent fréquemment le pénis en érection ou la vulve visible, entourée de poils pubiens ». Et ces statues ne servent pas qu’au spectacle : « Encore aujourd’hui1, dans le village de Doundou, avant le spectacle, on promène deux figurines au sexe démesuré et en érection que l’on place ensuite près du castelet [… ]. Pendant la représentation, on fait déambuler une statuette au sexe articulé qui, de temps en temps, fonce sur les jeunes spectatrices, en simulant frénétiquement les mouvements d’un accouplement. »

En effet, ces marionnettes sont utilisées aussi à des fins d’éducation des jeunes garçons et des jeunes filles : « Ce genre de scènes vise à enseigner la maîtrise de la sexualité débridée et à renforcer la norme selon laquelle un ou une Haoussa doit savoir contrôler ses pulsions sexuelles […]. » Les secondes, les marionnettes en tissu, n’ont pas de visage, ce qui relèverait d’une influence islamique : « Les traits sont parfois suggérés par une utilisation judicieuse des motifs du textile ou bien la "figure" est bandée comme celle des marionnettes du Tadjikistan (Asie centrale). Des fils de laine ou de coton servent à créer coiffures et ornements. Pour améliorer la mobilité de ces marionnettes à gaine, on ajoute parfois une tige. »

De bois ou de tissus, les personnages incarnés par ces marionnettes reflètent la composition socioprofessionnelle (boucher, forgeron, cordonnier, tisserand, éleveur, griot, etc.) et ethnique (Haoussa, Peuls, Bouzou, Béri-béri, etc.) du village et également des individus particuliers comme « l’imam frivole, le chef du village coureur de jupons ou fainéant, les jeunes Sans que la date soit précisée, mais il s’agit d’une période postérieure à l’indépendance.

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cousines rivales et, malgré l’indépendance, les colons français ». En effet composés d’une série de courtes scènes, les spectacles, comme ceux des chansonniers parisiens, mettaient en avant « sous forme comique, l’immoralité des mœurs et les dérives de toutes sortes. » L’article de l’encyclopédie évoque également les aspects techniques de la représentation. Les marionnettes, une ou deux par scènes, sont animées par un seul marionnettiste qui « parle en utilisant une pratique1 et ses paroles sont "traduites" au fur et à mesure par un truchement (interprète) » sur fond de tambourins. Le public participe et intervient en s’adressant aux marionnettes qui lui répondent, « l’atmosphère est animée et comique. » Ces spectacles de marionnettes, parce qu’ils étaient des lieux d’expression critique, contestataire, furent interdits par l’administration coloniale. Les quatre photos (voir photos n°14 et 15) de l’album de Haardt permettent de confirmer, de compléter ces observations et de susciter quelques réflexions, si limitées soient-elles. Le 5 décembre 1924. La photo n°14 (PA000115-645) ci-contre s’intitule : quelques fétiches à Zinder. On peut voir cinq statuettes en bois. Elles ont toutes en commun de n’avoir qu’une partie des bras (sans main) et d’être plantées en terre (on ne voit pas les pieds, s’il y en a).

Petit appareil coincé dans la bouche entre la langue, le palais et les dents du haut, destiné à modifier la voix. 1

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Photo n°14 – Quelques fétiches à Zinder

La représentation : Quatre statuettes sont des femmes (F), une seule représente un homme (H). Les femmes sont reconnaissables à leurs seins apparents, l’homme a un gros sexe en érection qui s’échappe d’un petit pagne en tissu. La disposition : L’homme se trouve au milieu du groupe avec deux femmes à sa droite et deux à sa gauche. - Les deux femmes à sa droite (F1 et F2) sont nues, elles portent simplement un collier au cou et un autre aux hanches. Celle qui est le plus à droite (F1) a une grande chevelure abondante ajoutée. Toutes les deux sont de couleur noire. - Les deux femmes (F3 et F4) à gauche de l’homme sont blanchies au kaolin, comme pour les fêtes. La F3 est nue sans ornement. La F4, qui est à l’extrémité gauche, est beaucoup plus grande que les autres statuettes, elle a un petit pagne en tissu et une coiffure ajoutée. 141

Le public : Comme la photo est prise en gros plan, on ne voit que deux hommes assis. Rien n’indique un rapport avec les marionnettes puisqu’il n’y a pas de « castelet en forme de petite tente ». Le 6 décembre 1924 La photo PA000115-650, en plan large, s’intitule : un groupe de spectateurs au guignol indigène. Zinder. La disposition des personnages est la même que pour la photo prise la veille : F1, F2, H (avec cache sexe qui couvre le pénis), F3, F4. La nouveauté vient de la présence : - d’un castelet en forme de petite tente en voile blanc situé derrière les statuettes, - du public : des hommes et des femmes (non voilées) au premier rang assis, au deuxième rang debout – derrière on voit les seckos en paille qui protège une case, mais de têtes apparaissent par-dessus ces seckos (des gens qui sont dans la concession). On compte une soixantaine de personnes environ. Un tambourinaire est assis à droite près de la tente au sommet de laquelle n’apparaît aucune marionnette. La photo ci-contre (PA000115-651), prise de plus près, s’intitule : Daï-Mabo, guignol Aoussa. Zinder. Par rapport à la photo précédente, les nouveautés sont les suivantes : - Il y a deux tambourinaires : l’un à gauche, l’autre à droite du castelet. - La séance de marionnettes a commencé car en haut du castelet, on voit deux têtes. Elles sont de taille plus petite

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que les statuettes et il semble qu’il s’agisse de deux femmes. - La disposition des statuettes devant le castelet a changé : F3, H, F4, F2, F1. L’homme montre un gros pénis en érection. Le maï dabo n’est pas le guignol mais le joueur de marionnettes.

Photo n°15 – Daï-Mabo – guignol Aoussa à Zinder

La photo PA000115-652 prise en gros plan s’intitule : le guignol indigène. Zinder. La séance de marionnettes continue avec les deux têtes en haut du castelet. Cependant : - il n’y a plus qu’un tambourinaire (comme sur la photo PA000115-650), - les statuettes sont dans la même disposition qu’en PA000115-645 et 650.

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On n’a malheureusement aucune information sur le contenu de cette séance de marionnettes ni sur la raison du changement de position des statuettes, néanmoins ces photos suscitent plusieurs questions : - Au début, on parle de fétiches puis de guignol indigène et le nom haoussa lui-même est donné Maï dabo. Cependant, comme les photos du "guignol" sont intercalées entre les photos de danses animistes, une certaine confusion demeure entre les deux registres : ludique (Maï dabo) et croyance (sorcellerie, animisme). Le commentaire précédent sur les marionnettes haoussa, nous fait pencher pour l’interprétation ludique - On se demande si la photo PA000115-652 n’aurait pas dû être placée après la 650 en raison de la présence d’un seul tambourinaire et de la similitude de positionnement des statuettes. Les autres manifestations culturelles Le charo des Peuls. Les photos PA000001-62 (photo ci-dessus) et 663 du 6 décembre 1924 sont intitulées Danse peulhe du charo Zinder et Peul flagellé Charo Zinder. Il ne s’agit pas, à proprement parler d’une danse, mais d’une pratique violente des jeunes gens qui cherchent à montrer leur bravoure aux jeunes filles. Pour ce faire, ils acceptent de recevoir des coups sur la poitrine (flagellation), coups qu’ils rendront par la suite à leur adversaire. Sur la photo, on voit nettement la trace des coups reçus qu’arbore fièrement un jeune homme. Normalement, le charo se déroule à la fin des moissons et au retour des troupeaux devant tous les Peuls. Il est donc probable que ce que la Croisière noire a vu est plutôt une reconstitution de ce rite, qui, depuis, a été régulé au Niger à cause de son aspect violent. 144

Photo n°16 – Danse Peulhe du Charo à Zinder.

Notons que la photo 662 est datée du 6 décembre et la 663 du 7 décembre – manifestement une erreur car la seconde est un plan rapproché de la première. La lutte traditionnelle La photo PA000115-657 du 6 décembre 1924 montre une activité sportive très prisée au Niger et qui a maintenant un statut officiel. Deux lutteurs s’affrontent devant six autres lutteurs et devant le public. A l’heure actuelle, beaucoup de villes ont une arène de lutte et chaque année une compétition nationale est organisée – le vainqueur reçoit un « sabre » et de multiples cadeaux. La folklorisation de la culture Quand on considère toutes ces manifestations organisées par l’administration coloniale pour recevoir la Mission Citroën à Niamey, Zinder et dans toutes les grandes villes du Niger, on observe que les pratiques culturelles locales sont soustraites à leur signification interne propre et deviennent objet de spectacle. Que ce 145

soient les danses, les manifestations animistes, le charo, tous ces événements sociaux importants deviennent artificiels – à l’exception de la lutte traditionnelle. Ce phénomène de folklorisation (qui est très général au XXème siècle) a été amplifié par le film pour le public européen. Mais, du côté nigérien il a probablement provoqué aussi une certaine rupture dans la conscience collective. A l’injonction coloniale de faire des manifestations hors contexte s’ajoute une donnée religieuse spécifique. En effet, l’extension de la religion au Niger a créé une autre distanciation, cette fois-ci éthique, envers certaines danses et habitudes animistes locales – les membres de la Mission ayant d’ailleurs perçu la condamnation de certaines danses, au moment même où ils les filmaient et photographiaient. Quant aux marionnettes, à cause de leur caractère critique elles ont fait l’objet d’interdiction – pourtant le Guignol français, parce que populaire, a toujours eu ce côté moqueur à l’égard de l’autorité. Mais dans les colonies, la contestation, même sur le mode drôle, n’était pas permise. La Mission affronte également d’autres réalités. Durant ces soirs d’hivernage à Zinder, la Mission est assaillie par toutes sortes d’insectes qui s’activent1 : des libellules par centaines, de grands perce-oreilles, de gros hannetons, des araignées « monstrueuses », des scorpions, des crapauds… « mais tous les soirs sans exception, c’est l’éternel, odieux, obsédant sifflement des

Carnets de L. Audouin-Dubreuil, cités par A. Audouin-Dubreuil, La Croisière noire, op. cit., p. 47, 50.

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moustiques. » Et à partir de cette ville, ses membres connaissent un moment délicat. A partir de Zinder les membres de la Mission connaissent un moment délicat. A. Iacovleff souffre des symptômes de typho-malaria pendant dix jours, Fernand Billy est victime d’une insolation dont les effets durent plusieurs semaines tandis que Roger Prud’homme et René Rabaud sont atteints de paludisme malgré la prise régulière de quinine1 ; entre Maïné-Soroa et la mare de Toumourou, G.-M. Haardt épuisé est moins fiévreux et Maurice Billy est blessé à la main, et « la Mission se transforme peu à peu en hôpital de campagne ». C’est à ce moment que L. Audouin-Dubreuil relit des passages de Batouala à ses compagnons2.

Photo n°17 – Départ de Zinder. Rapport sanitaire de la mission, voir E. Deschamps, op. cit., p. 132. Iacovleff illustrera de Batouala dans l’édition de 1927, à partir des dessins et croquis réalisés pendant le séjour en Oubangui-Chari et en utilisant les peintures figuratives des cases en pays banda. 1 2

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ZINDER – N’GUIGMI C’est le moment le plus délicat pour la Mission dans sa traversée du Niger pour des raisons déjà évoquées : problèmes de santé pour certains équipiers, difficultés d’orientation et de ravitaillement en essence. Le séjour forcé de quarante-huit heures à N’Guigmi pour organiser le contour du lac Tchad est certainement le bienvenu pour tous. A Gouré, Iacovleff décrit la danse des femmes, le diangel, qui lui semble se rattacher « à ces anciens cultes phalliques par lesquels la jeune humanité célébrait la fécondité du monde1 ». Les habits et la gestuelle des danseuses sont fonction de leur âge, de leur ethnie et de leur condition sociale. Puis la Mission s’intéresse au paysage et à l’environnement : le Mounio est parsemé de dépressions (kori) où la végétation est abondante. Lors des pluies, en effet, des mares s’y forment. En raison du terrain, les eaux sont saturées de sel de chaux, de potasse et de soude. Lorsque l’eau s’évapore, le fond des mares est empli de natron que les femmes utilisent pour la cuisine. Ce natron sert aussi d’engrais naturel, d’où la riche végétation des koris qui attire les animaux (oiseaux, singes, gazelles) que font fuir les voitures de la Mission 2. A Garoua (deux cent soixante-dix kilomètres à l’est de Zinder) : vue d’un trigonocéphale (reptile). Le sol devient dur : cette sorte de terre glaise prend plus de consistance

A. Audouin-Dubreuil, La Croisière noire, op. cit., p. 161. G.-M. Haardt et L. Audouin-Dubreuil, La Croisière noire, op. cit., p. 44-45.

1

2

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à la saison sèche. « Nous roulons entre les touffes épineuses, les buissons où dorment les pintades1 ».

Photo n°18 – Un ravitaillement en essence arrivant de Mao.

Arrivés à Maïné-Soroa, la Mission envoie un message urgent à Bangui : « Maïné-Soroa. 12/12/1924. Maigret Michaud expédition Citroën Bangui. « Numéro cinq R Stop adressons ce jour télégramme suivant gouverneur Lamblin deux points citation nous trouvons dans situation extrêmement difficile du fait évaporation de plus des trois quarts dans tonnelets d’essence transportée Maïné-Soroa et N’Guigmi Stop craignons même déperdition dans essence transportée territoire Tchad Stop vous prie vivement bien vouloir faciliter Maigret Michaud fourniture et transport extrême urgence cinq mille litres essence sur Fort-Lamy Stop remerciements anticipés fin citation Stop risquons d’être arrêtés si cette essence est pas Fort-Lamy sous huit jours car faisons transporter essence Fort-Lamy actuellement Stop prenez toutes mesures en conséquence Stop assurez-vous essence actuellement en place dans Oubangui-Chari a pas subi même déperdition que celle

1

Ibid., p. 46. 149

territoire Niger Stop serons N’Guigmi à partir quatorze courant où vous prie rendre compte Haardt1 ».

Les craintes deviennent réalité. Après Maïné-Soroa, la Mission s’égare, s’enlise dans des marigots, perd du temps affolant les populations rencontrées par sa présence. L’essence vient à manquer et la piste que Bettembourg avait reconnue à cheval reste introuvable. Il part donc, à la nuit tombante, à la rencontre des hommes qui transportent l’essence depuis le prochain dépôt, se guidant à la boussole tandis que le guide suit les étoiles 2. En attendant les membres restés sur place s’occupent en chassant « des phacochères, des autruches, des pintades, un merle métallique, un passereau, une « veuve », Iacovleff peint sous un acacia3. C’est probablement à cause de ces difficultés que l’on peut voir dans cette région les premières photographies du ravitaillement en essence de l’expédition : à Toumour (PA000001-805) le 14 décembre, à Mao (photos PA000001-905 à 910) le 20 décembre, à Kouloa (photos PA000001-914 à 926) également le 20 décembre 19244. Les difficultés de transport dans cette région ont sans doute motivé le lieutenant Seguin, administrateur du poste de Maïné-Soroa, à étudier la possibilité d’établir un terrain d’atterrissage. Il a déjà fait dessoucher environ trois cents arbres pour préparer le terrain et remet à la Cité par E. Deschamps, Croisières Citroën, op. cit., p. 132. Ibid., p. 53. 3 G.-M. Haardt et L. Audouin-Dubreuil, La Croisière noire, op. cit., p. 47-48. 4 Après, il faut attendre le 4 mars 1925, pour voir des photos de ravitaillement d’essence à Bondo au Congo belge : photos PA0001192302 à 2304. Pour le Niger voir supra, p. 62-63 et photo n°18. 1 2

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Mission une copie des plans prévus agrémentés de commentaires : « Nous n’avons pas cru devoir prendre des terrains déjà débroussés (sic), ceux-ci étant le fruit d’un long travail de la part des indigènes qui y ont fait leurs lougans ». Il ajoute : « Je suis en train de mettre au point un petit travail sur le sultan du Bornou. Si vous y trouvez quelque intérêt je me ferai un plaisir de vous l’adresser1. »

Photo n°19 – Les bords de la Komadougou à Turbanguida

« Nous longeons la Komadougou (voir ci-dessus) à travers le pays des Manga, saulniers des kori, pasteurs, agriculteurs, gens paisibles, gens aimables2. » Les indigènes franchissent les cours d’eau avec d’ingénieux flotteurs à calebasses.

Document cité par A. Audouin-Dubreuil, La Croisière noire, op. cit., documents fac-similés. 2 G.-M. Haardt et L. Audouin-Dubreuil, La Croisière noire, op. cit., p. 47. 1

151

L’arrivée à N’Guigmi. Les femmes Kanembou et Tebbou séduisent tant L. Audouin-Dubreuil par leur physique et leur attitude qu’il déclare : « Ce ne sont plus des négresses, mais des femmes noires » ! Les gestes de leurs danses et de leurs sauts rappellent ceux des Tanagras antiques : Guanagouptera, Banda-Boundou, dankari (danse interdite par les musulmans senoussistes très rigoristes 1). Le 15 décembre, quand L. Audouin-Dubreuil entend Baba et Mamadou rire aux éclats, il réalise combien la culture européenne gomme, par un simple et réducteur sourire, « le rire puissant et primitif » qui déborde de vie. Arrivée au Nord du Tchad, la mission constate l’absence des éléphants signalés au début du siècle : à cause de l’ivoire selon M. Martineau, administrateur en poste à Bangui. A cette époque, Anvers reçoit chaque année plus de 50 000 défenses d’éléphants2.

1

2

G.-M. Haardt et L. Audouin-Dubreuil, ibid., p. 57-58. A. Audouin-Dubreuil, ibid., p. 154. 152

BILAN POUR ALLER PLUS LOIN… La Mission avait reçu de ses mandataires la tâche d’inventorier, de collecter et surtout de dresser des perspectives en se projetant vers l’avenir de la colonie. A cet égard, la réponse apportée est intéressante en s’appuyant sur la production agricole et une meilleure intégration à un ensemble commercial régional. « La partie de la Colonie du Niger parcourue par l’expédition (1 800 kilomètres de Labezanga à N’Guigmi), appartient à la zone subsaharienne ; sans être arrosée, elle n’en possède pas moins un régime de pluies suffisant pour lui permettre une activité agricole intéressante. Les cultures du mil et l’élevage sont les manifestations maîtresses de cette activité. En y joignant des cultures secondaires de manioc, de maïs, de coton, d’arachide et de blé, surtout sur le Niger, et aux environs de Zinder et du lac Tchad, on aura les productions agricoles essentielles. […] … L’avenir de la colonie du Niger est entièrement lié à la création de moyens de transports puissants comme le sont les voies ferrées. […] Du point de vue agricole en effet, les conditions de climat et de régime des pluies, en feront une région de culture sèche du coton de grande importance. [La production est freinée par la faiblesse des moyens de transport pour exporter.] De même pour la production vivrière : or la Nigéria peuplée de 18.000.000 d’habitants et limitrophe de notre colonie sur près de 1.500 kilomètres est une partie prenante à la demande presque illimitée car la politique économique de ce pays consiste surtout à substituer les cultures industrielles aux cultures vivrières. Une place particulière doit être réservée pour l’avenir à la culture de l’arachide. [Il y a des surfaces énormes, propices à cette culture, non utilisées.] Du point de vue industriel, l’avenir serait précisément dans le développement des cultures du coton et d’arachide, pour

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tout ce qui touche les préparations rendant leur transport moins onéreux (égrenage et mise en balle pour le coton, décorticage d’arachide). […] … Les populations de la région sont travailleuses et dociles. Là cependant, comme dans les autres régions de l’A.O.F. que nous avons visitées, le rôle du docteur et de la sage-femme est considérable et devra tendre à enrayer la mortalité infantile qui fait des ravages, [de même que] la méningite cérébro-spinale depuis quelques années. […] Il est tout d’abord essentiel de voir construire la longue rocade qui de Niamey à N’Guigmi drainera tous les produits pour les mener à un port français de la côte. Il serait hautement désirable que cette rocade vienne se raccorder, à Ouagadougou, au réseau de voies ferrées de l’Afrique Occidentale Française, et qu’en outre elle se soude à l’antenne allant actuellement de Savé à Cotonou. […] Cette rocade qui servirait d’artère principale du futur chemin de fer Transafricain, se continuerait au-delà du lac Tchad qu’elle contournerait par le nord vers le Congo belge, formant un des secteurs de la « route du cuivre » du Katanga à Oran. Il importerait enfin, avant de décider de la jonction de cette rocade à Kano, avec le chemin de fer anglais venant de Lagos, de voir si la construction de cette voie ne serait pas préjudiciable aux autres secteurs de la ligne, au profit d’une voie ferrée étrangère1. »

Ce bilan, qui dresse des perspectives positives sans être enthousiaste, est dominé par une contradiction majeure puisque l’avenir économique repose sur une meilleure pénétration, surtout pour les produits vivriers, du marché nigérian tout en se méfiant des conséquences d’une mise en relation des principaux réseaux de communication : les réseaux ferroviaires. On mesure la distance qui sépare, en matière coloniale, la France et l’Angleterre, deux pays Deuxième rapport de fin de mission adressé à M. Le ministre des Colonies. Rapport économique. Fonds Haardt, musée du Quai Branly - Jacques Chirac.

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qui viennent pourtant de combattre ensemble dans la Grande Guerre. Et il reste à financer la construction de ces voies ferrées… On sait ce qu’il en est aujourd’hui. Ces quelques semaines passées au Niger par la Croisière noire ont laissé d’autres traces… Les photographies semblent être connues et accessibles à travers l’album de G.-M. Haardt, celui de M. Penaud est très ressemblant, mais il y a, sans doute, d’autres photographies à localiser, comme on l’a évoqué plus haut. Les carnets de routes sont partiellement publiés par le biais de citations plus ou moins longues dans certains ouvrages1 mais l’intégralité de ces textes reste à découvrir. Le corpus filmique disponible est encore plus incomplet par rapport aux 27 000 mètres de films tournés. Seules les deux versions « muette » et sonore de La Croisière noire sont accessibles avec des durées différentes. Il reste aussi à localiser, à dénombrer plus exactement, la « cinquantaine » de courts métrages dont on ne connaît que quelques titres. Les objets collectés sont présentés, pour certains, au musée des Cordeliers à Saint-Jean d’Angély, ou bien photographiés dans le livre d’A. Audouin-Dubreuil. Mais cela ne représente qu’un petit nombre. Où sont les autres objets collectés, que reste-t-il des marionnettes de Zinder ? Sont-elles encore à Zinder ? Les mêmes questions se posent à propos des collectes de Bergonier, de tous les animaux identifiés et/ou rapportés. 1

Voir « Nos sources », p. 17. 155

Pour approfondir les traces de la Mission Citroën Centre-Afrique au Niger, il faudrait disposer du maximum de ces différents corpus. En attendant, force est de constater la richesse et l’intérêt des documents disponibles par ce qu’ils montrent et par les questions qu’ils posent. Ce livre est un tableau mais aussi un appel, la première étape d’un processus d’appropriation et d’approfondissement. C’est pourquoi nous attendons les réactions du public surtout nigérien. En quoi ces modes de vie, ces coiffures, ces costumes, ces danses, ces harnachements… sont-ils encore présents aujourd’hui, dans quelles circonstances sont-ils utilisés... ? Qu’évoquent toutes ces images ? Nous souhaitons partager les réactions de lecteurs qui ne seront pas tous du même avis que nous, ni que leurs voisins… Nous attendons d’autres regards, d’autres évaluations, d’autres jugements…

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ENTRETIEN AVEC GALY KADI ABDELKADER Cet entretien avec Galy Kadi Abdelkader1 a eu lieu le jeudi 30 janvier 2020 à Le Perreux-sur-Marne, accompagné de la projection du film muet (1926) et de la version sonorisée (1933) de La Croisière noire, uniquement de la partie concernant le parcours Bourem – N’Guigmi, ainsi que de la vue de plusieurs photos du fonds Haardt du musée du Quai Branly – Jacques Chirac. Galy Kadi Abdelkader 1- relève des erreurs : - Sur les « danses haoussa » à Niamey. Il s’agit de femmes djerma reconnaissables à leurs coiffures. Dans le Nord du Bénin, on parle djerma, ce qui peut expliquer la danse du Kouli-Kouta. - Sur la « profonde empreinte de l’Islam ». En réalité, on se trouve dans une région animiste que même Dan Fodio n’avait pas pu réduire. Maradi était un fief animiste. - Le chef de Tessaoua est d’origine touarègue – comme le confirment : les habits des jeunes pileuses, le bijou d’Aghia et le fait qu’on ne doit pas regarder manger le chef, ce pourquoi les musiciens sont aveugles. 2- apporte des précisions : - A propos des danses à Niamey : les Djerma et les Touareg sont liés par les parentés à plaisanterie. On voit cependant que les instruments de musique sont

Galy K. A. est l’auteur de L’esclavage au Niger, aspects historiques et juridiques, Karthala, 2010.

1

157

différents sur les prises de vue : tambours d’aisselle djerma ; gros tambours et algaïta touareg. - Sur les habits des cavaliers djerma : l’ensemble qui protège cheval et chef-cavalier est nommé « Sarkin Lihida ». - Des chefs, on dit en langue haoussa qu’ils ont « des chaussures de fer ». - A Dosso, encore aujourd’hui, on conserve les parures des cavaliers qui sont utilisées les jours de fête. - Il assimile, lui aussi, le casque du cavalier au casque métallique des « Croisés » ou des « Sarrasins », en se référant aux routes commerciales transsahariennes des XIIè - XIVè siècles. - Signification des noms haoussa : aghia est le terme haoussa qui signifie « intendante ». Iyaogari : « iya » signifie « mère ». - Le quartier de Zinder qui est montré est celui du grand commerçant Malam Yaro. - Le sultan de Zinder, Moustapha, nommé par les Français en 1923 n’est pas légitime selon la tradition : s’il est bien de la famille de Tanimoun, il l’est par les femmes, car il est le fils de la sœur de l’ancien sultan. 3- est étonné : - Par le discours colonialiste, qu’il rejette viscéralement. - Par la faune : on ne voit plus d’autruches à Bourem et Niamey. En ce qui concerne les chevaux, leur nombre a considérablement diminué ; on ne voit plus de cavaliers touareg, mais il n’en reste pas moins vrai que la meilleure race de chevaux est celle des Touareg (Bagazam). - Par la flore : présence de très hautes herbes. - Par les kakaki en bois qu’il n’a jamais vus - il s’est informé et a confirmé que ces trompes sont bien des kakaki traditionnels mais anciens. Les kakaki en métal 158

sont plus faciles à transporter car démontables et plus solides. - Par les femmes qui, à l’époque, à Niamey, montraient leurs tresses et leur beauté, alors qu’aujourd’hui elles sont toutes voilées. - Par les photos des spectacles des marionnettes, qu’il ne connaît pas. Par contre, il se souvient d’avoir vu, dans les années quatre-vingt, au Musée de l’Homme à Paris, une petite statuette de couleur noire d’un homme en érection (analogue à celle des photos) avec l’étiquette « Niger ». 4- commente la version sonore : - Les rythmes proposés (tambours, kakaki) sont des transpositions trop lointaines de l’authentique. - Les paroles du griot ne sont pas identifiables en une langue nigérienne. Notre commentaire sur cet entretien Malam Yaro : c’est un personnage central de Zinder de 1898 à 1906. On peut se rapporter au livre d’André Salifou (Le Damagaram ou Sultanat de Zinder au XIXème siècle), au livre d’Henri Gouraud (Zinder-Tchad, souvenir d’un Africain) et à l’article de Camille Lefebvre (Zinder 1906, histoire d’un complot : penser le moment de l’occupation coloniale). Dans le roman Le puits sans fond sur le meurtre de Cazemajou, Mamani Abdoulaye met en scène Malam Yaro. La marionnette observée par Galy K. A. ne peut être celle de la photo : cette dernière est de couleur claire et dans l’inventaire des objets rapportés par la Croisière noire il ne figure aucun objet ressemblant.

159

On note une correction faite par Léon Poirier luimême dans la version sonore au sujet du Koran et de la polygamie. Léon Poirier et Georges Specht photographient et filment sans connaissance précise de ce qu’ils voient, comme en témoignent les légendes des photos et les commentaires sur les cartons (1926) et dans le film sonorisé (1933). Cet entretien, la première réaction d’un observateur nigérien, valide notre démarche et notre souhait de partager nos documents avec un grand nombre de lecteurs et d’observateurs. Il souligne la nécessité de recueillir d’autres témoignages…

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BIBLIOGRAPHIE ABADIE, Maurice : La Colonie du Niger, [1927], L’Harmattan, 2013. AUDOUIN-DUBREUIL, Ariane : La Croisière noire, sur les traces de l’expédition Citroën Centre-Afrique, Glénat/La société de géographie, 2014. Une première édition date de 2004. DAN INNA, Chaïbou : "La naissance et la dramaturgie du hauka dans le contexte de la colonisation au Niger", in le projet Jean Rouch, colloque international, Paris 1122 novembre 2019 : https://www.canalu.tv/video/cerimes/projet_jean_rou ch_j1_3_communications_1_version_francaise.5933 (dernière consultation le 19 octobre 2019). DESCHAMPS, Éric : Croisières Citroën, carnets de routes africains, E.T.A.I. 1999. FUGLESTAD, Finn : "Les Hauka. Une interprétation historique", in Cahiers d'études africaines, vol. 15, n°58, 1975. pp. 203-216 : https://www.persee.fr/doc/cea_00080055_1975_num_15_58_2593 (dernière consultation le 22 octobre 2019). GALY, Kadir Abdelkader : L’esclavage au Niger, aspects historiques et juridiques, Karthala, 2010. GIDE, André : Voyage au Congo, 1927, suivi de Le Retour du Tchad, 1928, folio 2731. HAARDT, Georges-Marie et AUDOUIN-DUBREUIL, Louis : La Croisière noire, expédition Citroën Centre-Afrique, Plon, 1927, édition numérotée, n°18, consultée au musée du Quai Branly - Jacques Chirac.

161

HAARDT, Georges-Marie et AUDOUIN-DUBREUIL, Louis : La Croisière noire, expédition Citroën Centre-Afrique, Plon, 1927, édition pour la jeunesse, 318 pages. HAARDT DE LA BAUME, Caroline et RUCHAUD, Jean-François : Alexandre Iacovleff, les croisières Citroën, Fage éditions, Lyon, 2012 HAMANI, Djibo : Quatorze siècles d’histoire du Soudan central, le Niger du VIIème au XXème siècle, Éditions Alpha, sans date. Histoire de l’espace nigérien, état des connaissances. Actes du premier colloque de l’association des historiens nigériens tenu à Niamey du 12 au 22 juin 1999, Éditions Daouda, Association des historiens nigériens, 2006. HEERS, Jacques : Les négriers en terre d’islam, VII-XVIèmes siècles, [2003], Perrin, Tempus, Paris, 2007. LEFEBVRE, Camille : Frontières de sable, frontières de papier – Histoire de territoires et de frontières, du Djihad de Sokoto à la colonisation française du Niger, XIXème-XXème siècles, Publications de la Sorbonne, 2015. LEFEBVRE, Camille : "Zinder 1906, histoires d'un complot : Penser le moment de l'occupation coloniale" in Cambridge University Press, Volume 72, Issue 4, 2017, p. 945-981. LEPROHON, Pierre : L’exotisme et le cinéma, Les éditions J. Susse, Paris, 1945. POIRIER, Léon : 24 images seconde, Mame, 1953. REYNOLDS, John : André Citroën : ingénieur, explorateur, entrepreneur, E-T-A-I, 2006. ROUXEL, Marie-Christine : Renault en Afrique - Croisières automobiles et raids aériens 1901-1939, E.T.A.I., 2003. SALIFOU, André : Le Damagaram ou sultanat de Zinder au XIXème siècle, Niamey, Centre nigérien de recherches en sciences humaines, 1971, Études nigériennes n° 27.

162

SÉRÉ de RIVIÈRES, Edmond : Histoire du Niger, BergerLevrault, 1965. SURUN, Isabelle : Dévoiler l’Afrique ? Lieux et pratiques de l’exploration (Afrique occidentale, 1780-1880), Éditions de la Sorbonne, 2018. N’DIAYE Tidiane : Le génocide volé, enquête historique, Gallimard, folio, Paris, 2008. WOLGENSINGER, Jacques : L’Aventure de la Croisière noire, R. Laffont, 2002 ZAKARI, Maïkoréma, L’islam dans l’espace nigérien, des origines (VIIème siècle) à 1960 (tome 1), 318 pages, de 1960 aux années 2000 (tome 2), 298 pages, L’Harmattan, 2009.

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ANNEXE I COMPARAISONS DES VERSIONS DES FILMS I- ENTRE LA VERSION MUETTE 1926 ET LA VERSION SONORE 1933 DES ARCHIVES DE TERRE BLANCHE Le travail ne concerne qu’une partie de la Croisière noire, celle qui concerne le Niger, de Bourem à N’Guigmi. Le début de la comparaison des deux versions (muette et sonore) du film et des photos se situe dans ce cadre, avec la première image de la pirogue sur le fleuve Niger. La version muette est donc concernée à partir de la dixseptième minute et la version sonore à partir de la huitième minute. POUR LES FILMS Version muette 1926 : En italiques les séquences filmées ; en caractères gras droits les intertitres. En caractères italiques gras le texte oral d’un griot et celui d’une lettre (identique dans les deux versions) placés en intertitres. Les majuscules sont conformes à la graphie des textes. Version sonore 1933 : La version sonore n’a pas d’intertitre, mais la plupart du temps le commentaire oral reprend le titre (sauf exception, comme à propos du Coran). Dans la colonne centrale, le Idem ou le NON indiquent la présence ou l’absence de la même séquence et sont indiqués les changements (d’ordre, de durée ou de commentaire). 165

Différence technique : Les cadres des deux versions ne sont pas les mêmes, ils sont plus serrés dans la version sonore où il manque une bande à gauche de l’image (passage de la bande son). POUR LES PHOTOS Elles sont regroupées selon les grandes articulations du film, mais elles disposent de bien plus d’informations que les films qui ne couvrent pas l’ensemble des lieux traversés, les appareils photos étant plus facilement manipulables que les caméras de l’époque. Ainsi, à Zinder, les rituels aznas et les marionnettes auraient mérité d’être filmés car ils auraient donné des informations plus importantes que les réceptions officielles dans les diverses agglomérations urbaines. DE BOUREM A N’GUIGMI FILM MUET

FILM SONORE

17’51 Sur la pirogue le long du fleuve Des nénuphars Carte avec le parcours de Bourem à Niamey 18’21 Niamey 18’25 Les huit voitures arrivent au bout d’une rue en terre bordée de spectateurs La première s’arrête accueillie par Crocicchia

8’28 Idem Idem NON XXX NON NON

166

PHOTOS

Album Haardt Bourem : 15 photos Gao : 10 photos Tabango : 7 photos Ansongo : 14 photos Labezanga : 14 photos (dont rencontre avec Croccichia)

Crocicchia et Haardt, plus deux autres membres de la mission, avancent à pieds salués par des tirailleurs disposés sur les marches (pieds nus). 19’11 Devant la boucle du Niger

19’14 Les cinq hommes regardent le fleuve (vue de la ville à droite). Plan sur la ville, panoramique vers la gauche (vers le fleuve, jusqu’à la rive gauche 19’58 L’arrivée à NIAMEY des premières automobiles venant du Nord, frappa vivement les indigènes dont la joie se traduisit immédiatement par des danses.

20’12 Trois, quatre, musiciens tapent sur leur tambour (léger panoramique vers la droite 20’20 Le KOULI-KOUTA, la danse des Couteaux, danse haoussa, parodiant les anciens sacrifices humains du DAHOMEY.

NON

Vers Tillabery : 6 photos Faruel : 2 photos Fakoire : 1 photo

XXX

Ayorou : 3 photos

Idem

Logabi-Batou : 1 photo

Idem

Avant Tillabery : 1 photo Tillabery : 11 photos

XXX

Vers Niamey : 3 photos Niamey : 107 photos Birni : 6 photos

Idem

Dosso : 27 photos Dogondoutchi : 7 photos

XXX

Birni N’Konni : 7 photos Madaoua : 5 photos

20’33

167

Les deux femmes dansent entourées d’un cercle de spectateurs et de musiciens. Trois cavaliers au fond. 20’57

Idem

La prêtresse

XXX

20’59 Gros plan sur la prêtresse. 21’09

Idem

La victime

XXX

21’11 Gros plan sur la victime, sur les tambours Plan plus large sur les musiciens Plan plus général sur la scène de danse 21’59 Mais un autre spectacle se prépare et si on veut le voir, bien qu’on soit petit…

22’07 Le petit garçon arrive avec son dromadaire, le fait baraquer et monte dessus Un homme s’avance, devant la foule, avec un bouclier. Il tourne autour de trois musiciens (1 algaïta et 2 tambours) qui arrivent à gauche. Un cavalier arrive vite, de la gauche, brandit son bouclier et retourne. Il simule un combat avec un guerrier à pied. Plusieurs cavaliers arrivent et combattent avec des fantassins.

Idem Idem Idem XXX

Idem

Idem

Idem

168

23’09 Cette fantasia des TOUAREGS OLLIMINDEN n’évoque-t-elle pas le souvenir des Tournois du Moyen-Âge ?

23’20 La fantasia continue. Des fantassins combattent entre eux devant les cavaliers arrêtés et la foule. 23’36 Mais que dire alors des costumes de parade que revêtent dans ces régions les indigènes Djerma ?

22’47 Parade de cavaliers, certains harnachés, d’autres avec un bouclier 23’57 Croisés ou rois sarrasins ?

XXX

Idem

XXX

Idem

XXX

23’59 Gros plan sur les trois cavaliers harnachés. Plan plus général sur les trois cavaliers. 24’14 Cette cotte de maille, ce heaume authentiques, ne sont-ils pas des vestiges du temps où les croisades conduisirent sur la terre d’Afrique les guerriers d’Occident ?

Idem Idem

XXX

24’29

169

Gros plan sur deux cavaliers de profil. Ils s’en vont de dos vers la gauche 24’41

Idem

Ce héraut d’armes appartient à l’escorte de Mardi, le premier des ‘sultanats noirs’ que la mission rencontre sur sa route de Niamey à Zinder.

24’53 1- Musiciens : cavaliers avec tambours au premier plan, L’ordre des kakaki derrière. plans est inversé 2- Gros plan sur un dans cette souffleur de kakaki. 3- Plan général sur les trois séquence : 4,3,2,1. joueurs de kakaki à cheval qui avancent vers la caméra 4- Plan général d’autres cavaliers armés de lances et boucliers qui avancent et s’arrêtent devant la caméra. 25’22 Toute cette région a conservé la profonde empreinte de l’Islam et l’on y retrouve, très vivant encore, le souvenir des fastes de l’ancien Orient. Ainsi, à TESSAOUA…

25’41 Plan général de cavaliers qui, partant du fond de l’image, cavalcadent jusqu’à la caméra Plan plus serré sur un homme avec une foule

XXX Madarounfa : 9 photos Tessaoua : 144 photos Idem

Idem

170

Marpigi : 5 photos (dont les tombes de Voulet et Chanoine)

alignée derrière lui. L’homme parle en agitant le bras 25’57 « Écoutez-moi ! Je suis le « griot » de l’illustre BARMOU, sultan de Tessaoua, qui va passer devant vous… » 26’10 Le griot poursuit son discours. 26’15 « Que ceux qui sont sur le toit de leur maison cessent de manger des arachides et le regardent arriver dans un nuage de poussière, lui et ses cavaliers innombrables ! » 26’32 Des personnages (femmes surtout) sur le toit d’une maison regardent. Panoramique vers la droite. Plan général de cavaliers nombreux qui arrivent entre deux rangées de spectateurs Plan large de deux musiciens avec de grandes trompes. Retour sur les cavaliers qui avancent vers la gauche du cadre. 27’01 La demeure des cent femmes de BARMOU est une pure évocation des Mille-et-une-Nuits.

XXX

Idem

XXX

Idem

Idem Idem Idem

XXX

27’11

171

Plan général sur la façade du palais, un homme passe de dos, des femmes avancent portant des calebasses sur la tête 27’28

Idem

Dans l’ombre chaude du harem.

XXX

27’33 Deux femmes débouchent d’un couloir et avancent vers la caméra. Dans la cour des femmes pilent, d’autres (plus au fond) sont assises devant une case Groupe de cinq femmes qui pilent devant un mur, une sixième se lève et pile Plan général sur la cour, grand arbre au milieu, groupe de femmes voilées à gauche Le sultan arrive et s’assoit. Les femmes se lèvent pour s’assoir devant lui. Plan : le sultan assis à droite, regarde les femmes vers la gauche. 28’34 BARMOU, Sultan de Tessaoua.

28’39 Barmou, assis de face, plan rapproché, donne quelque chose à une petite fille qui part. 28’49

Idem Idem

Idem Idem

Idem Idem

XXX Idem

172

L’eunuque KAKA et la matrone AGHIA…

28’56 Kaka de profil, Aghia le rejoint. Ils sont face à la caméra. Plan plus rapproché des deux qui se réjouissent 29’08 … se réjouissent fort aux grimaces de IAGOARI, l’ancienne favorite

29’16 Iaogari de face, elle lève le bras. 29’27 Le repas du Sultan

29’30 Barmou assis, des musiciens à gauche et à droite, assis. Plan large. Une femme vient le servir 29’40 Selon le Koran, nul ne doit voir le Sultan manger ; aussi les musiciens de BARMOU sont aveugles !

29’53 Plan un peu plus serré sur Barmou et ses musiciens. Une femme vient le servir Gros plan sur la femme qui agite le couvercle du plat que mange Barmou Des enfants passent derrière allant vers la droite. Fondu au noir. 30’14 ZINDER

XXX Idem Idem XXX

Idem XXX Idem Idem XXX Pas d’évocation du Coran Idem Idem Plus court NON XXX 173

30’17 Plan général de l’arrivée des voitures, villes et forteresse au fond à droite. Foule le long de la route. 30’37 On voit encore dans le poste de ZINDER, la demeure occupée en 1902 par le Commandant GOURAUD.

30’55 Plan large de maisons de la ville. Fondu au noir 31’03 VERS LE LAC TCHAD

31’08 Carte Tracé du parcours de Niamey à Zinder, et vers le lac Tchad. 31’20 La Mission atteignit bientôt la région des « Koris », sorte de cuvettes chaudes et humides où croissent les palmiers

31’30 Plan large des voitures de dos, dans une végétation dense : arbres et herbes 31’32

Idem

XXX

Zinder : 65 photos dont celles des marionnettes et des Azna animistes Après Zinder : 2 photos

Idem

Myrriah : 2 photos

XXX

Gouré : 10 photos

NON

Avant MaïnéSoroa : 35 photos

XXX

Maïné-Soroa : 18 photos

Idem

Turbangidda : 22 photos (dont celle de M. Abadie) La Komadougou : 9 photos

Sur la piste caravanière

31’35 Plan large des voitures arrêtées, les équipiers sont descendus et « discutent », boivent, fument, se regroupent vers le fond.

Avant Zinder : 5 photos

NON

Bandé : 4 photos Toumour : 5 photos

174

Plan large des voitures qui roulent vers la droite dans les hautes herbes.

XXX

31’46 M. BERGONIER, le naturaliste de la Mission, étant chargé du service médical, distribue à chacun un précieux réconfort.

XXX

31’56 Plan plus rapproché : Idem Bergonier sert ses équipiers Plan plus large : au fond Idem arrivent des cavaliers qui attirent l’attention du groupe Plan plus rapproché : un Idem cavalier donne un message à Haardt 32’28 Le Ct du poste de N’Guigmi A M. G.M. Haardt « Les inondations vont vous obliger à un détour. Je vous envoie des guides sûrs et vous atteindrez la rive ouest ». 32’41 Vous atteindrez la rive ouest du Tchad demain au petit jour. 32’48 Fondu au noir Idem 32’51 Et le lendemain, dans la lueur rose de l’aurore africaine, les premières automobiles arrivèrent en vue du Tchad mystérieux.

XXX

175

Baroa : 2 photos

33’10 Plan large sur un clair de lune. Le jour se lève sur les bords du lac, des cavaliers arrivent de la droite, avec les voitures, et longent le lac. Plan large : l’avant d’une voiture à gauche, des cavaliers à droite, qui se regardent. Au fond une pirogue passe sur le lac. 33’57 SANS JAMAIS QUITTER LES TERRITOIRES FRANCAIS, LA LIAISON AUTOMOBILE DE LA MEDITERRANEE AU GRAND LAC AFRICAIN VENAIT D’ETRE AINSI REALISEE POUR LA PREMIERE FOIS

Idem Idem

N’Guigmi : 75 photos Vers le lac Tchad : 2 photos

Idem

XXX

(14 décembre 1924).

34’18 Carte qui reprend le tracé du parcours de Colomb-Béchar au lac Tchad. 34’39

Idem 16’36

176

Total : 558 photos

SYNTHESE DES COMPARAISONS DES 2 FILMS SUR LA SECTION NIGER : Durée Début Fin Durée intertitres Durée images Durée totale

Film muet

Film sonore

17’51 34’38 4’26 14’03 18’29

8’28 16’36 XXX 8’08 8’08

Dans la version sonore : 7 séquences en moins, dont un fondu au noir, 1 séquence en plus, 1 séquence écourtée, 4 séquences dont l’ordre est inversé. II- COMPARAISON ENTRE LA VERSION DU DVD DE LA CINEMATHEQUE FRANÇAISE ET LES DEUX VERSIONS DE TERRE BLANCHE MUETTE ET SONORE (PRESENTEES CI-DESSUS), EN CE QUI CONCERNE LE NIGER. VERS LE LAC TCHAD 31’08 Carte Tracé du parcours de Niamey à Zinder, et vers le lac Tchad. 31’20 La Mission atteignit bientôt la région des « Koris », sorte de cuvettes chaudes et humides où croissent les « palmiers ». 31’30 Plan large des voitures de dos, dans une végétation dense : arbres et herbes

177

XXX NON XXX

Idem

La version de la Cinémathèque (DVD n° 4920) dure 100’, elle est plus courte que la version muette 135’ (1926) et plus longue que la version sonore 55’ (1933). Cependant, on n’a aucune indication sur la version reprise dans ce DVD (origine, date, montage…). Jusqu’au plan qui commence à 31’30 de la version muette de Terre Blanche, la version de la Cinémathèque est identique. Après ce plan, la version du DVD de la Cinémathèque diffère. Si on reprend le timing indiqué par le lecteur de DVD de la Cinémathèque : 23’38 Les voitures remontent une légère pente dans une végétation dense en faisant face à la caméra et s’en reprochant de plus en plus. 23’53 Les « Koris » sont séparés par de vastes plateaux herbeux. 23’56 Plan large : dans de grandes herbes les voitures roulent vers la droite… 24’05 Sur la piste caravanière.

=> A partir de ce carton inclus, la version de la Cinémathèque redevient identique. Ces deux séquences sont absentes de la version muette. Seule la première est absente de la version sonore (ce qui est mentionné dans notre tableau mais un peu plus tard). La séquence qui montre les voitures sortir du Kori est une mise en scène qui met en valeur la part africaine des équipages : - c’est la voiture de L. Audouin-Dubreuil qui est en tête (on reconnait son blason « croissant d’argent » avec les deux extrémités du croissant de lune pointées vers le 178

haut), dans l’ordre de marche prévu ce devrait être celle de G.-M. Haardt. - Baba Touré est installé à la place d’AudouinDubreuil, à côté du conducteur. - Et dans la deuxième voiture, on aperçoit un second personnage africain. N’est-ce pas Mamadou qui parait déjà deux fois dans la documentation de la traversée du Niger : assis au centre de la photo prise le 23 novembre 1924 intégrée à l’album du fonds Haardt avec la légende « Mamadou (cuisinier) en lapin avant Tillabéry » et dont le rire résonne dans les carnets de route L. AudouinDubreuil1.

1

Voir photo n° 3, p. 42-43 et 158. 179

ANNEXE II Imaginaire et Croisière noire Si les objectifs collectifs de l’expédition Citroën ont été clairement assignés par les différents commanditaires, il en est un qui n’est pas négligeable sans être explicitement énoncé. On pourrait le qualifier de dimension imaginaire, ce qui englobe un ensemble d’éléments souvent flous, quoique dynamiques et opérants. Il concerne l’ensemble de l’expédition mais aussi de façon particulière certains de ses membres en fonction de leur culture et/ou de leur expérience. Il y a ceux qui sont déjà allés au Sahara, ou plus loin (Bergonier et surtout Bettembourg) et ceux qui ont seulement lu des livres ou vu des films. Chacun d’entre eux a développé un imaginaire plus ou moins pressant à satisfaire. On l’identifie à plusieurs niveaux : MYSTERE ET PEUR Les espaces que l’expédition se propose de parcourir sont ceux de terres inconnues (en tout cas, pour les Européens) et toutes les explorations de ce genre comportent donc cette part d’imaginaire liée à l’aventure. Si le premier Raid Citroën ne concernait qu’une partie du Sahara, la Croisière noire implique de nouveaux espaces du Sahara et ceux de l’Afrique équatoriale et septentrionale, puis Madagascar. L’espace à parcourir est plein de mystères – le qualificatif de mystérieux revient continuellement dans les deux expéditions et continue de l’être après. En 1934, E. Steinilber-Oberlin donne à son livre le titre Au cœur du

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Hoggar mystérieux. Les Touaregs tels que je les ai vus. Henri Lhote publiera en 1937 Le Sahara, désert mystérieux, etc. Mais cet espace est aussi celui de la peur, à cause des populations nomades. De ce domaine touareg sourd en effet un certain sentiment d’insécurité 1 lié à des événements récents entre l’assassinat de Charles de Foucauld et les grandes révoltes de l’est du Niger en 1916, et les événements qui affectent le Rif marocain à la fin de l’année 1924, ce qui entraine l’annulation du projet de la CITRACIT2. Ce sentiment s’ajoute aux risques physiques liés au désert. A l’étape d’Igli, le 28 octobre au soir, L. Audouin-Dubreuil écrit dans ses carnets : « Bettembourg a fait garer les chenillettes au carré dans la cour du bordj dans l’éventualité d’une attaque. » Chaque nuit, un tour de garde est instauré pour parer à toute attaque nocturne. Cette inquiétude ne parait pas dans le récit « officiel ». D’où l’immense soulagement de l’expédition à l’arrivée en vue de Bourem. L’ATLANTIDE Le Nord de l’Afrique et l’espace saharien sont souvent désignés par le terme Atlantide qui, lui-même, renvoie au mythe platonicien, objet de multiples hypothèses et suppositions au cours des siècles et particulièrement réactivées à la fin du XIXème. Quand G.-M. Haardt et L. Audouin-Dubreuil, en 1923, publient le récit de leur première expédition, ils se réfèrent en effet à l’Atlantide dans le titre de leur ouvrage Le Raid Citroën : la première traversée du Sahara en automobile, de Touggourt à Tombouctou

1 2

A. Audouin-Dubreuil, La Croisière noire, op. cit., p. 24. Compagnie transafricaine Citroën. 182

par l’Atlantide. Le terme Atlantide renvoie à une double dimension, géographique et littéraire : ࣭géographique, parce que, malgré l’origine mythologique du terme, les géographes commencent à l’utiliser dans leurs exposés. C’est ainsi qu’en 1919 paraît, à titre posthume, le livre du géographe Onésime Reclus : L’Atlantide, pays de l’Atlas : Algérie, Maroc, Tunisie. En 1923, contemporain du livre de G.-M. Haardt et L. AudouinDubreuil, Roger Dévigne publie L’Atlantide, 6ème partie du monde. Ce faisant, ces auteurs prolongent en fait une pratique déjà en cours. Ainsi, en 1913, R. Van Loo et A. Blancke dans leur livre La Tunisie moderne et les débouchés qu’elle offre à l’activité belge parlent d’Atlantide septentrionale, orientale… Mais on peut remonter encore plus avant dans le temps : P.A. Simonne, en 1867, dans La Tunisie et la civilisation qualifiait déjà la Tunisie de « partie orientale de l’Atlantide », etc. Au demeurant, au début du XXème siècle, certains scientifiques (zoologues, paléontologues, géologues, météorologues, botanistes…) se sont aussi posé la question de la légitimité de l’Atlantide 1. Jean Gattefossé2, botaniste, qui parcourut en 1920 plus de 4 000 kilomètres en voiture (Ford) à travers le Maroc, publia avec le professeur de sciences Claudius Roux une Bibliographie de l’Atlantide et des questions connexes (1926). Géographiquement, cet Atlantide est assimilé plus ou moins au Sahara qui est un espace aride et chaud à l’extrême, ce qui provoque une forte crainte au sein de Voir l’article de Pierre Lagrange : "Les controverses sur l’Atlantide (1925-1940)" in Imaginaires archéologiques sous la direction de Claudie Voisenat, Edition de la Maison des Sciences de l’Homme, 2008 (Open Edition Books, 2015). 2 On lui doit aussi Le livre de l’Atlantide (1922) et La vérité sur l’Atlantide (1923). 1

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l’expédition parce que plusieurs l’ont déjà traversé. Cette crainte est très présente dans le livre de G.-M. Haardt et L. Audouin-Dubreuil1 qui décrivent les hallucinations rencontrées dans le Tanezrouft, comme dans le témoignage écrit et surtout le film de L. Poirier qui s’attarde sur les squelettes d’êtres humains et d’animaux rencontrés. Il est significatif que Les Douze feuillets du scarabée d’or, le recueil de textes de L. Bergonier, qui pourtant ne rejoint l’équipe qu’à Niamey commence par un texte, « Néant », assimilant ce désert à la « Camarde » et évoquant « la peur », « la détresse ». Traverser le Sahara, c’est conjurer une crainte. « Nous venons de vivre sept jours d’enfer, quatre jours d’angoisse. » écrit L. AudouinDubreuil dans ses carnets en sortant du Tanezfrouft. Cette crainte, déjà exprimée dans l’introduction d’A. Citroën au récit de la première traversée du Sahara, n’a pas disparu. ࣭littéraire, parce que l’imagination depuis fort longtemps brode à l’infini sur cet espace mystérieux (lieux possibles, habitants, cause du supposé cataclysme…). A titre d’exemple, en 1900, les Français peuvent lire la traduction du poème catalan (paru en 1877) de Jacinto Verdaguer L’Atlantide avec une préface de Frédéric Mistral2. Mais, ce qui eut un impact considérable, c’est le roman à succès de Pierre Benoit L’Atlantide en 19193 – qui obtint le Prix de l’Académie 1 A. Audouin-Dubreuil, La Croisière noire, op. cit., p. 31. La chaleur, crainte de manquer d’eau, d’essence, d’une panne de voiture grave… la fatigue. 2 Le musicien espagnol, Manuel De Falla, en fera plus tard une adaptation sous forme d’opéra. 3 Il paraît d’abord en feuilleton à partir de novembre 1918 dans La Revue de Paris.

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française la même année. L’écrivain, qui avait passé sa jeunesse et accompli son service militaire en Tunisie et en Algérie, situe dans le Hoggar la demeure d’Antinéa, femme fatale, à laquelle deux officiers français ne résistent pas. La bonne fortune du livre eut des conséquences immédiates : on chercha à adapter le livre d’abord au théâtre puis au cinéma. Henri Clerc 1 transposa le roman pour la scène dès décembre 1920. Le cinéma amplifia considérablement la célébrité du roman : Jacques Feyder (1885-1948) se rendit en Algérie tourner L’Atlantide, film muet de plus de deux heures et demie, présenté au public en mai 19212. Ce film a un lien particulier avec la Croisière noire. En effet, Léon Poirier dans 24 images à la seconde raconte quelques-uns de ses déboires3 avec son employeur, Léon Gaumont, qui refusa son projet d’adapter à l’écran le roman de Pierre Benoit et de se rendre au Sahara pour le tournage. Ce refus survint peu après que le service commercial de Gaumont eut rejeté une adaptation de Tristan Bernard réalisée par un jeune cinéaste, Jacques Feyder (1885-1948), soutenu aussi par Léon Poirier ! En A l’époque, Henri Clerc (1881-1967) est fonctionnaire du ministère des finances. Il deviendra maire d’Aix-les-Bains puis député de Haute-Savoie, tout en poursuivant une carrière d’auteur théâtral. Son Atlantide comportait d’abord 3 parties et 9 tableaux, puis, en 1922, 4 actes et 15 tableaux. En 1954, parut un opéra ballet : Atlantide : Drame lyrique en 4 actes d'après le roman de Pierre Benoît. Livret de Francis Didelot. Musique de Henri Tomasi. 2 La couverture du n°1 de la revue Ciné-Miroir présente la photographie de Mlle Stacia Napierkowska qui joue le rôle d’Antinea. Dans le n°97, Léon Poirier est interviewé sur son film La Croisière noire. 3 L. Poirier, 24 images seconde., op. cit., chapitre « Une ère nouvelle », p. 46-48. 1

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fin de compte, c’est Jacques Feyder qui concrétisera le projet de Léon Poirier sur L’Atlantide. Pour la réalisation du film, Feyder engagera trois photographes dont Georges Specht qui deviendra, par la suite, le collaborateur de Léon Poirier lors de la Croisière noire. G.W. Pabst, en 1932, fera une nouvelle version sonore de L'Atlantide1 ; il avait été le premier à avoir réalisé en 1926 Les Mystères d’une âme film directement inspiré de la psychanalyse et d’un cas traité par Sigmund Freud. Pour bien cerner l’ampleur de cette question de l’Atlantide, il faut rappeler qu’en juin 1926 est créée à la Sorbonne la Société d’études atlantéennes 2, puis, après une divergence entre les membres, une autre association voit le jour, Les Amis d’Atlantis, dirigée par Paul Le Cour avec une revue Atlantis qui aura une durée conséquente puisqu’elle paraîtra de 1927 à 2013. Sous l’aspect populaire, le film américain à succès The Sheik of Araby (1921) avait donné lieu à une chanson qui connut une très grande notoriété aux États-Unis et qui fut traduite et chantée en français dès 1926 par Lucien Boyer : « Dans les montagnes du Hoggar / Une reine au méchant regard / (…) Antinéa, c’est son nom… » mais désormais, à la différence du roman, dans cette interprétation chantée, Antinea devient pur mirage amoureux3. Dans l’imaginaire collectif européen, Antinea entre dans la même catégorie que Salomé, Cléopâtre ou Carmen, personnages féminins à la mode dans la E.G. Ulmer (1961), B. Swaim (1992), etc. Dans le comité d’honneur, figurent : Lyautey, Paul Valéry, Camille Flammarion, Claude Farrère, Jean Richepin, Pierre Mille, etc. 3 Comme elle l’est encore, en 1973, dans la chanson Antinea du chanteur français Alain Barrière (1935-2019). 1 2

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littérature, la musique et le cinéma de l’époque 1, aussi bien que d’autres femmes fatales – comme la vamp (1915) incarnée par l’actrice américaine Theda Bara ou, plus tard, Lola-Lola dans L’Ange bleu jouée par Marlène Dietrich. Le modèle féminin est en train de se transformer. En 1922, l’année où le Sénat refuse la proposition de l’Assemblée nationale en faveur du vote des femmes, Victor Margueritte a publié La Garçonne, qui donne de la femme une image libre et indépendante des préjugés et de la morale. Le livre, qui obtient un grand succès de librairie, valut à son auteur d’être radié en 1923 de l’ordre de la Légion d’honneur par le président de la République, Alexandre Millerand, et le film du même nom qu’en tira, en 1923, Armand Duplessy fut censuré. L’Atlantide est donc au cœur de l’actualité qui entoure la Croisière noire. LES REFERENCES EGYPTIENNES Lorsqu’on regarde les illustrations d’Alméry LobelRiche2 (1877-1950) pour la première parution de (a) Cléopâtre. Cinéma : Cléopâtre Georges Méliès 1899, MarcAntoîne et Cléopâtre d’Enrico Guazazoni 1913, Anthony and Cleopatra 1917 de Bryan Foy, La Reine des Césars 1917 de Gordon Edwards avec la ‘vamp’ Theda Bara, Cléopâtre de Cecil B. de Mille 1934. (b) Salomé. Cinéma : Salomé, 1913 de Gordon Edwards ; Salomé 1923 de Charles Bryant ; littérature : Flaubert, Mallarmé, Apollinaire, Huysmans … (c) Carmen. Cinéma : Carmen 9 films entre 1909 et 1926 dont les versions de Cecil B. De Mille 1915, de R. Walsh avec Theda Bara, de E. Lubitsch 1921, de Jacques Feyder 1926 ; Littérature : Mérimée 1847. 2 Il illustra une trentaine d’ouvrages d’écrivains célèbres, avec une préférence pour l’érotisme : Baudelaire en 1921, Balzac en 1923, Colette en 1925, etc. 1

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L’Atlantide de Pierre Benoit, on constate qu’Antinéa, souvent nue, est de type européen et que les seules références exotiques relèvent d’une apparence égyptienne, principalement en ce qui concerne la coiffure, voire les bijoux et, parfois, les vêtements. ࣭ Les noms de voitures On retrouve une dimension égyptienne dans les noms de voitures de la Croisière noire. On relève en effet que les deux voitures de tête – celles de G.-M. Haardt et L. Audouin-Dubreuil – du Raid Citroën, de la Croisière noire et même de la Croisière jaune, portent à chaque fois le même nom, bien que les véhicules diffèrent d’une expédition à l’autre : Scarabée d’or et Croissant d’argent. Il est évident que le scarabée, même s’il a plusieurs renvois possibles1, a une connotation égyptienne certaine : il symbolise la renaissance du soleil et donc la création. Les pharaons avaient d’ailleurs un bijou en forme de scarabée sur lequel était gravé un événement important de leur règne. Ce n’est donc pas un hasard si, l’année même de leur arrivée en 1925, le titre du recueil poétique en vers classiques (à tirage confidentiel) de E. Bergonier, illustré de 11 dessins au crayon par A. Iacovleff, renvoie, lui aussi, à cet imaginaire Les douze feuillets du Scarabée d’or2. Dans ce contexte, le nocturne Croissant d’argent est le complément du Scarabée d’or diurne, en précisant que chez les Égyptiens le nom de la divinité lunaire est Khonsou, qui On se rappellera, par exemple, le texte d’Edgar Allan Poe Le scarabée d’or et, en 1907, l’étonnant petit film muet de Segundo de Chomon Le scarabée d’or produit par Pathé. 2 On peut en voir des extraits des poèmes et des dessins sur les sites internet de vente aux enchères. Un dessin concerne le Niger : la danse du Kouli-Kouta. 1

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signifie justement le voyageur – tout un programme pour une expédition à travers l’Afrique ! On trouve une autre allusion égyptienne dans le Raid Citroën puisqu’un véhicule se nomme Bœuf Apis – il eût en fait été préférable de parler du Taureau Apis, représentation du Soleil et de la fécondation. Quand les Égyptiens choisissaient un taureau dédié à Apis, il devait être noir et porter sur le côté droit une trace blanche en forme de croissant de lune ! La voiture baptisée Soleil en marche dans la Croisière noire reprend, sous une autre dénomination, ce thème d’Apis. Au demeurant le thème égyptien est à la mode à cette époque 1. ࣭Le film Dans le film, des références explicites sont faites à l’Égypte : à l’aide de photos d’une statuette égyptienne du musée de Florence puis de bas-reliefs égyptiens, Léon Poirier décèle des traces de l’expansion égyptienne au Congo belge2 dans plusieurs domaines où se manifestent des similitudes : la manière dont les femmes logo broient le mil, les déformations des crânes des enfants des chefs mangbetus analogues à celle des futurs pharaons, et l’art – objets artisanaux, peintures ornementales et les gestes de certaines danses (Léon Poirier utilise le procédé du ralenti pour mieux faire apparaître les mouvements d’une danseuse). Diverses similitudes sont montrées, qui peuvent justifier d’une origine égyptienne. Quelques décennies plus tard, c’est en partie à cette logique des Les films à grand spectacle Les Dix commandements de Cecil B. de Mille en 1923 et L’Esclave reine en 1924 de Mihaly Kertesz (qui raconte les amours du fils du pharaon et d’une esclave juive) mettent en scène l’Égypte. 2 L’Etat Indépendant du Congo, propriété de Léopold II, est devenu Congo belge depuis 1908. 1

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similitudes, y compris linguistiques, qu’auront recours les Africains, comme Cheik Anta Diop (né en 1923), pour donner une signification majeure à cette civilisation égyptienne1 et à son rayonnement à travers le continent africain. ࣭Citroën en Égypte En marge de ces expéditions Citroën très connues, des chenillettes ont effectivement roulé sur la terre d’Égypte de novembre 1923 à février 1924. Un prince égyptien, Kamal el-Dine2, en a acheté trois pour la chasse et des voyages dans le désert. Avec l’accord d’A. Citroën, M. Penaud et Ed. Trillat notamment, qu’on retrouve dans la Croisière noire, vont aider le prince – qui se montre dans un premier temps très déçu – à utiliser les voitures, qui ne portent pas les emblèmes utilisés dans les deux missions Citroën africaines 3. Rappelons que l’Égypte venait d’être indépendante en février 1922 – quelques mois avant la découverte du trésor de Toutankhamon et des développements de l’égyptologie. AUTRES REFERENCES MYTHOLOGIQUES ࣭Le cheval ailé La huitième voiture de la Croisière noire est baptisée Pégase, du nom du cheval ailé des dieux grecs. Au Le premier livre de Cheick Anta Diop date de 1954 : Nations nègres et culture : de l'Antiquité nègre égyptienne aux problèmes culturels de l'Afrique noire d'aujourd'hui. 2 C’était le fils du Sultan d’Égypte, mais en 1917 il avait refusé d’hériter du trône de son père à cause de la présence britannique. 3 E. Deschamps, Croisières Citroën, op. cit., p. 96-97. 1

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demeurant, cette figure traverse bien des cultures et notamment celle des Touarègues qui possèdent une race très performante et recherchée de chevaux – magnifiée par la légende de Bagzam le cheval ailé1 – le terme Bagzan désignant à la fois des montagnes du Niger, une race de chevaux et le cheval légendaire. Puisque la Croisière noire traverse des pays musulmans, on mentionnera Mamoun le cheval ailé créé par Dieu pour Adam, Haïzum le cheval ailé de l’ange Gabriel, Bouraq la monture du Prophète. En 1924, le film américain The Thief of Bagdad (Le voleur de Bagdad) mettait en scène, pour une courte mais belle séquence, un cheval ailé. En 1926, le film long métrage d’animation Les aventures du prince Ahmed, de la réalisatrice allemande Lotte Reiniger, offrait le spectacle d’un cheval volant créé par un mage africain. ࣭Le Centaure Ce personnage de la mythologie grecque, mi-homme mi-cheval a inspiré bien des auteurs. On mentionnera Le Centaure2 (1840) de Maurice de Guérin, Les Centaures (1904) roman d’André Lichtenberg illustré par Victor Prouvé, réédité en 1921 et 1924. ࣭La colombe Cet oiseau, même s’il n’a pas de rameau d’olivier dans le bec, est un symbole (de paix), issu de la Bible, il est aussi l’image d’une certaine innocence.

Cf. l’article d’Edmond Bernus "Le cheval Bagzan des Touaregs : Pégase ou Bucéphale ?" in Cavalieri dell’Africa, Storia, Icononographia, simbolismo 1994, Centro Studi Archeologia africana di Milano. 2 Traduit en allemand par Rainer Maria Rilke. 1

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CULTURE TOUAREGUE Le dernier chapitre du récit de 1923 sur le Raid Citroën s’achève sur quelques pages (p. 275-300) consacrées à la littérature touarègue : 14 poèmes et 3 légendes. Ce travail est repris par les deux mêmes auteurs en 1926 : Les Nuits du Hoggar. Poèmes touareg, recueillis par G.M. Haardt et L. Audouin-Dubreuil, ornés de bois gravés par Galanis, d’après les dessins de Robert Raphaël Haardt 1 (91 pages, édition d’Art Devambex)2. La Croisière noire n’a pas fait de publications à part, mais L. Poirier s’est employé cependant à collecter des informations, à recueillir des chants et à noter des musiques d’Afrique équatoriale3. D’AUTRES THEMES DANS LE FILM LA CROISIERE NOIRE

Lorsqu’on lit (film muet) ou écoute (film parlant), les commentaires deux thèmes apparaissent : ࣭ Le Moyen Âge européen Les cavaliers djerma donnent lieu à des commentaires où sont évoqués l’habillement (heaume, cotte de maille…), les tournois et les croisades… Le frère de G.-M. Haardt. E. Deschamps cite un de ces textes dans Croisières Citroën, op. cit., p. 130. 3 Voir, par exemple la Chanson du petit éléphant : G.-M. Haardt et L. Audouin-Dubreuil, La Croisière noire, op. cit., p. 222. Il y a davantage de documents concernant cette chanson dans A. Audouin-Dubreuil, La Croisière noire, op. cit., documents facsimilés. Cette attention aux chants locaux se retrouve dans ses films ultérieurs qui se déroulent en Afrique. 1 2

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࣭ Les Mille et Une Nuits L’ombre chaude du harem aux cent femmes, la présence d’un eunuque et d’une ancienne favorite sont pour le commentateur une « pure évocation des Mille-et-uneNuits ». Les spectateurs sont alors renvoyés à des fantasmes que la lecture et le cinéma 1 de l’époque entretenaient aisément. Le texte même des Mille-et-unenuits avait été retraduit par J. C. Mardrus et publié en seize volumes entre 1898 et 1902 puis réédités en douze volumes de 1926 à 1932. NUDITE, SEXUALITE Le contexte Dans L’Atlantide de Pierre Benoit, Antinea pose le thème de la sexualité qui, à la fin du XIXème et au début du XXème siècle, est souvent rattaché à l’Antiquité. En témoigne un auteur comme Pierre Louys (1870-1925) avec ses publications Astarté (1891), Les chansons de Bilitis (1894), Aphrodite (1896), etc. ; et l’on ne s’étonne pas de voir un même illustrateur comme Alméry Lobel-Riche peindre nues et de la même manière les amantes grecques de P. Louys et Antinéa de P. Benoit. En 1923, la couverture (non signée) de l’ouvrage de Paul Féval fils et H. J. Magog Le réveil de l’Atlantide présente, sur le même mode, une femme nue allongée sur un sofa. Le sculpteur Ali Baba et les quarante voleurs 1902, Le Palais des Mille et une Nuits (Georges Méliès) 1905, L’Ecrin du Radjah (1906), Le Sorcier arabe (Segundo de Chomo) 1906, Aladin ou la lampe merveilleuse 1907, Ali Baba et les quarante voleurs 1918, La Sultane de l’amour 1919, Sumurun (E. Lubitsch) 1920, Kismet 1920, Les Contes des Mille et une Nuits 1921, Le Voleur de Bagdad 1925, Les Aventures du prince Ahmed 1926, Shéhérazade 1928, etc. Sur le thème du harem, on pense aussi à The Cheik 1921 suivi de Le Fils du Chek 1926. 1

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Henri Bouchard (1875-1960), pour commémorer le Raid Citroën a offert à G.-M. Haardt, en 1923, une stèle (3m x 2,80m) dans laquelle une Antinéa nue, en position presque rampante, laisse échapper de ses mains une petite reproduction d’une auto-chenillette1 ! Dans tous ces exemples, la femme n’a pas de traits exotiques, cependant en plaçant son intrigue amoureuse dans le Hoggar, Pierre Benoit contribuait à ouvrir en littérature ce que la pratique coloniale était en train de libérer : une sexualité masculine débridée qui se traduit en premier lieu par la représentation picturale et photographique de femmes (des territoires colonisés) complètement dénudées – car il s’agit bien de mettre à nu les corps de femmes qui sont habituellement habillées. Un médecin des troupes de marine, sous le pseudonyme de Jacobus X, illustre bien la réalité du problème, il a publié, en 1893, L'Amour aux colonies, singularités physiologiques et passionnelles : observées durant trente années de séjour dans les colonies et, en 1927, L’art d’aimer aux colonies avec en couverture la photo d’une femme nue (elle paraît mauresque avec des ornements égyptiens) et des illustrations du même type dans l’ouvrage. Quelle que soit l’apparente prétention scientifique (médicale) de

L’interprétation qu’en donne le sculpteur est plausible mais le spectateur peut comprendre la scène, assez incongrue, bien autrement : selon lui, « cette composition transversale peut être comprise comme une allégorie de la traversée du Sahara et la voiture qu'Antinéa laisse partir, malgré son envie de la retenir, est celle qui la première est arrivée de l'autre côté de ce désert aride ». Centre de documentation sur l’Algérie : cdha.fr. Henri Bouchard a aussi réalisé pour Citroën une médaille commémorative et deux autres sculptures. 1

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l’auteur, il décrit une pratique courante et ancienne1 dans les colonies. Une analyse d’ampleur a récemment été publiée Sexe, race et colonies2 (2018) : elle montre abondamment les comportements et les représentations (dessins, photographies, textes) des hommes des pays colonisateurs à l’égard des femmes des territoires colonisés. Les deux expéditions Citroën n’échappent pas à cette dimension. ࣭ En mars 1923, la première expédition Citroën s’arrête à Aïn Salah. Le cinéaste Courtaud filme les prostituées locales. E. Deschamps rapporte ainsi la scène : dans l’infirmerie « de nombreux films sont pris. Ensuite, séance particulière où sont filmées et photographiées Anka et Keltonen, Tikouen Sala et Messaouda, d’abord nues puis avec leur sarouel. Ces trois dernières sont des Touaregs du Hoggar3 ». Trois photos illustrent le commentaire : deux montrent des femmes en sarouel mais poitrines nues ; la troisième : une femme allongée sur une natte, nue, vue de dos avec ce commentaire : « Dans chaque bordj des courtisanes sont là pour le repos

Code Noir, en 1724 : "Défendons à nos sujets blancs de contracter mariage avec les Noirs" ; 1778, interdiction des mariages mixtes, ce qui n’empêchait pas le concubinage. 2 Sous la direction de N. Bancel, P. Blanchard, G. Boëtsch, Ch. Taraud, D. Thomas. Christelle Taraud est l’auteure de Mauresques. Femmes orientales dans la photographie coloniale (1860-1910), A. Michel, 2003, La prostitution coloniale. Algérie, Tunisie, Maroc (19301962) Payot, 2003, Amour interdit. Prostitution, marginalité et colonialisme. Maghreb (1830-1962) Payot, 2012. 3 E. Deschamps, Croisières Citroën, op. cit., p. 50-51. 1

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du guerrier. Elles n’hésitent pas à poser nues. Ces photos susciteront des vocations coloniales ». ࣭Lors de la Croisière noire, on ne sait si des films de ce genre ont été pris – si c’est le cas, ils ne pouvaient figurer dans les listes officielles et à plus forte raison dans le film pour le grand public. Mais on dispose de quelques photos : à Bourem, des photos de Tinaouellen, Femme Idenane, de Tainette femme Ima-kalkalane et d’une femme Songhaï qui posent pour le photographe en buste dénudé. On ignore s’il s’agit d’une possibilité à l’époque pour les jeunes filles avant le mariage ou s’il leur a été demandé de se déshabiller partiellement. Par contre, à Madarounfa, la photo d’une femme galante (c’est-à-dire d’une prostituée) nue, vue de biais près de sa case ne fait aucun doute, il s’agit d’une professionnelle. Dans la région de N’Guigmi, il y a toute une série de photos de jeunes filles Kanembou dans la nature en train de se déshabiller puis nues : il leur a été demandé, de toute évidence, de se dénuder car les autres photos les montrent habillées, ce que confirme leur air gêné. Les situations ne sont donc pas les mêmes. Ces photos diffèrent de celles qu’on voit, juste après, au Tchad et en Oubangui-Chari, où les femmes sont habituellement quasi-nues : on ne peut leur demander de se déshabiller ! Elles diffèrent également de la peinture que Iacovleff a faite d’Arima Bossonou, femme Kanembou : on voit de profil, une jeune fille au buste nu, qui ne comporte pas d’éléments érotiques et qui impose par sa beauté. Dans son livre Dessins et Peintures d'Afrique. Exécutés au cours de l'expédition Citroën centre Afrique. Deuxième mission Haardt Audouin-Dubreuil (1927), pour le Niger ne figurent que deux portraits de femmes : une Haoussa et la jeune 196

femme Kanembou, alors qu’à partir du Tchad, Iacovleff peint plusieurs femmes nues ou demi-nues mais sans connotation érotique. La nudité en Afrique permettait probablement d’échapper à la censure qui commençait à s’exercer. En effet, aux États-Unis et en Europe, des commissions de censure cinématographique se constituaient peu à peu. En dehors de la politique (Le cuirassé Potemkine de S. Eisenstein est censuré en 1926), la nudité et la sexualité formaient une cible privilégiée. En 1917, la poitrine dénudée de Theda Bra, jouant Cléopâtre, fit scandale. Mais déjà en 1921, Louis Delluc est obligé de retirer de son film Fièvre une scène qui montre les seins d’une femme. Dans ces conditions, le déplacement vers l’Afrique et les colonies asiatiques donnaient une vague légitimité à montrer la nudité caractéristique d’un manque notoire de civilisation des indigènes et permettaient aux fantasmes de s’exprimer plus librement. Tout cela n’ayant rien à voir, ou bien peu, avec le naturisme et les théories hygiénistes1 qui se développaient en Allemagne et en France dans les années 1920-1930. POIRIER HABITÉ DIFFUSEUR D’IMAGES LÉON

D’IMAGINAIRE

ET

Si les membres de l’expédition partent avec des images en tête, le film, les photos et les dessins qu’ils rapportent vont renouveler et amplifier l’imaginaire collectif européen par leur grande diffusion – le film sera présenté non seulement en France mais il aura aussi des versions anglaise, allemande, espagnole, italienne… Allemagne : Richard Ungewitter : Les hommes doivent redevenir nus ; La Nudité du point de vue hygiénique, moral et esthétique 1905. France : 1920, revue des naturistes Vouloir qui devient en 1926 Vivre intégralement. Ouverture du Sparta Club en 1926, etc. 1

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Léon Poirier est certainement celui qui a le plus imaginé ce qui va advenir et qui nourrit le plus d’attentes. Il a vu L’Atlantide1 de Jacques Feyder comme Alger-Tombouctou, la première traversée du Sahara en automobile. « On y admirait surtout des voitures à chenilles et des portraits, dont ceux de M. et Mme André Citroën entremêlés d’interminables sous-titres. » écrit-il2. Il a lu Batouala et veut dès le départ filmer cette danse de la Ga’nza3. Pour ce faire, tout a certainement été organisé avant le départ grâce à l’intermédiaire de l’administrateur Lamblin 4. Comment sinon imaginer que la Croisière noire ait pu filmer juste au moment de son passage cette danse qui n’a lieu que tous les deux ou trois ans. Il y a eu organisation préalable et rémunération des figurants. L. Poirier reste définitivement très marqué par ces quelques mois passés en Afrique et sa participation à la Croisière noire. Au départ, il craint le désert et attend l’Afrique « de l’esprit de la rivière5 », et c’est à partir de « Mogroum, premier village fétichiste sur la piste de FortArchambaud6 » et les tam-tams que commence, pour lui, cette Afrique mystérieuse qu’il attend. Entre ces deux ensembles : rien dans son live 24 Images seconde. La « Brousse », c’est-à-dire le Niger, n’existe pas dans la Croisière noire de L. Poirier, alors que le désert et l’Afrique après le lac Tchad y ont une large place ce qui Après avoir eu le projet de tourner lui-même une adaptation du livre, voir supra. 2 L. Poirier, 24 images seconde, op. cit., p. 62. 3 Chez les populations Banda, c’est la danse qui vient clore les trois mois d’initiation et qui s’achève par la circoncision pour les jeunes garçons et par l’excision pour les jeunes filles. 4 J. Wolgensinger, L’Aventure de la Croisière noire, op. cit., p. 224. 5 L. Poirier, 24 images seconde, op. cit., p. 124-126, 199. 6 Ibid., p. 90-91. 1

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est bien représentatif de l’imaginaire collectif de l’expédition : la place du Niger est très faible au départ. C’est sur ces terres africaines qu’il développe une conception du cinéma comme moyen de découverte des autres et de soi. A tel point que les films qu’il a réalisés en Afrique tiennent la place essentielle dans ses mémoires (Madagascar, Djibouti1, Congo Brazzaville) et qu’en 1935, il revient au Sahara pour tourner La Voix du silence, écho direct à une conversation qu’il a eue, lors de leur passage à proximité en octobre 1924 2, avec le Cdt Bettembourg à propos de l’ermitage de Charles de Foucauld3. C’est dire combien l’imaginaire de L. Poirier a formé des contours à ce qui l’attendait avant le départ de la Croisière noire et combien ce qu’il a rencontré dans cette Afrique a nourri son imaginaire encore des années après. L’AFRIQUE CENTRALE Le livre de René Maran, Batouala, prix Goncourt 1921, est un autre livre qui a suscité l’imagination des membres de la Croisière noire, particulièrement Léon Poirier et Sur le premier film tourné à Djibouti, avec quelques acteurs et des figurants du pays, par Léon Poirier voir J.D. Pénel : "La Voie sans disque : le roman (1931) et le film (1933)" in Pount N°11, p. 179207. 2 L. Poirier, 24 images seconde, op. cit., p. 74-76 et chapitre « Retour au désert », p. 237 à 262 (qui concerne le film L’Appel du silence). 3 G.-M. Haardt et L. Audouin-Dubreuil, La Croisière noire, op. cit., p. 12. Bien entendu, il s’agit d’un point de vue français, le point de vue local peut différer comme on peut s’en rendre compte dans les textes du poète touareg contemporain Hawad, qui tire à boulets rouges sur Charles de Foucauld qualifié d’auxiliaire incomparable des militaires coloniaux contre les rebellions touarègues. Cf. article dans Le Monde du 16 juillet 2020. 1

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Alexandre Iacovleff : le premier consacrera une séquence de son film sur les danses d’initiation, Ga’nza, et le second illustrera une nouvelle édition du roman en 1928 1. Cependant, il ne faut pourtant pas oublier que : - en 1922, l’année où Maran publie Le visage calme, deux livres paraissent contre lui : d’une part, celui du médecin colonial René Trautman (1875-1956) Au pays de Batouala, avec une préface de Pierre Mille, et, d’autre part, celui de Joseph Blache Vrais Noirs et Vrais Blancs d’Afrique avec une préface de W. Guynet délégué de l’A.E.F. au Conseil supérieur des colonies. On va l’accuser de meurtre et chercher à le discréditer par tous les moyens. d’autre part, Koffi, le roman vrai d’un noir de Gaston Joseph (1884-1977), gouverneur du Cameroun en 1924, qui est censé répondre à Maran, obtient le grand prix de littérature coloniale – pour contrecarrer Batouala. - en 1924, René Maran, cofondateur de la Ligue universelle de défense de la race noire, qui a fait l’objet de trois interventions à l’Assemblée nationale en 1921 et d’un procès retentissant fin 1924 qui l’oppose à Blaise Diagne au sujet du recrutement des troupes noires pendant la Première Guerre mondiale, démissionne de l’administration coloniale. C’est l’année où il publie Le Petit roi de Chimérie, où, sous forme burlesque, il prend à partie les autorités militaires et civiles pendant la période 1914-1918. Cet aspect de l’écrivain ainsi que tous ses démêlés avec l’administration coloniale et les colons semblent Aux éditions Mornay et non aux éditions Albin Michel où Maran a publié Batouala et la plupart de ses ouvrages. Il y eut, plus tard, d’autres illustrateurs de Batouala comme Paul-Emile Bécat pour l’édition de 1947.

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complètement ignorés des membres de la Croisière noire. En tout cas, ils n’y font pas allusion, pas plus qu’ils n’ont perçu les tensions au Niger entre l’administration, la chefferie traditionnelle et les populations. Ce n’est que dans la partie saharienne qu’ils ont été forcés à constater l’opposition armée entre les autochtones et le système de la colonisation. Remarques complémentaires Symboles communs avec l’aviation coloniale Citroën 1923 Scarabée d’or Tortue ailée

Citroën 1924-1925 Scarabée d’or Escargot ailé Éléphant à la tour

Bœuf Apis

Pégase Croissant d’argent

Croissant d’argent

Emblèmes de l’aviation Scarabée ailé/ escadrille de bombardement (1924) Tortue ailée rouge/ escadrille du 39° RAO (1916) Éléphant gris ailé/Indochine (1928) Taureau assyrien/escadrille du 39° RAO (1920) Sphinx noir / escadrille du 2 ème groupe d’aviation d’Afrique (1917) Pégase d’or/ escadrille Algérie (1937) Le croissant figure dans de nombreux emblèmes.

Il est intéressant de relever des similitudes entre les emblèmes des voitures des expéditions Citroën et ceux des avions des escadrilles militaires coloniales de l’époque1, qui témoignent d’un imaginaire collectif plus Jean-Baptiste Manchon, L’Aéronautique militaire française outre-mer 1911-1939, PUPS, 2013. 1

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large encore. Ces rapprochements se justifient d’autant plus que Bettembourg et Audouin-Dubreuil ont justement servi tous les deux dans l’aviation. Pour la Croisière noire, G.-M. Haardt et L. AudouinDubreuil ont dû être décisifs dans le choix des emblèmes1. Imaginaire nigérien La Croisière noire cherchait, par la mise en spectacle, à frapper l’imaginaire collectif des populations – d’où ces réceptions grandioses organisées par l’administration à chaque étape du parcours de l’expédition. Certes au Niger, les gens connaissaient déjà les premières voitures pour lesquelles les routes avaient été rendues carrossables, mais ce cortège d’autochenilles et l’apparition des premiers avions avait de quoi susciter les interrogations. Les difficultés de ravitaillement et les diverses péripéties techniques auxquelles ces machines étaient confrontées mettaient, malgré tout, un certain bémol à l’étonnement des populations qui en percevaient déjà certaines limites. Il conviendrait donc de savoir comment l’imaginaire nigérien a interprété et conçu cette intrusion technologique. C’est ce que nous avons appelé, plus haut, les sources manquantes.

L’emblème de G.-M. Haardt sera plus tard accompagné de la devise « Res non verba » et sur sa chevalière étaient gravées ses initiales surmontées d’un scarabée d’or (E. Deschamps, Croisières Citroën, op. cit., p. 186).

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ANNEXE III D’UNE CROISIERE NOIRE A L’AUTRE De la voiture (1924-1925) à l’avion (1933) LA CROISIERE NOIRE 1924-1925 EN AUTOMOBILE La première institution à avoir officiellement chargé l’expédition Citroën d’une mission spécifique, le 18 septembre 1924, est le Sous-Secrétariat d’État à l’Aéronautique. Le 19 mai 1926, un rapport répond donc aux questions qui lui avaient été posées. I- LES AUTEURS DU RAPPORT Les deux auteurs du rapport, bien que civils au moment de l’expédition, sont liés à l’aéronautique militaire. Louis Audouin-Dubreuil (1887-1960) Il avait obtenu son brevet de pilote à Chartres en 1917 et avait servi dans l’aviation pendant la Première Guerre mondiale, puis il avait rejoint le Sud tunisien et créé le camp d'aviation de Zarzis. C’est lui qui commande en 1919 la section des voitures de la mission SaouraTidikelt. Quand il quitte l'armée, il est recruté par André Citroën comme adjoint de Georges-Marie Haardt. André Citroën dit de lui : « Officier aviateur » commandant « un groupe d’auto-mitrailleuses rattaché aux escadrilles sahariennes ». Adolphe Bettembourg (1882-1926) Formé à Saint-Cyr (1905), il avait passé 12 ans au Sahara. En 1918, il avait eu la charge d’organiser 203

l’aviation en Afrique du Nord. Dans la revue France Militaire du 13 juillet 1923, on lit : « En exécution des ordres du général Nivelle 1, le Commandant Bettembourg dirigeait la mission Saoura Tidiklet, secondé par les chefs d’escadron G. de Montandrey et de La Fargue et par le lieutenant aviateur Louis Audouin-Dubreuil, spécialement affecté à la partie automobile ». « Elle put parcourir 2.800 kilomètres pendant lesquels sept autos agirent en liaison parfaite avec trois avions ». A cette époque, A. Bettembourg était donc le chef hiérarchique d’Audouin-Dubreuil ; mais dans l’expédition Citroën, ce n’est plus le cas. Ce lien d’une expédition automobile avec l’aéronautique n’est pas nouveau, comme le prouve la première expédition Citroën qui comptait dans ses rangs Georges Estienne (1896-1969), pilote dès 1915. Ce dernier ne continua pas sa collaboration avec Citroën, il préféra poursuivre l’expérience saharienne en 1923 avec la mission Gradis, qui comprenait quatre autos-chenilles et un avion à ailes repliables, remorqué par un des véhicules. Quant au lien civil–militaire, il est comme institutionnalisé depuis la création de l’aviation coloniale le 19 janvier 1920, sous l’autorité conjointe des ministères de la Guerre et des Colonies. L’aviation coloniale, constituée de forces militaires, avait pour objectif d’exécuter des missions de l’armée, mais aussi des missions politiques et économiques. Financée par le

Robert Georges Nivelle (1856-1924) commande les armées françaises en 1916-1917 ; démis de ses fonctions, il est nommé en décembre 1917, commandant des troupes françaises d’Afrique du Nord.

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ministère des Colonies et sous l’autorité des gouverneurs, elle restait néanmoins dépendante des autorités militaires. II- LE RAPPORT Le rapport de Louis Audouin-Dubreuil et du Commandant Adolphe Bettembourg comporte quatre chapitres en 59 pages. Son plan est le suivant : 1- Considérations générales. L’expédition Citroën CentreAfrique. Mission reçue du Sous-Secrétariat d’État à l’Aéronautique (p. 2 à 17). 2- Possibilité et utilité d’itinéraires aériens et hydroaériens. Considérations générales (p. 18 à 25). 3- Itinéraire Méditerranée - Niger - Tchad - Congo Madagascar (p. 26 à 52). 4- Conclusion : le raid Paris -Tananarive (p. 52 à 59). Projet initial Le Sous-Secrétariat d’État à l’Aéronautique et aux transports aériens (créé par le décret du 19 janvier 1920) avait demandé à la mission Citroën de s’intéresser au développement de lignes aériennes par avion et par hydravion et, plus spécialement : « de porter ses efforts et ses observations sur les renseignements suivants relatifs à l’Aéronautique en ce qui concerne les deux itinéraires généraux : a- Niger-Tchad-Congo-Madagascar b- Niger-Tchad-Nil-Djibouti ».

C’est donc le Niger qui est le point de départ de la mission aéronautique, parce que la région du Sahara et de l’Afrique du Nord est déjà, en partie (mais en partie seulement), reconnue. Pour preuve, dans la traversée saharienne de la Mission, on voir des photos qui 205

montrent G.-M. Haardt au camp d’aviation d’Adrar (photos PA000119-219 à 222) pour un baptême de l’air. Modification du projet initial Avant le départ de Colomb-Béchar, le 24 octobre 1924, une rencontre entre le Président de la République, Gaston Doumergue1, et André Citroën entraîna une modification de l’itinéraire de la mission et donc des demandes du Sous-Secrétariat d’État à l’Aéronautique. « Le Chef de l’État, justement préoccupé de l’isolement et de l’éloignement de Madagascar, ne manqua pas d’attirer notre attention sur la grande île Sud-Africaine et sur la nécessité qu’il y aurait à reconnaître, à partir de la France Méditerranéenne et jusqu’à l’Océan Indien, les voies d’accès qui mènent vers elle à travers le Continent Noir ».

Il fallait donc privilégier la liaison avec Madagascar, ce qui entraîna l’abandon de l’itinéraire vers Djibouti ainsi que les difficiles questions de ravitaillement sur ce trajet. Mais l’objectif global restait de relier les divers territoires coloniaux entre eux jusqu’à Madagascar, pour des motifs économiques et politiques, sachant que la problématique est la même pour les voisins belges. Informations recherchées Pour ces deux itinéraires, un certain nombre d’informations devaient être collectées.

Alexandre Millerand ayant démissionné le 11 juin, Gaston Doumergue était président de la République depuis le 13 juin 1924. Il avait été ministre des Colonies (1902-1905 et 1914-1917), de l’industrie et du Commerce (1906-1908), de l’Instruction publique (1908-1910), président du Conseil (1913-1914), président du Sénat (1923-1924).

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- Pour les avions : Possibilité et utilité d’itinéraires aériens Nature du sol pour les atterrissages - Pour les hydravions : Possibilité d’itinéraires hydro-aériens Nature des eaux pour les amerrissages - Pour les deux Renseignements météorologiques : température, régimes des vents, des pluies, phénomènes atmosphériques, accidents, visibilité, brouillards, nuages. En France, à partir des années 1910, on s’est lancé dans la conception et la fabrication d’hydravions. C’est à la fin de la Première Guerre mondiale que l’Aviation maritime connaît un véritable essor. Place de l’avion parmi les moyens de locomotion Pour relier les colonies et territoires sous tutelle, les moyens de transport sont au nombre de trois : l’auto, l’avion et le train. Il est facile de comprendre que la mission Citroën privilégie le rôle de la voiture (autochenille) qu’elle juge indispensable pour la mise en place des infrastructures et du ravitaillement en carburant des avions. Cependant, la possibilité du train (transsaharien et même transafricain) est, au bout du compte, un projet valide : « Le rail sera la forme définitive et la plus pratique des liaisons qui réuniront entre elles nos possessions et celles des Belges ». C’est d’ailleurs cette arrière-pensée du train qui a orienté, pour la zone du Sahara, l’itinéraire suivi puisqu’il devait se rapprocher « le plus possible de celui fixé par le chemin de fer Transsaharien par le Conseil Supérieur de la Défense nationale », c’est-à-dire l’axe Colomb-Béchar-Adrar207

Tessalit-Bourem. Rappelons que A. Bettembourg, en 1922, était au secrétariat général du Conseil supérieur de le Défense nationale. Peut-être sur le modèle du Committee of Imperial Defence britannique institué en 1902, ce Conseil, créé le 4 avril 1906, ne vit pourtant la mise en place d’un Secrétariat général permanent que le 17 décembre 1921, installé dans les locaux des Invalides en janvier 1922. Il s’articulait en 4 sections : (1) la politique générale de défense nationale, (2) l’organisation de la nation en temps de guerre, (3) les transports, (4) les questions économiques. De toute évidence, les préoccupations de défense des espaces coloniaux et des déplacements en leur sein relèvent effectivement de ce Conseil. Ainsi donc, bien que l’expédition n’ait pas reçu de mission officielle de ce Conseil supérieur, elle en suit tout de même les impératifs. On relève que l’eau, fleuves et lacs, n’est conçue que comme plan d’amerrissage pour les hydravions ; la voie fluviale, difficile d’utilisation pour des raisons diverses, n’est même pas mentionnée comme axe possible de transport à l’échelle de l’empire. Le fleuve Niger, par exemple, qui a servi pour la mise en place des points de ravitaillement de la Croisière noire pour une partie du parcours, n’est utilisable qu’une partie de l’année. La situation des lignes aériennes en 1924 : Le rapport distingue : * Les lignes civiles 1 Fin 1920, il existait en France plusieurs compagnies aériennes : Compagnie générale transaérienne, Société des lignes Farman, Société des lignes Latécoère, Compagnie des messageries aériennes, Société générale des transports aériens, Société maritime de transports aériens, Compagnie des tansaériens de tourisme et de messageries, Compagnie maritime aérienne, Société maritime des transports aériens, Compagnie de navigation franco-roumaine,

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Ligne Latécoère : France-Casablanca-Dakar-Amérique du Sud. Lignes1 : France-Tunis-Alger C’est effectivement la situation à l’époque : Charles Georges Latécoère (1883-1843) avait créé en 1919 les Lignes Aériennes Latécoère, devenues en 1921 Compagnie générale d’entreprises aéronautiques, qui desservait Dakar en 1924 puis, peu après, le Brésil. * Les lignes militaires Le rapport mentionne deux escadrilles : - Celle de Colomb-Béchar, commandée par le Lieutenant Noël Paolacci2 (1886-1938) : elle pousse vers le Sud et a reconnu la voie de terre Colomb-Béchar-Adrar. - Celle de Dakar en A.O.F. : le Commandant Joseph Tulasne3 (1886-1948) avait reconnu la voie terrestre Bourem-Tessalit. Il a en effet dirigé l’aéronautique militaire en A.O.F. du 10 juin 1922 au 1er juin 1925, au moment de l’expédition Citroën. Le réseau de l’A.O.F. comprenait déjà 283 terrains et 13.600 kilomètres de lignes.

Compagnie des grands express aériens. En 1923, fusion de la Compagnie des messageries aériennes et la Compagnie des grands express aériens en Air Union. 1 Le nom des lignes n’est pas précisé. 2 De janvier 1923 à mars 1928, c’est le commandant Gallet qui dirigeait le deuxième groupe d’aviation d’Afrique. 3 A ne pas confondre avec ses deux autres frères : le commandant François Tulasne (1882-1967), le lieutenant André Tulasne (18861929), le commandant Jean Tulasne (1912-1943). De mai à août 1926, quand le rapport est déposé, c’est le capitaine Aribaud qui en assure la direction. 209

On constate donc que tout reste à faire pour les liaisons vers l’A.E.F., le Congo belge et Madagascar. Toutefois, à l’époque, l’avion dépend de la route automobile pour le ravitaillement et le dépannage. Il convient néanmoins que « le vol des avions s’enfonce toujours plus profondément au cœur du Continent noir ». « Au surplus des circonstances particulières : opérations militaires, guerre, nécessité de liaisons rapides, révoltes même, bien qu’elles ne soient pas à prévoir, peuvent faire que l’envoi d’avions soit décidé vers des régions lointaines ou n’existent encore aucune voie aérienne ou terrestre ».

On retrouve ici clairement les impératifs liés à la Défense nationale. La guerre du Rif verra l’usage massif et déterminant de l’aviation. Selon le rapport, l’avion, comme l’hydravion, peuvent être employés dans ces régions de l’Afrique dans des cas exceptionnels puisque l’espace aérien n’est pas encore maîtrisé. Il est le moyen de transport le plus rapide car il se contente d’aménagements sommaires au sol ou sur l’eau – ce qui était le cas à l’époque, vu la taille des aéronefs. Pour le futur espace aérien, il faut, selon le rapport, envisager la création de : Voies d’intérêt national 1- Colomb-Béchar-Adrar-Tessalit-Bourem, c’est-àdire la voie choisie par le Conseil Supérieur de la Défense Nationale pour le train transsaharien. 2- Bourem-Niamey-Dosso-Birni N’Konni-MadaouaMaradi-Tessaoua-Zinder-Gouré-Maïné Soroa-N’GuigmiFort-Lamy, la ligne continuant par Fort-Archambault jusqu’à Bangui. De Bangui un embranchement mènerait 210

vers Brazzaville et le Congo belge ; l’autre embranchement mènerait jusqu’à Madagascar. 3- Dakar-Thiès-Bamako-Ouagadougou-Niamey. 4- Quant à la section Fort-Lamy-Djibouti, elle sera très difficile à réaliser. Voies d’intérêt international 1- Londres-Le Cap Londres-Paris-Oran-Bourem-Niamey-Lagos-LibrevillePointe-Noire…. Le Cap. Niamey deviendrait ainsi un carrefour de lignes aériennes vers le centre Est et le Sud de l’Afrique. 2- Bruxelles-Kinshassa Soit le trajet : Paris-Oran-Bourem-Niamey-ZinderFort-Lamy-Fort-Archambault-Bangui-Kinshassa. Soit le trajet par la vallée du Nil jusqu’à Kinshasa. 3- Londres-Est africain anglais Usage de l’avion et de l’hydravion Le rapport envisage un usage mixte sur plusieurs parcours : - avion jusqu’à Fort-Lamy ensuite hydravion jusqu’à Brazzaville, - avion jusqu’à Lagos puis hydravion jusqu’au Cap. Pour le trajet Paris-Madagascar : le mieux est la voie du Nil, mais on ne survole pas les territoires français. Alors, il faut employer avion et hydravion. La voie aérienne en ce qui concerne l’espace du Niger Dans le rapport de la Mission, le parcours de ColombBéchar à Tananarive est divisé en sept zones géographiques. La partie qui concerne le Niger est la deuxième et se caractérise ainsi géographiquement : 211

« Fleuves et steppes herbeuses et boisées de TabankortBourem-Niamey-Zinder-Lac Tchad-Fort-Lamy ». Pour cette section du Niger, le rapport relève des facteurs positifs en ce qui concerne l’aéronautique : Sécurité : C’est certainement une des régions les plus favorables à la navigation aérienne car l’atterrissage de fortune est possible sans trop de danger et on a de grandes chances d’être secouru par les indigènes. Itinéraire : Pour la section Bourem-Niamey, on suit le fleuve Niger. Ensuite, à partir de Niamey on longe la route jusqu’à Zinder et Guidimoni. Le rapport donne les indications pour les tronçons Gouré-Maïné Soroa-KomadougouFort-Lamy, en évitant le Nord du lac Tchad. L’hydravion n’est, bien sûr, plus possible à partir de Niamey. Infrastructure : Il y a des terrains d’atterrissage à Bourem, Gao, Niamey, Dosso, Birni N’Konni, Zinder, Maïné Soroa, Fort-Lamy. Vu la nature des reliefs, l’éventualité d’un atterrissage hors des espaces aménagés reste possible. III- EVALUATION DU RAPPORT Dans la période qui va du départ de la Mission jusqu’au dépôt du rapport, le 19 mai 1926, et dans les années après, on relève différents événements qui vont globalement dans le sens du rapport : l’exploration, souvent périlleuse, des itinéraires Niamey-Fort-Lamy-Bangui, puis BanguiBrazzaville et Bangui-Tananarive, ainsi que la voie Vallée du Nil-Tananarive. Le perfectionnement technique des appareils de plus en plus performants et l’aménagement de 212

nouvelles infrastructures au sol (pistes d’atterrissage plus nombreuses et plus grandes, créations d’ateliers, meilleur approvisionnement en carburant, installation de stations météorologiques et de réseau de télécommunications) vont accélérer, d’année en année la mise en place des voies aériennes pour l’usage militaire et civil. Des missions exploratoires qui mettent en jeu les prouesses des aviateurs et de leurs appareils, on passera à la période des lignes régulières d’abord à usage postal puis au transport de passagers et de marchandises. Voici quelques repères : 1925 Côté français : Échec de la mission du colonel de Goys1. Le 9 octobre 1924, après discussion avec André Citroën, qui acceptait d’aider un voyage aérien Sahara-TchadOubangui, le sous-secrétaire d’État à l’Aéronautique, Laurent-Eynac, décide du principe d’une mission d’études aérienne. Deux avions, baptisés Jean Casale et Roland Garros2, accompliront la mission. Les équipages sont composés ainsi : les colonels de Goys3 et Vuillemain, le commandant Dagnaux et Pelletier Doisy (qui a réalisé le raid Paris-Tokyo en 1924) ; deux mécaniciens (Bésin4 et Knecht) ; un radiotélégraphiste (Vandèle), et un opérateur Cf. "La mission trans-africaine Paris-Lac Tchad (1925)" de Guillaume Muller Sous les cocardes (sous-les-cocardes.blogspot.com) du 8 mai 2015. 2 Du nom des deux pilotes Jean Casale (1893-1923) et Roland Garros (1888-1918), as de la Première Guerre mondiale, morts dans des accidents d’avion. 3 Louis de Goys de Mézeyrac (1876-1967) : il a organisé l’aviation de bombardement pendant le Première Guerre mondiale. 4 Lucien Besin avait accompagné Pelletier Doisy dans le raid ParisTokyo. 1

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de cinéma (Dély). Ils quittent la France le 18 janvier 1925 et atteignent Niamey le 7 février. Le 10 février, au décollage à Niamey en direction de Zinder, l’avion piloté par Vuillemain capote. Les passagers Vuillemain, Dagnaux et Knecht sont blessés, Vandèle meurt de ses blessures et est enterré à Niamey le soir même. Ordre est donné d’arrêter la mission. Vuillemain et Dagnaux se remettront de leurs blessures et vont jouer un rôle important par la suite. Joseph Vuillemain (1883-1963) : entré à l’armée en 1904, il est lieutenant en 1912. Il obtient le brevet de pilote en 1913. Pendant la guerre 1914-1918, il sert dans l’aviation et se distingue par ses exploits. Ensuite, il commande le 11ème régiment d’aviation de bombardement. A partir de 1919, il se tourne vers l’Afrique : en 1919, il rallie Paris au Caire ; il participe en 1920 à l’expédition de l’escadre aérienne, au cours de laquelle l’avion du général Laperrine1 (1860-1920) s’écrase au sol en plein désert saharien. Vuillemain est le premier aviateur à franchir le Sahara d’Alger à Dakar par Tamanrasset et Tombouctou. Jean Dagnaux (1891-1940) : avant d’être pilote (1918), ce polytechnicien sert dans l’aviation dès 1915. En 1916, dans un combat aérien, il est blessé et amputé d’une jambe. Il accompagne Vuillemain dans un second avion pour le raid sur Le Caire, mais il abandonne dans le trajet retour, suite à un mauvais atterrissage. Dans l’accident du 10 février 1925 à Niamey, sa jambe de bois est cassée. Il n’en continuera pas moins sa carrière de pilote.

Il avait fixé les frontières entre Algérie et A.O.F. par la convention de Niamey du 29 juin 1909.

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Côté belge : Au moment même où la Mission Citroën se trouvait en Oubangui-Chari et au Congo belge, la voie ParisNiamey-Fort-Lamy-Bangui-Kinshasa sera effectivement reconnue et suivie par Edmond Thieffry (1892-1929) du 12 février au 3 avril 1925. Avant Thieffry, la Sabena, créée le 23 mai 1923, envoyait par bateaux des avions en pièces détachées et les remontaient au Congo. Thieffry, accompagné de Léopold Roger et Joseph de Bruycker, quitte Bruxelles le 12 février 19251. Après une escale imprévue à Tillabery, le 25, il est à Niamey, où il rencontre l’équipage français victime de l’accident du 10 évrier. Le 1er mars, il quitte Niamey et doit se poser à Tessaoua pour des problèmes techniques imprévus. Le 2 mars, il atteint Zinder qu’il quitte le 5. Mais, suite à une erreur de repérage, il doit atterrir en brousse et n’arrive à Fort-Archambault que le 12 mars. Il est à Bangui le 14 mars où il doit attendre des pièces de rechange jusqu’au 2 avril et il parvient à Léopoldville le 3 avril. Pendant ce temps, la Mission Citroën avait traversé l’Oubangui à Bangassou le 1er mars ; le 12 mars, Iacovleff faisait une exposition de ses œuvres à Stanleyville à la résidence du gouverneur belge, M. de Meulemeester ; le 3 avril, après avoir quitté le pays Mangbetu, l’ordre du jour était la chasse à l’éléphant.

Cf. Vital Ferry Ciels impériaux africains 1911 – 1940 (Gerfaut, 2005) p. 156-158. E. Thieffry publiera le récit de son voyage : En avion de Bruxelles au Congo Belge (Renaissance du livre - Bruxelles 1926) ; il connaîtra plusieurs échecs ultérieurement avant de se tuer en avion le 11 avril 1929 au Lac Tanganika.

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Côté anglais : liaison Londres-Le Cap Cette voie est principalement mise en œuvre par les Britanniques pour les mêmes raisons coloniales que les Belges et les Français. L’Imperial Airways est créée en mars 1924, par fusion de quatre compagnies antérieures. Le trajet Londres-Le Cap (via Le Caire et l’Afrique de l’Est) est effectué du 16 novembre 1925 au 13 mars 1926 par Alan Cobham. Le transport régulier Londres-Le Cap se fera en 1932 en dix jours. 1926 Côté belge L’itinéraire Le Caire-Atbara-Mongalla-Léopoldville est effectué par les lieutenants Georges Medaets et Jean Verhaegen avec le mécanicien Jean Coppens du 9 mars au 21 mars 1926 avec retour du 29 mars au 12 avril 1926, c’est-à-dire un peu avant la remise du rapport Bettembourg - Audouin-Dubreuil. Il existe au Congo belge une ligne intérieure avec un avion transportant dix passagers. Côté français En hydravion : Réussite de la mission des lieutenants de vaisseau Bernard (1899-1960) et Guilbaud (1890-1928), du 12 octobre 1926 au 12 janvier 1927. Cette mission est intéressante parce que le commandant Bettembourg y est associé dans la préparation, au vu des informations qu’il a recueillies pendant la Mission Citroën. En effet, dans la préface qu’il a rédigée pour le livre de Marc Bernard En hydravion au-dessus du continent noir (Grasset, 1927), Georges Leygues, le ministre de la Marine de l’époque 216

retrace les étapes successives, qui vont de février au 12 octobre 1926, du projet France-Madagascar aller-retour par hydravion. Pour la conception initiale il indique : « Le commandant de Laborde, chef du Service central de l'Aéronautique navale, en étudia les moyens d'exécution avec le ministère des Colonies, le colonel de Goys, chef de cabinet de M. Laurent-Eynac et le commandant Bettembourg,

l'un des organisateurs des croisières automobiles à travers l'Afrique1.

Le raid fut compliqué car, en réalité seul l’hydravion de Bernard réalisa l’itinéraire aller et retour, celui de Guilbaud fut en panne à l’aller au Nigeria et dut retourner en France sans parvenir à Madagascar. L’itinéraire de Bernard fut le suivant pour l’aller : le long de la mer de Tanger à Dakar, puis Kayes-Bamako-Tombouctou-GaoNiamey, puis le Nigeria Lokodja, le Cameroun Garoua, Tchad Fort-Lamy-Fort-Archambault, Oubangui-Chari (Bangui), Congo belge (Stanleyville), Kinda-AlbervilleQuelimane ; puis l’océan Indien et Madagascar où il arrive le 4 décembre 1926. Pour le retour, les grands lacs de l’Afrique de l’Est, le Nil, l’Égypte et la France le 12 janvier 1927. En avion : Périple France-Madagascar par le commandant Jean Dagnaux (1891-1940) du 28 novembre 1926 au 21 janvier 1927. Accompagné du mécanicien Differt, il quitte la France le 28 novembre 1926, il atteint ColombBéchar le 4 décembre, Niamey le 8 décembre. Il part pour Zinder le 10 décembre, mais doit s’arrêter à Maradi à cause du vent. Le 12 décembre, Zinder ; puis Fort-Lamy 1

Souligné par nous. 217

le 16 ; Bangui le 19 (…), Tananarive le 10 février 1927, soit 72 jours. Des pluies et des problèmes divers expliquent les allongements de temps. 1928 Le commandant Dagnaux réalise un nouveau voyage sur Bangui puis Brazzaville. Il crée en décembre la compagnie Air Afrique pour desservir Brazzaville et Tananarive en passant par Niamey-Zinder-Fort-Lamy. (Elle ne fonctionnera réellement qu’à partir de septembre 1934 – d’abord entre Alger et Niamey, puis sur FortLamy, Bangui, Brazzaville et Tananarive). Toute une série de raids aériens prospectifs ParisBangui-Brazzaville, et Paris-Bangui-Tananarive ont lieu par la suite ; on peut mentionner les suivants, parmi d’autres : - Marie, Boulmer et Demaux, Paris-Bangui du 25 au 31 octobre 1928. - Goulette, Marchesseau, Bourgeois en octobre 1929. - Bailly, Reginensi et Marsot, qui ont déjà fait ParisSaïgon en 19 jours, Paris-Madagascar en octobre 1929. - Roux, Caillol et Dodement, Paris-Madagascar du 13 décembre 1929 au 1er janvier 1930. - Les Belges Van der Linden et Fabry relient Bruxelles à Léopoldville du 7 au 15 décembre 1930. - Goulette et Sahel, Paris-Brazzaville par Bangui, en mars 1931. - Moench et Burtin : Istres-Tananarive en novembre 1931. - Arrachart et Paillet, du 23 novembre au 30 décembre 1931 : Paris-Tananarive via Bangui, retour par le Soudan. - Reginensi, Touge, Lénier : leur raid Paris-Tananarive par Bangui est un échec. Partis le 30 janvier 1931, ils se 218

perdent dans la région de Tamanrasset et sont secourus par 3 avions (Poulain, Vuillemain et Bernard) le 7 février. Retour à Paris le 15 février. - Maryse Hilsz : Paris-Tananarive, aller et retour, du 31 janvier au 7 mai 1932. Elle resta bloquée un mois à Birni N’Konni pour ennui mécanique grave. Etc. Si les routes aériennes envisagées par le rapport ont été confirmées par la suite, l’usage des hydravions n’a pas été validé. De plus les progrès techniques ont largement modifié le nombre des escales. LA CROISIERE NOIRE, NOVEMBRE DECEMBRE 1933 Qui a donné le nom de Croisière noire pour cette aventure aérienne ? C’est, semble-t-il, la presse française par analogie avec l’expédition Citroën 1924-19251 : il s’agit aussi d’une innovation technologique et humaine sur le continent africain. L’analogie n’est pas complète car l’escadre ne traverse pas toute l’Afrique et parce qu’il ne s’agit pas d’une compagnie privée, même si la qualité du matériel fait partie de la réussite. C’est, en effet, l’État, par la médiation d’un ministre, qui est directement partie prenante dans l’affaire et qui décide du raid. Structures administratives concernant l’aviation militaire Le ministère Du 23 juillet 1926 au 14 septembre 1928, il n’y a plus de sous-secrétaire d’État, c’est le ministre des Travaux publics qui a en charge l’aéronautique. La création du L’année 1933 est celle de la sortie de la version sonore de La Croisière noire, et la Croisière jaune s’est achevée l’année précédente : les croisières Citroën s’invitent dans l’actualité.

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ministère de l’Air 1 à Paris date du 14 septembre 1928. Du 31 janvier 1933 au 9 février 1934, Pierre Cot (1895-1977), qui est assisté d’un sous-secrétaire d’État à l’Air2, est ministre de l’Air : il a appris à piloter ; en septembre 1933, il s’est rendu en Union soviétique pour une mission d’étude de l’aviation de ce pays. Le 7 octobre 1933, il a inauguré le lancement de la compagnie Air France 3. C’est lui qui décide de l’opération aérienne Croisière noire et qui est présent lors du départ à Istres le 6 novembre ainsi qu’à l’arrivée à Alger le 15 décembre, avec son soussecrétaire d’État à l’Air. L’armée Par décret du 1er avril 1933, sont créées : - l’armée de l’Air, qui sera totalement indépendante de l’armée de terre le 2 juillet 1934. - l’École de l’Air, le 1er avril 1933. Le ministère a été créé à la suite de la mort, le 2 septembre 1928, de M. Bokanowski, ministre du Commerce, de l’Industrie, des PTT et de l’Aéronautique, qui assistait à un meeting aérien. 2 Cette fonction auprès du ministre de l’Air apparaît en janvier 1931, elle disparaît de janvier à octobre 1933, puis est rétablie du 26 octobre 1933 au 27 janvier 1934. Elle ne réapparaîtra que du 29 juin 1937 au 14 janvier 1938. Charles Delesalle, aviateur en 19141918 est le sous-secrétaire d’État de Pierre Cot. 3 Air France regroupa Air Orient, Air Union, Compagnie Internationale de navigation aérienne (CIDNA), Société générale de transport aérien Farman (SGTA). Ces sociétés se réunirent en une Société pour l’exploitation des lignes aériennes (SCELA) qui devint le 30 août 1933 Air France avec participation de l’Etat français à hauteur de 25%. Le premier président d’Air France fut Ernest Roume, qui dirigeait Air Union – Air Union lignes d’Orient de 1922 à 1933. Le petit journal français-anglais Air Union Chronique mensuelle illustrée n°20, août 1933 indique que l’inauguration officielle de la compagnie Air France doit se dérouler le lundi 4 septembre 1933 au Bourget sous la présidence du ministre de l’Air, Pierre Cot. 1

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Le contexte international Dans la concurrence aéronautique avec les pays voisins, la France se devait particulièrement de contrecarrer l’Italie. En effet, Italo Balbi 1 avait frappé l’opinion internationale en organisant le vol d’une escadre de 14 hydravions de Rome à Rio de Janeiro (du 17 décembre 1930 au 15 janvier 1931), puis d’une autre de 25 hydravions de Rome à Chicago (du 1er juillet au 12 août 1933). Le tout pour la gloire de Mussolini et du fascisme. Dans ces circonstances, il fallait montrer que la France pouvait, elle aussi, organiser une grande formation aérienne sur une distance considérable, pour impressionner les puissances étrangères tout autant que l’opinion publique française et celles des populations colonisées. Preuve de sa réussite, Italo Balbi adressa des compliments après le succès de cette Croisière noire2. La Croisière noire La décision Elle est prise par le ministre Pierre Cot. Le responsable de l’expédition est le général de brigade 3 Joseph Vuillemain, il est assisté du Lieutenant-colonel René Bouscat. J. Vuillemain avait déjà réalisé, du 6 au 28 avril Secrétaire d’État à l’aviation le 6 novembre 1926, maréchal des forces aériennes le 19 août 1928, ministre de l’Air le 12 septembre 1929. 2 Voir Jean-Baptiste Manchon L’Aéronautique française outre-mer 19111939 (PUPS, 2013), p. 464. On y trouve un exposé et des photos de la Croisière noire aérienne (p. 459 et suivantes). 3 Colonel en 1928, il est nommé à ce grade en février 1933. Il sera Chef d’État-major général de l’Armée de l’Air de 1938 à 1940. 1

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1931, une croisière, de plusieurs milliers de kilomètres, à laquelle participa le ministre de l’Air de l’époque, JacquesLouis Dumesnil1 : cinq avions relièrent l’Algérie, le Soudan français, le Sénégal, le Maroc et la France. La composition de l’escadre Au départ, 30 Potez 25 TOE répartis en 3 groupes (bleu, blanc, rouge). Après la première étape, il n’en resta que 28. Pour la première fois se trouvaient associés des pilotes déjà habitués à l’Afrique avec des métropolitains et des aviateurs de la Marine. La préparation Étant donné l’hétérogénéité des pilotes, le lieutenantcolonel Bouscat entraîna les équipages dès le début septembre 1933 et il fallut préparer le ravitaillement des avions sur tout le parcours, ce qui demanda la coopération de l’administration civile et militaire des Colonies traversées. Le déroulement 2 L’objectif est de couvrir une majeure partie des colonies (Maroc, Algérie, Soudan français, Sénégal, Haute-Volta, Niger, Tchad, Oubangui-Chari, Tunisie). Aller. Le départ se fait à la base d’Istres le 6 novembre 1933. Rabat, le 9. Colomb-Béchar le 11, puis Adrar, Bidon V ; Jacques-Louis Dumesnil (1882-1956) a été plusieurs fois soussecrétaire d’État et ministre, dont sous-secrétaire d’État à l’Aéronautique militaire et maritime (1917-1919) et ministre de l’Air (27 janvier 1931-20 février 1932). 2 Vital Ferry, Ciels impériaux africains, édition du Gerfaut, 2005, voir p. 66-69. 1

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Gao le 13 ; Bamako le 16 ; Dakar, Saint-Louis le 20 ; Kayes, Segou ; Ouagadougou le 25. L’escadre reste trois jours à Niamey ; Zinder le 29 ; Fort-Lamy le 30, où les attend le gouverneur de l’A.E.F. par interim, Alfassa, venu en avion de Bangui. La Croisière noire atteint Bangui, son but, le 2 décembre. Retour Départ, 5 décembre. Zinder le 7, Niamey le 8 ; Gao du 8 au 12 ; à Adrar, l’itinéraire bifurque vers Tunis qui est atteint le 15 décembre. Le 18 décembre arrivée à Alger où attendent le ministre et le sous-secrétaire d’État à l’Air. Pour rentrer en France, l’escadre passera par Oran et Meknès et rejoindra finalement Istres à Noël. Après un arrêt prolongé à Istres, ce sera l’arrivée triomphale le 15 janvier 1934 à Paris en présence du président de la République et d’une foule considérable. L’expédition, qui a parcouru 22.500 km, a bénéficié d’une grande couverture médiatique dans la presse, comme ce fut le cas pour la Mission Citroën, dont elle a conforté l’image prestigieuse. Mais, côté cinéma, elle a manqué une belle occasion de se faire valoir. Certes, l’expédition comptait parmi ses membres Max Dévé (1893-1976), officier navigateur en chef1 et cinéaste amateur qui réalisa un film en noir et blanc, sonorisé, La Croisière noire de l’Escadre des Trois Cocottes2. Le film sortit en 1933 et fut projeté pendant les conférences de Max

En 1932, il a fait partie de l’équipage qui réalisa pour la première fois la liaison Paris-Nouméa. 2 En référence aux trois groupes d’avions : bleu, blanc, rouge. Les Cocottes était dès l’époque le nom de l’escadrille commandée en 1916 par Vuillemain, dont Dagnaux, déjà amputé d’une jambe, était le coéquipier. 1

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Dévé. Un journaliste du Matin, Pierre Gilles Veber, du 26 janvier 1934) déplorait à juste raison : « Au hasard des actualités, nous avons, de temps en temps, assisté à un atterrissage, à une réception. Mais nous n’avons pas eu une relation cinématographique de ce beau raid. C’était pourtant une occasion rêvée de nous donner avec des cartes animées et des images, une vue d’ensemble de nos possessions africaines que nous ne connaissons que par des documentaires. Il existe, dit-on, une section cinématographique de l’armée avec appareils et opérateurs. On aurait pu embarquer, à bord des avions, un spécialiste et sa caméra, d’autant que ce voyage aurait été pour lui un excellent exercice, puisque le cinéma peut aussi jouer un grand rôle en matière d’aviation. Et c’eût été également une excellente propagande que ce film promené à travers les provinces pour montrer à la fois le magnifique entraînement de notre armée de l’air et l’enthousiaste accueil de nos colonies d’Afrique. Quelles belles prises de vues aurait-on pu faire avec ce défilé d’avions au-dessus du Sahara. Mais on n’y a pas pensé ! Tant pis. Ce sera pour une autre fois, si les services ne voient pas seulement leur égoïsme mais l’intérêt du bon public, qui, en définitive, a payé ce raid ». (Le Matin, 26 janvier 1934)1. »

Cette carence cinématographique est d’autant plus étonnante que des films avaient déjà été réalisés par des pilotes ou par des opérateurs professionnels pour couvrir certains raids aériens : Le Raid merveilleux de Pelletier-Doisy et Bésin Paris-Tokyo, noir et blanc, muet, 35 mm, 1924 ; Vers le Tchad, l’odyssée du Jean Casale et du Roland Garros, film de Maxime Dély : il s’agit précisément de la fameuse mission de Goys et Cité par Stéphane Launay, Pellicules en uniformes : le cinéma au service des forces armées française, septembre 1919 - juin 1940 (Université Panthéon-Sorbonne Paris I, 2017). Consultable sur : tel.archivesouvertes.fr. Les informations sur les films cités ci-après sont tirées de cette thèse.

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Vuillemain qui se solda par l’accident à Niamey en février 1925 (film en noir et blanc, muet, 90 minutes) ; De Paris à Paris par Dakar et Tombouctou, la mission Henri Lemaître et Louis Arrachart ; 30.000 kilomètres en hydravion, mission Bernard et Bougault à Madagascar ; Reconnaissance saharienne. Mission du capitaine Wauthier 1933. Sans compter les films se focalisant sur des pilotes militaires comme : Une page d’histoire, la vie et la mort d’un héros (sur Georges Guynemer, 1933) ; L’École des remous (sur le capitaine Joseph Thoret, 1935), etc. Les compagnies commerciales et marchandes ont sponsorisé des films les valorisant : Paris-Berlin, 1932 ; Week-end à Alger, 1935 ; Cinq jours en avion (sur la compagnie de l’État, Air Afrique, créée par Jean Dagnaux) ; Les routes aériennes, 1933, (de Paris à Santiago du Chili sur l’Aéropostale). Les réalisateurs civils ont de leur côté investi le domaine de l’aviation : en témoignent les films comme Wings en 1927 de William Wellman, Ciel de gloire en 1928 de Georges Fitzmaurice, La patrouille de l’aube en 1930 d’Henri Decoin 1, pour n’en citer que quelques-uns. On ne peut pas non plus oublier les écrivains aviateurs comme Kessel et Saint-Exupéry dont les romans ont été mis en film (L’équipage par Maurice Tourneur en 1928, Courrier sud, par Maurice Billon en 1936…). Quant à la

Henri Decoin (1890-1969) avait fini la Première Guerre comme chef d’escadrille. Sportif de rang olympique, journaliste, il fut un réalisateur de films prolifique. Dans son film Les Bleus du ciel en 1933, la célèbre aviatrice Marie Hilsz joue son propre rôle.

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production cinématographique mêlant aviation et sentimentalité amoureuse, elle est déjà bien productive1. Si la Croisière noire aérienne de 1933 a représenté un succès pour l’aéronautique militaire, il reste relativement limité. En effet, à l’époque, d’autres périples aériens représentent des performances techniques plus importantes (liaisons avec l’Asie et le Pacifique par exemple) et, à la différence de l’expédition terrestre Citroën, Madagascar n’a pas été intégré dans l’itinéraire qui n’a couvert que l’Afrique du Nord, l’A.O.F. et la partie Nord de l’A.E.F. L’apport de l’expédition Citroën et son retentissement sont sans commune mesure avec la Croisière noire aérienne de 1933. Si le contexte de la Croisière noire aérienne est surtout politico-militaire – affirmer l’Empire dans une bonne partie de l’Afrique à la suite de l’exposition coloniale de 1931, et la puissance militaire française face à l’Italie fasciste, sans aucune attention aux territoires traversés ni à leurs occupants – le contexte et les objectifs de la Croisière noire Citroën étaient tout autres. Quand la première rapporte quelques images de peu d’intérêt, les collectes effectuées par la seconde (première dans la chronologie) constituent bien une base abondante et riche d’informations sur les populations rencontrées et les territoires traversés dont l’étude constitue le fondement de notre démarche centrée sur « Le Passage de la Croisière noire au Niger ». Cette Mission Citroën Centre-Afrique n’est pas plus un succès technique que la Croisière noire aérienne – la Voir L’image de l’aviateur dans les films français de l’entre-deux guerres de Patrice Gourdin https://fr.calameo.com/read/0011262751e9e0adba63c.

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Renault six roues de Delingette a traversé le continent plus rapidement que les autochenilles Citroën – mais elle marque le souvenir et sa réussite résiderait davantage dans les perspectives tracées par un industriel-publicitaire ambitieux, renforcées par les attentes de différents organismes publics et concrétisées par la qualité de ceux qui l’ont menée à bien, constamment aidés de façon très diverses par de très nombreux « compagnons obscurs », de telle sorte que, grâce à l’étude aujourd’hui des différents documents (films, photos, objets, animaux, informations diverses…) collectés, la connaissance des populations et des régions traversées, en 1924-1925, peut largement s’enrichir – ce qui n’est pas du tout le cas pour la Croisière noire aérienne. Si, enfin, on poursuit la comparaison entre Citroën et Renault, il faut reconnaître que la marque au losange a investi le monde du train et surtout de l’aviation à la différence de la marque aux chevrons1.

Voir M.-C. Rouxel op. cit. p 14-18 ; Chap. 4 : Renault, l’aviation et le rail ; chap. 15, De l’Aéropostale à Air France.

1

227

ANNEXE IV COMPARAISON DES PRODUCTIONS DE IACOVLEFF SUR LE NIGER : L’EXPOSITION DE MAI 1926 ET LE LIVRE DE 1927 Pour présenter son travail lié à la Croisière noire, Iacovleff fit une exposition en mai 1926, à la Galerie Charpentier1, qui suscita l’admiration et bien des commentaires louangeurs dans les revues et journaux. Après l’exposition, Alexandre Iacovleff publie en 1927 Dessins et peinture d’Afrique2, avec en sous-titre « exécutés au cours de l’expédition Citroën Centre Afrique. Deuxième mission Haardt Audouin-Dubreuil ». « Édité sous la direction de Lucien Vogel3 chez Jules Meynial, 30 boulevard Haussmann, Paris ». La date est donnée par la numérotation des exemplaires : 1er mai 1927. Iacovleff peintre du Niger Le tableau suivant permet d’inventorier :

Inaugurée par le chef de cabinet du ministre de l’Instruction publique en présence du général Gouraud, gouverneur de Paris ; puis visitée par le ministre des Colonies. 2 Le livre est accessible sur Gallica. 3 Lucien Vogel (1886-1954) éditeur, rédacteur en chef et créateur de journaux comme Vu et de publications de mode comme Vogue France, L’illustration des modes… En 1914-1918, il sert au Maroc, sous les ordres de Lyautey à titre de photographe du Service des BeauxArts, des Monuments historiques et des Antiquités – il photographie les grandes villes (Meknès, Fès, Marrakech) et illustrera plusieurs livres sur ce pays. 1

229

- Les dessins (26) et peintures (17) consacrés au Niger à l’exposition de 1926, - Les peintures et dessins (12) exposés en 1926 qu’on retrouve dans le livre de 1927 qui sont indiqués en italiques grasses. On peut ainsi observer quels sont les sujets du Niger qui ont été les plus valorisés par l’artiste. Les intitulés sont ceux du catalogue et du livre. EXPOSITION MAI 1926 26 Dessins 17 Peintures Bourem Bourem Village de tirailleurs Bambara (Bourem) Vava Somaki, Songhaï (Bourem) Notre guide Targui endormi Femme Bambara (Bourem)

Un Baobab

LIVRE 1927 12 Peintures

Pl. 19 Un Baobab

Ansongo L’euphorbe Mohamed Eddin, Songhaï (Ansongo)

Mahoma, Songhaï (Ansongo)

Pl. 2 Mahoma,

race Songhaï

Ahmadi Titi. Chef Songhaï (Ansongo)

La danse du KuliKuta (parodie des anciens sacrifices humains du Dahomey)

230

Pl. 6 La danse du

Kuli-Kuta (Niamey). Parodie des anciens sacrifices humains du Dahomey)

Salifu Kado, chef du canton Boboy (Niamey

Jarou, cavalier Djerma (Niamey)

Cavaliers Djerma (Niamey)

Pl. 9 Cavaliers

Magemma, chef des cavaliers du Sultan Serky Mussa

Pl. 17 Magemma, chef des cavaliers du Sultan Serky Mussa de Maradi (Territoire du Niger)

Barma Mata, Sultan de Zinder

Pl. 11 Barma Mata, Sultan de Zinder Pl. 12 Barma Mata, Sultan de Zinder. Étude pour le portrait Pl. 5 Femme Haoussa Pl. 13 Zinder

Djerma

Mallam Filingué (Niamey) Lamida, chef de canton (Niamey) Serki Moussa, Sultan de Maradi

Magemma, chef des cavaliers du Sultan Serky Mussa

Chidi Albera, Targui Ibandara (Zinder)

Barma Mata, le Sultan de Zinder Barma Mata et sa suite (étude pour le portrait) Femme Haoussa (Zinder)

Zinder La maison du Commandant Gouraud (Zinder) Le Birni indigène de Zinder

Maïboukar,

231

chef de canton de Goudoumaria (Monga) Kalela Alima, chef de canton de Maïné-Soroa Trompes et tambour du Sultan Barmou (Tessaoua) Chef de guerre du Sultan Barmou (Tessaoua) Un mimosa Village peuhl Les palmiers doum La Komadougou

A la sortie d’un kori (cuvette) Hoerra, femme Tedda (Mao) Madou, femme Kanembou (Mao) Femme Kanembou de N’Guigmi Atacouaré, femme Kanembou (N’Guigmi)

Arima Bossonou, femme Kanembou (N’Guigmi)

Pl. 23 A la sortie

d’un kori (cuvette)

Pl. 7 Arima

Bossonou, femme Kanembou (N’Guigmi)

Les dessins et peintures qu’on retrouve dans l’exposition et le livre sont les suivants : 232

- Trois paysages : deux de la nature (baobab et kori) et un de ville (Zinder). - Six portraits : deux de femmes : femme haoussa et femme kanembou ; et quatre d’hommes : Mahoma, Magemma, Barma (deux fois), cavaliers djerma. Une place spéciale est accordée au sultan Barma pour lequel Iacovleff a présenté en tout deux dessins et trois peintures. En outre, c’est sur ce seul exemple que l’artiste dévoile sa technique picturale puisqu’il nous montre une étude préparatoire et la peinture définitive. Quand on regarde les illustrations retenues par les journalistes pour agrémenter leurs articles sur la Croisière noire, on remarque la présence fréquente de Magemma, du sultan Barma et des cavaliers djerma, preuve que les peintures sur le Niger ont séduit le public français. - Une scène de danse : la danse du Kouli-Kouta vue à Niamey. L’ordre de présentation des peintures (ou planches1) dans le livre ne correspond ni à l’ordre dans l’exposition de 1926 ni à la chronologie du périple de la Croisière noire – l’ordre est commandé par les intentions esthétiques du peintre. Ce sont là les œuvres retenues par Iacovleff pour le public (exposition et livre), mais il faudrait avoir accès à la totalité des documents (carnets, peintures, etc.) de l’artiste pour avoir une idée complète de la question. Cependant, quand on sait que le livre de 1927 comporte en tout 50 peintures, qui ponctuent tout le périple de Colomb-Béchar à Tananarive, on relève qu’avec ses 12 peintures le Niger occupe la première place dans les préoccupations de Iacovleff avant même 1

En abrégé « Pl » dans la colonne de droite du tableau précédent. 233

les Mangbetus du Congo belge qui ont servi pour les affiches de la Croisière noire. Iacovleff poète Iacovleff commentait de manière souvent fort poétique les scènes (paysages, portraits, fêtes) qui suscitaient ses crayons et pinceaux. Voici trois exemples, tirés de son livre de 1927, et consacrés au Niger. La lecture convainc de l’émotion de l’artiste : Paysage de Zinder, le Birni : « Groupes de cristaux roses nés du sol rose, formation minéralogique, cubes dont les plans verticaux ont pris une faible inclinaison vers le centre : ce sont les habitations des Arabes, moulées en terre battue et dont les murs vont en s’épaississant vers la base ». Cette description du birni de Zinder correspond exactement au tableau qu’il en fait. Il y ajoute des incrustations : « Et parmi ces druses de cristaux roses s’insinuent des formes étrangères, flore d’un pays voisin : des champignons à tête conique, couleur de paille sèche et moisie, qui sont des cases indigènes peulhs. Dans cette cité des habitants du pays du sable, voici l’intrus de la brousse herbeuse ».

Portrait de Magemma, chef des cavaliers du sultan Serki Moussa. « Silhouette noire enveloppée dans un noir costume aux plis hiératiques, statue archaïque impassible comme le destin : la tête sculptée dans l’ébène, porte le fardeau d’un énorme turban rouge ; un fouet en peau d’hippopotame amuse les mains décharnées. »

D’où cette interrogation : « Quel atavisme a dicté l’équilibre parfait de la pose paraissant savamment

234

étudiée, symbole d’une tyrannie absolue, gardienne des traditions ? » Danses kanembou : « Des silhouettes noires qui se replient et se détendent pour un bond animal dans l’espace. Les bras lancés tracent dans l’air une ligne qui se dirige vers l’infini, les mains se rapprochent au-dessus de la tête, reviennent derrière le dos pour donner un nouvel élan aux corps en ébène. […] Les draperies longues et libres, de couleur sombre où domine le noir, amplifient les mouvements des corps. »

235

ANNEXE V Objets collectés au Niger, présentés à l’exposition de la Croisière noire à Paris. CATALOGUE EXPÉDITION CITROËN – CENTRE – AFRIQUE1 (2è Mission HAARDT – AUDOUIN-DUBREUIL) ART NÈGRE ---RÉGION DU NIGER 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 1

Anneaux ou bracelets en cuivre. Arc Djerma avec carquois et flèches. Arc Filingué avec carquois et flèches Arc Maouri avec carquois et flèches. Assiette en paille tressée, servant à présenter les fruits. Assiette en bois pyrogravé. Bagues Djerma et Haoussa en argent. Boîte à thé, en cuir Boîte à kohl. Bonnet des bergers Peuhls. Boubou brodé des femmes Mangas. Bracelet de cheville en cuivre. Bracelet en cuir Bellah. Bracelet de Day. Bracelet en marbre Kondi. Bracelet en perles et en cuir. Brûle-parfum en terre. Cadenas Touareg. Calebasse en courge. Carquois Haoussa, avec 3 couteaux de jet. Chapeau de berger Peuhl avec dessins. Chapeau de chef Djerma.

Il y a un renvoi de note dont le texte manque. 237

23 Chapeau de joueur de tam-tam Haoussa, recouvert d’une peau de chacal. 24 Corbeille Peuhl plate, en paille. 25 Courge pyrogravée, servant de bouteille. 26 Coussins en cuir, décorations diverses. 27 Couvertures de Dori. 28 Couvertures Peuhl. 29 Couvertures de Zinder. 30 Cuiller en courge pyrogravée. 31 Encrier de Malam Marabout. 32 Epingles à cheveux en bois, avec pointe en fer, pour femmes Haoussa. 33 Etrier Djerma. 34 Eventail en feuilles de palmier doum. 35 Eventails Djerma, Faudou et Peuhl. 36 Flûtes des Peuhls servant à appeler le taureau ou les vaches égarés dans la brousse. 37 Front de cheval en cuivre. 38 Gravure indigène pyrogravée. 39 Gri-gri en cuir, avec cordonnet. 40 Herminette en bois 41 Lampe Djerma en terre cuite. 42 Lance Djerma pour la chasse à l’éléphant. 43 Lances. 44 Lettre Haoussa écrite sur bois. 45 Métier à tisser les tapis (petit). 46 Mil rouge, servant à teindre les peaux de filali (paquet-échantillon). 47 Œuf d’autruche. 48 Ornement de nez. 49 Pagaie en bois, des pêcheurs du Niger. 50 Pagne de Ségou. 51 Panier Haoussa tressé. 52 Panier Peuhl. 53 Pantalon Haoussa en tissu coloré. 54 Peigne de chevelure Dietko. 55 Pendentif en argent, de femme Haoussa. 56 Pipe Djerma. 238

57 Planchette en bois blanc, avec dessins fais par des Haoussas de Tessaoua, pour inspirer des décorations murales, et pris dans les panneaux de la résidence de Tessaoua. 58 Plat Haoussa en cuivre. 59 Poignards-bracelets. 60 Poignard Haoussa en cuivre. 61 Porte-monnaie Haoussa. 62 Porte-prière en cuir. 63 Poterie, genre gargoulette. 64 Récipient à feu. 65 Sabre de poignet Touareg. 66 Sabre de Has. 67 Sac Touareg en cuir. 68 Sandales Touareg. 69 Selles de cheval Haoussa et Djerma. 70 Selle Touareg BALLABO. 71 Sellerie Arabe complète du Sultan de Zinder. 72 Tabatière. 73 Tam-tam Haoussa se plaçant sous le bras. 74 Tambour Peuhl. 75 Trompe Haoussa faite avec une calebasse et une peau de bœuf. 76 Trompette Haoussa faite avec une calebasse et une peau de bœuf. 77 Vase avec couvercle. 78 Vêtement Haoussa, en tissu blanc, brodé.

REGION DU TCHAD 79 80 81 82 83 84 85

Arc OULED GAPO avec carquois et flèches. Assiettes tressées en paille, servant de plateaux à fruits. Bobine de coton. Bonnet brodé. Boubou doré couleur. Boucle de ceinture Haoussa en argent. Boucles d’oreille Haoussa en argent. 239

86 87 88 89 90 91 92 93 94 95 96 97 98 99 100 101

Bouclier en bois d’ambach des indigènes Kanembou. Bracelet en argent. Brûle-parfum en bois. Calebasse avec pieds, en bois sculpté. Calebasse sans pied, en bois sculpté. Calebasse en courge avec dessins pyrogravés. Chanfrein brodé d’argent. Chapeau de danseur Haoussa entouré de coquillages. Chapelet Mangas. Collier ambre et corail. Coussins en cuir, de Fort-Lamy. Fétiche statufiant une femme Banda. Flûte en corne d’antilope des bergers Haoussas. Harpon de Moïssala. Lance de Moïssala. Mors Haoussa avec gourmette.

240

ANIMAUX COLLECTÉS AU NIGER, PRÉSENTÉS A L’EXPOSITION DE LA CROISIÈRE NOIRE A PARIS. ZOOLOGIE & ENTOMOLOGIE1 ---RÉGION SUD-SAHARIENNE ET DU NIGER 411 412 413 414 415 416 417 418 419 420 421 422 423 424

Gazelle des sables Peau de gazelle Grue couronnée, dite oiseau trompette Vautour Peaux de gazelle ordinaire Peau de gazelle harnachée Lynx Zorille Putois Vitrine petits oiseaux du Niger

Tué à Tessalit Bourem Gao

Date2 13 novembre 18 "" 20 ""

Ansongo La Bezanga

21 "" 22 novembre

""

""

Tillabery "" De Niamey à Zinder

"" "" 23 novembre au 8 décembre 23 novembre

Cornes de gazelle du Niger Aigle pêcheur du Niger Fausse aigrette ou Pique Bœuf Milan des villages Oiseau Trompette (Grue couronnée)

Niamey "" "" ""

« Les pièces de Zoologie et d’Entomologie ont été préparées et montées sous la direction de M. Eugène BERGONIER, chargé du Service Médical et Taxidermiste de la Mission ». Note du catalogue. 2 De l’année 1924. 1

241

425 426 427 428 429 430 431 432 433 434 435 436 437 438 439 440 441 442 443 444 445 446

Râle d’eau Chat du tigre du Niger Tortue terrestre Outarde du Niger Héron gris cendré du Niger Canard armé du Niger Échassier spatule des grands fleuves Serpent python sur branche Peau de civette Faucon gris du Niger Perroquet You You, du Niger Bécasseau Corneille merle métallique Busard Gazelle bébé Pluvier d’Afrique Vanneau Ibis à bec rouge Ibis noir Chat tigre Hyène mouchetée Coq de sable

"" Farca

23 novembre 24 novembre

Niamey Niamey ""

"" 24 novembre ""

""

""

""

""

Niamey

""

Dogondoutchy

25 novembre

Niamey Niamey Dogondoutchy Zinder

242

25 novembre 8 décembre

ANNEXE VI Voici deux télégrammes présentés in extenso qui illustrent l’aspect méticuleux et détaillé de la préparation et du suivi des voitures et du matériel1 : 1- Télégramme préparant la révision des voitures à Bangui : Avant de quitter Fort-Lamy, Haardt envoie à Jean Michaud ce long télégramme pour préparer la révision des voitures : Fort-Lamy le 26/12/24 Michaud expédition Citroën Bangui « Numéro 22 R Stop pour arrivée Mission Bangui prévue pour dix janvier au plus tard, prière prendre immédiatement dispositions suivantes stop premièrement choisir emplacement plan et couvert si possible pouvant recevoir aisément nos huit voitures et remorques et le faire enclore si nécessaire Stop deuxièmement y faire creuser au moins deux fosses longueur trois mètres virgule largeur quatre-vingt-dix centimètres virgule profondeur un mètre cinquante et ne pas placer les fosses côte à côte Stop prévoir plancher pour les recouvrir et plan incliné ou échelle pour y descendre Stop troisièmement si garage est non couvert établir une protection efficace et complète contre soleil en évitant de placer les piliers supportant la protection dans espace réservé aux voitures afin de ne pas gêner la circulation Stop quatrièmement ménager dans l’enceinte deux emplacements bien distincts mais ayant 1

É. Deschamps, op. cit., p. 141 et 155. 243

vue l’un sur l’autre savoir petit emplacement destiné à poste de garde et grand emplacement avec grandes tables ou casiers pour les pièces de rechange Stop pour garde prenez disposition pour qu’elle commence aussitôt arrivée des voitures garage Stop pour rechange faites déballer immédiatement par Gaucher tout stock Bangui et faites-le-classer manière très accessible en deux catégories bien distinctes savoir pièces propulseurs Kégresse avec tous ses accessoires d’une part et toutes autres pièces d’autre part Stop pneus chambres chenilles seront laissés dans leurs caisses seulement ouvertes et rangées à part dans un local frais soustrait à la lumière Stop extraire du stock les pièces inutilisables et en dresser inventaire spécial Stop cinquièmement préparer chantiers pour fûts huile et mettre robinets en place Stop vous procurer dix nattes grandes dimension pour travail allongé Stop préparer grandes caisses pour recevoir chiffons gras et pièces usagées Stop aménager lavabo garage avec fût de cinquante litres Stop entreposer pipes essence en dehors du garage mais à proximité dans un local fermant à clef Stop sixièmement faire examiner par Gaucher moteurs Bangui et nous téléphoner Archambault résultats vérifications particulièrement pour attache moteur Stop septièmement si quelquesunes sont cassées forger ferrures permettant éventuellement réaliser quand même attache desdits moteurs tâchez louer forge portative et la mettre au garage avec environ cent kilos de charbon de forge Stop Si impossible transporter forge au garage assurez-vous que Mission pourra en disposer où elle se trouve Stop huitièmement logement nos neuf mécaniciens celui Gaucher et celui ingénieur Brull devront autant que possible se trouver proximité immédiate garage ainsi que 244

emplacement cuisine et popote du personnel et y organiser une douchière Stop neuvièmement relier si possible garage et logement du commandant Bettembourg avec un des téléphones portatifs apportés Bangui Stop obtenez toutes les autorisations nécessaires pour pose fil volant à prélever sur notre stock Stop dixièmement sur plan Bangui à petite échelle levez calque sur lequel indiquerez emplacement garage et popote logement état-major Mission bâtiments officiels tels que palais du gouverneur et poste principaux commerçants et toutes indications que vous jugerez utiles pour Mission Stop onzièmement dès que serez fixé sur jour exact arrivée Mission approvisionnez cinquante kilos légumes et fruits divers frais visitez tous logements visibles et faites nécessaire pour tout soit prêt pour nettoyage immédiat membres et personnels Mission Stop douzièmement recommande tout spécialement vos bons soins dans stock caisses amenées Bangui caisses contenant films cinématographiques bobines et plaques photographiques Stop prenez toutes précautions pour que ces caisses non confondues avec celles ravitaillement mécanique et vivres par Gaucher Stop mettez-les précieusement en sécurité abri humidité et soleil Stop Haardt. » 2- Instructions depuis l’Oubangui-Chari pour le rapatriement du matériel à Paris adressées également à Jean Michaud : « Yalinga, le 23 février 1925. « Vous rentrerez à Bangui le plus tôt possible après le départ de la Mission. Vous serez accompagné de

245

MM. Maigret et Gaucher. J’autorise M. l’Administrateur Jobez1 à prendre place avec vous jusqu’à Bangui. « Vous êtes chargé pour votre retour en France de diriger dans les conditions les plus sûres et les plus rapides l’acheminement du matériel qui vous sera confié. Vous serez dans cette tâche que je sais difficile et délicate, mais à la réalisation de laquelle j’attache le plus grand prix, aidé par MM. Maigret et Gaucher. Vous serez personnellement chargé spécialement du rapatriement du matériel cinématographique, de peinture, des échantillons minéraux et des pièces de collection. M. Maigret sera plus spécialement chargé du matériel de taxidermie et Gaucher du matériel mécanique. « A Yalinga, votre rôle consiste : « Taxidermie : à faire confectionner les caisses destinées au matériel et à les livrer à M. Bergonier qui procédera lui-même à la mise en caisse. « Cinématographie : à prendre en charge le matériel de cinéma qui vous sera livré par M. Poirier. Vous aurez tant à la colonie que lors du voyage de retour en France, soit en bateau soit en chemin de fer, à vous préoccuper d’une façon toute spéciale du matériel qui vous sera remis par M. Poirier. Certaines caisses ne devront vous quitter sous aucun prétexte, vous les aurez toujours avec vous comme bagages à main. Je vous autorise à prendre toutes les mesures spéciales destinées à obtenir leur bonne conservation et leur sécurité. Si le matériel de cinéma est trop encombrant pour être pris comme bagage à main et Auguste Jobez, Administrateur de 3ème classe, était Chef de la Circonscription de la Haute Kotto, avec résidence à Yalinga, du 16 avril 1923 au 20 février 1925. Il quittait donc son poste pour rejoindre Bangui en vue d’une autre affectation. La présence de l’expédition était, pour lui, une heureuse coïncidence.

1

246

doit être mis dans un compartiment même réservé, je vous laisse libre d’examiner la possibilité d’assurer son acheminement en camion et sous votre escorte de Bordeaux à Paris. « Peinture : prendre en consigne le matériel qui vous sera remis par M. Iacovleff et procéder à son emballage sous sa direction. « Minéralogie : vous recevrez de M. Brull les échantillons à rapporter en France et procéderez à leur mise en caisse suivant les instructions que vous lui demanderez. « Divers : vous procéderez avant votre départ à l’inventaire des matières consommables qui seront éventuellement laissées ici et vous en demanderez reçu au chef de circonscription. Vous lui demanderez s’il a pu se procurer les gargoulettes que j’avais désirées. Vous en assurerez le paiement en ayant soin de noter la valeur unitaire des objets. Vous prendrez les photographies que vous jugerez les plus intéressantes des peintures faites par les indigènes sur les murs de leurs cases suivant les instructions que vous demanderez à M. AudouinDubreuil. « Vous ferez un inventaire général de tout le matériel devant être emporté en France. Les caisses devront être numérotées et si possible recevoir une couleur différente pour chaque espèce de matériel. Une copie de l’inventaire général devra être expédiée à mon adresse personnelle, 220, rue de Rivoli à Paris. « Vivres et ingrédients : vous assurerez la vente des produits non consommés par l’expédition dans les conditions les plus avantageuses, mais en laissant un droit de priorité à chacune des colonies intéressées.

247

« Je vous autorise à céder à la colonie d’OubanguiChari, dans des conditions intéressantes pour les deux parties, le matériel de 10 ch dont elle aura besoin. « Le commandant Bettembourg examinera vos comptes ainsi que ceux de MM. Maigret et Gaucher. Vous inviterez l’usine à nous télégraphier la bonne arrivée de ce matériel à Paris. Haardt. »

248

LISTE DES CARTES :

n° 1

Intitulé L'itinéraire de la Croisière noire

2

La mise en place des points de ravitaillement

3

Carte de la colonie du Niger suggérant son démantèlement. 1927

4

5

6

La traversée du Niger Les voies aériennes à l’étude Évolution des frontières du Niger en 1911, 1913, 1927 et 1930

Source Page D’après G.-M. Haardt et L. Audouin43 Dubreuil, La Croisière noire, op.cit. D’après G.-M. Haardt et L. Audouin59 Dubreuil, La Croisière noire, op.cit. C. Lefebvre, Frontières de sable, frontières de papier. op.cit, p. 320 D’après G.-M. Haardt et L. AudouinDubreuil, La Croisière noire, op.cit. D’après G.-M. Haardt et L. AudouinDubreuil, La Croisière noire C. Lefebvre, Frontières de sable, frontières de papier, op.cit. p. 278

249

62

97

99

101

LISTE DES PHOTOS ET DES COPYRIGHTS : N° Intitulé 1 Réception à Niamey (au centre, en blanc, Crocicchia). 2 La résidence de Niamey : MM. Crocicchia à gauche et Poirier à droite. 3 Mamadou (cuisinier) en « lapin-avant » à Tillabery 4 Distribution de noix de kola à N'Guigmi par L. Poirier 5 Pont entre Tillabery et Niamey 6 Un abreuvoir sur les bords du Niger (Niamey) 7 Les cavaliers djerma 8 9 10 11 12 13 14 15 16

Un coin de village Peulh de Berni Réserves de graines dans un village avant Madaoua Teinturiers indigo à Madarounfa L'habitation du sultan Barmou à Tessaoua Fétichiste Hazena à Zinder Fétichistes Hazena dansant le Koraya Quelques fétiches à Zinder Daï-Mabo - guignol Aoussa à Zinder Danse Peulhe du Charo à Zinder

250

Origine Fonds Haardt PA000115_430 Fonds Haardt PA000115_480

Page 39

Fonds Haardt PA000115_414 Fonds Haardt PA000001_871

45

Abadie, La Colonie du Niger, p. 264 Fonds Haardt PA000115_481 Fonds Éric Deschamps Fonds Éric Deschamps Fonds Haardt PA000115_564 Fonds Éric Deschamps Fonds Haardt PA000115_615 Fonds Éric Deschamps Fonds Éric Deschamps Fonds Haardt PA000115_645 Fonds Haardt PA000115_651 Fonds Éric Deschamps

109

40

45

109 112 119 119 122 124 134 135 141 143 145

17

Départ de Zinder

18

Un ravitaillement en essence arrivant de Mao Les bords de la Komadogou à Tourbanguida

19

Fonds Éric Deschamps Fonds Haardt - PA000001_905 Abadie, La Colonie du Niger, op. cit., p. 62

147 149 151

Références des photos et copyright : * G.-M. Haardt, L. Audouin-Dubreuil : La Croisière noire, Plon, édition pour la jeunesse, 1927. * Fonds G.-M. Haardt : « Photo (C) musée du Quai Branly - Jacques Chirac, Dist. RMN-Grand Palais/ image musée du Quai Branly - Jacques Chirac ». * Fonds Éric Deschamps : « Documents Citroën – album de photos de Maurice Penaud ». * Maurice Abadie : La Colonie du Niger, [1927], L’Harmattan, 2013.

251

LISTE DES TABLEAUX :

N° 1

Titre Le convoi en ordre de marche au départ de Colomb-Béchar

2

Les groupes de voitures constitués pour rejoindre Madagascar

48

3

Chronologie sélective des résistances à la colonisation dans l’Ouest nigérien

72

4 5 6 7

8

Chronologie sélective des résistances à la colonisation dans le centre et l’Est nigériens Chronologie sélective des résistances à la colonisation dans le Nord nigérien

Page 47

72 73

Comparaison des expéditions automobiles et aéronautiques autour du Niger. 1924-1925.

80

Trajet suivi par la Mission au Niger et photos correspondantes dans le fonds Haardt

103

Itinéraire traditionnel de Niamey à N’Guigmi.

252

104

TABLE DES MATIERES

Préface INTRODUCTION

9 15

NOS SOURCES I- Usage et limite des sources utilisées Les Carnets de route Les films Les photographies Les dessins et les peintures Les rapports officiels Le catalogue des documents exposés II- Les sources manquantes III- Réflexions plus spécifiques concernant le Niger 1- Notre point de vue

17 17 17 20 24 29 32 33 33 36

Des transformations naturelles et sociales Le rapport au fait colonial

2- Les points de vue nigériens LA MISSION CITROËN CENTRE AFRIQUE : ITINERAIRE ET CALENDRIER, OBJECTIFS ET

36 37 37 40 43

LOGISTIQUE

L’itinéraire et le calendrier Première période Deuxième période Les objectifs de la Croisière noire Les équipages Les voitures La logistique 253

43 46 48 51 53 58 59

LE CONTEXTE DE LA MISSION Les résistances à la colonisation Diversité des agents de la colonisation Le transport, arme de la colonisation LE PREMIER FILM DOCUMENTAIRE AU PAYS DE JEAN ROUCH : LEON POIRIER ET LES FILMS ETHNOGRAPHIQUES, LA CROISIERE NOIRE, 1926

71 71 73 77 83

LE PASSAGE AU NIGER Bourem – Niamey Niamey Niamey – Madaoua Maradi Tessaoua Zinder Animisme et Islam Les marionnettes Les autres manifestations culturelles Le charo des Peuls La lutte traditionnelle La folklorisation de la culture La Mission affronte également d’autres réalités Zinder – N’Guigmi

97 106 110 115 120 124 130 133 137 144 144 145 145 146

BILAN. POUR ALLER PLUS LOIN…

153

ENTRETIEN AVEC GALY KADI ABDELKADER

157

BIBLIOGRAPHIE

161

ANNEXES Annexe I : Comparaisons des versions des films. Annexe II : Imaginaire et Croisière noire.

165 181

254

148

Annexe III : D’une croisière noire à l’autre, de la 203 voiture (1924-1925) à l’avion (1933). Annexe IV : Comparaison des productions de Iacovleff sur le Niger ; l’exposition de 229 mai 1926 et le livre de 1927. Annexe V : Objets et animaux collectés, présentés 237 à l’exposition de la Croisière noire à Paris. Annexe VI : Deux télégrammes Liste des cartes Liste des photos et copyrights Liste des tableaux

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243 249 250 252

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La documentation coloniale (archives, livres, iconographie, films…) peut-elle avoir un sens actuel autre que muséographique  ? Les descendants des colonisés peuvent-ils en tirer des informations autres que sur la colonisation ellemême ? En écrivant, en photographiant, en filmant pour le public européen, les colons n’ont-ils pas communiqué à la postérité des choses qui leur échappaient ? Pour répondre partiellement à cette interrogation, le passage de l’expédition Citroën à travers le Niger en novembre-décembre 1924 sert d’exemple. Mais la réflexion proposée nécessite un complément obligé : celui que les Nigériens doivent apporter. Ce livre ne résout pas la question, il ouvre le débat.

François Martin et Jean-Dominique Pénel ont enseigné plusieurs années à l’université de Niamey. Ils ont apporté leurs contributions à la connaissance du Niger : le premier dans le domaine historique (Le Niger du Président Diori), le second dans le domaine littéraire (Rencontres ; édition de textes de Mamani Abdoulaye, d’Ibrahim Issa, de Boubou Hama et de Léopold Kaziendé). Ensemble, ils ont réalisé deux expositions : La marche du Niger vers l’ indépendance (2010), Le passage de la Croisière noire au Niger (2021).

Illustration de couverture : © Thomas Vaulbert – www.thomasvaulbert.com

ISBN : 978-2-14-020673-3

26 €

François Martin Jean-Dominique Pénel

Novembre-décembre 1924

LE PASSAGE DE LA CROISIÈRE NOIRE AU NIGER

LE PASSAGE DE LA CROISIÈRE NOIRE AU NIGER

François Martin Jean-Dominique Pénel

LE PASSAGE DE LA CROISIÈRE NOIRE AU NIGER Novembre-décembre 1924