Le plaisir au temps de la Renaissance 9782503532479, 2503532470

Le Plaisir est-il le Bien ? La Renaissance reprend a son compte cette question debattue depuis le Philebe et le livre X

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Le plaisir au temps de la Renaissance
 9782503532479, 2503532470

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LE PLAISIR AU TEMPS DE LA RENAISSANCE

S .I . R .I . R Société Internationale de Recherches Interdisciplinaires sur la Renaissance

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LE PLAISIR AU TEMPS DE LA RENAISSANCE

Sous la direction de Marie-Thérèse Jones-Davies Textes réunis par Margaret Jones-Davies, Florence Malhomme, Marie-Madeleine Martinet



En couverture: A. Alciat, Emblèmes, Paris, Richer, 1584.

Ce qui semble bien doux, est quelquefois amer. L’Enfant Amour ayant laissé sa mere Un peu bien loing, des Avettes trouvé, D’elles il fut fort grievement navré : Et se pleignoit de douleur si amere. Il pensoit bien qu’il n’y eust que douceur, Que tout plaisir, qu’il n’y eust à redire : Mais il sentit que le serpent n’est pire, Et qu’approcher d’icelles n’estoit seur.

© 2010, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium. All rights reserved. No part of this publication may be reproduced stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, without the prior permission of the publisher. ISBN 978-2-503-53247-9 D/2010/0095/169 Printed on acid-free paper

Table des matières —◆—

Avant-propos Marie-Thérèse Jones-Davies

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Le plaisir et la beauté Marie-Madeleine Martinet

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Le songe érotique, vrai ou faux plaisir : du commentaire ficinien du Philèbe aux Sonnets pour Hélène Sylviane Bokdam Shakespearean Pleasures of the Senses Leanore Lieblein Delectable shapes : les plaisirs de la taverne dans l’Angleterre de la Renaissance Guillaume Winter

19 39

51

Peines d’amour perdues : plaisir perdu, plaisir retrouvé Marie-Thérèse Jones-Davies

61

To his Coy Master Mistress : The Pleasures of Homoeroticism and (Pro)creation in Shakespeare’s Sonnets Michele Stanco

67

Shakespeare et la cartographie du plaisir François Laroque

99

Épicure, l’épicurisme et la philosophie du plaisir d’après l’Epicureus d’Érasme Jean-Claude Margolin

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« Le plaisir est des principales espèces du profit » : Montaigne et le plaisir Jean Céard

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Le plaisir du déplaisir Gisèle Venet

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At her Majesty’s pleasure : Staging the Virgin Queen Richard Wilson

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Index Nominum

189

Avant-propos —◆— Marie-Thérèse Jones-Davies

D

eux recueils élisabéthains de récits et nouvelles, Le Palais de plaisir de William Painter et Petit palais du plaisir de George Pettie, impliquent « un univers narratif spatialisé » puisque chaque ouvrage renferme plusieurs récits « comme un palais a de nombreuses salles », ou un poème à plusieurs strophes ou stances selon l’italien stanza signifiant « pièce ». L’emboîtement structural des récits dans le recueil explique la métaphore architecturale qui le décrit du point de vue du lecteur, selon le plaisir que celui-ci y découvre. D’autres exemples montreraient le plaisir que peut souligner la multiplicité ou la complexité esthétiques. Depuis le commentaire du Philèbe par Marsile Ficin, le vrai ou le faux plaisir sont au cœur de la réflexion au XVIe siècle. La banalisation du concept de faux plaisir ne doit pas masquer son caractère paradoxal. D’origine platonicienne, et relié à la conception platonicienne du phantasma, comme simple effet de ressemblance, le faux plaisir est défini dans le Philèbe à la fois comme « un plaisir du simulacre et comme un simulacre du plaisir ». Christianisé et fortement condamné par Ficin, qui fait du vrai plaisir un medium entre ce monde et l’autre, le faux plaisir se trouve assimilé dans le pétrarquisme français au songe érotique accompagné de jouissance et sa revalorisation chez Ronsard est étroitement lié à une redéfinition délibérément transgressive des valeurs esthétiques. Les « plaisirs shakespeariens des sens » sont l’occasion d’observer l’attention que portaient les philosophes, au début du monde moderne, à la physiologie de la sensation et au monde matériel que découvrent les sens, comme moyen d’atteindre le moral et le spirituel. Chez Shakespeare, la hiérarchie des sens est remplacée par l’érotisme des sens où l’amour et le plaisir sensuel sont soutenus par l’imagination. Vénus et Adonis, qui représente un amour indéfiniment différé est toutefois un banquet des sens. Dans Le Songe d’une nuit

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d’été, les amoureux, dont les sens sont d’abord entravés, finissent par les récupérer cependant que l’auditoire est appelé à exprimer son plaisir par le son et le toucher, ses applaudissements. Dans le contexte des années élisabéthaines de la Renaissance apparaît une réflexion sur les lieux de plaisir. La taverne, par exemple, et sa représentation dans la comédie. Le plaisir y est à la fois ouvertement recherché, mais souvent dissimulé lorsqu’il est défendu ou inavouable. On peut voir en l’ivrognerie un  dévoiement du principe du plaisir, perversion de l’épicurisme. Thomas Randolph montre une parodie de la pensée hédoniste dans une pièce de 1630, Aristippe. L’idée d’un lieu tout entier dépourvu de plaisir est analysée dans Peines d’amour perdues de Shakespeare. C’est la cour du roi de Navarre, où est tentée l’expérience d’une totale absence de plaisir. Ferdinand de Navarre suggère à trois seigneurs de sa suite à renoncer à tous vains plaisirs et à toute rencontre avec des femmes pour s’adonner à la quête du savoir. La philosophie doit remplacer amour et richesse. L’arrivée de la Princesse de France et de ses Dames fait échouer le projet. Le mariage des Seigneurs et Dames d’abord envisagé doit être remis à plus tard, tant il est vrai que la vie intellectuelle ne saurait exister sans l’affectivité dans les rapports humains. Quant au plaisir dans les Sonnets de Shakespeare, il suit les modèles de Platon et d’Aristote. D’une part, l’amour du locuteur pour le beau jeune homme fait écho à la liaison typiquement platonique entre un erastes et un eromenos. D’autre part, le caractère éphémère de la beauté du jeune homme se rapproche plus de la notion dynamique des formes d’Aristote que des idées d’éternité de Platon. Ainsi le plaisir et eros prennent des sens à la fois homosexuel et hétérosexuel. Malgré son amour pour le jeune homme, le locuteur l’invite à céder à l’habitude de l’amour hétérosexuel. Peut-être une solution à ce paradoxe est-elle dans le fait que le jeune homme grandit et donc se masculinise. Comme il est suggéré dans le Sonnet XX, et conformément aux modèles homoérotiques élisabéthains, un jeune garçon ne pouvait être aimé par un homme plus âgé que s’il était assez jeune pour suggérer la féminité. En fait, l’acte créateur du locuteur partage la même fonction que l’acte biologique de la procréation. La versification équivaut à l’enfance du jeune homme (XVII) et le poète lui-même est la contrepartie de l’épouse possible du jeune homme. Dans la deuxième moitié du XVIe siècle, quand l’engouement pour les cartes géographiques ou chorographiques est évident, et que l’homme de la Renaissance est attiré par les pays imaginaires et les aventures lointaines, se retrouve le système développé d’analogies alors répandu entre les références cartographiques et le corps humain. Jeu de correspondances, dont M. Foucault

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parle en montrant « l’analogie de l’animal humain avec la terre qu’il habite ». L’édition originale de Poly-Olbion de Drayton représente la figure de Britannia « drapée dans une robe en forme de carte ». Et il y a l’évocation allégorique des saisons dans le Sonnet XIII. Il est jusqu’au sourire de Malvolio (Twelfth Night) qui se trouve comparé à la nouvelle carte où sont localisées les Indes (III, 273-274). Si le plaisir apparaît surtout dans les Arcadies et dans les comédies, il n’est pas absent de la catastrophe des enfers et figure aussi dans les sonnets où il arrive qu’il y ait la diabolisation du féminin, d’ordinaire identifié à un terrain vague, une carte sans repères (Sonnet CXXXV). Enfin le théâtre du Globe, the Wooden O, avec la localisation du ciel et de l’enfer et la scène projetée jusqu’au milieu du parterre perpendiculairement au plateau arrière, paraît bien correspondre aux cartes primitives en TO, « formant une structure archétypale, sur laquelle venaient s’articuler les images du texte ». L’épicurisme est l’école gréco-latine la plus décriée au Moyen Âge et à la Renaissance. Au Xe chant de l’Enfer, Dante rangeait Épicure parmi les hérésiarques, avec tous ceux qui enseignent que l’âme meurt avec le corps. Les détracteurs d’Épicure se fondaient sur une assimilation erronée du plaisir à une expérience de sensualité dévoyée. Le dernier Colloque d’Érasme, l’Épicurien, publié en 1533, fit scandale car l’auteur poussait l’audace jusqu’à assimiler le Christ lui-même à Épicure… Hédonius résume la théorie épicurienne du plaisir auquel il adhère : « Il n’y a d’authentique épicurien que le chrétien observant la piété ». L’une des maximes clés de l’épicurisme était la recherche de la tranquillité de l’âme. Alors, le Christ était bien l’épicurien suprême. La reconnaissance de la nécessaire primauté du plaisir ne cesse d’être au centre de la réflexion de Montaigne. Le plaisir demande un règlement de l’âme que Montaigne travaille à définir. Il s’arrête à la proximité paradoxale du plaisir et de la douleur. Les plaisirs doivent obéir à une sorte de règle de convenance. La vanité même n’est pas trop vaine, si elle apporte du plaisir. Les maniéristes et les baroques finissent par abuser de l’association des contraires. C’est la coincidentia oppositorum dont le théoricien, à la suite de Nicolas de Cuse, est Giordano Bruno. Ses Fureurs héroïques, véritable traité maniériste, disent l’infinie richesse du paradoxe d’un plaisir qui serait déplaisir dont on trouve l’expression la plus claire dans l’Expulsion de la bête triomphante : « Il n’y a pas de délectation qui ne soit mélangée à de la tristesse ». La tragédie shakespearienne en donne des exemples : Roméo encore amoureux de Rosalind croit aimer son déplaisir du plaisir d’aimer et avec Juliette la douleur tragique est  la  forme la plus aboutie d’une voluptas dolendi.

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Que signifie dans l’Angleterre d’Élisabeth le bon plaisir de la reine  ? Shakespeare ne s’associe pas au groupe d’écrivains qui, en 1603, manifestèrent leur douleur à la mort de la souveraine. Si le Songe d’une nuit d’été reflète certains aspects du culte de la Reine Vierge, la difficulté d’y présenter la clarté lunaire semble métonymique de la relation angoissée de l’auteur avec l’autorité absolutiste, alors que se devine la démystification brutale de la Reine des Fées et que s’annonce ce que fut Cynthia, dans son effigie funéraire, toute fanée et ridée par l’âge. Les derniers vers de Titus Andronicus ne suggèrent-ils pas ce qu’aurait pu être la curieuse oraison funèbre d’un poète critique d’une souveraine qui abusait de son bon plaisir lorsqu’elle envoyait à la torture et à la mort ses victimes catholiques : « Que les oiseaux prennent en pitié celle qui ne connut pas la pitié ».

Le plaisir et la beauté —◆— Marie-Madeleine Martinet

L’

idée de « plaisir » définit à la Renaissance, dans les textes théoriques sur la littérature, le cadrage de la voix de l’auteur, le principe de la métaphore, le lieu de beauté créé par l’œuvre, et la métamorphose esthétique. Le plaisir gouverne les espaces textuels. «  Palais de plaisir  » est le titre donné à des recueils de récits, celui de William Painter The Palace of Pleasure. Beautified, adorned and well furnished, with  Pleasaunt Histories and excellent Nouelles, selected out of diuers... Authors (1566), et celui de George Pettie A petite palace of Pettie his pleasure (1576). Dans les deux cas, l’univers narratif est spatialisé du fait que l’ouvrage contient plusieurs récits, comme un palais a de nombreuses salles, comme un poème a plusieurs strophes ou « stances » d’après l’italien stanza pour « pièce » : la métaphore architecturale décrit l’emboîtement structural des récits dans un recueil. Mais elle le décrit du point de vue du lecteur, comme un espace englobant, et caractérisé par son effet sur lui : le plaisir qu’il y trouve. Le plaisir, cité dans les préliminaires d’un texte, y définit la structure littéraire. L’« Avertissement au lecteur » de Greene in Conceipt (1598) de John Dickenson reprend la fiction habituelle de la lecture, de la mélancolie (ou pensée) et du rêve comme cadrage d’un récit ; cette lecture est de plus celle de Lucien, autre forme de cadrage — le genre satirique, qui fait pendant à la mélancolie — et elle cause du plaisir, qui est ainsi le mode d’entrée du texte : When night (friend to melancholly) had runne the third part of her course, besprinkling the drowsie earth with Lethes dew, I sitting solitary in my chamber, reading with some pleasure Lucans Timon, on a sodaine felt mine eies

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heauie, and immediatly all my powers were violently surprised by a slumber […]1.

Par une contradiction, la lecture avec plaisir d’un livre ironique au sujet de l’au-delà suscite une apparition de rêve et de fantôme : wherinto I was no sooner entried, then me thought I saw standing before me, the shape of a well proportioned man suted in deaths liuery, who seemed to write as fast as I could read. This gastly obiect did much astonish me, and (as fancie in such cases is a fruitfull source of superstitious feares) my amazement was the greater : being thus taken in the reading of that Authour, who, besides his other impieties, is the greatest scoffer of apparitions2.

Les éléments de structure annoncés au début se répercutent sur les objets de la vision onirique. Le personnage vu dans le rêve est en « habit de mort » (écho de la mélancolie). Il écrit, de même que le narrateur était occupé à lire un livre, ce qui produit une écriture à l’intérieur du récit ; et il y a même symétrie entre la lecture et l’écriture puisque le personnage écrit aussi vite que le lecteur lit, inversion de rôles puisque le narrateur devient lecteur, et cet écrivain fictif une image du lecteur puisque le rythme de son écriture s’accorde à celui de la lecture, la lecture créant ainsi l’écriture dans cet échange. Enfin le cadre satirique est repris sur le mode paradoxal puisque le livre d’origine était ironique vis-à-vis des apparitions. Mais dans la suite le récit touche ceux qui ont eu des revers de fortune, dans ce dialogue avec l’espace des mots où l’on se trouve maintenant, et les personnages, à l’inverse du narrateur, se caractérisent pas leur incapacité actuelle à éprouver du plaisir, en antithèse avec leur passé frivole : so that the weaknes of their spent nature could no longer haue bin capable of any pleasure3.

Le plaisir est maintenant précédé d’une négation. Le plaisir définit aussi la texture du style, dans les traités de rhétorique. John Hoskins, dans Direccions for Speech and Style (1599), fait reposer la rhétorique sur le plaisir de l’écart. Il expose la théorie de l’écart entre le sens littéral et le sens figuré : dans son chapitre sur la « variation », il définit la métaphore comme « translation », et plus loin il prend des images spatiales

1

2 3

J. Dickenson, Greene in Conceipt, London, R. Bradocke for W. Jones, 1598, An aduertisement to the Reader, s. p. Ibid. Ibid.

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où les mots de différence prennent le pas sur ceux d’identité : « beyond », « not content to fix but must wander », « confines » : And though all metaphors go beyond the signification of things, yet are they requisite to match the compassing sweetness of men’s minds, that are not content to fix themselves upon one thing but they must wander into the confines […]4.

Il poursuit cette idée par deux comparaisons visuelles : like the eye, that cannot choose but view the whole knot when it beholds but one flower in a garden of purpose ; or like an archer that, knowing his bow will overcast or carry too short, takes an aim on this side or beyond his mark5.

C’est ainsi dans le décalage entre les deux lieux qui représentent deux sens que gît la métaphore, et ces deux lieux ont une relation de complémentarité causée par le regard et le geste du spectateur : dans la première l’agrément du regard consiste en mouvement entre plusieurs objets, définis par leur relation d’ensemble à détail, ou de champ et de figure ; et la deuxième implique le mouvement (celui de l’arc et de l’archer qui doit calculer en deçà ou au-delà).  Son développement insiste sur la dualité de sens attachée à un seul signe, et il en fait la source du plaisir : Besides, a metaphor is pleasant because it enricheth our knowledge with two things at once, with the truth and with similitude6.

Plus loin, en plus de ce trope, ce sont les figures qui sont source de plaisir : The ears of men are not only delighted with store and exchange of divers words but feel great delight in repetition of the same ; which, because it beginneth in the middle, and in the end, and in sundry correspondencies of each of their places, one to another, it happeneth, therefore, it hath purchased several names of figures […]7.

Il justifie ainsi les figures qu’il classe selon les positions des formules reprises dans la phrase. Le plaisir du texte reposait, selon les platoniciens, sur la contemplation de la beauté. Dans sa dédicace à Essex pour sa traduction de l’Iliade (1598), 4

5 6 7

J. Hoskins, Direccions for Speech and Style, éd. H. H. Hudson, Princeton, Princeton University Press, 1935, p. 8. Ibid. Ibid. Ibid., p. 12.

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Chapman associe le plaisir à la beauté, qui, transcendante, réside dans la poésie où elle s’incarne. Toute son argumentation repose sur l’idée du reflet qu’est le sensible par rapport à l’âme, et qui peut se révéler grâce à la poésie, la compréhension de l’un par l’autre étant associée à une « transition » — Hoskins parlait de « translation » pour la métaphore : So is poore Learning the inseparable Genius of this Homericall writing I intend : wherein notwithstanding the soules of al the recorded worthies that euer liu’de, become eternally embodyed, euen vpon earth : and our vnderstanding parts making transition in that we vnderstand […]8.

La création des poètes aboutit à un « Elysée » qui rapproche aussi les morts des vivants, et là aussi il emploie un verbe de mouvement (walk) ; c’est dans cette image de l’âme donnée par le « conceit » (au sens double de « pensée » et de « figure paradoxale de langage ») que réside la beauté : the lyues of worthilie-termed Poets are their earthlie Elisummes, wherein we walke with suruiuall of all the deceased worthies we reade of : euerie conceipt, sentence, figure, and word being a most bewtifull lyneament of their soules infinite bodies […]9

et c’est de là que naît le plaisir : and could a beautie be obiected to sence, composde of as many diuine members, and that wee had sences responsible for their full apprehension, they should impresse no more pleasure to such a bodie, then is sweetly enioyde in this true manner of communication and combination of soules10.

La thématique de l’âme et du corps, de la mise en texte, du mouvement (« transition », « walk »), est ainsi dans une formule d’irréel par comparaison. Cet argument sur le plaisir de la contemplation fut repris trente ans plus tard par le platonicien Reynolds Mythomystes ; wherein a Short Svrvay is taken of the Natvre and Valve of Trve Poesy, and Depth of the Ancients above ovr Moderne Poets (1632) : the Beauty of Supernall and Intellectuall thinges : To the contemplation whereof, rationall and wise Spirits are forcibly raised and lifted aloft; yea lifted

8

G. Chapman, Seaven Bookes of the Iliades of Homer, London, J. Windet, 1598, « TO THE

MOST HONORED now liuing Instance of the Achilleian Vertues eternized by diuine HOMERE, the Earle of ESSEXE, Earle Marshall &c. », s. p. 9 10

Ibid. Ibid.

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oftentimes so far (sayes Plato [In Iöne]) aboue mortality, as euen-in Deum transeunt, and so full fraught with the delight and abondance of the pleasure they feele in those their eleuations, raptures, and mentall alienations (wherin the soule remaines for a time quite seperated as it were from the body) do not only sing with the ingenious Ouid-Est Deus in nobis, agitante calescimus illo, But in an Extaticke manner, and to vse Plato’s diuino afflatu cocitati, cry out with the intraunced Zoroaster-Ope thine eyes, ope them wide ; raise and lift them aloft11.

Le plaisir est dans le mouvement d’élévation, où l’esprit se laisse emporter. Il rattache les deux beautés en s’appuyant sur Pic de la Mirandole : the excellent Prince Io : Picus-Mirandula, (in a discourse of his vpon the doctrine of Plato) giues the reason ; saying : Such, whose vnderstanding (being by Philosophicall studie refined and illuminated) knowes this sensible Beauty to bee but the image of another more pure and excellent12.

Comme Chapman avait fait de l’Élysée l’intermédiaire, Reynolds associe, dans le thème de l’Éden, le jardin d’Adonis, l’hédonisme, le paradis et le locus amœnus : Lastly, (for I haue too much already exceeded my commission) what can Adonis horti among the Poets meane other than Moses his Eden, or terrestriall Paradise ? the Hebrew Eden being Voluptas or Delitiæ, whence the Greeke ἡονή (or pleasure) seemes necessarily deriued : The Caldæans and Persians (so I am tould) called it Pardeis, the Greeks, παρἃδεισος, the Latines altered the Greeke name to Paradisus : which as Eden, is (as, Aulus Gellius defines it Noc: Attic:) Locus amænissimus, & voluptatis13.

La beauté était souvent définie dans des textes sur la poésie héroïque, comme celui de Chapman, et les textes sur la peinture établissent cette corrélation, ainsi celui de Junius : Wee are likewise to observe, that Philostratus doth very often compare the beauty of the ancient heroicall Worthies with the beautie of artificiall Statues […]14.

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H. Reynolds, Mythomystes ; wherein a Short Svrvay is taken of the Natvre and Valve of Trve Poesy, and Depth of the Ancients above ovr Moderne Poets, London, Printed for H. Seyle, 1632, p. 16-17. Ibid. Ibid., p. 76. F. Junius, The Painting of the Ancients, London, R. Hodgkinsonne and D. Frere, 1638, chap. I, p. 6.

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Pour démontrer que la beauté créée par l’art est suprême, il reprend l’histoire de Pygmalion : If you doe take a man brought forth by Nature, sayth Proclus [Lib. II. in Timæum Platonis] and another made by the art of carving ; yet shall not he that is made by Nature wholly seeme statelier : For Art doth many things more exactly. Ovid expresseth the same, when he witnesseth [Metam.], that Pigmalion did carve the snow-white ivorie image with such a luckige dexteritie, that it was altogether impossible such a woman should be borne15.

La raison en est que la statue est sortie de l’esprit, image de la beauté idéale : Such Artificers therefore as carry in their mind an uncorrupt image of perfect beautie, do most commonly powre forth into their workes some certaine glimmering sparkles of the inward beautie contained in their minds […]16.

Il expose alors sa théorie du plaisir esthétique comme fondé sur l’irréel ; la théorie de l’« imitation » se double de l’idée que l’imitation est comprise comme un imaginaire : This deceit, sayth Philostratus [Philostr. junior in proœmio Iconum.] as it is pleasant, so doth it not deserve the least reproach : for to be so possessed with things that are not, as if they were; and to be so led with them, as that wee (without suffering any hurt by them) should thinke them to be ; cannot but be proper for the reviving of our minde, and withall free from all manner of blame17.

Il s’appuie sur les cyrénaïques et sur Plutarque pour définir l’idée que le plaisir ne vient pas de la perception mais de la conscience de l’imitation : The reason, why we doe so much delight in the false similitude of naturall things, is set downe by Diogenes Laërtius : The Cyrenaïke Philosophers affirme, sayth he [Lib. II. in Aristippo] that pleasures are not engendred in our hearts by the bare seeing and hearing of things : and that we love therefore to heare the outcries and dolefull howlings done in Imitation of a most heavie griefe ; where on the contrarie wee doe detest the true grones of a mournfull heart. If any one desireth further opening in this point, let him read in Plutarch a very faire passage concerning this matter, as it is set downe by that learned Author, Sympos. lib. v, problem. 118.

15 16 17 18

F. Junius, op. cit., IV, p. 55. Ibid. Ibid. Ibid.

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C’est ainsi qu’il résout la question souvent débattue du plaisir causé par  l’imitation artistique de ce qui est laid ou pénible dans la réalité. Si  pour  le  spectateur le plaisir est dans la conscience de l’irréel, il est pour le poète dans la faculté qu’il a de susciter des imaginaires : it seemeth to me that such a Poët is most like to walke upon a stretched out rope, the which doth torment and vex my thoughts about matters of nothing ; inchaunterlike angring, appeasing, and terrifying me with idle feares ; conveying and at his pleasure transporting me sometimes to Thebes, sometimes to Athens19.

Cet écart de la représentation comme source de plaisir est aussi lié à la métamorphose ou à l’anamorphose, selon lesquelles une forme, par ses variations, se met à renvoyer à plusieurs représentés. Hondius, dans son ouvrage de perspective, décrit des perspectives délectables, lesquelles on pourrait admirer pour quelle étrange façon, comme en peignant quelque face marmitteuse d’un fol, avec sa marotte et son chaperon de couleurs bizarres, il pourra paraître un paysage20.

Ainsi la représentation est une relation, et en elle gît le plaisir21. Plus tard, dans le débat sur le colorisme, la recherche de la couleur caractérisa la peinture visant le plaisir ; le plaisir « ruse avec la temporalité », et le désir est lié à l’hétérogène.Titien en fut pris pour l’exemple22. Ainsi on lit dans une traduction de Du Fresnoy où le Titien est présenté comme « one of the  greatest Colourists  » qu’il était remarquable pour sa «  pleasing Negligence »23 ; plus complexe que le plaisir, il s’agit aussi d’apparente « négligence » : là encore, l’effet de décalage et de surprise cause le plaisir. Ce texte se trouve lui-même cité dans Country Conversations de James Wright, donc inséré au deuxième degré, de plus dans un ouvrage à multiples points de vue, conversation entre amis.

19 20

21 22 23

F. Junius, op. cit., p. 55. A. Hondius, Instruction en la science de perspective, La Haye, J. Janssen, 1625, xxiv ; pour le contexte intellectuel illustré de textes analogues, voir F. Siguret, L’Œil surpris : perception et représentation dans la première moitié du XVIIe siècle, Paris, Klincksieck, 1985, rééd. 1993, p. 179. Voir F. Siguret, op. cit., p. 229 ; l’argumentation s’appuie sur Fernand Hallyn. Voir J. Lichtenstein, La Couleur éloquente, Paris, Flammarion, 1989, p. 56, 65. C. Du Fresnoy, The Sentiments of Charles Alphonse Du Fresnoy, on the Works of the

Principal and Best Painters of the Last Ages, in J. Wright, Country Conversations, Sect. IV « Of Painting and Painters », London, Printed for H. Bonwicke, 1694,

p. 65.

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Plus anciennement, parmi les premiers textes où le nom du Titien est cité seul (et non indifférencié dans une liste de peintres) se trouve le Prélude des Satires de Guilpin, qui oppose la satire à la poésie de plaisir : Hence with these fidlers, whose oyle-buttred lines, Are Panders vnto lusts24.

Et plus bas apparaît la référence au peintre, en parallèle avec cette poésie qui fait un appel aux sens, condamné par le satirique : And speaking painters excuse Titian, For his Ioues loues25.

Cette critique des peintres qui justifient le Titien contient un paradoxe « speaking painters », alors que la peinture est muette, autre décalage, et l’allusion est aux tableaux sur les amours de Jupiter, évanescents puisque Jupiter se métamorphosait et que le Titien peint la pluie d’or de Danaé (1553, Prado et Naples). Le plaisir du regard dans le paysage repose sur la dualité de la perception. Le distique de Milton dans L’Allegro Straight mine eye has caught new pleasures Whilst the landscape round it measures26.

montre les objets agréables de la vue se détachant sur le fond du paysage, le distique rimé dont les deux vers sont reliés par « while » mettant en vis-àvis la figure et le fond : c’est dans leur jeu qu’est la plaisir. Ce sont des vers trochaïques qui se distinguent ainsi, entrée d’un passage descriptif. La mise en musique de Händel, qui fait quatre variations sur ces deux vers, commence par des mouvements analogues pour les deux fins de vers rimés, avec syllabisme, puis éloigne, puis varie en deux croches sur la syllabe « pleas - » et « meas-» de « pleasures » et « measures » et ensuite en noire pointée, et enfin vocalise longuement sur « measures », suivant les mouvements du regard : des soulignements structuraux on passe à l’expressivité verbale de la perception. Ainsi le plaisir introduit la complexité dans l’esthétique : multiplicité de texture jouant avec la structure.

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E. Guilpin, Skialetheia. Or, A Shadow of truth, epigrams and satyres, in Certaine Epigrams and Satyres, London, I. R. for N. Ling, 1598, Satyre Preludium, s. p. Ibid. J. Milton, L’Allegro (c. 1631), Complete Shorter Poems, éd. J. Carey, London, Longman, 1968, p. 136, vers 69-70.

Le songe érotique, vrai ou faux plaisir : du commentaire ficinien du Philèbe aux Sonnets pour Hélène —◆— Sylviane Bokdam

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e syntagme « faux plaisir » apparaît au tout début et au terme de la production amoureuse de Ronsard. Dans les Amours de 1552, il figure dans l’un des derniers sonnets du recueil, associé au songe faux dans une configuration encore toute pétrarquiste des effets négatifs et trompeurs de la passion amoureuse  : aspirant à s’affranchir de l’amour, le poète y projette de suspendre au temple de la Liberté, à titre de dépouille, « Les faulx plaisirs, les mensonges des nuictz1, / Le vain espoyr, les soupirs, et l’envie »2. Le même syntagme « faux plaisir » réapparaît dans le sonnet LIV du livre I de l’édition de 1578 des Sonnets pour Hélène, où le poète reconnaît désormais au songe érotique le pouvoir de donner une jouissance illusoire, certes, mais non moins capable comme telle de rassasier le désir : « Mais si la nuict, qui ronge / Mon cœur, me la donnoit par songe entre mes bras, / Embrassant pour le vray l’idole du mensonge, / Soulé d’un faux plaisir je reviendrois pas »3. Un peu plus loin dans le même recueil, le célèbre sonnet XXIII du livre II caractérise le réconfort que procure en songe le fantasme onirique d’une Hélène « toute nue » et qui ne lui refuse rien, au moyen du syntagme moins équivoque de « joie menteuse »4. Ce renversement paradoxal de l’opposition entre vrai et

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Quasi traduction du syntagme pétrarquiste « nocturno fantasma » (Canzoniere, seconda parte, canzone 360). Les Amours, s. 180, in P. de Ronsard, Œuvres complètes, éd. P. Laumonier, Paris, S.T.F.M., 1992, IV, p. 190. Ce vers a été supprimé de l’édition ultérieure commentée par M.-A. Muret. Sonets pour Helene, in P. de Ronsard, op. cit., XVII, p. 244. Ibid., p. 265.

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faux plaisir se rencontre déjà chez Baïf dans Les Amours de Francine, quoique dans un contexte moins explicitement érotique : le poète s’y adresse au songe faux pour bénir l’illusion paradisiaque qu’il procure et la préférer au « plaisir plus vrai » que la réalité propose : « En un tel paradis faisant que je me voye, / Tu fais que je beni mon tourment gracieux : / Et bien que tu sois faux, si t’aymé-je bien mieux / Qu’autre plaisir plus vray qu’en veillant on m’octroye »5. « Faux plaisir » est la traduction exacte du grec pseudes hèdonè ; le concept est d’origine platonicienne et sa banalisation ne doit pas masquer ni caractère paradoxal ni les difficultés qu’il présente : qu’un plaisir soit condamnable ou illicite se comprend assez aisément, mais peut-on dire qu’un plaisir est faux ? Un faux plaisir est-il une espèce du genre du plaisir, ou une contrefaçon de plaisir ? En quoi l’évidence affective du plaisir, dans son indubitable effectivité, peut-elle renvoyer à un contenu cognitif qui la dément ? Cette communication n’aurait pas lieu d’être si ces questions n’avaient été précisément et longuement examinées dans les deux dialogues de Platon qui développent le concept, La République et surtout le Philèbe, et si ce dernier dialogue n’avait fait l’objet d’un commentaire par Ficin particulièrement détaillé, excellemment réédité et annoté récemment par M. J. B. Allen6. Les sonnets de Ronsard qui font référence au faux plaisir soulèvent ainsi, une fois de plus, le problème de la valeur qu’il faut accorder chez Ronsard à l’emploi de concepts philosophiques très denses sémantiquement, mais quelque peu banalisés par une longue tradition. A.-P. Pouey Mounou a récemment montré7, à propos des Amours de Cassandre, comment Ronsard exploitait en pleine conscience les potentialités dynamiques de termes philosophiques à forte densité et évolution très complexe comme le terme « simulacre ». De la même manière, on peut se demander dans quelle mesure on doit restituer au concept de « faux plaisir » sa signification philosophique d’origine et ses multiples virtualités lorsqu’un poète comme Ronsard l’emploie à propos du songe érotique, c’est-à-dire (comme cela est explicite dans les Sonnets pour Hélène) dans ce cas particulier de songe que les Grecs désignaient du terme oneirôgmos, songe de fantasmes sexuels assorti de jouissance. Quelles conclusions peut-on en tirer sur le rôle que Ronsard assigne au plaisir de l’imaginaire 5 6

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J.-A. de Baïf, Quatre Livres de l’amour de Francine, Paris, Wechel, 1555, liv. II, p. 57 v. M. Ficino, The « Philebus » Commentary, A Critical Edition and Translation by M. J. B. Allen, Berkeley, Los Angeles, London, University of California Press, 1975. A.-P. Pouey-Mounou, L’Imaginaire cosmologique de Ronsard, Genève, Droz, 2002, p. 103105.

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dans un recueil comme les Sonnets pour Hélène, qui renvoie aussi bien à la canonique épicurienne faisant du plaisir un critère de vérité, qu’à l’opposition platonicienne entre semblance et ressemblance, entre simulacre et véritable image ? Le faux plaisir sert-il de lien et d’interface entre ces deux horizons philosophiques, ou désigne-t-il au contraire dans le paradoxe qu’il propose, leur rupture indépassable, brisant la relation existentielle que le pétrarquisme italien avait établi, grâce au plaisir, entre terre et ciel, image et vérité ? C’est en espérant sinon répondre à ces questions, du moins en éclairer la problématique, que je me suis livrée à cette brève enquête sur l’histoire d’un concept dont l’ambivalence éclaire la signification métaphysique du rapport entre plaisir et rêve dans la poésie amoureuse du XVIe siècle. Je partirai donc d’une analyse du concept de faux plaisir chez Platon pour tenter d’expliciter sa fonction dans le commentaire ficinien du Philèbe, qui constitue notre principal document sur la lecture que pouvait faire la Renaissance du texte platonicien, avant d’en mesurer les détournements qu’implique chez Ronsard son association à l’expérience de l’oneirôgmos et sa paradoxale mais très ironique revalorisation. Le Philèbe8 n’est pas seulement le texte de Platon qui développe le plus longuement le concept de faux plaisir : il est celui qui explicite le plus clairement les difficultés que présente ce concept introduit par Socrate pour faire pièce à la position hédoniste défendue par Protarque, selon laquelle tous les plaisirs, quels qu’ils soient, sont des biens en tant que plaisirs, tous les plaisirs se valent en tant que plaisirs. Cette position du porte-parole de l’hédonisme conduit Socrate à établir une relation entre le contenu affectif et un contenu cognitif du plaisir, dans un échange serré dont j’évoquerai seulement les étapes essentielles. Socrate établit d’abord qu’il n’y a pas de plaisir sans conscience et donc sans connaissance, ce qui le conduit à étudier certains états mettant en jeu corps et âme comme la soif qui associe la souffrance physique de la vacuité au plaisir mental de l’anticipation de la réplétion, dans la jouissance

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Le Philèbe ayant fait l’objet de très nombreuses études critiques, on se contentera de renvoyer ici à l’introduction de l’édition G. Budé, par A. Diès, Paris, Les Belles Lettres, 1978, ainsi qu’aux ouvrages : I Filosofi greci e il piacere, éd. L. Montoneri, Roma, Laterza, 1994 ; C. M. Hampton, Pleasure, Knowledge and Being. An Analysis of Plato’s Philebus, Albany, State of University New York Press, 1990 ; G. van Riel, Pleasure and the Good Life. Plato, Aristotle and Neoplatonism, Leiden, Brill, 2000. Sur le songe chez Platon, voir E. Vergleris, « Platon et le rêve de la nuit », Ktema, 7, 1982, p. 63-85.

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du souvenir qui fonde l’espoir de l’attente9. Ce sont ces plaisirs impurs de l’anticipation et de l’espérance qui permettent à  Socrate d’introduire le concept de faux plaisir. L’étonnement de l’interlocuteur de Socrate donne la mesure du caractère paradoxal du concept : « Comment pourrait-il y avoir de faux plaisirs et de fausses douleurs, Socrate ? »10. Socrate fait valoir alors l’argument du rêve et du délire : « Personne donc, tu le soutiens, ni en rêve ni éveillé [out’onar out’hupar], ni en folie ni dans tout autre aberration, en aucune circonstance, ne s’imagine jouir alors qu’il ne jouit nullement, ni ne s’imagine souffrir alors qu’il ne souffre pas ? »11. La réponse de Protarque est négative : impossible de croire jouir et de ne jouir pas. Socrate établit alors un rapport entre contenu affectif et contenu cognitif du plaisir en liant plaisir et opinion : il y a de faux plaisirs comme il y a des opinions fausses parce que les plaisirs comme les opinions peuvent se tromper sur l’objet à propos duquel ils jouissent12. La force du dialogue de Platon est ici d’avoir prévu l’objection : « dans la circonstance, Socrate, répond Protarque, c’est l’opinion que nous avons déclarée fausse, mais quant au plaisir lui-même, jamais personne ne voudrait l’appeler faux ». Socrate revient alors sur les plaisirs de l’anticipation pour montrer qu’ils reposent sur des représentations plus ou moins fidèles comme des peintures à leur modèle, et que les méchants ayant des représentations fausses, ils ont de faux plaisirs : « les méchants n’en ont pas moins en eux ces  plaisirs en images mais ce sont de faux plaisirs  ». Protarque admet alors qu’un plaisir peut être bon ou mauvais, mais non pas qu’il puisse être vrai ou faux. Socrate soutient alors que les plaisirs mauvais provoqués par ces fausses représentations sont aussi des plaisirs illusoires : « ce sont les douleurs et les plaisirs eux-mêmes qui, par les aspects changeants qu’ils prennent à être vus de près ou de loin aussi bien qu’à être mutuellement comparés, apparaissent, les plaisirs, plus grands et plus vifs qu’ils ne sont quand ils sont en face d’une douleur, et les douleurs […] en face des plaisirs »13. Les faux plaisirs sont donc de simples apparences de plaisirs et entrent dans la critique des apparences faite dans le Théétète : toutes les apparences ne sont pas vraies

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Trad. éd. G. Budé, op. cit., 36 b : « Ne penses-tu pas que, gardant cet espoir d’une réplétion, on ait jouissance à s’en souvenir et que, dans le même temps, on souffre de se sentir vide ? ». Ibid., 36 c. Ibid., 36 d. La note de l’édition Budé au 37 d commente de manière éclairante : « Le sentiment comme le jugement peuvent être faux dans leur relation à l’objet ». Philèbe, 42 b.

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en tant qu’apparences. Mais Socrate refuse aussi de réduire le plaisir à un simple illusionnisme : le vrai plaisir possède une essence conforme à son apparence. Il n’est donc pas seulement absence de la douleur, ce qui serait le réduire à un effet, et il n’est pas non plus cet état de repos où l’on ne ressent ni plaisir ni douleur14. Le vrai plaisir est une plénitude dont l’absence même ne provoque pas le manque : il échappe ainsi à la dialectique illimitée de la vacuité/réplétion du plaisir genèse. Le vrai plaisir est le plaisir pur, que ne souille même pas la douleur de son absence. On voit la complexité de l’analyse de Socrate ; le faux plaisir est bien une espèce du plaisir sans être véritablement un plaisir, ce qui renvoie au statut du faux analysé dans le Sophiste15 : le faux plaisir n’est pas un non-plaisir mais un pseudo-plaisir. La question est ontologique et le problème est également développé dans le livre IX de la République où Socrate élabore une typologie des plaisirs selon les âmes pour réserver les vrais plaisirs aux âmes philosophiques. Le plaisir est le plaisir pur en tant que jouissance de la plénitude : l’homme qui jouit réellement est celui qui se remplit de vérité. Le faux plaisir est impur en tant qu’illusion. C’est un phantasma, c’est-à-dire un effet de ressemblance ; c’est un eidôlon, terme désignant une imitation d’apparence, et il s’oppose en tant que tel à l’alètheia hèdones, à la vérité du plaisir. Les métaphores employées par Socrate sont particulièrement éclairantes : le faux plaisir est un sortilège, une goeteia, une skiagraphia, c’est-à-dire une peinture produisant l’illusion du relief par le contraste des ombres, ce qui nous renvoie à la dénonciation de l’art illusionniste du Sophiste16. La plupart des hommes vivent, dit Socrate, au sein de « plaisirs mêlés de peines, ombres [eidôlon] et esquisses du vrai plaisir, qui ne prennent couleur que de leur rapprochement, mais qui paraissent alors si vives qu’elles font naître des amours furieuses chez les insensés comme on se battit à Troie pour l’ombre d’Hélène [eidôlon], au dire de Stésichore, faute de connaître la vérité »17. C’est ainsi le double, le fantôme d’Hélène, que la palinodie de Stésichore substitue à la véritable Hélène comme objet de la guerre de Troie, qui est chez Platon le symbole de

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Comme le redira La République, 584 a-b. Sur le Sophiste, voir Études sur le « Sophiste » de Platon, publiées sous la direction de Pierre Aubenque, éd. M. Narcy, Paris, Bibliopolis, 1991. Voir M. Villela-Petit, « La question de l’image artistique dans le Sophiste », in Études sur le Sophiste, op. cit., p. 55 sq. La République, IX, 586 c. Nous citons la traduction de l’éd. R. Baccou, Paris, GarnierFlammarion, 1966.

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l’objet du faux plaisir que fait apparaître (phainein) comme plaisir l’ignorance de la vérité. Avant d’en venir au commentaire ficinien, il faut, pour le situer, rappeler que le déplacement de la problématique platonicienne de la vie heureuse, qui est celle du Philèbe, vers la problématique chrétienne de la relation à la vie future, autrement dit la problématique du rapport entre félicité terrestre et béatitude céleste, constitue l’arrière-plan eschatologique de la réorientation médiévale de l’approche de la question du vrai plaisir. Saint Augustin joue sans doute un rôle déterminant dans la transmission du concept de faux plaisir et de la problématique du Philèbe au Moyen Âge. C’est le Philèbe en effet qui se profile à l’arrière-plan de la dénonciation des plaisirs sensuels du De vera religione : l’âme qui s’attache aux créatures corporelles, écrit saint Augustin, est « nourrie de plaisirs faux parce que qu’au lieu de durer et de rassasier, ils tourmentent cruellement »18. Le terme associé ici à voluptas par saint Augustin est fallax : les plaisirs faux sont trompeurs, menteurs au sens augustinien du terme ; ils cherchent à se faire passer pour ce qu’ils ne sont pas. La question des faux plaisirs s’inscrit ainsi dans le cadre du rapport entre vrai bien et faux bien, ou encore entre vrai bien et fausse image du bien, question développée dans le livre III de la Consolation de la Philosophie de Boèce. Les plaisirs terrestres sont de faux plaisirs parce qu’ils offrent aux mortels des images illusoires du vrai bien, ou d’un bien imparfait. On sait que le motif est évoqué dans la dramatique confrontation de  Dante et de Béatrice des chants XXX et XXXI du « Purgatoire », où il est étroitement lié au concept non moins fondamental d’erreur : Dante reconnaît qu’il s’est égaré « dans les chemins d’erreur, / pour y suivre du bien les images trompeuses / qui ne sauraient tenir de promesses certaines »19. Comme il l’avoue à Béatrice, « les choses présentes / avec leur faux plaisir ont détourné mes pas, / Aussitôt que se fut caché votre visage »20. Platon, dans le Philèbe, avait déjà analysé comment l’effet de 18

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La créature aimée « pascit fallacibus voluptatibus : quia neque permanent, neque satiant, sed torquent doloribus », De vera religione, XX, cité d’après Œuvres de saint Augustin, Bibliothèque augustinienne, 8, « La foi chrétienne », Paris, Desclée de Brouwer, 1982, p. 77. La Divina Commedia, Chant XXX : « e volse i passi suoi per via non vera / imagini di ben segendo false / che nulla promession rendono intera », éd. A. M. Chiavacci Leonardi, Milano, Mondadori, 1994. Nous citons ici la très belle traduction par H. Longnon, Paris, Garnier 1966, p. 327. Ibid. « Le presente cose / col falso lor piacer volser miei passi, / tosto che’l vostro viso si nascose », éd. H. Longnon, op. cit., p. 330.

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présence influence la perception subjective des plaisirs et en bouleverse la véritable hiérachie. Dans le De vero falsoque bono de Lorenzo Valla (l’ouvrage est ici mentionné par son dernier titre, celui de l’édition parisienne de 1512 mais il avait d’abord été intitulé De voluptate et vero bono)21, la question du rapport entre bonheur terrestre et béatitude soulève également le problème de l’unité du plaisir en tant que genre dans la diversité de ses espèces : le plaisir terrestre est certes contraire au vrai plaisir de la béatitude dans son objet mais l’un et l’autre (traités dans les livres I et III) restent des espèces d’un même genre, et l’hédonisme du sensuel se trompe moins sur la question de la félicité que le stoïcien qui prétend évacuer complètement la poursuite du plaisir des fins dernières. Tel est bien la problématique centrale du commentaire ficinien du Philèbe22 : comme l’a expliqué M. J. B. Allen, Ficin considère que le sujet du Philèbe de Platon est non pas le plaisir mais la félicité, ou plus exactement le rapport du plaisir et de la félicité. Tous les plaisirs ne sont pas ce qu’ils devraient être, les signes de la présence du bien23, quoique « la nature du plaisir semble être une, c’est-à-dire qu’on jouit évidemment quand il est présent »24. S’il y a des espèces diverses du plaisir comme il y a diverses espèces dans les autres genres, c’est parce que l’idée ne communique à ses espèces dans le monde sensible que son effet, non sa substance, sa ressemblance, non son essence : « virtutem suam exhibet, non substantiam, similitudinem, non essentiam »25. Ficin peut ainsi éviter d’instituer une coupure radicale entre le plaisir de cette vie et la béatitude de la vie future. Mais pour cela, il faut placer le plaisir dans l’intelligence. La volonté non éclairée par l’intelligence peut en 21

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Voir l’édition critique de M. de Panizza Loreh, Bari, Adratica Editrice, 1970 : le texte de Valla a été édité à Paris en 1512, in ædibus Asceniensis, avec une lettre de Bade à Guillaume Petit mettant en garde contre une lecture épicurienne et spécifiant que seul le livre III est digne d’un chrétien. M. J. B. Allen situe le début de la rédaction de ce commentaire à la fin de 1469, après celle du commentaire du Banquet. Ficin revient ensuite au commentaire du Philèbe en 1490, après avoir achevé le commentaire des Ennéades. M. Ficino, The « Philebus » Commentary, op. cit., p. 105 : « signa præsentis boni maxime voluptas est ». Ibid., p. 149 : « una quædam videtur esse voluptatis natura, ut scilicet ea præsente quis delectetur ». Ibid., p. 211. Or prendre ces similitudes pour l’essence, c’est rêver, selon Platon, car le rêveur est celui qui « prend les images pour des choses vraies » : « […] falsis decipitur imaginibus, et somniantis instar, quæ imagines sunt res esse veras existimat », ibid. Ficin reprend ici la définition de l’erreur dans le Théétète en s’inspirant de la réfutation par Socrate de l’argument du rêve employé par le phénoménisme mobiliste (Théétète, 158 b).

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effet se tromper et prendre l’apparence d’un bien pour le bien même ; l’intelligence, non. Je renvoie ici aux analyses de P. O. Kristeller26 et de M. J. B. Allen sur les rapports complexes entre intelligence et volonté dans le commentaire ficinien du Philèbe et sur la question de la relation de ces deux facultés à la vie future. On comprend donc l’importance que prend pour Ficin l’opposition du vrai et du faux plaisir, qui permet de préciser la vraie relation entre le contenu affectif « apparent » et le contenu gnoséologique réel du plaisir. Certes, comme on sait, le commentaire du Philèbe s’arrête précisément au seuil de la seconde section du dialogue consacrée à la distinction des vrais et des faux plaisirs (les chapitres XXX et suivants) mais cette section fait l’objet d’une paraphrase publiée dans l’édition de 1496 des Commentaria in Platonem et rééditée avec eux ultérieurement. De plus, la question des faux plaisirs est au centre des apologues à Martin Preninger, alias Martinus Uranius, partiellement édités en 1496, puis dans la Correspondance. La position de Ficin révèle dans la paraphrase une lecture très attentive du texte platonicien et du commentaire du Philèbe attribué alors à Olympiodore (et réattribué aujourd’hui à Damascius), commentaire qu’il mentionne et connaissait en manuscrit27. D’un côté, Ficin distingue clairement les aspects affectif et cognitif du plaisir : il a pris la mesure des objections de Protarque ; les plaisirs se valent en tant que plaisirs. De l’autre, il assimile le contenu affectif du plaisir à son contenu cognitif en situant le plaisir vrai dans la partie cognitive de l’âme : tous les plaisirs ne sont pas bons parce que tous les plaisirs ne sont pas vrais. Ficin l’avait déjà dit dans la première partie développée du commentaire, les faux plaisirs ne sont qu’affects vides de substance : « vide demeure celui qui estime avoir un bien alors qu’il n’a que l’affect que produirait la possession de ce bien »28. Ficin se conforme par ailleurs à la thèse scolastique selon laquelle il est impossible à l’homme de ne pas vouloir le bien et il en conclut que la volonté ne veut jamais jouir du plaisir comme affect sans vouloir posséder son objet en vérité : « Personne ne choisirait de jouir en

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P. O. Kristeller, Le Thomisme et la pensée italienne de la Renaissance, Montréal, Paris, Institut d’études médiévales, J. Vrin, 1967. M. Ficino, The « Philebus » Commentary, op. cit., p. 325 : « De his in Olympiodoro, scilicet quod voluptas sit etiam in partie cognitiva, similiter dolor, licet opposita ratione ». Voir L. G. Westerink, « Ficino’s magistral notes on Olypiodorus in Riccardi greek manuscript », Traditio, XXIV, 1968, p. 351-378. Ibid., p. 381 : « Unde et vacuus manet qui hoc bonum estimat habens passionem solam quam quis a bono haberet ».

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l’absence de ses enfants comme si ces derniers étaient présents, de jouir sans manger comme s’il mangeait ou d’exulter sans jouir de l’acte sexuel comme s’il en jouissait mais l’on souhaite posséder l’objet de ces jouissances »29. La paraphrase fait donc du faux plaisir une illusion de perspective, un effet, dont Ficin analyse les paradoxes  d’après Platon. J’en cite quelques chapitres. Chapitre XXX : « Quand l’opinion se trompe sur l’évaluation d’un bien ou d’un mal elle rend vains plaisir et douleur »30. Chapitre XXXI : « Un plaisir peut être faux même s’il est vrai que l’homme qui l’éprouve jouit effectivement »31. Chapitre XXXV : « On dit que les plaisirs sont vrais parce que leur objet est véritablement bon aussi bien que parce qu’il y a vraie présence de l’objet »32. Chapitre XXXIX : Pythagore, Héraclite et Empédocle pensent que « la volupté corporelle n’a nulle part d’essence propre mais prend l’apparence de quelque chose en tant que fuite de la douleur »33 et que « beaucoup de délices des sens sont des maléfices des démons inférieurs, qui cherchent par cet appât à nous prendre aux lacs de la mortalité »34. Ficin ici commente le Philèbe d’après le Timée, dont il reprend la condamnation de la volupté comme « appât », dans le cadre d’une démonologie qui assigne aux démons inférieurs le royaume des effets de ressemblance et des genèses. Enfin, Ficin reprend le topos de l’homme qui croit se désaltérer en songe pour développer le paradoxe du plaisir onirique au chapitre XXXII : l’homme qui boit du vin et celui qui le rêve « éprouvent du plaisir tous deux mais dans la veille, le plaisir est vrai comme le vin ; chez le rêveur il est faux comme le vin. Le plaisir de la veille est plus grand que celui du rêve d’autant que le vin l’emporte sur l’image du vin »35. L’argument n’est pas ici psychologique (la frustration du réveil) 29

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M. Ficino, The « Philebus » Commentary, op. cit., p. 381 : « neque enim eligit quisquam non præsentibus filiis ita lætari ac si adessent, aut non comedendo ita lætari ac si comederet, aut veneriis non potiundo ita gestire ac si potiretur, sed habere exoptat ». Ibid., p. 501 : « Opinio rursus quand circa judicium boni malive fallitur voluptatem et molestiam reddit vanam ». Ibid. : « […] voluptas quædam potest esse falsa, quamvis interea verum sit affectum hominem delectari ». Ibid., p. 503 : « Dicuntur quoque veræ voluptates tum propter objectum vere bonum, tum propter veram objecti præsentiam ». Ibid., p. 505 : « corporum voluptatem non habere essentiam alicubi propriam, sed in ipsa doloris fuga illam aliquid apparere. ». Ibid. : « […] multa sensuum oblectamenta esse quædam inferiorum dæmonum veneficia, ut huiusmodi esca in rebus mortalibus nos illaqueent ». Ibid., p. 502 : « […] in vigilante sic vera voluptas sicut verum vinum, in somniante sic falsa sicut falsum. Item tanto major voluptas in vigilante quanto vinum ipsam imaginem vini superat ».

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mais ontologique. C’est le statut de l’image qui place les plaisirs de l’imagination au plus bas degré des plaisirs36. Dans le chapitre suivant, Ficin reprend la triade traditionnelle rêve/maladie/folie, pour faire du faux plaisir une fiction que le méchant se fabrique à volonté : « les méchants se mentent en quelque sortent à eux mêmes : ils inventent et désirent souvent ce qui n’est pas, n’a jamais été et ne sera jamais, c’est ainsi qu’ils se fabriquent trop souvent de fausses jouissances. […] leurs plaisirs sont semblables aux faux plaisirs des malades, des rêveurs et des fous »37. Le lien entre le faux plaisir, le démonique et les simulacres est par ailleurs longuement développé dans les apologues à Martinus Uranius dont nous avons parlé : ils commentent le Philèbe en faisant du faux plaisir un double démonique du vrai plaisir, en tant plaisir de similitudes dépourvu de toute relation aux essences38. Le commentaire du Philèbe nous renvoie ici à celui du Sophiste, peut-être postérieur de peu, et qui situe l’apparence en tant que pure semblance au niveau ontologique du démonique, et la semblance trompeuse au niveau du démonique inférieur : l’image démonique est celle qui produit un effet de  ressemblance («  phantastica simulachra fingens non existentium ») et l’imaginaire est en lui-même un démon39. Je n’évoquerai que deux parmi ces apologues. La fable I (« Malus daemon per verisimile ad falsum, per voluptatem trahit ad malum  ; deus vero per haec ad verum et bonum »40) explique comment le mauvais démon a perverti la similitude en substituant à la « vérisimilitude » en tant que marque de vérité (nota), associée au plaisir comme appât vers le bien, une fausse marque de vérisimilitude et un appât identique aux premiers en apparence. On notera que ce thème rejoint un argument développé par le probabilisme cicéronien : même si le

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Un peu plus loin, dans les apologues à Martinus Uranius, voir p. 449 : « adde quod voluptas in mente verissima est, in sensus minus vera, in imaginatione minima ». M. Ficino, The « Philebus » Commentary, op. cit., p. 502 : « mali enim tamquam sibi mendaces, sicut frequenter quæ nec sunt nec fuerunt neque erunt fingunt atque optant, ita falsa sæpius oblectamenta confingunt. […] voluptatesque eorum similes sunt falsis voluptatibus ægrotantium, somniantium, insanorum ». Sur ce commentaire, voir M. J. B. Allen, Icastes : Marsilio Ficino’s interpretation of Plato’s « Sophist », Los Angeles, Oxford, University of California Press,1989. M. Ficino, Commentaire au 264 c du Sophiste, chap. XXXXIII, éd. M. J. B. Allen, op. cit., p. 269. Ficin précise (chap. XXXXVI) : « imaginamenta quoque niostra quodammodo etiam dæmonica virtute fiunt, non solum quia damemones efficacibus imaginationibus artficiisque suis nobis imaginationes suscitant, verum etiam quoniam quod in nobis imaginatur est quodammodo dæmon ». Id., The « Philebus » Commentary, op. cit., p. 455.

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vrai diffère du faux, la vérisimilitude, elle, ne peut plus être un critère de vérité41. Le dernier apologue, « De voluptate, quod non sit cum ipsa congregiendum neque in terris speranda »42, pose la question du rapport entre plaisir et vie future en termes qui rappellent la problématique de Valla : le plaisir est bien un lien entre les deux vies mais le faux plaisir institue entre elles une coupure métaphysique. Je résume l’apologue : Jupiter apprend que les âmes restent sur terre, « amollies par les sortilèges du plaisir ». Minerve tente en vain de vaincre le plaisir et Saturne est consulté : présidant à la vie contemplative, il incite Minerve à ne pas abolir le plaisir « car les âmes ne voudraient pas monter au ciel si le plaisir n’y était pas »43 (c’est la thèse du livre III du traité de Valla). Le plaisir attiré au ciel déserte la terre sous sa forme vraie, mais laisse après lui l’espoir trompeur de l’obtenir sous sa forme terrestre. Pour retenir les âmes dans ce monde inférieur, le prince de ce monde modèle un appât semblable au plaisir (similem aspectu) et en revêt la dissipation, jactura. C’est donc la genèse de la vacuité/réplétion qui prend l’apparence du plaisir. Signalons cependant que si l’imagination est incapable de procurer de vrais plaisirs, elle est capable de procurer de vraies souffrances : c’est le thème du livre XVIII de la Theologia platonica consacré à l’enfer imaginal. Mais faut-il considérer cela avec R. Klein comme une inconséquence, quand on sait que chez Ficin le vrai et le bien sont indissociables44 ? L’enfer est imaginal parce que l’âme qui s’est ravalée au niveau inférieur de la phantasia ne peut plus accéder au vrai, qui est aussi son bien : décapitée de sa partie cognitive, l’âme infernale rêve sa douleur puisqu’elle n’est plus capable par l’intellect de distinguer la vérité du phantasme ; rêver, selon Ficin, c’est ne pas savoir qu’on prend l’image pour la chose même45. La vie imaginale est un enfer parce qu’elle réduit donc le contenu cognitif de l’affect à sa seule dimension subjective, en un processus inverse à celui du vrai plaisir comme affect-connaissance. La douleur du damné est ainsi la forme sous laquelle se révèle à lui la fausseté des biens qui restent l’objet de ses désirs. « Les malheureux damnés, sous l’effet de leurs anciennes habitudes, sont tiraillés en sens divers par le désir des choses humaines, et la plupart du temps ils n’espèrent plus les obtenir, quoique par-

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Voir De natura decorum, I, 5 : « Non enim sumus ii quibus nihil verum esse videatur, sed ii qui omnibus veris falsa quædam adjuncta esse dicamus tanta similitudine ut in iis nulla insit certa judicandi et assentiendi nota ». M. Ficino, The « Philebus » Commentary, op. cit., p. 473. Ibid., p. 475 : « Non ergo voluptas interimenda alioquin animæ cœlum non petent ». R. Klein, La Forme et l’intelligible, Paris, Gallimard, 1970, p. 92. Voir la note 22.

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fois, comme des fous, ils s’imaginent sur le point d’obtenir leurs délices avant d’en être éloignés pour des peines plus pénibles encore. Sardanapale se trouve plus éloigné de l’embrassement qu’il convoite, Midas de son or, Tantale de son repas, Sisyphe de la possibilité d’atteindre son sommet »46. Vraie douleur et faux plaisir sont donc bien liés dans la douleur elle-même, étroitement liée à la convoitise du faux bien. Quelle place ce concept de faux plaisir pouvait-il avoir par conséquent dans le pétrarquisme ? Ce n’est évidemment pas ici le lieu de développer dans le détail les rapports complexes qui existent entre la critique platonicienne de l’anticipation comme plaisir-douleur et les vane speranze de l’erreur amoureuse pétrarquiste. On se contentera de signaler ici que l’on retrouve chez Pétrarque, dans la douleur voluptueuse de l’amour, l’ambivalence du plaisir impur entre vrai et faux plaisir, ambivalence qui s’explique peut-être par la double origine platonicienne et augustinienne de la pensée de Pétrarque. Mais c’est précisément au sein même du « falso dolce fugitivo »47, de cette « fausse douceur fugitive que le monde trompeur peut donner à autrui » comme l’écrit Pétrarque, au sein de cet appât qui attache l’homme à sa propre mortalité (sous la double espèce de l’amour et de la gloire), que Pétraque tente paradoxalement d’« étreindre le vrai en lâchant les ombres » (« il ver abracciar, lasciando l’ombre »48). La question est donc bien celle du rapport entre vrai et faux bien, plaisir terrestre et béatitude : pour un Pétrarque, et après lui pour un Bembo, un Sannazaro, un Chariteo, un Laurent de Médicis, il ne s’agit pas de chercher dans la consolation imaginaire du songe le moyen de donner au plaisir illusoire du rêve la plénitude concrète de l’évidence sensorielle, mais le moyen de donner aux espérances terrestres de plaisir une signification plus haute et plus vraie. Tel est le sens du motif pétrarquien, repris dans les songes amoureux de Sannazaro : « si ce plaisir est tel, qu’en sera-t-il de l’autre ? » (« quanto fia quel piacer, se questo è tanto »49), motif qui fait du rapport onirique entre plaisir et illusion une interface entre les deux mondes, entre la vérité et son image. C’est pourquoi la tradition pétrarquiste ita-

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Theologia platonica, éd. R. Marcel, Paris, Les Belles Lettres, III, p. 235. C’est nous qui traduisons. F. Petrarca, Canzoniere, Seconda parte, canzone 264 : « Se gia è gran tempo fastidita et lassa / se’ di quel falso dolce fugitivo / che’l mondo traditor puo dare altrui », trad. fr. P. Blanc, Paris, Garnier, 1988, p. 415. Ibid., p. 418. Ibid., p. 416-417.

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lienne ne nous offre pas de rêve présentant concrètement les caractéristiques de l’oneirogmos sous la forme spécifique qu’il prend dans la poésie amoureuse française. C’est dans la poésie latine et dans la tradition néo-latine qui en est issue et qui, comme l’a montré P. Galand, en perpétue l’esprit avec une remarquable cohérence, qu’il faut chercher l’origine d’une poétique de l’energeia onirique qui identifie la question du plaisir onirique et celle de l’évidence. La source en est Ovide, qui propose dans les Métamorphoses50 un cas d’oneirôgmos au féminin, dans le monologue où Byblis se remémore son rêve d’inceste dans les particularités d’une illusion qui donne très exactement la même jouissance que la réalité et qui franchit la barrière que le sommeil institue entre l’activité de l’imaginaire et l’assoupissement du corps : « Un songe n’a pas de témoin et l’illusion de la volupté y est complète. […] Combien proche de la réalité fut la jouissance que j’éprouvai ! Quelle sensation, sur ma couche, d’un alanguissement qui me pénétrait jusqu’aux moelles ! »51. Au confluent des deux traditions, le pétrarquisme français, déplaçant de manière provocatrice la question du rapport entre plaisir terrestre et béatitude céleste au plan du rapport entre plaisirs imaginaires et plaisirs sensoriels, opère un dévoiement délibéré, étranger à la dialectique du platonisme telle que l’avait intégrée et réinterprétée le pétrarquisme italien. La question du fondement ontologique des plaisirs cède la  place à la question de la vérité des représentations, c’est-à-dire à une problématique de l’évidence : le contraste marqué entre l’enargeia sensuelle des représentations oniriques et leur incertitude ontologique, contraste particulièrement accusé dans les songes de Magny, indique désormais que le rêve possède dans le plaisir son propre critère d’évidence. La problématique est celle du Lucullus : il n’est pas de critère interne d’évidence et l’opposition vrai/faux plaisir se maintient dans les termes tout en devenant inopérante au plan subjectif des représentations. D’autant que le songe érotique, à la différence des songes traditionnellement évoqués de réplétion alimentaire ou de trésors illusoires, peut combler le rêveur d’une satisfaction sensuelle effective, quoique sans objet, et mettre fin à la frustration de la vaine espérance provoquée par l’image en tant qu’objet obsessionnel de désir et de satisfaction.

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Les Métamorphoses, IX, 474-528. Sur cette poétique, voir P. Galand, « Le songe et la rhétorique de l’enargeia », in Le Songe à la Renaissance, Actes du colloque international de Cannes, 29-31 mai 1987, éd. F. Charpentier, Lyon, Association d’études sur l’humanisme, la Réforme et la Renaissance, 1990, p. 125-136.

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Les analyses de J. Pigeaud sur l’oneirôgmos antique52 ont montré en effet que l’intérêt de la philosophie et de la médecine antique pour ce type de rêve s’explique par la manière dont l’oneirôgmos pose le problème des rapports entre le corps et l’imaginaire : l’oneirôgmos se caractérisant, comme son nom l’indique, par la coïncidence de l’émission de sperme et de la vision fantasmatique (que le premier provoque la seconde ou inversement), il suppose du même coup la possibilité pour le phantasma en tant qu’image vide de procurer une satisfaction physique réelle, voire une satiété sexuelle complète. P. Le Loyer développe cet aspect du songe en en donnant divers exemples d’après saint Augustin (on sait quels problèmes ce  genre de songes posait aux théologiens…), Athénée et Élien dans un chapitre de ses IIII livres des Spectres : […] quant est des Amoureux, qui la nuict en dormant pensent embrasser celles qu’ils ayment, le nombre en est presque infiny. Et s’en est trouvé de ce nombre quelques personnes qui auroient esprouvé la guerison du feu d’amour, par le songe de la jouissance. En ceste sorte certain Amoureux de la fameuse Archedice celebree des vers de Sapphon, se sentit entierement allegé de son Amour, songeant en son dormir qu’il jouyssoit de la beauté tant rechechee de luy, et qui se communiquoit à peu de personnes qu’avecques prix excessif pour l’Avarice d’Archedice. L’histoire n’est que trop cogneuë d’un jeune garçon qui aymoit la Courtizane Thonis d’Egypte. Ce garçon se voyant refusé de coucher une nuict avecques Thonis pour ne faire offre d’argent autant que Thonis en demandoit, songea la mesme nuict en elle, eut sa jouissance, comme luy sembloit, et au resveil se trouva delivré de son amour. La Courtizane sçachant cela par la confession du garçon, est si impudente que de la faire appeler devant le roi Bocchoris, pour luy payer le salaire d’une nuict de son corps. Le garçon se defend, et que ce n’estoit que par imagination qu’il avoit couché avecques la Courtizane. Le Roy Bocchoris ordonna que le garçon feist monstre d’Argent à la Courtizane, et la payast de vent, comme il avoit en songe esté repu de vent, et de l’ombre imaginaire du corps de la Courtizane53. 

Le lien entre la question platonicienne des faux plaisirs et la médecine antique passe implicitement, à l’évidence, par Lucrèce, et le commentaire de Lambin au De Natura Rerum montre qu’on faisait clairement l’assimilation

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J. Pigeaud, « Le rêve érotique dans l’Antiquité gréco-romaine, l’oneirogmos », in Littérature, Médecine et Société, 3, 1982, p. 10-23. IIII Livres des spectres ou apparitions et visions d’esprits, anges et demons se monstrant sensiblement aux hommes, Anger, G. Nepveu, 1586, p. 120. Les deux exemples sont tirés d’Élien, Variæ Historiæ, XII, 63 et Athénée, Dipnosophistes, lib. XIII.

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entre l’oneirôgmos des médecins grecs54 et le passage du chant IV De Natura Rerum consacré au songe avec épanchement de semence, passage qui sert de transition chez Lucrèce entre les deux motifs conclusifs du chant, les illusions du rêve et les passions de l’amour. Immédiatement évoqué après le songe accompagné d’énurésie nocturne, le songe érotique est analysé par Lucrèce comme un effet psycho-physiologique involontaire résultant du gonflement des parties génitales qui déclenche un afflux de simulacres excitant en retour le sexe jusqu’à l’épanchement. Lambin commente le vers « adeo ut, quasi transactis saepe omnibus rebus », en précisant que le songe conduit ici l’acte sexuel à son terme comme si le coït avait véritablement eu lieu55. L’ambiguïté de la situation de l’oneirogmos entre imaginaire et physiologie permet à Lucrèce d’introduire la problématique des plaisirs impurs de l’amour, qui mêlent les sensations vraies de la jouissance sexuelle au vain désir de s’emparer de simulacres. Dans le cadre de la canonique épicurienne, qui fait des sens les critères de la vérité, l’oneirogmos reste vrai non pas par les fantasmes qui le provoquent mais par l’effet physiologique qu’il produit. Aussi Lucrèce le met-il physiologiquement sur le même plan que les songes avec  énurésie. En revanche, l’amour-passion n’est pas un plaisir pur, c’est-à-dire qu’il n’est pas véritablement un plaisir au sens épicurien du terme ; le symbole du plaisir illusoire de l’amour n’est donc pas le songe érotique, mais le songe tantalisant de l’altéré qui meurt de soif en rêvant de fontaine : celui-ci ne procure aucun plaisir corporel réel, et laisse intacte la frustration physique dont le songe est l’effet. Le lien entre les analyses de Lucrèce et le thème platonicien des faux plaisirs n’avait pas échappé aux contemporains de Ronsard : à preuve un curieux ouvrage de Pierre de Sapet publié en 1556, Les Enthousiasmes ou Esprises amoureuses56. Ce texte, construit en forme de palinodie, commence par un éloge de la félicité amoureuse comme béatitude proprement paradisiaque57, en termes néo-platoniciens, pour s’achever sur une dénonciation de l’amour comme illusion et expression de notre finitude, inspirée de Lucrèce. Toute la question est en effet de savoir si les amants jouissent réellement, l’auteur mettant en

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T. Lucretii… de Rerum natura libri VI, a Dion. Lambino… emendati et… commentariis illustrati, Paris, ap. J. Benenatum, 1570, p. 382. « seminis profusionem nocturnam, et in somnis factam significat tectis verbis ». Paris, Jehan d’Allier, 1556. « Esprise XVI » : « […] les Amants jouissans ne sentent-ils point le mesme heur et presque la mesme felicité qui est entre les dieux, sur le point qu’ils se meslent avecques leurs maitresses ? A l’occasion de quoy penseront ils donques à l’immortalité puisqu’ils y sont tant que faire se peult ? ».

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doute « si le plaisir appellé est imaginaire ou vrai », « si vraiement ils usent et jouissent de plaisir, ou non : et si la peine qu’ils endurent est peine ou ne l’est pas »58. Sapet mêle en un éclectisme assez courant la théorie épicurienne des simulacres et la pneumatologie ficinienne pour faire des simulacres, envoyés par l’objet d’amour, des esprits démoniques, qui « ensorcellent » l’imaginative : « ces simulacres ont une telle puissance, que receuz dedans nous, pressent figurément une chose qui vient en quelque essence »59 ; la quasi-essence de l’image en tant qu’empreinte des simulacres démoniques n’est qu’une « vuide ressemblance d’image » car « quelque vuide ressort depart et s’ecoule aveuglement des choses »60. C’est pourquoi « les amoureux sont misérables ou heureux par les illusions qu’ils se forment et non pour ce qu’ils le sont vraiment ». On passe ainsi de l’illusion de l’amour au bonheur amoureux comme illusion de bonheur : la vie des amants n’est qu’une longue rêverie de plaisir et douleurs somnambuliques, et l’une des formes de cette quasi-réalité est le songe érotique, jouissance imaginaire accompagnée de sensation physique réelle : « qui a par songe cuidé tenir et jouir de sa belle et de son aimee, n’a cela esté imaginairement et faus ? et si touteffois a il senti realement et de faict, vraie resolution du plus fin de ses parties ou de ce qui estoit prest à se convertir en icelle ? N’a il pas respandu une grande quantité de sa semence ? ». Le simulacre s’emparant du pouvoir de la chose par la ressemblance peut agir sur le corps par l’imagination : « tel est l’estat de ce jouissant amoureux, il prend le simulacre de la chose pour la chose mesme : et ce simulacre se joue avec luy ». Ainsi « nature en noz plus grandz plaisirs, et lors que nous estimons jouir de cette vie, plus heureux et contans, […] nous presente devant les yeux l’image de la mort »61. Il faut donc, pour prendre la mesure des paradoxes des songes pétrarquistes français, les restituer à l’histoire d’une notion qui leur confère toute leur densité sémantique. Dans le sonnet de Baïf dont nous avons parlé plus haut, l’opposition vrai-faux plaisir s’inscrit dans le cadre de l’opposition platonicienne et pétrarquiste entre vraie béatitude paradisiaque et « tourment gracieux » de l’amour, ce qui nous renvoie à la dialectique plaisir-douleur commune au pétrarquisme et au faux plaisir platonicien. La spécificité de la position de Baïf 58 59 60

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« Esprise XVIII ». « Esprise XIX ». «  Esprise XIX  ». C’est la définition stoïcienne du phantasma, bien connue de Plutarque. « Esprise XXIII ».

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consiste évidemment dans le choix délibéré du faux plaisir contre le plaisir vrai et dans la substitution d’un paradis à l’autre. Mais c’est surtout dans les Sonnets pour Hélène qu’on trouve une redistribution délibérée des relations sémantiques entre concepts philosophiques, dans des textes dont la densité rend difficile d’évaluer la portée : illusion et rassasiement, réplétion par la mort comme jouissance de la vacuité de l’image, sortilège démonique d’une évidence sensorielle sans fondement ontologique, jeu des doubles et des dédoublements, font du songe ronsardien un lieu privilégié où se revendique le choix provocateur mais mortel de l’immanence et où se définit la double nature de l’image entre véritable ressemblance et simple effet. Je signalerai simplement quelques-uns des dysfonctionnements qui caractérisent ces songes : dans le sonnet LIV du livre I des Sonnets pour Hélène que j’ai partiellement cité plus haut, P. de Lajarte62 a analysé la complexité du rapport entre quatrains et tercets et l’incertitude d’une énonciation qui adresse à Hélène au présent le récit d’un discours prononcé « hier soir » (« harsoir ») devant sa porte, et séparé de l’aujourd’hui de l’énonciation par une nuit qui reste l’inconnue du poème. Hier soir, explique le poète à Hélène, il suspendait à la porte de celle-ci des bouquets trempés de ses larmes et destinés à tomber le lendemain quand Hélène ouvrirait la porte : ces symboles funéraires et indices de douleur63 sont aussi les symboles de la poésie comme tentative d’établir un contact indirect avec le corps inaccessible de l’aimée, par et au-delà de la mort de l’amant dans  la  séparation symbolique du poème. Toutefois, le poète rapporte aussi à Hélène, dans le même poème, le discours qu’il adressait hier soir à ces bouquets, et dans lequel il avouait que si le songe érotique lui apportait la satiété, « soulé d’un faux plaisir, [il] ne reviendrai[t] pas »64. Comme le signale P. de Lajarte, « le discours enchâssé [aux bouquets] est adressé simultanément, de manière indirecte, au destinataire du discours enchâssant [l’aimée], laquelle se trouve être par là même destinataire de deux discours distincts et simultanés émanant du même locutaire ». Mais l’effet n’est pas seulement de dénégation. Ce dédoublement substitue à une relation symbolique et figurative, encore très pétrarquiste (par prolongement et transformation du désir d’un corps interdit en deuil, à travers la mort et au-delà

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P. de Lajarte, « La rhétorique du désir dans les Amours de Ronsard. Esquisse d’une analyse typologique », in Aspects de la poétique ronsardienne, Actes du colloque de Caen, éd. P. de Lajarte, Caen, Université de Caen, 1989, p. 55-85. Ibid., p. 77. P. de Ronsard, Sonets pour Helene, op. cit., p. 244.

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d’elle65), une possession fantasmatique ; celle-ci fait l’économie de la mort en inaugurant un ordre nouveau de représentation, fondé non pas sur une symbolisation mais sur une substitution («  Embrassant pour le vray l’idole du  mensonge  »), et qui réintroduit dans la vie même la mort occultée par le fantasme comme mensonge et faux plaisir, une mort découronnée de son pouvoir de sublimation. La mort n’est plus que le faux plaisir des genèses : « Voyez combien ma vie est pleine de trespas ». Une incertitude demeure cependant. Le songe a-t-il «  donné  » Hélène au poète entre hier et aujourd’hui ? L’écriture du poème lui-même ne donne-t-elle pas lieu de penser que le désir n’est toujours pas rassasié ? Le sonnet LIV s’enrichit ainsi de son rapport au précédent, dans lequel Ronsard faisait de l’espérance la pâture suffisante mais nécessaire de la poésie, (« Pour le faire bien croistre, il ne le faut [ton nom] sinon / Nourrir d’un doux espoir pour toute sa pasture »66) et de son rapport aux suivants, dans lequel l’amant prétend toujours viser le plaisir sensuel comme vrai plaisir, au-delà de l’anticipation : « J’ay suivant vostre amour le plaisir pousuivy, / Non le soin, non le dueil, non l’espoir d’une attente »67. On retrouve des tensions analogues dans le sonnet XXIII du livre II dont la beauté tient évidemment au climat de maléfice, de goétie (pour reprendre le terme de La République), de sorcellerie évocatoire dans lequel il baigne et qui détourne une thérapeutique de l’ennui hivernal d’origine hippocratique (le Régime conseille d’user d’activité sexuelle en hiver plus qu’en tout autre saison68) en thérapeutique démonique, voire nécromantique, d’un ennui mortel (« je fusse mort d’ennui ») provoqué par une nuit sans fin. Comme dans le sonnet LIV du livre I, l’énonciation se dédouble : c’est l’allocutaire elle-même qui se dédouble en un « Vraye tu » et un « toy fausse »69. Ronsard se souvient évidemment de l’Hélène de Stésichore en dédoublant ainsi Hélène en une sorte de succube, mais il se souvient peut-être aussi de la courtisane Thonis lorsqu’il confond dans  une unique allocution la vraie Hélène et son double : « De toy fausse on jouit en toute privauté ». C’est ici le corps nu d’Hélène qui est l’enjeu de la fusion d’une allocutaire et de l’autre :

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Pour une substitution de ce type dans la Vita nuova, voir C. Libaude, « Le cœur et le sang : la première vision de la Vita Nuova », in Pour Dante. Dante et l’Apocalypse. Lectures humanistes de Dante, éd. B. Pinchard, Paris, Champion, 2001, p. 127-159. P. de Ronsard, Sonets pour Helene, sonnet LIII, op. cit., p. 243. Ibid., sonnet LVII, p. 247. Du régime salutaire, 68, 111. P. de Ronsard, Sonets pour Helene, op. cit., p. 265.

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le double d’Hélène fait entrer dans le poème le corps interdit désormais dénudé. Mais une fois de plus, le rapport entre le plaisir et la mort est la clef du poème : le sens du sonnet semble résider dans l’étrange dernier vers du premier tercet : « Pres ton mort je m’endors, pres de luy je repose », vers qui nous conduit bien au-delà de la traditionnelle fraternité de la mort et du sommeil, mais bien en deçà du lien mystique de l’amour et de la mort inauguré par la Vita Nuova. Car la « mort » d’Hélène n’est ni la Mort ni la Morte des Sonnets sur la mort de Marie. Cette étrange métonymie est le lieu où se rencontrent textuellement un corps dénudé et une âme absente : semblable au double des enfers homériques qui poursuit au-delà de la mort une existence fantasmatique, séparée, selon Plotin, de la vie véritable de l’âme70. Le vers renvoie ainsi à la non moins fameuse évocation des enfers virgiliens comme ombres et repos des ombres du sonnet suivant : « fantaume sans os / Par les ombres myrteux je prendrai mon repos », vie fantomatique qui dédouble la survie glorieuse d’un Nom qui éveille71. Bref, le paradis des amours oniriques ronsardiennes n’est pas loin des enfers ficiniens. De ce jeu de dédoublements découle, comme on sait, une conclusion paradoxale et nettement anti-platonicienne dissociant le vrai et le bon : s’abuser en amour n’est pas mauvaise chose, mais une double négation vaut-elle une affirmation ? Dans les deux poèmes, le faux plaisir est donc un vrai effet produit par un mensonge : la vacuité du simulacre, qui engendre tous les jeux du dédoublement, présente la particularité de produire une jouissance vide mais effective, qui permet au poète de faire l’économie d’une mort (ou d’un deuil) tout en inscrivant la mort dans le plaisir même, qui n’est plus critère de vérité. La tension qui s’instaure entre les différentes philosophies auxquelles le recueil renvoie très explicitement (canonique épicurienne qui fait de la sensation le critère de vérité ; hylémorphisme aristotélicien associant corps et âme dans la représentation ; platonisme christianisé postulant la relation idéale entre le modèle et une première et unique Image) ne se résout pas sur le mode d’un syncrétisme cohérent. L’idéal platonicien (développé dans le Sophiste et le Timée) d’une première image-icône identique au modèle et présentant avec lui une ressemblance absolue72 invalide a priori toute conception de

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Sur le dédoublement de l’âme d’Hercule après sa mort selon Plotin, voir Ennéades, I, 1, 12 et IV, 3, 27. P. de Ronsard, Sonets pour Helene , op. cit., p. 266. On n’entrera pas ici dans l’analyse des rapports possibles avec le concept augustinien d’une première Image, la vraie Image, récupérant le concept platonicien d’un premier Monde-modèle au bénéfice du Verbe.

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l’image comme représentation, ou comme double infiniment démultipliable de cette première identité : Lorsque le ciel te fit, il rompit la modelle Des vertus, comme un peintre efface son tableu, Et quand il veut refaire une image du Beau, Il te va retracer pour en faire une telle. Tu apportas d’en haut la forme la plus belle, Pour paraître en ce monde un miracle nouveau, Que couleur, ny outil, ny plume, ny cerveau Ne sçauroient retracer, tant tu es immortelle.

À cette poétique de l’identité, qui exclut toute possibilité d’effets de ressemblance, s’oppose la nature fondamentalement décevante de l’idole comme phantasme, du simulacre en tant que producteur d’un effet de ressemblance réduit à une simple feinte (une semblance de nature indubitablement démonique) mais seul capable de produire, comme tel, ce vrai-faux plaisir qui dévoile, en tant qu’effet de présence, le sens ultime et de la passion amoureuse, et de l’écriture poétique qui en procède et en comble la frustration en tant que jouissance de  l’image. Projetant sur toute vie la précarité ontologique de l’image, le plaisir de l’onirisme érotique ne peut plus fonctionner comme interface entre les deux mondes : il n’est plus que le signe de leur irrémédiable séparation.

Shakespearean Pleasures of the Senses —◆— Leanore Lieblein

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he physiology of the human senses may be the same across cultures, but the culture of the senses certainly is not. Not only are the five senses we take for granted sometimes two, or six, or some other number, but even when five, they are not necessarily the five — sight, hearing, taste, touch and smell — traditionally enumerated in western cultures. For example, the Javanese have five senses — seeing, hearing, smelling, feeling, and talking, that do not quite coincide with our own1. And as we see in the 1607 play Lingua by Thomas Tomkis, even in early modern England the case was made (albeit satirically) for a sixth sense, described by the character Common Sense, who in the play judges between Auditus, Tactus, Olfactus, Visus, Gustus, and Lingua, as the « feminine sense, the sense of speaking » (IV. 7. sig. I 4r)2. Nor have the senses in western cultures been viewed unchangingly3. Even in ancient Greece the senses were both cherished and distrusted. On the one hand Aristippus, who was a friend of Socrates, developed a philosophy of hedonism that not only argued for pleasure as an end in itself, but also asserted that « bodily pleasures [i. e. pleasures of the senses] are far better than mental pleasures »4. Yet Greeks, among them Empedocles, and of course Plato, emphasized the superiority of the mind to the senses. Aristotle, like 1

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D. Howes, C. Classen, « Sounding Sensory Profiles », in The Varieties of Sensory Experience, éd. D. Howes, Toronto, University of Toronto Press, 1991, p. 257-258. T. Tomkis, Lingua, or The Combat of the Tongue and the Five Senses for Superiority. A Pleasant Comoedie, 2e éd. London, G. Eld for S. Waterson, 1607 [STC 24104]. In quoting from early modern editions, I have preserved the original spelling, but modernized typography. The brief overview that follows is indebted to A. Synnott, « Puzzling over the Senses : From Plato to Marx », in The Varieties of Sensory Experience, op. cit., p. 61-70. Quoted in A. Synnott, op. cit., p. 61.

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Plato, linked the sense of sight to knowledge. He also in the Nicomachean Ethics ranked the sensorium, preferring sight, hearing and smell to touch and taste, which he considered « animal » senses because they depended upon direct contact. The early Christian view, with its emerging asceticism, was also marked by ambivalence. Because the senses were created by God, they were good. But because they could lead to gluttony, drunkenness and lust, they were distrusted ; asceticism at the time might take the form of abstinence, mortification of the flesh, or martyrdom. Nevertheless, the Middle Ages celebrated the glory of God in creations that spoke to the senses, among them Gregorian chant sung in magnificent cathedrals, and wines and spirits and illuminated manuscripts created in monasteries. English Renaissance writers were strongly influenced by the analysis of Thomas Aquinas in the Summa Contra Gentiles, which emphasized the superiority of intellect over sense but insisted on the unity of body and soul, and saw the  sensory as a means to the spiritual and moral. For Richard Brathwaite, in his Essaies vpon the Five Senses, the senses are « those five gates, by which the world doth besiege us […] ; yet in every one of these, if rightly employed, is there a peculiar good and benefit redounding to the comfort of the soule […] »5. For Thomas Wright too, in The Passions of the Minde in Generall, « all sences no doubt are the first gates whereby passe and repasse all messages sent to passions : but yet the scriptures in particular wonderfully exhort, commaund, and admonish us to attend unto the custodie and vigilance over our eyes »6. To cite W. W. Newbold : Wright’s view of the nature of human beings is founded on the functional unity of body and soul […]. The soul itself has three parts or faculties : the vegetative, sensory, and rational souls. […] The sensory soul is common to animals and humans ; it is the medium of sensation, which empowers man and the higher creatures to apprehend stimuli from within or without, and to desire. Acting under the control and guidance of reason, the sensory soul’s proper end is to apprehend and desire sensory good7.

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R. Brathwaite, Essaies vpon the Five Senses, 2e éd. London, A. Griffin, 1625 [STC 3566.5], p. 71. T. Wright, The Passions of the Minde in Generall, 2e éd. London, V. Simmes for W. Burre, 1604 [STC 26040], p. 150. The Passions of the Mind in General by Thomas Wright  : A Critical Edition, éd. W. W. Newbold, New York, Garland, 1986, p. 33.

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For Francis Bacon, even in the context of a « scientific » inquiry, the sensory also led to the spiritual : « the sense […] is God’s lamp »8. And for Thomas Hobbes, whose preoccupations were more political, the senses were not only a source of spiritual and moral edification or a means of glorifying God. According to the opening chapter of Leviathan (1651), which is titled « Of Sense », « […] there is no conception in a man’s mind, which hath not at first, totally, or by parts, been begotten upon the organs of Sense »9. As A. Synnott writes, « the senses are the foundation of thought as thought is the foundation of politics and social life. Hobbes began with the senses and concluded with the state »10. In all of these examples the senses are a source of information about the world and a means to a higher truth, be it spiritual or political. In the words of Lingua who is trying to claim the status of a sense for herself, « a sense is a facultie, by which our Queene [whose name is Psyche] sitting in her privy Chamber hath intelligence of exterior occurrents » (III. 5. sig. F 3r). However, the text of Thomas Wright is instructive. Unlike Brathwaite, whose spiritual objectives he seems to share, Wright, who was a physician as well as a moral philosopher, was attentive to the physiology of sensation and the material world experienced by the senses as well as the moral and spiritual insights to which they could point. Of the sense of hearing he writes, for example, « as all other sences have an admirable multiplicitie of obiects which delight them, so hath the eare : and as it is impossible to expound the varietie of delights, or disgustes, which we perceive by them, and receive in them (for who can distinguish the delights wee take in eating […] so many thousand sauces, and commixions of spices with fish, flesh, and fruit ?) so in musicke, divers consorts stirre up in the heart divers sorts of ioyes, and divers sorts of sadnesse or paine »11. In other words, the senses are not only a means of edification, but also in themselves an instrument of physical as well as spiritual pleasure (and, conversely, displeasure, or pain). It is this emphasis on the senses as a source of pleasure that is the focus of my paper. For the philosopher the senses are sources of information, gate-

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The Works of Francis Bacon, éd. J. Spedding, R. G. Ellis, D. D. Heath, London, Longman, 1859, I, p. 641. T. Hobbes, Leviathan, éd. R. Tuck, Cambridge, Cambridge University Press, 1991, p. 13. A. Synnott, op. cit., p. 70. T. Wright, op. cit., p. 171. (In the 1604 edition the page number is printed erroneously as 117).

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ways to the world ; for the poet, and I take Shakespeare as my chief example, they are sources of experience. Philosophers from Aristotle through Hegel have attempted to distinguish between the senses. They have created taxonomies and hierarchies. Poets, to the contrary, in the phenomenon we recognize as synaesthesia, have conflated the senses. Rather than a grammar of the senses, they have created an erotics of the senses. This richness of sense representation infuses Shakespeare’s Venus and Adonis (1593) which, printed in nine editions in the author’s lifetime and in a further six editions before 1636, was the most popular of his printed works12. Derived from Ovid’s Metamorphosis, and written in the tradition of such mythological-erotic works as Marlowe’s Hero and Leander, Venus and Adonis is an elegant representation of endlessly deferred love. Adonis never reciprocates the love of Venus, indeed never responds to her seductions. Nevertheless, he is the occasion of a banquet of the senses in which the reader is invited vicariously to participate. Traditionally, in the Renaissance, love is said to enter through the eyes, as in the exchange of looks in Venus’ temple between Hero and Leander. Having completed her sacrifice, Hero’s veiled eyes open : Thence flew Loves arrow with the golden head, And thus Leander was enamoured. Stone still he stood, and evermore he gazed, Till with the fire that from his count’nance blazed, Relenting Heroes gentle heart was strooke, Such force and vertue hath an amorous looke (161-66)13.

In Shakespeare’s poem, however, Venus’s love for Adonis is a fait accompli, and the mere image of the beloved frustratingly unsatisfying : « Fie, liveless picture, cold and senseless stone, / Well-painted idol, image dull and dead, / Statue contenting but the eye alone » (211-213)14. Venus wants a fuller sensory experience, not just the information conveyed by the image of the beloved.

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Voir H. Smith, Introduction to Venus and Adonis, The Riverside Shakespeare, éd. G. Blakemore Evans et al., Boston, Houghton Mifflin, 1974, p. 1704. C. Marlowe, Hero and Leander, in The Complete Works of Christopher Marlowe, éd. R. Gill, Oxford, Clarendon Press, 1987, p. 175-209. Line numbers are cited in parentheses in the body of the text. All quotations from the works of Shakespeare come from The Riverside Shakespeare, op. cit., and are cited, as appropriate, by act, scene, and/or line numbers in the body of the text.

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Marlowe describes in meticulous detail the impact of the wondrous beauty of Hero and Leander upon the senses. For example, « Many would praise the sweet smell as [Hero] past, / When t’was the odour which her breath foorth cast » (21-22), and « Even as delicious meat is to the tast, / So was [Leander’s] necke in touching […] » (63-64). The beauty of the « rose-cheek’d Adonis » (3), in contrast, is described only perfunctorily in terms of its impact on the viewer’s senses. He is « the field’s chief flower » (8) and « more white and red than doves or roses are » (10). But Shakespeare elsewhere, in sonnet CXXX, displays his impatience with the conventionality of the blazon : My mistress’ eyes are nothing like the sun ; Coral is far more red than her lips’ red ; If snow be white, why then her breasts are dun ; If hair be wires, black wires grow on her head (1-4).

The senses in Venus and Adonis function less as receivers of information than as vectors of experience. To take as an example the traditional red and white of the blazon, Venus invites Adonis to sit beside her so that she may « smother [him] with kisses » : And yet not cloy thy lips with loath’d saciety [sic], But rather famish them amid their plenty, Making them red, and pale, with fresh variety — Ten kisses short as one, one long as twenty (19-22).

The redness of Adonis’s lips will be, in the scenario of Venus, not an indication of his beauty, but an indication of the sensual pleasure she would like him to experience. But because Adonis and Venus experience desire differently, redness signifies differently for each of them. Venus is « red and hot as coals of glowing fire », while Adonis is « red for shame, but frosty in desire » (3536). Thus even when they communicate non-verbally, what they communicate is conflicting desires : « O what a war of looks was then between them ! / […] / Her eyes wooed still, his eyes disdain’d the wooing » (355-358). Venus experiences her love for Adonis with her senses, all of which are activated, and any one of which can stand in for the others. In a long passage in  response to his attempt to dissuade her, she systematically declines the sensorium : What, canst thou talk ? quoth she, hast thou a tongue ? O would thou hadst not, or I had no hearing ! Thy mermaid’s voice hath done me double wrong ; I had my load before, now press’d with bearing :

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Melodious discord, heavenly tune harsh sounding, Ears deep sweet music, and heart’s deep sore wounding. Had I no eyes but ears, my ears would love That inward beauty and invisible, Or were I deaf, thy outward parts would move Each part in me that were but sensible ; Though neither eyes nor ears to hear nor see, Yet should I be in love by touching thee. Say that the sense of feeling were bereft me, And that I could not see, nor hear, nor touch, And nothing but the very smell were left me, Yet would my love to thee be still as much, For from the stillitory of thy face excelling Comes breath perfum’d, that breedeth love by smelling. But O, what banquet wert thou to the taste, Being nurse and feeder of the other four! Would they not wish the feast might ever last, And bid Suspicion double-lock the door, Lest Jealousy, that sour unwelcome guest, Should by his stealing in disturb the feast ? (427-450)

At the same time, Venus expresses her love for Adonis by communicating to his senses. « Bid me discourse, I will enchant thine ear », she says (145). She strokes his cheek and stops his lips with kisses (45-47) ; with her tears she quenches « the maiden burning of his cheeks » and then « with her windy sighs and golden hairs / To fan and blow them dry again she seeks » (50-52). But ultimately, the sensual fulfillment she seeks requires reciprocation and mutuality. In a series of imperatives she attempts to position Adonis as a responsive lover : « Look in mine eyeballs, there thy beauty lies ; / Then why not lips on lips, since eyes in eyes ? » (119-120) ; « Touch but my lips with those fair lips of thine — » (115) ; « Witness this primrose bank whereon I lie » (151). Her desire requires that he make himself sensually (and sexually) available to her : Torches are made to light, jewels to wear, Dainties to taste, fresh beauty for the use, Herbs for their smell, and sappy plants to bear : Things growing to themselves are growth’s abuse. Seeds spring from seeds, and beauty breedeth beauty ; Thou wast begot, to get it is thy duty (163-165).

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It is important to distinguish the Ovidian sensuality of a work like Venus and Adonis from both Elizabethan bawdy, with its heavy dependence upon punning, and explicitly pornographic texts which, inspired by the obscene sonnets and dialogues of Aretino, also appeared around the 1590s. In contrast to the language of Venus and Adonis, writers like Thomas Nashe and John Marston appropriated the denunciatory rhetoric of the satirists and moralists. « As distinct from the pleasure principle of its Italian progenitor » writes L. Boose, « the idiom of English pornography is invested in the language of slime, poison, revulsion, disgust, garbage, vomit, clyster pipes, dung and animality […] »15. In contrast to the revulsion of English Renaissance pornography, the eroticism of Venus and Adonis is a celebration of the senses. The death of Adonis is represented as the extinction of the senses. But it is also a vindication of the sensory imagination. Earlier, imagination had been rejected by Venus. When Adonis tells Venus of his intention to hunt the wild boar, she collapses at the thought of the danger. The text couldn’t be more explicit : « She sinketh down, still hanging by his neck, / He on her belly falls, she on her back ». For a brief moment Venus succumbs : « Now is she in the very lists of love, / Her champion mounted for the hot encounter ». But alas, « All is imaginary she doth prove » with the result that « worse than Tantalus’ is her annoy » (593-599). The imaginary is no substitute for the real. Nevertheless, the imagination, in the early seventeenth century, was rooted in the real, and, like the senses themselves, understood to be central to cognition and to behaviour. For Wright, imagination, also referred to as « internall sence », is the crucial mediator between sensory experience and the understanding and, indeed, runs the risk of making the claims of the senses overwhelm the reason and will16. For Hobbes, imagination, which he describes as « nothing but decaying sense », is the after-image or impression of sensory experience that turns into memory as it recedes17. For Francis Bacon, imagination, which « is of three kinds : the first joined with belief of that which is to come : the second joined with memory of that which is past : and the third is

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L. E. Boose, « “Let it be Hid” : The Pornographic Aesthetic of Shakespeare’s Othello », in Othello, éd. L. Cowen Orlin, New York, Palgrave Macmillan, 2003, p. 34. For an overview of English pornography of the late sixteenth century, see L. Boose, « The 1599 Bishops’ Ban, Elizabethan Pornography, and the Sexualization of the Jacobean Stage », in Enclosure Acts : Sexuality, Property, and Culture in Early Modern England, éd. R. Burt, J. M. Archer, Ithaca, Cornell University Press, 1994, p. 185-200. T. Wright, op. cit., p. 149 ; éd. W. W. Newbold, op. cit., p. 43. T. Hobbes, op. cit., p. 15.

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of things present, or as if they were present » is « the representation of an individual thought »18. Imagination, in other words, is a way of retaining, processing, and re-experiencing sensory information and experience. Dead, Adonis can neither experience sensorily nor stimulate the senses of Venus : She looks upon his lips, and they are pale, She takes him by the hand, and that is cold, She whispers in his ears a heavy tale, As if they heard the woeful words he told ; She lifts the coffer-lids that close his eyes, Where lo, two lamps burnt out in darkness lies (1123-1128).

He is, however, revived in her imagination, which is stimulated by the flower that springs up in the place of his vaporized body, a flower that becomes, in Venus’s reading of it, textualized. The flower’s smell is Adonis’s breath, its « green-dropping sap » his tears. It lies in the « bed » between her breasts and accepts her kisses without resistance. In the imagination of Venus it becomes the Adonis that the living Adonis never could be. Venus’s sensory experience of Adonis, mediated for her by the flower, is mediated for the reader by the poet’s text, which invites one to process in the imagination the sensory experience that is evoked but forever absent. Indeed its infinite desirability and the infinite pleasure it can provide is ensured by its absence. As Venus says, « In night, […] desire sees best of all » (720). A Midsummer Night’s Dream too aligns love, sensory pleasure, and imagination. In the course of the play the lovers, whose senses are initially impeded, are restored, in both meanings of the word, to their senses. The punishment offered to Hermia in the opening scene for loving the wrong man is a life of sensory deprivation. Her options are death, marriage to Demetrius, or « For aye to be in shady cloister mew’d, / To live a barren sister all [her] life, / Chaunting faint hymns to the cold fruitless moon » (I. 1. 71-73). Helena, rejected by the man she loves and hence sensorily bereft, seeks the sensory stimulation of pain if she cannot have that of pleasure :

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F. Bacon, op. cit., II, p. 654.

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I am your spaniel ; and, Demetrius, The more you beat me, I will fawn on you. Use me but as your spaniel ; spurn me, strike me, Neglect me, lose me (II. 1. 203-206).

And the juice of the little western flower dropped on the sleeping Titania’s eyelids to make her fall in love with first creature on which she sets her eyes is designed to obscure and control her sensory perception. In the wood we find both a synaesthetic juxtaposition of the senses and an experience of the senses as a source of pleasure rather than a mere source of information about the world. The language of the mechanicals, as they mangle Peter Quince’s text, liberates the senses from their isolation from one another. Bot. Thisby, the flowers of odious savors sweet — Quin. [Odorous], odorous. Bot. — odors savors sweet ; So hath thy breath, my dearest Thisby dear […]. […] Flu. Most radiant Pyramus, most lily-white of hue, Of color like the red rose on triumphant brier […] (III. 1. 82-94).

Titania, awakened by the singing of the « translated » Bottom, responds sensorily : « I pray thee, gentle mortal, sing again. / Mine ear is much enamored of thy note ; / So is mine eye enthralled to thy shape » (III. 1. 137-139). She also solicits Bottom’s love through his senses : her fairies will fetch him jewels, feed him, fan him, and sing to him while he sleeps on pressed flowers (III. 1. 158-172). Unlike Adonis, Bottom does not rebuff the sensory solicitations of his queenly seductress. However, as both a workman and an ass, he favours different senses than the Fairy Queen. In Act IV, Scene 1, all of the senses are at play. Titania, however, focuses on the senses of sight and smell ; he privileges the sense of taste. They also experience the same senses in different ways. When she offers (fairy) music ; he asks for « the tongs and bones » (IV. 1. 29). For her the sense of touch is expressed in her offer « thy amiable cheeks [to] coy / […] / And kiss thy fair large ears, my gentle joy » (IV. 1. 2-4). For him tactile gratification takes the form not of caressing or kissing but of scratching : « [I]f my hair do but tickle me, I must scratch » (IV. 1. 25-26). To gratify his sense of taste she offers to obtain « new nuts » from « the squirrel’s hoard » (IV. 1. 36). He prefers « a peck of provender, […] your good dry oats, […] a bottle of hay, […] » or « a handful or two of dried peas » (IV. 1. 31-38).

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Bottom’s sensory overload and the interpenetration of his senses is registered in his description of his « dream » : « The eye of man hath not heard, the ear of man hath not seen, man’s hand is not able to taste, his tongue to conceive, nor his heart to report, what my dream was » (IV. 1. 211-214). For the Athenian lovers too their senses in the wood are stretched. Hermia, wandering in search of Lysander, must depend on her sense of hearing when her sense of sight is impeded : Dark night, that from the eye his function takes, The ear more quick of apprehension makes ; Wherein it does impair the seeing sense, It pays the hearing double recompense (III. 2. 177-180).

The realignment of the lovers is represented as a realignment of the senses. Demetrius describes his rejection of Helena to pursue Hermia as a sensory disorder : To her, my lord, Was I betrothed ere I [saw] Hermia ; But like a sickness did I loathe this food ; But, as in health, come to my natural taste, Now I do wish it, love it, long for it (IV. 1. 171-175).

The disorientation of the midsummer night’s dream is seen in daylight with  «  parted eye  » (IV. 1. 189). It is dismissed by Theseus as the work of the imagination. The lovers, like the poet and the lunatic, are, he says, « of imagination all compact » (V. 1. 8) : The lover, all as frantic, Sees Helen’s beauty in a brow of Egypt. The poet’s eye, in a fine frenzy rolling, Doth glance from heaven to earth, from earth to heaven ; And as imagination bodies forth The forms of things unknown, the poet’s pen Turns them into shapes, and gives to aery nothing A local habitation and a name (V. 1. 10-17).

But although Theseus is disdainful of what he sees as distortion or fabrication, what he in fact describes is a reciprocal process whereby sensory information, transformed by subjective experience, enables the lover to see « Helen’s beauty in a brow of Egypt », and the poet to express « things unknown » in terms of the familiar and that which has been experienced. Only the mechanicals in the performance of their play bring back to the world of Athens the uninhibited interplay of senses. « I see a voice !

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[…] and I can hear my Thisby’s face », says Pyramus (V. 1. 244). In the end, however, the world of Athens is contained by the fairy world which mediates between the play and its spectators. The audience is invited to reify the logic of the dream and give sensory form to their own pleasure and appreciation with the sound and touch of their own hands in applause.

Delectable shapes : les plaisirs de la taverne dans l’Angleterre de la Renaissance —◆— Guillaume Winter

«

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have never seen more tavernes and alehouses in my life than in London »1. Tel est le constat que fait Thomas Platter dans son ouvrage Travels to England paru en 1599. Quelle que soit leur dénomination, qui fluctue souvent (tavern, alehouse, éventuellement inn), on estime le nombre de tavernes à environ cinq cents dans le Londres de la fin du XVIe siècle. Bien entendu, les Puritains avancent un nombre infiniment plus élevé puisqu’ils entendent dénoncer leur fréquentation et que la démesure est partie intégrante de leur rhétorique. Ainsi, Richard Rawlidge, dans A Discourse against Tipling and the Tipling Houses of the Citie of London (1606), parle de trois mille établissements de ce type : your religious zeale and utmost furtherance will be no lesse forward in defacing and pulling downe the Divells Chapells, the number whereof in London and the Suburbes are exceeding many, and still doe multiplie. For whereas there are within and about the Citties Liberties but an hundred twenty two Churches for the service and worshipp of God : there are I dare say about thirty hundred Ale-houses, Typling-houses, Tobacco-shops, etc. in London and the skirts thereof, wherein the Divell is daily served and honoured2.

Lieu où se tisse le lien social, la taverne offre à la Renaissance les plaisirs de la chère et de la chair : l’on s’y rend pour boire, pour jouer, ou pour rencontrer des femmes de petite vertu. On peut ainsi dire que s’y joue une variation sur le plaisir et les plaisirs. Nous allons voir que le plaisir, procuré par la jouis-

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T. Platter, Travels to England, éd. C. Williams, London, J. Cape, 1937, p. 34. R. Rawlidge, A Monster Late Found Out and Discovered. A Discourse against Tipling and the Tipling Houses of the Citie of London, London, 1606, p. 3.

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sance de plaisirs variés, y est à la fois ouvertement recherché mais qu’il est paradoxalement souvent dissimulé par ceux qui la fréquentent lorsqu’il est défendu ou inavouable. La taverne offre en effet un espace clairement délimité propice aux plaisirs illicites ou réprouvés par la morale. S’observe dès lors une requalification, une dissimulation de ce plaisir par le langage. La taverne est aussi le lieu de tous les excès où l’on peut voir en l’ivrognerie un dévoiement du principe du plaisir, une forme de décadence et une perversion de l’épicurisme. Ainsi, le plaisir de la boisson, célébré par des dithyrambes plus ou moins élégants, notamment en faveur de la bière ou du vin, devient un fléau à combattre lorsqu’il vire à l’excès (d’où le nombre incalculable de pamphlets qui  dénoncent l’ivrognerie, drunkenness, qui est alors un mal national). Enfin, nous verrons grâce à une pièce de Thomas Randolph que le plaisir au sens le plus philosophique du terme est présent dans la taverne, à travers une parodie de la pensée hédoniste à laquelle ce poète cavalier nous convie dans une pièce de 1630. Dans The New Inn de Ben Jonson, c’est l’hôte de l’auberge qui se charge de vanter les mérites des boissons servies : « Wine is the word that glads the heart of man » (I. 2. 27). La convivialité, recherchée par les habitués du lieu, est particulièrement mise en avant dans cette pièce, où l’espace de l’auberge devient de manière pour le moins surprenante un lieu de thérapie. Le dénommé Lovel est tout le contraire d’un épicurien et souffre de mélancolie. Aussi les plaisirs de l’auberge doivent-ils le guérir de cet état : c’est l’aubergiste qui a la charge de le remettre dans le droit chemin du plaisir, pour ainsi dire. En effet, le refus de Lovel de profiter des plaisirs offerts par cet établissement constitue une offense à la profession de l’aubergiste. Refuser les boissons habituellement servies devient presque criminel : Sir, set your heart at rest, you shall not do it, Unless you can be jovial. Brain o’ man, Be jovial first, and drink, and dance, and drink. Your lodging here, and wi’ your daily dumps, Is a mere libel ’gainst my house and me (I. 2. 12-16).

C’est aussi et surtout un crime que de remplacer la noble chère et la noble boisson par des mets ridicules et des breuvages de second rang : Sir, they do scandal me upo’ the road here. A poor quotidian rack o’ mutton, roasted Dry to be grated ! And that driven down

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With beer and buttermilk mingled together Or clarified whey instead of claret ! It is against my freehold, my inheritance, My magna charta, cor laetificat, To drink such balderdash, or bonny-clabber ! (I. 2. 18-25)

Fréquenter ce lieu sans profiter des plaisirs qu’il offre revient en quelque sorte à détourner sa vocation, c’est pourquoi « l’invitation au plaisir » proposée par l’aubergiste finit par être acceptée. Tout rentre ainsi dans l’ordre et la pièce se termine dans la joie et la gaieté, recréant ainsi l’ambiance qui sied le mieux à la taverne. Le plaisir de la boisson est mis en avant par de nombreux personnages de théâtre, au premier rang desquels Falstaff, dans son célèbre dithyrambe « in praise of sack » : I would you had but the wit : ’twere better than your dukedom. Good faith, this same young sober-blooded boy doth not love me ; nor a man cannot make him laugh ; but that’s no marvel ; he drinks no wine. There’s never none of these demure boys come to any proof ; for thin drink doth so overcool their blood, and making many fish-meals, that they fall into a kind of male green-sickness ; and then, when they marry, they get wenches. They are generally fools and cowards — which some of us should be too, but for inflammation. A good sherry-sack hath a two-fold operation in it. It ascends me into the brain ; dries me there all the foolish and dull and crudy vapours which environ it ; makes it apprehensive, quick, forgetive, full of nimble fiery and delectable shapes ; which, delivered o’er to the voice, the tongue, which is the birth, becomes excellent wit. The second property of your excellent sherry is the warming of the blood, which, before cold and settled, left the liver white and pale, which is the badge of pusillanimity and cowardice. But the sherry warms it, and makes it course from the inwards to the parts’ extremes : it illumineth the face, which, as a beacon, gives warning to all the rest of this little kingdom, man, to arm ; and then the vital commoners and inland petty spirits muster me all to their captain, the heart ; who, great and puffed up with this retinue, doth any deed of  courage. And this valour comes of sherry. So that skill in the weapon is nothing without sack, for that sets it a-work ; and learning a mere hoard of gold kept by a devil, till sack commences it and sets it in act and use. Hereof comes it that Prince Harry is valiant ; for the cold blood he did naturally inherit of his father he hath, like lean, sterile and bare land, manured, husbanded and tilled with excellent endeavour of drinking good and good store of fertile sherry, that he is become very hot and valiant. If I had a thousand sons, the first humane

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principle I would teach them should be, to forswear thin potations and to addict themselves to sack (2 HIV, IV. 2. 78-111)3.

Dans ce célèbre passage où Falstaff attribue la rigidité du prince Jean à sa sobriété, nous trouvons une des deux seules occurrences du terme « delectable » dans toute l’œuvre de Shakespeare. L’OED nous en donne la définition suivante  : «  affording delight  », en d’autres termes «  qui procure du plaisir ». Cet éloge du vin blanc originaire d’Espagne est donc aussi un éloge du plaisir, celui que procure la boisson. Les plaisirs de ce vin se conjuguent avec ses vertus, ce que soulignent d’autres personnages de théâtre, tel le Capitaine dans la pièce de Shirley Captain Underwit (1640) : « You must drink sack, sack is a fortifier », « sack is a sovereigne medicine » (III. 2. 23 et 27)4. Ce vin était très certainement le plus apprécié des consommateurs anglais à l’époque, devant le vin rouge, tant et si bien que le plaisir de la boisson devint au début du XVIIe siècle l’objet de débats intimement liés à l’origine des liquides consommés. On trouve ainsi chez plusieurs auteurs preuve d’un ressentiment à l’égard des boissons étrangères. Le plaisir de la boisson se voit teinté d’un sentiment national, voire nationaliste, lorsque le politique s’insinue dans le domestique dans un rejet de l’invasion étrangère caractérisée par la boisson la plus courante, le vin espagnol ou français. Dans A Cure for a Cuckold de Webster et Rowley, le dénommé Compass exige du garçon de taverne qu’il lui serve du vin, sans autre ajout que ce soit, surtout pas du « Metheglin », spécialité Galloise à base d’hydromel légèrement épicé : Lyonel What wine relishes your pallate, good Mr Pettifog ? Pettifog Nay, ask the woman. Compass Elegant for her, I know her Diet. Pettifog Believe me, I can her thank for’t, I am of her side. Compass Marry, and reason sir, we have entertained you for our attorney. Boy A cup of neat Allegant ? Compass Yes, but do not make it speak Welsh, boy. Boy How mean you ? Compass Put no Metheglin in’t, ye rogue. Boy Not a drop, as I am true Britain (IV. 1. 11-20).

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Les citations des œuvres de Shakespeare renvoient à l’édition The Norton Shakespeare, éd. S. Greenblatt et al., London, New York, Norton, 1997. J. Shirley, Captain Underwit (1640), in A Collection of Old English Plays, éd. A. H.

Bullen, II, London, Wyman, 1882.

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Cette dernière réplique est évidemment ironique, à plus forte raison si l’on sait que le vin en question est espagnol, « Allegant » venant d’Alicante. Une charge plus virulente est portée par John Taylor, « the water poet », contre toutes les autres boissons que l’ale. Les envahisseurs sont la bière, venue des Pays-Bas, et le vin venant de France et d’Espagne : Beer is a Dutch Boorish Liquor, a thing not known in England, till of late Dayes an Alien to our Nation, till such time as Hops and Heresies came amongst us, it is a sawcy intruder into this Land, and its sold by usurpation ; for the houses that doe sell Beere onely, are nick-named Ale-houses ; marke beloved, an Ale-house is never called a Beere-house, but a Beere-house would have but small custome, if it did not falsly carry the name of an Ale-house5. For now our Land is overflowne with wine : With such a Deluge, or an Inundation As hath besotted and halfe drown’d our Nation. […] Thus Bacchus is ador’d and deifide : And we Hispanializ’d and Frenchifide : Whilst Noble Native Ale, and Beeres hard fate Are like old Almanacks, Quite out of Date ; […] At Good mens Boords, where oft I eate good cheere, I find the Brewer honest in his Beere. He sels it for small Beere, and he should cheate, In stead of small to cosen folks with Greate. But one shall seldome find them with that fault, Except it should invisibly raine Mault. O Tapsters, Tapsters all, lament and cry, Or desp’rately drinke all the Tavernes dry : For till such time as all the Wine is gone, Your (sic) are bewitch’d, and guests you shall have none6.

À l’époque élisabéthaine, on peut considérer d’une manière plus générale que la taverne elle-même est une invitation au plaisir. Elle ouvre ses portes successives à celui qui recherche notamment la volupté, et l’organisation de l’espace permet de cacher les plaisirs illicites, comme s’il existait une sorte de 5

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J. Taylor, Ale ale-vated into the ale-titude : or a learned oration before a civill assembly of ale-drinkers (1651), éd. C. Hindley, London, 1871, p. 11. Id., Drinke and Welcome, London, A. Griffin, 1637, p. 20.

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hiérarchie des plaisirs. Tandis que l’on boit au rez-de-chaussée et qu’une pièce est parfois réservée à la pratique de jeux interdits, l’étage est souvent réservé aux plaisirs de la chair. Dans les pièces de théâtre, apparaît un personnage incontournable, sorte d’intendant des menus plaisirs, le Master of the Revels en quelque sorte : il s’agit du garçon de taverne, appelé tapster ou drawer. Son rôle consiste à inviter les clients au plaisir de la boisson, ou à les guider vers les pièces réservées à des plaisirs plus voluptueux. Il est aussi celui par lequel on observe, généralement à des fins de bienséance, une requalification, une redéfinition linguistique du lieu ou de l’activité liée à ces plaisirs que la morale réprouve. La prostitution par exemple ne porte que rarement son nom et les plaisirs inavouables sont cachés, dissimulés derrière le voile diaphane du langage. Il faut tenter de faire oublier l’interdit qui ne doit pas être débusqué mais qui demeure pourtant si visible. C’est  le  cas notamment du bordel dans Measure for Measure de Shakespeare, qui est tout d’abord une « taverne », dans laquelle Pompey prétend être serveur. Ce dernier et Mistress Overdone ne sont en rien freinés par la fermeture décrétée des maisons de plaisir, et rebaptisent par la suite leur établissement « a hot-house », censée être une maison de massage, qui est en réalité une maison de passe, ce que ne masque guère sa  nouvelle appellation. Dans Your Five Gallants de  Middleton, le dénommé Primero est un proxénète, à tout le moins un entremetteur, qui renomme sa maison close « a music-house » où d’autres plaisirs que ceux de l’ouïe peuvent adoucir les mœurs des clients. Au théâtre, les prostituées ellesmêmes, emblèmes du plaisir acheté, de la volupté à vendre, sont peu souvent appelées par leur vrai nom, et l’on trouve de nombreux exemples de doux euphémismes. On peut par exemple citer The Dutch Courtesan de Marston, où celle que l’on nomme « courtisane » n’est en fait qu’une fille de joie : Whore ? Fie whore ? You may call her a courtesan, a cockatrice, or (as that worthy spirit of an eternal happiness said) a suppository. But whore ? Fie ! ’Tis not in fashion to call things by their right names. Is a great merchant, a cuckold ? You must say he is one of the livery. Is a great lord, a fool ? You must say he is weak. Is a gallant pocky ? You must say he has the court scab. Come she’s your mistress, or so (I. 2. 97-103)7.

On le voit, la recherche de plaisirs interdits ou peu avouables s’accompagne d’une dissimulation du caractère interdit de ces mêmes plaisirs et d’un remplacement du signifiant utilisé d’ordinaire.

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J. Marston, The Dutch Courtesan (c. 1604), éd. D. Crane, London, New Mermaids, 1997.

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Dans la taverne, on constate également qu’un des maux qui guette l’épicurien est l’excès. En effet, les plaisirs offerts dans un tel lieu peuvent aisément devenir des vices, et le plaisir qui vire à l’excès n’en est plus un. L’ivrognerie peut ainsi être perçue comme une perversion ou une corruption du principe du plaisir. Le manque de limites temporelles incite à cet abus, à cette dérive. C’est ce que reproche un personnage de A Match at Midnight de Rowley à deux soldats : Yee are but the wormes of worth, The sonnes of shame and baseness, That in a taverne dare out-sit the Sunne (II. 1. 467-469)8.

Enfermés, confinés, et inscrits dans un hors-temps, ils ne contemplent rien d’autre que de la bière. Ils en auraient presque renoncé au monde extérieur. C’est là un choix bien différent de celui qui caractérise les personnages masculins de la pièce de Shakespeare Love’s Labour’s Lost. À l’instar du roi de Navarre, ils promettent de renoncer à tout plaisir trois années durant. Seule l’activité de l’esprit leur sera permise : « Our court shall be a little Academe », « The mind shall banquet, though the body pine » (I. 1. 13 et 25). Cette résolution, loin d’être tenue, se voit comme inversée ou renversée dans la première pièce publiée de Thomas Randolph, où une « Académie » bien différente nous est présentée. On y découvre un philosophe qui a renoncé à tout autre plaisir que celui du vin blanc, « sack ». Il habite dans une taverne, la taverne du « Dauphin », dans laquelle se déroule l’intégralité de cette courte pièce. Ce scénario pourrait paraître anodin, si le titre de la pièce n’était Aristippus, or the Joviall philosopher, demonstratively proving that Quarts, pints, and pottles are sometimes necessary authors in a Scholer’s Library (1630). Autrement dit, Randolph utilise dans sa pièce le nom d’Aristippe, élève de Socrate, fondateur de l’école de Cyrène et de la pensée cyrénaïque, philosophie morale essentiellement hédoniste qui affirme l’identité du bonheur et du plaisir. Cette pensée se caractérise par une transformation du nosce te ipsum en un système proche de l’hédonisme. Seul compte le plaisir que peuvent apporter les sens. Randolph, poète et dramaturge très érudit, nous propose dans sa pièce une réécriture grotesque de l’histoire de la philosophie, un détournement burlesque de l’enseignement d’Aristippe, dont il ne subsiste d’ailleurs aucune trace et qui nous est donc parvenu, comme celui de Socrate, par les écrits de ses disciples9. 8

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W. Rowley, A Match at Midnight, in The Ancient British Drama, II, London, printed for W. Miller by J. Ballantyne, 1810. Pour une étude précise de cette philosophie, voir M. Onfray, L’Invention du plaisir : fragments cyrénaïques, Paris, Librairie Générale Française, 2002.

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Dans la pièce, un simple d’esprit, Simplicius, va servir de faire-valoir à la doctrine du maître, qui est tout entière fondée sur la noblesse du vin blanc : « sack ». Au début de la pièce, Simplicius souhaite se faire expliquer quelques mots de latin, et part donc à la recherche d’Aristippe : I have heard of a great philosopher : I’ll try what he can do. They call him Aristippus, Aristippus, Aristippus. Sure a philosopher’s name. But they say he lies at the Dolphin, and that methinks is an ill signe : yet they say too, the best philosophers from towne never lie from thence : they say ’tis a taverne too, for my part I cannot tell10.

Le lieu d’enseignement est la taverne, ce qui surprend Simplicius : [Knocks] Drawer Anon, anon, sir. Simplicius What philosophie is this11 ?

Dans la taverne du Dauphin, la boisson et l’homme ne font qu’un puisqu’on lui sert à boire lorsqu’il demande Aristippe : Drawer Please you see a Roome sir ? What would you have sir ? Simplicius Nothing but Aristippus. […] Drawer A pint of Aristippus to the Barre! Here sir. Simplicius Ha ? What’s this ? Drawer Did you not ask for Aristippus12 ?

Tout est à l’avenant dans cette comédie burlesque où tout est perverti. Le serment d’allégeance se fait en buvant une gorgée : « Kiss the Booke ! [He drinks] »13. La chope remplace ici la Bible, le plaisir de la dégustation tient lieu de réflexion. L’enseignement consiste en fait à savourer du « sack » ! Ainsi la logique aristotélicienne est-elle mise au service de ce vin blanc dans une parodie de l’enseignement et dans une satire du raisonnement philosophique. Le vin est source de vie : « Sack is the life, soul and spirit of a man. Do you think Aristotle drank Perry, or Plato Cyder ? Do you think Alexander had ever conquered the world if he had been sober? »14. En quelque sorte, le vin blanc est un élixir qui donne vigueur et clarté d’esprit. 10

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T. Randolph, Aristippus, or the Joviall philosopher, demonstratively proving that Quarts, pints, and pottles are sometimes necessary authors in a Scholer’s Library, London, R. Allott, 1630, p. 4. Ibid. Ibid. Ibid., p. 10. Ibid., p. 13.

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La parodie atteint son paroxysme dans la mise en œuvre d’une pensée philosophique procédant d’une méthode syllogistique, qui aboutit à la conclusion que la consommation de ce vin blanc conduit à toute forme d’intelligence : And since it is the nature of light things to ascend, what better way, or more agreeing to nature can be invented, whereby we might ascend to the height of knowledge, than a light head, a light head being as it were allied with heaven, first found out that the motion of the orbs was circular like to its owne, which motion teste Aristotele, first found that intelligence and understanding to be the invention of sack, and a light head15.

Le principe du plaisir est ainsi exacerbé pour ne concerner qu’un seul et unique aliment, objet et essence de ce plaisir. Il faut là toute l’ingéniosité de Randolph pour tourner en dérision le plaisir de la boisson préférée des anglais à cette époque, en même temps qu’il détourne les fondements et les méthodes de la pensée cyrénaïque. Au-delà d’une parodie telle que Aristippus, la taverne sur scène est à l’époque de Shakespeare un miroir à peine déformé de la réalité, reflet assez fidèle de la société, reflet des plaisirs comme des vices, tels que l’ivrognerie dénoncée par les moralistes et les Puritains. Le plaisir était aussi celui du public de l’époque, qui voyait là une mise en scène de sa propre vie sociale. Les dramaturges ne se privaient donc pas pour se servir d’un tel locus par souci de réalisme et d’authenticité, mais également pour y user de ficelles comiques assez grossières. On peut dire que le théâtre devient alors une façon de concilier les plaisirs : les scènes de réjouissances dans des tavernes font l’objet d’exagérations grotesques ou de déformations comiques très efficaces parce qu’elles exploitent de façon jubilatoire un plaisir doublement partagé.

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T. Randolph, op. cit., p. 14.

Peines d’amour perdues : plaisir perdu, plaisir retrouvé —◆— Marie-Thérèse Jones-Davies

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elon Épicure, « nous faisons tout... afin de ne pas souffrir et de ne pas être troublé ». Le titre de la comédie shakespearienne Peines d’amour perdues rapproche l’idée du plaisir de l’amour de celle de la souffrance. Il suggère une dialectique de la peine (souffrance) et de l’amour. Le roi de Navarre s’enferme dans un stoïcisme qui devrait protéger sa cour des angoisses accompagnant le plaisir. Il n’accepte pas que l’idée du plaisir de l’amour soit assombrie par la peur de sa propre fin. La pièce démontrera que ce défi du roi ne résiste pas au réel. C’est ainsi que l’on peut interpréter la décision de Ferdinand de Navarre, qui se veut monarque humaniste, lorsqu’il entraîne trois seigneurs de sa suite, Biron, Longaville et Dumaine à s’écarter du monde afin de s’adonner à l’étude pendant trois ans et à s’engager par serment à renoncer à voir des femmes. Le plaisir du corps est transféré à l’esprit, transfert nécessaire à une époque où être traité d’épicurien relevait de l’insulte. Or, lorsque la princesse de France et ses dames arrivent, envoyées en ambassade pour régler une affaire d’État entre France et Navarre leur rôle est d’apporter une contradiction dialectique à ce projet. Le roi doit-il alors, par nécessité, révoquer le décret éloignant toute femme de  la  cour, au risque d’être parjure, ainsi que ses compagnons ? Tel est le nœud de la pièce. La cour de Navarre voulait être la merveille du monde, fondée sur le modèle des petites académies, qui florissaient alors en particulier en Italie et  en France. Le livre de Pierre de La Primaudaye, L’Académie Françoise, avait été traduit en anglais et publié en Angleterre en 1586. Dans cet ouvrage, quatre jeunes gentilshommes d’Anjou se sont retirés du monde pour étudier, discuter des bonnes manières et de la façon dont les gens de toutes conditions peuvent vivre bien et être heureux.

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Justement, le groupe de Navarre a le souci d’abandonner tout plaisir grossier et plus généralement tous les vains plaisirs (I. 1. 72). L’amour, la richesse et la pompe qu’ils rejettent, ils les trouveront dans la philosophie (I. 1. 32). Aux vains plaisirs, ils opposent ce qu’un humaniste anglais du XVIIe siècle, Inigo Jones, appelait « le plaisir d’apprendre » ; et il ajoutait : « Il n’est pas de plus grand plaisir ». Quand il proclame son édit, le roi de Navarre assume que ses trois compagnons, en guerre contre leurs passions, ont déjà remporté la victoire, avant que la lutte ait commencé. La cour alors allait être vouée à la vie paisiblement contemplative de l’ars vivendi des philosophes stoïciens. Les compagnons du roi ont déjà prêté serment, mais ils doivent encore apposer leur signature sur le document. Longaville et Dumaine sont résolus, mais Biron seul hésite à accepter toutes les abstinences exigées par la décision royale, c’est-à-dire : passer un jour de la semaine sans toucher à un aliment et les autres jours ne prendre qu’un seul repas ; ne dormir que trois heures la nuit ; et ne pas voir de dames. Après des questions sur le but des études, auxquelles il est répondu que c’est « savoir ce qu’autrement nous ne saurions pas » (I. 1. 56) puisque c’est « connaître les choses cachées interdites à l’intelligence ordinaire » (I. 1. 57), et, malgré ses hésitations, Biron finit par signer le texte proposé. En ajournant le moment fatidique de l’engagement écrit, Biron essayait de réintroduire le réel dans ce projet idéal. Biron, c’est la pause, l’hésitation bénéfique qui permet le recul du débat dialectique. On pense aux multiples pauses dans Hamlet, le temps nécessaire qui permet d’injecter la pensée dans l’action, le réel dans un projet de dénégation. Biron demande toutefois : « Aucune récréation ne nous sera-t-elle accordée ? » (I. 1. 159). La proposition du plaisir suggéré par le roi équivaut à remplir le vide du monde idéal par une surabondance verbale. Le roi annonce en effet qu’un certain amusement pourrait être offert par l’Espagnol vantard Armado dont le nom évoque l’Armada et dont sont connus les excès en paroles et les récits mensongers, qui peuvent être fort distrayants. Armado que le roi au début érige en maître des plaisirs est en fait une figure du plaisir frelaté, même une figure de mort puisque son rôle est de prendre la place laissée libre par le plaisir renié. Le roi n’a à offrir que des mots enflés comme le corps grotesque de ce « chevalier de la mode ». En outre, Armado sera le moyen d’introduire auprès du monde de la cour le monde des petites gens qui l’entourent : Trogne (Costard), Jacquenette, Mot le page... qui sont tous également soumis aux exigences du décret navarrais. L’action elle-même disparaît au profit du langage, ce qui avait fait dire à Coleridge que c’était une comédie intellectuelle. La sexualité bannie retrouve sa place perdue

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dans les allusions verbales sexuelles constituant l’essentiel du comique de la pièce, qui, pour reprendre l’expression du page Mot est « une grande fête de langages » (V. 1. 35-36). Le plaisir est omniprésent tant qu’il n’est qu’affaire de mots. Ce que Shakespeare va montrer c’est qu’un plaisir séparé du réel, loin d’être une fête spirituelle comme le roi pouvait l’espérer, devient paradoxalement simple jouissance grossière : qui fait l’ange fait la bête. C’est la problématique de Measure for Measure : Angelo, le bien nommé, prétendant fuir le plaisir sexuel, tombe dans une perversion empreinte de vulgarité. Le roi est homme de plaisir malgré lui. Il appartient au monde des gentilshommes qui habitent l’Académie Françoise de La Primaudaye. Les différents groupes de personnages ont chacun leur fonction rhétorique et leurs échanges mettent en évidence ce que Giorgio Melchiori a distingué comme rhétorique de cour, affectation de rhétorique, et calembours de clowns. Ces groupes se subdivisent ensuite : il y a la rhétorique des cours d’amour ; la rhétorique d’esprit courtois et la rhétorique de la galanterie courtoise avec le Français Boyet, « colporteur d’esprit » (V. 2. 317), dont la voix est un suprême atout dans la guerre des gens d’esprit ; la rhétorique de l’amplification (avec Don Armado, le vantard, qui représente l’excès), et la contre-rhétorique de la déflation (avec le page Mot), puis la  rhétorique de la pédanterie (avec le maître d’école, Holoferne et Nathaniel, l’homme d’Église). Il faut y ajouter la rhétorique des yeux des dames et enfin l’anti-rhétorique du clown Costard, habile en malapropisms et calembours involontaires, ami de Dull (Balourd) et la campagnarde Jacquenette. C’est seulement à la scène finale que les différents groupes paraissent ensemble, avec aussi les deux principaux genres de rhétorique théâtrale, qui s’avèrent tous deux être des échecs : le masque des Moscovites, mis en scène par les Navarrais rappelant les réjouissances de Gray’s Inn, les Gesta Grayorum de 1594-1595 ; et le spectacle ou pageant allégorique dans le goût des divertissements de la cité, Les Neuf preux. En suivant les préceptes stoïciens, le roi de Navarre décide, au début de la pièce, de tenir la princesse de France et ses dames à l’écart de la cour. Elles sont donc installées dans le parc pour que les Navarrais ne soient pas troublés dans leur quête de savoir. Comme le disait Stobée, le stoïcien du IIIe siècle, « il y a plaisir quand nous obtenons ce que nous désirons, et quand nous évitons ce que nous craignons ». Le roi subvertit la sagesse stoïcienne, et, pour lui, sa fuite est plaisir. Et il caricature aussi Épicure qui avait écrit : « on ne peut vivre avec plaisir sans vivre avec prudence ». Pendant les trois premiers actes, les deux groupes, navarrais et français, s’affrontent de loin ou rêvent l’un à l’autre. Tant et si bien qu’au quatrième acte chacun des trois courtisans s’avoue amoureux de l’une des dames de

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France. Le roi lui-même reconnaît sa passion pour la princesse. Tous exaltent la rhétorique « céleste » des yeux de leurs bien-aimées, et leur badinage est un vrai jeu de tennis (IV. 3. 228). Nombreux sont les effets comiques d’une telle situation. Ainsi c’est Biron, qui, perché sur un arbre, découvre ses compagnons l’un après l’autre, alors que chacun se croit seul secrètement parjure. Quand le cinquième acte commence, tous ont avoué leur erreur et l’amour qu’ils ressentent. Le roi ne pourra plus longtemps tenir son défi. À Biron revient la charge d’énoncer nettement le résultat de leur expérience : « Vous étiez fous d’abjurer les femmes, vous seriez fous de tenir votre serment » (IV. 3. 331-332) avec cette conclusion : « les femmes sont les livres, les arts, les académies qui enseignent, régissent et alimentent le monde entier » (IV. 3. 328329). On remarque que Biron fait tenir aux femmes le rôle que les dramaturges rabelaisiens de la taverne faisaient tenir au vin. Nous sommes encore loin d’une réelle réhabilitation du plaisir... Les livres ne sont pas des recueils d’abstractions, mais des corps vivants. Voilà la mentalité avec laquelle le roi et ses compagnons entrent dans le cinquième acte ; mais, s’ils souhaitent que « galas, danses, mascarades et heures joyeuses précèdent l’amour en jonchant sa route de fleurs » (IV. 3. 355-356), les spectacles proposés, par les Navarrais, d’abord, puis par les dames, ne donnent guère satisfaction. Alors, soudain la scène s’assombrit, par l’arrivée inattendue de Marcadé, qui, au service de la princesse, vient lui annoncer la mort de son père, le roi de  France. Marcadé, comme Biron au début de la pièce, est l’occasion d’une nouvelle pause, une nouvelle interruption, mais cette fois-ci c’est le plaisir qu’il interrompt. Après l’annonce de Marcadé, les propositions d’amour du roi et de ses courtisans sont refusées. Avatar du psychopompe Mercure, il introduit la mort en Arcadie. On pense au tableau de Nicolas Poussin Et in Arcadia Ego (1640-1650), qui se trouve au Louvre : trois bergers sont attirés et émus par une simple tombe portant l’inscription Et in Arcadia Ego. L’un d’eux en explique le sens à une jeune fille qui l’écoute d’un air méditatif : « J’ai moi aussi vécu en Arcadie ; j’ai moi aussi joui des plaisirs dont vous jouissez maintenant ; et pourtant, je suis mort et enterré »1. L’interruption de Marcadé rend nécessaire une nouvelle définition du temps, la substitution du temps de la Providence au temps d’une destinée dont le roi de Navarre se croyait abusivement le maître : « le temps est trop court pour conclure maintenant un marché à perpétuité » (V. 2. 783-784), dit la

1

Voir la note du vers V. 2. 711 de Love’s Labour’s Lost, éd. J. Kerrigan, The New Penguin Shakespearen, Harmondsworth, Penguin, 1982, p. 232.

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princesse. Marcadé est l’envers d’Armado. Il est possible de lire dans les deux noms une sorte d’anagramme. Armado, avec son goût du rire et des histoires drôles qui plaisait tant au roi, est remplacé par cette figure sévère et quasi puritaine de Marcadé. Armado suggère aussi l’Armada2, l’Espagne, le catholicisme. Le puritain et le catholique disent chacun la difficulté d’accéder au plaisir. Au moment où le roi est prêt à accepter le plaisir, c’est le réel qui, en la personne de Marcadé, lui en impose l’ajournement. Le mariage, fin traditionnelle des comédies, est ajourné. Avant de partir, les dames exigent des Navarrais une période d’épreuve. Si leur amour résiste à cette épreuve, alors ils pourront s’unir aux dames. Pour le roi, l’épreuve demandée par la princesse consiste à s’isoler dans un ermitage pendant un an, loin de tout plaisir du monde. Katherine a une semblable exigence pour Dumaine et Maria pour Longaville. Quant à Rosaline, elle enjoint Biron de passer une année à visiter les malades sans voix, à parler aux agonisants et à faire sourire les incurables. C’est tout le contraire de la fête des langages que représentait toute la comédie. On remarque les images symétriques et contrastées, qui mettent bien en évidence la dialectique plaisir/souffrance et comment, en fin de compte, le plaisir est assombri par la mort. Aux peines que se sont données les Navarrais pour obtenir l’amour des dames succède donc l’imposition par les dames d’une année d’ascèse (sans plaisir) avant d’accepter l’amour des Navarrais. Dans ce défi paradoxal, on devine l’influence des contre-courants de la Renaissance pour réfuter le rationalisme stoïque. L’acceptation de la souffrance est une leçon de résignation passive et d’endurance patiente dans un univers de malheur. Quelques éléments de christianisme s’allient ici à la pensée stoïcienne pour revaloriser le sentiment et l’émotion. Pour Diogène Laërce, « l’ascèse physique contribue à l’acquisition de la vertu ». En effet, visiter les malades, parler aux agonisants suppose une attention soutenue aux autres et met en évidence comment le rationalisme stoïcien en arrive à supprimer toutes émotions dans un monde d’indifférence qui ne connaît pas la compassion naturelle. Dans plusieurs pièces, Shakespeare stigmatise une telle attitude négative des stoïciens. Peines d’amour perdues rejoint ici par exemple Le Roi Lear, qui dénonce « les cœurs durs », l’impassibilité de ceux qui ne ressentent rien. Comme Gloucester le découvre, l’homme ne voit pas, c’est-à-dire ne comprend pas les autres, parce qu’il ne ressent pas. Et à l’acte III, scène 4, Lear lui-même déclare : « Expose-toi à ressentir ce que les misérables ressentent ». Après leur

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Voir la note du vers I. 1. 188, ibid., p. 156.

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ascèse d’une année sans plaisir, le roi et ses courtisans qui auront assumé la réalité de la condition humaine pourront à nouveau s’autoriser au plaisir. À propos de l’acceptation de l’ascèse imposée aux Navarrais, il faudrait évoquer d’autres remarques d’Épicure : ainsi, « nous regardons beaucoup de douleurs comme valant mieux que des plaisirs quand pour nous un plaisir plus grand suit, pour avoir souffert plus longtemps », ou encore « toute douleur est un mal, mais toute douleur n’est pas telle qu’elle doive toujours être évitée ». Dans le cas évoqué par la pièce, l’ascèse est une douleur qui procure par la suite un  plaisir plus grand puisque, après, les dames s’uniront aux Navarrais. Il semblerait donc que la pièce soit une relecture positive d’Épicure, une tentative de redéfinir positivement l’épicurisme comme Érasme dans son Epicureus. Peines d’amour perdues paraît être construite sur un paradoxe. Selon la définition du paradoxe par Cicéron dans la préface à sa collection de Paradoxa Stoicorum, « c’est une doctrine contraire à l’opinion de tous ». Dans le cas de Peines d’amour perdues, le paradoxe est bien de montrer que la nature même du plaisir est liée à la souffrance et qu’il est donc aussi vain de s’en priver que d’espérer vaincre la mort.

To his Coy Master Mistress The Pleasures of Homoeroticism and (Pro)creation in Shakespeare’s Sonnets* —◆— Michele Stanco

But since she pricked thee out for women’s pleasure, Mine be thy love, and thy love’s use their treasure. W. Shakespeare, Sonnet XX

[…] the just pleasure lost […] W. Shakespeare, Sonnet CXXI

A methodological note : e pluribus unum, or from « Shakespeares » to « Shakespeare »

T

he aim of the present essay is to analyze the notions of eros and pleasure in Shakespeare’s Sonnets1. However, since Shakespeare criticism has undergone several, profound changes over the last two or three decades, I feel it necessary to premise a brief methodological note before I venture into textual analysis. Needless to say, my preliminary note does not aim to provide any general direction as to how Shakespere should be read, but much more modestly seeks to clarify my personal line of enquiry. Traditional historical criticism was essentially based on the attempt to project Shakespeare’s text into its own context, in order to reconstruct its cultural alterity. Useful as it was, in some cases this critical approach pro-

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This essay is devoted to the memory of professor M.-T. Jones-Davies. I wish to acknowledge that this introductory note is to a large extent a response to the helpful and stimulating comments made on my paper by Margaret Jones-Davies, Richard Wilson, and Adrian Grafe. I also wish to heartily thank Maria Mansi for her precious linguistic suggestions.

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vided only partial historical reconstructions, which were nevertheless presented as far more general ones. A much discussed — and severely criticized — case in point is Tillyard’s Elizabethan World Picture. According to Tillyard, Shakespeare’s plays supported a metaphysic of order, and were thus perfectly aligned with Tudor political orthodoxy — that is, with the hegemonic values of his own age. However, as has been pointed out by several later critics, Tillyard was himself a lover of those categories — « order », « degree » and « cosmic dance » — which he maintained to be so pervasive in Shakespeare and the Elizabethan world2. Moreover, he only considered as representative — and thus worthy of study — those literary works which where closer to the dominant culture of the time. Therefore, in commenting Tillyard’s largely unexplained conclusion that Hooker « represents far more truly the background of Elizabethan literature than do the coneycatching pamphlets or the novel of low-life »3, Dollimore rightly wondered «  whose literature, and whose background  » was being historically reconstructed4. As a reaction to traditional or « old » historicism, subsequent critical approaches have tried to promote alternative historical reconstructions, in order to bring to light « the marginalised and the subordinate of Elizabethan and Jacobean culture »5. In so doing, they have been inspired by the studies and methods of sociologists and critics like R. Williams6, cultural historians like C. Ginzburg7, or philosophers like M. Foucault8. The (re)discovery of lower and marginal history has thus been a major feature of the new histori-

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E. M. W. Tillyard, The Elizabethan World Picture (1943), Harmondsworth, Penguin, 1984. Ibid., p. 22. J. Dollimore, « Introduction. Shakespeare, Cultural Materialism and the New Historicism », in Political Shakespeare. Essays in Cultural Materialism, éd. J. Dollimore, A. Sinfield, Manchester, Manchester University Press (1985), 1994, p. 6. Ibid. R. Williams, Marxism and Literature, Oxford, Oxford University Press, 1977 ; id., Problems in Materialism and Culture, London, Verso, 1980. C. Ginzburg, The Cheese and the Worms. The Cosmos of a Sixteenth-century Miller, London, Routledge, 1980. M. Foucault, La Volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, trad. ang. The Will to Knowledge. The History of Sexuality, vol. I, Harmonsdworth, Penguin, 1978 ; L’Usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1984, trad. ang. The Use of Pleasure. The History of Sexuality, vol. II, Harmonsdworth, Penguin, 1985.

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cism and cultural materialism9. It has also affected, in different ways and in varying degrees, other more or less closely related critical approaches : from psychoanalytical to feminist, gay/lesbian, and postcolonial studies. Beside their reconstruction of specific areas of cultural history, another feature uniting all these new historico-cultural enquiries is their intentional politicization of Shakespeare’s text. This, in turn, may be said to rest on a further common trait : the sceptical assumption that no critical analysis is politically neutral and, thus, that there is no such thing as one « Shakespeare ». In other words, since all criticism is the result of some cultural convention, it is impossible to grasp the « Bardness » of the Bard. The combination of those critical features has inevitably led to the multiplication of the once unum into the now several « Shakespeares »10. From a more general viewpoint, it may be said that new critics have shown a deeper concern with the ideological implications of literary texts and their relation to power strategies. It is not easy to be impartial when assessing the pros and cons of the socalled old and new historicism, respectively. First of all, the new historicism has often been accused of distorting and manipulating the texts for political reasons. It could however be argued that the old historicism also « used » the texts in a political way, even if less explicitly. In fact, although the old historicism — in its turn — actively « appropriated » the texts, it presented its interpretations as being both truthful and objective11. This leads us to a second group of pros and cons. The new historicism has thrown light on the ideological elements underlying the interpretative act as such, and has thus unmasked the « objectivity » of older approaches as a critical fake. This is no doubt a positive achievement. On the other hand, the radical « relativity » of — at least some of — the newer critical approaches exposes the critical interpretation to the opposite risk. If there is no way of checking the legitimacy of the interpretative act, interpretation ceases to be

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Cf. also G. Holderness, Shakespeare’s History, Dublin, Gill and Macmillan, 1984 ; J. Dollimore, Radical Tragedy, New York, Harvester Wheatsheaf, (1984), 1989. Cf. for instance, the collections Alternative Shakespeares, éd. J. Drakakis, London, New York, Methuen, 1985, and Alternative Shakespeares 2, éd. T. Hawkes, London, New York, Routledge, 1996. Thus, those critics who object to alternative or political « Shakespeares » could be easily answered that the implicitly political outlook of such critics as, say, Tillyard was by far more subtly misleading than Greenblatt’s or Dollimore’s explicit politicization.

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reliable and it becomes virtually possible for anyone to say anything about any text12. The « ground » respectively covered by the old and the new historicism has also changed considerably. The new historicism has centred on such issues as political dissidence, religious heterodoxy, colonialism and ethnicity, gender and sexuality, which had either been ignored or merely tangentially touched upon by earlier criticism. However, in most cases, the critical incorporation of « low » and « peripheral » culture has led to a parallel abandonment of « higher » cultural-historical themes. Such topics as Neoplatonic philosophy and the hermetic corpus, cosmography and macrocosmic-microcosmic relations, (meta)physical hierarchies, the dynastic rule, the king’s two bodies, and so on have gradually lost their critical appeal and now almost seem useless objects in an old curiosity shop. Yet, a disproportionate emphasis on one and only one kind of historical reconstruction (either « high » or « low ») inevitably generates a somewhat incomplete cultural panorama. Although Tillyard was probably wrong in presenting the Elizabethan notion of « order » as part of a shared cultural background (rather than as a world view supported by the Tudors as a form of self-legitimation), his historical reconstructions may still help us to make sense of otherwise obscure literary passages13. Thus, instead of discarding them altogether, we could still use them from a different, « anti-Tillyard » perspective, and see — for instance — how they related to « low » cultures and marginal voices. Nearly the same may be said about most other findings of the old historicism : its analyses of the cultural différence of the Renaissance can still be illuminating, as long as we filter them through a different political viewpoint14. In conclusion, the study of « high » cultures, far from obscuring « low » ones, can conversely bring to light the ideological strategies through which low voices were controlled, or even silenced, by the hegemonic classes. Critical 12

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Cf. U. Eco’s distinction between the (legitimate) « interpretation » and the (illegitimate) «  use  » of texts in The Role of  the  Reader, Bloomington, Indiana University Press, 1979. « The objection is not that Tillyard was mistaken in identifying a metaphysic of order in the period […]. The error, from a materialist perspective, is falsely to unify history and social process in the name of “the collective mind of the people” », J. Dollimore, op. cit., p. 5 ; E. M. W. Tillyard, op. cit., p. 18. Cf. also L. Tennenhouse, Power on Display, New York, London, Methuen, 1986. For instance, knowing the symbolic meaning of the flowers chosen by Ophelia (Hamlet, IV. 5. 173-183) is probably no less important than being aware that the association of women with flowers is typical of a patriarchal culture.

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reconstructions of the cultural context as a whole appear to be especially needed in the analysis of Elizabethan drama, which — as is well known — is characterized by a « mingling » of « kings and clowns »15, of main plots and subplots, of « high » and « low » voices. Indeed, a comprehensive analysis of the different components of culture is quite in line with R. Williams’s sociosemiotic notion of culture as a relational system16 — and, thence, with an anti-essentialist notion of the subject. It also seems to be close to M. Bakhtin’s notions of « polyphony » and « multiperspectivism »17. As is well known, Bakhtin’s theories derived mostly from his analysis of the novel. In the novel, as observed by Bakhtin, polyphony emerges from the interaction of different voices. For instance, in Dostoevsky’s work : one « has the impression » that s/he « is dealing not with a single author-artist […] but with a number of philosophical statements by several author-thinkers — Raskolnikov, Myshkin, Stavrogin, Ivan Karamazov, the Grand Inquisitor, and others »18. Unlike other genres, in the novel the polyphonic and multiperspective effects are greatly enhanced by the fact that the characters’ voices are in their turn filtered by — and sometimes merge with — the author’s (or the narrator’s) voice. Although the « narrator-character form » which characterizes the novel seems to better lend itself to a polyphonic discourse than any other literary form, even drama and poetry are pervaded by differently structured — yet comparable — pluralities of voices and perspectives19. In drama, of course, the author’s voice is less recognizable (or completely disappears), yet the very juxtaposition of the characters’ voices creates a polyphonic and multiperspec15

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See Sidney’s observations on tragicomedy in An Apology for Poetry (edited by G. Shepherd, revised and expanded by R. W. Maslen, Manchester, New York, Manchester University Press, 2002, p. 112). R. Williams, op. cit., p. 121-27. M. Bakhtin, Problems of Dostoevsky’s Poetics, edited and trans. by C. Emerson, introduction by W. C. Booth, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1984. Ibid., p. 5. Cf. A. Serpieri’s excellent attempt to extend the analysis of « polyphony » from the novel to other literary genres, and especially to Shakespearean drama, « Polifonia shakespeariana », in Retorica e immaginario, Parma, Pratiche, 1986, now expanded and published as a separate volume, Polifonia shakespeariana, Roma, Bulzoni, 2002 ; see also id., « Perspectivism and Polyphony in Shakespeare’s Dramatic Language », Textus, XI, 1998, p. 3-32. I myself have tried to account for Shakespeare’s multiperspectivism (especially concerning the dynastic code) in « Le insolubili ambiguità del codice dinastico. King John come “problem play” », in « King John ». Dal testo alla scena, éd. M. Tempera, Bologna, CLUEB, 1993, p. 91-109.

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tive whole — much more so since some characters clearly echo, imitate or parody other voices and world-views. In its turn, the lyric voice of poetry incorporates other voices, as well as a diversity of stances (as  when, in Shakespeare’s Sonnets, the poet imagines the Muse’s voice (CI), or parodies the conventional poetic diction (CXXX), or in a very general sense when he shows himself as torn between opposite states of mind — and, thus, articulates opposite discourses). It would be impossible in such a brief space as this to analyze in any detail the different poetics of polyphony in different literary genres. Therefore, we shall limit ourselves to use Bakhtin’s notion of polyphony in a very general sense, and ignore all those particular applications which pertain only to the novel20. In the following analysis of Shakespeare’s Sonnets, by « polyphony » we shall thus broadly indicate the simultaneous presence of different cultural models, disparate ideological stances, and various poetic styles. This presence seems to elude any attempt to reconstruct the author’s unitarian point of view. As aptly put by C. Burrow, the Sonnets are « extraordinarily responsive to areas of language and human conduct which are trespassed by many different discourses and points of view »21. Several « Shakespeares », or several Shakesperean voices, therefore emerge from the textual surface of the Sonnets. Peculiar as this may be, it is not too far from the plurality of worlds which — according to Bakhtin’s analysis — characterize Dostoevsky’s texts. However, the reverse is no less true : having many Shakespeares also means that we have a single Shakespeare, whose text is the polyphonic site of a number of varied and discordant voices22.

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Although Bakhtin limited his analysis of polyphony to the novel, he nevertheless maintained that the « significance » of this « type of artistic thinking extends far beyond the limits of the novel alone and touches upon several basic principles of European aesthetics », op. cit., p. 3. C. Burrow, « Introduction » to his edition of William Shakespeare, The Complete Sonnets and Poems, Oxford, Oxford University Press, 2002, p. 128. Subsequent references to the Sonnets, A Lover’s Complaint and Venus and Adonis will be to this edition ; references to the plays will be to the « Arden » editions. As observed by R. Wilson, Shakespeare’s text may be defined as « a space which is illuminated not by certainty or knowledge, but […] by multiple sources of light », Secret Shakespeare. Studies in Theatre, Religion and Resistance, Manchester, New York, Manchester University Press, 2004, p. 36.

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Hearing and sight : pleasure and the Ficinian hierarchy of the senses In spite of the rise of puritanism, « pleasure » retained an undisputed importance in late sixteenth-century England. One of the many words of French origin, it was a key-term in aesthetics and poetics. According to the well-known Horatian formula, poetry was supposed not only to be utile, but also dulce — that is, to give pleasure. In George Puttenham’s The Arte of English Poesie (1589, probably drafted in 1560s)23 « pleasantness » is an essential requisite of poetry — indeed, it makes up its very raison d’être. Puttenham distinguishes poetry from prose because the rhythm of poetry « cannot but please the hearer very well »24. Of course, beside eliciting pleasure in its addressees, a text may also portray pleasure as one of its themes. It is on « pleasure » as a literary theme, rather than on the « barthesian » pleasantness of literary form25, that we shall focus our analysis. In Shakespeare’s Sonnets the term « pleasure » occurs eleven times26. In four of these occurrences (XX, LII, LXXV, CXXVI) it is associated with « treasure », thus delineating an economy of desire. Concerning the « use » of pleasure, sonnet CXXI occupies a preeminent position. As G. Melchiori observes, this sonnet proposes « an ethos of social behaviour, and more particularly of sexual behaviour »27. In it, the poet claims his right to freely enjoy his own pleasures, which are misjudged by « others’ false adulterate eyes ». If people regard as « bad » what I am sure is « good » — the poet argues — the fault should be looked for in their « rank thoughts », rather than in my own actions. This sonnet has been usually interpreted in a very general sense ; yet, it might have a much more specific aim — namely, to justify the poet’s homoerotic penchant for his lovely boy. Seen from this point of view, it might share the same anxiety about « lawful » and « unlawful » uses of pleasure which characterizes the final couplet of sonnet XX and which was quite common in the Neoplatonic distinction between two main kinds 23

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G. D. Willcock, A. Walker, « Introduction » to their edition of  G. Puttenham, The Arte of English Poesie, Cambridge, Cambridge University Press, 1936, p. xlvii. Subsequent references will be to this edition. G. Puttenham, op. cit., p. 8 (my emphasis). R. Barthes, Le Plaisir du texte, Paris, Seuil, 1973. M. Spevack, A Complete and Systematic Concordance to the Works of Shakespeare, Hildesheim, Georg Olms, 1969-1970. G. Melchiori, L’Uomo e il potere. Indagine sulle strutture profeonde dei Sonetti di Shakespeare, Torino, Einaudi, 1973, p. 81.

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of love28. Indeed, the poet’s distinction between « straight » and « bevel » [e. g., « crooked »]29 (« I may be straight though they themselves be bevel » : CXXI. 11) suggests that the malevolent opposition between lawful and unlawful pleasures drawn by those who condemn his « sportive blood » should be re-examined, or even reversed. (Incidentally, in the light of the meaning acquired by the term « straight » in the 20th century — that is, the one pertaining to one’s sexual orientation — it is quite ironical that the poet defines himself as « straight » in a poetic collection where he celebrates his homoerotic desire for a boy). The core of the sonnet lies in the poet’s proud vindication of his right to be just the way he is : « I am that I am ». The distinction between different kinds of love was a main concern in Florentine Neoplatonism. This distinction was mainly based on a double opposition : love between men vs love between man and woman, and chastity vs sexual fulfilment. As a result of this double opposition, different kinds of love were ranged, from the highest down to the lowest. To Ficino, as well as to other Italian fifteenth- and sixteenth-century Neoplatonists, the highest form of love emanated from a «  desiderio di bellezza »30, or a desire to enjoy beauty. This was disconnected from mere sensual enjoyment, and was only to be perceived by means of the intellect and the two nobler bodily senses — hearing and sight31. It was thanks to hearing and sight that men could perceive Beauty itself :

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See, for instance, M. Ficino, Commentary on Plato’s Symposium on Love, VI, 14, éd. S. R. Jayne, Columbia, University of Missouri, 1944, rééd. Dallas, Spring Publications, 1985. « Bevel » : as noted by C. Burrow (op. cit., p. 622, n.), Shakespeare’s is the first recorded usage of the term (OED 2). Cf. P. Bembo, Gli Asolani, III, 6. The same idea is also voiced by the character « Pietro Bembo » in Baldesar Castiglione’s Il libro del Cortegiano, IV, 51 : cf. the edition by W. Barberis, Torino, Einaudi, 1998, p. 415-420, and Sir T. Hoby’s 1561 translation, The Book of the Courtier, éd. V. Cox, London, Everyman, 1994, p. 341-345. Plato himself had very similarly connected beauty with affections, and had defined Love as « love for beautiful things » (Symposium, 204 d sq.) and as a « desire » for « what is beautiful » (Phædrus, 237 d, ff.) : references to Plato are to the Complete Works, éd. J. M. Cooper, Indianapolis, Cambridge, Hackett, 1997. On the Neoplatonic hierarchy of the senses and its influence on Renaissance poetry see J. Roe, « Italian Neoplatonism and the Poetry of Sidney, Shakespeare, Chapman, and Donne », in Platonism and the English Imagination, éd. A. Baldwin, S. Hutton, Cambridge, Cambridge University Press, 1994, p. 100-116. In his analysis of the Sonnets, S. Manferlotti observes that they are hierarchically ordered from sight to touch, which is the most neglected sense : « I cinque sensi nei Sonetti di Shakespeare », Belfagor, XLVIII,

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Beauty, therefore, is three-fold : of souls, of bodies, and of sounds. That of souls is known through the intellect ; that of bodies is perceived through the eyes ; that of sounds is perceived only through the ears. Since, therefore, it is the intellect, seeing, and hearing by which alone we are able to enjoy beauty, and since love is the desire to enjoy beauty, love is always satisfied through the intellect, the eyes, or the ears. What need is there for smell ? What need is there for taste, or touch32 ?

Taking this hierarchy of the senses as a starting point, Ficino contrasted spiritual love between men (or between men and boys) to physical or sensual love between men and women33. According to him, the man who follows the « lower » sort of love desires a « beautiful woman » to generate « handsome offspring », whereas the man who yearns after the « higher », heavenly love which elevates the soul, desires the company of « men who are handsome », and whose external appearance is but a reflection of internal virtue34. Therefore, « the soul’s spiritual ascent to ultimate beauty was fuelled by love between men »35. This theory was quite in line with the Platonic notion of philía, and more particularly with the related assumption that the vision of a young man’s earthly beauty could remind one of Beauty itself36. On the other hand, Ficino condemned any physical kind of love between men (VI, 14) which, according to him, was neither useful in terms of spiritual elevation (as was chaste male friendship), nor in terms of the eternalization of the species (as was love between man and woman). That the Elizabethans had adopted these love patterns is shown — among other possible exam-

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4, 1993, p. 385-401. On the hierarchy of the senses, cf. also L. Lieblein’s contribution in the present volume. M. Ficino, Commentary on Plato’s Symposium on Love, I, 3, op. cit., p.  41 (my emphasis). On this subject cf. J. Kraye, « The Transformation of Platonic Love in the Italian Renaissance », in Platonism and the English Imagination, op. cit., p. 76-85 ; J. C. Nelson, Renaissance Theory of Love. The Context of Giordano Bruno’s Eroici furori, New York, London, Columbia University Press, (1955), 1958. M. Ficino, Commentary on Plato’s Symposium on Love, VI, 14, op. cit., p. 131-132. See also J. Kraye’s observations, op. cit., p. 79. J. Kraye, op. cit., p. 79. About one century later, Giordano Bruno likewise considered female beauty as « a symbol of the allure of the perceptible world », J. Kraye, op. cit., p. 85 ; cf. G. Bruno [De gli eroici furori, 1586], The Heroic Frenzies, éd. P. E. Memmo, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1964, p. 60-62. In fact, Plato had maintained that the vision of earthly beauty led the better kind of men to the elevating vision of « Beauty itself », but led the worse kind of men to a search for beastly sexual satisfaction and procreation (Phædrus, 249 d-251 d).

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ples — by E. K.’s analogous attempt to distinguish between the chaste, ennobling love between a man and a boy (which he terms pæderastice) and the « unlawful fleshliness » between men37. Ficinian ethico-aesthetic principles about love and beauty understandably posed some problems which were not easy to solve. In Ficino’s doctrine of love, the tensions between spiritual elevation and physical pleasure, homosexuality and heterosexuality, self-love and love of others, sterility and procreation found a rather fragile equilibrium which could easily be upset. Indeed, ironically enough, the author’s very effort to draw boundaries shows how fragile this equilibrium was.

Sight and touch : the notion of pleasure in Shakespeare’s Sonnets Shakespeare’s sonnet sequence reflects several of the tensions characterizing Renaissance love theories. Understandably enough, the Sonnets only managed to dissimulate — rather than solve — those contradictions, which were deeply rooted in the original theories themselves. The most conspicuous example of the conflicting quality of the Sonnets can possibly be found in the much discussed distinction between chaste homosexual « love » and sensual heterosexual « love’s use » ending Sonnet XX : Mine be thy love, and thy love’s use their treasure.

While the relation between the speaker and his beloved is founded on pure affection (« love »), the relation between the lovely boy and the fair sex is pervaded by an openly sexual tone (« love’s use »). However, in spite of this explicit distinction, which apparently posits the poet’s feelings within the spiritual limits of male friendship, the situation is made rather ambivalent by such elements as the fair youth’s androgyny, and the speaker’s visual indulgence on his — recently acquired — maleness : […] [Nature] pricked thee out for women’s pleasure [.]

It may also be noted that one more ambivalence lies in the emphasis on the term « pleasure », which marks a complete semantic turn from the preceding sonnets : here, in fact, sexuality is not merely considered as a life-giving

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E. K.’s passage defending Spenser’s January Eclogue is quoted in W. Kerrigan, « Introduction », in W. Shakespeare, The Sonnets and A Lover’s Complaint, op. cit., p. 48.

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act and a means of eternizing beauty, but is shown as a pleasant and pleasure giving activity — that is, as something which can be an end in itself. More generally, the tensions internal to the Neoplatonic doctrine of love are exemplified by the double erotic situation the fair youth is involved in. Indeed, although the youth elicits homoerotic admiration, he is curiously encouraged to yield to heterosexual pleasures. His much praised beauty may thus be regarded as the semantic centre where the already hinted opposites characterizing Neoplatonism dialogically meet. On the other hand, however, the narrative frame outlined in the Sonnets, as well as the imagery it employs, may also be related to a wider early modern discourse on the body. Elizabethan anatomical and midwifery treatises concerning the reproductive body have been recently shown to have a closer relation to creative literature than previously realized38. The clearest limit of older interpretations of the Sonnets is that they bypassed those layers of meaning which were not in line with the then current (mostly homophobic) views on sexuality and pleasure39. Thus, far from uncovering the text’s hidden or half-hidden homoerotic layers, past critics did their best to conceal them more deeply. Indeed, they went so far as to ignore or minimize even the most explicit ones — such as the theme of androgyny. Their obvious aim was to preserve the dignity of the Bard from any suspicion of « Greek love ». They partially succeeded in doing so, especially because (for evident historical reasons) in Shakespeare’s time homosexuality was something different from what it is nowadays, and thus a different vocabulary was deployed to portray it40. However, the very fact that early seventeenthcentury editions of the Sonnets (such as John Benson’s) strived to « heterosexualize  » them41 clearly shows that Shakespeare’s contemporaries, or

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See M. Calbi, Approximate Bodies : Aspects of the Figuration of Masculinity, Power and the Uncanny in Early Modern Drama and Anatomy, Salerno, Milano, Œdipus, 2001, and Discourses on/of the Body, éd. V. Fortunati, S. Greenblatt, M. Billi, Textus, XIII, 2, 2000. For instance, after a subtle and otherwise well-balanced reading of the homoerotic theme in Shakespeare, J. Kerrigan unexpectedly concludes that « the sonnets to the youth grow out of comradely affection in the literature of frienship », « Introduction », op. cit., p. 55. See also K. Duncan-Jones’s comments on Kerrigan and especially on previous critics, « Introduction » to her « Arden » edition of Shakespeare’s Sonnets, London, Thomson, 1997, p. 77 sq. J. Kerrigan, « Introduction », op. cit., p. 47. K. Duncan-Jones, « Introduction », op. cit., p. 41 sq. : in Benson’s 1640 edition there is « a visible attempt, though not an entirely efficient one, to suggest that the addressee

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near-contemporaries, were perfectly aware of the homoerotic implications of the original text. In conclusion, a balanced reading of the Sonnets should both bring to light the historical alterity of classical and Renaissance homosocial eroticism (so as to make it recognizable where it is more obscure and less visible) and underline its continuity with contemporary homosexual discourses and practices. Indeed, Shakespeare’s Sonnets both look back to Neo-Platonic homoeroticism and forward to more modern homosexual patterns and conduct. In the following analysis I shall thus be attempting to show how the Sonnets consist of — or construct — several levels of meaning. On a first level, the very relation between an adult lover and a young beloved is undoubtedly reminiscent of Platonic and Neoplatonic love patterns, as is the  allegedly purely spiritual character of the older man’s affection. Besides, the very distinction between « love » and « love’s use » possibly bears one more (Neo-)Platonic echo, particularly in its implication that homoerotic chaste « love » is nobler than heterosexual « love’s use ». However, the relationship between the poet and the youth is also shown from a number of alternative standpoints which at least partially disrupt the Platonic paradigm. For instance, the poet is not only presented as an adult man in love with a boy, but also as an artist addressing a social superior or a patron. Moreover, the plea for procreation and the emphasis on temporality and change are very much in line with Aristotle’s ontology. It should also be emphasized that the analysis of sexuality in terms of such economic categories as « use » and « waste » is possibly reminiscent of certain Ovidian associations between eros and economics. Finally, the Neoplatonic sublimation of love between men is further contradicted by the use of some obscene wordplay and the eroticization of the gaze which, unlike the ennobling Ficinian sight, indulges on the young man’s privy parts (as in sonnet XX). More generally, it is the narrative situation as

throughout is a woman. The “he” pronoun is often, though not quite always, altered to “she”, and changes such as “sweet love” for “sweet boy” (108. 5), or the entitling of 122 “Vpon the receit of a Table Book from his Mistris”, reinforce the suggestion that these are conventional, heterosexual love sonnets », op. cit., p. 42 ; « For well over a century, Benson succeeded in muddying the textual waters. It was his edition that was read and edited, almost exclusively, until the superb work of Malone in 1780 », op. cit., p. 43. J. Kerrigan, in his turn, usefully reminds us that in the first edited version of Michelangelo’s sonnets to Tommaso de’ Cavalieri (1623), Michelangelo’s grandnephew similarly changed the masculine pronouns into feminine ones, « Introduction », op. cit., p. 46.

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a whole that reveals the profound ambivalence of the speaker’s affection. In the Sonnets, the conventional plea to a coy virgin to give herself, and eventually beget, before she grows too old is instead made to a male addressee. The ensuing paradox is that in Shakespeare’s poetic sequence the lover urges his beloved to yield to a party other than himself. Any critical attempt to completely rationalize this would but impoverish the semantic complexity of the text. Yet, if not all, at least some traits of the poet’s affection may be historically explained in the light of sixteenth-century theories on sexuality. In sum, the non-sexual character of the speaker’s involvement is both affirmed via Neoplatonic patterns and denied via the juxtaposition of a number of other standpoints. The Sonnets may thus be seen as the textual setting where the visual homoerotic longing for male beauty extolled by Neoplatonic doctrines of love polyphonically merges with other cultural models which alternatively emphasize the more earthly pleasures of touch.

Sight. Platonic « forms » and the sublimation of homoerotic pleasure The narrative situation portrayed in the sonnets to the fair youth (1-126)42 is rather eccentric if compared to contemporary sonnet sequences, yet it was no complete novelty43. An older man (the poet) admires a young man’s beauty. Since beauty is evanescent and subject to the devastating effects of time, he urges him to procreate in order to preserve it. The admiration of male beauty is also present in other Shakespearean works, more or less contemporary to the Sonnets. In A Lover’s Complaint, for 42

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Much speculation has been made about the « true » identity of the young man, starting from the famous initials — Mr. W. H. — which indicate the addressee in the publisher’s dedication. However, of course, there is no evidence that Thomas Thorpe’s addressee is the same as the poet’s love object. Moreover, any identification of the characters with real people — although it cannot be excluded a priori — finds a limit in the fictional character of literature as such. Barnfield’s twenty sonnets to a young boy called Ganymede are the only other known Elizabethan example of a poetic sequence expressing love for a boy (see R. Barnfield, Cynthia. With Certaine Sonnets, and the Legend of Cassandra, 1595). The Ganymede motif had also already been celebrated by Barnfield himself in The Affectionate Shepheard (1594) (cf. the lines « If it be a sin to love a lovely lad ; / Oh, then sin I » : The Complete Poems, éd. G. Klawitter, Selinsgrove, London, Toronto, Susquehanna University Press, 1990). See J. Kerrigan, « Introduction », op. cit., p. 48-49 ; K. Duncan-Jones, « Introduction », op. cit., p. 47 ; C. Burrow, op. cit., p. 127.

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instance, it is the female lover who utters a detailed description of the beauty of the young man who seduced her (II. 85-140)44. In Venus and Adonis (1593) Shakespeare had already explored in no less visual detail the charms of the male body as seen by a female beholder. Fewer Elizabethan works dared to explicitly present man’s beauty as seen by a male beholder. Among them, Marlowe’s Hero and Leander45, which describes in very vivid and explicit details Neptune’s desiring gaze on Leander’s naked, androgynous body. It should however be pointed out that, although both in the Lover’s Complaint and Venus and Adonis the celebration of male beauty was voiced by female characters, its main seductiveness was ambivalently attributed to a number of ephebic and womanly traits which were more likely to tease a man’s paederastic fantasy46. In the Sonnets, the celebration of male beauty is marked by a Platonic note. In  fact, the fair youth’s beauty goes beyond mere physical attractiveness and is associated with the transcendent Form of the Beautiful, or Beauty itself. In other words, Beauty is shown as « an absolute quality which is conferred from high on other qualities like pleasingness of colour or proportion » but is distinct from them, or from the mere sum of them47. Thus, the youth’s beauty evokes a more general beauty’s pattern (XIX. 12) or « beauty’s form » :

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That the Complaint should be regarded as a coda to the Sonnets was firstly brilliantly shown by Kerrigan, in his above recalled edition. K. Duncan-Jones (p. 431, n.) and C. Burrow (p. 140) aptly remind us that, from at least Daniel’s Complaint of Rosamond (which was appended to Delia, 1592), it was customary to add complaints to sonnet sequences. Marlowe’s poem was entered in the Stationers’ Register in 1593, but had presumably been composed in the late 1580s. Cf., for instance, the following lines from A Lover’s Complaint : « Small show of man was yet upon his chin » ; « maiden-tongued he was » (II. 92, 100). On the themes of androgyny and ambivalent gender relations, see S. Orgel, Impersonations. The Performance of Gender in Shakespeare’s England, Cambridge, Cambridge University Press, 1996, especially the chapter on « The eye of the beholder », p. 31-52. S. Medcalf, « Shakespeare on Beauty, Truth and Transcendence », in Platonism and the English Imagination, op. cit., p. 117. Indeed, as Medcalf also observes, a similar Neoplatonic quality also characterizes Adonis’ beauty in Venus and Adonis. On the classical notions of « ideas » and « forms », cf. E. Panofsky, Idea. A Concept in Art Theory, [1924], Columbia, University of South Carolina Press, 1968 ; A. Blunt, Artistic Theory in Italy 1450-1600, Oxford, Clarendon Press (1962), 1978  ; L. Anceschi, «  Comportamento dell’Idea nelle poetiche del Seicento », in Tre studi di estetica, Milano, Mursia, 1963, p. 11-28.

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Mine eye hath played the painter, and hath stelled Thy beauty’s form in table of my heart ; (sonnet XXIV. 1-2 : my emphasis)48.

The metaphoric description of love (and phantasy) as a painter is — in its turn — at least as old as Plato49. As the sonnet cycle as a whole suggests, the ideal beauty, or the « beauty’s form », of the beloved first impresses itself in the lover’s mind, who then externalizes it in his poetic output — that is, the sonnet sequence itself. Therefore, the immortal quality of the poetic line is a result of the poet’s acquisition of an immortal idea of beauty : love enables the poet to « see », and thus transpose in his lines, the immortal part — or the « form » — of his beloved. Even the relation between the poet and the fair youth follows a PlatonicFicinian pattern. The classical love scheme contemplated in Plato’s dialogues may be schematically illustrated as follows : 1. the male couple is made up of an adult man and a youth ; their age difference gives the relation an « asymmetrical » character, in that they perform different affective roles (the older man is the lover or the erastés, whereas the young boy is the beloved or the erómenos ; thus, the older man brings his wisdom and experience, whereas the boy brings his beauty and youth)50 ; 2. the relation is supposed to be non-sexual, but mainly paedagogical (in other words, the more mature man teaches and advises the younger one, who is expected to learn from him)51 ; 48

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« Stelled » — as observed by Burrow — was « a recently introduced term of art from painting, meaning “to portray, delineate” ». It occurs in R. Haydocke’s 1598 translation of Lomazzo’s Trattato dell’arte della pittura, scultura et architettura, I, 16 (1584), C. Burrow, op. cit., p. 428). K. Duncan-Jones prefers to read « steeled », that is : « formed a permanent image as if fashioned with or in steel », and suggests that « steel is associated with mirrors as in Gascoigne’s The Steele Glass (1576) and, possibly, with “styled” = wrote or inscribed », op. cit., p. 158. On the presence of this image in ancient Greek philosophy and thence in the European tradition, cf. G. Agamben, Stanzas. Word and Phantasm in Western Culture, Minneapolis, London, University of Minnesota Press, 1993. This point is also made by Ficino : « Lovers exchange beauty for beauty. A man [Vir] enjoys the physical beauty of a youth with his eyes; the youth enjoys the man’s beauty with his mind. The youth, who is beautiful in body only, by this practice becomes beautiful also in the soul; the man, who is beautiful in soul only, feasts his eyes upon bodily beauty. Truly this is a wonderful exchange, equally honourable, beneficial and pleasant to both », Commentary on Plato’s Symposium on Love, II, 9. However, the common assumption that Platonic love is an intensely affectionate, but non-sexual relationship (cf., for instance, G. Reale’s otherwise brilliant « Introduzione »

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3. due to his green age, the boy’s beauty is an androgynous one (this point is made or hinted at in Phædrus, whereas in the Symposium androgyny is given a mythological treatment and is shown as a more general trait, shared by all human beings, irrespective of their age and sex). All the above points find, if not an equivalent, at least a very near parallel in the Sonnets : 1. the age difference between the poet and his beloved youth is a main theme throughout the sonnets (« No longer mourn for me » [LXXI] ; « That time of year thou mayst in me behold » [LXXIII], etc.) ; 2. their relation is seemingly non-sexual, as is suggested in several sonnets (and more explicitly in sonnet XX. 13-14) ; 3. finally, the fair youth is characterized by some androgynous traits not too different from those marking Plato’s erómenoi : he is a « master mistress » (XX. 2) ; he is his « mother’s glass » (III. 9) ; he is both an Adonis and a Helen (that is, he is a paradigm of both male and female beauty [LIII. 4-8]), and so on. As implied by the sequence as a whole, the age difference within a male couple does not act as a separating but as a uniting factor. Indeed, it stimulates a double narcissistic desire : the older man sees in the youth a mirror image of his younger self, whereas the younger man sees in the older one a projection of his adulthood.

Platonism, patronage and homoeroticism However, the homoerotic liaison portrayed in the Sonnets cannot be explained exclusively in terms of a (Neo-)Platonic paradigm. In fact, the above outlined love patterns overlap with those typical of a relation between an artist and his patron. The homoerotic elements in the rhetoric of patronage have hardly ever passed unnoticed. However, earlier criticism minimized their possible emotional and sexual implications by explaining them in terms of an artificial convention. On the other hand, more recent criticism has somehow reversed this position by suggesting that the artificial convention (that is, the language to his edition of Fedro, Milan, Mondadori, (1998), 2001, p. LI) is a questionable one. Indeed, the definition of the lover as « watered » and « warmed » by the sight of his beloved boy, and the ensuing description of the lover’s swelling wings in terms of « pulsing arteries » (Phædrus, 251 c-e) seem to suggest homoerotic excitement.

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of patronage) was one of the vehicles through which latent homoerotic desires manifested themselves. As has been observed by Colin Burrow, the poetry of the 1590s was « frequently homosocial, and frequently […] written, as Venus and Adonis was, by poorer male poets to richer and more powerful male patrons in order to persuade them to provide material support »52. Therefore, it is not surprising that the poetics of patronage shared many common features with the poetics of homoeroticism53. In the Sonnets, the youth is clearly presented as the poet’s patron (XXV, XXVI, CXIV, and so on), and the poet is consequently associated with — although not completely identified with — the « [g]reat princes’ favourites » (XXV. 5). The sonnets may thus be also considered as an act of homage paid by the poet to his noble protector. This partially overturns a basic element in the « Platonic » scheme, in that in the Sonnets it is the older man who seeks protection and rewards from the younger one54. The poet, therefore, appears as both the older Platonic lover teaching and giving advice to his young protégé, and the early modern artist looking for his patron’s benefits. For much the same reason, the celebration of the fair youth is both a kind of Platonic admiration for a handsome ephebe and a kind of early modern panegyric to a noble patron.

Touch : Aristotelian « substance » and the plea for procreation One of the main Shakesperean deviations from a strict Platonic pattern lies in his identification of the Beauty’s form with a living person55. Indeed, unlike Plato’s erómenoi, the fair youth is not one of the many imperfect, earthly imitations of true Beauty, but is, or at least closely resembles, the supreme 52

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C. Burrow, « Introduction », op. cit., p. 22. On this topic Orgel observes that « the love of men for men in this culture appears less threatening than the love of men for women : it had fewer consequences, it was easier to de-sexualize, it figured and reinforced the patronage system », op. cit., p. 49. A. Bray, Homosexuality in Renaissance England, London, Gay Men’s Press (1982, rééd. 1988), new edition with a new afterword and bibliography, New York, Columbia University Press, 1995 ; and id., « Homosexuality and Male Friendship in Elizabethan England », in Queering the Renaissance, éd. J. Goldberg, Durham, Duke University Press, 1994, p. 40-61. Cf. also S. Orgel, op. cit., p. 41-42. Interestingly enough, the roles are somehow reversed in sonnet CXXVI. 9, where it is the fair youth who becomes a favourite (being defined Nature’s « minion »). On this point, see S. Medcalf, op. cit., p. 118, 120.

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perfection of Beauty itself — except for the important detail that his beauty is not eternal, and thus needs to regenerate itself. Thus, in the Sonnets Beauty is not seen as a self-sufficient, separate form, but rather as materialized in the boy’s body and, thence, as capable of duplicating itself in his reproductive process56. Although Shakespeare’s association between beauty and increase may be explained in terms of Plato’s theory of « reproduction […] in beauty » in the Symposium (206 e), it is probably also reminiscent of Aristotle’s notion of increase (aúxesis) in his biological works (On the Generation of Animals, II, 1, 735 a, etc.) — as well as of more or less similar notions formulated in contemporary anatomical treatises. As is well known, motion, change, and temporality are overruling principles in the Aristotelian ontology. In Aristotle’s theory of being, properties do not exist in themselves but only as concretized in real objects. Therefore, according to Aristotle, « substance » (ousía) is the result of the dialectical combination of «  form  » (idéa, eĩdos or  morphé) and «  matter  » (hýle). Significantly enough, he associates « idea » or « form » with the masculine, and « matter » with the feminine57. Natural things possess within themselves the purpose (télos) which guides their process of change, or which continually actualizes their existing potentialities. A somewhat similar dialectical process governs both the generation of new natural beings and artificial products58.

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A similar pattern also applies to Adonis’ beauty in Venus and Adonis, II. 167-170 : « […] beauty breedeth beauty : / Thou was begot : to get it is thy duty. / Upon the earth’s increase why shoulds thou feed, / Unless the earth with thy increase be fed ? ». On these lines see J. Roe, op. cit., p. 109. Physics, I, 9, 192 a ; On the Generation of Animals, I, 21, 730 b : « the male contributes the principle (arkhé) of movement and the female contributes the material (hýle). This is why on the one hand the female does not generate on its own : it needs some source or principle to supply the material with movement and to determine its character » (my emphasis). Cf. also I, 19, 727 b ; I, 20, 729 a ; II, 736 a ; II, 739 b, etc. (Aristotelian quotations are from the « Loeb » editions ; for practical reasons, Greek terms have been transliterated and given in the nominative case). The consequence of Aristotle’s ontology, whose patriarchal orientation has been pointed out by feminist philosophers, is that women contribute nothing but matter to their offspring. See C. A. Freeland, « Nourishing Speculation : A Feminist Reading of Aristotelian Science », in Engendering Origins : Critical Feminist Readings in Plato and Aristotle, éd. B. A. Bar On, Albany, State University of New York Press, 1994 ; and her edition of Feminist Interpretations of Aristotle, University Park, The Pennsylvania State University Press, 1998. Cf. also n. 62, 65, and 66, below. Cf. On Generation and Corruption ; On the Generation of Animals, and Metaphysics, VII, 7, 1032 b.

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In Shakespeare’s Sonnets, the fair youth’s beauty is shown as a compound of eternal and transient elements, or of a form and its ever changing sensory concretization. The only way for the youth to overcome the destructive effects of time59 is to transmit his « form » to a female body, and thence originate a new being. Form is thus conceived as a masculine principle which is supposed to fertilize feminine bodily matter : The world will wail thee like a makeless wife. The world will be thy widow and still weep, That thou no form of thee hast left behind, (sonnet IX. 4-6 : my emphasis).

In those lines, the female body (the world personified as a « makeless wife » or a weeping « widow ») is presented as willing to receive the youth’s masculine « form »60. Aristotle’s gendered ontology, with its sexist assumption that matter desires form as the female desires the male, seems to be a pervasive influence here61. Even the rhetorical question opening sonnet IX, « Is it for fear to wet a widow’s eye [?] », if examined within the vaster intratextual theme of the youth’s reluctancy to procreate, symbolically hints that the boy is afraid « to wet » a woman’s womb, and that it is high time for him to overcome such a fear62 — or, that he should finally let his masculine form substantiate itself into feminine matter. A similar association of the youth’s form with a masculine principle is also expressed in sonnet XIII, particularly where it recommends that the boy’s « sweet issue […] should bear » his « sweet form » (my 59

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On the themes of time and immortality, cf. A. Serpieri, I sonetti dell’ immortalità. Il problema dell’arte e della nominazione in Shakespeare, Milano, Bompiani, 1975. See also Serpieri’s brilliant « Introduzione » to his Italian edition of the Sonetti, Milano, Rizzoli, (1991), 1998, p. 9-56. Cf. also the parallel identification of the « world » with the « mother » in sonnet III : « Thou dost beguile the world, unbless some mother ». Cf. Aristotle, « what desires the form is matter, as the female desires the male and the ugly the beautiful », Physics, I, 9, 192 a. The fact that the female is supposed to lack « form » also implies that she lacks beauty (cf. n. 52 and 61, above). That the youth’s « form » also has liquid traits (and is thus associated with his semen) is implicitly or explicitly suggested in Sonnet I’s reference to the youth’s « fuel ». See also Sonnets I, V, VI as well as the possible ambivalence of the « blood » which the fair youth is supposed to « bestow » in Sonnet XI (incidentally, this notion of « form » does not seem too far from our notion of genetic patrimony). As is well known, Aristotle considered « form » as a liquid formative principle and thus identified it with man’s semen (On the Generation of Animals, II, 2, 736 a). His epistemology and his ontology were thus closely linked together by the dual function (intellectual and organic) of « form ».

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emphasis). The verb « bear », although literally associated with the youth’s would-be offspring, is also figuratively connected with femininity and pregnancy. Thus, even in this case, the implicit meaning is that feminine matter « should bear » the youth’s « sweet », masculine « form ». Interestingly enough, a similar pattern also informs the parallel theme of the boy’s immortalization through poetry. As we shall see in the following paragraphs, the poet’s creative mind is implicitly compared to a female womb, and can thus likewise be fertilized by the youth’s « form ». Similar Aristotelian notions, and a similarly male-centred ontology, are no less pervasive in contemporary poetry. For instance, in Marlowe’s Hero and Leander Leander’s tactics in convincing Hero to give herself are mainly based on an analogous depreciation of women and their generative principles. The sexual relation of women to men is compared to that of a low metal which is ennobled by the « impression » shaping it into a coin : Base bullion for the stamp’s sake we allow : Even so for men’s impression do we you ; (Hero and Leander, II. 265-266)63.

Once again, the underlying sense is that chaotic feminine matter should be moulded, given a shape and a télos by a masculine form. This notion is strengthened by the subsequent dissociation of women’s virginity — and, thus, of femininity — from « form » : Nor is ’t of earth or mold celestial, Or capable of any form at all (Hero and Leander, II. 273-274 : my emphasis).

Finally, Leander’s acknowledgement that his argument derives from « reverend fathers » (I. 267) may be considered as a half-explicit admission of the author’s debt to Aristotle and Aristotelianism. Indeed, the very terminology of the Sonnets is in some points distinctly Aristotelian. Not only is the term « form » used in a dynamic sense, but it is also implicitly or explicitly associated with the specifically Aristotelian « substance ». In sonnet I, the youth’s « fuel » is defined as « self-substantial ». In sonnets V, XXXVII, XLIV, LIII, the term occurs again64, if not in a strictly 63

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References are to C. Marlowe, Complete Works, vol. I, éd. R. Gill, Oxford, Clarendon, 1986. Sonnet V. 14 refers to the flowers’ « substance ». Cf. also XXXVII. 10 : « this shadow doth such substance give » ; XLIV. 1 : « the dull substance of my flesh » ; LIII. 1 : « What is your substance […] ? », etc.

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orthodox Aristotelian acceptation, at least in a sense that is broadly compatible with Aristotle’s ontology. Yet, apart from any specific example, it is the overall meaning of the Sonnets that is aligned with the dynamic notion of Aristotelian forms. As suggested above, the theme of « increase » (aúxesis) was a main concern for Aristotle, who dedicated a large part of his work to the biological analysis of generation, growth, and increase65. In sum, in the Sonnets homoeroticism is mainly dealt with from a Platonic standpoint and is delegated to « sight ». On the other hand, heterosexual love — with its emphasis on procreation, and thus on sensual pleasure — combines Platonic perspectives with Aristotelian ones and is focussed on « touch ». However, not only do the two themes ambivalently intersect with each other, but they also cross with a number of other cultural codes. Indeed, the Sonnets exhibit no univocal pattern of meaning. Their very mingling of different codes places them at an ironic distance from previous models, and gives life to a new, creatively hybrid discourse.

Self-love as « beauty’s waste », procreation as « beauty’s use » : towards an Ovidian economy of desire The thing I seeke is in my selfe, my plentie makes me poore. Golding, The Fifteen Books of Ovid’s Metamorphoses, 1567 (III. 587 : my emphasis)

The transient notion of beauty (as part of a reality dominated by motion and change) is aptly suited to the language of temporary economic transactions. Beauty is thus described as something which the youth does not own, but merely holds « in lease » (XIII. 5). In other words, the beauty’s form is only temporarily allowed to lodge in the boy’s body. Indeed, Nature « gives nothing but doth lend » (IV. 3), and the very existence of the youth is but a loan, whose « quietus » can only be reached at his death (CXXVI. 14)66. 65

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Cf., for instance, On the Generation of Animals, II, 1, 735 a : « the part which must of necessity be formed first is the one which possesses the principle of growth » (aúxeseos arkhé : my emphasis). The Generation of Animals was widely known in the Middle Ages and the Renaissance, thanks to its many Latin translations (among which, the one begun in 1450 by Theodore of Gaza). As is well known, a similar economic image also occurs in Hamlet’s monologue (III. 1. 75).

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Beauty may also be regarded as a « legacy » or « Nature’s bequest » (IV. 2-3), in that its « form » is transmitted from one body to another. Therefore, a well used beauty may consistently be defined as an « executor » (IV. 14), in that it preserves one’s natural heritage (or what we would call, by means of another economic metaphor, one’s genetic patrimony). From another, parallel viewpoint « unused beauty » (IV. 13) may thus be considered as a « waste » (I. 12 ; IX. 11), and the person who commits such a waste as an « unthrift » (IV. 1 ; IX. 9 ; XIII. 13) or, which is almost the same, a « [p]rofitless usurer » (IV. 7), a « niggard » (I. 12 ; IV. 5), and one who spends upon himself nature’s « bounteous largess » (IV. 6)67. Indeed, as is made clear in sonnet I, certain kinds of « niggarding » are to be regarded as a « waste ». Even the term « increase » conveys both reproductive and monetary meanings, and thus suggests the « biologico-economical » notion of a natural patrimony which should be expanded. In the Sonnets, the very language of affection is associated with the language of economy : in sonnet LXXXVII. 1, the semantic ambivalence of the term « dear » is almost univocally interpreted from an economic viewpoint, and therefore originates a number of subsequent economic images. Varied and complex as the single economic metaphors are, most of them converge towards one main semantic opposition, between beauty’s « use » (II, IV, XX, etc.) and beauty’s « waste » (I, IX, etc.)68. The overall pattern of meaning generated by this net of metaphors is seemingly quite simple : since beauty is only held by « lease », it would be a « waste » not to « use » it aptly — that is, not to bequeath its « treasure » to future generations. A similar economic imagery also informs contemporary (or near contemporary) poetic pleas to bashful maids. For instance, in Andrew Marvell’s ode To His Coy Mistress, the lover declares that he would not love his mistress at a low «  rate  » (I. 20)69. Much more pervasively, in Marlowe’s Hero and Leander, Leander’s rhetorical strategy to convince Hero to give herself exploits a number of economic images and conceits which depreciate virginity 67

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Although a « niggard » is more or less the opposite of an « unthrifty » person (whereas a « profitless usurer » is something between the two), the affinity among them lies in the fact that both of them make a bad use of money, and thus waste the possible interests deriving from it. A parallel economic-agricultural opposition is that between « abundance » and « famine » (I. 7). Self-love and the reluctance to procreate are also described as a kind of suicide (VI) or at least of self-cruelty (I). References are to A. Marvell, The Complete Poems, éd. E. Story Donno, Harmonsdworth, Penguin, 1972.

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by comparing it to avarice, and conversely extoll love and sexuality as a profitable investment : […] treasure is abused When misers keep it ; being put to loan, In time it will return us two for one. (Hero and Leander, II. 234-236)70

Indeed, Leander’s plea to his maid and the poet’s plea to his « master mistress » (XX. 2) are in a sense specular. In Leander’s rather sexist oration, feminine matter is said to acquire greater economic value if the woman is moulded by a masculine form (II. 265-274). In Shakespeare’s Sonnets, a masculine form of beauty is likewise supposed to enrich or « treasure » an otherwise base female womb : […] treasure thou some place, With beauty’s treasure […]. (Sonnet VI. 3-4)

The Sonnets thus propose a decidedly male-centred economy of desire and  reproduction or, in Laqueur’s words, an economy of reproduction « whose télos [is] male »71. Indeed, the fair youth’s avarice is the other side of his all too evident narcissism. Misers and narcissists share a similar unwillingness to give: they are both self-contracted (I), and are solely inclined to spend upon themselves (IV)72. Significantly enough, another dominant image in the Sonnets is that of mirrors and glasses. As has been observed by Burrow, the « yearning to be outside of oneself and to become a mirror image of the object of desire plays a large part in the poetics of the Sonnets, from the early allusions to the story of Narcissus to the

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Cf. also « richest mine »-« basest mold » (II. 232-233) ; « Rich robes themselves and others do adorn ; / Neither themselves nor others, if not worn » (II. 237-238) ; « this fair gem, sweet in the loss alone, / When you fleet hence can be bequeathed to none » (II. 247-248) ; « legacy » (I. 250) ; « Virginity, albeit some highly prize it, / Compared with marriage […], / Differs as much as wine and water » (lII. 262-264), etc. T. Laqueur, Making Sex. Body and Gender From the Greeks to Freud, Cambridge, Harvard University Press, 1990, p. 5. Cf. « thou, contracted to thine own bright eyes » (I. 5) ; « why dost thou spend / Upon thyself thy beauty’s legacy ? » (IV. 1-2).

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later efforts to resemble the beloved »73. Not only is the youth invited to « [l]ook in [his] glass » (III. 1), but he is also defined as his « mother’s glass » (III. 9) and the older poet’s glass of his younger self : My glass shall not persuade me I am old, So long as youth and thou are of one date, (sonnet XXII. 1-2)74.

While the poet finds in the fair youth an anamnestic trace of his past self, the youth can, in his turn, see in the poet an image of his future self: the poet being the living projection of what the youth will be when « forty winters shall besiege » his « brow »75. On the other hand, the youth may find a reflex of his former self in his would-be offspring (I. 4 ; III. 2 ; XIII. 8 and so on). Such a labyrinth of mirrors and gazes generates a condition in which one watches oneself to find the image of another person, or watches another to find himself. Even procreation, rather than an escape from self-love, reveals itself to be a supreme kind of narcissism, in that it responds to one’s desire to forge a new specular image of the self. The distinction between « self-love » (III. 8) and « love towards others » (IX. 13) is, thus, far from being a clear-cut one. Yet, in spite of all these complexities and ambivalences, one main semantic opposition may be said to prevail over the others : the sterility and waste of narcissism is contrasted to the fertility and usefulness of heterosexual procreation. Interestingly enough, the mirrors in which the fair youth is supposed to look at himself find an almost perfect counterpart in the spring in which Narcissus contemplates his own image (in the third book of Ovid’s Metamorphoses), all the more so since Narcissus’ definition of his self-love is

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Cf. for instance the sonnet « Against my love shall be as I am now » (LXIII). See also C. Burrow, « Introduction », op. cit., p. 127. See also sonnet XXXVII : « As a decrepit father […] ». In sonnet II the youth is invited to imagine his older self (« When forty winters shall besiege thy brow, […] ») ; this older self is implicitly provided by the poet and his ageing body (LXXIII : « That time of year », etc.). The situation described in the Sonnets shares some affinities with Dorian Gray’s : Dorian’s eternal youth is a symbol of the young masculine beauty he is fond of. In other words, the boys cherished by Dorian, as well as his ambivalent relation with his ageing portrait, symbolize the younger, more beautiful self which is the object of Dorian’s erotic quest. More generally, it is the indissoluble link between narcissism, homoeroticism, and immortalization in the novel which closely relates it to Shakespeare’s Sonnets.

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similarly expressed in terms of contrasting economic metaphors — such as « poverty » and « plenty » : Quod cupio mecum est : inopem me copia fecit (my emphasis)

or, in the words of Golding’s 1567 translation : The thing I seeke is in my selfe, my plentie makes me poore (my emphasis)76.

It is difficult to establish whether the use of an economic language to represent sexuality and procreation in Ovid (Golding), Marlowe and Shakespeare implies any direct link among their works — especially since such a convention is part of a much more general pattern whose ultimate heritage may still be observed nowadays77. No doubt, both Marlowe and Shakespeare were very familiar with Ovid (and in Hero and Leander there is more than a hint to Ovid’s tale of Narcissus : II. 73-76), no less than with each other. As shown above, the Sonnets share many common traits with Hero and Leander, yet the situation they portray is also similar to the one recounted by Ovid. Shakespeare’s youth, who « wastes » his « treasure » by resisting marriage, is akin to Ovid’s Narcissus who misuses his « plentie » and, by refusing Echo’s wooing, makes himself « poore ».

From homoerotic apprenticeship to heterosexual pleasures As observed above, the narrative frame of the Sonnets is rather eccentric. In Shakespeare’s text, the conventional appeal by which a lover invites a coy maid to beget is curiously addressed to a young boy. The beloved is, in fact, invited by his male admirer to give himself to a third, female party. This situation may be hard to understand for a twenty-first century reader. Why should a lover invite his beloved to be unfaithful to him ? A possible answer may be provided by sixteenth-century sexual ethics and gender theories. A number of Elizabethan literary examples (such as, most preeminently, Marlowe’s Hero and Leander) suggest that a young boy could be loved by

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A. Golding, The Fifteen Books of Ovid’s Metamorphoses, 1567 (III. 587 : my emphasis). Shakespeare might also have read the Latin original, whose edition by T. Vautrollier was reprinted by R. Field — that is, the printer of Shakespeare’s Ovidian poem Venus and Adonis — in 1589 (see E. Arber’s transcript of SR 1554-1640, London, 1875-1894  : I. 144). For instance, it is still common to define a handsome young man’s or a beautiful girl’s reluctance to get married as a « waste ».

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another, older man only until he reached his full sexual maturity. Once the boy had grown into a man, his homoerotic apprenticeship was supposed to come to an end, and he was expected to turn to heterosexual pleasures. In Shakespeare’s poetic sequence, several textual clues — especially in sonnet XX — suggest that the fair youth has reached the age when a young man is expected to part from his older male lover, and find himself a female loveobject. From an alternative viewpoint, the poet’s reiterated appeals to procreation may also be read as a kind of « substitution fancy ». Since the boy has grown old enough to devote his attention to the fair sex, the only pleasure which the poet can take from him is to imaginatively share the women’s « treasure » of the boy’s « love’s use ». For all his similarity with Plato’s erómenoi, the fair youth is slightly older than them, a fact which inevitably affects his relationships, both with his older male admirer and the opposite sex. Sonnet XX is emblematic in this respect. Its beginning emphasizes the femininity of the boy’s face, which is defined as a « woman’s face ». We are then informed that, although a « man in hue »78, the youth is an androgynous creature (a « master mistress ») who attracts the interest of both sexes (he « steals men’s eyes and women’s souls amazeth »). The boy’s gradual getting near to full masculinity reaches its acme in the third quatrain, which is a celebration of his puberty : « for a woman » was he « first created, till Nature  » added… something. By the end of  the sonnet — as Burrow observes — the youth has « clearly become a male »79. As a consequence of this final transformation, he is no longer supposed to appeal to both sexes, but to give sexual pleasure only to women. The poet must therefore content himself with purely spiritual affection — that is, with « love », rather than « love’s use ». 78

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The most general meaning of the expression is « a man whose beauty enthralls all others » (Burrow’s comment, op. cit., p. 420). It is however impossible to find a single satisfactory interpretation of this « haunting, complex line » (Kerrigan’s comment, op. cit., p. 200). Baldwin, as observed by Burrow, pointed out that in Hoby’s translation of Castiglione’s Book of the Courtier (1561) « hue » also meant a certain grace : « “hue” in the sixteenth century could be used to evoke an elegant je ne sais quoi, the equivalent of Castiglione’s notoriously untranslatable sprezzatura » (T. W. Baldwin, On the Literary Genetics of Shakespeare’s Poems and Sonnets, Urbana, University of Illinois Press, 1950, p. 165 ; C. Burrow, op. cit., p. 420). C. Burrow, « Introduction », op. cit., p. 130.

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In other words, the poet’s disavowal of sexual interest in the youth is shown to be consequence of the youth’s newly acquired masculinity. Thus, while disclaiming any present homoerotic liaison with the young man, the poet nostalgically hints at a past involvement with the boy (who was the « master mistress » of his « passion »). This lasted until Nature added « one thing » to him — that is, until when the youth was still an androgynous person. From this perspective, the conjunction « since » in « since [Nature] pricked thee out for women’s pleasure » may not only be attributed a causal, but also a temporal meaning : it does not only mean « because », but also « from the time when » Nature equipped the boy with a « prick ». It thus repeats the temporal partition between a pre- and a post-puberal phase already marked by the conjunction « till » in the third quatrain. The interpretation of sonnet XX as a « farewell » sonnet, or as one where the lover says adieu to his all too rapidly grown up boy, is contextually corroborated by the Elizabethans’ view of the sexuality of male adolescents. As recalled by many critics, the term « homosexuality » did not exist80, yet a language did exist for designating same-sex relations which was « richest in epithets for passive, and usually by implication junior, partners »81. As observed by S. Orgel, in Shakespeare’s England boys were thought to have something « in common » with women. This « something » distinguished both boys and women from men, and thus rendered them both « objects of desire for men »82. As also shown by sonnet XX, with its emphasis on Nature’s late « addition », a young boy might be seen as a kind of woman lacking « one thing ». The attractiveness of boys thus depended on their tension-filled mixture of actual femininity and potential masculinity. The fact that before he entered puberty a boy was not yet a « man » made an adult male’s interest in him much more acceptable. In a sense, this kind of relation-

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J. Kerrigan, « Introduction », op. cit., p. 47. Indeed, the term « homosexual » « only entered English in medical contexts in the late 1890s ; […] no one in the period would have sought to define their identity by their sexual activity » (C. Burrow, « Introduction », op. cit., p. 125). See also J. Dollimore, « Shakespeare Understudies : The Sodomite, the Prostitute, the Transvestite and Their Critics », in Political Shakespeare, op. cit., p. 131 ; A. Bray, op. cit., p. 16 ; B. Smith, Homosexual Desire in Shakespeare’s England. A Cultural Poetics, Chicago, London, Chicago University Press, 1991, p. 10 sq ; M. Foucault, The History of Sexuality, vol. I  : An Introduction (1978), New York, Vintage Books, 1980. C. Burrow, « Introduction », op. cit., p. 125. S. Orgel, op. cit., p. 52.

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ship was not « unnatural » ; indeed, because of the boy’s still incomplete masculinity, it was not even a same-sex relation stricto sensu. Similar sexual notions underlie contemporary poetry as well as theatrical performances — more particularly, the practice of cross-dressing. As all evidence suggests, a boy was held to be eligible for a homoerotic relation as long as « he » was young enough to impersonate a « she »83. Once again, many common features may be found between Marlowe’s Hero and Leander and the Sonnets84. As an androgynous being, Leander aroused the sexual appetite of both men and women85 (yet, like the fair youth, he was especially in love with himself ). However, his sexual identity and his sexual role change as he gets older : his falling for Hero and his contemporary rejection of Neptune’s wooing hint that he has grown manly enough to finally devote his attention to the fair sex. In driving back Neptune’s too tight sea embrace, Leander significantly explains to the enamoured god : You are deceived, I am no woman, I (I. 676).

The « acquisition » of a more virile aspect, symbolically portrayed by his very nakedness, legitimates Leander’s rejection of the god. In other words, Leander will finally adopt the manly sexual behaviour which the fair youth is invited to adopt in the Sonnets : Leander will only reciprocate in a chaste way an older man’s « love » (for instance, by sharing his compassion for Neptune), while reserving his «  love’s use  » only to women (that is, to his beloved Hero). Seen from this perspective, the Sonnets’ anxiety about « devouring time » acquires further meanings. The passing of time does not only mar an archetype of youthful beauty, but also signals the transition from adolescence to adulthood and, in a sense, from femininity to masculinity. The passing of time thus also marks the ending of a homoerotic apprenticeship, whose different phases are in a few cases quite explicitly recalled (« Farewell, thou art too dear for my possessing, / […] Thyself thou gav’st, thy own worth then not knowing » LXXXVII. 1, 9). In synthesis, time impairs the aesthetic ideal of androgy83 84

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S. Orgel, op. cit., especially p. 31-82. The very description of a personified Nature endowing Hero with a « treasure » (even if, in Marlowe’s poem, the beauty’s « treasure » is given to a young woman, not to a boy : II. 45-50) might have inspired Shakespeare’s treatment of this theme sonnet XX. As a boy evoking « a maid in man’s attire » (I, 83), Leander may be regarded as the poetic equivalent of a boy actor performing the role of a woman disguised as a man: in other words, he is something like the boy actor performing Viola-Cesario in Twelfth Night or the one performing Rosalind-Ganymede in As You Like It.

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nous beauty which was the very raison d’être of the relation between the adult and the boy. Sonnet CIV, « To me, fair friend, you never can be old », clearly illustrates the poet’s feelings about the effects of time on the youth’s adolescent beauty. The three years which have passed since the poet first saw the boy are a very short time if considered in the terms of a person’s much longer ageing process, yet they are time enough if considered in the more specific terms of the completion of a boy’s sexual maturity. The concluding complaint about the death of « beauty’s summer » may thus be taken to also mean the end of the boy’s pre-puberal beauty. Such an interpretation is backed up by the description of the boy’s sexual development in sonnet XX. As the sonnet finally suggests, the youth’s masculinization (as a result of Nature’s recent « addition ») makes his beauty less desirable to his older male lover (« me of thee defeated » : XX. 11). The definition of the youth as « a man in hue » in sonnet XX. 7 matches the observation in sonnet CIV. 11-12 that, in spite of all appearances, the boy’s « sweet hue […] / Hath motion » (my emphasis). Thus, the two sonnets seem to jointly hint that the « motion » of time is turning the boy’s « sweet » (and, by implication, feminine) « hue » into a more masculine « hue ». From this perspective, the recurrent motif, in Elizabethan narrative poetry, of the untimely death of a beautiful male adolescent may be interpreted in a figurative way. In other words, « lovely boys » symbolically die — that is, cease to be love-objects — for their mature male lovers when they, in their turn, become adult. Leander’s or Adonis’ lamentable deaths may thus be said to evoke their passage to manhood, and suggest the grief experienced by a paederastic culture for such a loss of « beauty’s summer ». Therefore, the « to-me-fair-friend-you-never-can-be-old » theme does not only manifest the poet’s wish to immobilize time, but also suggests the closely related desire not to part from his beloved. Nostalgia is one of the prevailing moods in sonnet CIV, as it is in sonnet LXXXVII, where the « farewell » theme is even more explicit. Yet, time inevitably moves on, and the poet cannot but accept the fact that his former possession of the youth (LXXXVII. 1) has eventually turned into a flattering « dream » or a bittersweet memory (LXXXVII. 13-14)86.

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On the melancholy mood in the Sonnets, see A. Deidda, Icone della malinconia. I Sonetti di William Shakespeare, Cagliari, CUEC, 1996.

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The Sonnets thus express a network of contrasting moods and meanings. On the one hand, the poet acknowledges that the youth has grown old enough to part from him and start a new life as a married man and a father, and repeatedly urges him to do so. On the other hand, he manifests the impossible desire to stop the motion of time and keep his beloved close to him.

Homoerotic pleasure as a substitution fancy. Polyphonic discourse and polymorphic desire The poet’s plea that his fair friend should procreate marks an inevitable change in their relation, and a fresh start for the boy. However, the very representation of the youth’s sexual maturation and of his future display of manhood (particularly in sonnet XX) reflects a kind of « substitution fancy », and a dislocation of desire. The poet hints that he loves the love the youth will give to women. As is paradoxically suggested by sonnet XLII. 6, the youth’s love for a woman loved by the poet may be taken as a proof of his love for the poet himself : Thou dost love her because thou know’st I love her87

Sharing the same love-object not only reinforces the fusion between the two lovers (« here’s the joy : my friend and I are one » : XLII. 13) but also blurs any rigid distinction between lovers and love-objects. As is suggested by several other sonnets, the poet projects himself into the woman who is loved — or will be loved — by the fair youth. In sonnet XX. 9-11, the Pygmalion-image of Nature who forges the boy, is besotted by him and finally adds something to him in order to complete her work, evokes the parallel image of the poet who creates the youth, falls in love with him and eventually adds « one thing » to his creation. The implication of such an analogy is that the final « addition », besides serving Nature’s also serves the poet’s own imaginative « purpose ». Yet, the most pervasive, and puzzling, analogy is the one between the poet and the women that the youth is invited to love88. Like them, the poet is ex-

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It was Professor Marina Giaveri who brought my attention to the ambivalent psychological mechanisms embedded in this sonnet. The women the youth is invited to love are, in their turn, individual incarnations of a « world » personified as a « she » (see, for instance, sonnet IX).

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pected to eternize the boy’s beauty. The youth’s beauty is supposed to « live twice », in some « child » of his and in the poet’s « rhime » (XVII. 13-14). The poet’s creative mind thus performs the same function as a woman’s womb. As oberved by Duncan-Jones, similar metaphors occur in Sidney’s Astrophil and Stella (L), not to mention the term « begetter » in Thorpe’s dedication. In the Sonnets — as Duncan-Jones further observes — the « poet’s brain is the womb made fertile by his noble subject-matter, which brings forth sonnets as the subject’s babies  »89. Indeed, from the philosophical perspective sketched out above, we may conclude that the poet’s brain is made fertile by the youth’s « form »90. A parallel metaphoric use of « womb » also occurs in the  very coda to the Sonnets (A Lover’s Complaint, 1), where a hill’s « womb » — which stands for the author’s mind — is presented as the teller of a « plaintful story », and therefore of the ensuing poetic text. The association of the two roles, that of the poet and of the women, gives life to a metamorphic tableau where neither one’s sexual identity nor his/her sexual role may be taken for granted. That  the  metamorphic quality of desire in Shakespeare’s Sonnets was no mere literary convention, but was part of a vaster Elizabethan cultural framework is further shown by their substantial affinity with contemporary homoerotic discourse and, more particularly, with some passages in King James’s correspondence with his beloved Buckingham91. In it, the king defines his young favourite as his « sweet child and wife », and thus himself as Buckingham’s « dad and husband ». He also imagines himself as Buckingham’s « sorrowful widow », in case he were forced to live without him. While King James’s definition of the boy as his « child and wife » may be easily understood in terms of the Elizabethan association of boyhood with femininity, his self-definition as the young man’s « widow » seems rather contradictory and is somewhat harder to understand. Yet, as other (both literary and historical) examples show, although paederasty was the prevailing model for homoerotic relations, it did not exhaust all the nuances of homoerotic desire. The chaotic proliferation of terms of kinship in the king’s letter may thus be said to express in a nutshell the multifaceted character of homoeroticism in the English Renaissance.

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K. Duncan-Jones, « Introduction », op. cit., p. 56-57. To Aristotle, « forms » can combine themselves with feminine matter, as well as graft themselves into an artist’s brain (who eventually transfuses them in his work). The definition, as well as the ensuing quotations from the king’s letter are in S. Orgel, op. cit., p. 41-42 (King James, letter to George Villiers, Marquis and Duke of Buckingham, in Letters of King James VI & I, éd. G. P. V. Akrigg, Berkeley, 1984, p. 431).

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The love relation between the poet and the fair youth is described by means of similar words of affection. As the older man in the couple, the poet presents himself as the youth’s « father » (XXXVII. 1). As the more masculine of the two, he also — at least implicitly — presents himself as the boy’s husband. Moreover, as remarked above, he imaginatively projects himself into the wife generating the  youth’s children, as well as into the inconsolable « world-widow » who weeps for a husband that she has never had, or for one that she has recently lost (sonnet IX). Thus, on the one hand, the love pattern proposed in the Sonnets conforms to the Platonic one which distinguishes an older from a younger man’s role in terms of the parallel oppositions between father and son, and man and woman. On the other hand (as in King James’s letter), the « feminization » of the older man in the couple disrupts any pre-defined affective and sexual role, and creates an open scenario where each individual can impersonate the parent or the child, the man or the woman, and where the polyphonic character of discourse is the counterpart of the multifaceted character of desire.

Shakespeare et la cartographie du plaisir —◆— François Laroque

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arte du Tendre, lieux de plaisir, zones érogènes, toutes ces expressions associent communément les notions de plaisir et d’espace comme pour accréditer l’idée que le plaisir, par définition subjectif et indéfinissable, pourrait se voir localisé, mesuré, circonscrit… C’est un peu la position que défend Thésée quand, à la fin de A Midsummer Night’s Dream, il explique que « the poet’s pen […] / […] gives to airy nothing / A local habitation and a name »1. Si l’on admet que ce mystérieux « airy nothing » peut s’identifier au presque rien ou au je ne sais quoi du plaisir, alors le poète, par la bouche du Duc d’Athènes, semble bien se sentir en mesure de l’inventorier, voire de le cartographier. À l’opposé, le dialogue initial entre Antoine et Cléopâtre, pour peu que l’on veuille bien faire rimer amour et plaisir, semble singulièrement compliquer les données du problème : Cleopatra If it be love indeed, tell me how much. Antony There’s beggary in the love that can be reckoned. Cleopatra I’ll set a bourn how far to be beloved. Antony Then must thou needs find out new heaven, new earth2.

Si le plaisir de l’amour partagé déborde les limites du monde connu, il reste alors à imaginer une cartographie de l’infini. Paradoxalement, Antoine semble donc appeler de ses vœux une forme de « brave new world »3, dont la seule 1

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W. Shakespeare, A Midsummer Night’s Dream, V. 1. 12-17, éd. P. Holland, Oxford, Oxford University Press (World’s Classics), 1995. Id., Antony and Cleopatra, I. 1. 14-17, éd. D. Bevington, Cambridge, Cambridge University Press, 1990. Id., The Tempest, V. 1. 183, éd. V. Mason Vaughan, A. T. Vaughan, Walton-on-Thames, Thomas Nelson and Sons Ltd (The Arden Shakespeare), 1999.

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évocation, à la fin de La Tempête, est le signe de la naïveté de Miranda, même si cette déclaration d’amour absolu est d’abord destinée à cajoler Cléopâtre et à éviter les foudres de sa jalousie dès lors que le général romain lui a annoncé devoir repartir à Rome pour s’occuper de « ses affaires ». Qu’en est-il donc, pour Shakespeare, d’un plaisir qui semble s’étirer entre le rien et l’infini ? Mon postulat sera que, dans son œuvre, le principe de plaisir n’est autre qu’une forme de pacte faustien revisité : le plaisir se déploie librement et magiquement dans l’espace pour mieux se contracter ensuite dans le temps. Les images faustiennes d’un plaisir sans limites décliné selon les trois modes simultanés de la science, de la puissance et de la jouissance, mènent inexorablement le héros marlovien vers le dernier coup de minuit, à un moment où le galop des cavales de la nuit n’a plus grand chose d’érotique et encore moins d’extatique. L’encre sanglante du pacte, plus que la livre de chair de Shylock, est donc l’usure du diable, le fameux temps compté du plaisir qui se paiera plus tard d’un prix incommensurable, comme Feste, d’un ton badin, le suggère à ce chantre de la jouissance impossible qu’est le duc Orsino : Orsino [giving money] There’s for thy pains. Feste No pains, sir, I take pleasure in singing, sir. Orsino I’ll pay thy pleasure then. Feste Truly, sir, an pleasure will be paid, one time or another4.

Car, contrairement à Faust et à Marc Antoine (mais aussi à Malvolio qui se  laissera prendre au piège d’un plaisir qui paraît épouser les contours de ses fantasmes les plus secrets), le bouffon d’Illyrie voit clair et sait, quant à lui, éviter le labyrinthe aussi tortueux que dangereux d’un plaisir qui mène tous ces personnages à leur perte. L’expérience du plaisir est assimilée à un voyage où le diable s’amuse à brouiller les cartes… Shakespeare localise le plaisir pour éviter l’abstraction du presque rien ou du toujours trop et il le fait ainsi affleurer sur les cartes du globe. On peut donc se demander où il situe ces contrées délicieuses et ce qu’il en est au juste de ces plaisirs « à la carte ». Échappera-t-on, pour autant, aux cercles de l’enfer ?

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W. Shakespeare, Twelfth Night, éd. R. Warren, S. Wells, Oxford, Oxford University Press (World’s Classics), 1995.

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Plaisir et cartographie Ainsi que l’explique J. Gillies, la deuxième moitié du XVIe siècle est marquée par un engouement pour les cartes et les atlas, passion qui commence avec la publication du Theatrum orbis terrarum d’Ortelius en 1570 (cet ouvrage sera traduit en anglais moins de vingt ans plus tard) suivi par les trente-six cartes des comtés de l’Angleterre que fait paraître Christopher Saxton entre 1574 et 15795, puis par l’Atlas de Mercator publié en 15956. Auparavant, les mappæ mundi médiévales étaient assez sommaires et représentaient un univers clos circonscrit à l’intérieur d’un cercle centré sur la ville de Jérusalem. À l’extérieur, au-delà des colonnes d’Hercule, se trouvaient les terræ incognitæ perdues dans le vaste océan : [In the Psalter map] the earth appears as an ‘O’-shaped landmass, encircled by the river of Ocean […] trisected by another body of water (the Mediterranean and the Black Sea) in the shape of a ‘T’ (such maps were called ‘TO’ maps for this reason)7.

C’est cet alphabet visuel plutôt rudimentaire et naïf, où est lové l’œuf du monde, qui va éclater à la Renaissance pour donner naissance à des cartes réalisées sous forme de planisphères plus détaillées qui constituaient en outre de véritables petites merveilles pour l’œil (on nous parle d’un « splendide livre d’images »)8. Mais, comme le montre N. Broc, ces cartes conservent l’attirail du  merveilleux antique auquel viennent s’ajouter les fables chrétiennes : […] le public lettré s’intéresse plus à une certaine géographie fantastique qu’aux exposés rigoureux de Ptolémée. Beaucoup de mythes et de légendes issus de l’Antiquité et développées au XIVe siècle […] s’épanouissent en pleine Renaissance. L’Inde demeure la terre privilégiée des merveilles et des prodiges : c’est là qu’on rencontre les pygmées, les géants, les griffons et toute une panoplie d’animaux et d’hommes monstrueux. Le christianisme ajoute ses propres légendes : on essaie très sérieusement de localiser le Paradis terrestre […] le royaume du Prêtre Jean […]. L’homme de la Renaissance, souvent incapable de distinguer le réel du surnaturel, transfèrera simplement les mythes

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Sur ce point, voir N. Broc, La Géographie à la Renaissance, Paris, Les éditions du C. T. H. S., 1986, p. 131. J. Gillies, The Geography of Difference, Cambridge, Cambridge University Press, 1994, p. 34. Ibid., p. 55. N. Broc, op. cit., p. 49.

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de l’Ancien vers le Nouveau Monde. Le goût du merveilleux, autant que la quête de l’or ou de la connaissance, demeure un des moteurs les plus actifs de l’aventure lointaine et du progrès géographique9.

Cette analyse pourrait faire indirectement allusion à la tirade sarcastique de Benedick dans Much Ado About Nothing lorsqu’il répond à Don Pedro venu lui annoncer l’arrivée de Beatrice : Will your Grace command me any service to the world’s end ? I will go on the slightest errand now to the Antipodes that you can devise to send me on ; I will fetch you a toothpicker now from the furthest inch of Asia ; bring you the length of Prester John’s foot ; fetch you a hair off the great Cham’s beard ; do you any embassage to the Pygmies, rather than hold three words’ conference with this harpy […]10.

Dans ce catalogue d’impossibilia, Benedick recourt au lointain et au merveilleux géographique à titre d’hyberbole afin de mieux éviter la proximité, pour lui insupportable, de celle qu’il prétend abhorrer mais qu’il adore inconsciemment. Les références cartographiques voudraient signifier qu’il n’est de vrai plaisir que dans la fuite alors qu’elles préparent ironiquement le retournement du célibataire cynique en un amoureux transi qui n’aura pas peur de se renier avant de se justifier en affirmant que « the world must be peopled » (II. 3. 233-34). La défense et illustration du plaisir conjugal est alors effectivement de dire qu’il contribue à l’essor, ou à l’effort, démographique tout en venant remplir une carte du monde qui comptait encore beaucoup d’espaces vides à cette époque. À la Renaissance, les définitions de Ptolémée paraissent en effet toujours de mise. En descendant du général vers le particulier, on distinguera la cosmographie, la description universelle du monde, la géographie, ou description des principaux lieux et parties connus de la terre, puis la chorographie, qui, comme le dit Apian, « considère seulement les lieux ou places particulières : villes, ports, peuples, pays, cours des rivières […] ». Reprenant la vieille analogie du macrocosme et du microcosme, on compare alors la cosmographie à l’homme entier, la  géographie à la tête et la chorographie à l’œil ou à l’oreille. M. Foucault résume parfaitement ce jeu d’échos et de correspondances dans Les mots et les choses, lorsqu’il évoque

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N. Broc, op. cit., p. 18. W. Shakespeare, Much Ado About Nothing, II. 1. 246-54, éd. A. R. Humphreys, London, Methuen (The Arden Shakespeare), 1981.

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[…] l’analogie de l’animal humain avec la terre qu’il habite : sa chair est une glèbe, ses os des rochers, ses veines de grands fleuves ; sa vessie, c’est la mer, et ses sept membres principaux, les sept métaux qui se cherchent au fond des mers. Le corps de l’homme est toujours la moitié possible d’un atlas universel11.

La dernière formule est admirable. Elle éclaire parfaitement la théorie des signatures, chère à Oswald Crollius et à Jacob Boehme, où le corps et la carte se trouvent solidarisés un peu à la manière du signifiant et du signifié dans la chaîne discursive, unis par un lien qui les rendait donc quasiment réversibles. Shakespeare, lui aussi, utilisera ce système d’analogies dans le cadre d’un alphabet visuel où l’homme, devenu l’hiéroglyphe du monde, voit son plaisir (mais aussi sa souffrance ou son ennui) spatialisé. Si l’homme est un petit monde, il est logique que la typographie soit aussi une topographie, tout comme le nom de lieu peut aussi servir à localiser ou à emblématiser un faisceau de croyances et de coutumes ou encore la disposition supposée connue d’un continent, d’un pays ou d’une ville. Mais l’association la plus immédiate, et sans doute la plus évidente, entre le plaisir et les cartes, chez Shakespeare, se trouve dans ses Arcadies et autres paysages imaginaires.

Le locus amœnus ou le plaisir à la carte Le plaisir est d’abord naturellement associé au monde de comédies comme As You Like It, titre où l’on perçoit un écho du « Fay ce que voudras », la devise que Rabelais associe à son abbaye de Thélème12. La forêt d’Arden est en effet une Thélème ascétique propice au culte de la liberté, dans le petit cercle élitiste qui se constitue autour du Vieux Duc en exil, avant de servir de terrain d’expérimentation à l’apprentissage de l’amour vrai. Le toponyme « Arden », sur lequel la critique a beaucoup glosé, évoque indirectement le jardin d’Éden tout en faisant directement allusion à la branche maternelle du dramaturge (sa mère était en effet née Mary Arden). Sur la carte de William Hole, qui illustre un chant du Poly-Olbion (1612) de Drayton, on voit en effet « l’ancienne forêt » explicitement mentionnée près de Warwick et représentée par un personnage d’allure plutôt androgyne et vêtu d’un long manteau de berger. Dans la comédie, l’association de la forêt et du vêtement féminin 11 12

M. Foucault, Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 37. Voir J. Dusinberre, « As Who Liked It ?», Shakespeare Survey, 46 (Shakespeare and Sexuality), 1994, p. 11-12.

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est explicite lorsque, à la question d’Orlando « Where dwell you, pretty youth ? », Rosalinde répond : With this shepherdess, my sister, here in the skirts of the forest, like fringe upon a petticoat […]13.

Le dispositif visuel qui équivaut à cette métaphore se retrouve sur le frontispice de l’édition originale de Poly-Olbion, où la figure de Britannia est représentée drapée dans une robe en forme de carte. La carte-vêtement est ici le pendant graphique du paysage poétique, dont Shakespeare nous donne des exemples lorsqu’il procède à une évocation allégorique des saisons : When lofty trees I see barren of leaves, Which erst from heat did canopy the herd, And summer’s green all girded up in sheaves, Borne on the bier with white and bristly beard14.

Le parallèle que l’on peut établir entre cette strophe et la représentation du jardin romain du cardinal Montalti (daté des environs de 1590) illustré dans une gravure de l’Ars magna (1646) d’Athanasius Kircher15, n’est sans doute pas sans pertinence. Voici comment J. Baltrusaïtis qui la reproduit dans son livre sur les anamorphoses décrit ce jeu d’optique : […] pour illustrer les projections dans le paysage, Kircher montre un « Campus anthropomorphus », constitué par une colline au bord d’un lac […]. Au sommet se pressent des maisonnettes. Au milieu est installé un champ de tir. Un bosquet monte, à droite. Au premier plan, en bas, le mur du quai est semicirculaire. Lorsqu’on retourne le tableau, en prenant pour base le côté gauche, on voit une tête barbue avec le nez formé par les maisons, l’oreille, par le débarcadère, l’œil par une cible, les cheveux par la végétation. C’est la reproduction d’un « Verkehrbild » qui apparaît déjà dans une peinture de la fin du XVIe siècle se rattachant au style d’Arcimboldo16.

Un équivalent poétique de la manière ou de l’effet Arcimboldo se retrouve aussi dans la Saturnale des saisons que Titania dépeint dans A Midsummer Night’s Dream :

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W. Shakespeare, As You Like It, III. 2. 321-323, éd. A. Brissenden, Oxford, Oxford University Press (World’s Classics), 1994. Id., Sonnet XII, in The Sonnets and A Lover’s Complaint, éd. J. Kerrigan, Harmondsworth, The New Penguin, 1986. In J. Baltrusaïtis, Anamorphoses. Les perspectives dépravées, Paris, Flammarion, 1984, p. 82. J. Baltrusaitis, op. cit., p. 82-83.

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Titania […] and thorough this distemperature we see The seasons alter : hoary-headed frosts Fall in the fresh lap of the crimson rose, And on old Hiems’ thin and icy crown An odorous chaplet of sweet summer buds Is, as in mock’ry, set. The spring, the summer, The childing autumn, angry winter change Their wonted liveries […]17.

Que l’Été soit fauché en pleine fleur ou qu’il devienne un roi de carnaval travesti, un « Mock king » — on pense aussi à la pathétique couronne de fleurs mêlées de mauvaises herbes du roi Lear —18, il ne brille plus alors que par son absence et se voit rayé de la carte du plaisir. Toujours dans cet esprit de l’Ut pictura poesis, qui fait du corps un jardin dont la carte permet de baliser et de codifier les zones d’accès au plaisir, on pense à l’invitation que Vénus fait à Adonis dans l’epyllion de 1593 : Fondling she saith, since I have hemmed thee here Within the circuit of this ivory pale, I’ll be a park, and thou shalt be my deer ; Feed where thou wilt, on mountain or in dale ; Graze on my lips, and if those hills be dry, Stray lower where the pleasant fountains lie. Within this limit is relief enough, Sweet bottom grass and high delightful plain, Round rising hillocks, brakes obscure and rough, To shelter thee from tempest and from rain : Then be my deer, since I am such a park ; No dog shall rouse thee, though a thousand bark19.

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W. Shakespeare, A Midsummer Night’s Dream, II. 1. 106-112, op. cit. Voir W. Shakespeare, King Lear, IV. 4. 1-6, éd. R. A. Foakes, Walton-On-Thames, Thomas Nelson and Sons Ltd (The Arden Shakespeare), 1997. Cordelia […] why, he was met ever now As mad as the vexed sea, singing aloud, Crowned with rank fumiter and furrow-weeds With burdocks, hemlock, nettles, cuckoo-flowers Darnel and all the idle weeds that grow In our sustaining corn […]. W. Shakespeare, Venus and Adonis, v. 229-240, éd. M. Evans, in The Narrative Poems, London, Penguin Classics, 1989.

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Le mot « relief » est à prendre d’abord au sens de pâturage et de nourriture pour le daim que la déesse dit vouloir abreuver, mais il faut aussi entendre ici l’idée de délassement, de plaisir, autant que de relief, au sens français du terme, dans l’allusion très claire au mont de Vénus et à la toison du pubis (« brakes obscure and rough »). Quant à l’image de l’« ivory pale », elle fait du corps pâlissant une palissade d’amour. De même, la charmille de Titania, dans A Midsummer Night’s Dream, est décrite comme un nouveau « bower of bliss » au cœur du monde vert et enchanté de la forêt : I know a bank where the wild thyme blows, Where oxlips and the nodding violet grows, Quite overcanopied with luscious woodbine, With sweet musk-roses, and with eglantine. There sleeps Titania sometime of the night Lulled in these flowers with dances and delights20.

La vie de la reine des fées est en effet vouée au plaisir. Elle est bercée de parfums et d’harmonies sonores dans un monde tout en volutes et en volupté végétales qui évoque en filigrane La Primavera de Botticelli. Dans King Lear, lorsque le vieux roi entreprend de diviser son royaume entre ses filles, la description qu’il donne de ses provinces évoque moins un corps politique que les rondeurs d’un corps de femme : Of all these bounds, even from this line to this, With shadowy forests and with champaigns riched, With plenteous rivers and wide-skirted meads, We make thee lady […]21.

Des adjectifs comme « shadowy », « plenteous », « wide-skirted » sont en effet synonymes de fraîcheur, d’abondance et de fertilité, et le participe passé « skirted » paraît directement renvoyer au frontispice de Poly-Olbion. Dans Henry V, le plaisir du roi vainqueur passe par l’obtention de la main de la Princesse Katherine, dont la virginité incarne les villes du royaume de France qui sont restées intactes : King Henry […] you may, some of you, thank love for my blindness, who cannot see many a fair French city for one fair French maid that stands in my way.

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W. Shakespeare, A Midsummer Night’s Dream, II. 1. 249-254. Id., King Lear, I. 1. 63-66.

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King Charles Yes, my lord, you see them perspectively, the cities turned into a maid — for they are all girdled with maiden walls that war hath never entered. King Henry Shall Kate be my wife ? King Charles So please you. King Henry I am content, so the maiden cities you talk of may wait on her : so the maid that stood in the way for my wish shall show me the way to my will22.

Sur les cartes de William Hole qui accompagnent les différents chants de Poly-Olbion, les nymphes portent des tours sur la tête, car elles symbolisent les grandes villes des principaux comtés d’Angleterre. C’est sans doute l’image que le roi Henri a en tête dans son bon mot final (on en trouvera un écho dans le « Will sonnet » CXXXV), lorsqu’il déclare que la dame qui paraissait faire obstacle à sa volonté (wish) est celle-là même qui va lui ouvrir les villes de France en même temps que les portes du plaisir (will). Cette dernière scène fait penser à la clôture traditionnelle de la comédie et la France a d’ailleurs l’allure d’une terre promise ou d’un pays de cocagne analogue à l’image que donnaient les contrées lointaines dans l’imaginaire de l’époque. Comme la France pour le roi Henri, l’Inde a en effet pour Titania un parfum rare et érotique qui, dans une longue série de métaphores croisées, associe l’amitié, le plaisir féminin, la fécondité et les richesses apportées par le négoce : His mother was a vot’ress of my order, And in the spicèd Indian air at night Full often hath she gossiped by my side, And sat with me on Neptune’s yellow sands, Marking th’embarkèd traders on the flood, When we have laughed to see the sails conceive And grow big-bellied with the wanton wind, Which she with pretty and with swimming gait Following, her womb then rich with my young squire, Would imitate, and sail upon the land To fetch me trifles, and return again As from a voyage rich with merchandise23.

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W. Shakespeare, Henry V, V. 2. 305-315, éd. G. Taylor, Oxford, Oxford University Press (The Oxford Shakespeare), 1984. Id., A Midsummer Night’s Dream, II. 1. 123-134.

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Comme l’écrit M. Hendricks, « in Shakespeare’s “poetic geography”, India becomes the commodified space of a racialized feminine eroticism that […] paradoxically excited and threatened the masculinity of European travelers »24. La formule évoque déjà en filigrane l’Égypte de Cléopâtre qui exerce sur Marc Antoine un effet analogue. L’Inde est encore associée à la perle, lorsque Troilus imagine Cressida en bijou exotique, « Her bed is India ; there she lies, a pearl »25, ainsi qu’à la fin d’Othello, lorsque le Maure décrit son geste tragique en évoquant « […] one whose hand, / Like the base Indian, threw a pearl away, / Richer than all his tribe »26. Le sourire de Malvolio, nouveauté totalement exotique sur le visage fermé de l’arrogant et austère Puritain, est comparé par Maria à la nouvelle carte enrichie par la localisation des Indes : He does smile his face into more lines than is in the new map with the augmentation of the Indies27.

Le lointain exotique, synonyme d’étrangeté et de mystère, associe donc la richesse et le plaisir tout en assurant une spatialisation du contenu narratif dans ce qu’il a de plus fictif et fabuleux. C’est même là le mode discursif qui caractérise Othello dont S. Greenblatt a bien montré qu’il est tout entier défini par l’espace et le genre de récits directement issus des Voyages de Mandeville ou du Livre des merveilles de Marco Polo28. Le récit que le Maure fait de sa vie nomade et dangereuse est en effet émaillé de vignettes empruntées aux enluminures médiévales et aux cartes de l’époque : Wherein of antres vast and deserts idle Rough quarries, rocks and hills whose heads touch heaven It was my hint to speak […] And of the cannibals that each other eat, The Anthropophagi, and men whose heads Do grow beneath their shoulders […]29.

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M. Hendricks, « Obscured by dreams ? Race, empire and Shakespeare’s A Midsummer Night’s Dream », Shakespearre Quarterly, 47 (Spring 1996), Nb 1, p. 53. W. Shakespeare, Troilus and Cressida, I. 1. 96. Id., Othello, V. 2. 344-346, éd. E. A. J. Honigmann, Walton-On-Thames, Thomas Nelson and Sons Ltd (The Arden Shakespeare), 1997. Id., Twelfth Night, III. 2. 73-74. S. Greenblatt, Renaissance Self-Fashioning, Chicago, London, Chicago University Press, 1980, p. 237-238. W. Shakespeare, Othello, I. 3. 141-146.

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La Carte du Tendre fait place à une chorographie du monstrueux marquée par le gigantisme, l’appétit, le déplacement vertical. Othello manie savamment l’inquiétante étrangeté et les plaisirs de la peur pour faire frissonner la jeune fille et la captiver par des sensations qui sont déjà celles du futur roman gothique. Par un curieux mimétisme, l’oreille de Desdémone cannibalise le récit du Maure tout en opérant un déplacement du visage de son interlocuteur, ainsi indirectement assimilé à un Blemmye, l’un de ces monstres situés dans les marges de la carte et qui avaient la tête sous les épaules, lorsqu’elle s’exclame un peu plus loin « I saw Othello’s visage in his mind » (I. 3. 253). La voix de l’enchanteur dématérialise et déterritorialise ainsi le locuteur qui semble se confondre, comme par surimpression, avec la carte des pays fabuleux qu’il évoque. Dans un registre assez différent, mais qui utilise aussi l’imaginaire topographique pour l’associer à l’idée de plaisir, on peut dire que le Nil et ses inondations périodiques joue pour Cléopâtre, qui est directement liée à ses fluctuations cycliques comme à ses ondulations serpentines, une fonction de marqueur cartographique du plaisir. L’idée de la variété imprévisible, de l’excès et de l’effacement des repères sont les caractéristiques du principe de plaisir qui l’emporte à Alexandrie sur le sens du devoir et sur la vertu, pierres angulaires de la romanitas incarnée par Octave. L’Égypte, où prévalent le mode asiatique et le discours de type féminin, devient pour Marc Antoine, le pôle, le point cardinal du plaisir, comme lorsqu’il déclare, en se tournant vers Cléopâtre, « Here is my space »30, ou quand il affirme, « I’th’East my pleasure lies »31. Le Nil est à la fois l’agent du foisonnement, avec la génération spontanée de vers et de crocodiles dans ses boues putrides, de la volupté ainsi que de la mort avec les sables mouvants où l’on s’enlise… Le plaisir mortifère du poison de l’aspic en est l’émanation emblématique32. Le Nil, c’est le rien (nihil). En Égypte, la carte du plaisir est une carte blanche, ou noire, comme on voudra, mais c’est d’abord un non-lieu. Le Nil déborde et dissout (voir les deux exclamations symétriques de « Let Rome in Tiber melt » et de « Melt

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W. Shakespeare, Antony and Cleopatra, I. 1. 36 Id., Antony and Cleopatra, II. 3. 40. Voir à ce propos l’analyse de J. Gillies, op. cit., p. 121-122 : « […] we realize that the crocodile is Cleopatra’s heraldic beast […]. Not unlike the crocodile, Cleopatra is here […] unsearchable in her difference. She is ancient, black, sun-burned, reptilian, intoxicated with her own poison : a Herodotean blend of the monstrous and the marvellous that resists language and category […] ».

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Egypt into Nile »)33, comme Antoine en fera indirectement la remarque au soir de sa vie : That which is now a horse, even with a thought, The rack dislimns and makes it indistinct As water is in water […]34.

Le Nil est un fleuve à l’hydrographie mystérieuse, dont on ne connaît pas les sources et dont le lit semble parfois se confondre avec celui des fleuves des Enfers en tant que lieu de l’oubli (le Léthé, qui est mentionné à plusieurs reprises dans la pièce). Dans un mouvement semblable, c’est à partir de cette carte infernale que Troilus imaginera les contours du plaisir : Pandarus Have you seen my cousin ? Troilus No, Pandarus. I stalk about her door Like a strange soul upon the Stygian banks Staying for waftage. O, be thou my Charon, And give me swift transportance to those fields Where I may wallow in the lily-beds Proposed for the deserver ! […] I am giddy ; expectation whirls me round. Th’imaginary relish is so sweet That it enchants my sense. What will it be, When that the wat’ry palates taste indeed Love’s thrice-reputed nectar ? Death, I fear me, Swooning destruction, or some joy too fine, Too subtle-potent, turned too sharp in sweetness, For the capacity of my ruder powers. I fear it much, and I do fear besides That I shall lose distinction in my joys, As doth a battle, when they charge on heaps The enemy flying […]35.

De même qu’Antoine imagine la mort comme une forme d’effacement de l’identité qui rend les lignes indistinctes, Troilus a peur que la « petite mort » ne le conduise à se dissoudre dans la volupté et n’efface ainsi les repères comme

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W. Shakespeare, Antony and Cleopatra, I .1. 35 et II. 5. 79. Ibid., IV. 14. 9-11. Id., Troilus and Cressida, III. 2. 6-27, éd. D. Bevington, Walton-On-Thames, Thomas Nelson and Sons Ltd (The Arden Shakespeare), 1998.

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les frontières. Le plaisir apparaît comme un trajet initiatique où il convient de se choisir un guide, Pandare érotique ou Hermès psychopompe, qui vous accompagne dans le « no man’s land » de l’au-delà.

La cartographie des enfers : le waist land shakespearien Dans Doctor Faustus, Marlowe, par la voix de Méphistophélès, définit une nouvelle topographie de l’enfer, lequel n’est plus désormais circonscrit dans un lieu, généralement conçu comme souterrain, mais qui est à la fois partout et nulle part : Faustus First I will question thee about hell. Tell me, where is the place that men call hell ? […] Mephistopheles Within the bowels of these elements, Where we are tortured and remain for ever. Hell hath no limits, nor is circumscribed In one self place, but where we are is hell, And where hell is there must we ever be. And to be short, when all the world dissolves, And every creature shall be purified, All places shall be hell that is not heaven36.

Contrairement à cette vision moderne qui refuse toute localisation, Faust pense le monde en termes encore très traditionnels de cercles concentriques dont le cœur se situerait à Wittenberg : I’ll have them [spirits] wall all Germany with brass And make swift Rhine circle fair Wittenberg37.

À la base de tout cela se trouve le cercle magique avec ses formules anagrammatiques qui va permettre au savant « endiablé » de parcourir l’espace et même de remonter le temps. Dans Hamlet, l’au-delà de la mort est appelé « the undiscovered country » et sa cartographie est laissée aussi vague que celle des « country matters »38 à laquelle le Prince fait allusion dans une posture à la fois obscène et provocatrice face à Ophélie. C’est que, désormais, 36

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C. Marlowe, Le Docteur Faust, II. 1. 117-28, trad. F. Laroque, J.-P. Villquin, présentation par F. Laroque, Paris, GF Flammarion, 1997. Ibid., I. 1. 89-90. W. Shakespeare, Hamlet, III. 1. 80 et III. 2. 108, éd. G. R. Hibbard, Oxford, Oxford University Press (The Oxford Shakespeare), 1994.

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les enfers antiques se sont sécularisés et sont devenus l’une des métaphores courantes de l’accès au plaisir, ce « O » du féminin qui obsède et inquiète l’imaginaire masculin dans les Sonnets comme dans nombre de pièces. On sait en effet que Shakespeare, au début du sonnet 129, définit le  plaisir (lust) comme « Th’expense of spirit in a waste of shame », paysage anthropomorphe qu’il faut aussi lire comme « a waist of shame ». Le poème se conclut d’ailleurs sur cette plaie du plaisir qui se confond avec ce que Courbet a nommé « l’origine du monde » : A bliss in proof, and proved, a very woe, Before, a joy proposed, behind, a dream. All this the world well knows, yet none knows well To shun the heaven that leads men to this hell.

Le poème ne fait que transposer l’itinéraire faustien en l’appliquant à la sexualité, faisant de la route censée mener au paradis la porte de l’enfer. Le cercle magique est devenu un cercle vicieux qui se confond avec la bouche d’Enfer des anciennes Moralités. Othello, le roi Lear, Edgar sont tous tour à tour hantés par cette vision misogyne et pervertie de l’ancienne carte du plaisir : Othello […] O thou public commoner ! […] Heaven stops the nose at it, and the moon winks, The bawdy wind that kisses all it meets Is hushed within the hollow mine of earth And will not hear’t […]. You! Mistress ! That have the office opposite to Saint Peter And keep the gates of hell […]. We have done our course, there’s money for your pains […]39.

On trouve chez Lear une même misogynie, un même rejet et dégoût un peu hystérique à l’endroit du sexe de la femme quand il s’exclame : Down from the waist they are centaurs, though women all above. But to the girdle do the gods inherit, beneath is all the fiend’s  : there’s hell, there’s darkness, there is the sulphurous pit, burning, scalding, stench, consumption ! Fie, fie, fie ! Pah, pah […]40.

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W. Shakespeare, Othello, IV. 2. 74-95. Id., King Lear, IV. 6. 121-125.

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Edgar, quant à lui, après avoir découvert le contenu de la lettre que Goneril a adressée à Edmund s’exclamera : « O indistinguished space of woman’s will »41. La confusion dont Troilus et Marc Antoine faisaient état à propos du plaisir et de la mort anticipés se retrouve ici identifiée, localisée sur la carte d’un sexe féminin devenu blason infernal, lieu, autant qu’appétit, illimité. Dans cette intériorisation du monde, où le code et la carte du sacré vont servir à décrire une liturgie profane, voire profanée, le plaisir devient un pèlerinage impossible vers le sanctuaire d’une sainte où le baiser ne scelle plus que la perte de  l’âme et la damnation. Dès lors l’ironie est cinglante et le ton quasi désespéré : Whoeer hath her wish, thou hast thy Will, And Will to boot, and Will in overplus ; More than enough am I that vex thee still, To thy sweet will making addition thus. Will thou, whose will is large and spacious, Not once vouchsafe to hide my will in thine42 ?

Il ne s’agit pas seulement d’une désacralisation de la femme pétrarquisée mais d’une diabolisation du féminin, désormais identifié à un terrain vague, à une carte sans repères. Cette cartographie d’un monde à l’envers et d’un plaisir perverti voit le monde vert des comédies vitriolé par les acides de la pastorale noire. Les plaisirs sont aussi délétères que ceux d’un Richard III appelant de  ses  vœux l’apocalypse et s’apprêtant à bondir joyeusement en enfer  : « March on ! Join bravely. Let us to it pell-mell / If not to Heaven, then hand in hand to hell ! »43. Plus troublant est le baiser explosif du feu et de la poudre dans Romeo and Juliet 44 ou encore l’apothéose lumineuse du désir dans l’image stellaire où Juliette condense le frisson d’une jouissance anticipée et où la cartographie céleste sert à traduire la fusion des contraires :

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W. Shakespeare, IV. 6. 266. Id., Sonnet CXXXV. Id., King Richard III, V. 3. 313-314, éd. A. Hammond, Walton-On-Thames, Thomas Nelson and Sons Ltd (The Arden Shakespeare), 1981. Id., Romeo and Juliet, II. 6. 9-11, éd B.Gibbons, London, New York, Methuen (The Arden Shakespeare), 1980. Friar Laurence These violent delights have violent ends And in their triumph die, like fire and powder, Which as they kiss consume […].

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Come gentle night, come loving black-brow’d night, Give me my Romeo ; and when I shall die Take him and cut him out in little stars, And he will make the face of heaven so fine That all the world will be in love with night, And pay no worship to the garish sun45.

Il est donc ironique que l’un des deux « star-cross’d lovers » imagine la jouissance en termes de petites étoiles, comme si cette pulvérisation sous forme de voie lactée, expression d’un sentiment de triomphe et de jubilation secrète, pouvait apporter la moindre réponse à l’impasse et à l’impuissance qui prennent dans la pièce l’allure du cours irréversible du destin46. Les chemins du plaisir shakespearien sont des chemins qui ne mènent nullle part, puisque aussi bien aucune carte, marine, terrestre ou même céleste, ne semble à même de les baliser… Ainsi, la géographie shakespearienne du plaisir commence par faire affleurer le corps sous la forêt ou le paysage, comme dans l’optique amusante ou les perspectives dépravées chères aux artistes maniéristes. Mais, derrière ces cartes heureuses du plaisir, se dissimule la face céleste ou la bouche de l’Enfer, l’itinéraire mouvementé de la jouissance moderne menant à l’une ou à l’autre, voire à l’une et à l’autre. Le « wooden O » du Globe, avec sa propre localisation du ciel et de l’enfer, reprenait les configurations de cette cosmographie imaginaire du plaisir. En un sens, la scène qui avance jusqu’au milieu du parterre perpendiculairement au plateau arrière paraît bien correspondre à ces cartes primitives en TO, formant ainsi un axe primordial ou une structure archétypale sur laquelle venaient s’articuler les images du texte. Il y aurait donc un hiatus entre l’espace, où se déroule la représentation, et les figurations textuelles de la carte. Or, c’est précisément dans cette béance que se faufile l’imaginaire du plaisir. De même qu’Othello, imprégné par l’ancienne cartographie qui structure sa rhétorique comme sa vision érotique, se trouve dérouté face au système empirique et relativement complexe que s’est forgé Iago, le spectateur non cultivé se voyait confronté à des énigmes ou à des dilemmes qui ne pouvaient que contribuer à rendre le spectacle plus fascinant encore. Si nous sommes ici loin du « plaisir 45 46

W. Shakespeare, Romeo and Juliet, III. 2. 20-25 ; c’est moi qui souligne. Voir sur ce point mon article, « Roméo et Juliette : entre violence et jouissance », Silène, revue en ligne de littérature comparée de Paris X-Nanterre, http://www.revue-silene. com/f/index.php?sp=liv&livre_id=88.

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du texte » cher à R. Barthes, plaisir solitaire qui se déroule en chambre dans le cadre cossu et tranquille d’une grille de codes et d’un jeu de déchiffrage, nous approchons de quelque chose qui ressemble à la fascination du texte, placés que nous sommes dans la position de Desdémone face aux contes cruels et merveilleux du Maure. Shakespeare joue à superposer une scène primitive ou archaïque sur une cartographie complexe, voire sophistiquée, de sorte qu’une logique de la perte (celle de l’inconscient) vient contredire la logique de surface (la quête de repères ou de refuges). Le trouble qu’il se plaît à introduire en superposant ces deux cartes se retrouve par exemple dans la tension vibratoire reliant les deux faces de ce mot Janus, ce fameux « nothing » qui, on le sait, se prononçait alors « noting ». Ainsi, le plaisir chez Shakespeare brouille et même brûle les cartes et, par delà la fugacité du moment présent, il semble donc ne pouvoir s’affirmer que dans la voix d’outre tombe, reliant ainsi de façon magique ou conjuratoire le souffle de l’acteur, la voix du spectre, l’imaginaire de la fable ou le silence de l’épitaphe : When I, perhaps, compounded am with clay Do not so much as my poor name rehearse […]47.

Si, dans le monde secret des Sonnets, redire ou répéter c’est enterrer à nouveau (« re-hearse »), on n’oubliera pas qu’au théâtre il en va bien différemment puiqu’on y célèbre le plaisir renouvellé de l’audition et les mystères exaltants de l’acoustique : I never heard So musical a discord, such sweet thunder […]48.

Il n’y a plus de cartes, ni de repères dans cette flamboyante constellation sonore qui, à l’image d’Hippolyta qui l’évoque, embrase l’imagination du spectateur (« O, for a Muse of fire »)49 dans la fulguration, et non plus simplement dans la figuration, d’un plaisir sans limites.

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W. Shakespeare, Sonnet LXXI. Id., A Midsummer Night’s Dream, IV. 1. 116-117. Id., Henry V, Chœur, v. 1.

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Fig. 1 : P. Apain, La Cosmographie, Anvers, Bonte, 1544, Ière partie, chap. I, « Geographie, Corographie et la similitude d‘icelles »

Fig. 2 : M. Drayton, Poly-Olbion, London, Printed by H. Lownes for M. Lownes, J. Browne, J. Helme & J. Busbie, 1612, chant XIII, Comté de Warwickshire

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Fig. 3 : M. Drayton, Poly-Olbion, op. cit., Frontispice

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Fig. 4 : A. Kircher, Ars magna lucis et umbræ, Roma, Scheus, 1646, Campus anthropomorphus du jardin romain du cardinal Montalti (c. 1590)

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Fig. 5 : T. de Bry, Americæ pars VIII, Francfort, sumptibus T. de Bry viduae et filiorum, 1599, rééd. Francfort, Kempfferi, 1625

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Épicure, l’épicurisme et la philosophie du plaisir d’après l’Epicureus d’Érasme —◆— Jean-Claude Margolin

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omme la plupart des philosophes de l’Antiquité grecque, Épicure a fait l’objet, au cours de sa vie posthume, d’interprétations non seulement variées, mais parfois franchement opposées. Si les principaux éléments de sa vie (342/341-271/270 av. J.-C.) nous sont connus par Diogène Laërce1 et s’ils ne posent généralement aucun problème, il n’en est pas de même pour  sa  pensée. Il faut ajouter que certains des textes qu’on lui attribue, comme la Lettre à Pythoclès, ont parfois été mis en question2 et surtout que la plupart des écrits du philosophe de Samos ont été perdus3, puisqu’on ne peut véritablement s’appuyer que sur la Lettre à Hérodote 4, la Lettre à Ménécée5,

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Son catalogue (X, 27-28), largement sélectif, ne retient que les « meilleurs ouvrages » (du moins tels que les a jugés son biographe !). Cette Lettre figure cependant dans toutes les éditions et les traductions d’Épicure : voir notamment l’édition de H. Usener des Epicurea, Leipzig, Teubner, 1887), qui sert toujours d’édition princeps ; celle de E. Bignone, Epicuro, Opere, Frammenti, Testimonianze (Bari, Laterza e figli, 1919) ; celle de C. Diani, Epicuri Ethica (Firenze, Sansoni, 1946) ; celle de G. Arrighetti, Epicuro, Opere, Torino, Einaudi, 2e éd., 1973 ; J. Bollack, A. Laks, Épicure à Pythoclès, Villeneuve-d’Ascq, Publications de l’Université de Lille III, Paris, Maison des sciences de l’homme, 1978. Sur la cosmologie et les phénomènes météorologiques, voir Cahiers de Philologie, 3, Lille, 1978 ; M. Capasso, Trattato etico epicure, Napoli, Giannini, 1982 ; M. Conche, Épicure, Lettres et Maximes , éd. et trad. fr., Paris, PUF, 1987, p. 189-213. Diogène Laërce, soulignant sa prolixité, fait référence à environ «  trois cents rouleaux ». Dans l’édition bilingue de M. Conche, p. 97-125 ; et notes sur cette Lettre, p. 127-187. Ibid., p. 215-227.

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auxquelles on ajoute un recueil de Sentences et de Maximes6 que nous ne connaissons que par des traditions indirectes, et des découvertes, plus ou moins récentes7. D’autre part, un écrivain comme Plutarque, qui combattait l’épicurisme (il nous a laissé trois traités anti-épicuriens) n’est peut-être pas le témoin le plus fiable de la pensée du philosophe, que semble avoir comprise avec beaucoup plus de justesse, et même une certaine sympathie intellectuelle l’auteur latin des Tusculanes et du De finibus8. Il faudrait mentionner également Sénèque le philosophe, qui, malgré son engagement aux côtés des stoïciens, est doté d’un esprit suffisamment large pour rendre hommage à Épicure et à ses maximes, qu’il considère d’ailleurs comme parfaitement compatibles avec les siennes propres9. Cette combinaison paradoxale d’ascétisme et d’hédonisme, qui constitue le nerf de l’éthique épicurienne, a été fort bien illustrée par la description sénécaine du jardin d’Épicure10. Pour compléter notre connaissance de la doctrine épicurienne, nous disposons enfin de fragments papyrologiques d’un traité, qui fut sans doute l’œuvre principale d’Épicure, intitulé Sur la nature (Peri; fusewı)11, et dans lequel ont dû être exposés de manière explicite (et authentique) les thèmes majeurs de sa pensée. Sans doute pouvons-nous encore nous reporter au grand poème de Lucrèce, mais nous ne sommes pas sûrs que l’enthousiasme communicatif de l’auteur du De natura rerum (dont le titre a voulu être une réplique de celui d’Épicure)

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Éd. M. Conche, op. cit., « Maximes capitales », p. 229-245 ; « Sentences vaticanes » [en provenance d’un ms. du Vatican du XIVe siècle, cod. Vaticanus gr. 1950], p. 247- 269. Comme celle de K. Wottke, en 1888, qui découvrit quatre-vingt-une maximes d’Épicure dans le manuscrit cité à la note précédente. En dehors de ces deux dialogues éthico-métaphysiques, dans lesquels les écrits et la pensée d’Épicure sont abondamment évoqués et commentés, voir notamment le De natura deorum, qui suit immédiatement les Tusculanes, et dans lequel Cicéron a institué C. Velleius porte-parole de l’épicurisme. Mais il est vrai qu’en instaurant des discussions, parfois vives, entre les diverses écoles philosophiques (épicuriens, stoïciens, mégariques, académiciens), l’auteur latin se montre discret quant à l’expression de sa propre pensée. Epistulæ, II, 5-6 ; VIII, 8 ; XXI, 10 ; XXVIII, 9 ; De vita beata XII, 4 ; XIII, 2. Il avait notamment reconnu que la doctrine épicurienne du plaisir, loin de vouloir stimuler les appétits afin de désirer toujours davantage, apprenait tout au contraire à restreindre ses désirs afin de pouvoir les satisfaire avec le moins de trouble possible. Epistulæ, XXI, 10 ; Diogène Laërce, Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, X, 138. Voir à ce sujet l’ouvrage cité de M. Conche.

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n’ait pas tendance, à l’inverse des traités de Plutarque, à héroïser12 le penseur dont il se recommande dans son poème. D’autre part, à propos du thème qui doit nous retenir aujourd’hui, celui du plaisir (ou des plaisirs), la confrontation des textes canoniques d’Épicure avec ceux de son principal disciple et laudateur latin13 fait ressortir d’assez profondes différences, qui expliquent par ailleurs la réputation ambivalente du philosophe matérialiste grec. Tous deux, certes, font du plaisir (hJdonhv, voluptas) « le commencement et la fin » de la vie heureuse (eujdaimoniva, vita beata), tous deux considèrent et affirment que le plaisir est, de par sa nature propre, un bien, mais que tout plaisir ne doit pas être nécessairement recherché, de même que toute douleur ne doit pas être évitée à tout prix14. Mais l’éloge du plaisir sexuel prend un accent assez différent chez Épicure et chez Lucrèce, même si leurs conclusions finissent par se rejoindre, et s’ils sont d’accord pour reconnaître dans le plaisir sexuel un plaisir ambigu, ou impur. Chacun connaît les vers célèbres du Livre IV (v. 1063-1170) du De natura rerum, et notamment la peinture réaliste et, si je puis dire, d’une grande modernité, du désir amoureux en action, de ce désir dans lequel volupté et souffrance sont étroitement mêlées, assouvissement et obstacle à un assouvissement durable (l’intensité du plaisir et la durée étant d’ailleurs exclusives l’une de l’autre15), sans oublier cette composante sadique, inséparable du désir de possession. Il dépeint « ces amants forcenés dont les ardeurs flottantes ne savent pas même, dans l’ivresse de la jouissance, sur quel charme fixer d’abord leurs mains et leurs regards ; ils serrent avec fureur l’objet de leur désir ; ils le blessent ; leurs dents mêmes impriment souvent sur ses lèvres des baisers douloureux. C’est que leur plaisir n’est pas pur ; c’est qu’ils sont animés par des

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On dirait volontiers diviniser, si ces deux philosophes matérialistes et atomistes n’avaient pas pulvérisé la croyance à l’existence des dieux et surtout la crainte que ceux-ci inspirent aux mortels. Voir, par exemple, l’éloge d’Épicure, au début du Livre III du De natura rerum : « Ô toi, l’ornement de la Grèce, qui le premier portas la lumière au milieu des ténèbres pour éclairer l’homme sur ses vrais intérêts, je suis tes pas, j’ose marcher sur tes traces, mais comme ton disciple et non pas comme ton rival […]. Ô mon père, ô génie créateur ! Quelles sages leçons tu donnes à tes enfants […] », v. 1-10, trad. J. Brun, Épicure et les épicuriens, textes choisis, Paris, PUF, 1978, p. 13 Développement, notamment, dans la Lettre à Ménécée. « […] L’amour est une plaie qui s’envenime et s’aigrit quand on l’entretient. C’est une frénésie qui s’accroît, une maladie qui s’aggrave de jour en jour, si par de nouvelles blessures, on ne fait diversion à la première, si l’on n’étouffe le mal dans son origine, en variant ses plaisirs […] ».

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aiguillons secrets contre l’objet vague d’où leur est venue cette frénésie. Mais Vénus amortit la douleur au sein du plaisir, et répand sur les blessures le baume de la volupté […] »16. Toutefois, et en dépit de la spécificité du désir sexuel « inextinguible » et de la possession amoureuse par rapport à d’autres désirs naturels, comme la faim et la soif qui s’apaisent et disparaissent, une fois le besoin assouvi, Lucrèce reconnaît, dans sa peinture réaliste de l’acte sexuel, que « la violence de la passion ne trouve aucun moyen de triompher de son mal, et les amants sont consumés d’une blessure inconnue […]»17. Épicure est beaucoup plus sobre dans les allusions qu’il fait aux plaisirs de l’amour (il emploie assez peu le terme grec adéquat d’ejrw¿ı), insistant surtout sur la vanité de l’imagination amoureuse, et opposant aux désirs naturels et nécessaires ceux qui (comme l’amour charnel, à ses yeux) sont naturels, à défaut d’être nécessaires. Nous lisons, dans la Lettre à Ménécée : Quand nous disons que le plaisir est la fin, nous ne parlons pas des plaisirs des gens dissolus et de ceux qui résident dans la jouissance, comme le croient certains qui ignorent la doctrine, ou ne lui donnent pas leur accord ou l’interprètent mal, mais du fait, pour le corps, de ne pas souffrir, pour l’âme de n’être pas troublée18. Car ni les beuveries et les festins continuels, ni la jouissance des garçons et des femmes, ni celle des poissons et de tous les autres mets que porte une table somptueuse, n’engendrent la vie heureuse19, mais le raisonnement sobre cherchant les causes de tout choix et de tout refus, et chassant les opinions par lesquelles le trouble le plus grand s’empare des âmes […]20.

On connaît ses principales recommandations, positives et négatives, concernant la recherche du plaisir : il faut se suffire à soi-même et se contenter de peu, en recherchant « tout ce qui est naturel »21, et en fuyant « tout ce qui est vain et difficile à obtenir »22. « Les mets simples, écrit-il encore, donnent un plaisir égal à celui d’un régime somptueux23, une fois supprimée toute

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Trad. J. Brun, op. cit., p. 157. Ibid., p. 158 . Point capital chez les épicuriens, qui s’accordent parfaitement avec les stoïciens : le trouble (ou ajtaraxiva), est un mal qu’il faut combattre par tous les moyens. Épicure définit l’ataraxie à la fin de sa Lettre à Hérodote. Voir Cicéron, Tusculanes, II, 7-127. Le grec utilise l’expression to;n hJdu;n bivon, montrant par là une parfaite coïncidence entre le plaisir (mais pas n’importe lequel !) et le bonheur. Éd. et trad. M. Conche, op. cit., p. 223-225. Le plaisir est toujours lié à la nature : il est suvmfuton (Lettre à Ménécée, 130). Lettre à Ménécée, 131, éd. et trad. M. Conche, op. cit., p. 223. Cf. Maximes XV, XXI, et Lucrèce, De natura rerum, V, 1119. Cf. Cicéron, De Finibus, II, 28, 90, qui reprend cet exemple.

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la douleur qui vient du besoin ». D’où l’éloge de la sagesse, ou plutôt de la prudence (ainsi doit-on rendre le concept de frovnhsiı), dont il affirme qu’elle est « plus précieuse même que la philosophie ». D’où cette identification pratique du plaisir avec la vertu (ou les vertus), celles-ci n’étant d’ailleurs pas prisées pour leur fin morale, mais en tant que moyens dictés par la nature pour assurer à l’individu une vie heureuse ou agréable (to; zh¿n hJdevwı). Position qui ne pouvait d’ailleurs pas convenir à un Sénèque, en dépit de la sympathie qu’il manifestait pour la plupart des thèses épicuriennes, ainsi que nous l’avons rappelé plus haut. Il est inutile de multiplier les textes d’Épicure par lesquels sa morale, déduite d’ailleurs de sa conception atomistique de l’univers et de son matérialisme conquérant, négateur de toutes les craintes fondées sur de vaines représentations ou sur de simples opinions24 (comme celle de la mort et d’un chimérique au-delà) est fondée sur la fuite (autant que faire se peut) de la douleur sous ses diverses formes (souffrances physiques ou morales), ou du moins sur une certaine capacité de distanciation par rapport à elle25. Des diverses écoles philosophiques de l’Antiquité gréco-latine (les Latins n’ayant fait le plus souvent qu’acclimater les différents courants de la pensée grecque à leur ingenium), l’épicurisme est assurément la plus décriée (et partant, la moins influente) tout au long du Moyen Âge, et même à la Renaissance. Sur ce point convergent les jugements de presque tous les spécialistes, G. Radetti26, D. C. Allen27, P. O. Kristeller28, E. Garin 29, M. R. Pagnoni30. Même un auteur aussi respectable que Martianus Capella, écrivait dans son célèbre ouvrage De nuptiis Philologiæ et Mercurii (II, 213) : « Épicure mêlait les roses

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Le terme grec et platonicien de do xv ai. C’est pourquoi le sage, dans la maladie, oppose souvent le rire aux excès de souffrance qu’il endure (cf. Plutarque, Non posse suaviter vivi secundum Epicurum, 1088 b-c). G. Radetti, « L’epicureismo italiano negli ultimi secoli del medioevo », Rivista di filosofia scientifica, 8, 1889, p. 552-563. D. C. Allen, « The rehabilitation of Epicurus and his theory of pleasure in the early Renaissance », Studies in Philology, 41, 1944, p. 1-15. P. O. Kristeller, Renaissance Thought, II, Papers on Humanism and the Arts, New York, Harper and Row, 1965. E. Garin, « Ricerche sull’epicureismo del Quatttrocento », in Epicurea in memoriam Hectoris Bignone, Genova, Istituto di filologia classica, p. 217-237. M. R. Pagnoni, « Prime note sulla tradizione medievale ed umanistica di Epicuro », Annali della Scuola normale superiore di Pisa, Classe di lettere e filosofia , s. III, IV , 1974, p. 1443-1477.

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aux violettes, et portait avec lui les séductions de toutes les voluptés ». Et Isidore de Séville, dans ses Etymologiæ (VIII, 6, 15) définissait ainsi les épicuriens : « Les épicuriens (Epicurei) sont appelés ainsi du nom d’un certain philosophe Épicure31 amateur de néant32, […] se roulant en quelque sorte dans la fange charnelle (in cæno carnali), identifiant le bien suprême (summum bonum) à la volupté corporelle […] ». Ou encore, ce jugement péremptoire de Jean de Salisbury : « Épicure n’aime rien, en dehors de ce qu’il immole au ventre et à Vénus […] »33. Même l’empereur Julien, celui auquel l’Église a infligé le surnom d’Apostat, n’a pas souhaité, dans son programme de réforme politico-philosophico-religieuse tendant à rétablir les cultes païens, redonner quelque lustre à l’épicurisme. N’écrivait-il pas au grand prêtre d’Asie, Théodore : « Fermons tout accès aux traités d’Épicure ainsi qu’à ceux de Pyrrhon »34 ? Et il ajoutait, non sans ironie : « Déjà, il est vrai, un bienfait des  dieux a détruit leurs ouvrages au point que la plupart ont disparu. Rien n’empêche cependant de les mentionner ici à titre d’exemple, et pour préciser quel genre de discours les prêtres doivent avant tout exclure »35. Rappelons enfin (mais la liste pourrait très facilement s’allonger) que Dante, au Xe Chant de l’Enfer, rangeait Épicure parmi les hérésiarques, avec « tous ceux qui enseignent que l’âme meurt avec le corps ». Notons toutefois que, dans son article pionnier, D. C. Allen a touché un mot de la thèse que je vais aborder, sur le retournement opéré par  des  humanistes tels que Lorenzo Valla36, Thomas More37 et Érasme dont le colloque de l’Épicurien38 marque l’avancée la plus spectaculaire. C’est précisément la théorie épicurienne du plaisir qui soulevait dans l’Europe chrétienne du Moyen Âge et de la Renaissance la plus grande hostilité. 31 32

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Noter le « quodam philosopho ». Je rends ainsi le latin vanitatis, qui signifie aussi frivolités, choses insignifiantes et inutiles. On peut penser aussi à ces tableaux, généralement illustrés par un crâne avec quelques accessoires, et intitulés « Vanités ». « The Entheticus : A Critical Text », éd. R. E. Pepin, Traditio, 31, p. 127-193. Cf. J. Bidez, L’empereur Julien. Lettres, 2e éd., Paris, Les Belles Lettres, 1960, p. 169 (15-20). Également, du même : « L’évolution de la politique de l’empereur Julien en matière religieuse », Bulletin de l’Académie royale de Belgique, Classe des Lettres 7, Bruxelles, 1914, p. 438. Texte cité par H. D. Saffrey, Humanisme et Imagerie aux XVe et XVIe siècles. Études iconologiques et bibliographiques, Paris, Vrin, « De Pétrarque à Descartes » LXXII, 2003, p. 254. Dans le De voluptate ac vero bono (1451). Dans sa célèbre Utopie de 1516. Voir plus loin, la note 49.

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Non pas tant le plaisir en lui-même, mais l’identification du plaisir avec le bonheur, et, pire encore, avec le souverain bien. Sans porter attention à des textes que la plupart des commentateurs médiévaux et renaissants ne connaissaient pratiquement pas, compte tenu de la rareté, et même de l’absence de documents épicuriens authentiques (dont la transmission ne se fera que plus tard) ainsi que de leur ignorance du grec, ces détracteurs du philosophe de Samos se fondaient à la fois sur sa négation de la Providence et de l’immortalité de l’âme (destinée, de par son caractère corporel, à disparaître avec la dissolution du corps à l’expiration de la vie), et sur une assimilation totalement erronée (sinon systématiquement faussée) du plaisir (ou des plaisirs) avec l’expérience d’une sensualité dévoyée, d’une débauche forcenée et illimitée, qu’il s’agisse des plaisirs de la bouche et du ventre ou de ceux du sexe39. Confondant la doctrine d’Épicure avec celle des cyrénaïques ou des cyniques, ils étaient plus sensibles à la médiocre vulgate inspirée d’un malheureux vers d’Horace40 sur le « pourceau d’Épicure » ou aux imprécations de prédicateurs faussement érudits, montrant du doigt ceux que de meilleurs érudits, mais non moins sectaires et polémiqueurs, de la fin du XVIe siècle et du début du XVIIe, confondront avec les libertins, « lucianistes »41 et autres athéistes42. Quant aux médiocres (mais si nombreux) dénigreurs d’Épicure et des prétendus épicuriens, un texte assez peu connu d’un certain Antoine Leroy43, auteur de Rabelæsiana elogia, exprime assez bien le niveau affligeant de leurs attaques. Il s’agit de Rabelais, assimilé à l’épicurien type, d’après le témoignage d’une lettre d’un certain Martial Roger de Limoges, citée par Leroy, dont il aurait 39

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Ces détracteurs seraient d’ailleurs dans l’incapacité de citer une seule maxime d’Épicure allant dans le sens de leurs extravagantes calomnies : c’est bien tout le contraire que nous lisons dans ses Lettres, comme dans ses Maximes capitales. Voir à ce propos le poème latin (In quemdam irreligiosum Luciani sectatorem) de Visagier, qui transcrit dans ses propres vers quelques vers d’Horace, contribuant à accréditer cette rumeur du « pourceau d’Épicure » : « […] Tulit se esse Epicurios sequutum et Porcum de grege sordido fuisse […] », f° 10. Voir notamment C. Lauvergnat Gaignière, Lucien de Samosate et le lucianisme en France au XVIe siècle. Athéisme et polémique, Genève, Droz, 1988. On peut évoquer, entre autres, côté protestant, un homme comme Philippe Du Plessis Mornay, et côté catholique, le Père Marin Mersenne, dans ses attaques contre Giordano Bruno et ceux que René Pintard a appelés les « libertins érudits » de la première moitié du XVIIe siècle. Il faut reconnaître, à la décharge de ces grands esprits, que leurs attaques contre la doctrine d’Épicure ne visent pas son prétendu éloge de la débauche et de la goinfrerie, mais les idées philosophiques qui aboutissent à la négation d’une Providence divine, de la création du monde ex nihilo, de la corporéité et de la mortalité de l’âme. Cité par C. Lauvergnat, op. cit., p. 156.

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eu connaissance chez l’un de ses amis44. Ce Martial Roger fait allusion à deux livres, « sortis du cerveau d’un fou », dont l’attribution serait rapportée à Rabelais, et dans lesquels le vingtième jour du mois45 était considéré comme l’anniversaire d’Épicure, d’où sa célébration bien arrosée par ses nombreux adeptes. Mais il y a mieux. Dans les Épithètes (1571) de Maurice de La Porte, dictionnaire des synonymes où la satire se donne la part belle, on peut lire, à l’article « Rabelais »46 : « Facéteux, mordant, utile-doux, raillard, second Épicure, gausseur ou gaudisseur, Lucian françois, docte gabeur, ventre épicurien, plaisant mocqueur, pantagrueli(s)te ». Quant au mot « Mocqueur », il attire les synonymes suivants : « facétieux, Lucian, sot, convert, affeté, niais, babillard, dissimulé, blandissant, Tahureau, raillard, démocritique, odieux, ridicule, injurieux, grand-nez, plaisant, rabelliste, joyeux, riant […] ». Rabelais a encore l’honneur de figurer sous la rubrique « Raillard »47. Hélas, nous trouvons aussi, sous la plume d’un  Jules-César Scaliger, mieux inspiré en d’autres circonstances, des attaques infâmantes du même type (il est vrai qu’il répondait à des attaques de l’auteur de Pantagruel !) : Rabelais, c’est Bibinus ou Barænus, autrement dit « Biberon » ou « Sac à vin », « pilier de cabaret  », le  moine deux fois défroqué, l’athée obscène, «  homme de sac et de corde », « infect monstre d’impiété »48. Je dois à la vérité de dire que le nom même d’Épicure ne figure pas dans les poèmes satiriques de Scaliger, mais les qualificatifs appliqués à Rabelais sont du même ordre que ceux qui étaient réservés aux épicuriens en général, et le texte cité précédemment dit assez l’identification pratique de Rabelais et de l’épicurien athée. Dès lors, on imagine sans peine le scandale que provoqua le colloque qu’Érasme avait intitulé Epicureus (l’Épicurien), le dernier de la série, et qu’il publia en  mars 1533 dans la dernière édition de ses Colloquia49. Scandale

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Un certain Jacques Mentel, médecin de son état, professeur de chirurgie et d’anatomie. En grec, ei ij ka ıv . D’où le nom de ces deux fameux livres, intitulés respectivement Lucianistées (Rabelais était gratifié du titre de « Lucien français ») et Icadistées. Cité par C. Lauvergnat, op. cit., p. 158. Ibid. Voir notamment plusieurs de ses poèmes latins (éd. des Poemata de 1574), dont plusieurs extraits sont cités dans mon article, « Quelques poètes français sous le scalpel d’un censeur italo-gascon », in Du Pô à la Garonne, Actes du colloque international d’Agen (26-28 septembre 1986), Centre Matteo Bandello, Agen, 1990, p. 93-94. Ces poèmes plus qu’injurieux sont postérieurs de beaucoup à la mort de Rabelais. Voir l’édition critique de L.-E. Halkin et al., ASD I-3 (1972), p. 720-733. Voir aussi la traduction française qu’en a donnée en 1992 É. Wolff, Érasme, Colloques, Imprimerie Nationale, II, p. 364-375.

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d’autant plus grand, aux yeux de ses ennemis (et ils étaient nombreux, même en dehors de la Faculté de théologie de l’université de Paris et du Parlement) que, non content de faire l’éloge, par le truchement de l’un de ses personnages, du philosophe grec et de sa doctrine, il poussait encore l’audace jusqu’à assimiler le Christ lui-même à Épicure. Ce faisant, il allait encore plus loin que Lorenzo Valla, l’humaniste italien du Quattrocento dont il avait poursuivi les traces dès le début du XVIe siècle, et qu’il considérait comme l’un de ses maîtres en latinité (avec les Elegantiæ50) et  en  exégèse biblique51 (avec la « Collatio » Novi Testamenti52 et ses Adnotationes). Il surpassait également les audaces de son ami Thomas More. Avant de nous arrêter sur le colloque érasmien, quelques mots me paraissent utiles pour définir la démarche des deux humanistes, le romain et le britannique. Le premier est l’auteur d’un ouvrage, intitulé d’abord (en 1431) De voluptate, puis, dans une seconde rédaction, De voluptate ac de vero bono53, une troisième (publiée à Louvain en 1483 et à Cologne en 1509) ayant pour titre De vero bono avec occultation du terme de voluptas, qui disparait encore sous un titre, une fois de plus modifié : De vero falsoque bono54. Comme on le voit, les modifications de l’intitulé, en partie suggérées par les réactions de ses lecteurs et par les malentendus qu’engendrait dans une société chrétienne un éloge de la volupté ou du plaisir, soulignaient le paradoxe central de cette problématique dont les termes avaient été fixés par Épicure lui-même : la recherche du plaisir, à laquelle nous convient la nature et les sens qu’elle a mis à notre disposition, est identifiée à la recherche du souverain bien. À la manière de Cicéron et, plus tard, d’Érasme, le problème éthico-philosophique impliqué par cette équation, est traité sous la forme d’un dialogue, en l’occurrence d’un dialogue à trois personnages, et trois personnages réels : Leonardo Bruni, d’Arezzo, défenseur d’un stoïcisme teinté d’aristotélisme, Antonio Beccadelli, le Panormitain, défenseur d’un épicurisme pur et dur55 ; quant au troisième, Niccolo Niccoli, c’est un chrétien, influencé par le Ps.-Denys l’Aréopagite, qui ne conçoit le bonheur ou le 50 51

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Elegantiarum latinæ linguæ libri sex (1441). Érasme a publié en 1505 (Paris, Badius) ses Adnotationes in latinam Novi Testamenti interpretationem. C’est le premier titre (1443) des Adnotationes. Voir l’éd. moderne de A. Perosa, Firenze, Sansoni, 1970. Voir l’édition de Bâle de 1519. On la retrouve dans les Opera de 1540 et de 1543. Voir, sur l’évolution du titre de cet ouvrage, et les modifications qui lui furent apportées, l’édition critique de M. De Panizza Lorch, Bari, Adriatica, 1970. C’est la partie la plus longue du dialogue : son développement empiète sur le livre I, et s’étale tout au long du livre II.

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bien suprême que dans l’au-delà, affirmant la bonté du Dieu créateur. Il ne rejette pas pour autant la notion de plaisir, admet volontiers qu’il s’agit du vrai bien (verum bonum), mais il le transpose entièrement dans un monde où n’ont plus cours les sens et les perceptions corporelles, faisant reposer la volupté (ou le bien) suprême sur la base trinitaire de la foi, de l’espérance et de la charité. Le dialogue de Valla ayant déjà fait l’objet de plusieurs études 56, je me contenterai d’en dégager la finalité : sans négliger tout à fait l’arrièrefond de christianisme, l’humaniste italien, en faisant intervenir un défenseur de la foi qui se place délibérément hors du monde et qui vide par conséquent la notion de plaisir de tout contenu concret et vivant, l’humaniste italien prône une philosophie naturelle qui réduit le débat (ou la dialectique, si l’on préfère) entre les deux seuls représentants du stoïcisme et de l’épicurisme. Mais, en même temps, il suggère une conception de ces deux philosophies compatible avec sa propre conception d’un christianisme, plus proche de l’humanité quotidienne, éloignée de tout ascétisme ou de toute macération inutile et contraire à la nature des choses, comme à la nature humaine. L’ataraxie, ou l’absence de trouble de l’âme, avait d’ailleurs été comparée par Abélard, dans son fameux dialogue entre un philosophe, un Juif et un Chrétien57, à la béatitude céleste, prêchée par le Christ. Valla, par le truchement d’Antonio, la reprend à son compte. Ainsi, rejetant les faux plaisirs de la vie, identifiés au falsum bonum (ou aux falsa bona), l’épicurisme de Valla fait converger l’honestas avec la voluptas, comme la contemplation avec l’action. Malgré les grandes différences qui apparaissent au départ du dialogue entre Leonardo et Antonio, les points de convergence se feront de plus en plus nombreux, tout au long de son développement, comme on l’a vu dans le De vita beata de Sénèque. Mais ce rapprochement se fera, de toute façon, au bénéfice de l’épicurien. Ainsi se définit, à l’encontre (et au grand scandale) d’une tradition ascétique et mystique du christianisme, que l’on retrouvera dans certains aspects

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Signalons seulement l’article de F. Gabotto, « L’Epicureismo di Lorenzo Valla », Rivista di Filosofia Scientifica, 9, 1899, p. 651-672 ; M. Delcourt, M. Derwa, « Trois aspects de l’épicurisme chrétien », in Colloquium Erasmianum, Actes du Colloque international de Mons, 26-29 octobre 1967, Mons, Centre universitaire de l’État, 1968, p. 119-133, et plus particulièrement p. 120-123 ; M. De Panizza Lorch, A Defense of Life : Lorenzo Valla’s Theory of Pleasure, München, Fink Verlag, 1985. Dialogus inter philosophum, Iudæum et Christianum, éd. R. Thomas, Stuttgart, Bad, Cannstat, 1970.

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de la Réforme à venir, une conception d’un épicurisme chrétien, présent également chez les Utopiens de More comme dans le colloque d’Érasme, conception selon laquelle la poursuite des buts les plus élevés et les plus désintéressés n’est pas étrangère à un instinct naturel, qui nous pousse ou nous aiguillonne plus ou moins consciemment (ou inconsciemment) à rechercher le plaisir58. On ne saurait parler, à propos des Utopiens, d’épicuriens chrétiens, car les habitants de cette île imaginaire ne sont pas formellement chrétiens, et ils n’ont pas eu accès à la Révélation. Néanmoins, la plupart d’entre eux (pour ne pas dire tous) ont un comportement qui ressemble fort à celui que préconise le Christ. Eux aussi placent le plaisir au sommet de la hiérarchie des biens, et ils l’entendent dans le sens défini par Épicure : fuite de la douleur, et recherche d’une satisfaction durable, celle qui ne peut être obtenue par l’assouvissement instinctif des plaisirs immédiats, ce qui ne signifie nullement la fuite de ces plaisirs-là. Mais, à la différence — et elle est de taille — de la conception d’Épicure de la vie et de la mort, et de la corporéité de l’âme, les Utopiens croient à l’immortalité de l’âme et à une vie dans l’au-delà, où la vertu sera récompensée et le vice puni59. D’où la recherche modérée et parfaitement équilibrée des plaisirs de cette existence dans l’attente espérée de l’immense et éternelle joie dont Dieu pourra les récompenser. Il s’agit, comme chez Valla, et, avec quelques nuances, comme chez Érasme, de démontrer l’existence de vertus naturelles et d’une continuité (en  dépit de la transcendance de  la Révélation et du dogme du péché originel) entre les doctrines philosophiques ou religieuses de  l’Antiquité païenne et ce qu’il sera convenu d’appeler, avec les humanistes chrétiens, la « philosophie du Christ ». Venons en maintenant au colloque d’Érasme. En attribuant aux deux personnages de son dialogue les noms d’Hedonius (Hedone ou Hédon) et de Spudæus (Spudée), autrement dit « Celui qui recherche le plaisir » et « le Sérieux » ou encore le « Zêlé » ou le « Scrupuleux », il amorce dès le début une dialectique concrète et vivante (c’est ce que du moins nous pressentons) comme il nous en a fourni tant d’exemples au cours de sa carrière, et notamment dans ses dialogues à deux ou à plusieurs personnages. Nous pres-

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« Omnia […] voluptate determinant nec soli qui agros […] sed qui urbem colunt, magni, parvi, greci, barbari […] ipsa natura magistra et duce », De vero falsoque bono, éd. M. de Panizza Lorch, Bari, Adriatica, 1970. « Animam esse immortalem, ac dei beneficentia ad felicitatem natam, virtutibus ac benefactis nostris præmia post hanc vitam, flagitiis destinata supplicia » (voir l’éd. A. Prévost, Paris, Mame, 1978, p. 103.

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sentons également que cette téméraire entreprise, précédant de trois ans sa mort, est destinée à donner à sa pensée, que résume le syntagme de « philosophie du Christ », une tournure à la fois vigoureuse et définitive. Tant pis pour les esprits chagrins qui n’ont jamais fait l’effort de le comprendre, qui n’ont jamais manifesté à son égard un peu de générosité ! Ce qui était particulièrement le cas de Luther. Avant d’analyser le dialogue d’Hedonius et de Spudæus, rappelons l’un de ses « Propos de table » particulièrement significatif : « Par mon testament, j’interdirai à mes fils la lecture des Colloquia. Sous le couvert de personnages fictifs, Érasme insinue des impiétés, il propose des principes qui ruinent ou du moins compromettent le christianisme et l’Église […]. C’est un Démocrite et c’est un Épicure ; c’est un subtil railleur de la religion. Je préfère Lucien à Érasme, qui, sous un masque de piété, bafoue la religion et se moque du christianisme. Lucien est moins dangereux que lui »60. L’Hédonius de notre colloque surprend son ami Spudæus en train de lire le De finibus de Cicéron61 et de méditer sur le sens du bonheur parfait, ou du terme extrême (finis) du bien (bonum). Il lui demande s’il a tiré de sa lecrure « quelque service dans la connaissance du vrai ». Mais son interlocuteur reste perplexe et dubitatif sur la question des « termes extrêmes des biens et des maux ». Toutefois, il accorde davantage de crédit aux stoïciens, et juste après, aux péripatéticiens. C’est alors qu’Hedonius fait une déclaration d’allégeance, ou plutôt de sympathie à l’égard des épicuriens. Le verbe arridet qu’il emploie62 souligne déjà l’aspect agréable ou séduisant de la doctrine qui lui convient. Spudée, qui connaît les réactions négatives à l’égard d’Épicure et de sa « secte », s’en étonne. Mais Hedonius veut s’en tenir aux textes eux-mêmes, et commence à exposer la théorie épicurienne du plaisir à laquelle il adhère. Il la résume ainsi : « Ce philosophe place la félicité humaine (felicitatem hominis) dans le plaisir (in voluptate) et considère comme la plus heureuse (beatissimam) l’existence qui comporte le plus de plaisir et le moins de tristesse (plurimum voluptatis, tristiciæ quam minimum) »63. C’est exactement l’enseignement de la Lettre à Ménécée et des Maximes d’Épicure. Mais Spudée,

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Texte des Tischreden cité par J. Boisset, Érasme et Luther, Paris, PUF, 1962, p. 21. S’il n’a pas édité cet ouvrage de Cicéron, Érasme avait édité les Tusculanes et le De Officiis (1522, 1523, et  nombreuses éd. suivantes) en les faisant précéder d’une préface, dans laquelle la pensée de l’auteur latin était présentée comme un préambule intuitif à l’enseignement des Évangiles. « Nulla secta magis arridet quam Epicureorum », ASD I-3, p. 721 (24). J’utilise la traduction d’E. Wolff, op. cit., p. 375.

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fidèle à la tradition populaire et dévalorisante du philosophe grec, réplique que c’est là « parler en bête, et non en homme ». Va commencer alors, sous la conduite d’Hedonius, le retournement sémantique du terme de voluptas (ou plaisir), selon une méthode qui rappelle Platon et surtout Socrate, dans sa recherche du sens véritable des mots : « Que veux-tu dire, quand tu dis cela ? » (tiv tou`to levgeiı). La réplique d’Hedonius est une véritable provocation : « À vrai dire, il n’y a pas plus authentiques épicuriens que les chrétiens observant la piété ». Ainsi les vrais chrétiens (et non les pseudo-évangéliques) sont les vrais épicuriens (et non ceux qui sont diffamés par une antique et sotte tradition). Érasme opère cette opération éthico-linguistique que j’appellerais volontiers la méthode des « silènes d’Alcibiade », par référence au célèbre adage qui a pour objet de débusquer et de dissoudre les apparences au nom de la vérité, en redonnant aux noms et aux mots leur sens véritable, tiré à la fois de leur étymologie et de leur usage socio-historique : par exemple, l’évêque (ejpivskopoı) est celui qui veille (ou doit veiller) sur la communauté chrétienne dont il est devenu le chef ; sa fonction n’est pas d’être un « politique », conseiller intéressé d’un prince. Spudée, qui n’en reste pas à l’image vulgaire et fausse du « pourceau d’Épicure », passe tout de go à une autre représentation des épicuriens : ceux qui « se mortifient par le jeûne », vivent d’aumônes et acceptent de se laisser dominer par les puissants. Sans le suivre dans cette direction, Hedonius en vient à l’une des maximes-clé de l’épicurisme : la recherche de la paix ou, comme on dit depuis Cicéron et Sénèque, la « tranquillité de l’âme » (tranquillitas animi), expression de la pureté du cœur, ou d’une conscience pure (animus sibi bene conscius). Mais — et ici, le défenseur d’Épicure franchit délibérément les limites que s’était assignées le promoteur du matérialisme atomistique —, cette satisfaction psycho-éthique qui procure une joie de vivre, celle qui est contenue dans le concept de plaisir ou hJdonh;, ne saurait être obtenue que par un accord profond entre le sujet humain et Dieu. La faute (malum), c’est la rupture de l’alliance (Hedonius se sert du mot amicitia) entre Dieu et sa créature. Spudée ramène les considérations sur la pureté et la purification où voudrait l’entraîner son interlocuteur, à ce qui lui paraît constituer le nerf de la controverse : le plaisir, une vie de plaisir (vitam voluptuariam). Un malentendu s’installe encore entre eux au sujet de cette affliction ou de cette mortification. Érasme-Hedonius n’a jamais dit qu’il suffisait de mener une vie ascétique pour obtenir dans l’au-delà la récompense d’une vie (la vraie vie !) heureuse : position que combat naturellement Spudæus, mais qui reste en l’air. En revanche, l’épicurien chrétien oppose aux

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vies de débauche et de luxe (celles de Sardanapale64, de Philoxène65 ou d’Apicius66) l’équilibre d’une vie parfaitement réglée, une vie que l’on a choisie en  toute liberté, et en harmonie profonde avec ses aspirations intimes. Dans un texte d’Érasme beaucoup plus ancien, le De contemptu mundi67 (ou Mépris du monde) — il date de 1521, mais a été conçu bien plus tôt —, qui se présente comme une lettre fictive d’un oncle à un neveu pour le persuader (ou, au contraire, le retenir ?) d’entrer au couvent et d’assumer la vie solitaire du moine, tout un chapitre s’intitule De voluptate vitæ solitariæ. Paradoxe que cet éloge de la vie solitaire, considérée comme plaisante et pleine de charme, de la part d’un homme qui a rompu avec la clôture monacale, dès que l’occasion s’en fut présentée, qui ne retourna jamais au monastère de Steyn et qui eut souvent maille à partir avec des moines. Mais — c’est le point de vue d’Hedonius et d’Érasme sur le plaisir et la vie heureuse —, si le candidat à la vie solitaire est sincère, s’il a la vocation de la vie monacale, nul n’a le droit de mettre en doute le charme qu’il éprouve dans l’exercice de cette vocation. Ce sont les mêmes termes qui sont utilisés dans le De contemptu mundi : pax, tranquillitas. C’est le même Épicure qui est invoqué et dont Érasme fait un libre usage, en s’appuyant essentiellement sur les discours des deux premiers livres du De finibus. Pourquoi mettre en doute le bonheur éprouvé par ces reclus volontaires, qui ont jugé que la vie ordinaire ou « mondaine » était affreuse, inhumaine, et « étrangère à tout plaisir » (alienum ab omni voluptate) ? Ce qui fera sursauter son interlocuter fictif68, qui s’écrie : « In monasteriis, voluptas ? ». Réponse, paradoxale ou provocatrice (comme on voudra) : « Imo, tota vitæ nostræ ratio Epicurea est ! » (Bien plus, le principe de notre vie, dans sa totalité, est épicurien). Mais revenons à  notre colloque, même si les idées et les expressions de ce chapitre69 du De contemptu sont rigoureusement les mêmes. En faisant admettre à Spudæus qu’il y a de grandes différences entre l’âme et le corps, Hedonius raisonne en chrétien, mais il peut aussi se référer à Épicure, qui 64

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Sardanapale , dernier roi (légendaire) d’Assyrie, y est présenté (p. 74-75) comme le type accompli du débauché. C’est le gourmand dont parle Plutarque (Moralia, 1128 B). Voir aussi Érasme, Ep. 145, lignes 124-127. Gastronome célèbre, dont le nom équivaut à celui de jouisseur. Louvain, Theod. Martinus, in-8°. Voir l’édition critique (ASD V-1, 1977) de S. Dresden. Procédé très familier à la rhétorique d’Érasme, qui fait surgir une objection ou une interrogation afin de pouvoir y répondre. Chap. XI, p. 73-82.

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l’affirme dans plusieurs de ses maximes, à ceci près que, pour le philosophe païen, l’âme est également corporelle70. Les deux interlocuteurs sont également d’accord sur l’opposition qui existe entre les faux biens et les biens véritables. Différence que  seul un esprit sain (animus sanus) est capable de reconnaître, comme il est seul capable d’éprouver le plaisir authentique (veram voluptatem). Comme on le voit, le porte-parole de l’épicurisme chrétien (on pourrait dire aussi bien de l’humanisme chrétien) ne sépare pas l’expérience du plaisir de l’exercice de la lucidité. Ce qui tend à prouver que le plaisir est irréductible à la sensation, quelle qu’elle soit. Ce qu’on appelle communément le plaisir des sens n’est donc pas un plaisir aveugle, ou simplement éprouvé ; il a besoin d’être reconnu, apprécié et même jugé. Toute perception n’est-elle pas un acte de connaissance (et de reconnaissance) ? La complexité du débat (mais ce n’est pas une découverte d’Érasme) tient au fait que la définition du plaisir (hJdonh;, voluptas, etc.) est particulièrement imprécise. Qu’il ait sa source dans le besoin, nos deux interlocuteurs érasmiens en conviennent comme Platon, Aristote, Épicure, et même comme tout être humain conscient de ce qu’il éprouve : besoin de manger, de boire, appétit sexuel, effort instinctif pour atténuer la souffrance physique, etc. Mais s’il existe des besoins nécessaires (comme celui de nourriture), les limites assignées à cette nécessité sont extrêmement lâches : voyez les cas d’abstinence ou d’ascétisme, et la grande variété des régimes alimentaires, elle-même due à des causes multiples. Hedonius et Spudæus sont également d’accord pour reconnaître, avec Épicure, qu’il y a des plaisirs non nécessaires — je veux dire non nécessaires au maintien de la vie —, mais, comme on vient de le voir, le problème est seulement déplacé (et non résolu), puisqu’en dehors de cas précis et limités, la nécessité naturelle n’est pas susceptible de recevoir une définition universelle. La participation de l’esprit, au sein de l’expérience du plaisir ou de la douleur, permet la transformation de l’une ou de l’autre, ou plutôt, de l’une en l’autre. Hedonius (je veux dire Érasme) se souvient certainement du passage du Phédon dans lequel Socrate rappelle à ses disciples que la légère douleur éprouvée en se grattant peut se transformer en plaisir sensuel, par

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C’est là, en vérité, un point obscur de sa doctrine, car le même Épicure qui enseignait que l’âme est composée de quatre éléments, « un mélange de feu, d’air, de souffle vital, et d’un quatrième élément qui est indéfinissable » (c’est celui qui détermine la perception en nous-mêmes), et qui voyait dans le sperme « une partie détachée de l’âme et du corps », affirme aussi que « notre corps est l’enveloppe de l’âme, qui, de son côté en est la gardienne et la protectrice » et reconnait que les souffrances physiques sont moins pénibles (car généralement moins durables) que les souffrances de l’âme.

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l’intervention de l’esprit71 : « De fait, l’esprit est tellement puissant que souvent il enlève la sensation de la douleur physique, et parfois rend agréable ce qui en soi est amer »72. Ainsi le plaisir n’est pas une sensation, comme celle de la vue, de l’ouïe ou du toucher, bien qu’il naisse généralement à partir d’une expérience sensorielle. Mais le passage du sensoriel au sensuel, et du sensuel à l’agréable, implique l’intervention de l’esprit. Ainsi en est-il notamment du plaisir esthétique, de l’expérience de la beauté (ou de la laideur), qui met en jeu, non seulement l’esprit, mais toute la constitution anthropologique du spectateur ou de l’acteur. Mais, alors que pour Épicure et ses disciples, l’explication réside en ce fait que l’âme (yuch;) est chevillée au corps, ou en constitue son enveloppe, mettant en jeu, dans l’expérience de la sensation et de ses effets contradictoires (alternance de plaisir et de douleur) la partie rationnelle dont elle est composée, le porte-parole d’Érasme voit dans cette modification du jugement naturel plaqué sur l’expérience la plus quotidienne, l’intervention de Dieu lui-même : « Si l’amour humain73, qui nous est commun avec les taureaux et les chiens, a tant de force, combien davantage en possède cet amour céleste que nous inspire le Christ, et qui va jusqu’à prêter de l’attrait (amabilem) à la mort, quoique rien ne soit plus terrible »74. On songe ici au renversement du pour au contre ou au paradoxe héroïque de la dernière partie du sermon de Moria, dans l’Éloge de la Folie, quand elle démontre, en s’appuyant sur saint Paul et la « folie de la Croix », que la vraie vie (et la béatitude réservée aux hommes pieux, les « pie viventes ») est la rançon de la mort, et même d’une mort ignominieuse. Spudée n’est pas encore pleinement convaincu, restant prisonnier de la conception traditionnelle et populaire des plaisirs, dont se priveraient les hommes « qui s’appliquent à la vraie piété ». Et il appuie sa remarque des exemples les plus communs : « Ils ne s’erichissent pas, n’obtiennent pas les honneurs publics, ne banquettent pas, ne dansent pas, ne se parfument pas, ne rient pas, ne s’amusent pas enfin »75. Hedonius a vite fait de le contraindre à rebrousser chemin, en présentant à ses yeux le tableau de débauchés et de 71

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« Fateris igitur præcipuas voluptates ab animo proficisci velut a fonte ? », ASD I-3, p. 723, ll. 102-103. « Tanta enim animi vis est, ut sæpe doloris externi sensum adimat ; nonnunquam, quod per se est amarum, reddat iucundum », ibid., ll. 105-106. « Amor humanus », amour humain, rien qu’humain, « terrestre » ou naturel (par opposition à l’« amor ille cœlestis ». E. Wolff ne rend pas cette importante nuance en traduisant : l’amour sensuel. Ibid., ll. 109-112. Voir ll. 116-117.

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vicieux qui ont perdu la raison, et c’est Spudée lui-même qui apporte le correctif de ses dires irréfléchis : « Quia non adest sana mens », ils sont privés d’une saine raison. Le dialogue se poursuit sur cette lancée, Spudée adoptant progressivement le point de vue d’Hedonius, à la manière des adversaires de Socrate, dans les dialogues de Platon, peu à peu gagnés au raisonnement contraignant du maître, dont les paradoxes se muent en évidences. Les mauvaises passions (pravæ cupidiates) non seulement n’engendrent pas le plaisir, mais sous le coup de la colère, de la cupidité ou d’une ambition effrénée, ceux qui en sont atteints deviennent vite les propres victimes de leur comportement. Ainsi revient, comme un leit-motiv, cette maxime dont Hédone ne se départit pas : « Il n’existe pas de volupté véritable qui ne naisse des vrais biens » (vera voluptas, vera bona). On reconnaît dans cet intitulé l’exacte position de Valla et le débat autour des concepts et des termes de voluptas et de bonum (vera voluptas, verum bonum) qui avait suscité, comme on l’a vu, des rédactions successives du titre de son célèbre ouvrage, si présent à l’esprit d’Érasme. Ainsi, le plaisir véritable serait réservé, sinon à une élite sociale, du moins à une élite intellectuelle et morale, ainsi qu’à ceux qui vivent pieusement (si nous voulons suivre le dessein du porte-parole d’Érasme ) ; à ceux qui se sont détachés par un effort volontaire, des plaisirs vulgaires. D’ailleurs le plaisir ne doit pas être recherché par lui-même, car cette quête intéressée est jugée impure. Vivons pieusement, rassemblons en nous et autour de nous les biens véritables (qui ne sont pas des biens matériels) : le plaisir ou le charme de l’existence nous sera alors donné par surcroît, comme la récompense de cette ascèse, de ce détachement des biens illusoires. Le chrétien Hedonius rejoint la grande tradition des philosophies spiritualistes, et ce n’est pas le moindre des paradoxes — mais, ici encore, Érasme n’ est pas absolument novateur — que de voir une philosophie intrinsèquement matérialiste (par son soubassement physique et cosmologique comme par ses présupposés anthropologiques) se muer en modèle de spiritualisme. Cicéron et Sénèque avaient déjà vu juste. Bien entendu, la substitution de Dieu à la nature, comme source du souverain bien (« summi boni fons » ) est la marque propre de la philosophia Christi érasmienne ! On laissera se développer le dialogue entre les deux hommes, qui ne va d’ailleurs pas sans quelques redites et quelques longueurs, Spudée n’intervenant bientôt, à la manière des vis-à-vis de Socrate, que pour répéter  : « Assurément », « avec raison », « tes propos me paraissent de moins en moins déraisonnables », acquiesçant à tout ce que dit Hedonius, renforçant même la portée de ses exemples, et adoptant ses normes morales. Il reconnaît

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notamment que « l’excitation du plaisir interdit (voluptatis illicitæ titillatio) est moins intense que le tourment (cruciatu) qu’elle entraîne ; elle est surtout beaucoup plus brève76. Et l’exemple qu’il choisit est, en moraliste chrétien, bon lecteur d’Épicure, de Platon ou de Sénèque, mais aussi des médecins de la tradition hippocratique, celui, classique, de l’intempérance et des excès d’ordre sexuel77. Mais, même en dehors de tout recours à une normativité d’ordre éthico-religieux, un simple calcul opéré à partir de considérations purement naturelles et médicales, devrait suffire à disqualifier des plaisirs, qui n’en sont pas vraiment, compte tenu des risques qu’ils font courir au sujet et de leur caractère éphémère. Épicure se contentait d’écrire, dans sa Lettre à Ménécée (§ 128) : « Une étude de ces désirs qui ne fasse pas fausse route, sait rapporter tout choix et tout refus à la santé du corps et à l’absence de troubles de l’âme, puisque c’est là la fin de la vie bienheureuse »78. Car c’est bien le plaisir qui demeure « le principe et la fin de la vie bienheureuse », car il a été « reconnu comme le bien premier et connaturel (suggeniko;n) » (§ 129) et « c’est à lui que nous aboutissons en jugeant tout bien d’après l’affection comme critère » (wJı kanovni tw¿/ pavqei […] krivnonteı). En fait, les épicuriens n’en restent pas là : ils ne peuvent pas s’en tenir au critère du simple pathos pour déterminer ce qu’il est bon et préférable d’accueillir ou de rejeter, et ils font intervenir la raison (lovgoı), en unissant les sens et l’intelligence, conformément à l’opinion d’Aristote. Hedonius-Érasme complète simplement (si l’on peut dire, car ce saut est énorme) le logos humain par le logos divin, le premier étant d’ailleurs considéré comme un reflet du second et comme sa créature, ainsi que l’enseignent l’Ancien et le Nouveau Testament. Quant au naturalisme d’Épicure, s’il rejette (comme beaucoup plus tard Spinoza) tout sentiment de regret ou de remords, à la fois comme inutile et préjudiciable à l’équilibre de l’individu, il n’en conserve pas moins l’idée de vertu et celle de la prudence (frovnhsiı), source de toutes les vertus, permettant à l’homme de vivre selon l’honnêteté et la justice (kalw¿ı kai; dikaivwı)79, 76

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La question du temps et de la durée joue un rôle important dans l’économie de la pensée d’Épicure. « L’intempérance (luxuria) est généralement escortée de la pauvreté, fardeau lourd et pénible ; quant aux excès amoureux (libidinis immodicæ), ils amènent la paralysie, les convulsions nerveuses, l’ophtalmie, la cécité, la syphilis, et j’en oublie. N’est-ce pas une mauvaise affaire que de se procurer une jouissance fallacieuse, et en plus fugace, au prix de maux à la fois si nombreux, si cruels et si longs ? ». La fin en laquelle consiste la vie bienheureuse (to ; makari w v ı zh ¿n), trad. M. Conche, op. cit., p. 220 et 221. Voir notamment la Lettre à Ménécée, § 132.

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et sans rejeter (car il est un être social) l’opinion et la loi. En vivant ainsi, l’homme, être sensible, n’éprouvera pas ce sentiment de honte (qui n’est ni le regret ni le remords) qui l’empêcherait de jouir d’une existence privée de troubles. L’homme prudent, au sens aristotélicien ou épicurien, ne s’abandonne pas à la spontanéité : il vit, guidé par la réflexion, car c’est le premier conseil que lui délivre la frovnhsiı. Ainsi, les deux hommes qu’Érasme a mis en scène s’accordent pour reconnaître qu’une vie heureuse doit se préparer dès le début de l’existence pour que nous nous munissions d’un viatique pour notre vieillesse : ce qui implique plus d’un sacrifice passager, mais le calcul est hautement rentable. Le vrai riche, rappelle Hedonius, est celui qui a la faveur de Dieu : il n’a rien à craindre, dit-il encore, évoquant le verset d’un psaume célèbre, commenté par Érasme lui-même80. Il faudra encore quelque temps et le déploiement patient de toute la pédagogie dont Hedonius est capable pour convaincre définitivement Spudée que les pauvres et les laissés pour compte de la vie sociale sont plus heureux, ou du moins se trouvent dans de meilleures conditions que les riches pour atteindre au bonheur grâce à l’énergie spirituelle81 que leur dénuement même met en branle. Nous sommes évidemment en plein paradoxe, et la raison ne suffit pas à le transformer en une vérité évidente : d’où le renfort nécessaire de la foi, et une assimilation privilégiée de la doctrine chrétienne. La modération et la patience sont des conditions qui permettent de mieux endurer les revers de fortune : ceux qui sont dotés de ces vertus sont donc plus heureux que ceux dont l’impatience et la course frénétique vers des sensations et des plaisirs nouveaux, ne leur permettent jamais d’atteindre à cette paix de l’âme ou à cette ataraxie, préconisés par les épicuriens, païens ou chrétiens. La dernière partie du colloque, sans abandonner totalement quelques considérations puisées aux sources antiques (Aristote, Cicéron, Apulée, davantage qu’Épicure lui-même) a fait délibérément son choix des textes évangéliques ou des  épîtres pauliniennes, en faisant l’éloge des âmes pieuses, dont les divertissements en cette vie sont à l’opposé des plaisirs vulgaires. Et Hedonius-Érasme se sert de toutes les métaphores et de tous les similia qui lui sont coutumiers, substituant à l’argumentation logique quelques images familières susceptbles d’entraîner précisément l’imagination de l’interlocuteur, ou du lecteur, présent et futur : « Ces mets [« le pain bis, des légumes verts ou secs, de l’eau, de la bière légère ou du vin bien dilué », par opposition 80

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Ps. 22, 4 : « etsi ambulauero in medio umbræ mortis, non timebo mala, quoniam tu mecum es ». Érasme utilise le double mot gréco-latin : e nj e rv geia-spiritus.

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à la table de Lucullus, à ses perdrix, ses faisans, ses lièvres ou ses murènes], il les reçoit comme les dons d’un père bienveillant, puis les assaisonne par l’oraison, les sanctifie par le bénédicité, les accompagne d’une lecture des textes sacrés plus nourrissante pour l’âme que les aliments pour le corps […] »82. Quant à l’amour physique, il n’est évidemment pas banni, mais, selon la conception érasmienne du mariage83, il ne doit s’accomplir que dans l’union conjugale et sous le regard de Dieu. Ainsi, « plus la tendresse que l’on porte à son épouse est grande, plus l’acte conjugal est doux »84. Ainsi, nous sommes acheminés vers la conclusion à la fois paradoxale et scandaleuse (pour l’esprit du temps et les défenseurs d’un christianisme traditionnel, dûment encadré par les théologiens de profession et enseigné dans les universités ) : les épicuriens les plus authentiques, étant donné la définition du plaisir et de la vie agréable85 selon les normes du philosophe grec, « sont les adeptes de la dévotion et de la sainteté » (qui sancte pieque vivunt). Un pas de plus, dans la logique même du porte-parole d’Érasme, et voici le Christ baptisé du nom d’épicurien, épicurien suprême, bien entendu, puisque « personne ne mérite davantage ce nom que le fondateur révéré de la doctrine évangélique, dans la mesure où en grec ejpivkouroı signifie protecteur »86. La suite n’est qu’un commentaire de ce « coup de force » unique, philologique ou étymologique87, mais surtout philosophico-théologique, auquel Hedonius ajoutera simplement la dénonciation d’une tradition selon laquelle le Christ aurait été d’un caractère sombre et mélancolique88. Et le tout se termine, à la manière d’Érasme, sur la fable joco-sérieuse de Tantale, destinée à réjouir le lecteur en le détendant, mais surtout à lui faire recueillir les graines de sagesse qu’elle contient.

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Trad. E. Wolff, op. cit., p. 391 ; ASD I-3, p. 731. Largement développée, tant dans les colloques d’Érasme (parfois appelés philogamiques) que dans ses traités sur l’Institution de la femme chrétienne, sur la Veuve chrétienne, dans sa « déclamation » sur l’éloge du mariage, etc. « Quo vehementior est erga uxorem charitas [notons ce dernier terme, qui est plus fort que le français « tendresse », car il exprime un amour absolu, transcendant le désir sexuel et même le sentiment de tendre affection], hoc congressus ille connubialis est iucundior », ASD , p. 731, ll. 408-409. « suaviter vivere ». Trad. E. Wolff, op. cit., p. 392 ; ASD, p. 731, ll. 421-423. Que ne s’étaient permis ni Valla ni More. « Tristem quempiam ac melancholicum ». Voir les essais (dont celui de J. Le Goff dans un numéro de la revue L’Histoire) sur le rire (ou plutôt l’absence de rire) du Christ.

« Le plaisir est des principales espèces du profit » : Montaigne et le plaisir —◆— Jean Céard

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ontaigne, méditant, au dernier chapitre de son livre, sur la maladie et la médecine, s’interroge sur les remèdes souvent pénibles que les médecins prescrivent aux malades et soutient que les maladies font partie intégrante de notre condition et que souvent il vaut mieux les laisser suivre leur cours, et « envieillir et mourir en [nous] de mort naturelle » (Essais, III, 13)1. Est-ce à dire qu’il faille récuser toute prescription médicale ? Montaigne se garde de cet excès, qui ne vaudrait pas mieux que l’acharnement médical à combattre les maladies. Si un médecin vous prescrit un remède agréable, vous auriez tort de le refuser : « Si c’est une médecine voluptueuse, acceptez-la ; c’est toujours autant de bien présent. Je ne m’arrêterai ni au nom, ni à la couleur, si elle est délicieuse et appétissante : Le plaisir est des principales espèces du profit »2. Le début de ce passage appartient à l’édition de 1588 ; la fin, où se trouve la formule qui nous sert d’épigraphe, est de l’édition posthume. Cette insistance avec laquelle Montaigne lui-même commente sa première rédaction fait voir combien il tient à l’idée ici exposée. Et elle fait voir aussi que ce n’est pas au terme d’une lente maturation intellectuelle qu’il en est venu à affirmer si nettement cette sorte de primauté du plaisir. De fait, les historiens nous représentent parfois un Montaigne qui aurait d’abord embrassé une morale de l’effort tendu, sinon austère, avant de pencher pour l’épicurisme. Il me semble que, dès le début, non pas l’apologie du plaisir, mais la reconnaissance de sa nécessaire primauté est au cœur de sa ré1 2

M. de Montaigne, Essais, Paris, éd. de la Pochothèque, 2001, p. 1695-1696. Ibid., III, 13, p. 1695.

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flexion ; il ne fera que le dire avec plus de vigueur. Du premier Montaigne, on donne souvent pour témoin le célèbre chapitre du premier livre intitulé « Que philosopher, c’est apprendre à mourir » (I, 20/19) : selon P. Villey, « plus tard, dans les essais publiés en 1588, Montaigne reprendra le mot de Cicéron qui sert de thème à cet essai pour le commenter dans un sens tout différent : alors, il verra dans la mort non plus le but, mais seulement le bout de la vie »3. C’est vrai certes, mais il n’empêche que, même si l’accent est ailleurs, ce chapitre pose déjà la primauté du plaisir. Relisons le début dans la première édition. Montaigne déclare tout de suite que le sens de la formule de Cicéron est certainement « que toute la sagesse et discours du monde se résout enfin à ce point, de nous apprendre à ne craindre point à mourir. De vrai, ou la raison se moque, ou elle ne doit viser qu’à notre contentement, et tout son travail tendre en somme à nous faire bien vivre, et à notre aise, comme dit la Sainte Écriture. Toutes les opinions du monde en sont là, quoiqu’elles en prennent divers moyens : autrement, on les chasserait d’arrivée. Car qui écouterait celui, qui pour sa fin établirait notre peine et mésaise ? » (I, 19)4. Il y a assurément quelque prudente audace à prendre pour garant l’Écriture ; Montaigne cite l’Ecclésiaste, III, 12, verset ainsi traduit dans la Vulgate : « Et cognoui quod non esset melius nisi lætari, et facere bene in vita sua » ; or, facere bene, en contexte, ce n’est pas « faire bien », mais « vivre bien », vivre à son aise, comme traduit exactement Montaigne. En somme, Montaigne soutient que les différends des écoles philosophiques n’empêchent pas que toutes nous proposent pour « dernière but de notre visée » le plaisir ; la preuve en est qu’autrement elles n’auraient nul adepte ! C’est cette thèse que Montaigne va ensuite, dans ce chapitre, simplement préciser. D’abord par une brève addition, qui la formule sans ambages  : «  Toutes  les  opinions du monde en sont là, que le plaisir est notre but, quoiqu’elles en prennent divers moyens : autrement, on les chasserait d’arrivée » ; puis par une très longue addition, qui suit immédiatement ce préambule, et où, si j’ose dire, il enfonce le clou : « Quoi qu’ils disent, en la vertu même, le dernier but de notre visée, c’est la volupté. Il me plaît de battre leurs oreilles de ce mot, qui leur est si fort à contrecœur »5. C’est une tradition d’opposer la vertu et le plaisir, comme si la vertu devait être forcément pénible. La Renaissance s’enchante du mythe du Mont de Vertu, qu’elle doit notam-

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M. de Montaigne, Les Essais, Paris, P. U. F., 1965, p. 81. Ibid., I, 19, éd. citée p. 125. Ibid., I, 19, p. 125.

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ment à Hésiode6 : la vertu logerait au haut d’une montagne élevée, dont il faudrait laborieusement, douloureusement, gravir l’abrupte pente avant de parvenir à son délicieux sommet. Dans le chapitre « De l’institution des enfants » (I, 26/25), Montaigne proteste contre cette représentation : « L’âme qui loge la philosophie », écrit-il, « a pour son but, la vertu : qui n’est pas, comme dit l’école, plantée à la tête d’un mont coupé, raboteux et inaccessible. Ceux qui l’ont approchée, la tiennent au rebours, logée dans une belle plaine fertile et fleurissante : d’où elle voit bien sous soi toutes choses ; mais si peuton y arriver, qui en sait l’adresse, par des routes ombrageuses, gazonnées, et doux-fleurantes ; plaisamment, et d’une pente facile et polie, comme est celle des voûtes célestes. Pour n’avoir hanté cette vertu suprême, belle, triomphante, amoureuse, délicieuse pareillement et courageuse, ennemie professe et irréconciliable d’aigreur, de déplaisir, de crainte, et de contrainte, ayant pour guide nature, fortune et volupté pour compagnes : ils sont allés selon leur faiblesse, feindre cette sotte image, triste, querelleuse, dépite, menaceuse, mineuse, et la placer sur un rocher à l’écart, emmi  des ronces  : fantôme à  étonner  les gens »7. Avec cette dénonciation, qui ici aussi appartient à la dernière rédaction, mais développe et ne corrige pas le propos antérieur, s’accorde l’analyse qui, dans « Que philosopher, c’est apprendre à mourir », confronte volupté et vertu, au point de regretter que le mot de volupté ne désigne pas la vertu, terme qui, par son origine (la virtus est la qualité du vir), évoque la virilité et ses rudes efforts, nullement le plaisir qui réside en elle : « S’il [le mot de volupté] signifie quelque suprême plaisir, et excessif contentement, il est mieux dû à l’assistance de la vertu [= il convient mieux pour assister la vertu], qu’à nulle autre assistance. Cette volupté pour être plus gaillarde, nerveuse, robuste, virile, n’en est que plus sérieusement voluptueuse. Et lui devions donner le nom du plaisir, plus favorable, plus doux et naturel : non celui de la vigueur, duquel nous l’avons dénommée. Cette autre volupté plus basse, si elle méritait ce beau nom : ce devait être en concurrence, non par privilège »8. D’un mot, la vertu est la suprême volupté, nullement son contraire. De cette primauté de la volupté, Montaigne ne cherche nullement l’explication dans on ne sait quelle corruption de la nature ; nulle part il n’incrimine 6

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Hésiode, Les Travaux et les jours, v. 289-292. Sur le mythe du Mont de Vertu à la Renaissance, voir notamment H. Franchet, Le Poète et son œuvre d’après Ronsard, Paris, Champion, 1923, p. 103 sq. M. de Montaigne, I, 26/25, op. cit., p. 248. Ibid., I, 19, p. 125.

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notre état de pécheur pour rendre compte de cette quête du plaisir. Bien  au  contraire, il pose que la nature a voulu que l’utile fût plaisant  : « Nature a maternellement observé cela, que les actions qu’elle nous a enjointes pour  notre besoin, nous fussent aussi voluptueuses. Et nous y convie, non seulement par la raison, mais aussi par l’appétit » (III, 13)9. Manger, dormir, se promener sont des activités non moins nécessaires que plaisantes. Vaquer à ces actions également utiles et voluptueuses n’est donc pas consentir à la faiblesse humaine, mais reconnaître notre condition d’hommes, ce qui d’ailleurs ne va pas sans effort : « Quand je vois, et Cæsar, et Alexandre, au plus épais de sa grande besogne, jouir si pleinement des plaisirs humains et corporels, je ne dis pas que ce soit relâcher son âme, je dis que c’est la roidir ; soumettant par vigueur de courage, à l’usage de la vie ordinaire, ces violentes occupations et laborieuses pensées. Sages, s’ils eussent cru, que c’était là leur ordinaire vacation, cette-ci, l’extraordinaire »10. On ne s’abandonne pas au plaisir ; il faut un règlement d’âme pour savoir s’y adonner. Montaigne dit ailleurs : « J’estime pareille injustice, de prendre à contre-cœur les voluptés naturelles, que de les prendre trop à cœur : Xerxès était un fat, qui enveloppé en toutes les voluptés humaines, allait proposer prix à qui lui en trouverait d’autres11. Mais non guère moins fat est celui, qui retranche celles, que nature lui a trouvées. Il ne les faut ni suivre ni fuir : il les faut recevoir »12. Utile précision, qui permet de reposer la question des rapports de la vertu et du plaisir, comme le fait la page du chapitre « Que philosopher c’est apprendre à mourir » que j’ai commencé à analyser. Celle-ci n’hésite pas à mette à mal les idées reçues et à dire que la volupté a, elle aussi, et plus que la vertu, ses incommodités, mais que ces incommodités ne rehaussent la vertu que parce qu’elles en rehaussent le plaisir, de même qu’elles sont, comme on l’admet volontiers, un aiguillon du plaisir lui-même. Mais laissons Montaigne énoncer lui-même cette subtile réflexion sur la volupté dans ses rapports à la vertu : « Je la trouve moins pure d’incommodités et de traverses, que n’est la vertu. Outre que son goût est plus momentané, fluide et caduque, elle a ses veilles, ses jeûnes, et ses travaux [= peines], et la sueur et le sang. Et en outre particulièrement, ses passions tranchantes [= ses souffrances déchirantes] de tant de sortes : et à son côté une satiété si lourde, qu’elle équipolle [= équivaut] à pénitence. Nous avons grand tort d’estimer que ses incommo9 10 11 12

M. de Montaigne, op. cit., III, 13, p. 1726-1727. Ibid., p. 1727. D’après Cicéron, Tusculanes, V, 7, 20. M. de Montaigne, III, 13, op. cit., p. 1724.

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dités lui servent d’aiguillon et de condiment à sa douceur, comme en nature le contraire se vivifie par son contraire : et de dire, quand nous venons à la vertu, que pareilles suites et difficultés l’accablent, la rendent austère et inaccessible. Là où beaucoup plus proprement qu’à la volupté, elles anoblissent, aiguisent, et rehaussent le plaisir divin et parfait, qu’elle nous moyenne » (I, 19)13. Cette analyse est orientée par la considération de la vertu ; mais elle implique, dans son développement, une sorte d’économie du plaisir. C’est l’un des points où la réflexion de Montaigne est la plus constante et la plus déliée. Plutôt que de s’enfermer dans la vieille tripartition des plaisirs naturels et nécessaires, naturels et non nécessaires, non naturels et non nécessaires, Montaigne s’attache plutôt à valoriser ce qu’il appelle « les plaisirs présents, de la loi humaine et générale » (III, 13)14, qui ne sont des plaisirs pleins que si le corps et l’esprit y ont également part, que s’ils sont, comme il fit fortement, « intellectuellement sensibles, sensiblement intellectuels ». Et il commente : « Les philosophes Cyrénaïques veulent, que comme les douleurs, aussi les plaisirs corporels soient plus puissants : et comme doubles, et comme plus justes. Il en est, comme dit Aristote, qui d’une farouche stupidité, en font les dégoûtés. J’en connais d’autres qui par ambition le font. Que ne renoncent-ils encore au respirer ? que ne vivent-ils du leur, et ne refusent la lumière, de ce qu’elle est gratuite : ne leur coûtant ni invention ni vigueur ? Que Mars, ou Pallas, ou Mercure les sustentent pour voir, au lieu de Venus, de Ceres, et de Bacchus. Chercheront-ils pas la quadrature du cercle, juchés sur leurs femmes ? Je hais, qu’on nous ordonne d’avoir l’esprit aux nues, pendant que nous avons le corps à table. Je ne veux pas que l’esprit s’y cloue, ni qu’il s’y vautre : mais je veux qu’il s’y applique : qu’il s’y sée, non qu’il s’y couche »15. Cela étant, les plaisirs, comme on l’a vu et comme il faut maintenant le préciser, peuvent avoir leur lot de peines et de souffrances. On a dit que celles-ci sont, selon le mot de Montaigne, une sorte de condiment du plaisir. Lui-même développe cette thèse, par exemple dans le chapitre intitulé « Que notre désir s’accroît par la malaisance » (II, 15), où il soutient que les biens qui nous sont les plus chers sont ceux dont la possession n’est pas assurée, que « la difficulté donne prix au choses  »16 et que «  la volupté même cherche à s’irriter

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M. de Montaigne, I, 19, op. cit., p. 125-126. Ibid., III, 13, p. 1725. Ibid., p. 1725-1726. Ibid., II, 15, p. 846.

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par la douleur »17. Mais ce n’est pas assez dire. Montaigne s’interroge encore sur la paradoxale proximité de la douleur et du plaisir, et il cite le Phédon de Platon : « Socrates dit, que quelque Dieu essaya de mettre en masse, et confondre la douleur et la volupté : mais, que n’en pouvant sortir, il s’avisa de les accoupler au moins par la queue » (II, 20)18. Cette proximité s’observe dans le cas de l’extrême volupté, comme les moralistes l’ont souvent dit : « Notre extrême volupté a quelque air de gémissement, et de plainte. Diriez-vous pas qu’elle se meurt d’angoisse ? ». Montaigne ajoute que nos habitudes de langage en témoignent curieusement : « Voire quand nous en forgeons l’image en son excellence, nous la fardons d’épithètes et qualités maladives, et douloureuses : Langueur, mollesse, faiblesse, défaillance, morbidezza, grand témoignage de leur consanguinité et consubstantialité ». Ce n’est plus seulement proximité, c’est consanguinité, consubstantialité : « La profonde joie, poursuit-il, a plus de sévérité, que de gaieté. L’extrême et plein contentement, plus de rassis que d’enjoué. Ipsa felicitas, se nisi temperat, premit19. L’aise nous mâche ». C’est au point que l’on peut trouver plaisir à et dans la douleur, la souffrance, la tristesse, comme en témoignent les tempéraments mélancoliques : « Metrodorus disait qu’en la tristesse, il y a quelque alliage de plaisir : Je ne sais s’il voulait dire autre chose ; mais moi, j’imagine bien, qu’il y a du dessein, du consentement, et de la complaisance, à se nourrir en la mélancolie. Je dis outre l’ambition, qui s’y peut encore mêler : il y a quelque ombre de friandise et délicatesse, qui nous rit et qui nous flatte, au giron même de la mélancolie. Y a-t-il pas des complexions qui en font leur aliment ? ». Pour revenir à la volupté même, qui ne sait que nous ne pouvons supporter sans en souffrir, ou même en être écrasés, une extrême volupté ? Que serait-ce si c’était notre état permanent ? « Quand j’imagine l’homme assiégé de commodités désirables : mettons le cas, que tous ses membres fussent saisis pour toujours, d’un plaisir pareil à celui de la génération en son point plus excessif : je le sens fondre sous la charge de son aise, et le vois du tout incapable de porter une si pure, si constante volupté, et si universelle. De vrai il fuit, quand il y est, et se hâte naturellement d’en échapper, comme d’un pas, où il ne se peut fermir, où il craint d’enfondrer » (II, 20)20. Au reste, sans aller si loin, n’observons-nous pas que les plaisirs les moins contestés par les moralistes, le plaisir de lire par exemple, peuvent nous devenir à charge ? S’il est une distinction 17 18 19 20

M. de Montaigne, II, 15, op. cit., p. 945. Ibid., II, 20, p. 1040. Sénèque, Lettres, 74, 18 (« La félicité même, si elle ne se modère, oppresse »). M. de Montaigne, II, 20, op. cit., p. 1041.

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entre les plaisirs que Montaigne est disposé à admettre, c’est celle qu’il prête aux « sages » (sans doute Socrate, dans le Philèbe), qui nous invitent à « discerner les vrais plaisirs et entiers, des plaisirs mêlés et bigarrés de plus de peine » (I, 38/39)21. Reste à savoir s’il existe des plaisirs de la première espèce, fût-ce la lecture : « La plupart des plaisirs, disent-ils, nous chatouillent et embrassent pour nous étrangler, comme faisaient les larrons que les Égyptiens appelaient Philistas : et si la douleur de tête nous venait avant l’ivresse, nous nous garderions de trop boire ; mais la volupté, pour nous tromper, marche devant, et nous cache sa suite. Les livres sont plaisants : mais si de leur fréquentation nous en perdons enfin la gaieté et la santé, nos meilleures pièces, quittons-les : Je suis de ceux qui pensent leur fruit ne pouvoir contrepeser cette perte ». Au fond, il n’est qu’une règle qui s’impose à nous dans l’usage du plaisir, qui est de savoir reconnaître le point où il se mêle à son contraire : « Au ménage, à l’étude, à la chasse, et tout autre exercice, il faut donner jusques aux derniers limites du plaisir ; et garder de s’engager plus avant, où la peine commence à se mêler parmi ». Montaigne, qui semble le plus souvent tenir pour synonymes plaisir et volupté, les distingue ici ; parlant toujours de l’ « occupation des livres », il déclare : « [Il] ne se faut point laisser endormir au plaisir qu’on y prend : c’est ce même plaisir qui perd le ménager, l’avaricieux, le voluptueux, et l’ambitieux ». Le voluptueux, c’est ici celui qui s’abandonne aux plaisirs de l’amour, comme l’avaricieux s’abandonne au goût de l’argent, le ménager à faire fructifier ses biens, ou l’ambitieux à la quête des charges et des honneurs. Toutes ces occupations deviennent pénibles quand on en poursuit avidement le plaisir, quand on s’y abandonne. Dans cette économie des plaisirs que Montaigne s’emploie à définir, il faut tenir compte de ce que les plaisirs peuvent mutuellement se contrecarrer. Comme  il  dit joliment, «  il y a de la jalousie et envie entre nos plaisirs, ils se choquent et empêchent l’un l’autre » (III, 13)22. Lui-même aime manger, mais aime aussi converser à table. Or, il mange goulûment, mordant souvent sa langue et parfois ses doigts, chose qui « nuit à la santé, voire et au plaisir » ; et, d’autre part, il « en perd le loisir de parler, qui est un si doux assaisonnement des tables » : ainsi ces deux plaisirs se gênent l’un l’autre. Il faut donc veiller à les régler l’un et l’autre. Et Montaigne s’attarde aux « traitements de table » : « Ce n’est pas une fête peu artificielle [= peu artiste, qui demande peu d’art], et peu voluptueuse, qu’un bon traitement de table. Ni les grands

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M. de Montaigne, I, 38/39, op. cit., p. 380. Ibid., III, 13, p. 1723.

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chefs de guerre, ni les grands philosophes, n’en ont dédaigné l’usage et la science »23. Mais régler n’est pas retrancher. Cette tentation de retrancher, voilà ce que Montaigne reproche à l’homme : « À peine est-il en son pouvoir par sa condition naturelle, de goûter un seul plaisir entier et pur, encore se met-il en peine de le retrancher par discours » (I, 30/29)24. Le dernier état du texte insiste : « La sagesse humaine fait bien sottement l’ingénieuse, de s’exercer à rabattre le nombre et la douceur des voluptés, qui nous appartiennent ». Mais cette « sagesse humaine » est récusée par les sages véritables, au nombre desquels Montaigne ne  craint pas de compter les stoïciens eux-mêmes  : « Cette inimitable contention à la vertu, qui nous étonne en l’un et l’autre Caton, cette humeur sévère jusques à l’importunité, s’est ainsi mollement soumise, et plue aux lois de l’humaine condition, et de Vénus et de Bacchus. Suivant les préceptes de leur secte, qui demandent le sage parfait, autant expert et entendu à l’usage des voluptés naturelles qu’en tout autre devoir de la vie » (III, 13)25. Voilà reposé le problème des relations du plaisir et de la vertu. Ce problème est au cœur de la réflexion de Montaigne, qui ne considère pas que tous les plaisirs sont équivalents. Il en est qui, tout en étant vicieux, ne nuisent pas à autrui. Ainsi en va-t-il de l’ivrognerie. Ce vice, écrit Montaigne, « je le trouve bien un vice lâche et stupide, mais moins malicieux et dommageable que les autres, qui choquent quasi tous de plus droit fil la société publique. Et si nous ne nous pouvons donner du plaisir, qu’il ne nous coûte quelque chose, comme ils tiennent [= comme on le soutient], je trouve que ce vice coûte moins à notre conscience que les autres : outre ce qu’il n’est point de difficile apprêt, ni malaisé à trouver : considération non méprisable » (II, 2)26. Mais Montaigne va plus loin. Il s’accuse certes d’être de ceux qui mettent en balance le vice et le plaisir : « À d’autres (duquel régiment je suis) le vice pèse, mais ils le contrebalancent avec le plaisir, ou autre occasion : et le souffrent et s’y prêtent, à certain prix : Vicieusement pourtant, et lâchement » (III, 2)27. Mais il se reprend tout de suite : comme on admet que la considération de l’utilité peut excuser le péché (c’est le vieux débat de l’utile et de l’honnête), on pourrait se demander s’il ne peut arriver que le plaisir, lui aussi, 23 24 25 26 27

M. de Montaigne, op. cit., p. 1724. Ibid., I, 30/29, p. 309. Ibid., III, 13, p. 1728-1729. Ibid., II, 2, p. 549-550. Ibid., III, 2, p. 1267.

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excuse le péché : « Si se pourrait-il à l’aventure imaginer si éloignée disproportion de mesure, où avec justice, le plaisir excuserait le péché, comme nous disons de l’utilité : Non seulement s’il était accidentel, et hors du péché, comme au larcin, mais en l’exercice même d’icelui, comme en l’accointance des femmes, où l’incitation est violente, et, dit-on, parfois invincible ». Voici distingués deux cas : celui du vol et celui des relations sexuelles. Le premier cas, Montaigne l’illustre par l’exemple d’un paysan, dit le Larron, qui, né indigent et voyant que son travail ne parviendrait pas à l’enlever à son indigence, s’est mis à voler, mais en répartissant ses larcins de façon à répartir le dommage et à ne pas léser trop lourdement telle victime ; son plaisir, il l’a trouvé, non dans le vol lui-même, mais dans le gain ainsi acquis ; en ce sens, son plaisir a été de remédier à son indigence, ce qui, en quelque sorte, excuse le péché ; au reste, ce paysan, maintenant qu’il est à l’aise, vient à l’aide des successeurs de ceux qu’il a dérobés et fait donc une sorte de bon usage de ses biens mal acquis. Quant au deuxième cas, celui des relations sexuelles, Montaigne n’en traite pas ici, mais il y consacre ailleurs, notamment dans le chapitre « Sur des vers de Virgile » (III, 5), bien des réflexions. Dans ce chapitre, il confronte le mariage et l’amour et compare leurs plaisirs, en se rangeant, dit-il, à l’avis de Virgile, qu’il commente : « Ce sont fins différentes, et pourtant compatibles, dit-il, en quelque façon. Le mariage a pour sa part, l’utilité, la justice, l’honneur, et la constance : un plaisir plat, mais plus universel. L’amour se fonde au seul plaisir : et l’a de vrai plus chatouilleux, plus vif, et plus aigu : un plaisir attisé par la difficulté : il y faut de la piqûre et de la cuisson : Ce n’est plus amour, s’il est sans flèches et sans feu »28. Ici encore le plaisir peut excuser le péché, mais à condition qu’on ne confonde pas le mariage et l’amour (c’est-à-dire la volupté qui se tire de « l’accointance des femmes »). Ici encore il faut un règlement, que Montaigne définit au chapitre « De la Modération » : « C’est une religieuse liaison et dévote que le mariage : voilà pourquoi le plaisir qu’on en tire, ce doit être un plaisir retenu, sérieux et mêlé à quelque sévérité : ce doit être une volupté aucunement prudente et consciencieuse » (I, 29)29. Il y a diverses espèces de plaisirs ; le tort serait de les mêler ; ce serait une autre illustration de ce conflit des plaisirs, auquel Montaigne, on l’a vu, est attentif. Et Montaigne n’est pas loin d’en accuser Homère que Platon commente dans la République : « C’est de quelque poète disetteux et affamé de ce déduit, que Platon emprunta cette narra-

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M. de Montaigne, III, 5, op. cit., p. 1334-1335. Ibid., I, 29, p. 307.

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tion : Que Jupiter fit à sa femme une si chaleureuse charge un jour, que ne pouvant avoir patience qu’elle eût gagné son lit, il la versa sur le plancher : et par la véhémence du plaisir, oublia les résolutions grandes et importantes, qu’il venait de prendre avec les autres dieux en sa cour céleste : se vantant qu’il l’avait trouvé aussi bon ce coup-là, que lorsque premièrement il la dépucela à cachette de leurs parents »30. Pour proposer une telle histoire, Homère devait être « affamé de ce déduit », en manque de ce plaisir de l’amour qui occupait toute sa pensée : un voluptueux qui, submergé par sa volupté, s’abandonne à elle et ne sait pas la régler. Les plaisirs se distinguent par leur plus ou moins grande intensité  ; mais ce n’est pas cela seulement qui les distingue : c’est aussi leur adéquation, leur convenance ; au mariage convient un plaisir qui n’est pas celui qui se tire de « l’accointance des femmes ». C’est par cette convenance que les plaisirs s’accordent avec la vertu. Modérer les plaisirs, ce n’est pas tant en modérer l’intensité que la mesurer en fonction de la totalité d’un règlement de vie. Nous voici revenus à la page du chapitre « Que philosopher c’est apprendre à mourir », qui nous guide depuis le début. La vertu ne consiste nullement à récuser les plaisirs. Montaigne se souvient à nouveau du fameux mythe du Mont de Vertu : « Ceux qui nous vont instruisant, que sa quête est scabreuse et laborieuse, sa jouissance agréable : que nous disent-ils par là, sinon qu’elle est toujours désagréable ? Car quel moyen humain arriva jamais à sa jouissance ? Les plus parfaits se sont bien contentés d’y aspirer, et de l’approcher, sans la posséder. Mais ils se trompent : vu que de tous les plaisirs que nous connaissons, la poursuite même en est plaisante. L’entreprise se sent de la qualité de la chose qu’elle regarde : car c’est une bonne portion de l’effet, et consubstantielle. L’heur et la béatitude qui reluit en la vertu, remplit toutes ses appartenances  et avenues, jusques à  la  première entrée et extrême barrière  » (I, 19/20)31. Cela étant, il est possible que toutes ces considérations soient vaines, que cette recherche d’un règlement de vie soit une illusion. Montaigne a le vif sentiment de la vanité, à laquelle il consacre tout un long chapitre. Si tout est frappé de vanité, que reste-t-il ? Il répond, dans ce chapitre, à cette interrogation. Il porte à la Rome éternelle un amour né dans l’enfance, et qui se maintient. Cette révérence est peut-être vaine. Qu’importe  ? «  Quelqu’un se blâmerait, et se mutinerait en soi-même, de se sentir chatouiller d’un si vain

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M. de Montaigne, I, 29, op. cit., p. 308. Ibid., I, 19, p. 126.

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plaisir. Nos humeurs ne sont pas trop vaines, qui sont plaisantes » (III, 9)32. Ou encore, dans le même chapitre : « je m’emploie à faire valoir la vanité même, et l’ânerie, si elle m’apporte du plaisir »33. Est-ce là le dernier mot de la pensée de Montaigne ? Faut-il penser que la constante quête du plaisir qui l’anime a, au fond, quelque chose de désespéré ? Sans doute une telle proposition conviendrait-elle à notre moderne pessimisme ; mais rien ne la fonde avec certitude. L’ordre selon lequel j’ai exposé la réflexion de Montaigne est un ordre reconstruit, nullement celui selon lequel il la présente lui-même, et qui n’a proprement ni commencement ni fin. Aussi me semble-t-il bon d’achever par où j’ai commencé. Si le médecin propose une médecine agréable, disait Montaigne, acceptons-la. Je terminerai par une autre déclaration, de nouveau relative à la médecine, et qui, de nouveau, affirme la seule valeur sûre du plaisir : « Je donne grande autorité à mes désirs et propensions. Je n’aime point à guérir le mal par le mal. Je hais les remèdes qui importunent plus que la maladie. D’être sujet à la colique, et sujet à m’abstenir du plaisir de manger des huîtres, ce sont deux maux pour un. Le mal nous pince d’un côté, la règle de l’autre. Puisqu’on est au hasard de se mécompter, hasardons-nous plutôt à la suite du plaisir » (III, 13)34.

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M. de Montaigne, III, 9, op. cit., p. 1554. Ibid., p. 1551. Ibid., III, 13, p. 1691.

Le plaisir du déplaisir —◆— Gisèle Venet

H

orace, dans son Épître aux Pisons, Art poétique dont on connaît l’influence sur les arts poétiques de toute l’Europe au XVIe et au XVIIe siècles, réaffirme les règles d’une rigueur classique commandée par une perception rationnelle du monde, et prévient contre les pièges d’un art non réaliste : « Si un peintre voulait ajuster à une tête d’homme un cou de cheval et recouvrir ensuite de plumes multicolores le reste du corps, composé d’éléments hétérogènes, de sorte qu’un beau buste de femme se terminât en laide queue de poisson, à ce spectacle, pourriez-vous, mes amis, ne pas éclater de rire ? »1. Hasard de la sémantique ou ironie de l’histoire esthétique, ce qui était récusé par Horace comme grotesque assuré appelant le rire, autrement dit la métamorphose, presque l’anamorphose, des formes rationnelles en chimères, va pourtant donner lieu à l’art le plus raffiné en même temps que le plus irrationnel, contrevenant à tout réalisme, et formé des chimères les plus improbables, l’art des grotesques qui prolifèrent sur les murs des palais maniéristes italiens au XVIe siècle, puis dans les décors dits « à la Bérain » — volets peints, pièces d’orfèvrerie, trumeaux, plafonds — reproduits à l’infini jusqu’à dégénérer en rococo au XVIIIe siècle. P. Morel, dans son étude sur ces « figures de l’imaginaire » que sont les grotesques, multiplie les clichés photographiques qu’il a pris lui-même à la Villa d’Este à Tivoli, à Rome au château Saint-Ange, ou à Torrechiara, à Soragna, à Sabbionetta, s’attardant sur tel profil de vieillard burlesque qui s’enroule en feuille d’acanthe2 ; ou telle opulence végétale qui se métamorphose en buste de femme3. Morel montre ces 1 2 3

Horace, Œuvres, éd. F. Richard, Paris, Garnier-Flammarion, 1967, p. 259. P. Morel, Les Grotesques, Paris, Flammarion, 1997, pl. 167, p. face 112. Ibid., pl. 168-170.

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murs couverts de centaures innombrables4, parfois féminins5, de femmes sirènes à doubles queues de poisson structurant des fontaines6 — Horace en aurait doublement frémi. On y voit aussi nombre de Pégases ailées sautant par-dessus des festons de guirlandes — tous suspendus en apesanteur, dans un espace hors dimension, hors cadre, sans référence réaliste possible à un lieu défini, et contrevenant à toutes les catégories rationnelles de l’ordre des choses, le haut, le bas, le lourd, le léger et à toutes les conventions de la perspective classique déjà instaurée par Alberti. Toutes ces représentations saisies en plein acte de métamorphose — une plante devenant pilier, un pilier se changeant en sphinx, un satyre en encorbellement, un bec d’oiseau finissant en fine ligne d’arabesque — sont autant de défis à la représentation mimétique du « réel », ou, comme s’en inquiétait implicitement Horace en édictant ou répétant les lois de conformité avec la nature, autant de défis à la sécurité qu’apporte une ressemblance, une reconnaissance de l’univers familier, une accoutumance devenue seconde nature à des repères spatio-temporels. Ces représentations, agaçantes pour les sens et pour l’intellect à force de mêler le vrai et le faux, le vide et le plein, le beau et le laid — danger de proximité déjà inscrit dans la langue grecque, kalon et kakon qu’une seule lettre différencie —, sont autant de signes avant-coureurs ou révélateurs d’une esthétique qui a partie liée avec un « plaisir du déplaisir » : il s’agit de frustrer et de combler tout à la fois, d’exaspérer les sens tout en tenant en haleine l’intellect chargé de faire le tri des scories lors de ses processus de pensée ou de représentation habituels, mais qui se trouve ici confronté à l’impossibilité de choisir devant ce qui ne cesse d’être burlesque sans cesser d’être raffiné, vrai jusqu’au faux (pour inverser la phrase célèbre de Stendhal sur l’écriture romanesque qui recommandait de « faire faux jusqu’au vrai ») à force de ne rien cacher de ses artifices, à force de refuser les trucages du vraisemblable, à force d’être pur jeu esthétique avec une imagination déréglée, dérégulée. Autant dire qu’Horace, à ce jeu, est taillé en pièces. Dans l’art des grotesques, chaque détail n’est méticuleusement travaillé comme repère réaliste, immédiatement reconnaissable — bec d’oiseau, sabot de bouc, buste de femme, tête de chérubin, escalier, départ de voûte, amorce de guirlande, fleur d’ancolie ou herbes ondulantes, tour, ruines, grottes — que pour mieux inquiéter au contraire le spectateur qui voit tant d’efforts d’illu-

4 5 6

P. Morel, op. cit., pl. 86, 87. Ibid., pl. 88. Ibid., pl. 154.

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sion réaliste se terminer en chimères méconnaissables, « finir en queue de poisson » comme le redoutait Horace et comme le dit encore la phrase proverbiale, dans un ensemble sans cohérence, sans structure. Tout semble destiné à effacer le moindre « effet de réel », le moindre référent à une réalité familière, mais pour un « effet de plaisir » neuf : toutes les catégories du réel sont niées pour ne retenir que celles, aléatoires, de l’art et de l’artifice, créant un monde en soi, un art autonome, désencombré de l’obligation de « ressembler à quelque chose » ; un monde, un art, autosuffisant, qui ne se perpétue que par la dissémination d’une ressemblance stylistique, qui ne trouve un principe d’unité esthétique qu’en se multipliant partout ailleurs en Europe à l’infini, dans un gigantesque processus de mutation, de dispersion et de métamorphose — dans l’Europe des grotesques. L’art des grotesques y signe en quelque sorte l’acte de naissance du plaisir esthétique pour le plaisir, bien avant et tout autrement que celui de l’art pour l’art. Faut-il rappeler que M. Raymond situait à cette époque et dans cette sensibilité la « formation d’une nouvelle catégorie de l’esprit qui est celle de l’esthétique »7. Il n’est pas jusqu’aux « plumes multicolores » implicitement dénigrées comme niaiserie par Horace dont on ne trouverait quelque utilisation esthétique dans les arts maniéristes et baroques des XVIe et XVIIe siècles liés à cet art des grotesques ou de la grottesque comme le nomme A. Chastel qui s’est aussi intéressé à « la question des chimères » à la Renaissance sous l’angle de « sens et non-sens »8. On songe aux précieux dessins d’Inigo Jones, dont celui prévu pour un masque de Ben Jonson, Mask of Lords, avec l’Esprit de Feu — la plume devenant flamme, autre effet tablant sur une instabilité, une indécision dans nos perceptions. Ce dessin, M.-T. Jones-Davies avait choisi de le reproduire dans un de ses ouvrages qui fut pionnier en ce domaine, en 1967 : Inigo Jones, Ben Jonson et le Masque9. Dans le contexte sérieux de ces études sur la Renaissance, ce sujet — le plaisir du déplaisir — pourrait n’être que superficiellement ludique. Il ne s’agit pas, en effet, de céder au seul plaisir du jeu de mots hasardeux pour sacrifier aux séductions des renversements de notions en leurs contraires, mais bien de proposer un sujet oxymore pour une approche d’une esthétique de l’oxymore. Par ce biais, c’est le fonctionnement des esthétiques maniéristes et baroques dans leur rapport avec la naissance, la formation — ou la déformation, 7

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Poésie française et maniérisme, éd. M. Raymond, Genève, Droz, Paris, Minard, 1971, introduction, p. 24. A. Chastel, La Grottesque, Paris, Le Promeneur, 1988. M.-T. Jones Davies, Inigo Jones : Ben Jonson et le Masque, Paris, Didier, 1967, p. 163.

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aurait peut-être dit T. S. Eliot — d’une sensibilité moderne qui sollicite l’attention. Il semble bien que, entre 1530 et 1630 (dates elles-mêmes instables selon les lieux, les pays, les arts concernés), on assiste à un subtil dévoiement du plaisir esthétique que le classique Horace ne souhaitait fait pourtant que de « simplicité et unité »10, et cela sous l’effet d’une métamorphose des fonctions de l’art. Sous  la  pression d’une sorte de nécessité épistémologique, d’anti-aristotélisme partout latent — rappelons que la crise de l’épistémè est au plus fort en Europe entre ces mêmes dates, avec la mort de Bruno, en 1600, de Vanini, en 1619, sur le bûcher de l’Inquisition —, l’œuvre d’art est en quelque sorte forcée d’impliquer, d’incorporer un « désaccord », d’accepter une infinie variété des formes — « quand l’imagination accouche / Les formes de choses inconnues »11 — comme le dit Thésée à l’acte V du Songe d’une nuit d’été. Un processus de détournement, de « dépravation » des formes et des sujets — formes, sujets, objets pourtant fidèlement repris (encore un paradoxe) de l’héritage classique — agit par une culture de l’emprunt, une culture de la répétition. Montaigne, le subtil analyste de ces mutations de la sensibilité — il s’observe lui-même in vivo, « génial projet que Montaigne fit de se peindre » — opère pour nous le repérage de l’effort et de l’effet de répétition sur la représentation : « La dissimilitude s’ingere d’elle mesme en nos ouvrages : nul art peut arriver à la similitude »12. Cette dissimilitude, ce tremblé dans l’art de la répétition, pourrait bien fournir un espace de jeu — au sens de déjointement où l’entend Hamlet (out of joint), mais aussi de jeu ludique — dans lequel s’ingère subrepticement un art nouveau, représentatif d’un nouveau mode d’être, le jeu des peintres et des poètes maniéristes avec les formes canoniques, qu’il s’agisse des canons de la beauté ou des règles de la rhétorique, dont ces peintres et ces poètes semblent chercher à dévoyer les applications pour mieux en pervertir les enjeux. Un simple exemple au passage : la réécriture par Shakespeare du récit canonique fait par Plutarque d’un instant resté hyperbolique dans l’histoire — la rencontre d’Antoine et de Cléopâtre sur le Cydnus13. Shakespeare14

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Horace, op. cit., p. 259. W. Shakespeare, Le Songe d’une nuit d’ été, V. 1. 13-14, « as imagination bodies forth / The forms of things unknown », trad. J.-M. Déprats, éd. bilingue G. Venet, Paris, Gallimard, Folio Théâtre, 2003, p. 226-227. M. de Montaigne, Essais, III, 13, « De l’expérience ». Plutarque, Les Vies des hommes illustres, trad. J. Amyot, éd. G. Walter, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », « Vie d’Antoine », II, p. 887-888. W. Shakespeare, Antoine et Cléopâtre, II. 2. 199-234, in Tragédies, édition bilingue de

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conserve et reproduit le rythme du récit, ses couleurs, ses parfums, pathetic fallacy chargée de traduire l’hyperbolique séduction qui irradie de Cléopâtre, comme il reproduit la profusion de détails à l’antique — guirlandes, enfants potelés, cupidons, palmes, éventails, Néréides, sirènes, étoffes précieuses, gréements de soie arachnéens — explicitement évoqués par le texte de Plutarque, ou tels qu’il a pu en voir dans les peintures alla grottesca de ses contemporains, peintures elles-mêmes imitées des fresques retrouvées dans la Maison dorée de Néron à Rome, dites aussi pour cette raison all’antica, et contemporaines du même Plutarque. Tous les plaisirs des sens ont été extatiquement convoqués par Plutarque avant Shakespeare, dont la suavité de la musique, pour traduire ce moment historique d’une séduction qui n’est plus seulement individuelle mais concerne le devenir de Rome tout entière. Flavius Josèphe, qui charge Cléopâtre de tous les péchés d’Israël dans son histoire du peuple juif, se chargera de révéler le dessous des cartes d’une telle rencontre15, mais Plutarque et Shakespeare ne boudent pas leur chance d’en écrire et inscrivent dans la littérature ce moment qui se veut sublime apothéose du plaisir. Shakespeare, toutefois, à la manière des maniéristes, conserve le récit tout en le détournant de son objectif ordinaire. Cette narration, dont il garde la qualité pléthorique, il la place, dans sa pièce, à un moment de vacuité extrême : Cléopâtre vient d’être la grande absente sur la scène du théâtre, et la grande oubliée sur la scène du monde. Il la place aussi dans la bouche du sceptique et cynique capitaine, mentor d’Antoine, qu’est Enobarbus. Shakespeare situe l’évocation du mémorable effet sur Antoine de cette rencontre à la fin d’une scène pourtant tout occupée par la trahison de ce même Antoine acceptant la main de la sœur d’Octave pour préserver l’unité du triumvirat qui lui est politiquement favorable. Le jeu shakespearien avec l’attente du spectateur, avec ses sens et son affectivité, est à la fois subtil et cruel : Shakespeare a fait en sorte que nous laissions Cléopâtre dans l’attente amoureuse du retour d’Antoine, et que nous soyons donc à la fois surpris par cette infidélité dont elle ignore tout en même temps que comblés par le récit hyperbolique d’un amour au passé, sans rupture dans la continuité narrative — plaisir et déplaisir, pourrait-on dire, d’un seul tenant. Shakespeare fait plus encore : il incorpore au plaisir et déplaisir du texte un plaisir et déplaisir des sens qui n’est pas dans Plutarque, un plaisir du dé-

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J.-M. Déprats, avec le concours de G. Venet, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », II, p. 794-798. Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, I, 18, 4.

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plaisir dont l’Art d’aimer d’Ovide, pourtant source inépuisable de techniques et de recettes érotiques, ne fait pas mention. Shakespeare réécrivant le texte de Plutarque taquine son lecteur ou son spectateur d’une subtile jouissance dans la souffrance qui n’est pas non plus celle, mystique, d’un Pétrarque, le maître pourtant du suprême plaisir du déplaisir d’aimer, la voluptas dolendi, la complaisance dans la blessure d’amour, autre héritage contraignant pour l’imaginaire des maniéristes et des baroques. La jouissance dans la souffrance qu’introduit Shakespeare n’est pas non plus, dans ce texte, l’érotisme noir qui sévira dans le roman gothique et trouvera son théoricien dans le divin marquis ou dans Sacher-Masoch. Rien d’aussi cru, rien d’aussi génital pourrait-on dire, mais une convocation de tous les sens à se laisser agacer dans le moment même où ils sont le plus flattés, par un tremblé de la dissimilitude qui s’introduit dans la plus fidèle des réécritures : […] The oars were silver, Which to the tunes of flutes kept stroke, and made The water which they beat to follow faster, As amorous of their strokes […]16.

L’image de l’eau amoureuse, ajoutée par Shakespeare, permet le double jeu avec le mot « strokes » en anglais qui fournit à point nommé un autre effet de tremblé, celui de la polysémie, cette fois, puisqu’il signifie à la fois la caresse et les coups. Cette agacerie et cette caresse des sens s’accompagnent aussi d’une agacerie et d’une caresse de l’intellect, dépassé par l’impossible conciliation de la nature et de l’artifice qu’il faut bien concilier dans l’ekphrasis allusive du tableau dans la littérature — Cléopâtre « o’er-picturing that Venus where we see / The  fancy outwork nature  » —, comme ce même intellect est débordé par l’impossibilité de stabiliser les sensations contraires crées par des éventails bariolés « whose wind did seem / To glow the delicate cheeks which they did cool / And what they undid did », un intellect qui ne peut que s’en remettre, dans ce cas, à la figure qui transgresse toutes les lois de la métaphore, l’oxymore, cette figure qui est par excellence déni de figuration, déni de représentation. L’oxymore conjoint en un instant fugitif de sensualité évanescente la représentation imaginaire de la chose et la négation de cette représentation. 16

W. Shakespeare, Antoine et Cléopâtre, II. 2. 202-205. Le texte de Plutarque dont le passage est démarqué dit : « […] elle n’en daigna autrement s’avancer, sinon que de se mettre sur le fleuve Cydnus dans un bateau dont la poupe était d’or, les voiles de pourpre, les rames d’argent, que l’on maniait au son et à la cadence d’une musique de flûtes, hautbois, cithares, violes et autres tels instruments […] », op. cit., p. 887.

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On pourrait dire de l’oxymore, lui aussi évanescent comme le vent des éventails, qu’il fait ce qu’il défait ou inversement « what it undid did ». On peut rappeler aussi que c’est dans un contexte ouvertement érotique que Montaigne, à nouveau, saisit sa « condition mixte », dans un essai intitulé « de l’expérience », où il confesse l’impossibilité dans laquelle il est de s’en tenir aux purs plaisirs de l’imagination et de se laisser « tout lourdement aller aux plaisirs présents […] intellectuellement sensibles, sensiblement intellectuels »17, liant explicitement, dans la figure ici d’une absolue nécessité, l’oxymore, les plaisirs du corps et de l’esprit, comme c’est le cas pour toute cette génération baroque. Horace, qui surveillait de près la liberté des poètes, toujours dans son Art poétique, conseillait d’éviter de forcer le trait : « je veux atteindre le sublime, je tombe dans l’enflure »18 ; il mettait en garde le poète tenté de « vouloir apporter, par des détails hors nature, de la variété dans un sujet un », sous peine d’en venir à « peindre un dauphin dans les bois, un sanglier sur les flots »19. L’image de monde à l’envers n’est pas anodine : dans le premier livre de ses Odes, dans l’ode 37, Horace fait allusion à « la reine insensée »20 qui fut le grand danger de Rome, malgré sa mort héroïque, Cléopâtre ; et il se révèle vigilant devant le sens politique qui se cache aussi sous une poétique, celle du « monde à l’envers », autre obsession qui parcourt tout l’âge maniériste et baroque : lorsqu’il évoque le danger politique entraîné par la mort de Jules César, c’est par une vision qui n’a rien des charmes à venir de l’univers renversé en reflets sur les eaux dépeint par le baroque Saint-Amant. Le renversement des catégories qu’il décrit est à la hauteur de la révolution qui vient de bouleverser le monde romain — la seule qui égale en importance celle qui bouleverse l’Europe et son épistémè au XVIe siècle. Il montre « Protée poussant tous ses moutons vers les hautes montagnes, les poissons arrêtés au sommet des ormes, séjour habituel des colombes, et les daims apeurés nageant dans une mer répandue sur la terre »21. Dans ce contexte, on décrypte mieux peut-être l’exaspération sans concession d’Horace devant un « tableau de l’arc-en-ciel » en trop, « une ou deux draperies éclatantes »22 superflues, décrétant ces décorations ou descriptions

17 18 19 20 21 22

M. de Montaigne, Essais, III, 13. Horace, op. cit., p. 260. Ibid. Id., Odes, I, 37, op. cit., p. 69. Ibid., I, 2, p. 50. Id., Art poétique, op. cit., p. 259.

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« déplacées », alias incongrues si ce n’est « indécentes », « undecorous » diraient les Anglais : « Tout cela n’est pas à sa place »23. Il semble qu’Horace veuille à tout prix protéger ses contemporains de l’inconfort sinon du déplaisir — écho d’autres dangers latents — d’être soumis à des représentations discordantes ou désaccordées qui seraient autant de faillites, selon lui, dans l’art de représenter, si ce n’est faillite de l’esprit emblématique. « Le monde est fou », s’écrieront avec jubilation les contemporains de Shakespeare. Mais pour Horace, rien n’est encore perdu : « Croyez-moi, chers Pisons, un tel tableau donnera tout à fait l’image d’un livre dans lequel seraient représentées, semblables à des rêves de malade, des figures sans réalité, où les pieds ne s’accorderaient pas avec la tête, où il n’y aurait pas d’unité » — autant dire un tableau de grotesques. Il concède la liberté de création — « peintres et poètes ont toujours eu le droit de tout oser »24 — mais il est loin d’imaginer ce que Montaigne, à l’âge maniériste et baroque, pourra faire du même rapprochement entre un tableau de grotesques (rédhibitoire pour Horace) et l’écriture d’un livre. Le lucide Montaigne revendique en effet explicitement la monstruosité d’associations aléatoires et multiples comme principe créateur de ses Essais, et il assimile son écriture à la peinture de « crotesques » — la phrase est si connue qu’on hésite à la rappeler. C’est le célèbre début de l’essai « De l’amitié » : « Considérant la conduite de la besongne d’un peintre que j’ay, il m’a pris envie de l’ensuivre. Il choisit le plus bel endroit et milieu de chaque paroy, pour y loger un tableau élabouré de toute sa suffisance ; et, le vuide tout au tout, il le remplit de crotesques, qui sont peintures fantasques, n’ayant grâce qu’en la variété et estrangeté ». Revenant au style de ses Essais, il suggère : « Que sont-ce icy aussi, à la vérité, que crotesques et corps monstrueux, rappiecez de divers membres, sans certaine figure, n’ayants ordre, suite ny proportion que fortuite ? »25. Giordano Bruno, aux mêmes dates, sans que l’on sache s’il a lu Montaigne, a recours à la même image d’écriture fragmentaire dans la dédicace de son Banquet des Cendres à sir Philip Sidney : « Un peintre procède exactement de même, en ne se contentant pas de donner les grandes lignes du sujet ; pour remplir son tableau, il peint aussi […] çà et là un oiseau, un porc, un cerf, un âne, un cheval ; il se borne à montrer la tête de l’un, la corne d’un autre, l’arrière-train d’un troisième, faisant voir les oreilles de ce-

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Horace, Art poétique, op. cit., p. 259. Ibid. M. de Montaigne, Essais, I, 16, « Des prières ».

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lui-ci alors qu’il décrit entièrement celui-là »26. Il feint de s’excuser de ces « crotesques et corps monstrueux », prétextant l’absence de recul du peintre : « Prenez donc ce portrait tel qu’il est, avec ses deux, ses cent, ses mille détails et tout ce qu’il comporte »27. Pour Horace au contraire, la liberté accordée aux poètes ne va pas « jusqu’à permettre l’alliance de la douceur et de la brutalité, l’association des serpents et des oiseaux, des tigres et des moutons »28 ; autrement dit, elle ne va pas jusqu’à permettre cette licence rhétorique dont les maniéristes et les baroques vont abuser, la coincidentia oppositorum, l’intime association des contraires, dans une figure de style, l’oxymore justement, chargée de se rire du burlesque à l’origine, mais enfin prise au sérieux, voire au tragique. Shakespeare, en ce sens, parcourt tout le spectre de l’oxymore. En 1596, il met en scène le burlesque involontaire d’une « drôlerie très tragique » (tragical mirth29) préparée par les artisans, dans le Songe d’une nuit d’été, pour leur pièce de théâtre tirée d’une métamorphose d’Ovide, Pyrame et Thisbé, qui fournit le plus grand nombre de sujets de tragédies — le baroque Théophile de Viau écrit encore une tragédie sérieuse sur les deux amants en 1619. La même année que le Songe, Shakespeare écrit la tragédie oxymore par excellence qu’est Roméo et Juliette, commencée comme une comédie sarcastique des excès de l’amour, physique ou mystique, placée sous le signe de l’oxymore burlesque lorsque Romeo, encore amoureux de l’invisible Rosalinde, croit aimer le déplaisir du plaisir d’aimer lorsqu’il s’en plaint — voluptas dolendi —, alors qu’il n’aime encore qu’une ombre : Why then, O brawling love, O loving hate, O anything of nothing first created, O heavy lightness, serious vanity, Misshapen chaos of well-seeming forms, Feather of lead, bright smoke, cold fire, sick health, Still-waking sleep, that is not what it is30 !

À quoi répondent en différé les sarcasmes en forme d’élaboration alla grottesca ou all’antica d’un Mercutio, après la confidence d’un rêve que lui a faite Roméo, mêlant le minuscule, l’improbable, le détail grossi à nou26

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G. Bruno, Le Banquet des Cendres, trad. fr. Y. Hersant, Nîmes, Éditions de l’Éclat, 2002, p. 7. Ibid., p. 12. Horace, Art poétique, op. cit., p. 259. W. Shakespeare, Le Songe d’une nuit d’été, op. cit., V. 1., p. 232. Id., Roméo et Juliette, I. 1. 170-175, in Tragédies, op. cit., I, p. 218.

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veau : « O, then I see Queen Mab hath been with you »31, une fée traînée par un attelage de petits atomes, comme s’il illustrait l’argument même d’Horace contre les livres et les tableaux « dans lesquels seraient représentés, semblables à des rêves de malade, des figures sans réalité […] ». Toujours dans cette tragédie aux choix rhétoriques inconvenants, c’est Juliette aussi qui, refusant d’être l’icône idolâtrée à distance, rendra Roméo « intellectuellement sensible et sensiblement intellectuel » au sens de Montaigne, jusqu’à en mourir d’amour, cette fois sans que cela reste une simple figure de style. C’est encore l’oxymore, image de perversion rhétorique, qui laisse présager une perception radicalement pervertie des catégories physiques du réel — « So fair and foul a day I had not seen »32 dit Macbeth à sa première entrée en scène, en écho à une perversion métaphysique ou prise pour telle — « Fair is foul and foul is fair »33. Ce refrain maléfique des sorcières entraîne en effet à son tour la perversion de toute éthique dans la pièce, Macbeth se révélant incapable de choisir entre blanc et noir, bien et mal, tétanisé entre désir et refus des moyens d’accéder à son désir — « If it were done when ’tis done, then ’twere well, / It were done quickly. If the assassination could tramel up the consequence, and catch / With its surcease success […] »34. Un plaisir de l’infraction ludique fondé sur un déplaisir de ne plus s’y reconnaître dans les lois de la beauté s’est donc esquissé dans ces jeux maniéristes avec l’écriture et ses lois rhétoriques sous le règne de l’oxymore. Cette figure par essence irreprésentable puisque faite d’une insurmontable contradiction dans l’ordre du réel, seule la poésie peut la représenter selon une autre catégorie de l’expérience, non plus seulement vérifiable dans le monde sensible, mais validée par l’intellect et l’imagination, l’expérience esthétique : le conceit, la pointe euphuiste, s’élaborent sur ce terreau. Le plaisir fondé sur un déplaisir se retrouve aussi dans les jeux avec l’espace et les lois de la perspective déjà classique qu’avait définie Alberti en 1435 dans son traité De Pictura, donnant lieu aux déformations planifiées, mathématiques, mais qui revêtent l’aspect du hasard et du désordre, les anamorphoses, ou perspectives dépravées comme on les appellera aussi. Un plaisir du déplaisir s’est fondé sur la subtile prise de

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W. Shakespeare, Roméo et Juliette, I. 4. 51. Id., Macbeth, I. 3. 38, in Tragédies, op. cit., II, p. 312. Ibid., I. 1. 10. Ibid., I. 7. 1-5.

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conscience que l’infraction aux lois de la proportion et aux canons de la beauté est source de création tout autant que la mimèsis la plus fidèlement inféodée aux lois de la ressemblance et à la nature, inféodée à Horace. Est-ce le seul hasard des rencontres littéraires ou des influences artistiques  qui amène cette «  révolution copernicienne  » dans la sensibilité et  la  pratique esthétique, décentre et malmène tous les canons reçus  ? Giordano Bruno nous dira explicitement que non, qu’une nécessité cosmique et métaphysique sous-tend cet apparent accident de la sensibilité occidentale ; celui-ci n’a cessé de se perpétuer y compris dans notre rapport aux arts qui nous sont, à nous, les plus contemporains, et explique peut-être cette  réticence toujours recommencée devant les catégories esthétiques du Maniérisme et du Baroque. Notre rapport à la modernité s’est formé dans ce moment de crise suprême de l’épistémè en Occident, pour se perpétuer par crises successives d’un plaisir du déplaisir, d’une réceptivité toujours réticente devant la nouveauté, la « nouvelleté » aurait dit Montaigne : chaque siècle a son avant-garde chargée de violer l’affectivité et le goût acquis mais que l’on croit « de nature », une avant-garde toujours « de mauvais goût », générant cet indépassable moment esthétique d’un déplaisir avant le plaisir, une violation de tous les « instincts du beau » par un beau qui se donne d’abord sous les traits de la « laideur », qui s’inscrit d’abord dans de nouveaux codes esthétiques longs à assimiler, l’art silène, le beau sous la laideur, qui nous reste contemporain. De cet art silène, la tragédie est sans doute la forme la plus paradoxale et la plus séduisante puisqu’elle est par essence plaisir du déplaisir. Elle est par excellence la forme de l’art dramatique, et l’art littéraire longtemps le plus courtisé — Voltaire continuera à s’idéaliser en auteur de tragédies ; mais elle est aussi cet art paradoxal qui invite à venir partager de son plein gré, et pour le plus extrême plaisir, le déplaisir le plus extrême d’une souffrance sans rémission, la douleur tragique, forme la plus aboutie en cela d’une voluptas dolendi peut-être au cœur de toute expérience esthétique, celle figurée comme un emblème dans le baiser des amants morts du plaisir d’aimer, Roméo et Juliette ou Desdémone et Othello. Dans cette tragédie extrême qu’est Othello, une tragédie sans motif tragique autre que d’être un théâtre d’ombres créées de toutes pièces par un Iago maléfique venu par le déplaisir de sa jalousie pervertir le plaisir pur et sans ombre qui unissait Othello et Desdémone, un plaisir étrange saisit, fait de l’aigu déplaisir d’avoir à partager en silence la tromperie des sens infligée à Othello — un spectateur est-il jamais monté en scène révéler à temps les supercheries de Iago ? — et le plaisir extrême d’une réconciliation, d’une conciliation dans la mort du plaisir et du déplaisir par le chiasme tragi-

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que, l’oxymore de la plénitude du manque : « I kiss’d thee ere I kill’d thee, no way but this / Killing myself, to die upon a kiss »35. C’est dans les figures oxymores du monde et du réel, et non pas de l’imaginaire, que Giordano Bruno cherche la source d’un plaisir du déplaisir qui serait dès lors coextensif de notre être au monde. C’est au philosophe baroque par excellence qu’il fut, jusqu’à en mourir comme il advient aux grands amants du monde baroque, qu’il revenait de mettre au jour, d’élucider au sens fort, c’est-à-dire de porter à la lumière la théorie d’un pratique intuitive, à valeur heuristique, la pratique des poètes et créateurs entre 1530 et 1630. Théoricien de la coincidentia oppositorum qu’il emprunte à Nicolas de Cuse, Bruno ne s’exprime qu’au moyen du paradoxe, par nécessité et non seulement par goût, encore qu’il  cultive les arts maniéristes jusqu’à écrire lui-même, dans les Fureurs héroïques, des sonnets « à la manière » de ses contemporains, et qu’il fasse de ces mêmes Fureurs héroïques un véritable traité de poétique maniériste. Bruno est conscient que seule une esthétique de l’inachèvement, une esthétique d’œuvre ouverte, et comme telle de véritable « métaphore épistémologique » comme la définira U. Eco36, permettrait à sa philosophie de l’infini et du multiple de se matérialiser dans une pensée, voire de s’y chercher, inachèvement laissé doublement inachevé par sa mort précoce sur le bûcher romain en 1600 et par le silence qui retombera avec ses cendres. Bruno eut cependant le temps de laisser, au cours des deux années passées en Angleterre, entre Londres et Oxford, de 1583 à 1585, des œuvres testamentaires : conscient de la modernité de sa méthode, une méthode nécessairement fondée sur « un discours provisoire […], comme un problème que l’on pose, une mise à l’épreuve, une mise en scène de choses qui attendent d’être examinées »37, comme il l’explicite dans son « épître d’explication » qui sert de préface à L’Expulsion de la Bête triomphante, écrit à Londres en 1585. On le voit procéder à la manière de son contemporain Montaigne, autre penseur de l’indécidable, qui s’efforce de ne proposer « que des fantaisies informes et irresolues, comme font ceux qui publient des questions douteuses, à débattre

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W. Shakespeare, Othello, V. 2. 342-343, in Tragédies, op. cit., I, p. 1296. Voir U. Eco, L’Œuvre ouverte, Paris, Seuil, 1965, et le concept de « métaphore épistémologique » qu’il élabore pour désigner la manière dont l’art et la littérature véhiculent un savoir sur leur époque, et permettent l’accès à la connaissance d’une connaissance avant même que celle-ci ne soit explicitement détachée ou définie comme telle. G. Bruno, L’Expulsion de la bête triomphante, éd. G. Aquilecchia, Paris, Les Belles Lettres, 1999, p. 16.

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aux escoles : non pour establir la vérité, mais pour la chercher »38. Dans cette préface à sa méthode, Bruno pose un principe de fusion des éléments contraires39, le matériel et le spirituel, monisme dynamique fondé sur la coïncidence des contraires, d’où il dérive par le même mouvement un principe de dissolution — on se croirait dans la poétique de Shakespeare selon Antoine et Cléopâtre40. De  cette  physique issue d’une métaphysique dynamique des contraires dont il est tout près de faire dériver une loi de l’attraction universelle, Bruno de surcroît extrait une certitude théocosmique, qu’il emprunte à nouveau à Nicolas de Cuse : Dieu ne peut être limité dans sa créativité, l’univers ne peut donc être clos, et il ne peut se borner à un monde unique41. Et de cette certitude d’un cosmos ouvert sur l’infini, d’un Dieu réellement, « concrètement » infini, le philosophe baroque par excellence fait dériver une théorie fondée sur une praxis, processus oxymore s’il en est, pour définir les lois du plaisir moderne, un nécessaire « plaisir du déplaisir » : « Le plaisir, nous voyons que ce n’est rien d’autre qu’un certain passage, un cheminement et un mouvement […]. Ce dont nous nous réjouissons est bien le passage de l’un à l’autre […] »42. En somme, laisse-t-il le soin à son interlocuteur de conclure — car il adopte la forme du dialogue, genre, certes, à la mode, mais dont la pertinence d’œuvre ouverte, d’œuvre ouvrant sur toutes les possibilités d’intégrer la contestation, lui convient entre toutes — « il n’y a pas de délectation qui ne soit mélangée à de la tristesse »43, ou « mêlée de quelque amertume »44 comme il en reprend l’exposé dans un dialogue des Fureurs héroïques. Bruno s’explique en revenant à la dynamique des contraires : « la mutation d’une chose d’un contraire à l’autre, […] le mouvement du contraire au contraire, voilà ce qui cause la satisfaction »45. Menant le paradoxe heuristique à son terme, il  poursuit  : «  Il y a une telle familiarité entre un être et son contraire,

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M. de Montaigne, Essais, I, 56. G. Bruno, L’Expulsion de la bête triomphante, op. cit., p. 22. Voir G. Venet, « Images et structure dans Antoine et Cléopâtre », Études Anglaises, XXX, 3, juillet-septembre 1977, sur le jeu complexe des images de fusion et de dissolution.  G. Bruno, L’Infini, l’univers et les mondes, éd. et trad. B. Levergeois, Paris, Berg International, 1987, p. 42 ; et Le Banquet des Cendres, op. cit. Id., L’Expulsion de la bête triomphante, op. cit., p. 54. Ibid. Id., Des Fureurs héroïques, éd. et trad. P.-H. Michel, Paris, Les Belles Lettres, 1984, Première partie, Dialogue II, p. 158. Ibid., p. 56.

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qu’ils se conviennent mieux l’un à l’autre que le semblable au semblable »46. Comme pour Thésée, dans le Songe d’une nuit d’été, cherchant sur un mode ludique « the concord of this discord »47, pour Bruno, « la concorde ne se réalise que là où il y a contrariété »48, — et cela dans un instant d’équilibre fugitif, « le point où la contrariété s’abolit »49, la pointe extrême en quelque sorte de l’oxymore, qui ne peut s’exprimer que par le paradoxe ou la « pointe » poétique, point où le paradoxe s’abolit. Il faut conclure avec Bruno et lui rendre hommage au passage de tant de perspicacité créatrice et critique, lui empruntant l’hommage du génie que, dans sa modestie, il faisait à Nicolas de Cuse, pratiquant comme à l’accoutumée la litote de l’affirmation par négation (negative capability) : « D’un point de vue physique, mathématique et moral » (il faudrait ajouter dans son cas cosmique, poétique et métaphysique), « on constate que le philosophe qui s’est rendu à la raison de la coïncidence des contraires n’a pas fait une petite découverte »50. Il fallait en effet un praticien des esthétiques maniéristes51 pour prolonger cette « petite découverte » par celle d’un espace infini où se meuvent des mondes multiples ; un praticien du paradoxe pour conduire à cette théorisation de la sensibilité baroque, de l’homme oxymore dans son inachèvement, l’homme existentiellement et essentiellement fait pour un plaisir du déplaisir et façonné par lui, l’homme moderne des « temps modernes », puisque tel est le nom donné par nos historiens à la période tout occupée des sensibilités maniéristes et baroques.

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G. Bruno, Des fureurs héroïques, op. cit., p. 56. W. Shakespeare, Le Songe d’une nuit d’été, V. 1, op. cit., p. 233. G. Bruno, L’Expulsion de la bête triomphante, op. cit., p. 56. Id., Des Fureurs héroïques, op. cit., p. 162. Id., L’Expulsion de la bête triomphante, op. cit., p. 58. Voir G. Venet, « Giordano Bruno et Shakespeare : la poétique d’une écriture dans l’Europe de la Renaissance », in Shakespeare et l’Europe de la Renaissance, éd. P. Kapitaniak, sous la direction d’Y. Peyré, Paris, Société Française Shakespeare, 2004, p. 249-271.

At her Majesty’s pleasure : Staging the Virgin Queen* —◆— Richard Wilson

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*

A first version of this paper was published as « Shakespeare in Hate : Performing the Virgin Queen », Poetica, 36, 1-2, 2004, p. 149-167. E. K. Chambers, William Shakespeare, Oxford, Clarendon Press, 1930, II, p. 207-209. T. Dekker, « Wonderful Year 1603 », in The Non-Dramatic Works of Thomas Dekker, éd. A. B. Grosart, London, Hazell, 1884, p. 88.

e was not of an age, but for all time ! » : Ben Jonson’s homage «  To  the  memory of my beloved, the Author, Mr William Shakespeare », has been so successful in creating the myth of the Bard as a timeless genius that we forget how calculated Shakespeare’s silence on his times must have seemed to contemporaries, and how much it might have been resented. The modern aesthetic that values art to the extent that it defies its time, and originates without commission, was so alien to Renaissance culture, however, that we may suspect Jonson of special pleading when he insisted that Shakespeare’s work was never dictated by the headlines of « the years »1. And this suspicion is confirmed by the fact that in the one year of his life when he might have been expected to comment on events it was precisely Shakespeare’s silence which provoked hostile complaints. For in 1603, when, according to Thomas Dekker’s eulogistic almanac of « The Wonderful Year », the grieving poets of England «  rained showers of tears  » over the body of Queen Elizabeth2, Shakespeare’s refusal to mourn became conspicuous as the result of a concerted campaign to « out » his allegiance and blow his religious cover. Thus, within a month of the Queen’s passing the anonymous author of « A Mournful Ditty entitled England’s Loss » was challenging « You poets all, brave Shakespeare, Jonson, Greene », to « Bestow your time to write for

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England’s Queen »3. The fact that Robert Greene had, in fact, himself died cursing Shakespeare as an « upstart » Jesuitical « crow » ten years before, looked here less like ignorance than a ghoulish rhyme, as someone pointed out, to shame two crypto-Catholic slackers by conjuring « help of spirits in their sleeping graves, / As he that called to Shakespeare, Jonson, Greene, / To write of their dead noble Queen »4. So, the Protestant hack Henry Chettle must have known exactly what he was doing when he sneered that Shakespeare’s « honey-tongued » smoothness was the reason why « Melicert », as he dubbed him, was so conspicuous by his absence, in the spring of 1603, from those writers grieving for their dead Queen : Nor doth the silver-tongued Melicert Drop from his honied muse one sable tear To mourn her death that graced his desert, And to his lays opened her royal ear5.

« He was not of an age » : yet Shakespeare’s obliviousness to contemporary affairs, his critics complained, was a deliberate snub to a ruler who had « graced his desert » and « opened her royal ear » to patronise his plays. As M. Dobson and N. Watson recount in their hilarious history of this fantasy, the popular legend of Shakespeare as a protégé of Elizabeth, (incarnated when Dame Judi Dench sweeps upon stage in Shakespeare in Love) would reach its « illogical end-point » in the theory that « Shakespeare » was, in fact, her pseudonym, and that the portrait in the Folio was the disguised likeness of the theatre-loving Queen6. But although Elizabeth was only ever once glimpsed « at the play » (at the Blackfriars playhouse in 1601 for a Christmas performance by Paul’s Boys) — and P. Honan points out in his recent biography that Elizabeth gave no sign whatever that she cared for either the man or his works7 — the myth of the monarch as a devoted fan, and even performer, of Shakespeare is one to which Jonson contributed, when he pictured the « Sweet Swan of Avon » swooping to make « those flights upon

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E. K. Chambers, op. cit., p. 213. Ibid., p. 212. H. Chettle, « England’s Mourning Garment », ibid., p. 189. M. Dobson, N. Watson, England’s Elizabeth : An Afterlife in Fame and Fantasy, Oxford, Oxford University Press, 2002, p. 137. « Dudley Carleton to John Chamberlain, December 29 1601 », in Calendar of State Papers Domestic, 1601-1603, London, HMSO, 1870, p. 374 : « I have just come from the Blackfriars, where I saw her at the play with all her candidæ auditrices » ; P. Honan, Shakespeare : A Life, Oxford, Oxford University Press, 1998, p. 296.

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the banks of Thames, / That so did take Eliza  »8. And this scenario of the stage-struck sovereign and supercilious scriptwriter is condensed in one of  the most revealing anecdotes about the Bard, which actually has Gloriana making an importunate appearance on the boards. The story was collected in his Dramatic Table Talk of 1825 by the bookseller and playwright Richard Ryan, and it tells how « Queen Elizabeth was a great admirer of the immortal Shakespeare, and used frequently (as was the custom of persons of great rank in those days) to appear upon the stage before the audience, or to sit behind the scenes, when the plays of our Bard were performed ». F. E. Halliday, who pasted it into his Shakespeare Companion, thought « it would be pleasant to believe » the anecdote ; though S. Schoenbaum ironized that « this heart-warming romantic encounter […] is plausible enough » — aside from the « trifling circumstances » that Shakespeare’s « stage afforded no scenery for eavesdroppers to conceal themselves », that « the Queen did not expose herself to the multitude », and that she « restrained from flirting publicly (or in private) with subjects of inferior station »9. None the less, the tale of the real Queen upstaged by the « mimic monarch » of the boards, which was first printed in 1796, does encapsulate an essential truth about Shakespeare’s usurpation from the old order of an unprecedented new aesthetic sovereignty : One evening, when Shakespeare himself was personating the part of a King, the audience knew of her Majesty being in the house. She crossed the stage when he was performing, and, on receiving the accustomed greeting from the audience, moved politely to the poet, but he did not notice it ! When behind the scenes, she caught his eye, and moved again, but still he would not throw off his character, to notice her : this made her Majesty think of some means by which she might know whether he would depart, or not, from the dignity of his character while on the stage. Accordingly, as he was about to make his exit, she stepped before him, dropped her glove, and re-crossed the stage, which Shakespeare noticing, took up, with these words, immediately after finishing his speech, and so aptly were they delivered, that they seemed to belong to it : And though now bent on this high embassy Yet stoop we to take up our Cousin’s glove !

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E. K. Chambers, op. cit., p. 209. F. E. Halliday, A Shakespeare Companion, 1550-1950, London, Duckworth, 1952, p. 188 ; S. Schoenbaum, Shakespeare’s Lives, Oxford, Clarendon Press, 1970, p. 308.

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He then walked off the stage, and presented the glove to the Queen, who was greatly pleased with his behaviour, and complimented him upon the propriety of it10.

« Yet stoop we to take up our Cousin’s glove » : this tableau of the Queen of England dropping her glove, like the Marschallin in Rosenkavalier, to receive it back, when he finally deigns to acknowledge her, from a Shakespeare she allows to greet her as his cousin, clearly belongs to that genre of fables which register the birth of the modern cult of artistic genius, such as the famous accounts of Emperor Charles V kneeling in the studio of Titian to pick up the brush of the painter who works on in a trance ; Julius II and Michelangelo sitting together in a quarry to plan the Pope’s tomb ; or Cardinal Barberini holding a mirror up for Bernini, as the boy-wonder models David on himself11. All these updatings of Apelles and Alexander, art historians observe, marked the moment of Mannerism, with its shift from royal command to artistic self-sufficiency. Thus, the idea of Shakespeare belonging to a new type of performing monarchy, impervious to political reality, dates from his own lifetime, and tributes, like that of John Davies in 1610, to « good Will », who if he had « not played some kingly parts in sport », had been a fit « companion for a King, / And been a King among the meaner sort »12. Scholars infer from this salute that the dramatist himself acted the parts of monarchs such as Duncan, Henry IV, and Henry VI ; while another version of the romance of the royal visit has him playing Oberon, the Fairy King, when Elizabeth — the « Faerie Queen » herself — steps onto the stage and exclaims, « Od’s pittikins ! Our Magnifico is cousin-german to all regal minds ! »13. For however improbable the scenario, what these stories of the « mimic monarch » who remains in character — in defiance of his real sovereign but to the delight of his audience — all record is the symbolic revolution when theatre begins to arrogate the privilege of obliviousness towards its own contemporary context. They suggest that rather than the cliché question about his relation to the Tudor monarchy, the truly historicist question about Shakespeare may 10

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R. Ryan, Dramatic Table Talk ; or Scenes, Situations, & Adventures, Serious and Comic, in Theatrical History & Biography, London, John Knight & Henry Lacey, 1825, II, p. 156157. H. Trevor-Roper, Princes and Artists : Patronage and Ideology at Four Habsburg Courts, 1517-1633, London, Thames & Hudson, 1976, p. 32 ; A. Kernan, Shakespeare, the King’s Playwright : Theater in the Stuart Court, 1603-1613, New Haven, Yale University Press, 1995, p. 159-160. J. Davies, quoted in S. Schoenbaum, op. cit., p. 55. Quoted in M. Dobson, N. Watson, op. cit., p. 127.

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actually concern his strange lack of relation to the state. Thus, when the Queen was reported to have been « so eager to see » Falstaff brought back in The Merry Wives of Windsor that (in the 1702 report of John Dennis) « she commanded it to be finished in fourteen days, and was […] very well pleas’d at the Representation »14, we could, perhaps, read this as a sign not of Shakespeare’s readiness to celebrate the Order of the Garter, so much as of the desperation of the monarch to get in on the act. Unless prodded, Shakespeare did not recognise « Good Queen Bess » in his work, we might conclude, because he was only too pleased to obey the traditional interdiction against performing monarchy, and to take the censors at their own word, by banishing any mention of contemporary politics from the stage. In 1559, within a year of her succession, Elizabeth ordered that no plays be permitted « wherein matters of religion or the governance of the state […] shall be handled or treated, being no mete matters to be written or treated upon […] nor to be handled before any audience »15 ; and as Charles I rejoiced in 1625, this was taken to mean « there was a commandment and restraint given against the representing of any modern Christian kings in those stage plays »16. The ban on representing living monarchs would be extended with the 1606 Act « to Restrain Abuses of Players », to the mention « in any stage play » of « the holy name of God, or of Jesus Christ, or of the Holy Ghost, or of the Trinity »17 ; and it would seem to connect with taboos on speaking the names of priests and kings, or illustrating them, collected by anthropologists. Thus, the 1563 Proclamation forbidding anyone except « some special commission painter » to have « access to take the natural representation of Her Majesty », and prohibiting « all manner of other persons to draw, paint, engrave, or portray Her Majesty’s personage or visage »18, chimes suggestively with the inhibitions listed in The Golden Bough in support of Frazer’s theory that pre-modern societies « often believed portraits to contain the soul of the person portrayed ». Like the laws of other « theatre states », such as Thailand and Korea, which as late as 1900 decreed that no royal portraits appeared on

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Quoted, in M. Dobson, N. Watson, op. cit., ibid, p. 122. E. K. Chambers, The Elizabethan Stage, Oxford, Clarendon Press, 1923, IV, p. 263. Quoted in V. C. Gildersleeve, Government Regulation of the Elizabethan Drama, New York, Columbia University Press, 1908, p. 119. E. K. Chambers, The Elizabethan Stage, op. cit., p. 338-339. Tudor Royal Proclamations : The Later Tudors, éd. P. Hughes, J. Larkin, New Haven, Yale University Press, 1969, II, p. 75.

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coins or stamps, since « it would be an insult to the King to put his sacred face on objects that pass into the most vulgar hands and often roll on the ground in the dust or mud », the traitor’s death inflicted in England for the defacement of the Queen’s head through counterfeit coining is perhaps explained by what Frazer calls the debt to the savage, and Jean Baudrillard, the evil demon of images19. As M. Elsky recounts in Authorizing Words : Speech, Writing and Print in the English Renaissance, such anxieties inhibited the English language itself, which was assumed to be literally the Queen’s English, in being the property of the sovereign ; or the King’s English, as consolidated in 1611 in the King James Authorised Version of the Bible20. Evidently, Mistress Quickly has cause to fear, when Caius blasphemes through royal Windsor, that « here will be an old abusing of the King’s English » [Merry Wives, I. 4. 4-5], if to swear is, in this sense, to defile the Crown. The ancient Greeks sanctified rulers’ representations by not only refusing to pronounce their names, but by writing them on tablets, Frazer records, « which were then thrown into the deep waters » of the Aegean21. But it is Freud who offers, in Totem and Taboo, the best insight into Shakespeare’s own acquiescence in this superstition about the divinity that « doth hedge a king » [Hamlet, IV. 5. 120], when he points out that the disallowance of the monarch’s likeness cuts both ways : The attitude of primitive peoples to their kings […] is governed by two basic principles which seem to be complementary rather than contradictory. The ruler « must not only be guarded, he must also be guarded against ». Both these ends are secured by taboo observances. We know why rulers must be guarded against. It is because they are the vehicles of a power which brings death and ruin to anyone who is not protected by a similar charge. Any contact with this dangerous entity is therefore avoided ; and, if it cannot be avoided, some ceremonial is devised to avert the dreaded consequences22.

When Queen Elizabeth and her Stuart successors « touched » to cure scrofula or « King’s Evil », Freud deduces, they were acting out the same

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J. Frazer, The Golden Bough : Part II : Taboo and the Perils of the Soul, 3e éd. London, Macmillan, 1936, p. 98-99 ; J. Baudrillard, The Evil Demon of Images, Sydney, Power Institute, 1987. M. Elsky, Authorizing Words : Speech, Writing and Print in the English Renaissance, Ithaca, Cornell University Press, 1989, p. 6, 87-88. J. Frazer, op. cit., p. 382-383. S. Freud, Totem and Taboo : Some Points of Agreement between the Mental Lives of  Savages and Neurotics, trad. ang. London, Routledge & Kegan Paul, 1950, p. 41.

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rationale as the Nubas of East Africa who « believe they die if they enter the house of the king », but that they can escape « the penalty for the intrusion by baring their shoulder and getting the king to lay his hand on it ». The subjects’ tuberculosis was a pretext, for what these monarchs were, in fact, absolving was the crime of entering the royal presence, on the paradoxical principle that « contact with the king is remedy and protection against the very dangers provoked by contact with the king ». Thus, the magic of the royal touch evaporated, Freud dryly notes, the day the English state no longer shrouded monarchy in inaccessibility, and a sceptical William of Orange whispered, as he lay hands on his one and only patient, « God give you better health and more sense »23. According to Freud, court etiquette, like that which suffocated the Mikado of Japan, was devised more to insulate the subject from the sovereign than to safeguard the latter, and what it expressed was intense hostility, in reality, towards the high and mighty parent figure : « the ceremonial taboo of kings is ostensibly the highest honour, while actually it is the punishment for their exaltation »24. So, like the subjects of those Sultans chronicled by Frazer, who felt safe because their ruler « never showed himself to his people, and only spoke to them from behind a curtain », Shakespeare’s submission to the rule that the mystique of a « crowned king » is kept « fresh and new » by being stored away « like a robe pontifical — / Ne’er seen but wondered at » [1 Henry IV, III. 2. 54-57] — by never mentioning the actual name of the reigning Queen of England — could be interpreted as his ironic subjection to what Freud diagnosed as the « mass neurosis » of monarchy25. « Our bending author » — as he called himself, on one of the apologetic occasions, in the Epilogue of Henry V [Epilogue, 2], when he ate his own words — systematically cancelled his topicality, and only ever referred to Elizabeth directly when he was exhausted, by his own account, and like some condemned man on the scaffold, had literally nothing more to say : My tongue is weary ; when my legs are too, I will bid you good night, and so kneel down before you — but, indeed, to pray for the Queen [2 Henry IV, Epilogue, 28-30].

Like Edmund Campion praying for Elizabeth the instant before his execution — or John Stubbs raising « his hat from his head with his left hand » after his right hand had been cut off, and crying, « God save the Queen ! »,

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S. Freud, op. cit ., p. 42. Ibid., p. 51. J. Frazer, op. cit., p. 120-121 ; S. Freud, op. cit., p. 49.

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at the end of his day this actor will not deny the sovereign his prayers26. But in his essay, « Proud Majesty a Made Subject », D. S. Kastan contends that by miming monarchy, and setting kings before crowds, Shakespeare also « nourished the conditions that eventually permitted the nation to bring its king to trial », and that in subjecting monarchs such as Richard II to audience approval Shakespeare prepared for the time when, as Marvell wrote, the « royal actor », Charles, « The tragic scaffold might adorn : / While round the armed bands / Did clap their bloody hands »27. As S. Orgel concurs, « making greatness familiar » by performing monarchy « was potentially a revolutionary act — as Elizabeth [was] well aware »28. This was the awareness the Queen expressed when she guessed that « I am Richard II. Know ye not that ? » and fumed that « This tragedy was played forty times in open streets and houses », after the Essex rebels paid Shakespeare’s troupe to act « the killing of Richard II » the day before their coup29. When the Earl previously tried flattery, with a masque saluting her as a goddess, Elizabeth declared that « if she had thought there had been so much said of her » on stage, « she would not have been there that night », and so stormed off to bed30. From repeated Orders against « painting, engraving and printing of her Majesty’s person and visage »31, to the Queen’s disgust that « This is all against me » the one time when her marriage was debated in a play at court32, there is ample evidence for Kastan’s thesis that « Elizabeth understood it would not do to allow the Queen to be subject to the artist’s vision; always it must be subject to the Queen’s »33. Yet this was also a monarch who exploited her « privileged visibility », confident that « We princes », as she told Parliament, « are 26 27

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J. Neale, Queen Elizabeth, London, J. Cape, 1934, p. 243. D. S. Kastan, « Proud Majesty Made a Subject : Shakespeare and the Spectacle of Rule », Shakespeare Quarterly, 37, 1986, p. 459-475, spec. p. 460-461 ; A. Marvell, « An Horatian Ode upon Cromwells Return from Ireland », in Andrew Marvell : The Complete Poems, éd. E. S. Donno, Harmondsworth, Penguin, 1985, ll. 53-56, p. 56. S. Orgel, « Making Greatness Familiar », in The Forms of Power in the English Renaissance, éd. S. Greenblatt, Norman, Pilgrim Books, 1982, p. 45. First reported in J. Nichols, The Progresses and Processions of Queen Elizabeth, London, J. Nichols, 1823, III, p. 552 ; cited in E. K. Chambers, The Elizabethan Stage, op. cit., II, p. 206. R. Whyte, quoted in D. Bevington, Tudor Drama and Politics, Cambridge, Harvard University Press, 1968, p. 9. Quoted in D. S. Kastan, op. cit., p. 461. G. B. Harrison, The Life and Death of Robert Devereux, Earl of Essex, London, Cassell, 1937, p. 91. D. S. Kastan, op. cit., p. 462.

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set on stages in the sight and view of all the world »34. Though she sponsored only 90 court performances in the years 1590-1603 when Shakespeare was writing, compared to 300 staged between 1603 and 1616 for James, Elizabeth was pleased to step from the throne to choose a suitor for the May Queen of Sidney’s The Lady of May, and receive the golden apple George Peele awarded her in his Arraignment of Paris; for she grasped that spectacular sovereignty « depends on the effective control of the theatre space »35. So, the question prompted by the tale of the empress who had no presence on Shakespeare’s stage is the one raised by his rivals : why, compared to those worshippers eager, as Dekker enthused in Old Fortunatus, to « travel to the temple of Eliza »36 by putting the Queen on show « in various oblique and allegorical guises »37, did this player of monarchs act with such obliviousness towards his real sovereign, and maintain his theatrical decorum throughout her reign, as if she was already dead ? « I am not her fool » [Twelfth, III. 2. 194] : like Feste’s distance from Olivia, Shakespeare’s detachment from the myth of the Virgin Queen looks studied if  compared to the sycophancy of other players who entertained « Diana ». Thus, in 1559 she was welcomed to London with pageants in which she saw herself impersonated by a child, by « one representing our dread sovereign Lady » as a princess, and finally by « a seemly and mete personage, richly apparelled, with a sceptre in hand, as Queen »38. Performing monarchy to mirror the implied presence of Elizabeth was a trick poets perfected, until, as Marlowe sneered in Dido Queen of Carthage, they made « the welkin howl, / And all the woods “Eliza” to resound !  » with «  hideous echoes  »39. Courtiers such as John Lyly « made it a speciality », while dummies of the queen featured in processions throughout her reign ; a cultic practice parodied

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S. Greenblatt, « Invisible Bullets: Renaissance Authority and its Subversion, Henty IV and Henry V », in New Historicism and Renaissance Drama, éd. R. Wilson, R. Dutton, London, Longman, 1992, p. 108. D. S. Kastan, op. cit., p. 466. T. Dekker, Old Fortunatus, in The Dramatic Works of Thomas Dekker, éd. F. Bowers, Cambridge, Cambridge University Press, 1953, p. 1, Prologue, ll. 9-10. A. Barton, « Harking Back to Elizabeth : Jonson and Caroline Nostalgia », in Ben Jonson, dramatist, Cambridge, Cambridge University Press, 1984, p. 306. J. Nichols, The Progresses and Public Processions of Queen Elizabeth, London, Society of Antiquaries, 1823, I, p. 33-54. C. Marlowe, Dido Queen of Carthage, IV. 2. 9-10, in Christopher Marlowe : The Complete Plays, éd. J. B. Steane, Harmondsworth, Penguin, 1969, p. 79.

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in 1602 with a puppet-show called England’s Joy, which promised to stage Elizabeth’s ascent into heaven, but turned out a wishful-thinking hoax40. Three years earlier, Jonson was perhaps guilty, then, not of lese-majesty, but of over-compensation for his conversion to Catholicism, when he broke the taboo on impersonating the Queen in the public playhouse by having an actor « boy her greatness » in the Globe presentation of Every Man Out of His Humour. The device, in which the villain turns good at sight of an « actor portraying the Queen passing over the stage  », had precedents, Jonson claimed, in « diverse plays and City Pageants »41. He was thinking of the Lord Mayor’s Shows, like the 1591 one, featuring Astraea as a « beauty fresh and sheen, / Shadowing the person of our peerless Queen » ; and dramas such as Histriomastix, where the boy cast as the goddess of justice imitated Elizabeth42. Or he had in mind Munday’s Fidele and Fortunio, where the author pleaded with the monarch in the hall to pardon his Catholic lapse. But these were civic or private entertainments, gesturing to the « virgin without compare » as a virtual offstage spectator43. If, as Jonson admitted, « many seem’d not to relish it » when he made Elizabeth a character at the Globe, that might, then, have been because he had done what Shakespeare was so careful to avoid, in imposing monarchy on an arena where there was supposed to be « no such authorising presence, no metadramatic social relations that sited the performance within the structures of rule »44. In fact, the incident reveals the extent to which other performers would go to ingratiate themselves with the Queen ; and it underlines their contrast to Shakespeare, whose theatre depends, as L. Montrose remarks of A Midsummer Night’s Dream, not « upon her presence or intervention, but, on the contrary, her absence, her exclusion »45.

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A. Barton, op. cit., p. 306. B. Jonson, Every Man Out of His Humour, éd. H. Ostovich, Manchester, Manchester University Press, 2001, « Apology for the Original Catastrophe », p. 373. G. Peele, The Life and Works of George Peele, New Haven, Yale University Press, 1952, p. 219. R. Wilmot, Tancred and Gismunda, in Old English Plays, éd. W. C. Hazlitt, London, Routledge, 1874, VII, p. 49. S. Shepherd, Marlowe and the Politics of Elizabethan Theatre, Brighton, Harvester, 1986, p. 44-45. L. Montrose, « A Midsummer Night’s Dream and the Shaping Fantasies of Elizabethan Culture », in New Historicism and Renaissance Drama, éd. R. Wilson, R. Dutton, Harlow, Longman, 1992, p. 125.

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When the eighth Muse approached Elizabeth as her « lost sister » in a 1600 masque for the wedding of the heir of Shakespeare’s then-patron, the Earl of Worcester, and declared she was Affection, « Affection », hissed the Queen, « is false »46. She was referring to Essex, but what she showed was how she ruled the stage. In the age of absolutism, as L. Marin taught us, « The king is only truly king, that is, monarch, in images. They are his real presence. Belief in the operativeness of his signs is obligatory, or else the monarch is emptied of his substance, because signs are the royal reality »47. Yet if Marin’s argument in Portrait of the King — that power exists only in and through fields of  representation — applies to Tudor England, what is striking about Shakespeare’s theatre is how it is premised not on the « real presence » of the monarch as « chief spectator or prime Subject of state and drama »48, but the evacuation of that presence, its banishment from the field of signification. Thus, in A Midsummer Night’s Dream it is precisely the insignificance of Elizabeth’s presence, her abandonment of the realm of representation, that seems to be symbolised in one of the two undeniable Shakespearean allusions to her as a reigning monarch, Oberon’s memory of the « fair vestal, throned in the west », whose entire function is to disappear : « But I might see young Cupid’s shaft / Quenched in the chaste beams of the watery moon ; / And the imperial votress passed on, / In maiden meditation, fancy free » [II. 1. 160-164]. Ever since editors deduced that, when Oberon recalls how the son of War shot at this western empress on behalf of « a mermaid on a dolphin’s back » [150], the siren may be Mary Stuart, they have decoded this inset as a political allegory. And the recollection of how « certain stars shot madly from their spheres / To hear the sea-maid’s music » [153-154] does match events preceding the Armada, when the Queen of Scots lured so many to disaster on the back of her marriage to the Dauphin. In any case, what is telling is how Shakespeare sends « the watery moon » on her progress, unseen by his characters except as a distant pale reflection. For if this moonshine mirrors the Queen, the Dream can be compared to contemporary pictures of the artist in his studio : like Las Meninas by Velazquez, where the artist paints himself gazing out of the frame to a place where we, in fact, now stand, but which is occupied by his models, who are dimly imaged, peering out from a glass at the 46

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Quoted in R. Strong, The Cult of Elizabeth, London, Thames & Hudson, 1977, p. 29-30. L. Marin, The Portrait of the King, trad. ang. Minneapolis, University of Minnesota Press, 1988, p. 8. S. Shepherd, op. cit., p. 44-45.

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back, as the King and Queen, and (as M. Foucault comments) their absent presence defines the point where art cuts free from patrons, and the doomed world of princes to which it hitherto referred49. This was an age, Sir Thomas More observed, of « king’s games, as it were stage plays, and for the more part played upon scaffolds »50 ; but like Velazquez, Shakespeare seems to want to bring the curtain down on the royal game, in fatigued impatience that « I am aweary of this moon. Would he would change » [V. 1. 242]. « Shepherd, remember our Elizabeth, / And sing her rape, done by that Tarquin, Death »51 : Chettle’s remonstration with Shakespeare for failing to mourn the Queen confirms how suspect his aesthetic pose seemed to Protestants. « Supremely ill-judged », is how Peter Thomson rates Chettle’s comparison of Elizabeth’s death to Lucrece’s rape in Shakespeare’s Professional Career52. But the allusion hints how its readers must have viewed a poem that ends in an oath « To rouse our Roman gods » [Lucrece, 1831] against Tarquin : as a picture of the Terror of the 1590s, when the regime was able, like the rapist, to « give the watchword […] To draw the cloud that hides the silver moon » [370-371] and pretend the Queen was innocent. As H. Hackett writes, lunar imagery became the sign for Elizabeth in her final decade not only as an icon of immortality, but because « the moon was dualistic, with a dark as well as a bright side, which enabled apparent celebration of the Queen to carry negative undertones »53. And as F. Yates long ago noted, no one contributed more to this ambiguous symbolism than Shakespeare, whose imagery of the moon — in episodes like the one in which Titus shoots Virgo to pieces with arrows — was « so remote from the stock-in-trade of the court poet », as to leave « an eternal question-mark against his name »54. The warts and tears of his « wat’ry moon » [Dream, II. 1. 162] seem, indeed, to mock the lunar politics of a poem such as The Ocean to Cynthia, where Raleigh’s eulogizing 49

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M. Foucault, The Order of Things : An Archaeology of the Human Sciences, trad. ang. London, Tavistock, 1974, p. 16. T. More, The History of Richard III, in The Complete Works of Sir Thomas More, éd. R. Sylvester, New Haven, Yale University Press, 1963, II, p. 80-81. E. K. Chambers, William Shakespeare, op. cit., p. 189. P. Thomson, Shakespeare’s Professional Career, Cambridge, Cambridge University Press, 1992, p. 148. H. Hackett, Virgin Mother, Maiden Queen : Elizabeth I and the Cult of the Virgin Mary, New York, St. Martin’s Press, 1995, p. 176. F. Yates, Astraea : The Imperial Theme in the Sixteenth Century, Harmondsworth, Penguin, 1977, p. 75-80.

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of the Queen earned him the nickname « Water »55. They belong, in fact, to the opposition repertoire analysed by P. Berry, who shows how, « by comparing Elizabeth to the dark face of the moon », texts like Shakespeare’s « uncover the “other” side of the Queen’s courtly cult », and challenge her devotees by predicting her eclipse, or implicating her with « the lunar deity who was most difficult to idealize: Hecate, goddess of witchcraft, death, and the underworld »56. Such is the « cloudy and forlorn » moon of Venus and Adonis, a « life-poisoning » tyrant of « mad mischance and […] misery : / As burning fevers, agues pale and faint » [737-742]. And such, most strikingly, is the funereal old moon of A Midsummer Night’s Dream, who rules, by her control of the sea, a land robbed of its Catholic traditions, where « mortals want their winter cheer  », and «  No night is now with hymn or carol blessed  ». This moon is, in fact, based on a famous speech made by the Catholic hero, Campion himself, when he was an Oxford Fellow, in which he warned the Queen to her face of the disasters she caused by flying too close and interfering in the affairs of the earth57 : Therefore the moon, the governess of floods, Pale in her anger, washes all the air, That rheumatic diseases do abound. And thorough this distemperature we see The seasons alter […] [Dream, II. 1. 101-107].

« But O, methinks how slow / This old moon wanes! She lingers my desires, / Like to a step-dame or a dowager, / Long withering-out a young man’s revenue » [I. 1. 3-6] : the haggard crone of A Midsummer Night’s Dream, who spies on lovers pretending a « maiden meditation, fancy free » [II. 1. 164], shows how far from Shakespeare in Love the actual image of Elizabeth was on Shakespeare’s stage, and how unlike the cult of the « Queen and huntress, chaste and fair » was his insinuation to the moon to « take thy flight. Now die, die, die, die, die » [V. 1. 294-295]58. No wonder, then, that Quince calculates that « to bring moonlight into a chamber » is one of theatre’s « hard things », and can only be done through a glass darkly, as Bottom suggests by

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J. Neale, op. cit., p. 214. P. Berry, Of Chastity and Power : Elizabethan Literature and the Unmarried Queen, London, Routledge, 1989, p. 143-144. Bodleian MS Rawl. 272, fols. 11-12 (fol. 11v). B. Jonson, « Hymn to Diana », from Cynthia’s Revels, éd. G. B. Johnston, London, Routledge, 1954, p. 261.

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throwing open the shutters of « the great chamber window, where we play », by so « the moon may shine in at the casement » [III. 1. 45-54]. For if this moon is, as editors assume, the refraction of Elizabeth in her Protestant guise as the huntress Diana, the technical difficulty of presenting moonshine seems metonymic of the playwright’s own anxious relation to authority. As they quiz the almanac to find out whether « the moon doth shine that night we play », the actors acknowledge the Queen of Night as a formal necessity  ; but Starveling’s efforts « to disfigure […] the person of Moonshine » with a guttering candle come as close to lese-majesty, or even treason, as any actor surely dared. More literal attempts to « find out moonshine » [III. 1. 41-53] are bound to be frustrated. And this is lucky, because Old Moonshine is invested with cruel despotic powers. She is the « fruitless » [I. 1. 73], « cold » [II. 1. 156], « wand’ring moon » [IV. 1. 98], who will be left at the end with Lion to « bury the dead » [V. 2. 335]. Elizabeth’s godson John Harington produced vicious « pen-caricatures of the Queen as a silly old woman », reflecting what was, in fact, her deep « unpopularity amongst the common people » in her last years59. But Shakespeare’s diminution of Elizabeth from the sinister power of « the horned moon » to the « small light » of a spitting candle so obviously « in the wane » that « in courtesy, in all reason, we must stay the time » [V. 1. 231 ; 240-245], is a staging of monarchy so brutal in its demystification of Spenser’s « most royal Queen or Empress » that it had no analogue — until the day in 1603 when Cynthia at last appeared in her funeral effigy as she really was : withered, wrinkled and aged60. That final likeness would be crafted in wax by tallow-chandlers ; and as a figure like a death-mask, the sputtering wax of A Midsummer Night’s Dream seems to be a representation that looks with similar impudence, straight through Belphoebe’s wig, cosmetics and eternally youthful disguise. « In her latter time, when she showed herself in public », recalled a courtier, when it was safe to do so, Elizabeth « was always magnificent in apparel, supposing haply thereby, that the eyes of people, being dazzled by the glittering aspect of those accidental ornaments, would not so easily discern the

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J. Woodward, The Theatre of Death : The Ritual Management of Royal Funerals in Renaissance England, 1570-1625, Woodbridge, Boydell, 1997, p.89 ; W. MacCaffrey, Elizabeth I : War and Politics, 1588-1603, Princeton, Princeton University Press, 1992, p. 160-161. E. Spenser, The Faerie Queene, « A Letter of the Author’s », in H. Maclean, Edmund Spenser’s Poetry, New York, Norton, 1982, p. 2 ; J. Woodward, op. cit., p. 90.

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marks of age and decay »61. Shakespeare, however, seems to have been undeceived by this performance, since the wizened Old Moonshine of his play is sick, fading and shrunken, her days numbered at the start. She is a hate-figure, therefore, for the « political misogynism » which, according to Leah Marcus, also recognised Elizabeth in the dramatist’s «  Amazonian trull  », the « puzzle », Joan [1 Henry VI, I. 3. 83 ; I. 6. 85 ; 3 Henry VI, I. 4. 114], and in the cruel Tamora, Queen of  the  Goths62. «  Ill-met by moonlight  », Shakespeare’s lovers see the moon as an obstruction to masculine power. Her tenuousness is exactly like that of Elizabeth, indeed, in the only other definite Shakespearean glance at « our gracious Empress », when she is upstaged in Henry V by Essex, as Londoners « pour out » to « fetch their conquering Caesar in » from Ireland [V. 0. 24-28]. But though « already in snuff » at the start, the old moon is still malingering on Midsummer Night, and is seen by Puck after midnight, « behowled » by the Irish wolf, at the end [II. 1. 60 ; V. 1. 240 ; V. 2. 355]. In this interregnum she survives, therefore, as a cynical reflection of her own conqueror : The moon’s an arrant thief, And her pale fire she snatches from the sun [Timon, IV. 3. 430-431].

Shakespeare’s moon is a parasite on her own successor. So, she is thus a sitting target for the gynophobia that, S. Mullaney argues, later produced Hamlet, where Gertrude resembles « a degraded Elizabeth » : the « ageing female body, with its over-determined registers of sexuality and death », which reduces men to melancholia by refusing to lie down and die63. Yet, « let her paint an inch thick, to this favour she must come » [Hamlet, V. 1. 179] ; so the whole community waits impatiently for the demise of its wicked stepmother, with her worn-out face squinting down on a world of « pacts and sects of great ones » [Lear, V. 3. 18] whose fortune ebbs with hers. Contradicting the Queen’s own motto, Semper Eadam, « Swear not by the moon, th’inconstant moon / That monthly changes in her circled orb », Juliet had begged [Romeo, II. 1. 151-152]. And Romeo’s appeal to the « fair sun » to « Arise […] 61

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J. Clapham, Elizabeth of England : certain observations concerning the life and reign of Queen Elizabeth, éd. E. P. Read, C. Read, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1951, p. 86. C. Haigh, Elizabeth I, London, Longman, 1988, p. 162 ; L. Marcus, Puzzling Shakespeare : Local Reading and its Discontents, Berkeley, University of California Press, 198), p. 51-105, esp. p. 53. S. Mullaney, « Mourning and Misogyny : Hamlet, The Revenger’s Tragedy, and the Final Progress of Elizabeth I, 1660-1607 », Shakespeare Quarterly, 45, 1994, p. 150-152.

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and kill the envious moon / Who is already sick and pale with grief / That thou her maid art far more fair than she » [46-48] places this lunar symbolism in the specific context of the Elizabethan court, thus anticipating the succession of feminine rule by a dawning, masculine sun in terms which have unmistakeable dynastic implications64. Evidently, Shakespeare’s thanks to the « Sweet moon […] for thy sunny beams […] thy gracious, golden, glittering gleams » [Dream, V. 1. 261-263] were always intended to be facetious. For this is a playhouse that puts itself under the waning moon, we see, not out of melancholy, but eagerly dreaming of « the next new moon », whose emphatically male, and even phallic, succession will put an end to mourning, and bring « The sealing day […] For everlasting bond of fellowship » [I. 1. 83-85], with what looks like the ascent of James, the son of the Queen of Scots : Four happy days bring in Another moon […] Four days will quickly steep themselves in night, And then the moon, like to a silver bow New bent in heaven, shall behold the night Of our solemnities [Dream, I. 1. 2-11].

The 1571 Treason Act, drafted by the author of Gorboduc, Thomas Norton, made it high treason even to « imagine » the Queen’s death65. So, what is startling about Shakespearean drama is how it circles, in the 1590s, around the question posed by Falstaff : « shall there be gallows » in the next reign for the « minions of the moon », the « men of good government » who serve their « mistress the moon, under whose countenance [they] steal » [1 Henry IV, I. 2. 23-52], or will there be a rapprochement, like the one anticipated in the final lines of every comedy. « When golden time convents, / A solemn combination shall be made / Of our dear souls » [Twelfth, V. 1. 369-371] ; « And after, every of this happy number / That have endured shrewd days and nights with us / Shall share the good of our returned fortune » [As You Like, V. 4. 161-163] ; « Come, come, we are friends, let’s have a dance ere we are married » [Much Ado, V. 4. 112-113] ; « Let us every one go home, / And laugh this sport o’er by a country fire » [Merry Wives, V. 5. 218-219] ; « Let them be recalled : [that done] One feast, one house, one mutual happiness »

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See H. Hackett, op. cit., for the « favourite conceit » that acclaimed James as the sun rising after the moon, and thereby demoted Elizabeth to secondary, temporary status. Quoted in M. Graves, Thomas Norton : The Parliament Man, Oxford, Blackwell, 1994, p. 174.

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[Two Gents, V. 4. 151-170] ; « Give me your hands, if we be friends / And Robin shall restore amends » [Dream, Epilogue, 15] : and if the « good fellowship » of Shakespeare’s Elizabethan comedies expresses the humanism of one who holds that « We came into the world like brother and brother, / And now let’s go hand in hand, not one before the other » [Errors, V. 1. 426427]66, so the ends of his Elizabethan tragedies look to terminate the wars in a conclusive mourning : « Capulet, Montague, / See what a scourge is laid upon your hate » [Romeo, V. 3. 290-291] ; « According to his virtue let us use him, / With all respects and rites of burial » [Julius, V. 5. 75] ; « Take up the body. Such a sight as this / Becomes the field, but here shows much amiss » [Hamlet, V. 2. 345]. Shakespeare’s Histories aspire to the same détente : « That English may as French, French Englishmen, / Receive each other, God speak this “Amen” » [Henry V, V. 2. 339-340]. So, in his last History, long after the old Queen’s death, when he collaborated with the Protestant John Fletcher in Henry VIII to stage the events leading to the Reformation, and so had finally to present the child of Anne Boleyn, what he chose to reiterate was the dispensability of one who « must die — / She must », to make amends : So shall she leave her blessedness to one, When heaven shall call her from this cloud of darkness, Who from the sacred ashes of her honour Shall start-like rise [Henry VIII, V. 4. 44-46 ; 59-60].

In Henry VIII, Elizabeth is a Queen both «  loved and feared  » for her « terror », who divides « her own » from « her foes », who « shake like field of beaten corn, / And hang their heads in sorrow » [30-32]. These lines are usually taken to refer to foreign enemies, but in fact the harvest imagery was the favourite symbol for the Elizabethan Catholic community. So, it is telling that in the only other Shakespearean scene where Elizabeth is explicitly named she is crudely libelled for her sterile inability to achieve either a religious or sexual congress. The mock trial in King Lear, cut from the Folio, regurgitates all the misogyny of recusant politics, and it opens with the indictment of « Madam », who for once lacks « eyes » in court or spies « at trial ». « Queen Bess » is summoned with the first line of a Protestant ballad, in which England hails her accession. But the Fool completes the stanza by singing that, because of her venereal disease, she is a « leaky vessel », as unfit as her own Church, and can never be England’s bride. The gynaecological 66

See J. Knapp, Shakespeare’s Tribe : Church, Nation, and Theater in Renaissance England, Chicago, Chicago University Press, 2002, p. 49-57.

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slander is close to Jonson’s relish that « she had a membrana on her which made her uncapable of man, though for her delight she tried many »67 ; but this was as near as the Bard ever came to penning an elegy for his dead Queen : « Come o’er the bourn Bessy, to me — / Her boat hath a leak, / And she must not speak / Why she dares not come over to thee » [III. 6. 21-26]. In King Lear the « bourn » to be crossed by « Bessy » may be the Stygian lake68. So, the Fool’s obscene jibe about what can never be spoken openly about Elizabeth’s so-called « virginity » suggests Shakespeare’s final picture of « Sweet Bessy » may not have been far from the image of the « sick-thoughted » queen of Venus and Adonis [5], languishing in her sexual « mishaps / As those poor birds that helpless berries saw » [603-605], the geriatric victim of a grotesque self-deceit that she could still « like a fairy, trip upon the green » [146] : Were I hard-favour’d, foul, or wrinkled-old, Ill-nurtured, crooked, churlish, harsh in voice, O’erworn, despised, rheumatic and cold, Thick-sighted, barren, lean, and lacking juice, Then mightst thou pause, for then I were not for thee ; But having no defects, why dost abhor me ? Thou canst not see one wrinkle in my brow […] My beauty as the spring doth yearly grow […] [Venus, 133-141].

Just before noon on March 24 1603 the herald proclaimed the death of  the  old Queen upon Tower Hill. Earlier, in Cheapside, the response of Londoners had been « silent joy for the succession of so worthy a king ». But at the Tower the reaction was less muted, and on the leads of the roof Shakespeare’s patron, the imprisoned Southampton, threw his hat into the air so often and so high that it was finally blown clear over the walls, « that all upon the Tower Hill might behold it »69. The Earl then took command of the fortress. Shakespeare had imaged the moon as a religious bow « new bent in heaven » into its opposite shape ; and the symbol shows how he shared the belief that James would not merely allow « a Mass in a corner, rather than

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B. Jonson, Conversations with Drummond of Hawthornden 1619, New York, New York University Press, 1966, p. 15. The ballad is reproduced and discussed in J. Murphy, Darkness and Devils : Exorcism and « King Lear », Athens, Ohio University Press, 1984, p. 179-180, 231-234. « Thomas Ferrers to Humphrey Ferrers, March 25 1603 », quoted in M. Nicolls, Investigating Gunpowder Plot, Manchester, Manchester University Press, 1991, p. 119.

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lose a kingdom », as Catholics hoped70, but grant the toleration he appeared to offer, with his insinuations that he would « never agree that any should die for error in faith »71. And for a few weeks the confidence of Shakespeare’s Elizabethan endings did seem justified, when a delegation was assured James « would have no blood for religion, nor money for conscience, and would give order to clear the laws against Catholics »72. In May the Venetian ambassador relayed that « his Majesty would sooner or later restore England to the Roman cult », and in July recusancy fines were suspended, and the King acknowledged « the Roman Church to be our Mother »73. This was « the high water of Catholic hopes »74, when Shakespeare responded to goading to mark the end of an era, with a Sonnet, however, that far from weeping, celebrated the final eclipse of Old Moonshine in the terms of A Midsummer Night’s Dream, as a joyous release : Not mine own fears nor the prophetic soul Of the wide world dreaming on things to come Can yet the lease of my true love control, Supposed as forfeit to a confined doom. The mortal moon hath her eclipse endured, And the sad augurs mock their own presage ; Incertainties now crown themselves assured, And peace proclaims olives of endless age. Now with the drops of this most balmy time My love looks fresh, and death to me subscribes, Since spite of him I’ll live in this poor rhyme While he insults o’er dull and speechless tribes. And thou in this shalt find thy monument When tyrants’ crests and tombs of brass are spent.

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« The Earl of Northumberland to James I, late spring 1602 », quoted in P. M. Handover, The Rise to Power, 1563-1604, of Sir Robert Cecil later Earl of Salisbury, London, Eyre & Spottiswoode, 1959, p. 284. Quoted in W. McElwee, The Wisest Fool in Christendom : The Reign of James I and VI, London, Faber & Faber, 1958, p. 136. Anon. (Thomas Tresham), A Petition Apologetical, presented to the King’s Most Excellent Majesty by the lay Catholics of England in July last, Douai, 1604, p. 8. Calendar of State Papers Venetian, vol.10, p. 21 ; James I quoted in W. McElwee, op. cit., p. 117. S. Kaushik, « Resistance, Loyalty and Recusant Politics : Sir Thomas Tresham and the Elizabethan State », Midland History, 21, 1996, p. 62.

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Sonnet CVII deserves to be called the « Dating Sonnet », since for all his reputation for silence, it is Shakespeare’s most unguarded declaration on any contemporary event. It is also, arguably, the most over-determined text ever written, a riposte to Spenser’s Faerie Queene, which in Sonnet CVI is called « the chronicle of wasted time ». It is determined first by the fears of a repeat of St. Bartholomew’s Day, and rivers of blood in London streets. In 1603 the « sad augurs » who feared mayhem included the Venetian envoy, who on the day the Queen died reported « a capital gripped by dread of Catholic revolt »75. The poet had fears himself, since he knew the militants were among the « private friends » who read this Sonnet, like Southampton. So, the text is determined by the hatred Catholics felt for Anne Boleyn’s « incestuous bastard » as « that depraved, excommunicate, heretic » whore76. Shakespeare’s own image of the « mortal moon » had come close to the contempt of Southampton’s tutor, Swithin Wells, when he was asked on the scaffold to disown the Pope’s Bull excommunicating the Queen, and he joked, « Better a roaring bull than a diseased cow »77. But the poem is determined too by joy, as the Earl, « supposed as forfeit to a confined doom », was released, and, in the pun on which it turns, the poet’s religion, « my true love », was granted a new lease. Certainly, it is determined by pressure to mourn their Deborah from those « dull and speechless tribes » of Protestant hacks, whose tears Shakespeare transmutes into coronation balm. But it is also determined by « the prophetic soul / Of the wide world dreaming on things to come » — the hope invested in James as bringer of « olives of endless age ». The irony of the Sonnet, of course, is that the poet had no more reason to credit dreams of « things to come » than believe the « presage » disproved by the crowning of « incertain » James — or moonshine about Elizabeth. And, indeed, within a year the King would reimpose Catholic fines, quipping, « Na, na, we’s not need the papists noo »78. But this Sonnet, which is so determined, is about freedom from determination. The poet’s « true love », he affirms, needs no « lease » of toleration. It is death that now subscribes to art. All his life he had been criticised for silence, and created a drama out of refusal to speak.

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Calendar of State Papers, Venetian, 1592-1603, p. 562-563. P. Millward, Shakespeare’s Religious Background, Chicago, Loyola University Press, 1973, p. 191. Quoted in C. Devlin, The Life of Robert Southwell, Poet and Martyr, London, Longmans, 1956, p. 238-239. Quoted in K. Fincham, P. Lake, « The Ecclesiastical Policy of James I », Journal of British Studies, 24, 1985, p. 184, note 64.

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But for this instant of 1603, in the brief interregnum of a moonless night, the time was free for his « poor rhyme ». And he used his freedom to spit on a « tyrant’s tomb », making explicit at last the hate for « that ravenous tiger » he had always implied : No funeral rite nor man in mourning weed, No mournful bell shall ring her burial ; But throw her forth to beasts and birds of prey. Her life was beastly and devoid of pity, And being dead, let birds on her take pity [Titus Andronicus, V. 3. 194-199].

Index Nominum —◆—

Abélard, 130 Alberti, Leon Battista, 154, 162 Alcibiade, 133 Alexandre, 58, 144, 170 Allen, Don Cameron, 125-126 Allen, Michael J. B., 20, 25-26 Antoine, 99, 110, 156-157 Apelles, 170 Apian, 102 Apicius, 134 Apulée, 139 Arcimboldo, Giuseppe, 104 Arden, Mary, 103 Aretino, Pietro, 45 Aristippe, 39, 57-58 Aristote, 8, 39, 42, 58, 78, 84-87, 135, 138139, 145 Athénée, 32 Bacon, Francis, 41, 45 Baïf, Jean-Antoine de, 20, 34 Bakhtin, Mikhail, 71-72 Baltrusaïtis, Jurgis, 104 Barberini, cardinal, 170 Barthes, Roland, 115 Baudrillard, Jean, 172 Beccadelli, Antonio, 129 Bembo, Pietro, 30 Benson, John, 77 Bernini, Gian Lorenzo, 170 Berry, Philippa, 179 Boèce, 24 Boehme, Jacob, 103 Boleyn, Anne, 183, 186 Boose, Lynda, 45 Botticelli, Sandro, 106 Brathwaite, Richard, 40-41 Broc, Numa, 101

Bruni, Leonardo, 129 Bruno, Giordano, 9, 156, 160, 163-166 Buckingham, duc de 97 Buonarroti, Michelangelo, 170 Burrow, Colin, 72, 83, 89, 92 Campion, Edmund, 173, 179 Capella, Martianus, 125 Caton, 148 César, Jules, 144, 159, 181 Chapman, George, 14-15 Chastel, André, 155 Chariteo, 30 Charles I, 171, 174 Charles V, Emperor, 170 Chettle, Henry, 168, 178 Cicéron, 66, 129, 132-133, 137, 139, 142 Cléopâtre, 99-100, 108-109, 156-159 Coleridge, Samuel Taylor, 62 Courbet, Gustave, 112 Crollius, Oswald, 103 Damascius, 26 Dante, 9, 24, 126 Davies, John, 170 Dekker, Thomas, 167, 175 Dench, Judi, 168 Dennis, John, 171 Démocrite, 132 Dickenson, John, 11 Diogène Laërce, 65, 121 Dobson, Michael, 168 Dollimore, Jonathan, 68 Dostoevsky, Fedor, 71-72 Drayton, Michael, 9 Du Fresnoy, Charles, 17 Duncan-Jones, Katherine, 97, 170

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index nominum

Eco, Umberto, 164 Élien, 32 Eliot, Thomas Stearns, 156 Elizabeth, Queen, 10, 167-181, 183-184, 186 Elsky, Martin, 172 Empédocle, 27, 39 Épicure, 9, 61, 63, 66, 121-129, 131-136, 138-139 Érasme, 9, 66, 126, 128-129, 131-137, 139-140 Essexe, Earle of, 13 Ficin, Marsile (Ficino, Marsiglio) 7, 25-29, 74-76 Flavius Josèphe, 157 Fletcher, John, 183 Foucault, Michel, 8, 68, 102, 178 Frazer, James George, 171-173 Freud, Sigmund, 172-173 Galand, Perrine, 31 Garin, Eugenio, 125 Gillies, John, 101 Ginzburg, Carlo, 68 Golding, Arthur, 91 Greene, Robert, 167-168 Greenblatt, Stephen, 108 Guilpin, Everard, 18 Hackett, Helen, 178 Halliday, Frank Ernest, 169 Händel, George Frideric, 18 Harington, John, 180 Hegel, Georg Wilhelm Friedrich, 42 Hendricks, Margo, 108 Henri, roi, 107 Henry IV, 170 Henry VI, 170 Héraclite, 27 Hésiode, 143 Hobbes, Thomas, 41, 45 Hole, William, 103, 107 Homère, 149-150 Honan, Park, 168 Hondius, Abraham, 17 Hooker, Richard, 68 Horace, 127, 153-156, 159-163

Hoskins, John, 12, 14 Isidore de Séville, 126 James, King, 97, 172, 175, 184-185 Jean, Prince, 54 Jésus-Christ, 9, 129-132, 135, 140, 171 Jones, Inigo, 62 Jones-Davies, Marie-Thérèse, 155 Jonson, Ben, 52, 77, 155, 167-168, 184 Julien, empereur, 126 Julius II, 170 Junius, Franciscus, 15 Kastan, David Scott, 174 Kircher, Athanasius, 104 Klein, Robert, 29 Kristeller, Paul Oskar, 26, 125 La Porte, Maurice de, 128 La Primaudaye, Pierre de, 61, 63 Lajarte, Philippe de, 35 Lambin, Denis, 32-33 Laqueur, Thomas, 89 Le Loyer, Pierre, 32 Le Titien, 17, 18, 170 Leroy, Antoine, 127 Limoges, Martial Roger de, 127-128 Lucien, 132 Lucrèce, 32-33, 122-123, 178 Lucullus, 140 Luther, Martin, 132 Lyly, John, 175 Lysander, 48 Mandeville, Jean de, 108 Marc Antoine, 100, 108-109, 113 Marin, Louis, 177 Marlowe, Christopher, 42-43, 80, 86, 88, 91, 94, 111, 175 Marston, John, 45-56 Marvell, Andrew, 88, 174 Médicis, Laurent de, 30 Melchiori, Giorgio, 63, 73 Mercator, Gerhard, 101 Metrodorus, 146 Middleton, Thomas, 56 Milton, John, 18

index nominum

Montaigne, Michel de, 9, 141-150, 156, 159-160, 164 Montalti, cardinal, 104 Montrose, Louis Adrian, 176 More, Thomas, 126, 129, 131, 178 Morel, Philippe, 153 Mullaney, Steven, 181 Munday, Anthony, 176 Nashe, Thomas, 45 Navarre, Ferdinand de, 8, 61 Néron, 157 Newbold, William Webster, 40 Niccoli, Niccolo, 129 Nicolas de Cuse, 9, 164-166 Norton, Thomas, 182 Octave, 109, 157 Olympiodore, 26 Orgel, Stephen, 93, 174 Ortelius, Abraham, 101 Ovide, 31, 42, 90-91, 158, 161 Pagnoni, Maria Rita, 125 Painter, William, 7, 11 Pettie, George, 7, 11 Pétrarque (Francesco Petrarca), 30, 158 Philoxène, 134 Pic de la Mirandole, Jean, 15 Pigeaud, Jackie, 32 Platter, Thomas, 51 Platon, 8, 20-25, 27, 39-40, 58, 81-84, 92, 133, 135, 137-138, 146, 149 Plotin, 37 Plutarque, 16, 123, 156-158 Polo, Marco, 108 Pouey Mounou, Anne-Pascale, 20 Poussin, Nicolas, 64 Preninger, Martin (Martinus Uranius), 26, 28 Protarque, 21-22, 26 Ps.-Denys l’Aréopagite, 129 Ptolémée, Claude, 101-102 Puttenham, George, 73 Pyrrhon, 126 Pythagore, 27 Quince, Peter, 47

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Rabelais, François, 103, 127-128 Radetti, Giorgio, 125 Randolph, Thomas, 8, 52, 57, 59 Raymond, Marcel, 155 Rawlidge, Richard, 51 Reynolds, Henry, 14-15 Richard II, 174 Richard III, 113 Ronsard, Pierre de, 7, 19-21, 33, 36 Rowley, William, 54, 57 Ryan, Richard, 169 Sacher-Masoch, Leopold von, 158 Saint Augustin, 24, 32 Saint Paul, 136 Saint-Amant, Marc-Antoine Girard de, 159 Salisbury, Jean de, 126 Sannazaro, Jacopo, 30 Sapet, Pierre de, 33-34 Sardanapale, 30, 134 Saxton, Christopher, 101 Scaliger, Jules-César, 128 Schoenbaum, Samuel, 169 Sénèque, 122, 125, 130, 133, 137-138 Shakespeare, William 7-8, 10, 42-43, 54, 56, 59, 63, 65, 67-69, 72-73, 76-80, 84-85, 89, 91-93, 97, 100, 103-104, 112, 116, 156-158, 160-161, 165, 167-185 Shirley, James, 54 Sidney, Philip, 97, 160, 175 Socrate, 21-23, 39, 57, 133, 135, 137, 146-147 Spenser, Edmund, 186 Spudée, 131-133, 135-137, 139 Stendhal, 154 Stésichore, 23, 36 Stobée, 63 Stuart, Mary, 177 Stubbs, John, 173 Synnott, Anthony, 41 Tarquin, 178 Taylor, John, 55 Théodore, 126 Thomas d’Aquin, 40 Thomson, Peter, 178 Thorpe, Thomas, 97 Tillyard, Eustace Mandeville Wetenhall, 68, 70

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index nominum

Tomkis, Thomas, 39 Valla, Lorenzo, 25, 29, 126, 129-131, 137 Vanini, Lucilio, 156 Velazquez, Diego, 177-178 Viau, Théophile de, 161 Villey, Pierre, 142 Virgile, 149 Voltaire, 163 Watson, Nicola, 168

Webster, John, 54 Wells, Swithin, 186 William of Orange, 173 Williams, Raymond, 68, 71 Worcester, Earl of, 177 Wright, James, 17 Wright, Thomas, 40-41, 45 Xerxès, 144 Yates, Frances, 178