Le néant : contributions à l’histoire du non-être dans la philosophie occidentale [2me éd. ed.] 9782130582489, 2130582486

Si « le néant n’a pas de propriétés », selon la formule de Malebranche, a-t-il cependant une histoire ? C’est à cette pa

546 108 4MB

French Pages 563 [556] Year 2011

Report DMCA / Copyright

DOWNLOAD FILE

Polecaj historie

Le néant : contributions à l’histoire du non-être dans la philosophie occidentale [2me éd. ed.]
 9782130582489, 2130582486

Table of contents :
AVANT-PROPOS......Page 5
PRÉFACE......Page 7
PREMIÈRE PARTIE – Polysémies du non-étant dans la philosophie antique......Page 26
PARMÉNIDE – Annick Stevens......Page 27
LEUCIPPE ET DÉMOCRITE – Pierre-Marie Morel......Page 37
GORGIAS – Marie-Laurence Desclos......Page 49
PLATON – Jérôme Laurent......Page 61
ARISTOTE – Louis-André Dorion......Page 77
LES STOÏCIENS – Valéry Laurand......Page 85
ALEXANDRE D’APHRODISE – David Lefebvre......Page 99
PLOTIN – Laurent Lavaud......Page 115
PROCLUS – Alexis Pinchard......Page 137
DEUXIÈME PARTIE – Prestiges du néant et puissance de Dieu dans la pensée médiévale......Page 159
SAINT AUGUSTIN – SAINT Emmanuel Bermon......Page 161
DENYS L’ARÉOPAGITE – Jean-Luc Marion......Page 183
FRÉDÉGISE DE TOURS – Christophe Erismann......Page 197
JEAN SCOT ÉRIGÈNE – Pedro Calixto......Page 211
SAINT ANSELME DE CANTORBÉRY – Emmanuel Falque......Page 229
SAINT BONAVENTURE – Emmanuel Falque......Page 239
MAÎTRE ECKHART – Julie Casteigt......Page 249
NICOLAS DE CUES – Pedro Calixto......Page 281
TROISIÈME PARTIE – Métaphysique scolastique et pensée moderne......Page 298
DUNS SCOT – Christophe Cervellon......Page 299
ALSTED – Christophe Cervellon......Page 315
ANGELUS SILESIUS – Roger Munier......Page 327
GAFFAREL – Frédéric Gabriel......Page 331
PASCAL – Vincent Carraud......Page 347
LEIBNIZ – Michaël Devaux......Page 377
DIDEROT – Véronique Le Ru......Page 399
QUATRIÈME PARTIE – De l’idéalisme allemand à la fin de la métaphysique......Page 406
KANT – Claude Romano......Page 407
SCHELLING – Alexandra Roux......Page 445
BERGSON – Claude Romano......Page 475
PRÉSENTATION DE LA CONFÉRENCE DE HEIDEGGER : Qu’est-ce que la métaphysique ? – Claude Romano......Page 505
CARNAP – Claude Romano......Page 517
Table des matières......Page 553

Citation preview

reimp44892_int_003 Page 3

LE NÉANT CONTRIBUTION À L’HISTOIRE DU NON-ÊTRE DANS LA PHILOSOPHIE OCCIDENTALE

MEP.indd 3

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:01:13

reimp44892_int_004 Page 4

ÉPIMÉTHÉE ESSAIS PHILOSOPHIQUES

Collection fondée par Jean Hyppolite et dirigée par Jean-Luc Marion

MEP.indd 4

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:01:13

reimp44892_int_005 Page 5

Sous la direction de Jérôme Laurent et Claude Romano

LE NÉANT Contribution à l’histoire du non-être dans la philosophie occidentale

Ouvrage publié avec le concours du Centre national du livre

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE

MEP.indd 5

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:01:19

reimp44892_int_006 Page 6

Index des traducteurs

Parménide : Annick Stevens ; Leucippe et Démocrite : Pierre-Marie Morel ; Gorgias : Marie-Laurence Desclos ; Platon : Jérôme Laurent ; Aristote : Louis-André Dorion ; Les Stoïciens : Valéry Laurand ; Alexandre d’Aphrodise : David Lefebvre Lefèbvre ; Plotin : Laurent Lavaud ; Proclus : Alexis Pinchard ; saint Augustin : Emmanuel Bermon ; Denys l’Aréopagite : Jean-Luc Marion ; Frédégise de Tours : Christophe Erismann ; Jean Scot Érigène : Pedro Calixto ; saint Anselme : Rémy de Ravinel ; saint Bonaventure : Marc Ozilou ; Maître Eckhart : Julie Casteigt ; Nicolas de Cues : Pedro Calixto ; Duns Scot : Vincent Aubin ; Alsted : Christophe Cervellon et Xavier Kieft ; Angelus Silesius : Roger Munier ; Gaffarel : Frédéric Gabriel ; Leibniz : Michaël Devaux ; Kant : Claude Romano ; Hegel : Philippe Grosos ; Schelling : Alexandra Roux et Pascal David ; Carnap : Antonia Soulez.

Ouvrage publié avec le concours de l’Université Paris-Sorbonne (Paris IV). Équipe d’accueil 3552 : métaphysique, histoires, transformations, actualité

ISBN

978-2-13-058248-9

Dépôt légal — 1re édition : 2006, juin 2e édition , 2e tirage : 2011, mai © Presses Universitaires de France, 2006 6, avenue Reille, 75014 Paris

0(3LQGG 

  FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:01:19

reimp44892_int_007 Page 7

AVANT -PRO P OS

Le présent livre n’est ni une anthologie, ni un dictionnaire du néant. Il s’est agi pour nous d’indiquer certaines étapes décisives dans l’histoire du non-être en marge de l’histoire de l’être1. Comment en vient-on, en un sens opposé, mais de prime abord tout aussi paradoxal, à identifier l’être et le non-être chez Hegel et Heidegger ? Il a fallu en premier lieu accepter que le non-être fût « en quelque façon », ce qui est pensé par des philosophes aussi différents que Démocrite, Platon ou Proclus. Il a fallu ensuite que le non-être (ou le non-étant pour reprendre la distinction grecque – qui n’est pas opposition – entre tq mQ un et tq mQ einai) fût pensé de façon polysémique et ce dans une typologie qui se retrouve d’Aristote jusqu’à Kant. Le non-étant se dit de multiples façons : contraire de l’être, faux, vide, être en puissance, privation, être de raison, non-être suressentiel... Ces différents sens apparaissent dans les textes ici traduits, le plus souvent de façon inédite en ayant essayé de proposer – à de très rares exceptions près – des traductions unifiées pour le vocabulaire de l’être et 1. Dans la collection « Épiméthée », à la suite de P. Aubenque (Le problème de l’être chez Aristote, 1962), O. Boulnois (Être et représentation, 1999), V. Carraud (Causa sive ratio, 2002) J..Fr. Courtine (Suarez et le système de la métaphysique, 1990) et J.-L. Marion (Sur le prisme métaphysique de Descartes, 1986) ont particulièrement souligné l’importance d’une « histoire de la métaphysique » attentive à ses tournants, à ses ruptures et à sa patiente constitution.

MEP.indd 7

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:01:27

reimp44892_int_008 Page 8

8

LE NÉANT

du non-être (ainsi un et ens sont traduits par « étant », ¤ppstasiV par « subsistance », §parxiV par « existence »1, mPden par « rien », nihil par « néant »). Le choix des auteurs retenus et des textes présentés nous a contraints à des renoncements : pourquoi Proclus et non Damascius2 ? Maître Eckhart et Nicolas de Cues et non Bérulle ou Bovelles3 ? Schelling et non pas Fichte4 ? essentiellement à cause de la logique même du choix, qui est d’exclusion. Le grand rationalisme est sans doute le grand absent de ce recueil : ni Descartes, ni Malebranche, ni Spinoza. Mais la pensée classique ne dit-elle pas le plus souvent que « le néant n’est point objet de la pensée »5 ? De même sont laissées de côté les approches du néant – telles celles de Schopenhauer, Kierkegaard ou Nietzsche –, qui ont éclairé la question sans qu’il s’agît alors au premier chef du problème de l’être et du non-être. Le volume s’achève par le dialogue de Carnap et de Heidegger qui, non seulement revient sur l’interrogation initiale de Parménide et de Platon : « Est-il légitime de parler du non-étant ? », mais constitue en outre un moment décisif, en ce qu’il signe à maints égards l’acte de rupture entre « philosophie analytique » et « philosophie continentale ». Tous nos remerciements vont à Vincent Aubin, Olivier Boulnois, François Calori, Michel Corbin, Pascal David, Matthieu Guyot, Michel Fichant, Élise Marrou, Antonia Soulez et Thomas Vidart pour l’aide qu’ils nous ont apportée.

1. Il y a une part d’arbitraire dans un tel choix, tant la tradition variera pour les traductions latines d’§parxiV et d’¤ppstasiV. « Subsistentia », subsistance, traduit le premier terme sous la plume de Scot Érigène (traduction des Ambigua de Maxime le Confesseur) et le second sous celle de Marius Victorinus (Adversus Arium, II, 4). Athanase d’Alexandrie, au IVe s., tient ces termes pour équivalents : « T g1r ¤ppstasiV kaa T o£sBa §parxiV CstB. CEsti g1r kaa ¤p0rcei (en effet l’ “hypostase” et la “substance” sont “existence” [exsistentia, trad. latine dans Migne], car elles sont et existent » (PG, XXVI, col. 1036). Nous avons donc suivi l’usage des traducteurs pour le grec ancien, sans donner au terme « existence » de signification originale (l’ex-sistere de ce qui vient à l’être) comme on peut en trouver dans les premiers écrits de théologie trinitaire (voir l’étude de V. Carraud, « L’invention de l’existence : note sur la christologie de Marius Victorinus », Quaestio, 3, 2003, p. 3-25). 2. Voir l’édition, récemment achevée, du Commentaire du Parménide de Platon par J. Combès et L. G. Westerink, Paris, Les Belles Lettres, 4 vol., 1986-2003. 3. Voir notamment Le livre du néant, texte et traduction par P. Magnard, Paris, Vrin, 1983. 4. Voir par exemple la première leçon de l’Initiation à la vie bienheureuse. 5. Fénelon, De l’existence de Dieu, deuxième partie, chap. 13.

MEP.indd 8

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:01:28

reimp44892_int_009 Page 9

PRÉFACE

§ 1. Recherchant l’origine de nos erreurs, Descartes écrit dans les Méditations métaphysiques : « Si je me considère comme participant en quelque façon du néant ou du non-être (quodammodo de nihilo, sive de non ente, participo) c’est-à-dire en tant que je ne suis pas moi-même le souverain être (summum ens), je me trouve exposé à une infinité de manquements. »1 Par là, Descartes reprend la pensée platonicienne, suivie par Plotin et saint Augustin, selon laquelle l’erreur et la faute ont leur condition de possibilité dans un certain non-être, un non-être auquel il y a participation2. N’est-ce pas là cependant une étrange hypothèse qu’il y ait un de nihilo sive de non ente participare ? comment, en effet, imiter ou se partager ce qui n’est pas ? comment même y avoir rapport puisque le terme supposé est précisément hors de l’être, hors de la présence, le seul terme qui soit, semble-t-il, imparticipable ? Il est très clair que la position d’un summun ens, Dieu en l’occurrence, implique eo ipso la position d’un ens qui ne soit pas suprême et par là même l’existence d’un certain non ens. L’homme, mais aussi les anges, participent au néant ; car certains anges, avant l’homme, ont chu (on lira, par exemple, le traité Sur la chute du diable de 1. Méditation quatrième, AT, IX, 43, latin, AT, VII, 54. 2. La République cherche au livre V « ce qui participe à la fois de l’étant et du non-étant » (tq 3mfot@rwn met@con, to¢ einai te kaa mQ einai) (478 e).

MEP.indd 9

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:01:36

reimp44892_int_010 Page 10

10

LE NÉANT

saint Anselme dont un extrait est présenté plus loin). Le Prince des ténèbres et ses légions correspondent théologiquement à cet écart entre l’étant suprême et les étants dérivés et imparfaits. Une telle problématique ne suppose pas nécessairement l’horizon créationniste de la théologie judéo-chrétienne, puisque mutatis mutandis le rapport de l’3rBsth o£sBa qu’est le Premier Moteur selon Aristote1 aux autres o£sBai, est celui d’un amoindrissement de l’être et de son acte : tout ce qui n’est pas la pensée parfaite se pensant elle-même, l’acte pur éternel, est à la fois acte et puissance, devenir, étant et non-étant2. Alexandre d’Aphrodise le dit de façon imagée : « Le non-étant est, pour ainsi dire, parsemé (paresparm@non) dans les étants. » Or, de telles semences de néant ne nous rendent pas seulement « exposés à une infinité de manquements » selon les termes de Descartes. Le présent ouvrage n’est pas fait de « pages arrachées au livre de Satan » pour reprendre le titre du film de Carl Dreyer... Car penser le néant n’est pas lui vouer un culte, ni chercher à fuir la réalité, c’est au contraire, en étant attentif aux différentes polysémies que l’histoire de la philosophie en a proposées, être aussi attentif aux choses et aux êtres dans leur variété, leurs puissances et leurs fragilités. Comme le dit Sartre : « Nous voyons le néant iriser le monde, chatoyer sur les choses. »3 À la lecture des textes ici rassemblés, la positivité du néant se révèle d’abord au moins selon deux philosophèmes majeurs : l’altérité dans la pensée et l’éminence du Premier Principe. C’est avec Platon que le non-étant, associé, voire « entrelacé » à l’étant, constitue l’une des conditions de la pensée vivante qui cherche à retrouver les Formes intelligibles. Le non-étant, comme « partie de la nature de l’autre » (Sophiste, 256 d - 258 a), assure aux Formes de différer entre elles, dans un autre sens de « différence » que la déhiscence ontologique qui sépare les Formes de leurs participants. Sans être « contraire à l’étant », le non-être en est seulement différent (Gteron mpnon, 257 b 4). La possibilité que l’être ne soit pas un tout indifférencié, une « sphère bien 1. Métaphysique, L 9, 1074 b 20. 2. Métaphysique, L 2, 1069 b 28 identifie l’un des sens du non-étant et l’étant en puissance. 3. L’être et le néant, Paris, Gallimard, 1943, p. 58.

MEP.indd 10

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:01:36

reimp44892_int_011 Page 11

PRÉFACE

11

arrondie » comprise au sens de « la pure déterminité et du pur vide » où il n’y a rien à intuitionner, selon les termes de Hegel, assure à la pensée son déploiement. Tel est, bien avant le Sophiste, l’un des points de la critique platonicienne de la sophistique dans l’Euthydème. Avec ironie, Socrate fait remarquer aux sophistes : « Voici encore ce qu’il y a de civil et d’obligeant dans vos discours : quand vous déclarez qu’il n’existe rien de beau ni de bon ni de blanc ni de quoi que ce soit de ce genre, et qu’il n’est absolument rien qui diffère du reste (mhdA tp par0pan Dt@rwn Gteron), en fait vous cousez tout bonnement la bouche aux gens, comme vous le dites d’ailleurs ; mais ce n’est pas seulement à autrui, c’est à vous-mêmes que vous semblez le faire. »1 Que l’être se fractionne en essences distinctes grâce à la puissance de l’autre et les Formes seront à la fois ce qu’elles sont et ne seront pas ce qu’elles ne sont pas : le blanc est non-beau. Cet horizon du déploiement des Formes est pensé par Plotin selon sa doctrine originale de la « matière intelligible » (traité 12 [II, 4] Des deux matières)2 ; c’est à son propos qu’il peut dire « on ne doit pas mépriser partout ce qui est indéfini (o£ pantaco¢ tq 3priston 3timast@on) » (chap. 3, 1-2). La limite et l’étant ne suffisent donc pas à rendre compte de la richesse de l’intelligible et des mouvements de la pensée de l’âme3. Car l’âme, par ellemême, se rapporte au monde selon « être et non-être (o£sBan kaa tp mQ einai), ressemblance et dissemblance, identité et différence » comme le voit profondément le jeune Théétète4. La seule Idée qui « dépasse l’être 1. Euthydème, 303 d-e, trad. L. Méridier. Euthydème s’est précédemment prononcé très clairement en faveur de l’inexistence du non-être : « Les choses qui ne sont pas, dit-il, n’ont point d’existence (t1 dA mQ unta 5llo ti V o£k Cstin), n’est-il pas vrai ? [...] Par conséquent, personne ne dit ce qui n’est pas (t0 ge mQ unta l@gei o£deBV) » (284 a-c). 2. « Si donc les idées sont multiples, il y a nécessairement en elles quelque chose de commun ; et naturellement aussi, quelque chose de propre, par quoi l’une diffère de l’autre. Ce propre donc, c’est-à-dire la différence qui les sépare, c’est la forme particulière. Alors, s’il y a forme, il y a ce qui est informé, ce par rapport à quoi la différence existe. Il y a donc aussi une matière qui reçoit la forme et qui chaque fois est le substrat » (chap. 4, 2-7, trad. J..M. Narbonne). 3. Que la pensée humaine soit essentiellement, mouvement, oubli et mémoire, attention et progressive construction, est particulièrement bien indiqué dans le Banquet, 207 e - 208 a. Heidegger, De De l’essence l’essence de la vérité, trad. A. Boutot, 4. Théétète, 185 185 cc ;; voir voir lelecommentaire commentaire de d’Heidegger, Paris, Gallimard, 2001, p. 218-231 et de H. Maldiney, Aîtres de la langue et demeures de la pensée, Lausanne, L’Âge d’homme, 1975, « L’être de l’étant ne peut se dire qu’à partir de ce lieu originaire commun au discours et aux choses » (p. 193).

MEP.indd 11

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:01:43

reimp44892_int_012 Page 12

12

LE NÉANT

(Cp@keina tRV o£sBaV) », celle du Bien, d’après le livre VI de la République (509 b 9), est ce lien parfait qui associe les « grands genres » et les Formes et fait que le non-étant « existe d’une certaine façon » aux côtés de l’être. De Platon et Aristote jusqu’à Plotin et Proclus, la pensée antique s’attache donc à penser la polysémie du non-étant, les diverses façons de ne pas être et ne cesse, en un sens, de refuser la recommandation de Parménide : « Les absents, regarde-les par la pensée comme fermement présents. »1 Platon donne tout son sens à la différence par quoi les « grands genres » ne sont pas identiques à l’étant et reconnaît la blessure de l’absence de l’objet désiré comme un manque et une pauvreté qui ne sont pas seulement une construction de notre pensée, une invention des négations dans la langue, en somme une illusion de nos représentations. Aristote dit bien, certes, que la virtualité de la puissance est un sens de l’étant, mais cet avenir n’est pas encore et peut-être ne sera jamais, aussi l’être en puissance est-il précisément ce qui n’est pas actuel. Telle est la matière plotinienne, pure puissance que rien, jamais, ne vient déterminer. Marius Victorinus résume clairement les différents sens du non-étant dans l’un de ses traités sur la Trinité : « à la vérité se conçoit et se nomme selon quatre modes : selon la négation, en sorte que, absolument et sous tous les rapports, il soit privation de l’existant (privatio exsistentis) ; selon la nature de ce qui est différent par rapport aux autres choses ; selon l’être qui n’est pas encore (nondum esse), mais qui sera et peut être ; selon l’être qui est au-dessus de tous les étants (supra omnia quae sunt). »2 Le principe de tous les étants ne peut donc être un étant : Dieu sera, en un sens, non-étant. La position d’un « au-delà de l’être » qui, méditée à partir du Parménide, est au cœur du néoplatonisme ouvrira la possibilité de ce qu’il est convenu d’appeler la « théologie négative ». Plotin, en effet, contre le Péripatétisme qui voyait en l’Acte Pur d’un être parfait la clef de voûte du système du monde et contre les Stoïciens pour qui le monde dépendait de la divinité parfaite de Zeus, autrement nommée Providence, a l’audace de 1. Fragment 4, vers 1 : le¢sse dBwmwV 3pepnta npÑ par@onta bebaBwV. 2. Traités théologiques sur la trinité, ad candidum, 4, trad. P. Hadot (légèrement modifiée), Paris, Cerf, 1960, p. 137. Voir de P. Hadot, Porphyre et Victorinus, Paris, Études augustiniennes, 1968, p. 167-171.

MEP.indd 12

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:01:43

reimp44892_int_013 Page 13

PRÉFACE

13

penser un Premier Principe qui ne pense pas, ne vit pas, ni même n’a le statut que Platon accordait au Bien, celui de l’Idée : l’Un est dans la solitude vacante de toutes déterminations, « merveille qui n’est pas un étant » selon les termes du traité 9 (VI, 9), chap. 5. Ces mots grecs : qa¢ma w mQ un Cstin indiquent cependant que le « non-être de l’Un » n’est pas, malgré sa radicalité, le néant absolu que Parménide refusait. Objet d’admiration, il est aussi objet de désir : l’ensemble des textes de Plotin sur l’Un chantent un principe qui est « puissance de tout »1. Le non-être correspond davantage pour Plotin à la matière, origine des maux (ce dont ce souviendra Augustin) qu’à l’éminence de l’Un2. Il n’en demeure pas moins, et les textes ici traduits le montrent, que Plotin a ouvert la voie à l’apophatisme, selon lequel la négation est l’instrument le plus approprié de notre langage pour dire l’Absolu. Proclus et, à sa suite Denys l’Aréopagite, puis Scot Érigène traduisant Denys3, Maître Eckhart et Nicolas de Cues approfondiront cette affinité du non-étant suressentiel et de la divinité. Affinité toutefois n’est pas identité et les plus chauds partisans de la voie négative ne vont jamais jusqu’à dire que le Premier Principe ou Dieu est purement et simplement néant4. Jean Scot écrit certes : « Dieu excède toute parole et toute notion, car Dieu n’est aucun des étants ni aucun des non-étants, et on le connaît mieux par l’inconnaissance que par la connaissance »5, mais il reconnaît par ailleurs que « la contemplation de Dieu est la vraie béatitude » et que l’Incarnation du Verbe a permis une 1. Voir notamment traité 30 (III, 6), 10, 1, traité 38 (VI, 7), 32, 31 et traité 49 (V, 3), 15, 33, ainsi que l’étude G. Aubry, « Puissance et principe : la dAnamiV p0ntwn, ou puissance de tout », dans le no 15 de la revue Kairos, consacré à Plotin, 2000, p. 9-32. 2. J.-L. Chrétien note : « L’apophatisme de Plotin n’a rien d’aussi total qu’on le dit souvent : sa limite se manifeste dans la méditation de la liberté souveraine de l’Un [dans le traité 39, Sur la liberté et la volonté de l’Un]. Cette liberté d’aséité et d’autoconstitution a bien un contenu positif : elle dit bien plus et bien autre chose que l’absence de soumission et de dépendance. Être libre vis-à-vis de l’essence, n’avoir pas besoin de l’essence est plus qu’une négation, car c’est être libre vis-à-vis de soi, n’avoir pas besoin de soi » (« Plotin en mouvement », Archives de philosophie, 64, 2001, p. 257). 3. Pour mesurer l’importance de la triade Proclus, Denys, Scot Érigène, voir E. Jeauneau, « Denys l’Aréopagite promoteur du néoplatonisme », in Néoplatonisme et philosophie médiévale, Turnhout, Brepols, 1997, p. 1-23. 4. Voir en particulier les analyses de J.-L. Marion, Dieu sans l’être, Paris, PUF, nouvelle édition 2002. 5. De la division de la Nature, III, 686 D, trad. F. Bertin, Paris, PUF, 1995, p. 181.

MEP.indd 13

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:01:59

reimp44892_int_014 Page 14

14

LE NÉANT

connaissance positive de Dieu1. Dieu « au-delà de tout » selon une formule de Denys2 est au-delà des étants comme des non-étants et non seulement en constitue la condition de possibilité, mais plus radicalement en est le créateur. Le dogme de la creatio ex nihilo qui va de pair avec l’affirmation de l’omnipotentia Dei pose un problème inconnu des Grecs, celui du sens d’un non-être qui soit la négation de toutes choses, hormis Dieu. Le monde n’est plus alors le kpsmoV harmonieux, unique et éternel loué par Platon, Aristote et les Stoïciens, ni même une émanation sensible, image éternelle et nécessaire de l’intelligible comme pour le néoplatonisme, il est créé par Dieu, c’est-à-dire principiellement contingent et supporté par la libre volonté de Dieu. Comme le dit saint Augustin : « C’est la volonté de Dieu qui est la cause première et suprême (prima et summa causa) de toutes les formes et de tous les mouvements sensibles »3 ; Dieu est creator omnium4. La métaphysique, au moins jusqu’à Leibniz, médite ainsi une question que la pensée antique ne pouvait rencontrer : « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » Le non-étant se dit donc de multiples façons. C’est l’autre du Sophiste, l’être en puissance d’Aristote, la rupture soudaine de la chaîne causale qui permet la liberté selon Alexandre ou encore l’ineffable solitude de l’Un « au-delà de l’être ». Dans le néoplatonisme païen (Plotin, Proclus) ou chrétien (Denys, Érigène, Nicolas de Cues), le Premier Principe transcende à la fois les étants et les non-étants, et si, en un sens, Dieu est pensé comme un non-étant, c’est à l’aune de la faiblesse des puissances noétiques de notre âme. Pour nous, connaître Dieu ou l’Un n’est possible rigoureusement que par une inconnaissance, sans qu’il s’agisse de transporter en Dieu lui-même les limitations de notre pensée. Dieu ou l’Un, au-delà des mondes sensible et intelligible, n’est pas représentable comme le chaos de poète, vide béant sans fond ni lumière5, car il est le Bien, le 1. Commentaire sur l’Évangile de Jean, I, 25. 2. Théologie mystique, I, 3 : t p0ntwn Cp@keina. 3. La Trinité, III, 9, trad. M. Mellet et T. Camelot, Paris, Études augustiniennes, 1997, p. 289. 4. Confessions, XI, 7. V. Carraud a retracé l’histoire métaphysique de l’apparition d’une « cause efficiente » au sens précis du terme, cause qui non seulement meut, mais produit l’être des choses créées (Causa sive ratio, Paris, PUF, 2002). 5. Plotin récuse explicitement la figure du chaos pour penser le Premier, voir traité 39 [VI, 8], 11, 16.

MEP.indd 14

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:01:52

reimp44892_int_015 Page 15

PRÉFACE

15

Premier Bon, sur quoi se fonde toute l’échelle de l’être qui, dans l’éternité comme dans la génération ou la corruption, ne cesse de se convertir vers cet universel objet de désir. En donnant une place éminente au néant, le néoplatonisme dépasse l’ « ontologie grecque classique »1 et ouvre ainsi à la métaphysique une autre voie que celle d’une logique de l’être qui d’Aristote (Métaphysique, L 7 et 9) à Descartes (Principes, première partie, § 51) pense la perfection en termes de plénitude et d’autosuffisance. Pour Érigène, Eckhart et Nicolas de Cues, mais aussi pour Schelling, le néant fondateur est au principe de la Nature. Ce néant n’est donc pas pauvreté, privation, absence ou disparition, mais infinie puissance, indétermination que rien ne vient limiter, partout présent et partout absent comme l’Un de Plotin. Même si certains penseurs présents dans ce volume (Démocrite, Gorgias, Eckhart, Nicolas de Cues et Schelling) associent le non-étant à la phénoménalité, ils ne proposent pas pour autant un nihilisme qui rendrait le monde absurde ou inconsistant. La reconnaissance d’une existence du non-étant permet de penser, et les limites de la connaissance humaine (en accordant un certain crédit à la conjecture), et le rapport des principes au monde qu’ils rendent possible (en soulignant la contingence fragile des agrégats créés). Jérôme Laurent. § 2. Peut-on penser et dire le rien ? Ou bien, parler du rien, est-ce déjà ne rien dire – c’est-à-dire se contre-dire ? Depuis l’interdit promulgué par Parménide, la philosophie n’a cessé d’explorer les deux branches de cette alternative : soit pour nier le bien-fondé de toute pensée du rien, soit pour tenter d’en tracer les limites légitimes. Mais l’histoire du néant, en Occident, reste largement une histoire en creux, une histoire négative. La philosophie tend à exiler le rien hors du discours doué de sens, ou du moins à le placer sur ses marges, lui réservant la place de l’indicible, de l’inintelligible, de l’irreprésentable. Cela est vrai plus encore de la période 1. Voir l’étude de P. Aubenque, « Plotin et le dépassement de l’ontologie grecque classique », in Le néoplatonisme, Paris, Éd. du CNRS, 1971, p. 101-109.

MEP.indd 15

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:01:59

reimp44892_int_016 Page 16

16

LE NÉANT

qui s’ouvre avec Duns Scot, et qui est marquée par une réforme en profondeur de la structure de la métaphysique. Au nom des exigences de la logique, Scot subordonne l’analogie de l’être de Thomas d’Aquin à un concept commun d’étant antérieur à la distinction de Dieu et des créatures ; il soutient que, pour que l’étant puisse se dire de manière analogue de l’Infini et du fini, il doit exister une « raison unique » selon laquelle il est attribué à l’un et à l’autre. Le premier objet de la métaphysique est le concept neutre d’étant dans son universalité trans-générique, c’est-à-dire comme transcendantal. Selon cette doctrine, le concept transcendantal d’étant précède la distinction de l’essence et de l’existence ; il est consistant (ratum) en lui-même en tant qu’il désigne le pur objet d’une intellection possible, ou encore « ce à quoi l’être ne répugne pas »1, ce qui satisfait aux exigences de tout intellect, qu’il soit humain ou divin et, par suite, le non-contradictoire. Et puisque l’étant se définit dans son acception la plus vaste, celle où il est l’équivalent de la res et de l’aliquid intelligibile, comme ce qui est logiquement consistant pour tout intellect, le néant qui s’oppose à l’étant va se définir justement par la contradiction logique, par la non-consistance et l’irreprésentabilité. La conséquence de la doctrine scotiste de l’univocité pour la pensée du néant est alors double : d’un côté, le néant est rejeté dans la sphère de l’impensable, puisque logiquement contradictoire ; mais d’un autre côté, ce rejet, loin de signifier son éviction pure et simple du domaine de la métaphysique, confère au néant une fonction insigne dans la détermination de l’objet de celle-ci : c’est à lui qu’il revient, à présent, d’assigner ses limites à la res, à ce qui est intelligible, puisque la chose en son sens le plus général (communissime) va se définir précisément comme non nihil, « ce qui n’est pas rien ». Le tournant scotiste de l’univocité possède, dès lors, une troisième conséquence dont la postérité s’étend, à travers toute la scolastique, jusqu’à Kant, à savoir la distinction entre deux sens du néant. Au sens le plus général, le néant désigne l’opposé du quelque chose, le contradictoire, donc l’impensable ; entendu en un sens plus restreint, le néant se dit de l’opposé de l’étant réel (ens reale), de l’étant qui possède ou peut posséder 1. Duns Scot, Ordinatio, I, 36, 50.

MEP.indd 16

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:02:05

reimp44892_int_017 Page 17

PRÉFACE

17

une entité en dehors de l’intellect, il est le simple non-étant (non-ens) qui est néanmoins en soi consistant et intelligible ; en somme, il est ce qui, tout en demeurant logiquement possible, ne peut exister en dehors de l’intellect, est impossible réellement. Ce sera la distinction du nihil negativum et du nihil privativum telle que Wolff et Baumgarten la lèguent à Kant ; l’originalité de ce dernier étant de modifier de fond en comble la scientia transcendens en refusant d’identifier son objet à la res dans sa neutralité et sa consistance interne, telle qu’elle s’offre identiquement à un entendement fini et infini, mais, à l’occasion d’une réforme profonde du concept de « finitude », en assignant celle-ci à la différence des deux sources de la connaissance humaine, de reconduire l’objet de toute science transcendantale à ce qui peut être connu par nous, en rapport à une expérience possible. Dès lors, le néant, envisagé au fil conducteur des catégories, devient à son tour un néant pour nous : il circonscrit l’horizon même de notre pouvoir de connaître, en tant que connaissance d’objets assujettie aux conditions formelles de l’expérience. Mais en réalité, la révolution scotiste est une lame de fond qui, en balayant sur son passage l’analogie de l’être, étend ses conséquences bien au-delà de Kant, chez des auteurs aussi divers que Nietzsche ou Frege. Ni l’un ni l’autre ne peuvent se comprendre tout à fait sans l’arrière-plan scotiste. Le premier, quand il affirme que l’être fait partie des « notions “les plus hautes”, c’est-à-dire les plus générales, les plus vides, les dernières vapeurs de la réalité volatilisée »1 ; le second, quand il conçoit l’ « étant » comme un concept si général qu’il est dépourvu de tout contenu – puisque, soit il n’ajoute rien de plus à un énoncé (quand je dis « A » ou « A existe », je dis rigoureusement la même chose), soit il énonce un prédicat qui n’en est pas un, puisque sa négation est impossible (dire « Socrate n’existe pas », c’est attribuer l’être à Socrate et en même temps le lui retirer) : « On forme alors un quasi-concept – “étant” – sans contenu, puisque son extension est illimitée. »2 Frege peut alors en conclure que le néant, l’opposé de l’étant, est tout aussi absurde que lui. Le 1. F. Nietzsche, Götzen-Dämmerung, trad. J.-C. Hémery, Crépuscule des idoles, in Œuvres philosophiques complètes, t. VIII, Paris, Gallimard, 1974, p. 77. 2. G. Frege, « Dialogue avec Pünjer sur l’existence », trad. A. Benmakhlouf, in Écrits posthumes, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1999, p. 79.

MEP.indd 17

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:02:06

reimp44892_int_018 Page 18

18

LE NÉANT

néant n’est même plus, comme chez Scot, le concept de ce qui se contredit soi-même, mais un pseudo-concept réfractaire aux exigences de la logique. C’est à Carnap qu’il reviendra de tirer cette conclusion. Toutefois, cette première ligne de crête dans l’histoire du néant en rencontre une seconde, presque aussi importante. Elle relie des auteurs d’ascendance cartésienne, de Malebranche à Fénelon, de Diderot à Bergson et à Husserl, qui rejettent le néant pour des motifs différents. Pour eux, ce n’est pas tout ce qui est contradictoire qui rentre dans le néant, mais c’est le néant en tant qu’idée ou représentation qui est contradictoire, non pas du point de vue strictement logique, mais parce qu’il constitue une « idée » qui déroge aux conditions de possibilité de toute idée : pour qu’un ego puisse se représenter l’idée du rien, argumentent les cartésiens, il faudrait qu’il ne fût rien lui-même au moment où il se la représente, ce qui est contradictoire. Au regard des exigences du « cogito », le néant est impensable, puisque dès lors qu’un ego entreprend de le penser, le néant est annulé comme tel par l’existence de l’ego qui le pense ; penser le rien, ce serait ne rien penser, abolir la pensée en tant que telle, ce qui est impossible ; la pensée du rien, parce qu’elle présuppose un penseur, est donc un néant de pensée. Certes, ce n’est pas Descartes lui-même qui tire cette conclusion ; au contraire, alors que dans sa philosophie naturelle il expulse le vide de la nature, dans sa philosophie première il fait expressément du néant une caractéristique de l’ego en sa finitude1. Mais ses héritiers ne manqueront pas d’apercevoir cette conséquence : le néant n’a pas de propriétés ; d’où il suit premièrement que je ne peux pas penser sans être, et deuxièmement, que je ne peux pas penser non plus sans penser quelque chose, aussi indéterminé soit-il, sans me rapporter à l’idée d’être 1. Descartes a bien aperçu la difficulté, puisque, au moment même où il affirme, dans la Méditation quatrième : « Je participe en quelque façon au néant (quodammodo de nihilo [...] participo) », il reconnaît que l’idée du néant que je possède déroge aux conditions de possibilité de l’idée, c’est-à-dire aux exigences de la représentation objective, en tant que représentation de chose (res), et il souligne le paradoxe de cette « idée » en parlant de negativam quamdam ideam, « une sorte d’idée négative du néant » (AT, VII, 54). Il dira encore plus nettement dans l’Entretien avec Burman : « Cette idée [du néant] est seulement négative et peut à peine s’appeler une idée (illa idea est solum negativa, et vix vocari potest idea) » (AT, V, 153), en sorte qu’ « idée » doit être pris ici en un sens « plus large (latius) ».

MEP.indd 18

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:02:11

reimp44892_int_019 Page 19

PRÉFACE

19

par la pensée. Penser, c’est toujours penser l’être, donc le néant est rigoureusement impensable, ou encore, puisque penser équivaut en partie à intuitionner, « invisible » : « Il est certain que le néant ou le faux, écrit Malebranche, n’est point visible ou intelligible. Ne rien voir, c’est ne point voir : penser à rien, c’est ne point penser [...] C’est là proprement le premier principe de toutes nos connaissances. »1 Ainsi, il n’est pas vrai que l’âme puisse ne penser à rien ; ou plutôt, la pensée de « rien » ne saurait s’interpréter comme une pensée positive du néant, car alors « en même temps je penserais et je ne penserais pas »2, mais uniquement comme la pensée d’aucune chose en particulier : « L’idée générale de l’infini est inséparable de l’esprit, et elle en occupe entièrement la capacité, lorsqu’il ne pense point à quelque chose de particulier. Car quand nous disons que nous ne pensons à rien, cela ne veut pas dire que nous ne pensons pas à cette idée générale, mais simplement que nous ne pensons pas à quelque chose de particulier. »3 Malebranche formule ainsi ce qui constituera le ressort essentiel de bon nombre de critiques de l’idée de néant après lui. Celle de Diderot, par exemple, affirmant dans l’article « Néant » de l’Encyclopédie que ceux qui veulent penser le néant « veulent former quelque idée qui leur représente le rien ; mais comme chaque idée est réelle, ce qu’elle leur représente est aussi réel » ; du coup, il est impossible de se forger une représentation du néant, puisque, même en pensant celui-ci, « on ne s’abstient pas de toute pensée, on pense toujours ». Ne pouvant penser le néant, nous ne pouvons que le sentir4. L’essentiel de la célèbre critique bergsonienne de l’idée de néant dans L’évolution créatrice est déjà là, à cette exception près que le néant ne pourra pas davantage être senti qu’être pensé ou connu pour Bergson. Même Husserl, pourtant réfractaire aux grandes spéculations, mais fidèle à cette inspiration carté1. Malebranche, De la recherche de la vérité, IV, XI, in Œuvres, t. I, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1979, p. 462. Voir lettre à Arnauld du 19 mars 1699, OC, IX, 910 : « Il n’est pas vrai qu’on ne pense à rien car [...] penser à rien, c’est ne point penser. » 2. Malebranche, Entretiens sur la métaphysique, sur la religion et sur la mort, II, I, in Œuvres, t. II, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1992, p. 675. 3. Malebranche, De la recherche de la vérité, VI, I, V, in Œuvres, I, op. cit., p. 624. Voir aussi J..C. Bardout, Malebranche et la métaphysique, Paris, PUF, 1999, p. 200 sq. 4. Voir infra, p. 410.

MEP.indd 19

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:02:12

reimp44892_int_020 Page 20

20

LE NÉANT

sienne, le suggère en passant : « Naturellement, qu’il ne puisse y avoir de néant (Nichts), cela va de soi. »1 La croyance en un néant qui précéderait le flux immanent de la conscience, par exemple, est absurde : « Que pourrait bien signifier le rien (Nichts) précédant un souvenir que je possède encore ? Le rien est une nuit noire dans laquelle rien ne se passe. Mais cette nuit noire est tout aussi bien quelque chose, une sorte de remplissement positif de la forme temporelle immanente. »2 L’ego transcendantal ne peut ni naître ni mourir. On trouverait, sous une autre forme, ce même rejet « cartésien » (et bergsonien) du néant dans la conception lévinassienne de l’ « il-y-a »3. Il n’empêche que cette seconde ligne de pensée est largement tributaire de la première : pour pouvoir critiquer l’ « idée » de néant, il faut bien que le néant, à l’instar de l’étant, soit devenu une idée, un concept. Il est nécessaire que le nihil soit appréhendé d’abord comme irraepresentabile du point de vue logique (Duns Scot) pour qu’il puisse en un second temps être exclu des conditions de la représentation identifiées au « cogito » luimême. À l’écart de ces deux traditions, subsistent un certain nombre d’auteurs inclassables – ou difficilement classables. Soit qu’ils se rattachent à des courants plus anciens, le néoplatonisme de Proclus, la théologie apophatique de Denys, la mystique rhénane, comme Angelus Silesius affirmant, dans le prolongement d’Eckhart, que « Dieu est un rien pur (ein lauter Nichts) »4 ; soit qu’ils se situent délibérément en marge des principaux courants de la philosophie et de la théologie orthodoxe, tels les libertins italiens du début du XVIIe s. et, dans leur prolongement, Jacques Gaffarel. Pour ces érudits qui, tantôt clament la supériorité de la raison sur l’autorité, tantôt transgressent l’autorité en en appelant paradoxa1. Husserl, Ding und Raum, Vorlesungen 1907, Husserliana, Bd. XVI, p. 288 ; trad. J..F. Lavigne, Chose et espace, Paris, PUF, 1989, p. 339. 2. Husserl, Zur Phänomenologie der Intersubjektivität, Zweiter Teil, in Husserliana, Bd. XIV, p. 156-157. 3. Levinas, Le temps et l’autre, Paris, PUF, « Quadrige », 1983, p. 28 : « Il s’agit de promouvoir une notion d’être sans néant, qui ne laisse pas d’ouvertures, qui ne permet pas d’échapper. » 4. Angelus Silesius, L’errant chérubinique, I, 25. Voir infra, p. 335.

MEP.indd 20

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:02:18

reimp44892_int_021 Page 21

PRÉFACE

21

lement à elle, il s’agit de louer le meravigliose glorie del Niente (Marin dall’Angelo) et de soutenir qu’ « aucune chose, Dieu excepté, n’est plus noble ni plus parfaite que le rien (niunta cosa fuor di Dio è più nobile né più perfetta del Niente) » (Luigi Manzini). Selon une conception hétérodoxe et toute baroque du rien (Niente), comme « presque plus nécessaire que l’Éternel », « supérieurement intelligible », lieu à la fois du possible et de l’impossible, donc « plus universel que la toute-puissance » divine (puisque celle-ci est restreinte aux seuls possibles)1, il devient dès lors permis d’inverser le rapport de condition à conditionné et d’affirmer l’impossibilité pour Dieu de devenir Créateur sans le rien (il non poter Dio senza ’l Niente divenir Creatore)2. Mais il s’agit aussi, selon un geste qui préfigure Pascal, et sous l’influence de l’atomisme antique, de réintroduire le vide dans la nature, laquelle « n’abhorre pas, mais révère le rien »3, de faire du rien le site où s’échangent les contraires et où s’opèrent les métamorphoses naturelles. En somme, demandent les libertins, « si le rien rivalise avec l’éternité, égale la toute-puissance, domine les hauteurs de l’Empyrée, et existe, seul, en dehors de Dieu, en lequel sont contenues toutes les autres choses, comment cet homme qui ne possède aucune faculté ni acte qui ne Lui appartienne pourrait-il nier le connaître ? Mais, à l’opposé, comment la beauté de l’humain entendement pourra-t-elle le comprendre »4 ? Loin des libertins et de Gaffarel, et pourtant faisant écho à certains de leurs thèmes, autre inclassable, non par ses outrances, mais par son génie, Pascal, qui articule la question du néant à celle de la finitude de l’homme et de sa « misère » face à un Deus absconditus, mériterait, lui aussi, une analyse à part. À la croisée de l’héritage transcendantal scotiste et de l’héritage cartésien, Kant occupe une place de premier plan dans l’histoire du néant à la fois par les possibilités qu’il referme et par celles qu’il inaugure. Au lieu de penser le néant comme ce qui se soustrait sans plus à la représentation, 1. Luigi Manzini, « Il Niente » (1634), in Carlo Ossola (éd.), Le Antiche Memorie del Nulla, Rome, Edizioni di Storia e Letteratura, 1997, p. 97-98. 2. Ibid., p. 98. 3. Ibid., p. 99. 4. Ibid., p. 106.

MEP.indd 21

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:02:18

reimp44892_int_022 Page 22

22

LE NÉANT

Kant admet qu’en un certain sens, au moins, sous sa figure de nihil privativum, le rien peut être un « objet » paradoxal d’expérience, un quasiphénomène, comme dans le cas du froid ou des ténèbres ; sous une autre de ses figures, celle de l’ens rationis, il renvoie au « concept limite » de noumène, auquel ne correspond aucune expérience possible, et qui, par suite, détermine l’horizon de la faculté humaine de connaître en sa finitude. Mais surtout, l’analyse kantienne des quatre sens du rien pensé selon les catégories, et conformément aux deux sources de la connaissance humaine (le concept et l’intuition), confère au rien une place centrale dans l’édifice de la Critique, au point de passage de l’analytique à la dialectique transcendantale. Le renversement de perspective introduit par la « révolution copernicienne » ouvre ainsi une nouvelle carrière au néant à l’intérieur de l’idéalisme post-kantien. En mettant en relation le problème du rien et celui du noumène, donc de la finitude, Kant léguait un problème à tout l’idéalisme allemand. D’un côté, le noumène pour nous (du point de vue de notre connaissance finie) est un rien ; de l’autre, ce « rien » pour nous est, considéré en soi, le fondement réel de toute connaissance, car l’objet de l’entendement intuitif divin. Mais, aussitôt que cette distinction noumène-phénomène est mise en question par les successeurs de Kant, ébranlée et même abolie, on ne sait plus bien si c’est le rien qui est réintégré à la spontanéité productrice de l’ego qui se pose lui-même et pose sa propre altérité, chez Fichte, ou si c’est l’ego qui se résout et s’absorbe dans le rien. Ainsi, en sacrifiant la chose en soi kantienne, c’est tout l’idéalisme transcendantal de Fichte, comme l’a relevé Jacobi, qui est menacé de « nihilisme »1 : le Moi qui se pose lui-même dans l’être et qui pose le non-moi hors de soi, affirme Jacobi, n’a rien ni en soi ni hors de soi qu’il n’ait posé, et par suite, il n’a rien en face de soi et équivaut lui-même à rien ; si la science consiste pour le Moi dans l’autoproduction de son objet, c’est-à-dire dans l’anéantissement en pensée de la chose et son élévation au concept, alors le Moi, 1. F.-H. Jacobi, Lettre à Fichte du 3 au 21 mars 1799, in Transzendentalphilosophie und Spekulation. Der Streit und die Gestalt einer Ersten Philosophie (1799-1807), Hambourg, Felix Meiner Verlag, 1993, p. 19 ; trad. J.-J. Anstett (modifiée), in Œuvres philosophiques de F. H. Jacobi, Paris, Aubier, 1942, p. 328.

MEP.indd 22

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:02:25

reimp44892_int_023 Page 23

PRÉFACE

23

« pour pénétrer dans le royaume de l’être, pour le conquérir par la pensée, doit devenir créateur du monde et créateur de soi [...] Mais il ne peut être son propre créateur qu’à la condition générale indiquée : il lui faut s’anéantir selon l’être pour naître uniquement dans le concept, pour se posséder soi-même – dans le concept d’un sortir et d’un entrer absolument purs, originaires depuis le rien, vers le rien, pour le rien, dans le rien (in der Begriff eines reinen absoluten Ausgehen und Eingehen, ursprünglich – aus Nichts, zu Nichts, für Nichts, in Nichts) »1. En somme, le Moi fichtéen finit par dissoudre en lui toute extériorité, par faire en sorte qu’il n’y ait rien hors de lui, que tout soit néant hors de sa libre spontanéité, et ainsi, en supprimant le noumène, Fichte a également anéanti les phénomènes, il en a fait « des fantômes en soi, des phénomènes de néant (An-sich-Gespenster, Erscheinungen von Nichts) »2. Quoi qu’il en soit de cette lecture de Fichte, on aperçoit que le dépassement de la limitation kantienne place le problème du néant au cœur de l’idéalisme allemand. C’est le cas, bien évidemment, dans le célèbre commencement de la Science de la Logique, où Hegel aborde l’être et le rien dans l’optique de la question : « Quel doit être le commencement de la Science ? », et où, bien que l’être et le rien en tant que l’ « immédiat indéterminé » ne fournissent justement pas ce point de départ, ils sont élevés à leur « vérité » spéculative dans le troisième terme qui les réunit et sursume leur différence, le devenir (Werden), c’est-à-dire le passage de l’être dans le rien et du rien dans l’être, l’identité de leur identité et de leur nonidentité, pour autant qu’avec lui commence proprement le mouvement dialectique de la science. Mais c’est aussi le cas pour Schopenhauer, d’après lequel le « dernier mot de la sagesse » consiste, à travers la négation du vouloir-vivre donc de tous les phénomènes qui en sont le miroir et l’objectivation, à « nous abîmer dans le néant »3. Loin que cet anéantissement soit la pure et simple suppression de celui qui l’accomplit, préciset.il, c’est un changement complet de perspective, un « changement de 1. Ibid., p. 11 ; trad. citée (modifiée) p. 314. 2. Ibid., p. 15 ; trad. citée p. 321. 3. Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, trad. A. Burdeau, Paris, PUF, 1966, p. 512.

MEP.indd 23

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:02:25

reimp44892_int_024 Page 24

24

LE NÉANT

signe » par lequel le négatif devient positif et le négatif positif, le néant, réalité et la réalité, néant. Ainsi, lit-on dans la phrase conclusive de tout l’ouvrage : « Pour ceux que la Volonté anime encore, ce qui reste après la suppression totale de la Volonté, c’est effectivement le néant. Mais, à l’inverse, pour ceux qui ont converti et aboli la Volonté, c’est notre monde actuel, ce monde si réel avec tous ses soleil et toutes ses voies lactées, qui est le néant. »1 Mais le philosophe qui, au sein de l’idéalisme allemand, a apporté sans nul doute la contribution la plus profonde et la plus originale à la question du rien ou du néant est Schelling. En pensant un Dieu « Seigneur de l’être », situé avant lui et au-dessus de lui, Schelling retrouve la tradition néoplatonicienne de l’Un comme néant suressentiel, et l’intuition de Jacob Bœhme selon laquelle « Dieu a fait toutes choses du néant et ce néant est Dieu même »2. Mais ce néant divin est d’abord celui d’une liberté abyssale que Dieu possède, non seulement à l’égard de l’être en général, mais à l’égard de lui-même et de son être. Dieu « est un néant, mais comme la pure liberté est un néant »3, c’est-à-dire en tant qu’il peut librement être ou ne pas être, et par suite, se manifester ou ne pas se manifester. Dieu n’est pas l’étant nécessaire, nécessairement existant, mais l’étant qui est « avant et au-dessus de l’être »4, le Prius absolu qui se fait être librement, donc se précède pour ainsi dire lui-même : « Si donc Il existe, Il peut seulement être l’Étant qui est en soi et pour ainsi dire avant soi, c’est-à-dire avant sa divinité. »5 Schelling peut dès lors reformuler la question leibnizienne en la radicalisant. Il ne s’agit plus de se demander, comme dans les Principes de la nature et de la grâce : « Pourquoi y a-t-il plutôt 1. Ibid., p. 516. 2. J. Boehme, De signatura rerum, VI, 8. Schelling retrouve ainsi, à travers Boehme, une tendance qui traverse en réalité toute l’histoire de l’interprétation de l’ex nihilo de la création divine, celle consistant à comprendre le néant en question non comme un néant extra-divin, mais comme identique à Dieu lui-même : ex nihilo signifierait alors ex Deo. Sur cette tendance, voir G. Scholem, « La création à partir du néant et l’autocontradiction de Dieu », in De la création du monde jusqu’à Varsovie, trad. M.-R. Hayoun, Paris, Cerf, 1990. 3. Schelling, Sämtliche Werke, éd. Cotta, Nachlassband, p. 15. Voir infra, p. 468. 4. Schelling, SW, XIII, 240 ; trad. Philosophie de la Révélation, livre II, Paris, PUF, 1991, p. 89. 5. Schelling, SW, XIII, 158 ; trad. Philosophie de la Révélation, livre I, Paris, PUF, 1989, p. 184.

MEP.indd 24

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:02:32

reimp44892_int_025 Page 25

PRÉFACE

25

quelque chose que rien ? », en reconduisant ainsi la contingence du monde à la liberté d’un Dieu conçu comme Étant nécessaire1 ; mais, puisque l’hypothèse qu’il n’y ait rien – et pas même Dieu – n’a rien d’impossible : Warum ist überhaupt etwas ? Warum ist nicht nichts ? « Pourquoi y a-t-il en général quelque chose ? Pourquoi n’y a-t-il pas rien ? » Ce qui est souligné, à travers cette formulation, n’est plus le simple étonnement devant l’existence de quelque chose, devant la contingence du monde, mais le vertige du néant qui menace sans cesse l’étant aussi bien créé que divin et qui plonge la raison elle-même dans la stupeur2. « Si je ne peux répondre à cette question ultime, écrit Schelling, alors tout le reste sombre pour moi dans l’abîme d’un néant sans fond. »3 Et encore plus nettement : « Si, en effet, je veux aller jusqu’aux limites de toute pensée, je dois aussi assurément reconnaître comme possible que, sans aucune restriction, il n’y ait absolument rien. L’ultime question est toujours : pourquoi y a-t-il en général quelque chose, pourquoi n’y a-t-il pas rien ? »4 « Sans aucune restriction » – rien n’échappe donc à ce vertige, pas même l’existence de l’Étant absolu ; c’est bien plutôt toute existence qui apparaît, comme telle, au bord du néant, grundlos, sans fondement, sans raison, car suspendue au-dessus de l’ultime abîme. L’effectivité de ce quod qui précède la pensée est ce qui pose la raison hors d’elle-même, « de manière absolument extatique »5, conduisant au-delà de ce que Schelling appelle « philosophie négative » ou rationnelle, vers une philosophie positive, non pas irrationnelle, mais s’inclinant devant la positivité de l’existence en tant qu’elle plonge la raison elle-même dans l’extase et le vertige – donc, aussi, au-delà du rationalisme hégélien : « De cet être, la philosophie hégélienne ne sait rien, elle n’a aucune place pour ce concept. »6 1. Chez Leibniz, cette question garde un tour rhétorique : l’existence nécessaire de Dieu, la perfection de l’étant et l’imperfection du néant, les principes de raison suffisante et du meilleur qui président à la création divine, enfin, font de la possibilité que le monde ne soit pas une possibilité vide, une chimère métaphysique. 2. Voir L. Pareyson, « La “domanda fondamentale” : “Perchè l’essere piuttosto che il nulla ?” », Annuario filosofico, 8, 1992, p. 9-36 ; rééd. in L. Pareyson, Ontologia della libertà, Turin, Einaudi, 1995, p. 353-384. 3. SW, XIII, 7 et 8 ; Philosophie de la Révélation, livre I, p. 25. 4. SW, XIII, 163 ; trad. citée, I, p. 189. 5. Ibid. 6. SW, XIII, 164 ; trad. citée, I, p. 190.

MEP.indd 25

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:02:32

reimp44892_int_026 Page 26

26

LE NÉANT

Cette reformulation par Schelling de ce qu’il considère comme la « question ultime » de la philosophie inspirera sa reprise heideggérienne sans doute plus que Heidegger ne veut bien le reconnaître1 : Warum ist überhaupt Seiendes und nicht vielmehr Nichts ? « Pourquoi y a-t-il de l’étant et non pas plutôt (le) rien ? » Dans cette question, « Nichts » est noté avec une majuscule, donc implicitement substantivé, et s’oppose à Seiendes, l’étant. La question ne porte plus sur l’étant en tant qu’étant et sur son fondement, mais sur le rien en tant qu’il désigne « l’autre pur et simple de tout étant » et, par conséquent, « le même » que l’être. Ce déplacement d’accent revient alors à une mise en question, non plus de ce que Schelling qualifiait de « philosophie négative », mais de la métaphysique dans son ensemble. On ne peut plus répondre à cette question en recourant à un Étant suprême, et pas même à un Dieu de pure liberté : la question du rien débouche sur celle de la différence ontologique, elle-même comprise comme l’impensé de la métaphysique occidentale. Du coup, le rien qui se fait jour dans la question fondamentale n’est plus la négation pure et simple de tout étant, ce que Heidegger appelle un « néant nul (nichtiges Nichts) », mais ce qu’il n’hésite pas à désigner, paradoxalement, comme « plus étant que tout étant (seiender als jeglisches Seiende) »2, dans la mesure où il est indissociable de toute manifestation ontique, où il en constitue, par son retrait même, la dimension d’apparaître et l’éclaircie (Lichtung). Un tel néant « positif », Ouverture de la manifestation, que MerleauPonty et Maldiney eux aussi ont médité3, n’a plus rien à voir avec le nihil de Duns Scot ou avec le mQ un de la philosophie grecque classique. Il per1. Heidegger, « Zur Seinsfrage », in Wegmarken, Gesamtausgabe (abrégé GA), Bd. 9, p. 420 ; trad. G. Granel, in Questions, I, p. 244, où Heidegger renvoie Schelling et Leibniz dos à dos en affirmant que la question directrice de la métaphysique « est comprise par l’un et l’autre penseur comme celle du Fondement suprême, de la Cause première de tout étant ». 2. Heidegger, Beiträge zur Philosophie, GA, Bd. 65, p. 266. 3. Voir Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964, rééd. « Tel », p. 249 – qui le nomme, sans doute à tort, « non-être » : « Bref : le néant (ou plutôt le non-être) est creux et non pas trou. L’ouvert, au sens de trou, c’est Sartre, c’est Bergson, c’est le négativisme ou l’ultra positivisme (Bergson), indiscernables. Il n’y a pas de nichtiges Nichts » ; et Maldiney, Art et existence, Paris, Klincksieck, 1985, p. 174 : « La présence efficace, quelle qu’elle soit, se tient dans la pure éclaircie du Vide ou du Rien, lequel n’est pas un Nihil privativum. Le vide n’est pas l’évacuation du Monde, le Rien n’en est pas l’anéantissement, mais la condition qui en rend possible la manifestation. »

MEP.indd 26

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:02:39

reimp44892_int_027 Page 27

PRÉFACE

27

met peut-être d’entrevoir la possibilité d’un dialogue avec des pensées non occidentales, c’est-à-dire non métaphysiques qui, ignorant tout de l’ « être », ignorent tout du « non-être » et du « néant »1. Par exemple, celle de Zhuang Zi pour lequel l’il-n’y-a-pas (wu), qui n’est pas pour autant rien, mais l’indifférencié d’où surgissent les différences, le non-manifeste pour autant qu’il confère au manifeste ses contours et sa visibilité, précède l’il-y-a (you) : « Il y a l’il-y-a, il y a l’il-n’y-a-pas. Il y a un moment où il n’a pas encore commencé à y avoir de l’il-n’y-a-pas. Il y a un moment où il n’a pas encore commencé à y avoir un moment où il n’a pas encore commencé à y avoir l’il-n’y-a-pas. Et soudain, voilà qu’il y a l’il-n’y-a-pas. Mais je ne sais toujours pas, en fin de compte, de l’il-y-a et de l’il-n’y-a-pas, lequel il y a et lequel il n’y a pas. »2 Claude Romano. 1. Heidegger souligne expressément le rapprochement possible entre sa pensée du rien et la pensée extrême-orientale dans la lettre à Roger Munier du 31 juillet 1969, où il écrit : « L’accueil fait en Europe à cet écrit se résume en ces mots : nihilisme et hostilité à l’égard de la “logique”. On trouva, en Extrême-Orient, dans le Nichts justement compris, le mot pour l’être » (in Cahier de l’Herne : Martin Heidegger, Paris, L’Herne, 1983, p. 58). Voir également Unterwegs zur Sprache, GA, Bd. 12, Klostermann, 1985, p. 103 ; trad. J. Beaufret, W. Brokmeier et F. Fédier, Acheminement vers la parole, Paris, Gallimard, 1976, rééd. « Tel », p. 104-105. 2. Zhuang Zi, chap. II, trad. inédite sous la dir. d’Anne Cheng. Sur la distinction wu/you, voir aussi A. Cheng, Histoire de la pensée chinoise, Paris, Le Seuil, 1997, p. 311 sq.

MEP.indd 27

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:02:39

reimp44892_int_029 Page 29

PREMIÈRE PARTIE

Polysémies du non-étant dans la philosophie antique

MEP.indd 29

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:02:48

reimp44892_int_031 Page 31

P A R M É NID E

On sait peu de choses sur Parménide, comme sur la plupart des philosophes dits « présocratiques ». Il vécut à Élée, colonie grecque d’Italie du Sud, dans la deuxième moitié du VIe siècle et la première moitié du Ve. Il était donc contemporain d’Héraclite et de l’école pythagoricienne de Grande-Grèce, et il est possible qu’il fasse allusion à l’une et à l’autre pensée dans son poème. L’œuvre unique qui nous est parvenue sous forme de fragments est un poème écrit en langue épique et en hexamètres dactyliques. On y distingue trois parties : une introduction décrivant de manière mythique la révélation faite à un jeune homme par une déesse, ensuite le premier volet de cette révélation, qui expose la vérité, enfin le deuxième volet de cette révélation, consistant en un discours « probable » mais « trompeur », proche de celui des physiciens de l’époque. Les extraits consacrés à l’être et au non-être se situent tous dans la deuxième partie du poème ; ils constituent le cœur même du message de la déesse. À propos de l’être et du non-être, révèle la déesse, deux pensées contraires sont a priori envisageables : l’une affirme l’être et estime le non-être impossible, l’autre nie l’être et estime le non-être nécessaire1. La question 1. Certains interprètes préfèrent éviter la modalité du possible et attribuer au o£k Esti un sens véritatif : « il n’est pas vrai que » ; cependant, la modalité du nécessaire est, quant à elle, indiscutable, et lire le texte selon des modalités contraires le rend plus convaincant du point de vue logique ; or la volonté de s’appuyer sur des raisonnements logiquement persuasifs est manifeste tout au long du poème.

MEP.indd 31

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:02:56

reimp44892_int_032 Page 32

32

POLYSÉMIES DU NON-ÉTANT DANS LA PHILOSOPHIE ANTIQUE

qui détermine toute l’interprétation du poème est : l’être de quoi ? le nonêtre de quoi ? Car ils n’apparaissent d’abord que sous forme de verbes, et de verbes sans sujet exprimé1. Une manière de mettre à l’épreuve les multiples possibilités d’interprétation, puisqu’on a affaire à des affirmations et à des négations, est de tenter de définir quel type de proposition est le plus probable : 1 / Les propositions sont universelles : tout est, il est impossible de ne pas être. Au fragment 6, 2, mhdAn d’ o£k Estin signifie alors : « Aucune chose n’est pas. » 2 / Les propositions sont particulières : il y a quelque chose qui est nécessairement, qui ne peut pas ne pas être. La première hypothèse est peu probable, car tout sujet ne satisfait pas à la description, au fragment 8, de ce que doit être « ce qui est ». La deuxième hypothèse appelle immédiatement une nouvelle dichotomie : le sujet du « est » est-il quelque chose de déterminé ou bien l’enquête se poursuit-elle à propos d’un sujet, particulier certes, mais qui reste indéterminé, au sens de « quoi que ce soit qui est »2 ? S’il est déterminé, à quel moment cette détermination a-t-elle lieu, et comment ? Le fragment 2 répond à ces questions, non pas directement à propos de l’être, mais d’abord à propos du non-être. En effet, l’affirmation du fait d’être repose sur l’impossibilité de son contraire, et celle-ci repose à son tour sur la nécessité de la connaissance : si rien n’était, rien ne serait connaissable ni explicable. Par conséquent, il y a bien, d’emblée, une détermination qui oppose l’être au non-être, qui permet de les distinguer et de juger de leur nécessité, et cette détermination originelle c’est l’inconnaissabilité de ce qui n’est pas ; de là s’ensuit implicitement que, s’il 1. La question du sujet des verbes a donné lieu à une multitude de conjectures, que, faute de place, nous ne rappellerons pas, car on peut en trouver un exposé complet dans les quelques ouvrages mentionnés en bibliographie. 2. En faveur de cette hypothèse, on peut avancer la formulation de Mélissos, disciple et continuateur de Parménide : « Quoi que ce soit qui était, c’était toujours et ce sera toujours. Car si c’était né, il est nécessaire qu’avant que cela naisse il n’y eût rien ; or, s’il n’y avait rien, d’aucune façon rien n’aurait pu naître de rien (o£dam1 5n g@noito o£d@n Ck mhdenpV) » (fragment B 1 DK). Ici aussi, c’est la signification du verbe être qui porte toute l’information, tandis que le sujet du verbe est indéfini et n’a pas besoin d’être défini pour que l’affirmation soit démontrée.

MEP.indd 32

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:03:01

reimp44892_int_033 Page 33

PARMÉNIDE

33

y a quelque chose de connaissable, ce doit être quelque chose qui est. L’être n’est donc pas affirmé directement comme nécessaire ; par luimême, il est seulement possible (fragment 6, 1). Mais puisqu’il n’y a pas de troisième voie entre « est » et « n’est pas » (ou du moins, ce qui se présente maladroitement comme tel sera bientôt réfuté), le fait que l’une soit impossible suffit à transformer la possibilité de l’autre en une nécessité. Quant au fondement ultime du raisonnement, celui sur lequel repose l’impossibilité du non-être, on voit qu’il est posé par Parménide de manière normative plutôt que logiquement nécessaire, et les invocations répétées à la vérité confirment ce choix premier : il doit y avoir une vérité et un accès pour l’homme à la connaissance vraie. Si l’on conteste cet acte fondateur, la nécessité que quelque chose soit s’effondre et la possibilité que rien ne soit est irréfutable. C’est également du côté du non-être qu’apparaît le premier sujet : tq mQ Cpn, « ce qui n’est pas », est exprimé dès ce premier fragment. En tant que participe substantivé, il n’a pas d’autre signification que celle du verbe. Ce sera pareil pour « ce qui est », tq Cpn, lorsqu’il sera exprimé (fragment 8, 19 ou 6, 1 sans l’article). Les deux sujets ont pour toute détermination le fait d’être ou non connaissables, ou encore « dicibles » et « pensables » (fragment 8, vers 12, 17, 36). L’importance fondatrice de ces associations, entre l’être et la connaissance, d’une part, le non-être et la non-connaissance, d’autre part, explique le soin que met ensuite Parménide à écarter la proposition de la connaissance ordinaire, celle qui n’a pas défini son objet comme ce qui est, et qui le considère indifféremment comme étant ou n’étant pas (fragment 6, 4-9 ; 8, 51-61). Du fait de cette indistinction, une telle démarche demeure dans un état intermédiaire entre la connaissance et son contraire, intermédiaire qui s’appelle déjà l’opinion1. Jusqu’ici, cependant, l’auditeur manque d’indications pour reconnaître un objet de connaissance vraie. C’est pourquoi Parménide entreprend de décrire et de justifier longuement (fragment 8) les sPmata, c’est-à-dire les signes de reconnaissance, les marques distinctives, de quelque chose qui 1. Le caractère pré-platonicien de ces distinctions est encore plus manifeste chez Mélissos, fragment 8 DK.

MEP.indd 33

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:03:01

reimp44892_int_034 Page 34

34

POLYSÉMIES DU NON-ÉTANT DANS LA PHILOSOPHIE ANTIQUE

est. Car, on l’a compris désormais, être ce n’est pas être au sens courant, sinon, pour répondre à la question « est ou n’est pas ? » il suffirait de renvoyer à l’évidence de l’expérience. Être, précise Parménide, c’est être sans origine et sans fin, sans différences et sans changements, sans altérité et sans manque. Tous ces caractères s’opposent à ceux du divers de l’expérience sensible, et c’est contre l’illusion d’une connaissance du devenir que Parménide dirige la plus grande part de son discours. Car c’est l’observation du devenir qui fait confondre être et non-être : puisqu’une chose est dite être parce qu’elle est dans son existence temporaire, et en même temps est dite changer constamment, donc ne plus être ce qu’elle était, on peut dire qu’à la fois elle est et n’est pas. Peu importe que Parménide ait connu ou non le fragment 49 a d’Héraclite ( « dans les mêmes fleuves nous entrons et nous n’entrons pas, nous sommes et nous ne sommes pas » ) ; quand il parle des non-étants (fragment 7) ou des étants qui sont nés (fragment 19), il s’agit des mêmes choses en devenir, à qui le verbe être au sens strict doit être refusé. En revanche, ces caractères ne s’opposent pas à d’éventuels sPmata du non-étant, puisque de celui-ci rien ne peut être dit, pas même des noms ou des opinions. Le non-étant de Parménide est bien, comme l’a compris Platon dans le Sophiste, le contraire de l’étant, ce qui n’est d’aucune manière et donc ce qui ne peut être ni dit (au sens de « décrit ») ni pensé ni même imaginé. C’est pourquoi Platon se défend à juste titre de commettre le moindre parricide envers le père de la philosophie, lorsqu’il affirme l’existence d’un certain non-étant, déterminé par altérité visà-vis d’un certain étant1. Sa véritable révolution par rapport à Parménide est l’introduction de la multiplicité et de la différence au sein même de ce qui est, c’est-à-dire parmi les Formes éternelles. Pour cette raison même, il est manifeste que le ce-qui-est de Parménide n’est pas la Forme, 1. Au vers 8, 46, l’hypothèse d’un non-étant tel qu’il viendrait interrompre la continuité de l’étant, n’est probablement pas une préfiguration du non-être relatif mais plutôt une allusion à la controverse contemporaine entre une physique du continu et une physique du discontinu composé de plein et de vide. Sur cette controverse qui opposa probablement Zénon d’Élée et les Pythagoriciens, voir M. Caveing, Zénon d’Élée : prolégomènes aux doctrines du continu : étude historique et critique des fragments et témoignages, Paris, Vrin, 1982. Cependant, si l’argument est issu de la physique, la cohérence de la conception exige qu’il soit appliqué métaphoriquement à l’étant, qui n’est d’aucune façon un objet physique.

MEP.indd 34

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:03:06

reimp44892_int_035 Page 35

PARMÉNIDE

35

l’universel intelligible, car il devrait être multiple. Il ne doit pas davantage être identifié à un principe ultime de la nature, que ce soit l’un-tout ou le principe d’être des étants en devenir. Nulle part un tel souci de fonder la physique n’apparaît dans le poème ; au contraire, les deux types de discours, celui sur la nature, celui sur l’être, sont absolument séparés. Ce qui est n’est rien d’autre que ce qui satisfait le sens véritable d’être, et exposer toutes les conséquences de cette signification constitue toute l’ambition de l’enquête parménidienne. C’est pourquoi aussi, lorsque Gorgias entreprend de réfuter le rapport exclusif entre l’être et la pensée, au sens où il serait absurde que tout ce qu’on peut penser soit, il manque la cible en prenant l’être au sens ordinaire. Il la manque aussi, du même coup, en ne faisant pas de distinction, au sein des actes mentaux, entre une représentation quelconque et la signification restreinte du « penser » et du « dire » qui correspond à la signification stricte de l’être. Or c’est précisément cette confusion que Parménide entendait éviter grâce au premier acte de la pensée, qui est l’affirmation du fait de l’être : tant les célèbres vers 8, 34-38 que déjà le fragment 6, 1 donnent pour tâche à la pensée d’affirmer que ce qui est est. La pensée est avant tout jugement d’existence. C’est seulement après cette exclusion du « n’est pas » et le refus corollaire de ne pas choisir entre « est » et « n’est pas », que d’autres actes de pensée seront possibles, car alors seulement tout ce qui suivra sera une pensée connaissante et non une trompeuse opinion. En effet, quel que soit ce qu’elle prendra pour objet, si cela admet le fait d’être, alors elle pourra le connaître. Le poème de Parménide est une détermination des conditions a priori de l’accès à la vérité, et le partage de l’être et du non-être en est la toute première étape, bien antérieure à la connaissance de ce qui est et de ce qui n’est pas. Annick Stevens.

MEP.indd 35

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:03:06

reimp44892_int_036 Page 36

36

POLYSÉMIES DU NON-ÉTANT DANS LA PHILOSOPHIE ANTIQUE

BIBLIOGRAPHIE

Éditions et traductions Parménide, Sur la nature ou sur l’étant. La langue de l’être ?, présenté, traduit et commenté par B. Cassin, Paris, Le Seuil, 1998. Parménide, Le Poème : Fragments, texte grec, traduction, présentation et commentaire par M. Conche, Paris, PUF, 1999 (1re éd., 1996). Cordero N.-L., Les deux chemins de Parménide, édition critique, traduction, études et bibliographie, Paris-Bruxelles, Vrin-Ousia, 1984. Aubenque P. (dir.), Études sur Parménide, t. 1 : Le Poème de Parménide, texte, traduction, essai critique par Denis O’Brien (en collaboration avec Jean Frère pour la traduction française), Paris, Vrin, 1987. Le texte grec pris comme référence pour la présente traduction résulte d’une confrontation entre ces quatre éditions ; ne sont justifiés en note que les quelques passages où le choix entre des leçons divergentes entraînait une conséquence pour le sens. Études Brunschwig J., « Parménide un et indivisible », in La philosophie et son histoire (dir. J. Vuillemin), Paris, Odile Jacob, 1990, p. 233-263. Collobert C., L’être de Parménide ou le refus du temps, Paris, Kimé, 1993. Couloubaritsis L., Mythe et philosophie chez Parménide, Bruxelles, Ousia, 1986. Löwit A., « Le “principe” de la lecture heideggérienne de Parménide (Parmenides, GA, 54) », Revue de philosophie ancienne, 2, 1986, p. 163-210. Nadal J., « Remarques sur le Parménide de Platon et la pensée du non-être », Revue de métaphysique et de morale, 89, 1984, p. 11-32. Owen G., « Eleatic Questions », Classical Quarterly, 10, 1960, p. 84-102. Ramnoux C., Parménide et ses successeurs immédiats, Monaco, Le Rocher, 1979. Stevens A., Postérité de l’être. Simplicius interprète de Parménide, Bruxelles, Ousia, 1990.

MEP.indd 36

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:03:12

reimp44892_int_037 Page 37

POÈME

(extraits)

Fragment 2 1. Allons ! moi je dirai, et toi qui écoutes, accueille mon récit, quels sont les seuls chemins de recherche à penser : l’un, que « est » et qu’il n’est pas possible que ne soit pas (wpwV Estin te kaa ´V o£k Csti mQ einai), est le chemin de la persuasion, car il suit la vérité ; 5. l’autre, que « n’est pas » et qu’il est nécessaire que ne soit pas, je te montre qu’il est un sentier tout à fait inconnaissable, car tu ne pourrais ni connaître le non-étant (tp ge mQ Cpn) (car ce n’est pas possible) ni le montrer. Fragment 6 1. Il faut dire et penser que l’étant est, car il est possible d’être, mais que rien ne soit n’est pas possible ; moi je t’ordonne de penser cela, car de cette première voie de la recherche je t’écarte, mais ensuite de celle qu’inventent les mortels à deux têtes, 5. qui ne savent rien ; car l’incapacité dans leur poitrine dirige l’intellect errant. Ils sont entraînés, sourds autant qu’aveugles, stupéfaits, foule indécise

MEP.indd 37

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:03:12

reimp44892_int_038 Page 38

38

POLYSÉMIES DU NON-ÉTANT DANS LA PHILOSOPHIE ANTIQUE

pour qui être1 et ne pas être (tp p@lein te kaa o£k einai) est considéré comme la même chose et pas la même chose, et leur chemin à tous retourne en sens inverse. Fragment 7 1. Car jamais cela ne l’emportera, que des non-étants soient, mais toi de ce chemin de recherche écarte ta pensée. Fragment 8 1. Il ne reste plus qu’un seul récit de chemin, que « est » (´V Esti). Là se trouvent des signes très nombreux : qu’étant inengendré, il est aussi impérissable, entier, unique, inébranlable et achevé2. 5. Et jamais il n’était ni ne sera, puisqu’il est maintenant ensemble tout entier (tmo¢ p2n), un, continu ; quelle naissance en effet lui chercheras-tu ? Comment et d’où se serait-il développé ? Du non-étant (Ck mQ Cpntoi), je ne te laisserai ni le dire ni le penser ; car il n’est ni dicible ni pensable que « n’est pas ». Et quelle nécessité l’aurait poussé 10. à croître plus tard ou plus tôt, s’il était issu du rien (to¢ mhdenqV 3rx0menon) ? Ainsi il faut qu’il soit tout entier ou pas du tout. Et jamais la force de la conviction ne permettra que du non-étant naisse quelque chose à côté de lui. C’est pourquoi la Justice 1. Le verbe ici traduit par « être » est p@lein ; on le retrouve aux vers 11, 18, 19 et 45 du fragment 8. Signifiant à l’origine « se mouvoir », par suite « se trouver », le verbe est devenu synonyme d’ « être ». B. Cassin et N. Cordero le traduisent alternativement par « exister » ou par « être », D. O’Brien et J. Frère toujours par « être », M. Conche toujours par « être », sauf en 8, 18 où il choisit « subsister ». La comparaison des emplois d’einai et de p@lein n’indique pas chez Parménide d’autre motivation que poétique et métrique. 2. Nous adoptons la correction, proposée par plusieurs éditeurs, du Sd’ 3t@leston des manuscrits en SdA telestpn. L’étant ne peut, en effet, être dit « inachevé » sans contredire les vers 31-32 et 42, si ce n’est au sens temporel ; or, ce sens-là est déjà établi au vers précédent, et l’on attend l’annonce du dernier signe, celui de la complétude.

MEP.indd 38

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:03:24

reimp44892_int_039 Page 39

PARMÉNIDE

39

ne permet ni qu’il naisse ni qu’il meure, en relâchant ses liens, 15. mais le maintient. [La distinction à leur propos se trouve ici1 :] « est » ou « n’est pas » ; il a donc été décidé, conformément à la nécessité, de laisser l’un impensable et innommé (car ce n’est pas un vrai chemin), de sorte que l’autre est (p@lein) et est véritable. Comment l’étant pourrait-il être plus tard, comment aurait-il pu naître ? 20. Car s’il est né, il n’est pas, et de même s’il doit être dans l’avenir. Ainsi sont éteintes la naissance et la mort inconnaissable. Il n’est pas non plus divisible, puisqu’il est tout semblable ; et il n’y a rien de plus ici, qui l’empêcherait d’être continu, ni rien de moins, mais il est tout plein d’étant. 25. C’est pourquoi il est tout continu, car l’étant touche à (pel0zei) l’étant. De plus, immobile dans les limites de puissants liens, il est sans origine et sans fin, puisque naissance et mort ont été loin écartées, la vraie conviction les a repoussées. Le même, demeurant dans le même, il repose en lui-même. 30. Ainsi immuablement là même il demeure ; car une ferme nécessité le tient dans les liens de l’achèvement, l’enferme tout autour, parce qu’il n’est pas permis que l’étant soit imparfait (3teleAthton). En effet, il n’est pas indigent, tandis que s’il n’était pas, il manquerait de tout. C’est la même chose que penser et la pensée (noPma) qu’il est, 35. car sans l’étant, dans lequel il a été prononcé, tu ne trouveras pas le penser. Car rien n’est ni ne sera d’autre à côté de l’étant, puisque le destin l’a forcé à être tout entier immobile. C’est pourquoi ce ne seront que noms pour lui 1. Diels a raison de considérer cette phrase comme une articulation introduite par Simplicius, car la métrique n’est pas respectée. Il est donc probable que la fin du vers, et peut-être quelques vers suivants, n’aient pas été cités.

MEP.indd 39

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:03:24

reimp44892_int_040 Page 40

40

POLYSÉMIES DU NON-ÉTANT DANS LA PHILOSOPHIE ANTIQUE

tout ce qu’ont posé les mortels, persuadés que c’était vrai, 40. naître et mourir, être et ne pas être (einaB te kaa o£cB), changer de lieu et altérer l’éclat de son corps. Mais puisqu’il y a une limite extrême, il est achevé de partout, semblable à la masse d’une sphère bien arrondie, partout équivalent à partir du centre ; car il est nécessaire 45. qu’il n’y ait rien de plus grand ni de plus petit ici ou là. Car il n’y a pas de non-étant1 qui interromprait son accès au semblable, ni d’étant tel qu’il y aurait plus ou moins d’étant ici ou là, puisqu’il est tout entier inviolé. Car là où il est égal de partout, il se trouve de la même façon dans les limites. 50. J’arrête ici pour toi le discours fiable et la pensée sur la vérité ; et à partir d’ici, apprends les opinions des mortels, en écoutant l’ordre trompeur de mes mots. Car ils ont posé deux jugements pour nommer les formes, dont il ne faut pas faire un2, en quoi ils se sont trompés. 55. Ils ont divisé le corps en opposés et ont établi des signes éloignés les uns des autres, d’un côté le feu éthéré de la flamme, doux, très léger, partout le même que lui-même et non le même que l’autre ; d’autre part ce qui en est les opposés, la nuit inconnue, corps dense et lourd. 60. Moi je te révèle tout cet arrangement probable (di0kosmon Coikpta), pour que jamais quelque opinion des mortels ne te dépasse. 1. Il est étonnant que « non-étant » soit exprimé ici avec la négation o£k et dans tous les autres cas avec la négation mP. Cette variante, pour laquelle on ne voit pas de raison décisive, a poussé certains traducteurs à faire porter la négation non pas sur le Cpn mais sur le verbe, en renforcement du o¥te qui se trouve en début de phrase, ce qui donne : « Il n’y a pas d’étant qui interromprait... » Cependant, selon la grammaire, les deux négations devraient se détruire, et il faudrait traduire : « Il n’est pas vrai qu’il n’y a pas d’étant. » Cette hypothèse semble donc beaucoup plus difficile. 2. La traduction fréquente par « dont il ne fallait pas nommer l’une » est moins bonne pour deux raisons : grammaticalement, d’abord, on devrait avoir Gteran et non mBan ; philosophiquement, ensuite, ceux qui expliquaient le monde à partir de deux séries d’opposés (comme les Pythagoriciens) n’auraient pas mieux fait en n’énonçant qu’une seule des deux séries, mais bien en les pensant toutes deux dans leur unité.

MEP.indd 40

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:03:31

reimp44892_int_041 Page 41

L E U C I P P E E T DÉM OC RITE

Affirmer la plénitude de l’être revient en principe à exclure qu’il y ait du non-être, ce qui peut s’entendre en deux sens : a) l’être ne contient pas de non-être ; b) il n’y a rien d’autre en dehors de l’être. Si l’on soutient à la fois a) et b), il n’y a aucune place pour le non-être. Comme on vient de le voir, c’est à cette conclusion que conduit le Poème de Parménide. Supposons cependant qu’il y ait du non-être. Imaginons que nous soyons contraints, par l’expérience ou par épuisement des propriétés de l’être, d’admettre du non-être. Dans ces conditions, ou bien nous devrons nier a) et b), ou bien nous devrons nier soit a) soit b). Telle est, formellement, la situation à laquelle nous confrontent les premiers atomistes, Démocrite d’Abdère et celui qui fut probablement son maître, Leucippe. Ils souscrivent en effet au principe de la plénitude de l’être, mais ils soutiennent qu’il y a du non-être, provoquant ainsi la première crise postéléatique de l’histoire de l’être1. Leur position consiste à maintenir a) – l’être ne contient pas de non-être – mais à refuser b) ; il y a donc du non-être en dehors de l’être et, plus encore, un non-être tout aussi fondamental que l’être. S’agit-il pour autant d’une spéculation que l’on pourrait 1. Démocrite aurait vécu entre 460 et 360. Les textes cités sont tous des témoignages antiques des thèses abdéritaines : nous ne disposons que de très rares fragments concernant leur physique. Les phrases en italiques sont des extraits de fragments insérés dans les témoignages.

MEP.indd 41

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:03:32

reimp44892_int_042 Page 42

42

POLYSÉMIES DU NON-ÉTANT DANS LA PHILOSOPHIE ANTIQUE

déjà qualifier d’ « ontologique », au sens où les abdéritains auraient développé une réflexion critique sur les conditions d’existence et d’intelligibilité de l’être en tant que tel ? Leur horizon théorique est en réalité celui de la philosophie naturelle, l’étude des corps et l’explication de leurs mouvements. Leur thèse sur le non-être (mQ un), la première « méontologie » positive, est donc, avant tout, une thèse physique. Ce que les atomistes entendent par « être », ce sont les atomes : des corpuscules absolument indivisibles, en nombre illimité, de toutes sortes de formes, de grandeurs indéfiniment variables, tout au moins dans le domaine de l’imperceptible. Tous les corps perceptibles en sont composés, si bien qu’en termes aristotéliciens, nous pourrions dire que les atomes sont la substance ou le substrat des différents états, comme de la persistance relative des corps (voir texte 5). Étant inaltérables, ils ne subissent eux-mêmes aucune modification qualitative, de sorte que les qualités changeantes que nous révèle l’expérience – changements de couleurs ; variations de nos propres expériences sensorielles individuelles ou collectives, comme celle du sucré et de l’amer – ne sont que des épiphénomènes et non pas la traduction directe et fiable des propriétés atomiques (voir textes 3, 8, 9). D’une manière générale, toutes les propriétés des corps composés, y compris les propriétés imperceptibles, résultent des différences de forme, de l’arrangement ou de la combinaison des composants indivisibles. De même, la génération et la destruction des corps, la vie et la mort des vivants ne sont que des agrégations ou des dissociations atomiques (voir textes 5, 6). Le texte 6, dans la partie consacrée à Démocrite, montre toute l’économie et la fécondité de la combinatoire atomique : l’infinité – ou tout au moins le nombre indéfini – des figures atomiques et de leurs combinaisons permet de rendre compte, en droit, de la diversité des agrégats et de leurs qualités, parce qu’elle en contient nécessairement la raison. La variété des termes par lesquels les atomistes désignent les principes insécables (voir textes 1, 2, 5) exprime bien la première implication – a) – de la thèse de la plénitude héritée de Parménide, et ils signalent clairement qu’il n’y a, dans l’atome lui-même, aucune place pour le non-être. C’est donc à côté de l’être, en dehors de lui, que se trouve son négatif, et puisque l’être n’est autre que les atomes, ce non-être est nécessairement le vide, un vide illimité qui les sépare et constitue leur lieu (textes 1, 2, 4, 6).

MEP.indd 42

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:03:38

reimp44892_int_043 Page 43

LEUCIPPE ET DÉMOCRITE

43

La thèse de l’existence du vide n’est pas un pur coup de force théorique, mais le nécessaire corollaire de la doctrine de l’atome. Il est en effet essentiel aux atomes d’être en mouvement et ils le sont éternellement, en vertu d’un principe aveugle, exclusif de toute finalité comme de toute intelligence organisatrice : la Nécessité. Or, si l’atome est en mouvement, il y a nécessairement un lieu ou un intervalle dans lequel il se meut. Les Éléates eux-mêmes, par l’intermédiaire de Mélissos, un disciple de Parménide, avaient déjà établi la corrélation du vide et du mouvement (voir texte 4). Mélissos avait même identifié le vide au non-être, avant Leucippe et Démocrite, et c’est en vertu de cette identification qu’il avait refusé à la fois l’existence du vide et la réalité du mouvement. Son argument tenait en ceci : le vide n’est rien (o£d@n) ; or le néant (mhd@n) ne peut pas être ; donc le vide ne peut pas être ; or sans vide, il n’y a pas de lieu où aller ; donc l’être ne se meut pas1. Les atomistes procèdent donc sur ce point à un double renversement de la position éléatique : non seulement il y a du non-être, mais encore il y a du mouvement et l’être n’est pas immobile. On doit du reste ajouter un troisième motif radical d’opposition : l’être n’est plus un, mais multiple et même infini, étant donné que le nombre des atomes, dont chacun conserve pour lui-même les propriétés de l’être éléatique, est infini. Il est peu vraisemblable qu’ils se soient directement interrogés sur ce mode paradoxal d’existence qu’ils attribuent au non-être dès lors qu’ils soutiennent qu’il y a du non-être. Ce il y a n’a d’ailleurs pas besoin d’être justifié sur un plan proprement ontologique : de fait, il y a du mouvement, et, même si l’expérience du mouvement n’était pas une garantie suffisante pour en assurer l’existence, cette dernière doit nous apparaître comme une donnée irréductible de la théorie – physique – des atomes. Les atomes et le vide, et par leur truchement l’être et le non-être, sont donc nécessairement et radicalement coexistants. Cela se traduit dans les termes mêmes qu’utilisent les premiers atomistes pour désigner l’être et le non-être : d@n et mhd@n, traduits respectivement par « ant » et « néant ». Ainsi, pour désigner l’être, Démocrite use de ce qui semble être 1. Voir Mélissos, DK B 7, cité par Simplicius, Commentaire sur la Physique d’Aristote, 112 . 6.10.

MEP.indd 43

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:03:38

reimp44892_int_044 Page 44

44

POLYSÉMIES DU NON-ÉTANT DANS LA PHILOSOPHIE ANTIQUE

un néologisme obtenu par soustraction de mh- (la négation) à mhd@n. Il en va comme si, à partir du mot « néant », nous appelions l’être « ant ». Il est tentant d’en déduire que, pour les Abdéritains, le non-être a une sorte de priorité conceptuelle par rapport à l’être et que le vide jouit ainsi d’une sorte de privilège ontologique par rapport aux atomes. Tout ce que l’on peut dire avec certitude, c’est que le non-être ne le cède en rien devant l’être, et qu’il n’est « pas moins » que lui. Cette isonomie devant l’existence, le droit égal à être, dont le vide peut se prévaloir tout autant que les atomes, apparaît dans plusieurs témoignages qui décrivent la théorie atomiste des principes (textes 5, 6, 7). Ils révèlent ainsi qu’au-delà du paradoxe ontologique, l’affirmation de l’existence du vide répond à une visée proprement « archéologique » : le couple formé par le vide et les atomes est le véritable principe (3rcP) de toutes choses, c’est-à-dire à la fois leur fondement réel et la condition première de leur intelligibilité. Cela ne signifie pas exactement que le vide a, par lui-même, une fonction causale, mais qu’il est nécessairement au principe du devenir. Bien que Démocrite fasse preuve d’une grande tolérance ontologique en accueillant le non-être du vide aux côtés de l’être, voire au sein même de l’être, il est plus réservé en ce qui concerne les qualités sensibles. Si seuls existent véritablement les atomes et le vide et s’ils échappent à nos sens, alors les qualités que ces derniers manifestent ne sont que le fait de notre manière habituelle ou personnelle de sentir. Elles sont en ce sens « par convention », et non pas selon la nature ou « en réalité » (textes 3, 8, 9). Ce sont de purs épiphénomènes, qui ne nous révèlent pas la véritable nature des mouvements atomiques imperceptibles qui les soustendent : nous goûtons la douceur – ou l’amertume – du miel et non pas le flux granuleux de ses atomes. À cela s’ajoute le fait que nos propres dispositions sont changeantes et modifient les conditions de la perception. Ainsi, au regard des atomes et du vide, les qualités sensibles ne sont rien. En toute rigueur, ces phénomènes sont ontologiquement inconsistants. Dans le texte 9, Sextus Empiricus accentue sans nul doute cet aspect de la doctrine, qu’il entend utiliser au profit de la cause sceptique. Toutefois, le témoignage à peu près contemporain de Galien (texte 3) va dans le même sens, dans un texte qui n’a pas d’orientation sceptique particulière, et les épicuriens Colotès (texte 7) et Diogène d’Œnoanda (texte 8) trouvent

MEP.indd 44

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:03:44

reimp44892_int_045 Page 45

45

LEUCIPPE ET DÉMOCRITE

manifestement matière à polémiquer dans l’attitude négative que traduisent certains fragments de Démocrite à l’égard des qualités sensibles. Peut-être Démocrite n’est-il pas parvenu lui-même à définir clairement les conditions et les formes de la non-existence ou de l’existence du nonêtre, faute sans doute d’avoir disposé d’un concept de matière qui lui aurait négativement permis de définir et de distinguer ces immatériaux que sont, chacun à sa manière, le vide et le phénomène. Il a en tout cas posé en des termes indiscutablement nouveaux le problème de la nonexistence. Cette révolution « méontologique », malgré son audace et son originalité, n’a guère trouvé d’échos. Métrodore de Chio, rapidement évoqué par Simplicius dans le texte 6, semble être le dernier philosophe à s’en souvenir explicitement. Les épicuriens, pour leur part, ne parleront plus du vide comme d’un néant d’être et cette évolution est d’autant plus remarquable qu’ils reprennent, comme on le sait, l’essentiel de la physique abdéritaine. Quant aux phénomènes, bien loin de douter de leur réalité, ils vont les réhabiliter au point de voir dans la sensation le premier critère de vérité. Pierre-Marie Morel. BIBLIOGRAPHIE

Éditions et traductions Diels H., Kranz W., Die Fragmente der Vorsokratiker, rééd. Zurich-Hildesheim, Weidmann, 1989. Dumont J.-P., Les Présocratiques, avec la collaboration de D. Delattre et J.-L. Poirier, Paris, Gallimard, 1988. Morel P.-M., Démocrite et l’atomisme ancien, fragments et témoignages, trad. de M. Solovine, revue et présentée, Paris, Pocket, 1993. Taylor C. C. W., The Atomists : Leucippus and Democritus. Fragments, a Text and Translation with a Commentary, University of Toronto Press, 1999. Études Dumont J.-P., « Les Abdéritains et le non-être », Bulletin de la Société française de philosophie, 77, 1983, p. 37-76.

MEP.indd 45

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:03:44

reimp44892_int_046 Page 46

46

POLYSÉMIES DU NON-ÉTANT DANS LA PHILOSOPHIE ANTIQUE

Gräser A., « Demokrit und die skeptische Formel », Hermes, 98, 1970, p. 300-317. Laks A., Le vide et la haine. Éléments pour une histoire archaïque de la négativité, Paris, PUF, 2004. Laurent J., « Sur des modalités d’existence du non-être. Du vide démocritéen à la matière plotinienne », Quaestio, 3, 2003, p. 61-70. Morel P.-M., Démocrite et la recherche des causes, Paris, Klincksieck, 1996. — Atome et nécessité. Démocrite, Épicure, Lucrèce, Paris, PUF, 2000. Salem J., Démocrite. Grains de poussière dans un rayon de soleil, Paris, Vrin, 1996. Sedley D., « Epicurean Anti-Reductionism », in J. Barnes et M. Mignucci (ed.), Matter and Metaphysics, Naples, Bibliopolis, 1988, p. 295-327. Voelke A.-J., « Vide et non-être chez Leucippe et Démocrite », Revue de théologie et de philosophie, 122, 1990, p. 343-352.

MEP.indd 46

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:03:49

reimp44892_int_047 Page 47

TÉMOIGNAGES ET FRAGMENTS DE LEUCIPPE ET DÉMOCRITE

a) Le vide est non-être 1. Démocrite pense que la nature des choses éternelles est constituée de petites substances illimitées en nombre. Il suppose qu’elles ont un lieu, autre qu’elles et illimité en grandeur, qu’il désigne par les termes « vide », « rien » (o£d@n) et « illimité », tandis que chaque substance est désignée par « ant » (d@n), « corps compact » et « être » (un). Il estime d’autre part que les substances sont si petites qu’elles échappent à nos sens (Démocrite, DK A 37 (extrait), Aristote cité par Simplicius, Commentaire sur le Traité du ciel d’Aristote, 295.1-6 ; fragment Rose 208). 2. Il1 s’exprime comme Leucippe à propos des éléments, le plein et le vide, appelant le plein « être » (un) et le vide « non-être » (o£k un). Il disait que les êtres se meuvent éternellement dans le vide (Démocrite, DK A 40 (extrait), Hippolyte, Réfutation de toutes les hérésies, I, 13). 3. Par convention, en effet, la couleur, par convention le sucré, par convention l’amer ; en réalité : des atomes et du vide, déclare Démocrite, estimant que c’est à partir de la réunion des atomes que naissent toutes les qualités sensibles, dans l’idée qu’elles sont relatives à nous qui les percevons, alors que, par nature, rien n’est blanc, noir, jaune, rouge, amer ou sucré. L’expression « par convention » (npmÑ), en effet, veut dire la même chose que « selon l’opinion commune » et « relativement à nous » par opposition à ce qui est en vertu de la nature des choses elles-mêmes, ce qu’il désigne, à l’inverse, par « en réalité » (CteÌ), formant ce mot à partir de « réel » (Ctepn), qui signifie exactement « véritable ». Et le sens général de ce dis1. Démocrite.

MEP.indd 47

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:03:49

reimp44892_int_048 Page 48

48

POLYSÉMIES DU NON-ÉTANT DANS LA PHILOSOPHIE ANTIQUE

cours sera le suivant : les hommes forment l’opinion qu’il y a quelque chose de blanc, de noir, de sucré, d’amer et ainsi pour toutes les autres choses du même type, alors qu’en vérité l’ant (d@n) et le néant (mhd@n) constituent toutes choses, car cela aussi il le dit lui-même, appelant « ant » les atomes, « néant » le vide (...) (Démocrite, DK A 49 (extrait), Galien, Des Éléments selon Hippocrate, I, 2). 4. Leucippe croyait être en possession d’arguments qui, parce qu’ils étaient en accord avec la sensation, ne supprimaient ni la génération ni la destruction ni le mouvement et la pluralité des êtres. Par ailleurs, étant tombé d’accord sur ces points-là, d’un côté avec les phénomènes, et de l’autre avec les partisans de l’Un1, considérant qu’il ne saurait y avoir de mouvement sans vide, il déclare que le vide est non-être (mQ un) et que rien de ce qui est (tq un) n’est non-être, car l’être au sens strict est, de la manière la plus pleine. Cependant, ce qui est de cette manière n’est pas un, mais illimité par le nombre et invisible à cause de la petitesse des corpuscules. Ceux-ci se meuvent dans le vide – car le vide existe – et en se rassemblant ils produisent la génération, mais en se séparant ils produisent la destruction (Leucippe, DK A 7 (extrait), Aristote, Génération et corruption, I, 8, 325 a 23-32).

b) Le vide est non-être, mais n’est pas moins que l’être 5. Quant à Leucippe et à son compagnon Démocrite, ils disent que les éléments sont le plein et le vide, les appelant respectivement l’être et le non-être, et que le plein et le solide sont l’être, alors que le vide est le nonêtre (tq mQ un), et c’est la raison pour laquelle ils soutiennent que l’être n’est pas plus que le non-être parce que le vide n’est pas moins que le corps ; ce sont là les causes des êtres, du point de vue de la matière. Et, comme ceux qui affirment l’unité de la substance qui sert de substrat et expliquent la génération des autres choses par ses accidents, faisant du 1. Les Éléates et en particulier, sur ce point précis, Mélissos.

MEP.indd 48

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:03:56

reimp44892_int_049 Page 49

LEUCIPPE ET DÉMOCRITE

49

rare et du dense les principes des états accidentels, de la même manière, ceux-là, également, disent que les différences sont les causes des autres choses1. Ces différences sont plus précisément au nombre de trois : figure, ordre et position ; ils disent en effet que l’être diffère seulement par le rythme, par l’arrangement et par la tournure. Le rythme c’est la figure, l’arrangement l’ordre, et la tournure la position. En effet le A diffère du N par la figure, le AN du NA par l’ordre et le Z du N2 par la position. Mais quant à savoir d’où et comment le mouvement advient aux êtres, ils l’ont, à peu près comme les autres, laissé négligemment de côté (Leucippe, DK A 6, Aristote, Métaphysique, A, 4, 985 b 4-20). 6. Leucippe d’Élée ou de Milet – les deux se disent à son propos –, après avoir philosophé en compagnie de Parménide, n’emprunta pas la voie de Parménide et de Xénophane à propos des êtres, mais suivit, semble-t-il, la voie contraire. Alors que ceux-ci, en effet, affirmaient que le tout était un, immobile, inengendré et limité et s’accordaient pour ne pas s’enquérir du non-être, lui, supposa que les atomes sont des éléments illimités et toujours en mouvement, et que leurs figures sont en nombre illimité parce que rien n’est plus ceci que cela, étant donné que l’on observe dans les êtres un devenir et un changement ininterrompus. En outre, il déclare que l’être n’a pas plus d’existence que le non-être et que tous deux sont de la même manière causes des choses en devenir ; supposant en effet que la substance des atomes est compacte et pleine, il disait que c’était l’être et que les atomes se transportent dans le vide qu’il appelait précisément non-être et dont il dit qu’il n’est pas moins que l’être. C’est à peu près de la même manière que son compagnon, Démocrite d’Abdère, posa comme principes le plein et le vide, qu’il appelait l’un l’être, l’autre le non-être. Ils supposaient en effet que les atomes sont la matière des êtres et que les autres choses naissent de leurs différences. Elles sont au nombre de trois : rythme, arrangement, tournure, ce qui 1. Les différences atomiques sont causes de la génération et des propriétés des corps composés. 2. Nous lisons, comme Jaeger, et conformément à la leçon des manuscrits, Z et N, et non pas, comme Wilamowitz, Ross et Diels, I (èta couché) et H (èta debout).

MEP.indd 49

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:03:56

reimp44892_int_050 Page 50

50

POLYSÉMIES DU NON-ÉTANT DANS LA PHILOSOPHIE ANTIQUE

signifie la même chose que figure, ordre et position. Par nature, en effet, le semblable est mû par le semblable et les choses de même genre se portent les unes vers les autres et chaque figure, dès lors qu’elle est rangée selon une autre combinaison, produit une autre disposition ; de sorte qu’en bonne logique, les principes étant illimités, ils assuraient pouvoir rendre compte de tous les accidents et de toutes les substances, et montrer en vertu de quoi et comment une chose quelconque est engendrée. C’est pourquoi ils disent que c’est seulement pour ceux qui posent les éléments comme illimités que tout se produit conformément à la raison. Ils disent également que le nombre des figures qui se trouvent parmi les atomes est illimité parce que rien n’est plus ceci que cela. Telle est en effet la cause qu’ils donnent de l’infinité. Quant à Métrodore de Chio, il pose des principes à peu près identiques à ceux de Démocrite1, supposant que le plein et le vide sont les premières causes, que l’un est l’être, l’autre le non-être. Mais, à propos des autres choses, il procède selon une méthode qui lui est propre (Leucippe, DK A 8 ; Démocrite, DK A 38 ; Métrodore de Chio, DK A 3 ; Simplicius, Commentaire sur la Physique d’Aristote, 28.4-31, d’après Théophraste (Opinions physiques, fragment 8 Diels)). 7. commence par reprocher à le fait que, en soutenant que toute chose n’est pas plus ceci que cela, il a plongé la vie dans la confusion. Mais Démocrite est tellement éloigné de croire que toute chose n’est pas plus ceci que cela, qu’il a combattu Protagoras le sophiste pour avoir dit cela et écrivit contre lui beaucoup d’arguments convaincants. Colotès, qui ne les a jamais lus, pas même en rêve, s’est trompé sur les propos de cet homme, lorsque celui-ci explique que l’ant (d@n) n’est pas plus que le néant (mhd@n), et qu’il appelle « ant » le corps et « néant » le vide, dans l’idée qu’il possède une certaine nature et une subsistance propre (¤ppstasin cdBan) (Démocrite, DK B 156, Plutarque, Contre Colotès, 1108 F - 1109 A).

1. Ou : « la mouvance démocritéenne ».

MEP.indd 50

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:04:04

reimp44892_int_051 Page 51

LEUCIPPE ET DÉMOCRITE

51

c) L’inconsistance ontologique des phénomènes 8. [...]. Démocrite lui aussi s’est trompé, d’une manière indigne de lui, en disant que seuls les atomes existent (¤p0rcein) véritablement dans ce qui est (Cn tobV o©si), et que toutes les autres choses ne sont qu’en vertu de nos usages. Car selon tes propos, ô Démocrite, il sera non seulement impossible de découvrir le vrai mais même de vivre, car nous ne nous protégerons ni du feu ni du meurtre [...] (Diogène d’Œnoanda, fragment 7 II 2-14 Smith). 9. Démocrite, lorsqu’il supprime les choses qui apparaissent aux sens, dit à leur propos que rien n’apparaît conformément à la vérité, mais seulement conformément à l’opinion, et que ce qui est véritablement dans les êtres, ce sont les atomes et le vide. Il dit en effet : par convention le doux, par convention l’amer, par convention le froid, par convention la couleur ; en réalité : des atomes et du vide. Ce qui signifie : on convient et on forme l’opinion que les sensibles existent, mais ceux-ci n’existent pas véritablement, seuls existent véritablement les atomes et le vide. D’autre part, dans les Confirmations, bien qu’il ait promis d’attribuer aux sens la force de la crédibilité, on ne le voit pas moins les condamner. Il dit en effet : nous ne connaissons en réalité rien d’assuré, mais seulement ce qui change à la fois selon la disposition du corps et selon ce qui pénètre en lui et lui fait obstacle (Démocrite, DK B 9, Sextus Empiricus, Contre les savants, VII, 135-136).

MEP.indd 51

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:04:04

reimp44892_int_053 Page 53

GO R GI AS

Le traité de Gorgias est un texte, pour le dire avec les mots de Michael Gagarine, à « la nature insaisissable »1, et cela à plusieurs titres. Tout d’abord parce que ce texte, au sens strict du terme, n’est pas de Gorgias : nous n’y avons accès que par l’intermédiaire de Sextus et d’un auteur anonyme, longtemps identifié à tort avec Aristote2, nous présentant deux versions de l’argumentation gorgienne sur le non-étant. Il ne saurait être question ici d’entrer dans le détail des qualités et des défauts respectifs de ces deux paraphrases, dont la comparaison a été effectuée pour la première fois par O. Apelt en 1888. Il suffit de savoir que le débat existe quant à leur plus ou moins grande proximité à ce que Gorgias avait pu dire, ou écrire. Sur ce dernier point, aussi, il convient de remarquer que nous en sommes réduits aux conjectures et aux preuves indirectes : telle affirmation d’Isocrate dans son Éloge d’Hélène, 3, sur les suggr0mmata que nous ont laissés les sophistes, ou telle autre, d’Olympiodore, tenant pour assuré « que Gorgias a écrit (gr0fei) son traité De la nature » (DK, frag1. M. Gagarine [1997], p. 38 ; les références complètes figurent dans la bibliographie. 2. Il s’agit, pour Sextus, du livre I du Contre les logiciens, § 65-87 (= Contre les professeurs, VII, 65-87), et, pour l’Anonyme, du De Melisso, Xenophane, Gorgia, 979 a 12 - 980 b 21. Sur la « doxographie » du De Melisso, Xenophane, Gorgia, voir B. Cassin [1980], p. 18-22.

MEP.indd 53

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:04:13

reimp44892_int_054 Page 54

54

POLYSÉMIES DU NON-ÉTANT DANS LA PHILOSOPHIE ANTIQUE

ment B, II). La date même de sa composition nous échappe : 462 ? 444 ? 430 ? 427 ? Sans doute faut-il conclure, avec M. Migliori, que toute « détermination chronologique [...] est impossible »1. Encore n’est-ce pas tout. Les commentateurs, en effet, divergent sur la manière dont il faut lire le Pera to¢ mQ untoV V pera fAsewV. Faut-il n’y voir qu’un « jeu (paBgnion) », l’équivalent en terre ontologique de l’éloge – ou de la défense ? – d’Hélène (§ 21)2 ? Nombreux sont ceux qui l’ont pensé3. Ou, à l’inverse, doit-on voir là une véritable entreprise philosophique, pour ne pas dire métaphysique, de réflexion sur l’être et le nonêtre ? D’aucuns en ont jugé ainsi, qui ont vu en Gorgias un « nihiliste », un « relativiste » ou un « sceptique »4. Peut-être également sommes-nous en présence d’un exercice de virtuosité rhétorique visant à persuader l’auditoire de cette absurdité manifeste et en contradiction flagrante avec le témoignage des sens : rien n’existe de ce dont nous faisons quotidiennement l’expérience5. On pourrait enfin considérer que Gorgias est tout à la fois rhéteur et philosophe ; non pas dans le même temps, cependant, mais tantôt l’un – dans l’Hélène ou le Palamède – tantôt l’autre – dans le traité qui nous occupe ici, victime, en quelque sorte, d’un dédoublement de personnalité intellectuelle6. À moins que nous n’assistions à une série de variations, de mises en mots dissemblables, sur un thème fondamentalement identique, celui du « problème de la correspondance entre le dire l’être et l’être lui-même »7, entre l’affirmation de l’innocence ou de la culpabilité d’Hélène et de Palamède et leur réalité, entre le lpgoV et l’einai8. Reste encore à savoir quel sens il convient d’accorder à cet « einai ». Or, on le sait, sur ce point aussi les avis sont partagés : a-t-il une signification 1. M. Migliori [1973], p. 23, n. 2. 2. Hélène, Cgk°mion ou 3pologBa ? La question est abordée par F. D. Walters [1994], p. 148-150. 3. Voir, par exemple, H. Gomperz [1965], ou K. Reinhardt [1916]. 4. G. Calogero [1977] ; H. J. Newiger [1973]. 5. Pour une présentation des tenants d’une lecture purement rhétorique du traité, voir E. Schiappa [1997], p. 16. 6. G. Mazzara [1982], p. 17-18. 7. R. Vitali [1971], p. 52. 8. C’est également ce que soutient M. Untersteiner [1993], p. 160 : « L’Éloge d’Hélène met en scène, dans le cadre structural du mythe, le procès dramatique de la connaissance qui culminera dans le traité Sur le non-être ou sur la nature. »

MEP.indd 54

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:04:20

reimp44892_int_055 Page 55

GORGIAS

55

existentielle ? copulative ? véridicative ? Ou bien Gorgias a-t-il sciemment entrelacé les différents sens dont le verbe « être » est porteur, produisant ainsi « une argumentation tout aussi polysémique »1 ? Ceci expliquant cela, il faut enfin souligner l’incertitude des commentateurs quant au modèle « imité » par Gorgias, ou quant à la cible de ses attaques, qu’elles soient conçues sur le mode sérieux ou ironique. Sont cités à comparaître, dans les différents travaux traitant de cette question, Protagoras, Parménide, Zénon, Mélissos, toute l’École éléatique, lorsque ce n’est pas la philosophie dans son entier2. Doit-on tenter de surmonter cette indécision à facettes multiples ? Il n’est pas du tout sûr que la chose soit simplement possible. Peut-être même n’est-elle pas souhaitable, dans la mesure où elle est indiscutablement un effet du texte qui nous est parvenu, quels que soient par ailleurs les modifications, ou les infléchissements, que lui ont fait subir ceux qui nous l’ont transmis3. En revanche, il nous appartient d’essayer de comprendre quelle peut en être la signification, ce qui ne se pourra qu’en interrogeant la fonction, dans le traité gorgien, de ce « néant » qui, pour une tête grecque, a pour nom « non-étant », mQ un. Nous partirons d’un constat : les études récentes sur le Pera to¢ mQ untoV s’accordent à considérer que l’inaccessibilité de toute réalité absolue est l’un des présupposés théoriques majeurs du texte de Gorgias4. D’où il ressort que « Rien ne peut être le sujet d’un est inconditionnel »5. Nous assistons alors à la mise en place d’un double argument entreptique : 1 / admettons cependant qu’il soit, il ne pourrait être appréhendé par les moyens humains de connaissance ; 2 / admettons que nous parvenions à le connaître, nous ne pourrions pas communiquer cette connaissance à autrui. Une telle lecture permet au traité gorgien de gagner en sérieux ce qu’il perd en radicalité : il ne s’agit plus, absurdement, de nier l’existence de toute réalité, ou de toute pensée de cette réalité, mais simplement 1. E. Schiappa [1997], p. 27. 2. Voir, entre autres, B. Cassin [1985] ; V. Di Benedetto [1955] ; G. Mazzara [1982]. 3. Voir, par exemple, R. N. Gaines [1997]. 4. Voir, par exemple, M. Gagarin [1997] ; A. Montano [1985] ; E. Schiappa [1997] ; F. D. Walters [1994]. 5. E. Schiappa [1997], p. 25.

MEP.indd 55

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:04:20

reimp44892_int_056 Page 56

56

POLYSÉMIES DU NON-ÉTANT DANS LA PHILOSOPHIE ANTIQUE

d’affirmer que, pour l’homme, un être absolu est comme s’il n’était pas, avec toutes les conséquences qu’une telle affirmation entraîne, tant sur le plan ontologique et gnoséologique que sur le plan communicationnel. Reste alors à s’interroger sur la raison d’être d’une semblable entreprise. Pour tenter de répondre à cette question, je partirai d’une remarque apparemment anodine de M. Migliori à propos de la datation du traité : « Olympiodore, in Plat. Gorg., 112 A 10, propose comme date de publication la 84e Olympiade (444/1), mais cette information a uniquement pour but de la faire coïncider avec la fondation de Thourioi. »1 La raison de cette coïncidence, à l’évidence voulue par Olympiodore, est loin d’aller de soi. Sauf à considérer qu’à travers elle c’est une lecture du Pera to¢ mQ untoV qui, d’une certaine façon, nous est proposée. Thourioi, en effet, n’est pas seulement une colonie athénienne, dont Protagoras rédigea la constitution à la demande de Périclès, et dont Hippodamos aurait dressé les plans. Thourioi est aussi connue pour être la cité dont Hérodote devint citoyen et où il acheva sa vie2. Or on connaît la phrase inaugurale des Histoires : « D’Hérodote de Thourioi, voici l’exposé de l’enquête »3. Il suffit, pour en comprendre toute la portée, de comparer cette déclaration liminaire aux vers d’Hésiode : « Contez-moi ces choses, ô Muses, habitantes de l’Olympe. »4 D’un côté, l’humaine vérité, péniblement conquise par l’enquêteur au terme de ses investigations ; de l’autre, la Vérité communiquée par les Muses au pâtre de l’Hélicon. Pour le dire clairement, le savoir humain, dès lors qu’il ne s’adosse plus à l’Alètheia divine, doit s’autofonder. La question se pose alors de sa capacité à appréhender le réel, de la définition qu’il en donne, et des critères de vérité qui sont les siens. C’est à cette question, ouverte par l’entreprise hérodotéenne, que le traité de Gorgias répond à sa façon. C’est ainsi que, lorsqu’il prétend que la fAsiV n’est pas autre chose 1. M. Migliori [1973], p. 23, n. 2. 2. Selon les manuscrits, nous avons la leçon bHrodptou QourBou, « Hérodote de Thourioi », ou bHrodptou bAlikarnhss@oV (ou -@wV, ou -assRoV, ou -asRoV), « Hérodote d’Halicarnasse », sa ville natale. 3. Traduction de N. Loraux, « Thucydide a écrit la guerre du Péloponnèse », Mètis, I, 1, 1986, p. 143. 4. Hésiode, Théogonie, v. 114.

MEP.indd 56

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:04:26

reimp44892_int_057 Page 57

GORGIAS

57

qu’un mQ un, qu’un non-étant, Gorgias fait voler en éclats les prétentions de tous ceux qui, sur elle, prétendent savoir et dire le vrai : les météorologues et les philosophes du § 13 de l’Hélène1. Et c’est à démontrer la vacuité de ce savoir prétendu que notre texte est tout entier consacré. Ainsi s’explique cette « impitoyable succession d’antinomies qui destituent toutes les doctrines philosophiques, chacune s’anéantissant à la lumière d’une autre et l’anéantissant à son tour »2. Ce qui revient à établir que la fAsiV entendue comme réalité absolue, cette fAsiV dont un Mélissos a posé qu’elle n’était qu’un autre nom de l’être3, échappe à toute saisie par l’esprit humain. Encore n’est-ce pas tout, le caractère contradictoire des « doctrines philosophiques » et de leurs démonstrations manifestant, audelà de leur propre incohérence, le caractère également contradictoire de la vie humaine. Parce que l’œil ne voit pas ce qu’entend l’oreille, parce que ni le mot ni la pensée ne sont la chose qui est dite ou qui est pensée, parce qu’il est possible de dire ou de penser ce qui n’est pas comme s’il était, il n’est, pour les mortels, aucun discours absolument vrai. Ou absolument faux. Est-ce à dire, pour autant, que l’homme se tient à égale distance de toute vérité ou de toute fausseté ? Ce serait oublier qu’il lui est possible d’atteindre une vérité qui ne se veuille pas « conquête de la “réalité” dans son absoluité », une vérité qui soit à échelle humaine : celle dont est porteuse l’srqpthV lpgou, garante tout à la fois de la « nécessité logique » du discours et de « la cohérence des propositions entre elles »4. Celles, précisément, du Pera to¢ mQ wntoV V pera fAsewV. Dès lors que s’est tue la voix des Muses Héliconiennes qui connaissent « ce qui est, ce qui sera, ce qui fut »5, dès lors que l’arrachement à l’Alétheia divine, proclamé par Hérodote, ne laisse plus subsister que la mutuelle contradiction d’opinions opposées, la connaissance humaine ne peut plus être que celle du mQ un. 1. Voir, sur cette question, G. Mazzara [1985], p. 178, ainsi que G. B. Kerferd [1999], p. 135. 2. M. Untersteiner [1993], t. 1, p. 212. 3. On sait que l’œuvre du dernier éléate avait pour titre Pera fAsewV V pera to¢ untoV. 4. A. Montano [1985], p. 120. 5. Hésiode, Théogonie, v. 38. Elles savent donc « conter des mensonges tout pareils aux réalités », mais également, quand elles le veulent, « proclamer des vérités » (v. 27-28). Or on sait que les hommes « n’ont pas la mémoire du passé, ni la vision du présent, ni la divination de l’avenir » (Hélène, 11).

MEP.indd 57

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:04:27

reimp44892_int_058 Page 58

58

POLYSÉMIES DU NON-ÉTANT DANS LA PHILOSOPHIE ANTIQUE

Par quoi il ne faut pas comprendre le non-être absolu, qui nous est tout aussi inaccessible que l’être absolu, mais bien le non être-absolu, seul susceptible d’être appréhendé par les moyens humains de connaissance. Ce faisant, Gorgias, ce tecnBthV t²n lpgwn, ne se contente pas de « construire des objections » ou de « détruire des argumentations »1 : il montre l’ambivalence du non-étant qui tout à la fois désigne l’illusoire réalité en soi poursuivie par les « dogmatiques » de toute obédience, et la seule vérité que l’homme puisse se construire hors de toute absoluité idéale. Marie-Laurence Desclos. BIBLIOGRAPHIE

Traductions Barthélemy Saint-Hilaire J., Traité de la production et de la destruction des choses, suivi du Traité sur Mélissus, Xénophane et Gorgias, traduits en français pour la première fois et accompagnés de notes perpétuelles avec une introduction sur les origines de la philosophie grecque, Paris, A. Durand, 1866. Buchheim T., Gorgias. Reden, Fragmente und Testimonien, Hambourg, F. Meiner, 1989. Cassin B., Parménide. Sur la nature ou sur l’étant, Paris, Le Seuil, 1998. Dumont J.-P., Les Présocratiques, Paris, Gallimard, 1988, p. 1022-1026. Gutiérrez J.-B., Gorgias. Fragmentos y testimonios, Buenos Aires, Aguilar, 1980 (1re éd. 1966). McComiskey B., « Gorgias, On Non-Existence ; Sextus Empiricus, Against the Logicians, l. 65-87 : translated from the Greek text in Hermann Diels’s Die Fragmente der Vorsokratiker », Philosophy and Rhetoric, 30 (1), 1997, p. 45-49. Études Apelt O., « Gorgias bei Ps.-Aristoteles und bei Sextus Empiricus », Rheinisches Museum für Philologie, 43, 1888, p. 203-219. Calogero G., Studi sull’Eleatismo, Florence, La Nuova Italia, 1977 (1re éd. 1932). Cassin B., Si Parménide. Le Traité anonyme De Melisso, Xénophane, Gorgia, LilleParis, Presses Universitaires de Lille / Éditions de la MSH, 1980. 1. M. Migliori [1973], p. 80.

MEP.indd 58

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:04:32

reimp44892_int_059 Page 59

GORGIAS

59

Cassin B., « Gorgias critique de Parménide », Siculorum Gymnasium, 38, 1985, p. 299-310. Di Benedetto V., « Il Pera to¢ mQ untoV V pera fAsewV di Gorgia e la polemica con Protagora », Atti dell’Accademia Nazionale dei Leincei, Classe di Scienze morali, storiche e filologiche, Serie VIII, 10, 1955, p. 287-307. Gagarin M., « On the Not-Being of Gorgias’s On Not-Being », Philosophy and Rhetoric, 30 (1), 1997, p. 38-40. Gaines R. N., « Knowledge and discourse in Gorgias’s On the Non-Existent or On Nature », Philosophy and Rhetoric, 30, 1997, p. 1-12. Gomperz H., Sophistik und Rhetorik, Stuttgart, Teubner, 1965 (1re éd. 1912). Kerferd G. B., Le mouvement sophistique, traduit de l’anglais et présenté par A. Tordesillas et D. Bigou, Paris, Vrin, 1999 (1re éd. angl. 1981). Lattanzi G. M., « L’attegiamento gnoseologico di Gorgia nel Pera to¢ mQ untoV V pera fAsewV », Rendiconti dell’Accademia Nazionale dei Lincei, Classe di Scienze morali, storiche e filologiche, Serie VI, 8, 1932, p. 285-292. Mazzara G., Gorgia ontologo e metafisico, Palermo, ILA Palma, 1982. — « Unità metodologica e concettuale nel Pera to¢ mQ untoV e nelle opere epidittiche Elena e Palamede », Siculorum Gymnasium, 38, 1985, p. 171-205. Migliori M., La filosofia di Gorgia. Contributi per una riscoperta del sofista di Lentini, Milano, Celuc, 1973. Montano A., « LpgoV ed aesqhsiV nel discorso gorgiano sulla realtà », Siculorum Gymnasium, 38, 1985, p. 119-144. Newiger H. J., Untersuchungen zu Gorgias’ Schrift über das Nichtseiende, Berlin-New York, De Gruyter, 1973. Reinhardt K., Parmenides und die Geschichte der griechischen Philosophie, Bonn, F. Cohen, 1916. Schiappa E., « Interpreting Gorgias’s “Being” in On Not-Being or On Nature », Philosophy and Rhetoric, 30 (1), 1997, p. 13-30. Untersteiner, M., Les Sophistes, I-II, traduit de l’italien et présenté par A. Tordesillas, Paris, Vrin, 1993 (1re éd. ital. 1967). Vitali R., Gorgia. Retorica e filosofia, Urbino, Argalìa, 1971. Walters F. D., « Gorgias as philosopher of being : Epistemic foundationalism in sophistic thought », Philosophy and Rhetoric, 27, 1994, p. 143-155. Wisniewski B., « Un essai d’interprétation du pera to¢ mQ untoV de Gorgias », Eos, 73, 1985, p. 49-57.

MEP.indd 59

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:04:33

reimp44892_int_060 Page 60

DU NON-ÉTANT, OU DE LA NATURE Sextus Empiricus, Contre les logiciens, I, 65-87 (= Contre les professeurs, VII, 65-83)

65. Gorgias de Léontion appartient à la même troupe que ceux qui ont ruiné le critère , mais il n’adopte pas une approche semblable à celle de l’entourage de Protagoras ; dans son livre, Du non-étant, ou de la nature, il construit trois arguments principaux : le premier, que rien n’est ; le deuxième, que même s’il est , ne peut être saisi par l’homme ; le troisième, que même si peut être saisi, il est cependant inexprimable et inexplicable même au proche. 66. Ainsi, que rien ne soit (o£dAn Esti), il y parvient de la façon suivante. Si, en effet, quelque chose est, soit l’étant est, soit le non-étant, soit l’étant et le non-étant. Or, l’étant n’est pas, comme il l’établira ; ni le non-étant, comme il le soutiendra ; ni l’étant et le non-étant, comme il l’enseignera aussi. Par conséquent rien n’est. 67. Eh bien donc, le non-étant n’est pas. Si, en effet, le non-étant est, quelque chose sera et en même temps ne sera pas ; en tant qu’il est conçu comme n’étant pas, il ne sera pas ; mais en tant qu’il est non-étant, en revanche, il sera. Mais parfaitement absurde que quelque chose à la fois soit et ne soit pas ; par conséquent, le non-étant n’est pas. En outre, si le non-étant est, l’étant ne sera pas ; ce sont en effet choses contraires l’une à l’autre, et si l’être s’accorde avec le non-étant, alors le fait de n’être pas s’accordera avec l’être. Mais que l’être ne soit pas n’est certainement pas le cas, et, dès lors, que le non-étant soit ne le sera pas non plus. 68. Et en outre, l’étant n’est pas non plus (o£dA tq un Esti). Si, en effet, l’étant est, ou en vérité il est éternel, ou engendré, ou éternel et engendré en même temps ; or il n’est ni éternel, ni engendré, ni les deux à la fois, comme nous le montrerons ; donc l’étant n’est pas. Si, en effet, l’étant est éternel (c’est par là qu’il faut commencer), il n’a aucun commencement ;

MEP.indd 60

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:04:38

reimp44892_int_061 Page 61

GORGIAS

61

69. tout l’engendré a un commencement, alors qu’il est bien établi que l’éternel inengendré n’a pas eu de commencement. Et n’ayant pas de commencement, il est infini. Or s’il est infini, il n’est nulle part. Si, en effet, il est quelque part, ce dans quoi il est est autre que lui, et ainsi l’étant, contenu par quelque chose, ne sera plus infini ; le contenant est, en effet, plus grand que le contenu, alors que rien n’est plus grand que l’infini, de telle sorte que l’infini n’est nulle part. 70. Et il n’est pas non plus contenu en lui-même. Ce sera alors le même que le « ce-dans-quoi-ilest » et le « ce-qui-y-est », et l’étant deviendra deux, et le lieu et le corps ; le « ce-dans-quoi-il-est », en effet, est le lieu, et le « ce-qui-y-est » est le corps. Or certes, voilà qui est absurde ; assurément, l’étant n’est pas en lui-même. C’est pourquoi, si l’étant est éternel, il est infini, et s’il est infini, il n’est nulle part, et s’il n’est nulle part, il n’est pas. Ainsi donc, si l’étant est éternel, il n’est pas du tout. 71. Et en outre l’étant n’a pas la faculté d’être engendré. Si, en effet, il a été engendré, alors il a été engendré à partir de l’étant ou à partir du non-étant. Mais il n’a pas été engendré à partir de l’étant ; si, en effet, l’étant est, il n’a pas été engendré, mais il est dès avant ; il ne provient pas non plus du non-étant ; le non-étant, en effet, n’a pas la faculté d’engendrer quelque chose, parce que ce qui engendre quelque chose doit par nécessité participer de l’existence. L’étant n’est donc pas engendré. 72. Pour les mêmes raisons, il n’est pas les deux ensemble : éternel en même temps qu’engendré ; l’une et l’autre chose, en effet, sont destructives l’une de l’autre, et si l’étant est éternel, il n’est pas engendré, s’il est engendré, il n’est pas éternel. Par conséquent, si l’étant n’est ni éternel, ni engendré, ni les deux ensemble, l’étant ne sera pas. 73. Et d’ailleurs, s’il est, en vérité, ou il est un, ou il est multiple ; or il n’est ni un ni multiple, comme il sera établi ; donc l’étant n’est pas. Si, en effet, il est un, ou bien il est une quantité, ou il est un continuum, ou il est une grandeur, ou il est un corps. En tout état de cause, quelque réalité qu’il soit parmi celles-ci, il n’est pas un, mais quantité il sera divisé, et continuum il sera fractionné. De même, conçu comme grandeur, il ne sera pas indivisible, et corps il sera triple : car il aura longueur aussi bien que largeur et profondeur. Dans tous les cas, il est absurde de dire que l’étant n’est rien de tout cela : par conséquent l’étant n’est pas un.

MEP.indd 61

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:04:38

reimp44892_int_062 Page 62

62

POLYSÉMIES DU NON-ÉTANT DANS LA PHILOSOPHIE ANTIQUE

74. Et de plus il n’est pas multiple. Si, en effet, il n’est pas un, il n’est pas multiple non plus ; le multiple, en effet, est une combinaison de toutes les unités prises une à une, et c’est pourquoi, lorsque l’un est détruit, le multiple est détruit avec lui. En effet il ressort clairement de tout cela que l’étant n’est pas, et le non-étant non plus ; 75. que ni l’un ni l’autre ne soient, l’étant et le nonétant, est facile à démontrer. S’il est vrai, en effet, que le non-étant est (eeper g1r tq mQ un Esti) et que l’étant est aussi, le non-étant sera même que l’étant du point de vue de l’être ; et à cause de cela ni l’un ni l’autre n’est. Il y a accord, en effet, sur le fait que le non-étant n’est pas ; or il a été démontré que l’étant est le même que ce dernier ; ainsi donc, luimême ne sera pas. 76. Néanmoins, si l’étant est le même que le non-étant, il n’a pas la faculté d’être les deux à la fois ; si, en effet, l’un et l’autre , pas le même, et s’ils sont le même, ils ne sont pas deux. Il suit de cela que rien n’est ; si, en effet, l’étant n’est pas, ni le nonétant, ni les deux à la fois, et que cela excepté rien ne soit conçu, rien n’est. 77. Or que, si quelque chose est, cela soit inconnaissable et inconcevable par l’homme, il faut désormais en donner la preuve. Si, en effet, les pensées, dit Gorgias, ne sont pas des étants, l’étant n’est pas pensé. Et voici la raison : tout comme, en effet, s’il arrivait aux pensées d’être blanches, il arriverait aussi aux choses blanches d’être pensées, de même s’il arrivait aux pensées de n’être pas des étants, selon toute nécessité il arriverait aux étants de n’être pas pensés. 78. C’est pourquoi c’est une conséquence saine et valide de dire « si les pensées ne sont pas des étants, l’étant n’est pas pensé ». Mais certes les pensées (c’est en effet ce qu’il faut avancer) ne sont pas des étants, comme nous l’établirons ; par conséquent l’étant n’est pas pensé. Et que les pensées ne soient pas des étants, c’est manifeste : 79. si, en effet, les pensées sont des étants, toutes les pensées sont, et de la manière dont on les a pensées. Ce qui précisément est invraisemblable. Si, en effet, quelqu’un a la pensée d’un homme en train de voler ou d’un char courant sur la mer, il ne s’ensuit pas aussitôt qu’un homme vole ou qu’un char coure sur la mer. De telle sorte que les pensées ne sont pas des étants. 80. Outre cela, si les pensées sont des étants, les non-étants ne seront pas pensés. Les contraires, en effet, arri-

MEP.indd 62

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:04:44

reimp44892_int_063 Page 63

GORGIAS

63

vent aux contraires, or le non-étant est contraire à l’étant ; et à cause de cela, dans tous les cas, si l’être-pensé arrive à l’étant, le ne-pas-être-pensé arrivera au non-étant. Or cela est absurde : car aussi bien Scylla, que la Chimère, et que de nombreux non-étants sont pensés ; par conséquent l’étant n’est pas pensé. 81. Et, de même que les choses vues sont dites visibles par cela qu’elles sont vues, et les choses entendues, audibles par cela qu’elles sont entendues, de même aussi que nous ne rejetons pas les visibles parce qu’ils ne sont pas entendus, et que nous ne dédaignons pas les audibles parce qu’ils ne sont pas vus (chacun, en effet, doit être jugé par le sens qui lui est propre, et non par un autre), de même les choses pensées existeront même si elles ne sont ni vues par la vue ni entendues par l’ouïe, parce qu’elles sont appréciées par le tribunal qui convient. 82. Si donc quelqu’un pense qu’un char court sur la mer, même s’il n’a rien vu de tel, il doit croire qu’un char est en train de courir sur la mer. Or cela est absurde ; par conséquent, l’étant n’est pas pensé et il n’est pas appréhendé.

MEP.indd 63

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:04:44

reimp44892_int_065 Page 65

P L A TO N

Si bien des philosophes ont cru réduire à néant le problème du nonétant en en faisant une illusion du langage (Bergson) ou une prétention indue de métaphysiciens se nourrissant l’esprit de « simili-énoncés » (Carnap), le lien du non-être et du discours (lpgoV) est au cœur même de l’attention de Platon à ce problème. En un sens, c’est parce que le nonêtre a trait au logos qu’il est bien l’une des questions philosophiques majeures. Dès le début de son œuvre, dans le Petit Hippias, Platon s’interroge sur la nature du mensonge et dégage le paradoxe selon lequel seul celui qui a la capacité du vrai a également celle du faux. Ulysse, qui se fit appeler « Personne » (Odyssée, 9, 366) pour tromper Polyphème, est ainsi le premier visage rencontré par celui qui s’interroge sur le statut du non-étant chez Platon, héros qui annonce tout à la fois l’errance d’Éros, fils de Pénia, et les ruses du Sophiste. Ces mensonges homériques (Petit Hippias, 370 a-c) qui font d’Ulysse un homme « disant beaucoup de choses fausses (poll1 yeudpmenon) » (369 c) ouvrent le questionnement platonicien, inlassablement repris, sur la possibilité de l’erreur, le choix de l’injustice, l’existence du vraisemblable, en un mot tous les prestiges de la sophistique. Tout ce qui peut être vrai, peut aussi bien être faux, un discours (Phèdre, Sophiste), une copie (République, livre X), une action vertueuse (Phédon, 68 b - 69 c), une sensation associée à un jugement (Théé-

MEP.indd 65

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:04:51

reimp44892_int_066 Page 66

66

POLYSÉMIES DU NON-ÉTANT DANS LA PHILOSOPHIE ANTIQUE

tète). C’est dans cet écart que le Sophiste va découvrir la « nature du nonétant », ce par quoi « non-étant » n’est pas un mot vide de sens. En somme, plus qu’une « nouvelle ontologie »1, c’est l’approfondissement de l’ensemble de la pensée platonicienne que propose le Sophiste. L’affirmation sur laquelle s’achève notre premier extrait, « le non-étant est en quelque manière » (240 c), évite que, au nom de la scission radicale de Parménide entre ce qui est et ce qui n’est pas, tout ce qui participe à l’étant soit de façon identique et plénière. Les illusions et les mensonges, la négation par quoi la pensée envisage d’autres possibles que ceux rendus manifestes par la présence, l’attente de ce qui n’est pas encore, tout cela n’est pensable que par un « einai pwV » du non-étant. La philosophie condamne la sophistique pour laquelle tout ce qui apparaît peut prétendre à être vrai, dans la mesure où cela apparaît. D’une certaine façon, les Sceptiques pour lesquels le critère fondamental est le phénomène2, suivent l’interprétation de Parménide pratiquée de facto par les Sophistes. Mais ce non-étant dont Platon précise le mode d’être comme altérité n’est pas le néant radical, ou le « mhdam²V un » (237 b) que l’ensemble de la pensée grecque dira impensable et étranger au logos. Seules les religions du Livre, méditant la toute-puissance de Dieu, penseront parfois par là même la possibilité d’un néant absolu3. Pour les Grecs et Platon notamment, du rien, rien ne vient ; seul le non-étant relatif, celui qui est « entrelacé avec l’étant » (240 c), a une signification. C’est bien pourquoi il faut renoncer une fois pour toutes à parler d’un « parricide » à propos

1. Expression de N.-L. Cordero qui correspond à une doxa des commentaires récents de Platon (1993, p. 26). 2. L’opposition de l’être et du non-être est refusée par les Sceptiques au profit du règne de la seule apparence immédiate : « À propos du fait que la réalité apparaît telle ou telle, sans doute personne ne soulève de dispute, mais c’est le point de savoir si elle est bien telle qu’elle apparaît qui fait l’objet d’une recherche » (Sextus Empiricus, Esquisses Pyrrhoniennes, livre I, 11), trad. P. Pellegrin. Tout cela est bien sûr très éloigné de Parménide et de son exigence de distinguer le sens de « est » et celui de « n’est pas » (voir premier chapitre). 3. Voir par exemple Maïmonide, Le guide des égarés, trad. S. Munk, Paris, Verdier, 1979, p. 344 : « Je t’ai déjà fait savoir que c’est le principe fondamental de toute la religion, que Dieu a produit le monde du néant absolu, et non pas dans un commencement temporel ; le temps, au contraire, est une chose créée. » Maïmonide reconnaît toutefois qu’une telle création ex nihilo est philosophiquement indémontrable (op. cit., deuxième partie, § 16).

MEP.indd 66

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:04:57

reimp44892_int_067 Page 67

PLATON

67

du Sophiste et accepter que Platon suive les traces de son père Parménide1. Écoutons la prière de l’Étranger en 241 d : « — L’Étranger : Je te ferai encore une prière supplémentaire. — Théétète : Laquelle ? — L’Étr. : De ne pas admettre que je suis devenu en quelque sorte un parricide. — Théét. : En quoi donc ? — L’Étr. : C’est que, pour nous défendre, il va nous être nécessaire de mettre à l’épreuve la thèse de notre père Parménide et d’avoir la violence de dire que le non-étant est en quelque façon, sous un certain rapport (tp te mQ un ´V Esti kat0 ti), et que l’étant, aussi, n’est pas d’une certaine façon. — Théét. : Il semble que, dans nos discours, ce soit bien sur une question de ce genre qu’il faut combattre. — L’Étr. : Oui, comment cela ne sera-t-il pas visible même, comme on dit, pour un aveugle ? Tant qu’une telle réfutation ou une telle démonstration n’auront pas été faites, [241 e] on n’aura pas loisir de parler de discours ou de jugements faux, ni de simulacres, d’images, d’imitations ou d’illusions, pas plus que des arts qui les ont pour objets, sans prêter à rire en étant obligé à dire des choses contradictoires. » La mise à l’épreuve de la thèse de Parménide n’est pas sa réfutation. Le non-étant et l’étant dont parle par la suite Platon ne sont plus les contradictoires de Parménide. Car l’étant aussi en quelque façon n’est pas : il participe à l’altérité et au mouvement. Cette participation de l’étant à l’altérité permet sa diffraction en formes distinctes que la dialectique a pour savoir de discriminer (253 e). Le non-étant du Sophiste a donc une fonction positive qui n’est pas seulement de rendre compte de l’erreur ou de l’opinion incertaine. Tel était assurément le cas du non-étant dans la République où Platon envisageait déjà le sensible comme ce qui n’est pas d’une certaine façon et 1. Que Platon ne soit pas « parricide » sans pour autant être un fidèle disciple de Parménide est particulièrement bien présenté dans l’étude de D. O’Brien, « le non-être dans la philosophie grecque » (O’Brien, 1995), p. 29-30. Sur « la question du parricide » F. Wolff note également : « Rarement parricide a été aussi respectueux des principes paternels » (L’être, l’homme et le disciple, Paris, PUF, p. 44).

MEP.indd 67

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:04:57

reimp44892_int_068 Page 68

68

POLYSÉMIES DU NON-ÉTANT DANS LA PHILOSOPHIE ANTIQUE

l’opinion comme ce qui en prend connaissance : « N’avons-nous pas dit précédemment que, si nous trouvions quelque chose qui fût et ne fût pas, cette chose tiendrait le milieu entre l’être pur (to¢ eclikrin²V untoV) et le non-être absolu (to¢ p0ntwV mQ untoV), et qu’elle ne serait l’objet ni de la science, ni de l’ignorance, mais d’une faculté qui apparaîtrait entre l’ignorance et la science ? [...] Il nous reste à trouver, ce semble, ce qui participe à la fois de l’être et du non-être (tq 3mfot@rwn met@con to¢ einai te kaa mQ einai) et qui n’est, à proprement parler, ni l’être ni le non-être purs. »1 Socrate indique aussitôt que telles sont les choses sensibles, les choses belles par exemple, qui sont belles et ne sont pas belles par des aspects différents. Le sensible ne participe pas en effet de façon totale et accomplie à l’intelligible qui le fonde. Même Socrate n’est que « le plus sage et le plus juste » entre tous ceux de son temps (Phédon, 118 a). Il n’est pas la sagesse ou la justice en soi ; il n’en est qu’une image, très belle certes, très fidèle au modèle intelligible, mais nécessairement distincte, en tant qu’imitation, de la Forme imitée. Le célèbre texte du Cratyle sur les deux Cratyles (432 c) dégage clairement ce principe : « Les images sont loin de renfermer le même contenu que les objets dont elles sont les images. »2 Ce qui ne veut pas dire qu’elles soient mensongères et trompeuses, mais simplement qu’elles ne sont pas exactement ce qu’elles manifestent. Le non-étant apparaît donc pour rendre raison des multiples participants aux Formes, tous ces sensibles qui sont et ne sont pas, tout à la fois, ce qu’ils sont. De même, dans le Sophiste, c’est en faisant appel à la production d’eedwla, de simulacres (239 d), que l’Étranger découvre la place du non-étant et sa fonction d’opposition à l’être et à l’identité. L’équivalent « physique » de cette place est la c°ra du Timée, cet emplacement insensible que l’on ne peut saisir que par un « raisonnement bâtard » (52 b), comparé par Platon à nos visions oniriques. Serait-on tenté d’y voir l’équivalent du vide démocritéen, on ne pourrait suivre cette voie : Platon refuse explicitement l’existence du vide et note, en 58 b, qu’il ne reste dans le monde « aucune place vide » (kenQn c°ran 1. République, V, 478 d-e, trad. E. Chambry. 2. Cratyle, 432 d, trad. L. Méridier. Voir également République, X, 597 a le lit peint qui ressemble au lit « sans l’être » (toio¢ton oion tq un un dA o¥).

MEP.indd 68

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:05:06

reimp44892_int_069 Page 69

PLATON

69

o£demBan). Vide toujours rempli en somme, réceptacle qui ne peut mourir car il n’a pas d’être, la c°ra est présentée solennellement comme un « troisième genre », opposé à l’intelligible et à sa copie sensible (52 a), c’est ce qui permet au sensible de se constituer en opposition homonymique aux Formes1. Est-ce trop rapprocher le Timée du Sophiste ? Telle sera l’interprétation de Plotin qui voit dans la c°ra le non-être de la matière en tant qu’elle contribue à l’apparition des reflets que sont les corps (traité 26 [III, 6], chap. 11 à 14). C’est un non-étant « qui est en quelque façon ». J. Derrida, cherchant la référence du mot c°ra dans le Timée, peut dire : « Il n’a pas les caractères d’un étant, entendons par là d’un étant recevable dans l’ontologique, à savoir d’un étant intelligible ou sensible. Il y a khôra mais la khôra n’existe pas. »2 La « place » est aux limites de la rationalité, mais donne lieu à l’ordre du monde, comme le non-étant relatif du Sophiste donne lieu à l’ordre du discours. Pour trouver ce que Platon a voulu dire du non-être absolu, de ce néant radical que le Sophiste interdit au discours philosophique, c’est sans doute à la fin du Parménide qu’il faut se reporter, dans cette ultime hypothèse où Platon fait parler Parménide pour évoquer ce qu’il en est, pour les autres, quand l’Un n’est pas : « Si, par conséquent, il n’y a pas d’Un (DEn 5ra ec mQ Esti), les autres choses ne sont, ni en réalité, ni pour l’opinion, pas plus un que plusieurs. – Non, vraisemblablement ! – Ni non plus, par conséquent, semblables ou dissemblables. – Non, en effet ! – Pas davantage, assurément, identiques ou différentes, ni non plus contiguës ou à part ; et toutes les autres affections précédemment énumérées dont nous leur accordions l’apparence, elles n’en ont, les autres choses, ni la réalité, ni l’apparence (o¥te ti Esti o¥te faBnetai), dans l’hypothèse où il n’y a pas d’Un. – C’est vrai ! – Par conséquent, en résumé, si nous disions que, dans l’hypothèse où il n’y a pas d’Un, rien n’est (Gn ec mQ Estin o£d@n Cstin), n’est-ce pas à juste titre que nous le dirions ? – Parfaitement, bien 1. Traduire c°ra par « matériau » comme le fait L. Brisson (Timée, Paris, GF, 1992, p. 152) en 52 b 1 correspond mutatis mutandis à l’interprétation « matérialiste » de la Genèse d’Hermogène, critiquée par Tertullien (voir infra le texte de Diderot, p. 411), interprétation selon laquelle Dieu crée le monde en mettant en forme une « matière informe ». 2. Khôra, Paris, Galilée, 1993, p. 32.

MEP.indd 69

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:05:06

reimp44892_int_070 Page 70

70

POLYSÉMIES DU NON-ÉTANT DANS LA PHILOSOPHIE ANTIQUE

sûr ! »1 Toutes les déterminations que le discours déploie et qui permettent à l’homme de penser le monde selon les Formes intelligibles ne sont possibles que par la permanence, au cœur de tout divers, d’une certaine unité2. L’être et le non-être ne peuvent s’articuler que grâce à la puissance identifiante et constituante de l’unité. Jérôme Laurent. BIBLIOGRAPHIE

Traductions Cordero N., Le Sophiste, Paris, GF, 1993. Cousin V., Œuvres de Platon, t. 11, Paris, Rey et Gravier, 1838. Diès A., Le Sophiste, Paris, Les Belles Lettres, « CUF », 1925. Robin L., Œuvres complètes, t. 2, Paris, Galllimard, « La Pléiade », 1950. White N., Sophist dans Complete Works, sous la dir. de John Cooper, Indianapolis, Hackett Publishing Company, 1997. Commentaires d’ensemble Aubenque P. (sous la dir. de), Études sur le Sophiste de Platon, Naples, Bibliopolis, 1991. Diès A., Définition de l’être et nature des Idées dans le Sophiste de Platon (1re éd. 1909), Paris, Vrin, 1963. Heidegger M., Platon : Le Sophiste (cours de 1924-1925), trad. J.-F. Courtine, P. David, D. Pradelle et P. Quesne, Paris, Gallimard, 2001. Mattéi J.-F., L’Étranger et le simulacre, Paris, PUF, 1983. O’Brien D., Le non-être. Deux études sur le Sophiste de Platon, Sankt Augustin, Academia Verlag, 1995. Palumbo L., Il non essere e l’apparenza, sul « Sofista » di Platone, Naples, Loffredo, 1994. Rosen St., Plato’s Sophist, Yale, University Press, 1983.

1. Parménide, 166 a 7 - c 2, trad. J. Moreau modifiée. 2. M. Dixsaut souligne à juste titre l’importance du Même dans le Sophiste : « Pour exagérer, je serais tentée de dire que la question essentielle du dialogue n’est finalement pas celle de l’Être et du Non-être, mais celle de la nature et des effets du Même » (Platon et la question de la pensée, Paris, Vrin, 2000, p. 308-309).

MEP.indd 70

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:05:15

reimp44892_int_071 Page 71

71

PLATON

Études particulières Bostock D., « Plato on “is not” (Sophist, 254-9) », Oxford Studies in Ancient Philosophy, II, 1984, p. 89-119. Dixsaut M., « Platon et le logos de Parménide », dans Études sur le Poème de Parménide, sous la dir. de P. Aubenque, Paris, Vrin, 1988, p. 215-253. — « Le Non-Être, l’Autre et la négation dans le Sophiste », Études sur le Sophiste de Platon, op. cit., p. 167-213. Kohnke F. W., « Plato’s conception of “to ouk ontos ouk on” », Phronesis, 2, 1957, p. 32-40. Lee E. N., « Plato on negation and not-being in the Sophist », Philosophical Rewiew, 71, 1972, p. 267-304. Malcolm J., « Plato’s analysis of to on and to me on in the Sophist », Phronesis, 12, 1967, p. 130-146. Maldiney H., « Logologie et ontologie dans le Sophiste de Platon », in Aîtres de la langue et demeures de la pensée, Lausanne, L’Âge d’homme, 1975, p. 192-215. Le texte grec traduit est celui de l’édition de J. Burnet, Platonis Opera, vol. I, Oxford, Clarendon Press, 1re éd., 1900.

MEP.indd 71

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:05:15

reimp44892_int_072 Page 72

SOPHISTE (236 e - 240 c)

— [236 e 4] L’Étranger : C’est réellement1, bienheureux Théétète, devant une question d’une extrême difficulté que nous nous trouvons, car paraître ceci et sembler l’être alors que cela n’est pas, dire des choses, alors qu’elles ne sont pas vraies, tout cela est toujours rempli de difficultés, autrefois comme aujourd’hui. Comment, en effet, en disant qu’il faut qu’il y ait réellement (untwV einai) des paroles et des opinions fausses, et en prononçant cela (to¢to fqegx0menon) ne pas s’enfermer dans une contradiction avec soi-même ? [237 a] C’est, Théétète, extrêmement difficile. — Théétète : Pourquoi donc ? — L’Étr. : L’audace d’un tel discours, c’est de supposer que le nonétant est (¤poq@sqai tp mQ un einai) ; le faux en effet, sinon, ne saurait être. Or, le grand Parménide, mon enfant, quand nous étions nous-mêmes enfants, du début à la fin de son enseignement, nous a pris à témoin2, en prose ou en vers, chaque fois qu’il disait : « Car jamais cela ne l’emportera, que les non-étants soient, mais toi de ce chemin de recherche écarte ta pensée. »3 [237 b] Mais, outre ce témoignage, la manifestation la plus claire de cela nous sera livrée par le discours lui-même, pour peu qu’on le mette à l’épreuve. Nous allons donc examiner ce point en premier, si tu n’y répugnes pas. 1. Nous traduisons ainsi l’adverbe untwV n’osant pas l’adverbe « étantement » qui seul correspondrait à la flexion linguistique qui associe le verbe einai, le participe substantivé tq un et l’adverbe untwV. « Vraiment » ne convient pas mieux, ou aussi bien que « réellement ». 2. Le verbe 3pomarturpmai est un hapax dans le corpus platonicien ; on peut aussi le comprendre au sens de « nous a pris à témoin de ce que ». 3. D. K. fragment 7, voir supra, p. 38. Le premier vers de ce fragment est également cité par Aristote au livre N de la Métaphysique (1089 a 4).

MEP.indd 72

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:05:24

reimp44892_int_073 Page 73

PLATON

73

— Théét. : Pour ma part, qu’il en soit comme tu le voudras, mais pour la thèse, qu’elle soit examinée par toi selon le meilleur cheminement ! avance toi-même d’abord et guide mes pas sur cette voie ! — L’Étr. : Eh bien, voilà comment il faut faire. Dis-moi donc : ce qui n’est nullement (tq mhdam²V un), aurons-nous, d’une façon ou d’une autre, l’audace de le prononcer ? — Théét. : Pourquoi pas ? — L’Étr. : Eh bien, sans rechercher la dispute1, ni l’amusement, supposons que l’un de ceux qui ont entendu la question doive dire, [237 c] après y avoir sérieusement réfléchi, à quoi appliquer l’expression « le non-étant »2 ; quelle réponse pensons-nous qu’il ferait et quel objet3 et quelle qualité indiquerait-il, pour utiliser lui-même cette expression et manifester à celui qui s’informe ce dont il s’agit ? — Théét. : Ta question est difficile et, pour ainsi dire, quasiment sans issue pour quelqu’un comme moi. — L’Étr. : Une chose au moins est évidente : on ne peut faire porter4 l’expression « le non-étant » sur quelque chose5 parmi les étants. — Théét. : Comment cela se pourrait-il ? — L’Étr. : C’est que si le non-étant ne peut être correctement rapporté à l’étant, comment le serait-il au « quelque chose » ? — Théét. : Pourquoi donc ? — L’Étr. : [237 d] Il est clair encore pour nous, me semble-t-il, que ce mot « quelque chose », c’est à propos d’un quelconque étant6 que, à 1. L’EriV dispute, querelle ou rivalité en paroles est caractérisée, selon Platon, par une démesure qui oublie de se rapporter aux choses mêmes. C’est l’un des traits de la sophistique présentés dans le Sophiste (voir 216 b 8, 225 e 1, 226 a 2, 231 e 2). On peut penser que le discours de Gorgias sur le non-étant participe à la fois de l’éristique et du jeu. 2. F. M. Cornford souligne qu’il ne s’agit plus ici du « non-étant absolu », mais seulement du « non-étant », Plato’s Theory of Knowledge, Londres, Routledge & Kegan, 1935, p. 213, n. 1. 3. Il s’agit de trouver un ti, un quelque chose qui corresponde aux mots « tq mQ un ». Les Stoïciens penseront précisément le non-étant à partir de la catégorie du ti. 4. Nous suivons N. Cordero (n. 135, p. 233) pour donner tout son poids au terme ocst@on « ce qu’il faut porter », formé à partir du futur du verbe f@ rw. 5. Le « ti » est un ajout dans le manuscrit Parisinus graecus 1808 qu’il semble difficile de ne pas accepter (malgré les réserves de Cordero, n. 136, p. 233). 6. Nous lisons un ti au lieu de unti, comme le fait Heidegger (op. cit., p. 395), en suivant les manuscrits Y et W.

MEP.indd 73

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:05:24

reimp44892_int_074 Page 74

74

POLYSÉMIES DU NON-ÉTANT DANS LA PHILOSOPHIE ANTIQUE

chaque fois, nous le disons ; le dire tout seul en effet, comme nu et isolé de tous les étants, c’est impossible, n’est-ce pas ? — Théét. : Impossible, en effet. — L’Étr. : En voyant les choses ainsi, dirais-tu avec moi que nécessairement dire quelque chose c’est dire assurément un quelque chose ? — Théét. : Certes. — L’Étr. : Car tu conviendras que ce « quelque » veut précisément dire « un » et « quelques »1 ou bien « deux » ou bien « plusieurs ». — Théét. : Comment ne pas en convenir ? — L’Étr. : [237 e] Et qui ne dit pas quelque chose (mP ti l@gonta), de toute nécessité, semble-t-il, ne dit rien (mhdAn l@gein). — Théét. : C’est en effet ce qu’il y a de plus nécessaire. — L’Étr. : Mais alors, ne faut-il pas aussi refuser d’accorder que celui qui est dans ce cas, qui essaierait d’énoncer « non-étant »2, dit quelque chose, alors qu’il ne dit rien, et donc ne faut-il pas même refuser d’affirmer qu’il parle ? — Théét. : Voilà assurément comment notre raisonnement aurait une issue3. — L’Étr. : [238 a] Ne parle pas encore trop fort ! Il y a encore, bienheureux garçon, une difficulté et même la plus grande et la première de toutes4. Car elle réside dans le fond même du problème. — Théét. : Que veux-tu dire ? parle et ne me fais pas mourir de dépit ! — L’Étr. : À l’étant, on peut, j’imagine, joindre l’un des différents étants5 ? 1. Le grec, disposant du duel, peut distinguer « tin@ » et « tin@V ». 2. Le grec dit, sans l’article, « mQ un fq@ggesqai ». 3. La fin de l’aporie serait parménidienne ou carnapéenne : on ne peut dire « le nonétant », cela est incompatible avec « ce qu’est » le non-étant et plus encore cela ruine la correction du langage. 4. D’une certaine façon, comme notre présentation a essayé de le montrer, toutes les apories dans la pensée platonicienne ont trait à l’existence du non-être : possibilité de l’erreur, choix du mal, déficience ontologique du sensible par rapport à l’intelligible, prestige de la sophistique ou violence de l’expérience érotique. 5. Le « ti t²n untwn Gteron » est traduit par Robin, « quelque chose distincte parmi celles qui sont » ; la notion de différence ou d’altérité est dérivée de la pluralité des étants entre lesquels il peut y avoir affinité ou association.

MEP.indd 74

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:05:32

reimp44892_int_075 Page 75

PLATON

75

— Théét. : Assurément. — L’Étr. : Mais au non-étant dirons-nous qu’il est possible de joindre aussi l’un des étants ? — Théét. : Comment l’affirmerions-nous ? — L’Étr. : Or, nous posons que le nombre dans son ensemble fait partie des étants ? — Théét. : [238 b] Sans doute, car alors quoi d’autre pourrait être tenu comme étant1 ? — L’Étr. : N’essayons donc pas de rapporter le nombre, qu’il soit pluralité ou unité, au non-étant. — Théét. : Ce ne serait assurément pas procéder correctement de l’essayer, semble-t-il, si l’on suit ce que dit le raisonnement ! — L’Étr. : Comment donc pourrait-on prononcer de ses lèvres2 ou, au moins, saisir par la pensée les non-étants ou le non-étant sans le nombre ? — Théét. : Explique-toi. — L’Étr. : [238 c] Eh bien, quand nous parlons des « non-étants », n’essayons-nous pas de leur accoler le nombre selon la pluralité ? — Théét. : Certainement. — L’Étr. : Et pour le « non-étant », ne lui accolons-nous pas cette fois l’unité ? — Théét. : Très clairement. — L’Étr. : Et ne disons-nous pas cependant qu’il n’est ni juste3 ni correct d’essayer de mettre en consonance « étant » et « nonétant » ? 1. Ce primat ontologique accordé aux nombres est sans doute d’origine pythagoricienne ; Heidegger en indique l’articulation avec l’objet du dialogue : « Cela n’a rien à voir avec une vision mathématique du monde ou quelque chose de semblable, mais provient de ce sens tout à fait originaire de nombre, où “dénombrer” ne signifie autre chose que dire “quelque chose”, “maint”, “quelques-uns”, “plusieurs”, et ce disant articuler complètement la multiplicité » (op. cit., p. 398). 2. Littéralement, « à travers sa bouche ». Le Cratyle précise que les parties du discours sont des imitations (des choses ou de la pensée) produites « par la voix, la langue et la bouche » (423 b 4). 3. L’adjectif dBkaion est moins curieux si l’on pense au fragment 8 du Poème de Parménide où la Justice préside au partage de « est » et « n’est pas » (vers 14-16).

MEP.indd 75

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:05:32

reimp44892_int_076 Page 76

76

POLYSÉMIES DU NON-ÉTANT DANS LA PHILOSOPHIE ANTIQUE

— Théét. : Ce que tu dis est parfaitement vrai ! — L’Étr. : Comprends-tu alors qu’on ne peut correctement ni prononcer, ni dire, ni penser le non-étant lui-même par lui-même (tq mQ un a£tq kaq’ a¤tp), mais qu’il est impensable, indicible, imprononçable et irrationnel1 ? — Théét. : Tout à fait. — L’Étr. : [238 d] Me serais-je donc trompé en disant tout à l’heure que j’allais formuler la plus grande difficulté à son sujet ? — Théét. : Quoi donc ? Y en a-t-il une plus grande encore que nous devions formuler ? — L’Étr. : Que dis-tu, étonnant Théétète ? Ne comprends-tu pas que par les phrases mêmes qui sont prononcées, le non-être met dans la difficulté celui qui veut le réfuter si bien que, quand on essaie de le réfuter, on est nécessairement conduit à dire à son sujet des choses par lesquelles on est en contradiction avec soi-même ? — Théét. : Que veux-tu dire par là ? explique toi plus clairement. — L’Étr. : Cette clarté plus grande, il ne faut pas la voir en moi, car, moi, [238 e] j’ai posé que le non-étant ne doit participer ni à l’unité ni à la pluralité, et tout à l’heure comme maintenant j’en ai parlé comme d’une unité ; en effet je dis le non-étant. Tu comprends, n’est-ce pas ? — Théét. : Oui. — L’Étr. : Et de surcroît, l’instant d’auparavant, je disais qu’il est imprononçable, indicible et irrationnel. Tu me suis ? — Théét. : Comment pourrais-je ne pas te suivre ! — L’Étr. : Donc en essayant de lui appliquer l’être (tq einai), je contredisais [239 a] ce que j’avais précédemment établi ? — Théét. : Il semble bien. — L’Étr. : Mais quoi, en le lui appliquant, n’en parlais-je point comme d’une unité ? — Théét. : Si. 1. Le non-être absolu ou néant qui s’absente de tout discours et de toute pensée a le même statut que l’Un absolu de la Première Hypothèse du Parménide qui ne connaît « ni nom, ni raison, ni science déterminée, ni sensation, ni opinion » (142 a 3-4) parce qu’il ne participe en rien à l’être (141 e 9).

MEP.indd 76

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:05:37

reimp44892_int_077 Page 77

PLATON

77

— L’Étr. : Et de même, en disant qu’il est irrationnel, indicible et imprononçable, je produisais un discours qui se référait à une unité (prqV Hn) ? — Théét. : Comment cela aurait-il pu ne pas être le cas ? — L’Étr. : Or, nous disons, pour que l’on puisse en parler correctement, qu’il ne faut le définir (diorBzein) ni comme unité, ni comme pluralité, ni même, tout simplement, le nommer (kalebn) « lui », car, selon une telle désignation, il serait encore déterminé par la forme de l’unité. — Théét. : Absolument. — L’Étr. : [239 b] S’il en est ainsi, que va-t-on encore dire de moi ? car on trouvera que je suis toujours battu, jadis et maintenant, dans cette mise en question1 du non-étant. De sorte que ce n’est pas dans ma manière de m’exprimer, je le répète, qu’il faut chercher la bonne façon de parler2 du non-étant ; un effort ! cherchons-la donc maintenant chez toi. — Théét. : Que veux-tu dire ? — L’Étr. : Avance donc pour nous, à bonne et généreuse allure, avec toute ta jeunesse et rassemble toutes tes forces pour trouver moyen de prononcer quelque chose de correct à propos du non-étant, sans lui accoler l’être3, l’un ou la pluralité numérique. — Théét. : [239 c] Il me faudrait vraiment une ardeur bien grande et bien extravagante pour me lancer dans une entreprise où je te vois échouer de telle façon ! 1. Le verbe Cl@gcw ne signifie pas seulement réfuter, mais aussi faire des reproches à, questionner (voir Sophocle, Antigone, vers 434). L’Étranger n’a pu donner pour le moment un contenu positif, même minimal, à la notion de « non-étant ». La victoire du non-être vient d’interdire la parole à son sujet, d’être une limite aux puissances du discours ; or, Platon dans la suite du Sophiste, fait au contraire d’un certain sens du non-étant la condition même du discours. Le non-être pourra alors être « accolé » à l’être en un mélange qui permet la vie de la pensée. 2. Le terme srqologBa qui est un néologisme de Platon n’apparaît qu’ici dans les Dialogues ; même si le souci de la correction du discours est constant, c’est dans le débat sur le non-étant que la notion d’ « orthologie » apparaît parce que s’y joue, comme Heidegger le note à propos de ce passage, la question même de l’essence de la constitution du legein (op. cit., p. 397). 3. Platon utilise ici le terme « o£sBa », absent du propos jusqu’à présent, mais qui correspond très exactement à l’expression « tp ge einai pros0ptein » de 238 e 9. Pour Platon, comme plus tard pour Plotin ou Proclus, les termes tq einai, tq un et o£sBa sont quasiment synonymes. Il s’agit de l’être dans sa solidité permanente et son intelligibilité sûre.

MEP.indd 77

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:05:37

reimp44892_int_078 Page 78

78

POLYSÉMIES DU NON-ÉTANT DANS LA PHILOSOPHIE ANTIQUE

— L’Étr. : Eh bien ! si bon te semble, nous renoncerons à ta personne et à la mienne ! Mais jusqu’à ce que nous ayons trouvé quelqu’un qui soit de taille pour cette besogne, nous pouvons continuer à dire que le sophiste s’est plongé1 avec un art consommé dans un lieu difficile à explorer2. — Théét. : Il en donne tout à fait l’impression. — L’Étr. : Voilà pourquoi, si nous affirmons qu’il a un certain art [239 d] de l’apparence illusoire3, il lui sera aisé de s’attaquer à nous par un tel usage des paroles, et de nous les retourner quand nous l’appelons « faiseur de simulacres »4 et il nous demandera ce que, au bout du compte, nous appelons « simulacre » ! Il nous faut donc examiner, cher Théétète, ce qu’il nous faudra répondre à ce robuste questionneur. — Théét. : Nous parlerons évidemment des simulacres dans les eaux et les miroirs, et encore des peintes ou gravées et de toutes les autres choses du même genre5. — L’Étr. : [239 e] Il est clair, Théétète, que tu n’as pas encore vu de sophiste ! — Théét. : Pourquoi donc ? — L’Étr. : Il te semblera fermer les yeux ou ne pas avoir d’yeux du tout. — Théét. : Comment cela ? — L’Étr. : Si tu lui fais cette réponse, en lui parlant des dans les miroirs ou des objets fabriqués, il se rira des discours que tu lui 1. Le verbe katadAesqai, « plonger », « s’immerger » ou « s’enfoncer » est appliqué à Protagoras dans le Théétète (171 d 3). Plotin l’utilise en évoquant la figure de Narcisse au traité 1 [I, 6], 8, 14 et à propos de la matière au traité 51 [I, 8], 13, 23. Ce mouvement est bien sûr l’inverse de la remontée hors de la Caverne dans la République ou de la conversion vers l’Un dans la pensée de Plotin. On ne plonge dans le non-être matériel des apparences que pour s’y perdre. 2. L’5poroV tppoV est un lieu sans issue, une impasse, mais aussi un lieu sans voie d’accès ; Diès traduit « un refuge inextricable », Cousin « une position inabordable ». 3. L’adjectif fantastikpV ne se trouve chez Platon que dans le Sophiste (voir en 236 c 4 et 7, et de 260 d à 268 c). 4. Voir 235 b 8 ; le qualificatif désigne également le poète dans la République, X, 605 c 3. 5. Une telle énumération est fréquente chez Platon, comme le note Diès (voir notamment République, VII, 515 a et X, 598). Heidegger fait référence à la Bildung, culture qui a toujours une réponse toute prête par opposition à la paidéia authentique (op. cit., p. 403, n. 1).

MEP.indd 78

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:05:43

reimp44892_int_079 Page 79

PLATON

79

tiens comme s’il pouvait y voir, et il feindra de ne connaître ni [240 a] miroirs, ni surfaces des eaux, ni même ce qu’est la vue, et il te demandera simplement ce que l’on tire de tes discours. — Théét. : Quoi donc ? — L’Étr. : Ce qu’il y a à travers tous ces objets que tu as dits multiples, en jugeant que tu pouvais les dire, en prononçant un seul nom, être un simulacre formant une unité qui les englobe tous1. Parle donc et sans rien céder repousse notre homme ! — Théét. : Que dirions-nous donc, étranger, sinon que le simulacre est, par rapport à l’objet véritable (t3lhqinpn), un objet différent fait à la ressemblance (3fwmoiwm@non Gteron) de celui-là ? — L’Étr. : Par « différent », veux-tu dire qu’il est véritable ou bien à quoi (Cpa tBni) [240 b] le rapportes-tu ? — Théét. : Nullement véritable, certes, mais qui paraît l’être. — L’Étr. : Mais par « véritable », tu entends ce qui est réellement (untwV un) ? — Théét : Oui, c’est bien ça. — L’Étr. : Eh bien, quoi ? le « non-véritable », c’est le contraire (CnantBon) du « véritable » ? — Théét. : Évidemment ! — L’Étr. : Tu dis donc que ce qui paraît être n’est pas réellement un non-étant (O£k untwV o£k un), puisque tu affirmes qu’il n’est pas véritable et que pourtant il est2. — Théét. : Comment cela ? — L’Étr. : C’est que tu dis qu’il n’est pas véritablement. — Théét. : Assurément non, bien qu’il soit réellement quelque chose de ressemblant, une image3. 1. C’est l’argument kat1 tq Gn Cpa poll²n, qui pose une Forme à partir de l’unité englobant une multiplicité. Voir Aristote, Métaphysique, A, 9, 990 b 7-8 et Seconds Analytiques, I, 11, 77 a 5. 2. Contre Burnet, Diès et Robin, nous rattachons 3llA Esti ge mPn à la réplique de l’Étranger (voir apparat critique), et suivons en cela Cousin, Cordero et Dixsaut (Platon et la question de la pensée, Paris, Vrin, 2000, p. 291-292, n. 2). 3. Comme Robin, nous glosons le terme « eck°n », l’image, où Platon fait ici jouer l’étymologie qui rattache ce mot au participe parfait « tq CoikpV » (240 b 7), ce qui ressemble ; l’ « icône » au sens grec est d’abord une ressemblance.

MEP.indd 79

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:05:43

reimp44892_int_080 Page 80

80

POLYSÉMIES DU NON-ÉTANT DANS LA PHILOSOPHIE ANTIQUE

— L’Étr. : Donc n’est pas réellement non-étant (o£k un 5ra o£k untwV Cstan) ce que nous affirmons être réellement (untwV) une image1 ? — Théét. : [240 c] Le danger est alors qu’il y ait un entrelacement par quoi le non-étant soit enlacé avec l’étant (tin1 pepl@cqai sumplokQn tq mQ un tÅ unti), et ce de façon bien étrange. — L’Étr. : Comment ne serait-ce pas étrange ? Tu vois n’est-ce pas que maintenant par un tel entrecroisement le sophiste polycéphale2 nous a contraint d’accorder, bien malgré nous, que le non-étant est en quelque manière (tq mQ un... einaB pwV). 1. Il y a quasiment autant de variantes de cette étrange phrase grecque que de manuscrits ; nous suivons le texte établi par Diès ; dans tous les cas, l’opposition demeure entre la réalité de l’apparence et son incapacité à être, en conséquence, un non-être radical. 2. Dans l’Euthydème, Socrate compare le sophiste à l’Hydre de Lerne dont les têtes repoussaient au fur et à mesure de leur décapitation (297 c). La République utilise également l’image d’une « bête polycéphale » (IX, 588 c) pour illustrer la variété violente de nos désirs toujours renaissants. Le rapport du sophiste au logos est monstrueux dans la mesure où il se joue de la combinaison de l’être et du non-être sans chercher leurs modes d’être respectifs, leur rapport conforme à la nature des choses, bref en négligeant les Formes.

MEP.indd 80

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:05:49

reimp44892_int_081 Page 81

AR I S T O T E

La conception aristotélicienne du non-être doit être comprise à la lumière de l’affirmation de la multiplicité des sens de l’être. Aristote affirme en effet, de façon répétée1, que le non-être se dit de plusieurs façons2, plus exactement en trois sens3, à savoir le non-être selon les catégories, le non-être comme faux et le non-être selon la puissance4. La conséquence immédiate de cette position, qui reconnaît à l’être aussi bien qu’au non-être une multiplicité de significations, est qu’Aristote rejette la notion parménidienne d’un non-être absolu, c’est-à-dire d’un pur néant. Comme l’explique très bien E. Berti, « [s]i l’être avait une seule signification, c’est-à-dire s’il était univoque, comme le croyait Parménide, alors son contradictoire, à savoir le non-être, serait lui aussi univoque et, par conséquent, il s’identifierait avec le pur rien, le non-être absolu. Puisque, au contraire, l’être pour Aristote a beaucoup de significations, et le nonêtre aussi, tant l’un que l’autre, tout en étant contradictoires entre eux, sont toujours déterminés, c’est-à-dire qu’ils ne sont jamais, respective1. Voir Métaphysique, Q 10, 1051 a 34 - b 1 ; K 11, 1067 b 25-27 ; L 2, 1069 b 27-28 ; N 2, 1089 a 16 ; Physique, V 1, 225 a 20-23. 2. Voir K 11, 1067 b 25 : ec dQ tq mQ vn l@getai pleonac²V ; N 2, 1089 a 16 : pollac²V g1r kaa tq mQ un. 3. Voir L 2, 1069 b 27-28 : tric²V g1r tq mQ un. 4. Pour une excellente analyse de ces trois significations du non-être, et des rapports qu’elles entretiennent avec les significations correspondantes de l’être, voir R. Bodéüs [2003], p. 79-88.

MEP.indd 81

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:05:49

reimp44892_int_082 Page 82

82

POLYSÉMIES DU NON-ÉTANT DANS LA PHILOSOPHIE ANTIQUE

ment, ni l’être absolu ni le non-être absolu »1. Le fait qu’Aristote rappelle à plusieurs reprises la distinction entre « ne pas être quelque chose » et « ne pas être tout court » est un bon indice de l’importance qu’il attache à cette distinction2. Le non-être dont on peut parler est celui qui n’est pas une certaine chose (le non-blanc, le non-homme, etc.) ; quant au non-être absolu, il n’y a pas grand chose que l’on puisse en dire, sinon justement qu’il est non-être, c’est-à-dire qu’il n’est pas3. Aristote n’est cependant pas le premier à rejeter la notion parménidienne de non-être absolu, puisque Platon, dans le Sophiste (258 e), avait déjà refusé de concevoir le non-être comme un pur néant qui serait le contraire de l’être. Est-ce à dire qu’Aristote est tributaire, sur ce point, de la position platonicienne telle qu’elle est développée dans le Sophiste ? À en juger par les âpres critiques qu’il adresse à l’auteur du Sophiste, en Métaphysique, N 2, 1089 a 2-31, Aristote semble plus enclin à souligner l’originalité de sa propre position, qu’à se reconnaître une dette à l’endroit de Platon. Toute prise de position sur la question de l’originalité de la conception aristotélicienne du non-être exige au préalable un examen des critiques que le Stagirite se croit justifié d’adresser à Platon. Même si le nom de Platon n’apparaît pas expressément en Métaphysique, N 2, il ne fait aucun doute qu’il est la cible des critiques d’Aristote, ainsi que le confirment non seulement la teneur de la position rapportée et critiquée par Aristote, mais aussi la citation du fragment 7 de Parménide (voir N 2, 1089 a 4), qui est une allusion explicite au passage du Sophiste (237 a) où Platon, après avoir cité le même passage du Poème de Parménide, annonce qu’il transgressera l’injonction formulée par l’Éléate : « Car jamais cela ne l’emportera, que des non-étants soient, mais, toi, de ce chemin de la recherche, écarte ta pensée. » On peut identifier, dans le passage de N 2, deux critiques principales. Premièrement, Aristote reproche à Platon d’avoir concédé à Parménide que si le non-être n’est pas, il en résulte nécessairement l’unicité de l’être, de sorte que la seule façon d’établir la multiplicité de l’être serait, d’après Pla1. E. Berti [1983], p. 122-123. 2. Voir Métaphysique, G 4, 1006 a 28-30 ; Physique, I 3, 186 b 9-10 ; 187 a 5-6 ; Réfutations sophistiques, 5, 167 a 4. 3. Voir Métaphysique, G 2, 1003 b 10 ; 7, 1011 b 26-27 ; Z 4, 1030 a 25-26.

MEP.indd 82

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:05:56

reimp44892_int_083 Page 83

ARISTOTE

83

ton, de reconnaître l’être du non-être, conçu comme « autre ». Alors que Platon avait le sentiment, en reconnaissant l’être du non-être, de commettre un véritable coup de force, rien de moins qu’un parricide à l’endroit de Parménide (Sophiste, 241 d), Aristote estime au contraire que la façon dont Platon pose le problème est « archaïque » (tq 3porRsai 3rcakk²V, 1089 a 1-2) dans la mesure où elle demeure prisonnière du carcan ontologique fixé par Parménide. Pour Aristote, il n’est pas nécessaire d’admettre l’être du non-être pour établir la diversité et la multiplicité de l’être, puisque cette multiplicité est d’emblée présente au sein de l’être, comme l’atteste la polysémie irréductible du terme « être ». Cette critique est également présente au livre I de la Physique ; Aristote y reproche en effet aux Platoniciens d’avoir cédé à l’argument éléatique suivant lequel « toutes les choses sont une si l’étant signifie une seule chose » (p0nta Gn, ec tq vn Hn shmaBnei, 187 a 1-2) et d’avoir proposé, pour éviter le monisme qui découle de la position éléatique, que le non-étant est (wti Esti tq mQ un, 187 a 2). La reconnaissance platonicienne de l’être du non-être est à nouveau critiquée dans les Réfutations sophistiques (5, 166 b 37 - 167 a 2), alors qu’Aristote rapporte un argument, vraisemblablement tiré du Sophiste, qu’il tient pour un exemple de sophisme qui consiste à confondre une attribution absolue et une attribution relative : « Les paralogismes dont le ressort est une expression dite sans restriction, ou sous un certain aspect, c’est-àdire avec une restriction, se produisent lorsque ce qui est affirmé en partie est pris pour avoir été affirmé sans restriction ; par exemple : “Si le nonétant est un objet d’opinion (ec tq mQ un Csti doxastpn), alors le non-étant est (wti tq mQ vn Estin).” De fait, cela ne revient pas au même d’être telle chose (tq einaB ti) et d’être tout court (einai 4pl²V). »1 Aristote dénonce une fois de plus ce paralogisme dans le De l’interprétation (11, 21 a 32-33) : « Quant au non-étant, il n’est pas vrai de dire, du fait qu’il est objet d’opinion, qu’il est un étant, car l’opinion qui porte sur lui n’est pas qu’il est, mais bien qu’il n’est pas. » Bien que Platon ne soit pas expressément mentionné dans ces deux passages, on peut tenir pour certain que le paralogisme analysé par Aristote provient du Sophiste, plus précisément du passage où l’Étranger soutient que le non-être est en quelque façon, puis1. Voir aussi 25, 180 a 32-33.

MEP.indd 83

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:05:56

reimp44892_int_084 Page 84

84

POLYSÉMIES DU NON-ÉTANT DANS LA PHILOSOPHIE ANTIQUE

qu’on peut énoncer divers jugements à son sujet (237 a - 241 b). Transgressant l’injonction de Parménide (fragment 7), Platon reconnaît donc un certain être du non-être, attendu que ce dernier est pensable et objet d’opinion. La réplique d’Aristote consiste à rappeler que « l’adjectif “pensable” n’est qu’un prédicat parmi d’autres ; or l’être prédicatif n’est pas l’être tout court, si bien que c’est commettre un sophisme que de tirer l’être du non-être du fait que nous pouvons le penser »1. Deuxièmement, si l’on concède que le non-être est d’une certaine façon indispensable pour rendre compte de la genèse et de la multiplicité des êtres, de quel non-être s’agit-il au juste ? Car étant donné que le non-être s’entend de trois façons, il faut déterminer avec précision le non-être qui est principe de la multiplicité de ce qui est. Or le non-être identifié par Platon, le non-être comme faux2, n’est pas en mesure de rendre compte de la genèse des différents êtres. Faute d’avoir reconnu la multiplicité des significations du non-être, Platon n’a pas su identifier le type de non-être qui est à l’origine de la génération et de la diversité de l’étant : c’est à partir de ce qui n’est pas un homme, mais qui est homme en puissance, que l’homme vient à l’être. – On peut ajouter, à ces deux critiques exposées en Métaphysique, N 2, une troisième objection : c’est une erreur d’identifier le non-être et l’autre, car l’ « autre », ainsi que le « même », sont toujours prédicats de choses existantes, et non pas de choses qui ne sont pas3. Comme l’altérité ressortit à l’être, elle ne peut pas coïncider avec le non-être. La question de l’originalité de la conception aristotélicienne du nonêtre divise les interprètes. D’aucuns insistent sur la dette qu’Aristote a contractée à l’endroit de Platon4 ; certains s’indignent de la façon désin1. D. Zaslawsky, « Sur la solution aristotélicienne de deux paradoxes logiques », in Études de littérature ancienne, 2. Questions de sens, Paris, PENS, 1982, p. 93-110 (ici, p. 101). 2. Il est inexact d’affirmer, comme Aristote le fait en 1089 a 20-21, que Platon a assimilé le non-être au faux, puisqu’il l’identifie clairement, et de façon répétée, à la nature de l’autre. Certes, Platon soutient que cette conception du non-être permet de rendre compte de l’erreur et du faux (voir, entre autres, 237 a et 263 b), mais il n’assimile pas pour autant le non-être au faux. Voir aussi J. Annas, Aristotle’s Metaphysics. Books M and N, Oxford, Clarendon Press, 1976, p. 203. 3. Voir Métaphysique, I 3, 1054 b 18-22, b 25. 4. Voir P. Aubenque, Le problème de l’être chez Aristote, Paris, PUF, 1962, p. 155 : « Sur le fond, Aristote devra beaucoup aux spéculations du Sophiste sur le non-être [...] il lui devra [...] sa distinction entre le non-être absolu et “un certain non-être”. »

MEP.indd 84

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:06:03

reimp44892_int_085 Page 85

85

ARISTOTE

volte, voire caricaturale, dont il rapporte, pour mieux la critiquer sans lui avoir rendu justice, l’argumentation du Sophiste relative au non-être1 ; d’autres, enfin, soutiennent qu’ « Aristote a une conception du non-être tout à fait originale, c’est-à-dire différente aussi bien de celle de Parménide, qui a conçu le non-être comme absolu, c’est-à-dire comme le pur néant (même s’il en a nié l’existence et même la possibilité d’y penser), que de celle de Platon, qui dans le Sophiste, s’opposant justement à Parménide, a identifié le non-être avec l’ “autre” (tq Gteron) »2. Le rappel des trois objections qu’Aristote élève contre la conception platonicienne du nonêtre suffit largement à établir que la position du Stagirite se démarque de celle de Platon. Même s’il est probable qu’Aristote est tributaire du Sophiste en ce qui a trait au principe même du refus et du rejet de la conception parménidienne du non-être absolu, son originalité ne fait cependant aucun doute, puisque sa conception d’un non-être déterminé se fonde tout entière sur l’affirmation, proprement aristotélicienne, d’une polysémie du non-être qui correspond à celle de l’être. Louis-André Dorion. BIBLIOGRAPHIE

Berti E., « Quelques remarques sur la conception aristotélicienne du non-être », Revue de philosophie ancienne, 2, 1983, p. 115-142. — « Être et Non-Être chez Aristote : contraires ou contradictoires ? », Revue de théologie et de philosophie, 122, 1990, p. 365-373. Bodéüs R., « Les trois façons d’entendre le non-être selon Aristote », Diotima, 31, 2003, p. 79-88. De Muralt A., « L’être du non-être en perspective aristotélicienne », Revue de théologie et de philosophie, 122, 1990, p. 375-388. Sillitti G., « Il non ente fra Platone e Aristotele », La Cultura, 6, 1968, p. 474-488. Upton T. V., « Naming and non-being in Aristotle », Proceedings of the American Catholic Philosophical Association, 59, 1984, p. 275-288. 1. Voir H. Cherniss, Aristotle’s criticism of Plato and the Academy, Baltimore, The Johns Hopkins Press, 1944, p. 92 sq. ; J. Annas, op. cit. (voir supra, n. 2, p. 84), p. 200-207. 2. E. Berti [1990], p. 365, souligné par nous.

MEP.indd 85

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:06:03

reimp44892_int_086 Page 86

MÉTAPHYSIQUE1

Q 10, 1051 a 34 - 1051 b 17 : [1051 a 34] L’étant et le non-étant se disent d’une part suivant les types de catégories, d’autre part selon la puissance ou l’acte [b 1] de celles-ci ou de leurs contraires, enfin selon le vrai et le faux2. Cela consiste, pour les choses, dans leur union ou leur séparation, de sorte qu’on est dans le vrai lorsque l’on considère que ce qui est séparé est séparé, et que ce qui est uni est uni, alors qu’on est dans l’erreur lorsque l’on pense contrairement [b 5] à l’état des choses (CnantBwV Ecwn V t1 pr0gmata). Dans ces conditions, quand y a-t-il, ou non, ce que l’on appelle vrai ou faux ? Il faut en effet examiner ce que nous voulons dire par là. Car ce n’est pas parce que nous pensons vraiment que tu es blanc, que tu l’es, mais c’est parce que tu es blanc que nous disons vrai lorsque nous l’affirmons. Si donc certaines choses sont toujours unies et ne peuvent pas [b 10] être séparées ; que d’autres choses sont toujours séparées et ne peuvent pas être unies, et que d’autres peuvent être unies ou séparées, alors être, c’est être uni et être un, tandis que ne pas être, c’est n’être pas uni, mais plusieurs. En ce qui a trait aux choses contingentes (t1 Cndecpmena), il arrive que la même opinion ou le même énoncé soit faux et vrai, c’est-à-dire qu’il est possible qu’il dise tantôt [b 15] le vrai, tantôt le faux. Mais en ce qui regarde les choses qui ne peuvent pas être autrement, ce qui est dit ne devient pas tantôt vrai, tantôt faux, mais les mêmes énoncés sont toujours vrais ou toujours faux.

1. Les trois extraits de la Métaphysique qui suivent sont traduits d’après le texte établi par W. Jaeger (Aristotelis Metaphysica, Oxford, Clarendon Press, 1957). 2. N’est pas traduit kuri:tata vn (1051 b 1) qui est d’ailleurs placé entre crochets droits par Ross.

MEP.indd 86

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:06:10

reimp44892_int_087 Page 87

ARISTOTE

87

L 2, 1069 b 26-34 : [1069 b 26] On peut se demander de quelle sorte de non-étant procède la venue à l’être (T g@nesiV)1, car le non-étant s’entend de trois façons. Si donc une chose est en puissance, encore ne s’agit-il pas de la puissance d’être n’importe quelle chose, puisque la diversité des choses provient de puissances diverses. Il ne suffit pas non plus d’affirmer que « toutes les choses étaient ensemble »2. [b 30] Elles diffèrent en effet par leur matière, car comment expliquer, autrement, qu’une infinité de choses soient venues à l’être, et non pas une seule ? Car l’intellect est un, de sorte que si la matière est également une, il serait devenu en acte ce que la matière était en puissance. Les principes et les causes sont donc au nombre de trois : il y en a deux qui constituent un couple de contraires, dont l’un est la définition et la forme, l’autre la privation, et un troisième qui est la matière. N 2, 1088 b 35 - 1089 a 31 : [1088 b 35] Leur égarement dans le choix de ces causes3 tient à une foule de raisons, [1089 a 1] mais la principale est leur façon archaïque de poser le problème. Ils étaient en effet d’avis que tous les étants n’en formeraient qu’un seul, l’étant lui-même, si l’on n’apportait pas une solution et si l’on ne s’opposait pas à l’affirmation de Parménide : « Car jamais cela ne l’emportera, que des non-étants soient »4, [a 5] et qu’il était donc nécessaire de prouver que le non-étant est (tq mQ un debxai wti Estin). Car c’est ainsi – à partir de l’étant et de quelque chose d’autre – que les étants pourront être, s’il est vrai qu’ils sont nombreux. Pourtant, en premier lieu, si l’étant a de multiples acceptions (car il signifie tantôt la substance, tantôt la qualité, tantôt la quantité, et les autres catégories), quelle sorte d’unité formeront tous les étants si l’on 1. La même question est posée en N 2, 1089 a 15 et 19. 2. Citation du fragment d’Anaxagore DK B1 : tmo¢ p0nta crPmata Yn ( « toutes les choses étaient ensemble » ) qu’Aristote évoque également au début de L 7, 1072 a 20. 3. L’Un et la Dyade indéfinie, qui « correspondent » respectivement à l’être et au nonêtre. 4. Fragment 7. La traduction est d’A. Stevens. Aristote fait certainement référence au Sophiste, où Platon cite à deux reprises (237 a et 258 d) le même passage du Poème de Parménide.

MEP.indd 87

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:06:11

reimp44892_int_088 Page 88

88

POLYSÉMIES DU NON-ÉTANT DANS LA PHILOSOPHIE ANTIQUE

suppose que [a 10] le non-étant n’est pas ? Sont-ce les substances qui seront une, ou les affections, et pareillement pour les autres catégories ? ou bien est-ce que toutes les catégories – « ceci », « quel », « combien » et tous les autres termes qui signifient une catégorie – formeront une seule unité ? Mais il est absurde, voire impossible, que l’introduction d’une nature unique soit la cause de ce qu’une partie de l’étant soit substance, une partie qualité, une partie [a 15] quantité ou lieu. Ensuite, à partir de quel genre de non-étant (Ck poBou mQ untoV) et d’étant proviennent les étants ? Il y a en effet plusieurs façons d’entendre le non-étant, puisque c’est également le cas de l’étant. L’expression « nonhomme »1 signifie ne pas être cette chose particulière, « non-droit », ne pas être de cette qualité, « non-long-de-trois-coudées », ne pas être de cette quantité. Dans ces conditions, de quel genre d’étant et de non-étant proviendra la multiplicité des étants ? [a 20] Il2 veut donc dire, par nonétant, le faux et ce qui est de cette nature, et c’est à partir du non-étant et de l’étant que proviennent la multiplicité des étants. C’est aussi pour cette raison qu’on a dit qu’il faut assumer quelque chose de faux, à la façon dont les géomètres assument qu’une ligne qui n’est pas longue d’un pied a un pied de long. Mais il ne peut pas en être ainsi, car les géomètres n’assument rien de faux (ce n’est pas une prémisse [a 25] dans leur raisonnement), et ce n’est pas un non-étant de cette sorte qui est à l’origine de la genèse des étants ou le terme de leur corruption. Mais étant donné que le non-étant, suivant ses différents cas, se dit en autant de façons que les catégories, et qu’en plus de cela il se dit comme faux, et selon la puissance, c’est à partir de ce dernier que la génération se produit : c’est à partir de ce qui n’est pas un homme, mais qui est un homme en puissance, [a 30] que provient l’homme, et c’est à partir de ce qui n’est pas blanc, mais qui est blanc en puissance, que provient le blanc, et pareillement que ce soit une chose unique qui vienne à l’être, ou une multiplicité. 1. N’est pas traduit le verbe einai ajouté par Jaeger. 2. Platon.

MEP.indd 88

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:06:21

reimp44892_int_089 Page 89

L E S S T O Ï C IEN S

Si pour les Stoïciens ce qui n’est pas un corps est un non-être, tout non-être n’est pas rien et quelques non-étants sont des « quelques choses » qui ont, à leurs manières, part à la réalité, si ce n’est à l’existence. Ainsi par exemple, le temps, dont le statut ontologique est classiquement une crux de la philosophie : le maintenant évanescent du présent a-t-il plus d’existence que le passé dans lequel il tombe ou que le futur qui n’est pas encore ? Et pourtant, le temps n’est pas rien, l’expérience immédiate l’atteste – il est quelque chose. D’où une distinction entre deux genres, irréductibles, ti et o¥ti, qui n’est pas superposable à l’opposition, héritée de Parménide, de l’être et du non-être1, mais redistribue pour ainsi dire ces deux catégories dans une approche du monde où tout néant n’est pas de même nature. Dire quelque chose qui n’est pas, voilà qui devient possible, et qui n’est pas réductible à un discours faux : tout comme il est possible d’avoir un discours au sujet de non-étants qui ne sont pas rien (et qui sont au moins objets de pensée, voire constituent les outils de celle-ci 1. Voir Platon, Sophiste, 237 d : « Il est clair encore pour nous, j’imagine, que ce vocable “quelque chose”, c’est à l’être que tout le monde l’applique. » Voir sur ce rapprochement P. Aubenque [1991], p. 365-385, notamment p. 375 et 381 sq. P. Aubenque propose l’hypothèse d’une filiation directe : les apories (développées ou non par Platon) du Sophiste auraient inspiré la doctrine stoïcienne. Pour J. Brunschwig [1988], il faut être plus nuancé (voir p. 64 notamment) : les Stoïciens relèvent un défi platonicien.

MEP.indd 89

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:06:21

reimp44892_int_090 Page 90

90

POLYSÉMIES DU NON-ÉTANT DANS LA PHILOSOPHIE ANTIQUE

– texte 3) il est possible aussi qu’une proposition manifestement fausse (du type « il fait jour » énoncée à minuit) dise tout de même quelque chose : ce qui est signifié par la proposition, même faux, loin de n’être rien, deviendra même vrai le lendemain matin. Le genre du « quelque chose » comprend ainsi ce qui est, le corps, et un type de non-être déterminé comme négation du corps, l’incorporel dont on compte quatre espèces : le vide, le temps, le lieu et l’exprimable (le lektpn) (texte 2). Il n’est pas anodin, pour tenter de cerner le statut de celles-ci, de remarquer que la « tinologie »1 stoïcienne est conduite à admettre deux types de non-êtres : malgré l’identification entre corps et étant (s:ma et un : textes 1 – l’étant se dit des corps seulement – et 11, Sextus parle de metalPyiV entre les deux termes), la négation mQ un n’est pas absolument réductible en fait à l’incorporel. Si ce qui n’est pas être n’est jamais corps, l’incorporel est lui-même suffisamment déterminé par la négation pour prétendre à un statut autre que ce qui simplement n’est rien, à la différence du concept, par exemple, qui n’est lui pas même un quelque chose. Le concept est un phantasme de la pensée (texte 5)2, et l’Homme en général, par exemple, n’existe pas : il n’est qu’une construction mentale sans référent réel (ce que les Stoïciens appellent une « attraction à vide »3 de l’imagination) et rien ne peut être dit de lui qui ne soit en fait totalement vide. Là est le véritable non-être, qu’il faut veiller à ne pas hypostasier : dans ce qui n’existe pas et n’est absolument rien (un nonquelque-chose), ou bien un « quasi-quelque-chose » (´sanea tin0), expression sans doute utilisée pour sauver en quelque sorte l’aspect pratique des concepts qui ne relèvent pas du néant radical. Les Stoïciens opèrent là évidemment un véritable renversement de la pensée platonicienne qui voyait dans la présence de l’Idée au sensible de quoi assurer la consistance ontologique de ce dernier. Or l’existence individuelle ne doit rien aux Idées qui tout au plus décrivent (plus qu’elles ne les déterminent) les contours d’un genre4 : on ne saurait mieux faire retomber le ciel des Idées qu’en disant que ces dernières « tombent (¤popiptptwn) sous les 1. 2. 3. 4.

MEP.indd 90

Terme proposé par P. Aubenque [1991], p. 384. Voir J. M. Rist [1996], p. 38-57. Aétius, SVF, II, 54 (LS 39 B). Voir É. Bréhier [19898], p. 3.

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:06:29

reimp44892_int_091 Page 91

LES STOÏCIENS

91

concepts » (texte 5) et en vidant ainsi de sa substance platonicienne la notion de participation, tout en lui donnant une légitimité opératoire pour l’analyse logique d’un individu en genres et espèces. Le cas des centaures ou autres chimères fantastiques mais individualisées est plus délicat sans doute : Sénèque (texte 4 bis) les range sous le genre du quid, traduction latine du quelque chose, en tant que nonexistant. La question se pose en effet de savoir si un personnage de fiction est, comme le soutiennent A. Long et D. Sedley1, un quelque chose ou bien, tel le concept, un non-quelque chose, pure construction mentale. Dans le premier cas, il faudrait alors qu’il ne soit ni corporel (il n’a d’autre corps que fictif), ni incorporel (il ne fait pas partie de l’énumération canonique des incorporels, dont il n’a pas non plus, nous allons le voir, le mode d’existence) – double négation (ni... ni...) coutumière au stoïcisme. Même si la seconde solution paraît la plus fiable du point de vue de la logique générale de la doctrine quasi muette sur ce point (mais il faut alors admettre un changement d’accentuation de Zénon à Sénèque), il n’en reste pas moins que le cyclope Polyphème, par exemple, a des caractéristiques individuées qui pourraient bien en faire un quelque chose. Si nous laissons ce problème de côté, il faut à présent tenter de comprendre le mode d’être de ces « quelque chose » que sont les incorporels, qui n’existent donc pas, mais subsistent (¤fist0nai). Une première voie d’approche est d’étudier de plus près leur opposition aux corps. La définition de ces derniers est suffisamment large pour accueillir des êtres comme l’âme bien sûr, mais aussi les vertus, la promenade ou la vérité. Là encore, les Stoïciens s’opposent à Platon, en opérant une synthèse originale entre la position, dans le Sophiste, des « fils de la Terre » et celle des « Amis des Formes ». Ils poussent dans sa radicalité l’identification par les premiers des corps et des existants2 tandis qu’ils détournent la définition platonicienne de l’existant (par la puissance d’agir ou de pâtir)3 dans un 1. A. Long et D. Sedley, Les philosophes hellénistiques, trad. J. Brunschwig et P. Pellegrin, Paris, GF, 2001, t. II, p. 22-23 ; contra, voir J. Brunschwig, art. cité, p. 30-42, notamment, et p. 58. 2. Platon, Sophiste, 246 b. 3. Ibid., 247 e.

MEP.indd 91

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:06:30

reimp44892_int_092 Page 92

92

POLYSÉMIES DU NON-ÉTANT DANS LA PHILOSOPHIE ANTIQUE

sens que les seconds n’auraient pas désapprouvé1 : seuls les corps sont causes sur d’autres corps (textes 6 et 7) d’un effet incorporel. Voici constituée une première approche de l’incorporel en général : il peut être effet d’un corps. C’est ainsi qu’est déréalisé l’événement, de manière du reste légitime : « être coupé » ne change pas l’être du rôti, sa substance, si l’on veut : cela lui arrive, mais ne le définit pas. De même que le fait qu’il court ne change guère la substance d’un individu. De même enfin « être brûlé » ne désigne pas pour un Stoïcien, qui admet le mélange total des substances, un changement dans l’être du bois, mais la pénétration du feu en lui. C’est ce que Sénèque (texte 9) nomme les « mouvements de l’âme énonciatifs des corps ». Si la promenade désigne un corps (celui de Caton en train de se promener, ou plus précisément selon Chrysippe le souffle de l’âme – qui est un corps – parcourant le corps et l’animant de telle sorte qu’il se promène), ou la sagesse (ou la vertu) une âme correctement disposée, « être sage » ne désigne aucun corps, mais ce que je dis de ce corps. De fait, « être sage » n’a aucune efficace sur un corps : seule la sagesse, à savoir une modification de l’âme par elle-même telle que l’âme acquiert stabilité et fermeté, est cause effective. De manière plus générale à présent les événements ne sont causes de rien : pour un Stoïcien la seule cause effective est le Destin qui prévoit, ordonne et réalise le cours des événements qui surviennent aux corps. Les événements sont de simples faits, à la surface de l’être, si l’on peut dire, ils sont quelque chose de l’être, non eux-mêmes des êtres : d’où leur non-existence qui cependant n’altère en rien leur inscription dans une réalité qu’on désigne2. Tel est le lektqn, l’exprimable : entre le signifiant, qui est un son, un corps (de l’air frappé) qu’un étranger peut entendre et la référence (le porteur du nom – Dion, dans le texte 8)3, l’exprimable est la chose signifiée, que ne comprendra pas forcément celui qui ne parle pas la langue, même 1. Ibid., 248 c. Sur ces points, voir J. Brunschwig [1998], p. 72-73. 2. Sur la pensée stoïcienne de l’événement voir G. Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, p. 13-21, « Deuxième série de paradoxes, des effets de surface » et C. Romano, L’événement et le monde, Paris, PUF, 1998, p. 11-19, « Le statut métontologique de l’événement dans le stoïcisme ». 3. Sur ce texte et ses difficultés, voir la belle mise au point de J.-B. Gourinat, La dialectique des stoïciens, Paris, Vrin, 2000, p. 111-115.

MEP.indd 92

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:06:36

reimp44892_int_093 Page 93

LES STOÏCIENS

93

si elle est manifestée par le son. On distingue le lektqn incomplet, l’attribut ou le catégorême (« se promène », par exemple), et le lektqn complet, la proposition : « Caton se promène », seule susceptible d’être vraie ou fausse, c’est-à-dire de correspondre actuellement à un état de corps ou non (la proposition sera vraie si Caton se promène effectivement actuellement). L’inscription du lektqn dans la liste des incorporels a ceci de troublant que l’on ne voit guère ce qui le rattache aux autres : le vide, le lieu et le temps1. Pourtant, ces trois incorporels sont aussi, à leur manière, quelque chose d’un corps. Ainsi, le vide, incorporel par excellence, doit-il avoir une forme d’existence, sous peine de mettre en péril un dogme fondamental (même s’il fut très critiqué à l’intérieur de l’École) de la physique stoïcienne : celui du cycle éternel de générations et d’embrasements du Monde. Si le monde s’embrase (c’est l’CkpArwsiV) cycliquement dans une implosion, il faut qu’il puisse aussi s’étendre (c’est la diakpsmhsiV), tel un germe qui se développe, et pour cela, le vide est nécessaire (sans cette hypothèse, il faudra alors poser l’hypothèse de la résistance d’un autre corps qui ferait obstacle à ce développement). D’où la définition du vide (textes 10 et 11) : intangible, impassible, inactif, on ne peut cependant lui dénier tout niveau d’existence, parce qu’il est un corrélat essentiel de la vie du monde : vide infini, désert de corps par définition, il entoure le monde, capable d’en recevoir la croissance progressive, sans que son infinité n’en soit affectée. Si le vide est un intervalle « désert de corps » (texte 11), le lieu est cet intervalle rempli, dont les limites épousent parfaitement le corps qui l’occupe. Chez Aristote, le lieu était constitué par les limites extérieures du corps contenant : pour les Stoïciens, ce modèle ne veut rien dire, tant il est vrai que « tout est dans tout »2 : au contact de corps contigus, les Stoïciens opposaient le mélange total de corps dont les extensions sont infiniment divisibles3, et admettaient cette conséquence étrange : deux 1. Fait-il partie de « ces non-êtres qui doivent être réduits à la pure subjectivité », comme le pense Sartre en rapprochant le « lecton [sic] » stoïcien du noème husserlien, L’être et le néant, Paris, Gallimard, p. 41 ? 2. Sénèque, Questions naturelles, III, 10, 4. 3. Voir É. Bréhier, op. cit., p. 37-44.

MEP.indd 93

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:06:36

reimp44892_int_094 Page 94

94

POLYSÉMIES DU NON-ÉTANT DANS LA PHILOSOPHIE ANTIQUE

corps peuvent occuper le même lieu. De fait, les limites qui déterminent le lieu sont celles-là mêmes du ou des corps qui l’occupent – le lieu est à l’image des limites d’un ballon qu’on gonfle. À strictement parler, il n’y a donc qu’un seul lieu, l’extension du monde, lequel croît comme un germe1. Le temps, enfin, nous l’avons déjà observé, n’existe en aucune de ses parties : le présent n’est qu’une limite idéelle entre un passé perdu et un avenir non encore advenu (textes 12 et 12 bis), tous deux divisibles à l’infini. Pourtant le temps, force est de le constater, a quelque réalité (même s’il n’agit en rien : c’est au destin que revient l’œuvre que l’on prête au temps). De ce point de vue on peut se demander pourquoi le présent a une sorte de réalité (les textes 12 et 13 disent qu’il existe – ¤p0rcein)2, ce qui l’oppose aux autres temps qui subsistent (¤fist0nai), tout comme « les catégorèmes qui surviennent effectivement ». Distinguant l’instant qui n’a aucune réalité et le « présent vivant » de l’expérience3 et tirant partie d’une réelle ambiguïté du verbe ¤p0rcein, les Stoïciens veulent simplement distinguer encore deux sortes de subsistance, l’une étant, si l’on peut dire, proche du non-être, l’autre proche d’une existence dérivée de l’état actuel des corps, rythmé par le destin. Si, avec Aristote, le vocabulaire de l’être s’enrichit de l’opposition entre l’être en acte et l’être en puissance (qui est l’un des sens du ne pas être), avec les Stoïciens la distinction entre le « quelque chose » et l’ « étant » permet de penser des réalités qui, pour ne pas être, n’en demeurent pas moins « subsistantes ». Ce qui échappe au discours sur l’être n’est pas nécessairement un pur non-être. Plotin utilisera cette réflexion sur le « ti » pour décrire aussi bien l’Un, au-delà de l’être, que la matière incorporelle : ils ne sont pas rien, ils ont une certaine 1. Dans les faits, et pour expliciter l’expérience courante dans une théorie presque phénoménologique, les Stoïciens montrent que le lieu dépend de l’usage qu’on en fait – ainsi pour la forge ou le cabinet du médecin : « [Le lieu] devient chacune de ces choses, plutôt est nommé et appelé ainsi, chaque fois du point de vue de l’habitant ou de celui qui en use » (Plutarque, SVF, I, 371). 2. Sur cette curieuse réalité du présent qui « existe » à la fois en tant que moment vécu par l’âme et comme état du monde, voir Long et Sedley, op. cit., p. 316, n. 2, A. Long [1996], p. 75113, note p. 84-90, et V. Goldschmidt [1984], p. 187-200. 3. V. Goldschmidt [19894], p. 194-204.

MEP.indd 94

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:06:41

reimp44892_int_095 Page 95

95

LES STOÏCIENS

« hupostasis »1. Que des doctrines philosophiques s’opposent n’exclut pas la fécondité de leur dialogue : avec les Stoïciens et le néo-platonisme l’histoire des conceptions du non-être est assurément aussi histoire de l’être. Valéry Laurand. BIBLIOGRAPHIE

Aubenque P., « Une occasion manquée : la genèse avortée de la distinction entre l’ “étant” et le “quelque chose” », in P. Aubenque (dir.), Études sur le Sophiste, Naples, Bibliopolis, 1991, p. 365-385. Bréhier É., La théorie des incorporels dans l’ancien stoïcisme, Paris, Vrin, 19898. Brunschwig J., « La théorie stoïcienne du genre suprême », in J. Barnes et M. Mignucci (éd.), Matter and Metaphysics, Naples, Bibliopolis, 1988, p. 19127. — « Sur une façon stoïcienne de ne pas être », in Études sur les philosophies hellénistiques, Paris, PUF, 1995, p. 251-270. Goldschmidt V., Le système stoïcien et l’idée de temps, Paris, Vrin, 19894. — « ¤p0rcein et ¤fist0nai dans la philosophie stoïcienne », in Écrits I : études de philosophie ancienne, Paris, Vrin, 1984, p. 187-200. Hadot P., Porphyre et Victorinus, Paris, Études augustiniennes, 1968, I, p. 156-162, « Les modes des étants chez Sénèque ». Long A. A., « Language and thought in stoicism », in A. A. Long (ed.), Problems in Stoicism, Londres, Athlone Press, 1996, p. 75-113. Pasquino P., « Le statut ontologique des incorporels dans l’ancien stoïcisme », in J. Brunschwig (éd.), Les Stoïciens et leur logique, Paris, Vrin, 1978, p. 375-386. Rist J. M., « Categories and their uses », in A. A. Long (ed.), Problems in Stoicism, Londres, Athlone Press, 1996, p. 38-57. Les textes traduits sont ceux édités par J. Von Arnim, Stoicorum veterum fragmenta, Stuttgart, Teubner, 1905-1924 (= SVF), et par A. A. Long et D. N. Sedley, The Hellenistic philosophers, Cambridge, Cambridge University Press, 1987, vol. 2 (= LS).

1. Pour l’utilisation du terme « hupostasis », substantif qui correspond au verbe huphistanai, à propos de l’Un, voir notamment traité 39 [VI, 8], 13, 44 et à propos de la matière, traité 51 [I, 8], 15, 2.

MEP.indd 95

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:06:42

reimp44892_int_096 Page 96

FRAGMENTS SUR LE STOÏCISME ANCIEN

Non-être et « quelque chose » 1. Alexandre d’Aphrodise, SVF, II, 329 a (LS 27 B). — On pourrait montrer que les Stoïciens considèrent de manière non correcte le « quelque chose » comme genre de l’étant (g@noV to¢ untoV), et cela de la façon suivante : si en effet c’est quelque chose, il est évident que c’est aussi un étant ; si, d’autre part, c’est un étant, il devrait recevoir la notion de l’étant. Cependant, eux, décrétant pour eux-mêmes, arrêtent que l’étant se dit des corps seulement – ils espèrent ainsi échapper à ce qui fait difficulté. C’est en effet grâce à cela qu’ils disent que le « quelque chose » est plus général (genik:teron) que l’étant, puisqu’on l’attribue non seulement aux corps mais aussi aux incorporels. 2. Sextus Empiricus, SVF, II, 331, extrait (LS 27 D). — Bien que certains fassent du temps un corps, les philosophes du Portique ont estimé qu’il existe (¤p0rcein) comme incorporel1. Parmi les « quelques choses », on compte, disent-ils, les corps et les incorporels ; pour ce qui est des incorporels, on en dénombre d’autre part quatre espèces : l’exprimable (lektpn), le vide, le lieu et le temps. De là vient clairement, conformément à cela, qu’ils conçoivent le temps comme incorporel. 3. Plutarque, SVF, II, 335. — Il ne faut donc plus guère parler du temps, du catégorème, de la proposition, de l’hypothétique, de la conjonction ; choses dont se servent au plus haut point les Stoïciens, alors qu’ils disent dans le même temps qu’elles ne sont pas des étants (unta dB o£ l@gousin einai). 1. Voir plus bas texte 13 où est affirmée une certaine « existence » du présent.

MEP.indd 96

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:06:48

reimp44892_int_097 Page 97

97

LES STOÏCIENS

4. Alexandre d’Aphrodise, SVF, II, 329 b (LS 30 D). — On montrera que le « quelque chose » n’est pas le genre de toute chose de la façon suivante : il sera en effet aussi le genre de l’Un, qui lui-même est ou bien égal, ou bien plus grand si toutefois l’un se dit aussi du concept, alors que le « quelque chose » se dit des corps et des incorporels seulement, – or le concept, quant à lui, n’appartient, d’après ceux qui tiennent ces propos, à aucun des deux. 4 bis. Sénèque, Ép. 58, 15 (LS 27 A, extrait, = SVF, II, 332). — Le premier genre, aux yeux de certains Stoïciens, c’est le « quelque chose » (quid). La raison pour laquelle ils voient les choses ainsi, je vais te la montrer. « Parmi les choses, disent-ils, les unes sont par nature, les autres ne le sont pas. Or, ces choses qui ne sont pas, la nature les embrasse, celles qui viennent à l’esprit, comme les centaures, les géants, et quelque autre produit d’une imagination controuvée, qui prétend à l’image, lui qui n’a pas de substance (non habeat substantiam). » 5. Stobée, SVF, I, 65 (LS 30 A). — Zénon disent des concepts qu’ils ne sont ni des « quelque chose » ni des qualités, mais des « quasi-quelque chose » (´sanea tina) et des quasi-qualités, des fantasmes de l’âme – ces choses appelées Idées par les Anciens. Les Idées font partie des choses qui tombent sous les concepts, – exemples : Homme, Cheval, et plus généralement ils le disent de tous les animaux et d’autant d’autres choses dont ils affirment qu’il y a des Idées. Celles-ci, les Stoïciens, en revanche, leur dénient l’existence (3nup0rktouV einai) ; quant à nous, , nous participons aux concepts, tandis que nous sommes porteurs de cas1, qu’ils appellent des appellatifs. Incorporels et corps 6. Cicéron, SVF, I, 90 (LS 45 A). — Zénon aussi différait de ceux-ci [sc. les Péripatéticiens et les Académiciens], parce qu’il jugeait qu’aucun 1. Tugc0non se dit du sujet extérieur qui « porte » le nom, décliné en grec en différents cas. Voir J.-B. Gourinat, op. cit., p. 113.

MEP.indd 97

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:06:48

reimp44892_int_098 Page 98

98

POLYSÉMIES DU NON-ÉTANT DANS LA PHILOSOPHIE ANTIQUE

effet ne pouvait en aucune manière provenir d’une nature dépourvue de corps et qu’au contraire il était impossible que ce qui agissait, ou bien ce sur quoi était exercée une action, ne fût pas un corps. 7. Sextus Empiricus, SVF, II, 341 (LS 55 B). — Ainsi, de fait, les Stoïciens disent que tout corps qui est cause devient pour un corps la cause de quelque chose d’incorporel, – ainsi : un corps, le scalpel ; pour un corps, la chair ; de quelque chose d’incorporel, le catégorème « être coupé » ; autre exemple : un corps, le feu ; pour un corps, le bois ; de quelque chose d’incorporel, le catégorème « être brûlé ».

Les quatre incorporels Le lektpn 8. Sextus Empiricus, SVF, II, 166 (LS 33 B). — Il existait une autre dissension entre eux (sc. les Dogmatiques) selon laquelle les uns situaient le vrai et le faux dans la région du signifié, d’autres dans celle de la voix, d’autres encore dans ce qui concerne le mouvement de la pensée. C’est la première opinion qu’ont défendue les Stoïciens, en disant que trois choses étaient en corrélation – le signifié, le signifiant, et le porteur. Ce qui est signifiant, c’est la voix – exemple : le son « Dion » ; ce qui est signifié, c’est la chose elle-même qui est manifestée par le son et nous la saisissons à sa place en ce qu’elle subsiste (parufistam@non) avec notre pensée, – alors que les Barbares ne le comprennent pas quand bien même ils entendent le son ; le porteur, c’est le sujet extérieur, – exemple : Dion lui-même. Deux d’entre ces trois choses sont des corps, à savoir le son et le porteur, et une est incorporelle, à savoir la chose signifiée, appelée par ailleurs exprimable (lektpn) : c’est lui qui précisément se trouve vrai ou faux. Encore ce dernier point n’est-il pas commun à tous les exprimables et on distingue l’exprimable incomplet et l’exprimable complet. Relève de l’exprimable complet ce qu’on appelle « proposition », terme qu’ils explicitent en disant : « La proposition est ce qui est vrai ou faux. »

MEP.indd 98

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:06:55

reimp44892_int_099 Page 99

LES STOÏCIENS

99

9. Sénèque, Ép. 117, 13 (LS 33 E). — Il y a, dit-il [le Stoïcien], les natures des corps, telles que cet homme-ci, ce cheval-ci. Les accompagnent des mouvements de l’âme énonciatifs des corps. Ceux-ci ont une propriété particulière et séparée des corps. Ainsi vois-je Caton en train de se promener. Les sens me l’ont montré, mon esprit a adhéré. Le corps est ce que je vois, ce vers quoi j’ai tendu mes yeux et mon esprit. Je dis ensuite : « Caton se promène. » Ce n’est pas un corps, dit-il, ce que je dis maintenant ; mais quelque chose de particulier énoncé au sujet d’un corps, ce que les uns appellent une « proposition », d’autres un « énoncé », d’autres un « dit » (edictum). Ainsi, lorsque nous disons « la sagesse », nous comprenons quelque chose de corporel ; lorsque nous disons « il est sage », nous parlons au sujet d’un corps. Il y a une très grande différence entre ces deux choses, à savoir si l’on nomme un corps ou si l’on parle à son sujet. Le vide, le lieu 10. Cléomède, SVF, II, 541 (LS 49 C). — Il est certes nécessaire que le vide ait une certaine subsistance (¤ppstasin). La pensée qu’on a de lui est des plus simples, puisqu’il est incorporel et intangible, puisqu’il n’a pas de forme ni n’en reçoit, puisqu’il ne pâtit en rien ni n’agit, – il est simplement capable de recevoir un corps. 11. Sextus Empiricus, SVF, II, 505 (LS 49 B). — Les Stoïciens, d’autre part, disent que le vide est capable d’être occupé par un étant, mais n’est pas occupé , ou bien l’intervalle vide de corps ou l’intervalle laissé vide par un corps. Le lieu est ce qui est occupé par un étant, lui-même égalant ce qui l’occupe. Ici, le corps, ils l’appellent « étant », comme l’échange des termes le rend manifeste. L’espace, à présent, ils disent que c’est un intervalle en partie occupé par un corps et en partie laissé vide. Le temps 12. Stobée, SVF, II, 509 (LS 51 B). — Pour Chrysippe, le temps est un intervalle du mouvement, selon lequel est dite parfois la mesure de la

MEP.indd 99

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:06:55

reimp44892_int_100 Page 100

100

POLYSÉMIES DU NON-ÉTANT DANS LA PHILOSOPHIE ANTIQUE

vitesse et de la lenteur, ou bien c’est l’intervalle qui accompagne le mouvement du monde, et c’est dans le temps que se meut chaque chose et qu’elle est. Il faut noter cependant que le temps se dit en deux sens, de même la terre, la mer et le vide : le tout ou les parties. Par ailleurs, comme le vide en son entier est infini dans toutes les directions, le temps aussi est infini dans les deux directions : de fait, le passé et le futur sont infinis. Il dit cela de manière très claire qu’aucun temps ne se trouve entièrement présent. Puisqu’en effet la division des continus est infinie, selon ce partage , tout temps comporte la division à l’infini : dès lors aucun temps ne se trouve parfaitement présent, mais est dit selon une certaine étendue. Seul le présent, dit-il, existe (¤p0rcein) ; le passé et le futur subsistent (¤fest0nai), mais il affirme qu’ils n’existent (¤p0rcein) en aucune manière, comme seuls les catégorèmes qui surviennent effectivement eux aussi sont dits exister : par exemple, le fait de se promener existe pour moi quand je me promène, et lorsqu’en revanche je suis couché ou assis, il n’existe pas. 12 bis. Sénèque, De la brièveté de la vie, 10, 5. — Le temps présent est très court (praesens tempus brevissimum est), au point que pour certains il semble n’être rien (nullum) : en effet, il est toujours en cours, il s’écoule et se précipite, il cesse d’être avant d’arriver. Existence et subsistance 13. Plutarque, SVF, II, 518 (LS 51 C). — Chrysippe, quant à lui, voulant traiter en connaisseur cette division dans le Traité sur le vide et quelques autres écrits, dit : « Dans le temps, le passé et le futur n’existent pas mais subsistent – seul existe (¤pvrcein) le présent. » 14. Proclus, SVF, II, 521 (LS 51 F). — Et c’est ceci qu’il faut bien saisir de ce qu’on vient de dire : il s’en faut de beaucoup que Platon ait eu à propos du temps la même conjecture que celle que les Stoïciens ont conçue ou bien beaucoup de Péripatéticiens. Les premiers le placent sim-

MEP.indd 100

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:07:02

reimp44892_int_101 Page 101

LES STOÏCIENS

101

plement dans la dépendance de la pensée, sans consistance et très proche du non-étant (Cggista to¢ mQ untoV) – c’est que le temps est l’un de leurs incorporels, objets de leur mépris parce qu’ils sont inactifs, qu’ils ne sont pas et parce qu’ils subsistent simplement (Cn CpinoBaiV ¤fist0mena yilabV) dans la pensée ; les seconds disent qu’il est attribut du mouvement.

MEP.indd 101

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:07:01

reimp44892_int_103 Page 103

A L E X A NDR E D’ APH ROD ISE

Le texte suivant nous a été transmis dans le second livre du traité De l’âme rédigé par le péripatéticien Alexandre d’Aphrodise (IIe-IIIe siècles de notre ère). Baptisé « Mantissa »1 par Bruns, son éditeur, il constitue une collection disparate qui rassemble vingt-cinq courts traités sur la psychologie d’Aristote, et plus généralement sa physique et son éthique. Le chapitre XXII, traduit ici2, se situe donc à la fin du recueil et ouvre une série de quatre qui reprennent les termes du débat engagé contre les stoïciens par Alexandre, notamment dans son De fato. Intitulé « Extrait de ce que dit Aristote sur ce qui dépend de nous », ce chapitre peut entrer dans une histoire du non-étant car l’auteur y propose d’échapper au déterminisme stoïcien et de sauver le hasard, la fortune et « ce qui dépend de nous » en se fondant sur la présence réduite du non-étant « parsemé » parmi les étants du monde sublunaire. Son statut est cependant rendu incertain par sa première phrase, où l’auteur affirme rapporter une « opinion » sur ce qui dépend de nous, et l’on a pu se demander s’il fallait restreindre le dis1. « Poids en surplus ». 2. Quoique souvent cité (F. Ravaisson, Essai sur la métaphysique d’Aristote, II, p. 312 ; O. Hamelin, Le système d’Aristote, Paris, Vrin, 4e éd., 1985, p. 391, n. 1 ; P. Aubenque [1983], p. 186), il n’en existe pas, à notre connaissance, de traduction française publiée, sauf la paraphrase de J.-F. Nourrisson [1870], p. 61-67.

MEP.indd 103

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:07:08

reimp44892_int_104 Page 104

104

POLYSÉMIES DU NON-ÉTANT DANS LA PHILOSOPHIE ANTIQUE

cours indirect à l’énoncé de la difficulté qui fait le fond du premier paragraphe de notre traduction ou si l’on devait l’étendre à l’ensemble du texte, comprenant l’aporie initiale et la solution proposée. Mais si l’on peut surtout poser la question de l’authenticité du chapitre XXII, c’est que sa solution, paradoxale d’un point de vue éthique, se démarque de celle du De fato, ce pourquoi son principal traducteur et commentateur, R. Sharples, a suggéré de l’attribuer à un élève d’Alexandre1. 1 / La défense de ce qui dépend de nous dans le De fato. Le chapitre XXII trouve son point de départ dans un débat avec les stoïciens2 ; deux définitions de ce qui dépend de nous s’affrontent. Pour l’auteur du chapitre, dépend de nous « proprement dit » ce dont l’opposé est possible et dépend aussi de nous. Cette définition se heurte à deux difficultés. La première aporie, évoquée ici et abordée longuement dans le De fato d’Alexandre (XXVI-XXIX), est en elle-même d’inspiration aristotélicienne3 : si la qualité, vertueuse ou non, du choix est déterminée par la nature, les habitudes et l’enseignement reçu, le choix lui-même ne dépendra plus de nous. Une seconde difficulté, d’inspiration stoïcienne, prolonge la première : au sens propre, ne dépend de nous que ce dont l’opposé aussi dépend de nous ; mais si deux opposés ne peuvent avoir une seule et même cause et que, comme le soutiennent non seulement les stoïciens mais aussi tous les philosophes, ce qui arrive a toujours une cause, alors il n’y aura plus de place pour ce qui dépend de nous et tout se produira de manière nécessaire. Le principe selon lequel rien ne se produit sans une cause est luimême l’un des principaux arguments stoïciens en faveur du destin et c’est notamment autour de lui que tourne l’argumentation du De fato4 : de 1. Voir sa conclusion dans [1975], p. 52 et Bobzien [1998], p. 169. On a voulu en faire aussi un approfondissement ésotérique d’Alexandre (Ravaisson, op. cit., II, p. 312 et Hamelin, op. cit., n. 1, p. 391-392). Nous inclinons à y voir sinon un texte inauthentique, au mieux un essai théorique inabouti d’Alexandre. Même si l’auteur du chapitre partage les mêmes thèses physiques qu’Alexandre, on prendra soin de distinguer les positions éthiques d’Aristote, d’Alexandre et de l’auteur du chapitre XXII, notamment sur la définition de ce qui dépend de nous. 2. Pas plus qu’Alexandre dans le De fato, l’auteur ne nomme ici ses adversaires. 3. Voir Éthique à Nicomaque, III 5. 4. Pseudo-Plutaque, Sur le destin, II, 574 e-f ; Cic., De fato, 20-21 ; Alex., De fato, XXII, 191, 30-192, 14.

MEP.indd 104

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:07:15

reimp44892_int_105 Page 105

ALEXANDRE D’APHRODISE

105

quelle façon conserver ce principe, comme le veut Alexandre dans ce traité, sans tomber dans le nécessitarisme ? En lui-même, cependant, il ne constitue pas une objection à l’affirmation selon laquelle quelque chose dépend de nous, puisque les stoïciens en ont leur propre définition : dépend de nous ce qui arrive par le destin à travers nous (diB Tm²n)1 ; c’est ce qui, sans faire intervenir de choix entre des actions opposées, trouve sa cause en nous2. À la fin du chapitre XXII, l’auteur accepte, lui aussi, cette conception de ce qui dépend de nous, mais en précisant qu’elle maintient un déterminisme interne : dans ce cas, la véritable cause des choix est la nature, les dispositions morales de l’agent et l’enseignement reçu. Dans le De Fato, Alexandre cherche à préserver ce qui dépend de nous, non seulement contre les causes externes (l’enchaînement causal qui fait apparaître telle impression dans telle circonstance), mais aussi internes (les dispositions éthiques selon lesquelles l’agent donne son assentiment à telle impression et choisit)3. Pour Alexandre, la délibération, qui constitue l’essence de l’homme4, ne doit être soumise ni à une cause externe (l’impression) à laquelle elle serait contrainte de céder, ni à une disposition interne, fût-ce l’habitus vertueux lui-même ; le choix reste toujours une cause première ou un principe interne. Une action n’est pas pour autant sans cause, mais sa cause est dans l’homme, dans son choix, qui est à chaque fois principe de l’action5, en sorte que la disposition éthique ellemême ne nécessite pas le choix. Dans le De fato, conformément à sa propre conception bivalente de ce qui dépend de nous, Alexandre fait ainsi valoir, avant Descartes, la possibilité de choisir le contraire de ce qui apparaît bon ou vrai6. Mais Alexandre maintient que, sans transgresser le principe selon lequel rien ne se produit sans cause, sa solution évite le 1. Alex., De fato, XIII, 181, 14 et 182, 12-13. 2. Bobzien [1998], p. 139, distingue ces deux conceptions de ce qui dépend de nous en identifiant chez Alexandre une conception « potestative » bivalente ( « two-sided, potestative » ), que l’on retrouve au chapitre XXII, et chez les stoïciens, une conception causale monovalente ( « one-sided, causative » ). 3. Alex., De fato, XII, 180, 9-12. 4. Alex., De fato, XI, 178, 17-24 ; XIV, 183, 22-184, 20. 5. Alex., De fato, XV où Alexandre nie que sa solution introduise « un mouvement sans cause » ; XX, 190, 19-22 et Mantissa, XXIII, 173, 6-21. 6. Alex., De fato, XXIX, 200, 2-7.

MEP.indd 105

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:07:15

reimp44892_int_106 Page 106

106

POLYSÉMIES DU NON-ÉTANT DANS LA PHILOSOPHIE ANTIQUE

nécessitarisme stoïcien tout en préservant sa propre conception de ce qui dépend de nous. C’est sur ce point que la démarche adoptée au chapitre XXII apparaît comme une solution nouvelle. En contradiction avec les thèses du De fato, en effet, son auteur fonde sa défense de ce qui dépend de nous sur la démonstration qu’il existe des mouvements sans cause, et celle-ci sur l’établissement de l’existence du non-étant parmi les étants, allant ainsi au-delà du De fato. Dans ce traité, c’est seulement du hasard et de la fortune qu’Alexandre fait des mouvements sans cause, et au seul sens où ils sont dépourvus de cause propre ou principale1. L’originalité du chapitre XXII vient de l’extension de ce raisonnement à ce qui dépend de nous (comme le hasard et la fortune, le choix est sans cause propre), et du caractère cosmologique de l’explication proposée à la présence d’accidents dans la nature corruptible (le mélange du nonétant aux étants est à l’origine de la présence d’accidents dans le monde sublunaire). 2 / L’établissement de l’existence du non-étant. L’auteur ne revient nulle part sur les sens aristotéliciens du non-étant et ne mentionne jamais ni la matière ni la puissance. Pour les besoins de son analyse (montrer qu’il y a des mouvements sans cause), il identifie le non-étant à l’étant par accident : si le non-étant est, c’est seulement pour autant que quelque chose est par accident. Le passage de l’être par accident au non-étant est permis par un appel au chapitre 2 du livre epsilon de la Métaphysique, ce qui justifie d’ailleurs le titre donné au chapitre XXII, où Aristote dit exactement que « l’accident paraît être quelque chose de proche du nonétant » (1026 b 21)2. L’auteur, passant donc de la proximité à la simple identité, définit un sens supplémentaire du non-étant. Les différents modes de prédication par accident, qui attribuent avec vérité à un sujet ce qui ne lui est ni nécessaire ni fréquent, c’est-à-dire une infinité d’attributs, distendent au maximum le lien d’attribution, à tel point que l’attribution semble ne pas être une attribution : ce qui est par accident ceci peut aussi 1. Alex., De fato, VIII, 174, 1-28. 2. Aristote donne ainsi raison à Platon d’avoir mis le sophiste, manipulateur du faux, dans « l’obscurité du non-étant » (Sophiste, 254 a).

MEP.indd 106

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:07:22

reimp44892_int_107 Page 107

ALEXANDRE D’APHRODISE

107

bien ne pas l’être1. L’auteur interprète ainsi l’infinité des accidents attribuables à un sujet (Socrate est petit, blanc, musicien, agréable aux uns, désagréables aux autres, etc.) comme des non-étants « entrelacés » aux étants par soi et « faisant route » avec eux. Or dans le cas où l’étant par accident se trouve être une cause par accident2, le mouvement produit par cette cause sera un mouvement sans cause, parce que dépourvu de cause antécédente propre3. Tel est le cas des causes externes comme le hasard, la fortune et de cette cause interne qu’est le choix. Il y a donc des choix sans cause, parce qu’ils ne sont pas déterminés par leur cause propre (la nature, l’éducation et les habitudes), et, seuls, ils dépendent à proprement dit de nous. Le non-étant, puisqu’il est un être ou une cause par accident, est donc doué d’une sorte d’efficacité. L’auteur propose ce qu’on pourrait appeler une preuve du non-étant par ses effets dans l’organisation du cosmos. Il lui attribue la différence entre le mode d’être des réalités éternelles (les corps célestes des régions supralunaires) et celui des êtres corruptibles, en formulant deux raisonnements hypothétiques, positif puis négatif, qui concluent tous deux à l’existence du non-étant parmi les étants, en prenant pour prémisses que le non-étant est cause de la corruptibilité et qu’il y a des êtres corruptibles. Le non-étant est donc « mélangé » ou « entrelacé » avec les étants, « présent » à la fois entre eux et en chacun d’eux. Son mélange en une très petite proportion aux étants du monde sublunaire « affaiblit » ces derniers et cause leur corruptibilité en les empêchant d’être toujours identiques et en acte. En tant que cause par accident, il introduit au sein de la nature la régularité de ce qui se produit de manière ni nécessaire ni fréquente, mais le moins souvent. Le non-étant est ainsi utilisé comme une « nature » susceptible d’entrer dans des relations quasi physiques de « mélange » avec les 1. Métaphysique, D 7, 1017 a 7-22 ; 30, 1025 a 14-15 ; E 2, 1026 b 7 ; Topiques, I, 5, 102 a 47 ; Physique, II, 5, 196 b 28-29. 2. En Physique, II, 5, 196 b 24-25, Aristote distingue aussi l’accident comme étant et comme cause. 3. Pour Aristote ce qui est ou devient par accident a aussi une cause par accident (E 2, 1027 a 7-8) ; dans son commentaire à D 30, Alexandre identifie cause par accident et absence de cause définie (438, 14-15, Hayduck).

MEP.indd 107

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:07:23

reimp44892_int_108 Page 108

108

POLYSÉMIES DU NON-ÉTANT DANS LA PHILOSOPHIE ANTIQUE

étants. On voit se superposer un fond de physique et de métaphysique aristotéliciennes (l’être par accident, la stratification des régions du cosmos, la distinction des êtres éternels, de la nature et de ce qui se produit le moins souvent) et des éléments de physique stoïcienne que l’auteur neutralise pourtant : le non-étant est « mélangé » aux étants, sans que cette « krasis » soit intégrale et contamine la totalité du cosmos, puisque le non-étant est localisé sur terre, dans les réalités composées des quatre éléments. Comme les stoïciens, l’auteur fait usage de la notion de « tension », mais pour distinguer d’une surnature toute tendue de manière nécessaire et éternelle par une relation de cause à effet, l’ensemble de la « nature mortelle », caractérisée par un « défaut de force et de tension ». Enfin, il introduit des mouvements sans cause, mais en insistant (171, 28-34) sur le fait que, contrairement à l’argument stoïcien selon lequel la moindre discontinuité dans la chaîne causale entraînerait une dislocation du Tout1, la dissémination du non-étant ne met en danger ni l’unité du cosmos ni son existence. Contre l’unification de la nature stoïcienne intégralement parcourue par un souffle unique, mais tout en utilisant ce vocabulaire, ainsi qu’Alexandre le fait aussi dans le De fato, l’auteur maintient ainsi l’hétérogénéité du cosmos aristotélicien et l’étanchéité de ses strates, ce qui lui permet précisément de sauver le hasard, la fortune et ce qui dépend de nous, en les localisant uniquement sur la Terre. C’est aussi en cela que si la solution proposée ici peut rappeler le clinamen2, elle s’en distingue par le caractère très local de son champ d’application. Même si l’auteur n’en fait pas mention, il est vraisemblable qu’il reste fidèle au même chapitre 2 du livre epsilon, en pensant, comme Aristote, qu’une des causes de l’accident est la matière corruptible dont sont composés les êtres sublunaires3. Le non-étant, c’est-à-dire l’accident, qui est défini par le fait qu’il peut être et ne pas être, renvoie à la puissance d’être

1. Sur cet argument stoïcien, voir De fato, XXII, 192, 11-15 et la réponse d’Alexandre en XXV, 196, 7-12. 2. Ravaisson, op. cit., II, p. 312. 3. Métaphysique, E 2, 1027 a 13-15. Voir chez Alexandre, Traité de la providence [2003], p. 129, et La Provvidenza [1999], p. 163-165.

MEP.indd 108

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:07:28

reimp44892_int_109 Page 109

ALEXANDRE D’APHRODISE

109

et de ne pas être, caractéristique de la matière1, et celle-ci différencie bien les êtres éternels des êtres corruptibles2. Comme l’auteur le dit en commençant et comme Alexandre le rappelle dans le De fato, pour les stoïciens et pour tous les physiciens, dont, en un sens, Aristote, « il est également impossible que quelque chose soit sans cause et provienne du non-étant »3. La méthode adoptée dans ce chapitre est donc simple : pour établir l’existence de ce qui dépend de nous, réfuter ce principe physique, en montrant qu’en un certain sens, il est faux, si « absence de cause » signifie seulement « absence de cause propre », et si « non-étant » signifie « être par accident », c’est-à-dire aussi, indirectement, la matière ou la puissance. 3 / La cohérence de la solution du chapitre XXII. Il reste que l’égalité de traitement proposé pour les trois cas du hasard, de la fortune et de ce qui dépend de nous semblera paradoxale, sinon contradictoire. Le hasard et la fortune, tels qu’ils sont définis en Physique II (chap. 4 à 6), rentrent dans ce qui, tout en étant doté d’une fin, est produit par une cause accidentelle (II, 5, 196 b 29-31, 197 a 32-35). Ce sont donc des mouvements sans cause propre, car ce qui les a produits n’avait pas pour fin de les produire4. Pour l’auteur du chapitre XXII, un choix qui dépend réellement de nous devrait donc avoir lieu par accident, comme le hasard et la fortune : alors que nos dispositions internes nous conduiraient à choisir ceci, on se trouverait choisir par accident autre chose. Le choix dépendrait alors d’autant plus de nous qu’il serait plus accidentel, moins 1. Métaphysique, Q 8, 1050 b 24-28 ; Z 7, 1032 a 20-22 et surtout L 2, 1069 b 14-20. 2. Voir Génération des animaux, II, 1, 731 b 23 - 732 a 1. 3. Alex., De fato, XXII, 192, 14-15. Voir aussi Cicéron qui en fait un principe physique général que nie le « clinamen » épicurien, qui a pour effet que « quelque chose naisse de rien , ce que ni lui ni aucun physicien n’accepte » (De fato, 18). On retrouve ce principe chez Aristote (Physique, I, 8, 191 a 30) et dans le Commentaire d’Alexandre à Métaphysique, B, 999 b 32 (213, 11-13, Hayduck) qui y voit une « opinion commune à ceux qui ont dit quelque chose sur la nature », même s’il ne pouvait être admis sans nuance par les péripatéticiens en vertu notamment de la régression à l’infini qu’il implique (De fato, XXV, 195, 28196, 1). 4. Les choses de fortune se définissent comme des effets du hasard qui seraient susceptibles d’être choisis ; elles ne concernent donc que les êtres dotés de choix et d’une vie pratique (Physique, II, 6, 197 b 20-22).

MEP.indd 109

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:07:28

reimp44892_int_110 Page 110

110

POLYSÉMIES DU NON-ÉTANT DANS LA PHILOSOPHIE ANTIQUE

« voulu » pour lui-même, et plus délié de ce à quoi notre état moral nous disposait. Le paradoxe se doublerait cependant d’une contradiction : si seul un choix par accident et sans cause dépend de nous, peut-on dire, comme la définition de ce qui dépend de nous l’exige, que l’auteur d’un tel choix pouvait aussi choisir l’opposé de ce qu’il a choisi ? Comment concilier la notion de choix accidentel et la définition de ce qui dépend de nous introduite au début du chapitre ? Deux interprétations semblent possibles selon que l’on privilégie l’un ou l’autre des deux termes. La cause propre d’un choix est sa cause antérieure (les dispositions stables, vertueuses ou vicieuses de l’agent) ; dans un monde dépourvu de toute « faiblesse » ontologique, les choix suivraient nécessairement des habitus et ceux-ci permettraient de prédire sans se tromper la nature de ceux-là1. De fait, pour Aristote, les habitus ne sont pas des puissances des contraires, mais des états qui disposent à un seul type de choix2. Le non-étant a donc pour effet d’ « affaiblir » le lien causal entre état et choix, en introduisant un hiatus entre les dispositions et le choix, quand l’habitude a pour objet d’installer une « seconde nature ». Le non-étant s’immisce entre les causes internes du choix et le choix lui-même, tout comme il s’introduit entre les causes externes et leurs effets. L’auteur pourrait ainsi se démarquer d’une conception de l’habitus trop strictement naturalisante, propre à donner des arguments aux déterministes et qui leur est d’ailleurs ici attribuée3. L’impuissance de la nature humaine à vouloir toujours et nécessairement le bien (ou le mal) lui permettrait de vraiment choisir le bien (ou le mal) parmi des opposés, sans s’adosser passivement à sa nature ni à une disposition déjà donnée par laquelle l’action ne se ferait qu’ « à travers nous »4. Mais le parallèle avec le hasard et la fortune, affirmé jusqu’à la fin, suggère une autre solution : un choix par accident devrait être un choix auquel nous n’étions pas naturellement disposés et qui a été fait alors que nous aurions dû choisir, 1. Ce qu’Alexandre admet jusqu’à un certain point en De fato, VI, 170, 9-171, 7. 2. Éthique à Nicomaque, V, 1, 1129 a 6-26 ; IV, 13, 1127 b 14-15 et VI, 5, 1140 b 21-25. 3. Ce texte constituerait ainsi un retour au chapitre XXIX du De fato où Alexandre tente de nuancer la thèse selon laquelle les dispositions éthiques déterminent les actions. 4. Ce que suggère Hamelin, par exemple, op. cit., n. 1, p. 391-392, mais voir les réserves de Sharples [1975] p. 50-52.

MEP.indd 110

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:07:35

reimp44892_int_111 Page 111

111

ALEXANDRE D’APHRODISE

par exemple, la chose opposée. Alors que ma disposition me conduisait à choisir le bien, je choisis par accident le mal et, en un sens, sans le vouloir. Un tel choix dépend de nous au sens propre, puisque justement les deux choix opposés étaient théoriquement possibles et dépendaient de nous, celui auquel ma disposition me conduisait et celui auquel j’ai été conduit par accident. Aucun homme, vertueux ou vicieux, ne serait à l’abri de tels choix imprévisibles et accidentels, qui trahissent simplement la présence d’une part irréductible de hasard dans la vie morale. Quelle que soit l’interprétation, se détache aussi de ce texte la simple tentative de fonder ce qui dépend de nous sur le non-étant. Son auteur se rangerait de ce point de vue dans une tradition d’usage moral ou existentiel du non-étant ou, plutôt, du néant, parce qu’elle en fait le seul principe possible pour ce qu’on appellera, au prix d’un anachronisme, la liberté de la volonté. On citera, pour finir, cet extrait du Plus Ancien Programme de l’idéalisme allemand (1796), notes de Hölderlin recopiées par Hegel : « Avec cet être libre et conscient de soi intervient en même temps tout un monde – qui émerge du néant – la seule véritable création ex nihilo dont il vaille de tenir compte. »1 David Lefebvre. Lefèbvre.

BIBLIOGRAPHIE

Œuvres d’Alexandre Alexander of Aphrodisias, On Fate, Text, Translation and Commentary by R. W. Sharples, Londres, Duckworth, 1983. Alexandre d’Aphrodise, Traité du destin, texte établi et traduit par P. Thillet, Paris, Les Belles Lettres, 1984. Alessandro di Afrodisia, Il destino, pref., introd., comment., bibliogr. e indici di C. Natali, trad. di C. Natali ed E. Tetamo, Milan, Rusconi, 1996. Alessandro di Afrodisia, La Provvidenza, Questioni sulla Provvidenza, A cura di S. Fazzo. Trad. dal greco di S. Fazzo, trad. dall’ arabo di M. Zonta, Milan, Rizzoli, 1999. 1. Cité dans Aufklärung, Les Lumières allemandes, textes et commentaires par G. Raulet, Paris, GF, 1995, p. 142.

MEP.indd 111

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:07:35

reimp44892_int_112 Page 112

Alexandre d’Aphrodise, Traité de la providence, version arabe, introduction, édition et traduction de P. Thillet, Paris, Verdier, 2003. Alexander of Aphrodisias, On the cosmos, Translation and Notes by Ch. Genequand, Leiden-Boston-Köln, Brill, 2001. Alexander of Aphrodisias, Supplement to On the Soul, Translated by R. W. Sharples, Londres, Duckworth, 2004. Études Aubenque P., La prudence chez Aristote, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1993 (1963). Bobzien S., « The inadvertent conception and late birth of the free-will problem », Phronesis, 43, 2, 1998, p. 133-175. Donini P. L., Tre Studi sull’aristotelismo nel II secolo d.C., Turin, Paravia, 1974. Goulet R. (éd.), Dictionnaire des philosophes antiques, préf. de P. Hadot, Paris, Éditions du CNRS, 1989. Moraux P., Alexandre d’Aphrodise : Exégète de la noétique d’Aristote, Liège, Faculté de philosophie et lettres, Paris, Droz, 1942. Nourrisson J.-F., De la liberté et du hasard, Essai sur Alexandre d’Aphrodisias, suivi du traité du destin et du libre pouvoir aux empereurs, Paris, Didier, 1870. Sharples R. W., « Responsibility, chance and not-being (Alexander of Aphrodisias mantissa 169-172) », Bulletin of the Institute of Classical Studies, 22, 1975, p. 37-64. — « The school of Alexander ? », Aristotle Transformed. The Ancient Commentators and their Influence, ed. by R. Sorabji, Londres, Duckworth, 1990, p. 83-111. — Der Aristotelismus bei den Griechen, von Andronikos bis Alexander von Aphrodisias, Bd 3 : Alexander von Aphrodisias, von P. Moraux, Herausgegeben von J. Wiesner, Berlin-New York, De Gruyter, 2001, p. 578-582. Todd R. B., Alexander of Aphrodisias on Stoic Physic. A study of the De Mixtione with Preliminary Essays, Text, Translation and Commentary, Leiden, Brill, 1976.

MEP.indd 112

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:07:41

reimp44892_int_113 Page 113

SUPPLÉMENT AU TRAITÉ DE L’ÂME

Praeter commentaria scripta minora, De anima libri mantissa, XXII, éd. I. Bruns, CAG, II/1, Berlin, 1887 (169, 33-172, 15)1

Extrait de ce que dit Aristote sur ce qui dépend de nous [169, 34] Sur ce qui dépend de nous, on a aussi formulé une opinion de ce genre. Si la nature n’est pas semblable chez tous les hommes, mais comporte des différences (certains, en effet, sont favorisés par la nature, d’autres, défavorisés)2, mais si la nature a une très grande influence dans le fait que l’on devienne tel ou tel, et après la nature, nos habitudes, et que c’est sous l’effet des deux que notre choix (proaBresiV) aussi devient de telle qualité, on pourrait se demander en somme comment le choix dépendra encore de nous. Et, en effet, si l’on faisait aussi de l’enseignement reçu une cause , même avoir appris ne dépendrait pas de nous. J’entends par [170, 1] ce qui dépend de nous ce qui est tel que son opposé aussi est possible et qu’il dépend de nous3. Mais on pourrait d’autant plus se poser cette question si rien ne se produit sans cause (3naitBwV) ; et tous en ont été d’avis, car il faut que, à ce qui, dans une situation présente, arrive à cause de nous, préexiste une cause, or il est impossible que les opposés aient une même cause. Mais, si c’est le cas, tout ce qui se produit a lieu de manière nécessaire, car les causes en ont été établies d’avance. [6] 1. Je remercie M. Frede, J.-B. Gourinat, M. Rashed et R. Sharples pour leurs remarques et leurs corrections ; toutes les erreurs restantes sont miennes. 2. Nous faisons terminer la parenthèse à la fin de la ligne 35, comme Sharples. 3. 170, 2 : nous suivons la correction de Bruns. Cette définition se distingue de celle donnée par les stoïciens ; l’auteur reviendra sur les deux sens de ce qui dépend de nous dans le dernier paragraphe (172, 7-12).

MEP.indd 113

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:07:42

reimp44892_int_114 Page 114

114

POLYSÉMIES DU NON-ÉTANT DANS LA PHILOSOPHIE ANTIQUE

Il est donc nécessaire que ce soit ainsi, à moins qu’on ne découvre un mouvement sans cause. Or on le trouve et il existe. Une fois qu’on l’aura démontré, ce qui dépend de nous, le hasard et les choses qui dépendent de la fortune seront sauvés. Mais Aristote aussi est d’avis qu’il existe un mouvement sans cause, comme il le dit au livre epsilon de la Métaphysique1. On établit qu’un mouvement sans cause existe, si l’on peut montrer que le non-étant est en quelque façon parsemé (paresparm@non) dans les étants et les accompagne. En effet si le non-étant est en quelque manière dans les étants, c’est l’étant par accident, car le non-étant est un certain étant par accident. Mais s’il se trouve être dit une cause par accident, il y aurait aussi un certain mouvement sans cause2 ; et si c’est le cas, ce qui est en question serait démontré. [15] Mais que le non-étant soit en quelque façon dans les étants en acte3, celui qui l’examine le comprendra sans difficulté. S’il est vrai, en effet, que, parmi les étants, les uns sont éternels, et d’autres se corrompent, la différence qui existe entre eux n’aura pas d’autre cause que la participation (metousBan) au non-étant. C’est, en effet, à cause de son mélange (mBxin), de sa mixtion (kr0sin) et de sa présence (parousi0n) qu’un défaut de tension et de force, en se produisant chez les étants qui ne sont pas éternels, les empêche d’être toujours 1. En lisant l’epsilon des mss. comme la lettre désignant le livre de la Métaphysique (comme il doit l’être) et non comme un chiffre (dans ce cas E = 5, c’est-à-dire le livre Delta). Cette référence, mal placée dans l’argumentation, est à Métaphysique, E 2. Voir notre présentation du texte. 2. Le texte est corrompu aux lignes 13-14. Bruns restitue un texte, long et, nous semblet.il, peu satisfaisant. L’auteur annonce sans doute ici le plan de l’argumentation qui suit (cf. 171, 6-11), ce qui donne des indices pour restituer ces deux lignes ; en outre il est vraisemblable qu’une confusion s’est produite entre ti un et aetion. Nous proposons donc une traduction qui suppose la restitution suivante : « ec g1r CstBn pwV tq mQ vn Cn toi~V o©sin, Esti tq kat1 sum bebhkqV un. tq g1r mQ un < kat1 sumbebhkpV ti un. ec dA > sumb@bhken einai legpmenon < kat1 sumbebhkpV aetion>, eeh 5n tiV kaa kBnhsiV 3naBtioV, ktl. » Si on conserve la restitution de Bruns, le texte sera le suivant, dans la traduction anglaise de Sharples (2004, p. 203) : « For if there is somehow not-being in the things that are (and there is, for there is per accidens being in the things that are ; for what is not, if it attaches as an accident to anything, is spoken of as being something per accidens) there would be some uncaused motion [...]. » 3. On peut penser que cette précision a pour objet d’écarter le cas trivial des étants en puissance qui sont des non-étants en acte telle ou telle chose.

MEP.indd 114

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:07:49

reimp44892_int_115 Page 115

ALEXANDRE D’APHRODISE

115

et [171, 1] de se comporter de manière toujours semblable. Si, en effet, il n’y avait pas quelque chose du non-étant dans les étants, il ne se produirait même pas quelque chose de bien1. Mais si c’est à cause du mélange (mBxin) du non-étant que les choses corruptibles sont telles, et, en plus d’elles, les choses fausses2, et que, parmi les étants, certaines choses sont corruptibles et se corrompent et sont fausses, il y a quelque chose du non-étant dans les étants. Dans l’autre sens aussi, le raisonnement est valable : si le non-étant n’est pas dans les étants, il n’y aura pas de choses corruptibles parmi les étants ; par conséquent le non-étant est (Estin 5ra tq mQ un). [6] Si le non-étant est donc bien parsemé dans ce qui est en devenir et mélangé avec lui (memigm@non) et que certaines causes précèdent ce qui se produit sans être elles-mêmes éternelles, quelque chose du non-étant est aussi dans les causes, ce que nous appelons une cause par accident. En effet l’étant par accident, tout en étant dans les mêmes choses, sera une cause par accident, à chaque fois que ces choses joueront le rôle de causes. Car lorsque quelque chose fait suite à une certaine cause, sans que la cause soit en vue de ce qui devient, alors ce qui a précédé est appelé une cause par accident de ce qui a suivi, c’est-à-dire que ce n’est donc pas une cause. Tout en y faisant suite, cette chose a eu lieu sans cause, car elle n’a pas eu lieu par sa cause propre. Dans les causes externes, cela produit la fortune et le hasard, mais dans les causes qui sont en nous, ce qui dépend de nous. [16] En effet la nature et l’habitude semblent être des causes en nous du choix, mais, en 1. Dans l’apodose (o£d’ 6n to¢ e© CgBgneto), Bruns propose de remplacer le verbe par CfBeto : « Si, en effet, il n’y avait pas quelque chose du non-étant dans les étants, ils ne désireraient même pas le bien. » Il est peu probable qu’une telle thèse, du type de celle énoncée dans la Métaphysique en L 7, selon laquelle les êtres composés désirent le bien, intervienne ici (et si rapidement). L’auteur nous semble annoncer simplement le raisonnement qui suit : s’il n’y avait pas de non-étant parmi les étants, cela n’irait pas bien et il faudrait expliquer pourquoi certaines choses sont corruptibles et fausses. C’est pourquoi on retrouve la protase en conclusion du raisonnement plus bas. 2. Du fait même que certains êtres se corrompent, tout ce qui est dit à leur sujet n’est pas toujours vrai.

MEP.indd 115

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:07:49

reimp44892_int_116 Page 116

116

POLYSÉMIES DU NON-ÉTANT DANS LA PHILOSOPHIE ANTIQUE

tant que le non-étant est aussi en elles, dans cette mesure le non-étant est aussi dans le choix. C’est pourquoi justement il nous arrive de choisir des choses dont la cause, par un défaut de force et de tension de la nature mortelle, n’est pas établie en nous d’avance ; , en effet, nous serions toujours semblablement mus vers les mêmes choses, mais, comme je l’ai dit, la nature du non-étant, pour ce dans quoi elle se trouve, supprime l’éternité et l’acte qui s’accomplit toujours de manière identique. Donc ce que nous choisissons sans cause, c’est-à-dire sans qu’une cause y préexiste, ce sont les choses qu’on dit dépendre de nous, celles dont les opposés aussi sont possibles du fait que la cause n’en est pas établie d’avance, laquelle, si elle préexistait, apporterait dans tous les cas la nécessité que cela se produise. C’est pourquoi souvent certaines personnes bien que douées d’un naturel semblable et élevées dans les mêmes habitudes, deviennent différentes les unes des autres selon les choix sans cause qu’elles ont faits. [28] Mais le nonétant est mélangé (Cgkekram@non) aux étants, sans l’être ni à beaucoup, ni, quand il l’est, en grande quantité, mais il y en a peu et en peu d’étants. Dans les étants, en effet, il est chez ceux dans lesquels se trouve le nonéternel, c’est-à-dire ce qui est autour de la terre1, et ce lieu est très petit en comparaison du monde entier2 ; si, en effet, la Terre occupe, selon les astronomes, un point par rapport à tout l’univers, si le non-étant est autour d’elle et de ce qui est dessus, il y en aura vraiment peu, et il est en quelque sorte dans ces choses de façon indistincte (3mudr²V) et il n’y en a pas beaucoup. En effet parmi les étants en devenir, il y a, d’un côté, ce qui est le plus souvent, dont la nature est cause, mais il y a, d’un autre côté, tout ce qui est affranchi [172, 1] de la puissance de la nature par rapport au fait de produire par nécessité ce qui se produit selon elle, c’est-à-dire ce qui est le moins souvent, où il y a ce qui peut aussi se produire autrement3, et c’est autour de cela que se trouve 1. En supprimant la parenthèse de Bruns. 2. Voir Métaphysique, G, 5, 1010 a 29. 3. En supprimant la parenthèse de Bruns.

MEP.indd 116

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:07:56

reimp44892_int_117 Page 117

ALEXANDRE D’APHRODISE

117

justement le défaut de force qui vient du non-étant. Par conséquent le non-étant n’est ni dans ce qui se produit par nécessité (c’est pourquoi le contingent non plus ), ni dans ce qui se produit le plus souvent, en tant qu’il est ainsi, mais dans leurs opposés : ce sont les choses qui arrivent le moins souvent ; parmi elles se trouvent les choses de la fortune (t1 tuchr0), celles du hasard et celles qui, à proprement dit, dépendent de nous. En effet, les choix dont la nature ou l’éducation et les habitudes sont les causes, on dit qu’ils dépendent de nous (CfB Tmbn) au sens où ils se produisent à travers nous (diB Tm²n), 1 ceux qui sont sans cause du fait du non-étant, ceux-là préservent ce qui, à proprement dit, dépend de nous de cette façon, en se produisant à cause d’un défaut de force de la nature. Tel est ce qui dépend de nous : ce dont celui qui en a fait le choix aurait pu choisir aussi l’opposé. Le fait donc que, à cause de l’existence (§parxin) du non-étant, la continuité des causes en nous soit complètement affaiblie maintient ce qui dépend de nous et celui-ci occupe cette place, en devenant une cause là où la cause nécessaire a manqué à cause du mélange (mBxin) et de l’entrelacement (sumplokPn) du non-étant et de l’étant. [172, 15]

1. Le texte est corrompu.

MEP.indd 117

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:07:56

reimp44892_int_119 Page 119

PLOTIN

Plotin accomplit une percée décisive dans l’histoire philosophique du non-être dans la mesure où il définit une nouvelle manière de différer par rapport à l’être. Avant Plotin en effet, on peut schématiquement repérer deux modes principaux du non-être. Tout d’abord, le néant pur, qui n’est absolument rien, et est donc totalement étranger, extérieur à l’être : c’est le non-être que Parménide situe dans la « seconde voie », par opposition à la voie de l’être, et qu’il décrit comme inconnaissable et incompréhensible. Ensuite, le non-être représenté par l’autre du Sophiste de Platon : il ne s’agit plus du « contraire » de l’être, mais d’un genre qui est différent du genre de l’être, tout en n’étant pas rien. Plotin n’ignore certes pas ces deux formes de non-être. Il décrit la première, le néant pur, comme « non-être total » (mQ un dA unti tq pantel²V mQ un, I, 8 (51), 3, 6-7 ; VI, 9 (9), 11, 35-38), mais il ne fait jamais que l’évoquer en passant sans y attarder sa réflexion. La seconde forme, l’altérité, revêt plus d’importance : pour en parler, Plotin privilégie l’exemple tiré du Sophiste de la différence entre le repos et le mouvement (I, 8 (51), 3, 7-8 ; III, 6 (26), 7, 12). Dans la perspective plotinienne, il s’agit d’une altérité intelligible, interne à l’être, qui permet de distinguer entre elles les différentes Formes qui peuplent l’Intellect, second principe divin. Il y a là une claire filiation entre l’autre platonicien qui circule entre les grands genres, et l’altérité intelligible plotinienne qui distingue les différents êtres intelligibles.

MEP.indd 119

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:08:03

reimp44892_int_120 Page 120

120

POLYSÉMIES DU NON-ÉTANT DANS LA PHILOSOPHIE ANTIQUE

Mais Plotin ne s’en tient pas là. Il tire profit de sa doctrine de l’émanation, qui fait dériver la totalité du réel d’un unique principe, pour mettre en avant deux nouvelles formes de non-être : celle de l’Un, premier principe, qui n’est pas, parce qu’il est au-delà de l’être, et celle de la matière, qui n’est pas non plus, parce qu’elle est en deçà de l’être. Désormais, n’être pas, ou être autre que l’être, ne signifie plus seulement n’être rien, comme le voulait Parménide, ou tisser une relation d’être à être, de Forme à Forme, comme l’entendait Platon, mais aussi être supérieur à l’être ou être inférieur à lui. Il y a là ce qu’on peut appeler un mode vertical d’altérité qui s’appuie sur la hiérarchie des principes instituée par la philosophie plotinienne. L’être se trouve donc bordé par un point d’origine et un point d’extinction, l’Un et la matière, qui tous deux ne sont pas l’être, mais qui pour autant ne sont pas rien. Cependant, même si Plotin emploie lui-même certaines expressions similaires pour tenter de rendre compte de l’un et de l’autre, la symétrie entre ces deux non-êtres s’avère trompeuse : l’Un diffère de l’être tout autrement que ne le fait la matière. Mieux : il s’agit là de deux modes antithétiques de différence. L’Un en effet est non-être parce qu’il est unité absolue, simplicité pure, par opposition à la multiplicité de déterminations inhérente à l’être. Ainsi dans le traité VI, 9 (9), Plotin souligne-t-il à propos de l’absence totale de détermination de l’Un : « Il est sans forme antérieur à la forme de toute chose, antérieur au mouvement, antérieur au repos. Car ces propriétés sont relatives à l’étant1, elles le rendent multiple » (3, 43-45). Être reviendrait, pour le premier principe, à déchoir de sa simplicité, à entrer dans la détermination, à assumer la multiplicité de traits et de propriétés qui définissent tout être. À partir du moment, par conséquent, où il maintient rigoureusement l’unité et la simplicité absolues du premier principe, Plotin ne peut que lui refuser l’être. Il refuse certes aussi l’être et la détermination à la matière, à l’autre bout de la hiérarchie du réel, mais c’est pour des raisons inverses. La matière est en effet multiplicité pure, elle est altérité en soi (a£toeterpthV, II, 4 (12), 13, 1. Nous avons, dans nos traductions, préservé la distinction entre l’ « étant », tq un, et l’ « être », tq einai, mais Plotin ne fait pas de réelle distinction conceptuelle entre ces deux termes.

MEP.indd 120

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:08:10

reimp44892_int_121 Page 121

PLOTIN

121

18) : rien n’y diffère de rien, parce que pour différer, il faut avoir la consistance et l’unité minimales d’un être. L’indétermination de la matière est privée de cette unité minimale qui lui ouvrirait l’accès à l’être. Si donc c’est par son unité absolue que le premier principe se distingue de l’unité multiple de l’étant, c’est, à l’inverse, par sa multiplicité sans limite que la matière s’en différencie : on a bien là affaire à deux modes opposés d’écart vis-à-vis de l’étant. Aussi Plotin souligne-t-il que l’Un et la matière « sont situés à distance maximale l’un vis-à-vis de l’autre » (I, 8 (51), 6, 54). Pour marquer cette distance, et établir une relation de contrariété entre les deux extrêmes situés de part et d’autre de l’être, Plotin ne craint pas d’affirmer qu’ils constituent « deux principes, l’un des maux, l’autre des biens » (I, 8 (51), 6, 33-34). Ne se situe-t-on pas alors dans le cadre d’un dualisme, où s’opposeraient deux principes dont chacun aurait son efficace propre ? Une nouvelle fois, il ne faut pas se laisser abuser par l’apparent parallélisme entre les deux non-êtres. Dans le même traité en effet, Plotin souligne avec une netteté dont il ne fait pas toujours preuve ailleurs, le caractère engendré de la matière (I, 8 (51), 7, 16-23 ; 14, 51-53). Le seul et véritable principe est donc l’Un au-delà de l’être, puisque c’est de lui que découlent ultimement à la fois la totalité de l’être et la matière inférieure à l’être. Si la matière peut être dite « principe » des maux, ce n’est donc qu’en un sens second et dérivé. Il ne saurait dès lors y avoir de véritable dualisme, puisqu’il n’y a aucune commune mesure entre l’Un, non-être inengendré qui engendre toutes choses, et la matière, non-être engendré qui n’engendre rien. On ne saurait trop souligner l’originalité de Plotin et le caractère novateur de sa conception hiérarchisée, verticale, du non-être, qui peut être saisi d’un côté comme supérieur à l’être et de l’autre comme inférieur à lui. Certes Platon avait dans la République défini l’Idée du Bien comme ce qui est « au-delà de l’essence par son caractère vénérable et sa puissance » (VI, 509 b 9). Mais il s’agissait précisément d’une cd@a, d’une Idée ou d’une Forme, ce que refuse catégoriquement Plotin pour qui le Bien ou l’Un (ces deux termes désignant le même principe) doit être saisi comme « sans forme » (3neBdeon), comme antérieur à toute Forme (VI, 9 (9), 3, 43-44). En outre, l’Idée du Bien est dite dans la République être « le plus manifeste

MEP.indd 121

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:08:10

reimp44892_int_122 Page 122

122

POLYSÉMIES DU NON-ÉTANT DANS LA PHILOSOPHIE ANTIQUE

des êtres » (VII, 518 c 9) et « le meilleur parmi les êtres » (VII, 532 c 5-6). La différence avec Plotin est donc essentielle : celui-ci fait du premier principe ce qui « n’est pas même étant » (VI, 9 (9), 3, 37), voire ce qui peut être appréhendé comme le « rien » relativement à ce dont il « est le principe » (III, 8 (30), 10, 28). Il revient à Plotin d’avoir radicalisé l’Cp@keina de la République, au point d’exclure le premier principe du champ de l’être, ce qui n’était pas le cas dans la philosophie platonicienne. C’est donc bien Plotin qui inaugure le geste de poser le non-être comme origine de l’être. Ce geste a eu une postérité philosophique considérable dans l’Antiquité tardive, dans la philosophie médiévale, mais aussi à la Renaissance, et jusque dans l’Idéalisme allemand (avec notamment la philosophie de Schelling). L’originalité de Plotin par rapport à la tradition antérieure n’est d’ailleurs pas moindre en ce qui concerne la manière dont il définit le non-être propre à la matière. Il est certain là encore que Plotin hérite sur ce point de concepts déjà forgés par ses prédécesseurs : on peut penser par exemple à la notion de privation (st@rhsiV) déjà présente dans la philosophie d’Aristote. Mais Plotin ne reprend ce concept que pour le retourner d’une certaine façon contre son origine aristotélicienne. Selon Aristote, en effet, il est nécessaire de distinguer trois principes qui concourent à la génération dans la réalité sensible : un sujet, qui est la matière, et deux contraires qui sont la forme et la privation (Physique, I, 7, 190 b 29 191 a 3). Ainsi par exemple, le changement de l’homme inculte en l’homme cultivé suppose-t-il à la fois la privation initiale du cultivé, la forme du cultivé qu’il s’agit d’acquérir et le support de ce changement qui est la matière. Plotin cependant conteste une telle tripartition des principes du changement dans le monde physique : selon lui, ce n’est pas trois mais seulement deux principes qu’il faut poser pour rendre raison de la génération sensible (Plotin est fidèle en cela au platonisme auquel s’en prend Aristote en Physique, I, 9). En ce sens, la privation ne doit pas être distinguée du substrat, de la matière : Plotin affirme très clairement dans le traité II, 4 (12) que la matière est « identique à la privation » (16, 3). Il fait coïncider ainsi, au sein de la réalité sensible, la relation de privation d’une détermination, d’une forme, et la fonction de support de la détermination virtuelle : c’est précisément parce qu’elle est en elle-même privation de l’être intelligible, et non simplement support qui sous-tend la priva-

MEP.indd 122

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:08:16

reimp44892_int_123 Page 123

PLOTIN

123

tion, que la matière peut aux yeux de Plotin être dite « véritablement nonétant » (III, 6 (26), 7, 12-13). L’âme ne reste d’ailleurs pas totalement indemne face au non-être de la matière. Plotin souligne à plusieurs reprises que l’âme risque d’être affectée par la matière (p0scei p0qoV, II, 4 (12), 10, 21 ; 23), ce qui ne serait pas le cas si cette dernière n’était rien, si elle s’identifiait au pur néant. Il va même jusqu’à dire que si l’âme « a appliqué la forme des choses à la matière » (c’est-à-dire a produit les corps) « c’est parce qu’elle souffrait de l’indéterminé (3lgo¢sa tZ 3orBstY), comme si elle avait peur (ojon fpbY) de rester à l’extérieur des étants et qu’elle ne supportait pas de demeurer longtemps dans le non-étant » (II, 4 (12), 10, 31-33). Il serait tentant de rapprocher cette « souffrance » éprouvée par l’âme face à l’indéterminé, et cette « peur » face au non-être matériel, de ce que Heidegger décrit sous la forme de l’ « angoisse » face au néant. Mais cette comparaison trouve immédiatement sa limite : Heidegger soutient en effet que « le rien » qui est « l’autre pur et simple de tout étant », « déploie son essence comme Qu’est-ce que la Métaphysique ?). L’angoisse heideggéL’angoisseà heideggérienne face au néant s’avère en définitive l’être »»11. (Postface rienne au de néant s’avère ende définitive un modeplotinienne de dévoilement être unface mode dévoilement l’être. Laêtre souffrance face de au l’être. La matériel souffrance plotinienne face àau non-être matériel renvoie en non-être renvoie en revanche l’épreuve éthique du mal absolu, qui est leàterme ultime en deçà deabsolu, l’étant.qui Lorsqu’il est question revanche l’épreuve éthique du mal est le terme ultime en pour deçà Plotin de décrire ce qu’éprouve de l’étant, à savoir de l’étant. Lorsqu’il est questionl’âme pourquand Plotinl’origine de décrire ce qu’éprouve l’Un, se manifeste à elle, il s’agit àd’une autre tonalité affective la l’âme quand l’origine de l’étant, savoirtout l’Un, se manifeste à elle, ilque s’agit peur ou l’angoisse : « Comme saisie, par l’enthousiasme, d’une tout autre tonalité affective queravie la peur ou l’angoisse : « Comme se trouve état de calme et de solitude [...],dans totalement saisie, raviedans par un l’enthousiasme, se trouve un état en de repos, calme devenue pour[...], ainsi dire elle-même repos » (VI, 9 (9), 11,dire 12-16). Alors et de solitude totalement en repos, devenue pour ainsi elle-même donc qu’à travers l’angoisse, l’expérience du néant ouvre repos » (VI, 9 (9), 11, 12-16). Alors heideggérienne donc qu’à travers l’angoisse, une voie d’accès vers la saisiedu de néant l’être, ouvre Plotinune creuse abîme vers entrelal’affect l’expérience heideggérienne voieund’accès saisie souffrance ou de launpeur éprouvé l’âmededevant le non-être de la l’être, Plotin creuse abîme entre par l’affect la souffrance ou de la matière et l’état reposdevant et de quiétude qui en elle peur éprouvé pardel’âme le non-être derègne la matière et face l’étatau denon-être repos et l’Un, premier principe. de quiétude qui règne en elle face au non-être de l’Un, premier principe. Laurent Lavaud. 1. Heidegger, Postface à « Qu’est-ce que la métaphysique ? », in Questions, I, trad. R. Munier, Paris, Gallimard, 1968, p. 76.

MEP.indd 123

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:08:16

reimp44892_int_124 Page 124

124

POLYSÉMIES DU NON-ÉTANT DANS LA PHILOSOPHIE ANTIQUE

BIBLIOGRAPHIE

Nous avons traduit, sauf exception indiquée en note, le texte grec édité par Henry et Schwyzer (= HS), publié en trois volumes à Oxford, Clarendon Press, 1964-1982. Traductions récentes Traité 9 (VI, 9) : Fronterotta F., traité 9 dans Plotin. Traités 7-21, sous la dir. de L. Brisson et J..F. Pradeau, Paris, Flammarion, 2003. Hadot P., Plotin. Traité 9, Paris, Cerf, 1994. Meijer P. A., Plotinus on the Good or the One (Enneads VI, 9). An Analytical Commentary, Amsterdam, Gieben, 1992. Traité 12 (II, 4) : Dufour, R., traité 12 dans Plotin. Traités 7-21, sous la dir. de L. Brisson et J..F. Pradeau, Paris, Flammarion, 2003. Narbonne J.-M., Plotin. Les deux matières, Paris, Vrin, 1993. Traité 26 (III, 6) : Fleet B., Plotinus. Ennead III. 6. On the Impassivity of the Bodiless, Oxford, Clarendon Press, 1995. Laurent J., traité 26 dans Plotin. Traités 22-26, sous la dir. de L. Brisson et J..F. Pradeau, Paris, Flammarion, 2004. Traité 30 (III, 8) : Deck J. N., Nature, Contemplation and the One, Toronto, University Press, 1967. Prudeau J.-F., traité 30 dans Plotin. Traités 30-37, sous la dir. de L. Brisson et J..F. Pradeau, Paris, Flammarion, 2006. Traité 51 (I, 8) : O’Meara D., Plotin. Traité 51, Paris, Cerf, 1999. Études Aubenque P., « Plotin et le dépassement de l’ontologie grecque classique », dans Le néo-platonisme, Paris, Éd. du CNRS, 1971, p. 101-109. Bréhier E., « L’idée du néant et le problème de l’origine radicale dans le néoplatonisme grec », Revue de métaphysique et de morale, 26, 1919, p. 433-475. Breton S., Matière et dispersion, Grenoble, Jérôme Millon, 1993.

MEP.indd 124

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:08:24

reimp44892_int_125 Page 125

PLOTIN

125

Chrétien J.-L., « Les prestiges pris à revers », La voix nue, Paris, Minuit, 1990, p. 175-208. Narbonne J.-M., « Le non-être chez Plotin et dans la tradition grecque », Revue de philosophie ancienne, X, 1, 1992, p. 115-133. O’Brien D., « Le non-être dans la philosophie grecque : Parménide, Platon, Plotin », dans Études sur le Sophiste de Platon, sous la dir. de P. Aubenque, Naples, Bibliopolis, 1991, p. 317-364. O’Meara D., « La question de l’être et du non-être des objets mathématiques chez Plotin et Jamblique », Revue de théologie et de philosophie, 122, 1990, p. 405416. Rist J. M., « The Indefinite Dyad and Intelligible Matter in Plotinus », Classical Quarterly, 12, 1962, p. 99-107.

MEP.indd 125

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:08:24

reimp44892_int_126 Page 126

TRAITÉS 9, 12, 26, 30 ET 51 (EXTRAITS)

I. Le non-être de la matière Texte 1 : traité II, 4 (12), Des deux matières, chap. 10 : — Quelle est donc l’absence de grandeur que je penserai dans la matière ? — Mais quelle est l’absence de qualité que, de quelque manière que ce soit, tu penseras ? Et quelle pensée est-ce, et quelle saisie intuitive de l’intelligence ? Une indétermination. Car si le semblable est connu par le semblable, l’indéterminé aussi est connu par l’indéterminé. Il peut donc y avoir un discours déterminé au sujet de [5] ce qui est indéterminé, mais la saisie intuitive portant sur ce qui est indéterminé est indéterminée. S’il est vrai que chaque chose est connue par un discours et une pensée intellective, dans le cas qui nous occupe, le discours dit manifestement ce qu’il dit au sujet de la matière, alors que la saisie intuitive qui veut être une pensée n’est pas une pensée, mais comme une absence de pensée, ou plutôt, la représentation de la matière sera bâtarde et non légitime, composée d’un élément qui n’est pas vrai, [10] et d’un discours qui accompagne ce premier élément. Et sans doute est-ce en observant ce fait que Platon a dit que la matière pouvait être saisie par un « raisonnement bâtard »1. — Quelle est donc l’indétermination de l’âme ? Est-elle une ignorance totale, au sens d’une absence de pensée ? — Ce caractère indéterminé consiste plutôt en une forme d’affirmation, et, de même que l’obscurité est pour l’œil une matière lorsqu’aucune couleur n’est visible2, [15] de même l’âme, elle aussi, lors1. L’expression « raisonnement bâtard » est tirée du Timée où Platon affirme que la c°ra, l’ « emplacement » où les objets sensibles apparaissent, doit être saisie par un « raisonnement bâtard privé de perception » (52 b 2). 2. Nous suivons ici la suggestion de R. Dufour selon laquelle l’expression pantqV 3or0tou cr°matou (l. 14) doit être comprise comme un génitif absolu.

MEP.indd 126

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:08:32

reimp44892_int_127 Page 127

PLOTIN

127

qu’elle supprime tout ce qui sur les objets sensibles est analogue à la lumière, dans la mesure où elle n’est plus capable de déterminer ce qui reste, est semblable à cette vision dans l’obscurité : elle est alors d’une certaine façon devenue identique à ce que, pour ainsi dire, elle voit. — Elle voit donc quelque chose ? — Elle voit ceci : comme une absence de figure et une absence de couleur et quelque chose qui est privé de lumière et, en outre, dénué de grandeur. Et si ce n’est pas ainsi qu’elle voit, [20] elle produira déjà une forme. — L’âme ne subit-elle pas la même affection que lorsqu’elle ne voit rien ? — Non, mais lorsqu’elle ne voit rien (mhd@n), elle ne dit rien, ou plutôt elle n’est affectée par rien. En revanche, quand elle voit la matière, l’âme subit une affection qui est comme l’empreinte1 de l’informe. Car lorsqu’elle pense les choses qui ont reçu une forme et une grandeur, elle les pense en tant que composées, puisqu’elle les pense comme les choses [25] qui ont reçu une couleur, et de façon générale, une qualité. Elle pense par conséquent le tout, et pense ensemble les deux éléments qui le composent. Et la pensée ou la perception des caractères qui sont superposés est claire, alors que celle du substrat, de l’informe, est obscure. Car ce dernier n’est pas une forme. Par conséquent, ce que l’âme appréhende dans le tout et le composé en lien avec les caractères superposés, une fois que l’âme a analysé et séparé ces caractères, ce qui résulte du [30] raisonnement, c’est cela que l’âme pense obscur obscurément, ténébreux de façon ténébreuse, et pense tout en ne le pensant pas. Et puisque la matière elle-même n’est pas restée amorphe, mais qu’elle a reçu une forme dans les choses, l’âme elle aussi a appliqué la forme des choses à la matière, parce qu’elle souffrait de l’indéterminé, comme si elle avait peur de rester à l’extérieur des étants [35] et qu’elle ne supportait pas de demeurer longtemps dans le non-étant. 1. Le terme de tApon, d’ « empreinte », ici employé par Plotin, est d’origine stoïcienne. Dans le traité III, 6 (26) cependant, Plotin critique l’usage que font les Stoïciens de la notion d’empreinte pour définir la perception sensible : l’âme étant à ses yeux incorporelle, elle ne saurait recevoir une « empreinte » des objets extérieurs au sens où le ferait la cire marquée par un sceau (voir en particulier 3, 27-35).

MEP.indd 127

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:08:32

reimp44892_int_128 Page 128

128

POLYSÉMIES DU NON-ÉTANT DANS LA PHILOSOPHIE ANTIQUE

Texte 2 : II, 4 (12), chap. 16 : — La matière, dès lors, est-elle quelque chose d’identique à l’altérité ? — Non, mais elle est identique à la partie de l’altérité qui est opposée aux étants au sens propre1, c’est-à-dire aux raisons2. C’est pourquoi, tout en étant non-étant, elle est de cette manière un certain étant et est identique à la privation3, si la privation est opposition aux étants qui sont dans une raison. — Par conséquent, [5] la privation sera détruite à l’approche de ce dont elle est la privation ? — Nullement. Car le réceptacle d’une disposition n’est pas une disposition, mais une privation, et le réceptacle d’une limite n’est pas ce qui est limité, ni même la limite, mais l’illimité en tant qu’illimité. — Comment donc la limite ne détruira-t-elle pas la nature de l’illimité en s’approchant, et cela, alors même qu’il n’est pas [10] illimité par accident ? — S’il était illimité selon la quantité, elle le détruirait. Or en fait, il n’en va pas ainsi, mais, au contraire, la limite préserve l’illimité dans l’être4. Ce qu’est en effet l’illimité par nature, la limite le porte à l’acte et à l’achèvement, comme le non-ensemencé, lorsqu’il est ensemencé. De même lorsque la femelle est ensemencée par le mâle, [15] elle n’est pas 1. Cette expression vient du Sophiste de Platon, qui distingue au sein du genre de l’autre « la partie de l’autre qui s’oppose à l’étant de chaque objet » (258 e 1-3). Mais Plotin, tout en citant ici Platon, s’en écarte sensiblement. L’analyse platonicienne avait pour but de définir les conditions d’intelligibilité des genres : l’autre, en s’opposant à l’étant, est aussi ce qui le détermine et le rend pensable, ce qui est la source de son intelligibilité. L’autre absolu de la matière plotinienne est une privation de l’étant et de la forme intelligible : loin donc de rendre l’étant pensable, il est pure négation de son intelligibilité. 2. Cette identification des « étants au sens propre » aux « raisons » est plutôt surprenante. On s’attendrait, en effet, à ce que ce soient les Formes, situées au niveau de l’Intellect second principe, qui assument ce rôle : les raisons (lpgoi) ne sont que les reflets, au niveau de l’âme, de ces Formes intelligibles. 3. L’identification de la matière à la privation s’oppose implicitement à Aristote, selon lequel la matière est le support des contraires constitués par la privation et par la forme (Physique, I, 7, 190 b 29 - 191 a 3). Pour Aristote par conséquent il faut clairement distinguer la matière et la privation, ce que conteste ici précisément Plotin (voir sur ce point notre présentation). 4. On peut comprendre cette phrase ainsi : le lógos est la limite qui, en donnant à la matière une forme, produit le corps. Le lógos par conséquent, en tenant la matière « captive » (selon l’expression employée en VI, 6 (34), 3, 18) dans le corps la « préserve dans l’être ».

MEP.indd 128

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:08:39

reimp44892_int_129 Page 129

PLOTIN

129

détruite, mais son caractère féminin s’en trouve accru, ce qui veut dire qu’elle devient davantage ce qu’elle est. — La matière est-elle aussi un mal, alors qu’elle participe au bien1 ? — Elle est un mal du fait qu’elle a eu besoin du bien. Car elle ne le possédait pas. Ce qui en effet manque de quelque chose, alors qu’il possède autre chose, peut sans doute tenir le milieu entre le bien et le mal, s’il se tient d’une certaine façon à égale distance des deux termes. Mais ce qui ne possède rien [20] parce qu’il est dans la pauvreté, ou plus précisément parce qu’il est pauvreté2, est nécessairement un mal. Car il ne s’agit pas là d’une pauvreté relative à la richesse, mais d’une pauvreté en sagesse, en vertu, en beauté, en force, en figure, en forme, en qualité. Comment donc ne serait-ce pas quelque chose de difforme ? Comment ne serait-ce pas quelque chose de totalement laid ? Comment ne serait-ce pas totalement un mal ? Cette [25] matière, celle qui est là-bas, est un étant3. Car ce qui est antérieur à elle est au-delà de l’étant. Mais la matière qui est ici, ce qui est avant elle est un étant. Elle n’est donc pas elle-même un étant par conséquent, puisqu’elle est quelque chose d’autre, situé à la suite de la beauté de l’étant. 1. Ici encore, on peut interpréter la « participation » de la matière au bien dans le sens de la production des réalités sensibles : la matière, en reflétant sur elle les raisons des corps, « participe » d’une certaine façon à l’intelligible et donc au bien. Une telle participation ne va pas cependant sans poser des difficultés puisque, même dans le corps, la matière reste totalement étrangère, extérieure aux lógoi intelligibles. Aussi Plotin souligne-t-il un peu plus loin que la matière est « totalement un mal » (l. 20-21) au sens où elle est défaut absolu du bien. Plotin avait d’ailleurs bien conscience des problèmes posés par l’idée d’une « participation » de la matière aux lógoi, puisqu’il dira au chapitre 14 de ce même traité que la matière « participe sans participer » (l. 21-22). 2. Le terme grec ici employé est penBa. Plotin s’appuie implicitement sur le mythe de la naissance d’Éros, exposé dans le Banquet de Platon, selon lequel Éros est fils de Pénia, la pénurie ou la pauvreté, et de Poros, la ressource ou l’expédient (Banquet, 203 c-d). Plotin donne ici une interprétation métaphysique au mythe : si la matière se trouve identifiée à Pénia, la pauvreté, par voie de conséquence Poros sera le lógos intelligible et Éros, engendré par leur union, la réalité sensible. Une telle interprétation était relativement courante (voir par exemple le chap. LVII du traité Sur Isis et Osiris de Plutarque). Mais Plotin, dans le traité III, 5 (50) rejettera cette interprétation du mythe en faisant de Pénia non plus la matière du sensible, mais une « matière intelligible » (6, 45). 3. La matière qui est « là-bas » est la matière intelligible par opposition à la matière « ici » qui est la matière du sensible. La première, située dans l’Intellect, est le substrat des Formes ; elle a donc la même consistance ontologique qu’elles. La seconde en revanche est inférieure à l’étant et n’est donc « pas elle-même un étant » (l. 26).

MEP.indd 129

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:08:39

reimp44892_int_130 Page 130

130

POLYSÉMIES DU NON-ÉTANT DANS LA PHILOSOPHIE ANTIQUE

Texte 3 : traité III, 6 (26), Sur l’impassibilité des incorporels, chap. 7 : Mais il faut revenir à la matière qui est substrat (tQn ¤pokeim@nhn), puis aux propriétés que l’on dit être sur elle : en partant de là, on saura que la matière n’est pas et qu’elle est impassible. Elle est donc incorporelle, puisque le corps est postérieur et composé, et [5] qu’elle produit ellemême le corps en étant combinée à autre chose. Ainsi a-t-elle reçu, comme l’étant, un qualificatif conforme à son caractère incorporel : chacun des deux, l’étant et la matière, sont autres que le corps. Mais dans la mesure où elle n’est ni âme, ni intellect, ni vie, ni forme, ni raison, ni limite – puisqu’elle est l’absence de limite –, ni puissance – que produirait-elle en effet ? – et [10] où elle a été entraînée, dans sa chute, hors de tout (¤perekpeso¢sa p0nta), ce n’est pas à bon droit qu’on la caractériserait comme étant, mais on pourra légitimement dire qu’elle est non-étant, et ce non pas comme le mouvement est non-étant, ou le repos est nonétant1, mais elle est véritablement non-étant (3lhqin²V mQ un), image et apparence de la masse, aspiration à la subsistance (¤post0sewV EfesiV), elle demeure sans être en repos, est invisible par elle-même, fuit [15] celui qui veut la voir, survient quand on ne la regarde pas, tout en n’étant pas visible aux yeux de celui qui la fixe ; elle fait constamment apparaître les contraires à sa surface, petit et grand2, moins et plus, en étant dans le défaut et dans l’excès, elle est une image qui ne reste pas en place tout en étant incapable de fuir. Pas même cela en effet, elle n’en a la force, puisqu’elle ne reçoit pas [20] cette force de l’Intellect, mais que la totalité de l’étant lui fait défaut (ClleByei to¢ untoV pantqV). C’est pourquoi elle ment en tout ce qu’elle promet : si elle apparaît grande, elle est petite, si elle semble davantage, elle est moins, et l’étant qui est le sien dans l’apparaître n’est pas un étant, mais comme un jeu fugace. Par conséquent les choses 1. Selon le Sophiste de Platon, le genre du mouvement et celui du repos sont « non-étants » dans la mesure où ils sont autres que le genre de l’étant (256 d-e). Le non-étant propre à la matière ne doit pas être confondu pour Plotin avec cette première forme de non-étant : la matière n’est pas simplement « autre » que l’étant, elle est aussi inférieure à lui, elle est privation de l’étant. C’est en ce sens qu’elle est « véritablement non-étant ». 2. Selon Aristote, l’expression « petit et grand » sert chez les Platoniciens à désigner la « dyade indéterminée », à savoir le principe matériel opposé à l’Un (Métaphysique, A 6, 987 b 20 et 7, 988 a 13-14 et 26).

MEP.indd 130

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:08:46

reimp44892_int_131 Page 131

PLOTIN

131

qui semblent naître en elle sont des jeux, des images dans une image, [25] exactement de la même façon que, dans un miroir, ce qui est situé quelque part apparaît ailleurs. Le miroir semble empli d’objets, alors même qu’il ne possède rien, et il semble être toutes choses. Donc « les choses qui entrent et qui sortent »1 dans la matière sont des copies des étants, et des images dans une image sans forme : du fait de son absence de forme, les objets visibles semblent produire un effet sur elle, [30] mais ils ne produisent rien du tout. Car ils sont impuissants, faibles et sans résistance. Mais puisque la matière n’offre pas non plus de résistance, ils la traversent sans la diviser, comme à travers de l’eau, ou comme si on introduisait des formes dans un prétendu espace vide2. Car inversement, si les objets visibles dans la matière étaient semblables à ceux à partir desquels ils sont venus jusqu’à elle3, on devrait sans doute leur attribuer [35] quelque chose de la puissance des originaux qui envoient ces objets dans la matière, et admettre que la matière pâtit de la puissance des objets visibles. Mais dans les faits, puisque autres sont les choses reflétées dans la matière, autres les choses que l’on voit en elle, on doit en conclure que l’affection de la matière est un mensonge, puisque ce qui apparaît en elle est mensonger, n’a aucune sorte de ressemblance [40] avec ce qui l’a produit. Étant en vérité faible et mensonger, mensonge tombé sur un mensonge, comme une image d’un songe, ou un reflet sur l’eau ou dans un miroir, l’objet visible laisse nécessairement la matière impassible – quoique dans ces comparaisons il subsiste une ressemblance entre les modèles représentés et leurs reflets visibles. Texte 4 : III, 6 (26), chap. 14 : — Comment donc ? S’il n’y avait pas de matière, rien ne subsisterait (o£dAn ¤p@sh un) ? — Non, pas plus qu’il n’y aurait d’image, s’il n’y avait de miroir, ou de réalité de cette sorte. Car ce dont la nature est d’advenir dans une autre chose n’adviendrait pas si cette autre chose n’existait pas. C’est bien là la 1. Il s’agit d’une citation du Timée « Les choses qui entrent et qui sortent sont des imitations des réalités éternelles » (50 c 4-5). 2. Plotin, fidèle en cela à la fois à Platon et à Aristote, refuse l’existence du vide. Il s’oppose ainsi à la tradition des atomistes. 3. Il s’agit des Formes intelligibles dont les corps ne sont que les images.

MEP.indd 131

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:08:46

reimp44892_int_132 Page 132

132

POLYSÉMIES DU NON-ÉTANT DANS LA PHILOSOPHIE ANTIQUE

nature de l’image : être en autre chose. Certes, si quelque chose [5] s’échappait des modèles producteurs1, cela existerait sans être en quelque chose d’autre. Mais puisque ces modèles restent en eux-mêmes, s’ils doivent apparaître en une autre chose, il faut que cette autre chose existe afin de leur fournir un siège sans qu’ils viennent en elle ; par sa présence, par son audace, et, pour ainsi dire, par son état de mendicité, par sa pauvreté, cette autre chose use d’une certaine façon de violence pour s’emparer de ce qui apparaît en elle, et elle se trompe, puisqu’elle ne s’en empare pas, de sorte que sa pauvreté demeure [10] et qu’elle est toujours réduite à la mendicité. Du fait de cette rapacité de l’existence de la matière, le mythe a fait de cette dernière une mendiante2 pour manifester sa nature, puisqu’elle est désertée du bien (3gaqo¢ ErhmoV). Le mendiant ne demande pas ce que possède celui qui donne, mais il se réjouit de ce qu’il peut recevoir : cela aussi montre bien que le modèle qui est reflété dans la matière est quelque chose d’autre. Et le nom qui lui est attribué3 indique qu’elle n’est pas [15] remplie par ce qu’elle reflète. En outre, le fait qu’elle s’unit à « Poros » ne signifie pas qu’elle s’unit à l’étant ou même à l’abondance mais à une chose pleine de ressources, ce qui veut dire : à l’intelligence de l’apparence4. Puisqu’il n’est pas possible que ne participe absolument pas à l’étant ce qui, bien qu’étant extérieur à l’étant, existe d’une certaine façon – car [20] c’est la nature de l’étant de produire des étants, – et puisque par ailleurs l’absolu non-étant (tq dA 1. Il faut comprendre : si la Forme, ou l’une de ses parties, descendait elle-même pour constituer une réalité inférieure, elle n’aurait pas besoin que la matière lui serve de réceptacle. Mais ce n’est pas le cas : la Forme ne descend pas, mais reste en elle-même. La réalité inférieure, à savoir le sensible, est constituée par un reflet ou une image de la Forme, et ce reflet requiert nécessairement un réceptacle pour exister. 2. On retrouve, comme dans le traité II, 4 (12), le mythe de la naissance d’Éros (Banquet, 203 c-d) appliqué à la matière : dans ce cadre, celle-ci se trouve identifiée à Penia, la pauvreté, qui s’unit à Poros, la ressource, l’expédient, pour engendrer Éros (voir n. 9). Voir le commentaire de ces lignes par Schelling, Les âges du monde, trad. P. David, Paris, PUF, p. 300-301. 3. Il s’agit de « Penia », la pauvreté. 4. L’expression sofBa to¢ fant0smatoV que nous avons traduite par « intelligence de l’apparence » est délicate à interpréter. On peut penser qu’il s’agit du dernier degré de l’intelligible, à savoir les lógoi qui informent les réalités sensibles, ces dernières étant désignées par le terme « apparence ». La matière-Pénia s’unit donc aux lógoi-Poros pour engendrer les corps.

MEP.indd 132

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:08:53

reimp44892_int_133 Page 133

PLOTIN

133

p0nth mQ un)1 ne se mélange pas avec l’étant, une chose extraordinaire se produit : il s’agit de la manière dont la matière participe sans participer, et dont elle obtient quelque chose de sa proximité avec l’étant, alors même qu’elle est incapable, pour ainsi dire, d’adhérer à sa nature. Ce qu’elle est supposée recevoir glisse donc comme renvoyé par une nature étrangère, de la même façon que l’écho glisse renvoyé par des surfaces lisses et unies : étant donné que le son n’y reste pas [25], par là même, on s’imagine qu’il est là-bas et qu’il vient de là-bas. Si donc la matière pouvait participer à l’étant et le recevoir, comme on peut le soutenir, ce qui s’approcherait sombrerait en étant englouti en elle. De fait, il apparaît que cela n’a pas été englouti, mais que la matière est restée la même en n’ayant rien reçu ; [30] elle s’oppose à la procession des réalités (t²n prosipntwn)2 comme un siège qui repousse celui qui s’y appuie, ou comme un réceptacle pour les réalités qui convergent en une même place et qui s’y mélangent. Il en va ainsi pour les objets polis que l’on dirige vers le soleil en cherchant à produire du feu, et pour les récipients que l’on remplit d’eau afin que la flamme empêchée par l’élément qui, à l’intérieur, lui est contraire, ne passe pas, mais se concentre à l’extérieur. C’est donc ainsi que la matière est cause du [35] devenir et c’est de cette manière que s’assemblent les choses assemblées en elle. Texte 5 : III, 6 (26), chap. 15 : Par conséquent, dans le cas de ces objets qui concentrent en eux le feu venu du soleil, puisque c’est d’un feu sensible qu’ils reçoivent le pouvoir d’enflammer ce qui est autour d’eux, il leur appartient à eux aussi d’être des objets sensibles. C’est pourquoi il est manifeste que les rayons concentrés leur sont extérieurs, [5] qu’ils leur sont contigus, proches, qu’ils les touchent, et possèdent deux extrémités. Cependant le principe 1. « L’absolu non-étant », le néant pur et simple ne doit donc pas être confondu avec ce qui est « véritablement non-étant » (III, 6 (26), 7, 12), à savoir la matière. 2. La notion de procession est l’une des clés de compréhension du néoplatonisme. Tout étant lorsqu’il atteint son point de perfection « procède », c’est-à-dire engendre à son image une réalité inférieure. Cette procession trouve son point limite dans la matière, qui n’a plus en elle la puissance nécessaire pour engendrer une autre réalité : aussi Plotin soutient-il ici que la matière, en tant que terme ultime, « repousse » la procession des étants qui lui sont supérieurs.

MEP.indd 133

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:08:53

reimp44892_int_134 Page 134

134

POLYSÉMIES DU NON-ÉTANT DANS LA PHILOSOPHIE ANTIQUE

rationnel qui se trouve sur la matière possède une autre forme d’extériorité. Car l’altérité de la nature de la matière est suffisante et n’a nullement besoin de deux extrémités ; bien plus, du fait de l’altérité de sa réalité, elle est entièrement étrangère à toute forme de limite, et parce qu’elle n’est apparentée à rien, elle reste sans mélange. [10] La raison pour laquelle elle reste ce qu’elle est, est la suivante : rien de ce qui entre en elle n’en retire un gain, et elle-même ne retire rien de ce qui entre. De la même façon, les opinions et les représentations ne se mélangent pas dans l’âme, mais s’en vont, chacune préservant1 ce qu’elle est isolément, sans rien emporter et sans rien laisser, puisqu’elles ne se sont pas mélangées. Et l’extériorité ne signifie pas que la représentation [15] repose sur l’âme, et que ce sur quoi elle se trouve est une réalité autre perceptible par la vue, mais c’est la raison qui exige une telle distinction. Dans cet exemple donc, la représentation est une image, alors que l’âme n’est pas une image, bien que la représentation semble la mener en tout sens et là où elle le veut ; en fait, elle n’en a pas d’autre usage que celui d’une matière ou d’une réalité analogue. Pourtant la représentation n’a pas caché l’âme, [20] puisqu’elle a souvent été repoussée par les activités de celle-ci, et pas même si elle était venue avec toute sa puissance, elle n’aurait fait que l’âme soit cachée et qu’elle soit elle-même représentée d’une façon ou d’une autre. Car l’âme possède en elle-même des activités et des principes rationnels contraires, par lesquels elle repousse ce qui s’approche d’elle. Mais la matière est beaucoup plus faible que l’âme quant à sa puissance, et elle ne possède [25] aucun des étants, ni un vrai, ni un faux qui lui appartiendrait en propre ; étant privée de tout, elle ne possède rien par quoi elle pourrait apparaître, mais elle est la cause par laquelle apparaissent les autres choses ; elle ne peut même pas dire ceci : « moi, je suis là », mais si un raisonnement en profondeur parvient quelquefois à la découvrir en la mettant à part des autres étants, il constate que c’est quelque chose d’abandonné de tous les étants et des apparences qui leur sont postérieures, [30] s’avançant vers toutes choses, et semblant tout autant les accompagner, qu’à rebours ne pas le faire. 1. Nous adoptons la correction proposée par Harder : snzousa au lieu de ´V o©sa (HS).

MEP.indd 134

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:09:00

reimp44892_int_135 Page 135

PLOTIN

135

Texte 6 : traité I, 8 (51), D’où viennent les maux ?, chapitre 6, 1359 : Et lorsque l’interlocuteur du dialogue affirme que les maux disparaîtront, « s’il peut [15] persuader les hommes de ce qu’il dit », Socrate soutient que « cela n’est pas possible », car les maux existent nécessairement, s’il est vrai qu’il faut qu’il y ait quelque chose de contraire au Bien1. Eh bien, le vice que l’on trouve en l’homme, comment serait-il d’une certaine façon contraire au Bien ? Car le vice est contraire à la vertu, et celle-ci n’est pas le Bien, mais [20] un bien, qui nous rend capables de dominer la matière. De plus, comment y aurait-il un contraire du Bien ? Car assurément il n’est pas qualifié. En outre, quelle nécessité y a-t-il à ce que partout où existe un des contraires, l’autre existe aussi ? Admettons que cela soit bien le cas : si l’un des contraires existe, son contraire existe aussi – de la même façon que si la santé existe, on admet que la maladie existe aussi – [25] cela n’a certes pas de nécessité. — On ne doit pas nécessairement dire que Platon soutient que cela est vrai de tout contraire ; mais il l’affirme à propos du Bien. — Cependant si le Bien est essence2, comment peut-il y avoir quelque chose qui lui soit contraire ? Ou encore, quel sera le contraire de ce qui est au-delà de l’essence ? — Eh bien, en ce qui concerne les essences particulières, le fait qu’il n’existe pas de contraire à l’essence a été établi de façon fiable par une [30] démonstration inductive. Mais pour une essence considérée en général, cela n’a pas été démontré. 1. Il s’agit du Théétète où Socrate réplique à Théodore que le Bien doit nécessairement avoir un contraire qui est le mal (176 a 3-8). Dans le texte de Plotin, quatre objections sont immédiatement présentées à cette thèse : le vice n’est pas le contraire du Bien, mais le contraire d’un bien particulier, qui est la vertu ; le Bien est au-delà de toute détermination et de toute qualification : comment peut-il dès lors avoir un contraire – la relation de contrariété ne suppose-t-elle pas la détermination des termes qu’elle oppose ? ; si un contraire existe, il n’est pas nécessaire que son terme opposé existe aussi ; si le bien est substance, ou est au-delà de la substance, il ne peut avoir de contraire, puisque la substance n’a pas de contraire (cette dernière affirmation est d’origine aristotélicienne, Catégories, 5, 3 b 24-25). 2. Cette hypothèse est celle de l’interlocuteur de Plotin, qui introduit par là l’objection aristotélicienne selon laquelle une substance (ou une essence) ne saurait avoir de contraire. Mais la position propre à Plotin concernant le Bien apparaît de fait avec l’interrogation qui suit : si le Bien est « ce qui est au-delà de l’essence », quel sera son contraire ? (l. 28).

MEP.indd 135

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:09:00

reimp44892_int_136 Page 136

136

POLYSÉMIES DU NON-ÉTANT DANS LA PHILOSOPHIE ANTIQUE

— Cependant qu’est-ce qui peut être contraire à l’essence universelle et en règle générale aux premiers principes ? — Ce qui est contraire à l’essence est la non-essence, et la nature contraire à la nature du Bien est celle qui est nature et principe du mal. Car il y a deux principes, l’un des maux, l’autre des biens1. Et tout ce qui est dans l’une des deux natures est [35] contraire à l’autre, de sorte que les deux totalités s’opposent, et ce dans une plus grande mesure que dans les autres formes de contraires. Les autres contraires s’opposent en effet ou bien au sein d’une même espèce, ou bien au sein d’un même genre, et ils relèvent d’un élément commun puisqu’ils participent à ce dans quoi ils sont. En revanche, les natures qui sont séparées de sorte que les éléments qui appartiennent à l’une en achevant de constituer ce qu’elle est, soient contraires aux éléments constitutifs de l’autre, [40] comment pourraient-elles former une « contrariété plus grande »2, si l’on entend par « contraires » les termes les plus éloignés l’un de l’autre ? De fait, à la limite et à la mesure, et à tout ce qui se trouve dans la nature divine3 sont contraires l’illimitation et l’absence de mesure et tout ce qui se trouve dans la nature mauvaise. Par conséquent, la totalité de l’une est contraire à la totalité de l’autre. Et la nature mauvaise possède l’être mensonger (tq einai dA yeudpmenon), et elle est ce qui est [45] premièrement et réellement mensonge, alors que l’être possède l’être vrai. De ce fait, de même que le faux est le contraire du vrai, de même aussi l’essence est contraire à l’essence de la mauvaise 1. Ici Plotin semble tout proche d’une forme de dualisme selon lequel deux principes d’égale puissance, l’un des maux, l’autre des biens, s’affronteraient dans le monde sensible. Mais il échappe en définitive au dualisme en faisant de la matière un terme engendré, qui n’a pas de puissance réelle et qui ne saurait donc absolument pas être situé sur le même plan que le Bien, seul véritable principe (voir sur ce point l’introduction). 2. Il s’agit là d’une citation d’Aristote, Catégories, 6, 6 a 17-18. 3. Il y a là une difficulté : la limite et la mesure sont des attributs propres à la substance intelligible, et non au Bien premier principe, qui est au-delà de la substance, et donc au-delà de la limite et de la mesure. Tout se passe comme si Plotin, entraîné par l’objection aristotélicienne selon laquelle il n’y pas de contraire à la substance, s’efforçait ici de démontrer que la matière est le contraire de la substance, au sens où elle est privation de toutes les déterminations de l’étant. Mais ce faisant, il sort du cadre de la contrariété posée au départ qui était constituée par l’opposition entre le Bien principe des biens, et la matière, principe des maux.

MEP.indd 136

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:09:09

reimp44892_int_137 Page 137

137

PLOTIN

nature1. Ainsi avons-nous montré que ce n’est pas dans tous les cas que l’essence ne possède pas de contraire. En outre, en ce qui concerne le feu et l’eau nous aurions admis qu’ils sont contraires, [50] si la matière en eux n’était pas quelque chose de commun, matière sur laquelle adviennent comme des accidents le chaud et le sec, l’humide et le froid. Mais s’ils existaient en eux-mêmes, en portant seuls à son achèvement leur propre essence sans avoir d’élément commun, il y aurait dans ce cas aussi contrariété, l’essence étant contraire à l’essence. Aussi les termes qui sont totalement séparés, qui n’ont rien [55] en commun et qui sont situés à distance maximale l’un vis-à-vis de l’autre, sont-ils contraires dans leurs natures, puisqu’en vérité la contrariété n’est pas ce qui rend une chose qualifiée, ou en général ce qui fait entrer une chose dans l’un des genres des étants, mais elle est ce par quoi des termes se trouvent le plus possible séparés l’un de l’autre, ce qui constitue des opposés et produit des termes contraires.

II. Le Non-être de l’Un Texte 7 : traité VI, 9 (9), Du Bien ou de l’Un, chap. 3, 36-54 : L’Un n’est donc pas même Intellect, mais il est antérieur à l’Intellect. Car l’Intellect est l’un des étants. Or l’Un n’est pas quelque chose (Ckebno d@ o¥ ti), mais il est antérieur à chaque chose. Il n’est pas même un étant (o£dA un). Car précisément l’étant possède comme la forme de l’étant, alors que l’Un est dénué de forme, même de forme intelligible. [40] En effet, la nature de l’Un, tout en étant génératrice de toutes choses, n’est rien de ce qu’elles sont. Il n’est par conséquent ni quelque chose, ni qualifié, ni quantifié, ni Intellect, ni âme. Et il n’est pas non plus en mouvement, ni au contraire en repos, il n’est pas dans un lieu, il n’est pas dans 1. Une telle affirmation, là encore, ne laisse pas de poser problème : à strictement parler la matière n’a pas d’ousia. Une nouvelle fois, le raisonnement de Plotin se laisse porter par la logique de la relation de contrariété : à la nature de l’étant intelligible doit s’opposer une nature contraire, ayant des déterminations opposées. Mais en toute rigueur, cette nature contraire constituée par la matière est une non-nature, puisqu’elle est privation de l’étant.

MEP.indd 137

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:09:10

reimp44892_int_138 Page 138

138

POLYSÉMIES DU NON-ÉTANT DANS LA PHILOSOPHIE ANTIQUE

un temps1, « mais il est lui-même en lui-même, en ayant la forme de l’unicité »2 ; ou plutôt il est sans forme, antérieur à la forme de toute chose, antérieur au mouvement, antérieur au repos. [45] Car ces propriétés sont relatives à l’étant, et elles le rendent multiple. — Mais s’il n’est pas en mouvement, comment donc n’est-il pas en repos ? — Parce que c’est pour l’étant qu’il est nécessaire d’être en repos ou en mouvement ou d’être les deux à la fois, et parce que le repos est en repos par participation au Repos sans lui être identique, de sorte que le repos sera un accident qui s’adjoint à lui, et il ne restera pas simple. C’est pourquoi dire qu’il est la cause revient [50] à ajouter un attribut non pas à lui, mais à nous, puisque c’est nous qui possédons quelque chose qui vient de lui, alors que celui-ci est en lui-même. Et il ne faut même pas dire « celui-ci », ni dire « est » si l’on parle avec exactitude, mais nous qui tournons d’une certaine façon autour de lui de l’extérieur, ce sont nos propres sentiments que nous voulons exprimer par des paroles3, parfois en nous en approchant, parfois en retombant loin de lui du fait des difficultés qui se présentent à son sujet. Texte 8 : VI, 9 (9), chap. 5, 24-41 Assurément, ce qui est antérieur [25] à ce qui est le plus précieux parmi les étants, – s’il est vrai qu’il doit y avoir quelque chose d’antérieur à l’Intellect (ti prq no¢) qui, même s’il veut être un, n’est pas un, mais est conforme à l’un (Dnoeido¢V), puisqu’il ne se disperse pas, mais reste réellement uni à lui-même sans se tenir à l’écart de soi, du fait qu’il est proche de l’Un et qu’il vient après lui ; cependant, il a eu d’une certaine façon l’audace de s’écarter de l’Un, – cette merveille qui est antérieure à 1. Plotin reprend ici les termes de la discussion menée dans la première hypothèse du Parménide (138 b 5-6 ; 131 a 5 ; 141 a 5). Pour pouvoir dire ce qu’est l’Un, le discours semble n’avoir ici d’autre ressource que de dire ce qu’il n’est pas, puisque l’Un en excédant toute détermination, déborde par là même tout discours positif à son sujet. 2. Il s’agit là d’une citation du Banquet (211 b 1), où cette expression s’applique à la Forme du Beau, et du Phédon (78 d 5-6). 3. Aucun discours positif au sujet de l’Un ne saurait l’atteindre tel qu’il est « en luimême ». On retrouvera cette idée exprimée dans le traité V, 3 (49) : « Nous pouvons dire quelque chose à son sujet, mais certainement pas dire ce qu’il est lui-même » (14, 1-2). Dès lors, tout discours sur le premier principe révèle plus la situation propre à celui qui parle vis-à-vis de l’Un, qu’il ne manifeste proprement ce qu’est ce premier principe.

MEP.indd 138

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:09:18

reimp44892_int_139 Page 139

PLOTIN

139

l’Intellect [30] est l’Un1, qui est non-étant (x mQ un Cstin), afin que l’Un ne soit pas, en ce cas aussi, l’attribut d’autre chose ; à la vérité, aucun nom ne lui convient, mais, s’il faut qu’on le nomme, on peut le nommer convenablement « Un », comme on le fait communément, mais pas comme s’il y avait quelque chose d’autre, et ensuite l’Un. D’ailleurs, il est difficile de le connaître par ce biais : on le connaît mieux par son produit qui est l’essence, [35] et c’est l’Intellect qui conduit à l’essence. Sa nature est telle qu’elle est source des meilleures choses, et puissance qui engendre les étants en restant en elle-même sans être diminuée, puisqu’elle n’est pas dans les choses qu’elle engendre. Aussi ce qui est antérieur à ces produits, jugeons-nous nécessaire de nous le désigner les uns aux autres [40] par le nom d’ « Un » afin que nous soyons conduits à une notion indivisible et que nous ayons le désir d’unifier notre âme. Texte 9 : traité III, 8 (30), Sur la contemplation, chap. 10 : — L’Un, qu’est-il donc ? — Il est puissance de toutes choses. S’il n’existait pas, la totalité des choses n’existerait pas non plus, et l’Intellect ne serait pas la vie première et totale. Mais l’Un est au-delà la vie, il est cause de la vie. Car l’activité de la vie qui est la totalité n’est pas première, mais elle s’écoule ellemême comme [5] à partir d’une source. [...] Et [20] en chaque chose il y a une forme d’unité vers laquelle on remonte, et cette dernière se ramène elle aussi tout entière à l’unité qui lui est antérieure, unité qui n’est pas absolument une, tant que l’on n’a pas atteint l’absolument un. Celui-ci en effet ne se laisse plus ramener à quelque chose d’autre. Mais si l’on saisit l’unité de l’arbre – celle-ci précisément est le principe qui reste en lui-même – l’unité du vivant, l’unité de l’âme [25] et l’unité de la totalité, on saisit à chaque fois ce qui a le plus de puissance et qui est le plus précieux. — Et si l’on saisit l’unité des étants qui existent en vérité, leur principe, leur source et leur puissance, nous méfierons-nous et supposeronsnous avoir saisi le rien (tq mhdAn ¤ponoPsomen) ? 1. Nous suivons, à la ligne 31, le texte du manuscrit A3, qui est aussi le texte suivi par Ficin.

MEP.indd 139

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:09:18

reimp44892_int_140 Page 140

140

POLYSÉMIES DU NON-ÉTANT DANS LA PHILOSOPHIE ANTIQUE

— En un sens1 il est n’est rien de ce dont il est le principe, et [30] l’on ne peut certes rien affirmer de lui, ni l’étant, ni l’essence, ni la vie, lui qui est de telle façon qu’il est au-delà de tout cela. Mais si tu le saisis en le dépouillant de l’être (3fel±n tq einai), tu seras émerveillé. Et lorsque tu t’élances vers lui et prends ton repos en lui, embrasse-le par la pensée de plus en plus intimement en le comprenant par une saisie intuitive, et en voyant sa grandeur par le biais des étants qui sont après lui et par lui. 1. En un sens seulement, puisque par ailleurs, Plotin peut dire que l’Un « est partout » (traité 13 (III, 9), 4).

MEP.indd 140

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:09:25

reimp44892_int_141 Page 141

P R O C L US

Proclus (né à Constantinople en 412 après J.-C., mort à Athènes en 485) incarne, avec Plotin, un moment majeur du néoplatonisme antique. Il a redonné ses lettres de noblesse à l’Académie d’Athènes, la rendant plus stable et plus influente qu’elle ne l’avait jamais été. Ce fut peut-être enfin, huit cents ans plus tard et durant quelques décennies, l’institution dont Platon avait rêvé. Néanmoins ce Diadoque (littéralement « héritier spirituel »), qui ne séparait pas enseignement de la lettre des textes et spéculation personnelle, ne se contenta pas de faire écho à la parole platonicienne en un temps où le flux du devenir emportait empires et nations. Il résista à la tentation du repli sectaire. Il ne se complut pas dans la célébration de la bienheureuse stabilité intelligible face aux maux de la génération. Nulle haine de l’ « ici » dans son amour du « là-bas ». La séparation des Formes à l’égard du sensible, voire du divin à l’égard des Formes, au contraire, fut pour Proclus l’occasion d’établir des médiations nouvelles, et donc de ré-enchanter le monde. Le monde méritait d’exister car il méritait d’être déchiffré. Ni ascèse plotinienne ni idolâtrie stoïcienne de la nature, la magie tint lieu d’éthique à Proclus. Aussi aima-t-il la terre de ses ancêtres, avec ses cultes et ses mythes, et tenta-t-il d’en protéger les rythmes fondamentaux, anticipation d’une perfection plus haute. La retraite proclienne vers le royaume des Formes se fit en bon ordre, pre-

MEP.indd 141

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:09:26

reimp44892_int_142 Page 142

142

POLYSÉMIES DU NON-ÉTANT DANS LA PHILOSOPHIE ANTIQUE

mière étape d’une contre-attaque plutôt que déroute. En effet, l’œuvre du Diadoque, tout comme sa vie passée au pied de l’Acropole où ne manque aucun acte pie de l’ancien paganisme, tend à récapituler l’ensemble des traditions philosophiques, voire l’ensemble de la culture hellène, incluant poésie et religion, car la beauté du monde sensible se mesure aussi aux traditions humaines qui ont cours en son sein. Le système de Proclus, ce n’est pas Platon dépouillé de l’ironie socratique et réduit en scolastique ; c’est une arche de Noé avant le déluge chrétien. Paradoxalement, ce souci de sauvegarde implique un dynamisme créateur : pour concilier Pythagore, Orphée, Hésiode, les Oracles chaldaïques, Parménide, Aristote et Platon, et les faire embarquer dans le même navire, il fallait inventer de nouveaux points de vue où disparaissent les contradictions qui avaient structuré l’histoire spirituelle de la Grèce. L’interprétation originale de Platon a donc été, pour Proclus, le moyen de trouver ces nouveaux points de vue. Platon a valu comme opérateur de synthèse et principe d’organisation, plus que comme doctrine particulière à privilégier par rapport aux autres. Proclus a compris que la vraie fidélité à Platon se jouait dans l’exercice autonome de la puissance dialectique, et non dans la répétition passive de certains de ses résultats. C’est pourquoi il a représenté et continue de représenter, en Occident, un maillon décisif de transmission platonicienne. Il nous a peut-être éloignés du Platon historique, mais il a accru notre désir de renouer avec l’origine, sans quoi toute recherche philologique eût été vaine. Or le néant (tq mQ un), littéralement « non-étant », est l’un des thèmes où Proclus s’est montré particulièrement inventif, et donc conciliateur, à la fois par rapport à l’histoire longue de la philosophie où prend place la série Parménide-Platon-Aristote, mais aussi par rapport à un contexte plus restreint, interne au néoplatonisme, où Plotin constitue le principal interlocuteur. Tandis que Parménide, à l’orée de la philosophie, avait refoulé le non-étant hors du langage et de la pensée, et que Platon, se retournant contre cette thèse fondatrice au risque de paraître parricide, avait réhabilité le non-étant aux côtés de l’étant, Proclus renverse la situation initiale et fait passer le non-étant au-dessus de l’étant. Mais les étapes antérieures ne sont pas pour autant annulées ; elles sont hiérarchisées. Proclus distingue plusieurs types de non-étant, dont chacun correspond à

MEP.indd 142

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:09:32

reimp44892_int_143 Page 143

PROCLUS

143

un auteur ou à un texte. Comme Parménide, il évoque un non-étant absolu qui n’offre aucune prise à la pensée, voire la met en danger, mais ce n’est plus le seul possible. Au-dessus, il y a désormais le non-étant comme altérité du Sophiste, qui participe à l’étant tout comme le Mouvement ou le Repos ; enfin, à partir du laconique « au-delà de l’essence » (Cp@keina tRV o£sBaV) – élargi en « au-delà de l’être » et « au-delà de l’étant » (Cp@keina to¢ einai, Cp@keina to¢ untoV) – qui caractérise le Bien dans la République de Platon1, combiné à la conclusion de la première hypothèse du Parménide ( « si l’un est un, l’un n’est pas » )2 telle qu’elle semble déjà interprétée par Plotin, Proclus construit un non-étant transcendant, antérieur à l’étant et cause de l’étant, existant davantage que l’étant, d’autant plus valorisé qu’il est moins documenté par la tradition ainsi censée se couronner. De sa quasi-absence dans les textes, on conclut qu’il en est le sens secret et ultime. Désormais, le fait de l’existence (§parxiV), vide de tout contenu ontique, sera réductible à l’acte mental qui le pose. Non que l’homme soit mesure de toute existence et non existence, mais l’âme n’est capable de poser des principes que parce qu’existe, en son fond, une semence de non-étant. D’où la possibilité d’une union mystique de l’âme avec le Premier dieu, lequel existe sans être. Cependant, pour Proclus, la mise en évidence de ce non-étant supérieur à l’étant ne traduit pas d’emblée une expérience psychique limite. 1. République, VI, 509 b. Voir Proclus, In Remp., I, 270 . 6, 271 . 19 et 277 . 24. Pour Proclus, l’einai ( « être » ) se tient manifestement du même côté que l’un ( « étant » ) par rapport à l’UnBien, ce qui rend vaine toute superposition de la différence ontologique thomiste ou heideggérienne à l’hénologie proclienne. « Non-étant » (mQ un), chez lui, ne signifie en aucun cas « être ». Réciproquement, « non-être » et « non-étant » sont quasi-synonymes, et les raisons de l’alternance entre ces deux expressions ne dépassent pas le cadre de la grammaire. L’action d’être se réalise dans l’étant et dans l’étant seulement ; elle n’a aucune subsistance propre. Et on ne peut, sur ce point, accuser Proclus d’avoir négligé la portée conceptuelle de l’opposition linguistique entre verbe et participe substantivé. Les Anciens avaient déjà formulé une différence entre un einai conçu comme acte même d’exister (ipsum esse), antérieur à tout sujet, et un un conçu comme ce qui reçoit cet acte dans les limites formelles d’une essence, différence que Proclus refuse en toute conscience de cause, ou du moins minimise (voir Marius Victorinus, Candidi Epist., I, 2, 18, cité et traduit par P. Hadot, 1973). Que le terme d’§parxiV, dans le cas de Proclus et de ses successeurs comme dans le cas des proto-thomistes, serve à désigner l’au-delà de l’étant ne doit pas faire illusion. Chez les premiers, cet au-delà est déterminé originairement comme un, alors que les seconds n’y voient qu’une indétermination d’être, un « ne pas être quelque chose », sans sortir du champ ontologique. 2. Voir Parménide, 141 e.

MEP.indd 143

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:09:33

reimp44892_int_144 Page 144

144

POLYSÉMIES DU NON-ÉTANT DANS LA PHILOSOPHIE ANTIQUE

C’est tout d’abord le fruit d’une nécessité logique, où la rationalité assume enfin l’intégralité de ses prérogatives. En effet, selon Proclus, la prémisse qui, pour ouvrir la dialectique hypothétique du Parménide, pose l’Un pur, différent de l’un-qui-est de la deuxième hypothèse, est valide par principe : le Sophiste a déjà suffisamment pourvu à son établissement lorsque l’Étranger, contre Parménide, distingue l’Un en soi de ce qui, « subissant » l’un, est unifié sans être l’Un lui-même1. Les conclusions qui sont tirées de l’hypothèse « si l’Un est un », quelque paradoxales qu’elle apparaissent, ne sauraient donc la remettre en cause. La série des conclusions ne constitue pas une série de tests pour mettre à l’épreuve la validité de l’hypothèse selon un processus inductif, mais déduit la série même des existences divines selon leur hiérarchie. Donc ces conclusions doivent être interprétées en un sens qui les rende logiquement acceptables. C’est ainsi que, contre toute attente, « l’Un n’est pas » est pris comme la marque d’une excellence suprême au lieu de constituer l’aporie – si l’Un n’est pas, finalement l’Un n’est pas même un et l’hypothèse initiale semble se contredire elle-même – qui devrait faire abandonner la première hypothèse et obliger à se lancer dans la deuxième. Désormais, malgré les apparences linguistiques, le non-étant peut ne plus se penser à partir de l’étant ; il peut ne plus se construire par l’adjonction d’une simple négativité à une substance en elle-même positive. L’étant n’est plus la donnée fondamentale par les modifications discursives de laquelle tout est engendré et conçu. Une autre immédiateté l’a remplacé. C’est l’étant qui va se penser à partir du « non » de « non-étant ». Certes, la conclusion « il n’est pas » récapitule toutes les négations prédicatives particulières qui constituent le corps de la première hypothèse du Parménide, mais elle ne se laisse pas épuiser par celles-ci. Il y a un saut qualitatif. Bien que dernière dans l’ordre des déductions, elle est première dans l’ordre des faits, voire transcendante : « À partir d’ici [les âmes divines ; voir la négation de la temporalité de l’Un dans la première hypothèse du Parménide, dernière négation avant celle de l’être], [Platon] se retourne vers son point de départ et, imitant la 1. L’In Parm. (1007 . 13-27), ainsi que la Théologie platonicienne, II, 4, p. 35, commentent en ce sens le Sophiste, 244 d 14 - 245 b 11.

MEP.indd 144

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:09:39

reimp44892_int_145 Page 145

PROCLUS

145

conversion de tous les êtres, il sépare l’Un [par la négation de l’être] des dieux les plus élevés, je veux dire les dieux intelligibles [dieux qui sont participés immédiatement par l’Essence]. Car c’est ainsi que nous pourrons considérer au mieux sa supériorité et l’extraordinaire différence que présente son unité par rapport à tous les êtres, si nous démontrons non seulement qu’il est établi au-dessus des mondes divins de deuxième et troisième rang, mais encore qu’il occupe un rang supérieur aux hénades intelligibles elles-mêmes. [...] Le résultat n’a pas été tiré par un raisonnement des conclusions antérieures, car son raisonnement sur les tout premiers dieux ne serait pas concluant s’il tirait sa preuve des êtres inférieurs. »1 Ainsi le non-être de l’Un ne se réduit pas à une universalisation abstraite de la négation, ce n’est pas un artefact logique mais l’existence (§parxiV) primordiale par excellence. Le non-étant qui, dans le discours, est plus complexe, correspond en réalité à quelque chose de plus simple et de plus originel que l’étant. Non que l’Un se nie lui-même pour produire l’étant – la négation est un discours et, en tant que telle, elle n’a de réalité qu’au niveau de l’activité psychique prise dans le temps –, mais les négations, et notamment la première d’entre elles, celle qui retranche l’être, expriment, en nous, la puissance qui manifeste l’Un à ses dérivés. La théologie apophatique prolonge, dans l’âme, la causalité du Principe. Bien sûr, le non-être du Premier Principe est produit comme une détermination médiate, tirée de son unité absolue, en sorte que le nonétant ne coïncide pas parfaitement avec le Premier Principe et a davantage d’extension. Proclus ne valorise pas le non-étant pour lui-même, mais seulement dans la mesure où la proposition « il n’est pas » est celle qui convient le moins mal au simple nom « Un », lui-même imparfait et devant, en dernière instance, céder au silence. Croire que s’opposer à l’étant suffise à faire un dieu, ce serait encore donner trop d’importance à l’étant. On peut situer l’étant dans l’échelle des non-étants, mais la référence à l’étant ne suffit pas à classer les non-étants. Par exemple, c’est la présence ou l’absence radicale de l’Un, non l’opposition à l’étant, 1. Théologie platonicienne, II, 12, p. 72-73, trad. Saffrey-Westerink, légèrement modifiée.

MEP.indd 145

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:09:46

reimp44892_int_146 Page 146

146

POLYSÉMIES DU NON-ÉTANT DANS LA PHILOSOPHIE ANTIQUE

qui permet de distinguer le non-étant facteur de discrimination au sein de l’intelligible, être au sens fort du terme s’il en fut, et le non-étant aboli aussitôt posé tel que l’envisage Parménide. D’ailleurs ce schéma, où Platon sert d’axe de symétrie aux figures extrêmes que sont Parménide et Proclus, est encore trop sommaire : entre le non-étant comme altérité et le rien du tout parménidien, il y a la place, en la personne de la matière, pour la privation aristotélicienne, non-étant certes inférieur à l’étant mais doué malgré tout d’une certaine existence. Ainsi s’établit une nouvelle symétrie, à l’intérieur du champ de la procession, entre l’Un comme nonétant supérieur à l’étant et la matière comme non-étant inférieur à l’étant : « Le Premier et le dernier [terme de la procession] dépassent la sphère des êtres, le premier du côté supérieur, le second du côté inférieur ; la matière est semblable au Premier dans sa dissemblance ; comme le Premier est supérieur à toute forme, elle y est inférieure ; nous ne la connaissons pas en elle-même, mais comme sujet de tout, comme nous connaissons le Premier non pas en lui-même, mais séparé de tout. »1 Finalement, il y a autant de degrés dans le non-étant relatif que dans l’étant – les corps sans unité réelle, les qualités sensibles en perpétuel devenir, les âmes dont l’activité se divise selon le temps bien que leur essence soit indivise, l’altérité intellective, la Vie intelligible2 – et même davantage avec la matière et l’Un. L’ontologie scalaire procliennne est enveloppée, de part et d’autre, par une mèontologie scalaire. La science du non-étant s’émancipe de la science de l’étant, voire la gouverne sous le nom de théologie puisque les dieux sont des hénades au-delà de l’étant. Et, alors que la science de l’étant, toujours recherchée, peine à conclure, la science du non-étant, avec le Parménide, possède un canon parfaitement achevé. Cette émancipation de la mèontologie à l’égard de l’ontologie constitue une rupture majeure par rapport à Aristote, pour qui le non-étant, opposé de l’étant, se disait selon autant de catégories que l’étant et relevait de la même science3. Les catégories aristotéli1. Proclus, In Remp., II, 375. 5 (scholie). 2. Voir In Parm., 999. 20-30. 3. Voir Aristote, Métaphysique, Q 10, 1051 a 34.

MEP.indd 146

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:09:46

reimp44892_int_147 Page 147

PROCLUS

147

ciennes sont reprises, mais insérées dans une architecture globale profondément remaniée. Et c’est là où Proclus, malgré sa dette dans l’interprétation de la première hypothèse du Parménide, innove par rapport à Plotin. Le projet même d’une architectonique du non-étant était étranger à Plotin. Plotin avait bien vu que la matière offrait une sorte de miroir au non-être de l’Un1, mais il omettait les médiations entre ces deux extrêmes. Les négations culminant dans le non-être n’étaient pas, chez lui, un chemin pour parcourir les diverses hypostases, mais la seule façon de rendre compte de l’expérience fusionnelle ultime ou au contraire de la déchirure qui fait choir l’âme dans le sensible. Proclus, avec son travail logique sur les différentes espèces de négation, modelées sur les différentes espèces de nonétant, et son insistance sur l’ordre des négations génératrices au sein même de la première hypothèse du Parménide, se donne les moyens de faire de la négation une méthode spirituelle. En effet, comme chaque négation génératrice appliquée à l’Un pose une classe d’êtres particulière au lieu simplement d’en retrancher des catégories abstraites, les classes d’êtres ont entre elles, à leur tour, un rapport négatif générateur – quoique partiel et seulement analogique –, en sorte que la série des négations génératrices dessine aussi un chemin continu dans l’étant, et qu’il faut attendre la dernière, celle qui porte sur l’être justement, pour accéder à l’Un lui-même. Ainsi, même la meilleure espèce de négation, à savoir la négation génératrice, trouve un écho dans les couches inférieures de l’étant. Réciproquement, les non-étants dégradés et les négations qui les expriment ne sont pas absolument abandonnés du non-étant suprême, cause de l’étant. La transcendance initiale de l’Un se signale par l’émergence de micro-transcendances locales et constitue le meilleur remède contre un nivellement général. La gigantomachie de l’étant et du non-étant n’aura pas lieu. Du même coup les méandres de l’histoire de l’ontologie se trouvent légitimés, dans la mesure où chacun correspond à une cellule conceptuelle au sein de la totalité vivante que représente la 1. Plotin emploie, pour exprimer la façon dont l’âme pense la matière, le même mot que Proclus pour l’acte mental qui fait connaître l’Un : CpibolP, « saisie intuitive » (voir Plotin, II, 4 (12), 10, et Proclus, In Parm., 1079 . 32).

MEP.indd 147

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:09:53

reimp44892_int_148 Page 148

148

POLYSÉMIES DU NON-ÉTANT DANS LA PHILOSOPHIE ANTIQUE

procession. Le Premier dieu ouvre un espace matriciel où la plupart des penseurs de la Grèce trouvent à se loger selon leur rang. Proclus réussit l’exploit d’être conciliateur sans être relativiste. Ce faisant, il nous apprend qu’il faut aimer les philosophes pour aimer la sagesse. Alexis Pinchard. BIBLIOGRAPHIE

Œuvres de Proclus In Parmenidem, éd. Cousin, Paris, A. Durand, 1864 ; trad. : Commentaire sur le Parménide, suivi du commentaire anonyme sur les VII dernières hypothèses, traduit par A.-Éd. Chaignet, 3 t., Paris, E. Leroux, 1900-1903, reprint Frankfurt am Main, 1962 ; Proclus’ Commentary on Plato’s Parmenides, translated by G. R. Morrow and J. M. Dillon, Introduction and Notes by J. M. Dillon, Princeton, Princeton University Press, 1987. The Elements of Theology, éd. E. R. Dodds, 2e éd., Oxford, Clarendon Press, 1963 ; trad. Éléments de théologie, traduction, introduction et notes par J. Trouillard, Paris, Aubier-Montaigne, 1965. Théologie platonicienne [abrév. : Théol. plat.], texte établi et traduit par H. D. Saffrey et L. G. Westerink, Paris, Les Belles Lettres, 1968-1998, 6 vol. In Timaeum, éd. Diehl, 3 vol., Leipzig, Teubner, 1903-1906 (abrév. : In Tim.) ; Commentaire sur le Timée, trad. et notes par A. J. Festugière, 5 vol., Paris, Vrin, 1966-1968. In Rempublicam, éd. W. Kroll, 2. vol., Leipzig, Teubner, 1899-1901 ; trad. Commentaire sur la République, A. J. Festugière, 3 vol., Paris, Vrin, 1966-1968. De decem dubitationibus circa providentiam, Berlin, éd. Boese, 1960. De providentia et fato, Berlin, éd. Boese, 1960. De malorum subsistentia, Berlin, éd. Boese, 1960 ; trad. franç. : Trois études sur la providence, texte établi et traduit par D. Isaac, Paris, Les Belles Lettres, 1977, 1979, 1982. Études sur Proclus et le problème du non-étant et de la négation Bartholomai R., Proklos, Kommentar zu Platons Parmenides 141E-142A, eingeleitet, übersetzt u. erläutert, Sankt-Augustin, Academia-Verlag, 2002. Beierwaltes W., Proklos, Grundzüge seiner Metaphysik, Frankfurt am Main, Klostermann, 1965. — « Das Eine und die Seele. Marginalien zu Jean Trouillards Interpretation, zugleich ein Beitrag zum Begriff der Negation », in Denken des Einen. Studien

MEP.indd 148

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:10:01

reimp44892_int_149 Page 149

PROCLUS

149

zur neuplatonischen Philosophie und ihrer Wirkungsgeschichte, Frankfurt am Main, Klostermann, 1985, p. 281-295. Bréhier E., « L’idée de néant et le problème de l’origine radicale dans le néoplatonisme grec », in Études de philosophie antique, Paris, PUF, 1955, p. 248-283. Breton S., « Négation et négativité proclusienne dans l’œuvre de J. Trouillard », in Proclus et son influence, Zurich, Éditions du Grand Midi, 1987, p. 81-100. De Rijk L. M., « Two short Questions on Proclean Metaphysics in Paris BN lat. 16.096 », Vivarium, 29, 1991, p. 1-12. Dillon J., « Proclus and the Parmenidean Dialectic », dans Proclus, lecteur et interprète des Anciens, publié par J. Pépin et H.-D. Saffrey, Paris, Éditions du CNRS, 1985, p. 165-175. Guérard C., « La théologie négative dans l’apophatisme grec », Revue des sciences philosophiques et théologiques, 68, 1984, p. 183-199. — « Le danger du néant et la négation selon Proclus », Revue philosophique de Louvain, 83, 1985, p. 331-354. — « L’hyparxis de l’âme et la fleur de l’intellect dans la mystagogie de Proclus », dans Proclus, lecteur et interprète des Anciens, publié par J. Pépin et H.-D. Saffrey, Paris, Éditions du CNRS, 1985, p. 335-345. Hadot P., « L’être et l’étant dans le néoplatonisme », in Plotin, Porphyre. Études néoplatoniciennes, Paris, Les Belles Lettres, 1999, p. 71-88. — Chapitres intitulés « Les modes des non-étants » et « Dieu au-dessus des étants et non-étants », dans Porphyre et Victorinus, t. I, Paris, Études augustiniennes, 1968, p. 167-178. Steel C., « Le Sophiste comme texte théologique dans l’interprétation de Proclus », in On Proclus and his influence on Medieval Philosophy, Leiden-New YorkCologne, E. J. Brill, 1992. — « Hyparxis chez Proclus », in Hyparxis e Hypostasis nel neoplatonismo, Atti del I Colloquio Internazionale del Centro di Ricerca sul Neoplatonismo (F. Romano e D. P. Taormina), Florence, L. S. Olschki, 1994, p. 79-100. Trouillard J., L’Un et l’âme selon Proclos, Paris, Les Belles Lettres, 1971. — « Théologie négative et autoconstitution psychique chez les néoplatoniciens », in Savoir, faire, espérer. Mélanges Van Camp, Bruxelles, Facultés universitaires de Saint-Louis, 1976, p. 307-321. — La mystagogie de Proclos, Paris, Les Belles Lettres, 1982.

MEP.indd 149

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:10:07

reimp44892_int_150 Page 150

COMMENTAIRE SUR LE PARMÉNIDE DE PLATON

(extraits) [...] Nous devons examiner par ailleurs de quelle sorte sont ces négations [à l’œuvre dans la Première Hypothèse du Parménide de Platon] [1072.20], et si elles ont plus ou moins de valeur que des affirmations. Tout le monde, en effet, est d’avis que l’affirmation surpasse en dignité la négation, et ce parce que l’on identifie la négation à la privation, tandis que l’affirmation, dit-on, c’est la présence de la forme et, en quelque sorte, le fait de la posséder (GxiV). De fait, pour les formes et ce qui est déterminé par elles, l’affirmation vaut mieux que la négation. Car cela même doit appartenir aux formes, je veux dire le fait de se posséder elles-mêmes (tQn Daut²n Gxin) et d’échapper à la privation1. Et de même que, de façon générale, l’être est plus aux étants que le ne pas être (wlwV tobV o©si kaa tq einai to¢ mQ einai), de même l’affirmation leur est plus propre (ockeiot@ra) [1072.30] que la négation : l’étant est le modèle (par0deigma) de l’affirmation, tandis que c’est le non-étant qui est le modèle de la négation. Que Platon, dans le Sophiste, dise que le nonétant est relatif à l’étant, et que l’étant y soit dit valoir mieux que le nonétant, voilà qui n’est pas douteux : certes dit que le non-étant n’existe « pas moins » que l’étant, mais, en rajoutant l’incise « si l’on peut s’exprimer ainsi »2, il montre l’excellence de l’étant (to¢ untoV ¤perocQn). Pour toutes les choses qui sont [1073.01], l’affirmation vaut donc mieux que la négation, et cela à tout point de vue. 1. Ici, Proclus se souvient peut-être de la description du Beau en soi dans le Banquet de Platon : « [Cette Beauté-là, l’initié] se la représentera plutôt en elle-même et par elle-même, éternellement jointe à elle-même (souligné par nous) par l’unicité de sa forme » (211 b, trad. L. Robin). De même, dans le Parménide, une des principales difficultés de la participation est d’éviter que la Forme intelligible ne soit « séparée d’elle-même » (131 b), étant présente tout entière dans chacun de ses participants. 2. Voir Platon, Sophiste, 258 b 2.

MEP.indd 150

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:10:12

reimp44892_int_151 Page 151

PROCLUS

151

Mais, puisque le non-étant se dit en plusieurs sens – d’une part comme supérieur à l’étant, d’autre part comme étant de même rang que l’étant et encore comme privation de l’étant –, nous considérerons aussi évidemment trois sortes de négations, l’une supérieure à l’affirmation, une autre en défaut par rapport à l’affirmation et une autre, enfin, en quelque sorte de même niveau que l’affirmation1. Car il ne faudrait pas penser que l’affirmation vaut toujours mieux que la négation comme si cette dernière recelait une unique espèce [1073.10] : il y a des cas où l’affirmation n’obtient que le second rang, à savoir lorsque la négation énonce précisément ce non-étant qui est au-delà de l’étant2. Or ce nonétant-là est lui aussi double, étant d’une part participé par l’étant et, d’autre part, ne faisant nombre avec aucune des choses qui sont3. Dès lors, évidemment, ni l’affirmation ni la négation ne sauraient se montrer adéquates au sens strict à cette seconde espèce4, tandis que c’est plutôt la 1. Cette dernière espèce de négation, égale à l’affirmation, correspond à l’altérité du Sophiste et est à l’œuvre exclusivement parmi les Formes intelligibles, alors que le sensible, en tant qu’il participe à la matière, est sous la domination de la privation. 2. Ce « non-étant au-delà de l’étant » se trouve en germe chez Plotin, sous le nom de « non-étant avant (prp) l’étant » par opposition à la matière qui est le non-étant après l’étant (voir VI, 9 (9), 5, 29). Mais, plus profondément, Proclus se souvient ici de Platon, République, VI, 509 c, où le Bien est dit être « au-delà de l’essence ». 3. Chez Proclus, le domaine du suressentiel se partage entre l’Un lui-même, imparticipable et unique en son genre, et la série homogène des hénades participées de façon immanente par les êtres monadiques que sont, en bref, l’Essence, modèle et cause de tous les êtres particuliers, la Vie, modèle et cause de tous les vivants, l’Intellect, modèle et cause de tous les intellects, l’Âme, modèle et cause de toutes les âmes. Les hénades sont des modalités particulières de l’unité, adaptées à chaque degré de l’étant. Ce sont des dieux assurant la continuité entre le Dieu Un transcendant et le monde intelligible ou sensible, mondes qui, par eux-mêmes, constituent une multitude de multiplicités. De même qu’une Forme intelligible délègue auprès de son participant une image d’elle-même qualifiée de « participable » au sens strict (comparable à l’cd@a telle que la conçoit, par exemple, le Phédon), afin de demeurer unie à elle-même malgré la multitude des participants, de même l’Un délègue les hénades afin que toute chose ait part à l’unité sans qu’il devienne lui-même multiple. Les apories de la participation à l’intelligible se retrouvent, amplifiées et radicalisées, dans celles de la participation à l’Un, laquelle demeure, en définitive, ineffable quoique plus effective qu’aucune autre (voir Éléments de théologie, § 23, § 113-116). 4. La théologie négative n’est qu’un exercice spirituel intermédiaire, destiné à éveiller « la fleur de notre âme » (voir infra), afin de la rendre capable de quelque saisie intuitive de l’Un, et non une description exacte du Premier. C’est pourquoi la série des négations doit s’achever par l’ « hyperapophase » (In Parm., 1172 . 35), négation des négations, destruction du discours par luimême. Il en résulte un silence non comme privation de la parole mais comme affranchissement à l’égard de celle-ci. Tout maintien dogmatique des négations présenterait un risque d’ido-

MEP.indd 151

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:10:19

reimp44892_int_152 Page 152

152

POLYSÉMIES DU NON-ÉTANT DANS LA PHILOSOPHIE ANTIQUE

négation qui sera adéquate à la première, mais aussi l’affirmation dans la mesure où elle a quelque chose en commun avec l’étant1. Néanmoins, même s’il n’y a aucun discours vrai qui s’applique de plein droit à la seconde espèce – je veux dire le non-étant qui ne peut être coordonné (3sAntaktoV) à l’étant [1073.20] –, l’énoncé d’une négation sera sans doute plus pertinent à son égard que l’affirmation. C’est que, de même que les affirmations concernent les choses qui sont, de même les négations concernent celles qui ne sont pas. En somme, l’affirmation cherche à s’emparer d’une certaine Forme, et lorsque l’âme dit que quelque chose est présent à quelque chose d’autre et fait une affirmation, elle pose un objet apparenté à elle-même2. Or, le Premier est au-dessus de la Forme et il convient de ne rien lui adjoindre parmi les choses de second rang, et surtout il ne faut pas lui transférer les propriétés qui se trouvent à notre propre niveau. Car alors, sans nous en apercevoir, nous parlerions de nous-mêmes [1073.30] et non de lui. Ce n’est donc pas d’affirmations que nous devons user à son égard, mais bien plutôt de négations portant sur les choses de second rang. Et, alors que les affirmations s’efforcent de faire connaître que quelque chose appartient à quelque chose d’autre, le Premier est non seulement inconnaissable pour les actes cognitifs de la même famille que l’étant (tabV sumfAlaiV prqV t1 unta gn:sesi), mais il est également lâtrie : on finirait par croire que l’Un n’est positivement que la somme de ces négations, alors qu’il est encore au-delà. Donc les négations « suggèrent », « indiquent » l’Un, bref mettent l’âme en chemin, mais ne capturent en aucun cas son existence transcendante. Proclus, ici, suit de près le texte platonicien : « Donc [à l’Un] n’appartient ni nom ni discours » (Parménide, 142 a). 1. Voir Éléments de théologie, § 123 : « L’ordre divin entier est en lui-même ineffable et inconnaissable pour tous ses dérivés en raison de son unité suressentielle, mais il est compréhensible et connaissable par ses participants. C’est pourquoi seul le Premier est totalement inconnaissable en tant qu’il est imparticipable. » Aucune affirmation, prise isolément, ne permet de connaître une hénade divine. Elle n’est rien de ce que son participant est. Néanmoins, les affirmations contrastées qui concernent les participants – lesquels appartiennent à l’ordre de l’étant – permettent de connaître, par analogie, les rapports entre les hénades. On peut ainsi se représenter la structure du panthéon proclien. Ce sera précisément l’objet du commentaire de la deuxième hypothèse du Parménide, où ne se trouvent que des affirmations et qui pourtant déploie de façon ordonnée, complète et continue, le monde suressentiel des dieux. 2. Encore une fois, Proclus suit Platon à la lettre : la Forme intelligible est « apparentée » à l’âme – ou plutôt l’inverse ! –, toutes deux appartenant naturellement au domaine de l’invisible (voir Phédon, 79 d).

MEP.indd 152

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:10:24

reimp44892_int_153 Page 153

PROCLUS

153

impossible de concevoir quelque chose comme lui appartenant ; il est bien plutôt possible de concevoir quelque chose comme ne lui appartenant pas. En effet, il transcende toute composition1 [1074.01] et toute participation2. En outre, les affirmations expriment quelque chose de défini, tandis que les négations détiennent une puissance indéfinie : le concept de non-homme contient plus d’indétermination que le concept d’homme. Par conséquent, les négations sont davantage appropriées pour suggérer la causalité incompréhensible et indéfinissable de l’Un. Les affirmations morcèlent les êtres, tandis que les négations font remonter des choses circonscrites jusqu’à l’incirconscrit [1074.10], et des choses distinguées par leurs bornes respectives jusqu’à ce qui est indéterminé3. Comment donc les négations ne conviendraient-elles pas davantage à la contemplation de l’Un ? La puissance incompréhensible de l’Un4, insaisissable et inconnaissable pour les actes mentaux particularisants, seules les négations peuvent la suggérer, si l’on peut s’exprimer ainsi. Les négations ont donc plus de valeur que les affirmations, et conviennent à ceux qui remontent du particulier vers l’universel et du subordonné vers le non-subordonné, et d’une espèce de connaissance fragmentée [1074.20] vers une espèce d’activité indéfinissable, unitaire et simple. [...] 1. En particulier, l’Un transcende la composition de la limite et de l’illimitation, deux principes qu’il manifeste à sa suite et dont le mélange constitue tous les êtres. 2. L’Un est non seulement imparticipable, mais lui-même ne participe à rien. 3. L’Un n’est pas seulement incirconscriptible pour la connaissance intellectuelle, mais il est réellement dépourvu de contour et de bornes. Il n’y a rien au-delà ou à côté de lui qui puisse le limiter, étant admis que la limite, c’est toujours le commencement de quelque chose d’autre. C’est pourquoi entrer en contact avec lui suppose qu’on change la qualité de l’activité mentale et non pas seulement le degré de celle-ci. Les négations ne sont pas seulement un effet de discours ; elles signalent avant tout le renoncement à un certain mode de connaissance. Ici Proclus continue et radicalise le renversement de valeur initié par Plotin au sein de la pensée grecque, laquelle, jusqu’alors, déconsidérait l’infini et l’indéterminé comme des synonymes d’imperfection et de moindre existence. Voir Plotin, II, 4 (12), 3, 1-2 : « Il ne faut pas mépriser partout l’indéterminé (ou ce qui est sans borne). » Néanmoins, déjà chez Plotin, l’indéterminé de la matière échappe à ce renversement. La dépréciation, même, se radicalise à son égard puisqu’elle est la source du mal par excellence. Proclus, limitant la condamnation éthique, fait néanmoins aussi de la matière le plus bas degré concevable du non-étant. 4. Les négations, conformément à leur pouvoir d’indétermination, expriment l’illimitation elle-même (a£toapeirBa, voir Éléments de théologie, § 90-92), qui est aussi la Puissance par excellence, celle qui relie l’Un au Tout et dont les hypostases secondaires assurent la cohésion interne du Tout.

MEP.indd 153

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:10:26

reimp44892_int_154 Page 154

154

POLYSÉMIES DU NON-ÉTANT DANS LA PHILOSOPHIE ANTIQUE

Comment donc et de quelle manière ces négations s’accordent à la première cause, voilà le point de notre réflexion. Qu’elles s’appliquent à la Première Cause comme à des susceptibles de recevoir1 une affirmation mais qui, en fait, ne la contiennent pas, comme lorsque nous disons que Socrate n’est pas blanc, tel ne saurait être mon propos. Car, de façon générale, l’Un ne peut rien recevoir mais transcende l’étant tout entier (CxÆrhtai pantqV to¢ untoV) et toute participation. Mais les négations ne s’appliquent pas non plus à la Première Cause comme à ce qui, étant totalement incapable de recevoir de l’affirmation [1074.30], possède positivement la privation de cette dernière et le non-mélange avec la Forme, comme lorsqu’on dit que la ligne est non blanche parce qu’elle ne participe pas à la blancheur2. En effet, le Premier ne se tient pas purement et simplement à l’écart des choses niées et il n’est pas simplement impossible à toutes celles-ci d’être en rapport avec l’Un, mais, au contraire, elles procèdent de ce dernier (par0getai Ckebqen). Et qu’on n’aille pas faire cette comparaison : de même que la blancheur n’engendre pas la ligne ni n’est engendrée par elle, de même les choses qui viennent après [1075.01] l’Un ne sont pas engendrées par l’Un. Car, en vérité, elles subsistent à partir de lui (¤f@sthke g1r Ckebqen). Pourtant, selon mon propos, la négation ne s’applique pas non plus à l’Un comme si elle était énoncée selon une modalité intermédiaire, à savoir celle des choses qui, certes, ne sont pas capables de recevoir , mais qui sont causes, pour les autres choses en lesquelles elles se trouvent, de ce qu’une affirmation y est reçue. Comme, par 1. Le terme technique d@ktikon, ici traduit par « susceptible de recevoir », est emprunté à Aristote, notamment à l’un des textes où il traite de la privation : voir Catégories, 6, 4 a 11 4 b 12. 2. Proclus reprend ici un exemple aristotélicien pour indiquer une simple altérité générique et l’impossibilité d’action réciproque qui en résulte, sauf par accident (voir De la génération et de la corruption, I, 7, 323 b 25-29) : il est clair que la blancheur n’altère pas la ligne en tant qu’objet mathématique. Par nature, une ligne mathématique ne peut avoir de couleur. Cette incapacité contribue donc à définir concrètement la ligne, en sorte qu’elle vaut comme l’affirmation d’une propriété. En revanche, ce qui est nié de l’Un n’est pas indifférent à l’Un car l’Un n’appartient pas à un genre parmi d’autres. La négation des autres genres ne saurait donc le qualifier positivement. Dire, par exemple, que l’Un n’est pas, ce n’est pas comme dire que l’Un est non-étant. Cette dernière formulation, même si elle est parfois commode, induit en erreur. L’hétérogénéité de la ligne et de la couleur sert également d’argument dans Plotin (III, 6 (26), 9, 12 et I, 1 (53), 4, 12).

MEP.indd 154

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:10:31

reimp44892_int_155 Page 155

PROCLUS

155

exemple, lorsqu’on dit que ce n’est pas le mouvement qui se meut mais le mû. La négation, alors, est prédiquée du mouvement : lui, il ne se meut pas, bien que d’autres choses se meuvent en raison de lui. Et, de façon générale, aucune des passions ne pâtit [1075.10] en quoi que ce soit. Car, pour un être simple, la seule alternative c’est d’être ou de ne pas être, tandis qu’il faut être un composé pour pâtir en raison d’un être simple1. Ce n’est donc pas non plus ainsi que les prédicats niés de l’Un sont niés. Car l’Un ne se surajoute pas à ce qui est un, mais il est la cause des affirmations dont les négations lui sont rapportées par nous, sans venir aucunement s’ajouter aux choses dont il est cause2. Mais, s’il me faut dire en résumé ma pensée, de même que l’Un est cause des totalités3, de même les négations sont causes des affirmations. Par conséquent, autant de prédicats affirme la [1075.20] Seconde Hypothèse – en adoptant la division que nous avons énoncée précédemment –, autant de prédicats nie la Première 1. Proclus oppose la passion qu’est le Mouvement en soi – l’un des cinq grands genres dans le Sophiste –, être « simple », c’est-à-dire sans parties, subsistant immobile parmi les Formes intelligibles, et les choses en mouvement prises dans le monde du devenir. Ces dernières sont composées d’une matière et d’une forme, et on peut y distinguer le substrat de l’affect subi. Or, pâtir, c’est changer de forme tout en restant identique solo numero, ce qui suppose cette composition d’une matière invariante et d’une forme qualitative variable. Seules les choses composées peuvent donc pâtir selon le mouvement. 2. Tout ce passage sur la passion est difficile parce que, ailleurs, Proclus, dit précisément que l’Un se communique au multiple comme une passion (p0scei, voir Éléments de théologie, § 3). Mais, ici, Proclus affine l’expression de sa pensée en accentuant la transcendance du Premier Principe : le multiple n’a aucune subsistance autonome capable de faire office de substrat pour un éventuel affect venant de la part de l’Un. L’Un produit originairement le multiple dans sa multiplicité ; il ne se rajoute pas après coup. La relative unité de l’un-qui-est est antérieure à sa relative multiplicité. L’Un est d’emblée puissance de différenciation, et Il pose le multiple non seulement dans sa différence d’avec Lui-même, mais Il le pose aussi avec ses différences internes. Donc, en disant par exemple que l’Un n’est pas, on ne dit pas que l’Un fait que des choses acquièrent l’être qu’elles n’avaient pas auparavant, mais on dit que sans l’Un les choses qui sont n’existeraient pas du tout. De plus, ce n’est pas parce que le Mouvement ne se meut pas que les choses mues se meuvent, mais bien parce qu’une détermination spécifique du Mouvement leur est communiquée. Le Mouvement ne se meut pas, mais c’est seulement parce qu’il est un être simple et qu’un être simple ne saurait subir la moindre passion, ce qui est aussi le cas du Repos, de l’étant, du Même et de l’Autre. Son non-mouvement n’a donc rien de spécifique. Ainsi, dans le cas du Mouvement, la négation n’est pas la cause de l’affirmation correspondante chez les participants, bien que le Mouvement, par ailleurs, soit cause. En revanche, dans le cas de l’expression de la causalité de l’Un, c’est bien la négation en tant que telle qui est cause des affirmations. 3. Les « totalités » sont respectivement l’Étant, la Vie, l’Intellect, l’Âme, ainsi que toutes les séries particulières suspendues à ces monades et aux classes de dieux qui les unifient.

MEP.indd 155

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:10:34

reimp44892_int_156 Page 156

156

POLYSÉMIES DU NON-ÉTANT DANS LA PHILOSOPHIE ANTIQUE

Hypothèse. Toutes ces affirmations-là procèdent de ces premières négations dont l’Un, en tant qu’il est avant toute chose (tq Hn ´V prq t²n p0ntwn un), est la cause. Car, de même que l’âme, alors qu’elle est incorporelle, engendre le corps, de même l’intellect, alors qu’il est, pour ainsi dire, sans âme – en ce sens qu’il n’est pas âme –, fait subsister l’âme, de même l’Un, bien que n’étant pas pluralisé, fait subsister toute pluralité, et bien que ne faisant pas partie des nombres, il fait subsister le nombre, et bien qu’étant « sans figure », il fait subsister la figure, et ainsi de suite pour le reste. Il n’est rien [1075.30] de ce qu’il fait subsister puisque, parmi les autres causes, il n’y en a pas une qui soit identique à ses propres rejetons. Or, si l’Un n’est rien de ce qu’il fait subsister et s’il fait subsister toutes choses, il ne sera aucune d’entre elles. Si donc nous connaissons toutes choses par des affirmations, c’est négativement, à partir de chaque élément du tout, que nous L[= l’Un]’indiquons, en sorte que cette forme de négation est génératrice de la multitude des affirmations. Par exemple, le fait d’être « sans figure » [1076.01], appliqué à l’Un, n’est pas tel qu’appliqué à la matière, où cela est conçu comme privation de figure ; mais, appliqué à l’Un, c’est ce qui engendre et produit l’ordre de la figure. Appliquées à la matière, les négations ont donc moins de valeur que les affirmations, puisqu’elles sont des privations, tandis que les affirmations sont des participations à ce dont, par elle-même, elle est privée. En revanche, appliquées aux êtres , les négations sont de même rang que les affirmations. Car le non-étant ne participe pas moins à l’être (o£sBaV met@cei) que l’étant, ainsi qu’il est dit [1076.10] dans le Sophiste1. Enfin, appliquées à l’Un, les négations montrent la transcendance de sa causalité, et de ce fait elles ont plus de valeur que les affirmations. C’est pourquoi, même parmi les choses qui viennent après l’Un, les causes contiennent les négations de leurs effets, en sorte que c’est en vérité que ces négations sont attribuées aux causes. C’est de cette façon aussi que, lorsque nous disons que l’âme ne profère aucun son ni ne se tient silencieuse2, nous ne nous exprimons pas à son sujet comme à propos de la 1. Voir Platon, Sophiste, 258 b 2. 2. Certes, la pensée est un dialogue intérieur de l’âme avec elle-même, mais un dialogue où les organes somatiques de la phonation n’interviennent pas. En ce sens l’âme est muette.

MEP.indd 156

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:10:40

reimp44892_int_157 Page 157

PROCLUS

157

pierre, du bois ou de toute autre chose dépourvue de sensibilité, mais dans l’idée que celle-ci est génératrice, dans les animaux, à la fois de la voix et du silence. Ou encore [1076.20], nous disons que la Nature n’est ni blanche ni noire, mais sans couleur et sans extension. Est-ce que donc, par hasard, il en va comme lorsque nous parlons de la matière ? Non, pas du tout – la Nature vaut mieux que les prédicats qui en sont niés –, mais nous disons cela dans l’idée que la Nature est génératrice des couleurs et des propriétés spatiales de toutes sortes1. De la même manière, nous parlons à présent de la monade sans nombre2, non en tant qu’elle serait subordonnée au nombre et indéfinie, mais en tant qu’elle engendre les nombres et les définit, je veux dire la toute première monade dont nous disons qu’elle contient toutes les espèces des nombres. Dans ces conditions, tout [1076.30] ce qui est nié de l’Un procède de lui. Il faut qu’il ne soit rien parmi toutes les choses, afin que toutes viennent de lui. C’est pourquoi, me semble-t-il, nie à plusieurs reprises jusqu’aux opposés, par exemple quand il dit que l’Un n’est ni tout ni partie, ni même ni autre, ni immobile ni en mouvement. Car l’Un transcende toute opposition, il surpasse toute relation, il franchit toute dualité, étant cause de la pluralité [1077.01] que constitue tout cela, cause des couples de coordonnés3, cause de la dyade première4 et de toute relation et de toute D’un autre côté, c’est sous son autorité que, dans les êtres raisonnables, la parole vient à se manifester. Aussi ne peut-on dire que l’âme soit silencieuse comme si elle était privée de parole. L’âme est une puissance antérieure aux contraires que sont la parole et le silence. 1. Les propriétés spatiales en question sont sans doute les trois dimensions de l’espace, longueur, largeur, profondeur. 2. L’Un est la monade des hénades, c’est-à-dire la toute première monade, avant l’Essence, la Vie ou l’Intellect. L’Un, malgré son nom, n’est pas un nombre, ni ordinal ni cardinal, en ce qu’il ne peut s’intégrer dans aucune série ni aucune opération. 3. Les couples de termes coordonnés, c’est-à-dire de termes de même niveau ontologique, sont niés successivement de l’Un par la Première Hypothèse du Parménide : Tout/Partie, Commencement/Fin, En soi / En un autre, Mouvement/Immobilité, Identité/Altérité, Ressemblance/Dissemblance, Égalité/Inégalité, Jeune/Vieux. Pour Proclus il ne s’agit pas de catégories abstraites de l’entendement humain, mais de vertus efficaces propres à des classes divines distinctes. Leur négation a donc une puissance créatrice au sens substantiel du terme. 4. La dyade première est constituée par les deux principes qui manifestent la causalité de l’Un avant même la création de l’Essence, la Limite en soi et l’Illimitation en soi, cette dernière étant aussi appelée Puissance primordiale. Ces deux principes antagonistes et complémentaires se mélangent pour former l’Essence, monade de tous les êtres.

MEP.indd 157

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:10:43

reimp44892_int_158 Page 158

158

POLYSÉMIES DU NON-ÉTANT DANS LA PHILOSOPHIE ANTIQUE

opposition. De même que la Nature est la cause de toutes les oppositions de l’ordre corporel, de même que l’Âme est la cause de toutes les causes vivifiantes, de même que l’Intellect engendre les genres psychiques, de même l’Un engendre simplement toutes les divisions – en effet, il n’y a pas d’un côté des choses dont il est cause et, de l’autre, des choses dont il n’est pas cause. Étant lui-même cause de toute opposition, il ne s’oppose à rien. Car, pour cela, il faudrait qu’il y ait [1077.10] une autre cause de cette opposition, et l’Un ne serait plus cause de tout. Nous disons, pour ces raisons, que les négations sont génératrices des affirmations, à savoir que les négations assumées dans la Première Hypothèse sont génératrices des affirmations qui seront établies dans la Seconde Hypothèse. Autant de choses le Premier engendre dans la Première Hypothèse, autant sont engendrées dans la Seconde et procèdent selon leur ordre propre, et ainsi se dévoile un monde de dieux (diakpsmoV... t²n qe²n) qui subsiste grâce à l’Hénade transcendante1. [...]2 Peut-être quelqu’un voudra-t-il nous interroger sur ce dernier point : est-ce que nous usons des négations [1079.30] en raison de la faiblesse de la nature humaine3 qui ne parvient pas à saisir la simplicité de l’Un avec une intuition qui nous rive à lui, avec une vision et une connaissance solidement ancrées en lui, ou bien est-ce que même notre âme, en ce qu’elle a 1. L’Hénade transcendante, c’est l’Un. Chaque affirmation de la Seconde Hypothèse du Parménide décrit une classe de dieux particulière, c’est-à-dire un groupe d’hénades subordonnées à l’Un. L’odre logique des conclusions qui dépendent de l’hypothèse selon laquelle l’un est, correspond donc à un ordre théologique continu. Les dieux, des plus hauts aux plus bas, s’organisent en un monde cohérent, voire harmonieux. Au-dessus du monde sensible, et encore au-dessus du monde intelligible, il y a donc le monde des dieux (voir Théol. plat., I, 11). 2. Nous sautons ici le passage où Proclus examine à quel type d’unité correspond l’Un du Parménide historique. Il s’agit de l’un-qui-est, propre à la deuxième Hypothèse du Parménide de Platon (In Parm., 1077 . 19 à 1079 . 28). 3. La « faiblesse humaine » est souvent invoquée par la tradition platonicienne, depuis le Phédon (107 b 1) pour indiquer la difficulté de l’entreprise philosophique qui ne traite pas des affaires humaines, mais des choses divines. Mais, pour Proclus, les négations sont valorisantes : elles ne cherchent pas à montrer l’impuissance de notre faculté de connaître, mais la surpuissance de l’Un. Les négations creusent un écart, mais par le haut. De plus, les négations sont un chemin de connaissance, quoique imparfait, et non un interdit opposé à la connaissance. Les négations ne sont pas contingentes à l’égard de la nature de l’Un ; elles instaurent réellement une sympathie entre sa causalité transcendante et notre âme. Voir également Plotin, Ennéades, IV, 4 (28), 44, 21-23.

MEP.indd 158

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:10:48

reimp44892_int_159 Page 159

PROCLUS

159

de meilleur, par une série analogique de négations, parvient à connaître l’Un ? Nous répondons : l’intellect connaît et comprend les intelligibles par des intellections de même rang que les Formes, et il s’agit là d’une connaissance affirmative, car « l’étant touche à l’étant »1 [1080.01] ; de plus, ce que l’intellect intellige, cela est, et ce que l’intellect dit, il l’intellige. Donc, ce qui est, l’intellect le dit en quelque sorte par l’intellection qu’il a de lui-même. Mais, par l’hénade au-dessus de l’intellect2, il est mis en contact avec l’Un, et grâce à cette unification, il connaît l’Un, connaissant le non-étant par le non-étant. Par les négations, il en vient à connaître l’Un. Car il a deux sortes de connaissance, l’une en tant qu’intellect, l’autre en tant que non-intellect ; selon la première, il se connaît luimême, mais selon la seconde [1080.10], « il est ivre »3 – comme a dit quelqu’un –, et il se donne l’inspiration « avec du nectar »4 ; l’intellect possède l’une en tant qu’il est, l’autre en tant qu’il n’est pas. Donc, c’est l’intellect « très célébré »5 lui-même qui détient l’espèce négative de la 1. Parménide, DK B 8, v. 25. 2. Un intellect particulier, par l’intermédiaire de l’Intellect monadique qui commande tous les intellects particuliers, se trouve dans un double rapport de dépendance : d’une part, dans l’ordre de l’étant, il est produit par la Vie intelligible, qui est plus universelle et plus puissante que lui, laquelle à son tour dérive de l’Essence primordiale selon le rythme triadique habituel ; d’autre part il participe à une hénade spécifique qui appartient au domaine du suressentiel et qui le relie directement à l’Un. Cette hénade, différente de celle de la Vie ou de l’Essence, divinise l’intellect en question et tout ce qui dépend de lui selon une chaîne descendante, y compris l’âme dans laquelle il se trouve. Voir Éléments de Théologie, § 138, 145, 163. 3. Plotin, Ennéades, VI, 7 (38), 35, 25, où l’intellect sobre, tourné vers ses enfants intérieurs que sont les Formes intelligibles, est opposé à l’intellect ivre, tourné vers l’Un et s’abandonnant lui-même. Proclus assume ici la tradition néoplatonicienne en transposant le bachisme et l’érotique du Banquet de Platon, qui se jouait entre l’âme et l’intelligible, au rapport entre l’intellect et l’Un. La terminologie mystérique ou mythique, seul discours affirmatif encore possible quand l’âme en vient à l’expérience suprême, a donc été décalée d’un degré vers le haut. Cela a été rendu possible par les gloses étymologiques du Cratyle (396 b) ; voir le commentaire de P. Hadot, Traité 38, Paris, Cerf, 1987, p. 343-344. 4. Proclus, après Plotin, cite le Banquet où il est question de Poros endormi dans le jardin de Zeus, ivre de nectar (203 b 5). Voir note précédente. 5. Épithète récurrente de l’Intellect dans le néoplatonisme tardif depuis Syrianus, équivalente à polutBmhtoV, « très honoré » (voir, par exemple, In Parm., 957 . 10). Malgré son caractère poétique (première occurrence chez Pindare, Néméenne, II, 5), on n’a pu trouver d’origine littéraire précise à son association avec le terme no¢V. Chez Pindare, c’est le « bois sacré de Zeus » qui est « très célébré ». Peut-être faut-il se souvenir que, depuis le Philèbe de Platon, Zeus est associé à l’Intellect en tant que cause du mélange de la limite et de l’illimité, et que, dans son commentaire du Timée, Proclus identifie Zeus avec l’intellect démiurgique, ou encore intellect intellectif (In Tim., I, 161 . 17).

MEP.indd 159

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:10:51

reimp44892_int_160 Page 160

160

POLYSÉMIES DU NON-ÉTANT DANS LA PHILOSOPHIE ANTIQUE

connaissance et l’espèce affirmative. Or l’Intellect et les âmes divines, d’un côté, sont en délire pour le dieu Un selon leurs propres sommet et unité1 et méritent le nom d’âmes divines avant tout à cause de cette activité ; mais, par ailleurs, de par leur faculté intellective, elles sont suspendues à l’Intellect et dansent tout autour ; enfin, par leur faculté dianoétique2 [1080.20], elles se connaissent elles-mêmes ainsi que leur essence en tant qu’elle existe sans se confondre [avec ce qui procède d’elle], et alors elles déploient leurs propres raisons, tandis que, par leur faculté opinative, elles précontiennent tout le sensible et le règlent comme il faut3. Et toutes leurs connaissances sont affirmatives – elles connaissent les choses qui sont en tant qu’elles sont, ce qui est le propre de l’affirmation –, sauf que, grâce à l’activité inspirée qui les porte divinement vers l’Un, le négatif de la connaissance se trouve aussi en elles. En effet, elles ne connaissent pas que l’Un est, mais qu’il n’est pas [1080.30] en tant que cela vaut mieux que le « il est » (tq krebtton to¢ Estin). Or, intelliger que l’Un n’est pas constitue une négation. Si, maintenant, les âmes divines au même titre que l’intellect « très célébré » connaissent l’Un par négation, à quoi bon accuser notre âme d’impuissance lorsqu’elle s’efforce de suggérer l’Incompréhensible en usant de négations à son sujet ? En effet, au Premier – dit –, n’appartient rien de tel que ce que nous avons l’habitude de connaître. Ainsi que [1081.1] lui-même l’a dit dans ses Lettres4, la cause de tous les maux, pour l’âme, c’est de rechercher les propriétés du Premier et de confier la connaissance de 1. Ce sommet et cette unité, au-delà même de l’Intellect, correspondent à « ce que [notre âme] a de meilleur », évoqué au début du paragraphe. C’est l’un en nous, ou encore « la fleur de l’âme entière » (In Parm., 1071 . 25). 2. Il faut distinguer soigneusement la faculté « intellective » (noer0) et la faculté « dianoétique » (dianohtikP), nous corrigeons le texte donné par Cousin d’après In Tim., II, 298-299. La faculté intellective assimile à l’intellect et permet d’intuitionner les Formes intelligibles. La faculté dianoétique, au contraire, correspond à une rationalité discursive, inférieure à l’intellect, telle celle qui accomplit les démonstrations mathématiques. Cette division est inspirée de la division du segment supérieur de la ligne dans la République de Platon (voir VI, 511 d). 3. Chez Proclus, le sensible procède de l’activité de l’âme : l’opinion n’est pas tant une faculté perceptive adaptée à un certain type d’objet préexistant qu’une puissance créatrice. Le monde des corps n’est pas irrémédiablement opposé à l’incorporéité de l’âme. Cela ouvre la possibilité d’une connaissance synthétique a priori, telles la physique mathématique et l’astronomie. 4. Voir Platon, Lettre, II, 312 e.

MEP.indd 160

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:10:55

reimp44892_int_161 Page 161

PROCLUS

161

celui-ci au raisonnement, quand il faudrait, au contraire, éveiller1 l’un qui est en nous. Car c’est là le seul moyen pour nous rendre capables, à proportion de notre rang, de connaître en quelque sorte le semblable par le semblable – s’il m’est permis de parler ainsi. De même que nous connaissons les objets d’opinion par l’opinion, les objets de pensée discursive par la pensée discursive, l’intelligible par l’intellectif qui est en nous, de même aussi [1081.10] nous connaissons l’Un par l’un. Cela revient à dire que nous connaissons l’Un par le non-étant, ou encore que nous le connaissons par ce qui est conforme à la négation. Car le non-étant est négation, mais pas comme ce qui n’est absolument pas (tq mhdam²V un) : un tel non-étant ne se contente pas de ne pas être mais est aussi rien2. C’est pourquoi il est déchu de toute subsistance (p0shV 3pop@ptwken ¤post0sewV) et séparé de l’Un lui-même ; il n’est donc pas même dit comme une chose par rapport à toutes les autres et, étant dépourvu de toute participation, ce non-étant qui donc ne participe pas à l’Un est dépourvu de subsistance (3nuppstaton)3. Il est relégué au dernier rang du réel (t1 pr0gmata) : avant lui [1082.01] il y a l’étant, avant l’étant la vie, avant la vie l’intellect4. D’où le fait que quelque chose peut vivre et être sans penser, peut être sans vivre, et qu’on peut en quelque sorte exister en tant qu’un sans être. Mais ce qui n’existe (¤p0rcon) même pas 1. Toute âme, à tout moment, a l’Un en elle-même, sinon elle n’existerait même pas, mais cette présence est latente, oubliée, non vécue tant elle est intime (c’est aussi ce qu’exprime le terme de « semence » employé plus loin, dans l’expression « semence de non-étant »). Seules les négations, accentuant l’intériorité par détachement à l’égard de l’extérieur, peuvent provoquer la prise de conscience nécessaire. Éveiller l’Un en nous, c’est donc aussi s’éveiller à l’Un. L’Un est à la fois l’organe de connaissance et l’objet à connaître. De plus, le préfixe du verbe 3negeBrein ( « réveiller » ) indique que ce réveil est une conversion par quoi l’âme humaine remonte à son origine. Le mouvement d’intériorisation se double donc d’un mouvement ascensionnel à travers la hiérarchie des dieux. Plotin utilise deux fois ce verbe (I, 6 (1), 8, 26 et VI, 9 (9), 4, 13. 2. Ce non-étant absolu, inconcevable, inexistant, détruit aussitôt posé, est celui-là même que Parménide, dans son poème, frappe d’interdit. 3. Voir Éléments de théologie, § 1 : « Toute pluralité participe à l’un sous quelque mode », c’est-à-dire que tout ce qui n’est pas l’Un lui-même, pour subsister, doit participer à l’un. 4. Cette hiérarchie vaut seulement pour le sensible : les animaux doués d’intelligence, les moins nombreux, sont au sommet de la nature, mais le règne du vivant est plus vaste, et tout, dans la nature, n’est pas vivant : il y a aussi les pierres, les éléments, etc. Dans l’intelligible, au contraire, le plus universel est ce qui détient le plus de puissance, en sorte que l’Essence surpasse la Vie et la Vie surpasse l’Intellect.

MEP.indd 161

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:10:58

reimp44892_int_162 Page 162

162

POLYSÉMIES DU NON-ÉTANT DANS LA PHILOSOPHIE ANTIQUE

comme un par rapport aux autres choses, tombe nécessairement en dehors de tous , et il s’agit là du non-étant absolu. Au contraire, l’un qui se trouve avant l’étant est certes du non-étant, et pourtant il n’est pas rien. Car, étant un, il est impossible de dire qu’il n’est « pasun » (rien)1. Ainsi donc, disons cet un comme non-étant et pensons-le par ce qui, en nous, lui est semblable – en effet [1082.10], en nous, il y a quelque semence de ce non-étant (ti sp@rma CkeBnou to¢ mQ untoV) –, et disons qu’il est le seul un à transcender ainsi tous les êtres ! Sinon, nous risquerions de nous transporter à notre insu dans l’indéterminé et de projeter un non-étant en imagination, au lieu d’être saisis par l’inspiration divine2 ! Cela nous écarterait non seulement de la connaissance de l’Un, mais aussi de celle de l’étant. Comment donc les négations sont propres à l’Un, et de quelle manière on nie tout de lui, et que toute connaissance de l’Un se fait par négation, voilà qui est désormais évident. 1. Le texte grec comporte un jeu de mots : Proclus prend au sens littéral le pronom o£d@n, qui signifie ordinairement « rien », en en faisant une négation de Gn, qui signifie « un ». Dans le chapitre sur Démocrite, on a vu plus haut une autre façon de jouer sur le terme o£d@n, en en dérivant un étrange d@n, compris comme « ce qui est » (voir supra, p. 48). 2. Il faut insister sur le fait que le non-être de l’Un est antérieur à l’être, sinon on risque de se tourner vers un non-étant absolu – on n’ose dire concevoir – et notre pensée se videra de tout contenu. Au lieu d’une transgression positive de toutes les limites, on ne rencontrera qu’une indétermination vague, objet d’imagination et non plus d’intuition mystique. L’anagogie par les négations réalise un équilibre fragile.

MEP.indd 162

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:11:01

reimp44892_int_163 Page 163

DEUXIÈME PARTIE

Prestiges du néant et puissance de Dieu dans la pensée médiévale

MEP.indd 163

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:11:04

reimp44892_int_165 Page 165

S AI NT A U GUSTIN

Selon le traité de l’Ordre, après avoir inventé les arts libéraux, l’âme entreprit de prouver qu’elle était immortelle1. Augustin énumère alors l’ensemble des notions indispensables à tout examen portant sur l’âme : « Ce qu’est le rien (quid sit nihil), la matière informe, ce qui est formé sans être animé, le corps, la forme (species) dans le corps, le lieu, le temps, ce qui est dans le lieu, ce qui est dans le temps, le mouvement selon le lieu, le mouvement qui n’est pas selon le lieu, le mouvement stable, l’éternité (aeuum), ce que c’est que n’être pas dans un lieu ni nulle part, ce qui est hors du temps et toujours, ce que c’est que n’être nulle part et n’être pas nulle part, et n’être jamais et n’être pas jamais. »2 Malgré ce que laisse espérer cette énumération qui « constitue en quelque sorte une liste des chapitres d’ontologie néoplatonicienne qui traite de modes de non-être et d’être »3, Augustin n’a pas écrit d’exposé systématique sur le non-être ou sur le rien. Il faut donc recueillir des informations éparses qu’il donne sur 1. De ord., II, 15, 43 (éd. Green, CC 29). (Signification des sigles employés : CC = Corpus Christianorum ; CSEL = Corpus Scriptorum Ecclesiasticorum Latinorum). Je remercie G. O’Daly d’avoir bien voulu relire cette contribution. 2. De ord., II, 16, 44. 3. I. Hadot, Arts libéraux et philosophie dans la pensée antique, Paris, Études augustiniennes, 1984, p. 127. L’auteur renvoie sur ce point à P. Hadot, Porphyre et Victorinus, Paris, Études augustiniennes, t. I, p. 168 sq. ( « Les modes des non-étants » ).

MEP.indd 165

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:11:08

reimp44892_int_166 Page 166

166

PRESTIGES DU NÉANT ET PUISSANCE DE DIEU

ce sujet dans son œuvre. Cinq textes appartenant à divers genres littéraires et à diverses époques de la vie d’Augustin ont été choisis pour mettre en évidence les différents enjeux de la réflexion augustinienne sur le rien.

1 . LA SIGNIFICATION DE « RIEN » (DE MAGISTRO , 2 , 3-4)

Un extrait du Maître (texte 1) fournit une entrée en matière. Au début de ce dialogue, Augustin et son fils Adéodat conviennent que, lorsque nous parlons, nous usons de mots, c’est-à-dire de signes, et que tous les signes se définissent par le fait qu’ils signifient quelque chose. Aussitôt après, Augustin cite le vers de Virgile : « Si nihil ex tanta superis placet urbe relinqui » (Si rien de cette si grande ville ne doit subsister de par la volonté des dieux)1 et demande à Adéodat de lui dire ce que chaque mot de ce vers signifie. Le développement bref mais plaisant qui est consacré à « nihil » relève sans doute d’un jeu bien connu depuis l’Antiquité : la cause du trouble d’Adéodat est « une source de taquinerie philosophique depuis l’histoire homérique des Cyclopes (Od., 9, 366 ; 408) »2. Plus sérieusement, il s’agit sans doute de rendre compte du problème posé par ce que les Stoïciens appelaient les termes « dénégatifs » (3rnhtikoB)3, caractérisés par le fait qu’ils n’ont pas de « porteur ». Augustin formule tout d’abord la contradiction selon laquelle, si tout signe signifie quelque chose, « rien » ne peut pas être un signe. Adéodat proteste que lorsque nous employons ce mot, nous ne disons pas « rien » pour rien. « Que faisons-nous donc », demande Augustin ? « Dirons-nous que ce qui est signifié par ce mot, c’est une affection de l’âme lorsqu’elle ne voit pas une chose et trouve pourtant ou pense avoir trouvé qu’elle n’existe pas, plutôt que la chose elle-même, qui n’existe pas ? » Après 1. Énéide, II, 659. 2. C. Kirwan, Augustine, Londres-New York, Routlege & Kegan Paul, 1989, p. 49. 3. Voir Diogène Laërce, VII, 70. Sur les propositions et les termes dénégatifs, voir J..B. Gourinat, La dialectique des Stoïciens, Paris, Vrin, 2001, p. 121.

MEP.indd 166

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:11:11

reimp44892_int_167 Page 167

SAINT AUGUSTIN

167

cette réponse un peu sibylline, Augustin semble esquiver la difficulté en déclarant à son fils qu’il serait par trop absurde qu’ils soient tous deux retenus par rien. Quelle est cependant cette chose qui fait naître le sentiment du « rien » lorsque l’âme trouve qu’elle n’existe pas ? On peut penser à ce qui n’est plus ou à ce qui n’est pas encore mais aussi, plus probablement, à ce qui est faux1. Le faux est en effet défini dans le livre II des Soliloques comme ce qui « feint (fingit) d’être ce qu’il n’est pas ou bien prétend être bel et bien (omnino esse) tout en n’étant pas (et non est) »2. La seconde espèce du faux, qui est ici déterminante, comprend toutes les images. En effet, demande la Raison à Augustin, « ne te semble-t-il pas que ta propre image, venant d’un miroir, veut être comme toi-même, mais qu’elle est fausse, pour la raison qu’elle n’est pas ? »3. Il en va de même des images « qui trompent ceux qui dorment et ceux qui délirent » et des illusions d’optique comme « le mouvement de la tour, qui n’existe pas » (turris motum qui nullus est)4 (pour celui qui est lui-même en mouvement), le coude que forme la rame plongée dans l’eau, etc. Enfin, comme on le lit dans un passage de la Doctrine chrétienne relatif lui aussi à la division du faux, « celui qui dit que sept et trois font onze dit quelque chose qui ne peut absolument pas être »5. Le problème de la signification de « nihil » est repris dans la Genèse au sens littéral. Un passage du livre VIII fait état de l’interrogation de « certains », qui se demandent comment le premier homme pouvait comprendre ce qui lui était dit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, alors qu’il ignorait complètement ce qu’était le mal6. Augustin remarque que nous connaissons de nombreuses choses dont nous n’avons pas l’expérience par leurs contraires. Tel est le cas de ce que signifient les noms de privations. « Ainsi on appelle “nihil” (rien) ce qui n’est absolument pas. Or, il n’est personne qui ne comprenne ce mot parmi ceux qui 1. Sur le faux, voir E. Bermon, Le Cogito dans la pensée de saint Augustin, Paris, Vrin, 2001, p. 112-115. 2. Sol., II, 9, 16 (éd. Hörmann, CSEL 89). 3. Sol., II, 9, 17. 4. Sol., II, 6, 11. 5. De doct. christ., II, 35, 54 (éd. Martin, CC 32). 6. De gen. ad litt., VIII, 16, 34 (éd. Zycha, CSEL 28/1).

MEP.indd 167

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:11:13

reimp44892_int_168 Page 168

168

PRESTIGES DU NÉANT ET PUISSANCE DE DIEU

entendent et parlent le latin. Comment cela se fait-il, si ce n’est parce que le sens voit ce qui est et, par privation de ce qui est, connaît ce qui n’est pas ? »1 Une série d’exemples illustre cette affirmation. L’obscurité, sans être elle-même perçue comme telle, est connue en tant que privation de lumière. Le silence est connu en tant que privation de son. Le vide est conçu par la privation du plein. Le sens de la vie se garde de son contraire ou de sa privation, à savoir la mort. La possibilité d’une connaissance par la privation fait l’objet d’un examen pénétrant dans le Traité des deux âmes. Augustin élucide de quelle façon le sens ou l’intelligence jugent des privations, à défaut de pouvoir les percevoir elles-mêmes, établissant notamment que les défauts (defectus) « privent seulement et indiquent le non-être » (privant tantum et non esse indicant)2. Ils se caractérisent par le fait qu’il est impossible d’établir une hiérarchie entre eux, parce qu’ils ont tous « la même valeur » (eamdem vim), comme les négations qui leur sont associées. En effet, s’il y a une grande différence entre l’or et la vertu, et s’il est vrai qu’il faut préférer la vertu à l’or, on ne saurait ordonner entre eux les défauts signifiés par les propositions négatives « non est aurum » (il n’y a pas d’or) et « non est virtus » (il n’y a pas de vertu). Bien entendu, poursuit Augustin, personne de sensé ne douterait que l’absence de vertu soit plus grave que l’absence d’or. « Cependant ce ne sont pas les défauts mais les choses qui font défaut que nous estimons plus ou moins chèrement. »3

2 . LA CRÉATION À PARTIR DE RIEN (CONFESSIONES , XII , 6 - 8)

Augustin (et plus généralement la pensée chrétienne) a recours au concept de rien pour rendre compte d’une part de la Création et d’autre part du mal. L’affirmation dogmatique selon laquelle le monde a été créé 1. De gen. ad litt., VIII, 16, 34. 2. De duab. anim., 7 (éd. Zycha, CSEL 25/1). 3. De duab. anim., 7.

MEP.indd 168

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:11:16

reimp44892_int_169 Page 169

SAINT AUGUSTIN

169

de rien1 est expliquée notamment dans le livre XII des Confessions, qui développe ce qu’on a appelé une « exégèse confessée »2. Augustin s’efforce en effet de comprendre le premier verset de la Genèse : « In principio fecit Deus caelum et terram. »3 Selon son interprétation, le « ciel » dont il est question n’est pas celui que nous voyons au-dessus de nous et qui fait corps avec la terre, mais ce « ciel du ciel » dont le Psaume 113 (v. 16) dit qu’il est au Seigneur, et qui est une cité d’intelligences tournées vers Dieu et soustraites au temps sans être pourtant éternelles. Quant à la « terre » qui était « invisible et inorganisée » (Gn 1, 1), elle représente, comme les « ténèbres » et l’ « abîme » qu’elles recouvrent (Gn 1, 2), la matière informe. Augustin rappelle que, sous l’influence du manichéisme, il avait commencé par imaginer une telle matière « sous des aspects innombrables et variés »4. Un examen rationnel de la mutabilité des corps, en vertu de laquelle ils n’étaient plus ce qu’ils étaient et commençaient à être ce qu’ils n’étaient pas, l’amena cependant à « soupçonner » « que le passage de forme à forme s’opérait au travers de quelque chose d’informe et non pas de rien du tout »5. De peur de le fatiguer, Augustin renonce à faire part à son lecteur de toutes les solutions auxquelles il lui a été donné de parvenir sur ce sujet et poursuit sa confession en attribuant à Dieu la création du « ciel » et de la « terre » à partir de rien (texte 2). Le fondement scripturaire de la création de nihilo ou ex nihilo se trouve dans le livre des Macchabées6. « L’expression du texte grec Cx o£k untwn avait passé depuis longtemps dans la tradition chrétienne sous la 1. Pour une étude d’ensemble de ce thème, voir N. J. Torchia [1999]. 2. Voir J. Pépin, « Le livre XII des Confessions », in « Le Confessioni » di Agostino d’Ippona. Libri X-XIII, Commento di Aimé Solignac, Eugenio Corsini, Jean Pépin, Alberto di Giovonni, Palermo, Éd. Augustinus, 1987, p. 67-95, p. 80 sq. 3. Sur l’interprétation de ce verset dans l’œuvre d’Augustin, voir A. Solignac, « Exégèse et Métaphysique. Genèse 1, 1-3 chez Augustin », in In principio. Interprétations des premiers versets de la Genèse, Paris, Études augustiniennes, 1973, p. 153-171. Sur l’analyse du livre XII des Confessions, voir les excellentes « notes complémentaires » du même auteur dans Les Confessions, « Bibliothèque augustinienne », vol. 14, Paris, 1962 et particulièrement la substantielle note 24, « De nihilo », p. 603-606, à laquelle notre présentation emprunte largement. 4. Conf., XII, 6, 6 (éd. Verheijen, CC 27). 5. Conf., XII, 6, 6. 6. 2 Mac 7, 28, cité in De nat. boni, 26 (éd. Zycha, CSEL 25/2).

MEP.indd 169

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:11:19

reimp44892_int_170 Page 170

170

PRESTIGES DU NÉANT ET PUISSANCE DE DIEU

forme latine ex nihilo ou son équivalent grec Ck to¢ mQ untoV »1. Cette expression signifie pour Augustin que Dieu, à qui il s’adresse, est le seul auteur des créatures : « Il n’y avait rien d’autre, en dehors de toi, par quoi (unde) tu les aurait faites, ô Dieu, Trinité une et Unité trine. »2 Elle signifie d’autre part que la créature n’est pas faite de Dieu : « Car tu as fait le ciel et la terre, mais pas de toi (de te). »3 « Si l’émanationnisme, au sens gnostique ou priscillien, est ici plus directement visé, ainsi d’ailleurs que la conception manichéenne (voir De Gen. ad litt., VII, XI, 17), l’idée néoplatonicienne de la procession se trouve aussi atteinte et résolument rejetée. »4 Le fait qu’elle soit créée de rien « confère à l’être de la créature un caractère paradoxal »5. La créature est et, comme telle, elle est bonne. Même la matière est bonne en tant qu’elle est capable de recevoir des formes6. Comparées à Dieu, toutefois, les créatures ne sont pas, pas même les meilleures d’entre elles, c’est-à-dire les créatures rationnelles, qui ont reçu l’être, la vie et l’intelligence. Comme l’a écrit Augustin au livre VII des Confessions, « certes, elles sont puisqu’elles sont de toi ; cependant elles ne sont pas puisqu’elles ne sont pas ce que tu es. Car ce qui est vraiment, c’est ce qui demeure immuablement »7. « Nous sommes ici au cœur même du problème augustinien par excellence, celui dont on peut dire que les Confessions l’ont examiné sous toutes ses faces. »8 L’exégèse d’Exode 3, 14 ( « Ego sum qui sum » ) en est la « face » la plus éminente9. 1. A. Solignac, note complémentaire « De nihilo », op. cit., p. 603. La note donne les références suivantes : Origène, Peri Arch., II, 1, 5 qui se réfère au Pasteur d’Hermas, Mad., I, 10 ; Jean Chrysostôme, In Gen., I, hom., II, 2 ; Tertullien, De praescr., 13, Adu. Hermog., 16-17 ; Lactance, Diu. inst., II, IX. 2. Conf., XII, 7, 7. 3. Conf., XII, 7, 7. La même affirmation se lit en Cont. Iul. op. imp., V, 32 (éd. Zelzer, CSEL 85/2) (voir texte 4). 4. A. Solignac, ibid., p. 604. 5. A. Solignac, ibid., p. 605. 6. Voir De vera relig., 18, 36, et De nat. boni, 18 ( « Cette matière que les Anciens ont appelée hylè (quam antiqui hylen dixerunt) ne doit pas être appelée le mal » ). 7. Conf., VII, 11, 17. Dès la Lettre 2, les choses muables sont définies comme n’étant pas. 8. E. Gilson [1947], p. 30. Sur ce thème, voir aussi Gilson [1962], p. 205-223 ; J. F. Andersen, Saint Augustine and Being. A Metaphysical Essay, La Haye, Martinus Nijhoff, 1965. 9. En plus de Gilson, Philosophie et Incarnation selon saint Augustin, voir sur ce thème G. Madec, art. « Ego sum qui sum », in C. Mayer (éd.), Augustinus-Lexikon, Bâle, Schwabe & Co. AG, 2001, vol. 2, fasc. 5/6, 738-741.

MEP.indd 170

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:11:22

reimp44892_int_171 Page 171

171

SAINT AUGUSTIN

Elle conduit Augustin à risquer la formulation audacieuse (et presque intraduisible) selon laquelle toute chose « est de Celui qui n’est pas de quelque façon mais qui est l’ “est” » (ab illo enim est, qui non aliquo modo est, sed est est)1.

3 . PÉCHER , C’EST TENDRE VERS LE RIEN (CONTRA SECUNDINUM , 11)

Étant créée de rien, la créature rationnelle est non seulement muable mais aussi faillible, et lorsqu’elle défaille (deficere) en péchant, elle tend vers le rien2. Cette corrélation est établie de façon très nette dans le traité Contre le manichéen Secundinus. « D’où vient la création tout entière » demande Augustin ? « Tu ne trouveras aucune réponse, à moins de reconnaître qu’elle a été faite de rien. Et de ce fait, elle peut tendre (uergere) vers le rien, lorsque pèche cette créature et cette partie qui peut pécher, non pas de telle sorte qu’elle ne soit rien mais de telle sorte qu’elle ait moins de vigueur et qu’elle soit moins forte. »3 Une telle conception du mal permet de s’opposer aux Manichéens qui admettent, comme on le sait, l’existence de natures mauvaises en soi. Augustin le dit clairement à Secundinus : « Il est clair que ce qui nous sépare, c’est que vous dites que le mal est une certaine substance tandis que nous, nous disons que le mal n’est pas une substance mais une inclination de ce qui est davantage vers ce qui est moins. »4 Le chapitre 11 de 1. Conf., XIII, 31, 46. On trouve une formule équivalente en En. in ps., 134, 4 ( « Est enim est, sicut bonorum bonum est » ). De la matière, Augustin écrit en revanche : « est non est » (Conf., XII, 6, 6 ; voir texte 2). 2. L’idée est déjà exprimée par Origène : lorsqu’elle tombe dans le mal, l’âme « régresse » (recedere, d’après la traduction de Rufin, voir De Principiis, II, 9, 2). 3. Cont. Sec., 8 (éd. Zycha, CSEL 25/2). 4. Cont. Sec., 12. Dans certains textes, Augustin va jusqu’à affirmer que le péché n’est rien (voir par exemple Tract. in Io., I, 13 et sur ce passage, M.-F. Berrouard, Homélies sur l’Évangile de Jean, I-XVI, Desclée de Brouwer, 1969, « note complémentaire » « Le péché n’est rien », p. 840841). Il ne s’agit pas de nier sa gravité ni son pouvoir de destruction mais de dire qu’il n’a pas de nature substantielle. Dans un passage hardi du Libre arbitre (III, 12, 36-16, 46), Augustin montre

MEP.indd 171

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:11:25

reimp44892_int_172 Page 172

172

PRESTIGES DU NÉANT ET PUISSANCE DE DIEU

ce traité polémique (texte 3) souligne cependant que la tendance de la créature rationnelle vers le rien, inaugurée par le péché de l’ange, s’accomplit selon l’espèce (pro genere) ou selon le rang (pro gradu) qui sont les siens. Il ne faut donc pas se la représenter par exemple comme une transformation de l’âme en un corps. L’Immortalité de l’âme souligne également à ce propos que le fait que l’âme se détourne de la raison et devienne de ce fait sotte ou folle (stulta) ne saurait en aucune façon l’amener à n’être plus rien. « Il faut nier l’implication selon laquelle ce qui tend (tendit) vers le rien meurt c’est-à-dire parvient au rien. »1 Le corps luimême peut diminuer indéfiniment et tendre vers le rien sans pourtant pouvoir jamais y atteindre2. L’extrait du Contre Secundinus fait enfin mention de la division, fondamentale chez Augustin, du mal en deux espèces, selon qu’il est commis ou bien subi (en réparation du mal commis). C’est précisément sur cette distinction que s’ouvre le Libre arbitre, qu’Augustin conseille à son adversaire de lire entièrement.

4. LE RIEN N’EST ABSOLUMENT RIEN (CONTRA IULIANUM OPUS IMPERFECTUM, V, 31-44)

L’affirmation selon laquelle la créature rationnelle, pour la raison précisément qu’elle a été faite de rien, peut tendre vers le rien en péchant fait partie des points qui furent âprement discutés lors de la controverse antipélagienne3. Julien d’Éclane accusa en effet Augustin d’avoir fait du rien « que le blâme du vice implique l’éloge de la nature et partant, a fortiori, l’éloge de Dieu, Créateur de toutes les natures. En effet, il faut qu’une nature soit bonne, pour pouvoir se corrompre et devenir moins bonne » (G. Madec, Le Maître. Le Libre arbitre, « Bibliothèque augustinienne », vol. 6, Desclée de Brouwer, 1976, p. 577). 1. De immort. anim. 7, 12 (éd. Hörmann, CSEL 89). 2. Sur cette thèse, voir Ep. 3 à Nebridius (éd. Daur, CC 31). 3. Voir D. A. Cress, « Creation de nihilo and Augustine’s Account of Evil in Contra secundam Juliani responsionem imperfectum opus, Book V », in J. C. Schnaubelt et F. Van Fleteren (éd.), Collectanea Augustiniana, New York, Peter Lang, 1990, p. 451-466.

MEP.indd 172

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:11:28

reimp44892_int_173 Page 173

173

SAINT AUGUSTIN

la cause d’un mal auquel la créature rationnelle était irrémédiablement vouée en raison de son origine et de sa condition. Aux yeux de Julien, cela revenait à admettre, comme le faisaient les Manichéens, l’existence d’une « substance éternelle des ténèbres » qui contraint le pécheur à pécher indépendamment de sa volonté, à cette différence près qu’Augustin, en toute incohérence, refusait quant à lui de prêter au principe du mal une nature substantielle, puisqu’il disait qu’il n’était rien. La réponse d’Augustin à cette accusation (texte 4) montre la rigueur de l’utilisation qu’il fait du concept de néant. « Quand on dit que Dieu a fait de rien les choses qu’il a faites, on dit qu’il ne les a pas faites de luimême, et rien d’autre. »1 Il peut répondre sans peine à son adversaire que ce qui n’est rien ne saurait être violent, ni éternel2, et qu’il ne saurait exercer aucune puissance puisque « s’il avait une puissance, il ne serait pas rien mais quelque chose »3. Rien ne contraignit donc aucune créature à pécher. C’est par leur libre volonté que l’ange et l’homme ont péché. Il faut enfin nier que ce qui n’est rien puisse être identifié aux ténèbres. Les ténèbres et plus généralement les privations sont des créatures4. Quant au rien, il n’est « absolument rien » (prorsus nihil)5.

5 . SUR L’IMPOSSIBILITÉ DE VOULOIR NE PAS ÊTRE (DE LIBERO ARBITRIO , III , 8 , 22)

Un extrait du livre III du Libre arbitre conclut cette présentation. Il appartient à un long développement (5, 12-16, 46) dont « le motif fondamental » est « la règle de la louange du Créateur pour toutes ses œuvres »6. Celle-ci doit aller à l’encontre des différentes objections qui peuvent être 1. Cont. Iul. op. imp., V, 32. 2. Cont. Iul. op. imp., V, 36. 3. Cont. Iul. op. imp., V, 42. 4. Voir De nat. boni, 16 ; En. in ps., 88, 5. 5. Cont. Iul. op. imp., V, 44. 6. G. Madec, Le Maître. Le Libre arbitre, « Bibliothèque augustinienne », vol. 6, Desclée de Brouwer, 1976, p. 168.

MEP.indd 173

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:11:31

reimp44892_int_174 Page 174

174

PRESTIGES DU NÉANT ET PUISSANCE DE DIEU

faites à l’ordre de la création et qui sont examinées les unes après les autres. Que répondre dès lors à quelqu’un qui dirait : « Je préférerais ne pas être plutôt qu’être malheureux »1 ? Augustin déclare tout d’abord que le fait que celui qui parle en ces termes ne veuille pas mourir, bien qu’il soit malheureux, atteste qu’il veut vivre. Le contradicteur reformule cependant son objection en alléguant successivement deux motifs : « Si je ne veux pas mourir, ce n’est pas parce que je préfère être malheureux plutôt que ne pas être du tout mais par crainte d’être plus malheureux après la mort »2 et « Si je veux être, même malheureux, plutôt que ne pas être du tout, c’est parce que je suis déjà ; mais si avant d’avoir été j’avais pu être consulté, j’aurais choisi de ne pas être plutôt que d’être malheureux. Car le fait que j’aie maintenant peur de ne pas être, bien que je sois malheureux, participe du malheur même qui me fait ne pas vouloir ce que je devrais vouloir, car je devrais vouloir ne pas être plutôt que d’être malheureux. »3 L’enjeu de la réponse apportée à cette objection (texte 5) est de montrer qu’il est impossible de vouloir ne pas être. Il s’agit donc d’une réfutation radicale du nihilisme. En un mot, Augustin montre qu’il est absurde de dire qu’on préfère ne pas être plutôt qu’être parce que préférer, c’est nécessairement choisir quelque chose. Or ne pas être n’est pas quelque chose mais rien. Augustin est cependant désireux de rendre raison de l’attitude de ceux qui se sont donné la mort en pensant qu’ils ne seraient plus. Son explication repose sur une distinction entre l’opinion et le sentiment (sensus) : celui qui se tue a pour opinion la croyance erronée de sa suppression totale mais pour sentiment le désir naturel du repos. C’est à atteindre ce souverain bien que vise tout son sentiment, même s’il se figure dans le même moment qu’il ne sera plus. Saint Thomas d’Aquin le redira : le non-être en lui-même n’est pas désirable4. Emmanuel Bermon. 1. 2. 3. 4.

MEP.indd 174

De lib. arb., III, 6, 18 (éd. Daur, CC 29). De lib. arb., III, 6, 19. De lib. arb., III, 7, 20. Voir Somme théologique, Ia, q. 5, a. 2, ad 3.

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:11:34

reimp44892_int_175 Page 175

175

SAINT AUGUSTIN

BIBLIOGRAPHIE

Bouton-Touboulic A.-I., L’ordre caché. La notion d’ordre chez saint Augustin, Paris, Institut d’Études augustiniennes, 2004, et particulièrement p. 219-345 « L’ordre et le mal ». Gilson E., « Notes sur l’être et le temps chez saint Augustin », Recherches augustiniennes, 2, 1962, p. 205-223. — Philosophie et incarnation selon saint Augustin, Conférence Albert le Grand, Montréal, Institut d’Études médiévales, 1947. Kobusch T., « Nichts, Nichtseiendes », in J. Ritter et K. Gründer, Historisches Wörterbuch der Philosophie, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1984, Band 6, 805-836 (811-813 sur Augustin). Madec G., « “Nihil” cathare et “nihil” augustinien », Revue des études augustiniennes, 23, 1977, p. 92-112. Solignac A., Les confessions, « Bibliothèque augustinienne », vol. 14, Paris, 1962, « notes complémentaires », « 19. Caelum caeli », p. 592-598 ; « 23. La matière », p. 599-603 ; « 24. De nihilo », p. 603-606. Torchia N. J., Creatio ex nihilo and the Theology of St. Augustine, New York, Peter Lang, 1999. Zum Brunn E., « “Être” ou “ne pas être” », Revue des études augustiniennes, 14, 1968, p. 91-98. — Le dilemme de l’être et du néant chez saint Augustin des premiers dialogues aux Confessions, Paris, Études augustiniennes, 1969. — « La dialectique du magis esse et du minus esse chez saint Augustin », in Le néoplatonisme, sous la dir. de P.-M. Schuhl, Paris, Éd. du CNRS, 1971, p. 373-380.

MEP.indd 175

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:11:37

reimp44892_int_176 Page 176

TEXTE 1 : DE MAGISTRO, 2, 3-4 (ÉD. DAUR, CC 29)

[II.3.] AUGUSTIN. — Nous sommes donc d’accord sur le fait que les mots sont des signes ? ADÉODAT. — Oui. AUG. — Et un signe peut-il être un signe s’il ne signifie pas quelque chose ? AD. — Non, il ne le peut pas. AUG. — Combien y a-t-il de mots dans le vers « Si nihil ex tanta superis placet urbe relinqui » : « Si rien de cette si grande ville ne doit subsister de par la volonté des dieux » ? AD. — Huit. AUG. — Il y a donc huit signes ? AD. — C’est bien cela. AUG. — Tu comprends ce vers, je crois. AD. — Assez bien, me semble-t-il. AUG. — Dis-moi ce que chaque mot signifie. AD. — Je vois bien ce que signifie « si », mais je ne trouve aucun autre mot qui puisse l’expliquer. AUG. — Quelle que soit la chose signifiée par ce mot, trouves-tu du moins où elle est ? AD. — Il me semble qu’il signifie un doute. Où est le doute, dès lors, s’il n’est pas dans l’âme ? AUG. — Je l’admets pour le moment ; passe aux autres mots. AD. — Que signifie « rien » sinon ce qui n’est pas ? AUG. — Tu dis peut-être vrai ; mais ce qui m’empêche de te donner mon accord, c’est que tu as admis plus haut qu’il n’existe pas de signe qui ne signifie pas quelque chose ; or ce qui n’est pas ne peut en aucune façon être quelque chose. C’est pourquoi le second mot de ce vers n’est pas un signe, parce qu’il ne signifie pas quelque chose, et c’est à tort que nous

MEP.indd 176

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:11:41

reimp44892_int_177 Page 177

SAINT AUGUSTIN

177

sommes convenus que tous les mots sont des signes ou que tout signe signifie quelque chose. AD. — Vraiment, tu me presses trop ; mais lorsque nous n’avons rien à signifier, c’est pure sottise que de proférer un mot. Quant à toi, je crois qu’en me parlant, en ce moment, tu n’émets aucun son en vain, mais qu’à l’aide de tous les sons qui sortent de ta bouche, tu m’adresses un signe pour que je comprenne quelque chose. Par conséquent, il n’y a pas lieu que tu énonces ces deux syllabes lorsque tu parles, si tu ne signifies rien grâce à elles. Mais si tu vois que, grâce à elles, se produit un énoncé indispensable et que, lorsqu’elles résonnent à nos oreilles, nous recevons un enseignement ou un rappel, assurément, tu vois aussi ce que je voudrais dire mais que je ne peux pas exprimer clairement. AUG. — Que faisons-nous donc ? Dirons-nous que ce qui est signifié par ce mot, c’est une affection de l’âme (adfectionem animi quamdam) lorsqu’elle ne voit pas une chose et trouve pourtant ou pense avoir trouvé qu’elle n’existe pas, plutôt que la chose elle-même, qui n’existe pas ? AD. — C’est peut-être cela même que j’essayais d’expliciter. AUG. — Passons donc à autre chose, quoi qu’il en soit, de peur qu’il ne nous arrive la chose la plus absurde. AD. — Quoi donc ? AUG. — Que retenus par rien, nous subissions un retard. AD. — Oui, voilà qui est ridicule, et pourtant1 sans savoir comment, je vois que cela peut arriver ; bien plus, je vois que cela est arrivé. [4.] AUG. — Nous comprendrons mieux en son temps ce genre de contradiction, si Dieu le permet. Pour lors, reporte-toi à ce vers et efforce-toi, dans la mesure du possible, de mettre en évidence ce que signifient les autres mots.

1. Je suis la leçon tamen de Weigel (CSEL 77) au lieu de tandem (Daur).

MEP.indd 177

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:11:44

reimp44892_int_178 Page 178

178

PRESTIGES DU NÉANT ET PUISSANCE DE DIEU

TEXTE 2 : CONFESSIONES , XII , VI , 6 - VIII , 8 (ÉD . VERHEIJEN , CC 27)

[VI.6.] [...] Si ma voix et ma plume te confessaient tout des nœuds que tu as défaits pour moi au sujet de ce problème, lequel de mes lecteurs aurat-il la patience d’en prendre connaissance ? Mon cœur ne cessera pas moins cependant de te rendre honneur et de t’adresser un chant de louange pour ce qu’il ne suffit pas à dire. En effet, la mutabilité des choses muables est elle-même capable de toutes les formes dans lesquelles se muent les choses muables. Mais elle, qu’est-elle ? Est-elle un esprit ? Estelle un corps ? Est-elle une apparence d’esprit ou de corps ? Si l’on pouvait dire « certain rien » (nihil aliquid) et « ce qu’elle est, c’est qu’elle n’est pas » (est non est), c’est ce que je dirais d’elle. Et pourtant, elle était déjà de quelque façon, pour prendre ces apparences visibles et organisées. [VII.7.] Et d’où était-elle de quelque façon, si elle n’était pas venant de toi (abs te), par qui sont toutes les choses, autant qu’elles sont ? Mais elles sont d’autant plus loin de toi que la dissemblance est plus grande, et non l’éloignement du lieu. C’est pourquoi toi, Seigneur, qui n’es pas tantôt tel, tantôt autre, mais l’être même, l’être même (id ipsum et id ipsum), saint, saint, saint, Seigneur Dieu tout puissant, oui toi, dans le Principe, qui est de toi (de te), dans ta Sagesse, qui est née de ta substance, tu as fait quelque chose, ainsi que de rien. Car tu as fait le ciel et la terre, mais pas de toi (de te). Si tel avait été le cas, ils seraient égaux à ton Fils unique et de ce fait égaux à toi aussi, et en aucune façon il ne serait juste, à supposer qu’ils te soient égaux, qu’ils ne soient pas de toi. Et il n’y avait rien d’autre, en dehors de toi, par quoi (unde) tu les aurais faits, ô Dieu, Trinité une et Unité trine : voilà pourquoi c’est de rien que tu as fait le ciel et la terre, une grande chose et une petite chose, puisque tu es tout puissant et bon pour faire toutes choses bonnes, le grand ciel et la petite terre1. Toi, tu étais, et rien d’autre, 1. Le « grand ciel » est le « ciel du ciel » (caelum caeli), cette créature incorporelle qui est au Seigneur, selon le Psaume 113 (cité au début du § 8) et qui ne doit pas être confondue avec le ciel corporel évoqué plus loin. La « petite terre » est l’ensemble de la création corporelle, qui est encore à l’état de matière informe comme le précise la suite du texte.

MEP.indd 178

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:11:47

reimp44892_int_179 Page 179

SAINT AUGUSTIN

179

rien dont tu as fait le ciel et la terre, ces deux choses, dont l’une est près de toi et l’autre près de rien, telles qu’au-dessus de l’une il y eût toi et en dessous de l’autre, rien. [VIII.8.] Mais ce ciel du ciel est à toi, Seigneur ; la terre quant à elle, que tu as donnée à voir et à toucher aux fils des hommes, n’était pas telle que nous la voyons et que nous la touchons maintenant. Car elle était invisible et inorganisée et elle était un abîme sur lequel il n’y avait pas de lumière ; ou encore : il y avait des ténèbres sur l’abîme, c’est-à-dire qu’il y en avait plus que dans l’abîme. Car l’abîme des eaux désormais visibles a même en ses profondeurs une espèce de lumière qui lui est propre, perceptible de quelque façon aux poissons et aux animaux qui rampent en son fond. Quant à l’autre abîme, il était près de rien, puisqu’il était encore entièrement informe. Déjà pourtant il était, parce qu’il pouvait être formé. Toi, Seigneur, en effet, tu as fait le monde de la matière informe1, que tu as faite de nulle chose comme une chose qui n’en est presque pas une, pour faire les grandes choses que nous, les fils des hommes, nous admirons. Car il est tout à fait admirable ce ciel corporel, ce firmament entre l’eau et l’eau, dont tu as dit le deuxième jour après la création de la lumière : Qu’il soit fait, et ainsi fut-il fait2. Ce firmament, tu l’as appelé ciel, mais il est le ciel de cette terre et de cette mer que tu as faites le troisième jour, en donnant une apparence visible à la matière informe que tu as faite avant qu’il n’y eût de jour. Car tu avais déjà fait aussi un ciel, avant qu’il n’y eût de jour ; c’était le ciel de ce ciel, parce que dans le Principe tu avais fait le ciel et la terre. Quant à cette terre que tu avais faite, elle était la matière informe, parce qu’elle était invisible et inorganisée et qu’il y avait des ténèbres sur l’abîme ; de cette terre invisible et inorganisée, de cette informité, de ce presque rien tu ferais toutes ces choses, en lesquelles consiste, sans être consistant, ce monde muable où se révèle la mutabilité elle-même dans laquelle les temps peuvent être perçus et mesurés, parce que les temps adviennent du fait des changements des choses, tandis que changent et se transforment leurs apparences, dont la matière est la terre invisible, comme je l’ai dit. 1. Affirmation qui vient de la Sagesse : « Fecisti mundum de materia informi » (11, 18 [Vetus Latina]). 2. Voir Genèse 1, 6 sq.

MEP.indd 179

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:11:49

reimp44892_int_180 Page 180

180

PRESTIGES DU NÉANT ET PUISSANCE DE DIEU

TEXTE 3 : CONTRA SECUNDINUM , 11 (ÉD . ZYCHA , CSEL 25/2)

[11.] Défaillir, ce n’est pas déjà le rien mais c’est tendre vers le rien. En effet, quand des choses qui sont davantage penchent (declinant) vers des choses qui sont moins, ce ne sont pas les choses vers lesquelles elles penchent mais les choses qui penchent [vers elles] qui défaillent et qui commencent à être moins qu’elles n’étaient, non pas certes de telle sorte qu’elles soient les choses vers lesquelles elles ont penché, mais de telle sorte qu’elles soient moins selon le genre qui est le leur. Car lorsque l’esprit penche vers le corps, cela n’en fait pas un corps ; pourtant, sous l’effet d’un appétit déficient (defectivus), il se corporifie (corporascit) en quelque sorte. De même une certaine élévation angélique qui s’est trop complue en ellemême à son pouvoir fit incliner son affection vers ce qui était moins, commença à être moins et tendit selon le rang qui est le sien (pro suo gradu) vers le rien. Car plus une chose s’amoindrit, plus elle s’approche du rien. Et quand ces défaillances se produisent volontairement, elles sont punies à bon droit et s’appellent des péchés. Quand ces défections volontaires entraînent des incommodités, des douleurs, des adversités, toutes choses que nous subissons contre notre volonté, ces péchés sont en tout cas punis à bon droit par ces peines ou supprimés par ces épreuves. Si tu veux examiner cela d’un esprit serein, cesse donc d’accuser les natures et d’incriminer les substances elles-mêmes. Si tu souhaites sur ce point de plus amples explications, lis mes trois livres intitulés Le Libre arbitre, que tu pourras trouver à Nole en Campanie chez le noble serviteur de Dieu Paulin.

TEXTE 4 : CONTRA IULIANUM OPUS IMPERFECTUM , V , 31 - 44 [EXTRAITS] (ÉD . ZELZER , CSEL 85/2)

[31.2.] JULIEN. — [...] Tu expliques donc que si le mal est né dans cette créature qui a été faite de rien, c’est précisément parce qu’elle a été faite de rien. Donc le mal né dans l’homme, tu l’as attribué à son origine,

MEP.indd 180

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:11:52

reimp44892_int_181 Page 181

SAINT AUGUSTIN

181

et cette origine, à savoir le rien, tu dis qu’elle a été la cause du péché. Car, dis-tu, le mal naquit dans l’homme non pas parce que celui-ci a été fait par Dieu mais parce qu’il a été fait de rien. [3.] Si donc le mal est né précisément parce que la condition en vertu de laquelle le rien précédait (conditio nihili praecedentis) l’a exigé, et si ce rien a été éternel, tu as suivi les mêmes chemins que ton maître [scil. Mani] et tu te trouves entièrement pris à son piège, de sorte que vous affirmez l’un et l’autre que le mal existe de toute éternité. Mais là encore ton maître a été plus avisé que toi car en introduisant un péché naturel il dit qu’il existait une substance éternelle des ténèbres qui poussait (compelleret) indépendamment de la volonté du pécheur à ce que le mal soit en lui. Il donna donc un auteur à une chose dont il établissait la nécessité, de façon qu’on vît qu’il y avait quelqu’un qui contraignait (cogentem) au mal qui envahissait les substances. Quant à toi, avec ton insupportable esprit de plomb, tu maintiens la nécessité du mal mais tu nies qu’il y ait un auteur de sa nécessité. Et comme chez les tout petits, chez le premier artisan du mal tu omets son action et tu dis qu’on peut comprendre je ne sais quel prodige, à savoir que ce rien est propre à de grandes choses (valuerit plurimum), bien qu’il ne soit rien. AUGUSTIN. — Tu es, toi, un propre à rien (nihil vales) en disant que le rien, bien qu’il ne soit rien, est propre à quelque chose, et tu ne comprends pas que quand on dit que Dieu a fait de rien les choses qu’il a faites, on dit qu’il ne les a pas faites de lui-même et rien d’autre ; car avant qu’il fît quelque chose, faire quelque chose ne lui était pas coéternel. Est donc « de rien » ce qui n’est pas de quelque chose, parce que, même si Dieu a fait certaines choses d’autres choses, ces choses mêmes desquelles il les a faites, il ne les a faites d’aucune chose. En revanche, aucune chose n’aurait pu pécher si elle avait été faite de la nature de Dieu. Elle n’aurait même pas été faite mais elle aurait été de Lui (de illo), quelle qu’elle eût été, et elle aurait été ce qu’Il est Lui, comme l’est le Fils ainsi que le Saint Esprit ; parce qu’Ils sont de Lui, Ils sont ce qu’Il est, l’un en naissant, l’autre en procédant ; et Ils sont de Lui de façon telle qu’Il n’a lui-même jamais été avant eux. Et cette nature ne peut absolument pas pécher parce qu’elle ne peut pas s’abandonner elle-même et qu’elle n’a personne de meilleur qu’elle à qui elle doive être attachée et par l’abandon duquel elle

MEP.indd 181

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:11:54

reimp44892_int_182 Page 182

182

PRESTIGES DU NÉANT ET PUISSANCE DE DIEU

puisse pécher. Pourtant, la créature rationnelle n’a pas été faite de façon telle qu’elle fût dans la nécessité de pécher. Simplement, elle n’en aurait pas la possibilité si elle était la nature de Dieu, parce que la nature de Dieu ne veut pas pouvoir pécher ni ne peut le vouloir. [32.2.] [Résumé : JUL. — Augustin attribue au rien la même puissance que Mani au prince des ténèbres. Selon Mani, la cause du mal est cependant une « substance violente » (violentam substantiam) alors que pour Augustin, elle est violente tout en n’étant rien, ce qui est délirant.] AUG. — C’est toi qui, à force de tenir des propos outrageants, te montres délirant. En ce qui me concerne, je n’ai pas dit que le rien était violent. Car il n’est pas quelque chose, qui puisse être violent. Et ni l’ange ni l’homme n’ont été poussés par une force (vi aliqua) à pécher ; et ils n’auraient pas péché, s’ils n’avaient pas voulu pécher, eux qui auraient aussi pu ne pas vouloir pécher. Mais la possibilité même de pécher n’aurait pas été en eux s’ils avaient été la nature de Dieu. [...] [42.] [JUL. – La volonté se définissant comme « un mouvement de l’esprit que rien ne contraint » il ne faut pas lui chercher de causes au-delà d’elle ni demander d’où elle vient. En prétendant respectivement que l’homme a été fait à partir de la substance des ténèbres ou qu’il a été fait de rien, Mani et Augustin refusent tous deux de prendre en considération l’élément définitionnel : « que rien ne contraint ».] AUG. — [1.] Quoi de plus vain que tes définitions ? Tu penses qu’il ne faut pas chercher d’où vient la volonté parce qu’elle est « un mouvement de l’esprit que rien ne contraint ». Car, selon toi, si l’on disait d’où elle vient, il ne sera plus vrai de dire : « que rien ne contraint » parce que ce dont elle vient la contraint à exister ; par conséquent, elle ne vient pas de quelque part (alicunde), de façon qu’elle ne soit pas contrainte à exister. Quelle singulière folie ! Alors l’homme lui-même ne vient pas de quelque part, lui qui n’a pas été contraint à exister, puisqu’il n’y avait personne pour le contraindre avant qu’il n’existe ? La volonté vient bien sûr de quelque part, sans être contrainte à exister ; et si son origine ne doit pas être cherchée, elle ne doit pas être cherchée non pas parce que la volonté ne vient pas de quelque part, mais parce qu’on voit clairement d’où elle vient. [2.] En effet, la volonté vient de celui dont elle est la volonté. C’est-à-dire que la volonté de l’ange vient de l’ange, celle de l’homme, de l’homme, celle de Dieu, de Dieu. Et si c’est Dieu qui opère dans l’homme

MEP.indd 182

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:11:56

reimp44892_int_183 Page 183

SAINT AUGUSTIN

183

une volonté bonne, il fait en sorte, en tout cas, que cette bonne volonté naisse de celui dont elle est la volonté ; tout comme il fait en sorte que l’homme naisse de l’homme car ce n’est pas parce que Dieu a créé l’homme que l’homme ne naît pas pour autant de l’homme. Mais chacun est l’auteur de sa propre mauvaise volonté, parce qu’il veut le mal. Mais lorsqu’on cherche pourquoi l’homme peut avoir une volonté mauvaise, bien qu’il ne soit pas nécessaire qu’il l’ait, on ne cherche pas l’origine de la volonté mais l’origine de sa possibilité même. Et l’on trouve que la cause en est que, même si elle est un grand bien, la créature rationnelle n’est pourtant pas ce que Dieu est, lui qui est le seul à avoir une nature invariable et immuable. [3.] Et lorsqu’on cherche la cause de ce fait, on trouve que Dieu n’a pas fait naître les natures rationnelles de Lui-même, c’est-à-dire de sa propre nature et de sa propre substance, mais qu’il les a faites de rien, c’est-à-dire d’aucune chose. Ce n’est pas que le rien ait quelque puissance (vim), car s’il en avait une, il ne serait pas rien mais quelque chose. C’est plutôt que, pour toute nature, avoir été faite de rien, c’est n’être pas la nature de Dieu, qui seule est immuable. Les choses qui ont été faites de certaines choses ne sont pas exemptes de cette origine, puisque les choses qui ont été faites de telle sorte que d’autres se produisent à partir d’elles ont été faites d’aucunes choses qui existent, c’est-àdire de rien du tout (omnino de nihilo). Toutes les autres choses peuvent changer par les différentes qualités qui sont les leurs, mais seule la créature rationnelle est muable par sa volonté, qui use de la raison. Tout homme qui s’avise attentivement et intelligemment de cela se rendra compte que, tout en parlant beaucoup, tu n’as rien dit qui vaille sur le rien. [...] [44.] [JUL. — Conformément à une opinion répandue chez les philosophes, Augustin soutient dans ses écrits que les ténèbres ne sont pas une créature mais la privation de lumière. En affirmant que la cause du mal est le rien, qu’il déclare aussi être ténèbres, il est une fois de plus d’accord avec Mani, qui attribue la volonté mauvaise aux ténèbres éternelles.] AUG. — [1.] Je t’ai déjà répondu il y a peu, aussi clairement et aussi brièvement que j’ai pu, tandis que tu ne disais rien qui vaille sur le rien ; et maintenant, c’est en vain que tu as voulu fuir en direction des ténèbres. Tu ne t’échapperas pas car la lumière de la vérité te poursuit, en disant

MEP.indd 183

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:11:59

reimp44892_int_184 Page 184

184

PRESTIGES DU NÉANT ET PUISSANCE DE DIEU

précisément que les choses qui ne sont pas ce qu’est Celui qui les a faites sont des créatures faites à partir de rien, de façon qu’on n’estime pas ou qu’on n’entende pas que le rien lui-même soit quelque chose, ni qu’il ait une puissance d’action ; parce que s’il en avait une, il ne serait pas rien. Et de ce fait, le rien n’est aucun corps, ni aucun esprit, ni un accident qui arrive à ces substances, ni aucune matière informe, ni un lieu vide, ni les ténèbres elles-mêmes, mais absolument rien (prorsus nihil), parce que là où sont les ténèbres, il y a un corps qui manque de lumière, que ce soit de l’air, de l’eau ou quelque chose d’autre. Car seul un corps peut être soit illuminé par la lumière corporelle de façon à briller, soit en être privé de façon à être dans l’obscurité. [2.] Par conséquent, le créateur de ces ténèbres corporelles n’est autre que celui qui a créé les corps. C’est pourquoi, dans l’hymne des trois jeunes gens, la lumière et les ténèbres le bénissent (voir Dan., 3, 72). Dieu a donc fait toutes choses de rien, c’est-à-dire que toutes les choses qu’il a faites pour qu’elles fussent, si nous considérons leur origine première, c’est à partir de ce qui n’était pas qu’il les a faites, Cx o£k untwn, comme disent les Grecs.

TEXTE 5 : DE LIBERO ARBITRIO, III, 8, 22 (ÉD. DAUR, CC 29)

[VIII.22.76] Vois combien il est absurde et incohérent de dire : « Je préférerais ne pas être plutôt qu’être malheureux. » Car celui qui dit : « Je préférerais ceci à cela » choisit quelque chose. Or ne pas être n’est pas quelque chose mais rien ; de ce fait, tu ne saurais en aucune manière choisir correctement puisque ce que tu choisis n’est pas. Tu dis que certes tu veux être, bien que tu sois malheureux, mais que tu ne devrais pas le vouloir. Que devrais-tu donc vouloir ? « Plutôt ne pas être », dis-tu. Si tu dois le vouloir, cela doit être meilleur. [77.] Or ce qui n’est pas ne saurait être meilleur ; tu ne devrais donc pas le vouloir, et le sentiment qui te fait ne pas le vouloir est plus véridique que l’opinion par laquelle tu estimes que tu devrais le vouloir. Enfin, lorsqu’on choisit correctement ce qui doit être recherché, une fois qu’on l’a atteint, on devient nécessairement meil-

MEP.indd 184

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:12:01

reimp44892_int_185 Page 185

SAINT AUGUSTIN

185

leur. Or il ne pourra pas être meilleur, celui qui ne sera pas ; personne ne saurait donc choisir correctement de ne pas être. [78.] Et il n’y a pas lieu que nous nous laissions impressionner par le jugement de ceux qui, sous le poids du malheur, se sont donné la mort. Car soit ils ont cherché refuge là où, pensaient-ils, ils se trouveraient mieux, ce qui ne contredit pas notre raisonnement, quelles qu’aient été leurs pensées ; soit ils ont cru qu’ils ne seraient plus du tout et dans ce cas le choix qui n’en est pas un (falsa electio) de personnes qui font choix de rien doit encore moins nous émouvoir. Comment suivrai-je dans son choix quelqu’un qui, si je lui demande ce qu’il choisit, me répondra : « Rien » ? En effet, celui qui choisit de ne pas être est assurément convaincu de ne rien choisir, même s’il ne veut pas donner cette réponse. [23.79.] Et pourtant, pour dire mon sentiment sur toute cette question si j’y parviens, il me semble que personne, en se tuant ou en désirant mourir d’une manière ou d’une autre, n’a le sentiment qu’il ne sera plus après la mort, même si cela entre tant soit peu dans son opinion. En effet, l’opinion réside soit dans l’erreur soit dans la vérité de celui qui raisonne ou qui croit ; quant au sentiment, il tire sa force soit de l’habitude soit de la nature. [80.] Or il peut arriver que l’opinion et le sentiment à l’égard de quelque chose diffèrent, comme on peut facilement s’en rendre compte par exemple par le fait que souvent ce que nous croyons devoir faire et ce qu’il nous plaît de faire diffèrent. Et parfois le sentiment est plus véridique que l’opinion, si celle-ci naît de l’erreur et celui-là de la nature, comme dans le cas fréquent où un malade trouve plaisir à boire de l’eau froide pour son profit, alors pourtant qu’il croit que s’il en boit, elle lui fera du mal. [81.] Parfois l’opinion est plus véridique que le sentiment, dans l’hypothèse où il croirait que l’eau froide va à l’encontre de la médecine et où elle irait vraiment à son encontre, alors pourtant qu’il a plaisir à en boire. Parfois l’un et l’autre sont dans le vrai, dans le cas où, non content de croire que ce qui est bon pour la santé l’est vraiment, on y trouve en outre plaisir. Parfois l’un et l’autre sont dans l’erreur, dans le cas où l’on croit que ce qui fait du mal est bon pour la santé et où l’on ne laisse pas d’y prendre plaisir. [82.] Mais d’ordinaire, l’opinion droite corrige l’habitude et l’opinion dévoyée dévoie la nature droite, tant il y a de puissance dans la domination et la suprématie de la raison. Quand donc,

MEP.indd 185

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:12:04

reimp44892_int_186 Page 186

186

PRESTIGES DU NÉANT ET PUISSANCE DE DIEU

croyant qu’on ne sera plus après la mort, on est pourtant conduit par d’insupportables difficultés à désirer de tout son cœur la mort, quand on s’y décide et qu’on se jette sur elle, on a pour opinion la croyance erronée de sa suppression totale mais pour sentiment le désir naturel du repos. [83.] Or ce qui est en repos n’est pas rien, bien au contraire, il est davantage que ce qui est inquiet (inquietum). En effet, l’inquiétude fait changer nos affections, si bien que l’une anéantit l’autre, tandis que le repos possède une constance qui permet de parfaitement comprendre le sens du mot « est ». [84.] C’est pourquoi tout le désir qui se trouve dans la volonté de mourir tend, non pas à ce que celui qui meurt ne soit pas, mais à ce qu’il trouve le repos. Ainsi, bien qu’il croie par erreur qu’il ne sera pas, par nature pourtant il désire être en repos, c’est-à-dire être davantage. Par conséquent, de même qu’en aucune manière il ne saurait arriver qu’il plaise à quelqu’un de ne pas être, de même en aucune manière il ne devrait arriver qu’on soit ingrat envers la bonté du créateur pour la raison que l’on est.

MEP.indd 186

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:12:06

reimp44892_int_187 Page 187

DE NY S L ’ AR É OPAG ITE

1. Denys, ou plus exactement l’auteur du corpus que la tradition lui attribue, offre à l’histoire et à l’érudition un cas d’école : son œuvre a toujours considérablement influencé la pensée théologique à travers les temps, alors que nous ne connaissons presque rien de son auteur, pas même le temps précis de sa vie. Une chose est sûre : son nom ne se trouve mentionné pour la première fois qu’en 532, lors d’un débat, qui opposa à Constantinople des chrétiens fidèles à la doctrine du Concile de Chalcédoine (451) sur les deux natures du Christ, à des monophysites modérés (les allusions ou références trouvées dans des textes antérieurs sont désormais toutes tenues pour des interpolations tardives) ; il se pourrait, en effet, que certaines formules christologiques du corpus portent la marque du monophysisme ; et c’est d’ailleurs pourquoi Hypatius d’Éphèse, au nom des orthodoxes, récusa à ce moment une telle autorité, arguant qu’aucun des Pères antérieurs ne le cite. C’est aussi pourquoi on a tenté d’identifier Denys (entre autres noms) avec Sévère d’Antioche1. Mais Denys se trouve cité dès le début du VIe siècle (par André de Césarée, Sévère d’Antioche, etc.) et définitivement consacré par Maxime le Confesseur (580-662). Cette fortune ne fut jamais démentie, tant au 1. Sur ces points, voir les travaux de J. Stilgmayr et de J. Pelikan (cités en bibliographie).

MEP.indd 187

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:12:09

reimp44892_int_188 Page 188

188

PRESTIGES DU NÉANT ET PUISSANCE DE DIEU

Moyen Âge (où seul saint Augustin bénéficia d’une autorité comparable), qu’à l’époque moderne (dont il domine la « mystique »). Pour toute biographie, le consensus des érudits n’aboutit guère qu’à un seul résultat : il aurait été un moine syrien (ainsi que l’atteste son commentaire de la liturgie d’Antioche dans La Hiérarchie de l’Église), un connaisseur de Proclus et il aurait composé son corpus entre 480 et 510. Un débat a pourtant traversé l’histoire et souvent occulté l’essentiel : s’il s’agit d’un auteur des Ve-VIe siècles, comment expliquer que Denys ait revendiqué l’unique nom connu d’un Athénien converti par saint Paul lors de son débat public sur l’Aréopage – « À ces mots de résurrection des morts, les uns se moquaient, les autres disaient : “Nous t’entendrons làdessus une autre fois.” C’est ainsi que Paul se retira du milieu d’eux. Quelques hommes cependant s’attachèrent à lui et embrassèrent la foi. Denys l’Aréopagite fut du nombre » (Actes des apôtres, 17, 32-34) ? Des esprits, sûrement très perspicaces et extrêmement audacieux, ont dénoncé l’impossibilité de se convertir au Ier siècle après Jésus-Christ, de subir le martyre comme évêque de Paris au IIIe siècle et d’écrire au VIe siècle ; ils l’ont donc affublé du titre qu’il porte encore aujourd’hui, celui de « Pseudo-Denys » ; et, puisque l’idéologie dominait ce débat, il s’est trouvé des apologètes bien intentionnés, qui ont cru devoir (jusqu’au XIXe siècle) en retour maintenir l’antiquité paulinienne de l’auteur, afin d’augmenter l’autorité de ses écrits. Il s’agit évidemment d’un débat absurde et sans objet, puisque Denys lui-même se reconnaît comme maître un autre moine, qu’il nomme le « très saint Hiérothée », son « précepteur », son « illustre initiateur »1. Loin que cette reconnaissance lui pose le moindre problème, il salue même ensemble Hiérothée et saint Paul : « ... un maître et un ami, à qui nous devons après Paul, notre initiation aux vérités divines. »2 Comment expliquer cette juxtaposition sereine ? À défaut d’autres hypothèses, avançons la plus simple, qui tombe sous le sens : Denys, dont le maître spirituel était, dans son monastère, Hiérothée, avait pris un nom de religion, comme tout religieux, en l’occurrence celui de l’Aréopagite. Rendons-lui ce nom, libérons-le de son « pseudo ». 1. Noms divins, respectivement (PG 3) II, 10, 648 C ; III, 2, 681 A ; IV, 14, 713 A. 2. Noms divins, III, 2, 681 A.

MEP.indd 188

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:12:11

reimp44892_int_189 Page 189

DENYS L’ARÉOPAGITE

189

2. La pensée spéculative de Denys l’Aréopagite, dont le rayonnement ne connut jamais de véritable éclipse, ne peut se réduire, malgré des efforts répétés en ce sens, à une version chrétienne du néo-platonisme. D’abord parce qu’il n’existe rien comme le néo-platonisme (ici en fait Proclus), mais qu’il s’agit, par les penseurs qu’on regroupe sous ce titre, de toute la philosophie grecque prise dans son dernier éclat. Ensuite, parce que, comme l’ont prouvé les travaux de E. von Ivánka, J. Daniélou et H. U. von Balthasar (pour s’en tenir à l’essentiel), la question du rapport des Pères (grecs et latins) aux Grecs consiste certes à déterminer ce que les seconds reproduisent des premiers, mais afin de mesurer a contrario en quoi les seconds s’arrachent aux premiers. Les Pères divorcent en effet des Grecs pour une raison de fond : ils n’ont pas pour tâche de penser leurs questions (celle de l’o£sBa, l’être, de l’Un ou du monde), mais une autre, absolument neuve, la question du Christ et de la Révélation en lui de Dieu trinitaire. Denys parle donc évidemment la langue de Proclus (et de quelques autres à travers lui) ; cela va de soi et ne constitue pas la difficulté. La difficulté consiste d’abord à voir ce qu’il vise théologiquement, et ensuite à mesurer les modifications, inversions, innovations et destructions qu’il doit, pour y parvenir, faire subir aux concepts philosophiques d’origine. Au risque d’une simplification caricaturale, mentionnons les plus évidentes. a) Les hypostases, donc leurs déterminations conceptuelles, sinon toujours exactement ontiques, se trouvent remplacées par des termes d’origine strictement biblique. Il ne s’agit pas seulement d’un changement de lexique, mais d’un changement de paradigme : les noms de la Révélation de Dieu et des opérations de son économie se substituent aux catégories de l’étant (et éventuellement de l’Un) ; si des recouvrements demeurent (par exemple, Dieu comme l’ « étant » ou comme « un » et « Bel et Bon »), cela ne découle pas d’un compromis, mais d’une assomption par l’Écriture du vocabulaire de la philosophie (le renversement de la chronologie ne joue pas comme une réfutation, mais, ici, comme l’identification même de la question). b) Au contraire des catégories et des concepts qu’ils remplacent, ces noms restent tous et toujours inadéquats à ce qu’ils nomment tous, Dieu. En aucun cas, ils ne prétendent dire ni définir une essence, surtout pas le premier d’entre eux (le Bon). Ils ne visent tout simplement pas à dire,

MEP.indd 189

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:12:14

reimp44892_int_190 Page 190

190

PRESTIGES DU NÉANT ET PUISSANCE DE DIEU

parce qu’ils ne veulent que louer. « Louer » tient lieu de « dire » (ou prédiquer) et en dispense. L’ensemble du texte des Noms divins ne dit rien sur Dieu, mais toujours dit quelque chose à Dieu en le louant comme le destinataire de tous les mots et de toutes les perfections, que nous connaissons sur le mode de la finitude. Ils se trouvent adressés à Dieu par une visée qui désigne d’autant mieux l’écart entre Lui et nous qu’elle le parcourt sans cesse. Ici l’émanation se retourne dans la louange, qui la rend pour la première fois manifeste, comme notre seule opération à la face de Dieu. Le terme d’actBa, habituellement compris et rendu par cause, doit ici se comprendre à partir d’act@w demander et requérir. Dieu se trouve requis à partir de toute perfection et toute nomination que la créature peut connaître. c) La louange ni ne nomme, ni ne nie, car ces deux voies, affirmative et négative, n’ont aucun sens à part de la louange elle-même, qui dé-nomme comme tel ou tel réquisit de celui qui loue. Le syntagme de « théologie négative », dont la fortune fut et reste si grande, non seulement ne se trouve pas une seule fois dans le corpus dionysien, mais constitue un contresens d’ensemble sur sa constitution et son fonctionnement. d) L’Un ne constitue pas le premier nom, mais le dernier (Noms divins, XIII). À l’origine de la louange, se déploie le Bien (Noms divins, IV, en fait q qui surpasse tout lpgoV lp dès I, 1, PG 3, 588 : « ... 3gaqqn indicible à tout lpgoV »). Il ne faut donc pas plus parler d’une hénologie, que d’une ontologie, puisqu’il s’agirait plutôt (s’il s’agissait de quelque chose de définissable) d’une agathologie. Dans ce cadre, plusieurs questions proprement philosophiques peuvent se poser : (i) Une telle agathologie peut-elle encore s’inscrire dans une onto-théologie, de quelque manière qu’on entende et complique celle-ci ? (ii) Le Bien ici privilégié garde-t-il une acception strictement grecque et platonicienne ? (iii) Que devient l’être, lorsqu’il perd sa fonction de transcendental pour la simple validité d’un nom ? Que devient, dans ce contexte, la différence, souvent explicite dans le texte dionysien, entre être et étants, einai et unta ? Qu’il suffise ici de poser ces questions. q précède tous les autres, y compris e) Dès lors que le nom de l’3gaqqn celui de l’être (Noms divins, IV puis V) quel statut prend ce dernier, comment entendre sa nouvelle secondarité ? Et, du même coup, qu’entendre par mQ un ? De fait, le non-étant prend ici au moins deux sens : ce qui

MEP.indd 190

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:12:16

reimp44892_int_191 Page 191

DENYS L’ARÉOPAGITE

191

s’oppose à l’étant, mais aussi ce qui surpasse l’étant et même l’être. Un tel q sur l’être assume lui-même deux non-étant, ouvert par l’excès de l’3gaqqn fonctions : certes célébrer la transcendance ultime de Dieu, qui seule s’excepte de l’être, parce qu’Il se révèle son réquisit (mouvement qui suffirait à justifier la question d’une sortie de l’onto-théologie), mais encore offrir à ce qui n’est pas (encore) un étant de désirer (requérir) ce qui n’a plus besoin d’être pour déployer sa bonté, Dieu. Le non-étant par défaut (ontologique) se redouble d’un non-étant par excès (agathologique). f) C’est en ce sens seulement que Dieu se trouve qualifié, ou plutôt loué comme non-étant. Autrement dit, comme le bien libre de toute condition de possibilité, même celle d’être. Il faut éviter le contresens majeur et fréquent, de concevoir ontologiquement la non-étantité de Dieu, alors que Denys la pense exclusivement dans l’horizon (sans horizon, ni limites) du Bien. C’est ainsi que le commentaient J. de Scythopolis1 et Maxime le Confesseur : « ... plutôt non-être en tant qu’il surpasse . »2»2 l’être – ... tq mQ einai di1 tq ¤perebnaiu. 3. Nous avons sélectionné ici les textes, finalement peu nombreux, où la question du non-étant intervient explicitement dans le champ absolument théologique des Noms divins. Cette rareté même a un sens : la question de Dieu se pose de fait au-delà de l’opposition entre étant et non-étant, parce qu’elle s’ouvre dans l’espace où l’être même perd son antériorité. Nous avons choisi de traduire selon deux principes, qui font une différence avec les traductions disponibles, aussi bonnes soient-elles. D’abord, le plus littéralement possible, sans prétendre à l’élégance, ni à la lisibilité, qui ne caractérisent d’ailleurs ni l’une, ni l’autre le texte grec, dont la difficulté tient à une formalisation extrême. Ensuite, sans introduire des termes philosophiques, donc métaphysiques dans le texte d’un auteur qui, à tout le moins, tente de toutes ses forces de s’en affranchir. Ainsi actBa devient réquisit, mQ un, non-étant, Cpistr@fein, se retourner. Quant à la formule conventionnelle tq k0llon kaa 3gaqpn, nous l’avons rendue 1. Scolies sur les Noms divins, PG 4, 204 D, 245 C, 260 D (longtemps attribués à Maxime le Confesseur, ils ont été rendus à Jean de Scythopolis par H. U. von Balthasar). 2. Mystagogie, Prologue, PG 91, 664 B.

MEP.indd 191

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:12:19

reimp44892_int_192 Page 192

192

PRESTIGES DU NÉANT ET PUISSANCE DE DIEU

par une autre formule conventionnelle, le Bel et Bon. Ce qui permet de confondre les deux termes et, en un sens, de suggérer qu’ils n’exercent plus la fonction des transcendentaux. Jean-Luc Marion. BIBLIOGRAPHIE

Éditions S. Dionysii Areopagitae Opera omnia, édités par B. Cordier, SJ, Anvers, 16341, Paris, 16442, reprise dans Patrologiae cursus completus, Series graeca, t. 3, éd. J.-P. Migne, Paris, 1957 [cité PG 3, colonne]. Pseudo-Dionysius Areopagita, Corpus Dionysacium I, De divinis nominibus, herausgegeben von Beate Regina Suchla (Patristische Texte und Studien, 36), Berlin-New York, 1990 [cité CD I]. Van den Daele A., Indices Pseudi-Dionysii, Louvain, 1941. Traductions Les œuvres du divin Denys l’Aréopagite, trad. franç. par Dom Goulu (Jean de SaintFrançois), Paris, 1608. Œuvres complètes du Pseudo-Denys l’Aréopagite, traduction, commentaires et notes par M. de Gandillac, Paris, Aubier, 19431, 19802. Pseudo-Dionysius. Complete Works, traduction par Colm Luibheid, introductions par J. Pelkan, J. Leclercq, K. Froelich, New York, Paulist Press, 1987. Études Balthasar (von) H. U., « Das Scholienwerk des Johannes von Scythopolis », Scholastik 15, 1940 (repris dans Kosmische Liturgie. Das Weltbild Maximus des Bekenners, Einsiedeln, Johannes-Verlag, 19612). La traduction française, Liturgie cosmique, Paris, Aubier, 1947, porte sur la 1re édition, Kosmische Liturgie. Höhe und Krise der griechischen Weltbilds bei Maximus der Bekenners, Freiburg, Herder, 1941. — Herrlichkeit. Eine theologische Aesthetik, Bd. 2 : Fächer der Style, Einsiedeln, 1965, trad. franç. La gloire et la Croix. Les aspects esthétiques de la Révélation, II/1 : Styles, Paris, Aubier, 1968, p. 131-192. Brons B., Gott und die Seienden. Untersuchungen zum Verhältnis von neuplatonischer Metaphysik und christlischen Tradition bei Dionysius Areopagita, Göttingen, Vandenhoeck and Ruprecht, 1976. Chevallier Ph., Dionysiaca. Recueil donnant l’ensemble des traductions latines des ouvrages attribués à Denys de l’Aréopage, 2 vol., Paris, Desclée de Brouwer, 1937-1950.

MEP.indd 192

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:12:21

reimp44892_int_193 Page 193

DENYS L’ARÉOPAGITE

193

Derrida J., « Comment ne pas parler. Dénégations », Psyché. Inventions de l’autre, Paris, Galilée, 1987. Ivánka (von) E., Plato Christianus. Übernahme und Umgestaltung des Platonismus durch die Väter, Einsiedeln, 1964, trad. E. Kessler, Plato Christianus. La réception critique du platonisme chez les Pères de l’Église, Paris, PUF, 1990. Gouhier A., « Néant », art. du Dictionnaire de Spiritualité, t. 11, Paris, Beauchesne, 1982, col. 64-80. Lilla S., art. « Denys l’Aréopagite (Pseudo-) », in Dictionnaire des philosophes antiques, II, Paris, Éd. du CNRS (sous la dir. de R. Goulet), p. 727-742. — « Pseudo-Denys l’Aréopagite, Porphyre et Damascius », in Denys l’Aréopagite et sa postérité en Orient et en Occident, Actes du colloque international de Paris, 1994, édités par Y. de Andia, Paris, Études augustiniennes, 1997, p. 117-152. Lossky V., « La notion des analogies chez Denys le Pseudo-Aréopagite », Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, 5, Paris, 1930. — « La théologie négative dans la doctrine de Denys », Revue des sciences philosophiques et théologiques, 29, Paris, 1939. Marion J.-L., « Distance et louange. Du concept de Réquisit (aitia) au statut trinitaire du langage théologique selon Denys le Mystique », Résurrection 38, Paris, 1972, p. 89-122. — L’idole et la distance. Cinq études, Paris, Grasset, 1977,1 19913, chap. 3. — « Au nom ou comment le taire », in De Surcroît. Études sur les phénomènes saturés, Paris, PUF, 2001, chap. 6. Pelikan J., The Christian Tradition. An History of the Development of Doctrin, vol. 2, Chicago, 1974, trad. franç. La tradition chrétienne, t. 2 : L’esprit du christianisme oriental 600-1700, Paris, PUF, 1994. — « The Odyssey of Dionysian spirituality », in Pseudo-Dionysius. Complete Works, édition citée supra. Roques R., L’univers dionysien. Structure hérarchique du monde selon le Pseudo-Denys, Paris, Le Cerf, 19541, 19832. — (et al.), « Denys l’Aréopagite (le Pseudo-) », art. du Dictionnaire de Spiritualité, t. 3, Paris, Beauchesne, 1957, col. 244-430. Rorem P., Biblical and liturgical Symbols within the Pseudo-dionysian Synthesis, Toronto, Pontifical Institute of Medieval Studies, 1984. Stilgmayr J., « Der Neuplatoniker Proclus als Vorlage des sogen. Dionysus Areopagita in der Lehre vom Uebel », Historisches Jahrbuch, XVI, 1895, p. 253-273 et 721-748. « Der sogennante Dionysius Areopagita und Severus von Antiochen », Scholastik, 3, 1928. Völker W., Kontemplation und Ekstase bei Pseudo-Dionysius Areopagita, Wiesbaden, F. Steiner, 1958.

MEP.indd 193

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:12:25

reimp44892_int_194 Page 194

NOMS DIVINS, I, 1

[CD I, 107] Désormais, ô bienheureux ami, je vais m’attacher, après les Esquisses théologiques1, à exposer les Noms divins, autant que mes limites le permettent. Qu’ici encore s’impose à nous la règle scripturaire déjà définie, à savoir de fonder [108] la vérité d’un énoncé concernant Dieu « non dans les discours, par lesquels nous persuade la sagesse , mais dans la démonstration de l’Esprit confère aux théologiens »3, par laquelle nous adhérons sans paroles ni concepts à ce qui se dispense de parole et de concept, selon une union qui surpasse tout ce que pourraient notre puissance et notre acte de raisonner et de penser. Aussi ne doit-on absolument pas oser dire, ni concevoir la moindre chose à propos de la divinité supra-étant (¤peroAsioV) et cachée, sinon ce que les Écritures saintes nous ont divinement révélé. En effet, à l’inconnaissance même4 de cette supra-étantité qui surpasse la raison (lpgoV), l’esprit et l’étantité (o£sBa), on doit rapporter la science supraétante (¤peroAsion), ne relevant les yeux qu’autant que nous l’a donné 1. Il s’agit d’un traité perdu (nous n’avons aucune raison d’imaginer qu’il serait fictif, malgré ce que répètent des commentateurs). Selon Noms divins, I, 5 (PG 3, 593 B), II, 1 (638 C 640 B), II, 7 (648 D sq.), et Théologie mystique, III (1032 D sq.), il traitait de la Trinité, selon le principe de n’user que d’un lexique biblique et selon une voie affirmative. 2. 1 Corinthiens, 2, 4. Cité avec deux modifications que nous indiquons par les crochets obliques. 3. Terme difficile à traduire : en fait sont théologiens ceux qui usent des mots venus de Dieu, autant et plus que ceux qui disent des mots sur Dieu. 4. Nous nous écartons ici du texte de Suchla et suivons la correction proposée par Salvatore Lilla [1994], p. 129, n. 82 : 3gnwsBo a£tv tQn ¤peroAsion CpistPmhn 3naqet@on. Que l’inconnaissance soit le cœur paradoxal de la « science » sur la divinité transcendante est encore affirmé en termes très proches en DN, VII, 3 (198), et MT, I, 3 (144, 15 : tÅ mhdAn gign°skein ; gign:skwn).

MEP.indd 194

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:12:28

reimp44892_int_195 Page 195

DENYS L’ARÉOPAGITE

195

le [109] rayon des paroles théarchiques, nous restreignant, en vue d’approcher des lumières prodigieuses, avec la tempérance et la sainteté qui conviennent aux choses divines. Car, s’il faut en croire la théologie très sage et très vraie, les choses divines se manifestent et se rendent observables à proportion (kat1 tQn 3nalogBan) de la portée de chaque esprit, puisque la bonté théarchique elle-même, avec une justice salvatrice, départit divinement, selon son immensité, la démesure à ceux qui se trouvent dans la mesure. Car, de même que les intelligibles restent hors de portée des sensibles et invisibles, les choses simples et non marquées restent hors de portée des choses modelées et marquées, ou les choses intangibles aux corps et sans aucune forme figurable restent hors de portée de celles mises en forme par des figures corporelles, suivant le même mode de vérité l’indéfini supra-étant (¤peroAsioV 3peirBa)1 surpasse les entités (o£sBai) et l’unité au-dessus de l’esprit surpasse les esprits. Et nulle connaissance discursive (dianoBa) ne saurait discourir de l’un qui surpasse la discursivité, nul discours (lpgoV) ne saurait dire le Bon qui surpasse le discours, l’unité qui unifie toute unité, l’entité qui surpasse l’étantité (¤peroAsioV o£sBa), l’esprit qui surpasse l’esprit, et le discours ineffable, dénué de logique, dénué de connaissance, dénué de nom, n’étant selon rien des étants (kat1 mhdAn t²n untwn o©sa) et, d’une part, ce qui est requis (aetion) de l’être pour tous, d’autre part lui-même non-étant, puisque au-delà de toute étantité (a£tp dA mQ un ;V p0shV o£sBaV Cp@keina), pour autant que l’a [110] révélé elle-même avec puissance et savoir. IV, 3. [146] Si le Bon est au-dessus de tous les étants – et c’est le cas –, alors l’informe produit la forme. Et en lui seul l’absence d’étantité est l’excès d’étantité (tq 3noAsion o£sBaV ¤perbolQ), l’absence de vie la vie en abondance, l’absence d’esprit l’exaltation de la sagesse2, et que tout ce qui demeure dans le Bon relève de la surabondante mise en forme des 1. Même le mal, voir notamment Noms divins, IV, 19 716 C, 30-31. 2. Sur la triade être, vie, pensée dans le néoplatonisme, voir l’étude de P. Hadot, « Être, Vie, Pensée chez Plotin et avant Plotin », in Plotin, Porphyre. Études néoplatoniciennes, Paris, Les Belles Lettres, 1999, p. 127-181.

MEP.indd 195

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:12:31

reimp44892_int_196 Page 196

196

PRESTIGES DU NÉANT ET PUISSANCE DE DIEU

choses informes. Et, s’il est permis de le dire, même le non-étant désire le Bon au-delà de tous les étants (t0gaqo¢ to¢ ¤per p0nta t1 unta kaa a£tq tq mQ un CfBetai), et il s’efforce d’être lui-même dans le Bon qui surpasse véritablement l’étantité par son abstraction de tout. IV, 7. [152] [...] Par où le Bel est le même que le Bon, puisque toutes choses désirent le Bel et Bon selon tout ce qu’ils requièrent et qu’il ne se trouve aucun d’entre les étants, qui ne participe pas au Bel et Bon. Et le raisonnement n’osera même pas dire ceci : le non-étant luimême participe du Bel et Bon, car, lorsqu’il se trouve loué en Dieu, audelà de l’étantité (¤perousBwV)1 par abstraction de toutes choses, même lui est bel et bon. IV, 10. [154] Ce qui est requis pour ces trois mouvements2 dans le monde d’ici-bas, comme aussi pour les sensibles (surtout pour la permanence, la constance et le repos de chacun d’eux), ce qui assure la cohésion et la limitation, c’est le Bel et Bon, lui qui surpasse tout repos et tout mouvement. Par où tout repos et tout mouvement vient de lui, se trouve en lui, va vers lui et est en vue de lui. Et c’est « de lui et par lui »3 que proviennent toute étantité et toute vie, de ce qu’il y a de petit, d’égal et de grand en fait d’esprit, d’âme et de toute nature, toutes les mesures et les proportions des étants (act²n untwn 3nalogBan), leurs harmonies et leurs mélanges, les totalités, les parties, toute unité et pluralité, les liaisons entre les parties, les unions de toute pluralité, les achèvements des totalités, la qualité, la quantité, la grandeur, l’indéfini, les réunions et les divisions, toute illimitation et toute limite, toutes les définitions, toutes les positions et les dépassements, les éléments, les formes idéales (t1 eedh), toute étantité, toute puissance, tout acte, toute disposition, toute sensation, toute 1. Cet adverbe indiquant l’éminence est d’origine néoplatonicienne (voir Porphyre, Sentences, 10, 4, Proclus, Éléments de théologie, § 118, 119 et 145, Théologie platonicienne, IV, 29), il sera repris par Maxime le Confesseur, Jean Damascène et Psellus ; mais seul Denys en fait un usage important (36 occurrences sur les 54 relevées par le TLG). 2. Denys, reprenant l’enseignement de Proclus, a montré que l’âme se meut d’un mouvement circulaire, ou longitudinal ou hélicoïdal. 3. Exode 3, 14 selon LXX.

MEP.indd 196

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:12:34

reimp44892_int_197 Page 197

DENYS L’ARÉOPAGITE

197

raison, toute pensée, tout tact, toute science, toute union. Et, absolument tout étant vient du Bel et Bon, est dans le Bel et Bon et se retourne vers le Bel et Bon1. Et tout ce qui est et ce qui naît, est et naît par le Bel et le Bon. Et tous regardent vers lui et tous se mettent en mouvement et se conservent par lui. [155] Et pour lui, par lui et en lui se trouve tout principe, tant exemplaire que final, tant efficient que formel ou élémentaire et, en bref, tout principe, toute cohésion, toute limitation. Ou, pour le dire d’un mot : tous les étants proviennent du Bel et Bon, et tous les non-étants se trouvent au-delà de l’étantité (t1 o£k unta ¤perousBwV) dans le Bel et Bon, et il est le principe de tous et leur limite au-delà de tout principe et de toute limite, parce que « tout [vient] de lui et par lui » et en lui « et tout pour lui », comme dit la Parole sainte2. IV, 18. [162] [...] Quelqu’un dira peut-être que, si le Bel et Bon est pour tous les étants désirable, attirant et aimable, si donc même le nonétant y tend aussi (CfBetai g1r a¤to¢ kaa tq mQ un), si, comme on l’a dit, il tente en quelque sorte d’être en lui [le Bon], si c’est lui [le Bon] qui produit la forme même des choses informes et si même le non-étant se dit et est vers lui surpassant l’étantité (CpB a£to¢ kaa tq mQ un ¤perousBwV l@getai kaa Esti), alors comment se fait-il que la multitude des démons ne désire pas le Bel et le Bon, se tourne vers la matière3, déchoit de ce qui identifie la condition angélique – le désir du Bon – et devient ainsi le réquisit de tous les maux, tant pour elle-même que pour tous ceux dont on dit qu’ils se détériorent ? Comment se fait-il que la race des démons, pourtant provenue de part en part du Bon, n’ait pas la forme du Bon et que le bon, né du Bon, soit altéré ? Et qu’est-ce que la détério1. Les prépositions Ck, Cn et ecV ( « hors de », « dans » et « vers » ) correspondent aux trois moments constitutifs de toute réalité dans le néoplatonisme : la « procession », la « manence » et la « conversion » pour reprendre la terminologie de J. Trouillard (L’Un et l’âme selon Proclos, Paris, Les Belles Lettres, 1972). 2. 1 Timothée 1, 17. 3. L’adjectif prpsuloV vient de Proclus (Commentaire du Cratyle, 71).

MEP.indd 197

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:12:38

reimp44892_int_198 Page 198

198

PRESTIGES DU NÉANT ET PUISSANCE DE DIEU

ration et, [163] en un mot, qu’est-ce que le mal, à partir de quel principe subsiste-t-il (£p@sth) et dans lequel des étants est-il ? Et encore, comment se fait-il que le Bon ait décidé de le dériver et comment, l’ayant décidé, l’a.t-il pu ? Et si l’on doit assigner un autre réquisit au mal, quel autre réquisit assigner aux étants, sinon le Bon ? Et alors qu’il y a une providence, comment se fait-il que, le mal soit aussi, ou qu’il naisse, ou qu’il ne soit pas supprimé, et comment se fait-il que le moindre des étants désire le mal contrairement au Bon (par1 t3gaqpn) ? IV, 19. [163, suite] Quiconque bute sur cette difficulté, parlera sans doute ainsi. Mais nous, nous lui demanderons de considérer la vérité des choses et nous n’hésiterons pas à dire d’emblée ceci : le mal n’est pas venu du Bon et, s’il est venu du Bon, il n’est pas mauvais, car de même que le feu ne refroidit pas, de même le Bon ne produit pas des choses qui ne sont pas bonnes. Et si tous les étants proviennent du Bon – car le Bon a pour nature de produire et de sauvegarder, comme le mal de défaire et de détruire –, rien des étants n’est à partir du mal (o£d@n Csti t²n untwn Ck to¢ kako¢). Et le mal ne sera pas le mal lui-même, puisqu’il serait alors un mal pour lui-même. Et, s’il en est ainsi, le mal n’est pas mal absolument, mais il contient une part de bon, selon laquelle tout simplement il est. Et, si tous les étants désirent le Bel et Bon, si chacun produit ce qu’il produit en vertu de ce qui lui apparaît bon, si tout but visé par les étants a le Bon pour principe et pour fin – car en visant la nature du mal, on ne produit rien de ce qu’on produit –, comment le mal sera-t-il dans les étants ou bien comment sera-t-il quelque chose, destitué de tout ce désir bon ? Et, si tous les étants proviennent du Bon et que le Bon surpasse les étants, alors même le non-étant est dans le Bon et se retrouve ainsi étant1 ; et le mal n’est ni étant, car il ne serait alors pas entièrement mauvais, ni non-étant, car rien ne sera absolument non-étant si on ne le dit pas dans le Bon, selon qu’il surpasse l’entité2. Pour sa part, le Bon sera [164] bien avant, et de loin, l’étant au sens strict et, à plus forte rai1. EB n t3gaqZ kaa tq mQ un un. 2. O¥te mQ un, o£d@n g1r Estai tq kaqplou mQ un, ec mQ Cn t0gaqZ kat1 tq ¤peroAsion l@goito.

MEP.indd 198

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:12:41

reimp44892_int_199 Page 199

DENYS L’ARÉOPAGITE

199

son, avant le non-étant. Et, pour sa part, le mal n’est ni parmi les étants, ni parmi les non-étants, mais s’éloigne encore plus loin du Bon que le non-étant lui-même, ayant bien moins d’étantité que lui. IV, 32. [177] [...] Il faut poser que l’être n’arrive au mal que par accident et par un autre que lui-même et non par un principe propre. Quand il arrive, il peut bien paraître être juste, parce qu’il arrive en vue du Bon, bien que, dans l’étant (tZ unti), il ne soit pas juste, puisque nous prenons le non-bon pour le Bon. Car une chose est ce qu’on désire – on l’a montré – et une autre, ce qui arrive. Et alors le mal sort de la route, rate la cible, va contre la nature, récuse le réquisit, refuse le principe, manque le but, transgresse la limite, contredit la décision et se trouve en dehors de la subsistance. Une privation, voilà ce qu’est le mal, un défaut, une faiblesse, une dissymétrie, un manquement, un coup hors de la cible, une laideur, un manque de vie, une inintelligence, une déraison, un inachèvement, une instabilité, une démotivation (3naBtion), une indétermination, une stérilité, une paresse, une débilité, un désordre, une dissemblance, une indéfinition, une obscurité, une né-antité (3noAsion), il n’est lui-même rien d’étant, nullement, en aucune façon (kaa a£tq mhdam²V mhdamR mhdAn un). V, 1. [180] [...] Il faut désormais passer à la dénomination de l’étantité appliquée en nom divin à Celui qui est véritablement1. Nous rappellerons que ce discours n’a pas pour but de rendre manifeste l’étantité qui surpasse toute étantité en tant qu’elle surpasse toute étantité – cela reste en effet indicible, inconnaissable, complètement indévoilable et surpassant l’union elle-même –, mais de louer la procession du divin principe de l’étantité, telle qu’elle produit l’étantité pour les étants (tQn o£siopoiqn ecV t1 unta p3nta [...] prpodon) [181] Car la dénomination divine par le Bon, manifestant toutes les processions du réquisit de tous, s’étend aux étants et jusqu’aux non-étants, outrepassant les étants et outrepassant les nonétants. Mais la dénomination par l’étant s’étend à tous les étants et est au-delà des étants. Et la dénomination par la vie s’étend à 1. BEpa tQn untwV o©san to¢ untwV untoV qewnomikQn o£siwnomBan.

MEP.indd 199

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:12:44

reimp44892_int_200 Page 200

200

PRESTIGES DU NÉANT ET PUISSANCE DE DIEU

tous les vivants et est au-delà des vivants. Et la dénomination par la sagesse s’étend à tout intelligible, à tout rationnel et à tout sensible et les surpasse tous. V, 4. [182] Mais, puisque nous avons parlé de toutes ces choses, allons ! faisons mémoire du Bon comme l’étant véritable (untwV un) et comme celui qui fait l’étantité de tous les étants. « Celui qui est » (t µn), est selon sa puissance, au-delà de l’étantité, de la subsistance de l’être tout entier (wlou to¢ ebnai [...] ¤post0siV), réquisit et démiurge de l’étant, de l’existence (¤p0rxiV), de la subsistance, de l’étantité, de la nature, le principe et la mesure de l’éternité et l’étance (sntpthV) des temps, éternité des étants, temps de ce qui advient, être (tq einai) [183] des étants quels qu’ils soient, genèse de ce qui advient, quel qu’il soit. De l’étant viennent l’éternité (ac±n), l’étantité, l’étant, le temps, la genèse et ce qui advient, les étants dans les étants et ce qui existe et subsiste, quel qu’il soit. Car Dieu n’est pas étant d’une certaine manière (o£ p:V Cstin µn), mais absolument et sans limite, comprenant et concevant d’avance tout l’être en soi. Aussi le dit-on « Roi des âges », en tant que se trouvent en et autour de lui tout l’être et tout l’étant et tout ce qui tient, et que lui n’était pas, ni ne sera, ni n’advint, ni n’advient, ni n’adviendra, mais plutôt il n’est pas (m2llon dA o¥te CstBn). Mais il est, lui, l’être pour les étants, et non seulement les étants, mais aussi l’être même des étants1 proviennent de l’étant qui précède les âges, car il est lui, l’âge des âges, « celui qui existe avant les âges »2. 1. O£ t1 unta mpnon, 3ll1 kaa a£tq tq einai t²n untwn. 2. Psaume, 55, 20 et Genèse, 21, 33.

MEP.indd 200

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:12:47

reimp44892_int_201 Page 201

F R É DÉ GI S E DE TOU RS

Frédégise – plusieurs graphies latines du nom sont attestées, parmi lesquelles Fridugisus, Fridigis, Fredegis, Fredegisus – a étudié auprès d’Alcuin, l’initiateur de la renaissance carolingienne, à York, en Angleterre. En 796, il rejoint son maître à l’école palatine de Charlemagne. Après la mort d’Alcuin en 804, Frédégise lui succède comme abbé à Saint-Martin de Tours ; il est nommé chancelier en 819 par le fils de Charlemagne, Louis le Pieux, et enseigne jusqu’en 832. Il meurt en 8341. Probablement en l’an 800, il présente à la cour palatine de Charlemagne, au palais d’Aquisgrana, une réflexion audacieuse sur le statut ontologique du néant et des ténèbres, rédigée sous la forme d’une épître de substantia nihili et tenebrarum2. La démarche de Frédégise est intéressante à plusieurs égards, d’abord par la méthode d’approche du problème – la philosophie du langage sous-tendue par une lecture des Catégories d’Aristote et une conception théologique du fondement du langage –, ensuite par la métaphysique sous-jacente à ce texte et enfin par la reconsidération positive du néant, qui est à comprendre comme la source de tout ce qui est, selon une inter1. Voir R. Bultot [1977], col. 1145-1147. 2. Ce texte est disponible dans trois éditions critiques par E. Dümmler pour les Monumenta Germaniae Historica (Epistolarum tomus IV, Karolini Aevi II, p. 552-555), par F. Corvino (Rivista Critica di Storia della Filosofia, 11 (1956), p. 273-286) et la plus récente, celle que nous suivons ici, due à C. Gennaro : Fridugiso di Tours e il « De substantia nihili et tenebrarum ». Edizione critica e studio introduttivo, Padoue, Cedam, 1963 ; dans la Patrologie latine, on peut lire l’Epistula au t. 105, col. 751-756.

MEP.indd 201

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:12:50

reimp44892_int_202 Page 202

202

PRESTIGES DU NÉANT ET PUISSANCE DE DIEU

prétation littérale du credo de la création ex nihilo. Dans ce texte élaboré, argumenté en parallèle selon la raison et selon l’autorité, Frédégise ne craint de s’opposer ni à son maître Alcuin, ni aux écrits d’Augustin. La singularité du texte de Frédégise vient en grande partie de l’angle d’approche du problème. C’est par l’analyse des propositions et une réflexion sur la référence des termes que Frédégise tente de trancher la question du statut ontologique du néant. S’interrogeant sur l’existence du néant, il va construire sa démonstration de la réalité du nihil à l’aide d’arguments issus de l’Organon d’Aristote, de la philosophie du langage et d’un vocabulaire provenant des théories grammaticales. Il associe à cette argumentation d’ordre linguistique une exégèse littérale des différents passages bibliques invoqués. Frédégise a soin de dissocier la discussion du néant de celle du statut ontologique du mal, alors qu’Augustin1 liait les deux questions dans ses discussions du néant dans le De Magistro et le De genesi ad litteram. Le travail logico-ontologique de Frédégise est alimenté par le De Interpretatione2 et sous-tendu par une lecture « orientée » des Catégories d’Aristote, le texte principal de la réflexion philosophique carolingienne centrée sur le corpus de la Logica vetus3. Frédégise tire des Catégories, dont il était familier par l’entremise de la paraphrase Categoriae decem, une thèse proche de celle-ci : le sujet d’une proposition vraie désigne une réalité existante4. Le texte aristotélicien, dont la doctrine est transmise entre autres 1. Cette question est analysée en détail dans G. d’Onofrio [1991], p. 13-35. 2. De ce texte, il retient avant tout l’idée d’une adéquation entre vox et intellectus. 3. L’expression Logica vetus désigne le corpus de textes philosophiques, principalement aristotéliciens, disponibles durant le haut Moyen Âge. Ce corpus comporte les Catégories d’Aristote, les Categoriae decem – un texte synthétisant la doctrine catégoriale, faussement attribué à Augustin et qui s’est substitué aux Catégories d’Aristote entre le IXe et le XIe siècle –, l’Isagoge de Porphyre, le De Interpretatione du Stagirite, les Topica de Cicéron, ainsi que certains des commentaires de Boèce à ces traités. Voir A. Van der Vyver, « Les étapes du développement philosophique du haut Moyen Âge », Revue belge de philologie et d’histoire, 8, 1929, p. 425-453 ; L. Minio-Paluello, « Nuovi impulsi allo studio della logica : la seconda fase della riscoperta di Aristotele et di Boezio », in La scuola nell’Occidente latino dell’alto Medioevo. Settimane di studio del Centro italiano di studi sull’alto medioevo (Spoleto), XIX, 1971, vol. II, p. 743-766. 4. Voir la remarque de M. Mignucci [1979], p. 1010, qui lit cet argument comme une « assunzione di una tesi logica, secondo la quale ogni predicazione affermativa vera (e la proposizione “Il nulla è qualcosa” è ex ipotesi considerata vera) presuppone come condizione della sua verità l’attribuzione di esistenza al soggetto ».

MEP.indd 202

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:12:53

reimp44892_int_203 Page 203

FRÉDÉGISE DE TOURS

203

par Martianus Capella, précise que pour qu’une phrase soit vraie, son sujet doit exister1. La réflexion de Frédégise semble être la suivante : si une phrase est vraie, son sujet existe. Interprétant « être vrai » par « avoir une signification », il tient l’argument central de son raisonnement : « Si le nom x a une signification, alors l’objet désigné par le nom x existe » ; le mot « néant » ayant une signification, ce que vise le nom « néant » existe. Le saut de « être vrai » à « avoir une signification » est rendu possible par la conception « théologique » du langage défendue par Frédégise ; Dieu étant l’inventeur et le garant du langage, il n’y a pas de signification vide ou fausse. Il l’énonce ainsi : « Le Créateur a en effet imposé des noms aux choses qu’il a créées, de sorte que chaque chose dite soit reconnue par son nom. Il n’a ni formé une chose sans un nom correspondant, ni forgé un nom sans que la chose à laquelle il a été attribué n’existe » (§ II.1.5). Frédégise, par cette thèse, s’oppose à certains de ses prédécesseurs carolingiens, eux aussi intéressés par le sujet, tel Alcuin dans la Disputatio Pippini2. Ce dialogue entre un maître et son élève contient l’échange suivant (980 A). À la question du maître « Qu’est-ce qui est et qui n’est pas ? », l’élève répond « le néant ». Le maître poursuit en lui demandant comment le néant peut être et ne pas être ; l’élève avance alors la réponse suivante : « nomine est, re non est », il existe en tant que nom, non en tant que chose. Alcuin insiste d’ailleurs dans l’Epistola ad Arnonem (PL 100, 418 A) sur la non-substantialité du néant. Une telle dissociation du nom et de la chose est impensable pour Frédégise. Partisan de ce qu’il convient d’appeler, après les travaux de Jean Jolivet3, le platonisme grammatical, Frédégise postule une correspondance parfaite, naturelle, entre les mots et les choses. Il défend que la structure 1. Aristote, Catégories, 10, 13 b 12 : « Mais justement il semblerait que ce genre de trait se rencontre surtout dans le cas des contraires dits en connexion, puisque l’énoncé “Socrate est sain” est contraire à l’énoncé “Socrate est malade”. Et pourtant, même dans ces cas-là, il ne faut pas nécessairement toujours que l’un soit vrai et l’autre faux. Si, en effet, Socrate existe, l’un sera vrai et l’autre faux, mais s’il n’existe pas, les deux seront faux, car ni l’énoncé “Socrate est malade”, ni l’énoncé “il est sain”, ne sont vrais si Socrate lui-même n’existe pas du tout » (trad. R. Bodéus, Paris, Les Belles Lettres, 2001). 2. Patrologie latine, vol. 101, col. 975-980. 3. J. Jolivet, « Quelques cas de “platonisme grammatical” du VIIe au XIIe siècle », in P. Gallais, Y. J. Riou (éd.), Mélanges offerts à René Crozet, Poitiers, Société d’études médiévales, 1966, p. 93-99.

MEP.indd 203

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:12:57

reimp44892_int_204 Page 204

204

PRESTIGES DU NÉANT ET PUISSANCE DE DIEU

logico-grammaticale de la langue manifeste immédiatement la structure même de l’être. La dialectique et la grammaire ne sont point pour lui des inventions humaines, mais sont inscrites directement au cœur des choses. Cette correspondance est le soubassement nécessaire à Frédégise pour développer son réalisme sémantique. À un nom doté de sens correspond nécessairement une chose et cette chose doit exister. La défense d’une adéquation parfaite entre ordo rerum et ordo idearum et verborum n’est métaphysiquement pas neutre. Elle implique généralement un réalisme non pas seulement sémantique mais ontologique, un réalisme des universaux. Défendant l’existence du néant par l’argument de la signification, Frédégise semble soutenir une telle position métaphysique. Quand il dit « le nom “homme”, lorsqu’il est utilisé sans tenir compte de quelque différence que ce soit, désigne l’universalité des hommes » (§ I.2.1), sachant que toute significatio véritable désigne une chose existante, une res existens, on ne peut que présupposer l’existence de l’ « homme général ». Ce qui ne contredit en rien la pensée de Porphyre dont la doctrine des prédicables est ici utilisée1. L’appréhension du néant par Frédégise est pour le moins positive. Ce concept ne signifie pas un manque, ou une privation. On peut presque voir à propos du nihil une esquisse de théologie négative : du néant, l’homme peut connaître l’existence, mais point l’essence. Celle-ci dépasse les qualités de l’intellect humain. Frédégise ne peut que constater la grandeur et l’excellence du néant dont tout provient : « C’est pourquoi le néant est quelque chose de grand (magnum) et d’excellent (praeclarum). On ne peut estimer la grandeur de ce dont proviennent tant de choses si remarquables » (§ I.3). Christophe Erismann.

1. La conception de la différence comme divisant l’universalité provient sans doute du texte qui avec les Catégories formait le noyau dur du corpus de la Logica vetus, l’Isagoge de Porphyre ; dans ce texte, Porphyre écrit ces lignes qui seront souvent à l’arrière-plan des formulations alto-médiévales du réalisme ontologique : « En effet, les caractères propres de Socrate ne sauraient jamais se retrouver chez un autre être particulier, tandis que ceux de l’homme, je veux dire de l’homme commun, peuvent se retrouver chez plusieurs hommes, ou plutôt même chez tous les hommes particuliers, en tant qu’hommes » (II . 15).

MEP.indd 204

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:13:00

reimp44892_int_205 Page 205

205

FRÉDÉGISE DE TOURS

BIBLIOGRAPHIE

Édition suivie Gennaro C., Fridugiso di Tours e il « De substantia nihili et tenebrarum ». Edizione critica e studio introduttivo, Padoue, Cedam, 1963. Études Ahner K., Fredegis von Tours, ein Beitrag zur Geschichte der Philosophie im Mittelalter, Leipzig, Brückner & Niemann, 1878. Bultot R., « Frédégise ou plus probablement Fridugise », in R. Aubert (éd.), Dictionnaire d’histoire et de géographie ecclésiastiques, Paris, Letouzey et Ané, 1977, t. XVIII, col. 1145-1147. Colish M. L., « Carolingian Debates over Nihil and Tenebrae : A Study in Theological Method », Speculum, 59, 1984, p. 757-795. Corvino F., « Il “De nihilo et tenebris” di Fredegiso di Tours », Rivista critica di storia della filosofia, XI, 1956, p. 273-286. Onofrio G d’, « Fridugisio di Tours e la sostanzialità del nulla », in G. d’Onofrio (éd.), Storia della Teologia nel Medioevo, Casale Monferrato, Piemme, 1996, vol. 1, p. 40-144. — « “Quod est et non est”. Ricerche logico-ontologiche sul problema del male nel Medioevo pre-aristotelico », Doctor Seraphicus, 38, 1991, p. 13-35. Endres J. A., « Fredegisus und Candidus », Philosophisches Jahrbuch, 19, 1906, p. 439-450. — Il Melangola, Forschungen zur Geschichte der frühmittelalterlichen Philosophie [Beiträge zur Geschichte der Philosophie des Mittelalters, XVII/2-3], Münster, Aschendorff, 1915, p. 5-15. Fredegiso di Tours, Il nulla e le tenebre. La nascita filosofica dell’Europa, a cura di Franca d’Agostini, Gênes, 1998. Geymonat L., « Il problema del nulla e delle tenebre in Fredegiso di Tours », Rivista di filosofia, 43 (1952), p. 280-288 [réimprimé dans L. Geymonat, Saggi di filosofia neorazionalistica, Turin, Einaudi, 1953, p. 101-111]. Mazzantini C., « Ancora intorno al “nulla” di Fredegiso di Tours », Atti dell’Accademia delle Scienze di Torino, Classe di Scienze Morali, Storiche e Filologiche, 87 (1952/1953), p. 170-196. Mignucci M., « Tradizioni logiche e grammaticali in Fredegiso di Tours », in AAVV., Actas del V congresso internacional de filosofia medieval, Madrid, Editora nacional, 1979, vol. II, p. 1005-1015. Sciuto I., « La semantica del nulla in Anselmo d’Aosta », Medioevo, XV, 1989, p. 39-66.

MEP.indd 205

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:13:03

reimp44892_int_206 Page 206

LETTRE SUR L’ÊTRE DU NÉANT ET DES TÉNÈBRES

De Frédégise le diacre, à tous les fidèles de Dieu et de notre sérénissime seigneur Charles, rassemblés dans son palais consacré.

Après une consciencieuse méditation et une exploration approfondie, il me semble enfin bon d’aborder la question du néant, soulevée depuis fort longtemps par un grand nombre de personnes – lesquelles l’ont cependant délaissée sans la discuter en profondeur, sans l’examiner, comme si elle était impossible à résoudre ; l’ayant dégagée des entraves puissantes dans lesquelles elle apparaissait emmêlée, j’ai dénoué la question et l’ai élucidée ; dispersant l’obscurité, j’ai ramené à la lumière, et j’ai pris soin qu’elle soit confiée à la mémoire de la postérité pour tous les âges à venir.

La question est la suivante : « Le néant est-il quelque chose (aliquid) ou non ? » Si quelqu’un répond, « il me semble qu’il est rien », cette dénégation elle-même, quand il la conçoit, le contraint à admettre que le néant est quelque chose ; alors même qu’il dit « il me semble qu’il est rien », c’est comme s’il disait « il me semble que le néant est quelque chose ». Si le néant semble être quelque chose, il ne peut pas sembler n’être d’aucune façon. Donc, la seule alternative restante est que le néant semble être quelque chose. Mais si la réponse donnée est de ce genre « il me semble que le néant n’est pas quelque chose », cette réponse doit être écartée, d’abord par la

MEP.indd 206

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:13:05

reimp44892_int_207 Page 207

FRÉDÉGISE DE TOURS

207

raison (ratione), dans la mesure où la raison humaine le permet, ensuite par l’autorité, non par n’importe quelle autorité, mais par l’autorité divine, qui seule est autorité et qui seule atteint une certitude inébranlable.

Procédons donc par la raison. Chaque nom défini (nomen finitum)1 signifie une certaine chose, comme, par exemple, « homme », « pierre », « bois » ; en effet, dès que ces mots sont prononcés, nous comprenons en même temps les choses qu’ils signifient. Car le nom « homme », lorsqu’il est utilisé sans tenir compte de quelque différence que ce soit, désigne l’universalité des hommes2. « Pierre » et « bois » embrassent de la même façon leur généralité. Donc, « néant », pour autant qu’il soit un nom, comme les grammairiens l’affirment, est un nom défini. Or chaque nom signifie une chose définie. De même, il est impossible qu’une chose définie ne soit pas quelque chose. Il est donc impossible que le néant, qui est une chose définie, ne soit pas quelque chose. Et par là il est vraisemblable que le néant existe. De même, « néant » est un mot signifiant (vox significativa)3. Or chaque signification se réfère à ce qu’elle signifie. À partir de cela, il est prouvé que le néant ne peut pas ne pas être quelque chose. Voici un autre argument. Chaque signification (significatio) est signification de ce qui est ; et « néant » signifie quelque chose4. Donc 1. Ce terme est à la fois lié à la tradition grammaticale et à la tradition exégétique du De Interpretatione, notamment dans le commentaire qu’en donne Boèce (348 B, 352 A, 523 B, 548 C, 549 A). 2. Cette thèse est d’origine porphyrienne. Dans l’Isagoge Porphyre présente la différence comme divisive de ce qui est commun. Surtout invoquée pour la division du genre en espèces, la différence sépare également les individus (voir par exemple, Isagoge, III . 12 : « Une différence est ce par quoi les individus diffèrent ») ; supprimée la différence, ne reste alors que la part commune aux membres de l’espèce. 3. Le terme appartient lui aussi à la tradition du De Interpretatione (voir la section 301 C302 C du commentaire de Boèce à ce traité aristotélicien). 4. La phrase Nihil significat aliquid est présente dans le Contra Eutychen de Boèce. Les Opuscula Sacra étant un texte de référence à l’âge carolingien, Frédégise avait certainement cette auto-

MEP.indd 207

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:13:08

reimp44892_int_208 Page 208

208

PRESTIGES DU NÉANT ET PUISSANCE DE DIEU

« néant » est signification de ce qui est (quod est)1, c’est-à-dire d’une chose existante (rei existentis). Puisque, en vérité, nous avons avancé quelques arguments pour prouver que le néant est non seulement quelque chose, mais quelque chose de grand, et bien que l’on puisse amener à la discussion une quantité innombrable d’exemples de cette sorte, il est bien de recourir à l’autorité divine, qui est la garantie et le fondement stable de la raison.

L’Église tout entière, divinement instruite, qui, née du flanc du Christ, élevée en se nourrissant de sa très sainte chair et en buvant son sang précieux, est versée dès le berceau dans les mystères des choses secrètes, confesse soutenir d’une foi inébranlable que la puissance divine a produit la terre, l’eau, l’air, le feu, de même que la lumière, les anges et l’âme de l’homme, à partir du néant. L’éclat de l’esprit doit donc être élevé jusqu’à l’autorité d’un si grand sommet que nulle raison ne peut ébranler, que nul argument ne peut réfuter et à laquelle nul pouvoir ne peut s’attaquer. Il s’agit de celle qui déclare que les choses qui, parmi les créatures, sont les premières et les principales, ont été produites à partir du néant. C’est pourquoi le néant est quelque chose de grand et d’excellent. On ne peut estimer la grandeur de ce dont proviennent tant de choses si remarquables, puisque aucune des choses générées à partir de lui ne peut être évaluée ou définie. En effet, qui a pris la mesure dans le détail de la nature des éléments ? Qui a saisi l’être et la nature de la lumière, de la nature angélique ou de l’âme ? Donc, si nous sommes incapables de saisir par la raison humaine ces choses que je viens de mentionner, comment pourrons-nous appréhenrité à l’esprit. Mais la thèse boécienne est contraire à celle de Frédégise. En effet peu après avoir dit cela, Boèce précise que le néant signifie bien quelque chose, mais pas une nature. Le néant, selon Boèce, signifie non pas quelque chose qui existe mais bien plutôt le non-être de quelque chose, voir Contra Eutychen, I . 1 . 17 [1341 C]. 1. L’explicitation du quod est par « chose existante » peut laisser entrevoir une allusion à la distinction boécienne entre l’esse et l’id quod est, c’est-à-dire à la différence ontologique entre l’être et l’étant exposée dans le premier axiome du De Hebdomadibus.

MEP.indd 208

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:13:10

reimp44892_int_209 Page 209

209

FRÉDÉGISE DE TOURS

der la grandeur et la nature de la chose dont elles tirent leur origine et leur genre ? J’aurais encore pu ajouter beaucoup de remarques, mais nous pensons que suffisamment ont gagné le cœur de ceux qui sont à même de recevoir un enseignement.

Après avoir mis un terme de façon appropriée à ces brefs propos, j’ai peu après reporté mon attention sur d’autres questions qui doivent être tranchées et qui semblaient, à juste titre, dignes d’intérêt aux lecteurs avides de savoir. Certains soutiennent la thèse que les ténèbres n’existent pas et qu’elles sont dans l’impossibilité d’exister. Le lecteur prudent reconnaîtra que cela peut être réfuté très facilement en invoquant l’autorité de la Sainte Écriture.

Regardons ce que l’histoire du livre de la Genèse professe à ce sujet. Il est dit : « Et les ténèbres étaient sur la face de l’abyme. »1 Si elles n’existaient pas, par quelle inférence dirait-on qu’elles étaient ? Celui qui dit que les ténèbres sont, en constituant la chose, la pose. Mais celui qui dit qu’elles ne sont pas, en niant la chose, la supprime. De même, lorsque nous disons « l’homme est », nous constituons la chose, c’est-à-dire l’homme ; quand nous disons « l’homme n’est pas », en niant la chose, c’est-à-dire l’homme, nous la supprimons. Car un verbe substantiel a dans sa nature, quel que soit le sujet auquel il est joint sans négation, d’affirmer l’être de ce sujet. C’est pourquoi en disant « étaient » dans la phrase « les ténèbres étaient sur la face de l’abyme », la chose est constituée, chose qu’aucune négation ne sépare ou n’éloigne de l’être. De même, « les ténèbres » est le sujet, « étaient » est le 1. Genèse, 1, 2.

MEP.indd 209

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:13:13

reimp44892_int_210 Page 210

210

PRESTIGES DU NÉANT ET PUISSANCE DE DIEU

déclaratif : ce verbe déclare en effet que les ténèbres sont d’une certaine manière. Voici que l’autorité invincible, accompagnée par la raison, et la raison qui reconnaît l’autorité, déclarent une seule et même chose, à savoir que les ténèbres sont. Mais, bien que les points évoqués, donnés à titre d’exemples, suffisent à démontrer ce que nous avons soutenu, néanmoins, afin qu’il ne subsiste aucune occasion à nos adversaires de nous contredire, montrons à la vue de tous quelques passages de l’Écriture, les réunissant à partir des nombreux , et qu’ainsi, , ébranlés par la peur, n’osent plus jeter leurs paroles ridicules contre . Lorsque le Seigneur punit l’Égypte de l’oppression du peuple d’Israël avec de terribles plaies, il l’a enveloppée de ténèbres si épaisses que l’on pouvait les palper1 ; elles ont non seulement retiré les choses visibles de la vue des hommes, mais elles se laissaient, à cause de leur consistance, toucher avec les mains. Tout ce qui peut être touché et palpé est nécessairement. Et il est impossible que ce qui est nécessairement ne soit pas ; par ce raisonnement, il est impossible que les ténèbres ne soient pas, parce qu’il est nécessaire qu’existe ce qui est prouvé exister du fait qu’il est palpable. De plus, il ne faut pas négliger que, quand le Seigneur de toutes choses a réalisé la division entre la lumière et les ténèbres, il a appelé la lumière « jour » et les ténèbres « nuit »2. Si le nom du jour signifie quelque chose, alors le nom de la nuit ne peut pas ne rien signifier. Or le jour signifie la lumière, et la lumière est une grande chose : donc le jour est et est quelque chose de grand. Et alors ? Les ténèbres ne signifient-elles rien quand le mot « nuit » leur est imposé par le même Créateur qui a imposé à la lumière l’appellation de « jour » ? Doit-on ainsi anéantir l’autorité divine ? D’aucune façon. Il est en effet plus facile au ciel et à la terre de disparaître qu’à l’autorité divine de déchoir de son statut3. Le Créateur a en effet imposé des noms aux choses qu’il a 1. Exode, 10, 21. Les ténèbres sont la neuvième plaie d’Égypte. 2. Genèse, I, 5. 3. Voir Matthieu, 24, 35 : « Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront pas. »

MEP.indd 210

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:13:15

reimp44892_int_211 Page 211

FRÉDÉGISE DE TOURS

211

créées, de sorte que chaque chose dite soit reconnue par son nom. Il n’a ni formé une chose sans un nom correspondant, ni forgé un mot sans que la chose à laquelle il a été attribué n’existe. Si tel avait été le cas, cela serait de toute manière apparu comme superflu. Or il est impie de prétendre que Dieu a fait une telle chose. Si donc il est impie de prétendre que Dieu a décidé quelque chose de superflu, ce nom que Dieu a imposé aux ténèbres ne peut en aucune manière être considéré comme superflu. S’il n’est pas superflu, il résulte d’une juste méthode. S’il résulte d’une juste méthode, il est également nécessaire, parce qu’il est requis pour distinguer la chose qu’il désigne. Et ainsi, il est établi que Dieu a institué avec une juste méthode les choses et les noms qui sont mutuellement nécessaires les uns aux autres. De même, le saint prophète David, empli de l’Esprit saint, sachant que les ténèbres ne signifient pas quelque chose de vide et de vain, stipule clairement qu’elles sont quelque chose. Il dit ainsi : « Il a envoyé des ténèbres. »1 Si elles ne sont pas, comment les envoyer ? Ce qui est peut être envoyé, et peut être envoyé là où il n’est pas. Mais ce qui n’est pas ne peut être envoyé quelque part, puisqu’il n’est nulle part. C’est pourquoi si les ténèbres sont dites avoir été envoyées, c’est parce qu’elles étaient. Ce passage encore : « Il a établi les ténèbres comme sa cachette. »2 Il va de soi qu’il a établi ce qui existait, qu’il l’a installé d’une certaine façon, comme il a établi les ténèbres qui étaient sa cachette. De même, cet autre passage : « comme ses ténèbres »3, où il est indiqué qu’elles sont en sa possession, et donc elles sont par cela montrées être. En effet, chaque chose qui est possédée, est. Comme les ténèbres sont possédées, elles sont. Mais bien que ces citations soient suffisantes, tant par la qualité que par la quantité, et qu’elles tiennent la citadelle la plus sûre contre tous les assauts, celle d’où l’on peut renvoyer, d’un simple rejet, les projectiles à

1. Psaume, 105, 28. 2. Psaume, 18, 12. 3. Psaume, 139, 12.

MEP.indd 211

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:13:19

reimp44892_int_212 Page 212

212

PRESTIGES DU NÉANT ET PUISSANCE DE DIEU

ceux qui les ont lancés, on doit encore réclamer d’autres textes issus de la solidité évangélique. Citons encore ces paroles du Seigneur lui-même : « Les enfants du royaume, dit-il, seront poussés dans les ténèbres du dehors. »1 Il faut observer ce qu’il nomme ténèbres extérieures ; « en dehors » (extra) en effet, d’où est dérivé « du dehors » (exterius), signifie le lieu. Donc, quand il dit « du dehors », il démontre que les ténèbres sont en un lieu. Les ténèbres ne pourraient pas être de l’extérieur, si elles n’étaient pas aussi à l’intérieur. Tout ce qui est dehors, doit nécessairement être en un lieu. Ce qui n’est pas véritablement est nulle part. Donc les ténèbres du dehors non seulement sont, mais aussi sont en un lieu. De même, la passion du Seigneur : l’évangéliste déclare que les ténèbres furent faites de la sixième heure du jour à la neuvième heure2. Comment dire, alors qu’elles ont été faites, qu’elles ne sont pas ? On ne peut forcer ce qui a été fait à ne pas avoir été fait ; mais en vérité, ce qui n’est pas toujours, ce qui n’est jamais fait, n’est jamais. Les ténèbres ont été faites, c’est pourquoi on ne peut faire en sorte qu’elle ne soient pas. À nouveau, un autre passage : « Si la lumière qui est en toi est ténèbres, combien grandes seront ces ténèbres ? »3 Je crois que personne ne doute que la quantité soit attribuée aux corps, ils sont tous divisés par la quantité. Et la quantité est attribuée aux corps sur le mode de l’accident. Or soit les accidents sont dans un sujet, soit ils sont dits d’un sujet4. C’est pourquoi dans la citation « combien ces ténèbres seront grandes », la quantité est désignée comme étant dans un sujet. D’où l’on peut inférer, par un argument convaincant, que non seulement les ténèbres sont, mais qu’elles sont aussi corporelles. J’ai donc pris la peine de rédiger, pour votre élévation et votre prudence, ces quelques remarques accumulées grâce à la raison et à l’autorité,

1. Matthieu, 8, 12. 2. Matthieu, 27, 45 ; voir aussi Marc, 15, 33 et Luc, 23, 44. 3. Matthieu, 6, 23. 4. Cette thèse traditionnelle trouve son origine dans les premiers chapitres des Catégories (1 a 25 - 1 b 4).

MEP.indd 212

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:13:21

reimp44892_int_213 Page 213

FRÉDÉGISE DE TOURS

213

afin que solidement et immuablement convaincus par elles, aucune opinion fausse ne puisse vous tenter de vous écarter du chemin de la vérité. Mais si quelqu’un devait jamais dire quelque chose en désaccord avec notre raisonnement, vous serez capables, en ayant recours à cette comme à une règle, de rejeter ses stupides inventions grâce à ces arguments.

MEP.indd 213

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:13:25

reimp44892_int_215 Page 215

J E A N S C O T É RIG ÈN E

Sur l’auteur lui-même l’on sait fort peu : il est d’origine irlandaise, sa naissance se situe vers le début du IXe (805-810) et sa mort dans le dernier quart du IXe siècle (880). Vers 846, à l’initiative de Charles le Chauve (petit-fils de Charlemagne), Jean Scot se voit confier une charge d’enseignement à l’école palatine, le plus important centre culturel du haut Moyen Âge latin. Il se fait vite remarquer par sa connaissance du grec, fait rare à l’époque, grâce à laquelle il a eu accès à la philosophie néoplatonicienne de penseurs chrétiens comme Denys l’Aréopagite, Maxime le Confesseur et Grégoire de Nysse, dont il traduit et commente certaines œuvres. Mais si ses traductions, en particulier celles de Denys, ont joué un rôle très important pendant tout le Moyen Âge, c’est son chef-d’œuvre, le Periphyseon, qui a fait de lui la figure la plus importante de la renaissance carolingienne. L’objectif qu’il poursuit dans cet ouvrage est la saisie et l’explication des différentes modalités de la nature ainsi que leurs interdépendances. À cette fin, il développe un système philosophique original, fondé sur la triade néoplatonicienne manence, procession et retour. La nature, en tant que concept universel englobant Dieu et la créature, est conçue à partir d’un double mouvement : de sortie (le monde est automanifestation de Dieu) et de retour (le processus créationnel tend vers la réunification de toute chose en Dieu). La notion de néant y joue un rôle essentiel, car les pre-

MEP.indd 215

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:13:31

reimp44892_int_216 Page 216

216

PRESTIGES DU NÉANT ET PUISSANCE DE DIEU

miers exercices dialectiques du Periphyseon, essentiels au système philosophique érigénien, posent comme division fondatrice de la nature celle qui intervient entre l’être et le non-être1. Le statut primordial de cette première division (primam summamque divisionem)2 fait que la réflexion philosophique n’est pas focalisée sur l’être comme maxima extensio. En conséquence, le discours philosophique doit être capable de transcender l’être et d’atteindre une réflexion sur le réel qui englobe à la fois l’être et le néant, ce qui implique a contrario l’inaptitude d’une réflexion sur la nature qui se voudrait universelle, mais qui prendrait comme point de départ une division interne au domaine de l’étantité, une division qui tiendrait l’être pour le concept le plus universel. De là naît en milieu latin une rupture profonde avec une approche du néant qui l’associe systématiquement à l’effacement et à la pauvreté. Le deuxième aspect important de la contribution de Jean Scot à la problématique du néant tient à ce que, dans l’économie de sa pensée, le néant est élevé au rang de Principe ultime ou de fondement de la nature. Cette prise en compte du néant dans une notion visant à « appréhender » la réalité dans son ensemble d’une part, et d’autre part l’identification du néant avec le Principe inscrivent la pensée de Jean Scot dans une tradition véritablement néoplatonicienne. Ce choix a été décisif pour la pensée médiévale latine elle-même, puisqu’il a profondément influencé la pensée de Maître Eckhart et de Nicolas de Cues. Les deux extraits qui suivent présentent chacun un intérêt bien précis : le premier traite de la polysémie de la notion de néant. En effet, si le Principe est néant, il est alors décisif de bien distinguer sa nihilité de la modalité de non-être propre aux créatures ; le deuxième aborde le rôle qu’exerce la notion de néant dans la conception érigénienne du monde comme phénomène, apparition divine. Examinons de plus près chacun de ces deux aspects. 1. Voir Periphyseon, I, 441 A, trad. F. Bertin, Paris, PUF, 1995, p. 65 : « Ayant souvent réfléchi et, pour autant que mes capacités le permettent, ayant examiné très attentivement le fait que la division principale et fondamentale de toutes les choses qui ou bien peuvent être perçues par l’intelligence ou bien dépassent sa portée, intervient entre celles qui sont et celles qui ne sont pas. » 2. Voir Periphyseon, I, 441 A ; éd. E. Jeauneau, Turnholt, Brepols, 1996, p. 3.

MEP.indd 216

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:13:33

reimp44892_int_217 Page 217

JEAN SCOT ÉRIGÈNE

217

a) Influencé par Denys1 et probablement par Marius Victorinus2, Jean Scot prend soin de démontrer au seuil de son Periphyseon que la notion de néant n’est pas univoque. Le couple antithétique être et non-être soustend en réalité cinq modes d’interprétation et ce chiffre ne se veut pas limitatif3. Cette polysémie du néant a comme objectif de nous mettre en garde contre une conception homogène du discours négatif. Le terme de néant renvoie à des réalités et des puissances hétérogènes, d’où la nécessité de bien cerner ses différentes modalités : 1 / le néant signifie parfois les choses qui transcendent notre puissance cognitive, et il n’est pas alors à confondre avec le rien considéré comme pauvreté ; 2 / il peut aussi signifier la différence des degrés dans la nature créée, c’est-à-dire finie ; et, puisque être pour la créature signifie être en devenir, le terme de non-être peut désigner à juste titre 3 / sa virtualité, c’est-à-dire son être en puissance, la créature n’étant pas encore ce qu’elle peut être ; et il peut également signifier 4 / la corruption de l’étant « temporel », ainsi que 5 / la conscience d’une déchéance inhérente à l’autoperception de sa propre existence dans le cas de l’être humain, où le non-être signifie la perte de la ressemblance d’avec le Principe. La première modalité d’opposition de l’être et du néant annonce la reprise d’une problématique centrale du néoplatonisme : celle de la possibilité, des limites et de la fonction du connaître et du langage. Elle va permettre une distinction charnière de deux modalités de discours : celui qui énonce le fini (la créature) et celui qui énonce l’infini (c’est-à-dire les prin1. L’influence des traductions de Denys et de Maxime le Confesseur a été constitutive de sa pensée. Or l’antithèse être/non-être est fréquente chez Denys. Voici l’un des passages les plus significatifs : « il s’étendait à tout être et à tout non-être, en même temps qu’il transcendait tout être et tout non-être » (Les Noms divins, V, 816 B (PG 3), trad. M. de Gandillac, p. 128). Pour la conception proprement dionysienne du néant, voir supra la contribution de J..L. Marion. 2. Les sources de Jean Scot au sujet de cette distinction ne sont pas complètement élucidées. L’on peut affirmer avec certitude que Denys et Maxime le Confesseur y jouent un rôle important. Mais cette distinction des cinque modi peut aussi bien provenir d’une source néoplatonicienne latine, à savoir Marius Victorinus, bien connu à l’époque carolingienne, même si Jean Scot ne le cite jamais. 3. Il peut d’ailleurs monter à six si l’on tient compte de la conception du néant comme privation ou absence dont parle l’Érigène afin de le distinguer du néant suressentiel.

MEP.indd 217

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:13:37

reimp44892_int_218 Page 218

218

PRESTIGES DU NÉANT ET PUISSANCE DE DIEU

cipes qui transcendent l’acte de connaître). En effet, le critère qui rend possible cette première distinction entre l’être et le néant est la connaissance. Ce facteur de prime abord épistémologique fait qu’être ou ne pas être, dans nos discours, dépend entièrement de notre capacité à appréhender une réalité. Cette distinction est en outre rationnelle, car elle est établie rationnellement (rationabiliter) et enseignée par la raison (ratio suadet). Or, dans la tradition augustinienne, bien connue de Jean Scot, une distinction rationnelle désigne la nature du mode humain d’exercer la connaissance, qui est marquée par le caractère morcelé du discours, qui est propre à une démarche aux prises avec la multiplicité, qu’elle soit d’origine sensible ou intelligible1. Par conséquent, cette distinction en apparence épistémologique se fonde en réalité sur un élément ontologique : la connaissance et le discours ont affaire à ce qui, dans le réel, est multiple. Notre inaptitude à la connaissance d’une réalité nous renseigne à la fois sur la constitution ontologique de ce qui est passible de connaissance (l’unité multiple), et nous informe a contrario sur les éléments devant être écartés de la réalité ontologique, qui est au-delà de nos pouvoirs de connaître : l’on appelle « être » ce qui est passible de saisie car multiple, et « néant » la simplicité de la réalité qui est au-delà de notre capacité d’appréhension. Ce premier constat est d’une importance capitale, car il pose comme préalable à tout discours sur le Principe la question de l’essence et de la limite du langage ; la branche négative de la théologie, qui constitue la discipline la plus importante de la Sagesse2, présuppose que l’on s’entende d’abord sur les lois qui gouvernent le régime général du logos, et en particulier celles qui concernent ces deux figures fondatrices que sont l’affirmation et la négation. La philosophie doit par conséquent, avant d’énoncer une quelconque proposition au sujet de la nature du Principe, définir (c’est-à-dire délimiter) la nature, les champs de possibilité, ainsi que le statut de la parole. 1. En effet, dans le De Trinitate, Augustin établit une distinction entre la raison inférieure, qui s’occupe des choses matérielles et multiples, et la raison supérieure, qui a affaire aux choses transcendantes ; voir De Trinitate, XII, II-IV, BA, t. 16, p. 214 et XII, VII, p. 230. 2. Voir Periphyseon, II, 599 C.

MEP.indd 218

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:13:40

reimp44892_int_219 Page 219

JEAN SCOT ÉRIGÈNE

219

En somme, d’après Jean Scot, le langage s’est forgé à partir de cette première opposition fondatrice qui nomme « être » ce qui est passible de saisie, et « néant » ce qui la dépasse. La connaissance est la condition même pour que le quelque chose soit dit ou posé (thèsis) en tant qu’être. Il s’ensuit que l’on ne peut affirmer l’entité d’une chose que si on l’a préalablement saisie. Autrement dit, d’après cette première forme de non-être, l’on nie ce que l’on ne saisit pas, à savoir le simple et l’infini. Inversement, l’on affirme ce que l’on saisit, à savoir le multiple et le fini, au moyen des schèmes catégoriaux. b) Avec les quatre dernières modalités du non-être, le centre du sujet se déplace. Jean Scot quitte les questions concernant Dieu et le langage afin d’envisager la problématique de l’interaction de l’être et du non-être à l’intérieur de la structure ontologique de la nature finie, laquelle est constituée de créatures différenciées et disposées hiérarchiquement, exposées au devenir. Ces différentes figures du non-être annoncent une problématique, elle aussi très importante pour la philosophie médiévale : celle de la structure ontologique du fini. Par conséquent, que l’on désigne les réalités susceptibles d’être connues comme des étants ne doit nullement voiler le fait que ces réalités sont intimement investies par différentes modalités négatives qui déterminent cet être relatif qu’est la créature. Aussi le couple antithétique être et néant est-il mobilisé par Érigène dans la saisie de la différence, de la puissance, de la privation et de la déchéance inhérentes à la nature créée. De même que toute détermination présuppose la négativité, de même toute affirmation concernant un degré dans la hiérarchie des créatures implique nécessairement la négation et donc le non-être comme sa possibilité. c) Enfin, la notion de néant joue un rôle fondamental dans sa théorie du monde comme théophanie, selon laquelle toute chose est une apparition divine1. 1. Voir Expositiones in Ierarchiam Coelestem, IV, 2, éd. J. Barbet, Turnholt, Brepols, 1975, p. 72-73. Traduction : « Car la raison nous prouve que toute créature sensible ou intelligible est une théophanie, c’est-à-dire une apparition de Dieu. “En effet, ce qui de lui est invisible, dit l’apôtre, se laisse voir comme intelligé par la créature du monde”, c’est-à-dire par la constitution du monde, “au moyen de ce qui a été fait”. »

MEP.indd 219

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:13:44

reimp44892_int_220 Page 220

220

PRESTIGES DU NÉANT ET PUISSANCE DE DIEU

Le néant est alors conçu comme puissance préalable à toute détermination spatio-temporelle et le monde est à son tour perçu comme l’éclosion de l’être à partir du néant (ex nihilo) c’est-à-dire ex Deo. En effet, si d’une part Dieu se manifeste – et nous le voyons, puisque le monde est sa révélation –, nous ne pouvons paradoxalement pas voir ce qu’il est (quid est), il demeure invisible1. Cependant, chez Érigène, la raison de cet écart n’est pas d’ordre purement épistémologique : nous ne voyons pas ce qu’est Dieu car il n’est pas quelque chose2. Cela engage une conséquence de premier ordre : la problématique du néant ne détermine plus seulement le statut du discours sur Dieu (impossibilité d’énoncer le Principe tel qu’il est), ni celui de la limite de la créature (la créature est par inclusion de la différence de ce qu’elle n’est pas, c’est-àdire par l’intégration en son être de l’altérité, de la possibilité de devenir et disparaître), mais tend à apporter un fondement à la thèse majeure du néoplatonisme latin qu’elle introduit et que l’on retrouvera chez Nicolas de Cues, à savoir que le monde est une manifestation de Dieu. Si le néant qui transcende tout n’est pas le spectre de notre esprit, c’est que la même négation qui énonce sa transcendance, loin d’être associée à une indétermination fantasmagorique, constitue plutôt aussi la source de la phénoménalité elle-même : Dieu produit, ou se donne dans l’affirmation de tous les étants et de tous les non-étants à partir de la négation de tous les étants et de tous les non-étants. Pedro Calixto. BIBLIOGRAPHIE

Études Beierwaltes W., Eriugena, Grundzüge seines Denkens, Frankfurt am Main, Klostermann, 1994. — « Negati affirmatio. Welt als Metaphor, Zur Grundlegung einer mittelalterlichen Ästhetik durch Johannes Scotus Eriugena », Philosophisches Jahrbuch, vol. 83, 1976, p. 237-265. 1. Voir E. Falque [2002], p. 387-420. 2. Periphyseon, II, 589 A-B.

MEP.indd 220

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:13:46

reimp44892_int_221 Page 221

JEAN SCOT ÉRIGÈNE

221

Carabine D., « Apophasis and metaphysics in the Periphyseon of John Scottus Eriugena », Philosophical Studies (Ireland), 32, 1988-1990, p. 63-82. Courtine J.-F., « Les catégories dans le De divisione Naturae de Jean Scot Érigène : espace et temps », in Les catégories de l’Être, Paris, PUF, 2003, p. 129-166. Falque E., « Jean Scot Érigène. Théophanie comme mode de la phénoménalité », Revue des sciences philosophiques et théologiques, 86, 2002, p. 387-420. Foussard J.-C., « Non apparentis apparitio : le théophanisme de Jean Scot Érigène », in Face de Dieu et théophanies. Cahiers de l’Université Saint-Jean de Jérusalem, no 12, Paris, 1986, p. 120-148. Jeauneau E., « Néant divin et théophanie : Érigène disciple de Denys », Diotima, Review of Philosophical Research, 23, 1995, p. 121-127. Piemonte G. A., « L’expression “quae sunt et quae non sunt” : Jean Scot et Marius Victorinus », in Jean Scot Écrivain, Actes du IVe Colloque international Montréal, G..H. Allard (éd.), Paris, Vrin, 1986, p. 81-113. Roques R., « Théophanie et Nature chez Jean Scot », Annuaire de l’École pratique de hautes études, 1965-1966, p. 191. Trouillard J., « Érigène et la naissance du sens », Jahrbuch für Antike und Christentum, 10, 1983, p. 267-276. –– « La notion de “théophanie” chez Érigène », in Manifestation et révélation, S. Breton (éd.), Paris, Institut catholique de Paris, 1976, p. 15-39.

MEP.indd 221

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:13:49

reimp44892_int_222 Page 222

DE LA DIVISION DE LA NATURE

1. Les cinq modes d’interprétation de l’être et du non-être Livre I, 443 A - 446 A : [443 A] Nutritor1 : J’estime qu’il faut parler brièvement de la division la plus haute et la plus fondamentale de toutes, celle entre les choses qui sont et celles qui ne sont pas, comme nous l’avons dit. Alumnus : Tu as raison. Je ne trouve pas opportun de commencer notre raisonnement sur une autre base, car non seulement elle est la première distinction entre toutes choses, mais elle semble être et est de fait plus obscure que les autres. N. : En effet, cette distinction primordiale qui sépare toutes choses engage en elle-même cinq modes d’interprétation. I – Le premier d’entre eux semble être celui-là même par lequel la raison enseigne que tout ce qui est saisi par les sens corporels ou par la perception de l’intelligence est à juste titre et de façon rationnelle appelé être ; mais les choses qui, par l’excellence de leur nature, échappent non seulement aux sens mais aussi à tout intellect et raison, semblent à bon droit ne pas être, elles qui ne sont bien comprises qu’en Dieu seul et dans les raisons et les essences de toutes les choses qui ont été fondées par lui. [443 B] Et cela n’est pas injustifié. En effet, Dieu lui-même est l’essence de toutes choses, lui qui, seul, est vraiment, comme le dit Denys 1. Érigène, dans le Periphyseon, opte pour le style dialogué. Dans ce contexte, « Nutritor » signifie le Maître nourricier, « Alumnus » le disciple. Leurs sigles respectifs sont N et A. Comme l’a signalé E. Jeauneau, Boèce, dans sa Consolation de la philosophie, appelle Philosophie par les noms de Nutrix et Magistra, les deux termes étant dans cet ouvrage des équivalents ; aussi Boèce est-il appelé Alumnus par Philosophie. Voir Boèce, Consolation de la philosophie, I, prose 3, lignes 4, 6 et 8 ; II, prose 4, ligne 2. Voir l’introduction d’E. Jeauneau à son édition du premier livre du Periphyseon, Turnholt, Brepols, 1996, XV-XVII.

MEP.indd 222

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:13:51

reimp44892_int_223 Page 223

JEAN SCOT ÉRIGÈNE

223

l’Aréopagite : « En effet, l’être de tout est la divinité au-dessus de l’être. » Le théologien Grégoire prouve également par de nombreux arguments qu’aucune substance ou essence d’une créature visible ou invisible ne peut être comprise par l’intellect ou la raison. En effet, de la même façon que Dieu lui-même, considéré en luimême au-delà de toute créature, n’est compris par aucun intellect, de même, considéré dans les tréfonds les plus secrets de la créature faite par lui et subsistant en lui, il est incompréhensible. Or ce qui dans toute créature est soit perçu par les sens corporels soit contemplé par l’intellect n’est rien d’autre qu’un accident déterminé qui échoit à chaque essence incompréhensible, comme on l’a dit. [443 C] Car par la qualité, la quantité, la forme, la matière, par une différence déterminée, par le lieu ou par le temps, l’on connaît non pas ce qu’il est, mais qu’il est. Ce mode de division des choses qui sont appelées être et non-être est donc le premier et le plus élevé, parce que l’autre mode, qui semble être d’une certaine façon et qui est fondé sur les privations de substances et d’accidents, ne doit être admis en aucune manière, comme je le pense. Car je ne vois pas comment il serait possible d’admettre dans les divisions des choses ce qui n’est absolument pas, ni ne peut être, ni ne transcende l’intellect par l’éminence de son existence, à moins que l’on ne dise que les absences ou les privations ne sont pas absolument néant, [443 D] mais qu’elles sont contenues dans une certaine puissance naturelle extraordinaire des choses dont elles sont les privations, les absences ou les oppositions, si bien qu’elles sont d’une certaine façon. II – Passons donc au deuxième mode d’interprétation des choses qui sont et qui ne sont pas, que l’on observe dans les ordres et les différences des natures créées. [444 A] Ce mode, qui part de la puissance intellectuelle la plus haute et établie à proximité immédiate de Dieu, descend jusqu’à l’extrémité de la créature rationnelle et irrationnelle, c’est-à-dire, pour parler plus clairement, à partir de l’ange le plus élevé jusqu’à la partie la plus basse de l’âme rationnelle et irrationnelle, je veux parler de la vie qui nourrit et fait grandir, laquelle constitue la dernière partie de l’âme, parce qu’elle nourrit et fait grandir les corps. Ici, par un mode extraordinaire de compréhension, chaque ordre, y compris le dernier, le plus bas,

MEP.indd 223

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:13:54

reimp44892_int_224 Page 224

224

PRESTIGES DU NÉANT ET PUISSANCE DE DIEU

qui est celui des corps et dans lequel est finie toute division, est appelé être et non-être. En effet, l’affirmation de l’ordre inférieur est la négation de l’ordre supérieur. Pareillement, la négation de l’inférieur est l’affirmation du supérieur. De la même façon, l’affirmation du supérieur est la négation de l’inférieur, alors que la négation du supérieur sera l’affirmation de l’inférieur. [444 B] En effet, l’affirmation de l’homme est la négation de l’ange, alors que la négation de l’homme est l’affirmation de l’ange et vice versa. Cette même règle peut être observée dans toutes les essences célestes jusqu’à ce que l’on parvienne à l’ordre le plus élevé de tous. Et cela même s’achève dans la négation ascendante la plus haute ; en effet, sa négation n’affirme aucune créature qui lui soit supérieure. [444 C] En bas de l’échelle, le dernier des ordres nie ou affirme seulement l’ordre supérieur à lui, parce qu’en dessous de lui il n’a rien à ôter ou à poser, car il est précédé par tous les ordres supérieurs à lui, et il ne précède aucun ordre inférieur à lui. Pour cette raison, tout ordre de la créature rationnelle et intellectuelle est appelé être et non-être. Il est en effet pour autant qu’il est connu par les ordres supérieurs ou par lui-même ; en revanche, il n’est pas pour autant qu’il ne se laisse pas saisir par les ordres inférieurs à lui. III – Quant au troisième mode, il se révèle justement dans les choses par lesquelles la plénitude de ce monde visible est accomplie, et dans ses causes qui la précèdent dans les tréfonds les plus secrets de la nature. [444 D] En effet, tout ce qu’on connaît de ces mêmes causes au moyen de la génération dans la matière et la forme, dans le temps et l’espace, est appelé être par une habitude humaine de langage ; [445 A] alors que tout ce qui est contenu jusque dans le sein de la nature même et n’apparaît pas dans la forme ou la matière1, dans le lieu ou le temps ni dans les autres accidents, est appelé non-être par cette même habitude de langage. Les 1. Chez Jean Scot la matière informe n’est qu’une idée, c’est-à-dire une cause primordiale parmi les autres, responsable de la matérialité de l’être corporel, mais nullement cause de l’ensemble de la créature : le néant à partir duquel le monde a été créé ne peut être que Dieu luimême. La création n’est pas une production, mais une révélation du Principe. « Ex nihilo » ne veut donc nullement signifier à partir de l’absence ou de la privation d’une présence, car d’une privation absolue rien ne peut se manifester. « Creatio ex nihilo » équivaut chez l’Érigène à « creatio ex Deo ». Voir Periphyseon, III, 686 D.

MEP.indd 224

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:13:56

reimp44892_int_225 Page 225

JEAN SCOT ÉRIGÈNE

225

exemples de ce mode sont largement manifestes, et surtout dans la nature humaine. En effet, de même que Dieu a créé simultanément tous les hommes dans cet homme premier et un, qu’Il a fait à son image, alors que cependant Il ne les a pas produits simultanément dans le monde visible, de même, en des temps et lieux déterminés, Il conduit vers l’essence visible la nature, qu’Il avait établie simultanément selon un ordre fixé, connu de lui-même ; ceux qui apparaissent ou sont déjà apparus visiblement dans le monde sont appelés être, tandis que ceux qui sont encore cachés et qui sont cependant destinés à être sont appelés non-être. [445 B] Ce raisonnement, qui examine la puissance des semences dans les animaux, dans les arbres ou dans les plantes, appartient à ce mode. En effet, la puissance des semences, dans le temps où elle se repose dans les tréfonds de la nature, parce qu’elle n’apparaît pas encore, est appelée non-être ; en revanche, lorsqu’elle est apparue dans les animaux qui naissent et croissent, ou dans les fleurs ou les fruits des bois et des plantes, elle est appelée véritablement être. IV – Le quatrième mode consiste en celui qui, selon les philosophes, appelle vraiment être uniquement les choses qui sont comprises par le seul intellect1 ; en revanche les choses qui changent, qui se rassemblent et se séparent en raison de la génération, au gré des distensions ou des contractions [445 C] de la matière, au gré aussi de l’espacement du lieu et des mouvements des temps, sont appelées non-être, comme c’est le cas de tous les corps qui peuvent naître et se corrompre. V – Le cinquième mode est celui que la raison observe dans la seule nature humaine2 qui, lorsqu’elle abandonna à cause du péché la dignité de l’image divine dans laquelle elle a été proprement fondée, a mérité de perdre son être, et de ce fait est appelée non-être. Mais, lorsque la nature 1. Cette distinction entre ce qui est vraiment, à savoir l’idée, et ce qui n’est pas (l’étant sensible composé de matière et de forme) provient du Timée de Platon (52 a) via le Commentaire de Chalcidius qui était connu de Jean Scot. Voir Chalcidius, Commentarius in Timaeum, 330, 23. 2. Cette figure de l’Être et du Néant se distingue des précédentes en ceci qu’elle traite de cette négativité inhérente à la seule nature humaine (in sola humana natura), c’est-à-dire de la négativité qui la rend singulière par rapport à toutes les autres créatures. En effet, l’homme est le seul être à avoir la conscience aiguë que son existence actuelle se situe en deçà de ses pleines possibilités, car elle est loin du dessein en vue duquel il a été créé. Ne peut exister vraiment, selon l’Érigène, que ce qui subsiste sur un mode à la fois bienfaisant et bienheureux.

MEP.indd 225

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:13:59

reimp44892_int_226 Page 226

226

PRESTIGES DU NÉANT ET PUISSANCE DE DIEU

humaine, une fois restaurée par la grâce du Fils unique de Dieu, est reconduite à l’état originel de sa substance, dans laquelle elle a été créée à l’image de Dieu, et lorsqu’elle commence à vivre en celui qui a été créé à l’image de Dieu, elle commence à être. C’est à ce mode que semblent se rapporter ces paroles de l’Apôtre : « Et il appelle ce qui n’est pas comme ce qui est », c’est-à-dire que Dieu le Père, par la foi en son Fils, appelle ceux qui ont été corrompus dans le premier homme et sont tombés dans une certaine non-existence afin qu’ils soient ; [445 D] comme ceux qui sont déjà nés à nouveau dans le Christ, bien que l’on puisse comprendre ce mode au sujet également de ceux que Dieu appelle tous les jours depuis les tréfonds les plus secrets de la nature, dans lesquels ils sont considérés comme n’étant pas, pour qu’ils apparaissent visiblement dans une forme, dans une matière et dans d’autres caractéristiques dans lesquelles ce qui est caché peut apparaître. [446 A] Même si un raisonnement plus perçant peut trouver d’autres modes d’interprétation de l’être et du non-être, je pense cependant qu’à présent nous en avons suffisamment parlé, si tu es de cet avis.

2. Le néant par excellence Livre III, 680 C - 683 B. [680 C] Alumnus : Je te demande de m’expliquer ce que la sainte théologie entend signifier par ce nom de néant1. [680 D] Nutritor : J’ai tendance à croire que ce nom de néant signifie la clarté ineffable, incompréhensible et inaccessible de la bonté divine, qui est inconnue de tous les intellects humains ou angéliques, car elle est suressentielle et surnaturelle ; et que, pensée en elle-même, elle n’est pas, ni n’était, ni ne sera. En effet, elle n’est pensée en aucun des 1. L’emploi du terme de néant en tant que nom de Dieu n’est certes pas d’origine biblique. Sa source est Denys l’Aréopagite que Jean Scot considère comme un apôtre de saint Paul lui-même. En outre, comme on le voit dans la suite du texte, Jean Scot s’appuie pour fonder le caractère scripturaire de ce nom sur la tradition proprement biblique qui prône l’absolue invisibilité divine, en lui donnant le nom de ténèbres. Voir le Psaume, 139, 12 et 1 Timothée, 6, 16.

MEP.indd 226

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:14:01

reimp44892_int_227 Page 227

JEAN SCOT ÉRIGÈNE

227

existants, parce qu’elle transcende toutes les choses. [681 A] En revanche, lorsqu’on la contemple par les regards de l’esprit grâce à sa descente ineffable dans ce qui est, elle seule se trouve être en toutes choses et elle seule est, était et sera. Quand donc la clarté ineffable de la bonté divine est conçue comme incompréhensible, elle est appelée à juste titre néant par excellence. En revanche, quand elle commence à apparaître dans ses théophanies, on dit qu’elle procède d’une certaine façon du néant au quelque chose ; et elle qui est considérée à juste titre comme étant au-dessus de toute essence, elle est également connue à juste titre dans toute essence. Pour cette raison, toute créature visible et invisible peut être appelée théophanie (c’est-à-dire apparition divine). Car tous les ordres des natures, du plus élevé jusqu’au plus bas (c’est-àdire depuis les essences célestes jusqu’aux derniers des corps de ce monde visible), sont d’autant plus obscurément saisis qu’on les voit s’approcher de la clarté divine. [681 B] C’est pourquoi la théologie nomme souvent obscurité la clarté inaccessible des puissances célestes. Et cela n’est pas étonnant, puisque la sagesse la plus haute elle-même, de laquelle elles s’approchent, est aussi très souvent signifiée par le terme de ténèbres. Écoute le psalmiste : « Sa lumière est comparable à ses ténèbres. »1 C’est comme s’il disait ouvertement que la splendeur de la bonté divine est telle que, pour ceux qui veulent à bon droit la contempler mais ne le peuvent pas, elle se transforme en ténèbres. « Lui seul, comme le dit l’Apôtre, possède en effet une lumière inaccessible. »2 Cependant, la splendeur de la bonté divine se révèle d’autant plus manifestement aux regards de ceux qui la contemplent que l’ordre des choses s’étend davantage vers le bas. C’est pourquoi les formes et les espèces des choses sensibles reçoivent le nom de théophanies très révélatrices. Par conséquent, [681 C] la bonté divine, que l’on appelle néant parce qu’elle est au-delà de tout ce qui est et de tout ce qui n’est pas, et n’est trouvée dans aucune essence, descend à partir d’elle-même en elle-même, de la négation de toutes les essences dans l’affirmation de la totalité absolue de l’essence, c’est-à-dire du néant dans 1. Psaume, 139, 12. 2. 1 Timothée, 6, 16.

MEP.indd 227

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:14:05

reimp44892_int_228 Page 228

228

PRESTIGES DU NÉANT ET PUISSANCE DE DIEU

quelque chose, de la non-essentialité dans l’essentialité, de l’informité dans les formes et espèces innombrables. En effet, la première procession de la bonté divine dans les causes primordiales dans lesquelles elle se crée est énoncée par l’Écriture comme étant une certaine matière informe : matière parce qu’elle est le commencement de l’essence des choses ; informe parce qu’elle est très proche de la sagesse divine. Or la sagesse divine est appelée informe à bon droit parce qu’elle ne se tourne vers aucune forme supérieure à elle pour sa propre formation ; elle est, en effet, le modèle infini de toutes les formes. [681 D] Et lorsqu’elle procède dans les formes variées des choses visibles et invisibles, elle tourne son regard vers elle-même, c’est-à-dire vers sa propre formation. Par conséquent, lorsque la bonté divine est considérée au-dessus de toutes choses, on dit qu’elle n’est pas et qu’elle est absolument néant ; en revanche, lorsqu’elle est considérée en toutes choses, elle est et on dit qu’elle est, parce qu’elle est l’essence absolue de tout, elle est sa substance, son genre, son espèce, sa quantité, sa qualité, elle est le lien entre toutes choses, leur situation, leur habitus, leur lieu, leur temps, leur agir et leur pâtir, et tout ce qui peut être compris [682 A] dans toute créature et autour de toute créature par tout intellect. Et si l’on examine attentivement les paroles de saint Denys, l’on trouvera qu’il en est ainsi. Il serait opportun d’en introduire maintenant quelques extraits ; et nous jugeons nécessaire de rappeler de nouveau les enseignements que nous avons reçus de lui lors des premières étapes de notre dialogue. « Allons, dit-il, louons le souverain Bien en tant que vraiment étant et en tant que créateur de la substance de tous les existants1. L’WN2 (c’est ainsi que saint Denys appelle Dieu) est, en vertu de sa puissance suressentielle, la cause substantielle de l’être dans son ensemble, le créateur de ce qui existe, de la subsistance, de la substance, de l’essence, de la nature ; il 1. Jean Scot traduit littéralement le terme OUSIOPOION (celui qui produit l’essence) par substantificum. Voir Denys l’Aréopagite, Les Noms divins, V, PG, 3, 817 C. 2. Jean Scot maintient le mot grec utilisé par Denys. Voici le texte latin : « WN (sic enim vocat deum) », que l’on pourrait traduire par « Celui qui est, c’est ainsi qu’il nomme Dieu ». Celui qui est renvoie au passage de l’Exode, 3, 14, qu’Augustin avait retenu comme le nom propre à la divinité. Voir notamment De Trinitate, V, I, II, 3.

MEP.indd 228

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:14:08

reimp44892_int_229 Page 229

JEAN SCOT ÉRIGÈNE

229

est le principe et la mesure des durées, l’essentialité des temps, l’éternité des existants, le temps des choses créées, et il est de quelque façon l’être de tout ce qui a été créé. [682 B] « De celui qui est procèdent l’éternité, l’essence, l’WN, le temps, le devenir, ce qui est devenu, l’essentialité dans ce qui existe, et toutes sortes de subsistances et de substances. En effet, Dieu n’est nullement WN, mais celui qui embrasse tout en lui-même de manière simple et illimitée. Par conséquent, il est appelé roi des siècles, en tant qu’il est le fondement de tout l’être et de tout ce qui existe en lui-même et autour de lui-même. Et il n’était pas, ni ne sera, ni n’est devenu, ni ne devient, ni ne deviendra ; bien plutôt, il n’est pas, mais il est lui-même l’être pour les choses qui existent, et il est non seulement les choses qui existent, mais également l’être même des choses qui existent à partir de lui qui existe avant l’éternité. Il est lui-même en effet l’âge des âges, subsistant avant tout âge1. Car l’être, pour toutes les choses qui existent et pour tous les âges, est à partir de celui qui pourvoit. Et tout âge et tout temps procèdent de lui-même, qui est, avant l’WN, principe et cause de tout âge, de tout temps et de tout ce qui existe de quelque manière. Et toutes choses participent de lui [682 C] et il ne manque à aucun des existants, car il est lui-même avant toutes choses, et il a fondé toutes choses en lui. Et pour parler simplement, si quelque chose est d’une certaine manière, c’est dans celui qui préexiste qu’il est, qu’il est compris et qu’il est sauvé. »2 Et un peu plus tard, après l’explication concernant les causes primordiales, saint Denys ajoute : « Or l’être même ne fait jamais défaut à aucun existant. Mais l’être même provient de celui qui préexiste et c’est par lui qu’il est l’être, le principe, la mesure, l’WN avant l’essence, et lui-même n’est pas l’être, mais l’être le possède, et l’WN est le principe substantiel, le milieu et la fin de ce qui existe, de la durée et de toutes choses. Et c’est pourquoi, selon les Écritures, celui qui est vraiment l’avant-WN se multiplie en toute intelligence des choses qui existent, et est proprement loué en lui-même ce qui était, est et sera, ce qui est devenu, devient et 1. Denys l’Aréopagite, Les Noms divins, V, 4-5 (Patrologie grecque, 3, 817 C - 820 A). 2. Denys l’Aréopagite, Les Noms divins, V, 8 (Patrologie grecque, 3, 821 D - 824 B).

MEP.indd 229

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:14:11

reimp44892_int_230 Page 230

230

PRESTIGES DU NÉANT ET PUISSANCE DE DIEU

deviendra. »1 Car toutes ces choses signifient que, pour ceux qui ont une connaissance du divin, il est suressentiellement [682 D] selon toute pensée, et que partout il est la cause de ce qui existe. En effet, il n’est certainement pas ceci sans être cela ; il n’est certainement pas ici sans être là ; mais il est toutes choses en tant que cause de tout, lui qui embrasse et pourvoit en lui-même tous les principes, toutes les fins, tous les existants, et il est au-dessus de toutes choses, en tant qu’il est de façon suressentielle le sur-WN avant toutes choses. [683 A] Quiconque pénètre la puissance de ces paroles trouvera qu’elles n’enseignent ni n’énoncent rien d’autre que le fait que Dieu luimême est le créateur de toutes choses et qu’il est créé en toutes choses. Et alors qu’on le cherche au-dessus de toutes choses, on ne le trouve dans aucune essence ; en effet, il n’est nullement l’être. En revanche, alors qu’on le comprend en toutes choses, rien ne subsiste en elles sinon lui seul. Et « il n’est pas ceci », comme le dit saint Denys, « sans être cela », mais il est toutes choses. Par conséquent, lorsqu’il descend d’abord de la suressentialité de sa nature, dans laquelle il est appelé non-être, il se crée lui-même dans les causes primordiales ; et il devient le principe de toute essence, de toute vie, de toute intelligence, et de tout ce qu’une contemplation gnostique voit dans les causes primordiales. Ensuite, lorsqu’il descend des causes primordiales qui occupent en quelque sorte une position intermédiaire entre Dieu et la créature (c’est-àdire entre cette suressentialité ineffable qui transcende [683 B] tout intellect, et la nature manifeste de manière substantielle et visible pour les âmes pures), il est créé dans les effets des causes primordiales et se révèle ouvertement dans ses théophanies. Ensuite, à travers les multiples formes des effets, il procède jusqu’au dernier ordre de toute la nature, dans lequel sont contenus les corps. Et ainsi, en avançant vers toutes choses de façon ordonnée, il crée toutes choses, et devient toutes choses en toutes choses, et il retourne en luimême en appelant toutes choses en lui. Et alors qu’il est créé en toutes 1. Voici le texte latin de la dernière phrase : « Et propterea ab eloquiis ipse vere ante WN iuxta omnem existentium intelligentiam multiplicatur, et quod erat in ipso, et quod est, et quod erit, et quod factum est et fit et fiet, proprie laudatur. »

MEP.indd 230

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:14:14

reimp44892_int_231 Page 231

JEAN SCOT ÉRIGÈNE

231

choses, il ne cesse d’être au-dessus de toutes choses. Et c’est ainsi qu’à partir du néant il fait toutes choses, c’est-à-dire qu’il produit les essences à partir de sa suressentialité, les vies à partir de sa survitalité, les intellects à partir de sa surintellectualité ; il produit les affirmations de tout ce qui est et de tout ce qui n’est pas à partir de la négation de tout ce qui est et de tout ce qui n’est pas.

MEP.indd 231

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:14:18

reimp44892_int_233 Page 233

SA IN T A NS E L M E DE C AN TORBÉRY

Rédigé entre le Proslogion (1076) et le Cur Deus homo (1098), le De casu diaboli (1085) tient une place centrale dans la pensée d’Anselme, comme dans toute l’histoire de la philosophie. Après saint Augustin, mais surtout après Frédégise de Tours et Jean Scot Érigène, la pensée sur le néant acquiert, définitivement ici, son statut métaphysique dans un cadre hérité pourtant de la théologie. Tout part, ou repart en effet, de la formule de Frédégise de Tours dont l’influence sur Anselme paraît à tout le moins attestée1 : « Chaque signification est signification de ce qui est ; et “néant” signifie quelque chose. Donc “néant” est signification de ce qui est (quod est), c’est-à-dire d’une chose existante (rei existentis). »2 La question du néant, avec Frédégise, n’est donc pas uniquement celle du dépassement de l’être en vue d’une théophanie (Jean Scot Érigène), mais aussi un problème de langage : comment dire le rien sans en faire « une chose existante » – et donc « quelque chose » ? On comprend l’objection, et elle est formulée de façon plus explicite encore par le disciple s’adressant à son maître dans le De casu diaboli d’Anselme : « Comment peut-on dire ce qu’est (quid sit) ce qui n’est pas quelque chose (quod non est aliquid) ? » (p. 248/13)3. 1. Jolivet [1986], n. 13, p. 18. 2. Frédégise de Tours, Epistola de nihilo, PL 105, col. 752 B ; voir plus haut p. 207-208. 3. De casu diaboli avec dorénavant le numéro de page en latin (page de gauche dans l’édition de M. Corbin [t. 2]), et le numéro de la ligne. Les numéros de pages, avec les lignes, sont aussi indiqués dans l’extrait joint du De casu diaboli.

MEP.indd 233

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:14:24

reimp44892_int_234 Page 234

234

PRESTIGES DU NÉANT ET PUISSANCE DE DIEU

1. La question du néant et son cadre théologique : mal et péché Si la question du néant est affaire de langage, la réponse qui lui est apportée n’est pas cependant du simple ressort de la logique, au moins aux yeux d’Anselme. Car c’est dans le cadre d’une « chute » – celle du diable – que le problème est ici envisagé. Dit autrement, la théologie du péché sert de structure d’accueil à la philosophie du néant, ou mieux, en constitue la visée la plus propre. Le De casu diaboli, sorte de traité sur le « rien » en ses chapitres X et XI, trouve ainsi sa raison d’être dans l’Écriture, unique motif de toute la théologie monastique au XIe siècle : « J’ai fait, autrefois en des temps différents, trois traités qui se rapportent à l’Écriture sainte (De veritate, De libertate arbitrii, De casu diaboli) et se ressemblent dans la mesure où ils sont faits par interrogation et réponse, la personne qui interroge étant notée par le nom de “disciple” et celle qui répond par le nom de “maître”. »1 Or l’Écriture pose une question, qui ouvre et oriente l’ensemble du De casu diaboli, en ce qu’elle s’adresse, selon Anselme, non pas aux hommes seulement mais aussi aux anges : quid habes quod non accepisti – « qu’as-tu que tu n’aies reçu ? » (1 Co 4, 7) (p. 232/6). La « chute du diable » revient en ce sens non pas uniquement à « se détourner » de Dieu, quand bien même elle le ferait (p. 240-242), mais aussi et surtout à ne plus recevoir tout de lui, – c’est-à-dire, croire ou s’imaginer avoir quelque chose de soi ou par soi : « de même que les créatures ne tiennent de soi que néant, de même elles ne tiennent quelque chose que de lui » (p. 232/16). Une sorte d’ontologisation de la question du néant se produit donc chez Anselme relativement à saint Augustin par exemple, dès lors que la néantisation de l’homme n’est plus seulement le produit de sa « volonté défective », mais de sa prétention à tenir « de soi » (a se) « quelque chose » venu seulement de Dieu, alors que « d’elle-même » elle ne tire ou ne tient « que néant » (non nisi nihil habet). Le renversement de la formule « le mal est la privation du bien » par l’injonction « le bien est la privation du mal » n’est pas alors simple jeu de langage ou provocation aux yeux du disciple (p. 247/6). Car la question 1. De veritate, Praef., in L’œuvre..., t. 2, p. 125.

MEP.indd 234

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:14:27

reimp44892_int_235 Page 235

SAINT ANSELME DE CANTORBÉRY

235

pour Anselme n’est pas uniquement de montrer, à l’instar de saint Augustin, que le mal est « le contraire » du bien à partir duquel il se détermine, mais plutôt qu’il « n’est rien » au regard du bien qui seul est « quelque chose ». Bref, c’est de l’efficience ontologique du bien par rapport à la déficience ontologique du mal qu’il est ici question – en quoi d’ailleurs le De casu diaboli d’Anselme constitue le maillon nécessaire d’une juste compréhension du passage de saint Augustin (visée psychologique d’une déficience de la volonté) à saint Thomas d’Aquin (visée ontologique d’une déficience de l’être). D’où la définition du mal qui, par le péché, s’identifie au néant – et ouvre par ce biais à un questionnement métaphysique au cœur d’une réflexion théologique : malum nihil esse – « le mal est néant » (p. 247/14). 2. L’insensé du De casu diaboli : le néant est Reste alors à déterminer les conditions dans lesquelles le néant pourra être dit ou « signifié », au risque à l’inverse de ne jamais pouvoir débusquer la nature du mal, et donc le diable lui-même. À l’instar du Proslogion, et sans que le lien ne soit souvent établi par les commentateurs, un « insensé » surgit aussi à l’ouverture de cette diatribe sur le néant – non pas celui qui affirme faussement que « Dieu n’est pas », mais qui, à l’inverse, soutient à tort que « le néant est » : « Je pense que tu n’as pas perdu la tête au point de dire : le néant est quelque chose (nihil esse aliquid) » (p. 248/4). L’insensé du De casu diaboli, en guise d’envers ou de « faux jumeau » de l’insensé du Proslogion, tire donc dans sa folie, dont on notera encore une fois ici la suprême intelligence, l’aporie du néant, ou la pétition de principe qu’engendre toute parole sur le « rien ». Le disciple le souligne. Du point de vue de la chose ou du référent (res), c’est-à-dire de ce qui est signifié par ce nom (significatur), il faut bien reconnaître que « le néant est néant » (nihil esse nihil), ou que pour être « vraiment néant » celui-ci « n’est pas quelque chose » – sans quoi c’est « de manière fausse et incongrue » qu’on l’appelle de ce nom. Dit autrement, le nom de néant ne serait qu’une sorte de mot vide ou de flatus vocis s’il ne visait pas ce qu’il dit : à savoir « rien », ou mieux « le rien », sans en faire quelque chose (p. 248/17-25). À l’inverse, et du point de vue du

MEP.indd 235

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:14:30

reimp44892_int_236 Page 236

236

PRESTIGES DU NÉANT ET PUISSANCE DE DIEU

nom (voces) et de la signification visée cette fois (intellectus), il faut bien reconnaître que « si le néant ne signifie pas quelque chose, ce n’est pas un nom ». Et cela à deux points de vue. D’une part parce qu’au premier abord un nom qui ne vise rien ne dit rien (absence de res ou de référent). Et, de l’autre, parce que le rien qu’il vise devient nécessairement « quelque chose » s’il le vise, au moins du point de vue de la signification (présence du signifié ou de l’intellectus) (p. 248/15). D’où la question si justement posée par le disciple à son maître : « Si donc le signifié n’est pas néant, mais plutôt quelque chose, selon quelle vérité sera-t-il vrai que par ce nom soit signifié ce qui est néant ? » (p. 248/20). Le comprendre exige d’opérer un léger détour par la théorie de la signification d’Anselme, en cela que l’originalité du De casu diaboli revient précisément à l’appliquer à l’hypothèse limite du mal, et donc du néant. Le De grammatico, hérité en partie au moins de la Logica vetus alors en cours et dont dépend très directement le De casu diaboli, distingue dans sa théorie de la signification entre le nom (voces) comme signifiant, le concept (intellectus) comme signifié, et la chose (res) comme référent1. Poser l’aporie du néant, c’est donc montrer qu’il y a contradiction entre l’énoncé de la réalité du rien du point de vue du référent et le « quelque chose » que pourtant tout nom énonce du point de vue du concept. De cette contradiction naît le soupçon d’une sorte de mot vide ou de flatus vocis pour ce qui est du nom du néant. Mais la résolution de cette difficulté passe par la réflexion et non pas par le nom – en quoi Anselme est à proprement parler un philosophe et non pas un linguiste : « Ce n’est pas tant dans l’énonciation (in prolatione) que dans le contenu signifiant que les propositions du syllogisme doivent avoir un terme commun. »2 Appliqué à la question du néant, ce principe exige donc de trouver une solution moins dans le nom du rien ou son référent, que dans sa signification : « C’est en signifiant ce qu’il doit que le langage est droit et vrai, même quand il énonce ce qui n’est pas. »3 1. Nous renvoyons sur ce point au De grammatico d’Anselme. Voir A. Galonnier [1986] ; ainsi que J. Jolivet [1982]. 2. De Grammatico, IV, p. 149/11. Voir J. Jolivet, préface au volume 2 de L’œuvre de saint Anselme, op. cit., p. 14 : « C’est bien une logique de la découverte qui s’exerce là et qui, de ce fait, se fonde sur la signification des mots, non sur leur enchaînement formel. » 3. De veritate, II, p. 178/33.

MEP.indd 236

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:14:32

reimp44892_int_237 Page 237

237

SAINT ANSELME DE CANTORBÉRY

3. La signification du néant ou le quasi-quelque chose Certes, on ne peut pas définir le rien sinon à partir de quelque chose – en quoi le néant, comme le mal, « signifie quelque chose en l’anéantissant » (p. 250/3). Une théorie du retrait ou de l’ « écart » du signifié est donc ce qui fait la première signification – et le signifié véritable – visée par le néant : « Nul n’entend en effet ce que signifie “nonhomme” s’il n’entend ce qu’est l’homme » (p. 249/11). Mais retirer négativement le signifié (l’homme) n’est pas viser positivement une absence de référent (le non-homme). C’est seulement accepter que la suppression mentale du référent (l’homme) ne dit pas rien (non nihil significat) mais quelque chose (le non-homme) du point de vue du concept seulement, même si ce n’est rien ou pas quelque chose du point de vue de la chose : « Il n’est pas nécessaire que le néant soit quelque chose, précise le maître au disciple en guise de solution, sous prétexte que son nom signifie quelque chose d’une quelconque façon : mais il est plutôt nécessaire que le néant soit néant, parce que son nom signifie quelque chose de cette façon-ci » (p. 249/23). Dit autrement, si le nom du néant est, ou mieux, dit quelque chose, c’est en cela qu’il vise quelque chose comme n’étant pas une chose du point de vue du concept, sans néanmoins affirmer que la chose – ou la non-chose – soit du point de vue de son existence ou de son référent. Ainsi le nom de néant ne désigne pas « rien », mais quelque chose du point de vue de sa signification, alors qu’il ne se réfère à rien ou plutôt à un « non-quelque chose » du point de vue de sa référence. Originalement défini, le néant tend donc vers un « quasi-quelque chose » (quasi aliquid) chez Anselme, selon qu’on le considère tout à la fois comme « quelque chose » selon « la forme ou la façon de parler », et comme « rien » ou « non-quelque chose » selon la chose (p. 250/18). La formule anselmienne du néant apparaît ainsi de façon analogique, à l’instar du jugement réfléchissant chez Kant plus tard : « Le mal et le néant sont quelque chose d’une certaine manière, parce que nous en parlons comme s’ils étaient quelque chose » (p. 251/9). On ne saurait être plus clair, et plus juste. Lorsqu’on dit à autrui « ce que tu dis n’est rien », on ne dit pas « rien », mais on nie de lui « quelque chose » du point de vue du

MEP.indd 237

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:14:37

reimp44892_int_238 Page 238

238

PRESTIGES DU NÉANT ET PUISSANCE DE DIEU

référent en affirmant néanmoins « quelque chose » ou « quasi quelque chose » du point de vue du concept ou de la signification visée (p. 251/12). Le mot de néant signifie donc depuis Anselme, ou plutôt réfléchit sa propre signification, en signifiant non pas la chose mais la manière de viser la chose (intellectus). Là n’est pas le moindre apport pour toute l’histoire de la philosophie, dans l’attente, pour le simple corpus médiéval, que le néant acquierre sa positivité en dehors du péché par l’invention du concept de « nihilité » (nihilitas) chez Bonaventure, et qu’il désigne, positivement aussi, un pur rapport à soi identique à la déité dans la façon paradoxale d’en être « détaché » (abgeschieden) chez Maître Eckhart. Emmanuel Falque. BIBLIOGRAPHIE

Corbin M. (sous la dir. de), L’œuvre de saint Anselme de Cantorbéry (édition bilingue), Paris, Cerf, 1986, t. 2, p. 249-375 : De la chute du diable (De casu diaboli), introduction et notes par M. Corbin, traduction de R. de Ravinel. — De Veritate, De libertate arbitrii, et De Grammatico, avec la préface de J. Jolivet, p. 13-21. Études Briancesco E., Un triptyque sur la liberté. La doctrine morale de saint Anselme, Paris, Desclée de Brouwer, 1982, chap. III, p. 83-198. Corbin M., Introduction au De Casu diaboli d’Anselme, Paris, Cerf, 1986, t. 2, p. 251-275. Galonnier A., Introduction au De grammatico de saint Anselme, in L’œuvre de saint Anselme, Paris, Cerf, 1986, t. 2, p. 25-29. Henry D. P., The Logic of Saint Anselm, Oxford, Clarendon Press, 1967. Jolivet J., Arts du langage et théologie chez Abélard, Paris, Vrin, 1982. — Préface à L’œuvre d’Anselme, Paris, Cerf, 1986, t. 2, p. 13-21. Madec G., « Y a-t-il une herméneutique anselmienne ? », Spic. Bec., II, p. 491-500. Sciuto I., « La semantica del nulla in Anselmo d’Aosta », Medioevo, XV, 1989, p. 39-66.

MEP.indd 238

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:14:42

reimp44892_int_239 Page 239

DE LA CHUTE DU DIABLE

chap. X-XI1 Chap. X, Comment le mal semblerait être quelque chose Le disciple : [247/6] Que tu dises le mal privation du bien, je concède : je vois néanmoins que le bien est la privation du mal. Et, de même que je perçois dans la privation du mal qu’il se produit quelque chose d’autre que nous disons « bien », de même je remarque dans la privation du bien qu’il se produit quelque chose d’autre que nous nommons « mal ». Aussi bien qu’il soit prouvé par certains arguments que le mal est néant (malum nihil esse) – par exemple : le mal n’est que tare et corruption, lesquelles ne sont d’aucune manière, sinon en quelque essence ; et, plus elles y sont, plus elles ramènent celle-ci au néant ; et, si cette même essence en vient totalement au néant, la tare et la corruption se retrouvent aussi néant –, bien qu’il soit prouvé, dis-je, de cette manière ou d’une autre, que le mal est néant (nihil esse malum), mon âme ne peut se reposer qu’en la seule foi si l’on ne me supprime pas ce qui me prouve, en sens contraire, que le mal n’est pas s’il n’est pas quelque chose. [247/17] Car c’est en vain qu’à l’audition du nom « mal », nos cœurs frémiraient de ce qu’ils entendent dans la signification de ce nom, s’il signifie néant (si nihil significatur). De même, si ce vocable, à savoir « mal », est un nom, il est assurément signifiant. Or, s’il est signifiant, il signifie. Mais il ne signifie pas s’il ne signifie pas quelque chose. Comment le mal est-il alors néant, si ce que signifie son nom est quelque chose ? [...]. 1. Nous publions ici, avec quelques coupures, la traduction de Rémy de Ravinel parue dans L’œuvre de S. Anselme de Cantorbéry, Paris, Cerf, 1986, t. II, p. 311-319. Nous remercions chaleureusement les Éditions du Cerf d’en avoir autorisé la reprise. Les titres des chapitres ont été ici omis pour ne pas rompre la continuité de l’argumentation. On trouvera en outre la pagination latine et les numéros de lignes dans le texte.

MEP.indd 239

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:14:47

reimp44892_int_240 Page 240

240

PRESTIGES DU NÉANT ET PUISSANCE DE DIEU

Chap. XI, Qu’il ne se pourrait prouver, de par leurs noms, que le mal et le néant sont quelque chose, mais quasi-quelque chose Le maître : [248/4] Je pense que tu n’as pas perdu la tête au point de dire : « Le néant est quelque chose », alors que tu ne peux pourtant pas nier que néant soit un nom. C’est pourquoi, si tu ne peux prouver, par le nom de néant, que le néant soit quelque chose, comment estimes-tu prouver, par le nom de mal, que le mal soit quelque chose ? D. : [248/7] Inefficace est l’exemple qui tranche un point litigieux par un autre point litigieux ! Car ce néant même, je ne sais ce qu’il est. C’est pourquoi, le problème en question concernant le mal, que tu dis être néant, si tu veux m’apprendre ce qu’est le mal, apprends-moi d’abord à reconnaître ce qu’est le néant. Tu répondras ensuite aux autres points qui, outre le nom de mal, m’ont fait dire mon trouble du fait qu’il semble être quelque chose. M. : [248/13] Puisqu’il n’est nulle différence entre être néant (nihil esse) et ne pas être quelque chose (non aliquid esse), comment peut-on dire ce qu’est ce qui n’est pas quelque chose ? D. : [248/15] Si ce que signifie ce nom n’est pas quelque chose, il ne signifie pas quelque chose. Or, s’il ne signifie pas quelque chose, ce n’est pas un nom. Mais c’en est un assurément. Donc, bien que nul ne dise : le néant est quelque chose, mais que nous soyons toujours contraint d’avouer que le néant est néant, personne ne peut toujours disconvenir que le nom de néant soit signifiant. En vérité, si ce nom de néant ne signifie pas néant mais quelque chose, le signifié semble bien ne pas pouvoir être néant, mais plutôt quelque chose. Si donc le signifié n’est pas néant mais quelque chose, selon quelle vérité sera-t-il vrai que par ce nom soit signifié ce qui est néant ? Assurément, si on le dit vraiment néant, il est vraiment néant et, pour cette raison, n’est pas quelque chose. C’est pourquoi, si ce qui signifie ce nom n’est pas néant mais quelque chose, comme semble le montrer la logique, c’est de manière fausse et incongrue qu’on l’appelle de ce nom. Au contraire si, au jugement de tous, ce qu’on nomme néant est vraiment néant et de nulle façon quelque chose, où

MEP.indd 240

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:14:53

reimp44892_int_241 Page 241

SAINT ANSELME DE CANTORBÉRY

241

voit-on quelque chose de plus logique que ceci : ce même nom signifie néant, c’est-à-dire ne signifie pas quelque chose ? Bref, comment se fait-il que ce nom, à savoir néant, ne signifie pas néant mais quelque chose, et ne signifie pas quelque chose, mais néant ? M. : [248/30] Peut-être signifier néant et quelque chose ne se contredisent-ils pas ? [...]. [249/11] Puisque l’écart (remotio) de quelque chose ne peut être nullement signifié sans la signification de cela même dont l’écart est signifié – nul n’entend en effet ce que signifie « non-homme » s’il n’entend ce qu’est l’homme –, il est nécessaire que ce vocable, nonquelque chose, en détruisant ce qui est quelque chose, signifie quelque chose. Et puisqu’en enlevant tout ce qui est quelque chose, il ne signifie aucune essence dont il établisse qu’elle doive être retenue dans l’intelligence de celui qui entend, le vocable non-quelque chose ne signifie pour cette raison aucune chose ni rien qui soit quelque chose [...]. [249/23] Il n’est pas nécessaire que le néant soit quelque chose sous prétexte que son nom signifie quelque chose d’une quelconque façon : mais il est plutôt nécessaire que (le) néant soit néant, parce que son nom signifie quelque chose de cette façon-ci. [250/1] De cette façon-ci, il n’est donc pas contradictoire que le mal soit néant, et le nom du mal signifiant, s’il signifie quelque chose en l’anéantissant si bien qu’il n’établit aucune chose. D. : [250/4] Je ne puis nier que le nom « néant », selon la raison que tu viens de dire, signifie d’une certaine façon quelque chose. Mais il est assez connu que ce quelque chose, signifié d’une certaine manière par ce nom, n’est pas nommé néant et qu’à l’audition de ce nom nous ne le recevons pas à la place de la chose ainsi signifiée par lui. Je demande donc : ce à la place de quoi ce nom est posé et que nous entendons à l’audition du nom en question, cela, dis-je, je demande ce que c’est [...]. M. : [250/17] Tu cherches droitement car, bien que la raison proposée plus haut montre que « mal » et « néant » signifient quelque chose, ce qui est signifié n’est cependant ni mal ni néant. Mais il y a une autre raison pour laquelle mal et néant signifient quelque chose et pour laquelle ce qui est signifié est quelque chose, et non pas vraiment quelque chose, mais quasi-quelque chose. Bien des choses assurément sont dites selon la forme, qui ne le sont pas selon la chose [...]. Ainsi dit-on que la « cécité »

MEP.indd 241

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:14:59

reimp44892_int_242 Page 242

242

PRESTIGES DU NÉANT ET PUISSANCE DE DIEU

est quelque chose selon la forme du langage, alors qu’elle n’est pas quelque chose selon la chose. En effet, de même que nous disons de quelqu’un : il a la vue et la vue est en lui, de même nous disons : il a la cécité et la cécité est en lui, alors que celle-ci n’est pas quelque chose mais plutôt non-quelque chose, et que l’avoir n’est pas avoir quelque chose mais bien manquer de ce qui est quelque chose [...]. [251/3] C’est de cette manière que « mal » et « néant » signifient quelque chose ; et ce qu’ils signifient n’est pas quelque chose selon la chose, mais selon la forme du langage. « Néant » ne signifie pas en effet autre chose que non-quelque chose, ou l’absence de ce qui est quelque chose. Et le mal n’est pas autre chose que le non-bien ou l’absence de bien là où il doit et convient que soit le bien. Or ce qui n’est autre que l’absence de ce qui est quelque chose n’est pas assurément quelque chose. Le mal est donc vraiment néant et le néant n’est pas quelque chose. Et pourtant, ils sont quelque chose d’une certaine manière, parce que nous en parlons comme s’ils étaient quelque chose quand nous disons : « il n’a rien fait » ou « il a mal fait », de même que nous disons : « il a fait quelque chose » ou « il a bien fait », ce qu’il a fait est quelque chose ou est bien. De là vient que nous disons, lorsque nous nions absolument que ce que dit quelqu’un soit quelque chose : ce que tu dis n’est rien. Car « ce » (hoc) et « ce que » (quod) ne se disent en propre que de ce qui est quelque chose ; quand on les dit ainsi que j’ai dit à l’instant, on ne les dit pas au sens où ils seraient quelque chose, mais où ils sont dits quasi quelque chose. D. : [251/16] Tu m’as donné satisfaction sur la raison du nom « mal » qui me permettait, pensai-je, de prouver que le mal est quelque chose.

MEP.indd 242

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:15:03

reimp44892_int_243 Page 243

S A I NT B O NAVEN TU RE

Avec saint Bonaventure, héritier en cela de saint Bernard1, l’humilité devient en propre une question théologique – mais cette fois une Question disputée sur la perfection évangélique. La disputatio impose la conceptualisation, davantage à tout le moins que de simples sermons ou commentaires d’Écritures. S’il est ainsi question de néantité au cœur de l’humilité, celleci ne prendra plus la forme uniquement du « rien » (nihil), dans une terminologie somme toute toujours négative, mais de la « nihilité » (nihilitas), comme pour indiquer par là qu’il y a une sorte de positivité dans la reconnaissance par la créature de son propre néant. L’invention bonaventurienne d’un nouveau terme – la nihilité – engendre ainsi une nouvelle conceptualisation (la positivité du rien) et un autre mode de relation (la dépendance à un autre), en ce qu’elle déplace la réflexion sur le néant d’un simple problème de langage et d’ontologie – « dire ce qu’est ce qui n’est pas quelque chose » (Anselme) – à une question d’expérience et de phénoménologie : « Celui-là est vraiment sage qui reconnaît sincèrement sa nihilité et celle des autres » (Bonaventure). Maître Eckhart, plus tard, en fera la synthèse, seul capable de reconnaître à la fois dans le néant « la négation de quelque chose » (ontologie) et le lieu d’une « expérience du détachement de soi comme de Dieu » (phénoménologie). 1. Bougerol [1989], IV, 44.

MEP.indd 243

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:15:06

reimp44892_int_244 Page 244

244

PRESTIGES DU NÉANT ET PUISSANCE DE DIEU

1. L’humble n’est rien C’est donc au cœur de l’humilité que se découvre et se formule l’expérience du « rien » (nihil) chez Bonaventure. La chose n’est pas nouvelle. Elle provient de saint Bernard, source capitale, avec Bonaventure, du déplacement du questionnement sur le néant au Moyen Âge : « Nous connaissons que nous ne sommes rien ; et nous l’apprenons de nousmêmes, et de notre propre faiblesse. »1 L’homme humble « n’est rien » (nihil est) en cela qu’il a été « rendu semblable au vide et réduit au néant (ad nihilum esse redactam) »2. Certes, pour Bernard, il est une humilité « de connaissance » qui n’est pas seulement d’ « affect ». Dit autrement, l’ « anthropologie de l’humilité » par laquelle je « sais que je ne suis rien » se distingue déjà de l’ « anthropologie de l’humiliation » selon laquelle « nous foulons aux pieds la gloire de ce monde »3. La première conduit au savoir de notre propre faiblesse, et la seconde à la kénose du Fils de Dieu (Ph. 2, 7). Mais l’une et l’autre relèvent encore, quoique dans une moindre mesure, du péché et de sa rédemption chez Bernard, à l’instar du De casu diaboli d’Anselme. En témoigne cette formule de l’Épître aux Galates, maintes fois reprise et commentée par le moine cistercien : « Celui qui estime être quelque chose, alors qu’il n’est rien, se trompe lui-même » (Gal. 6, 3). Le savoir de l’humble chez Bonaventure, est certes aussi un savoir de son propre néant hérité de la chute du diable : « Connaître sa nihilité est s’humilier soi-même. » L’ « amour-condescensio » fait voir l’ « humilité de Dieu »4 et l’ « ontologie de la pauvreté » qui lui appartient en propre5. Mais il y a plus, et mieux, chez le docteur franciscain, en quoi précisément il constitue un tournant au cœur de l’histoire philosophique du néant : « Double, en effet, est la nihilité, souligne-t-il : l’une par opposition à l’être de nature, l’autre par opposition à l’être moral et à l’être de grâce. » La première, celle qui se rapporte à la nature, fait l’originalité de 1. 2. 3. 4. 5.

MEP.indd 244

Bernard, De adventu domini, IV, 4. Voir Brague [1993], p. 149. Bernard, In dedic. Eccl., V, 3. Voir Brague [1993], ibid. Brague [1993], p. 133. Gerken [1970], p. 357. Falque [2000], p. 137.

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:15:12

reimp44892_int_245 Page 245

245

SAINT BONAVENTURE

Bonaventure. Ce type d’humilité, celle qui « naît de la considération de la nihilité (nihilitas) » et qui est appelée « humilité de vérité » (et non pas « de sévérité »), se trouve selon le docteur franciscain « non seulement chez les hommes, mais aussi chez les Anges, non seulement chez ceux qui sont en chemin sur la terre mais aussi chez les bienheureux ». On peut donc, et on doit, « être humble » et « connaître notre nihilité » indépendamment du péché. Pour preuve, ceux qui n’ont peut-être jamais péché (les anges de lumière), ou ceux qui en ont été délivrés (les bienheureux), relèvent de cette « connaissance de soi » dans la gloire, autant que nous « en chemin sur la terre ». La formation même du terme de nihilité (nihilitas) chez Bonaventure, dans un contexte cette fois non négatif ou peccamineux, fait l’originalité du docteur franciscain1, et sera justement reprise, quoique dans un sens moins affectif, par Maître Eckhart plus tard2. 2. La positivité du rien Le mot de « nihilité » se distingue du terme nihil en ce qu’il désigne un état de la créature (anges, et hommes bienheureux ou non), et non plus seulement son devenir accidentel dans sa propre histoire (chute du diable ou péché d’Adam). Dit autrement, on parlera de nihilité à partir du XIIIe siècle comme d’une propriété de l’humanité tout court. La philosophie contemporaine, et en particulier Martin Heidegger, s’en souviendra, qui fera du rien (das Nichts) une dimension du Dasein de l’homme, ou de son « angoisse » comme telle. Encore faut-il justifier une telle positivité du rien dans la philosophie médiévale elle-même. Elle trouve selon Bonaventure sa justification dans une pensée de la création plus que de la rédemption : « Toutes choses créées sont produites du néant (ex nihilo), et celui-là est vraiment sage qui reconnaît sincèrement sa nihilité (nihilitas). » La nihilité de la créature qui se reconnaît comme « rien » provient donc d’abord « de ce rien » (ex nihilo) qui fait le fond de la création elle-même. Non pas que ce rien soit quelque 1. Bonaventure, Hexaemeron. Voir M. Ozilou [1991], n. 180, p. 54. 2. De Libera [1990], p. 281.

MEP.indd 245

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:15:18

reimp44892_int_246 Page 246

246

PRESTIGES DU NÉANT ET PUISSANCE DE DIEU

chose (quid), mais en cela qu’il n’est rien en dehors de Celui (quis) qui crée. Dit autrement, lorsque « l’humilité rend l’âme pure, sereine, libre, petite et proche, elle s’assigne le néant et ne s’appuie sur rien » – ce qui signifie ici qu’ « elle porte toujours avec elle le sens intime ou l’intelligence des principales œuvres de Dieu, c’est-à-dire la création [à quoi Bonaventure ajoute aussi, mais de façon plus classique, la réparation et la glorification éternelle] ». La réduction au néant ou l’absence de point d’appui ne renvoie ici ni au puits sans fond de la déité (Eckhart) ni au sentiment purement moderne selon lequel le « monde file sous mes pieds » (Heidegger). Il indique au contraire, et seulement, que ne pouvant m’appuyer sur le rien que je suis dans l’humiliation de mon péché (humilité de sévérité), je dois remonter vers ce « rien d’où je viens » – c’est-à-dire vers Dieu qui m’en a tiré – dans l’humilité de mon état de créature (humilité de vérité). 3. Dépendance et nihilité La nihilité bonaventurienne n’a, en ce sens, rien à voir avec la nihilité eckhartienne. Quand la première conduit à un attachement de la créature au Créateur dans la différence qui les constitue l’une et l’autre, la seconde cherche au contraire un type du détachement qui, ne séparant pas l’une de l’autre, les rapproche tellement qu’elle cherche à les identifier l’une à l’autre sur le mode de l’incréé. Saint Bonaventure d’abord. Le maître franciscain maintient coûte que coûte la positivité du rien dans le cadre d’une pensée de la création – et fait de ce maintien le fondement même de sa théologie : « Être créature, c’est en effet recevoir son être d’un autre, de celui qui la fit alors qu’elle n’était pas. » La « nihilité » de la créature, tirée de la création « ex nihilo » par le Créateur, conduit donc à l’altérité. Je ne suis précisément pas Dieu, ni même trop immédiatement « divin », en cela que j’avoue dépendre de la divinité qui a tout donné à mon humanité. En d’autres termes, la créature contingente, qui « a en partage un être qui pourrait ne pas être » parce que précisément elle ne provient de « rien » ni d’aucune cause sinon de Dieu, avoue qu’elle ne « se connaît vraiment elle-même » que lorsqu’elle « prend garde à sa nihilité ». Elle « n’est pas son être » et ne peut, pour cette rai-

MEP.indd 246

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:15:18

reimp44892_int_247 Page 247

SAINT BONAVENTURE

247

son, « être que par la présence de celui qui lui a donné l’être » – à l’instar de « l’empreinte que grave le relief d’un sceau dans l’eau [dont] la figure de son dessin ne perdure qu’avec la présence du sceau ». Bref, et on l’aura compris, l’invention du concept de nihilité chez Bonaventure, comme la positivité du néant dans l’ « être de nature », font du « rien » le lieu de la dépendance au « tout » du Créateur – non pas seulement en cela que l’ange ou l’homme ont péché (perspective d’Augustin ou d’Anselme), mais parce qu’être créé c’est connaître aussi qu’un « tel néant ne se soutient pas soi-même » et que « la présence de la Vérité est nécessaire au maintien de toute créature ». Tel est, souligne Bonaventure et comme pour insister encore sur le sens aussi non peccamineux de l’humilité comme de la nihilité, « la condition de la créature ». La « nihilité » du créé exalte ainsi la « magnanimité » du Créateur, faisant de l’humilité magnanime la vertu du philosophe comme du théologien : « La nihilité de la créature exalte la grandeur de Dieu et ne s’y oppose pas chez Bonaventure (et Bernard de Clairvaux) », contrairement aux Magistri artium, lecteurs d’Albert le Grand, qui séparent d’un côté le mépris du monde et de l’autre la grandeur du philosophe contemplatif1. Maître Eckhart ensuite. Dans son « élan mystique », le maître rhénan héritera bien sûr de Bonaventure, et de Bernard avant lui, plutôt que d’Albert le Grand ou des « maîtres artiens ». Reste cependant qu’avec le penseur de Thuringe, la « nihilité », ou la positivité du néant, acquiert cette fois définitivement son statut philosophique. La « sagesse théorétique » (philosophie) est intégrée au cœur de la « naissance de Dieu dans l’âme » (théologie)2 ; et le mouvement de l’humilité n’est plus celui de l’attachement du rien de la créature au tout du Créateur, mais de la déprise de soi et de Dieu lui-même pour « laisser Dieu être ce qu’il est », c’est-à-dire « s’épancher lui-même dans son lieu »3. La pensée du mystique rhénan se distingue donc nettement ici de celle du maître franciscain, et conduit à son terme l’inexorable « marche du néant » vers sa traduction proprement 1. De Libera [1990], p. 281. Magistri artium qui furent les maîtres d’Eckhart lors de sa venue à Paris (dès 1284) et qui lui enseignèrent les œuvres d’Albert le Grand. 2. De Libera [1990], p. 282. 3. Eckhart, Sur l’humilité [1988], p. 63-69.

MEP.indd 247

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:15:24

reimp44892_int_248 Page 248

248

PRESTIGES DU NÉANT ET PUISSANCE DE DIEU

philosophique, quoi qu’il en soit et même indépendamment de son destin théologique. Est-ce pour le meilleur ou pour le pire ? – chacun en jugera, en évitant néanmoins tout jugement par trop péremptoire sur le devenir de la philosophie. On s’en tiendra, pour l’heure, à cet aveu d’Eckhart, en attendant que d’autres, éventuellement, en modifient le sens : « Moi, hier, je pensais que c’est Dieu qui devait être abaissé, non pas totalement mais intérieurement. Ce qui veut dire un Dieu abaissé. Cela me plut tellement que je l’écrivis aussitôt dans mon livre. »1 Emmanuel Falque. BIBLIOGRAPHIE

Doctoris Seraphici S. Bonaventura, Opera Omnia, Quaracchi, 1882, t. I (I Sent. d. 37), 1891, t. V (Q. D. de perfectione evangelica), 1898, t. VIII (Compendium de virtute humilitatis). Maître Eckhart, Sur l’humilité, Paris, Arfuyen, 1988 ; Commentaire sur le Prologue de l’Évangile de Jean, Paris, Cerf, 1988. Études Bougerol J. G., Saint Bonaventure. Études sur les sources de sa pensée, Northampton, Variorum Reprints, 1989, IV, p. 3-79 : « Saint Bonaventure et saint Bernard ». Brague R., Saint Bernard et la philosophie, Paris, PUF, 1993, p. 129-152 : « L’anthropologie de l’humilité ». Falque E., Saint Bonaventure et l’entrée de Dieu en théologie, Paris, Vrin, 2000, § 10, p. 137-150 : « Vers une ontologie de la pauvreté ». Gerken A., La théologie du Verbe (chez Bonaventure), Paris, Éditions franciscaines, 1970, 2e partie, chap. V, p. 357-378 : « L’humilité de Dieu ». Libera A. de, Albert le Grand et la philosophie, Paris, Vrin, 1990. Ozilou M., Introduction à l’Hexaemeron de saint Bonaventure (Les six jours de la création), Paris, Desclée/Cerf, 1991, n. 180, p. 53-54.

1. Commentaire sur le Prologue de l’Évangile de Jean, § 117 [1988], p. 233.

MEP.indd 248

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:15:24

reimp44892_int_249 Page 249

1. QUESTIONS DISPUTÉES SUR LA PERFECTION ÉVANGÉLIQUE

(I, concl. ; éd. Quaracchi, 1891, t. V, p. 120-122) L’humilité est porte de la sagesse, parce que la sagesse est la connaissance des causes très hautes et premières, d’une connaissance non seulement spéculative et intellectuelle, mais encore savoureuse et expérimentale. Ainsi, puisque toutes les choses créées émanent d’un principe unique et sont produites du néant (ex nihilo), celui-là est vraiment sage qui reconnaît sincèrement sa nihilité (nihilitas) et celle des autres, et la sublimité du premier principe. C’est pourquoi, dans le Livre II des Soliloques, Augustin prie ainsi : « Que je te connaisse, que je me connaisse. » Or, personne ne parvient à la pleine connaissance de Dieu, sans une vraie et droite connaissance de soi, et il ne se connaît pas vraiment lui-même, celui qui n’a pas pris garde à sa nihilité. Comme dit l’Apôtre, en effet, au dernier chapitre de la Lettre aux Galates, « celui qui estime être quelque chose, alors qu’il n’est rien, se trompe lui-même » (Gal. 6, 3). Mais connaître sa nihilité est s’humilier soi-même. L’humilité est donc la porte de la sagesse [...]. L’acte d’humilité, cependant, est non seulement intérieur, mais il comprend aussi l’humiliation extérieure et l’abaissement de soi-même. La raison en est que, puisqu’il y a un double être, à savoir l’être de la nature et l’être de la grâce, double est la nihilité : l’une par opposition à l’être de nature, l’autre par opposition à l’être moral et à l’être de grâce. De ce point de vue, l’humilité, qui vient de la considération ou qui est conscience de nihilité, est double. L’une peut être appelée l’humilité de vérité (humilitas veritatis), qui naît de la considération de la nihilité, par opposition à l’être de nature, laquelle se trouve non seulement chez les hommes, mais aussi chez les Anges, non seulement chez ceux qui sont en chemin sur la terre mais aussi chez les bienheureux. L’autre est l’humilité de sévérité (humilitas severitatis), qui naît de la considération de la faute. Par elle,

MEP.indd 249

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:15:30

reimp44892_int_250 Page 250

250

PRESTIGES DU NÉANT ET PUISSANCE DE DIEU

tandis que l’homme pense être submergé par l’orgueil, une sévère censure s’élève contre lui-même par l’humilité, en s’abaissant non seulement intérieurement à ses propres yeux, mais aussi extérieurement aux yeux des autres. C’est pourquoi l’abaissement de soi n’est pas seulement un acte extérieur, mais aussi un acte intérieur de l’humilité comme vertu conforme à la perfection évangélique.

2. ABRÉGÉ SUR LA VERTU D’HUMILITÉ (I, 9 ; éd. Quaracchi, 1898, t. VIII, 659 a)

L’humilité ramène le cœur tout entier à lui-même, le soumet et le maintient stable, car, par la conscience de sa propre nihilité (per intellectum nihileitatis suae) et de celle de toute créature, elle retire l’esprit de toute la vanité de l’image créée. En le retirant, elle le simplifie et le purifie. À l’égard de la lumière éternelle ou de l’être premier et souverain, l’humilité rend l’âme pure, sereine, libre, petite et proche, du fait qu’elle s’assigne le néant et ne s’appuie sur rien. Elle porte toujours avec elle le sens intime ou l’intelligence des principales œuvres de Dieu, c’est-à-dire la création, la réparation et la glorification éternelle.

3. PREMIER LIVRE SUR LE COMMENTAIRE DES SENTENCES DE PIERRE LOMBARD

(37.1.1, q. 1, resp. Quaracchi, 1882, t. I, 639 a) Produite du néant (de nihilo), la créature a en partage un être qui pourrait ne pas être, et qui apparaît affecté d’irréalité. Être créature, c’est en effet recevoir l’être d’un autre (ab alio), de celui qui la fit alors qu’elle n’était pas. C’est pourquoi elle n’est pas son être. La créature n’est pas acte pur, mais partage l’être de ce qui aurait pu ne pas être. D’où son

MEP.indd 250

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:15:30

reimp44892_int_251 Page 251

SAINT BONAVENTURE

251

inconsistance et son perpétuel changement. En déficit de stabilité, elle ne peut être que par la présence de celui qui lui a donné l’être. Nous en avons un exemple dans l’empreinte que grave le relief d’un sceau dans de l’eau : la figure de son dessin ne perdure qu’avec la présence du sceau. Derechef, produite du néant, la créature a en partage un être affecté d’irréalité (ideo habet vanitatem). Et, puisqu’un tel néant ne se soutient pas soi-même, la présence de la Vérité est nécessaire au maintien de toute créature. Voici une comparaison : un corps pesant projeté dans l’air, qui est quasi vide, ne peut se maintenir. Telle est la condition de la créature.

MEP.indd 251

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:15:36

reimp44892_int_253 Page 253

M AÎ TR E E C KH ART

L’être est premier et « rien ne peut être premier s’il n’est pas simple ». Telle est la raison pour laquelle l’être n’inclut aucune négation et s’oppose radicalement au néant1. C’est une telle métaphysique, celle de son prédécesseur Thomas d’Aquin en particulier, que Maître Eckhart (1261-1328) renverse : « Dans le principe, rappelle-t-il, n’était pas l’étant mais “le Verbe” », c’est-à-dire l’intellect. Il pourrait paraître étrange, pour esquisser le moment eckhartien de l’histoire du concept de néant2, de réunir la Question parisienne 1 et les sermons allemands 52 et 713 en raison de la variété des époques de la pensée d’Eckhart qu’ils retracent, des langues – latine et allemande – dans les1. L’opposition d’origine parménidienne de l’être et du néant – « L’être est ; le non-être n’est pas » – et l’identification de Dieu, être suprême, à l’être – Esse est deus – se trouvent également dans l’œuvre d’Eckhart et constituent des thèses ontologiques fondamentales de l’Opus tripartitum : voir par ex. Prologus generalis in opus tripartitum [LW VI, 23, 4 et 16-17 ; LW VI, 29, 13] ; In Sap., n. 221 [LW II, 557, 7] ; In Sap., n. 255 [LW II, 587, 6]. L’être y est, dans ce cas, considéré comme terminus generalis ou transcendantal et non pas par rapport à l’essence divine. 2. Pour une étude sémantique des différents noms du néant (rien, non-être...) chez Maître Eckhart et la tentative de les replacer dans la tradition néoplatonicienne, voir A. Charles-Saget [1984]. 3. La traduction proposée ici offre au public francophone la possibilité d’avoir accès aux textes établis à partir des nouvelles éditions critiques effectuées respectivement par B. Mojsisch, G. Steer et B. Hasebrink.

MEP.indd 253

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:15:43

reimp44892_int_254 Page 254

254

PRESTIGES DU NÉANT ET PUISSANCE DE DIEU

quelles ils sont rédigés, des publics auxquels ils sont destinés et, par conséquent, des objectifs que poursuivent ces deux genres littéraires. Cependant, ces textes ont pour point commun de considérer le problème du néant à partir d’un questionnement sur l’intellect. Le néant constitue, en effet, un des concepts majeurs par lesquels Eckhart fonde son ontologie dans une théorie de l’intellect et sauve la possibilité d’une analogie par l’univocité de l’être prédiqué de l’âme en tant qu’incréée1 et de Dieu. 1 / L’être premier est non-être, c’est-à-dire intellect. À « la métaphysique de l’Exode » – où Dieu n’a d’autre nom que l’être qu’il révèle dans la formule d’Ex. 3, 14 : Ego sum qui sum – Eckhart oppose, dans la Question parisienne 1, sa « métaphysique du Verbe »2 : « L’évangéliste n’a pas dit : “Dans le principe était l’étant”. »3 Connaître en Dieu, loin d’être identique à l’être, en est le fondement. Dieu ne connaît pas parce qu’il est, mais il est parce qu’il connaît4. « Être » est pris ici dans l’acception d’ « être créé »5 qui se rapporte au principe selon la cause efficiente6. Par conséquent, le principe de l’être est non-être : il est intellect. Pourquoi le principe est-il identifié à l’intellect et en quel sens l’intellect est-il non-être ? Si l’être intelligible, en tant qu’il est dans l’intellect, était lui-même étant, il éloignerait de la connaissance de l’étant qu’il vise à faire connaître et serait connu pour lui-même. Ce par quoi un étant est connu ne saurait être « étant » au même sens que le connu. Le statut ontologique de non-être7 propre à l’espèce intelligible, défini à partir de sa fonction dans l’acte de connaissance, est requis comme condition de possibilité de la connaissance humaine et transposé à la nature du 1. Ou ich ( « je » ) dans le sermon allemand 52. 2. J’emprunte à E. Zum Brunn et à A. de Libera, dans Maître Eckhart. Métaphysique du Verbe et théologie négative, l’opposition de « métaphysique de l’Exode », expression forgée par E. Gilson (in L’Esprit de la philosophie médiévale, Paris, Vrin, 1969 (2e éd.), p. 95-96), et « métaphysique du Verbe ». 3. Q.P. 1 [Mojsisch, 186, 38-40]. 4. Q.P. 1 [Mojsisch, 186, 35-37]. Voir également Pr. 71 [Lectura Eckhardi I, 228, 7-8]. 5. Q.P. 1 [Mojsisch, 186, 51-53] et Liber de causis, éd. A. Pattin, in Tijdschrift voor Filosofie 28 (1966), prop. IV, p. 142, 37. 6. Q.P. 1 [Mojsisch, 186, 54]. 7. Le statut ontologique de l’être en tant qu’il est dans l’intellect a reçu le nom, dans les recherches eckhartiennes, de « nihilisme intellectuel », voir V. Lossky [1973], p. 242.

MEP.indd 254

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:15:47

reimp44892_int_255 Page 255

MAÎTRE ECKHART

255

principe intellectif. À qui reprocherait à Eckhart d’utiliser de manière métaphorique un argument qui vaut pour l’intellect humain afin de qualifier la connaissance divine et ainsi de déterminer la nature du principe divin, il répond1 d’avance de la manière suivante : puisque la science humaine est causée par l’étant, tandis que la science divine le cause, et puisque l’intelligible en l’homme est non-être, à plus forte raison Dieu est « intellect », c’est-à-dire non-être. Eckhart accorderait, toutefois, que, si « non-être », lorsqu’il est prédiqué de l’espèce intelligible comme du principe divin, signifie « non-créé », l’espèce intelligible diffère, cependant, de l’intellect divin dans la mesure où elle contient des distinctions qui ne conviennent pas à l’unité du principe divin. Ce premier argument de nature noétique formule les conditions pour que le principe connaisse tout étant. Il établit donc qu’être signifie « être créé » et qu’il ne doit pas être pris au sens transcendantal. « Non-être » et « être » ne sont pas, par conséquent, des concepts complètement disjonctifs2. Eckhart vise ainsi à établir la transcendance du principe divin qui, en tant que non-être, n’a rien en commun avec l’étant qu’il produit. Pourquoi Maître Eckhart s’efforce-t-il de circonscrire la signification d’ « être » à « être créé » ? 2 / Transcendance du principe de l’être et risque de l’équivocité. Eckhart oppose le non-être du principe intellectif à l’être du créé, de telle sorte que, dans l’analogie entre le créateur et les créatures, ressorte davantage la dissemblance que la ressemblance et que soit, par suite, vivement rappelée l’impossibilité de connaître Dieu en son essence. Cela apparaît dans le second argument de la Question parisienne 1 qui concerne la causalité : rien de l’effet n’est formellement dans sa cause3. Autrement dit, l’être dans sa cause n’est pas formellement étant4 et, inversement, 1. Q.P. 1 [Mojsisch, 192, 95-99]. 2. Pour une étude détaillée des différents modes d’opposition de « être » et « non-être » chez Eckhart, voir V. Lossky [1973], p. 74-77. 3. Q.P. 1 [Mojsisch, 192, 100-101]. 4. Voir In Eccli., n. 38 [LW II, 3-5] ; In Sap. n. 21 [DW II, 342, 5-6] ; S. VIII, n. 90, [LW IV 86, 2-3].

MEP.indd 255

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:15:49

reimp44892_int_256 Page 256

256

PRESTIGES DU NÉANT ET PUISSANCE DE DIEU

Dieu n’est pas être. Le non-être divin est, par conséquent, la condition de son être-cause de tous les étants. Cela a plusieurs conséquences. D’abord, du point de vue de la connaissance de Dieu, Eckhart développe une théologie négative où le non-être se confond avec l’attribut suprême de Dieu-innommable et rejoint le sur-être dionysien1 dans des expressions telles que : « être sans être » (wesen weselôs)2 ou « étant transcendant et néant sur-étant » (ein vber swebende wesen und ein vber wesende nitheit)3. Ensuite, du point de vue du renversement4 de la métaphysique de l’être, Eckhart l’opère précisément en interprétant l’autorévélation du nom de Dieu sur lequel elle s’appuie (Ex. 3, 14) comme transcendance du principe : Dieu est la pureté de l’être (puritas essendi)5 exprimée par la réduplication sum qui sum. Enfin, le non-être divin détruit le fondement de l’analogie6 et tend à rendre équivoque le rapport entre la cause de l’être et les étants. Pourquoi le principe de l’être ne se dit-il en aucun des sens selon lesquels les étants se disent ? La critique eckhartienne de l’analogie telle qu’elle est proposée par Thomas d’Aquin consiste en ceci : quiconque prétend connaître le principe de l’être à partir d’une ressemblance demeure dans la différence. Radicaliser la différence des étants créés par rapport à la cause première dont ils tiennent l’être rend évidente la nécessité de fonder toute analogie sur une univocité ou, plus précisément, sur une unité. Eckhart encourt, par conséquent, le risque de faire 1. Pr. 71 [Lectura Eckhardi I, 224, 28-29]. Voir Denys l’Aréopagite, De myst. theol. c. 5, Dionysiaca, p. 598, 4. En Q.P. 1 [Mojsisch, 196, 145-146], Eckhart se réfère à Jean Damascène, De fide orthodoxa, l. 4, c. 4, éd. E. M. Buytaert, saint Bonaventure, NY, 1955, p. 20, 28-21, 49 au sujet de la « superabondantia affirmationis » relative à Dieu : « non pas comme non-étant mais comme étant au-dessus de tout et étant au-dessus de l’être même » (non ut non ens sed ut super omnia ens et super ipsum esse ens). 2. Pr. 82 [DW III, 431, 3-4]. 3. Pr. 83 [DW III, 442, 1-2]. 4. Dans son analyse détaillée de la Q.P. 1, B. Mojsisch parle précisément de « tournant » (Wende) par rapport au thomisme, voir B. Mojsisch [1983], p. 21-23 ; p. 30-41 ; p. 94-98. Pour une interprétation du « rien comme essence divine ou comme être transcendantal », voir p. 106-108. Voir également la magistrale interprétation générale de la Q.P. (de Libéra) [1984]. 5. Q.P. 1, n. 25 [Mojsisch, 192, 111] ; In Ioh., n. 556 [LW III, 485, 6] ; In Ex., n. 16 [LW II, 21, 7-8] : « pureté d’affirmation » (puritas affirmationis) ; In Eccli., n. 34 [LW II, 262, 1213] : « pureté sans mélange de l’essence divine » (divinae essentiae impermixta puritas). 6. Pr. 71 [Lectura Eckhardi I, 224, 36-226, 1].

MEP.indd 256

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:15:54

reimp44892_int_257 Page 257

MAÎTRE ECKHART

257

basculer l’analogie dans l’équivocité. Cela se manifeste dans la définition des créatures comme rien1. Il ébranle par là même l’ontologie de la participation2. Le néant apparaît comme un des outils conceptuels majeurs de ce renversement. Maître Eckhart n’en fait pas un usage thétique – de telle sorte que le néant serait posé comme un principe métaphysique et instaurerait un dualisme ontologique – mais un usage que l’on pourrait qualifier de « perspectiviste »3. Parce qu’il cherche principalement à saisir la nature intellective du principe, Eckhart dit, selon le point de vue qu’il adopte, que les créatures « sont » ou qu’elles « ne sont pas ». Dans le sermon allemand 714 au sujet de la conversion de Paul, il propose ainsi quatre interprétations de niht dans l’expression : « il ne vit rien ». Du point de vue de la transcendance divine, une interprétation attribue « rien » à Dieu comme nom de l’unité5. Du point de vue des créatures, une autre interprétation prédique « rien » de ce qui dépend totalement de Dieu. Celui-ci est, dans les créatures, tout l’être et toute l’intelligibilité, tandis qu’en lui elles ne sont rien, puisqu’il est tout6. « Rien » sert à annuler tour à tour toute tentative d’analogie entre le principe et les étants. Du point de vue 1. La thèse du néant des créatures est incriminée à plusieurs reprises dans le deuxième acte d’accusation : voir les articles 13, 30 et 46, in Mag. Echardi Responsio ad articulos sibi impositos [LW V, 324, 15 ; 338, 14-15 ; 344, 26-27]. 2. Pour désigner le rapport entre le fondement divin et « je », l’unité remplace la participation : voir par exemple Pr. 5 b [DW I, 90, 8] : « Ici le fond de Dieu est mon fond et mon fond est le fond de Dieu » (Hie ist gotes grunt mîn grunt und mîn grunt gotes grunt) ; Pr. 15 [DW I, 253, 6] : « Là le fond de Dieu et le fond de l’âme sont un fond » (Da gottes grund vnd der sele grund ain grund ist). 3. Pr. 71 [Lectura Eckhardi I, 223, 26-27] : « Dieu est un rien et Dieu est un quelque chose » (Got ist ein niht, und got ist ein iht). Pour le lien de cet usage du concept de néant avec l’équivocité, voir la belle formule de M.-A. Vannier [1993], p. 56 : « Le multiple ne peut énoncer une parole adéquate sur Dieu et en fait un néant par excès. Inversement, l’Un, faute de pouvoir caractériser la créature, en fait un néant par défaut. » 4. A. de Libera désigne le sermon 71 comme le « plus apophatique de tous les sermons d’Eckhart » et « la vision de saint Paul » qu’il commente comme « le prototype de toute représentation de la théomorphose de l’âme », voir A. de Libera [1994], p. 286-287. 5. Pr. 71 [Lectura Eckhardi I, 224, 25-26] : « Je peux voir le rien, cela est l’un. Il ne vit rien, cela était Dieu. » 6. Pr. 71 [Lectura Eckhardi I, 226, 16-18] : « Si, en revanche, je connais les créatures en Dieu, là ne tombe rien que Dieu seul, car en Dieu, il n’y a rien que Dieu. De même que je connais toutes les créatures en Dieu, de même je ne connais rien. Il vit Dieu, là où toutes les créatures ne sont rien. » Voir Pr. 77 [DW III, 339, 1-6].

MEP.indd 257

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:15:56

reimp44892_int_258 Page 258

258

PRESTIGES DU NÉANT ET PUISSANCE DE DIEU

sémantique1, la différence radicale entre Dieu et le créé entraîne qu’ « étant » signifie seulement l’être et qu’il faut parler différemment de l’étant et de l’étant déterminé (ens hoc aut hoc où « ens » n’est pas prédicat mais seulement copule ou adjacent du prédicat). L’usage « perspectiviste » du concept de néant indique-t-il alors la victoire de l’équivocité ? C’est précisément dans le néant du créé en lui-même qu’Eckhart esquisse un chemin de sortie de l’équivocité pure : rien de créé n’ajoute quoi que ce soit à l’être mais reçoit tout ce qu’il est immédiatement de Dieu qui seul est étant au sens propre. 3 / L’intellect sans objet et la possibilité de l’univocité. Loin d’avoir pour seule fonction de manifester la dissemblance et le caractère équivoque qui dominent une métaphysique de l’analogie de l’être, le concept de néant permet également à Eckhart de découvrir, dans l’intellect humain ou le « fond de l’âme »2, une unité avec le principe divin qui s’exprime en une univocité et se révèle comme la condition de possibilité d’une analogie. Pourquoi l’intellect, précisément parce qu’il est « non-être », est-il le seul terme qui peut se dire de manière univoque avec le principe ? Ici, la raison ontologique et la raison noétique du néant eckhartien se rejoignent : seul l’intellect correspond à la propriété qu’Eckhart emprunte à Anaxagore3 : n’être rien pour pouvoir tout connaître et tout être. Pas plus que le néant, l’intellect ou « je », un avec le principe, n’est luimême instauré comme un « principe ». C’est pourquoi l’intellect ne peut « être », au sens d’ « être un avec le principe », que dans la mesure où il advient. Et cela ne saurait avoir lieu, pour l’intellect, que dans l’acte4 de 1. Voir la formule synthétique qu’Eckhart donne dans le prologue à l’Opus propositionum, n. 25 [LW VI, 55, 10-57, 4]. 2. Pour une présentation synthétique de la théorie eckhartienne de l’intellect, de l’un et leur rapport avec le néant, voir A. de Libera [1994], p. 250-316, en particulier, p. 266, 279, 284-286. 3. Voir Aristote, De anima, III, 4, 429 b 22-26. 4. Pr. 71 [Lectura Eckhardi I, 226, 1-2] : « Si l’âme entre dans l’un et là pénètre dans une pure déréliction d’elle-même, là elle trouve Dieu comme dans un rien. Il sembla à un homme comme dans un rêve – c’était un rêve éveillé – qu’il était enceint de rien, comme une femme avec un enfant, et dans ce rien est né Dieu » (Pr. 12 [DW I, 194, 2-6] ; Pr. 58 [DW II, 615, 9616, 2]).

MEP.indd 258

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:16:00

reimp44892_int_259 Page 259

MAÎTRE ECKHART

259

connaître le principe. Cependant, de quel mode de connaissance s’agit-il, si en cet acte le connaissant est un avec le principe ? Du point de vue du connu, l’unité requiert que le connaissant ne vise aucun objet déterminé, qu’il soit créé1 ou incréé2. La fonction du concept de néant consiste précisément à empêcher de concevoir Dieu comme un étant, fût-il l’être suprême. En outre, l’unité suppose que l’objet connu ne soit pas même l’acte de connaître lui-même. Pas plus que la connaissance transitive, la connaissance réflexive n’échappe, en effet, à l’opposition entre le connaissant et le connu déterminé. L’unité implique, par conséquent, la connaissance non intentionnelle d’une raison qui ne cherche pas3 : d’une raison « pauvre », selon les termes du sermon allemand 52. Du point de vue de la perfection de l’acte de connaître, elle ne saurait s’identifier à la production d’un jugement, puisque cela supposerait encore un objet et la possibilité de lui prédiquer un attribut ou, du moins, des modes4. Il s’agit d’une connaissance5 non discursive dans laquelle l’intellect découvre, dans son unité avec le principe, ce qu’il est. Du point de vue de la connaissance de Dieu, Eckhart répond ainsi à Thomas d’Aquin qu’il est possible de connaître Dieu en son essence même. Si Dieu n’est rien de ce que le créé est, s’il est un, sans différence, le connaître implique d’être ce même principe sans distinction, que ce soit du point de vue noétique, de connaissant et de connu ou, du point de vue ontologique, de principié et de principe. Quant à l’analogie entre la cause première et ses effets, elle est rendue possible par l’univocité entre le principe et l’intellect, dans la mesure où, à partir de l’unité avec le principe, l’intellect peut connaître tout étant analogue, créé, en le considérant dans son principe. 1. La négation du créé déterminé (iht) équivaut immédiatement à l’affirmation de Dieu : voir Pr. 1 [DW I, 9, 12-10, 3 ; 14, 3-6] ; Pr. 11 [DW I, 185, 4-186, 16] ; Pr. 49 [DW II, 446, 3447, 1 ; 450, 5-451, 1] ; Pr. 59 [DW II, 623, 6-624, 4]. 2. Voir Pr. 83 [DW III, 448, 7-9]. 3. L’intellect qui ne cherche pas et est un avec Dieu se distingue de l’intellect possible qui se rapporte à Dieu comme au principe qui l’engendre, voir Pr. 69 [DW III, 169, 4] : « C’est active ou cherchant en elle-même » (daz si in ir selber würkende oder suochende ist). 4. Pr. 71 [Lectura Eckhardi, 228, 29-30] : « L’on doit prendre Dieu comme un mode sans mode, comme une essence sans essence, parce qu’il n’a pas de mode. » 5. Voir le mode de connaissance par l’être-un, à l’exclusion de toute médiation, in Pr. 83 [DW III, 446, 4-447, 7].

MEP.indd 259

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:16:01

reimp44892_int_260 Page 260

260

PRESTIGES DU NÉANT ET PUISSANCE DE DIEU

4 / Le néant du principe ou la possibilité d’une métaphysique de l’unité sans différence. En utilisant le concept de néant pour désigner le principe comme intellect, Eckhart opère un dépassement de toute relation, afin de fonder dans une unité originelle la possibilité d’une ressemblance. Dans le sermon allemand 52, Eckhart va, en effet, au-delà de l’unité de nature dans une différence selon la relation par laquelle il a jusque-là conçu le rapport de principe et de principié entre Dieu et l’intellect humain. La désignation de l’intellect divin comme « néant » rend désormais insuffisant le fondement de l’univocité dans le modèle de la connaissance de la justice par le juste1. Selon celui-ci, dans l’acte de connaître, l’homme juste ne se tient pas dans une relation analogue avec son principe, la justice, mais est « engendré » par elle comme « juste en tant que juste », selon une corrélation univoque2 : un en nature et différent selon la relation de connaissant et de connu. C’est pourquoi il peut connaître tout juste dans et par la justice à partir de cette même corrélationnalité univoque. Un tel mode de connaissance fonde, par conséquent, la possibilité, pour les termini generales – transcendantaux et perfections spirituelles –, d’une univocité entre Dieu et les créatures. Que signifie que le néant et la pauvreté vis-à-vis de toute relation telle que l’évoque le sermon allemand 52 dépassent la relation d’engendrement entre Dieu et l’intellect humain ou ce qui est appelé, en termes théologiques, « la naissance de Dieu dans l’âme » ? Le fondement de l’univocité est l’unité qui exclut toute différence. C’est pourquoi à la métaphysique de l’être transcendantal, Eckhart substitue une métaphysique de l’essence ou du principe3. L’unité de « je » et de l’essence divine exige une compréhension de l’être transcendantal qui ne soit ni selon la relation analogue – Dieu cause première des créatures –, ni selon la corrélationnalité univoque – « je » engendré dans et par le principe divin comme le verbe qui le manifeste et contient en lui toutes choses. Pour 1. Voir In Ioh., n. 187-198 [LW III, 156, 9-167, 14]. 2. Voir B. Mojsisch [1983], p. 57-74 et J. Casteigt, « Seul le juste connaît la justice. » Connaissance et vérité comme engendrement dans l’œuvre de Maître Eckhart, c. 2 & 4, Paris, Vrin, 2005. 3. Voir B. Mojsisch [1983], p. 141.

MEP.indd 260

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:16:04

reimp44892_int_261 Page 261

MAÎTRE ECKHART

261

introduire à l’intelligence de cette unité essentielle, le sermon allemand 521 formule une hypothèse qui implique la négation de toute distinction : « Quand je me tenais dans ma cause première, alors je n’avais pas de Dieu et alors j’étais cause de moi-même. »2 Néant d’objet, d’abord : la condition pour connaître Dieu tel qu’en lui-même est de ne pas le prendre pour objet ou corrélat. Il s’agit seulement d’être un avec lui. L’homme pauvre veut-il Dieu, le connaît-il, le possède-t-il ? Non. Il veut, connaît, a sans objet. Mais l’absence de corrélat ne signifie-t-elle pas immédiatement l’absence de relation3 et donc aussi d’acte déterminé ? Ne pas avoir de corrélat signifierait se vouloir et se connaître soi-même, si le néant du principe ne marquait en outre le dépassement du noûs aristotélicien, substance intellective qui se pense elle-même : l’homme pauvre ne sait pas même qu’il n’a pas d’objet ou qu’il ne sait pas4. Négation de tout corrélat et de tout acte ou de conscience de l’acte, la pauvreté constitue la pierre d’achoppement d’une certaine conception de la béatitude5 selon laquelle le désir de l’âme intellective, irréductible à toute nature déterminée, ne s’assouvit que dans l’être infini qu’est Dieu. Seule la pauvreté6, unité sans différence de Dieu et de 1. Voir l’analyse du sermon allemand 52 proposée dans B. Mojsisch [1983], p. 118-119, 129, 138. 2. Pr. 52 [Lectura Eckhardi I, 172, 1-2]. 3. La traduction d’Act. 9, 8 : « nihil videbat » par « ensach er niht » en moyen-haut allemand, dans le sermon allemand 71, ouvre la possibilité d’une double interprétation : « il ne vit rien » ou « il ne vit pas ». La négation de l’objet ou celle de l’acte reposent, cependant, ultimement sur un même fondement. La relation n’est rien, si le corrélat n’est rien. Voir note 27 de B. Mojsisch [1991] : In Sap., n. 221 [LW II, 557, 5-6] : « Cognoscere autem nihil est nihil cognoscere et est non cognoscere. » 4. Pr. 52 [Lectura Eckhardi I, 172, 25-29] : « L’homme qui doit posséder la pauvreté doit vivre de telle sorte qu’il ne sache pas qu’il ne vit en aucune manière pour lui-même ni pour la vérité ni pour Dieu. Plus : il doit être affranchi de tout savoir qu’il ne sait pas, ne connaît pas et n’aperçoit pas que Dieu vit en lui. Plus : il doit être affranchi de toute connaissance qui est vivante en lui. » 5. Pr. 52 [Lectura Eckhardi I, 170, 14-16] : « Je dis que ce sont des ânes dans l’ignorance de la vérité. Avec leurs bonnes opinions, qu’ils aient le Royaume des cieux ! Plus : de la pauvreté dont nous voulons parler, ils ne savent rien. » 6. Pr. 52 [Lectura Eckhardi I, 178, 21-26] : « [...] Suis-je au-dessus de toutes les créatures et ne suis ni Dieu ni créature. Plus : je suis ce que j’étais et ce que je dois demeurer maintenant et toujours. Là je reçus une impression qui me porte au-dessus de tous les anges. Dans cette impression, je reçus une richesse telle que Dieu ne peut pas me satisfaire selon tout ce que Dieu est et selon toutes ses œuvres divines. Car je reçus dans cette percée que Dieu et moi sommes un. »

MEP.indd 261

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:16:07

reimp44892_int_262 Page 262

262

PRESTIGES DU NÉANT ET PUISSANCE DE DIEU

l’intellect, permet à l’intellect de n’être ni Dieu ni créature mais d’être simplement « ce qu’il était »1, c’est-à-dire ce qu’il est vraiment. Néant de principe donc. « Dans le principe était le non-être » où il ne s’agit ni de connaître le principe, ni de connaître simplement, mais d’être. Cela signifie, pour Eckhart, que l’unité de l’intellect divin ne se laisse reconduire à aucune des catégories de l’étant créé mais que, seule, elle fonde en vérité la connaissance humaine discursive et par concepts et la possibilité de nommer les étants de manière non équivoque. Julie Casteigt. BIBLIOGRAPHIE

Éditions et principales autres traductions

Question parisienne 1 Mojsisch B., « Echardus de Hochheim, Utrum in deo sit idem esse et intelligere ? Sint in Gott Sein und Erkennen miteinander identisch ? », Bochumer philosophisches Jahrbuch für Antike und Mittelalter, 1999, 4, p. 179-197. Zum Brunn E., Kaluza Z., de Libera A., Vignaux P., Wéber E., Maître Eckhart à Paris. Une critique médiévale de l’ontothéologie. Les Questions parisiennes no 1 et no 2 d’Eckhart, études, textes et traductions, Paris, PUF, 1984, p. 176-187, cité : Maître Eckhart à Paris.

Pr. 52 Ancelet-Hustache J. (introduction et traduction), Maître Eckhart, Sermons, t. II, sermons 31-59, Paris, Le Seuil, 1978, p. 138-149. Flasch K., « Zu Predigt 52 : Beati pauperes spiritu », in G. Steer, L. Sturlese (Hrsg.), Lectura Eckhardi, Predigten Meister Eckharts von Fachgelehrten gelesen und gedeutet, Stuttgart-Berlin-Köln, Kohlhammer, 1998, p. 164-199. Libera A. de (traduction, introduction, notes et index), Maître Eckhart, Traités et sermons, Paris, GF, 19953, p. 348-355.

1. Eckhart interprète précisément l’être du « je » dans le principe comme « ce qui est ce qu’il était » – équivalent du « to ti en einai » (Aristote, Metaphysica, VII, 4, 1029 b 1-3) – et rend ainsi explicite sa critique de la théorie aristotélicienne de la substance.

MEP.indd 262

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:16:09

reimp44892_int_263 Page 263

263

MAÎTRE ECKHART

Pr. 71 Ancelet-Hustache J. (introduction et traduction), Maître Eckhart, Sermons, t. III, sermons 60-86, Paris, Le Seuil, 1979, p. 73-80. Hasebrink B., « Zu Predigt 71 : Surrexit autem Saulus », in G. Steer, L. Sturlese (Hrsg.), Lectura Eckhardi, Predigten Meister Eckharts von Fachgelehrten gelesen und gedeutet, Stuttgart-Berlin-Köln, Kohlhammer, 1998, p. 220-245. Littérature critique Charles-Saget A., « Non-être et néant chez Maître Eckhart », in E. Zum Brunn (éd.), Voici Maître Eckhart, 1984, p. 301-318. Gandillac M. de, « La “Dialectique” de Maître Eckhart », in La mystique rhénane, Paris, 59-94 et (texte remanié), in Genèse de la modernité. Les douze siècles où se fit notre Europe. De la « Cité de Dieu » à « La Nouvelle Atlantide », Paris, Cerf [1963], 19922, p. 325-354. Haas A. M., « Seinsspekulation und Geschöpflichkeit in der Mystik Meister Eckharts », in Sein und Nichts in der Abendländischen Mystik, hrsg. von W. Strolz, Freiburg-Basel-Wien, Herder, 1984, p. 33-58. Hart R. L., « La négativité dans l’ordre du divin », in E. Zum Brunn (éd.), Voici Maître Eckhart, 1984, p. 187-208. Libera A. de, La mystique rhénane d’Albert le Grand à Maître Eckhart, Paris, Le Seuil, 1994, p. 278-287, réédition de l’Introduction à la mystique rhénane, Paris, 1984. Lossky V., Théologie négative et connaissance de Dieu chez Maître Eckhart, Paris, 1973, 2e éd. et 3e tirage augmenté d’une bibliographie par A. de Libera, Paris, Vrin. Mojsisch B., Meister Eckhart, Analogie, Univozität und Einheit, Hamburg, Felix Meiner Verlag, 1983. — « Nichts und Negation. Meister Eckhart und Nikolaus von Kues », in B. Mojsisch, O. Pluta, Historia philosophiae medii aevi. Festschrift für Kurt Flasch zum 60. Geburtstag, Bd. 2, Amsterdam, B. R. Grüner, 1991, p. 675-693. Vannier M.-A., « Création et négativité chez Eckhart », in Revue des sciences religieuses, 1993, 67/4, p. 51-67. Waldschütz E., « Denken und Erfahrung des Nichts bei Meister Eckhart », in Wahrheit und Wirklichkeit. Festgabe für Leo Gabriel zum 80. Geburtstag, hrsg. von P. Kampits, G. Pöltner, H. Vetter, Berlin, Dunker & Humblot, 1983, p. 169192. Wéber E. H., « Négativité et causalité : leur articulation dans l’apophatisme de l’école d’Albert le Grand », in M. J. F. M. Hoenen, A. de Libera, Albertus Magnus und der Albertismus. Deutsche philosophische Kultur des Mittelalters, Leiden, Brill, 1995, p. 51-90. Zum Brunn E. (éd.), Voici Maître Eckhart, textes et études, Grenoble, J. Millon [1994], 19982, cité, E. Zum Brunn (éd.), Voici Maître Eckhart.

MEP.indd 263

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:16:12

reimp44892_int_264 Page 264

264

PRESTIGES DU NÉANT ET PUISSANCE DE DIEU

— « Dieu n’est pas être », in Maître Eckhart à Paris, 1984, p. 84-108. — « Les premières “Questions parisiennes” de Maître Eckhart », in Von Meister Dietrich zu Meister Eckhart, hrsg. von K. Flasch, Hamburg, Felix Meiner Verlag, 1984, p. 128-137. ABRÉVIATIONS DW : Meister Eckhart, Die deutschen Werke, hrsg. im Auftrage der Deutschen Forschungsgemeinschaft, Stuttgart, Kohlhammer Verlag, 1936. In Eccli. : Meister Eckhart, Sermones et lectiones super Ecclesiastici cap. 24 [LW II], hrsg. von K. Weiss, 1954-1975. In Ex. : Meister Eckhart, Expositio Libri Exodi [LW II], hrsg. von K. Weiss, 19541975. In Ioh. : Meister Eckhart, Expositio sancti Evangelii secundum Iohannem [LW III], hrsg. von K. Christ, B. Decker, J. Koch, H. Fischer, L. Sturlese und A. Zimmermann. In Sap. : Meister Eckhart, Expositio libri Sapientiae [LW II], hrsg. von H. Fischer und J. Koch, 1954-1975. LW : Meister Eckhart, Die lateinischen Werke, hrsg. im Auftrage der Deutschen Forschungsgemeinschaft, Stuttgart, Kohlhammer Verlag, 1936. Pr. (suivi d’un chiffre arabe) : Meister Eckhart, Predigte [DW I-IV], hrsg. und übersetzt von J. Quint, 1958-1997. Proc. : Mag. Echardi Responsio ad articulos sibi impositos de scriptis et dictis suis [LW V], hrsg. von L. Sturlese. Q.P. : Quaestio parisiensis. S. (suivi d’un chiffre romain) : Meister Eckhart, Sermones, hrsg. von E. Benz, B. Decker, J. Koch, Bd. IV [LW IV].

MEP.indd 264

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:16:15

reimp44892_int_265 Page 265

QUESTION PARISIENNE 1 : SI, EN DIEU, ÊTRE ET INTELLIGER SONT IDENTIQUES

1. Il faut dire qu’ils sont identiques en réalité et peut-être en réalité et en raison1. 2. D’abord, j’introduis les preuves que j’ai vues : cinq sont posées dans la Somme contre les Gentils2 et la sixième dans la Première partie3 et toutes sont fondées en ceci que Dieu est premier et simple. Rien ne peut, en effet, être premier, s’il n’est pas simple4. 3. La première voie est qu’intelliger est un acte immanent et que tout ce qui est dans le premier est premier5. Donc Dieu est son intelliger même et est aussi son être. C’est pourquoi, etc. 4. En deuxième lieu, parce qu’en Dieu, il n’y a pas d’accident et qu’en Dieu, par conséquent, l’être et l’essence sont identiques. Puisque donc l’intelliger de Dieu est cela même qu’est Dieu et que son essence, alors, etc.6 5. En troisième lieu, puisque rien n’est plus noble que le premier. Mais l’acte second est à l’âme comme la veille au sommeil et cela est quelque chose de plus noble que l’acte premier. Donc il s’ensuit qu’intelliger est l’être même de Dieu. 6. En quatrième lieu, puisqu’en Dieu, il n’y a pas de puissance passive. Or il y en aurait, si l’intelliger et l’être n’étaient pas identiques en Dieu. 1. Voir Thomas d’Aquin, Summa theologiae, I, q. 26, a. 2. 2. Voir Thomas d’Aquin, Summa contra gentiles, I, c. 45. 3. Voir Thomas d’Aquin, Summa theologiae, I, q. 14, a. 4. 4. Voir Thomas d’Aquin, Summa theologiae, I, q. 3 et Summa contra gentiles, I, c. 16-24. 5. Voir Liber de intelligentiis, prop. XXIII, 1-2. 6. Voir, pour l’ensemble du passage, Thomas d’Aquin, Summa contra gentiles, I, c. 16-24 ; Albert le Grand, Ethicorum libri, X, l. VII, tr. 2, c. 3.

MEP.indd 265

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:16:18

reimp44892_int_266 Page 266

266

PRESTIGES DU NÉANT ET PUISSANCE DE DIEU

7. En cinquième lieu, puisque toute chose est en raison de son opération1. Si donc intelliger est autre chose que l’être de Dieu, ce sera donner une fin à Dieu autre que lui-même et que ce qu’il est. Cela est impossible, puisque la fin est cause. Or on ne peut pas donner au premier une cause. De même, puisque le premier est infini et la fin n’appartient pas à l’infini. 8. En sixième lieu, de même l’intelliger se rapporte à l’espèce de la même manière que l’être se rapporte à l’essence. Or l’essence divine tient lieu d’espèce. Donc, puisqu’en Dieu l’être est identique à l’essence et, par conséquent, tout cela est là en tout point identique2. 9. Dans un deuxième moment, je montre cela par une voie que j’ai déjà dite ailleurs. Bien que « homme » et « rationnel » se convertissent, ce n’est pas, cependant, parce que « rationnel » alors « homme » mais davantage parce qu’ « homme » alors « rationnel ». Or il est certain que si l’être est parfait, par lui l’on a tout : le vivre, l’intelliger et tout agir ; et il ne faut rien ajouter d’autre pour qu’il y ait une action quelconque. Car, si le feu pouvait tout par sa forme – à la fois être et chauffer –, à la forme du feu, par laquelle il peut cela en tout, il n’y aurait ni addition ni composition. Puisque donc l’être en Dieu est le meilleur et le plus parfait, acte premier et perfection de tout qui rend tous les actes parfaits et sans laquelle tout est rien, alors Dieu, par son être même, opère tout, à la fois de manière intrinsèque dans la déité et extrinsèque dans les créatures, selon son mode cependant. Et ainsi, en Dieu, l’être est l’intelliger même, puisque, par l’être même, il opère et intellige. 10. En troisième lieu, je montre que, maintenant, il ne m’en semble plus ainsi : « puisqu’il est, alors il intellige » mais « puisqu’il intellige, alors il est », c’est-à-dire que Dieu est intellect et intelliger et l’intelliger même est le fondement de son être3, puisqu’il est dit en Jn. 1 : « Dans le principe était le Verbe et le Verbe était auprès de Dieu et le Verbe était Dieu. » Or l’évangéliste n’a pas dit : « Dans le principe était l’étant et Dieu était l’étant. » Mais le Verbe est tout entier auprès de l’intellect et est ici comme disant ou dit et non pas comme être ou mêlé à l’étant. 1. Voir Aristote, De caelo, II, 3, 286 a 8-9. 2. Voir Thomas d’Aquin, Summa theologiae, I, q. 14, a. 4. 3. Voir Maître Eckhart, Pr. 71.

MEP.indd 266

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:16:21

reimp44892_int_267 Page 267

MAÎTRE ECKHART

267

11. De même, le Sauveur dit en Jn. 14 : « Je suis la vérité. » Or la vérité qui comporte ou inclut la relation appartient à l’intellect. Mais de même que la relation tient tout son être de l’âme et, comme telle, est une catégorie réelle1, de même, bien que le temps tienne son être de l’âme2, néanmoins il est une espèce de la quantité qui est une catégorie réelle3. Donc : « Je suis la vérité. » De cette parole traite Augustin au huitième livre, chap. 2 du De la Trinité4. D’où il apparaît clairement que la vérité appartient à l’intellect, de même aussi que le Verbe. 12. Et suit, après la parole de Jean (Jn 1) citée : « Tout a été fait par lui » où l’on peut lire : « Tout ce qui a été fait par lui » « est », de telle sorte que, à ce qui est fait, l’être convient après. D’où l’auteur du Livre des causes5 dit : « La première des choses créées est l’être. » D’où aussitôt quand nous venons à l’être, nous venons à la créature. L’être a donc en premier la raison du créable. C’est pourquoi certains disent que, dans la créature, l’être se rapporte seulement à Dieu sous la raison de la cause efficiente, tandis que l’essence se rapporte à lui sous la raison de la cause exemplaire6. 13. Or la sagesse qui appartient à l’intellect n’a pas la raison du créable. Et si l’on disait que c’est le cas, parce que « créée » – en Eccl. 24 : « Depuis le commencement et avant les siècles, je suis créée » – peut être interprété comme « engendrée ». Mais je dis autrement : « Créée depuis le commencement et avant les siècles », « je suis ». Et c’est pourquoi Dieu qui est créateur et non pas créable est intellect et intelliger et non pas étant ou être. 14. Et pour le montrer, j’affirme en premier qu’intelliger est plus haut qu’être et est d’une autre condition. 15. Nous disons tous, en effet, que l’œuvre de la nature est l’œuvre d’une intelligence7. C’est pourquoi aussi tout ce qui meut est intelligent ou se reconduit à quelque chose qui intellige par lequel il est dirigé dans 1. Voir Albert le Grand, Metaphysica, V, 3, 7 ; Thierry de Freiberg, De origine rerum praedicamentalium, c. 5, n. 57. 2. Voir Thierry de Freiberg, De origine rerum praedicamentalium, c. 5, n. 2. 3. Voir Thierry de Freiberg, De natura et proprietate continuorum, 5 . 1 . 1-3. 4. Augustin, De trinitate, l. VIII, c. 2. 5. Liber de causis, prop. IV. 6. Voir Godefroid de Fontaines, Quodlibet, VIII, q. 3. 7. Voir Albert le Grand, De animalibus libri XXVI, l. VI, tr. 3, n. 20.

MEP.indd 267

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:16:24

reimp44892_int_268 Page 268

268

PRESTIGES DU NÉANT ET PUISSANCE DE DIEU

son mouvement. Par conséquent, ce qui a un intellect est plus parfait que ce qui n’en a pas, de même que, dans le devenir même, ce qui est imparfait garde le premier degré, de telle sorte que l’analyse s’arrête dans l’intelligé et dans ce qui intellige, comme en ce qui est le plus haut et le plus parfait. C’est pourquoi aussi intelliger est plus haut qu’être. 16. Cependant, certains disent qu’être, vivre, intelliger peuvent être considérés de deux manières : d’une première manière selon eux-mêmes et, ainsi, en premier est être, en second vivre, en troisième intelliger ou bien en rapport avec ce qui participe et, ainsi, en premier est l’intelliger, en second le vivre, en troisième être1. 17. Mais moi, je crois tout le contraire. « Dans le principe », en effet, « était le Verbe » qui appartient totalement à l’intellect, de telle sorte que l’intelliger même tienne le premier degré dans les perfections, ensuite l’étant ou l’être. 18. En deuxième lieu, je tiens que l’intelliger même et ce qui appartient à l’intellect sont d’une autre condition que l’être même. Il est dit, en effet, en Métaphysique III, que, dans les mathématiques, il n’y a ni fin ni bien2 et, par conséquent, ni étant, parce que l’étant et le bien sont identiques. Il est dit aussi en Métaphysique VI : le bien et le mal sont dans les choses, tandis que le vrai et le faux sont dans l’âme3. D’où l’on dit ici que le vrai, qui est dans l’âme, n’est pas l’étant, de même qu’il n’est pas non plus étant par accident lequel n’est pas étant, puisqu’il n’a pas de cause, comme il est dit ici4. 19. Donc l’étant dans l’âme, en tant qu’il est dans l’âme, n’a pas la raison de l’étant et, comme tel, va à l’opposé de l’être même, de même aussi que l’image en tant que telle est non-étant, puisque, plus tu considères son entité, plus tu t’éloignes de la connaissance de la chose dont elle est l’image. 20. De la même manière, comme je l’ai dit ailleurs, si l’espèce qui est dans l’âme avait la raison de l’étant, la chose dont elle est l’espèce ne serait 1. 2. 3. 4.

MEP.indd 268

Voir Thomas d’Aquin, Summa theologiae, I, q. 4, a. 2 ad 3. Voir Aristote, Metaphysica, III, 2, 996 a 29. Aristote, Metaphysica, VI, 4, 1027 b 25-27. Aristote, Metaphysica, VI, 2, 1026 a 34 ; 1027 a 7.

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:16:28

reimp44892_int_269 Page 269

MAÎTRE ECKHART

269

pas connue par elle, puisque, si elle avait la raison de l’étant en tant que tel, elle conduirait à la connaissance d’elle-même et éloignerait de la connaissance de la chose dont elle est l’espèce. 21. Ce qui appartient donc à l’intellect est, en tant que tel, non-étant. Nous intelligeons, en effet, ce que Dieu ne pourrait pas faire, comme par exemple en intelligeant le feu sans intelliger sa chaleur. Dieu, cependant, ne pourrait faire que le feu soit et qu’il ne chauffe pas. 22. En troisième lieu, je tiens qu’ici l’imagination fasse défaut. Notre science diffère, en effet, de la science de Dieu, parce que la science de Dieu est cause des choses, tandis que notre science est causée par les choses1. C’est pourquoi aussi notre science tombe sous l’étant par lequel elle est causée et l’étant lui-même par une raison égale tombe sous la science de Dieu. Par conséquent, tout ce qui est en Dieu est au-dessus de l’être même et est tout entier intelliger. 23. À partir de cela, je montre qu’en Dieu il n’y a ni étant ni être, parce que rien n’est formellement dans la cause et dans le causé, si la cause est une vraie cause. Or Dieu est la cause de tout l’être. Donc l’être n’est pas formellement en Dieu. 24. Et si tu veux appeler l’intelliger « être », je l’accorde. Je dis, néanmoins, que s’il y a quelque chose en Dieu que tu veux appeler « être », cela lui revient par l’intelliger. 25. De même, le principe n’est jamais le principié, comme le point n’est jamais la ligne2. C’est pourquoi aussi, puisque Dieu est principe, soit de l’être même soit de l’étant, Dieu n’est ni étant ni l’être de la créature. Rien qui n’est dans la créature n’est en Dieu sinon comme dans sa cause3 et cela n’y est pas formellement. C’est pourquoi aussi, puisque l’être convient aux créatures, il n’est pas en Dieu sinon comme dans sa cause et, par conséquent, en Dieu, n’est pas l’être mais la pureté de l’être, de même que, quand on demande, de nuit, à quelqu’un qui veut se cacher et ne peut dire son nom : « Qui es-tu ? », il répond : « Je suis qui je suis », de même aussi le Seigneur qui voulait montrer que la pureté de l’être4 était en 1. 2. 3. 4.

MEP.indd 269

Voir Averroès, In Aristotelis Metaphysica, l. XII, comm. 51. Voir Aristote, Physica, IV, 11, 220 a 10-15. Voir Liber de causis, prop. XI (XII). Voir Liber de causis, prop. IV.

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:16:31

reimp44892_int_270 Page 270

270

PRESTIGES DU NÉANT ET PUISSANCE DE DIEU

lui a dit : « Je suis qui je suis. » Il n’a pas dit simplement : « Je suis », mais il a ajouté : « Qui je suis. » À Dieu ne revient donc pas l’être, si tu n’appelles pas « être » la pureté de l’être. 26. De même, la puissance de la pierre n’est pas pierre et la pierre dans sa cause n’est pas pierre ; par conséquent, aussi, l’étant dans sa cause n’est pas étant. Puisque donc Dieu est la cause universelle de l’étant, rien qui est en Dieu n’a la raison de l’étant. Mais cela a la raison de l’intellect et de son intelliger à la raison duquel il n’appartient pas d’avoir une cause, comme il appartient à la raison de l’étant d’être causé. Et, dans l’intelliger même, tout est contenu virtuellement, comme dans la cause suprême de tout. 27. De même, dans ce qui se dit selon l’analogie, ce qui est dans un des analogués n’est pas formellement dans l’autre, comme la santé est seulement dans l’animal formellement, tandis que, dans la diète et l’urine, il n’y a pas plus de santé que dans la pierre. Puisque donc tout causé est formellement étant, Dieu ne sera pas formellement étant. D’où, comme je l’ai dit ailleurs, puisque les accidents se disent dans le rapport à la substance qui est formellement étant – et l’être lui revient formellement –, les accidents ne sont pas des étants et ils ne donnent pas l’être à la substance mais l’accident est bien quantité ou qualité et donne l’être tant ou tel : étendu, long ou bref, blanc ou noir, mais il ne donne pas l’être ni n’est étant. 28. Et ceci qui est dit ne vaut pas, à savoir qu’il est engendré par génération relativement, et que, par conséquent, il est aussi étant relativement. Je dis qu’il n’est pas engendré même par une génération relative. J’ai, en effet, appris que, quand à partir d’une substance moins formelle est engendrée une substance plus formelle, il s’agit alors d’une génération absolument, tandis que, quand c’est le contraire, il s’agit d’une génération relative1. Mais quand quelque chose est changé d’un accident en un accident, je n’ai pas appris qu’on dise « génération relative » mais « altération »2. D’où je ne nie pas aux accidents ce qui est leur et ne veux pas leur concéder ce qui n’est pas leur. 1. Voir Aristote, De generatione et corruptione, I, 3, 318 b 3-11. 2. Voir Aristote, De generatione et corruptione, I, 4, 319 b 6-30.

MEP.indd 270

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:16:34

reimp44892_int_271 Page 271

271

MAÎTRE ECKHART

29. De même aussi je dis qu’à Dieu ne convient pas l’être et qu’il n’est pas étant mais qu’il est quelque chose de plus haut que l’étant. De même, en effet, qu’Aristote dit qu’il faut que la vue soit incolore, pour voir toute couleur1, et que l’intellect n’est pas une des formes naturelles, pour toutes les intelliger2, de même aussi je nie à Dieu même l’être et ce qui est tel, de telle sorte qu’il soit la cause de tout être et précontienne tout, de telle sorte que, de même qu’on ne nie pas à Dieu ce qui est sien, de même on lui nie ce qui n’est pas sien. Et ces négations selon Damascène, au premier livre, ont en Dieu la surabondance de l’affirmation3. Je ne nie donc rien à Dieu, de ce qui lui convient par nature. Je dis, en effet, que Dieu précontient tout dans la pureté, la plénitude, la perfection, de manière plus ample et plus large, lui qui existe comme racine et cause de tout4. C’est cela qu’il a voulu dire, quand il a dit : « Je suis qui je suis. »

SERMON ALLEMAND 71 : SAÜL SE RELEVA ET, LES YEUX OUVERTS, IL NE VIT RIEN

Cette parole que j’ai dite en latin a été écrite par saint Luc dans les Actes au sujet de saint Paul. Il dit ainsi : « Paul se releva de terre et, les yeux ouverts, il ne vit rien. » Il me semble que ce petit mot a quatre sens. Un sens est : quand il se releva de terre, les yeux ouverts, il ne vit rien et ce rien était Dieu. Quand il vit Dieu, il appelle cela un rien. Le deuxième sens : quand il se releva, il ne vit rien que Dieu. Le troisième sens : en toutes choses, il ne vit rien que Dieu. Le quatrième sens : quand il vit Dieu, il vit toutes choses comme un rien. Avant, il avait dit comment une lumière vint soudain du ciel et le précipita à terre. Or, remarquez qu’il dit qu’une lumière vint du ciel. Nos meil1. 2. 3. 4.

MEP.indd 271

Aristote, De anima, II, 7, 418 b 27. Aristote, De anima, III, 4, 429 a 18-24. Jean Damascène, De fide orthodoxa, l. I, c. 4. Voir Liber de causis, prop. V.

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:16:37

reimp44892_int_272 Page 272

272

PRESTIGES DU NÉANT ET PUISSANCE DE DIEU

leurs maîtres disent que le ciel a en lui-même de la lumière et n’illumine, cependant, pas1. Le soleil aussi a de la lumière en lui-même mais il illumine. Les étoiles ont aussi de la lumière, bien qu’elles la reçoivent2. Nos maîtres disent : le feu, dans sa pureté simple par nature, dans son lieu le plus élevé, là n’illumine pas. Sa nature est si pure qu’aucun œil en aucune manière ne peut le voir. Il est si subtil et étranger à l’œil que, s’il était ici près de l’œil, il ne pourrait pas être touché du regard. Mais, sur une chose étrangère, là on le voit bien, parce qu’il est enflammé sur du bois ou sur du charbon. À la lumière du ciel, nous éprouvons la lumière que Dieu est, qu’aucun sens humain ne peut atteindre. C’est d’elle que parle saint Paul : « Dieu habite dans une lumière où personne ne peut venir. » Il dit : Dieu est une lumière, là il n’y a pas d’accès. À Dieu il n’y a pas d’accès. Celui qui s’élève et croît encore en grâce et en lumière n’est encore jamais entré en Dieu. Dieu n’est pas une lumière qui croît : l’on doit, avec la croissance, venir là. Dans la croissance, l’on ne voit rien de Dieu. Si Dieu doit être vu, cela doit advenir dans une lumière qui est Dieu lui-même. Un maître dit : en Dieu, il n’y a ni plus ni moins, ni ceci ni cela. Tant que nous sommes dans l’accès, nous n’y entrons pas. Or il dit : « Une lumière venue du ciel l’entoura. » Là il veut dire : ce qui était quelque chose de son âme était enveloppé. Un maître dit que, dans cette lumière, bondissent toutes les puissances de l’âme et s’élèvent les sens externes avec lesquels nous voyons et entendons et les sens internes que nous appelons pensées. Combien elles sont vastes et sans fond : c’est merveille ! Je pense aussi bien ce qui est au-delà des mers que ce qui est ici auprès de moi. Au-dessus des pensées est l’intellectualité dans la mesure où elle cherche encore. Elle va de tous côtés et cherche. Elle guette ici et là, gagne et perd. Au-dessus de l’intellectualité qui cherche, il y a une autre intellectualité qui ne cherche pas, qui demeure là dans son essence pure et simple, qui est saisie là dans la lumière. Et je dis que, dans cette lumière, toutes les puissances de l’âme s’élèvent. Les sens bondissent dans les pensées : combien elles sont hautes et sans fond, personne ne le sait à part Dieu et l’âme. 1. Albert le Grand, De caelo et mundo, II, tr. 3, c. 15 ; II, tr. 1, c. 2. 2. Albert le Grand, De caelo et mundo, II, tr. 1, c. 11 ; II, tr. 3, c. 1.

MEP.indd 272

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:16:41

reimp44892_int_273 Page 273

MAÎTRE ECKHART

273

Nos maîtres disent1 – et c’est une question difficile – que les anges ne connaissent pas les pensées, les pensées font leur percée à l’extérieur et bondissent ensuite dans l’intellectualité, dans la mesure où l’intellectualité cherche, et l’intellectualité qui cherche bondit dans l’intellectualité qui ne cherche pas, qui est une pure lumière en elle-même. La lumière saisit toutes les puissances de l’âme en elle. C’est pourquoi dit : « La lumière du ciel l’enveloppa. » Un maître dit ceci : toutes les choses qui émanent ne reçoivent rien des choses inférieures. Dieu émane en toutes créatures et demeure, néanmoins, intact. Il n’a pas besoin d’elles. Dieu donne à la nature d’opérer et la première œuvre est le cœur2. De là quelques maîtres voulaient que l’âme soit totalement dans le cœur et émane avec la vie dans les autres membres. Il n’en est pas ainsi. L’âme est totalement dans chaque membre. Ceci est bien vrai : sa première œuvre est dans le cœur. Le cœur est au milieu. Il veut être protégé de tous côtés, comme le ciel ne reçoit pas en lui d’émanation étrangère ni quoi que ce soit de rien. Il a toutes choses en lui. Il touche toutes choses et demeure intact. Cependant, le feu, si haut qu’il soit en son lieu le plus élevé, ne touche pas le ciel. Dans cet enveloppement, il fut précipité à terre et ses yeux furent ouverts, de telle sorte que, les yeux ouverts, il vit toutes choses comme rien. Et, quand il vit toutes choses comme rien, là il vit Dieu. Or remarquez ! L’âme dit un petit mot dans le Livre de l’amour : « Dans mon petit lit, j’ai cherché toute la nuit celui que mon âme aime et je ne l’ai pas trouvé. » Elle l’a cherché dans son petit lit. Elle veut dire : trop petit est le lit de qui est attaché ou suspendu à quelque chose qui est au-dessous de Dieu. Tout ce que Dieu peut créer est trop petit. Elle dit : « Je l’ai cherché toute la nuit. » Il n’y a pas de nuit qui n’ait une lumière. Mais celle-ci est recouverte. Le soleil brille dans la nuit. Il est, cependant, couvert. De jour, il brille et couvre toute autre lumière. Ainsi fait la lumière divine : elle couvre toute lumière. Tout ce que nous cherchons dans les créatures est nuit. Je veux dire ceci : tout ce que nous cherchons en toute créature, tout cela est ombre, est nuit. Même la lumière de l’ange le plus élevé, si haut qu’il soit, 1. Voir Thomas d’Aquin, Summa theologiae, I, q. 58, a. 4, ad 1. 2. Moïse Maïmonide, Dux neutrorum, I, c. 71.

MEP.indd 273

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:16:43

reimp44892_int_274 Page 274

274

PRESTIGES DU NÉANT ET PUISSANCE DE DIEU

ne touche, cependant, rien de l’âme. Tout ce qui n’est pas la lumière première est obscur et est nuit. À partir de cela, l’âme ne trouve rien de Dieu. « Là je me relevai, cherchai de tous côtés et parcourus le vaste et l’étroit. Là les veilleurs me trouvèrent – c’étaient des anges – et je leur demandai s’ils n’avaient pas vu celui que mon âme aime. » Et ils se turent. Peut-être ne pouvaient-ils pas le nommer. « Lorsque j’allai un peu plus loin, là je trouvai » celui que je cherchais. Ce « peu » et ce « petit » qui l’empêcha, de sorte qu’elle ne le trouva pas, de cela j’ai aussi parlé davantage : celui pour qui toutes les choses qui passent ne sont pas petites et comme un rien ne trouve rien de Dieu. C’est pourquoi elle a dit : « Lorsque j’allai un peu plus loin, là je trouvai »1 celui que je cherchais. Ainsi Dieu se fait image et se verse dans l’âme, si tu le prends alors comme une lumière ou une essence ou une bonté, si tu connais encore quelque chose de lui, ce n’est pas Dieu. Voyez, l’on doit dépasser ce « petit », enlever tout ce qui est ajouté et connaître Dieu comme un. C’est pourquoi elle dit : « Lorsque j’allai un peu plus loin, là je trouvai celui que mon âme aime. » Nous disons très souvent : « Celui que mon âme aime. » Pourquoi ditelle : « Celui que mon âme aime » ? Or il est très loin au-dessus de l’âme et elle n’a pas nommé celui qu’elle aime. Il y a quatre raisons pour lesquelles elle ne l’a pas nommé. Une raison est que Dieu est sans nom. Si elle avait dû lui donner un nom, cela aurait dû être pensé. Dieu est au-dessus de tout nom. Nul ne peut venir à lui, de telle sorte qu’il puisse exprimer Dieu. Une deuxième raison pour laquelle elle ne lui a pas donné de nom est celle-ci : si l’âme émanait totalement avec amour en Dieu, alors elle ne saurait rien d’autre que l’amour. Elle croit que tous les gens le connaissent comme elle le connaît. Elle s’étonne que quelqu’un connaisse quelque chose d’autre que Dieu seul. La troisième raison : elle n’eut pas assez de temps pour le nommer. Elle ne peut pas aussi longtemps se détourner de l’amour. Elle ne peut lui donner aucun autre nom qu’amour. La quatrième raison : elle croyait peut-être qu’il n’avait pas d’autre nom qu’amour. Elle nomme tous les noms dans l’amour. C’est pourquoi elle dit : « Je me relevai et parcourus le vaste et l’étroit. Lorsque j’allai un peu plus loin, là je trouvai » celui que je cherchais. 1. Cantique des cantiques, 3, 2-4.

MEP.indd 274

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:16:46

reimp44892_int_275 Page 275

MAÎTRE ECKHART

275

« Paul se releva de terre et, les yeux ouverts, il ne vit rien. » Je peux voir le rien, cela est l’un. Il ne vit rien, cela était Dieu. Dieu est un rien et Dieu est un quelque chose. Ce qui est quelque chose est aussi rien. Ce qu’est Dieu, il l’est totalement. De cela parle le lumineux Denys1, là où il écrit au sujet de Dieu, il dit : il est au-delà de l’essence, il est au-delà de la vie, il est au-delà de la lumière. Il ne lui donne ni ceci ni cela et il veut dire qu’il est un je ne sais quoi qui est très loin au-delà. Celui qui voit quelque chose ou si quelque chose entre dans ta connaissance, ce n’est pas Dieu. Ce n’est pas Dieu, parce qu’il n’est ni ceci ni cela. Qui dit que Dieu est ici ou là, ne le croyez pas ! Cette lumière que Dieu est brille dans les ténèbres. Dieu est une vraie lumière. Qui doit la voir doit être aveugle et doit détacher totalement Dieu du quelque chose. Un maître dit : qui parle de Dieu au moyen de quelque ressemblance parle de lui de manière impure. Celui qui, en revanche, parle de Dieu au moyen du rien parle de lui de manière appropriée. Si l’âme entre dans l’un et là pénètre dans une pure déréliction d’elle-même, là elle trouve Dieu comme dans un rien. Il sembla à un homme comme dans un rêve – c’était un rêve éveillé – qu’il était enceint de rien comme une femme avec un enfant et dans ce rien est né Dieu. Il était le fruit du rien. Dieu est né dans le rien. C’est pourquoi il dit : « Il se releva de terre et, les yeux ouverts, il ne vit rien. » Il vit Dieu, là où toutes les créatures ne sont rien. Il vit toutes les créatures comme un rien, parce qu’il a en lui l’essence de toutes les créatures. Il est une essence qui a toutes les essences en lui. Il veut dire une autre chose, lorsqu’il dit : « Il ne vit rien. » Nos maîtres disent ceci : en qui connaît quelque chose à partir des choses extérieures, là doit entrer quelque chose, au moins une impression. De même que je veux prendre une image d’une chose, comme par exemple d’une pierre, de même j’attire en moi le plus grossier. Je retire cela de l’extérieur. Quand cela est, en revanche, dans le fond de mon âme, cela est là au plus haut et au plus noble. Là cela n’est rien qu’une image. Ce que mon âme connaît de l’extérieur, là entre quelque chose d’étranger. Si, en revanche, je connais les créatures en Dieu, là n’entre rien que Dieu seul, car en 1. Denys l’Aréopagite, De mystica theologia, c. 5.

MEP.indd 275

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:16:48

reimp44892_int_276 Page 276

276

PRESTIGES DU NÉANT ET PUISSANCE DE DIEU

Dieu, il n’y a rien que Dieu1. De même que je connais toutes les créatures en Dieu, de même je ne connais rien. Il vit Dieu, là où toutes les créatures ne sont rien. En troisième lieu, pourquoi ne vit-il rien ? Rien, cela était Dieu. Un maître dit : toutes les créatures sont en Dieu comme un rien, parce qu’il a en lui l’essence de toutes les créatures. Il est une essence qui a toutes les essences en lui. Un maître dit qu’il n’y a rien au-dessous de Dieu, aussi proche de lui soit-il, dans lequel n’entre quelque chose d’étranger. Un maître dit que l’ange se connaît lui-même et connaît Dieu sans médiation. Dans ce qu’il connaît d’autre entre quelque chose d’étranger. Cela est encore une impression, aussi petite soit-elle. Si nous devons connaître Dieu, cela doit advenir sans médiation. Là, ne peut entrer rien d’étranger. Si nous connaissons Dieu dans cette lumière, cela doit être propre et introduit sans aucune invasion de la moindre chose créée. Nous connaissons, en effet, la vie éternelle sans aucune médiation. Lorsqu’il ne vit rien, alors il vit Dieu. La lumière que Dieu est émane à l’extérieur et rend toute lumière ténèbres. La lumière dans laquelle alors Paul vit : dans cette lumière il vit Dieu, rien de plus. C’est pourquoi Job dit : « Il ordonne au soleil de ne pas briller et a enclos les étoiles sous lui comme sous un sceau. »2 Du fait qu’il était enveloppé par la lumière, là il ne vit rien d’autre. Car ce qui appartenait à l’âme se préoccupait et se souciait de la lumière que Dieu est, de telle sorte que cela ne pouvait rien percevoir d’autre. Et cela est un bon enseignement pour nous. Car, si nous nous préoccupons de Dieu, nous sommes moins préoccupés de l’extérieur. En quatrième lieu, pourquoi ne vit-il rien ? La lumière qu’est Dieu est sans mélange, là n’entre aucun mélange. Qu’il n’y eût rien là était un signe de ce qu’il vit la vraie lumière. Avec la lumière, il ne veut dire rien d’autre que : « Les yeux ouverts, il ne vit rien. » En ce qu’il ne vit rien, là il vit le rien divin. Saint Augustin3 dit : lorsqu’il ne vit rien, alors il vit Dieu. Qui ne voit rien d’autre et est aveugle voit Dieu. De cela parle saint Augustin : du fait que Dieu est une vraie lumière, une demeure de l’âme, et lui est plus proche que l’âme n’est proche d’elle-même, si l’âme s’est 1. Voir Thomas d’Aquin, Summa theologiae, I, q. 27, a. 3, ad 2. 2. Job, 9, 7. 3. Augustin, Sermo 279, c. 1, n. 1.

MEP.indd 276

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:16:51

reimp44892_int_277 Page 277

MAÎTRE ECKHART

277

détournée de toutes les choses en devenir, il doit nécessairement arriver que Dieu luise et rayonne en elle. L’âme ne peut avoir ni amour ni angoisse, sans savoir d’où. Si l’âme ne sort pas vers les choses extérieures, elle rentre ainsi chez elle et habite dans sa lumière pure et simple. Là elle n’aime et n’a ni angoisse ni crainte. La connaissance est fond et fondement de toute essence. L’amour ne peut être attaché à rien d’autre qu’à la connaissance. Si l’âme est aveugle et ne voit rien d’autre, alors elle voit Dieu et cela doit nécessairement être. Un maître1 dit : l’œil, dans sa plus grande pureté où il n’a aucune couleur, voit toutes les couleurs. Non seulement là où il est en lui-même dépourvu de toutes les couleurs mais davantage là où il se tient au corps, là il doit être sans couleur, si l’on doit connaître les couleurs. Ce qui est là sans couleur, là on voit toutes les couleurs, même si cela était en dessous, aux pieds. Dieu est une essence telle qu’il porte en lui toutes les essences. Si Dieu doit être connu de l’âme, alors elle doit être aveugle. C’est pourquoi il dit : « Il vit » ce « rien » de la lumière duquel toute lumière est, de l’essence duquel toute essence est. De cela parle la fiancée dans le Livre de l’amour : « Lorsque j’allai un peu plus loin, là je trouvai celui que mon âme cherchait. » Cet un « peu » plus loin où elle alla était toutes les créatures. Qui ne les repousse pas ne trouve rien de Dieu. Elle veut dire aussi : si petit, si pur que soit ce par quoi je connais Dieu, cela doit être enlevé. Même si je prends la lumière qui est vraiment Dieu, en tant qu’elle touche mon âme, cela lui fait du tort. Je dois le prendre là où il surgit. Je pourrais ne pas bien voir la lumière là où elle apparaît sur le mur, si je ne tournais mes yeux vers là où elle surgit. Cependant, si je la prends là où elle jaillit, je dois être dépris du surgissement luimême. Je dois la prendre là où elle plane en elle-même. Toutefois, je dis que cela lui fait du tort : je ne dois la prendre ni là où elle touche, ni là où elle jaillit, ni là où elle plane en elle-même, parce que ce sont tous encore des modes. L’on doit prendre Dieu comme un mode sans mode, comme une essence sans essence, parce qu’il n’a pas de mode. De cela parle saint Bernard2 : « Qui doit te connaître, Dieu, doit te mesurer sans mesure. » Prions notre Seigneur d’entrer dans cette connaissance qui est là totalement un mode sans mode et sans mesure. Que Dieu nous y aide. Amen. 1. Aristote, De anima, II, c. 7, 418 b 26.

MEP.indd 277

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:16:53

reimp44892_int_278 Page 278

278

PRESTIGES DU NÉANT ET PUISSANCE DE DIEU

SERMON ALLEMAND 52 : HEUREUX LES PAUVRES EN ESPRIT

La béatitude ouvrit sa bouche de sagesse et dit : « Bienheureux les pauvres en esprit car le Royaume des cieux est à eux. » Tous les anges, tous les saints et tout ce qui jamais naquit doit se taire, quand parle la sagesse du Père. Car toute la sagesse des anges et de toutes les créatures est une pure folie devant la sagesse sans fond de Dieu. Celleci a dit que les pauvres sont bienheureux. Or il y a deux sortes de pauvreté : une pauvreté extérieure. Elle est bonne et très louable en l’homme qui la pratique volontairement pour l’amour de notre Seigneur Jésus-Christ, parce que lui-même l’a possédée sur terre. De cette pauvreté, je ne veux maintenant pas dire plus. Plus : il y a une autre pauvreté, une pauvreté intérieure au sujet de laquelle il faut comprendre la parole de notre Seigneur, quand il dit : « Bienheureux les pauvres en esprit. » Maintenant, je vous prie d’être, de telle sorte que vous compreniez ce discours, parce que je vous dis par l’éternelle vérité : si vous n’êtes pas semblables à la vérité dont nous voulons maintenant parler, vous ne me comprendrez pas. Vous m’avez demandé ce qu’est la pauvreté en elle-même et ce qu’est un homme pauvre. À cela, je veux ici répondre. L’évêque Albert1 dit qu’est un homme pauvre celui qui ne tire pas de satisfaction de toutes les choses que Dieu a créées – et cela est bien dit. Plus : nous disons encore mieux et prenons « pauvreté » d’une manière plus haute. Est un homme pauvre celui qui ne veut pas, ne sait pas et n’a pas. De ces trois points, je veux maintenant parler. Et je vous prie, pour l’amour de Dieu, de comprendre cette vérité, si vous pouvez. Et si vous ne la comprenez pas, alors ne vous en préoccupez pas, parce que je veux parler d’une vérité telle que peu de gens de bien la comprendront. 2. Ps.-Bernard, In Cant. Sermo VII.

MEP.indd 278

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:16:56

reimp44892_int_279 Page 279

MAÎTRE ECKHART

279

En premier lieu, nous disons qu’est un homme pauvre celui qui ne veut pas. Ce sens n’est pas bien compris par certaines gens. Ce sont des gens qui se comportent avec propriété dans la pénitence et dans les exercices extérieurs auxquels les gens accordent une grande importance. Que Dieu ait pitié de ce que ces gens connaissent si peu de la vérité divine ! Ces hommes reçoivent le nom de saints à partir d’images extérieures. Plus : de l’intérieur, ce sont des ânes, parce qu’ils ne comprennent pas le critère de la vérité divine. Ces hommes disent qu’est un homme pauvre celui qui ne veut pas. Ils le prouvent ainsi : un homme doit vivre de telle sorte qu’il n’accomplisse plus jamais sa volonté par rapport à aucune chose. Plus : de telle sorte qu’il doive rechercher seulement comment accomplir la volonté bien-aimée de Dieu. Ces hommes sont en bonne posture, parce que leur opinion est bonne. C’est pourquoi nous voulons les louer. Que Dieu, dans sa miséricorde, leur donne le Royaume des cieux ! Plus : je dis auprès de la vérité divine que ces hommes ne sont pas des hommes pauvres ni ne sont semblables à des hommes pauvres. Ils sont tenus en grande considération aux yeux des gens qui ne connaissent rien de mieux. Plus : je dis que ce sont des ânes dans l’ignorance de la vérité. Avec leurs bonnes opinions, qu’ils aient le Royaume des cieux ! Plus : de la pauvreté dont nous voulons parler, ils ne savent rien. Celui qui maintenant me demanderait ce qu’est un homme pauvre qui ne veut pas, je lui répondrais et je lui dis : aussi longtemps qu’un homme tient que cela est sa volonté qu’il veuille accomplir la volonté bien-aimée de Dieu, cet homme n’a pas la pauvreté dont nous voulons parler. Car cet homme a une volonté avec laquelle il veut satisfaire la volonté de Dieu et ce n’est pas la droite pauvreté. Car, si l’homme devait avoir vraiment la pauvreté, alors il devrait demeurer aussi dépris de sa volonté créée qu’il le faisait quand il n’était pas. Car je vous dis auprès de la vérité éternelle : tant que vous avez la volonté d’accomplir la volonté de Dieu et que vous avez le désir de l’éternité et de Dieu, vous n’êtes pas pauvres. Car est un homme pauvre celui qui ne veut pas et ne désire pas. Quand je me tenais dans ma cause première, alors je n’avais pas de Dieu et alors j’étais cause de moi-même. Alors, je ne voulais pas et ne désirais pas, parce que j’étais un être dépris et connaisseur de moi-même d’après la vérité dont je jouissais. Alors, je me voulais moi-même et ne

MEP.indd 279

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:16:59

reimp44892_int_280 Page 280

280

PRESTIGES DU NÉANT ET PUISSANCE DE DIEU

voulais aucune autre chose. Ce que je voulais, je l’étais et ce que j’étais, je le voulais. Et ici je me tenais dépris de Dieu et de toutes les choses. Plus : quand, de ma libre volonté, je sortis et reçus mon être créé, alors, j’eus un Dieu. Car, avant que les créatures ne soient, alors Dieu n’était pas Dieu. Plus : il était ce qu’il était. Quand les créatures devinrent et reçurent leur être créé, alors Dieu ne fut pas Dieu en lui-même. Plus : il était Dieu dans les créatures. Or nous disons que Dieu, selon qu’il est Dieu, n’est pas une fin parfaite des créatures : la plus infime créature en Dieu a une aussi grande richesse. Et s’il se trouvait qu’une mouche eût la raison et voulût chercher de manière rationnelle le fond éternel de l’être divin d’où elle est venue, alors nous dirions que Dieu, avec tout ce qu’il est en tant que Dieu, ne pourrait pas accomplir ni satisfaire cette mouche. C’est pourquoi prions Dieu d’être affranchi de Dieu, de saisir la vérité et de jouir de l’éternité, parce que les anges les plus hauts, la mouche et l’âme sont égaux là où je me tenais et voulais ce que j’étais et étais ce que je voulais. Donc nous disons : si l’homme était pauvre en volonté, alors il devrait aussi peu vouloir et désirer qu’il voulait et désirait, quand il n’était pas. Et, de cette manière, pauvre est l’homme qui ne veut pas. En un deuxième lieu, est un homme pauvre celui qui ne sait pas. Un jour, nous avons dit que l’homme devait vivre de telle sorte qu’il ne vive ni pour lui-même, ni pour la vérité, ni pour Dieu. Plus : maintenant, nous disons autrement et voulons dire plus : que l’homme qui doit posséder la pauvreté doit vivre de telle sorte qu’il ne sache pas qu’il ne vit en aucune manière pour lui-même ni pour la vérité ni pour Dieu. Plus : il doit être affranchi de tout savoir qu’il ne sait pas, ne connaît pas et n’aperçoit pas que Dieu vit en lui. Plus : il doit être affranchi de toute connaissance qui est vivante en lui. Car, quand l’homme se tenait dans le mode éternel de Dieu, alors ce n’était pas un autre qui vivait en lui. Plus : ce qui vivait là était lui-même. Ainsi nous disons que l’homme doit se tenir si dépris de son propre savoir qu’il le faisait, quand il n’était pas. Qu’il laisse Dieu opérer ce qu’il veut et que l’homme se tienne dépris. Tout ce qui est jamais venu de Dieu réside dans un pur opérer. Or l’œuvre propre de l’homme est d’aimer et de connaître. Mais il y a une question : où se trouve principalement la béatitude ? Plusieurs maîtres

MEP.indd 280

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:17:02

reimp44892_int_281 Page 281

MAÎTRE ECKHART

281

disent qu’elle se trouve dans l’amour. D’autres disent qu’elle se trouve dans la connaissance et l’amour – et ils parlent mieux. Plus : nous disons qu’elle ne se trouve ni dans la connaissance ni dans l’amour. Plus : il y a quelque chose d’un dans l’âme d’où émanent la connaissance et l’amour. Lui-même ne connaît ni n’aime comme le font les puissances de l’âme. Qui connaît cet un connaît où se trouve la béatitude. Cet un n’a ni avant ni après et il n’attend aucune chose qui s’ajoute, parce qu’il ne peut ni gagner ni perdre. C’est pourquoi il est si dépouillé qu’il ne sait pas que Dieu opère en lui. Plus : il est lui-même le même qui jouit de lui-même à la manière de Dieu. Ainsi nous disons que l’homme doit rester affranchi et dépris, de telle sorte qu’il ne sache ni ne connaisse que Dieu opère en lui. De cette manière, l’homme peut posséder la pauvreté. Les maîtres disent que Dieu est un être, un être rationnel et qu’il connaît toutes choses. Je dis, en revanche, que Dieu n’est pas un être ni un être rationnel et qu’il ne connaît ni ceci ni cela. C’est pourquoi Dieu est dépris de toutes choses et c’est pourquoi il est toutes choses1. Or celui qui doit être pauvre en esprit doit être pauvre de tout son savoir propre parce qu’il ne connaît aucune chose, ni Dieu, ni les créatures, ni soimême. C’est pourquoi il est nécessaire que l’homme se prépare à ne pas pouvoir savoir ni connaître l’œuvre de Dieu. De cette manière, l’homme peut être pauvre de son propre savoir. En troisième lieu, est pauvre un homme qui n’a pas. Beaucoup d’hommes ont dit que la perfection est ne rien avoir des choses corporelles du royaume terrestre. Et cela est bien vrai en un sens : pour qui le fait volontairement. Mais ce n’est pas le sens que je vise. J’ai dit auparavant qu’est un homme pauvre celui qui ne veut pas accomplir la volonté de Dieu. Plus : que l’homme vive de telle sorte qu’il soit aussi dépris à la fois de sa propre volonté et de la volonté de Dieu qu’il l’était quand il n’était pas. C’est de cette pauvreté que nous voulons dire qu’elle est la plus haute pauvreté. En second lieu, nous avons dit qu’est pauvre un homme qui ignore en lui l’œuvre de Dieu. Il doit rester aussi dépris de connaissance et d’amour que Dieu reste dépris de toutes choses : cela est la pauvreté la plus éclatante. Mais le troisième point est la 1. Albert le Grand, Enarrationes in evangelium Matth., 5, 3.

MEP.indd 281

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:17:05

reimp44892_int_282 Page 282

282

PRESTIGES DU NÉANT ET PUISSANCE DE DIEU

pauvreté la plus intérieure dont nous voulons maintenant parler : c’est-àdire que l’homme n’ait rien. Or remarquez ici avec sérieux ! J’ai parfois dit, et un grand maître le dit aussi, que l’homme doit être tellement dépris de toutes choses et de toutes œuvres, à la fois intérieures et extérieures, qu’il puisse être un lieu propre de Dieu où Dieu puisse œuvrer intérieurement. Nous disons maintenant autrement. S’il se trouve que l’homme reste dépris de toutes créatures, de Dieu et de lui-même et s’il est encore en lui tel que Dieu trouve lieu en lui pour œuvrer, alors nous disons : aussi longtemps qu’il en est ainsi dans cet homme, il n’est pas pauvre dans la pauvreté la plus intérieure. Car Dieu ne vise pas dans ses œuvres à ce que l’homme ait un lieu en lui où Dieu puisse œuvrer intérieurement. Car la pauvreté en esprit est qu’il reste tellement dépris de Dieu et de toutes ses œuvres, si Dieu veut œuvrer dans l’âme, que Dieu soit lui-même le lieu dans lequel il veuille œuvrer intérieurement – et cela, il le fait volontiers. Car, s’il trouve un homme si pauvre, Dieu pâtit sa propre œuvre et Dieu est le lieu propre de son œuvre, Dieu étant à l’œuvre en lui-même. Ici, dans cette pauvreté, l’homme rejoint l’être éternel qu’il a été, qu’il est maintenant et qu’il doit toujours demeurer. Il y a une question. Saint Paul dit : « Tout ce que je suis, je le suis par la grâce de Dieu. » Or ce discours semble au-dessus de la grâce, de l’être, de la compréhension, de la volonté et de tout désir – comment donc la parole de saint Paul peut-elle être vraie ? À cela l’on répondrait ainsi : que la parole de saint Paul est vraie. Que la grâce de Dieu fût en lui, cela était nécessaire, parce que la grâce de Dieu avait pour œuvre en lui que l’accidentalité atteigne l’être. Quand la grâce cessa et eut accompli son œuvre, Paul resta ce qu’il était. Ainsi nous disons que l’homme doit rester tellement pauvre qu’il ne doit ni être ni avoir aucun lieu où Dieu puisse œuvrer intérieurement. Là où l’homme garde un lieu, il garde une différence. C’est pourquoi je prie Dieu qu’il m’affranchisse de Dieu, parce que mon être essentiel est audessus de Dieu, dans la mesure où nous prenons Dieu comme commencement des créatures. Car dans l’être de Dieu, où Dieu est au-dessus de l’être et de la différence, là j’étais moi-même, là je me voulais moi-même, me connaissais moi-même capable de faire cet homme. C’est pourquoi je

MEP.indd 282

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:17:09

reimp44892_int_283 Page 283

MAÎTRE ECKHART

283

suis ainsi cause de moi-même selon mon être qui est éternel et non pas selon mon devenir qui est temporel. C’est pourquoi je suis né ainsi et, d’après mon mode né, je suis mortel. D’après mon mode non né, j’ai été éternellement, suis maintenant et dois toujours demeurer. Ce que je suis selon le fait d’être né doit mourir, devenir rien, parce que cela est temporel. C’est pourquoi cela doit se corrompre ainsi avec le temps. Dans ma naissance, là toutes choses naquirent et je fus cause de moimême et de toutes choses. Et si je l’avais voulu, je ne serais pas et aucune chose ne serait. Et si je n’étais pas, Dieu ne serait pas non plus. Que Dieu soit Dieu, de cela je suis une cause. Si je n’étais pas, Dieu ne serait pas Dieu. Savoir cela, ce n’est pas nécessaire. Un grand maître dit que sa percée est plus noble que son émanation. Cela est vrai. Quand j’émanai hors de Dieu, alors toutes les créatures dirent : « Dieu, il est. » Et cela ne peut me rendre heureux, parce qu’ici je me pose comme créature. Plus : dans la percée, là je reste dépris de ma volonté dans la volonté de Dieu et reste dépris de la volonté de Dieu, de toutes ses œuvres et de Dieu lui-même. Ainsi suis-je au-dessus de toutes les créatures et ne suis ni Dieu ni créature. Plus : je suis ce que j’étais et ce que je dois demeurer maintenant et toujours. Là je reçus une impression qui me porte au-dessus de tous les anges. Dans cette impression, je reçus une richesse telle que Dieu ne peut pas me satisfaire selon tout ce que Dieu est et selon toutes ses œuvres divines. Car je reçus dans cette percée que Dieu et moi sommes un. Là je suis ce que j’étais et là je ne perds ni ne gagne, parce que là je suis une cause immobile qui meut toutes choses1. Ici, Dieu ne trouve aucun lieu en l’homme, parce que l’homme obtient avec cette pauvreté qu’il soit devenu et doive toujours demeurer. Ici Dieu est un dans l’esprit et cela est la pauvreté la plus intérieure que l’on peut trouver. Que celui qui ne comprend pas cela ne s’en tourmente pas en son cœur ! Car tant que l’homme n’est pas semblable à cette vérité, il ne comprendra pas ce discours. Car c’est une vérité non pensée qui est venue du cœur de Dieu sans médiation. À vivre ainsi, à éprouver cela éternellement, que Dieu nous aide ! Amen. 1. Voir Denys l’Aréopagite, De caelestia hierarchia, 4, 1.

MEP.indd 283

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:17:12

reimp44892_int_285 Page 285

NI C O L AS DE C U ES

Nicolas de Cues naît dans la Moselle allemande, à Kues, en 1401. Il meurt en 1464 à Todi en laissant une œuvre philosophique remarquable en étendue et en profondeur. C’est un esprit très curieux et d’une extrême érudition. Il a suivi une formation de base à l’Université de Heidelberg (1416), formation qu’il a complétée par des études de mathématiques à Padoue. À 23 ans, il était déjà docteur en droit canonique, titre qui lui a valu une carrière brillante au sein de la hiérarchie catholique. Il s’inscrit ensuite à Cologne pour y étudier la philosophie et la théologie. C’est à Cologne qu’il va entrer en contact avec le néo-platonisme, non seulement Érigène et Denys, mais aussi Maître Eckhart et Proclus1, tous des penseurs qui ont beaucoup influencé sa philosophie. Nourri par le néoplatonisme, il accorde un rôle très important à la notion de néant. Comme pour Jean Scot, la création ex nihilo est équivalente chez Nicolas de Cues à la création ex Deo. Il est cependant plus attentif qu’Érigène et Maître Eckhart à la nécessité d’un principe de distinction entre Dieu et la créature. Le monde n’est selon Nicolas de Cues ni Dieu 1. Afin de mieux comprendre la contribution de Nicolas de Cues à la problématique du néant, il est donc très utile de consulter dans ce recueil les chapitres consacrés à Proclus, Denys, Érigène, Bonaventure et Maître Eckhart.

MEP.indd 285

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:17:18

reimp44892_int_286 Page 286

286

PRESTIGES DU NÉANT ET PUISSANCE DE DIEU

ni néant. Placé entre Dieu et le néant (intra Deum et nihil), le monde est axiologiquement postérieur à Dieu et antérieur au néant1. L’être est ce par quoi Dieu s’oppose au néant. Mais de quel néant s’agit-il ? Cette question est fondamentale, car elle permet de toucher à ce qui fait l’originalité même de la problématique du néant dans la pensée du Cardinal. En effet, même si Nicolas de Cues assume le postulat néo-platonicien selon lequel le Principe n’est pas un étant parmi les autres, car il est suressentiel, ce néant auquel Dieu fait opposition au moyen de l’étant, c’est-à-dire de la créature, n’est pas Dieu lui-même, mais l’altérité. Être, c’est venir à l’existence à partir d’un principe non ontique, c’est-à-dire Dieu, dans le néant, c’est-à-dire in alteritatem : le monde est une manifestation divine qui se réalise dans le néant de l’altérité2. L’altérité n’est pas, elle est néant, cependant sa nihilité n’est pas dépourvue d’importantes conséquences sur la modalité de l’être et du connaître des étants. Examinons chacun de ces deux aspects. Concernant la connaissance, Nicolas de Cues assume pour l’essentiel la thèse érigénienne de l’inconnaissabilité de Dieu et de la quiddité des choses. Notre esprit étant dans l’impossibilité d’atteindre la vérité de façon adéquate, il n’existe pas de connaissance humaine certaine3. L’originalité de la pensée de Nicolas de Cues est d’avoir approfondi le fondement négatif de cette impossibilité radicale de connaître les choses comme elles sont : l’acte de connaître, qui érige à juste titre l’affirmation 1. De Docta Ignorantia, II, § 2, trad. L. Moulinier, Paris, Alcan, 1930, p. 108 : « Qui peut donc comprendre son être [de la créature], en réunissant en même temps dans la créature la nécessité absolue, de par laquelle elle est, et la contingence, sans laquelle elle n’est pas ? En effet l’on voit que la créature elle-même qui n’est ni Dieu, ni le néant, mais comme postérieure à Dieu et antérieure au néant, se trouve entre Dieu et le néant, comme dit un sage : “Dieu est l’opposition du néant avec la médiation de l’être”. » 2. Cette association de l’altérité et du néant a comme origine lointaine le Sophiste de Platon. Pour Nicolas de Cues aussi, la notion d’altérité, comme l’indique la racine alter, est intimement associée à la négation, à savoir la négation comme « autre ». Cependant, différemment de ce que soutient Platon dans le Sophiste, l’altérité est absolument néant pour notre auteur, elle n’est pas une idée et ne participe donc pas de l’être : elle est radicalement néant et principe de nihilité. Voir supra la présentation de J. Laurent consacrée au Sophiste. 3. De Coniecturis, I, chap. XI, § 55 : « Le quelque chose n’est pas atteint, en tant qu’il est, si ce n’est dans la vérité précise, par laquelle il est » (éd. Meiner, p. 56).

MEP.indd 286

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:17:21

reimp44892_int_287 Page 287

NICOLAS DE CUES

287

comme modèle idéal de discours, est en réalité entièrement déterminé par le néant comme altérité1. L’altérité intervient à plusieurs niveaux de l’acte cognitif : 1 / tout d’abord, l’intellect n’est pas, c’est-à-dire est autre que la chose2 ; 2 / ensuite, l’altérité joue aussi dans la relation entre des intelligences différentes, car la vision ne s’altère pas seulement dans un même individu selon les différentes étapes de son existence, mais elle diffère surtout d’un individu à un autre3 ; 3 / définir, c’est poser une différence, déterminer un autre. En conséquence de quoi le mouvement de notre appréhension du vrai est infini4. Le néant comme altérité le conduit alors à penser l’acte de connaître comme une réelle production. En effet, l’esprit humain prend part à l’aspect productif de la nature créatrice. Ensuite, sa production est le résultat d’un agir sur soi-même (ex se ipsa)5. Par conséquent, la thèse selon laquelle le monde est la manifestation divine, ou mieux Dieu s’automanifestant, ne se soutient pas à partir d’une connaissance du monde tel qu’il est, mais bien plutôt à partir de l’auto-explication de notre esprit. 1. De Coniecturis, I, prologue, § 2, 5-9 : « [...] toute assertion positive humaine sur le vrai est conjecture » (p. 4). 2. De Coniecturis, I, XI, § 55, 1-4 : « Conçois que rien en effet que tu peux comprendre n’est intelligible en tant qu’il est, si tu admets que ton intellect est autre chose que l’intelligible lui-même ; en effet, seul l’intelligible lui-même est compris dans son intellect propre, d’où sort l’étant, en tant qu’il est, et autrement dans toutes les autres choses » (p. 56). 3. De Coniecturis, prologue, § 3 : « Parce que l’intelligence créée, d’actualité finie, existe dans un autre seulement de façon autre, en sorte qu’il demeure une différence entre tous ceux qui conjecturent, rien ne pourra être très certain sinon le fait que les différents degrés du vrai insaisissable demeurent différents, mais que les conjectures sont à leur tour sans mesure, et ainsi, bien que l’un soit peut-être plus proche que l’autre, comme il en est des sens, aucun ne voit jamais indéfectiblement » (p. 4-5). 4. Pouvoir connaître la vérité d’une chose équivaudrait à être apte à saisir pleinement et sans exception la totalité du réel. Cela nous étant inaccessible, notre appréhension de n’importe quelle chose se fait, selon le Cardinal, par une progression infinie où les perspectives déjà cernées demeurent suspendues à l’infinité des perspectives non encore délimitées. Voir Idiota De Mente, chap. X : « Si la grandeur distingue le tout à partir de toute chose, alors rien n’est connu, si toutes les choses ne sont pas connues. [...] Car la partie n’est pas connue si le tout n’est pas connu ; en effet le tout mesure la partie. [...] De la même manière la partie comparée à une partie doit conserver son tout » (éd. Meiner, p. 91). 5. De Aequalitate, § 9 : « L’âme tend vers toutes les autres choses à travers elle-même, et ne trouve rien dans toute la variété intelligible, sauf ce qu’elle trouve en elle, pour que toutes choses soient sa ressemblance. Et elle voit toutes choses en elle plus véritablement que si elles étaient en d’autres choses, vers l’extérieur. Et plus elle sort vers les autres, pour chercher à connaître, plus elle entre en elle-même, pour chercher à se connaître » (éd. Meiner, p. 12-13).

MEP.indd 287

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:17:25

reimp44892_int_288 Page 288

288

PRESTIGES DU NÉANT ET PUISSANCE DE DIEU

Autrement dit, ce que nous voyons de la manifestation divine n’est rien d’autre qu’une « anthropophanie », c’est-à-dire l’auto-expression de l’esprit humain1. Cependant, l’altérité ne joue pas seulement un rôle dans la thèse cusaine de la connaissance comme conjecture. Elle intervient différemment dans les différents modes de conjecturer le monde. Une même chose peut être conjecturée selon qu’elle est en Dieu, dans l’intellect, dans la raison ou dans le sensible. À cause de l’altérité, ce qui se donne à voir par les sens est toujours une explication, un développement et jamais une complication ou une synthèse de quelque chose. Le confus qui émane de la sensibilité est recueilli dans l’unité rationnelle. C’est en ce sens que l’on doit comprendre que l’âme est une précision du sensible2. Cependant la puissance de l’altérité dans le monde sensible est telle que toute perception implique ici nécessairement une présence massive. L’on ne peut sentir ce qui n’est pas, à moins de transcender le niveau proprement sensible. L’absence ne se donne qu’au niveau rationnel3. Mais que percevons-nous par les sens ? Selon Nicolas de Cues, la vision sensible se résume à « est » ou « existe », au sens d’ « il y a », conjugués bien évidemment toujours au présent. Le sensible est le lieu de la présence et du temps présent4. Pour que le quelque chose soit perçu, la sensation doit être au préalable distinguée, posée par l’âme qui est à proprement parler son unité. 1. De Coniecturis, I, chap. V, § 5 : « C’est pourquoi l’esprit humain s’est manifesté sous la forme d’un monde conjectural, de même que l’esprit divin [s’est manifesté sous la forme d’un monde] réel. C’est pourquoi cette entité divine absolue est tout ce qui est dans tout ce qui est, et ainsi l’unité de l’esprit humain est l’entité de ses conjectures. Or Dieu produit toutes choses par lui-même, si bien qu’il est en même temps principe intellectuel et fin de toutes choses ; ainsi le déploiement (explicatio) du monde rationnel, qui procède de l’enveloppement de notre esprit, est à cause de ce fabricateur même [à savoir l’esprit] » (p. 8). 2. Voir De Coniecturis, I, X, § 52 : « La raison se manifeste comme la précision des sens ; elle unit en effet les nombres sensibles par sa précision, et les choses sensibles elles-mêmes sont mesurées par la précision rationnelle. Mais elle n’est pas vraie de façon simple, mais elle est la vraie mesure rationnellement » (p. 52). 3. De Coniecturis, I, VIII, § 33 : « Toute négation et tout non-être sont écartés de cette région des choses sensibles » (p. 38). 4. Voir De Coniecturis, I, VIII, § 33 : « Dans cette unité infime, les verbes sont seulement au temps présent » (p. 8). La raison en est que les sens ne discriminent pas tout ce qu’ils perçoivent, car ils sont impuissants à nier quoi que ce soit.

MEP.indd 288

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:17:27

reimp44892_int_289 Page 289

NICOLAS DE CUES

289

Par conséquent, la définition nécessaire à la connaissance rationnelle du quelque chose implique la distinction. Définir c’est poser une différence et déterminer un autre. La quête rationnelle de la connaissance procède de cette façon, c’est-à-dire du cerné vers le non encore cerné (mais néanmoins cernable), car l’étant recherché est toujours saisi dans une trame de rapports avec ce qui n’est pas lui-même et exige en outre la détermination comme condition préalable de son appréhension1. Les principes de la non-contradiction et du tiers exclu deviennent ici les critères de validité du discours rationnel. Cependant, l’on ne peut cerner le domaine rationnel qu’en posant une unité supérieure, qui enveloppe en quelque sorte ce qui est développé dans la raison. L’intellect est donc la racine, la source de l’unité rationnelle2. Cette unité est à juste titre la racine de l’unité rationnelle. Et enfin, lorsque la pensée s’évertue à une conjecture du fondement absolu qui transcende tout être et tout néant, elle est conduite à rompre avec le principe d’identité, car la source de la définition qui délimite l’identité du quelque chose n’est pas sujette à une définition d’étant. Elle atteint par là même un niveau suressentiel, où l’identité n’exige pas l’altérité, puisque la première implication de la définition cusaine du Principe est qu’il n’est l’autre de rien : le Principe se distingue de par son indistinction elle-même. L’extrait du Trialogus de Possest qui suit développe l’une des conséquences les plus importantes de cette négativité. Elle concerne cette fois non pas la connaissance mais le mode d’être des créatures. En raison de la négativité inhérente à sa finitude, l’étant n’est pas ce qu’il peut être, c’est-à-dire qu’il est dans l’impossibilité d’assurer l’être à sa puissance. Contrairement à Aristote, Nicolas de Cues n’entend pas attribuer à l’être 1. Au sujet de l’unité qui coïncide avec la maximité, Nicolas de Cues affirme : « Si une telle unité est absolue d’une façon universelle, hors de tout rapport et de toute restriction, il est manifeste, puisqu’elle est la maximité absolue, que rien ne lui est opposé » (De la Docte Ignorance, I, § 2 ; trad. L. Moulinier, p. 38). 2. De Coniecturis, II, XIII, § 134 : « Il est le principe et la limite intelligible du rationnel, de même que son principe et sa limite sont son unité absolue. Tendre vers son union équivaut à agir vers le haut selon sa nature intellectuelle et se reposer dans ce mouvement, comme la raison se repose dans l’intelligence elle-même, vers laquelle elle ne peut monter que par la descente de l’intelligence et par la libération participée de sa lumière » (p. 130).

MEP.indd 289

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:17:30

reimp44892_int_290 Page 290

290

PRESTIGES DU NÉANT ET PUISSANCE DE DIEU

créaturel la coexistence des deux modalités, celle de l’être en puissance et celle de l’être en acte1. Autrement dit, la créature n’est pas à la fois acte et puissance, car exister pour l’étant limité implique une distension interne qui l’empêche d’être absolument, c’est-à-dire d’être actuellement ce qu’il sera dans le futur2. Ce qui se manifeste est donc le résultat d’un processus, d’une dialectique de l’être et du néant qui a lieu dans l’être divin luimême, où l’opposition entre l’acte et la puissance est dépassée, car fondée dans l’indistinction des opposés3. La reprise et le dépassement des modalités aristotéliciennes de l’acte et de la puissance représentent une percée réelle vers une compréhension du monde comme signe visible de l’invisible, manifestation du caché, être du néant, affirmation de la négation, car ils apportent un fondement à la conception du monde comme théophanie. Le Principe absolu qui dépasse toute opposition et qui n’est atteint que dans la coïncidence des opposés dépasse l’alternative être réel / être possible : il est l’identité de la possibilité et de la réalité. Dieu est chez Nicolas de Cues omnipotentia, ce qui signifie littéralement puissance de toute chose. Le Cusain peut alors dire que Dieu se manifeste en chaque étant, à chaque fois qu’un étant devient ce qu’il n’était pas. L’entrée en acte de l’étant est pensée comme l’expressivité du Créateur. L’étant est signe à un double niveau : en raison de son altérité, il est signe de la finitude par laquelle il n’est pas, mais en tant qu’il est, il est l’expression de l’Infinité qui l’a engendré. Pedro Calixto. 1. Trialogus de Possest, § 25 : « Car comme le non-être peut être par le tout-puissant, il est en acte de toute façon, parce que le pouvoir absolu est en acte dans le tout-puissant. Si en effet quelque chose peut être fait à partir du non-être par une quelconque puissance, il est enveloppé de toute façon dans la puissance infinie. Le non-être est donc ici l’être tout. Toute créature, qui peut être conduite du non-être dans l’être, est là où le pouvoir est l’être, et est le possest luimême » (p. 31-32). 2. Trialogus de Possest, § 7 : « Tout ce qui est après lui possède la distinction de la puissance et de l’acte. » 3. De Venatione Sapientiae, § 13 ; édition Meiner, t. XIII. Traduction : « Il est en effet avant toute différence : avant la différence de l’acte et de la puissance, avant la différence du pouvoir devenir et du pouvoir faire, avant la différence de la lumière et des ténèbres, et surtout avant la différence de l’être et du non-être, du quelque chose et du rien, et avant la différence de l’indifférence et de la différence, de l’égalité et de l’inégalité, et ainsi de suite. »

MEP.indd 290

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:17:32

reimp44892_int_291 Page 291

291

NICOLAS DE CUES

BIBLIOGRAPHIE

Beierwaltes W., Identität und Differenz : zum Prinzip cusanischen Denkens, Opladen, Westdeutscher Verlag, 1977. Counet J.-M., Mathématiques et dialectique chez Nicolas de Cues, Paris, Vrin, 2000. Flasch K., Die Metaphysik des einen bei Nikolaus von Kues, Leiden, Brill, 1973. Gandillac (de) M., La philosophie de Nicolas de Cues, Paris, Aubier, 1941. Peña L., « El Pluscuamracionalismo de Nicolas de Cusa : Las contradicciones allende la contradiccion », Revista Española de Filosofia Medieval, 1993, p. 143158. — « Au-delà de la coïncidence des opposés. Remarques sur la théologie copulative de Nicolas de Cues », Revue de théologie et de philosophie, 121, 1989, p. 57-78. — « La superación de la lógica aristotélica en el pensamiento del Cusano », La Ciudade de Dios, 101,1988, p. 573-598.

MEP.indd 291

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:17:35

reimp44892_int_292 Page 292

DIALOGUE À TROIS SUR L’ÊTRE EN PUISSANCE

§ 62-75

[§ 62] JEAN : Parmi les innombrables choses que je voudrais entendre, il en est une toute particulière : comment atteignons-nous mieux par la voie négative cette forme toute-puissante dont on dit qu’elle est vue au-dessus de tout être et non-être (super omne esse et non-esse) ? LE CARDINAL : Il faut présupposer, Père, ce que vous avez entendu de moi à une autre occasion1, à savoir qu’il y a trois recherches spéculatives2. La plus basse est la physique, qui s’occupe de la nature et considère les formes non séparées qui sont soumises au mouvement. Car la nature est une forme dans la matière, c’est pourquoi elle est non séparée, au point d’être dans un autre, c’est-à-dire autrement3. Elle est donc continuellement mue ou altérée au gré de l’instabilité de la matière. Et l’âme l’explore par les sens et par la raison. 1. Voir Idiota De Mente, II. 2. Cette distinction des trois sciences spéculatives suit de très près la tripartition des sciences du De Trinitate de Boèce, laquelle est redevable en tout point à Aristote lui-même (voir Aristote, Métaphysique, E, I, 1026 a 18 sq. ; Boèce, De Trinitate, II, 3). Il est cependant probable que Nicolas de Cues ait eu accès à cette tradition via l’École de Chartres. Voir N. Häring, Commentaries on Boethius by Thierry of Chartres and his school, Toronto, Pontifical Institute of Mediaeval Studies, 1971. Voir aussi J.-M. Counet, Mathématiques et dialectique chez Nicolas de Cues, Paris, Vrin, 2000, chap. IV ( « Dieu comme forme de toutes choses » ). 3. La descente de l’unité dans l’altérité, qui constitue selon Nicolas de Cues un paradigme de la création du monde lui-même, se fait par une restriction de la puissance de l’unité et par une intensification de l’action de l’altérité. L’interpénétration de l’unité et de l’altérité produit les trois mondes, ou mieux les trois modalités de notre perception de la manifestation de l’unité. Dans la région la plus basse, le monde sensible, l’unité est dans l’altérité. L’altérité y domine car le sensible est le lieu par excellence du particulier. Dans le monde intermédiaire, celui de l’âme, il existe un équilibre entre unité et altérité, sans prépondérance de l’une sur l’autre. Enfin, dans le monde supérieur, celui de l’intellect, l’unité prédomine, car la présence de l’altérité dans ce monde est complètement enveloppée par l’unité. Dieu n’est cependant rien d’autre, il transcende toute altérité.

MEP.indd 292

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:17:37

reimp44892_int_293 Page 293

NICOLAS DE CUES

293

[§ 63] Autre est la spéculation qui tourne autour de la forme complètement séparée et stable, qui est divine, séparée de toute altérité, éternelle, et qui ne subit donc ni mouvement ni changement. L’âme cherche cette forme par elle-même, sans image, au-dessus de toute intelligence et de toute science, grâce à sa suprême acuité et à sa simplicité, que certains nomment « intellectualité ». Il est aussi une spéculation intermédiaire qui tourne autour des formes non séparées , mais cependant stables ; on l’appelle « mathématique ». Elle considère en effet un cercle, qui n’a pas été séparé du substrat ou de toute matière intelligible, mais bien de la matière corporelle et instable. De fait, elle ne considère pas le cercle comme étant à un niveau corruptible, mais comme étant dans sa propre raison ou dans sa propre définition. Cette spéculation est nommée mathesis ou « enseignement », car elle est transmise via l’enseignement. Dans sa recherche, l’âme utilise en même temps l’intellect et l’imagination. J’ai déjà parlé de ce point ailleurs. [§ 64] Nous parlons maintenant en tant que théologiens de la forme absolue, puisque c’est cette forme qui, la première, donne l’être. De fait, toute forme qui advient à la matière lui donne l’être et le nom. Par exemple, quand la figure de Platon advient au bronze, elle donne au bronze l’être et le nom de statue. Mais du fait que toutes les formes non séparées qui ne subsistent sans la matière que de manière notionnelle, ne donnent pas proprement l’être, car l’être surgit de leur connexion avec la matière, il est donc nécessaire que la forme soit complètement séparée, et qu’elle subsiste par elle-même sans manquer de quoi que ce soit d’autre, pour donner la possibilité d’être à la matière, l’actualité à la forme qui advient à cette matière, et l’existence de la chose à la connexion entre la forme et la matière. Par conséquent, plus les formes ont besoin d’un substrat ou d’une matière pour subsister en acte, plus elles sont faibles ou matérielles ; plus elles imitent la nature du substrat, et moins elles sont parfaites. Au contraire, moins elles ont besoin d’un substrat, plus elles se présentent comme formelles, stables et parfaites. Cela est donc nécessaire pour la forme, qui n’a absolument besoin de rien d’autre puisque, étant d’une infinie perfection, elle enveloppe en elle-même les perfections de toutes les formes formables, parce qu’elle est en acte

MEP.indd 293

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:17:40

reimp44892_int_294 Page 294

294

PRESTIGES DU NÉANT ET PUISSANCE DE DIEU

l’écrin même de l’être d’où émane tout ce qui est, de même que tout ce qui est a été conçu ou posé de toute éternité dans l’écrin de la sagesse. [§ 65] Moïse rapporte ces paroles de Dieu : « Je suis l’entité. » On le trouve traduit dans nos livres – comme je l’ai dit avant – par : « Je suis celui qui est. » Cet être en tant qu’entité nomme donc d’après nous la forme des formes. L’être en tant qu’entité ne convient à aucune forme à qui l’on peut donner un nom, si ce n’est à cette forme absolument séparée et à ce point parfaite qu’elle peut être libre de tout manque1. Toute forme qui n’est pas l’entité absolue peut donc être plus parfaite. Or l’être en tant qu’entité est la perfection de tout être et donc l’enveloppement de toutes les formes. Il s’ensuit que si l’entité elle-même ne donnait pas l’être formatif à toutes les formes, elles ne l’auraient pas du tout. L’essence divine est donc en toute chose pour autant qu’elle est l’entité absolue donnant à toutes choses l’être tel qu’elles l’ont. Or, comme toutes choses désirent le bien, et que rien n’est plus désirable que l’être même que l’entité absolue fait émaner de son plus précieux écrin, nous disons alors que Dieu seul, que nous nommons entité, est le bien, du fait que nous recevons de lui le don le plus précieux et le plus gratuit, c’est-à-dire notre propre être. [§ 66] Or nous cherchons à voir la source de notre être par tous les moyens qui nous sont possibles, et nous découvrons que c’est par la voie négative que nous empruntons un chemin plus vrai, puisque celui que nous cherchons est incompréhensible et infini. Ainsi, pour vous dire ce 1. La reprise de la problématique du nom divin d’Exode, 3, 14 dans un contexte supposé être une démonstration de la supériorité de la via negativa a de quoi surprendre. Cependant il faut rappeler qu’être pour Dieu signifie, selon Nicolas de Cues, être au-delà de l’être et du néant. Et même s’il admet qu’en tant que Principe de tout, Dieu est l’Être de tout, Nicolas corrige cette formulation en soulignant la transcendance de la modalité divine d’être : Dieu ne peut être dit être que si l’on entend cette désignation de façon non ontique (non-enter) : « Car tout comme Dieu est partout sous un mode tel qu’il n’est nulle part – puisque celui qui n’est présent dans aucun lieu n’est absent d’aucun lieu, en sorte qu’il est présent dans chaque lieu sous un mode non local comme il est grand sans comporter de quantité –, de même Dieu est aussi chaque lieu sous un mode non local, chaque temps sous un mode non temporel et chaque étant sous un mode non ontique. C’est pourquoi il n’est pas l’un quelconque des étants, pas plus qu’il n’est un lieu déterminé ou un temps donné, quoiqu’il soit tout en tous [...] » (Apologie de la Docte Ignorance, trad. F. Bertin, Paris, Cerf, p. 55-56). La source de Nicolas de Cues ici est Maître Eckhart (voir le sermon de Nicolas de Cues, Où est le nouveau-né ?, in Sermons eckhartiens et dionysiens, Paris, Cerf, p. 248 sq.).

MEP.indd 294

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:17:44

reimp44892_int_295 Page 295

NICOLAS DE CUES

295

que vous attendez de moi au sujet de la voie négative, prenons la proposition négative1 qui semble être la première de toutes les négations, à savoir non-être2. Cette proposition négative ne présuppose-t-elle pas ? Ne niet.elle pas ? JEAN : Elle présuppose l’être et nie l’être3. LE CARDINAL : Cet être qu’elle présuppose est avant la négation. JEAN : Il le faut, selon notre mode d’intelliger. LE CARDINAL : Donc, cet être que la négation présuppose est éternel. Il est en effet avant le non-être, et cet être que nie la négation a été initié après le non-être4. 1. « Non esse » constitue selon le Cardinal une proposition, la première de toutes les propositions négatives. Nicolas de Cues la désigne par l’adjectif negativa (sous-entendu via negativa) et non pas par le substantif negatio. L’avantage de sa démarche est de taille : pris en tant que proposition, non-esse exclut d’emblée la possibilité que nous en fassions une chose. Il ne s’agit pas d’un nom, mais d’un verbe. Ce syntagme préserve donc tout le dynamisme inhérent à la modalité verbale. Par conséquent le non-être auquel nous avons affaire ici ne se confond pas avec un certain non-étant, il s’agit bien d’une négativité. 2. Pour comprendre cette antériorité de la négative « non-esse » il faut se rappeler que ce vers quoi le « non » de la négative est dirigé est l’Être pris dans sa simplicité, c’est-à-dire débarrassé de toute autre détermination. Par conséquent cette proposition négative « non-esse » précède toute négation, parce qu’elle constitue une sorte de matrice de toute négation, cette dernière étant le résultat de l’affection d’une détermination quelconque survenue ou échue à cette négativité primordiale : « n’être pas x, y... ». 3. L’on voit que selon Nicolas de Cues l’acte de nier n’est pas une activité simple, mais complexe : une proposition négative comporte donc une double opération de la pensée : celle de présupposer et celle de nier. Prenons l’exemple suivant : « Socrate n’est pas mortel. » Cette proposition a d’abord dû présupposer la proposition « être mortel ». Ensuite, une fois que la mortalité a été présupposée, la négation peut s’exercer en tant que puissance négative. Dans le cas de la proposition non-esse, en raison de la simplicité de ce sur quoi elle porte (Esse), la négation ne peut présupposer que cela même qu’elle nie, à savoir le verbe esse (praesupponit esse et negat esse). 4. Dans la perspective de Nicolas de Cues, l’acte de nier et l’acte de présupposer, inhérents à la proposition négative, ne portent pas sur le même « objet ». Ce point est décisif. En effet, la raison pour laquelle la négation a été si souvent disqualifiée tient à l’interprétation de cette double opération exigée par l’acte de nier : la proposition négative est postérieure et donc seconde par rapport à l’affirmation, car on ne peut nier que ce que l’on a préalablement saisi, c’est-à-dire affirmé. Ce qui est présupposé et ce qui est nié sont souvent tenus pour identiques. Il n’en va pas ainsi chez Nicolas de Cues, du moins en ce qui concerne la proposition négative primordiale non-esse, qui est le fondement de toute proposition négative : l’être présupposé (esse praesuppositum) est antérieur à la proposition négative ; l’Être nié est postérieur à la proposition négative (esse id quod negat post non-esse), et les deux ne s’identifient pas. On en conclut donc que Nicolas de Cues adhère seulement en partie à la thèse selon laquelle nier est présupposer. Cette adhésion est partielle, car la négation n’est pas selon lui fondamentalement un effacement, mais une transition ou un passage de l’être antérieur à la négation vers l’être postérieur à la négation. La négation ne présuppose pas ce qu’elle nie, mais elle présuppose et nie.

MEP.indd 295

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:17:47

reimp44892_int_296 Page 296

296

PRESTIGES DU NÉANT ET PUISSANCE DE DIEU

JEAN : Nécessairement. [§ 67] LE CARDINAL : Donc, la négation qui échoit à l’être nie que cet être ainsi nommé soit présupposé. Cela ne veut pas dire autre chose que ceci : l’être qui est après le non-être n’est nullement l’être éternel et ineffable. JEAN : Je ne peux le nier. LE CARDINAL : Ainsi je vois Dieu plus vraiment que le monde. De fait, je ne vois le monde qu’avec le non-être et négativement, comme si je disais : je vois que le monde n’est pas Dieu. Or je vois Dieu avant le nonêtre ; et aucun être n’est nié de lui. Son être est donc la totalité de l’être de tout ce qui est ou qui d’une certaine manière peut être. On ne peut, sans image, voir cela d’une manière plus simple et plus vraie. Par la voie négative, en effet, vous voyez par un regard simple le présupposé lui-même qui est antérieur au non-être, comme l’entité de tout être dans l’éternité, à partir duquel vous niez tout ce qui suit le non-être1. JEAN : Je comprends que cet être présupposé dans la négation vient nécessairement avant le non-être, car autrement, rien ne serait. Qui en effet aurait produit le non-être vers l’être ? Pas le non-être lui-même, puisqu’il ne présupposerait pas l’être à partir duquel il est produit. Si nous affirmons donc que quelque chose est, il faut que ce que vous dites soit très vrai2. [§ 68] LE CARDINAL : Très bien, Père. Or vous voyez que certaines choses sont, comme le ciel, la terre, la mer, et ainsi de suite. Vous voyez 1. La negative non-esse est ce qui libère les affirmations qui assurent aux étants leur existence. Tout ce que nous affirmons du monde n’est que la négation du Principe, et ce à tel point qu’aux yeux du Cardinal nous voyons plus vraiment Dieu que le monde, car nous ne voyons le monde que sur fond de négation, c’est-à-dire en retranchant des choses que nous voyons tout ce qu’elles ne sont pas, alors que Dieu ne manque de rien, lui qui précède le non-être et donc la négation. 2. Ce qui est postérieur est engendré par la négation de ce qui est présupposé. Cela nous invite à concevoir le « n’être pas » présupposé dans toute proposition négative comme un chemin vers, comme une transition d’un présupposé à une position. Par conséquent, tout ce qui est susceptible d’être déterminé et énoncé n’est rien d’autre que la négation de l’être simple et ineffable que l’on voit axiologiquement antérieur au non-être. La negative non-esse est ce qui libère les affirmations qui assurent aux étants leur existence. Tout ce que nous affirmons du monde n’est que la négation du Principe, et ce à tel point qu’aux yeux du Cardinal nous voyons plus vraiment Dieu que le monde, car nous ne voyons le monde que sur fond de négation, c’est-à-dire en retranchant des choses que nous voyons tout ce qu’elles ne sont pas, alors que Dieu ne manque de rien, lui qui précède le non-être et donc la négation.

MEP.indd 296

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:17:50

reimp44892_int_297 Page 297

NICOLAS DE CUES

297

que l’un n’est pas l’autre, et donc que ces choses sont après le non-être. Vous voyez donc que ces choses sont ce qu’elles sont à partir de l’être éternel et après le non-être. Comme l’éternité elle-même précède le nonêtre, qui ne peut se produire dans l’être, il faut que toutes choses soient conduites par l’être éternel à partir du non-être ou non-existant. L’être éternel est donc la nécessité d’être de toutes choses. JEAN : Père, dites plus clairement, si vous le pouvez, comment je pourrais voir que toutes choses sont dans l’être éternel. LE CARDINAL : Si, en ce qu’il est, le soleil était aussi par lui-même toutes les choses qu’il n’est pas, il serait alors avant le non-être ; et le soleil serait toutes choses, parce que rien ne pourrait être nié de luimême. JEAN : Je l’admets. Mais le concept du soleil, qui est fini, me perturbe. LE CARDINAL : Aidez-vous donc, en regardant vers l’être même du soleil ; ensuite, ôtez du « soleil » et aussi toute chose non séparée, en ôtant ainsi la négative : vous voyez alors que le néant est nié de lui. En effet, quand vous voyez que l’être du soleil n’est pas l’être de la lune, cela se produit parce que vous voyez que l’être qui est dit être solaire est non séparé, et ainsi contracté et limité. Si vous supprimez la détermination et que vous voyez que l’être est non déterminé, hors de détermination ou éternel, vous voyez alors qu’il est avant le non-être. [§ 69] JEAN : Je vois ainsi que n’importe quel être est Dieu et toutes choses dans le Dieu éternel. LE CARDINAL : C’est cela. Car, puisque le Dieu éternel produit toutes choses à partir du non-être, s’il n’était pas en acte l’être de tout et de chaque chose, comment produirait-il à partir du non-être ? JEAN : Ce que les saints ont dit est donc vrai. Ils affirment en effet que Dieu est quantitativement sans quantité, qualitativement sans qualité, et ainsi de suite. LE CARDINAL : Ils le disent. Dites-moi comment vous le comprenez. JEAN : Je comprends qu’il est la vérité absolue de tout ce que nous voyons. C’est pourquoi il convient de nier la contraction de ce qui est contracté, pour atteindre l’absolu. Je vois dans la quantité visible le mode d’être de la vraie quantité. Je tente de voir dans l’absolu sa vérité, par laquelle elle est vraie, et je vois qu’elle-même est la quantité sans quantité

MEP.indd 297

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:17:53

reimp44892_int_298 Page 298

298

PRESTIGES DU NÉANT ET PUISSANCE DE DIEU

que j’ai vue finie et limitée après le non-être, et que l’on désigne par ce nom de « quantité ». [§ 70] Il faut donc que je laisse en deçà du non-être tout ce par quoi la quantité est plus quantité que toute chose. Et ainsi, je laisse de côté le nom, la définition, la figure, et tout ce qui est appréhendé par tout sens, imagination et intellect au sujet de la quantité, afin de parvenir au nonêtre de cette quantité. Je regarde ensuite vers la cause ou raison éternelle de ce que j’avais vu auparavant. Même si elle est ineffable avant tout nom, j’appelle cependant quantité sans quantité l’éternité elle-même, parce qu’elle est la raison et la vérité de la quantité nommable. Or la raison du « combien » n’est pas le « combien », comme elle n’est ni la vérité ni l’éternité, de même que la raison du temps n’est pas non plus temporelle, mais éternelle. [§ 71] LE CARDINAL : Je me réjouis de vous avoir entendu dire cela. Ce que vous avez dit ne paraîtra pas étonnant à quiconque expérimente en lui-même la façon dont la chaleur, dans la région des choses sensibles, est sans chaleur dans la région des vertus cognitives plus séparées. La chaleur comme chaleur se trouve dans le sens, lieu où la chaleur est sentie, mais elle est atteinte sans chaleur dans l’imagination ou l’intellect. On doit en dire de même pour tout ce qui est atteint par les sens. Par exemple, pour l’odeur sans odeur, la douceur sans douceur, le son sans son, et ainsi de suite. Par conséquent, de même que ce qui est sensiblement dans un sens est insensiblement dans l’intellect, parce qu’en lui les choses ne sont pas sensiblement mais intellectuellement et sont l’intellect, de même tout ce qui est sous le mode de la mondanéité dans le monde n’est pas sous le mode de la mondanéité en Dieu, parce qu’en lui les choses sont divinement et sont Dieu. Ainsi les choses temporelles sont de façon intemporelle, parce qu’elles sont éternellement ; les choses corruptibles sont de façon incorruptible, les choses matérielles sont de façon immatérielle, les choses multiples sont de façon non multiple, les choses nombrées sont de façon innombrable, les choses composées sont de façon incomposée, et de même pour toutes. Tout cela ne signifie rien d’autre que ceci : toutes choses sont, dans leur être éternel, propre et très adéquat, sans aucune différence substantielle ou accidentelle, très distinctement l’éternité la plus simple elle-même.

MEP.indd 298

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:17:57

reimp44892_int_299 Page 299

NICOLAS DE CUES

299

[§ 72] BERNARD : J’ai entendu de profondes questions être lucidement résolues. Parmi celles-là, j’évoque celle du monde, qui, initié après le nonêtre, fut appelé en grec « beau cosmos », parce qu’il est à partir de la beauté éternelle et ineffable qui est avant le non-être. Et ce nom nie que le monde soit la beauté ineffable elle-même. Il affirme cependant qu’il en est l’image, dont la vérité est ineffable. Qu’est donc le monde, si ce n’est l’apparition du Dieu invisible1 ? Qu’est Dieu, si ce n’est l’invisibilité des choses visibles, comme l’a affirmé l’apôtre dans le verset qui a été cité au début de notre entretien ? Le monde révèle donc son créateur afin qu’il soit connu ; bien plus, le Dieu inconnaissable se montre au monde dans un miroir et dans un symbole de manière à être connu ; comme le disait bien l’apôtre, en Dieu « il n’y a pas oui et non à la fois, mais seulement oui »2. La région des vivants, qui est dans l’éternité avant le non-être, commence à m’apparaître un peu après ce que l’on a dit : je comprends pourquoi elle est, et de quelle sorte est ce grand chaos dont parle le Christ et qui existe entre les habitants de l’immortalité éternelle et ceux qui occupent l’enfer ; je comprends aussi que le Christ notre Seigneur, en ôtant notre ignorance et en nous enseignant le chemin vers l’éternité immortelle, enlèvera tout ce qui nous rend incapables d’atteindre cette immortalité. 1. Le monde, c’est-à-dire ce qui se manifeste, est donc le résultat d’un processus, d’une dialectique de l’Être et du Non-être qui a lieu dans l’Être divin lui-même, où l’opposition entre l’Être et le Non-être est dépassée. Nicolas de Cues peut alors dire que Dieu se manifeste en chaque étant, à chaque fois qu’un étant devient ce qu’il n’était pas. L’entrée en acte de l’étant est pensée comme l’expressivité du Créateur. Il est signe à un double niveau : a) il pointe à la fois vers la détermination qu’il est, et vers l’Infinité qui l’a engendré. Lorsque la via negativa nie de Dieu toute chose, elle n’est pas en train de poser un au-delà de toute affirmation. Elle est au contraire, grâce à la puissance du Verbe Absolu en nous, en train de récapituler le processus théophanique lui-même. 2. On pourrait aussi traduire par « auprès de Dieu il n’y a pas de oui et de non, mais seulement oui ». Le texte biblique auquel renvoie ce passage permet de l’éclairer. Il s’agit du texte de saint Paul, II Cor., 1, 17-19 : « En formant ce projet, aurais-je donc fait preuve de légèreté ? Ou bien mes projets s’inspirent-ils de la chair, en sorte qu’il y ait en moi le oui, oui, et le non, non ? Aussi vrai que Dieu est fidèle, notre langage avec vous n’est pas oui et non. Car le Fils de Dieu, le Christ Jésus, que nous avons annoncé parmi vous, Silvain, Timothée et moi, n’a pas été oui et non (non fuit EST et NON) ; il n’y a eu que oui en Lui. Toutes les promesses de Dieu ont en effet leur oui en lui ; aussi bien est-ce par lui que nous disons notre “Amen” à la gloire de Dieu », trad. de l’École biblique de Jérusalem, Paris, Cerf, 1956. De cette pure affirmation qu’est Dieu, saint Augustin, citant saint Paul, déduit l’incompatibilité de Dieu et du mensonge (De Trinitate, XV, 15, 24) ; le « oui » qu’est le Verbe correspond à la toute-puissance du Dieu créateur.

MEP.indd 299

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:18:08

reimp44892_int_300 Page 300

300

PRESTIGES DU NÉANT ET PUISSANCE DE DIEU

[§ 73] Maintenant, nous avons suffisamment parlé ; si vous le souhaitez, vous pouvez conclure et épiloguer. LE CARDINAL : Peut-être le temps exige-t-il que nous le fassions. Vous avez retenu de la phrase de Paul, ce grand théologien, la façon dont les choses invisibles de Dieu sont considérées à partir de la compréhension de la créature du monde. Nous avons dit que par cet esprit sont contemplées la puissance éternelle du créateur et son invisible divinité, qui comprend le monde comme créature. De fait, il est impossible que la créature soit comprise comme émanant du créateur, si elle ne semble pas avoir été éternellement dans sa vertu invisible ou dans sa puissance. Il faut que toutes les choses qui peuvent être créées soient en acte dans sa puissance, pour que lui-même soit la forme la plus parfaite de toutes les formes. Il faut qu’il soit tout ce qui peut être, pour être la cause formelle ou exemplaire la plus vraie. Il faut qu’il ait en lui le concept et la raison de tout ce qui peut être formé. Il faut qu’il soit au-dessus de toute opposition. Car en lui il ne peut y avoir d’altérité, puisqu’il est avant le non-être. En effet, s’il était après le non-être, il ne serait pas le Créateur, mais une créature produite à partir du non-être. Dans ce non-être est donc tout ce qui peut être. Ainsi, il ne crée à partir de rien d’autre que de lui-même, puisqu’il est tout ce qui peut être1. [§ 74] Alors que nous avons tenté de le voir au-dessus de l’être et du non-être, nous n’avons pu comprendre comment serait visible celui qui est au-dessus de toute chose simple et composée, au-dessus de tout singulier et pluriel, au-dessus de toute limite et infinité, en totalité partout et nulle part, de toute forme et de nulle forme également, profondément ineffable, tout en toutes choses, néant dans le néant, tout et rien en luimême, entier et non divisé dans n’importe quelle chose, même la plus petite, et en même temps dans aucune de toutes les choses. Celui qui se révèle dans toute créature comme le plus vrai et le plus adéquat exemplaire unitrine, est comme transcendant à l’infini toute connaissance sensible, imaginable et intellectuelle inhérente aux images, puisque par ces 1. Nicolas de Cues tient de Proclus ce passage d’une négation comme effacement à une conception de la négation comme puissance d’engendrement (voir supra l’extrait du Commentaire du Parménide).

MEP.indd 300

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:18:13

reimp44892_int_301 Page 301

NICOLAS DE CUES

301

connaissances, rien d’incorporel ni de spirituel n’est atteint. Mais après avoir transcendé toute chose au moyen de l’intellect très haut, détaché de toutes images, l’inintelligible est trouvé de façon ignorante ou inintelligiblement, dans l’ombre ou les ténèbres, dans l’inconnaissance, en tant que néant de tout ce qui est. Lorsqu’il est vu dans les ténèbres et qu’on ignore quelle substance, quelle chose ou lequel des étants il est, il est vu et ignoré, en tant que chose dans laquelle coïncident les opposés, comme le mouvement et le repos en même temps, non pas en tant que deux, mais au-dessus de la dualité et de l’altérité. Cette vision se fait dans les ténèbres, où Dieu lui-même est caché, retranché du regard de tous les sages. [§ 75] Et si par sa lumière il ne chassait pas les ténèbres ni ne se manifestait, il demeurerait profondément inconnu à tous ceux qui le cherchent par la voie de la raison et de l’intelligence.

MEP.indd 301

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:18:17

reimp44892_int_303 Page 303

TROISIÈME PARTIE

Métaphysique scolastique et pensée moderne

MEP.indd 303

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:18:31

reimp44892_int_305 Page 305

DU NS S COT

Duns Scot (1266-1308) est un théologien capital, peut-être « le vrai tournant », disait Chaunu, pour comprendre l’histoire de la philosophie médiévale à la charnière du XIIIe et du XIVe siècle, et sa pensée a constitué de manière plus générale la matrice d’une grande partie des innovations et des ruptures conceptuelles de la métaphysique jusqu’à l’époque moderne (nous renvoyons sur ce point à notre présentation d’Alsted). Le texte ici traduit à partir de l’édition Alluntis est extrait du Quodlibet III disputé à Paris entre 1306 et 1307 ; il se situe donc à la fin de la carrière de Scot, avant son départ pour Cologne où il devait trouver la mort. Le contexte est une dispute sur la nature des relations notionnelles ou essentielles que nous devons situer en Dieu, mais le texte peut se lire indépendamment de cet horizon théologique, en tant qu’il constitue une digression « philosophique » sur le sens du mot res. Pour le théologien qu’est Scot le problème du néant se pose à différents niveaux, que l’on peut essayer d’articuler hiérarchiquement selon leur intérêt philosophique intrinsèque. Premièrement, les discussions sur le néant au Moyen Âge ou à l’époque moderne pouvaient recouper celles sur l’eucharistie1 sur au 1. Nous renvoyons sur ce point à l’introduction du thème eucharistique chez le calviniste Alsted infra.

MEP.indd 305

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:18:49

reimp44892_int_306 Page 306

306

MÉTAPHYSIQUE SCOLASTIQUE ET PENSÉE MODERNE

moins deux plans. D’une part, le statut de l’annihilation (annihilatio) de la substance du pain. Que signifie, par exemple, pour une substance d’être annihilée par un « acte » qui, comme le dit Scot, est l’exacte rétroversion de la création ex nihilo, le néant étant ici le terminus a quo, et là le terminus ad quem d’un processus quasi identique, à ceci près que l’annihilation n’est peut-être pas un acte – à la différence de la création par Dieu –, puisqu’il s’agit en l’espèce d’une non-action divine – un non-agere –, celle de ne pas préserver la chose, le pain substantiel, créée dans son être, et de la renvoyer ainsi à son absolu néant (Ox, IV, 11, d. 4, 18)1 ? Mais si, d’autre part, l’annihilatio ou la destructio in nihilo, qui est donc moins l’acte de détruire que de laisser « s’effondrer » l’existant sur le non-être qu’il est hors de l’action divine, renvoie à un problème semblable posé par la création ex nihilo (Ox, IV, 1, q. 1, 33), il en va aussi ici de ce qui est possible ou impossible à Dieu. Qu’est-ce qui est impossible pour Dieu, qu’est-ce qui pour lui est un néant absolu, un impossible à penser ou à produire, y compris selon cette productio de nihilo à l’envers qu’est l’Eucharistie, puisque rien ne lui est impossible ? C’est ici que la pensée scotiste va entraîner avec elle une grande partie de la métaphysique postérieure. Pour Scot « rien ne peut être créé, c’est-àdire produit à l’être absolument à partir du rien, c’est-à-dire de ce qui n’est aucunement étant, ni absolument, ni relativement. Rien n’est en effet créé qui ne soit d’abord un être intelligé ou un être voulu, et dans l’être intelligé un être formellement possible, qui est en puissance prochain objet de la toute-puissance de Dieu » (Ord., II, 1, q. 2, 7). Dieu n’a donc pas créé absolument parlant à partir de rien, si l’on entend par rien le pur néant (absence de toute forme d’être). Dieu a conçu l’existence et l’essence des choses à partir de l’être-intelligé que ces choses avaient dans son intellect, et il les a produites à partir de l’être-voulu que ces choses avaient pour sa volonté. Certes, avant d’être conçues ou voulues, ces choses n’étaient rien (elles n’étaient ni des essences ni des existences), elles n’avaient que l’être intelligible qui ne faisait pas nombre avec 1. Comme on le voit, Scot n’est pas étranger à la tradition de saint Grégoire selon laquelle : « Toutes les choses tendraient au néant si la main du créateur ne les retenait » (Morales sur Job, XVI, 37, 45 (PL 75, 1143)).

MEP.indd 306

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:18:49

reimp44892_int_307 Page 307

DUNS SCOT

307

l’intelligence divine ; et en ce sens, on peut certainement dire qu’il y a bien eu une création ex nihilo, avant la position de toute essence ou idée, ou de toute matière ou existence. Mais ne peut-on pas dire aussi que puisque ces choses ont été créées à partir d’un être-intelligible préalable, il y avait donc de l’être avant que Dieu ne crée quoi que ce soit, de telle sorte que Scot romprait en fait avec l’idée d’une création radicalement ex nihilo ? La réponse est évidemment négative pour une raison simple : la création est une action qui se termine à l’être absolument (esse simpliciter), quand la production dans l’être intelligible ne se termine qu’en un être relatif (esse secundum quid). Dieu a donc conçu, voulu et créé les essences et les existences à partir de rien, c’est-à-dire à partir de leur être-intelligible qui n’est pas être en un sens absolu, mais seulement relatif (à l’intelligence divine). Mais on comprend aisément que cet être intelligible, ou être-diminué comme le nomme encore Scot, qui est à la fois relativement être par rapport au néant absolu, et relativement néant par rapport à l’être simpliciter du créé, a pu donner de la tablature à quelques interprètes. Or cet être intelligible ou diminué a selon Scot une cohérence propre. Principiative, « fontalement », il a sa source en Dieu, mais il est aussi le lieu de tous les possibles et compossibles qui ont leur cohérence formelle (formaliter) propre. Il est défini, mieux que composé, par le noncontradictoire. Pour Scot est donc absolument impossible même pour Dieu, et par là même pur néant, « ce à quoi il répugne par soi d’être, et ce qui est de lui-même d’emblée ce à quoi l’être répugne [aussi bien l’être d’essence ou d’existence – l’être créé –, que l’être diminué et relatif à l’intelligence divine]. Et cela ne vient pas d’un rapport affirmatif ou négatif à Dieu [que de tels impossibles ou contradictions existent n’implique donc aucune impuissance de la part de Dieu] : bien au contraire, même si Dieu n’existait pas, il répugnerait [au contradictoire] d’être » (Ord., I, d. 43, 5). Cet être diminué et relatif à Dieu n’est donc pas si relatif à Dieu, puisque même si Dieu n’existait pas, ce qui est contradictoire ne laisserait pas d’être contradictoire ! Évidemment, si Dieu n’existait pas pour Scot, il n’y aurait rien, et le contradictoire, en tout état de cause, n’est rien ; mais cette indépendance ou absoluité, à tout le moins formelle du contradictoire en relation à l’être intelligible relatif à Dieu, ne laisse pas de dessiner comme une limite absolue de la représentation (le nihil simpliciter), dès lors

MEP.indd 307

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:18:55

reimp44892_int_308 Page 308

308

MÉTAPHYSIQUE SCOLASTIQUE ET PENSÉE MODERNE

que c’est Dieu lui-même qui se représente les objets possibles et que ce qui est absolument impossible, ce qui présente une répugnance formelle, n’a pas d’être représenté. C’est la raison pour laquelle si l’on peut penser des objets inexistants, ou des objets sans essence (sans référence réelle, puisque l’essence est), on ne peut guère penser des objets impossibles au sens fort du mot chez Scot, c’est-à-dire que Dieu lui-même ne pourrait « penser ». Certes, pour Thomas d’Aquin (1228-1274) aussi, Dieu ne peut pas ce qui est impossible. Comme il est dit dans la Somme contre les Gentils : « Puisque l’objet et l’effet de la puissance active est l’étant fait, et qu’aucune puissance n’a d’opération là où la notion de son objet fait défaut – ainsi la vue ne voit pas lorsque manque le visible en acte –, il faut dire que Dieu ne peut rien de ce qui est en contradiction avec la notion d’étant en tant qu’étant, ou d’étant fait en tant que fait » (SG, II, 25, 8). Si Thomas distingue ce qui est absolument impossible (comme transgresser le principe de contradiction, ou les principes formels qui résultent de la nature des choses) ou relativement impossible à Dieu (faire que ce qui est voulu par lui ne s’accomplisse pas), l’impossible au sens fort (simpliciter) est bien pour lui aussi, comme pour Scot, ce qui est « contradictoire avec la notion d’étant », « ce qui détruit la notion d’étant » (SG, II, 25, 11). La différence entre Scot et Thomas reste néanmoins considérable, même si les docteurs « commun » et « subtil » visent tous deux les « mêmes vérités » de la foi chrétienne (création ex nihilo, toute-puissance de Dieu : rien n’est impossible à Dieu ; contingence du monde : il y aurait pu ne rien y avoir). Chez Thomas, l’être des créatures est l’effet de Dieu, « cause de tout étant » (SG, I, 13 et II, 15). Mais tout ce que Dieu peut faire, à titre de cause, a nécessairement une similitude avec Dieu : « La forme de l’effet existe d’une certaine façon dans la cause qui le dépasse [...] ce pourquoi la cause est dite équivoque » (SG, I, 29, 2). Dieu est ainsi la cause équivoque de tout ce qui peut être créé, et il est de la nature de tout ce qui peut être créé, à titre d’effet possible, d’avoir une similitude avec Dieu, à titre de cause : « Il faut pourtant trouver entre les effets et les causes une certaine ressemblance, puisqu’il est de la nature de l’action que l’agent produise son semblable » (ibid.). Aussi, puisque Dieu contient dans son essence

MEP.indd 308

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:18:55

reimp44892_int_309 Page 309

DUNS SCOT

309

tout ce qu’il peut créer, il faut nécessairement que ces « idées » aient avec cette essence, qui ne fait pas nombre avec sa puissance, une ressemblance aussi faible soit-elle pour être « créables » : « La nature divine est communicable par similitude. Dieu sait donc de combien de manières une chose peut être semblable à son essence. Mais la diversité des formes vient des diverses manières d’imiter l’essence divine » (SG, I, 50, 9). L’équivocité de la causalité divine n’abolit pas la proportion qui doit exister entre l’être de la cause et celui de l’effet, proportion qui implique que l’effet (la créature, l’être possible ou l’idée de la créature) imite à sa manière la cause, l’essence ou la puissance de Dieu (SG, I, 53, 5). Certes, ce que l’on dit de l’être de Dieu n’est pas univoque à ce que l’on dit de l’être de la créature car « l’effet qui ne reçoit pas une forme spécifiquement semblable à celle par laquelle l’agent agit ne peut recevoir, selon une prédication univoque, le nom tiré de cette forme [...]. Les choses dont Dieu est la cause ont des formes qui ne parviennent pas jusqu’à la nature spécifique du pouvoir divin, puisqu’elles reçoivent de manière divisée et particulière ce qui se trouve de manière simple et universelle en Dieu » (SG, I, 32, 2). Mais, comme inversement, « si rien n’était dit de Dieu et des créatures que de manière purement équivoque, aucune argumentation ne pourrait conduire des créatures à Dieu » (SG, I, 33, 5), il faut bien, pour que la science théologique soit possible, qu’un même nom commun (être) puisse être attribué de manière réglée – analogique – selon un rapport double d’antériorité : premièrement, celui du participé au participant, car « tout ce qui est prédiqué de Dieu l’est essentiellement [...] tandis que de toutes les autres choses, les prédications sont faites selon la participation » (SG, I, 32, 7). Deuxièmement, celui du causé au causant : « Dans une telle communauté de nom, l’ordre de la cause et de l’effet est pris en considération [...] c’est pourquoi l’on dit que Dieu est nommé d’après ses effets » (SG, I, 32, 9). On comprend dès lors que pour Thomas, ce que Dieu ne peut faire n’est pas compris à partir de ce qu’il est impossible de faire (le néant), comme chez Scot, mais que c’est bien plutôt le néant ou l’impossible, comme ce qui n’a aucun rapport ou aucune similitude, à titre d’effet ou à titre de rien, qui est envisagé à partir du seul être véritable, « Celui qui est » selon Exode, 3, 14, lequel est en même temps cause de tout ce qui est. Le néant, « ce qui s’oppose à la notion

MEP.indd 309

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:19:01

reimp44892_int_310 Page 310

310

MÉTAPHYSIQUE SCOLASTIQUE ET PENSÉE MODERNE

d’étant comme tel » (SG, I, 84, n. 3), est moins la limite de ce que Dieu peut penser, et qui n’a aucun être intellectif ou diminué en Dieu, que ce qui n’a aucun rapport ou « ressemblance » à l’être de Dieu, ce qui ne peut être ni causé, ni participé par lui. L’adversaire de Scot n’est toutefois pas tant Thomas, comme notre éloignement historique nous invite à le croire, qu’Henri de Gand, le théologien « capital », d’inspiration augustinienne, des années 1280 à Paris. Or le point remarquable de l’argumentation d’Henri, telle que la restitue Scot, est précisément d’adosser l’idée de chose à l’idée de rien : c’est parce que tout ce qui est impossible est rien, que tout ce qui est possible est une chose : « Le rien est à l’étant comme l’impossible est au possible. Réciproquement : ce que l’impossible est au rien, le possible l’est à l’étant. Si donc la créature, avant qu’elle ne soit, a un être possible, elle possède quelque être avant qu’elle ne soit dans l’existence actuelle » (Lect., I, 36, 7, Vat. XVII, p. 463)1. Prise dans le sens le plus commun, la chose, le terme res, est dit venir du verbe reor, je pense, et elle « est ainsi commune à l’étant vrai et à l’étant fictif ». Le mot res coiffe en conséquence tous les sens du mot étant, tout ce qui n’a qu’un être de raison (comme les êtres fictifs ou imaginaires) comme tout ce qui a un être d’essence ou d’existence (l’étant vrai) : les possibles dans l’intellect divin sont euxmêmes des choses, des res, puisqu’ils ne sont pas rien en Dieu. Si Scot réfute la position d’Henri qui voit dans le possible une chose véritable, avant que Dieu ne crée cette chose, c’est évidemment qu’il y devine une forme de « platonisme » qui ruine l’idée de création ex nihilo, avant toute matière et avant quoi que ce soit qui, dans l’être véritable ou solide (ratum), précéderait Dieu, cause de l’être : « Si la chose, en tant qu’elle est le terme d’une relation éternelle à Dieu et à la science divine, a un être essentiel et vrai hors de l’âme, alors la création de l’étant ne sera pas à partir de rien, puisque ce qui a un être quidditatif n’est pas un pur rien, et que dans l’hypothèse [d’Henri], la chose a un être d’essence de toute éternité » 1. « Confirmation : l’impossible est le rien (nihil), donc il est pur non-étant. Si donc le possible est rien et non-étant, autant le possible que l’impossible seront non-étant et rien (non ens et nihil). Mais il est certain que l’impossible est plus non-étant que le possible. Donc l’impossible sera plus non-étant que le rien (nihil) [donc le possible est quelque chose] ! » (Lect., I, 36, 8, Vat. XVII, p. 463).

MEP.indd 310

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:19:01

reimp44892_int_311 Page 311

DUNS SCOT

311

(Lect., I, 36, 13, Vat. XVII, p. 464). Pour Scot, au contraire, l’être intellectif ou diminué évoqué plus haut n’a pas l’être solide d’une essence réelle (un être quiddidatif), encore moins a-t-il un être causé ou participé, mais il n’a que l’être de ce qui n’existe qu’en relation à un acte noétique : « Aussi, je dis que la chose n’a pas eu de toute éternité un être d’essence, ou d’existence, mais qu’elle est au fondement d’une relation idéale (à la science de Dieu) selon un être diminué. Semblablement, si j’étais de toute éternité et que de toute éternité j’eusse pensé une rose, alors de toute éternité j’aurais pensé la rose selon son être d’essence et d’existence. Et cependant, la rose n’aurait eu qu’un être connu (esse cognitum), puisque la rose (avant d’être créée) ne serait absolument rien. Ce qui est objecté à l’intellect a seulement un être diminué » (ibid., 26, p. 468-469). Entre l’être solide du possible, d’une part, et l’impossible ou le rien, d’autre part, il y a donc place pour un être relatif à la représentation divine, l’être diminué objecté à l’intellect divin : ens repraesentatum. Par suite, le néant est non pas tant ce qu’il est impossible de représenter sub ratione entis (comme par un défaut de conception, tout de même qu’un œil de chouette a du mal à voir en plein jour), que ce qui répugne absolument aux conditions de la représentation. Certes, cet étant connu n’est pas coextensif à l’étant quidditatif ou seul réel ; mais, premièrement, comme l’être diminué limite les possibilités de l’être véritable (la pensée de l’étant réel est circonscrite par l’impensable) et comme, deuxièmement, l’étant réel, tel que nous le concevons, n’est plus chez Scot principalement existant, ni principalement substantiel, notre représentation de l’étant réel ne se fonde-t-elle pas aussi sur les conditions précises de l’être diminué, dans une commune opposition au rien ? Pour Scot, nous concevons en effet l’étant réel selon un même concept univoque, « qui est un de telle façon que son unité suffise à la contradiction » (Ord., I, 3, 26), qu’il s’agisse de l’étant substantiel et accidentel des réalités finies, ou de l’étant dans son indifférence au créé et à l’incréé. Si l’étant réel se dit ainsi de manière univoque, dans son indifférence autant au créé et à l’incréé, qu’à l’existence et à l’inexistence, puisqu’il s’agit d’un concept abstrait et non intuitif (Ord., I, VIII, 142), l’univocité de l’étant ne signifie pas cependant ce que la métaphysique moderne lui fera parfois dire, ni que l’étant soit un genre suprême, ni que

MEP.indd 311

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:19:06

reimp44892_int_312 Page 312

312

MÉTAPHYSIQUE SCOLASTIQUE ET PENSÉE MODERNE

Dieu tombe sous le concept de l’étant comme toute autre réalité. D’une part, l’univocité de l’étant ne signifie pas une réduction de l’être-incréé à l’être-créé : « Dieu et la créature ne sont pas d’emblée divers dans les concepts, mais [...] ils sont d’emblée divers dans la réalité, car ils ne se rencontrent dans aucune réalité » (Ord., I, 3, 82). D’autre part, l’étant n’est pas un genre au sens d’Aristote, puisque les différences qui pourraient déterminer ce genre de l’étant seraient nécessairement autres que le genre, et donc impliqueraient une forme de non-être, de sorte que « le néant appartiendrait alors à l’intellection de l’étant » (Ord., I, 3, 157). Pour Scot, en effet, l’étant n’est pas prédiqué in quid (immédiatement et essentiellement), mais in quale (médiatement, mais non acidentellement) de ses différences ultimes et de ses autres transcendantaux, comme la bonté ou le vrai. Si le bien n’est pas dit quidditativement de l’être, il faut cependant, en effet, que le bien soit rapporté à l’être, puisqu’il le qualifie comme êtrebon, pour que nous puissions le vouloir, sous peine de ne rien vouloir. Tout ce qui est pensé et dit, est ainsi pensé et dit de l’étant, ou dans l’étant, qualitativement ou quidditativement, de telle sorte que jamais le néant, pour reprendre la formule de Scot, ne tombe sous l’intellection de l’étant. Par conséquent, si le concept univoque d’étant n’est pas un genre, qui coifferait uniformément l’être incréé nécessaire et infini, et l’être créé contingent et fini, l’être existant et l’être inexistant, c’est que le concept univoque d’étant est un transcendantal : « Tout ce qui convient à l’étant en tant qu’indifférent au fini et à l’infini ou en tant que propre à l’étant infini, lui convient non point en tant qu’il est déterminé comme genre mais en tant qu’antérieur, et par conséquent en tant qu’il est transcendantal et en dehors de tout genre » (Ord., I, VIII, 113). Est en effet transcendantal ce qui, au-dessus des catégories d’Aristote, valables seulement pour le fini, est le déterminable de tout concept d’objet, fût-il infini. Notre concept transcendantal de l’étant est ainsi ce qui conditionne la connaissance catégoriale que nous pouvons prendre des êtres créés et ce qui limite, par sa pauvreté même, notre représentation de l’être incréé. Mais la tentation n’est-elle pas alors puissante de rapporter l’étant tel que nous le concevons et qui nous permet de tout concevoir (l’être réel qui est conçu, en tant qu’il s’objecte à l’intellect, dans son indifférence à la distinction de l’existence et de l’inexistence, de la substance et de l’accident, du fini et de l’infini),

MEP.indd 312

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:19:06

reimp44892_int_313 Page 313

DUNS SCOT

313

aux conditions de l’être diminué ou représenté (l’être conçu qui n’est pas réel, en tant qu’il s’objecte à l’intellect), puis donc qu’il y va ici et là de la possibilité d’une représentation de quelque chose, ni nécessairement existant ni nécessairement substantiel, par opposition à ce qui n’est rien ? On comprend ainsi l’horizon conceptuel du texte ici présenté. D’un côté, Scot nous dit banalement que le néant ou le rien (nihil) au sens faible est ce qui n’est pas et ne peut être aucun étant (ens) hors de l’esprit. Mais il n’en demeure pas moins que ce qui est dans l’âme, ou les possibles en Dieu, sont bien des « choses », et que tout ce qui a un être, notamment un être intelligible, n’est pas absolument parlant rien, comme nous l’avons vu, lors même qu’il n’a qu’un être diminué. Dès lors, Scot définit la chose comme ce qui n’est pas rien au sens fort, c’est-à-dire au sens où est le plus véritablement rien ce qui inclut une contradiction, car une telle contradiction exclut tout être hors de l’intellect et dans l’intellect. La chose, dans sa généralité, la réalité pour ainsi dire (si le mot realitas n’était malheureusement chez Scot un diminutif du mot res, une moindre chose ou une « thinglet » comme traduit Peter King), se définit ainsi par rapport au néant, comme ce qui n’est pas contradictoire. En définissant le quelque chose (aliquid) par le possible1, le néant par l’impossible, et l’impossible par le contradictoire, en léguant à la postérité philosophique immédiate une nouvelle façon de concevoir le rapport de l’être-possible à l’intelligence divine, Scot a en fait profondément influencé la scolastique médiévale. Plus encore, la fin de notre texte ne pense pas la res comme l’opposé du nihil (ce qui inclut contradiction), mais identifie l’étant (l’ens), qui était jusqu’ici l’étant réel, et la res qui pouvait aussi bien signifier les êtres de raison (res rationis) à l’occasion, ou sous le motif, d’une opposition commune au néant. Tout se passe donc comme si la différence dirimante entre le pensable et le réel était oubliée au profit d’une conception unifiée de l’ens ou de l’étant ou de tout ce qui est quelque chose (aliquid), compris comme non-nihil. Scot, en faisant du néant la négation d’un concept transcendan1. Remarquons d’ailleurs que cette compréhension de l’aliquid n’allait nullement de soi, puisque pour Thomas encore, l’aliquid est ce qui est aliud quid, c’est-à-dire autre chose que la quiddité ou que ce qu’une chose est, son être d’essence, ou son être possible et non contradictoire, et qu’en ce sens un pur être possible ne pouvait être par le fait même un aliquid, un étant (réel).

MEP.indd 313

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:19:12

reimp44892_int_314 Page 314

314

MÉTAPHYSIQUE SCOLASTIQUE ET PENSÉE MODERNE

tal univoque d’étant, ne pense plus tant le néant en rapport à ce qui est, qu’il n’adosse toute pensée à ce qui n’est pas (représentable), ce qui marquera pour longtemps, au prix d’interprétations parfois forcées, l’histoire de la métaphysique1. Christophe Cervellon. BIBLIOGRAPHIE

Les textes de Duns Scot auxquels nous renvoyons dans notre présentation sont : Les Questions quodlibétales, Madrid, Alluntis, 1963. La Lectura in IV Sententiarum (en cours de publication), Civitas Vaticana, XVI sq. (abrév. : Lect.). La distinction 36 du livre I, ci-dessus mentionnée, se trouve au tome XVII. L’Ordinatio, citée dans l’édition vaticane pour les deux premiers livres, Civitas Vaticana, I-8 (abrév. : Ord.). Les questions 3 et 8 du livre I, auxquelles il est souvent ici fait allusion, ont été traduites par O. Boulnois dans Sur la connaissance de Dieu et l’univocité de l’étant, Paris, PUF, 1988. L’Ordinatio, citée dans l’édition du XVIe siècle (Wadding, Lyon) pour les livres III et IV et 4 (Wadding 6-10), notamment pour la question IV, 11 (abrév. : Ox.). Thomas d’Aquin, Summa contra Gentiles (abrév. : SG), trad. C. Michon pour les livres I et II (Dieu ; la Création), Paris, Flammarion, 1999. Études Barth T., De fundamento univicationis apud J. D. S., Antonianum, XIV, 1939, p. 181209, 277-298, 373-392. Boulnois O., Être et représentation. Une généalogie de la métaphysique moderne à l’époque de Duns Scot XIIIe-XIVe siècles, Paris, PUF, 1999, p. 415-455. Courtine J.-F., Suarez et le système de la métaphysique, Paris, PUF, 1990, p. 366-376. Honnefelder L., La métaphysique comme science transcendantale, trad. I. Mandrella, Paris, PUF, 2002, p. 19-59. — Scientia transcendens, Die Formale Bestimmung der Seiendheit in der Metaphysik des Mittelalters und der Neuzeit, Hambourg, Meiner, 1990. — Ens in quantum ens, Münster, Aschendorff, 1979. 1. Preuve en est la thèse la plus saillante du texte d’Alsted (1588-1638) présenté plus bas : c’est par le contradictoire, l’irreprésentable, qu’il faut comprendre le néant absolu, comme cela appert des points [2 . 3] et [3.2] de notre découpage.

MEP.indd 314

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:19:12

reimp44892_int_315 Page 315

DUNS SCOT

315

Hübener W., « Scientia de aliquo et nihilo ». Die historische Voraussetzungen von Leibniz « Ontologiebegriff », Zum Geist der Prämoderne, Würzburg, Königshausen und Neumann, 1985, p. 84-100. King P., « Scotus on metaphysics », The Cambridge Companion to Duns Scotus, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, p. 15-57. Vignaux P., « Métaphysique de l’Exode et univocité de l’être chez Jean Duns Scot », Celui qui est, Paris, Le Cerf, 1986, p. 103-126. Wolter A. B., The transcendentals and their functions in the metaphysics of Duns Scotus, Washington, Franciscan Institute Publications, 1945. Zimmermann A., Ontologie oder Metaphysik ? Die Diskussion über den Gegenstand der Metaphysik im 13. und 14. Jahrhundert, Louvain-Cologne, Brill, 1965.

MEP.indd 315

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:19:18

reimp44892_int_316 Page 316

QUESTIONS QUODLIBÉTALES

question 3, art. 11

Puisqu’il ne faut pas répondre de façon absolue à propos de ce qui est équivoque, et que ce nom de chose est équivoque, comme il ressort de l’autorité de ceux qui en ont parlé2, il convient d’abord de distinguer les acceptions du nom chose. Or, ce nom de chose, ainsi qu’on l’induit de ce que disent les auteurs, peut être pris soit dans un sens très général, soit dans un sens général, soit au sens le plus restreint.

Au sens le plus général, en tant qu’il s’étend à tout ce qui n’est pas rien ; et rien peut s’entendre de deux façons : En stricte vérité, en effet, cela, et seulement cela, n’est rien, qui inclut une contradiction, puisque la contradiction exclut tout être (esse) à la fois hors de l’intellect et dans l’intellect. En effet, ce qui inclut ainsi une contradiction, pas davantage qu’il ne peut être en dehors de l’âme, ne peut être quelque chose d’intelligible, au sens d’un étant dans l’âme : car jamais un contradictoire ne constitue avec son contradictoire un seul intelligible, que ce soit comme un objet avec un objet, ou comme un mode 1. Texte latin dans Jean Duns Scot, Cuestiones Cuodlibetales, Madrid, Éd. Felix Alluntis, 1968, p. 92-97. Le texte de cette édition reproduit celui de l’édition Wadding (Lyon, 1639) repris dans l’édition Vivès (Paris, 1895). Nous avons actualisé, et éventuellement corrigé, les références aux textes cités par Scot données par Alluntis. 2. Voir Aristote, Réfutations sophistiques, 1, 165 a 7-22 ; 7, 169 a 23 - b 18 ; Topiques, V.

MEP.indd 316

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:19:19

reimp44892_int_317 Page 317

DUNS SCOT

317

avec un objet1. En un autre sens, on appelle rien ce qui n’est pas, ni ne peut être, quelque chose hors de l’âme. Donc, étant ou chose, selon la première manière, est entendu de la façon absolument la plus générale, et s’étend à tout ce qui n’inclut pas contradiction – qu’il s’agisse d’un être de raison, c’est-à-dire qui n’a d’être que dans l’intellect qui le considère, ou d’un être réel, possédant quelque entité en dehors de la considération de l’intellect. Et deuxièmement, est entendu de façon moins générale (toujours comprise sous le premier sens), comme l’étant qui possède, ou peut posséder, quelque entité ne provenant pas de la seule considération de l’intellect. La première de ces deux acceptions (qui relèvent l’une et l’autre du premier membre de notre distinction) semble conférer une extension vraiment large au nom de chose : pourtant, elle est suffisamment attestée par la manière commune de parler. C’est communément, en effet, que nous disons que les concepts (intentiones) logiques sont des choses de raison, et que les relations de raison sont des choses de raison, et cependant ils ne peuvent être en dehors de l’intellect. L’usage commun ne réserve donc pas le nom de chose à la chose hors de l’âme. Et c’est selon cette acception la plus générale, selon laquelle on appelle chose ou étant tout ce qui est concevable, c’est-à-dire qui n’inclut pas contradiction (que cette généralité relève de l’analogie, ou de l’univocité, ce dont je ne m’occupe pas maintenant), que l’étant pourrait être tenu pour l’objet premier de l’intellect : car le rien qui inclut la notion d’étant pris en ce sens, peut être intelligible, puisque, comme l’a dit plus haut, c’est qui inclut une contradiction qui n’est pas intelligible2. 1. « Comme un objet avec un autre objet » : la matière et la forme, par exemple, constituent ainsi un seul intelligible ; « comme un mode avec un objet » : le mode est ici le « mode d’intellection », par exemple lorsqu’on conçoit le cheval en tant qu’universel. 2. À partir de « car... », cette phrase présente une difficulté. Le latin de l’éd. Wadding, repris par Vivès et Alluntis, dit : « Quia nihil potest esse intelligibile quod includit rationem entis isto modo, quia, ut dictum est prius, includens contradictionem non est intelligibile. » Wolter traduit : « For nothing can be intelligible which does not include the notion of being in this sense, since what includes a contradiction, as we said above, is not intelligible » (Duns Scotus, God and Creature, The Quodlibetal Questions, Londres, Princeton, 1975, p. 62) ; Alluntis dit de même « Pues nada que no incluye la razón de ser de este modo puede ser inteligible, etc. » (éd. citée, p. 94). Or ces

MEP.indd 317

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:19:25

reimp44892_int_318 Page 318

318

MÉTAPHYSIQUE SCOLASTIQUE ET PENSÉE MODERNE

Et de cette manière, toute science, non seulement celle qu’on appelle réelle, mais aussi celle qu’on appelle de raison1, porte sur une chose ou un étant. Dans le second terme de cette première distinction, on appelle chose ce qui peut avoir une entité en dehors de l’âme. Et c’est en ce sens que l’entend Avicenne dans le livre I, chapitre 5, de sa Métaphysique2, quand il dit que ce qui est commun à tous les genres, c’est la chose et l’étant ; et cela ne peut être entendu seulement des mots d’une langue donnée, car il y a en toute langue un seul concept indifférencié s’appliquant à tout ce qui existe en dehors de l’âme. Les concepts, en effet, sont les mêmes pour tous (De l’interprétation, 1, 16 a 6-7), et de façon générale il y a en toute langue un seul nom imposé à ce concept général (quel que soit le type dont relève cette généralité, de l’analogie ou de l’univocité). Nous avons donc deux parties pour le premier membre de la distinction (c’est-à-dire le sens le plus général ) : premièrement ce qui n’inclut pas contradiction, quel que soit l’être qu’il possède ; et deuxièmement ce qui a, ou peut avoir, un être propre en dehors de l’intellect. Et c’est en ce sens (soit des deux manières, soit au moins de la seconde) qu’Avicenne entend chose et étant, comme on l’a dit.

Le deuxième sens est celui de Boèce, quand il distingue la chose du mode de la chose, comme il le dit dans le De Trinitate [chap. 4] : « On voit traductions, qui donnent un sens satisfaisant, supposent d’ajouter une négation dans le texte latin : il faudrait lire « quia nihil potest esse intelligibile, quod non includit rationem entis » (texte qu’on trouve dans certaines éditions anciennes, réputées moins fiables que celle de Wadding). Assurément, il serait absurde de traduire le texte Wadding par : « Rien ne peut être intelligible, qui inclut la notion d’étant pris en ce sens. » Mais on peut aussi respecter ce texte, en traitant nihil comme un terme catégorématique, c’est-à-dire comme l’opposé de res ou ens : et cela nous semble pouvoir s’accorder au mouvement de la pensée de Scot, qui conclut ce paragraphe en disant que la logique, qui porte sur des étants de raison, c’est-à-dire du rien au second des deux sens ici définis (ce qui est dépourvu d’existence extramentale), porte néanmoins sur quelque chose au premier de ces deux sens (le non-contradictoire). 1. C’est-à-dire la logique. 2. Avicenne, Liber de Philosophia prima sive Scientia divina, I, 5, 25-26 (éd. S. Van Riet, p. 33).

MEP.indd 318

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:19:25

reimp44892_int_319 Page 319

319

DUNS SCOT

clairement, dit-il, la différence qu’il y a dans les prédications : car les unes montrent la chose, les autres montrent une circonstance de la chose ; les premières, en effet, sont ainsi prédiquées qu’elles montrent une chose en elle-même, tandis que les secondes ne pas que la chose est, mais lui ajoutent plutôt quelque chose d’extrinsèque. » Boèce entend donc distinguer la chose de la circonstance, de sorte qu’il n’y a selon lui que trois genres – la substance, la qualité et la quantité – qui montrent la chose, les autres ne montrant que les circonstances de la chose. Donc ce nom de chose, pris en ce deuxième sens, dit un étant absolu, en tant que distingué de la circonstance ou du mode, qui dit le rapport d’une chose à une autre.

Le troisième sens est tiré du Philosophe, qui dit au livre VII de la Métaphysique [Z 1, 1028 a 18] : « Les accidents sont appelés étants, parce qu’ils sont de l’étant » ; et plus bas [Z 4, 1030 a 25-27] : « De même que certains, parlant en logiciens (= dialecticiens), disent du non-étant qu’il est, non pas au sens absolu, mais parce qu’il est non-étant, de même aussi de la qualité » ; et plus bas [Z 4, 1030 a 33 - b 1] : « Il en va de l’étant comme du non-connaissable, et comme du médical, du fait qu’il se rapporte à une seule et même chose, bien qu’il ne signifie pas une seule et même chose. » Et il semble énoncer la même opinion au début du livre IV [cf. G 2, 1003 a 33 - b 5] : de même que le médical et le sain sont dits en plusieurs sens, de même l’étant. Le Philosophe prend donc ici l’étant (entendu soit au sens absolu, soit au sens principal, qu’il s’agisse en ce dernier cas d’un analogue ou univoque) comme l’étant auquel il revient par soi, et en premier lieu, d’être – et cela est la seule substance. Ainsi donc, sous le premier membre – le sens le plus général – sont contenus l’étant de raison et tout étant réel. Sous le deuxième, l’étant réel et absolu. Et sous le troisième, l’étant réel, absolu, et par soi.

Il ressort de cette distinction que la question de savoir si la relation est une chose ne soulève aucune difficulté si l’on prend chose au troisième ou

MEP.indd 319

25/03/10 11:33 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:19:32

reimp44892_int_320 Page 320

320

MÉTAPHYSIQUE SCOLASTIQUE ET PENSÉE MODERNE

au deuxième sens : puisque n’est ni une substance, ni quelque chose d’absolu (ad se). Il n’y a donc de difficulté que pour le premier membre : mais non en ce qui concerne l’étant de raison, puisqu’il est évident que la relation est intelligible sans contradiction. Il est donc ici question de savoir si la relation possède l’être, ou encore si elle est une chose ayant une entité réelle propre en dehors de l’âme. Et sur ce point je dis qu’elle est une chose, et deuxièmement quel genre de chose elle est. Que la relation soit une chose, je le prouve ainsi. Un rapport résultant de termes extrêmes réels, et réellement distingués, et qui le sont en vertu de la nature de la chose, est réel, car l’entité qu’il possède n’est pas uniquement dans l’âme ; et par conséquent, selon son entité propre, il est une chose à sa manière ; or le rapport du Père au Fils est ainsi, comme il ressort de la seconde question ordinaire1. On voit par là quelle chose est : car si elle est une chose singulière, elle est soit absolue, soit relative ; or elle est formellement une chose relative. Et cette détermination, d’être relative, n’est pas incompatible avec le fait d’être une chose, au sens où nous en parlons : car en ce sens, la chose n’est pas prise dans sa distinction d’avec le mode, le rapport ou la circonstance de la chose, mais inclut tout cela. 1. Voir Ord., I, dist. 2 (éd. Vat. II, p. 245-377).

MEP.indd 320

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:19:32

reimp44892_int_321 Page 321

ALSTED

Johann Heinrich Alsted (1588-1638) fut philosophe et théologien réformé à Herborn et en Transylvanie. Le texte ici traduit est la quasiintégralité du troisième livre de sa Métaphysique (Herborn, 1613), troisième livre qui est tout entier consacré à la question du néant (De non ente). C’est donc bien un exposé complet, et ex cathedra, sur le « rien » que nous présentons ici à partir de l’édition de 1642. Trois traits caractérisent en général la pensée d’Alsted. Premièrement, l’humanisme : Alsted est tenté, comme bon nombre de penseurs de cette époque, par une forme de syncrétisme unifiant des thèses mystiques, pythagoriciennes ou hermétiques. Dans sa sécheresse toute scolastique, notre texte ne laisse pas de porter la trace de cette tendance dans la référence explicite qui est faite à l’œuvre de Platon, le Sophiste (même si ce rappel de la thèse platonicienne laisse vite place à un exposé scolastique digne du Moyen Âge), ou à la pensée de Pic de La Mirandole, lorsqu’il s’agit au second paragraphe d’avancer, sans autre procès, que la convertibilité des transcendantaux « positifs » a son pendant dans la convertibilité de leurs négations : l’un ou l’étant est aussi convertible avec le vrai et le bien, que le multiple (divisum) l’est avec le faux. Le second trait qui caractérise la pensée d’Alsted est évidemment le calvinisme. Là encore, notre texte porte la trace d’une influence qui ne

MEP.indd 321

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:19:40

reimp44892_int_322 Page 322

322

MÉTAPHYSIQUE SCOLASTIQUE ET PENSÉE MODERNE

pouvait être que puissante sur un théologien de métier, lorsqu’il s’agit de donner comme exemple d’impossibilia absolus, et donc de néant absolu, certaines propositions manifestement contradictoires portant sur l’eucharistie admises pourtant par les théologiens luthériens ou catholiques, comme « le corps du Christ est dans, ou avec, ou bien encore sous les espèces du pain ». Alsted, enfin, est un scolastique, et c’est le troisième trait de sa pensée, qui dépend plus étroitement de Suarez, et à travers Suarez de certaines orientations de la métaphysique de Scot, que de la philosophie de l’acte d’être de Thomas ou de la doctrine de l’analogie prêtée à Aristote. Il suffit de lire le premier théorème sur l’étant de sa Métaphysique de 1613 pour s’en rendre immédiatement compte : pour Alsted, l’étant est un genre généralissime (ens est genus generalissimum) – et comment pourrait-il en être autrement, dès lors que tout étant est quelque chose (premier théorème sur l’aliquid : ens, aliquid et res sunt synonyma), et que le quelque chose est compris à partir du rien, puisque, comme le dit plus loin Alsted se référant explicitement à la troisième disputation métaphysique de Suarez, l’aliquid est le contradictoire de ce qui n’est rien (aliquid idem est cum ente et contradictorie seu privative ipsi est nihil) ? Certes, l’être peut se dire de manière équivoque, justement dans le cas du néant : l’étant, nous est-il dit, se dit de manière équivoque du non-étant, comme la chimère, qui n’est qu’imagination et rien dans le réel ou dans la nature. Certes, l’étant peut se dire anologice, mais selon une analogie d’attribution qui n’est pas extrinsèque (comme si le rapport de l’être créé au créateur pouvait être semblable au rapport médiat du sain à la santé), mais intrinsèque, car toute chose, même créée, est un étant, et que l’on peut considérer l’étant en luimême, immédiatement présent à titre de transcendantal, dans tout ce qui est, abstraction faite, donc, de la différence créé/incréé. Comme le dit notre texte, le sujet de la philosophie première est l’étant en tant qu’étant, « c’est-à-dire abstrait », et c’est par l’étude de l’étant comme premier transcendantal, abstractissima ratio entis, comme au-delà des catégories aristotéliciennes, que commence le premier livre de la Métaphysique d’Alsted, comme c’est par l’étude de l’étant comme premier prédicament, comme première catégorie de l’être (la substance, ce qui est) que commence le second livre de cette même Métaphysique.

MEP.indd 322

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:19:40

reimp44892_int_323 Page 323

ALSTED

323

Il fallait rappeler ces points pour comprendre, disions-nous, l’horizon problématique du texte, mais aussi son paradoxe. On relèvera notamment l’idée thomasienne qu’il y a entre l’être et le néant une distance infinie, contre la thèse scotiste d’une distance finie. Alsted montre, de surcroît, beaucoup de soin à penser le non-étant de l’être en puissance ; et il vaudrait la peine de s’arrêter à commenter chacun de ces points. Mais on soulignera surtout la subtilité des distinctions et la netteté du plan : Alsted parle d’abord du non-étant simple absolu et du non-étant simple relatif, qui est pensable à chaque fois sous une notion unique, comme celle de privation (les ténèbres), de négation (le non-Dieu), d’imagination (la Chimère) avant d’aborder cette forme de non-étant qu’énoncent une proposition (ou un complexe de termes), manifestement contradictoire, comme « deux dieux existent », ou une proposition au futur ou au conditionnel, comme « Rodolphe reconquerra l’Orient », ou enfin une proposition analytique sans référence, comme « Cerbère est Cerbère » (néant complexe relatif ou néant complexe absolu). D’ailleurs, pour comprendre que l’une des thèses ici soutenues par Alsted (le néant ou le vide de la référence ne change rien à la vérité des propositions analytiques, du type « Cerbère est Cerbère ») ne va pas de soi, il faut rappeler que dans son traité De l’interprétation, Aristote semble dire que si est vraie la proposition « Homère est poète » (proposition de tertio adjacente, en termes médiévaux), il faut en déduire qu’ « Homère est » (proposition de secundo adjacente), ce qui est faux ; et que donc « Homère est poète » est faux, étant posé qu’Homère est mort. C’est d’ailleurs en vertu de la même analyse qu’on ne peut pas déduire, pour Aristote, que si le non-être est opinable, le non-être est (de int., 11, 21 a 25-35). Au contraire, pour Scot (1266-1308), dont Alsted est ici l’héritier, comme pour une grande partie de la scolastique moderne, la chose qui existe est conçue de la même façon que lorsqu’elle n’existe pas : « C’est donc là la force de la raison (vis rationis) que la nature humaine conçue comme telle, ait la même relation à cette nature humaine-ci conçue comme prédicable immédiatement, que celle-là existe, ou non (Super I et II peri hermeneias, I, q. 8, 18). » En conséquence, la proposition « César est homme », César n’existant pas, ou « César est César », César n’existant pas, sont vraies car « dans l’intellection du sujet est incluse par soi l’intellection du prédicat »,

MEP.indd 323

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:19:46

reimp44892_int_324 Page 324

324

MÉTAPHYSIQUE SCOLASTIQUE ET PENSÉE MODERNE

et que suffit à la vérité d’une proposition affirmative la seule « union des termes ». Entre les analyses d’Aristote et celles d’Alsted, il y a donc eu l’interprétation par Scot de l’étant comme neutre vis-à-vis de toute détermination substantielle ou existentielle, comme pur être représenté (ens repraesentatum). « La chimère est la chimère » est vraie, car ce qui n’est rien dans la réalité ne laisse pas d’être représenté comme quelque chose dans l’esprit, un quelque chose qui suffit à la vérité des propositions qui disent ce qu’il est de ce qui n’est pas. Enfin, on ne manquera pas de mettre en relief la thèse forte qui soustend tout le propos d’Alsted : c’est par le contradictoire, l’irreprésentable, qu’il faut comprendre le néant absolu, qu’il soit simple ou complexe (points [2.3] et [3.2] de notre découpage). Sans doute, pourtant, en dépit de la richesse du texte ici présenté, l’essentiel n’est-il pas là. L’essentiel est dans le plan même de la Métaphysica d’Alsted. La Metaphysica1 se compose, avons-nous dit, de trois livres : dans le premier l’étant est étudié comme transcendantal, ou plus précisément sous la « raison commune à tous les transcendantaux » ; dans le second, comme prédicament (substance), et dans le troisième, ici traduit, ex obliquo comme Alsted le dit lui-même, selon le vocabulaire technique de la scolastique, à la fin de son traité, comme non-étant, ou comme étant au sens équivoque (aequivoce). Tout se passe donc comme si la philosophie première n’avait que l’être pour objet, et ne parlait du non-être que de manière indirecte, peut-être improprement, et comme en appendice. Mais reste qu’elle ne peut sans doute déployer son discours que parce que la philosophie première de l’être – la nouvelle ontologia de Goclénius que cite Alsted – n’est pas d’abord une philosophie de l’être rapporté à ce qui seul est véritablement (l’acte d’être absolument positif de Dieu, comme chez saint Thomas), mais une philosophie de l’être rapporté à ce qui n’est pas, à ce « non ens negativum », dont parle Alsted, à cet absolument contra1. Le titre complet de l’ouvrage d’Alsted est Metaphysica tribus libris tractata per praecepta methodica, theoremata selecta et commentariola dilucida, quae omnia inferioribus disciplinis constituendis et percipiendis viam compendiariam patefaciunt. Le titre est à lui seul tout un programme : avant Descartes, il est bien caractéristique de la dimension méthodologique (per praecepta methodica) du projet d’Alsted, aussi bien que de sa prétention de voir la sience métaphysique constituer le socle de toutes les disciplines inférieures.

MEP.indd 324

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:19:46

reimp44892_int_325 Page 325

ALSTED

325

dictoire même pour Dieu, qui définit en creux tout ce qui est ou peut être quelque chose, objet de la pensée divine et/ou humaine. Alsted a beau dire qu’il est difficile à la métaphysique de penser le non-étant, que ce n’est qu’un objet secondaire dans l’ordre des découvertes ou de la méthode, c’est pourtant grâce à une certaine conception du néant qu’il est seulement possible de déployer une telle pensée. Si la conception du nonétant est conquise dans ce texte par une conception de son opposé – l’étant –, par une conception de traverse, comme le prétend au final Alsted, l’étant y est aussi bien compris comme la négation, décisive, d’une certaine idée du rien. C’est parce que comme le dit Alsted, répétant explicitement un adage de l’École, le non-étant est ce qui est opposé de manière contradictoire à l’être, comme une entité répugne à une autre entité, que tout ce qui ne relève pas de cette répugnance ou de cette contradiction, que tout ce qui n’est pas rien (non-nihil) est possiblement quelque chose, représentable pour la pensée humaine ou divine. Car, encore une fois, et c’est l’un des points décisifs du texte, c’est par le contradictoire, l’irreprésentable, qu’il faut comprendre le néant absolu, qu’il soit simple ou complexe. C’est alors seulement que l’on peut comprendre le constat que fait Alsted, selon lequel la vis essendi est si forte, que même ce qui n’est rien de réel est encore quelque chose dans l’esprit. Comment s’étonner que l’être étant compris comme du non contradictoire ou comme du représentable, la vis repraesentandi soit pour le moins aussi forte que la vis essendi ? Nous traduisons le texte sur l’édition de 1642, Herborn. Pour plus de précision sur Alsted, et sur la problématique où il s’inscrit, nous renvoyons Schulmetaphysik des im 17. Zeitalter Jahrhunderts, Tübingen, voyons ààM. M.Wundt, Wundt,Die Diedeutsche Deutsche Schulphilosophie der Aufklärung, 1939, et J.-F. Courtine, Suarez et leOlms, système1992, de la métaphysique, Paris, PUF, Hildeshelm-Zurick-New York, et J.-F. Courtine, Suarez1990. et le système de la métaphysique, Paris, PUF, 1990. Christophe Cervellon. Christophe Cervellon.

MEP.indd 325

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:19:51

reimp44892_int_326 Page 326

MÉTAPHYSIQUE, LIVRE III (EXTRAIT)

Sur le non-étant (De non ente) Nous avons examiné l’étant dans la notion commune des transcendantaux, et dans la notion particulière des prédicaments, formellement et en soi ; nous l’examinerons désormais selon son opposé, à savoir le non-étant (non ens), qui est un seul mot (vox) par composition.

Ce qui est non-étant (non-ens) est ce qui n’a pas d’essence. Le néant (nihil) est autrement appelé en grec mè on. Chez Platon, sont appelées « non-étants » (non entia) les choses qui sont prises dans un flux continuel, comme les choses matérielles et sensibles. En revanche, les idées et toutes les choses qui sont toujours identiques à elles-mêmes, sont appelées des étants (entia). L’idée d’homme est par exemple un étant au sens absolu, mais l’homme de l’existence passagère et sensible est appelé « non-étant », c’est dire qu’il est étant en un sens relatif, par rapport à quelque chose d’autre, et non pas au sens absolu. L’homme est en effet quelque chose de l’idée elle-même, à savoir son image, telle que celle-ci est une schesis pour l’idée, comme le dit Platon dans le Sophiste ou Sur l’Étant1. Le non-étant est simple ou incomplexe, ou complexe [objet d’une proposition].

1. Le terme sc@siV ne se trouve pas dans le Sophiste ; il est question en revanche, dans le sens dont parle Alsted, de scRma associé au terme mBmhma (267 b 12-13 et c 2), une certaine « conformation » qui manifeste ce qu’est l’Idée.

MEP.indd 326

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:19:51

reimp44892_int_327 Page 327

327

ALSTED

Le non-étant incomplexe est l’incertain, le faux, le mal ; c’est pourquoi il n’a nulle cause efficiente ni finale. Aussi bien n’est-ce pas à bon droit que le non-étant potentiel est introduit par Cl. Keckermann, au dernier chapitre du livre II de son Système de Métaphysique1, dans ce qui entre dans l’ordre de la nature. Car il n’y a pas de non-étant potentiel. En effet, par exemple, l’embryon est un étant en puissance. S’il était non-étant, il serait incertain, faux et mauvais. De même, en effet, qu’il y a quatre choses qui vont toutes ensemble, à savoir l’étant, l’un, le vrai et le bon, de même leur négation sont également solidaires, à savoir le rien, le divisé, le faux, le mal, comme le dit Pic de La Mirandole2.

Le non-étant est négatif ou privatif ; le premier est appelé négation, le second privation. Le non-étant négatif est absolument non-étant, ce qui n’a absolument aucun mode d’être ou aucune relation à l’être, et qui par conséquent est opposé contradictoirement à l’étant : par exemple, le non-homme. De là provient cet adage de l’École : ce qui est contradictoire est purement et simplement non-étant, comme le sont ces négations pleines de fausseté, comme non-Dieu en face de Dieu3. Ces non-étants négatifs sont infinis – Aristote en traite dans le De l’interprétation (chap. 10) ; et c’est pourquoi ils font disparaître le sujet avec les accidents. Goclenius4 a pensé que l’étant et le non-étant étaient disparates (disparata), en ce qu’il y avait entre eux un intermédiaire (medium) : de telle sorte qu’entre l’étant simple et le non-étant simple, il dit qu’il y a un intermédiaire qui est l’étant en puis1. Barthélémy Keckerman (1571-1609), Scientae metaphysicae compendiosum systema, I, 2, Hanau, 1609 ; ce théologien réformé est critiqué par Leibniz au § 59 de la Théodicée pour avoir prétendu expliquer selon la raison de la philosophie le mystère de la Trinité. 2. Jean Pic de La Mirandole, De ente et uno, 1492, chap. 8. 3. Voir B. Keckerman, Systema Logicae, Hanau, 1600, livre I, dernier chapitre et le Catéchisme d’Olevianus, livre I, chap. 45 (note d’Alsted, dans le corps du texte). 4. Rodolphe Goclénius, Conciliator philosophicus, 1609, p. 251.

MEP.indd 327

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:19:57

reimp44892_int_328 Page 328

328

MÉTAPHYSIQUE SCOLASTIQUE ET PENSÉE MODERNE

sance. Mais nous, nous pensons autrement : entre l’étant et le non-étant, il y a une distance infinie, ou un espace incommensurable (spatium immensum) et donc nulle proportion. Entre des disparates, il y a en revanche une proportion et une distance finies.

Le non-étant privatif est un non-étant relatif. Le non-étant privatif n’est pas absolument non-étant, mais il est cette négation qui inclut un sujet et présuppose une certaine capacité à recevoir un habitus. Ainsi les ténèbres sont un non-étant, à savoir une absence de lumière ; ainsi la cécité en l’homme est un non-étant, mais relatif à cette chose qui est capable de recevoir cet étant auquel la cécité est opposée, c’est-à-dire la vue. Comme le dit Timpler, « la privation est la négation d’un habitus dans un étant dans lequel il pourrait ou devrait être. Elle est soit totale, soit partielle, et l’une et l’autre est substantielle ou accidentelle »1. Mais il n’a pas assez soigneusement examiné la nature de la privation. Il la présente en effet comme étant quelque chose, en disant : « Quelque chose est soit positif, soit privatif. » Or une dénomination doit se faire à partir de ce qui est principal. Dans la privation, il y a un aspect matériel, et un aspect formel. Or ce dernier est le plus important, c’est donc à partir de lui que se fait la dénomination. Aussi la privation ne doitelle pas être comptée dans les étants, mais dans les non-étants. La privation est en effet un non-étant, non pas absolument, mais relativement, puisqu’en elle il y a à la fois une impuissance et une puissance. Celle-ci est l’aspect formel, celle-là l’aspect matériel. Par conséquent, il ne faut pas considérer que les privations sont sans importance. Car, selon Olevianus2, « ne déplore-t-on pas l’aveuglement 3 ? Cette anomalie et difformité qui se trouve encore dans toute l’humanité, cette difformité qui se manifeste dans ses actions et pour le rachat de laquelle il incombait au 1. Système de métaphysique, livre V, chap. 6, Steinfurt, 1604. 2. Catéchisme d’Heidelberg, 1563. 3. La cécité ou l’aveuglement désigne le péché originel, le refus volontaire de la lumière de Dieu. Saint Jean affirme ainsi : « La lumière est venue dans le monde et les hommes ont mieux aimé les ténèbres que la lumière, parce que leurs œuvres étaient mauvaises » (III, 19).

MEP.indd 328

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:19:57

reimp44892_int_329 Page 329

329

ALSTED

Fils de Dieu de souffrir le supplice de la croix, n’est-elle pas de quelque importance ? Et c’est ainsi également qu’il fait considérer les négations. D’après l’Épître aux Romains, ils [les Juifs], ont voulu constituer leur propre justice et ne se sont pas soumis à la justice divine. Est-ce donc peu de chose, que de ne pas vouloir être soumis à la justice ? – Que dis-je ? – qu’Ève, autant qu’elle le pouvait, ait renversé totalement la gloire de Dieu, en niant la forme bonne et véridique de Dieu ? Enfin, la privation de la lumière éternelle chez tous les impies est le mal suprême, et ainsi en est-il de la négation de la vérité divine chez tous les impies et tous les démons, qui leur vaut ces châtiments »1. Voilà ce que dit Olevianus. On trouve plusieurs propositions de ce genre dans le remarquable traité De la cause du mal d’Eilhard Lubin2.

D’autres proposent cette doctrine du non-étant simple en exposant les choses comme suit. Le non-étant simple s’entend de deux façons, selon l’Exercice 307 de Scaliger3 (section 24). En un premier sens, le non-étant fait partie des étants ; ainsi de l’étant en puissance, qui est en quelque façon un étant, et en quelque façon non-étant. Ainsi la matière première est non-étant, car elle n’est pas un étant parfait, comme le dit Aristote dans la Physique. Ainsi la privation de la forme chez les Péripatéticiens est non-étant, relativement à un étant plus parfait, à savoir la forme. Pour Aristote, en effet, la privation est eidos pôs, en quelque sorte forme, comme il le dit au livre II de la Physique4. En quelque sorte, dit Aristote : c’est-à-dire non pas essentiellement, mais par la concommitance nécessaire d’une autre forme (voir Zabarella, De la Nature, livre I, chap. 7)5. 1. La théologie distingue le mal proprement dit qu’est le péché, tendance volontaire de l’homme vers le néant, et le « mal de peine » ou châtiment voulu par Dieu, selon sa justice. 2. Eilhard (ou Eilart) Lübben dit Eilhardus Lubinus (1565-1621) est l’auteur d’un traité dont le titre complet est Phosphorus, sive de prima causa et natura mali tractatus hypermetaphysicus (1596). Leibniz le cite comme partisan de la nature privative du mal, aux côtés de saint Augustin et de saint Thomas, au § 70 du résumé de la Théodicée. La cause de Dieu (paru en 1710). 3. Il s’agit des Exercitationes exotericae de subtilitate publiés à Paris en 1557. 4. Livre II, 1, 193 b 19-20 : kaa g1r T stArhsiV ei~dpV p:V Cstin. 5. Francesco Zabarella (1360-1417), De Natura rerum divinarum.

MEP.indd 329

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:20:04

reimp44892_int_330 Page 330

330

MÉTAPHYSIQUE SCOLASTIQUE ET PENSÉE MODERNE

En un second sens, le non-étant est pris comme ce qui n’est absolument rien. Ainsi, du rien, c’est-à-dire assurément du non-étant, rien n’advient (Aristote, Physique, I, 8) – c’est-à-dire du rien entendu comme une matière originelle (materia ex qua). Et ce non-étant est double : ou bien en effet, il ne sera jamais, mais peut être (comme l’intelligence dont le développement est empêché par les scrofules, si l’on en croit Scaliger1 dans son traité Des plantes) ; ou bien il ne sera jamais, ni ne peut être, car une telle entité répugnerait à une autre entité. Cela est en effet absurde, par exemple, qu’il y ait deux dieux. Et même ce non-étant est étant. Car du non-étant, il est dit quelque chose, à savoir qu’il est non-étant. De là ce qu’Aristote dit au livre IV, chapitre 2 de la Métaphysique : « Ils disent du non-étant qu’il est non-étant. » De même les Stoïciens faisaient du quelque chose (to ti) le genre suprême de toutes choses, le divisant lui-même en étant et en non-étant, comme il est dit dans la lettre 59 [= lettre 58] de Sénèque. Et de même Aristote dans sa Métaphysique dit que tout est étant ou non-étant. Si grande est en effet la puissance de l’être (vis essendi), que même le non-étant, comme Cerbère, est dit être non-étant. Et cette prédication, « Cerbère est Cerbère », est une prédication par identité. Ce qui est subjecté est quelque chose, ce qui est prédiqué est quelque chose. Cette prédication, en raison du non-étant ou du néant, n’est assurément rien (prorsus nihil est), et cependant elle est quelque chose, et d’une certaine façon elle est un étant. Assurément elle n’est rien, si tu regardes l’existence et l’essence réelle. En dehors de l’esprit, le rien n’est en effet assurément rien, et il est ainsi, absolument, un non-étant. Le non-étant cependant, ou le rien, qui absolument n’est rien dans la réalité (in natura), est cependant quelque chose dans l’esprit (voir l’Exercice, 65 de Scaliger et le commentaire de la Métaphysique d’Aristote – livre V, 7, question 6 – par Fonseca2). Ainsi en va-t-il du non-étant pris au sens absolu ; il s’agit à présent d’examiner le non-étant complexe, qui est la proposition fausse. 1. Jules-César Scaliger (1484-1558), médecin et humaniste italien célèbre a publié un commentaire du traité de Théophraste sur les plantes en 1556. 2. Pedro da Fonseca, théologien portugais (1528-1599) a publié des Commentaria in libros Metaphysicorum Aristotelis (1585).

MEP.indd 330

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:20:04

reimp44892_int_331 Page 331

331

ALSTED

Le non-étant complexe est soit relatif, soit absolu. Le premier est le possible, le second l’impossible.

Le non-étant complexe relatif est celui qui est non-étant, mais tel qu’il pourrait devenir étant. Les logiciens disent qu’une proposition est fausse de manière contingente, lorsqu’elle est fausse de telle sorte qu’elle pourrait être vraie. Par exemple, la proposition « l’Empereur Rodolphe a recouvré l’Orient » est un non-étant complexe, mais de telle sorte que rien n’empêche – c’est-à-dire qu’il n’y aurait là aucune antiphasis, contradiction – qu’elle devienne un étant, si Rodolphe recouvrait l’Orient.

Le non-étant complexe absolu est celui qui d’aucune façon ne peut devenir un étant complexe, c’est-à-dire celui qui est absolument impossible. Les logiciens disent qu’une proposition est nécessairement fausse, lorsqu’elle est fausse de telle sorte qu’elle ne peut jamais devenir vraie sans se heurter à une contradiction dans les termes, c’est-à-dire lorsqu’il y a une contradiction in adjecto, ce que les Scolastiques appellent l’apposition d’un opposé : par exemple, « le corps du Christ est dans, avec et sous le pain ».

Il faut enfin noter que le sujet premier de la philosophie première est l’étant en tant qu’étant, c’est-à-dire abstrait de toute matière ; mais que le sujet secondaire en est le non-étant. Nous connaissons premièrement les substances et les accidents, et secondairement les non-étants, comme les

MEP.indd 331

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:20:11

reimp44892_int_332 Page 332

332

MÉTAPHYSIQUE SCOLASTIQUE ET PENSÉE MODERNE

privations et les négations. La philosophie première ne fonde donc pas par soi une connaissance du non-étant, mais de l’étant. L’étant est son sujet direct, et non pas indirect (ex obliquo). L’étant est ce qui est opinable et connaissable ; le non-étant est opinable, puisqu’il tombe sous l’imagination ; il n’est pas connaissable par soi, mais par son opposé.

MEP.indd 332

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:20:11

reimp44892_int_333 Page 333

A NGE L U S S I LESIU S

Johannes Scheffler, dit Angelus Silesius (1624-1677) renoue, au siècle, avec la tradition mystique rhénane, notamment avec Maître Eckhart, dont il reprend les enseignements spirituels et souvent mot à mot les formules. Il les revêt, pourrait-on dire, dans les distiques de son grand ouvrage en six Livres L’errant chérubinique, d’une grâce littéraire toute baroque, qui fit beaucoup pour leur rayonnement ultérieur. La profondeur de sa pensée fut reconnue par les plus grands, de Leibniz et Hegel à Heidegger. Elle tourne autour du néant, en nous-mêmes et en Dieu. Elle s’attache à l’extrême, et ce n’est pas sans raison que Leibniz, dans sa Théodicée, range Silesius parmi les esprits « dont les pensées, extraordinairement audacieuses, remplies de comparaisons ardues [...] confinent à l’impiété ». Mais son message est avant tout spirituel. Il peut tenir en quelques mots qui résument la grande aventure mystique de Maître Eckhart : comment, sur la base d’un détachement radical du monde, parvenir à notre propre anéantissement dans le Néant de Dieu. Comment fusionner son abîme et le nôtre, nous perdre en Son désert. Silesius est ainsi, pour une écoute religieuse ou profane, le chantre inspiré du Néant1. XVIIe

Roger Munier. 1. Le choix des distiques qu’on va lire est nécessairement pauvre par rapport au foisonnement de l’œuvre. On pourra replacer chacun d’eux dans l’ensemble, en se rapportant à la parenthèse qui l’accompagne. Elle comporte deux chiffres : le premier, en romain, indique le Livre d’où il est tiré ; le second chiffre, arabe, donne le numéro du distique à l’intérieur de chaque Livre.

MEP.indd 333

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:20:18

reimp44892_int_334 Page 334

334

MÉTAPHYSIQUE SCOLASTIQUE ET PENSÉE MODERNE

BIBLIOGRAPHIE

Angelus Silesius, Cherubinische Wandersmann, 1657, 2e éd., 1675 (voir J. Scheffler, dit A. Silesius, Sämtltiche poetische Werke, éd. H. L. Held, 3e éd., Munich, 19491952), trad. R. Munier, L’errant chérubinique, Paris, Arfuyen, 1993 (1re éd., Paris, Planète, 1970, préface de Roger Laporte). Études Baruzi J., Création religieuse et pensée contemplative, 2e partie, Angelus Silesius, Paris, Aubier, 1951. Libéra A. (de), La mystique rhénane. D’Albert le Grand à Maître Eckhart, Paris, Le Seuil, 1994. Plard H., La mystique d’Angelus Silesius, Paris, Aubier, 1943.

MEP.indd 334

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:20:18

reimp44892_int_335 Page 335

L’ERRANT CHÉRUBINIQUE

(extraits) Il faut passer Dieu même Où se tient mon séjour ? Où moi et toi ne sommes. Où est ma fin ultime à quoi je dois atteindre ? Où l’on n’en trouve point. Où dois-je tendre alors ? Jusque dans un désert, au-delà de Dieu même (I, 7). On ne saisit pas Dieu Dieu est un Rien pur1, nul maintenant, nul ici ne Le touchent ; Plus tu cherches à Le saisir et plus Il t’échappe (I, 25). Non-chose bienheureuse Chose heureuse je suis, si je puis être non-chose, Inconnue, étrangère à tout ce qui existe (I, 46). La Déité est un Rien La Déité frêle est un Rien, un Sur-Rien : Qui rien ne voit en tout, crois-moi, homme, le voit (I, 111). Un abîme appelle l’autre L’abîme de mon esprit sans cesse appelle avec clameur Celui de Dieu, quel est, dis-moi, le plus profond ? (I, 68). Dieu hors du créé Va là où tu ne peux ; regarde où tu ne vois ; Écoute où rien ne bruit : tu es où parle Dieu (I, 199). 1. Ein lauter Nichts. L’allemand ne distingue pas entre néant et rien. Pour éviter toute connotation nihiliste, j’ai préféré traduire à chaque fois Nichts par Rien.

MEP.indd 335

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:20:24

reimp44892_int_336 Page 336

336

MÉTAPHYSIQUE SCOLASTIQUE ET PENSÉE MODERNE

Rien est la meilleure consolation Rien est la meilleure consolation ; si Dieu se retire, Le Rien pur te consolera dans la désolation (II, 6). Le calme est égal au Rien éternel Rien n’est si égal au Rien que solitude et calme ; C’est pourquoi le veut, autant qu’il veuille, non vouloir (II, 248). Tout vient de ce qui est caché Qui l’eût pensé ! Des ténèbres vient la lumière. De la mort vient la vie, du rien le quelque chose (IV, 163). Devenir Rien c’est devenir Dieu Rien ne devient, qui est ; si d’abord tu n’es rien, Jamais tu ne naîtras de l’éternelle lumière (VI, 130).

MEP.indd 336

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:20:24

reimp44892_int_337 Page 337

GA F F AR EL

Après des études classiques (de théologie à Valence, et de droit canon à Paris), Jacques Gaffarel (Mannes, 1601 ; Sigonce, 1681) se signale par son intérêt pour les langues orientales et la Cabale. Son écrit le plus connu, Curiositez inouyes sur la Sculpture talismanique des Persans, horoscope des Patriarches, et lecture des Estoilles1, est souvent réédité. En 1629, l’année même de sa parution, il est censuré par la Sorbonne, et Gaffarel doit se rétracter par deux fois. Parmi ses relations amicales, on compte Gassendi2, Gabriel Naudé, Campanella, l’aristotélicien padouan Fortunio Liceti, et Jean-Cécile Frey, métaphysicien qui enseigne dans les collèges universitaires parisiens et dont la Mens, ouvrage axiomatique de 1628, est ici largement utilisée. Dès les années 1620, Gaffarel part en Italie acheter manuscrits et imprimés pour le compte de Richelieu. En 1633, il est à Venise où il vit dans la suite de l’ambassadeur français, Gaspard Coignet de la Thuilerie. C’est là qu’il participe, dans les 1. Paris, 1629. Traduit en anglais par Edmund Chilmead (Londres, 1650), et en latin par Grégoire Michaelis, qui l’accompagne d’un deuxième et énorme volume de notes érudites (Hambourg, Apud Gothofredum Schultzen, 1676). Dès 1625, Gaffarel publie une réponse à L’impiété des déistes, athées et libertins de Marin Mersenne : Abdita divinae cabalae mysteria, contra Sophistarum Logomachiam defensa. Voir Correspondance du P. Marin Mersenne, I, Paris, PUF, 1933, p. 224-233. 2. Voir Yom YHWH, sive De fine mundi A. R. Elcha Ben David ex hebraeo in latinum interprete Jacobo Gaffarello, Paris, 1629, p. 14 ; Gassendi, Opera omnia, t. 6, Lyon, Anisson, 1658, p. 12.

MEP.indd 337

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:20:29

reimp44892_int_338 Page 338

338

MÉTAPHYSIQUE SCOLASTIQUE ET PENSÉE MODERNE

années 1634-1635, à une série de disputes sur le Nihil (ou Niente)1 à l’Accademia degli Incogniti, l’Académie des Inconnus, qui a pour emblème la source (réputée inconnue) du Nil (autre forme latine du Nihil2), avec cette maxime, parfois considérée comme nicodémite : Ex ignoto notus3. Le nom de l’académie elle-même est programmatique. Carlo Ossola et Linda Bisello ont bien décrit la tradition et le milieu d’émergence des discours tels que celui de Gaffarel4. Les jeux poético-métaphysiques de Matthaeus Frigillanus, Jean Passerat, Théodore Marcile, Caspar Dornau, Philippe Girard laissent place à la série de discours vénitiens de Giuseppe Castiglione, Luigi Manzini, Marin Dall’Angelo, Raimondo Vidal et Giovanni Villa. Le Rien, vanité élevée à l’état d’exercice de style métaphysique et de référent paradoxal, est un outil libertin qui permet alors de mettre en avant une fracture tant épistémologique qu’anthropologique5 : le Rien est décrit comme une merveille (meraviglia), un nouveau monde où l’Autorité n’a plus aucune prise et où tous les a priori sont détruits. Manzini affirme : « [...] le Rien inclut en soi tout ce qui est possible, et tout ce qui est impossible. Donc le Rien est plus universel que l’Omnipotence, qui ne se comprend qu’en rapport aux possibles. »6 L’ordre même de la nature – comme celui de l’intellect – témoigne de ce nouveau fondement7 : « La nature ne déteste pas, mais révère le Rien. »8 Plusieurs courants se nouent dans ces éloges du Rien : l’atomisme qui explore les confins de la vacuité voisine avec la misère de l’homme, le Deus absconditus, la création ex nihilo, et une description non mimétique du monde9 où le Rien est derrière 1. Nous traduisons Nihil par Rien conformément au contexte de l’époque et à la tradition (voir Ossola-Bisello). On peut voir également Robert Martin, Le mot « rien » et ses concurrents en français (du XIVe siècle à l’époque contemporaine), Paris, Klincksieck, 1966. 2. Voir Martin Schoock [1661], cap. II, De nihil, nil, nihilo, a nihilo indeclinabili et Canizarro [2001]. 3. Voir G. Brusoni [1647]. 4. Carlo Ossola et Linda Bisello (éd.) [1997]. Leur précieuse édition nous a guidé. 5. Carlo Ossola [1997], introduzione, p. XX, ainsi que le discours de L. Manzini. 6. L. Manzini, Il Niente, voir Le memorie del nulla, op. cit., p. 98. 7. Sur le rien comme fondement épistémologique, voir ibid., p. 102-103. 8. Ibid., p. 99. C. Ossola replace cette phrase dans le contexte des expériences sur le vide, postérieures de dix ans, de Torricelli à Pascal. 9. Carlo Ossola [1997] p. XXII, et Gaffarel, notamment thèse VII.

MEP.indd 338

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:20:29

reimp44892_int_339 Page 339

GAFFAREL

339

l’artifice, et le jeu des contraires toujours favorable au Rien...1. Toutes ces dimensions mettent en question, bien entendu, les thèses communes, dogmatiques, de la Création du monde et de l’origine de tout objet. La suite de 26 courtes thèses méontologiques de Gaffarel – dont l’aspect gnomique correspond bien au sujet – est plus qu’un simple éloge paradoxal : elle ne joue pas seulement avec la perplexité, l’humour et la technique déceptive2. Contrairement aux autres discours, l’auteur choisit une optique véritablement dialectique entre nihil et ens, et il est le seul à adopter une présentation aussi articulée. Dès le titre est soulignée l’importance des degrés, des intermédiaires entre le Rien et l’Étant. Mais comment sortir de la difficulté classique d’expression de l’objet atopique dont il est question ? (thèses I, III)3. La prédication « le rien est rien » donne quelque chose (aliquid)4 au rien (II), en même temps qu’elle se dépasse elle-même, puisque la différence est introduite au cœur de l’identité (VII). La prédication inclut la possibilité d’être et permet ainsi à Gaffarel, dans la lignée des stoïciens de détailler l’échelle des riens et des étants, les différentes manières de dire le nihil, outil fondamental. Même la chimère n’est pas un rien absolu : sa fiction peut être produite par Dieu (XIX). Cette potentialité divine permet de distinguer entre presque rien, rien, et rien absolu. Gaffarel s’accommode de l’atopie par deux biais : la théologie négative (IV), Denys l’Aréopagite étant un relais médiéval fondamental dans le discours de Gaffarel, d’autant que « la théologie négative de Denys jouit d’un immense intérêt auprès de tous ceux qui, à l’aube de la Renaissance, se passionnent pour la pensée platonicienne, aussi bien que pour

1. Carlo Ossola [1997], p. XIV, XX, XXII, 102, 105. 2. Notons chez Gaffarel, en résonance avec ce texte sur le nihil, son intérêt pour le vide, et les multiples manières dont il est délimité : Le Monde sousterrain ou Description historique et philosophique de tous les plus beaux antres & de toutes les plus rares grottes de la terre..., Paris, Charles du Mesnil, 1654. Voir Luciano Erba, « Osservazioni su Le monde sousterrain di J. Gaffarel », Rivista di Letterature Moderne e Comparate, vol. XIV . 3, septembre 1961. 3. Pour les sources grecques, voir Denis O’Brien, Le Non-Être. Deux études sur le Sophiste de Platon, Sankt Augustin, Academia Verlag, 1995. 4. Sur ce « quelque chose » qui correspond au ti des Stoïciens, voir supra, p. 96-97.

MEP.indd 339

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:20:35

reimp44892_int_340 Page 340

340

MÉTAPHYSIQUE SCOLASTIQUE ET PENSÉE MODERNE

l’hermétisme et la cabale »1. L’autre biais est celui des universaux (VIIIIX), définis comme presque rien et qui permettent, étant partout et nulle part, de relier entre eux les êtres et de rendre possible la pensée. Ainsi, sur les plans grammaticaux, épistémologiques et ontologiques, Gaffarel distingue : le presque Rien (essences, universaux, matière), le moins que Rien (le Rien absolu, l’impossibilité logique, V, XIX-XX), le mixte d’Être et de Rien (c’est sa définition de la matière, rien matériel qui est l’analogie de l’immutabilité divine, XXI-XXII), et le milieu entre l’Être et le Rien : la possibilité, l’apparence, le point géométrique, la transformation (XIII), la privation (c’est du non-être dans l’être), la contradiction (qui contient de l’être et du rien), Dieu (le milieu de l’éminence, XII). Le Rien n’est pas seulement un moyen de parler de Dieu, il préside à la création, il est le milieu d’émergence de l’Être (thèse XXII). Si l’Être est limitation, le Rien, référent dynamique dont on peut parler de multiples manières et dont les négations sont des intermédiaires indispensables dans la compréhension du monde, est métaphysiquement producteur – alors que dans une pirouette finale sur la propriété, Gaffarel remarque que Dieu ne peut pas créer un autre Dieu identique à lui-même2. Frédéric Gabriel. BIBLIOGRAPHIE

Allacci Leone, Apes Urbanae, Rome, Ludovicus Grignanus, 1633, p. 139-141. Bayle Pierre, « Gaffarel », Dictionnaire historique et critique, Rotterdam, Reinier Leeas, 1697 ; rééd. Genève, Slatkine reprints, 1969. Brusoni Girolamo, Le Glorie degli Incogniti, Venise, Francesco Valuasense, 1647. Gaffarel Jacques, Nihil, Ferè Nihil, Minus Nihilo : Seù De Ente, non Entè, & Medio inter Ens, & non Ens, Venise, Ex Typographia Ducali Pinelliana, 1634.

1. Jan Miernowski [1998], p. 3 ; voir aussi V. Carraud [2002], p. 794. Cette orientation trouve de larges échos dans la tradition ascétique et mystique occidentale, et notamment aux XVIe-XVIIe siècles, où les discours sur la vie au désert, la négation du monde, la ténèbre mystique et l’anéantissement dans l’infinité divine inconnaissable sont courants. Les expériences du nihil sont autant corporelles que littéraires. Maximilien Sandaeus (1578-1656) témoigne de l’importance du nihil dans sa Theologia mystica clavis..., Cologne, ex officina Gualteriana, 1640, p. 99-103, 287-288. 2. Le rien absolu délimite l’incapacité de Dieu (thèse XX).

MEP.indd 340

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:20:35

reimp44892_int_341 Page 341

341

GAFFAREL

Schoock Martin, Tractatus Philosophicus de Nihilo..., Groningue, Typis Viduae Edzardi Agricolae, 1661. Études Breton Stanislas, La pensée du rien, Kampen, Kok Pharos, 1992. Cannizzaro Nina, « The nile, nothingness, and Knowledge : The incogniti emblem », in Coming About : A Festschrift for John Shearman, éd. Lars Jones and Louisa Matthew, Cambridge (Mass.), Harvard University Art Museums, 2001. Carraud Vincent, « Néant », in Dictionnaire critique de théologie, Jean-Yves Lacoste (dir.), Paris, PUF, 2002. Meyronnis François, L’axe du néant, « le complot vénétien », Paris, Gallimard, 2003, p. 250-265. Miato Monica, L’Accademia degli Incogniti, Florence, Leo Olschki, 1998. Miernowski Jan, Le Dieu néant. Théologies négatives à l’aube des Temps modernes, Leyde, Brill, 1998. Ossola Carlo et Bisello Linda (éd.), Le antiche memorie del nulla, Rome, Edizioni di storia e letteratura, 1997. Pintard René, Le libertinage érudit dans la première moitié du XVIIe siècle, Paris-Genève, Slatkine, 1983. Secret François, Les Kabbalistes chrétiens de la Renaissance, 2e éd., Milan, Archè, 1985.

MEP.indd 341

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:20:42

reimp44892_int_342 Page 342

RIEN, PRESQUE RIEN, MOINS QUE RIEN : OU VINGT-SIX THÈSES SUR L’ÉTANT, LE NON-ÉTANT, ET LE MILIEU ENTRE L’ÉTANT ET LE NON-ÉTANT

Au très érudit Jacques Gauffridy, secrétaire du Prince Sérénissime de Parma et Piacenza1. Très éloquent Gauffridy, depuis que le R.P. Manzini2 – tu sais qu’il fait les délices de Suada3 – a récemment soutenu, devant l’Académie vénitienne des très nobles Patriciens, le parti du Rien avec les plus grands et incroyables applaudissements de tous, il a plu à un autre de nos amis, le comte Raymond Vidal, de défendre l’idée opposée4, comme les Académiciens en ont l’habitude pour divertir leur âme, et de célébrer l’Étant, non sans recevoir lui aussi de grandes louanges. Après que chacun des deux s’est signalé par la dextérité de son grand esprit, m’est aussi venue l’idée, à la vue de ces hommes qui ont disserté avec une abondance et une élégance telle sur ce sujet, de présenter quelque chose plutôt que Rien en partant des secrets platoniciens et des préceptes péripatéticiens, mais en vérité surtout de la subtilissime Mens du regretté Jean-Cécile Frey5, pour déclarer ainsi mon plein accord avec eux, et également te montrer ma reconnaissance envers tes faveurs, toi qui par ton immortelle faconde a récemment défendu mes travaux1 face aux calom1. Voir François Secret, « Les Curiositez inouyes de Jacques Gaffarel et son éloge par Jacques Gauffridy », in Postel revisité, Paris-Milan, Archè, 1998. 2. Luigi Manzini, Il Niente, in Ossola et Bisella [1997], p. 95 sq. 3. Suada : déesse de l’éloquence et de la persuasion. Voir Alciat, Les Emblèmes, éd. P. Laurens (reprint de l’édition latine de 1551), Paris, Klincksieck, 1997, p. 175. 4. Raimondo Vidal, Il Niente annientato, in Ossola et Bisella [1997], p. 137 sq. 5. Allusion à l’ouvrage qu’il utilise beaucoup dans ce texte : Mens Iani Caecili Frey hic Prima humanae sapientiae Fundamenta axiomata..., Paris, Dionysius Langlaeus, 1628. Sur Jean-Cécile Frey, voir Ann Blair, « The teaching of natural philosophy in early seventeenth century Paris : The case of Jean-Cécile Frey », in History of Universities, vol. 12, 1993, p. 95-158.

MEP.indd 342

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:20:42

reimp44892_int_343 Page 343

343

GAFFAREL

nies des envieux2. Je crois profondément que tu supportes sans regret, que je te fasse, Être très noble, le don de presque Rien, ou plutôt du Rien lui-même, et du moins que Rien, puisque tu sais depuis longtemps que je ne peux Rien par moi-même, et que toutes mes choses, comparées à ton pur Être, doivent être tenues pour Rien ; et je m’estimerais moi-même comme Rien, si grâce à l’extrême amour que tu me portais je n’étais quelque chose pour moi-même, depuis que je te suis attaché, et lié pour l’éternité. Jacques Gaffarel Venise, le 4 août 1634. Au lecteur Dans ces phrases, excellent lecteur, ne cherche point d’éloquence apprêtée ou fleurie. En effet, ceux qui cherchent les mystères philosophiques doivent utiliser, qu’ils le veuillent ou non, les termes de l’École. Mais si toutes les choses que nous avons écrites te déplaisent franchement, souviens-toi qu’il n’est Rien. Je te salue. Du Rien ne vient Rien, dans le Rien Rien ne peut revenir. Juvénal, Satire III3. I Le mot Rien, ou la chose elle-même, ne peut être prédiqué de manière propre, ou même énoncé, tout du moins chez les Latins : on ne peut pas dire, Le Rien est Rien, à cause du lien du verbe substantif EST, qui indique très précisément qu’une chose existe, soit dans les choses de la nature, soit dans l’intellect : mais le Rien n’est nulle part.

1. Gauffridy a en effet publié une Vindicata antiquitas, paraphrasis encomiastica pro Curiositatibus inauditis J. Gaffarelli (Parme, 1634), pour défendre le livre de Gaffarel, Curiositez inouyes sur la sculpture talismanique des Persans..., Paris, Hervé du Mesnil, 1629. 2. Charles Sorel attaque Gaffarel dans son livre Des Talismans, ou Figures faites sous certaines constellations..., Paris, 1636. 3. En réalité, il s’agit des Satires de Perse (III, 84).

MEP.indd 343

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:20:51

reimp44892_int_344 Page 344

344

MÉTAPHYSIQUE SCOLASTIQUE ET PENSÉE MODERNE

II De cette nécessité de la langue naît un paradoxe. Le Rien est quelque chose, s’il est ainsi prédiqué. Rien est Rien : lorsque Rien est prédiqué par EST, il s’ensuit alors qu’il est nécessairement quelque chose1 : car ce qui est, est nécessairement quelque chose. III Cette description latine est toutefois vraie. Le Rien n’est nulle part, ni dans les choses de la nature, ni dans l’esprit, ni dans le monde sensible, ni dans l’intelligible, ni en Dieu, ni hors de Dieu. IV Néanmoins, parmi ces deux propositions : Toutes les choses sont pleines d’Étant, et Toutes les choses sont pleines de Rien, la dernière, tirée de la Théologie mystique du divin Denys2, est tenue pour plus vraie et plus sûre, parce qu’en même temps elle dit que Dieu qui emplit tout, est défini par la Négation, qui est le Rien. V Si tu n’introduis aucun sophisme odieux dans le verbe EST, et que tu dis simplement, pour établir la nature du Rien (pour autant que ce qui n’est rien puisse avoir quelque nature) le Rien est Rien, cette proposition ne sera pas tout à fait juste : en effet ce Rien qui est possible est quelque chose, et cette possibilité, même si elle n’est pas un Étant existant, n’est pourtant pas appelée par l’École très subtile des Métaphysiciens un Rien absolu. VI De là on déduit un Milieu entre l’Étant et le Rien, à savoir la Possibilité d’Être, comme la possibilité d’un autre soleil, lequel n’est pas un Étant, 1. Voir Martin Schoock, Tractatus Philosophicus de Nihilo..., op. cit., p. 72. 2. Dionysius Aeropagitica, De Mystica Theologia, chap. IV-V. L’expression n’apparaît pas dans ce texte, mais renvoie peut-être à ces chapitres.

MEP.indd 344

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:20:51

reimp44892_int_345 Page 345

345

GAFFAREL

puisqu’il n’existe pas vraiment, et pourtant il n’est pas Rien, sans quoi il n’y aurait pas de distinction entre le possible et l’impossible : à titre d’exemple, trois Dieux dans la vénérable Trinité sont un Rien impossible, puisqu’ils ne sont ni ne peuvent être. Mais un autre monde sensible, comme le nôtre, est un Rien possible, bien qu’il ne soit pas il pouvait quand même être. On déduit donc bien un Milieu entre Quelque chose et Rien, ou entre l’Étant, et le non-Étant, qu’il ne serait pas absurde d’appeler un Étant ou bien un Rien de possibilité. VII À partir de cette proposition Le Rien est Rien, il en découle une autre plus absurde, assurément : L’Étant est l’Étant, ou L’Étant est le non-rien, & l’Homme est l’Homme : puisque la Logique enseigne que rien ne peut être prédiqué d’une autre chose que ce qui est réellement dans la chose ellemême1. Mais l’homme n’est pas dans l’homme, ni Paul dans Paul, donc Paul n’est pas Paul, et l’Étant n’est pas l’Étant, d’après la Mens de Cécile 2. VIII Cette autre définition du Rien proposée par l’École des Péripatéticiens est également boiteuse : Ce qui n’est jamais, & nulle part, ou qui n’est en aucune occasion, n’est Rien. En effet, selon Aristote3, le Monde n’est nulle part puisqu’il n’y a aucun lieu réel qui contienne le Monde, de même les Essences ne sont nulle part, et pourtant elles sont, à moins que s’écroulent les plus solides Principes de la Vraie Philosophie selon lesquels, les Essences elles-mêmes, de même que les Universaux, s’abstraient de l’ici et du maintenant, du lieu et du temps.

1. Aristote, Catégories, II-III, 1 a 16 - 1 b 24. 2. Jean-Cécile Frey, Mens, op. cit., Axioma II, p. 16. Voir Aristote, Catégories, 1 b 5. 3. Aristote, Physique, IV, 5.

MEP.indd 345

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:20:58

reimp44892_int_346 Page 346

346

MÉTAPHYSIQUE SCOLASTIQUE ET PENSÉE MODERNE

IX De là il s’ensuit que si l’on disait que les Universaux sont eux-mêmes Presque Rien, on ne se tromperait pas1, puisque l’Universel n’est rien d’autre que Singulier : non toutefois comme un Singulier (ah, la divine Subtilité des Nominalistes) mais en tant qu’il connote d’autres choses ou qu’il représente des Singuliers, de même que ce Vase en tant qu’il est ce Vase, est Singulier ; mais ce même Vase, en tant qu’il a la faculté de représenter tous les autres vases, est Universel : ce qui est Universel, n’est donc ni véritablement quelque chose, ni tout à fait rien, mais Presque Rien. X Par la nature du Rien, les plus subtils Physiciens affirment cette proposition divine2 : Il est impossible que quelque chose soit engendré de l’éternité. Pour qu’elle soit, elle doit être précédée par le Rien, ou le non-Étant ; or dans l’éternité, rien n’est antérieur, comme l’enseigne la définition même de l’Éternité, ou plutôt sa description ; car il manque à l’Éternité ellemême sa propre définition. XI Entre l’Étant numéral et le Rien, il y a également le milieu de la Progression, tout au moins chez les Latins. Ce n’est pas le cas chez les Hébreux, les Chaldéens, les Syriens, et tous les autres peuples orientaux. Un exemple pour éclairer la chose. Dans le nombre cent, dont la notation caractéristique est 100, il y a deux zéros qui formellement ne sont pas des nombres ; je demande maintenant, y a-t-il réellement un nombre entre l’unité et le dernier zéro ? Ça ne pourrait pas être le cas, sinon ce ne serait pas cent que la notation caractéristique indiquerait, mais un nombre plus 1. Voir Stobée, I, 136, in Long et Sedley (30 A), ici même, « Les Stoïciens », § 5. Voir aussi Luigi Manzini, Il Niente, in Ossola et Bisello [1997], p. 98. 2. Voir Cyrille Michon (éd.), Thomas d’Aquin et la controverse sur L’Éternité du monde, Paris, GF, 2004, annexe et appendice, notamment p. 315-316, 318 ; Aristote, Traité du ciel, L. I, chap. 12, éd. C. Dalimier et P. Pellegrin, Paris, GF, 2004.

MEP.indd 346

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:20:58

reimp44892_int_347 Page 347

347

GAFFAREL

grand. S’il n’y a pas en effet de nombre réel, comme le montre l’hypothèse précédente, il y aurait alors entre l’unité et l’ultime zéro, qui par soi est Rien, un quelconque milieu, à savoir l’autre zéro, si bien qu’entre l’Étant, ou l’unité, et le Rien du zéro, il y aurait le Milieu de la progression, ou de la relation, et cela est presque Rien. XII De même, entre le Rien et l’Étant, selon le divin Denys1, il y a le Milieu de l’Éminence, à savoir DIEU : de même que le soleil qui produit ou cause de la chaleur, mais n’est pas pourtant chaud formellement, mais de manière éminente : de même Dieu, bien qu’il produise tout Étant, n’est pas pour autant Étant formellement, mais de manière éminente, ou un Sur-étant (Superens)2. XIII Entre l’Étant et le Rien il y a un autre Milieu, quand simultanément quelque chose est du feu, et n’est pas du feu. Lorsqu’en effet, le bois cesse d’être du bois, à cet instant précis où il cesse, soit il est du feu, soit il n’est pas. S’il n’est pas du feu, alors il sera du feu à l’instant suivant, et il y aura deux instants immédiats, ce qui est impossible pour le génie des Philosophes. De même, à l’instant où le bois cesse d’être, il sera matière sans forme, à moins qu’il ne soit simultanément du feu : ce qui est impossible par nature, ainsi au même instant il n’y a pas de feu dans la mesure où le bois cesse d’être bois, et il y a du feu en tant qu’il commence à être. XIV Il y a quelque chose, qui est par essence en partie de l’Étant, et en partie du non-Étant, c’est-à-dire du Rien : la privation, par exemple la cécité, qui n’est pas formellement Rien, autrement la cécité serait la même 1. Dionysius Aeropagitica, De Mystica Theologia, ibid. 2. Voir Jean-Cécile Frey, Mens, op. cit., Axioma II, p. 15.

MEP.indd 347

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:21:05

reimp44892_int_348 Page 348

348

MÉTAPHYSIQUE SCOLASTIQUE ET PENSÉE MODERNE

chose que la non-vision, et le bois est non-voyant, mais il n’est pas aveugle1. Par conséquent la cécité, comme une autre privation est du nonÉtant dans l’Étant ; c’est-à-dire qu’elle est essentiellement non-vision, avec une aptitude, ce qui est bien quelque Étant. Ainsi, dit Cécile , la privation est essentiellement un Milieu entre l’Étant et le Rien, ou mieux, elle est simultanément Étant et non-Étant, comme on l’a dit plus haut au sujet du feu instantané2. XV De cette position : La Privation est du non-Étant dans l’Étant, se déduit cette autre : Il n’est pas nécessaire que ce qui se produit du Rien, se produise toujours dans le Rien. Quoique le monde soit créé à partir de Rien et dans le Rien, comme disent les Théologiens les plus subtils, ce n’est pourtant pas dans le Rien à partir du Rien que Dieu crée quotidiennement les âmes des hommes, mais dans le corps, qui est de l’Étant3. XVI Selon Protagoras et Pyrrhon4 il y a un Milieu entre l’Étant et le Rien, appelé par eux le Milieu de l’Apparence, qui est perçu par diverses personnes : tel aliment que Marcus trouve agréable ne l’est pas pour Théodore. XVII Vraie lime du vrai, Scot5, avec sa subtilité, a lui aussi posé un Milieu entre l’Étant et le non-Étant, qu’il a appelé le Milieu de la Contradiction. La Contradiction est très certainement, dit-il, l’intermédiaire entre l’Étant et le non Étant, car elle comprend l’Étant et le Rien, en effet elle comprend 1. Voir Aristote, Métaphysique, D, 22. 2. Jean-Cécile Frey, Mens, op. cit., Axioma I, p. 14. 3. Voir Jean-Cécile Frey, Mens, op. cit., Axioma XXIV et XXV, p. 40-42. 4. Jean-Cécile Frey, Mens, op. cit., Axioma I, p. 15. Sur Protagoras, voir Aristote, Métaphysique, G, 5. 5. Jean-Cécile Frey, Mens, op. cit., Axioma I, p. 15.

MEP.indd 348

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:21:05

reimp44892_int_349 Page 349

349

GAFFAREL

une proposition vraie, qui est l’Étant, et une autre fausse, qui est le Rien ; si bien que la contradiction est par essence Étant et non-Étant, c’est-àdire le Milieu entre l’Étant et le Rien. XVIII Il apparaît très clairement qu’il y a un Milieu entre l’Étant et le Rien, selon les dires du Philosophe dans sa Métaphysique, où il écrit qu’une nourriture est douce au goût, et non à la vue1. XIX Il y a non seulement un Milieu entre l’Étant et le Rien, mais aussi quelque chose qui est moins que Rien. Par exemple, un homme au corps réellement constitué d’or n’est Rien, la Chimère n’est Rien, et pourtant les deux Étants réels peuvent être produits par Dieu lui-même. Mais l’Homme irrationnel non seulement n’est Rien, puisqu’il n’existe pas dans la nature, mais encore moins que Rien, parce qu’il est impossible qu’il existe, même par pouvoir divin : il y a donc un Rien inférieur au Rien luimême. XX De là, les vrais connaisseurs des choses assurent fermement que le Dieu Souverainement Grand ne peut pas faire quelque chose à partir de Rien, si l’on parle bien du Rien ultime2. XXI Nous affirmons que la Matière est le premier et le dernier Presque Rien des Étants créés, mais non pas Rien, puisqu’elle est un Milieu entre l’Étant et le Rien, parce qu’elle est située aux limites de l’Étant et du non-Étant ; 1. Aristote, Métaphysique, G, 1010 b 17-18. 2. Sur ce sujet, voir Jean-Cécile Frey, Mens, op. cit., Axioma XXIV et XXV, p. 40-42.

MEP.indd 349

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:21:11

reimp44892_int_350 Page 350

350

MÉTAPHYSIQUE SCOLASTIQUE ET PENSÉE MODERNE

de sorte que la Matière peut être appelée, non improprement, le principe et la fin de toutes les choses, et un mixte d’Étant et de Rien : la Matière, première dans la génération, ultime dans la corruption1, et à partir de là fondement de tous les Étants, dans laquelle – selon les principes très solides de la philosophie de Charles de Bovelles2 – se fonde tout acte sensible, mais elle-même ne se situe en aucun existant, car elle n’est en vérité presque Rien. XXII Si la Matière est presque Rien, il n’y a rien dans la nature universelle qui rende mieux et vraiment présent, comme l’analogie exprime l’immutabilité du Dieu Éternel, que ce Rien matériel, c’est-à-dire la Matière première elle-même, présente tout entière depuis le commencement, tout entière permanente, toujours entière dans le futur, qui ne peut mourir, ni diminuer, ni se multiplier, ni être renouvelée, elle est le soutien de toutes les choses, personne ne la soutient, ne l’alimente ni ne la gouverne. XXIII De même, le point, borne et limite extrême des grandeurs, est presque Rien, parce que, quoiqu’il fasse partie des grandeurs, comme leur commencement et leur terme, il n’est pourtant pas réellement une grandeur, puisqu’il lui manque toutes les dimensions. Donc il se situe entre la grandeur et la non-grandeur, autrement dit entre l’Étant et le Rien. XXIV Cette proposition : Du Rien rien ne naît par nature, si on la comprend strictement et formellement, est fausse. Car l’art fabrique le Verre à partir de l’Herbe, et pourtant l’Herbe n’est formellement en Rien du Verre. 1. Voir Aristote, Métaphysique, N, 2, 1089 a 25-30. 2. [Carolus Bovillus], Que hoc volumine continentur... Liber de nichilo [Paris, 1510], reprint Stuttgart, 1970, trad. P. Magnard, Le livre du néant, Paris, Vrin, 1983 (ici chap. I, p. 41-43).

MEP.indd 350

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:21:11

reimp44892_int_351 Page 351

351

GAFFAREL

XXV L’Axiome tant de fois répété Personne ne donne ce qu’il n’a pas, prédique que Celui qui ne possède Rien ne peut donner quoi que ce soit. On ne craint pas de soutenir de manière intrépide que c’est totalement faux. Qui nie, en effet, que Dieu puisse annihiler tous les Étants ? Et pourtant, si l’on parle en termes appropriés, et avec véracité, il n’est rien, mais il est tout de manière éminente. Si un Sophiste verbeux disait qu’annihiler n’équivaut pas à donner l’Être, on pourrait répondre que Dieu est au moins la cause par laquelle quelque chose est annihilé. XXVI Bien au contraire, il me plaît de proposer et soutenir un Axiome opposé à cela : Personne ne donne ce qu’il a individuellement, puisque l’Homme ne produit pas un homme qui lui est similaire dans son individualité, mais dans son espèce. Et Vespasien n’est pas individuellement, pour ainsi dire, semblable au fils de Titus, mais spécifiquement ; et l’Ange ne peut créer un autre Ange, ni le ciel un autre ciel, ni Dieu lui-même un autre Dieu. FIN1.

1. Nous omettons quatre poèmes en l’honneur de Gaffarel qui viennent à la suite. Ces jeux de mots sur le nihil sont de Joannes Rhodius, Gabriel Naudé, Joannes Argolus et Robert de Farvaques.

MEP.indd 351

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:21:17

reimp44892_int_353 Page 353

P AS C A L

La présence de Pascal dans un volume consacré au néant semble aller de soi : qui ne songe immédiatement aux formules célèbres des « deux infinis » ou du « divertissement » ? Elle est pourtant paradoxale. Le concept de néant1 n’a jamais constitué pour lui-même un thème majeur de l’apologétique pascalienne : le projet d’une Apologie pour la religion chrétienne, tel du moins qu’il apparaît dans la Conférence à Port-Royal (APR), est fondé sur l’opposition de la misère et de la grandeur de l’homme, miseria et dignitas hominis2. Et dire la misère de l’homme, ce n’est précisément pas 1. Le mot même est fort rare dans les Pensées. Dans leur Concordance to Pascal’s Pensées (Ithaca et Londres, Cornell University Press, 1975), H. M. Davidson et P. Dubé signalent 25 occurrences de « néant » et 11 d’ « anéantir » ou de « s’anéantir » et de leurs formes conjuguées ou adjectives. Voici l’ensemble des fragments (désormais §) dans lesquels elles apparaissent, à l’exception des occurrences où « anéantir » est simplement synonyme de « détruire » : 36 (liasse 2 « Vanité »), 199 (liasse 15 « Transition de la connaissance de l’homme à Dieu »), 378 (liasse 27 « Conclusion »), 418 (liasse II), 427 et 428 (liasse III), 432 (liasse IV), 531 (liasse XXIII), 622 (liasse XXIV), 656 (liasse XXV), 806 (liasse XXIX), 919 (Recueil original, « Le mystère de Jésus »). La même Concordance donne 188 occurrences de « rien » ; nous examinerons celles où « rien » est clairement synonyme de « néant » comme dans le § 199, « un milieu entre rien et tout ». 2. Sans doute doit-on considérer le choix de la voie augustinienne comme une décision, parfaitement nette au milieu du XVIIe siècle, de ne pas recourir à des schèmes venus des courants mystiques ou néantistes, profondément marqués par le dionysisme, si importants dans le

MEP.indd 353

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:21:22

reimp44892_int_354 Page 354

354

MÉTAPHYSIQUE SCOLASTIQUE ET PENSÉE MODERNE

dire son néant. Ce que nous avons pu nommer la première anthropologie1 de Pascal, constitutive de son apologétique, doit peu à une doctrine du néant, qu’elle soit héritée ou non du platonisme dionysien – pour ne pas dire qu’elle ne lui doit rien. Pour l’augustinien Pascal il s’agit de montrer l’impuissance des philosophies à expliquer l’homme, et par conséquent libérer l’unique solution : la vraie religion, qui seule peut rendre compte des contrariétés de la nature humaine. L’homme est « ver de terre » et « rebut de l’univers », il n’a pas à « s’anéantir ». « Sujet de contradictions », il ne saurait être « néant ». Pour autant, celui qui médite à partir de Descartes pour, en s’en écartant, penser la disproportion de l’homme, n’a pas peu affaire au concept de nihil 2 – entendons cette fois, au concept cartésien de nihil : aussi donnerons-nous en entier « Disproportion de l’homme ». Auparavant, nous relèverons quelques textes où Pascal, quelque proche qu’il paraisse de thèmes hérités du bérullisme ou du salésianisme ambiants, les quitte radicalement pour penser la conversion moins comme anéantissement que comme conscience de la séparation. Enfin, nous en viendrons à ce que nous avons appelé la « seconde anthropologie », c’est-à-dire les « grands discours sur l’existence humaine »3. Nous y trouverons bien la mention du néant, mais valant moins pour lui-même que préparant ces concepts autrement forts et originaux, c’est-à-dire autrement pascaliens, que sont la gloire – comme aliénation de la pensée –, l’imagination, le divertissement et l’ennui. Dans cette analytique de l’existence, le néant aura perdu son statut métaphysique ; il sera alors, pour la première fois dans l’histoire de la philosophie, l’index de la finitude de l’existence humaine. premier tiers du siècle. Voir en particulier J. Orcibal, La rencontre du Carmel thérésien avec les mystiques du Nord, Paris, PUF, 1959. Pour saisir les origines de la spiritualité française du XVIIe siècle, la Bibliographie chronologique de la littérature de spiritualité et de ses sources (1501-1610), Paris, Desclée de Brouwer, 1952, reste un instrument irremplaçable. 1. Voir Pascal et la philosophie, p. 92 sq. Cette anthropologie définit l’homme par sa nature, contradictoire. 2. L’acquis de « Disproportion de l’homme » sera même décisif à la relance d’APR (§ 198) : voir Discours, p. 229, et « Deux clés », p. 713. 3. Voir Discours, p. 247-248 et « Bemerkungen ». Nous entendons alors par anthropologie non une doctrine de l’essence de l’homme, fût-elle double, mais l’observation, la description et l’analyse du comportement ou des comportements humains, des hommes dans leur existence concrète, ou de l’homme en tant qu’il fait l’expérience de sa finitude.

MEP.indd 354

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:21:22

reimp44892_int_355 Page 355

PASCAL

355

1 . LA CONVERSION : DE L’ANÉANTISSEMENT À LA SÉPARATION

À la fin des années 1640, Pascal pouvait hériter de deux pensées du néant – hériter, car elles sont à bout de souffle. L’une lui vient de son livre, les Essais de Montaigne, l’autre lui vient, via Port-Royal et peutêtre plus précisément via Saint-Cyran1, de deux courants mêlés de ce que l’on a appelé l’École française de spiritualité2, celui de la spiritualité bérullienne et celui de la dévotion salésienne. Ces deux traditions, sceptique et spirituelle, ne sont au demeurant pas incompatibles – que l’on songe au Pierre Charron des Trois Vérités (1593) et des Discours de la Divinité (1604) ou à la « sceptique chrétienne » d’un Jean-Pierre Camus (Essai sceptique, 1610). « Vanitas vanitatum, dixit Ecclesiastes, vanitas vanitatum, et omnia vanitas. » Montaigne ne dédaigne pas de citer l’Écriture sainte à l’appui de son scepticisme : « La sainte parole déclare misérables ceux d’entre nous qui s’estiment [Galates 6, 3]3 : Bourbe et cendre, leur dit-elle, qu’as-tu à te glorifier ? [Ecclésiastique 10, 9] Et ailleurs : Dieu a fait l’homme semblable à l’ombre [Ecclésiaste 7-8, passim] [...]. Ce n’est rien à la vérité que nous. »4 Parmi les « sujets traités à pleine voile » par Montaigne, il y a, rappelle Mlle de Gournay, « la néantise et vanité de l’homme en l’Apologie de Sebonde »5. En effet, l’Apologie n’a pas d’autre but que de faire « sentir 1. Voir J. Orcibal, Les origines du jansénisme, V. La spiritualité de Saint-Cyran avec ses écrits de piété inédits, Paris, Vrin, 1962. 2. Voir H. Bremond, Histoire littéraire du sentiment religieux en Francei, t. III : La conquête mystique, I, L’école française, Paris, Bloud & Gay, 1923. On pourra préférer l’appellation d’ « École abstraite » : voir L. Cognet, La spiritualité moderne, I : L’essor, 1500-1650, Paris, Aubier, 1966, en particulier les chap. IX, X et XII. 3. Ce verset de la lettre aux Galates avait déjà été cité p. 449, qui constitue du reste une des citations décisives pour l’Apologie : « Que nous prêche la vérité, quand elle nous inculque [...] que l’homme, qui n’est rien, s’il pense être quelque chose, se séduit soi-même et se trompe. » La Vulgate fait entendre nettement l’opposition esse/nihil : « Nam si quis existimat se aliquid esse, cum nihil sit, ipse se seducit. » 4. Apologie de Raimond Sebond, Essais, II, XII, 499. 5. Préface de l’édition de 1635 des Essais ; éd. de 1652, f. B 4r.

MEP.indd 355

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:21:28

reimp44892_int_356 Page 356

356

MÉTAPHYSIQUE SCOLASTIQUE ET PENSÉE MODERNE

l’inanité, la vanité et dénéantise de l’homme »1, ou encore « la nihilité de l’humaine condition »2. Mais Pascal ne reprendra pas ce vocabulaire : ce qui lui importe, dès l’Entretien avec M. de Sacy, c’est que Montaigne exhibe incomparablement la faiblesse et la misère de l’homme. On chercherait en vain la notion de néant dans les réflexions sur l’honnête homme, où la présence de Montaigne est si constante, ou sur le moi et, beaucoup plus significativement encore, dans APR. Pascal, alors même qu’il fait son bien des analyses montaniennes de la faiblesse humaine, ne recourt pas à son concept de néant – au demeurant aussi remarquable que peu abondant chez Montaigne même. Les lettres de Pascal témoignent d’une certaine influence de la spiritualité bérullienne et du vieux style de la dévotion salésienne. C’est le cas de la lettre du 17 octobre 1651 sur la mort de son père (OC, II, 851-863) comme de la lettre à Gilberte du 1er avril 1648, qui reprend de façon conventionnelle le parallélisme du néant d’avant la création et du néant du péché en assignant un double devoir à « ceux que Dieu, par la régénération, a retirés gratuitement du péché (qui est le véritable néant, parce qu’il est contraire à Dieu, qui est le véritable être) pour leur donner une place dans son Église qui est son véritable temple, après les avoir retirés gratuitement du néant au point de leur création pour leur donner une place dans l’univers [...] » (OC, II, 583). De même, la Dix-huitième Provinciale n’est guère originale quand elle évoque la théorie de la delectatio victrix : « Dieu change le cœur de l’homme par une douceur céleste qu’il y répand, qui, surmontant la délectation de la chair, fait que l’homme sentant d’un côté sa mortalité et son néant, et découvrant de l’autre la grandeur et l’éternité de Dieu, conçoit du dégoût pour les délices du péché, qui le séparent du bien incorruptible. »3 Mais surtout, c’est ce que les éditeurs appellent l’Écrit sur la conversion du pécheur qui doit retenir ici notre attention : probablement rédigé dans la 1. Essais, II, XII, 448. On remarquera que le néant, ou la dénéantise, doit être senti : Pascal ne dira pas autre chose, le néant est senti (voir infra). « Néantise » est également un mot salésien, comme « nullité ». 2. Essais, II, VI, 380 ; voir aussi II, XVIII, 664. 3. Éd. Cognet, Paris, Garnier, 1965, p. 359 ; on soulignera de nouveau qu’il s’agit que l’homme sente son néant. Pour la doctrine de la delectatio victrix, voir aussi les Écrits sur la grâce (Lettre sur la possibilité des commandements, OC, III, 686-689, 705-707).

MEP.indd 356

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:21:28

reimp44892_int_357 Page 357

PASCAL

357

suite de l’échec des Provinciales1, ce discours dévot, rédigé à la manière de saint François de Sales, néantise à profusion : l’âme anéantit tout ce qu’elle aime, s’anéantit et s’anéantit encore, faisant enfin « de nouveaux efforts pour se rabaisser jusqu’aux derniers abîmes du néant » ! Cet Écrit sur la conversion est-il pourtant un « petit traité de l’anéantissement »2 ? Incontestablement, si l’on entend par là un « pastiche »3 de dévotion salésienne. En va-t-il pour autant d’un concept pascalien de néant ? Certainement pas : attendons pour cela « Disproportion de l’homme » – ce qui ne saurait tarder4 : le néant – cartésien – aura mis fin à l’anéantissement – dévot. Et en va-t-il bien d’un Écrit sur la conversion ? Sans doute, mais à la condition de ne pas y chercher un concept pascalien de conversion. Car depuis le Mémorial, la conversion n’est pensable que comme « certitude » et « séparation » : « Je m’en suis séparé : je l’ai fui, renoncé, crucifié. / Que je n’en sois jamais séparé. » Le Mystère de Jésus insistera avec force sur cette séparation essentielle : « Je vois mon abîme d’orgueil, de curiosité, de concupiscence. Il n’y a nul rapport de moi à Dieu, ni à J.-C. juste. Mais il a été fait péché pour moi. »5 « Ainsi, mon Dieu, je vous ai toujours été contraire », dira la Prière pour le bon usage des maladies (OC, IV, 1005). Ce qui importe n’est pas le néant – de la créature ou du péché – rapporté à l’être de Dieu, mais la séparation d’avec Jésus-Christ. Il nous reste à évoquer un dernier texte, qui conduit d’une notion inadéquate – et dévote – de conversion à « la véritable conversion », que définit en effet le concept de séparation : « Elle consiste à connaître qu’il y a une opposition invincible entre Dieu et nous et que sans un médiateur il ne 1. Voir « Deux clés », article à notre avis définitif sur la datation et le sens de l’Écrit et de « Disproportion de l’homme ». Les lignes qui suivent sont grandement redevables à E. Martineau de la mise en évidence d’un « Pascal au plus bas » puis d’un « Pascal au plus haut ». 2. Selon l’expression d’H. Gouhier, qui n’entend pas l’expression en mauvaise part, in Blaise Pascal. Conversion et apologétique, p. 46. 3. « Deux clés », p. 711. 4. Nous suivons la datation de l’Écrit proposée in « Deux clés », id est le printemps 1657, mai probablement, après l’échec des Provinciales et dans la tristesse de cet échec. Peu après, vers le mois de juin peut-être, ce sera « Disproportion de l’homme » (« Deux clés », p. 714-715). Prendre parti sur la date de l’Écrit, c’est lui conférer son statut : avec cet Écrit, nous avons affaire à « la première tentative, la première trace, le premier brouillon de l’ “Apologie” pascalienne qui nous ait été conservé » (p. 708). 5. Discours, 33 (§ 919 c) ; voir aussi : « Il y a un chaos infini qui nous sépare » (Discours, 43, § 418).

MEP.indd 357

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:21:35

reimp44892_int_358 Page 358

358

MÉTAPHYSIQUE SCOLASTIQUE ET PENSÉE MODERNE

peut y avoir de commerce. »1 C’est à l’extravagant que s’en prend Pascal avant de lui objecter son concept de conversion – Montaigne en fournit la figure, avec laquelle la dévotion fait meilleur ménage qu’il n’y paraît : les deux sources que nous signalions plus haut se conjoignent dans un même discours de la dépréciation de toutes choses et d’abord de soi. L’extravagant, c’est ce « monstre » qui est négligent quand il en va de son éternité2 : « Que s’il est avec cela tranquille et satisfait, qu’il en fasse profession, et enfin qu’il en fasse le sujet de sa joie et de sa vanité, je n’ai point de termes pour qualifier une si extravagante créature. »3 Une telle négligence est négation de l’humanité de l’homme : l’extravagant n’éprouve aucun amour de soi, en quoi il est contre nature4. L’anéantissement (vanité) de Montaigne, voilà ce à quoi il faut opposer un autre anéantissement : « S’anéantir devant cet être universel. » Mais l’expression est elle-même provisoire5, et sans doute impropre6, qui le cédera à la pensée de la séparation et de l’unité du corps (universel) qu’est le Christ7. Néant est donc un mot d’emprunt, dont le concept authentique est : séparation. 2 . LE MILIEU ENTRE L’INFINI ET LE NÉANT

Pascal physicien avait employé, pour définir le vide, le concept de néant afin de signifier une absence absolue de matière, et donc la négation de toutes ses déterminations, à commencer par ses dimensions. Si le 1. Discours, 142-143 (§ 378) ; nous donnons ce texte plus au long infra. 2. Discours, 143 (§ 427 a). Voir notre « Évidence, jouissance et représentation de la mort. Remarques sur l’anthropologie pascalienne du divertissement », XVIIe siècle, 1992, 2, p. 141-156. 3. Discours, 144 (§ 427 a). 4. « Je ne dis pas ceci par un zèle pieux d’une dévotion spirituelle. J’entends au contraire qu’on doit avoir ce sentiment par un principe d’intérêt humain et par un intérêt d’amour propre » (Discours, 143, § 427 a). 5. Elle est en outre l’effet d’une correction immédiate : voir infra, loc. cit. 6. Rappelons que pour Pascal le moi ne s’oublie jamais : l’idée d’un moi qui s’anéantirait est proprement inenvisageable (que l’on songe au Mémorial : « Oubli du monde et de tout », mais non de soi !). 7. « Des membres pensants », Discours, 139-141 (§ 368-374). On observera que le mot « néant » est absent de la Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies ! Quant à « anéantir », le geste en revient à Dieu (OC, IV, 999-1000).

MEP.indd 358

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:21:35

reimp44892_int_359 Page 359

PASCAL

359

néant est immatérialité sans dimensions, le vide, en étant immatériel (comme le néant) mais en ayant des dimensions (comme la matière) sera comme un milieu entre le néant et la matière. S’opposant au P. Noël, qui ne peut distinguer « les dimensions d’avec la matière, ni l’immatérialité d’avec le néant », Pascal écrit à Le Pailleur : « [...] la chose que nous concevons et que nous exprimons par le mot d’espace vide tient le milieu entre la matière et le néant, sans participer ni à l’un ni à l’autre ; [...] il [le vide] diffère du néant par ses dimensions, et [...] son irrésistance et son immobilité le distinguent de la matière : tellement qu’il se maintient entre ces deux extrêmes, sans se confondre avec aucun des deux » (OC, II, 563-564). Dans De l’esprit géométrique, pour montrer la divisibilité de l’espace à l’infini, ou plutôt l’absurdité de l’affirmation d’un espace qui serait divisé en deux parties indivisibles, Pascal emploie de nouveau le concept de néant comme négation absolue, hétérogène à toute grandeur : « Qu’y a-t-il de plus absurde que de prétendre qu’en divisant toujours un espace, on arrive enfin à une division telle qu’en la divisant en deux, chacune des moitiés reste indivisible et sans aucune étendue, et qu’ainsi ces deux néants d’étendue fissent ensemble une étendue ? » (OC, III, 404-405). Le néant est à l’étendue ce que le zéro est au nombre, il lui est hétérogène, c’est un indivisible d’étendue. La division infinie n’arrive jamais au néant, indivisible sans étendue. Ce qui est ici conçu de l’espace se retrouve ailleurs : le repos est hétérogène au mouvement, il est un néant de mouvement, l’instant un néant de temps – ailleurs, et même partout dans la nature ! Car toutes les choses de la nature ont grandeur, elles sont des grandeurs, comprises entre deux extrêmes inconcevables, l’infini et le néant : « Toutes ces grandeurs sont divisibles à l’infini sans tomber dans leurs indivisibles, de sorte qu’elles tiennent toutes le milieu entre l’infini et le néant » (OC, III, 410). Toute chose se tient donc entre deux infinis, entendons qu’elle est susceptible d’augmentation ou de diminution à l’infini, sans jamais que ce double mouvement parvienne aux inconcevables que sont l’infinité et le néant. De l’esprit géométrique s’achève sur la méditation morale qui s’en dégage : « Ceux qui verront clairement ces vérités pourront admirer la grandeur de la puissance de la nature dans cette double infinité qui nous environne de toutes parts, et apprendre par cette considération merveilleuse à se connaître eux-mêmes, en se regar-

MEP.indd 359

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:21:42

reimp44892_int_360 Page 360

360

MÉTAPHYSIQUE SCOLASTIQUE ET PENSÉE MODERNE

dant placés entre une infinité et un néant d’étendue, entre une infinité et un néant de nombre, entre une infinité et un néant de mouvement, entre une infinité et un néant de temps. Sur quoi on peut apprendre à s’estimer son juste prix » (OC, III, 411). Un des plus célèbres discours des Pensées retravaille cette double infinité à partir d’une réflexion sur Descartes, les Principia philosophiae en général d’abord1, puis un passage décisif de la Meditatio Quarta : c’est le discours, souvent désigné comme « Les deux infinis » et intitulé « Disproportion de l’homme » (Discours, p. 63-66, § 199). Nombreux sont les commentaires qui lui ont été consacrés, en particulier pour en rechercher les sources. Nous ne livrerons ici que quelques brèves indications concernant la notion de néant. Nous avons caractérisé ailleurs les différences de problématique entre De l’esprit géométrique et « Disproportion de l’homme » en essayant de montrer l’usage purement rhétorique de la notion d’infini qui est fait dans le second texte, puis en l’analysant comme « subversion conceptuelle »2. Nous lisons en effet dans « Disproportion de l’homme » : « Car enfin qu’est-ce que l’homme dans la nature ? Un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout. » En rigueur, le Pascal de L’esprit géométrique eût écrit : « Un infiniment petit à l’égard de l’infiniment grand, une immense étendue à l’égard de l’infiniment petit, un milieu entre infiniment petit et infiniment grand. » Car ce néant qu’est l’homme est relatif, et n’est précisément pas indivisible ! Et ce tout qu’il paraît n’est rigoureusement pas une infinité. Nous sommes bien dans le domaine de l’apparence : « Enfin les choses extrêmes sont pour nous comme si elles n’étaient point, et nous ne sommes point à leur égard. »3 Néant est donc un mot de rhétorique, dont le concept est : infiniment petit. 1. F. de Buzon et V. Carraud, Descartes et les Principia II, Corps et mouvement, Paris, PUF, 1994, p. 71-76 ; voir aussi « Deux clés », p. 714 et « Approfondir trop ». 2. Voir Pascal et la philosophie, § 31, p. 426-434. 3. Même usage rhétorique du néant dans Infini, rien : « L’unité jointe à l’infini ne l’augmente de rien, non plus qu’un pied à une mesure infinie. Le fini s’anéantit en présence de l’infini, et devient un pur néant. Ainsi notre esprit devant Dieu ; ainsi notre justice devant la justice divine. Il n’y a pas si grande disproportion entre notre justice et celle de Dieu, qu’entre l’unité et l’infini » (Discours, 42, § 418 b).

MEP.indd 360

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:21:42

reimp44892_int_361 Page 361

PASCAL

361

Qu’il nous suffise enfin dans cette présentation de souligner un point et de faire droit à une difficulté. 1 / Ce que De l’esprit géométrique disait des choses, c’est-à-dire des grandeurs, « Disproportion de l’homme » le dit de l’homme, « milieu entre rien et tout ». Tenir le milieu n’est pas être au milieu, entendons au centre. Le milieu est « vaste », il n’est pas un centre, c’est un « milieu... toujours distant des extrêmes », et « rien ne peut fixer le fini entre les deux infinis qui l’enferment et le fuient ». Il n’en va plus de la situation de l’homme dans une échelle des créatures, mais il en va radicalement de la position de l’homme dans la nature, c’est-à-dire face à la nature1. C’est pourquoi Pascal a parfaitement pris la mesure de l’audace cartésienne, medium quid inter Deum et nihil – et il la met en scène. Heidegger le premier a signalé cette reprise pascalienne de la thèse capitale de Descartes dans son Nietzsche : « L’homme est medium quid inter Deum et nihil – détermination de l’homme qu’ensuite Pascal allait adopter sous un autre point de vue et d’une autre manière pour en faire le noyau de sa détermination de l’essence humaine. »2 C’est pourquoi nous donnons infra, avant « Disproportion de l’homme », le passage retraduit de Descartes. Le nihil cartésien permet donc à Pascal de penser rien de moins que l’homme. 2/ De Dieu et du néant (Descartes)3 à la nature (Pascal). « [...] La nature, ayant gravé son image et celle de son auteur dans toutes choses, elles tiennent presque toutes de sa double infinité. » Autrement dit, toutes les choses (ou grandeurs) participent de la double infinité, sont environnées et traversées d’infinité. Pour autant, elles ne participent pas au néant ou à l’infini lui-même, ce qui, pour le Pascal de L’esprit géométrique, n’aurait aucun sens. Tenir « le milieu entre l’infini et le néant », ce n’est pas « tomber » dans l’indivisible auquel toute grandeur est hétérogène. Rappelons la lettre à Le Pailleur et soulignons : « [...] la chose que nous concevons et que nous exprimons par le mot d’espace vide tient le milieu entre la matière 1. Voir Pascal et la philosophie, p. 434 après Heidegger, Nietzsche, Gesamtausgabe (Frankfurt am Main, Klostermann), 6 . 2, 117-118, trad. P. Klossowski, Paris, Gallimard, 1971, t. II, p. 109. 2. Op. cit., 174, trad. franç. p. 157. 3. Sur le rapport complexe de Dieu à la nature dans les Méditations, singulièrement dans la Sixième, voir G. Olivo, Descartes et l’essence de la vérité, Paris, PUF, 2005, chap. VII.

MEP.indd 361

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:21:49

reimp44892_int_362 Page 362

362

MÉTAPHYSIQUE SCOLASTIQUE ET PENSÉE MODERNE

et le néant, sans participer ni à l’un ni à l’autre. » Y a-t-il là une différence radicale avec Descartes ? Non, car quand Descartes dit « que je participe aussi en quelque manière du néant, quodammodo de nihilo », il dit seulement mon imperfection1, c’est-à-dire pose que l’erreur est une pure négation (AT VII, 55, 1)2 ; ici participer au néant n’a pas d’autre signification que celle de la négation de l’être divin, id est de sa perfection. Mais il ne saurait y avoir, au sens ancien et propre de la participation, participation au néant – d’où le quodammodo cartésien. En rigueur de terme donc, pas plus pour Descartes que pour Pascal, l’ego ne participe du néant : il est causé par Dieu, et à ce titre parfait, mais il n’est pas Dieu, et à ce titre éprouve en lui la négation de sa perfection. Autrement dit, rien, en l’ego, ne rend compte de l’erreur, que le rien (nihil) lui-même – la raison3 de l’erreur (et du péché), c’est le néant lui-même : le nihil s’interpose entre Dieu et l’homme4.

3 . LA SECONDE ANTHROPOLOGIE : DU NÉANT DE NOTRE PROPRE ÊTRE À L’ENNUI

Bien que les analyses pascaliennes de la gloire, au sens profane du terme, admettent encore un point de départ cartésien, ce commencement cartésien est loin d’être aussi explicite et constitutif dans les « discours de l’existence humaine » que nous allons envisager que dans « Disproportion de l’homme » : Descartes n’est plus médité pour lui-même, et 1. Ce défaut n’est pas une propriété, mais l’absence de toute propriété, carence totale de détermination, négation : nihil. 2. Luynes glose conformément au sens scolastique de la négation : « Le simple défaut ou manquement de quelque perfection qui ne m’est point due » (AT IX-1, 43). Reste que l’erreur ne sera pas analysée comme une pure négation, mais qu’elle est une privation, c’est-à-dire « le manque de quelque connaissance qui, en quelque façon, devrait être en moi » (AT VII, 55, 1.3 ; voir aussi AT VII, 60, 31-61, 4), c’est-à-dire une privation dans l’usage que nous faisons de la faculté que Dieu nous a donnée. 3. « [...] causam [sc. innumerorum errorum] inquirens : nihili [...] negativam quandam ideam [...] » (AT VII, 54, 12-16). 4. Notre hypothèse est que cette thèse cartésienne ne restera pas sans conséquence pour la christologie pascalienne : mais son développement excéderait largement la nature et le cadre d’une telle présentation.

MEP.indd 362

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:21:49

reimp44892_int_363 Page 363

PASCAL

363

il est vite abandonné. Certes, la réflexion pascalienne part de la grandeur de l’âme de l’homme, mais elle est aussitôt déportée vers sa conséquence, la recherche de l’estime d’une âme : « Grandeur de l’homme. Nous avons une si grande idée de l’âme de l’homme que nous ne pouvons souffrir d’en être méprisés, et de n’être pas dans l’estime d’une âme. Et donc toute la félicité des hommes consiste dans cette estime » (Discours, 119, § 411). Le § 470 décrit cette estime que l’homme a pour la raison de l’homme : non pas l’estime qu’il a pour sa propre raison1, mais l’estime qu’il a pour la raison des autres hommes, précisément en tant qu’ils sont susceptibles de l’estimer. Le monde imaginaire qu’est la raison d’un autre homme acquiert ainsi plus d’être pour la pensée d’un homme que son être propre. C’est pourquoi il serait prêt à échanger vie réelle et vie imaginaire, c’est-à-dire vie « dans l’idée des autres ». L’insatisfaction d’une vie réelle, fût-elle vertueuse, que n’accompagnerait pas la vie imaginaire, en l’occurrence la réputation de vertu, et la volonté d’échanger l’une pour l’autre constituent pour Pascal une marque exemplaire « du néant de notre propre être ». Ce qui satisfait l’homme, c’est de remplir son vide (le vide de soi) avec les représentations qu’un autre a de lui. Par la pensée, l’homme se désapproprie de son être pour vouloir être dans la raison d’autrui, témoignant par là de l’inanité primordiale de son être – le thème montanien de la vanité est constamment retravaillé dans les analyses consacrées à la gloire, à l’imagination, à la justice ou au divertissement dans lesquelles affleurent constamment les Essais. Ainsi la pensée veut-elle s’aliéner, et le lieu de cette aliénation est la raison d’autrui2. Notre néant se marque proprement à la volonté d’aliénation3. 1. Comme dans APR : § 113, 200, etc. 2. Pour l’analyse de cette aliénation, voir « Bemerkungen ». 3. D’autres réflexions diagnostiqueront une aliénation involontaire : « En écrivant ma pensée elle m’échappe quelquefois ; mais cela me fait souvenir de ma faiblesse, que j’oublie à toute heure ; ce qui m’instruit autant que ma pensée oubliée, car je ne tiens qu’à connaître mon néant. « Qui s’aperçoit d’avoir dit ou fait une sottise croit toujours que ce sera la dernière. Loin d’en conclure qu’il en fera bien d’autres, il conclut que celle-là l’empêchera d’en faire. « Je me sens une malignité qui m’empêche de convenir de ce que dit Montaigne, que la vivacité et la fermeté s’affaiblissent en nous avec l’âge. Je ne voudrais pas que cela fût. Je me porte envie à moi-même. Ce moi de vingt ans n’est plus moi » (Discours, 121, § 656, et Pensées inédites, XI et V).

MEP.indd 363

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:21:55

reimp44892_int_364 Page 364

364

MÉTAPHYSIQUE SCOLASTIQUE ET PENSÉE MODERNE

L’opérateur de cette aliénation est l’imagination, ce qu’explicite le § 806 en définissant la vie imaginaire comme l’intériorisation d’une identité substitutive. L’imagination, « partie dominante dans l’homme », « qui se plaît à contrôler et à dominer » la raison, est l’analogue du moi dans le moi lui-même, qui organise la présence en lui d’une extériorité, pour en combler le vide intérieur (De l’imagination, Discours, 122, § 44a). Telle est la fonction de l’imaginaire : chercher « l’occupation au dehors », s’identifier à des objets extérieurs toujours différents. L’imaginaire est le domaine de l’instabilité : le divertissement est un cas particulier de cette identification généralisée à l’extériorité, c’est-à-dire de cette structure d’aliénation de la pensée de l’homme. C’est pourquoi le divertissement échappe à toutes les représentations volontaires, il « se cache à [notre] vue » : ce ne sont pas tant les hommes qui se divertissent qu’il n’y a un travail « confus » du divertissement en eux1. Le divertissement, c’est ainsi la perte de soi : il « nous empêche principalement de songer à nous et [...] nous fait perdre insensiblement » (Discours, 134, § 414). Avec cette perte insensible de soi, on ne saurait être plus loin de la volonté de s’anéantir : Pascal ne dit pas de ne pas se divertir, mais il se contente de décrire le divertissement comme perte de soi, car l’homme n’échappe pas à l’imaginaire. Plus exactement, le divertissement tire sa puissance du caractère insupportable du repos et de « l’ennui qu’il engendre ». Dès lors, penser à soi2 ne permet plus de se penser : car c’est à l’ennui que fait accéder l’évidence de la pensée de soi. Telle est la « condition de l’homme : inconstance, ennui, inquiétude » (Discours, 155, § 24). Soulignons condition, concept que Heidegger méditera à nouveaux frais comme facticité3 : l’anthropologie pascalienne est une anthropologie dont l’égologie n’est plus le principe. 1. Voir notre « Évidence, jouissance et représentation de la mort. Remarques sur l’anthropologie pascalienne du divertissement », loc. cit. 2. Voir le § 137, Discours, 134, et les « personnes qui ont un soin merveilleux de prendre garde que le roi ne soit seul et en état de penser à soi, sachant bien qu’il sera misérable, tout roi qu’il est, s’il y pense ». 3. Voir Die Grundbegriff der Metaphysik, en part. § 29-38, GA 29/30, 199-249 (trad. D. Panis, Paris, Gallimard, 1992, p. 202-251). Pour la comparaison de l’ennui pascalien et du concept heideggérien de Langeweile, voir Jean-Luc Marion, Réduction et donation, Paris, PUF, 1989, p. 280-289.

MEP.indd 364

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:21:55

reimp44892_int_365 Page 365

365

PASCAL

Pour dire cette nouvelle anthropologie de la finitude humaine, irréductible à l’assignation d’une essence de l’homme, Pascal devait donc délaisser le vocabulaire du néant, marqué par une littérature de dévotion trop abondante et à ce titre usé, ambigu, abstrait, impropre par conséquent à décrire concrètement l’existence humaine. Le « néant » n’apparaît plus que pour la force de l’oxymore, le néant de notre être, ou pour avancer que sentir le rien, ce n’est pas ne rien sentir, avant qu’il ne laisse la place à des synonymes plus signifiants : abandon, insuffisance, dépendance, impuissance, vide. La question – c’est bien de la question de l’homme qu’il s’agit – n’est plus de prononcer le néant de notre être, mais de décrire la finitude existentielle dans tous ses phénomènes : gloire, imagination, divertissement. Néant est donc un mot d’attente. Le concept pascalien qui rend compte de la phénoménalité de l’existence humaine est : ennui. Vincent Carraud. BIBLIOGRAPHIE

Textes Essais : Montaigne, Essais, éd. Villey-Saulnier, Paris, PUF, 2 vol., 1965 (nous indiquons le livre et le chapitre, puis la page dans cette édition). Nous renvoyons aussi à l’édition de 1652 des Essais, Paris, Courbé, Loyson et al. AT : Descartes, Œuvres, publiées par Charles Adam et Paul Tannery, nouvelle présentation par Bernard Rochot et Pierre Costabel, 11 vol., Paris, VrinCNRS, 1964-1974, éd. abrégée AT, suivi du numéro du volume, de la page et des lignes. OC : Pascal, Œuvres complètes, texte établi, présenté et annoté par Jean Mesnard, 4 tomes parus, Paris, DDB, 1964-1992. Pour De l’esprit géométrique, voir OC, III, 390-428 ; pour l’Écrit sur la conversion du pécheur, voir OC, IV, 40-44. Discours : nous citons ce qu’on appelle habituellement les Pensées dans l’édition des Discours sur la religion et sur quelques autres sujets, restitués et publiés par Emmanuel Martineau, Paris, Fayard/Armand Colin, 1992, abrégée Discours, suivi du numéro de la page (sans l’abréviation p.). Nous suivons les alinéas et la ponctuation de cette édition. Nous indiquons en outre la numérotation (notée §) et l’indication des séries ou liasses (notées en chiffres arabes pour

MEP.indd 365

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:22:00

reimp44892_int_366 Page 366

366

MÉTAPHYSIQUE SCOLASTIQUE ET PENSÉE MODERNE

les liasses classées, en romains pour les liasses non classées) de l’édition de Louis Lafuma des Pensées sur la religion et sur quelques autres sujets, Paris, Éditions du Luxembourg, 1951, t. I (éd. dite Lafuma major). Quand nous citons une notice d’E. Martineau, nous indiquons Discours, suivi de l’abréviation p. Le manuscrit des « Pensées » de Pascal, éd. fac-similé des feuillets autographes reclassés dans l’ordre de la copie, par Louis Lafuma, Paris, Les libraires associés, 1962. Tourneur : édition paléographique des Pensées de Blaise Pascal, par Zacharie Tourneur, Paris, Vrin, 1942. Études Carraud V., Pascal et la philosophie, Paris, PUF, 1992. — « Bemerkungen über die zweite Anthropologie : Das Denken als Entfremdung », Heidelberg, Winter Verlag, 2004, p. 145-166 (abrégé « Bemerkungen »). — « Approfondir trop et parler de tout. Les Principia philosophiae dans les Pensées : note complémentaire sur “Disproportion de l’homme” », Revue d’histoire des sciences, 2005, 1 (abrégé « Approfondir trop »). Gouhier H., Blaise Pascal. Conversion et apologétique, Paris, Vrin, 1986, chap. II, « Anéantissement », p. 38-53 et 206-209. Leduc-Fayette D., Pascal et le mystère du mal. La clef de Job, Paris, Cerf, 1996, en part. II, III, VII, p. 193-195 et III, I, V, p. 239-244. Magnard P., Nature et histoire dans l’apologétique de Pascal, Paris, Les Belles Lettres, 1980, rééd. sous le titre Pascal, la clef du chiffre, Paris, Éditions universitaires, 1991. — « L’infini pascalien », Revue de l’enseignement philosophique, 31, 1981, 1, p. 2-16. Martineau E., « Deux clés de la chronologie des discours pascaliens », XVIIe siècle, 185, 1994, 4, p. 695-729 (abrégé « Deux clés »).

MEP.indd 366

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:22:00

reimp44892_int_367 Page 367

ÉCRIT SUR LA CONVERSION DU PÉCHEUR, PRÉFACE DISPROPORTION DE L’HOMME ET AUTRES TEXTES

1. La conversion : de l’anéantissement à la séparation 1 La première chose que Dieu inspire à l’âme qu’il daigne toucher véritablement est une connaissance et une vue tout extraordinaire par laquelle l’âme considère les choses et elle-même d’une façon toute nouvelle2. [...] Elle considère les choses périssables comme périssantes et même déjà péries ; et, dans la vue certaine de l’anéantissement de tout ce qu’elle aime, elle s’effraie dans cette considération3, en voyant que chaque instant lui arrache la jouissance de son bien, et que ce qui lui est le plus cher s’écoule à tout moment, et qu’enfin un jour certain viendra auquel elle se trouvera dénuée de toutes les choses auxquelles elle avait mis son espérance. De sorte qu’elle comprend parfaitement que, son cœur ne s’étant attaché qu’à des choses fragiles et vaines, son âme4 se doit trouver seule et abandonnée au sortir de cette vie, puisqu’elle n’a pas eu soin de se joindre à un bien véritable et subsistant par lui-même, qui pût la soutenir et durant et après cette vie. 1. OC, IV, 40-43. 2. Pour ce début, voir saint François de Sales, Traité de l’amour de Dieu, livre I, chap. 15, in Œuvres, éd. A. Ravier, Paris, Gallimard, 1969, p. 395-398. 3. Voir infra, « Disproportion de l’homme » : « Qui se considérera de la sorte s’effraiera soi-même [...]. » 4. Sic : l’âme, après avoir eu un cœur, a une âme ! Sur la « gaucherie littéraire » qu’est l’Écrit, voir « Deux clés », p. 705-706 et, pour cette âme à laquelle « Disproportion de l’homme » substituera l’homme, p. 711.

MEP.indd 367

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:22:06

reimp44892_int_368 Page 368

368

MÉTAPHYSIQUE SCOLASTIQUE ET PENSÉE MODERNE

De là vient qu’elle commence à considérer comme un néant tout ce qui doit retourner dans le néant, le ciel, la terre, son esprit, son corps, ses parents, ses amis, ses ennemis, les biens, la pauvreté, la disgrâce, la prospérité, l’honneur, l’ignominie, l’estime, le mépris, l’autorité, l’indigence, la santé, la maladie et la vie même ; enfin tout ce qui doit moins durer que son âme1 est incapable de satisfaire le désir de cette âme qui recherche sérieusement à s’établir dans une félicité aussi durable qu’ellemême. [...] Sa raison aidée de la lumière de la grâce lui fait connaître qu’il n’y a rien de plus aimable que Dieu et qu’il ne peut être ôté qu’à ceux qui la rejettent, puisque c’est le posséder que de le désirer, et que le refuser c’est le perdre. Ainsi elle se réjouit d’avoir trouvé un bien qui ne peut lui être ravi tant qu’elle le désirera, et qui n’a rien au-dessus de soi. Et dans ces réflexions nouvelles elle entre dans la vue des grandeurs de son Créateur, et dans des humiliations et des adorations profondes. Elle s’anéantit en sa présence et, ne pouvant former d’elle-même un idée assez basse, ni en concevoir une assez relevée de ce bien souverain, elle fait de nouveaux efforts pour se rabaisser jusqu’aux derniers abîmes du néant, et considérant Dieu dans des immensités qu’elle multiplie sans cesse, enfin dans cette conception, qui épuise ses forces2, elle l’adore en silence, elle se considère comme sa vile et inutile créature, et par ses respects réitérés l’adore et le bénit, et voudrait à jamais le bénir et l’adorer. Ensuite elle reconnaît la grâce qu’il lui a faite de manifester son infinie majesté à un si chétif vermisseau3, et après une ferme résolution d’en être éternellement reconnaissante, elle entre en confusion d’avoir préféré tant de vanités à ce divin maître, et dans un esprit de componction et de pénitence, elle a recours à sa pitié pour arrêter sa colère, dont l’effet lui paraît épouvantable. Dans la vue de ces immensités... [...]. 1. Sic. 2. Pour tout ce passage, voir « Disproportion de l’homme », mais nous serons passés des immensités de Dieu à l’immensité de la nature..., de Dieu, donc, à la nature (que l’Écrit ne nomme pas), mais aussi du pluriel au singulier : voir « Deux clés », p. 701, puis 703-705. 3. § 131 et 430 (APR) : « imbécile ver de terre » (1re rédaction : « vermisseau ») et « chétif ver que vous êtes ».

MEP.indd 368

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:22:06

reimp44892_int_369 Page 369

369

PASCAL

préface 1 [428] Ce repos dans cette ignorance est une chose monstrueuse2, et dont il faut faire sentir l’extravagance et la stupidité à ceux qui y passent leur vie, en la leur représentant à eux-mêmes, pour les confondre par la vue de leur folie. Car voici comme raisonnent les hommes quand ils choisissent de vivre dans cette ignorance de ce qu’ils sont et sans rechercher d’éclaircissement. « Je ne sais, disent-ils3. [378] Si j’avais vu un miracle, [disent-ils,] je me convertirais. » Comment assurent-ils qu’ils feraient ce qu’ils ignorent ? Ils s’imaginent que cette conversion consiste en une adoration qui se fait de Dieu comme un commerce et une conversation telle qu’ils se la figurent. La conversion véritable consiste à s’anéantir4 devant cet être universel qu’on a irrité tant de fois et qui peut vous perdre légitimement à toute heure, à reconnaître qu’on ne peut rien sans lui et qu’on n’a rien mérité de lui que sa disgrâce ; elle consiste à connaître qu’il y a une opposition invincible entre Dieu et nous et que sans un médiateur il ne peut y avoir de commerce.

2. Le milieu entre l’infini et le néant Descartes, Quatrième Méditation [...] Aussi longtemps que je ne pense qu’à Dieu et que je me tourne tout entier vers lui, je ne découvre aucune cause d’erreur ou de fausseté ; mais, l’instant d’après, revenu vers moi, j’expérimente que je suis exposé malgré tout à d’innombrables erreurs ; en recherchant leur raison, je remarque que se présentent à moi non seulement l’idée, réelle et positive, de Dieu, c’est-à-dire d’un étant suprêmement parfait, mais aussi, si je puis 1. Discours, 142-143. 2. Voir Essais, II, XII, 446. 3. Sur cette ligature, voir Discours, p. 257. 4. Pascal avait écrit : « [...] consiste à [s’hum] », s’humilier donc, Tourneur, 296. Au contraire de H. Gouhier qui voit en « anéantir » un superlatif d’ « humilier » (Blaise Pascal. Conversion et apologétique, p. 49), il nous semble évident qu’ « anéantir » est appelé par « être » qui suit immédiatement : la correction fait entendre l’opposition néant/être.

MEP.indd 369

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:22:11

reimp44892_int_370 Page 370

370

MÉTAPHYSIQUE SCOLASTIQUE ET PENSÉE MODERNE

dire, une idée, négative, du néant, c’est-à-dire de ce qui est suprêmement éloigné de toute perfection ; et que moi, je me trouve établi comme quelque chose qui tient le milieu1 entre Dieu et le néant, c’est-à-dire entre l’étant suprême et le non-étant, de sorte que, en tant que j’ai été créé par l’étant suprême, il n’y a certes rien en moi par quoi je me trompe ou suis induit en erreur ; mais que, en tant que je participe aussi en quelque manière du néant, ou non-étant, c’est-à-dire en tant que je ne suis pas moi-même l’étant suprême et qu’une foule de choses me manquent, il n’est pas si étonnant que je me trompe. [...] (AT VII, 54, 8-24, trad. V. Carraud). Disproportion de l’homme2 [§ 84] (Descartes3.) (Il faut dire en gros : cela se fait par figure et mouvement. Car cela est vrai. Mais de dire quelles, et composer la machine, cela est ridicule ; car cela est inutile et incertain et pénible. Et quand cela serait vrai, nous n’estimons pas que toute la philosophie vaille une heure de peine4. [§ 199 a] (Incapacité de l’homme.) Voilà où nous mènent les connaissances naturelles. Si celles-là5 ne sont véritables, il n’y a point de vérité dans l’homme, et si elles le sont, il y trouve un grand sujet d’humiliation, forcé à s’abaisser d’une ou d’autre manière. Et puisqu’il ne peut subsister sans les croire, je souhaite, avant que d’entrer dans de plus grandes recherches de la nature, qu’il la considère une fois sérieusement et à loisir, qu’il se regarde aussi soi-même (et qu’il juge s’il a quelque proportion avec elle, par la comparaison qu’il fera de ces deux objets), et connaissant quelle proportion il y a...) 1. C’est Pascal lui-même qui nous suggère cette traduction pour « medium quid inter Deum et nihil ». 2. Discours, 63-66. 3. Comme il est devenu habituel dans les éditions de Pascal, nous donnons en caractères italiques les mots ou les lignes rayés par Pascal. 4. Sur le collage du § 84 et du § 199, voir Discours, p. 229-230 ; pour l’explication des lignes qui suivent, qui constituent une lecture des Principia philosophiae, voir Pascal et la philosophie, § 18, p. 263-271 puis, en particulier pour le sens d’ « approfondir », voir « Approfondir trop ». 5. À savoir les « connaissances naturelles » générales ( « en gros » ), c’est-à-dire les principes du mécanisme cartésien, rappelés au § 84.

MEP.indd 370

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:22:11

reimp44892_int_371 Page 371

PASCAL

371

Disproportion de l’homme1. Que l’homme contemple donc la nature entière dans sa haute et pleine majesté, qu’il éloigne sa vue des objets bas qui l’environnent. Qu’il regarde cette éclatante lumière, mise comme une lampe éternelle pour éclairer l’univers, que la terre lui paraisse comme un point au prix du vaste tour que cet astre décrit, et qu’il s’étonne de ce que ce vaste tour lui-même n’est qu’une pointe très délicate à l’égard de celui que les astres qui roulent dans le firmament embrassent. Mais2 si notre vue s’arrête là, que l’imagination passe outre ; elle se lassera plutôt de concevoir que la nature de fournir. Tout ce monde visible n’est qu’un trait imperceptible dans l’ample sein de la nature. Nulle idée n’en approche ; nous avons beau enfler nos conceptions au-delà des espaces imaginables, nous n’enfantons que des atomes3, au prix de la réalité des choses4. C’est 1. Pascal a donc substitué au concept d’incapacité celui de disproportion. Les sources de ce discours ont été abondamment étudiées. Pour éviter une bibliographie importante, on rappellera la Bible (en particulier Job et les livres sapientiaux, références données par J. Lhermet, Pascal et la Bible, Paris, Vrin, 1931, en part. p. 315-316, 497 et 503), et Montaigne (en particulier l’Apologie de Raimond Sebond, références données in Discours, p. 230). Mais c’est bien la lecture de Descartes qui est première et essentielle : elle fournit le point de départ de la méditation pascalienne, et reste récurrente tout au long du discours. 2. Les principales ratures du manuscrit sont les suivantes : « Mais [arrêtera-t-il la [ sa vue [ s’il [ n’arrêtons point la [ notre vue] si notre vue s’arrête là que [son] l’imagination passe outre, elle se lassera plutôt de concevoir des [immensités d’espaces] que la nature [d’en] de fournir, Tout ce monde visible, n’est qu’un [petit [ atome] trait imperceptible dans [le va [ l’immense] l’ampl[itude] sein de la nature, [Nous] Nulle idée [n’y] n’en approche [nous n’imagi], nous avons beau enfler nos conceptions – au-delà des espaces [imaginaires] imaginables – nous n’enfantons que des atomes au prix de la réalité [de cette vastitude infinie] des choses, C’est une sphère [ess [ étonnante] infinie dont le centre est partout la circonférence nulle part », Tourneur, 236-237. On soulignera la première rédaction « immensités ». 3. Le mot « atomes », qui avait été initialement anticipé, est fourni par l’article 20 de la deuxième partie des Principia philosophiae. 4. Voir l’article 21 de la deuxième partie des Principia : « Cognoscimus praeterea hunc mundum, sive substantiae corporeae universitatem, nullos extensionis suae fines habere. Ubicunque enim fines illos esse fingamus, semper ultra ipsos aliqua spatia indefinite extensa non modo imaginamur, sed etiam vere imaginabilia, hoc est, realia, esse percipimus ; ac proinde, etiam substantiam corpoream indefinite extensam in iis contineri, Nous connaissons en outre que ce monde, ou la totalité de la substance corporelle, n’a aucunes limites de son extension. En effet, en quelque endroit où nous feignons qu’il y ait ces limites, non seulement nous imaginons toujours au-delà d’elles quelques espaces indéfiniment étendus, mais encore nous percevons que ces espaces sont vraiment imaginables, c’est-à-dire réels ; et par suite aussi qu’une substance corporelle indéfiniment étendue est contenue en eux » (AT VIII-1, 52, 3-9). Ce rapprochement a été fait par M. Le Guern, Pascal et Descartes, Paris, Nizet, 1971, p. 65-69 ; pour son commentaire, voir Pascal et la philosophie, § 18, p. 263-268 ; sur l’article 21 lui-même, voir Descartes et les « Principia » II, p. 71-76.

MEP.indd 371

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:22:16

reimp44892_int_372 Page 372

372

MÉTAPHYSIQUE SCOLASTIQUE ET PENSÉE MODERNE

une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part1. Enfin c’est le plus grand caractère sensible de la toute-puissance de Dieu, que notre imagination se perde dans cette pensée. Que l’homme, étant revenu à soi, considère ce qu’il est au prix de ce qui est ; qu’il se regarde comme égaré2, et que, de ce petit cachot où il se trouve logé, j’entends l’univers, il apprenne à estimer la terre, les royaumes, les villes et soi-même son juste prix. Qu’est-ce qu’un homme dans l’infini3 ? Mais, pour lui présenter un autre prodige aussi étonnant, qu’il recherche dans ce qu’il connaît les choses les plus délicates : qu’un ciron lui offre, dans la petitesse de son corps, des parties incomparablement plus petites, des jambes avec des jointures, des veines dans ces jambes, du sang dans ces veines, des humeurs dans ce sang, des gouttes dans ces humeurs, des vapeurs dans ces gouttes ; que, divisant encore ces dernières choses, il épuise ses forces en ces conceptions, et que le dernier objet où il peut arriver soit maintenant celui de notre discours. Il pensera peut-être que c’est là l’extrême petitesse de la nature. Je veux lui faire voir là-dedans un abîme nouveau. Je lui veux peindre non seulement l’univers visible, mais l’immensité qu’on peut concevoir de la nature, dans l’enceinte de ce raccourci d’atome. Qu’il y voie une infinité d’univers, dont chacun a son firmament, ses planètes, sa terre, en la même proportion que le monde visible ; dans cette terre, des animaux et enfin des cirons, dans lesquels il retrouvera ce que les 1. Rappelons que cette formule était employée par Mlle de Gournay dans sa Préface à l’édition des Essais de 1635 : « Où toutes choses sont plus immenses et plus incroyables, là sont Dieu et les faits plus certainement : Trismégiste à côté de ce propos, appelant la Déité, cercle dont le centre est partout, et la circonférence nulle part » (éd. de 1652, f. B5r). Pour ses sources, voir en particulier E. Jovy, « La » sphère infinie « de Pascal », Études pascaliennes, t. VII, Paris, Vrin, 1930, p. 7-58 et 225-227, rééd. in Études pascaliennes. Recueil de notes sur les Pensées, Paris, Vrin, 1981, p. 7-121 ; et D. Mahnke, Unendliche Sphäre und Allmittelpunkt, Halle, 1937, rééd. Stuttgart, 1966. 2. Barré : « Dans l’immense étendue des choses » (Tourneur, 237). Suivent plusieurs lignes raturées, qui comprennent en particulier : « [Ce [sc. l’univers] n’est qu’un point [at. insensible dans l’immensité réelle des choses. » On soulignera de nouveau, après « réalité des choses », « immensité réelle des choses ». 3. Premier jet : « La nature ».

MEP.indd 372

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:22:16

reimp44892_int_373 Page 373

PASCAL

373

premiers ont donné ; et trouvant encore dans les autres la même chose, sans fin et sans repos1. Qu’il se perde dans ces merveilles, aussi étonnantes dans leur petitesse que les autres par leur étendue. Car qui n’admirera que notre corps, qui tantôt n’était pas perceptible dans l’univers, imperceptible lui-même dans le sein du tout, soit à présent un colosse, un monde ou plutôt un tout à l’égard du néant où l’on ne peut arriver ? Qui se considérera de la sorte s’effraiera de soi-même, et, se considérant soutenu dans la masse que la nature lui a donnée, entre ces deux abîmes de l’infini et du néant, il tremblera dans la vue de ces merveilles ; et je crois que, sa curiosité se changeant en admiration, il sera plus disposé à les contempler en silence qu’à les rechercher avec présomption. Car enfin qu’est-ce que l’homme dans la nature ? Un néant2 à l’égard de l’infini ; un tout à l’égard du néant ; un milieu entre rien et tout. Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes, la fin des choses et leurs principes sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable. Également3 incapable de voir le néant4 d’où il est tiré, et l’infini où il est englouti, que fera-t-il donc, sinon d’apercevoir quelque apparence du milieu des choses, dans un désespoir éternel de connaître ni leur principe ni leur fin ? Toutes choses sont sorties du néant et portées jusqu’à l’infini. Qui suivra ces étonnantes démarches ? L’auteur de ces merveilles les comprend, tout autre ne le peut faire5. Manque d’avoir contemplé ces infinis, les hommes se sont portés témérairement à la recherche de la nature comme s’ils avaient quelque proportion avec elle. 1. Suivent une dizaine de lignes raturées, qui comprennent en particulier : « [Qui n’admirera que notre corps qui tantôt n’était pas perceptible dans l’univers imperceptible lui-même dans le sein du tout, soit à présent un colosse [mais plutôt un monde ou plutôt un tout à l’égard du néant où l’on ne peut arriver] » (Tourneur, 238). 2. Néant signifie ici infiniment petit, infini, infiniment grand. 3. Une première rédaction faisait précéder cet « également » de : « [Que pourra-t-il donc concevoir, sera-ce l’infini, [lui qui est borné, sera-ce le néant, il est en être] » (Tourneur, 238). On soulignera ce « il est en être » barré. 4. Pascal revient au sens du néant absolu. 5. Voir Job 28, 23 s., et Ecclésiaste 8, 16.

MEP.indd 373

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:22:22

reimp44892_int_374 Page 374

374

MÉTAPHYSIQUE SCOLASTIQUE ET PENSÉE MODERNE

C’est une chose étrange qu’ils ont voulu comprendre les principes des choses, et, de là, arriver jusqu’à connaître tout, par une présomption aussi infinie que leur objet. Car il est sans doute qu’on ne peut former ce dessein sans une présomption ou sans une capacité infinie, comme la nature. Quand on est instruit, on comprend que la nature, ayant gravé son image et celle de son auteur dans toutes choses1, elles tiennent presque2 toutes de sa double infinité. C’est ainsi que nous voyons que toutes les sciences sont infinies en l’étendue de leurs recherches : car qui doute que la géométrie, par exemple, a une infinité d’infinités de proportions à exposer ? Elles sont aussi infinies dans la multitude et la délicatesse de leurs principes ; car qui ne voit que ceux qu’on propose pour les derniers ne se soutiennent pas d’eux-mêmes, et qu’ils sont appuyés sur d’autres qui, en ayant d’autres pour appui, ne souffrent jamais de dernier ? Mais nous faisons des derniers qui paraissent à la raison, comme on fait dans les choses matérielles, où nous appelons un point indivisible celui au-delà duquel nos sens n’aperçoivent plus rien, quoique divisible infiniment et par sa nature. De ces deux infinis de sciences, celui de grandeur est bien plus sensible, et c’est pourquoi il est arrivé à peu de personnes de prétendre connaître toutes choses. « Je vais parler de tout », disait Démocrite3. Mais l’infinité en petitesse est bien moins visible. Les philosophes ont bien plutôt prétendu d’y arriver, et c’est là où tous ont achoppé. C’est ce qui a donné lieu à ces titres si ordinaires : Des principes des choses, Des principes de la philosophie, et aux semblables, aussi fastueux en effet, quoique moins en apparence, que cet autre, qui crève les yeux : De omni scibili4. On se croit naturellement bien plus capable d’arriver au centre des choses que d’embrasser leur circonférence, et l’étendue visible du monde nous surpasse visiblement ; mais comme c’est nous qui surpassons les 1. Sur ce « et » énigmatique, voir « Deux clés », p. 704. 2. Sur ce « presque », voir Pascal et la philosophie, p. 407, qui fait l’hypothèse, partagée par E. Martineau (ibid.), que l’exception s’entend du Verbe incarné. 3. Voir Essais, II, XII, 489, selon Cicéron, Académiques, II, XXIII, éd. G. P. Goold et al., The Loeb Classical Library, Harvard UP, 1933 sq., 558 : « Haec loquor de universis ». 4. Ce titre ne saurait être rapporté à Pic de La Mirandole : voir H. de Lubac, Pic de La Mirandole, Paris, Aubier-Montaigne, 1974, p. 14-19. Sur l’attribution du projet de « parler de tout » à Descartes, voir « Approfondir trop ».

MEP.indd 374

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:22:22

reimp44892_int_375 Page 375

PASCAL

375

petites choses, nous nous croyons plus capables de les posséder, et cependant il ne faut pas moins de capacité pour aller jusqu’au néant que jusqu’au tout ; il la faut infinie pour l’un et l’autre, et il me semble que qui aurait compris les derniers principes des choses pourrait aussi arriver jusqu’à connaître l’infini. L’un dépend de l’autre, et l’un conduit à l’autre. Ces extrémités se touchent et se réunissent à force d’être éloignées, et se retrouvent en Dieu, et en Dieu seulement. Connaissons donc notre portée. Nous sommes quelque chose, et ne sommes pas tout ; ce que nous avons d’être nous dérobe la connaissance des premiers principes, qui naissent du néant, et le peu que nous avons d’être nous cache la vue de l’infini. Notre intelligence tient, dans l’ordre des choses intelligibles, le même rang que notre corps dans l’étendue de la nature. Bornés en tout genre, cet état qui tient le milieu entre deux extrêmes se trouve en toutes nos puissances : nos sens n’aperçoivent rien d’extrême : trop de bruit nous assourdit ; trop de lumière éblouit ; trop de distance et trop de proximité empêche la vue ; trop de longueur et trop de brièveté de discours l’obscurcit ; trop de vérité nous étonne ; j’en sais qui ne peuvent comprendre que, qui de zéro ôte quatre, reste zéro : les premiers principes ont trop d’évidence pour nous ; trop de plaisir incommode ; trop de consonances déplaisent dans la musique ; et trop de bienfaits irritent ; nous voulons avoir de quoi surpayer la dette : « Beneficia eo usque laeta sunt dum videntur exsolvi posse ; ubi multum antevenere, pro gratia odium redditur »1 ; nous ne sentons ni l’extrême chaud, ni l’extrême froid. Les qualités excessives nous sont ennemies et non pas sensibles : nous ne les sentons plus, nous les souffrons ; trop de jeunesse et trop de vieillesse empêchent l’esprit, trop et trop peu d’instruction. Enfin les choses extrêmes sont pour nous comme si elles n’étaient point, et nous ne sommes point à leur égard ; elles nous échappent, ou nous à elles. Voilà notre état véritable. C’est ce qui nous rend incapables de savoir certainement et d’ignorer absolument. Nous voguons sur un milieu vaste, 1. « Le bienfait est agréable jusqu’à ces termes, qu’on le puisse reconnaître : quand il les outrepasse de loin, on paie de haine pour gratitude » (traduction de l’éd. de 1652, p. 699), Tacite, Annales, IV, 18, cité in Essais, III, 8, 940.

MEP.indd 375

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:22:27

reimp44892_int_376 Page 376

376

MÉTAPHYSIQUE SCOLASTIQUE ET PENSÉE MODERNE

toujours incertains et flottants, poussés d’un bout vers l’autre ; quelque terme où nous pensions nous attacher et nous affermir, il branle, et nous quitte, et, si nous le suivons, il échappe à nos prises, nous glisse et fuit d’une fuite éternelle. Rien ne s’arrête pour nous. C’est l’état qui nous est naturel, et toutefois le plus contraire à notre inclination. Nous brûlons de désir de trouver une assiette ferme, et une dernière base constante pour y édifier une tour qui s’élève à l’infini, mais tout notre fondement craque, et la terre s’ouvre jusqu’aux abîmes. Ne cherchons donc point d’assurance et de fermeté. Notre raison est toujours déçue par l’inconstance des apparences ; rien ne peut fixer le fini entre les deux infinis, qui l’enferment et le fuient. Cela étant bien compris, je crois qu’on se tiendra en repos, chacun dans l’état où la nature l’a placé1. Ce milieu qui nous est échu en partage étant toujours distant des extrêmes, qu’importe qu’un homme ait un peu plus d’intelligence des choses ? S’il en a, et s’il les prend un peu de plus haut, n’est-il pas toujours infiniment éloigné du bout ? Et la durée de notre vie ne l’est-elle pas également de l’éternité, pour durer dix ans davantage ? Dans la vue de ces infinis, tous les finis sont égaux ; et je ne vois pas pourquoi asseoir son imagination plutôt sur un que sur l’autre. La seule comparaison que nous faisons de nous au fini nous fait peine. Si l’homme s’étudiait, il verrait combien il est incapable de passer outre. Comment se pourrait-il qu’une partie connût le tout ? Mais il aspirera peut-être à connaître au moins les parties avec lesquelles il a de la proportion ? Mais les parties du monde ont toutes un tel rapport et un tel enchaînement l’une avec l’autre que je crois impossible de connaître l’une sans l’autre et sans le tout. L’homme, par exemple, a rapport à tout ce qu’il connaît. Il a besoin de lieu pour le contenir, de temps pour durer, de mouvement pour vivre, d’éléments pour le composer, de chaleur et d’aliments pour se nourrir, d’air pour respirer. Il voit la lumière, il sent les corps, enfin tout tombe 1. Voir peut-être 1 Corinthiens 7, 24 ; la Bible de Sacy ajoutera aussi « état » : « Que chacun, mes frères, demeure donc dans l’état où il était lorsqu’il a été appelé, et qu’il s’y tienne devant Dieu. »

MEP.indd 376

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:22:27

reimp44892_int_377 Page 377

PASCAL

377

sous son alliance. Il faut donc, pour connaître l’homme, savoir d’où vient qu’il a besoin d’air pour subsister ; et, pour connaître l’air, savoir par où il a ce rapport à la vie de l’homme, etc. La flamme ne subsiste point sans l’air ; donc, pour connaître l’un, il faut connaître l’autre. [109 b] (La moindre chose est de cette nature. Dieu est le commencement et la fin. Eccl. Eccli.1)2. [199 b] Donc toutes choses étant causées et causantes, aidées et aidantes, médiatement et immédiatement, et toutes s’entretenant par un lien naturel et insensible qui lie les plus éloignées et les plus différentes, je tiens impossible de connaître les parties sans connaître le tout, non plus que de connaître le tout sans connaître particulièrement les parties. (L’éternité des choses en elles-mêmes ou en Dieu doit encore étonner notre petite durée. L’immobilité fixe et constante de la nature, comparaison au changement continuel qui se passe en nous, doit nous faire le même effet.) Et ce qui achève notre impuissance à connaître les choses est qu’elles sont simples en elles-mêmes, et que nous sommes composés de deux natures opposées et de divers genres : d’âme et de corps3. Car il est impossible que la partie qui raisonne en nous soit autre que spirituelle, et, quand on prétendrait que nous serions simplement corporels, cela nous exclurait bien davantage de la connaissance des choses, n’y ayant rien de si inconcevable que de dire que la matière se connaît soi-même ; il ne nous est pas possible de connaître comment elle se connaîtrait. Et ainsi, si nous sommes simples matériels, nous ne pouvons rien du tout connaître, et si nous sommes composés d’esprit et de matière, nous ne pouvons connaître parfaitement les choses simples, spirituelles ou corporelles4. 1. Ecclésiaste, 3, 11, et Ecclésiastique, 1, 1 et 16, 26-27. 2. Sur l’insertion du § 109 b ici, voir Discours, p. 230. 3. Pour les paragraphes qui suivent, voir les lettres de Descartes à Élisabeth, en particulier des 21 mai et 28 juin 1643 et Essais, II, XII, 561. Mais pour l’ensemble de « Disproportion de l’homme », voir aussi et surtout la lettre du 15 septembre 1645 (« la grandeur de l’univers » !). 4. La phrase raturée par Pascal s’appropriait Sagesse, 9, 15 (référence, sauf erreur, ignorée de J. Lhermet) : « [Et comment connaîtrions-nous nettement les – substances – spirituelles ayant un corps qui nous aggrave et nous baisse vers la terre] » (Tourneur, 243).

MEP.indd 377

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:22:34

reimp44892_int_378 Page 378

378

MÉTAPHYSIQUE SCOLASTIQUE ET PENSÉE MODERNE

De là vient que presque1 tous les philosophes confondent les idées des choses et parlent des choses corporelles spirituellement et des spirituelles corporellement. Car ils disent hardiment que les corps tendent en bas, qu’ils aspirent à leur centre, qu’ils fuient leur destruction, qu’ils craignent le vide, qu’ils ont des inclinations, des sympathies, des antipathies, qui sont toutes choses qui n’appartiennent qu’aux esprits ; et en parlant des esprits, ils les considèrent comme en un lieu, et leur attribuent le mouvement d’une place à une autre, qui sont choses qui n’appartiennent qu’aux corps. Au lieu de recevoir les idées de ces choses pures, nous les teignons de nos qualités, et empreignons notre être composé de toutes les choses simples que nous contemplons. Qui ne croirait, à nous voir composer toutes choses d’esprit et de corps, que ce mélange-là nous serait bien compréhensible. C’est néanmoins la chose qu’on comprend le moins ; l’homme est à lui-même le plus prodigieux objet de la nature, car il ne peut concevoir ce que c’est que corps et encore moins ce que c’est qu’esprit, et, moins qu’aucune chose, comment un corps peut être uni avec un esprit. C’est là le comble de ses difficultés, et cependant c’est son propre être : « Modus quo corporibus adhaerent spiritus comprehendi ab hominibus non potest, et hoc tamen homo est. »2 (Voilà une partie des causes qui rendent l’homme si imbécile à connaître la nature. Elle est infinie en deux manières, il est fini et limité. Elle dure et se maintient perpétuellement en son être, il passe et est mortel. Les choses en particulier se corrompent et se changent à chaque instant, il ne les voit qu’en passant. Elles ont leur principe et leur fin, il ne conçoit ni l’un ni l’autre. Elles sont simples, et il est composé de deux natures différentes.) Enfin, pour consommer la preuve de notre faiblesse, je finirai par ces deux considérations... 1. Le « tous » initial a été corrigé en « presque tous ». Ce « presque » nous paraît excepter Descartes ; pour le commentaire des lignes qui suivent, voir Pascal et la philosophie, p. 279-286. 2. « Le moyen par lequel les esprits sont attachés au corps, et du tout admirable, et ne peut être compris par l’homme : cela néanmoins est l’homme même » (traduction de l’éd. de 1652, p. 393), saint Augustin, De Civitate Dei, XXI, 10 (BA 37, 426), cité in Essais, II, XII, 539.

MEP.indd 378

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:22:34

reimp44892_int_379 Page 379

379

PASCAL

3. La seconde anthropologie : du néant de notre propre être à l’ennui De la gloire1 [806] Nous2 ne nous contentons pas de la vie que nous avons en nous et en notre propre être. Nous voulons vivre dans l’idée des autres d’une vie imaginaire, et nous nous efforçons pour cela de paraître. Nous travaillons incessamment à embellir et conserver notre être imaginaire et négligeons le véritable. Et si nous avons ou la tranquillité, ou la générosité, ou la fidélité, nous nous empressons de le faire savoir afin d’attacher ces vertus-là à notre autre être ; et les détacherions plutôt de nous pour les joindre à l’autre. Nous serions de bon cœur poltrons pour acquérir la réputation d’être vaillants. Grande marque du néant de notre propre être de n’être pas satisfait de l’un sans l’autre et d’échanger souvent l’un pour l’autre ! Car qui ne mourrait pour conserver son honneur, celui-là serait infâme3. [37] La douceur de la gloire est si grande qu’à quelque objet qu’on l’attache, même à la mort, on l’aime. [29] « Ferox gens, nullam esse vitam sine armis rati. »4 Ils aiment mieux la mort que la paix, les autres aiment mieux la mort que la guerre. Toute opinion peut être préférable à la vie, dont l’amour paraît si fort et si naturel. [470] La plus grande bassesse de l’homme est la recherche de la gloire, mais c’est cela même qui est la plus grande marque de son excellence ; car, quelque possession qu’il ait sur la terre, quelque santé et com1. Discours, 119-120. 2. Pour les paragraphes qui suivent, voir les Essais, I, XLI, « De ne communiquer sa gloire », et II, XVI, « De la gloire ». 3. Sur le collage du § 806 et du § 37 (déjà contigus dans l’éd. de Port-Royal, chap. XXIV), voir Discours, p. 248, ainsi que sur celui des § 37 et 29 puis sur le rapprochement du § 29 et du § 470. 4. « Peuple féroce, qui ne croyait point qu’il y eût de vie hors la guerre » (traduction de l’éd. de 1652, p. 178 ; cette édition, à la suite de l’édition de 1595, donne l’Essai, XIV au chapitre XL), Tite-Live, XXXIV, XVII, cité in Essais, I, XIV, 61.

MEP.indd 379

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:22:41

reimp44892_int_380 Page 380

380

MÉTAPHYSIQUE SCOLASTIQUE ET PENSÉE MODERNE

modité essentielle qu’il ait1, il n’est pas satisfait, s’il n’est dans l’estime des hommes. Il estime si grande la raison de l’homme, que, quelque avantage qu’il ait sur la terre, s’il n’est placé avantageusement aussi dans la raison de l’homme, il n’est pas content. C’est la plus belle place du monde, rien ne le peut détourner de ce désir, et c’est la qualité la plus ineffaçable du cœur de l’homme. Et ceux qui méprisent le plus les hommes, et les égalent aux bêtes, encore veulent-ils en être admirés et crus, et se contredisent à eux-mêmes par leur propre sentiment ; leur nature, qui est plus forte que tout, les convainquant de la grandeur de l’homme plus fortement que la raison ne les convainc de leur bassesse. Du divertissement2 [620] L’homme est visiblement fait pour penser. C’est toute sa dignité et tout son mérite ; et tout son devoir est de penser comme il faut. Or l’ordre de la pensée est de commencer par soi, et par son auteur et sa fin. Or à quoi pense le monde ? Jamais à cela, mais à danser, à jouer du luth, à chanter, à faire des vers, à courir la bague, etc., et à se battre, à se faire roi, sans penser à ce que c’est qu’être roi et qu’être homme. [16] Qu’une chose aussi visible qu’est la vanité du monde soit si peu connue que ce soit une chose étrange et surprenante de dire que c’est une sottise de chercher des grandeurs, cela est admirable. [36] Qui ne voit pas la vanité du monde est bien vain lui-même. Aussi qui ne la voit, excepté de jeunes gens qui sont tous dans le bruit, dans le divertissement et dans la pensée de l’avenir ? Mais, ôtez leur divertissement, vous les verrez se sécher d’ennui ; ils sentent alors leur néant sans le connaître ; car c’est bien être malheureux3 que d’être dans une tristesse insupportable, aussitôt qu’on est réduit à se considérer, et à n’en être point diverti. [...] 1. Essais, I, XVI, 255. 2. Discours, 133-135. 3. Pascal avait écrit : « [...] car c’est bien être [dans le néant que d’être en telle – une condition que – si malheureux] malheureux [...]. »

MEP.indd 380

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:22:41

reimp44892_int_381 Page 381

381

PASCAL

[136 b] [Les hommes] croient chercher sincèrement le repos et ne cherchent en effet que l’agitation. Ils ont un instinct secret qui les porte à chercher le divertissement et l’occupation au-dehors, qui vient du ressentiment de leurs misères continuelles ; et ils ont un autre instinct secret, qui reste de la grandeur de notre première nature, qui leur fait connaître que le bonheur n’est en effet que dans le repos et non pas dans le tumulte. Et de ces deux instincts contraires il se forme en eux un projet confus qui se cache à leur vue dans le fond de leur âme, qui les porte à tendre au repos par l’agitation et à se figurer toujours que la satisfaction qu’ils n’ont point leur arrivera si, en surmontant quelques difficultés qu’ils envisagent, ils peuvent s’ouvrir par là la porte au repos. Ainsi s’écoule toute la vie : on cherche le repos en combattant quelques obstacles, et, si on les a surmontés, le repos devient insupportable par l’ennui qu’il engendre ; il en faut sortir et mendier le tumulte. Car ou l’on pense aux misères qu’on a ou à celles qui nous menacent. Et, quand on se verrait même assez à l’abri de toutes parts, l’ennui, de son autorité privée, ne laisserait pas de sortir du fond du cœur où il a des racines naturelles, et de remplir l’esprit de son venin1. [415] Quand un soldat se plaint de la peine qu’il a ou un laboureur, etc., qu’on les mette sans rien faire. [622] Ennui. Rien n’est si insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos, sans passions, sans affaire, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant2, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide. Incontinent il sortira du fond de son âme l’ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir. [136 c] Ainsi l’homme est si malheureux qu’il s’ennuierait même sans aucune cause d’ennui, par l’état propre de sa complexion ; et il est si vain qu’étant plein de mille causes essentielles d’ennui, la moindre chose, comme un billard et une balle qu’il pousse, suffisent pour le divertir. 1. Sur les collages qui suivent, voir Discours, p. 254. 2. Soulignons de nouveau, comme plus haut, que l’homme sent son néant.

MEP.indd 381

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:22:48

reimp44892_int_383 Page 383

L E I B NI Z

Le principe de raison est au cœur de ce que Leibniz nomme la « métaphysique réelle » : « Ces grands principes de la raison suffisante, et de l’identité des indiscernables changent l’état de la métaphysique, qui devient réelle et démonstrative par leur moyen. »1 Nihil est sine ratione, rien n’est sans raison, permet, en effet, de répondre à la question « pourquoi il y a quelque chose et non pas plutôt rien ? ». Quand il caractérise la lecture métaphysique de ce passage, Heidegger explique que « [...] toute métaphysique [comporte] cette fausse certitude inébranlée que l’ “Être” se comprend de lui-même et qu’en conséquence le rien se fait plus facile que l’étant. [...] S’il en était autrement, Leibniz ne pourrait pas écrire en commentaire au passage [i.e. la question] cité : “Car le rien est plus simple et plus facile que quelque chose” »2. La métaphysique réelle de Leibniz semble donc bien admettre le nihil comme l’opposé de la réalité dont elle prononce, enfin, la rationalité3. Dès lors, le lecteur candide peut 1. Correspondance Leibniz-Clarke, éd. A. Robinet, p. 85 = GPS VII, 372. 2. M. Heidegger, « Introduction » à Qu’est-ce que la métaphysique ?, in Questions I-II, trad. R. Munier, Paris, Gallimard, 1968, 1990, p. 45. Heidegger commente les Principes de la nature et de la grâce, § 7. 3. Sur l’histoire du principe de raison, voir, après Le Principe de raison d’Heidegger, V. Carraud [2002].

MEP.indd 383

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:22:55

reimp44892_int_384 Page 384

384

MÉTAPHYSIQUE SCOLASTIQUE ET PENSÉE MODERNE

s’attendre à ce que le néant occupe dans la métaphysique leibnizienne une place de choix. Or les choses sont moins simples. Si l’ontologie est bien définie chez Leibniz comme la « science du quelque chose et du néant »1, force est de constater que nulle part Leibniz n’a livré de traité du néant. Le corpus leibnizien, pour immense qu’il soit, ne donne à lire sur le néant que des textes épars et parfois contradictoires. Trois raisons peuvent éclairer cette situation. D’abord, si l’on manque de texte suivi sur le néant, en retour, il y a un excès des définitions du néant (pas moins d’une dizaine). Notamment, dans des opuscules de logique, Leibniz se contente souvent de définir le néant, sans en discourir. Ensuite, le nihil intervient dans des thèmes philosophiquement forts et célèbres de la philosophie leibnizienne. Nous l’avons pointé pour le principe de raison, cela vaut également de la dyadique. L’écriture de tous les nombres à partir des seuls 0 et 1 est une analogie remarquable de la création. L’origine de toutes choses est à chercher dans le néant et Dieu. Enfin, nous pouvons lire des textes métaphysiques plus longs, plus fins (sur le « presque néant », par exemple) et qui se révèlent paradoxaux. La tentation est en effet grande chez Leibniz de faire du néant, du rien, un « petit rien », un seulement « presque néant ». De ce point de vue, le texte « Double infinité chez Pascal et monade » est très significatif. En premier lieu, le « presque néant » qu’est la monade y est aussitôt requalifié de « presque tout »2. En second lieu, contrairement à la reprise du nihili nulla sunt attributa ( « du néant il n’y a pas d’attributs » ) en logique, Leibniz y dit que le néant « [...] est infini, il est éternel, il a bien des attributs communs avec Dieu ». Mais les définitions logiques elles-mêmes posent déjà problème. Le néant y est, en effet, triplement défini comme privation (non-X), comme destruction (M – M = néant) et enfin comme neutre (A + néant = A)3. Or il faut remarquer, d’une part, que là où Leibniz emploie la première défini1. « Ontologiam seu scientiam de Aliquo et Nihilo » (A VI/4-A, 52724-25 = C 512). Voir l’article de W. Hübener [1975]. 2. La logique de Leibniz est de trouver des opposés au néant : positif, infini, Dieu. Le problème du néant se joue à la limite, mais Leibniz est enclin à rester à l’intérieur des limites. Sur ce point, la lettre à Pierre Dangicourt (1716) rappelle bien qu’en mathématique le néant et l’infini sont des « limites excluses ». 3. Voir les commentaires de M. Fichant [1971], repris in [1998].

MEP.indd 384

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:22:55

reimp44892_int_385 Page 385

LEIBNIZ

385

tion, les autres n’interviennent pas, et, d’autre part, que les deux dernières définitions posent des problèmes logiques importants. Dans la logique de l’addition réelle, A + A = A, donc A = A – A, c’est-à-dire que A + néant = A, on peut en déduire, contre l’hypothèse, que A est néant1. Les contradictions internes à la logique (ou aux logiques) leibnizienne(s), et celles entre les textes logiques et les textes métaphysiques, laissent place à de plus embarrassantes et purement internes à la métaphysique. En effet, si Leibniz dit à la fin de sa carrière que « [...] le rien est plus simple et plus facile que quelque chose », le jeune Leibniz disait, à Paris, que « [...] la raison pourquoi les plus parfaits [des possibles] existent est évidente, parce qu’ils sont à la fois les plus simples et les plus parfaits [...] ». Peut-on se contenter de refuser l’orthodoxie de la simplicité et facilité du rien alors même qu’il s’agit d’une des déclarations les plus célèbres de Leibniz2 ? Quel sens authentiquement leibnizien peut-on conférer à la déclaration des Principes de la nature et de la grâce ? Dans une philosophie de la substance simple, il importe de se demander de quelle simplicité le néant peut se réclamer. Leibniz, dans la répétition de sa formule, donne un indice : « Plus simple et plus facile ». Si nous avons affaire à un pléonasme, la simplicité est facilité. Mais toute chose, toute monade ou substance simple, n’est-elle pas facile au sens où elle est faisable ? Leibniz dit bien que le rien est plus facile : l’on fait moins en ne faisant rien du tout3. De plus, le néant est plus facile en ce qu’il n’exige aucun facere, aucun « faire »4. Ce néant est donc moins que (un autre) rien : il n’est pas le néant qui est imperfection au sens de la limitation ou privation dans les créatures ou dans les possibles. La substance simple ne fait que prétendre à 1. C 267. 2. Telle est l’argumentation de R. M. Adams [1994], p. 176, n. 34, et p. 210-211. 3. Pour Dieu, il est encore plus facile de ne rien faire que de faire un monde imparfait à nos yeux, mais qui est le meilleur. 4. Telle est la lecture proposée, en 1941, par Heidegger dans des manuscrits préparatoires à son Schelling : « Quid “est” potius ? ens aut nihil ? [...] Le “rien” est “en soi” plus aisé, car il ne requiert précisément rien. [...] À partir de quel moment le rien apparaît-il plus aisé et plus facile à concevoir ? Quand l’étant est tenu pour le plus difficile, le plus pénible, quand il requiert un faire, quand l’étant est compris comme être-produit » (Schelling, trad. J.-F. Courtine, Paris, Gallimard, 1977, p. 321 ; voir encore Nietzsche II (toujours en 1941) : « Face au réel ainsi effectué, le rien reste plus simple et plus facile, parce que rien ne nécessite rien et que toute disposition y est superflue », trad. P. Klossowski, Paris, Gallimard, 1971, p. 357).

MEP.indd 385

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:23:00

reimp44892_int_386 Page 386

386

MÉTAPHYSIQUE SCOLASTIQUE ET PENSÉE MODERNE

l’existence selon son degré de réalité. La perfection exige encore un faire pour par-faire la perfection des essences. C’est lorsque la décision de créer est prise que la simplicité des voies entre en jeu. Cela explique la simplicité du néant par sa facilité. Mais cette simplicité du néant peut aussi se comprendre eu égard à celle de la substance simple elle-même. La simplicité de la monade est toujours multiple : elle est moins simple que celle du néant. La partie totale a toujours rapport aux autres monades, qu’elle (se) représente. Cela vaut bien sûr du monde actuel comme de la région des possibles : les choses y sont déjà moins simples qu’il n’y paraît dans l’existence (pour nous) — et moins simples encore que le néant. Par conséquent, il faut penser plusieurs néants qui sont plus ou moins rien. 1 / Le néant absolu est celui qui est dit chez Leibniz : a) le plus simple et le plus facile, il est aussi b) ipso facto plus simple et plus facile relativement aux choses, qu’elles existent (actuellement) ou y prétendent. 2 / Dans ces choses mêmes, le néant désigne ensuite la privation ou la négation. Pour le dire simplement, le néant n’est plus tant ce qui n’est même pas à faire (le plus facile) que ce qui, dans ce qui est à faire selon son exigence, reste à jamais im-par-fait. L’enseignement de la dyadique tient à ce qu’elle rappelle que cela vaut de tout : chaque nombre, c’est-à-dire analogiquement chaque chose, vient de Dieu et du néant. Dieu trouve les essences limitées en son entendement. Ce néant est le mal métaphysique. En Dieu luimême, le nihil marque une limite1. 3 / Parmi les choses actuelles, Leibniz envisage ensuite le « presque néant ». La monade est « Le premier presquenéant en montant du rien aux choses, puisqu’il en est la plus simple, comme il est aussi le dernier presque-tout, en descendant de la multitude des choses vers le rien ». Ce qui vaut de la monade vaut (par représentation) du monde lui-même : « [...] la proportion de la partie de l’univers que nous connaissons, se per[d] presque dans le néant au prix de ce qui nous est inconnu [...]. » Leibniz en tire alors la conclusion attendue en théodicée : « [...] tous les maux qu’on nous peut objecter n’étant que dans 1. La lettre à Magnus Wedderkopf de mai (?) 1671 dit : « Qu’est donc la raison ultime de la volonté divine ? l’intellect divin. Car, Dieu veut les choses qu’il comprend être les meilleures et les plus harmoniques et les choisit dans le nombre infini de tous les possibles. Quelle est celle de l’intellect divin ? L’harmonie des choses. Quelle est celle de l’harmonie des choses ? Rien (nihil) » (A II/1, 11718-21, trad. F. de Buzon [1995], p. 103).

MEP.indd 386

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:23:05

reimp44892_int_387 Page 387

387

LEIBNIZ

ce presque-néant : il se peut que tous les maux ne soient aussi qu’un presque-néant en comparaison des biens qui sont dans l’univers. »1 Le presque-néant qualifie donc la monade, le monde, et les maux euxmêmes. Leibniz pense donc, grâce au concept de néant et à ses degrés, le passage du mal métaphysique (limitation) aux maux en général (presquenéant) via la monade (presque-néant = presque-tout). Cette méditation sur le presque-néant ne lui vient pas de Gaffarel, mais de Pascal2, qui (dans le texte dont Leibniz part) parlait de l’homme comme d’ « un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout » et de ce que, dans la recherche de l’infiniment petit, « nous n’enfantons que des atomes au prix de la réalité des choses »3. Ses autres sources sont la Bible (Job, IV, 18), saint Augustin (Cité de Dieu, XII, VII) pour la question de la limitation des créatures en Dieu ; les platoniciens, c’est-à-dire sans doute Denys l’Aréopagite en réalité, pour l’adage bonum ex causa integra, malum ex quolibet defectu ( « le bien vient d’une cause entière, le mal, de quelque défaut » ) ; et l’adage (scolastique et) cartésien nihili nulla sunt attributa ( « du néant il n’y a pas d’attributs » )4. Michaël Devaux. BIBLIOGRAPHIE

Textes de Leibniz A : Sämtliche Schriften und Briefe, hrsg. von der Berlin-Brandenburgischen Akademie der Wissenschaften und der Akademie der Wissenschaften in Göttingen, Berlin, Akademie-Verlag, 1923 (A VI/4-B, 15772-3 désigne l’édition de l’Akademie, série VI, t. 4, vol. B, p. 1577, lignes 2-3).

1. Essais de théodicée, I, § 19, GPS VI, 114. 2. Sur la lecture leibnizienne des Pensées, voir V. Carraud [1986]. 3. Dans ce passage, « au prix de » signifie « en comparaison de », c’est le sens que reprend, explicitement, Leibniz dans les citations qui précèdent. 4. La formule se trouve chez Descartes. Voir les articles d’I. Angelelli, « En torno al principio “Nihili nulla sunt attributa” », Anuario filosófico (Pampelune), 10, 1977, 2, p. 9-17, et d’I. Agostini, « “Nihili nullae proprietates esse possunt” (AT V 223). Impossibilità del vuoto, assioma del nulla e verità eterne in Descartes », in A. del Prete (éd.), Il Seicento e Descartes. Dibatti cartesiani, Florence, Le Monnier Università, 2004, p. 3-24.

MEP.indd 387

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:23:05

reimp44892_int_388 Page 388

388

MÉTAPHYSIQUE SCOLASTIQUE ET PENSÉE MODERNE

Dutens : Opera omnia (...), [éd. par] L. Dutens, Genève, 1768, reprint Hildesheim, Olms, 1989, 6 vol. GPS : Die philosophischen Schriften, hrsg. C. I. Gerhardt, Berlin, 1875-1890, 7 vol., reprint Hildesheim, Olms, 1978. GMS : Mathematische Schriften, hrsg. C. I. Gerhardt, Berlin puis Halle, 1849-1863, 7 vol., reprint Hildesheim, Olms, 1971. C : Opuscules et fragments inédits, éd. L. Couturat, Paris, Alcan, 1903, reprint Hildesheim, Olms, 1988. Grua : Textes inédits (...), publiés et annotés par G. Grua, Paris, PUF, 1948, 19982 (2 vol.). Nouvelles lettres et opuscules inédits précédés d’une introduction par L. A. Foucher de Careil, Paris, 1857, reprint Hildesheim, Olms, 1971. Principes de la nature et de la grâce. Principes de la philosophie ou Monadologie, publiés (...) par A. Robinet, Paris, PUF, 1954, 19863. Correspondance Leibniz-Clarke, présentée (...) par A. Robinet, Paris, PUF, 1957. Discours sur la théologie naturelle des Chinois (...), présentés, traduits et annotés par C. Frémont, Paris, L’Herne, 1987. Système nouveau de la nature et de la communication des substances et autres textes 16901703, présentation et notes de C. Frémont, Paris, GF, 1994. Études Adams R. M., Leibniz. Determinist, Theist, Idealist, New York-Oxford, Oxford UP, 1994, notamment p. 210 sq. Baruzi J., Leibniz et l’organisation religieuse de la terre, Paris, Alcan, 1907, reprint Aalen, Scientia Verlag, 1975, p. 224-230. — Leibniz, Paris, Bloud, 1909. Buzon F. de, « L’harmonie : métaphysique et phénoménalité », Revue de métaphysique et de morale, 1995, 1, p. 95-120. Carraud V., « Leibniz lecteur des Pensées de Pascal », XVIIesiècle, 151, 1986, 2, p. 107-124. — Causa sive ratio. La raison de la cause, de Suarez à Leibniz, Paris, PUF, 2002. Couturat L., La logique de Leibniz, Paris, Alcan, 1901, reprint Hildesheim, Olms, 1985, notamment p. 474-475. Devaux M., « La seconde question du principe de raison dans la métaphysique réelle de G. W. Leibniz », in H. Poser et al., VII. Internationaler Leibniz-Kongreß. Nihil sine ratione, Hannover, 2001, t. I, p. 289-296. Fichant M., « L’origine de la négation », Les Études philosophiques, 1971, 1, notamment p. 49-52 ; repris in Science et métaphysique dans Descartes et Leibniz, Paris, PUF, 1998, p. 115-119. — « L’invention métaphysique », in G. W. Leibniz, Discours de métaphysique suivi de Monadologie et autres textes, Paris, Gallimard, 2004.

MEP.indd 388

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:23:11

reimp44892_int_389 Page 389

LEIBNIZ

389

Goldstick D., « Why is there something rather than nothing ? », Philosophy and Phenomenological Research, 40, 1979, 2, p. 265-271. Hübener W., « Scientia de Aliquo et Nihilo. Die historischen Voraussetzungen von Leibniz’ Ontologiebegriff », in Denken im Schatten des Nihilismus. Festschrift für Wilhelm Weischedel zum 70. Geburtstag am 11. april 1975, hrsg. von A. Schwan, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, Darmstadt, 1975, p. 34-54, repris in Zum Geist der Prämoderne, Wurzburg, Königshausen & Neumann, 1985, p. 84100. Ippolito B. M. de, « Le néant et l’histoire chez Leibniz », in Leibniz. Tradition und Aktualität, Hannover, 1988, p. 381-383. Lenzen W., « “Non est” non est “est non”. Zu Leibnizens Theorie der Negation », Studia Leibnitiana, 18, 1986, 1, p. 1-37. Mahnke D., Unendliche Sphäre und Allmittelpunkt. Beiträge zur Genealogie der mathematischen Mystik, Halle-Salle, Niemeyer, 1937. Naërt É., « Double infinité chez Pascal et monade », Studia leibnitiana, 17, 1985, 1, p. 44-51. Ortiz Ibarz J. M., « Leibniz : La nada en la creación », Anuario Filosófico. Universidad de Navarra, 17, 1984, 2, p. 120-128. Rauzy J.-B., La doctrine leibnizienne de la vérité. Aspects logiques et métaphysiques, Paris, Vrin, 2001, notamment p. 145 sq. — « Le calcul de l’addition réelle », in G. W. Leibniz, Recherches générales sur l’analyse des notions et des vérités, 24 thèses métaphysiques et autres textes logiques et métaphysiques, introd. et notes par J.-B. Rauzy, Paris, PUF, 1998, p. 403-406. Schmidt-Biggemann W., « Eilhard Lubins Begriff des Nihil. Etwas zur Geschichte der neuzeitlichen Theodizee vor Leibniz », Archiv für Begriffsgeschichte, 17, 1973, 2, p. 177-205. Seidel G. J., Being, nothing and God. A philosophy of apparence, Assen, Van Gorcum, 1970, chap. III, 10 : « A brief history of nothing : Leibniz », p. 64-65. Zacher H. J., Die Hauptschriften zur Dyadik von G. W. Leibniz. Ein Beitrag zur Geschichte des binären Zahlensystems, Frankfurt am Main, Klostermann, 1973.

MEP.indd 389

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:23:11

reimp44892_int_390 Page 390

I. LE NIHIL EN LOGIQUE ET MATHÉMATIQUE

A. Définitions logiques du nihil 1 1. [Brouillon sans titre] Définitions : quelque chose, néant, non-étant, étant (août 1688 - janvier 1689 ?) : Quelque chose, tout terme qui peut être pensé comme possible ou impossible, A, B, C ; et généralement X. Néant, non-A et non-B et non-C, etc., c’est-à-dire généralement non-X. Il s’ensuit que le néant n’a aucun attribut. Non-étant (a) c’est-à-dire impossible est ce dans la définition de quoi intervient A non-A, c’est-à-dire ce qui implique contradiction. (a) Si A est impossible, non-A est nécessaire (donc si A est nécessaire non-A est impossible ; possible, le non-nécessaire est contingent). Étant c’est-à-dire possible est ce dont la résolution aussi loin qu’on la poursuive ne contient pas A non-A c’est-à-dire une contradiction (c’est-àdire que s’il existe, il s’ensuit que la contradictoire n’existe pas, cependant il est ici préférable d’abstraire à partir des existants ; ils peuvent, en effet, lui être attribués puisque l’existence est mue par la contradictoire, à partir du temps et du mouvement). Non non-A est la même chose que A. Donc non non non-A est non-A. Positif est ce qui n’implique pas non-A c’est-à-dire la négation, ni la destruction à partir d’une autre négation. (Coïncide avec ce qu’Aristote appelait entéléchie ou acte ; d’autre perfection ou réalité. Certaines de ces notions sont être, connaître, agir. D’autres sont tous les attributs de Dieu, et, quel qu’il soit, aucun n’enveloppe de limitation, et ainsi ils sont capables du degré infini.) 1. Voir les commentaires de M. Fichant [1971], p. 49-52 (repris in [1998], p. 115-119), et J.-B. Rauzy [2001], p. 145-147.

MEP.indd 390

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:23:16

reimp44892_int_391 Page 391

391

LEIBNIZ

Je pose que l’existant est pour ainsi dire ce qui est connu par soi ; sa nature sera expliquée en son lieu. D’où je pose même deux axiomes qui pourtant seront démontrés : Tout existant est possible. Certains possibles sont inexistants. Si A et B peuvent être partout substitués l’un à l’autre, comme aucune fausseté n’en résulte, on peut dire que l’un est la même chose que l’autre ; dans le cas contraire ils sont différents. Ou sont le même ceux qui ne peuvent d’aucune manière être discernés. (A VI/4-A, 93011-93115 ; traduction). 2. Plusieurs choses posées de la même manière en même temps équivalent à une (mars-avril 1687 ?) : Si deux termes sont posés, affectés par divers signes, et en posant qu’ils coïncident, ils se suppriment l’un l’autre, ce que dit le signe ÿ1. Par exemple þ A ÿ B, si nous posons B ∞ A, ou þ A ÿ A et cela équivaut au néant (nihil) comme si le néant (nihil) était posé clairement. Et ainsi il apparaît que le signe de la destruction (detractio)2 ou de la contrariété n’est rien d’autre que l’attente de l’annulation (sublatio) future, comme L – M ∞ P, si rien n’est commun en eux-mêmes à L et M, cela signifie que P + M est ∞ L (A VI/4-A, 85914-18 = C 250 ; traduction). 3. Échantillon de calcul des coïncidents (avril-octobre 1686 ?) : Que Rien (nihil) soit posé ou ne le soit pas n’importe nullement, c’està-dire : A + Rien (nihil) ∞ A (A VI/4-A, 81911 = C 267).

1. Les signes ÿ, þ et ∞ sont les équivalents, dans les essais de calcul de l’addition réelle, des signes –, + et = du calcul arithmétique. Concernant l’addition réelle, voir la présentation qu’en donne J.-B. Rauzy [1998], p. 403 sq. à l’occasion de la traduction de deux pièces centrales de ce dossier, et les analyses de W. Lenzen [1986]. 2. La detractio n’est pas la negatio, voir la n. ** de GPS VII, 232-233.

MEP.indd 391

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:23:17

reimp44892_int_392 Page 392

392

MÉTAPHYSIQUE SCOLASTIQUE ET PENSÉE MODERNE

B. La dyadique : imago creationis1 1. Lettre à Pierre Dangicourt (11 septembre 1716) : Pour en venir à 0/∞ ou zéro divisé par l’infini2 et choses semblables, je dis que cela aussi ne peut avoir lieu que dans une interprétation commode en prenant zéro pour un nombre d’une grande petitesse et l’infini pour un nombre très grand. Or plus vous diminuerez le numérateur et plus vous augmenterez à proportion le dénominateur de la fraction, plus vous approcherez du zéro (1:10)/10 = 1/100 et (1:100)/100 = 1/10 000 et (1:1 000)/10 000 = 1/1 000 000 ce qui va vers 0/∞ = 0, ou (1:∞)/∞ = 0, ou 1/(∞ × ∞) = 0, de sorte que le carré de l’infini multiplié par le zéro donnerait l’unité. Mais on peut dire que cela y va et non pas qu’il y arrive ; car à la rigueur nihilum [le néant] qui est l’extrémité des nombres en diminuant devrait ainsi être divisé par omnia [tout] qui est l’extrémité des nombres en augmentant. Mais l’omnia pris comme numerus maximus [nombre maximum] est une chose contradictoire comme numerus minimus [nombre minimum]. Les deux extrémités nihil & omnia sont hors des nombres, extremitates exclusæ non inclusæ [extrémités excluses, non incluses] (Dutens III, 501). 2. Remarques sur Weigel, 16923 : [...] D’après la dyadique, tous les nombres sont exprimés par les seuls caractères 0 et 1, par l’unité et le néant ; remarquable analogie de la création des choses sorties de Dieu et du néant. Les créatures n’ont de perfection que par l’acte pur positif, ou Dieu ; et elles n’ont d’imperfections ou de limites que par le négatif, ou le néant ; mais nous donnerons un échantillon de cette expression (voir ci-contre). 1. Voir les commentaires de L. Couturat [1901], p. 474-475, et de H. J. Zacher [1973]. 2. Dans ce texte, le signe de l’infini est ∞, à ne pas confondre avec le même signe ∞ pour l’égalité dans l’addition réelle. Pour une présentation des signes mathématiques leibniziens, voir F. Cajori, « Leibniz, the master-builder of mathematical notations », Isis, 7, 1925, p. 412-429. 3. Ces Remarques portent sur le Wienerischer Tugend-Spiegel d’Erhard Weigel (Nürnberg, Endter, 1687). Nous suivons la datation des Remarques proposée en A I/11, 335, plus précise que celle de Gaston Grua (Textes inédits, p. 329).

MEP.indd 392

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:23:23

reimp44892_int_393 Page 393

393

LEIBNIZ

Par les nombres décimaux

Par les nombres binaires

0 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16, etc.

0 1 10 11 100 101 110 111 1 000 1 001 1 010 1 011 1 100 1 101 1 110 1 111 10 000, etc.

EXEMPLE DU CALCUL BINAIRE

Addition

Multiplication

+5 +7

+ 101 + 111

5 3

101 11

12

1 100

15

101 101 1 111

Il faut observer ici que les expressions dyadiques des nombres marchent d’après une certaine loi vers l’infini ; ce qui ne peut arriver quand la base est 10 ou un autre nombre, puisque dans la dyadique seuls les caractères nous montrent leur origine ou leur dépendance de l’unité et du

MEP.indd 393

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:23:23

reimp44892_int_394 Page 394

394

MÉTAPHYSIQUE SCOLASTIQUE ET PENSÉE MODERNE

néant ou des premiers principes, et expriment ainsi la nature intime du nombre. Il s’ensuit encore que tous les théorèmes numériques doivent apparaître dans la série des nombres revêtus de ces mêmes caractères. Bien des secrets et des vérités des nombres d’une haute utilité pour le calcul pratique peuvent être tirés de ces faits (Nouvelles lettres et opuscules inédits, éd. et trad. Foucher de Careil, p. 167, 169, traduction revue). 3. Lettre au R. P. Antoine Verjus (18 août 1705) : Et auprès des Chinois mêmes elle [sc. la dyadique] peut servir à leur rendre plus recevable un des grands articles, et non pas des plus aisés de notre religion, et de notre métaphysique, qui porte que Dieu et rien font l’origine de toutes choses, que Dieu a tout créé de rien, et le fait encore, la conservation n’étant qu’une création continuelle. Car cette origine des choses de Dieu et de rien, reçoit un grand éclaircissement de l’analogie qu’elle a avec l’origine de tous les nombres de l’unité et du zéro, puisque tous les nombres se peuvent et même se doivent exprimer le plus scientifiquement par les deux notes 1 et 0, et par conséquent par un rapport unique et continuel à ces deux premiers éléments des nombres (Discours sur la théologie naturelle des Chinois, éd. et trad. C. Frémont, p. 160).

II. LE RIEN DEVANT LE PRINCIPE DE RAISON : LE CHOIX DE CRÉER

1. Principes de la nature et de la grâce (été 1714), § 71 : « Jusqu’ici nous n’avons parlé qu’en simples physiciens : maintenant il faut s’élever à la métaphysique, en nous servant du grand principe, peu employé communément, qui porte que rien ne se fait sans raison suffisante, c’est-à-dire que rien n’arrive, sans qu’il soit possible à celui qui connaîtrait assez les choses, de rendre une raison qui suffise pour déter1. Voir les commentaires de R. M. Adams [1994], p. 210 sq., et M. Devaux [2001].

MEP.indd 394

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:23:30

reimp44892_int_395 Page 395

395

LEIBNIZ

miner, pourquoi il en est ainsi, et non pas autrement. Ce principe posé, la première question qu’on a droit de faire, sera, pourquoi il y a plutôt quelque chose que rien ? Car le rien est plus simple et plus facile que quelque chose. De plus, supposé que des choses doivent exister, il faut qu’on puisse rendre raison, pourquoi elles doivent exister ainsi, et non autrement (Principes de la nature et de la grâce. Principes de la philosophie ou Monadologie, éd. Robinet, p. 45, GPS VI, 602) 2. Des arcanes sublimes ou des choses suprêmes (11 février 1676) : Tout bien pesé, j’établis comme principe l’harmonie des choses, c’est.à-dire qu’existe le plus d’essence possible. Il s’ensuit qu’il y a plus de raison pour l’existence que pour la non-existence. Et toutes choses sont des existants futurs (omnia extitura), s’il se peut que cela se fasse. En effet, du moment que quelque chose existe, et tous les possibles ne peuvent pas exister, il s’ensuit qu’existent ceux qui contiennent la plus grande quantité d’essence, puisqu’il n’y a pas d’autre raison d’en élire et d’exclure les autres. C’est pourquoi avant toute chose, l’étant le plus parfait de tous les possibles existe. D’autre part, la raison pourquoi les plus parfaits existent est évidente, parce qu’ils sont à la fois les plus simples et les plus parfaits, c’est-à-dire qu’ils renferment la plus grande quantité, ils laissent la place à une grande quantité d’autres choses. D’où vient qu’une chose parfaite est à préférer à beaucoup d’imparfaites équipollentes, parce que ceux-ci empêchent l’existence des autres, pendant qu’ils occupent le lieu et le temps (A VI/3, 47212-21 ; traduction). 3. Remarques sur le livre de l’origine du mal, publié depuis peu en Angleterre (1710) : Mais quelqu’un dira, pourquoi Dieu ne s’est-il point abstenu de la production des choses, plutôt que d’en faire d’imparfaites ? L’auteur répond fort bien, que l’abondance de la bonté de Dieu en est la cause. Il y a voulu se communiquer aux dépens d’une délicatesse que nous nous imaginons en Dieu, en nous figurant que les imperfections le choquent. Ainsi il a mieux aimé qu’il y eût l’imparfait, que le rien. Mais on aurait pu ajouter, que Dieu a produit en effet le tout le plus parfait qui

MEP.indd 395

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:23:30

reimp44892_int_396 Page 396

396

MÉTAPHYSIQUE SCOLASTIQUE ET PENSÉE MODERNE

se pouvait, et dont il a eu sujet d’être pleinement content, les imperfections des parties servant à une plus grande perfection dans l’entier (GPS VI, 407). III . LES DEGRÉS DU NÉANT DANS LES CRÉATURES

1. Considération sur la doctrine d’un Esprit Universel Unique (1702) : On sait aussi, qu’il y a des degrés en toutes choses. Il y a une infinité de degrés entre un mouvement, tel qu’on voudra et le parfait repos, entre la dureté et la parfaite fluidité qui soit sans résistance aucune, entre Dieu et le néant. Ainsi il y a de même une infinité de degrés entre un actif tel qu’il puisse être et le passif tout pur. Et par conséquent il n’est pas raisonnable de n’admettre qu’un seul Actif, c’est-à-dire l’Esprit universel, avec le seul Passif, c’est-à-dire la matière. Il faut encore considérer, que la matière n’est pas une chose opposée à Dieu, mais qu’il la faut opposer plutôt à l’actif borné, c’est-à-dire à l’âme ou à la forme. Car Dieu est l’être suprême, opposé au Néant, dont la matière résulte aussi bien que les formes, et le passif tout pur est quelque chose de plus que le néant, étant capable de quelque chose, au lieu que rien ne se peut attribuer au néant. Ainsi il faut faire figurer avec chaque portion particulière de la matière des formes particulières, c’est-à-dire des âmes et esprits, qui y conviennent (GPS VI, 537). 2. Dialogue effectif sur la liberté de l’homme et sur l’origine du mal (25 janvier 1695) : A.1 — [...] Pour rendre raison du péché, il faudrait une autre cause infinie capable de contrebalancer l’influence de la bonté divine. B.2 — Je puis vous nommer une telle chose. A. — Vous serez donc un manichéen, parce que vous admettez deux principes, l’un du bien et l’autre du mal. 1. Le baron Dobrzenský : précisément Friedrich Boguslaus baron Dobrzenský z Dobrzenicz († 1704). Les passages entre crochets obliques < > sont des ajouts de Leibniz. 2. Le baron Leibniz.

MEP.indd 396

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:23:37

reimp44892_int_397 Page 397

LEIBNIZ

397

B. — Vous me déchargerez vous-même de cette accusation du manichéisme, quand je vous aurai nommé cet autre principe. A. — Nommez-le donc présentement, monsieur, je vous en prie. B. — C’est le Néant. A. — Le Néant ? Mais le Néant est-il infini ? B. — Il l’est sans doute, il est infini, il est éternel, il a bien des attributs communs avec Dieu. Il comprend une infinité de choses, car toutes celles qui ne sont point sont comprises dans le Néant, et celles qui ne sont plus sont rentrées dans le Néant. A. — Vous voulez railler sans doute ? À peu près comme un savant homme dont je me souviens d’avoir vu le livre du Rien. . B. — Nullement, je ne raille point. Les Platoniciens et s. Augustin même ont déjà fait voir que la cause du bien est positive, mais que le mal est un défaut2, c’est-à-dire une privation ou négation, et par conséquent vient du néant ou non-être3. A. — Je ne vois pas bien comment le Néant, qui n’est rien, puisse entrer dans la composition des choses. 1. Le Nihil de Jean Passerat (1534-1602) est un poème latin. L’editio princeps est parue à Paris, chez Prevosteau, en 1587. Le texte fut souvent réédité tout au long du XVIIe siècle (1609, 1623, 1628, 1661, 1694), et traduit en français (1597, disponible sur Gallica ) et en anglais (1616). Dès la fin du XVIe siècle, il reçut de poétiques réponses (dues, par exemple, à Philippe Girard, Quelque chose à Monsieur et Tout au Tout-Puissant). La raillerie dont il est fait mention dans le Dialogue effectif tient à ce que, dans le poème, nihil est en fait tout et n’importe quoi. La traduction française est en cela inférieure au latin : en voulant l’imiter elle n’emploie ni article ni négation là où l’on attend « le rien » ou « rien ne ». L’intérêt philosophique pour ce poème s’était déjà manifesté dans les notes de Martin Schoock (Tractatus Philosophicus De Nihilo, accessit ejusdem argumenti libellus Caroli Bovilli [Tractatus de Nihilo] atque Johannis Passeratii accuratissimum poema de Nihilo, cum annotationibus necessariis ejusdem Schoockii, Groningae, Agricola, 1661 [4]-248 p.). 2. Mêmes références conjointes aux platoniciens et saint Augustin dans les Essais de théodicée, I, § 31, et citation § 33 des dictons : « Bonum ex causa integra, malum ex quolibet defectu, le bien vient de quelque cause entière, le mal, de quelque défaut » (dicton latin qui remonte à un père grec... Denys l’Aréopagite, Noms divins, chap. IV, 729 c, § 30), et « malum causam habet non efficientem, sed deficientiem, le mal a une cause non pas efficiente mais déficiente » (voir saint Augustin, Cité de Dieu, XII, chap. VII ; Leibniz relève cette référence en lisant Petau au début des années 1690, voir Grua, 338). 3. Leibniz ne semble jamais distinguer entre néant, non-être et rien. Voir, par exemple, ses Annotationes ad Franco-Galliam Joh. Henrici Ottii, s. v. « Neant, niente, non ens » (Dutens, VI-II, p. 63).

MEP.indd 397

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:23:37

reimp44892_int_398 Page 398

398

MÉTAPHYSIQUE SCOLASTIQUE ET PENSÉE MODERNE

B. — Vous savez pourtant comment dans l’Arithmétique les zéros joints aux unités, font des nombres différents comme 10, 100, 1 000, et un homme d’esprit ayant mis plusieurs zéros de suite mit au-dessus : unum autem necessarium1. Mais sans aller si loin, vous m’avouerez que toutes les créatures sont limitées, et que leurs limites, ou si vous voulez leur non plus ultra est quelque chose négative. Par exemple un cercle est limité, à cause que l’ouverture du compas dont on se sert pour le décrire n’a pas été prise plus grande, ainsi les bornes ou le non plus ultra de cette ouverture déterminent le cercle, et il en est de même de toutes les autres choses, car elles sont bornées ou imparfaites par le principe de la Négation ou du Néant qu’elles renferment, par le défaut d’une infinité de perfections qui ne sont en elles et ne sont qu’un Néant à leur égard. A. — Vous m’avouerez cependant que tout a été créé bon, et tel que Dieu avait sujet de s’y complaire, comme la sainte Écriture le témoigne2. Le péché originel est survenu par après. Et c’est ce qui m’étonne, comment il a pu naître des choses toutes bonnes. B. — Avant tout péché, il y a une imperfection originale dans toutes les créatures, qui vient de leur limitation. Comme il est impossible qu’il y ait un cercle infini, puisque tout cercle est terminé par sa circonférence3, il est impossible aussi qu’il y ait une Créature absolument parfaite . Il n’y avait point de mal dans les créatures au commencement, mais beaucoup de perfections leur manquaient toujours. Ainsi faute d’attention le premier homme a pu se détourner du souverain bien, et se borner à quelque créature, et par là il est tombé dans le péché, c’est-à-dire d’une imperfection qui au commencement n’était que privative, il est tombé dans un mal positif. A. — Mais d’où vient cette imperfection originelle, qui est antérieure au péché originel ? B. — On peut dire qu’elle vient des Essences ou Natures mêmes des créatures ; car les essences des choses sont éternelles . Elles ne dépendent point de la volonté de Dieu, mais de son entendement ; par exemple, les Essences ou les propriétés des nombres sont éternelles et immuables et neuf est un nombre carré, non parce que Dieu l’a voulu, mais parce que sa définition le porte, car il est trois fois trois, et il provient ainsi par la multiplication d’un nombre par soi-même. C’est l’entendement de Dieu qui est la source des essences des créatures, telles qu’elles sont en lui, c’est-à-dire bornées. Il ne faut se prendre qu’à leur limitation ou bornes, c’est-à-dire à ce qu’elles participent du néant, si elles sont imparfaites. A. — Je conviens, après ce que venez de dire, que les créatures sont limitées, par nécessité. À peu près comme le cercle dont nous avons parlé ci-dessus (Grua, 363-365)2. 3. « Double infinité chez Pascal et monade »3 (janvier 1697)4 : l’infinité de l’étendue de la matière, a été soutenue par M. Pascal, et ceux qui ont recueilli ses Pensées, aussi bien que les Évêques et docteurs qui les ont approuvées, y ont donné les mains. Voilà un des passages qui le fait connaître : c’est au nombre 22 intitulé Connaissance générale de l’homme1 : « La première chose qui s’offre à l’homme quand il se regarde c’est son corps c’est-à-dire une certaine portion de matière qui lui est propre. Mais pour comprendre ce qu’elle est, il faut qu’il la compare avec tout ce qui est au-dessus de lui, et tout ce qui est au-dessous, afin de reconnaître ses justes bornes. Qu’il ne s’arrête donc pas à regarder simplement les objets qui l’environnent : qu’il contemple la nature entière dans sa haute et pleine majesté. Qu’il considère cette éclatante lumière mise comme une lampe éternelle pour éclairer l’univers. Que la terre lui paraisse comme un point au prix du vaste tour que cet astre décrit (+ ou de l’orbe de cet astre +). Et qu’il s’étonne de ce que ce vaste tour lui-même n’est qu’un point très délicat, à l’égard de celui que les astres qui roulent dans le firmament embrassent. Mais si notre vue s’arrête là, que l’imagination passe outre. Elle se lassera plutôt de concevoir, que la nature de fournir. Tout aux hommes depuis peu ». Au plus tard, ce texte date donc de 1697. Et comme Leibniz, en 1696-1697, n’évoque que trois fois les Pensées, entre décembre 1696 et début février 1697 (voir GMS II, 319 (voir GPS III, 613), A I/13, 449, 557 = GPS III, 195-196), la date de janvier 1697 est fort probable. Le concept de « miroir vivant » semble remonter à la lettre à Sophie du 4-14 novembre 1696 (A I/13, 937 = GPS VII, 544), même si une occurrence rejetée est connue dans le Dialogue entre Théophile et Polidore de 1679 (voir A VI/4-C, 2237, var. lig. 3). – Nous nous sommes efforcés de donner, dans ce qui suit, l’état définitif du texte, en supprimant les ratures et en ne donnant pas, faute de place, les variantes. Seuls les ajouts, interlinéaires, sont signalés entre crochets obliques < >. Nous suivons en cela l’usage de G. Grua, dans l’édition duquel on pourra lire les ratures (Textes inédits, p. 553-555), mais qui n’édite pas, à l’instar de J. Baruzi, la copie du texte de Pascal par Leibniz. Or Leibniz recopiant l’édition de Port-Royal en en changeant parfois la ponctuation, ajoutant les parenthèses, accentuant certains termes, et en y ajoutant quelques mots (signalés entre des croix +), nous avons transcrit ce texte (à partir des fac-simile du manuscrit) assez différent du texte pascalien connu aujourd’hui. Concernant le texte leibnizien, le lecteur attentif verra également que nous avons, sur quelques points, confirmé les leçons tantôt de Baruzi tantôt de Grua. – Signalons enfin, à propos des ratures, que le manuscrit commence par le mot, raturé, « Monsieur » : la proximité du texte avec la lettre à Fardella du 3-13 septembre 1696 fait penser qu’il peut être ce « Monsieur ». 1. Aujourd’hui, voir dans les Discours sur la religion (...), éd. par E. Martineau, Paris, Fayard, 1992, p. 63-64 (et Laf. 199 / Br. 72). Le texte diffère : Leibniz n’a pas lu, par exemple, les « espaces imaginables ». Les principaux écarts sont relevés par J. Baruzi [1907], p. 224, et D. Mahnke [1937], p. 27, n. 1.

MEP.indd 400

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:23:49

reimp44892_int_401 Page 401

LEIBNIZ

401

ce que nous voyons du monde n’est qu’un trait imperceptible dans l’ample sein de la nature. Nulle idée n’approche de l’étendue de ses espaces. Nous avons beau enfler nos conceptions, nous n’enfantons que des Atomes au prix de la réalité des choses. C’est une sphère infinie dont le centre est partout la circonférence nulle part. Enfin c’est un des plus grands caractères sensibles de la toute-puissance de Dieu que notre imagination se perde dans cette pensée. Que l’homme étant revenu (+ maintenant à soi +) considère ce qu’il est, au prix de ce qui est. Qu’il se regarde comme égaré dans ce canton détourné de la nature. Et que de ce que lui paraîtra ce petit cachot où il se trouve logé c’est-à-dire ce monde visible, il apprenne à estimer la terre, les Royaumes les villes et soi-même son juste prix. Qu’est-ce que l’homme dans l’infini ? Qui le peut comprendre ? Mais pour lui présenter un autre prodige aussi étonnant ; qu’il recherche dans ce qu’il connaît les choses les plus délicates. Qu’un ciron, par exemple, lui offre dans la petitesse de son corps des parties incomparablement plus petites, des jambes avec des jointures, des veines dans ces jambes, du sang dans ces veines, des humeurs dans ce sang, des gouttes dans ces humeurs, des vapeurs dans ces gouttes : que divisant encore ces dernières choses, il épuise ses forces, et ses conceptions, et que le dernier objet où il peut arriver soit maintenant celui de notre discours : il pensera peut-être, que c’est là, l’extrême petitesse de la nature : je veux lui faire voir là dedans un abîme nouveau. Je veux lui peindre non seulement l’univers visible, mais encore tout ce qu’il est capable de concevoir de l’immensité de la nature dans l’enceinte de cet atome imperceptible. Qu’il y voie une infinité de mondes, dont chacun a son firmament ses planètes sa terre, en la même proportion que le monde visible, dans cette terre des animaux, et enfin des cirons, dans lesquels il retrouvera ce que les premiers ont donné, trouvant encore dans les autres la même chose (+ ou des choses analogiques +) sans fin et sans repos. Qu’il se perde dans ces merveilles aussi étonnantes par leur petitesse, que les autres par leur étendue. Car qui n’admirera que notre corps qui tantôt n’était pas perceptible dans l’univers, imperceptible lui-même dans le sein du tout, soit maintenant un colosse, un monde, ou plutôt un tout, à l’égard de la dernière petitesse où l’on ne peut arriver ?

MEP.indd 401

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:23:49

reimp44892_int_402 Page 402

402

MÉTAPHYSIQUE SCOLASTIQUE ET PENSÉE MODERNE

Qui se considérera de la sorte, s’effraiera sans doute de se voir comme suspendu dans la masse que la nature lui a donnée entre ces deux abîmes de l’infini et du néant, dont il est également éloigné. Il tremblera dans la vue de ces merveilles et je crois que sa curiosité se changeant en admiration, il sera plus disposé à les contempler en silence, qu’à les rechercher avec présomption. Car enfin qu’est-ce l’homme à l’égard de la nature1 ? Un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout. Il est infiniment2 des deux extrêmes, et son être n’est pas moins distant du néant d’où il est tiré, que de l’infini où il est englouti. Son intelligence tient dans l’ordre des choses intelligibles le même rang que son corps dans l’étendue de la nature, et tout ce qu’elle peut faire, est d’apercevoir quelque apparence du milieu des choses, dans un désespoir éternel d’en connaître ni le principe ni la fin. Toutes choses sont sorties du néant, et portées jusqu’à l’infini. Qui peut suivre ces étonnantes démarches ? L’auteur de ces merveilles les comprend, nul autre ne le peut faire. Cet état qui tient le milieu entre les extrêmes, se trouve en toutes nos puissances. Nos sens n’aperçoivent rien d’extrême, trop de bruit nous assourdit, trop de lumière nous éblouit, trop de distance et trop de proximité empêchent la vue, trop de longueur, et trop de brièveté obscurcissent un discours, trop de plaisir incommode, trop de consonances déplaisent. Nous ne sentons ni l’extrême chaud, ni l’extrême froid. Les qualités excessives nous sont ennemies, et non pas sensibles. Nous ne les sentons plus, nous les souffrons. Trop de jeunesse et trop de vieillesse empêchent l’esprit, trop et trop peu de nourritures troublent ses actions, trop et trop peu d’instruction l’abêtissent. Les choses extrêmes sont pour nous comme si elles n’étaient pas, et nous ne sommes point à leur égard. Elles nous échappent ou nous à elles. Voilà notre état véritable. C’est ce qui resserre nos connaissances dans des certaines bornes que nous ne passons pas (+ ici bas +) incapables de savoir tout, et d’ignorer tout absolument. Nous sommes sur un milieu vaste, toujours incertains et flottants 1. Pascal écrivait : « Qu’est-ce qu’un homme dans la nature ? » 2. Leibniz omet de recopier « éloigné ».

MEP.indd 402

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:23:55

reimp44892_int_403 Page 403

LEIBNIZ

403

entre l’ignorance et la connaissance, et si nous pensons aller plus avant notre objet branle et échappe à nos prises, il se dérobe et fuit d’une fuite éternelle. C’est notre condition naturelle et toutefois la plus contraire à notre inclination. Nous brûlons du désir d’approfondir tout, et d’édifier une tour, qui s’élève jusqu’à l’infini. Mais tout notre édifice craque et la terre s’ouvre jusqu’aux abîmes. » Jusqu’ici M. Pascal. Was am Rand von mir addirt habe ich besser auf ein ander Papier geschrieben1. Ce que M. Pascal dit de la double infinité, qui nous environne en augmentant et en diminuant, lorsque dans ses Pensées (n. 22) il parle de la connaissance générale de l’homme, n’est qu’une entrée dans mon système. Que n’aurait-il pas dit avec cette force d’éloquence qu’il possédait, s’il était venu plus avant, s’il avait su que toute la matière est organique par tout, et que sa portion quelque petite qu’on la prenne, contient représentativement, en vertu de la diminution actuelle à l’infini qu’elle enferme, l’augmentation actuelle à l’infini qui est hors d’elle dans l’univers, c’est-à-dire que chaque petite portion contient d’une infinité de façons un miroir vivant exprimant tout l’univers infini qui existe avec elle ; en sorte qu’un assez grand esprit, armé d’une vue assez perçante, pourrait voir ici tout ce qui est partout. Mais il y a bien plus : il y pourrait lire encore tout le passé, et même tout l’avenir infiniment infini, puisque chaque moment contient une infinité de choses , et qu’il y a une infinité de moments dans chaque partie du temps, et une infinité d’heures, d’années, de siècles, d’éons, dans toute l’éternité future. Quelle infinité d’infinités infiniment répliquée, quel monde, quel univers dans quelque corpuscule qu’on pourrait assigner. Mais toutes ces merveilles sont effacées par l’enveloppement de ce qui est au-dessus de toutes les grandeurs, dans ce qui est au-dessous de toutes les peti1. J. Baruzi [1907], p. 225, n. 1, traduit et remarque : « “Ce qui est ajouté par moi au bord (de cette page), je l’ai mieux écrit sur un autre papier.” Les mots Ander et geschrieben sont douteux. En examinant attentivement le manuscrit, on s’aperçoit que les mots habe ich besser sont écrits deux fois. » Gaston Grua donne la première version raturée qui suivait cette remarque, nous enchaînons, pour notre part, avec le texte définitif, recopié.

MEP.indd 403

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:23:55

reimp44892_int_404 Page 404

404

MÉTAPHYSIQUE SCOLASTIQUE ET PENSÉE MODERNE

tesses ; c’est-à-dire notre harmonie préétablie, qui vient de paraître aux hommes depuis peu, et qui donne cette même plus qu’infinité universelle, concentrée dans le plus qu’infiniment petit tout à fait singulier, en mettant virtuellement toute la suite de l’univers dans chaque point réel qui fait une monade1 , dont moi j’en suis une ; c’est-à-dire dans chaque substance véritablement une, unique, sujet primitif de la vie et action, toujours doué de perception et appétition, toujours renfermant avec ce qu’il est la tendance à ce qu’il sera, pour représenter toute autre chose qui sera. Le premier presque-néant en montant du rien aux choses, puisqu’il en est la plus simple, comme il est aussi le dernier presque-tout, en descendant de la multitude des choses vers le rien ; et le seul pourtant qui mérite d’être appelé , une substance après Dieu, puisqu’une multitude n’est qu’un amas de plusieurs substances, et non pas un être, mais des êtres. C’est ce sujet simple et primitif des actions, cette source intérieure de ses propres changements, qui est donc la seule manière de vrai être impérissable, puisqu’il est indissoluble et sans parties, toujours subsistant et qui ne périra jamais, non plus que Dieu et l’univers qu’il doit toujours représenter et en tout. Et si cette monade est un esprit, c’est-à-dire une âme capable de réflexion et de science, elle sera en même temps infiniment moins qu’un Dieu et incomparablement plus que le reste de l’univers des créatures ; sentant tout confusément, au lieu que Dieu sait tout distinctement, sachant quelque chose distinctement, au lieu que toute la matière ne sait et ne sent rien du tout. Ce sera une divinité diminutive et un univers de matière éminemment ; Dieu en ectype et cet univers en prototype, l’intelligible étant toujours antérieur au sensible dans les idées de l’intelligence, primitive, source des choses ; imitant Dieu et imité par l’univers par rapport à ses pensées distinctes. Sujet à Dieu en tout, et dominateur des créatures, autant qu’il est un imitateur de Dieu. 1. Nous assistons ici au passage du vocabulaire du point réel à celui de la monade. En effet, « point réel » est employé dans le Système nouveau (§ 11, et § 3 revu après publication, voir GPS IV, 483 et 478). Le vocabulaire de l’ « unité réelle », plus courant, introduisait le terme monas (avant la naissance de la monade proprement dit) dans la lettre à L’Hospital du 12-22 juillet 1695, GMS II, 295. Concernant la différence entre « unité réelle » et « point réel » dans le Système nouveau, voir M. Fichant [2004], p. 105-110.

MEP.indd 404

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:24:01

reimp44892_int_405 Page 405

DI DE R OT

L’entrée NÉANT, dans l’Encyclopédie, est anonyme mais elle est répertoriée dès 1791 par Naigeon parmi les articles de Diderot1. Dans cet article, Diderot use d’un argument ad hominem ( « des gens », « ces genslà » ) pour insister sur la difficulté de se représenter le néant et pour en faire un inconcevable. Mais d’emblée, l’article est subversif, si le néant est inconcevable, en revanche, « Il est plus aisé de se représenter une matière éternelle » que le néant qui aurait précédé une création ex nihilo. Après avoir redonné force à la thèse de l’éternité de la matière, Diderot fait montre de prudence, voire d’orthodoxie en développant une conception cartésienne de l’inconcevable qu’est le néant : quand on dit « rien », on pense, mais on ne conçoit pas, on perçoit que nos sens ne nous font rien apercevoir et Diderot précise : « À la vérité on ne s’abstient pas de toute pensée, on pense toujours. » Cela est profondément cartésien tout comme le fait de renvoyer le rien au sentir : « Mais dans ce cas-là penser c’est sentir simplement soi-même, c’est sentir qu’on s’abstient de former des représentations. » En effet, Descartes, dans sa critique de l’idée de vide qu’il assimile au néant ou au rien rapporte la nomination du vide au sentir : on dit qu’une chose est vide quand on n’y sent rien ou quand on 1. Voir J. Proust, Diderot et l’Encyclopédie, Paris, Albin Michel, 1995, annexe II.

MEP.indd 405

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:24:01

reimp44892_int_406 Page 406

406

MÉTAPHYSIQUE SCOLASTIQUE ET PENSÉE MODERNE

n’y perçoit pas ce qu’on s’attendait à y trouver. Descartes fait donc de la notion de vide une notion essentiellement relative à l’intention ou encore à la finalité que poursuit le locuteur qui l’emploie. La notion de vide absolu ou de rien résulte de ce qu’on étend à tort l’usage et l’acception ordinaire du terme qui signifie qu’il n’y a rien de ce qu’on croyait y trouver1. De même ici Diderot renvoie l’idée de rien à un rien d’idée, à un néant de représentation mais qui demeure toutefois pensé ou, plus précisément, senti. Cependant, il admet le vide à la suite de Newton et ne confond plus, à l’encontre de Descartes, vacuum et nihil. Si l’on s’en tient à cet article, hormis l’incise sur la représentation plus aisée de la matière éternelle que du néant précédant la création, il n’y a rien de bien innovant sur la notion de rien. Mais si l’on joint l’article CHAOS signé par l’astérisque de Diderot et le tout petit article MATÉRIALISTES2 anonyme de l’Encyclopédie, la notion de rien est à penser comme une arme de diffusion de la pensée matérialiste. Retenons de l’article MATÉRIALISTES que la proposition « il ne se fait rien de rien » est présentée comme définitionnelle de la pensée matérialiste3. Or Diderot, dans l’article CHAOS, nomme cette proposition « un axiome excellent en lui-même » ou encore un « principe ». Le début comme la fin de l’article semblent rejeter toute lecture hétérodoxe de l’axiome : « * CHAOS4 (Philos. et Myth.) Le Chaos en mythologie, est père de l’Érèbe et de la Nuit mère des dieux. Les anciens philosophes ont 1. Voir Descartes, Principes de la philosophie, II, 16-18, in t. IX2, p. 71-73, des Œuvres, publiées par Adam et Tannery en 11 tomes, Paris, 1897-190, rééd. CNRS-Vrin, 1964-1974 ; 1996. L’article 17 commence ainsi : « Lorsque nous prenons ce mot [vide] selon l’usage ordinaire, et que nous disons qu’un lieu est vide, il est constant que nous ne voulons pas dire qu’il n’y a rien du tout en ce lieu ou en cet espace, mais seulement qu’il n’y a rien de ce que nous présumons y devoir être » (AT IX, 2, p. 72) ; voir l’étude de F. de Buzon et V. Carraud, Descartes et les « Principia » II. Corps et mouvement, Paris, PUF, 1994, p. 64-69. 2. Cet article est anonyme mais on a tout lieu de penser qu’il est aussi de la main de Diderot si l’on se fie au renvoi final à SPINOSISTES, article de Diderot. Dans l’Encyclopédie (comme ailleurs...), les auteurs renvoient très souvent à leurs propres articles. On sait, en outre, que Diderot a signé presque tous les articles touchant à l’histoire de la philosophie. 3. Voir l’article MATÉRIALISTES, infra. La proposition est clairement énoncée par Épicure dans la Lettre à Hérodote, § 38 : « o£dAn gBnetai Ak to¢ mQ untoV, rien ne naît du non-étant. » Sur la fortune de cet axiome voir V. Carraud, Causa sive Ratio, Paris, PUF, 2002, p. 42-55 4. Encyclopédie, t. III, 1753, p. 156.

MEP.indd 406

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:24:08

reimp44892_int_407 Page 407

DIDEROT

407

entendu par ce mot, un mélange confus de particules de toute espèce, sans forme ni régularité, auquel ils supposent le mouvement essentiel, lui attribuant en conséquence la formation de l’univers. Ce système est chez eux un corollaire d’un axiome excellent en lui-même, mais qu’ils généralisent un peu trop ; savoir, que rien ne se fait sans rien ; ex nihilo nihil fit : au lieu de restreindre ce principe aux effets, ils l’étendent jusqu’à la cause efficiente, et regardent la création comme une idée chimérique ou contradictoire. Voyez CRÉATION. « [...] Que si quelques savants ont cru et croient encore, qu’au lieu de creavit dans le premier verset de la Genèse, il faut lire, suivant l’hébreu, formavit, disposuit ; cette idée n’a rien d’hétérodoxe, quand même on ferait exister le chaos longtemps avant la formation de l’univers ; bien entendu qu’on le regardera toujours comme créé, et qu’on ne s’avisera pas de conclure du formavit, disposuit de l’hébreu, que Moïse a cru la matière nécessaire : ce serait lui faire dire une absurdité, dont il était bien éloigné, lui qui ne cesse de nous répéter que Dieu a fait de rien toutes choses [...]. » Cependant, Diderot développe, dans cet article, une argumentation matérialiste qui repose sur l’ambivalence du principe « rien ne se fait de rien ». Il ne précise en effet ni la nature de ce principe ni ce qu’il fonde. Mais si l’on se reporte à l’article MATÉRIALISTES, on peut inférer que ce principe est constitutif de la pensée matérialiste. Pourtant le principe, en tant que tel, peut être interprété comme un principe créationniste, comme ne manque pas de le souligner Diderot. En effet, la ruse de l’article CHAOS est de référer l’axiome excellent et le chaos à l’autorité de Moïse, le plus ancien des écrivains, à qui il faut l’attribuer : « Quoiqu’on puisse assurer que la première idée du chaos ait été très générale et très ancienne, il n’est cependant pas impossible de déterminer quel est le premier à qui il faut l’attribuer. Moïse, le plus ancien des écrivains, représente au commencement de son histoire le monde comme n’ayant d’abord qu’une masse informe, où les éléments étaient sans ordre et confondus. » Effectivement, le principe peut être soutenu aussi bien par un théiste ou un déiste que par un matérialiste selon l’interprétation positive que l’on donne au principe énoncé sous une forme négative.

MEP.indd 407

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:24:08

reimp44892_int_408 Page 408

408

MÉTAPHYSIQUE SCOLASTIQUE ET PENSÉE MODERNE

Rien ne se fait de rien peut signifier : soit tout se fait par Dieu, soit tout se fait par la matière. Et chaque branche de l’alternative se scinde encore en deux, voire en trois pour la première. Tout se fait par Dieu : soit à partir de rien (ex nihilo), soit à partir du chaos créé ou incréé (voir supra la fin de l’article CHAOS). Deuxième possibilité, tout se fait par la matière : soit créée, soit incréée, c’est-à-dire éternelle. Cette analyse du principe détermine cinq propositions : 1 / tout se fait par Dieu à partir de rien ; 2 / tout se fait par Dieu à partir du chaos créé ; 3 / tout se fait par Dieu à partir du chaos incréé ; 4 / tout se fait par la matière créée ; 5 / tout se fait par la matière incréée. Parmi celles-ci, la première est la proposition générale des créationnistes, la deuxième est celle de la Genèse mais Diderot réussit le coup de force, via l’axiome excellent, de la rendre très proche de la quatrième, c’est-à-dire du panthéisme (tout se fait par la matière créée). La troisième est celle d’Hermogène que Tertullien critique vivement dans Contre Hermogène parce qu’elle force à admettre un Dieu qui ne soit pas tout-puissant1. Diderot la présente à la fin de l’article sur le mode de la dénégation : « Quand même on ferait exister le chaos longtemps avant la formation de l’univers ; bien entendu qu’on le regardera toujours comme créé, et qu’on ne s’avisera pas de conclure [...] que Moïse a cru la matière nécessaire. » Ce mode de la dénégation instruit de la portée matérialiste que Diderot entend conférer à l’axiome excellent ou au principe selon lequel rien ne se fait de rien. Ce jeu des trois articles NÉANT, MATÉRIALISTES et CHAOS constitue un bon exemple de la situation d’énonciation très particulière dans laquelle se trouve véhiculé le discours matérialiste : il s’expose rarement à ciel ouvert ; la plupart du temps, il se développe et se 1. Voir Tertullien, Contre Hermogène, trad. F. Chapot, Paris, Cerf, 1999 : « Il la [la matière] place avant Dieu et soumet plutôt Dieu à la matière, lorsqu’il veut qu’il ait tout créé de la matière (de materia cuncta fecisse). Car s’il s’est servi d’elle pour l’œuvre du monde, on trouve alors supérieure la matière, qui lui a donné la possibilité de réaliser son œuvre [...]. Décidément elle rendit à Dieu un immense service, en lui permettant d’avoir aujourd’hui ce qui le fait connaître comme Dieu et appeler tout-puissant, n’était le fait qu’il n’est plus tout-puissant, s’il n’a même pas cette puissance : tout faire apparaître du néant (ex nihilo omnia proferre). Mais il est sûr que, par là, la matière s’est aussi offert l’avantage de pouvoir être reconnue aux côtés de Dieu, comme étant coéternelle à Dieu (coaequalis deo), voire sa collaboratrice » (p. 101).

MEP.indd 408

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:24:15

reimp44892_int_409 Page 409

409

DIDEROT

diffuse sous le manteau, à mots couverts, d’où l’usage essentiel du système des renvois explicites ou implicites à l’œuvre dans l’Encyclopédie1. Dans l’article CHAOS, Diderot, tout en faisant semblant de rejeter la quatrième proposition en raison de son absurdité, conduit le lecteur à formuler la cinquième proposition qu’il laisse bien sûr implicite, à savoir tout se fait par la matière incréée. Il parvient ainsi à faire de l’axiome nihil ex nihilo fit un principe proprement matérialiste qui s’oppose au Deus ex nihilo omnia fit. De cette manière, il met à mal la création ex nihilo en proposant une solution de rechange à partir du rien ou du presque rien qu’il traduit par matière incréée. Véronique Le Ru. BIBLIOGRAPHIE

Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, éd. par d’Alembert et Diderot, Paris, Briasson, David, Le Breton et Durand, 35 vol., 1751-1780 ; rééd. Fromann, 1966-1967. Études Bloch O., Le matérialisme, Paris, PUF, 1985. Bourdin J.-C., Diderot : Le matérialisme, Paris, PUF, 1998. Kobayashi M., La philosophie naturelle de Descartes, Paris, Vrin, 1993. Le Ru V., La crise de la substance et de la causalité, Paris, CNRS Éditions, 2003. Mouy P., Le développement de la physique cartésienne 1646-1712, Paris, Vrin, 1934.

1. Voir, sur ce point, l’article ENCYCLOPÉDIE de Diderot, in Encyclopédie, V, p. 643 : « Il y aurait un grand art et un avantage infini dans ces derniers renvois [Diderot parle ici des renvois d’ordre subversif]. L’ouvrage entier en recevrait une force interne et une utilité secrète, dont les effets sourds seraient nécessairement sensibles avec le temps. Toutes les fois, par exemple, qu’un préjugé national mériterait du respect, il faudrait à son article particulier l’exposer respectueusement, et avec tout son cortège de vraisemblance et de séduction ; mais renverser l’édifice de fange, dissiper un vain amas de poussière, en renvoyant aux articles où des principes solides servent de base aux vérités opposées. Cette manière de détromper les hommes opère très promptement sur les bons esprits, et elle opère infailliblement et sans aucune fâcheuse conséquence, fortement et sans éclat, sur tous les esprits. C’est l’art de déduire tacitement les conséquences les plus fortes. Si ces renvois de confirmation et de réfutation sont prévus de loin, et préparés avec adresse, ils donneront à une Encyclopédie le caractère que doit avoir un bon dictionnaire ; ce caractère est de changer la façon commune de penser. »

MEP.indd 409

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:24:15

reimp44892_int_410 Page 410

ENCYCLOPÉDIE

ou NÉGATION (Métaphys.) suivant les philosophes scolastiques, est une chose qui n’a point d’être réel, et qui ne se conçoit et ne se nomme que par une négation. On voit des gens qui se plaignent qu’après tous les efforts imaginables pour concevoir le néant, ils n’en peuvent venir à bout. Qu’est-ce qui a précédé la création du monde ? qu’est-ce qui en tenait la place ? Rien. Mais le moyen de se représenter ce rien ? Il est plus aisé de se représenter une matière éternelle. Ces gens-là font des efforts là où il n’en faudrait point faire, et voilà justement ce qui les embarrasse, ils veulent former quelque idée qui leur représente le rien ; mais comme chaque idée est réelle, ce qu’elle leur représente est aussi réel. Quand nous parlons du néant, afin que nos pensées se disposent conformément à notre langage, et qu’elles y répondent, il faut s’abstenir de représenter quoi que ce soit. Avant la création Dieu existait ; mais qu’est-ce qui existait, qu’est-ce qui tenait la place du monde ? Rien ; point de place ; la place a été faite avec l’univers qui est sa propre place, car il est en soi-même, et non hors de soi-même. Il n’y avait donc rien ; mais comment le concevoir ? Il ne faut rien concevoir. Qui dit rien déclare par son langage qu’il éloigne toute réalité ; il faut donc que la pensée pour répondre à ce langage écarte toute idée, et ne porte son attention sur quoi que ce soit de représentatif ; à la vérité on ne s’abstient pas de toute pensée, on pense toujours ; mais dans ce cas-là penser c’est sentir simplement soi-même, c’est sentir qu’on s’abstient de se former des représentations. NÉANT1, RIEN,

(Théol.) nom de secte. L’ancienne église appelait matérialistes ceux qui, prévenus par la philosophie qu’il ne se fait rien sans MATÉRIALISTES2

1. T. XIV, 1765, p. 143. 2. T. X, 1765, p. 188.

MEP.indd 410

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:24:22

reimp44892_int_411 Page 411

DIDEROT

411

rien, recouraient à une matière éternelle sur laquelle Dieu avait travaillé, au lieu de s’en tenir au système de la création, qui n’admet que Dieu seul, comme cause unique de l’existence de toutes choses. Voyez MONDE et MATIÈRE. Tertullien a solidement et fortement combattu l’erreur des matérialistes dans son traité contre Hermogène, qui était de ce nombre. On donne encore aujourd’hui le nom de matérialistes à ceux qui soutiennent que l’âme de l’homme est matière, ou que la matière est éternelle, et qu’elle est Dieu ; ou que Dieu n’est qu’une âme universelle répandue dans la matière, qui la meut et la dispose, soit pour produire les êtres, soit pour former les divers arrangements que nous voyons dans l’univers. Voyez SPINOSISTES.

MEP.indd 411

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:24:22

reimp44892_int_413 Page 413

QUATRIÈME PARTIE

De l’idéalisme allemand à la fin de la métaphysique

MEP.indd 413

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:24:28

reimp44892_int_415 Page 415

K A NT

Située en un point stratégique de l’édifice de la Critique de la raison pure, celui où s’opère la transition de l’Analytique à la Dialectique transcendantale, d’une rare densité conceptuelle, la « remarque sur l’amphibolie des concepts de la réflexion » élabore une conception du rien qui, fondée sur la « révolution corpernicienne », rompt de manière décisive avec la Schulmetaphysik. Il convient, à cet égard, de ne pas attacher trop d’importance à la déclaration de modestie qui ouvre le texte, selon laquelle la matière traitée ne posséderait pas « une importance considérable » : au contraire, ce sont tous les enjeux de la réforme critique de la métaphysique qui viennent converger dans ces pages, puisqu’il ne s’agit de rien moins que de montrer la supériorité de la nouvelle philosophie transcendantale sur l’ancienne. Ce que Kant reproche à l’ancienne scientia transcendens issue de Duns Scot et relayée, à son époque, par Wolff et Baumgarten, c’est son dogmatisme. Ce qui la rend problématique à ses yeux, c’est qu’elle croit pouvoir analyser les « prétendus prédicats transcendantaux des choses » et en tirer une connaissance, alors que ces derniers ne sont « que des exigences logiques », « des critères de la pensée », indûment confondus avec « des propriétés des choses en elles-mêmes » (B 113-114). Inversement, il faut affirmer que les concepts de l’entendement, notamment les concepts purs a priori, les catégories, ne nous permettent de rien connaître par eux-

MEP.indd 415

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:24:34

reimp44892_int_416 Page 416

416

DE L’IDÉALISME ALLEMAND À LA FIN DE LA MÉTAPHYSIQUE

mêmes, à moins d’être rapportés à l’autre source de la connaissance humaine, l’intuition, donc en dehors de leur usage immanent dans les limites l’expérience possible. Ainsi, la compréhension kantienne du rien ne provient plus d’une analyse purement logique des concepts les plus élevés de l’entendement (les « transcendantaux » scolastiques), mais elle déploie la polysémie du néant en fonction de trois « coordonnées » : les concepts, l’intuition et l’objet. Ici, Hume et l’empirisme font contrepoids au rationalisme leibnizien et wolffien et à sa prétention à ériger « un système intellectuel du monde » (A 270 / B 326). Toutefois, si la conception kantienne du rien est profondément nouvelle dans son principe, le vocabulaire dans lequel elle s’exprime se ressent fortement de son héritage. Il convient de se reporter, sur ce point, en premier lieu, à la Metaphysica de Baumgarten, ouvrage dont Kant se servait comme point de départ pour ses cours, et à la distinction qui s’y trouve entre deux sens du néant, le nihil negativum et le nihil privativum. Pour Baumgarten, l’objet premier de la métaphysique n’est pas l’étant (ens) mais le quelque chose (aliquid), lequel ne se comprend qu’en tant qu’il se détache du rien comme son opposé. Ce qui est quelque chose se distingue de ce qui n’est rien par sa non-contradiction logique, donc par son aptitude à être pensé et représenté ; à l’inverse, le néant en sa première acception, celle de nihil negativum, se définit comme le contradictoire : « Le rien négatif (nihil negativum), irreprésentable, impossible, impensable (absurde), impliquant contradiction, contradictoire, est à la fois A et nonA ; autrement dit, à des prédicats contradictoires n’appartient aucun sujet, ou leur sujet n’est rien, c’est-à-dire n’est pas. 0 = A + non-A. Cette proposition absolument première s’appelle le principe de contradiction » (§ 7). Un cercle carré, une montagne sans vallée ne sont rien, c’est-à-dire ne sont pas quelque chose (aliquid) : le rien s’oppose au quelque chose comme l’impossible logiquement au logiquement possible, l’impensable au pensable, l’irreprésentable au représentable. Mais l’objet le plus universel de la métaphysique, l’aliquid en tant que pur objet de pensée n’est pas encore l’étant (ens), c’est-à-dire ce qui se définit par son aptitude, en vertu de son essence, à recevoir l’effectivité (Wirklichkeit) ou l’actualité (actualitas), ou encore par le fait que l’effectivité et l’actualité ne lui répugnent pas, non seulement logiquement, mais réellement. À l’étant ainsi conçu

MEP.indd 416

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:24:39

reimp44892_int_417 Page 417

KANT

417

va donc s’opposer un second sens du néant, le non-étant (non-ens), ou encore le nihil privativum : « Ce qui est possible en raison de son essence est, soit déterminé quant à toutes les affections qui lui sont compossibles, soit non. Celui-là est appelé actuel (actuale) (wirklich), celui-ci non-étant (nonens) (rien : § 7) au sens privatif (privativum) (pur possible) (un rien possible [ein mögliches Nichts]) » (§ 54). En somme, dans le domaine du logiquement possible, c’est-à-dire du quelque chose, de ce qui n’est pas rien absolument parlant, il faut encore distinguer ce qui possède une teneur quidditative telle que ne lui répugne pas l’existentia, ce qui possède donc une possibilité réelle compatible avec les possibles de ce monde, et ce qui est réellement impossible : selon l’exemple leibnizien classique, un César qui n’aurait pas franchi le Rubicon est bien quelque chose, en tant que noncontradictoire, mais son essence recèle un prédicat qui n’est pas compossible avec les possibles du monde créé, et par suite, elle ne saurait recevoir l’existence : un tel César n’est pas un étant (ens), une chose (Ding), c’est-àdire « un possible déterminable quant à son existence » (§ 61). Bien qu’ayant une consistance intrinsèque qui ne le précipite pas dans le néant absolu, bien qu’étant quelque chose de pensable et de représentable, il n’en reste pas moins un néant au sens d’un non-étant, d’un ens fictum : « Un non-étant (au sens négatif : § 54) serait un possible qui ne serait pas déterminable quant à son existence (§ 61). Mais c’est impossible, et si l’on considère ce qu’est un étant, [un tel non-étant] est un étant de fiction (un étant de raison raisonnante) » (§ 62). Baumgarten emploie ici le conditionnel, puisqu’un tel « étant » impliquant une contradiction non pas logique, mais réelle, ne peut pas être : donc il n’est pas un étant, mais une simple chimère. Par suite, le nihil negativum et le nihil privativum correspondent à deux plans distincts dans la hiérarchie des concepts les plus élevés de la métaphysique. En somme, chez Baumgarten comme d’ailleurs dans la Philosophia prima sive Ontologia de Wolff, c’est la distinction du possible et de l’impossible, elle-même fondée sur le principe de contradiction, qui régit l’opposition du quelque chose et du rien (nihil negativum) et, dans le domaine du quelque chose, la distinction de ce qui, en vertu de sa consistance intrinsèque peut recevoir l’existence, à savoir l’étant, et de ce qui, bien que logiquement possible, ne le peut pas (le nihil privativum). On

MEP.indd 417

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:24:39

reimp44892_int_418 Page 418

418

DE L’IDÉALISME ALLEMAND À LA FIN DE LA MÉTAPHYSIQUE

comprend mieux, dès lors, l’objection de Kant, dès le début de son texte, qui correspond aussi à un renversement complet de perspective : l’opposition du possible et de l’impossible ne peut pas constituer un point de départ adéquat pour l’analyse du rien, dans la mesure où « toute division suppose un concept à diviser » et où il n’y a rien de commun, par définition, à l’aliquid et au nihil negativum ; et par suite, ce concept le plus élevé, cette fois dans l’optique d’une philosophie transcendantale d’un nouveau genre, dans laquelle le terme « transcendantal » ne signifie plus « un rapport de notre connaissance aux choses, mais seulement à la faculté de connaître »1, sera celui « d’un objet en général (quand on le prend de manière problématique, sans décider s’il est quelque chose ou rien) ». Cette subordination de la distinction-princeps quelque chose/rien à une théorie de l’objet en général signe le passage de l’Ontologia à la philosophie critique. Mais comment pourrait-il y avoir encore « quelque chose » audelà de la différence du quelque chose et du rien ? La réponse est que l’ « objet en général » au sens où l’entend Kant n’est justement pas l’objet empirique en tant que vis-à-vis d’un acte de connaissance, qui correspondrait à l’ens de la metaphysica generalis ; c’est un objet tout à fait indéterminé, qui n’est ni l’objet empirique, ni le noumène : « L’objet auquel je rapporte le phénomène en général, est l’objet transcendantal, c’est-à-dire la pensée tout à fait indéterminée de quelque chose en général. Cet objet ne peut s’appeler le noumène ; car je ne sais pas de lui ce qu’il est en soi, et je n’en ai absolument aucun concept, sinon celui de l’objet d’une intuition sensible en général, qui est par conséquent identique pour tous les phénomènes » (A 253). Par son indétermination même, l’objet transcendantal = X est antérieur à la distinction du quelque chose (en tant que quelque chose de déterminé au moyen des catégories) et du rien. D’un côté, il « ne peut contenir aucune intuition déterminée, et par conséquent il ne concerne rien d’autre que cette unité qui doit se rencontrer dans un divers de la connaissance, en tant que ce divers est en rapport avec un objet » (A 109) ; de l’autre, il diffère du noumène, c’est-à-dire de l’un des sens du rien (l’ens rationis), puisqu’il désigne « le corrélat de l’unité de l’aperception », « unité au moyen de laquelle l’entendement unit [le] divers [sen1. Kant, Prolégomènes..., § 13, Ak. IV, 293.

MEP.indd 418

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:24:44

reimp44892_int_419 Page 419

KANT

419

sible] en un concept d’objet » (A 250). Ou, si l’on préfère, l’objet transcendantal est à la fois quelque chose et rien ; il désigne une unité fonctionnelle, le foyer d’unification de nos représentations, qui est bien un « quelque chose en général », mais qui, du point de vue de notre connaissance, n’est rien : « Cet objet signifie un quelque chose = X, dont nous ne savons rien du tout, et dont en général (d’après la constitution de notre connaissance) nous ne pouvons rien savoir » (A 250). Mais Kant ne se contente pas de subordonner la distinction aliquidnihil à l’objet en général, il transforme de part en part la problématique même de l’ontologie, puisque l’opposition du quelque chose et du rien apparaît désormais dérivée et subordonnée à l’égard de la problématique de l’objectivité comme telle. Le concept de Gegenstand überhaupt comme corrélat d’une constitution transcendantale, et avec lui, toute la problématique du schématisme, occupe maintenant la place centrale dans la thématisation du rien. Ainsi, à la « thèse kantienne sur l’être », comme l’a appelée Heidegger1, qui voit dans celui-ci, non un prédicat réel, mais la position (Setzung) d’une chose en rapport à notre faculté de connaître, correspond une thèse sur le rien qui considère celui-ci comme une limite (soit par défaut d’intuition, donc d’objet, soit par défaut de concept) de notre activité de connaissance. La question du rien chez Kant apparaît ainsi étroitement liée à celle de la finitude de notre pouvoir (humain) de connaître, et c’est pourquoi elle se situe à l’entrée de la Dialectique transcendantale qui déploie toutes les conséquences de ladite finitude. La « table du rien » permet ainsi de faire voir de manière systématique, en suivant le fil conducteur des catégories (car seules les catégories, c’est-àdire les concepts purs a priori, « se rapportent à des objets en général », alors que les concepts empiriques se rapportent à des objets particuliers : « chien » aux quadrupèdes aboyants, etc.), et selon le rapport que chaque type de catégorie entretient avec l’objet transcendantal, dans quel cas nous sommes en présence de quelque chose et dans quel cas, de rien. Il faut tenter à présent d’entrer quelque peu dans le détail de cette typologie kantienne du néant. 1. Heidegger, « Kants These über das Sein », in Wegmarken, GA, Bd. 9, p. 445-480 ; trad. L. Braun et M. Haar in Questions, II, Paris, Gallimard, 1968, p. 69-116.

MEP.indd 419

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:24:44

reimp44892_int_420 Page 420

420

DE L’IDÉALISME ALLEMAND À LA FIN DE LA MÉTAPHYSIQUE

Le premier sens du rien, qui correspond aux catégories de la quantité (Unité, Pluralité, Totalité), est celui d’un « concept vide sans objet », c’est.à-dire d’un ens rationis. Il est exprimé par le concept d’aucun (Keines) qui a pour fonction de « tout supprimer (aufheben) » et s’oppose donc aux trois catégories citées. Cette affirmation, pourtant, a de quoi surprendre : du point de vue de la logique formelle, « aucun » n’est que la négation de « tout » ; la négation de « tous les hommes sont mortels », par exemple, est « aucun homme n’est mortel ». À cela il faut sans doute répondre que, si les catégories dérivent des différentes classes de jugements, elles ont une signification strictement transcendantale qui ne relève plus de la logique formelle : elles ont « un contenu transcendantal, en raison de quoi ces représentations s’appellent purs concepts de l’entendement, qui se rapportent a priori aux objets, ce que ne peut faire la logique générale » (B 105). Dans ce cadre strictement transcendantal, la négation considérée (et exprimée par « aucun ») est donc celle de toute intuition possible correspondant à un concept. Au nombre des concepts auxquels ne peut correspondre aucune possibilité d’intuition, il y a celui de noumène. Le concept de noumène est un concept possible, c’est-à-dire qui ne renferme en soi aucune contradiction, mais auquel correspond – du moins pour nous –, un néant d’intuition, donc un néant de phénoménalité. C’est un concept pensable par l’entendement, mais qui ne donne rien à connaître, et par suite un pur être de raison, un ens rationis. Cette dénomination pose elle aussi problème. Comment concilier le statut d’être de raison conféré ici au noumène avec l’affirmation de la préface à la seconde édition, selon laquelle « la chose en soi est réelle pour soi, mais inconnue de nous » (B XX) ? Comment ce qui est réel (ce qui est une res, une chose en soi) peut-il être aussi un ens rationis ? La réponse est sans doute que, puisque la « réalité » du noumène nous reste à jamais inconnue, seule la raison (Vernunft) peut en faire l’objet de son exigence de recherche d’un fondement inconditionné et d’une unité systématique de la connaissance. Le noumène exprime donc un concept entièrement vide – en fait, une Idée – auquel ne correspond aucune intuition, et qui n’en est pas moins nécessaire du point de vue de la raison et de son exigence d’un inconditionné pour tout conditionné donné. Ainsi, l’objet qui correspondrait à une Idée de la raison, si cet objet pouvait être fourni dans l’intuition, ce

MEP.indd 420

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:24:49

reimp44892_int_421 Page 421

KANT

421

serait le noumène ; mais comme ce n’est pas le cas, le concept de noumène reste « un concept problématique » (B 397) ou encore un « concept limite (Grenzbegriff) » (A 254 / B 310), c’est-à-dire un concept exprimant la limitation essentielle de notre faculté humaine de connaître : « J’appelle problématique, écrit Kant, un concept qui ne renferme pas de contradiction, qui, aussi, comme limitation de concepts donnés, s’enchaîne à d’autres connaissances, mais dont la réalité objective ne peut être connue en aucune manière » (A 254 / B 310). Il n’y a donc pas de contradiction entre la définition positive du noumène comme chose en soi pour un intellect archétype, qui fait de celuici l’ « objet d’une intuition non sensible » (B 307), et sa définition négative comme rien (Nichts), et plus précisément, rien qui puisse être intuitionné, néant d’intuition, donc de connaissance : « Si par noumène nous entendons une chose, en tant qu’elle n’est pas objet de notre intuition sensible, en faisant abstraction de notre manière de l’intuitionner, cette chose est alors un noumène dans le sens négatif » (B 307). C’est ce sens négatif que privilégie la « table du rien ». D’ailleurs, ce sens négatif est le seul sens légitime du point de vue d’une philosophie critique, comme le précise aussitôt Kant, puisque le sens positif fait appel à une intuition autre que l’intuition sensible, qui est tout à fait en dehors de notre faculté de connaissance : « Ce que nous appelons noumène, conclut-il, ne doit, comme tel, être entendu que dans une signification négative » (B 308). D’où le sens de « rien » que revêt le noumène dans l’appendice à l’analytique transcendantale. De ce premier sens du rien, Kant affirme encore qu’il ne doit pas « être mis au compte des possibilités », bien qu’il ne soit pas pour autant « impossible ». Ici se fait jour un autre aspect de la rupture de Kant avec la métaphysique d’École. En effet, il ne s’agit plus seulement de mesurer le néant à l’aune de la possibilité et de l’impossibilité logiques, mais de le comprendre à la lumière d’un concept proprement transcendantal de « possibilité ». Certes, le premier sens du rien, illustré par le concept de noumène n’équivaut pas au logiquement impossible, au contradictoire ; mais le noumène n’est pas pour autant, à proprement parler, une possibilité au regard de la définition que donne Kant de cette dernière : « Ce qui s’accorde avec les conditions formelles de l’expérience (quant à l’intuition

MEP.indd 421

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:24:49

reimp44892_int_422 Page 422

422

DE L’IDÉALISME ALLEMAND À LA FIN DE LA MÉTAPHYSIQUE

et aux concepts) est possible » (A 218). Le possible devient ici une catégorie de la modalité qui n’a de sens que par rapport à l’ « expérience possible » et qui n’augmente pas notre connaissance de la chose, n’exprimant que son « rapport à la faculté de connaître » (A 219). Le noumène qui excède cette faculté et demeure transcendant à toute détermination par les catégories, ne relève donc pas du possible entendu en ce sens. Il est une « simple fiction (bloß Erdichtung) », affirme Kant à la fin de l’Appendice, non pas au sens où Baumgarten identifiait le nihil negativum à un ens fictum (ein erdichtetes Ding) dans sa Metaphysica (§ 62), mais au sens où le noumène devient une fiction dès lors qu’on prétend transformer ce concept vide en connaissance, et qu’il cesse d’être un Grenzbegriff, un concept limitatif ayant pour fonction de restreindre les prétentions de l’entendement. L’analyse du néant selon les catégories de la qualité (Réalité, Négation, Limitation) est d’une concision quasiment aphoristique : « La réalité est quelque chose, la négation n’est rien, c’est-à-dire un concept du manque d’un objet, comme l’ombre, le froid (nihil privativum). » De nouveau, Kant emprunte une expression à Baumgarten pour lui faire dire autre chose. Le nihil privativum est lui aussi un néant d’intuition, ou plutôt un quasi-néant, mais en un autre sens que précédemment : ce n’est pas un « concept vide sans objet », mais l’ « objet vide d’un concept ». L’ombre et le froid, en effet, sont bien des phénomènes, et pourtant, aux yeux de Kant, ce sont des phénomènes purement négatifs par appauvrissement et quasi-exhaustion de l’intuition : des objets vides, et non pas un vide pur et simple d’objet. Le rapprochement du néant et de l’ombre n’est pas nouveau, puisqu’on le trouve déjà chez Frédégise de Tours ; la comparaison du rien avec le froid, elle, se trouve expressément chez Aristote et peut-être chez Parménide1. Mais Kant leur donne un sens nouveau en les rapportant aux catégories de la qualité. En effet, « la réalité est, dans le concept pur de l’entendement, ce qui correspond à une sensation en général, par conséquent ce dont le concept indique en lui-même une existence (dans le temps) ; la négation est ce dont le concept représente une non-existence 1. Aristote affirme de Parménide que, « contraint de s’incliner devant les faits », il a eu recours à deux causes, le Chaud et le Froid, et qu’il posé « l’un, le Chaud, avec l’étant, et l’autre [le Froid] avec le non-étant » (Métaphysique, A, 6, 987 b 30-35).

MEP.indd 422

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:24:56

reimp44892_int_423 Page 423

KANT

423

(dans le temps) » (A 143 / B 182). Par suite, ce qui correspond à la catégorie de réalité dans l’intuition sensible, c’est la présence dans l’espace et le temps d’un degré déterminé de lumière ou de chaleur ; ce qui correspond à la négation, c’est leur absence lorsque ce degré tend vers zéro : « Ce qui, dans l’intuition empirique correspond à la sensation est la réalité (realitas phaenomenon) ; ce qui correspond à son manque est la négation = 0 » (A 168 / B 209). Toutefois, Kant prend soin de souligner que toute sensation peut décroître, mais qu’il n’y a jamais de zéro absolu de sensation : « Le manque complet de réel dans l’intuition sensible ne peut d’abord être lui-même perçu [...] et il ne peut jamais être admis pour expliquer ce phénomène » (B 214). Ainsi, en vertu du principe de continuité appliqué à la sensation (toute sensation possède un degré) et en vertu de l’impossibilité d’un vide absolu de sensation (qui ne pourrait être perçu, dit Kant), l’ombre ou le froid, les deux exemples de nihil privativum, sont encore des sensations positives dont la grandeur intensive est si petite qu’elle est proche de zéro ou tend vers zéro, et nullement un zéro absolu de sensation : nous avons affaire ici à un cas de « néant graduel », selon l’expression d’Ernesto Mayz Vallenilla1, ou plutôt à un néant d’évanouissement (comme Leibniz parle de « grandeurs évanouissantes ») et non pas, comme le soutient Alessandra Organte, à « un manque absolu de sensation » qui obligerait à poser un « froid absolu » et une « ombre absolue »2. Comme l’affirme Kant, « toute réalité a son degré qui peut décroître par une infinité d’échelons jusqu’au rien (le vide) » (B 214) : ce rien, qui n’est jamais atteint en fait, est justement ce que Kant appelle ici nihil privativum. Il faudrait comparer, sur ce point, l’appendice à l’Analytique transcendantale et un opuscule précritique, L’essai pour introduire en philosophie le 1. E. M. Vallenilla [2000], p. 64. 2. A. Organte [2003], p. 62 et 122. Contre cette interprétation, il faut rappeler que Kant ne dit pas que le nihil privativum « n’est pas objet » (Organte, p. 122), mais qu’il est « un objet vide » par exhaustion de l’intuition sensible : nous sentons positivement ce vide quand la sensation décroît et tend vers zéro (autrement le froid et l’ombre ne pourraient pas être objets de perception) même si nous ne pouvons sentir l’ombre et le froid que comme privation de lumière et de chaleur. Il n’y a pas ici un néant de phénoménalité (Organte, p. 63), mais une phénoménalité négative ou privative. Kant exclut la possibilité de quelque chose comme un froid absolu ou une ombre absolue – et le néant au sens du nihil negativum à la différence de l’ens rationis, ne se définit justement pas par son impossibilité.

MEP.indd 423

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:24:56

reimp44892_int_424 Page 424

424

DE L’IDÉALISME ALLEMAND À LA FIN DE LA MÉTAPHYSIQUE

concept de grandeurs négatives : dans ce dernier, en effet, à l’occasion de sa distinction entre opposition logique et opposition réelle, Kant établissait une distinction entre le simple manque (defectus, absentia) d’une certaine sensation, par exemple d’une sensation de chaleur, et ce qu’il appelle sa « privation » (privatio), qui est la conséquence d’une opposition réelle, c’est-à-dire résulte de la présence, dans un corps donné, d’un principe opposé à la chaleur, d’un principe de refroidissement1. De même, il faut distinguer, selon cet opuscule, entre l’ombre comme simple manque de lumière, et l’ombre comme privation de lumière (par interposition d’un corps entre l’objet et la source lumineuse), qui est un phénomène positif dans son ordre propre, et équivaut à une « grandeur négative » de lumière. Du coup, l’ombre et le froid sont conçus comme des phénomènes ayant un droit égal à celui de la lumière et de la chaleur du point de vue de la perception : c’est parce que je perçois l’ombre, par exemple, que je perçois la lumière et vice versa. Dans la Critique de la raison pure, au contraire, Kant ne fait plus aucune distinction entre manque et privation ; il semble céder ainsi à la tentation d’une conception de la lumière qui serait pure positivité, donc antérieure en droit à l’ombre au niveau même de la perception : « Si la lumière n’a pas été donnée aux sens, on ne peut pas se représenter non plus l’obscurité. »2 Le troisième sens du rien, selon la relation, correspond à une « intuition vide sans objet » et reçoit le nom d’ens imaginarium. Les deux exemples donnés par Kant sont l’espace pur et le temps pur. Mais en quoi ces formes a priori de la sensibilité, dont l’Esthétique transcendantale a montré qu’elles conditionnent toute objectivité, peuvent-elles être identifiées à un néant ? De nouveau, nous avons affaire ici à un « rien objectif », non pas au sens d’un objet vide, mais bien cette fois du vide de tout objet. L’espace et le temps purs, en effet, sont de simples formes qui permet1. Kant, Essai..., in Œuvres philosophiques, t. I, p. 273. 2. Par là, il semble revenir à une position toute proche de celle qu’il critique chez Leibniz, lequel conçoit « un monde fait seulement de lumière et d’ombre, sans prendre en considération que, pour placer un espace dans l’ombre, il faut qu’existe un corps et donc quelque chose de réel qui fasse obstacle à la pénétration de la lumière dans l’espace » (Kant, Quels sont les progrès de la métaphysique en Allemagne depuis le temps de Leibniz et de Wolff, Ak. XX, 7, 282 ; in Œuvres philosophiques, t. III, p. 1236-1237). Sur toute cette thématique, voir Granel [1987].

MEP.indd 424

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:25:03

reimp44892_int_425 Page 425

KANT

425

tent, certes, d’intuitionner tout objet, en informant un matériau sensible, mais qui ne sont pas en elles-mêmes des objets qui puissent être intuitionnés. En tant que non-objets, ou « non-choses » (Undinge) (A 39 / B 56), l’espace et le temps, considérés simplement en euxmêmes, manquent de toute réalité empirique et ne possèdent qu’une idéalité transcendantale ; de l’espace pur « nous affirmons l’idéalité transcendantale, c’est-à-dire qu’il n’est rien (daß er nichts sei), dès que nous laissons de côté les conditions de la possibilité de toute expérience » (A 28 / B 44) ; de même, le temps pur, « si l’on fait abstraction des conditions subjectives de l’intuition sensible, n’est plus rien (gar nichts ist), et ne peut être attribué aux objets en eux-mêmes » (A 36 / B 52). Cette caractérisation du rien soulève à nouveau plusieurs questions. Pourquoi le temps et l’espace sont-ils mis ici en rapport avec les catégories de la relation (Substance, Causalité, Action réciproque), alors qu’ils rendent possible l’application de toutes les catégories au divers empirique ? Sans doute parce que tous les rapports d’espace et surtout de temps présupposent, pour pouvoir être expérimentés, non seulement les formes a priori de la sensibilité, non seulement un divers empirique qui vienne remplir ces formes, mais encore les catégories de la relation et en particulier celle de substance. La substance, dans sa permanence temporelle, est la condition de toute représentation empirique du temps : « Ce n’est donc que dans le permanent que sont possibles les rapports de temps [succession et simultanéité] [...] c’est-à-dire que le permanent est le substrat de la représentation empirique du temps même, substrat qui seul rend possible toute détermination du temps » (A 182-183 / B 226). On comprend alors que Kant ait substitué dans l’Appendice, à l’expression courante « la simple forme de l’intuition, sans matière », la formule : « la simple forme de l’intuition, sans substance »1 ; considérée en tant que telle, avant toute application des catégories, la forme pure du temps est bel et bien un rien. Mais est-il vrai que le temps pur et l’espace pur, en tant que conditions simplement formelles de toute intuition, ne donnent prise en ellesmêmes à aucune intuition ? Donc qu’elles ne soient que les formes vides de toute expérience possible, et par suite rien d’expérimentable ? Pour1. Voir Organte [2003], p. 72 sq.

MEP.indd 425

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:25:03

reimp44892_int_426 Page 426

426

DE L’IDÉALISME ALLEMAND À LA FIN DE LA MÉTAPHYSIQUE

tant, une célèbre note au § 26 de la Déduction transcendantale semble bien attribuer une certaine intuitivité à l’espace et au temps purs en distinguant formes de l’intuition et intuition formelles : à titre d’intuitions formelles, « l’espace et le temps sont d’abord donnés comme intuitions », écrit Kant (B 160), dans l’unité d’une représentation qui précède tout donné empirique et, pour autant, ne relève pas de l’entendement : ils sont donnés précisément comme formes précédant tout donné, mais non comme choses ; d’où leur sens de non-être ou de non-chose (Undinge). Comme dans le cas précédent, nous avons donc affaire, ici encore, à un néant que l’on pourrait qualifier de « phénoménal ». Enfin, si le temps pur et l’espace pur relèvent de la sensibilité, comment se fait-il que Kant baptise cette troisième acception du rien « ens imaginarium » ? Assurément, ce ne peut être au sens où l’espace et le temps se réduiraient à de simples chimères. On peut interpréter cette affirmation en disant que cette « synthèse » « qui n’appartient pas au sens », mais par laquelle l’espace et le temps sont donnés à titre d’intuitions formelles, est le fait de l’imagination transcendantale. C’est la thèse de Heidegger au § 28 de Kant et le problème de la métaphysique. Heidegger affirme que l’espace pur et le temps pur en tant que « représentations originelles » ont leur origine dans l’imagination transcendantale : il y a un « caractère imaginatif » de l’espace et du temps, dans la mesure où l’imagination serait la « racine commune » des deux sources de la connaissance humaine à laquelle Kant fait allusion sans préciser davantage en quoi elle consiste. En apparence, la dernière caractérisation du rien ne pose pas de problèmes particuliers, puisqu’elle semble être la reprise quasi littérale du concept scolastique de nihil negativum comme « concept qui se contredit lui-même ». Pourtant, une fois encore, derrière la convergence des formules se dissimule un écart décisif. Kant reprend, en effet, pour illustrer le rien selon la modalité, comme « objet vide sans concept » – il est vrai avec la réserve d’un etwas ( « d’une certaine façon » ) – l’exemple même de Wolff, celui d’une figure rectiligne de deux côtés (bilineum rectilineum)1. L’ennui est que cet exemple paraît bien mal choisi d’un point de vue kantien, il va même à l’encontre de ce qu’il s’agit d’établir. Car, tandis que pour 1. Voir C. Wolff [1962], II, § 79, p. 62.

MEP.indd 426

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:25:10

reimp44892_int_427 Page 427

KANT

427

Wolff le concept d’une figure rectiligne de deux côtés enveloppe une contradiction logique, Kant rejette expressément cette affirmation dans les Postulats de la pensée empirique en général : « Dans le concept d’une figure renfermée entre deux lignes droites, il n’y a point de contradiction, car les concepts de deux lignes droites et leur rencontre ne contiennent la négation d’aucune figure ; l’impossibilité ne repose pas sur le concept en lui-même, mais bien sur la construction de ce concept dans l’espace » (A 220-221 / B 268). Il y aurait donc une véritable contradiction à choisir, pour illustrer le cas d’un concept contradictoire, l’exemple d’une figure dont Kant affirme ailleurs que son concept n’est nullement contradictoire, mais seulement impossible à présenter dans l’espace pur. On a pu adopter différentes attitudes à l’égard de cette aporie : 1 / soit l’accepter comme telle et voir dans le choix de cet exemple un reliquat de la pensée précritique à l’intérieur de la Critique de la raison pure1 ; 2 / soit tenter d’échapper au dilemme en soulignant que Kant, à la différence de Baumgarten, insiste moins sur le caractère contradictoire du nihil negativum que sur l’absence pure et simple de tout concept – comme l’indique sa définition d’ « objet vide sans concept »2 ; 3 / soit radicaliser l’opposition entre les deux auteurs, en réinterprétant l’affirmation du caractère contradictoire du concept en question, non plus à la lumière de la formulation analytique du principe de contradiction, mais de sa formulation « synthétique », qui inclut une condition temporelle (A 144 / B 184), donc en soutenant que « l’impossibilité de la figure rectiligne de deux côtés n’est pas logique, mais “réelle” »3, c’est-à-dire incompatible avec les conditions formelles de l’expérience en général. Ainsi, lorsque Kant affirme que le nihil negativum comme non-être (Unding) est « opposé à la possibilité », tandis que le rien comme ens rationis « ne peut être mis au nombre des possibilités », il viserait par là deux rapports différents à la possibilité entendue dans le même sens, c’est-à-dire en son sens transcendantal. Quoi qu’il en soit, la question reste ouverte de savoir, plus généralement, jusqu’à quel point Kant a véritablement rompu avec la métaphy1. G. Martin [1967]. 2. E. Vollrath [1970], p. 60. 3. A. Organte [1982], p. 39-40 ; [2003], p. 94.

MEP.indd 427

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:25:10

reimp44892_int_428 Page 428

428

DE L’IDÉALISME ALLEMAND À LA FIN DE LA MÉTAPHYSIQUE

sique précritique. On ne peut ignorer complètement, en effet, une certaine « ressemblance structurelle », comme l’appelle Ludger Honnefelder1, entre la réforme kantienne et la réforme scotiste de la métaphysique, donc une certaine continuité sous-jacente entre elles : déjà chez Duns Scot, c’est l’entendement humain fini qui prescrit à l’étant ses exigences d’intelligibilité, donc de représentabilité, accomplissant un renversement de priorité de l’objet premier de la métaphysique, l’étant en tant qu’étant, chez Aristote et Thomas d’Aquin, à ses conditions de connaissance ; bien sûr, la distinction des deux sources de la connaissance, chez Kant, modifie en profondeur ce concept de finitude, mais quelque chose de la « révolution copernicienne » apparaît déjà en germe dans le concept scotiste de la métaphysique comme science du premier connu ; en outre, même la position de l’objet en général au-delà de la distinction de l’aliquid et du nihil n’est pas sans analogie avec Duns Scot : « Kant, commente Honnefelder, a en fait repris le concept de l’ens ou de la res que Scot désigne comme le plus général dans ses questions quodlibétales, dans la mesure où il s’étend à “tout ce qui n’est pas rien” »2. Claude Romano. BIBLIOGRAPHIE

Baumgarten A. G., Metaphysica, réimpr. de la septième édition, posthume, de 1779, Hindelscheim, New York, Olms, 1982 ; trad. de S. Chauvier des § 4 à 71 dans Philosophie, 70, 2001, p. 5-12. Kant I., Kritik der reinen Vernunft, Hambourg, Felix Meiner, 1956. — Critique de la raison pure, trad. d’A. Tremesaygues et B. Pacaud, Paris, PUF, 1944. — Critique de la raison pure, trad. d’A. J.-L. Delamarre et F. Marty, in Œuvres philosophiques, t. I, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1980. — Critique de la raison pure, trad. d’A. Renaut, Paris, GF, 2001. — « Essai pour introduire en philosophie le concept de grandeurs négatives », trad. de J. Ferrari, in Œuvres philosophiques, t. I, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1980. 1. L. Honnefelder [2001], p. 31. 2. Ibid., p. 40.

MEP.indd 428

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:25:17

reimp44892_int_429 Page 429

429

KANT

Wolff Ch., Philosophia prima sive Ontologia, Frankfurt und Leipzig, 1736 ; rééd. dans les Gesammelte Werke, II, 3, sous la dir. de J. École, Hildesheim, Olms, 1962. — Vernünftige Gedanken von Gott, der Welt und der Seele des Menschen, auch allen Dingen überhaupt, Halle im Magdeburgischen, 1751 ; rééd. dans les Gesammelte Werke, I Abt., Deutsche Schriften 2, introd. et notes d’A. Charles, Hildesheim, Olms, 1983. Études Courtine J.-F., Suarez et le système de la métaphysique, Paris, PUF, 1990, p. 426 sq. Granel G., « Remarques sur le nihil privativum dans son sens kantien », Philosophie, 14, 1987, p. 71-88. Heidegger M., Kant und das Problem der Metaphysik, in Gesamtausgabe, Bd. 3, Frankfurt am Main, Klostermann, 1991 ; trad. d’A. de Waelhens et W. Biemel, Kant et le problème de la métaphysique, Paris, Gallimard, 1953. Honnefelder L., « Raison et métaphysique : les trois étapes de la constitution de son objet chez Duns Scot et Kant », Philosophie, 70, 2001, p. 30-50. Lebrun G., Kant et la fin de la métaphysique, Paris, Armand Colin, 1970, rééd. Le Livre de poche, 2003, chap. VII. Martin G., « Das gradlinige Zweieck. Ein offener Widerspruch in der Kritik der reinen Vernunft », in Tradition und Fortschritt, Festschrift für Rudolf Zocher, Stuttgart-Bad Cannstatt, 1967, p. 229-235. Organte A., « Il concetto kantiano di “nihil negativum” : un’apparente sopravvivenza razionalistica nella “Critica della ragion pura” », Verifiche, 11, 1982, p. 25-48. — « Dal “nihil negativum” di Baumgarten all’oggetto in generale di Kant », in G. Micheli et G. Santinello (éd.), Kant a due secoli dalla « Critica », Brescia, 1984, p. 275-282. — Sul concetto kantiano di nulla, Padoue, Cleup Editore, 2003. Prieur M., « Kant et la philosophie transcendantale du rien », Annales de la Faculté des lettres et sciences humaines de Nice, 1, 1967, p. 95-114. Vallenilla E. Mayz, El problema del Nada en Kant, Madrid, 1965 ; trad. Le problème du néant chez Kant, Paris, L’Harmattan, 2000. — « Kants Begriff des Nichts und seine Beziehungen zu den Kategorien », KantStudien, 56, 1966, p. 342-348. Vollrath E., « Kants These über das Nichts », Kant-Studien, 61, 1970, p. 50-65.

MEP.indd 429

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:25:17

reimp44892_int_430 Page 430

CRITIQUE DE LA RAISON PURE, REMARQUE SUR L’AMPHIBOLIE1 DES CONCEPTS DE LA RÉFLEXION

[A 290] Avant de quitter l’analytique transcendantale, il nous faut ajouter quelque chose qui, sans posséder en soi une importance considérable, pourrait cependant sembler requis pour la complétude du système. Le concept le plus élevé par lequel on a coutume de commencer une philosophie transcendantale est ordinairement la division en possible et impossible2. Mais, étant donné que toute division suppose un concept à diviser, il est nécessaire que soit fourni un concept encore plus élevé, et ce dernier est le concept d’un objet en général (quand on le prend de manière problématique, sans décider s’il est quelque chose ou rien3). Puisque les catégories sont les seuls concepts qui se rapportent à des objets en général, on procédera pour distinguer si un objet est quelque chose ou rien en suivant l’ordre et l’indication des catégories. [B 347] 1. Aux concepts de tout, de plusieurs et d’un, s’oppose celui qui supprime tout, c’est-à-dire celui d’aucun ; et ainsi, l’objet d’un concept auquel ne correspond aucune intuition susceptible d’être fournie, est = rien 1. Contrairement aux traductions françaises existantes, nous rendrons l’allemand Amphibolie, transposition du grec 3mfibolBa qui signifie ambiguïté (voir Aristote, Réfutations sophistiques, IV, 166 a 22), par « amphibolie » : Kant vise ici « une confusion de l’objet pur de l’entendement avec le phénomène » (A 270 / B 326). 2. Kant fait référence à Baumgarten, qui débute son analyse du nihil, dans la Metaphysica, par la distinction du « quelque chose (aliquid) », c’est-à-dire du non-contadictoire, et du nonquelque chose, c’est-à-dire du logiquement contradictoire (nihil negativum), autrement dit de l’impossible ; et, plus encore, à Wolff, qui part expressément dans sa Philosophia prima sive Ontologia d’une définition de l’impossible (« Impossibile dicitur, quicquid contradictionem involvit » : II, § 79) pour introduire celle du possible (« Possibile est, quod nullam contradictionem involvit, seu, quod non est impossibile » : II, § 85). D’où sa définition du néant dans la « Métaphysique allemande » : « On appelle néant (Nichts) ce qui n’est pas, ni n’est possible » (Wolff [1983], I, § 28). 3. Etwas oder Nichts : il s’agit ici des deux concepts les plus élevés de la métaphysique de Wolff et de Baumgarten ; on peut remonter à Duns Scot et à sa distinction de l’aliquid et du nihil. Il convient de noter la majuscule mise à Nichts, comme dans la suite du texte : elle tend à substantiver le rien (puisque, en allemand, seuls les substantifs exigent une majuscule) malgré sa fonction grammaticale qui est le plus souvent celle d’un pronom indéfini.

MEP.indd 430

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:25:24

reimp44892_int_431 Page 431

KANT

431

(Nichts), c’est-à-dire un concept sans objet, comme les noumènes, qui ne peuvent pas être mis au nombre des possibilités, bien qu’ils ne doivent pas, pour autant, être tenus pour impossibles (ens rationis), ou encore comme certaines forces fondamentales nouvelles1 que l’on [A 291] conçoit, certes, sans contradiction, mais aussi sans exemple tiré de l’expérience, et qui ne doivent donc pas être mises au nombre des possibilités. 2. La réalité (Realität) est quelque chose (Etwas), la négation n’est rien (Nichts), c’est-à-dire un concept du manque d’un objet, comme l’ombre, le froid (nihil privativum). 3. La simple forme de l’intuition, sans substance, n’est aucunement en soi un objet, mais la condition simplement formelle de celui-ci (en tant que phénomène), comme l’espace pur et le temps pur, qui sont certes quelque chose, en tant que formes pour intuitionner, mais ne sont pas eux-mêmes des objets qui soient intuitionnés (ens imaginarium). [B 348] 4. L’objet d’un concept qui se contredit lui-même n’est rien (Nichts), parce que le concept n’est rien (Nichts), est l’impossible2, comme, d’une certaine façon, une figure rectiligne de deux côtés (nihil negativum)3. 1. Il s’agit des deux forces motrices découvertes par Newton qui contiennent « le fondement de la possibilité de la matière » entendue comme ce qui remplit un espace, à savoir la force d’attraction et la force de répulsion, dont Kant affirme dans les Premiers principes métaphysiques de la science de la nature : « Vouloir qu’on rende concevable la possibilité des forces fondamentales, c’est une exigence qu’on ne saurait satisfaire ; on les appelle forces fondamentales précisément parce qu’elles ne sont dérivées d’aucune autre, c’est-à-dire qu’elles ne peuvent être conçues à partir d’aucune autre » (Ak. IV, 513 ; trad. de F. de Gandt, in Œuvres philosophiques, t. II, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1985, p. 422-423). Et Kant ajoute : « Mais qui prétendra comprendre la possibilité des forces fondamentales elles-mêmes ? [...] Car le droit d’établir une hypothèse exige, avec la plus grande rigueur, que la possibilité de ce qu’on admet soit entièrement assurée ; or, dans le cas des forces fondamentales, on ne peut jamais reconnaître cette possibilité » (Ak. IV, 524 ; trad. citée, p. 439). Bien qu’elles ne soient pas impossibles en ellesmêmes, mais fondent la possibilité de la connaissance de la matière, ces forces ne sont donc pas à mettre au nombre des possibilités, à l’instar des noumènes, elles désignent un concept vide (et néanmoins nécessaire), un pur être de raison (ens rationis). 2. [...] weil der Begriff Nichts ist, das Unmögliche... Je comprends ce passage autrement que les trois traditions françaises existantes : en effet, il n’est pas dit que le concept de rien (Begriff von Nichts) est l’impossible, mais que le concept de ce qui se contredit lui-même n’est même pas à proprement parler un concept, n’est rien, c’est-à-dire l’impossible. D’ailleurs, Kant définit expressément le nihil negativum comme « objet vide sans concept ». 3. Kant emprunte cet exemple à Wolff, il est vrai dans un contexte différent : voir Philosophia prima sive ontologia, sect. II, § 79 : « On appelle impossible ce qui enveloppe une contradiction. Par exemple, une figure rectiligne de deux côtés (bilineum rectilineum) enveloppe une contradiction [...] ».

MEP.indd 431

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:25:24

reimp44892_int_432 Page 432

432

DE L’IDÉALISME ALLEMAND À LA FIN DE LA MÉTAPHYSIQUE

La table de cette division du concept de rien (car la division du quelque chose qui lui est parallèle s’ensuit d’elle-même), devrait donc être disposée de la manière suivante : [A 290] Rien comme : 1. Concept vide sans objet ens rationis 2. Objet vide d’un concept nihil privativum

3. Intuition vide sans objet ens imaginarium

4. Objet vide sans concept nihil negativum On voit que l’être de raison (no 1) se différencie du non-être (Undinge) (n 4) en ce que le premier ne peut pas être mis au nombre des possibilités, parce qu’il est une simple fiction (bien que non contradictoire), tandis que le second est opposé à la possibilité, dans la mesure où le concept va jusqu’à se détruire lui-même. Mais tous deux sont [B 349] des concepts vides. Au contraire, le nihil privativum (no 2) et l’ens imaginarium (no 3) sont des données vides pour des concepts. Si la lumière n’a pas été donnée aux sens, on ne peut pas se représenter non plus l’obscurité, de même que si l’on n’a pas perçu des êtres (Wesen) étendus, on ne peut pas du tout se représenter l’espace. Sans quelque chose de réel, la négation, aussi bien que la simple forme de l’intuition, ne sont pas des objets. o

MEP.indd 432

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:25:30

reimp44892_int_433 Page 433

H E GE L

Le texte ici présenté de Hegel est extrait du premier chapitre, première section du premier livre de la Science de la logique, version 1812 : L’Être, les deux livres suivants étant, comme l’on sait, consacrés à L’essence et au Concept. Ce premier livre se subdivise lui-même en trois sections, la déterminité (ou qualité), la grandeur (ou quantité) et la mesure, division dont Hegel justifie d’emblée la logique processuelle1. Quant à cette première section, consacrée à la « déterminité » parce que l’être est logiquement « d’abord déterminé en regard d’autre-chose »2, elle comprend elle-même trois chapitres intitulés « Être », « L’être-là » et « L’êtrepour-soi ». De ces trois chapitres, le premier est le plus bref (une vingtaine de pages, là où les deux suivants en comportent une trentaine). Il est même si bref qu’on peut soupçonner Hegel de l’avoir artificiellement nourri en augmentant les cinq petites pages qui composent le corps du texte de quatre remarques, soit d’une quinzaine (ou presque) de pages supplémentaires. Cherchant à présenter l’approche hégélienne du rien, nous nous sommes contentés de traduire les deux premiers moments de ce premier chapitre, soit deux très brefs paragraphes intitulés « Être » et 1. Hegel, Wissenschaft der Logik, Das Sein (1812), Hambourg, Felix Meiner Verlag, 1986. Dans cette édition, le texte traduit occupe les p. 47 à 59. 2. Ibid., p. 45-46.

MEP.indd 433

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:25:30

reimp44892_int_434 Page 434

434

DE L’IDÉALISME ALLEMAND À LA FIN DE LA MÉTAPHYSIQUE

« Rien », puis la première subdivision du troisième moment, le devenir, consacré à « L’unité de l’être et du rien » ainsi que deux des quatre remarques qui suivent, laissant ainsi les deux dernières subdivisions du troisième moment ( « Les moments du devenir » et « Le dépassement du devenir » ) à elles-mêmes. Pourquoi ces textes consacrés à « l’être pur » et au « rien pur », comme dit Hegel, sont-ils, à proportion, si brefs ? Parce que de l’être pur, qui n’est rien, comme du rien, qui n’est pas, il n’est spéculativement rien à dire, ou si peu ! Aussi les pages qui suivent énoncent-elles essentiellement deux problèmes : d’une part, elles justifient la pauvreté spéculative de ces concepts en pensant d’emblée leur vérité et dépassement dans l’unité du devenir ; d’autre part – et c’est là l’enjeu des remarques dont le propos, simplifiant l’exposé par l’introduction d’un langage volontiers plus représentatif, est d’éviter toute mésinterprétation –, elles rendent compte du fait que la tradition métaphysique antérieure s’est précisément égarée au point d’accorder au rien, comme d’ailleurs à l’être, une importance ontologique. C’est parce que du rien, il n’est rien (ou presque) à dire – et que Hegel l’énonce d’emblée ainsi en jouant sur la forme pronominale et substantive du terme (nichts, das Nichts) –, que nous avons choisi de rendre ainsi en français ce terme plutôt, comme on le propose habituellement, que par « néant ». Véra, l’un des tout premiers introducteurs de Hegel en France et le premier traducteur, dès 1874, de la Logique, était à la fois plus pragmatique et plus approximatif, lui qui, en note, donnait pour das Nichts : « le néant, le non-être, le rien », mais choisissait finalement (et malheureusement) de traduire dans le corps du texte ce terme par « le non-être »1. Si « non-être », traduisant bien plutôt Nichtsein, ne saurait être satisfaisant, « néant » n’est pas davantage un choix irréprochable. Contaminé, pour nous depuis, par ce que Sartre a pu nommer « la néantisation »2, ce qui en fait dès lors un mode de la négation, la tentation est grande de doter le néant d’une fonction fondamentale de médiation dans l’advenue à soi des phénomènes, comme si chez Hegel le « néant » était la 1. Hegel, Logique, trad. A. Véra, Paris, Librairie Germer Baillière, 1874, p. 399. 2. Voir Sartre, L’être et le néant, première partie, chapitre premier.

MEP.indd 434

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:25:36

reimp44892_int_435 Page 435

HEGEL

435

médiation conduisant l’être à sa vérité : le devenir. Or, il n’en est rien. Ici le rien ni ne « néantise », ni ne médiatise l’être en le faisant advenir au devenir. La médiation relève de la logique réflexive de l’essence, laquelle n’est pas encore présente. Aussi convient-il d’entendre à la lettre ce que dit Hegel lorsqu’il affirme, pensant « l’unité de l’être et du rien », que « l’être, non pas passe, mais est passé de l’être au rien et du rien à l’être ». Le jeu de la processualité dialectique en lequel un terme, se renversant en son contraire, produirait son propre dépassement, ne concerne pas encore l’être et le rien. Car l’un n’est pas le contraire de l’autre : « L’être pur et le pur rien sont donc le même. » La néantisation de l’être en devenir par la médiation du rien n’est donc pas ici de mise et n’est nullement à l’œuvre. Aussi, le sens de ces quelques pages introductives est-il tout autre, et si elles nous font méditer le rien, c’est pour de tout autres raisons. Bien qu’ouvrant la section consacrée à la « déterminité » (ou « qualité »), être et rien, dans leur pureté augurale, sont l’un et l’autre sans nulle détermination. Qu’est-ce à dire ? Cela signifie tout d’abord, et Hegel y insiste, qu’ils doivent être pris comme des abstractions, en deçà de toute détermination empirique, et qu’ainsi ils n’ont nullement à être ontologiquement substantivés. La première remarque qu’ajoute Hegel, volontiers plus didactique que le corps du texte, précise les enjeux d’une telle approche. Il s’agit tout d’abord, pour le philosophe, de montrer en quoi une telle compréhension du problème rompt avec la tradition métaphysique ; aussi quelques grands noms et moments de cette tradition sont-ils mentionnés : Parménide, Héraclite, « la métaphysique chrétienne » (c’est.à-dire médiévale), Kant. Bref, le panorama semble aussi prestigieux que complet, lequel s’étend... des origines à nos jours ! Or la métaphysique, selon Hegel, n’a cessé d’être victime d’une logique d’entendement, c’est-à-dire d’une logique fixant les déterminations et les opposant (naïvement) les unes aux autres. Le geste augural est ici effectué par Parménide, instaurant une véritable différence ontologique entre l’être (qui seul est) et le rien qui n’est pas. Bien que relevant du « pur enthousiasme du penser », cette opposition confère à l’un et à l’autre une importance qu’ils n’ont pas (car ce que l’être pur est n’est rien !) et manque ainsi et plus encore leur unité. Cette unité, c’est au « profond

MEP.indd 435

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:25:36

reimp44892_int_436 Page 436

436

DE L’IDÉALISME ALLEMAND À LA FIN DE LA MÉTAPHYSIQUE

Héraclite » qu’il revient le premier de l’avoir nommée en parlant du devenir. Et pourtant, comme pour la « métaphysique chrétienne » ultérieure, ce passage du rien à l’être comme de l’être au rien ne parvient pas à être pensé dans son abstraction. À chaque fois, un substrat est présupposé qui, soit ramène ces termes à une temporalité originaire, soit présuppose en eux un contenu explicitant leur propre devenir – en sorte que « le rien ne reste pas rien, mais passe dans son autre, dans l’être ». Or, penser l’être et le rien comme déterminités pures, ou pures abstractions, n’est précisément pas leur conférer « une détermination de contenu ». Là est ce qu’a vu Kant, et c’est pourquoi Hegel convoque alors à la suite l’exemple célèbre des 100 thalers1. Si Kant a bien vu que « l’existence n’est pas une propriété ou un prédicat réel », il s’en est toutefois tenu là. Qu’est-ce à dire, sinon que comme pour ses illustres prédécesseurs, et malgré sa clairvoyance, il n’a pas su affirmer l’identité spéculative de l’être et du rien dans l’unité du devenir ? Et là est précisément le sens de la proposition, véritablement spéculative, à laquelle Hegel entend clairement amener son lecteur au terme de la première remarque. Or une proposition spéculative est, dit-il, une proposition « dont le mouvement est, par elle-même, de disparaître ». Rapporté à l’être et au rien, cela signifie que leur égale insignifiance n’induit pourtant nullement une unilatérale équivocité. L’un et l’autre se distinguent en le devenir qui les rassemble, en sorte que luimême « n’est que dans la mesure où ils diffèrent ». Ce qui dès lors est ici mis en place est le mouvement spéculatif dialectique, dont on comprend ainsi qu’il ne commence qu’avec le devenir, et nullement avec l’être et le rien. C’est précisément son absence qui maintenait les pensées préalablement envisagées dans une logique substantialiste d’entendement. En outre, c’est bien cette capacité à concevoir l’antériorité du mouvement dialectique qui dès lors peut mettre un terme aux différentes apories que Hegel découvre chez ses contemporains. Le mouvement post-kantien, au moins depuis 1789 et les premiers textes de Reinhold, s’est en effet tout entier engagé dans la volonté de fonder en système la pensée kantienne, et pour ce faire n’a cessé d’être en quête d’un Grundsatz, d’une proposition initiale à partir de laquelle il deviendrait possible de fonder en raison 1. Voir Kant, Critique de la raison pure, B 401.

MEP.indd 436

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:25:41

reimp44892_int_437 Page 437

HEGEL

437

l’ensemble de la démarche de connaissance. Or, là où Fichte puis Schelling pensaient tout d’abord pouvoir disposer d’une intuition intellectuelle, Hegel déclare que, dans l’être comme dans le rien, il n’est rien à intuitionner. Tout le sens de son propos, que la deuxième de ses remarques développe, consiste alors à répondre à la question de savoir comment il est possible de commencer en philosophie. La proposition spéculative, il est vrai, dispense d’un point de départ, d’un Grundsatz, parce qu’elle vise à montrer que dans l’ordre du penser (spéculatif) nulle immédiateté n’est à soi seule sa vérité. Ni l’être ni le rien ne peuvent être des points de départ. Toujours déjà unis dans le devenir qui seul les distingue, leur échec à fonder l’ontologie signe pour Hegel l’échec de toute métaphysique qu’avant beaucoup d’autres il entend lui aussi dépasser. Avec Hegel, nous sommes donc toujours déjà dans la dialectique, et c’est pourquoi sa pensée ne relève pas davantage d’une ontologie de l’Être que d’une ontologie du Rien. Refusant l’instauration de leur différence ontologique, telle que Parménide croyait pouvoir la fonder, au profit d’une pensée de leur indétermination spéculative, Hegel ne s’est pas non plus engagé au sein d’une différence ontologique qui distinguerait l’être (indéterminé) de l’étant (déterminé). Hegel n’est pas un penseur de l’Être. Pas davantage, car au fond cela relèverait d’une même perspective, et en cela il a raison, n’est-il un penseur du Rien, comme l’est par exemple et profondément Henri Maldiney. Chez Hegel, tout est déjà d’emblée recouvert par la dialectique. Cette perspective hégélienne nous renvoie alors à un choix décisif. Ou bien, convaincu par le génie hégélien, on parlera d’un dépassement irréversible des apories de la métaphysique au profit d’une processualité dialectique, ou bien, toujours attentif à la question de l’Être (ou du Rien), on soulignera, en reprenant cette expression à Henri Maldiney, que l’ouverture hégélienne de la Science de la logique relève, tant elle conditionne la suite de l’analyse comme l’œuvre entière, de ce que les sportifs nomment un « faux départ »1. Philippe Grosos.

1. Voir Henri Maldiney, Regard Parole Espace, Lausanne, L’Âge d’homme, 1973, p. 254.

MEP.indd 437

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:25:41

reimp44892_int_438 Page 438

438

DE L’IDÉALISME ALLEMAND À LA FIN DE LA MÉTAPHYSIQUE

BIBLIOGRAPHIE

Droz A., La logique de Hegel et les problèmes traditionnels de l’ontologie, Paris, Vrin, 1987. Grosos P., Système et subjectivité. Fichte, Hegel, Schelling, Paris, Vrin, 1996. Heidegger M., La Phénoménologie de l’esprit de Hegel, Paris, Gallimard, 1984. — « Hegel et son concept d’expérience », in Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, 1962. — « Hegel et les Grecs », in Questions II, Paris, Gallimard, 1968. Jarczyk G., Système et liberté dans la logique de Hegel, Paris, Aubier, 1980. Lécrivain A. et al., Introduction à la Science de la logique de Hegel, 3 vol., Paris, Aubier, 1981. Longuenesse B., Hegel et la critique de la métaphysique, Paris, Vrin, 1981. Mabille B., Hegel, Heidegger et la métaphysique, Paris, Vrin, 2004. Singevin C., Essai sur l’Un, Paris, Le Seuil, 1969, « La Démiurgie hégélienne », p. 192-234.

MEP.indd 438

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:25:46

reimp44892_int_439 Page 439

SCIENCE DE LA LOGIQUE I, L’ÊTRE, SECTION 1, CHAP. 1 WISSENSCHAFT DER LOGIK, DAS SEIN (1812)

Chapitre premier Être A. [47] Être, être pur – sans nulle autre détermination. Dans son immédiateté indéterminée, il est seulement égal à lui-même et n’est en outre inégal à rien d’autre, n’a aucune différence ni en lui ni hors de lui. Par quelque détermination ou contenu que ce soit, qui poserait en lui une distinction ou par lequel il se poserait comme distinct d’un autre, il ne serait pas retenu en sa pureté. Il est la pure déterminité et le pur vide. – Il n’est rien en lui à intuitionner, si l’on peut ici parler d’intuitionner ; ou encore il est seulement ce pur et vide fait d’intuitionner lui-même. Aussi y a-t-il peu à penser en lui, ou de même n’est-il que ce penser vide. L’être, l’immédiat indéterminé n’est en fait rien et ni plus ni moins que rien. B. Rien [48] Rien, le pur rien ; il est simple égalité avec soi-même, parfaite vacuité sans détermination ni contenu ; incapacité à être distingué en luimême. – Pour autant que l’intuitionner ou le penser peuvent ici être mentionnés, alors cela fait une distinction si quelque chose ou rien est intuitionné ou pensé. Ne rien intuitionner ou penser a donc une signification ; le rien est dans notre intuitionner ou penser ; ou plutôt il est lui-même

MEP.indd 439

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:25:47

reimp44892_int_440 Page 440

440

DE L’IDÉALISME ALLEMAND À LA FIN DE LA MÉTAPHYSIQUE

l’intuitionner et le penser vides ; et ce même intuitionner ou penser en tant qu’être pur. Le rien est ainsi la même détermination ou plutôt absence de détermination, et par là somme toute la même chose que ce qu’est l’être pur.

C. Devenir [1.] Unité de l’être et du rien L’être pur et le pur rien sont donc le même. Ce qu’est la vérité n’est ni l’être ni le rien, mais le fait que l’être, non pas passe, mais est passé de l’être au rien et du rien à l’être. Toutefois la vérité n’est pas dans leur incapacité à être distingués, mais dans le fait qu’ils se distinguent absolument, et que pourtant chacun disparaît immédiatement en son contraire. Leur vérité est donc ce mouvement consistant à disparaître immédiatement l’un dans l’autre : le devenir, un mouvement en lequel tous deux sont distingués, mais par une distinction qui s’est toutefois immédiatement dissoute. Remarque 1 Le rien est habituellement opposé au quelque chose ; mais quelque chose est un étant déterminé, qui se distingue d’une autre chose ; ainsi le rien opposé au quelque chose, le rien de quelque autre chose, est un rien déterminé. Mais ici le rien est à prendre dans sa simplicité indéterminée ; le rien purement et simplement en et pour soi. – Le non-être contient le rapport à l’être ; il n’est donc pas le pur rien, mais le rien tel qu’il est disponible dans le devenir. [49] Parménide avait tout d’abord exprimé la pensée simple de l’être pur comme absolu et comme unique vérité, et ce dans les fragments qui sont restés de lui, avec le pur enthousiasme du penser qui se saisit pour la première fois dans son abstraction absolue : seul l’être est, et le rien n’est absolument pas. – Le profond Héraclite, contre cette abstraction simple et unilatérale, mit l’accent sur le concept total et plus haut du devenir, et dit : l’être est aussi peu que le rien, ou encore que tout coule, c’est-à-dire que tout est

MEP.indd 440

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:25:52

reimp44892_int_441 Page 441

HEGEL

441

devenir. – Les maximes populaires, particulièrement orientales, selon lesquelles tout ce qui est a, du fait de naître, le germe de sa disparition alors qu’à l’inverse la mort est l’entrée dans une vie nouvelle, expriment au fond la même unification de l’être et du rien. Mais ces expressions ont un substrat, dans lequel se produit le passage ; être et rien sont maintenus dans le temps, en vis-à-vis l’un de l’autre, représentés comme alternant en lui, mais non pensés dans leur abstraction, et par conséquent non pas comme étant en et pour soi la même chose. Ex nihilo nihil fit – est une des propositions auxquelles, dans la métaphysique de jadis, fut attribuée une grande signification. Mais ce qu’on peut y voir, c’est ou bien seulement une tautologie vide de contenu : le rien n’est rien ; ou bien si le devenir devait y avoir une signification effective, alors, pour autant que seul le rien provient du rien, il n’y a bien plutôt en fait aucun devenir, car le rien reste le rien. Le devenir contient le fait que le rien ne reste pas rien, mais passe dans son autre, dans l’être. Lorsque la métaphysique ultérieure, particulièrement la métaphysique chrétienne, désavoua la proposition selon laquelle le rien provient du rien, alors elle affirma par là même un passage du rien à l’être ; que cette proposition soit prise de façon synthétique ou simplement représentative, un point, fût-ce dans l’unification la plus incomplète, y est pourtant contenu dans lequel être et rien se rencontrent et où leur capacité à être distingués disparaît. Si le résultat, selon lequel être et rien sont le même, surprend ou semble paradoxal, alors il ne faut pas y prêter davantage attention ; il faudrait bien plutôt s’étonner de cet étonnement, qui se montre si nouveau dans la philosophie et oublie que dans cette science adviennent de tout autres vues que dans la conscience commune et dans le soi-disant [50] bon sens. Il ne serait pas difficile de présenter cette unité de l’être et du rien dans chaque exemple, dans chaque effectivité ou dans chaque pensée. Mais en même temps, cette élucidation empirique serait de part en part superflue. Vu qu’à présent cette unité se trouve une fois pour toutes au fondement de tout ce qui suit et en constitue l’élément, alors, outre le devenir lui-même, toutes les déterminations logiques ultérieures : être-là, qualité, de façon générale tous les concepts de la philosophie, sont des exemples de cette unité.

MEP.indd 441

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:25:53

reimp44892_int_442 Page 442

442

DE L’IDÉALISME ALLEMAND À LA FIN DE LA MÉTAPHYSIQUE

L’embarras dans lequel se met la conscience commune à propos d’une telle proposition logique tient au fait qu’elle y rapporte des représentations d’un quelque chose de concret et oublie qu’il ne s’agit de rien de tel, mais seulement des abstractions pures de l’être et du rien, et qu’elles seules sont retenues en et pour soi. Être et non-être sont le même ; c’est donc la même chose que je sois ou que je ne sois pas, que cette maison soit ou qu’elle ne soit pas, que ces thalers relèvent ou non de ma fortune. – Cette conclusion, ou l’application de cette proposition, modifie complètement son sens. La proposition contient les abstractions pures de l’être et du rien ; mais l’usage en fait un être déterminé et un rien déterminé. Seulement, comme l’on dit, il ne s’agit pas ici de l’être déterminé. Un être déterminé, fini, est tel qu’il se rapporte à autre chose ; c’est un contenu qui se tient dans un rapport de nécessité avec un autre contenu, avec le monde entier. Considérant la cohésion mutuellement déterminée du tout, la métaphysique pouvait affirmer, au fond tautologiquement, que la destruction absolue d’un grain de poussière entraînerait l’effondrement de tout l’univers. Mais une fois qu’on a ôté au contenu déterminé sa cohésion avec un autre, et qu’on se l’est représenté isolément, alors sa nécessité est surmontée, et il devient indifférent que cette chose isolée, que cet homme isolé existe ou n’existe pas. Ou, dès lors qu’est ressaisie cette cohésion totale, alors l’êtrelà déterminé, se rapportant à un autre, disparaît pareillement ; en effet, pour l’univers, il n’y a plus aucun autre, et qu’il soit ou ne soit pas, cela ne fait aucune distinction. Ainsi, que quelque chose apparaisse comme non indifférent au fait d’être ou de n’être pas, cela n’est pas lié à l’être ou au non-être, mais à [51] sa déterminité, à son contenu, lequel le met en rapport avec un autre. Si l’on présuppose la sphère de l’être, et que l’on admet en elle un contenu déterminé, un être-là déterminé quel qu’il soit, alors cet être-là, parce qu’il est déterminé, est dans un rapport divers à un autre contenu. Pour lui, il n’est pas indifférent qu’un certain autre contenu, avec lequel il est en rapport, soit ou ne soit pas ; car il n’est essentiellement ce qu’il est que par un tel rapport. Il en va de même dans le représenter (pour autant que nous prenions le non-être dans le sens plus déterminé du représenter par rapport à l’effectivité) ; l’être, dans sa cohésion, ou l’absence d’un

MEP.indd 442

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:25:59

reimp44892_int_443 Page 443

HEGEL

443

contenu qui est déterminé en rapport avec un autre ne sont pas indifférents. – Car en général, la distinction réelle ne commence tout d’abord que dans la déterminité : l’être déterminé et le rien ne l’ont pas encore en eux, mais n’ont que la distinction visée. Cette considération contient cela même qui, dans la critique kantienne de la preuve ontologique de l’existence de Dieu, constitue le moment principal ; d’ailleurs, cette critique est avant tout plus précisément à considérer à partir de l’opposition du concept et de l’existence. – Comme chacun sait, dans cette soi-disant preuve, a été présupposé le concept d’un être auquel parviennent toutes les réalités et donc aussi l’existence, laquelle est prise comme une des réalités. La critique kantienne s’en est principalement tenue au fait que l’existence n’est pas une propriété ou un prédicat réel, c’est-àdire pas un concept de quelque chose qui pourrait s’ajouter au concept de quelque chose, au concept d’une chose. – Par là Kant veut dire que l’être n’est pas une détermination de contenu. – Donc, poursuit-il, le possible ne contient rien de plus que l’effectif ; 100 thalers effectifs ne contiennent rien de plus que 100 thalers possibles ; – en effet ceux-là n’ont pas d’autre détermination de contenu que ceux-ci. Pour ce contenu, considéré isolément, il est indifférent d’être ou de n’être pas ; il n’y a en lui aucune distinction entre être ou non-être ; cette distinction ne le touche somme toute pas du tout ; les 100 thalers ne diminuent pas quand ils ne sont pas, et n’augmentent pas quand ils sont. Il faut que la distinction vienne d’abord d’ailleurs. – « En revanche, rappelle Kant, pour ce qui est de mon état de fortune, il y a plus dans 100 thalers effectifs que [52] dans leur simple concept ou dans leur possibilité. Car l’objet, eu égard à l’effectivité, n’est pas simplement contenu analytiquement dans mon concept, mais s’ajoute synthétiquement à mon concept (qui est une détermination de mon état), sans que, par cet être extérieur à mon concept, ces 100 thalers pensés aient, eux-mêmes, le moins du monde augmenté. » Deux sortes d’états, pour s’en tenir aux expressions kantiennes, sont ici présupposés, l’un, que Kant nomme le concept, et sous lequel il faut comprendre la représentation, et l’autre, l’état de fortune. Pour l’un comme pour l’autre, 100 thalers sont une nouvelle détermination de contenu, ou, comme dit Kant, ils s’ajoutent synthétiquement ; et Je comme possesseur ou non-possesseur de 100 thalers, ou encore Je comme

MEP.indd 443

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:25:59

reimp44892_int_444 Page 444

444

DE L’IDÉALISME ALLEMAND À LA FIN DE LA MÉTAPHYSIQUE

se représentant ou ne se représentant pas 100 thalers, est un contenu différent. D’un côté, cela fait une distinction si je me représente seulement ces 100 thalers ou si je les possède, donc s’ils se trouvent dans l’un ou l’autre état, parce que j’ai une fois présupposé ces deux états comme des déterminations différentes. D’un autre côté, ces états, chacun pris en particulier, sont, en eux-mêmes, une détermination particulière de contenu qui entre en rapport avec un autre et dont le disparaître n’est pas un simple non-être, mais constitue un être-autre. Que nous reportions simplement le fait que j’aie ou non 100 thalers à la distinction de l’être et du non-être est une tromperie. Cette tromperie repose sur une abstraction unilatérale, qui omet l’être-là déterminé, lequel dans de tels exemples est toujours présent, et retient simplement l’être et le non-être. Comme on vient de le rappeler, l’être-là est seulement la distinction réelle entre être et rien, entre un quelque chose et un autre. – La représentation rêve de cette distinction réelle entre quelque chose et un autre au lieu de l’être pur et du pur rien. Comme le dit Kant, quelque chose vient par l’existence dans le contexte de l’expérience d’ensemble ; nous recevons par là un objet de la perception en plus, mais notre concept de l’objet n’est pas pour autant accru. – Comme il résulte de ce qui a été expliqué, cela revient au moins dans les faits à ce que [53] par l’existence, essentiellement parce que quelque chose est une existence déterminée, il s’établisse une cohésion avec un autre ou qu’elle y soit, et entre autres avec celui qui le perçoit. – Le concept de 100 thalers, dit Kant, n’est pas accru par le fait de percevoir. – Le concept, cela veut dire ici les 100 thalers isolés, représentés hors du contexte de l’expérience et du percevoir. Dans ce mode isolé, ils sont certes et assurément une très empirique détermination de contenu, mais coupés de l’autre sans cohésion ni déterminité face à lui ; la forme de l’identité à soi, de la simple déterminité ne se rapportant qu’à soi, les élève au-dessus du rapport à l’autre et les laisse indifférents au fait d’être ou non perçus. Mais si on les considère vraiment comme déterminés et rapportés à un autre, et qu’on leur ôte la forme du simple rapport à soi, qui n’appartient pas à un tel contenu déterminé, alors ils ne sont plus indifférents au fait d’être ou de ne pas être-là, mais sont entrés dans la sphère où est recevable la distinction de l’être et du non-être, non certes en tant que telle, mais comme distinction du quelque chose et d’autre chose.

MEP.indd 444

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:26:06

reimp44892_int_445 Page 445

HEGEL

445

Le penser ou plutôt le représenter, qui ne rêve qu’à être déterminé ou à être-là, dans quoi tombe la différence réelle de l’être et du rien, est à renvoyer au commencement de la science pure, celui que Parménide a accompli, en semblant avoir été le premier parmi les hommes à avoir clarifié son représenter et ainsi élevé le représenter de la postérité à la pensée pure de l’être, créant ainsi l’élément de la science. Mais, pour en revenir au principal, il faut se rappeler qu’imparfaite est l’expression du résultat qui s’ensuit de la considération de l’être et du rien, dans la proposition : être et rien sont un et le même. L’accent est en effet de préférence mis sur l’être-un-et-le-même, et le sens semble ainsi être de nier la distinction qui pourtant se présente immédiatement dans la proposition elle-même ; car la proposition énonce les deux déterminations, être et rien, et les contient comme distinctes. – Il n’est [54] toutefois pas possible de penser qu’il faille en faire abstraction et ne retenir que l’unité. Ce sens ne serait qu’unilatéral, puisque ce dont on devrait faire abstraction est néanmoins présent dans la proposition. – Dans la mesure où la proposition : être et rien sont le même, exprime l’identité de ces déterminations, mais en fait les contient également comme distinctes, elle se contredit en elle-même et se dissout. Considérée de plus près, une proposition est donc ici posée dont le mouvement est, par elle-même, de disparaître. Par là arrive en elle ce qui doit constituer son contenu propre, à savoir le devenir. La proposition contient ainsi le résultat, elle est en soi le résultat luimême ; mais ce n’est pas en elle-même qu’il est exprimé en sa vérité ; c’est une réflexion extérieure qui le connaît en elle. – Dans la forme d’un jugement, la proposition ne permet absolument pas, immédiatement, d’exprimer des vérités spéculatives. Le jugement est un rapport d’identité entre sujet et prédicat ; quand bien même le sujet a encore plusieurs déterminités autres que celles du prédicat, et est donc quelque chose d’autre que lui, elles ne s’ajoutent qu’en s’additionnant et ne surmontent pas le rapport d’identité de ce prédicat avec son sujet, lequel reste son fondement et son support. Mais si le contenu est spéculatif, alors la nonidentité du sujet et du prédicat est également un moment essentiel, et leur rapport consiste dans le passage ou le disparaître du premier dans l’autre. La lumière paradoxale et bizarre dans laquelle une bonne part de la philo-

MEP.indd 445

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:26:06

reimp44892_int_446 Page 446

446

DE L’IDÉALISME ALLEMAND À LA FIN DE LA MÉTAPHYSIQUE

sophie moderne apparaît à ceux qui ne font pas confiance au penser spéculatif, relève pour beaucoup de la forme du jugement simple, lorsqu’elle est utilisée pour l’expression de résultats spéculatifs. Le vrai résultat, qui en a ici résulté, est le devenir, lequel n’est pas simplement l’unité unilatérale ou abstraite de l’être et du rien. Mais il consiste en ce mouvement selon lequel l’être pur est immédiat et simple, en sorte qu’également pour cette raison il est le rien pur, que leur distinction est mais également se surmonte et n’est pas. Le résultat affirme donc également la distinction de l’être et du rien, mais comme une distinction seulement envisagée. – On envisage l’être plutôt comme le tout autre du rien, en sorte qu’il n’y ait rien de plus clair que leur distinction absolue et qu’il semble n’y avoir rien de plus aisé que de pouvoir l’indiquer. Mais il est tout aussi aisé de se [55] convaincre que cela est impossible. Car si être et rien avaient quelque déterminité, par laquelle se distinguer, ils seraient alors, comme il a été rappelé à l’instant, être déterminé et rien déterminé, non pas l’être pur et le rien pur, comme ils le sont encore ici. À cause de cela, leur distinction est entièrement vide, chacun des deux est de la même façon l’indéterminé ; elle ne consiste donc pas en eux-mêmes, mais seulement dans un tiers, dans l’acte d’envisager. Mais l’acte d’envisager est une forme du subjectif, lequel n’appartient pas à cet ordre de la présentation. Mais le tiers, dans lequel être et rien ont leur subsister doit ici également advenir ; et il est advenu, c’est le devenir. En lui ils sont en tant que distincts ; le devenir n’est que dans la mesure où ils diffèrent. Ce tiers est un autre qu’eux ; ils ne subsistent que dans un autre, ce qui signifie également qu’ils ne subsistent pas pour soi. Le devenir est le subsister de l’être autant que du non-être ; ou encore leur subsister n’est que leur être en Un ; c’est précisément ce subsister qui est le leur qui surmonte tout autant leur distinction. On se représente aussi volontiers l’être sous l’image de la lumière pure, comme la clarté d’une vision non troublée, et le rien comme la nuit et on lie leur distinction à cette différence sensible bien connue. Mais en fait, si l’on se représente cette vision plus exactement, alors se conçoit facilement que, dans la clarté absolue, on voit autant et aussi peu que dans l’obscurité absolue, qu’une vision pure vaut autant qu’une autre, qui est vision de rien. La pure lumière et la pure obscurité sont deux vides, et

MEP.indd 446

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:26:13

reimp44892_int_447 Page 447

447

HEGEL

sont les mêmes. C’est seulement dans la lumière déterminée – et la lumière se détermine par l’obscurité –, donc dans la lumière troublée, de même c’est seulement dans l’obscurité déterminée – et l’obscurité se détermine par la lumière –, dans l’obscurité éclairée, que quelque chose peut se distinguer ; parce que seules la lumière troublée et l’obscurité éclairée ont en elles-mêmes leur distinction et ainsi sont des êtres déterminés, des êtres-là. Remarque 2 Parménide s’attacha à l’être et dit du rien qu’il n’est rien du tout ; seul l’être est. Ce par quoi cet être pur fut mené jusqu’au devenir, ce fut la réflexion selon laquelle il est égal [56] au rien. L’être même est l’indéterminé ; il n’a donc aucun rapport à l’autre ; il semble par conséquent que, à partir de ce commencement, il ne soit plus possible de progresser, à savoir à partir de lui-même, sans que de l’extérieur quelque chose d’étranger n’y soit rattaché. La réflexion, selon laquelle l’être est identique au rien, apparaît aussi comme un second et absolu commencement. D’un autre côté, l’être ne serait pas le commencement absolu s’il avait une déterminité, car alors il dépendrait d’un autre et ne serait pas en vérité commencement. Mais il est indéterminé et par là véritable commencement, aussi n’y a-t-il en effet rien par quoi il se fasse passer à un autre ; ainsi est-il en même temps la fin. Considérée selon le dernier aspect, cette réflexion selon laquelle l’être n’est pas égal à soi, mais tout simplement inégal à soi, est assurément dans cette mesure un nouveau et second commencement, mais en même temps un autre commencement, par lequel le premier est surmonté. Comme on l’a déjà ci-dessus rappelé, c’est la vraie signification du progresser en général. En philosophie, le progrès à partir de ce qui est commencement est en même temps le retour à ce qui est sa source, à son véritable commencement. Ainsi, avec le dépassement du commencement débute en même temps un nouveau commencement, et le premier se montre ainsi comme n’étant pas véritable. Donc cet aspect est accordé, selon lequel la réflexion qui pose d’une même façon l’être et le rien est un nouveau commencement et, comme c’est clair, il est même

MEP.indd 447

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:26:13

reimp44892_int_448 Page 448

448

DE L’IDÉALISME ALLEMAND À LA FIN DE LA MÉTAPHYSIQUE

nécessaire. Mais inversement, ce nouveau commencement, tout autant que le premier, n’est pas absolu ; car il se rapporte au premier. Mais pour cette raison, il faut que tienne au premier lui-même le fait qu’un autre se rapporte à lui ; il lui faut donc être déterminé. – Il est cependant l’immédiat, encore tout simplement l’indéterminé. Mais précisément cette indéterminité est ce qui constitue sa déterminité, car l’indéterminité est opposée à la déterminité, elle est ainsi elle-même, en tant qu’opposé, le déterminé ou le négatif, et même la pure négativité. Cette indéterminité ou négativité, que l’être a en lui-même, est ce qu’énonce la réflexion l’égalant au rien. Ou, on peut s’exprimer en disant : parce que l’être est ce qui est vide de détermination, il n’est pas la détermination qu’il est, donc n’est pas être mais rien. Donc en soi, c’est-à-dire dans la réflexion essentielle, le passage n’est pas immédiat ; mais il est encore caché. Ici n’est [57] présente que son immédiateté ; parce que l’être n’est posé que comme immédiat, le rien perce immédiatement en lui. – Une médiation plus déterminée est celle à partir de laquelle la science elle-même, et son commencement, l’être pur, a son être-là. Le savoir a atteint l’élément du penser pur par le fait qu’il a surmonté en soi toute la diversité de la conscience multiplement déterminée. La sphère totale du savoir contient donc son moment essentiel : l’abstraction et la négativité absolues ; l’être, son commencement, est cette pure abstraction elle-même ou n’est essentiellement que le rien absolu. Mais cette remémoration se place en arrière de la science, qui à l’intérieur d’elle-même, à savoir à partir de l’essence, présentera cette immédiateté unilatérale de l’être comme une immédiateté médiatisée. Mais dans la mesure où l’on dédaigne ce jaillissement du rien et la considération de l’être, lequel est en soi, alors rien d’autre que l’être pur n’est présent. On s’attache à lui en tant qu’il est commencement et en même temps fin, et, dans son immédiateté immédiate, en tant qu’il se refuse à la réflexion, qui le conduit au-delà de lui-même, selon laquelle il est en effet l’indéterminé, le vide. Dans cette pure immédiateté, rien ne semble pouvoir faire irruption. Puisque cette affirmation de l’être dépourvu de réflexion s’attache au simple immédiat, à la façon dont l’être est posé ou dont il est présent, alors il faut s’y arrêter et voir comment, par conséquent, cet être est pré-

MEP.indd 448

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:26:20

reimp44892_int_449 Page 449

HEGEL

449

sent. Parce que maintenant l’être est le rien, il faut que cela se présente en son immédiateté. Prenons l’affirmation de l’être pur a) dans la forme, qui ressort le plus souvent de ce qui est envisagé, comme la proposition : l’être est l’absolu, alors on dit de l’être quelque chose qui est distinct de lui. Ce qui est distinct de lui est un autre que lui ; mais l’autre contient le rien duquel il est l’autre. Ce qui est ainsi présent dans cette proposition, ce n’est pas l’être pur, mais tout aussi bien l’être en rapport à son rien. – L’absolu est distingué de lui ; mais pour autant qu’on dit qu’il est absolu, alors on dit également qu’ils ne sont pas distingués. N’est donc pas présent l’être pur, mais le mouvement, lequel est le devenir. [58] b) que l’être pur signifie maintenant autant que l’absolu, ou qu’il en signifie seulement un aspect ou une partie et qu’il s’attache seulement à celui-ci, est alors laissée de côté la distinction qui troublait la pureté de l’être, et la différence disparaît comme n’étant que celle du mot ou comme liaison avec une partie inutile. La proposition signifie à présent : l’être est l’être. – De cette identité dont il sera ci-dessous question, il appert tout aussi immédiatement que, comme toute tautologie, elle ne dit rien. Ce qui est donc présent, c’est un dire, qui est un ne-rien-dire ; c’est donc ici le même mouvement, le devenir qui est présent, sauf qu’au lieu de l’être, c’est un dire qui le parcourt. g) Le prédicat tautologique laissé de côté, reste alors la proposition : l’être est. Ici l’être lui-même et l’être de celui-ci sont de nouveau distingués ; par le est, quelque chose de plus et donc d’autre que l’être a dû être dit. Mais si par le est n’a pas été posé un être-autre et donc pas un rien de l’être pur, alors il faut également laisser de côté ce est comme inutile et ne dire que : être pur. d) Être pur ou bien plutôt seulement être ; dépourvu de proposition sans affirmation ou prédicat. Ou encore : l’affirmation est revenue à ce qui fait l’opinion. Être n’est plus qu’une exclamation qui n’a sa signification que dans le sujet. Plus est profonde et riche cette intuition intérieure lorsqu’elle doit saisir en elle le sacré, l’éternel, Dieu, etc. – plus cet intérieur tranche avec lui, tel qu’il est là, avec l’être vide énoncé, qui face à ce contenu n’est rien ; il porte, en sa signification et son être, la distinction d’avec lui-même.

MEP.indd 449

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:26:21

reimp44892_int_450 Page 450

450

DE L’IDÉALISME ALLEMAND À LA FIN DE LA MÉTAPHYSIQUE

Considéré d’un autre côté, cet être sans rapport à une signification, tel qu’il est immédiatement et doit être immédiatement pris, appartient à un sujet ; c’est quelque chose d’énoncé, il a somme toute un être-là empirique et appartient ainsi foncièrement à la borne et au négatif. – Le bon sens, quand il se dresse contre l’unité de l’être et du rien et qu’en même temps il en appelle à ce qui est immédiatement présent ne trouvera précisément dans cette expérience elle-même rien d’autre que l’être déterminé, l’être avec une borne ou négation – cette unité qu’il rejette. L’affirmation de l’être immédiat se réduit ainsi à une [59] existence empirique, dont elle ne peut rejeter qu’elle se produise, parce que c’est à l’immédiateté vide de la réflexion qu’elle veut s’en tenir. Il en est de même avec le rien, mais seulement de façon opposée ; pris dans son immédiateté, il se montre comme étant ; car selon sa nature il est le même que l’être. Le rien est pensé, représenté ; on parle de lui ; il est donc. Le rien tient son être du penser, du représenter, et ainsi de suite. Mais cet être est distingué de lui ; on dit par conséquent que le rien est certes dans le penser, le représenter, mais que ce n’est pas la raison pour laquelle il est, cet être étant seulement dans le penser ou le représenter. Mais pour autant, par une telle distinction, on ne peut nier que le rien se tienne en rapport avec l’être ; mais dans le rapport, bien qu’il contienne également une distinction, est présente une unité de lui à l’être. Le pur rien n’est pas encore le négatif, la détermination de réflexion en regard du positif, ni non plus la borne ; il a immédiatement dans ces déterminations la signification du rapport à son autre. Mais le rien est ici la pure absence de l’être, le nihil privativum, comme l’obscurité est l’absence de la lumière. Si maintenant il s’ensuit que le rien est le même que l’être, on s’attache en revanche au fait que le rien n’a pas d’être pour lui-même, qu’il est seulement, comme l’on dit, l’absence de l’être, comme l’obscurité est seulement l’absence de la lumière, laquelle n’a de signification qu’en rapport avec l’œil, en comparaison avec le positif, avec la lumière. – Mais tout cela ne signifie rien d’autre que l’abstraction du rien n’est rien en et pour soi, qu’elle n’est qu’en rapport à l’être ou, ce qui est la même chose, que la vérité réside seulement dans son unité avec l’être – que l’obscurité n’est quelque chose qu’en rapport avec la lumière, comme inversement l’être n’est quelque chose qu’en rapport au rien.

MEP.indd 450

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:26:26

reimp44892_int_451 Page 451

HEGEL

451

Même si le rapport est pris superficiellement et extérieurement et qu’en lui on en reste avant tout à la distinction, l’unité des termes est pourtant essentiellement contenue en lui comme un moment et chacun n’est quelque chose que dans le rapport à son autre ; ainsi est précisément énoncé le passage de l’être et du rien dans l’être-là.

MEP.indd 451

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:26:27

reimp44892_int_453 Page 453

S C H E L L I NG

Schelling fut un explorateur patient, discret, infatigable, de l’être et du non-être1. Le néant s’est imposé à lui comme une catégorie toujours incontournable. Cette nécessité trouve sa source vive dans un questionnement ayant forme d’énigme : d’où vient le relatif ? d’où provient le fini ? l’Absolu n’est-il pas en soi-même suffisant ? À l’énigme du monde le système schellingien dit « de l’Identité » oppose le non-être du particulier [texte 1]. Au regard de l’Absolu, ou de l’Un qui est Tout, le fini est comme rien (als Nichts), séparé de l’infini. Le nonêtre absolu est l’être non absolu absolument parlant. Les choses particulières saisies comme phénomènes dans le temps et l’espace sont telles qu’elles ne sont pas absolument parlant. Le « non » de leur non-être est luimême absolu pour autant que le Tout sert de point de référence, en tant que tel absolu. Et c’est là le vrai sens de leur propre néant. Le point de vue du Tout est le seul qui soit vrai : c’est le point de vue de l’Un en tant qu’il se fait monde par son rayonnement propre et purement immanent, en tant qu’il est le Tout où les choses ne diffèrent pas de leur idéalité. Il n’y a rien hors de Dieu, Dieu n’est stricto sensu la cause d’aucun être. Il faut donc que 1. En attendant la parution complète de la nouvelle édition des Œuvres de Schelling (Académie de Bavière), nous renvoyons à l’édition Cotta qui fait encore autorité : F. W. J. von Schellings sämtliche Werke, éd. par K. F. A. Schelling, Stuttgart et Augburg, Cotta, 1856-1861. Abréviation utilisée : SW, suivie du numéro du tome en chiffres romains, lui-même suivi du numéro de la page en chiffres arabes.

MEP.indd 453

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:26:32

reimp44892_int_454 Page 454

454

DE L’IDÉALISME ALLEMAND À LA FIN DE LA MÉTAPHYSIQUE

le fini, en tant qu’il est fini, soit séparé du Tout. Mais en vertu de quoi ? Certainement pas d’un acte de l’Absolu lui-même, qui est affirmation, et non pas négation. La notion même de cause trahit la solitude du monde phénoménal. Car toute cause est l’effet d’une cause plus haute, et cela à l’infini. L’enchaînement causal exprime la « vanité » des choses particulières, qui sont, dans leur néant, à soi leur propre cause (op. cit., § 40 ; SW.VI, 194196). Le monde des phénomènes n’existe donc que pour nous. Et sous un tel rapport, son essence nous échappe, qui est de n’être pas, ou d’être comme rien. Les choses ne sont vraiment, absolument parlant, que saisies comme idées, là où précisément elles ne sont pas sensibles, univoquement finies. Schelling montre, en effet, que la non-réalité des choses singulières advient à la faveur de l’auto-affirmation de l’Absolu lui-même, par laquelle il engendre, sans sortir de lui-même, le monde des idées. Or cette affirmation est elle-même éternelle. De sorte que le naufrage de tous les phénomènes est éternel aussi. L’être des phénomènes est, comme être absolu, « nié éternellement » par le Tout en tant que tel. L’Absolu s’affirmant est le non-Tout nié. Il n’y a pas d’écart entre l’affirmation de la totalité et la négation même du particulier. Le Tout se réalise dans le néant des choses en tant que singulières. C’est dire que l’Absolu, en s’affirmant comme Tout, se manifeste à soi comme l’abîme « tout-puissante » du particulier. Toutefois, il ne s’ensuit guère que l’Absolu ne voit rien : c’est Lui-même qu’il voit, à travers un miroir qui s’interpose comme rien entre Lui et Lui-même. Car les choses n’étant rien au regard de l’Absolu, elles ne font guère obstacle à l’œil de l’Absolu. C’est comme Tout qu’il se voit, autrement dit toutes choses comme non-phénomènes. Il y a, dans ce système, une sorte de répulsion pour l’être séparé ; elle est si prodigieuse, et si bien maîtrisée, que le néant de l’être comme être séparé, loin d’être égal à rien, est égal à l’être-Un de l’Absolu lui-même. Équivalence dont certains se jouèrent aux dépens de Schelling. Ainsi de Friedrich Köppen qui, dans le « nonsystème », décela l’équivalent du système de Schelling (Schellings Lehre oder das Ganze des absoluten Nichts, 1803). Cette magistrale fresque, teintée de platonisme, se laisse néanmoins peu à peu investir par des thèmes hérités de la mystique germanique. L’exploration progresse, dans l’Absolu lui-même, non moins en profondeur qu’en pure compréhension [texte 2]. Elle y discerne alors un événe-

MEP.indd 454

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:26:38

reimp44892_int_455 Page 455

SCHELLING

455

ment majeur, grâce auquel l’Absolu s’avère, advient à soi, s’affranchissant ainsi du néant de l’Essence qui est l’Originaire. Connaître le néant, ce n’est pas ne rien connaître. L’Absolu est comme rien (als nichts), et pourtant il est Tout. Il est même comme rien parce qu’il « a tout en soi ». En tant qu’elle se rapporte à l’extériorité, la « suprême négation » est forcément égale à l’action par laquelle l’Absolu se maintient et s’affirme dans son ipséité. On reconnaît ici le motif antérieur de la position du Tout comme non-position des choses particulières. Mais Schelling va plus loin en osant déclarer néant l’Absolu même – néant au-dessus de l’étant, ou néant par excès. Pour être à soi tout seul tout ce qu’il y a d’être, l’Absolu ne peut compter au nombre des existants. Il mérite en tant que tel qu’on prédique de lui le nom même de Non-Être, comme le disait déjà Jean Scot Érigène (De Divisione Naturae, III, 634). Il n’est pas rien du tout. Il est l’imprédicable, ou l’ « indéfinissable » comme le diront plus tard les leçons d’Erlangen. La liberté n’est pas telle une « propriété » de l’Essence originaire, car celle-ci n’est pas libre, elle est la Liberté. Elle n’est pas tant sublime qu’elle est le Sublime même, que l’on ne peut saisir qu’à la faveur d’un sens qui ne distingue pas mais qui embrasse tout dans l’indifférence pure. Ce sens, c’est la raison effectivement capable d’intuitionner toutes choses dans cette identité. Hegel, dans sa Logique, a prétendu que l’être est égal au néant. Or il désigne par là, non l’être déterminé, mais l’être « en général ». Il n’a alors en vue qu’un être de raison (ens rationis), et non, précisément, le néant de l’Essence qui n’est rien de général. L’être n’est pas général, car il est forcément l’être de quelque chose. Il réclame un sujet, c’est.à-dire un support. Il suppose par ailleurs un vouloir, un désir, ou encore une tendance à l’objectivité. De sorte que le néant s’énonce de l’Essence qui n’a pas ce vouloir, qui n’a pas ce désir : il n’est justement pas l’équivalent de l’être, il en est tout d’abord l’absence souveraine. C’est ainsi que Schelling, tout en se relisant, fera une lecture critique de la logique hégélienne dans ses leçons d’histoire de la philosophie moderne. L’Absolu qui est Tout est originellement ce qui est purement en soi, dépourvu de toute tendance à aller hors de soi. L’être désigne ici « un état » de l’Essence « inférieur » à celui de la liberté suprême. Exister audehors, c’est subir l’existence. Et être dans un état d’existence tendancielle, c’est déjà la subir. Ce qui n’est pas le cas de l’Essence suprême, ou

MEP.indd 455

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:26:38

reimp44892_int_456 Page 456

456

DE L’IDÉALISME ALLEMAND À LA FIN DE LA MÉTAPHYSIQUE

encore du « Très-Haut », qui est en n’étant pas. D’aucuns voudront y voir simplement rien du tout. Or on peut ne pas être rien, et être sans efficience ni effectivité. Ce qui n’a rien hors de soi est ce qu’il y a de plus caché, ce qu’il y a de plus éloigné de l’effectivité. Et cela, c’est le Premier, ou l’Absolu lui-même souverainement en soi. Pour autant, l’Absolu n’est pas inconnaissable. Schelling ne soutient plus qu’un néant d’existence commande nécessairement un néant de savoir. De l’Essence éternelle il n’y a, certes, rien qui puisse être connu au sens d’ « un Quelque Chose ». Mais il y a à connaître cette « sérénité (Gelassenheit) qui ne pense à rien et jouit de son non-être », pure « Limpidité » (Lauterkeit) qui, de fait, se soustrait à toute catégorie, même à celle du « Quid » (Les Âges du monde, version de 1813, p. 134). Schelling emprunte ici un terme qui est cher à la mystique rhénane. Chez Maître Eckhart, l’équivalent allemand du grec eclikrBneia (pureté, absence de mélange) est en prise sur l’essence de la Divinité. L’Essence est ce qui est dans la pure nuit des temps, en amont même du temps. Elle n’est pas tant Dieu même que « la lumière inaccessible en laquelle Dieu demeure ». Elle est « au-dessus de Dieu » non moins qu’au-dessus de l’être. Si Dieu veut quelque chose, l’Essence, quant à elle, ne veut proprement rien. Si le Bien définit la volonté qu’est Dieu, l’au-delà du Bien suprême définit, quant à lui, l’Essence en tant que telle. Schelling se montre ici plus proche de Plotin que de Platon luimême. L’Essence est au-delà de l’être (Seyn), plutôt qu’au-delà de l’Essence (Wesen, ousia). Et elle n’est pas le Bien, elle n’est « ni Bien ni Mal ». Schelling maintient l’idée de l’unité absolue du sujet et de l’objet, qui n’est ni l’un ni l’autre : l’ « absence d’efficience » est également « absence de contradiction ». L’éternité désigne toujours l’Identité, mais recluse à présent en amont de tous les temps et du Dieu manifeste. Elle est la deitas à proprement parler, la Gottheit de Maître Eckhart, le Rien ou le Sur-Rien d’Angelus Silesius, le foyer éternel de toute félicité. Tel un feu consumant tout ce qu’il peut y avoir d’être, elle devance pour toujours l’existence en tant que telle. Pour autant, cependant, elle n’est pas la colère qui, en Dieu, découlera de la différenciation et de l’opposition. Le feu n’est qu’une image de l’Essence qui ne veut rien, qui se suffit à soi, qui se régale en soi de son propre « non-être », où le vide est le plein, où l’absence de vouloir est gage de plénitude. Et d’une plénitude qui défie

MEP.indd 456

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:26:43

reimp44892_int_457 Page 457

SCHELLING

457

par le haut le langage de l’être. Mais là ne s’arrête pas le message grandiose des fameux Âges du monde. La puissance du néant, le néant comme puissance, défie le même langage également par le bas. La mise en évidence de cet autre néant se trouve motivée par l’intention de résoudre l’ « énigme de tous les temps » : comment donc expliquer qu’il y ait autre chose que la pure éternité ? Question bien provocante au regard des énoncés de la philosophie dite de l’Identité. Elle suppose, en effet, de relativiser l’Indifférence elle-même, sous le poids de laquelle ployait la négation. À partir des Recherches sur l’essence de la liberté humaine, la disjonction n’est plus seulement appréhendée comme une privation, « perte de l’unité », ou « simple négation » de la totalité. Schelling met en relief l’insuffisance insigne du néant privatif, nihil privativum. Le négatif n’est plus simplement relatif à une affirmation toute-puissante et première. L’affirmation elle-même se trouve comme dédoublée. L’autoaffirmation de l’Essence recluse ne suppose aucun mouvement, elle est purement stérile. L’affirmation féconde est celle qui, au contraire, suppose un commencement, lequel implique une force, celle de commencer, autrement dit de rompre avec l’immémoriale absence de différence. Et cette affirmation est manifestation. Dans l’Essence recluse, qui ne pense ni ne veut rien, s’engendre de soi-même le « désir de s’avoir et de se reconnaître », le désir d’être conscient et de se contempler. C’est là le tressaillement de l’être comme puissance. L’unité se lézarde, la vie se mobilise, une volonté s’active. Le langage de l’être trouve sa source ici : dans cette volonté qui, inconsciente d’elle-même, s’engendre incognito, à l’insu de l’Essence qui ne veut proprement rien. L’Essence est son milieu, et non son fondement : elle en est la matrice, et non la génitrice. La volonté qui veut est donc causa sui. Elle est par excellence volonté éternelle. Schelling conserve ici le motif si puissant, si déroutant aussi, qui à l’éternité mêle l’engendrement. Comme si cette volonté se précédait elle-même de toute éternité, telle une « quête silencieuse » qui traverse l’Essence. Loin de la perturber, elle est corrélative de cette réclusion dont l’Essence se délecte. De sorte qu’on peut bien dire que « cette sérénité est intériorisée ». L’Essence descend en soi jusqu’au tréfonds d’elle-même. Elle puise dans son néant la force de développer toutes choses par lesquelles elle pourra s’exprimer. L’aveugle délectation de l’Absolu en soi excite le désir de se

MEP.indd 457

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:26:43

reimp44892_int_458 Page 458

458

DE L’IDÉALISME ALLEMAND À LA FIN DE LA MÉTAPHYSIQUE

trouver soi-même. Schelling suggère alors que l’Essence alimente la « calme aspiration » à se trouver elle-même. En elle une « nostalgie » travaille en profondeur qui ne se distingue pas de la volonté qui veut. Elle rappelle ce désir, ardent, irrépressible, décrit par Jacob Bœhme sous la forme impérieuse d’une avide tendance à la révélation. Mais Schelling en appelle à la Pénia des Grecs, telle que la thématisent non seulement Platon mais également Plotin (Ennéades, III, 5 [50] et III, 6 [26]). Le désir comme l’amour naît de la pauvreté, sourd dans la pauvreté. L’aiguillon du désir est à l’éternel regret de l’absence de conscience. Il n’a pas d’autre objet que l’Essence sereine. C’est à elle qu’il tend comme on tend au repos. Mais il amorce ainsi le contraire du repos, permettant à l’Essence de se manifester. Du même coup apparaît la différence comme telle, ce fait que la volonté est deux plutôt qu’une seule. Celle qui ne veut rien, celle de l’éternité, ne peut qu’être affirmative au regard du désir tendu vers la conscience. Le désir d’existence est, quant à lui, plutôt « d’une nature qui borne, qui contracte et qui nie ». Et c’est soi-même qu’il nie, avant toute autre chose, encore inexistante : il est « ce qui se nie », autrement dit se met au service de l’Essence pour qu’elle se manifeste et prenne conscience d’elle-même. D’où ce nouveau néant qu’est la force qui veut la manifestation : elle est le non-étant qui reconnaît l’Essence comme cela même qui doit être, qui doit être manifeste, et du même coup alors comme l’étant en propre, ou le « purement étant ». De fait, la volonté qui n’a rien à vouloir n’est pas en manque d’être. Elle est audessus de lui. Dès le moment où le désir prend sur soi un tel manque, elle apparaît alors comme pure plénitude qui doit se révéler. Elle devient activement, et manifestement, ce qu’elle est depuis toujours, ou immémorialement. Or qu’est-ce qu’une plénitude résolument active ? Ce ne peut être qu’amour, effusion, expansion, ou communication. Schelling retrouve ici les deux pôles dynamiques qui, d’après les Recherches, président à toute vie : la volonté du fond et celle de l’amour, la tendance qui retient et celle qui s’épand, la force qui dit Non et celle qui dit Oui (formulation qu’on trouve dans le corpus de Bœhme). Cette dernière n’est pas rien, bien qu’elle soit tributaire de l’objet qu’elle désire, c’est-à-dire de l’Essence dont elle fait son objet. Elle est plutôt « au-dessous » qu’au-dessus de l’étant : elle en est le fondement. Au regard de l’étant, elle est l’être comme

MEP.indd 458

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:26:49

reimp44892_int_459 Page 459

SCHELLING

459

force, elle est « l’être pour l’étant ». L’être n’est pas l’étant, il est plutôt la force qui suscite l’étant ; il est donc en tant que tel ce qui ne doit pas être, être étant pour lui-même. L’exposé ultérieur de « l’empirisme philosophique » l’appellera inétant, Unseyende, le devant-ne-pas-être. Au rien en général (au non-être de Hegel) Schelling oppose ainsi un néant dynamique, que Dieu même a en soi et qui est l’instrument de sa révélation. Comme force qui commence, ce néant correspond au premier des principes de la Divinité. Il est pour n’être pas. Il est complémentaire de la force d’épanchement. Il modère l’effusion en même temps qu’il se nie. Mais comme son nom l’indique, la force d’attraction attire à soi l’étant. Elle le retient ainsi telle une force centripète. Elle peut, certes, servir à la révélation de l’unité comme telle : c’est même là sa fonction de simple « pouvoir-être ». Mais elle n’en est pas moins capable de s’affirmer exclusivement pour soi, au mépris de l’étant. C’est ce qu’elle fait d’abord, au commencement du temps : s’engendre « dans la nuit » le cortège des choses privées d’autonomie, ce chaos des possibles qui précède le monde. Elle peut ensuite par l’homme être réactivée sans que Dieu l’ait voulu ; c’est alors la colère de Dieu même déchaînée. Contrairement au Très-Haut, le néant comme puissance nous fait donc pénétrer dans le pays de l’être et de l’ontologie. Et s’il nous déconcerte, ce n’est pas par sa hauteur, c’est par sa sourde présence qui est présence-absence. Dans une troisième étape du parcours schellingien, l’insistance portée sur la souveraineté de l’Absolu créateur achève de libérer le monde des phénomènes du néant dans lequel il était confiné sous le poids de l’Identité. Pour autant Dieu lui-même n’a pas besoin du monde, il est Dieu en amont de sa révélation. Schelling s’approche alors de ce que nous entendons par le mot de création, acte grandement fécond par lequel l’Absolu décide librement d’aller à l’existence. C’est relativement tard que la création dite « à partir de rien » trouve grâce aux yeux de Schelling. L’intermède qu’inaugurent les fameuses Recherches, et que l’on voit briller dans les Âges du monde, prépare le terrain. Le mot de « création » ne rebute plus Schelling. Mais le fameux nihil garde un sens incertain. Schelling hésite encore à reconnaître en lui le fondement de l’existence qui, loin d’être un pur rien, est ce qui n’est pas étant. Si le texte des Recherches le rapproche du mQ un pensé par les Anciens (SW.VII, 373), les Âges du monde

MEP.indd 459

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:26:50

reimp44892_int_460 Page 460

460

DE L’IDÉALISME ALLEMAND À LA FIN DE LA MÉTAPHYSIQUE

y voient une sorte de repoussoir : le nihil désignerait le simple « rien-dutout », et il expliquerait même l’origine « erronée » du concept en question. Tout se passe donc comme si Schelling avait le choix entre atténuer le sens du motif en question et l’écarter tout net. C’est cette alternative que l’Exposé de Munich tente de dépasser [texte 3]. Car ce motif présente le mérite d’exprimer une exigence profonde qui guide la régression, purement philosophique, vers le Prius comme tel : libérer ce dernier de toute condition, et parvenir enfin à l’Inconditionné. Dieu est au-delà de l’être, libre de le poser et de ne pas le poser. Il s’agit de le penser comme absolument libre de la création elle-même. C’est alors qu’entre en scène l’idée de la création dite ex nihilo. Elle assume justement l’exigence radicale d’une non-préexistence de la possibilité d’un monde créaturel. Schelling en a pour preuve l’usage de l’o£k un plutôt que du mQ un dans l’Ancien Testament (2 M.7, 28). Il refuse par ailleurs que l’on prenne prétexte d’une « incompréhension » du texte de la Septante pour atténuer le sens d’une formule si courante chez les Pères de l’Église (Justin, Irénée, Théophile d’Antioche, Lactance, Augustin) et les théologiens (que l’on songe, sur ce point, à Jean Scot Érigène qui parle bel et bien d’un « néant absolu », De Divisione naturae, III, 634). Car elle tente d’exprimer ce rien qui, en français, traduit le grec o£k un le non-étant complet en quoi se trouve niée la possibilité de venir à l’existence. Pour autant que Dieu seul crée à partir de « rien », il se fait librement le Créateur du monde : il n’a pas par nature la possibilité de créer un tel monde, il la crée bien plutôt en tournant ses principes vers un monde possible. Le rien exprime ainsi la liberté de Dieu à l’égard de la charge franchement démiurgique que ces principes reçoivent de l’acte créateur. Ce qui s’explique par un acte (la création du monde) se dérobe justement à toute explication tirée de la nature de la substance divine. L’acte tranche sur la nature comme la liberté sur la nécessité. Dieu est précisément le « Supra-naturel », l’Übernatürliche dont parlent les leçons sur Le monothéisme (SW.XII, 44). Mais là ne s’arrête pas la portée signifiante de ce dogme si fameux. Car Schelling ne renonce pas à faire entendre aussi dans le ex nihilo le mQ un des Grecs. La création du monde est celle d’un étant, ou d’un ensemble d’étants, qui n’est pas impossible : pensé comme possible, le monde n’est pas encore, il est le non-étant. C’est en ce sens aussi que le monde est créé à partir du néant (= non-étant) : son effectivité présuppose

MEP.indd 460

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:26:56

reimp44892_int_461 Page 461

SCHELLING

461

bel et bien sa possibilité. Seulement, encore une fois, cette possibilité ne s’impose guère à Dieu de toute éternité : Dieu en est le principe souverainement libre. La même chose doit valoir de la matière informe (materia informis) : ce « fondement » nécessaire à la geste divine est lui-même tiré absolument « de rien » (aus nichts). Il n’est donc plus question d’un désir qui en Dieu s’engendrerait soi-même et lui échapperait. La première puissance n’est que si Dieu la veut. Il y a donc trois manières de comprendre le nihil, mais pour autant que prime le rien sur le néant. Schelling a renoncé à voir dans le pur rien un élément fatal au néant en tant que tel. Au lieu de l’annuler, le rien donne sa couleur au néant que suppose la création du monde : il fait voir en deçà du Dieu même qui crée le Dieu que n’effleure pas l’idée de la création. Comme si, au bout du compte, il y avait tout d’abord, immémorialement, en amont des puissances et du Dieu créateur, Dieu seul avec le rien, ou Dieu + le rien, c’est.à-dire Dieu tout court, à lui seul pour lui-même. Le testament de Schelling sur le Prius comme tel s’écarte toutefois de cette voie radicale qui vise à congédier, au commencement du tout, le néant en tant que tel. L’auteur des Âges du monde se trouve comme retenu, par la soif de l’existence, de céder totalement l’amorce du devenir au vouloir du Surêtre. On le voit revenir, dans ses derniers écrits, sur l’idée que le rien de la liberté divine serait à l’origine du surgissement magique de la possibilité d’un devenir créateur. La première puissance exerce sur sa pensée une attraction si forte qu’elle ne laisse pas en paix la volonté divine. Son impatience propre a besoin de l’impatience du néant comme principe qui, en dehors du temps, peut amorcer le temps. L’Überseyn présuppose l’Éternel comme tel, où Dieu ne se pense pas et ne se connaît pas, où il « est avant même que Lui-même le pense » (SW.XIV, 342). C’est dans l’Essence elle-même qu’il reçoit comme une grâce la perspective d’un monde, dans laquelle il commence à se connaître lui-même (SW.XIII, 267-268). Ce par quoi Dieu est Dieu ne consiste certes pas dans l’Un qui est le Tout, dans le fait que tout être n’est que l’être de Dieu. Mais Dieu n’est vraiment Dieu que dans l’acte par lequel il assume réellement la possibilité d’un monde créaturel. Le tout dernier Schelling donne sa préférence au Dieu même qui agit. Le Dieu libre de l’être, libre à l’égard de l’être, est encore et toujours un Dieu dans le concept (SW.XI, 558-567). La liberté s’éprouve dans l’actus en tant que tel. Le rien de la liberté demeure

MEP.indd 461

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:26:56

reimp44892_int_462 Page 462

462

DE L’IDÉALISME ALLEMAND À LA FIN DE LA MÉTAPHYSIQUE

inséparable du néant qui habite la substance divine. Schelling est avant tout le penseur du néant, s’il est vrai qu’à soi seul le rien demeure stérile pour penser le mouvement qui déplace les lignes. Alexandra Roux. BIBLIOGRAPHIE

Brito E., La création selon Schelling. Universum, Louvain, Leuven University Press, 1987. — « La création “ex nihilo” selon Schelling », Ephemerides Theologicae Lovenienses, 60 (1984), p. 298-324. Brown R. F., The later Philosophy of Schelling. The Influence of Bœhme on the Works of 1809-1815, Londres, Associated University Presses, 1977. Buchheim T., Eins von Allem. Die Selbstbescheidung des Idealismus in Schellings Stätphilosophie, Hambourg, F. Meiner, 1992. Challiol-Gillet M.-C., Schelling, une philosophie de l’extase, Paris, PUF, 1998. Courtine J.-F., Extase de la raison. Essais sur Schelling, Paris, Galilée, 1990. David P., De l’absolu à l’histoire, Paris, PUF, 1998. Ewertowski J., Die Freiheit des Anfangs und das Gesetz des Werdens. Zur Metaphorik von Mangel und Fülle in Schellings Prinzip des Schöpferischen, Stuttgart, Bad Cannstadt, F. Fromann, G. Holzboog, 1999. Fuhrmans H., Schellings Philosophie der Weltalter. Schellings Philosophie in den Jahren 1806-1821, Düsseldorf, L. Schwann, 1954. Jankélévitch V., L’odyssée de la conscience dans la dernière philosophie de Schelling, Paris, Alcan, 1933. Kasper W., Das Absolute in der Geschichte. Philosophie und Theologie der Geschichte in der Spätphilosophie Schellings, Mainz, Matthias-Grünewald-Verlag, 1965. Marquet J.-F., Liberté et existence. Étude sur la formation de la philosophie de Schelling, Paris, Gallimard, 1973. Schlanger J. E., Schelling et la réalité finie, Paris, PUF, 1966. Tillich P., Mystik und Schuldbewusstsein in Schellings philosophischer Entwicklung, Halle, C. Bertelsmann, 1912. Tilliette X., Schelling. Une philosophie en devenir, 2 vol., Paris, Vrin, 19922. — L’absolu et la philosophie. Essais sur Schelling, Paris, PUF, 1987. Vetö M., Le fondement selon Schelling, Paris, Beauchesne, 1977, rééd. Paris, L’Harmattan, 1992. — Les deux voies de l’idéalisme allemand, 2 vol., Grenoble, J. Millon, 1998-2000. Wieland W., Schellings Lehre von der Zeit, Heidelberg, C. Winter Universitätsverlag, 1956. Zeltner H., Schellings philosophische Idee und das Identitätssystem, Heidelberg, C. Winter Universitätsbuchhandlung, 1931.

MEP.indd 462

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:27:03

reimp44892_int_463 Page 463

1. SYSTÈME DE LA PHILOSOPHIE DANS SON ENSEMBLE ET DE LA PHILOSOPHIE DE LA NATURE (EXTRAIT)

System der gesammten Philosophie und der Naturphilosophie, § 34-42, éd. Cotta, SW.VI, 187-200 (« Non-être » traduit Nichtseyn, « néant » Nichts, et « rien » nichts).

§ 35. La totalité et le phénomène sont tous les deux posés d’une manière également éternelle, ou : autant le Tout est éternel, autant le phénomène l’est aussi, mais en tant que phénomène. (La dernière addition, pour écarter l’égale dignité des deux. Le Tout est absolument éternel, mais le phénomène n’est éternel que pour autant que le Tout est, bien qu’en même temps le phénomène soit immédiatement, éternellement, avec le Tout.)1 Démonstration. L’être et le non-être des choses se trouvent également de manière éternelle dans l’idée du Tout, l’être des choses comme idées, le non-être comme choses particulières. Mais ce non-être n’est non-être que relativement au Tout ; absolument considéré, il s’agit donc d’un non-être également absolu, mais non considéré absolument parlant, il s’agit d’un non-être non-absolu [189] mais seulement relatif ; ou dit autrement : est nié en tant qu’être absolu au regard du Tout ; mais il n’est pas nié en tant que nonabsolu : pour cette raison précise que par le Tout il est éternellement nié en tant qu’être absolu, il est plutôt posé comme être non-absolu, c’est-àdire comme non-vrai, et donc comme phénomène. 1. Sur ce point, voici ce qu’énonce le § 32 (SW . IV, 182-183) : « L’origine de toutes choses est, s’agissant de leur être (Seyn), une origine éternelle. Car entre Dieu et le Tout, et donc aussi entre Dieu et les choses en tant qu’elles sont dans le Tout, considérées selon leur position, ne peut prendre place aucun autre rapport que celui qui est conforme au principe de l’identité A = A. Car tout découle de l’idée de Dieu en vertu de la simple loi de l’identité. Or cette loi de l’identité contient une vérité éternelle, et est par suite aussi le rapport des choses à Dieu ; et parce qu’elles ne peuvent être qu’en Dieu et en vertu de l’affirmation infinie de Dieu, alors l’origine des choses à partir de Dieu est aussi une origine éternelle. »

MEP.indd 463

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:27:03

reimp44892_int_464 Page 464

464

DE L’IDÉALISME ALLEMAND À LA FIN DE LA MÉTAPHYSIQUE

Conséquence. L’idée et le phénomène de l’idée sont posés ensemble éternellement. L’idée une fois posée, son phénomène l’est immédiatement aussi, mais uniquement comme phénomène, c’est-à-dire que le phénomène n’est pas sans l’idée, il est uniquement pour autant que l’idée est, bien qu’il ne laisse pas d’être éternel lui aussi. L’idée le devance donc nécessairement selon le concept, sans le devancer selon le temps. Ainsi, si l’on exige de la philosophie qu’elle déduise le phénomène, alors elle ne peut le faire que pour autant qu’on lui demande de déduire le phénomène comme réalité positive. Mais l’exigence est-elle de déduire le phénomène seulement comme phénomène, comme n’étant pas une vraie réalité, alors assurément aucune déduction ne peut prendre place ici, précisément pour cette raison que le phénomène comme tel, c’est-à-dire comme être non-vrai, est nécessairement posé éternellement en tant qu’il est nié comme être vrai ou comme être absolu. – Après cela, nous avons à montrer avant tout, et dans ses déterminations précises, justement ce non-être relatif de la particularité, c’est-à-dire son être comme être nonabsolu qui est le même et fait un avec son non-être comme non-être absolu. § 36. Le non-être relatif du particulier, conçu comme non-être relatif eu égard au Tout, est l’être concret, effectif. Cette proposition serait à démontrer par le fait de montrer ce qui suit : ce que nous considérons comme des déterminations de la chose effective et singulière, et dans la réflexion même comme des déterminations positives de celle-ci, ne sont en vérité que des expressions de son non-être relatif ; dans cette mesure, pour reconnaître aussi dans la chose effective et particulière comme dans l’ensemble de ces déterminations quelque chose de positif, nous connaissons plutôt en vérité un pur nonêtre au regard du Tout ; le non-être, la négation est donc la véritable essence de cette chose ; c’est seulement ensuite que nous devrions [190] présupposer ces déterminations ou les extraire de la réflexion ; mais il est plus méthodique de déduire à l’inverse ces déterminations du concept présupposé de la chose singulière comme d’une chose dont la substance consiste dans un pur et simple non-être. D’où la brève démonstration qui suit. Un non-être relatif renferme en soi avant tout un être relatif. Ce

MEP.indd 464

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:27:11

reimp44892_int_465 Page 465

SCHELLING

465

qui, relativement à quelque chose, comme par exemple ici relativement au Tout, n’est-pas d’une manière absolue, peut, en tant que non rapporté à celui-ci, ne-pas-être de manière non absolue, car autrement il devrait être rapporté absolument à celui-ci. Mais en tant que non rapporté à celui-ci, il peut être aussi bien d’une manière non absolue, car ce qui n’est pas à proprement parler en tant que rapporté à un autre ne peut jamais ni à aucun égard être absolu. Par conséquent, non rapporté à celui-ci, il ne peut ni être absolument ni ne-pas-être absolument, c’est-à-dire qu’il peut seulement être relativement et ne-pas-être relativement. Le non-être relatif comprend donc en soi un être avant tout relatif, qui était le premier. En revanche, ce à quoi convient un être purement relatif est en partie et en partie n’est pas ; d’après cela, c’est un mixte de réalité et de négation, c’est un être limité, un quelque chose, un être concret, un être particulier, ou d’après l’usage courant de la langue, un être effectif. Mais, dans ces conditions, le particulier en tant que particulier est un non-être relatif par rapport à l’Idée ; d’après la démonstration conduite s’il est en partie être, il est donc aussi en partie non-être, et par suite également être concret ou effectif. Conséquence. La chose particulière effective est le phénomène de l’Idée. Car le phénomène est ce qui n’est pas vrai relativement à l’idée ou au Tout (§ 34). Mais dans ces conditions, la chose particulière concrète n’est, de fait, rien d’autre que le non-être relatif du particulier lui-même par rapport à l’idée, elle est donc phénomène. [...] § 41. La chose concrète est comme telle, ou avec ce par quoi elle est concrète, pur non-être relativement au Tout, mais justement dans ce non-être nécessairement en même temps réverbération ou reflet du Tout. – La première partie de la proposition est la conséquence de tout ce qui précède. La chose concrète en tant que concrète est pur non-être, c’est-à-dire que : ce qui en elle la rend concrète est pur non-être (pure impuissance), n’est rien de réel, rien en soi ; c’est précisément pour cela qu’elle n’est pas concrète en soi. Elle est toutefois l’affirmation infinie de Dieu, et assurément dans son infinité, elle est la position du Tout comme Tout, et donc aussi le Tout lui-même est ce par quoi le particulier est posé dans sa particularité comme non-être. Car d’après le § 31, la position absolue du Tout est justement immédiatement

MEP.indd 465

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:27:11

reimp44892_int_466 Page 466

466

DE L’IDÉALISME ALLEMAND À LA FIN DE LA MÉTAPHYSIQUE

une non-position relative du particulier comme tel1, c’est-à-dire que la position du Tout comme tel et la position du particulier comme non-être sont une seule et même position, ou sont un seul et même acte indivisible, la création éternelle de l’idée de Dieu par quoi le Tout est et le particulier n’est pas, par quoi le Tout comme Tout est posé et par quoi le particulier comme tel, relativement au Tout, se trouve posé comme non-réel. Or puisque la création éternelle est la position absolue du Tout, c’est-àdire qu’elle est le Tout lui-même par quoi le particulier est posé comme pur non-être, alors ce non-être est en tant que non-être, et précisément pour cette raison qu’il est non-être, expression du Tout, le Tout est en lui connaissable, non pas immédiatement, mais médiatement, c’est-à-dire par le reflet, par la réverbération : – et c’est ainsi que se trouve premièrement énoncée la signification complète du phénomène. Dans la mesure où elle retire et à nouveau dissout en elle-même toute particularité qui s’ensuit de l’idée de Dieu, l’affirmation infinie ne laisse derrière elle, comme l’éclair, que la forme privée d’âme, l’ombre, le pur néant du particulier ; mais c’est précisément dans ce néant que s’exprime le mieux le Tout comme substance éternelle, première née, et toutepuissante. De même que l’œil, tandis qu’il s’aperçoit lui-même dans le reflet, par exemple dans un miroir, se pose lui-même, se contemple lui-même uniquement dans la mesure où [198] il pose pour lui-même l’élément réfléchissant – le miroir – comme rien, de même il y a pour ainsi dire un acte de l’œil par lequel il se pose lui-même, se voit lui-même et ne voit pas l’élément réfléchissant, et ne le pose pas : il pose ou contemple le Tout lui-même, pour autant qu’il ne-pose-pas, ne-contemple-pas le particulier ; les deux sont un même acte en lui ; la non-position du particulier est une contemplation, une position de lui-même, et ceci est la présentation du mystère le plus haut de la philosophie : comment la substance éternelle ou Dieu n’est pas modifié par le particulier ou le phénomène, mais se contemple seulement lui-même et est lui-même comme l’unique substance 1. Voici, entre autres, ce qu’on peut lire au § 31 : « C’est par une seule et même affirmation, pour ainsi dire par un seul battement, que se trouvent posés le Tout et le particulier ».

MEP.indd 466

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:27:16

reimp44892_int_467 Page 467

467

SCHELLING

infinie. – Pour l’œil sensible l’élément réfléchissant ne disparaît à vrai dire que relativement, c’est-à-dire qu’il reste encore indépendant de lui ; par exemple pour le sentiment, ce qui disparaît devant le Tout à titre d’élément réfléchissant disparaît aussi absolument, et dans celui-ci Dieu ne contemple que lui-même comme la substance unique, éternelle, infinie. Déjà les Anciens disent : Dieu est tout œil, c’est-à-dire qu’il est le totalement voyant et le totalement vu ; sa vision est aussi son être et son être sa vision ; il n’y a rien hors de lui qui puisse être vu, mais il est luimême l’unique contemplant et l’unique contemplé.

2. LES ÂGES DU MONDE (EXTRAITS)

Die Weltalter. Fragmente. In den Urfassungen von 1811 und 1813, éd. par M. Schröter, Munich, Beck, 1946. Texte disponible en traduction française, in Les Âges du monde. Fragments, traduit et postfacé par Pascal David, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 1992. Nous proposons ici tout d’abord 1 / un extrait de la première version (1811), p. 14-16 ; trad., p. 26-29, puis 2 / un extrait de la seconde version (1813), p. 135-144 ; trad., p. 160-170. Nous avons reproduit la traduction française de P. David, dans le corps de laquelle figure entre crochets la pagination allemande. Les notes de l’éditeur sont signalées comme suit : N.d.É., celles du traducteur comme N.d.T. Nous en proposons d’autres qui sont de notre fait (sans signe particulier). Tout changement de traduction est signalé en note. Nous avons conservé la traduction de Nichts par le terme « néant ». Schelling distinguera entre le « rien » et le « néant », entre das Nichts et das Nichtseyende, entre ouk on et mè on (voir ci-contre le texte 3, extrait de l’Exposé de l’empirisme philosophique).

1. Les meilleures doctrines, toutes les doctrines supérieures sont sur ce point unanimes : l’être (Seyn) est déjà un état inférieur de l’essence (Wesen), et son état inconditionné et primitif est au-dessus de tout être. Chacun de nous a le sentiment que : qui dit être dit Nécessité. Tout être tend à se révéler et, dans cette mesure, à se développer ; tout étant (Seyende) a en lui l’aiguillon qui l’incite à progresser et à s’épandre, et renferme quelque chose d’infini qu’il aimerait exprimer ; car tout étant aspire à n’être pas seulement intérieur mais bien, au contraire, à être de

MEP.indd 467

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:27:17

reimp44892_int_468 Page 468

468

DE L’IDÉALISME ALLEMAND À LA FIN DE LA MÉTAPHYSIQUE

nouveau, à savoir extérieurement, ce qu’il est. C’est seulement au-dessus de l’être que la véritable, l’éternelle liberté a sa demeure. Liberté – tel est donc le concept affirmatif de l’éternité, ou de ce qui est au-dessus de tout temps. La plupart des hommes n’ayant jamais éprouvé cette suprême liberté, il leur semble que ce qui est suprême est un étant ou un sujet ; c’est pourquoi ils demandent : qu’est-ce qui peut bien être pensé au-dessus de l’être ? et se répondent à eux-mêmes : le néant (Nichts), ou quelque chose de semblable. [15] Assurément, c’est un néant, mais comme la liberté est un néant ; comme la volonté qui ne veut rien, qui ne désire aucune chose, à laquelle toutes choses sont égales, et qui de ce fait n’est mue par aucune. Une telle volonté est néant, et elle est tout. Elle est néant dans la mesure où elle ne désire pas devenir elle-même efficiente, ni n’aspire à aucune effectivité. Et elle est tout parce que c’est d’elle seulement, comme éternelle liberté, que vient toute force, parce que toutes les choses sont audessous d’elle et qu’elle règne sur tout, elle sur qui rien ne règne. La signification que revêt la négation est généralement très différente selon qu’elle se rapporte à l’intérieur ou à l’extérieur. Car la suprême négation en ce dernier sens ne doit faire qu’un avec la suprême affirmation au premier sens. Ce qui tout en soi ne peut avoir en même temps, pour cette raison même, en dehors de soi. Toute chose a des propriétés qui permettent de la reconnaître et de la saisir ; plus elle a de propriétés, plus elle est aisément saisissable. Ce qu’il y a de plus grand, en revanche, est sphérique, sans propriétés. Le goût, c’est-à-dire le don de distinguer, ne trouve aucun goût au sublime, aussi peu qu’à l’eau puisée à la source. Est roi, dit un Ancien, celui qui n’espère rien1, et qui ne craint rien. Aussi cette volonté-là est-elle appelée pauvre dans le spirituel jeu de mots d’un vieil écrivain allemand riche de vie inté-

1. N.d.T. : « Quel est cet Ancien ? “L’ ‘Ancien’ peut être tout ce qu’on veut, de l’Antiquité au XVIIIe siècle. L’idée de souveraineté est stoïcienne, le ‘royaume de l’âme’. Cette royauté sur les passions est notamment exprimée par Sénèque, lettre 114 à Lucilius. À partir de là il faudrait chercher dans le courant stoïcien, mais peut-être aussi dans la mystique de la Gelassenheit : Eckhart, Tauler, théologie germanique...”, nous écrit le P. X. Tilliette (5 juillet 1988). »

MEP.indd 468

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:27:22

reimp44892_int_469 Page 469

SCHELLING

469

rieure1, 2. C’est précisément pourquoi l’éternité, la plus pure absence d’efficience, est en elle-même la suprême essentialité. Mais comment nous y prendre pour décrire cette pureté ? Il nous suffit de nous enquérir de ce qui en l’homme précède tout être effectif, tout être conditionné ; car ce qui est suprême en l’homme, c’est en Dieu, comme en toutes choses, l’éternité proprement dite. Regardez enfant, ignorant en soi toute différenciation, et vous connaîtrez en lui une image de la plus pure divinité (Göttlichkeit). Nous avons déjà désigné ailleurs le Très-Haut comme la véritable unité absolue du sujet [16] et de l’objet, car il n’est ni l’un ni l’autre, et cependant il est l’un et l’autre en puissance. C’est la pure joie en soi-même, qui ne se connaît pas, les sereines délices, comblées d’elles-mêmes et ne pensant à rien, la calme intimité qui se réjouit de son non-être (nicht Seyn). Son essence n’est que bienveillance, amour et candeur. Elle est en l’homme la véritable humanité, en Dieu la déité (Gottheit). C’est pourquoi nous avons poser cette simplicité de l’essence au-dessus de Dieu, de même que quelques auteurs anciens3 ont parlé d’une sur-déité (Über-Gottheit), et à la différence sur ce point des modernes, qui, dans le zèle à tout prendre de travers, ont voulu à nouveau inverser cet ordre de préséances. Cette candeur n’est pas Dieu, 1. N.d.T. : « Voir Angelus Silesius, “la vie royale” (in Der Cherubinische Wandersmann, éd. Diogenes, p. 67) : Gib deinen Willen Gott, denn wer ihn aufgeben, Derselbe führt allein ein königliches Leben. (Donne ta volonté à Dieu, car qui l’a abandonnée, Celui-là seul mène une vie royale) Un autre distique s’intitule Armut ist göttlich, “Divine est la pauvreté”. » 2. N.d.É. : Cette volonté qui ne tient à rien, pour laquelle il n’y a rien qu’elle puisse vouloir, parce qu’elle se suffit à elle-même. 3. N.d.T. : Comme Angelus Silesius, L’errant chérubinique, I, 15. [On peut lire, en effet : Was man von Gott gesagt, das g’nüget mir noch nichts : Die Über-Gottheit ist mein Leben und mein Licht. La surenchère ici relève d’une démarche de théologie négative : « Ce qu’on a dit de Dieu ne me suffit encore : La Surdéité est ma vie, ma lumière », trad. R. Munier, Paris, Arfuyen, 1993, p. 19. La même surenchère affecte le néant même : Die Gottheit ist ein Nichts und Übernichts, « La Déité frêle est un Rien, un Sur-Rien » (ibid., p. 39), A. Roux.]

MEP.indd 469

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:27:22

reimp44892_int_470 Page 470

470

DE L’IDÉALISME ALLEMAND À LA FIN DE LA MÉTAPHYSIQUE

mais l’éclat de la lumière inaccessible en laquelle Dieu demeure, la dévorante intensité de la pureté, dont l’homme ne peut s’approcher que si son essence est d’une égale limpidité (Lauterkeit). Car, comme elle consume tout être en elle, comme en un feu, nul ne peut l’approcher qui est encore empêtré dans l’être. [...] Qu’est-ce qui a pu inciter cette félicité à abandonner (verlassen) sa pure limpidité pour sortir dans l’être ? – Telle est la formulation habituelle donnée à la question du rapport de l’éternité à l’être, de l’infini au fini. 2. L’éternité, par quoi nous comprenons la totalité, l’éternel étant et être non moins que ce qui les exprime (bien qu’encore implicitement) [136] tous deux – l’éternité, donc, n’est pas consciente d’ellemême. Les opposés ne peuvent se dissocier et pour cette raison ils ne peuvent pas non plus se rencontrer. L’étant ne s’oppose pas à l’être et ne se reconnaît pas en lui. L’être est lui aussi parfaitement indifférent à l’étant. Mais plus cette sérénité est intériorisée, plus elle est délicieuse en elle-même, d’autant plus doit s’engendrer dans l’éternité, sans qu’elle y soit pour rien et même à son insu, une calme aspiration à s’atteindre ellemême, à se trouver et à jouir d’elle-même, une impétuosité à prendre conscience dont elle-même cependant ne prend pas à nouveau conscience [...]. C’est une quête silencieuse [137] et tout à fait inconsciente, où l’Être (Wesen) reste en soi-même, et ce d’autant plus intimement, de façon d’autant plus profonde et inconsciente qu’il y a en lui de plénitude. Si nous avons pu dire de la volonté au repos qu’elle vient en premier, nous pouvons dire qu’une paisible et inconsciente quête de soi vient en second. Or dans la mesure où l’éternité est contrainte de se chercher ellemême inconsciemment, une volonté autonome s’engendre en elle, indépendamment d’elle, et sans non plus qu’elle en soit consciente, d’une façon pour elle inconcevable – une volonté qu’elle ne connaît pas encore, qui ne fait que pressentir l’éternité et cherche aveuglément l’essence sans y être pour rien, non pas comme volonté consciente mais comme volonté initialement inconsciente. Cette volonté s’engendre elle-même, elle est par conséquent une volonté inconditionnée, en soi toute-puissante. Elle s’engendre absolument, c’est-à-

MEP.indd 470

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:27:28

reimp44892_int_471 Page 471

SCHELLING

471

dire d’elle-même et par elle-même1. Elle a pour mère la nostalgie (Sehnsucht) inconsciente, mais qui n’a fait que la concevoir, car c’est elle-même qui s’est engendrée2. Elle ne s’engendre pas à partir de l’éternité mais dans l’éternité (pas autrement qu’une volonté qui s’engendre dans le cœur de l’homme, inconsciemment, sans intervention de sa part, une volonté qu’il ne produit pas mais qu’il ne fait que trouver et qui, une fois trouvée, devient dès lors le moyen pour lui d’extérioriser son intériorité). Comme elle ne s’engendre pas à partir de l’éternité tout en s’engendrant en elle, c’est volonté éternelle qu’il convient de l’appeler, et même la volonté éternelle (ewige Wille) purement et simplement, vu que la volonté qui ne veut rien n’était que le pur vouloir (Wollen) de l’éternité même. (Car à ce qui n’existe pas activement on ne peut, dit une vieille règle, attribuer aucun prédicat.) Gardons-nous de penser ici à une genèse ou à un commencement à partir d’un antécédent, car avant l’éternité s’engendrant elle-même l’éternité était comme un néant et de ce fait ne pouvait non plus rien précéder activement, ni être commencement de quoi que ce soit. Elle était, mais elle était ce qu’était ton Moi avant de se trouver et de trouver à s’éprouver ; elle était comme si elle n’était pas. Tout commencement qui commence de son propre chef n’est que par la volonté efficiente, laquelle, d’une façon que nous nous réservons de montrer, est à elle-même commencement. Elle s’engendre dans l’éternité mais à son insu et lui reste cachée quant à son fondement. Mais de cette façon l’éternité aussi lui demeure cachée 1. Schelling dit aussi de la volonté mobile, ou de la première puissance (l’équivalent du Grund) qu’elle est le vrai Prius, et cela sans se contredire. « Bien que nous posions la divinité primordiale et éternelle au-dessus de tout être, nous n’en affirmons pas moins de manière aussi déterminée la priorité de la nature relativement à l’existence efficiente manifeste » (p. 149 ; trad., p. 175). Voir, sur ce point, ibid., p. 134 (trad., p. 158), ainsi que les Recherches sur l’essence de la liberté humaine et les sujets qui s’y rattachent, SW . VII, 358 : « À l’intérieur du cercle d’où tout provient [...] tout se présuppose réciproquement [...]. Dieu porte en lui le fondement interne de son existence, qui le précède donc à titre d’existant ; mais en même temps, Dieu est à son tour le Prius du fond, dans la mesure où le fond lui aussi ne saurait être comme tel si Dieu n’existait pas actu » (trad. J.-F. Courtine et E. Martineau, in Schelling, Œuvres, Paris, Gallimard, 1980, p. 144-145). Dans les Recherches, c’est l’Ungrund (le « non-fond ») qui désigne l’Essence ; il est « l’être (Wesen) antérieur à tout fond et à tout existant, donc en général à toute dualité », SW . VII, 406 (trad., p. 187-188). 2. On peut lire dans les Recherches que « le premier commencement de la création est le désir (Sehnsucht) qu’éprouve l’Un de s’engendrer soi-même, ou encore la volonté du fond » (SW . VII, 395 ; trad., p. 178).

MEP.indd 471

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:27:28

reimp44892_int_472 Page 472

472

DE L’IDÉALISME ALLEMAND À LA FIN DE LA MÉTAPHYSIQUE

et lorsqu’elle s’engendre dans l’inconscience de son aspiration [138] elle ne sait pas vraiment ce qu’elle fait bien qu’elle ne soit plus absolument aveugle, car si elle cherche l’éternité, c’est mue non pas par la connaissance mais par un pressentiment et une indicible nostalgie. C’est pourquoi, bien qu’indépendante de l’éternité et même dans une certaine mesure opposée à elle, cette volonté ne supprime pas l’éternité, contrairement à ce que certains ont voulu se représenter : car elle est précisément la volonté qui veut l’éternité ; qui veut que la volonté qui ne veut rien devienne en tant que telle efficiente et à elle-même sensible. Il faut donc que l’éternité demeure, parce qu’elle la cherche et ne pourrait sinon la trouver. Et parce qu’elle la cherche, cette volonté ne peut jamais non plus devenir l’éternité elle-même, ce n’est éternellement qu’une volonté voulant l’éternité, et de l’éternité éternellement éprise. [...] Elle engendre l’essence au sens propre parce que l’essence avant elle n’était pas comme telle et parce qu’elle ne la pose pas en soi mais hors de soi, comme essence différente d’elle, sans attache avec [139] elle, et même par nature étrangère et opposée à elle. Comme, en l’occurrence, elle se reconnaît elle-même comme n’étant pas l’étant et dans cette mesure comme le non-étant, elle reconnaît au contraire l’essence, l’Affirmant comme l’étant proprement dit et en soi-même. Or c’est comme une telle volonté, niée par nature et se niant ellemême mais devenant dans cette négation éternel désir, position d’essence et de l’étant véritable, que se présente tout simplement la nature, et nous ne pouvons guère exprimer autrement la première volonté négatrice, ne serait-ce que dans la mesure où elle est force d’engendrement. Chacun a en mémoire ces expressions familières aux Anciens : la nature (ou, comme ils disent encore, la matière) est en son fond pauvreté, privation d’essence, extrême indigence, tout en étant continuellement avide de forme, d’esprit, d’essence, d’étant proprement dit ; alors qu’en revanche l’essence proprement dite avec laquelle la pauvreté désire s’accoupler est présentée comme la richesse, l’excédent même, comme ce qui se communique de façon surabondante et inépuisable1. [...] 1. N.d.T. : Voir Banquet de Platon, 203 b. Schelling pense peut-être également ici à Plotin, qu’il commence à lire à partir de 1804. Voir X. Tilliette, « Vision plotinienne et intuition schellingienne », in L’Absolu et la philosophie, Paris, PUF, 1987, p. 59-80.

MEP.indd 472

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:27:35

reimp44892_int_473 Page 473

SCHELLING

473

En règle générale, les hommes sont hostiles à la négation et montrent une prédilection naturelle pour l’affirmation. L’étant qui se communique et coule de source leur paraît évident, mais ce qui refuse, ce qui se nie, même si cela n’est pas moins essentiel et vient partout à leur rencontre sous diverses formes, ils ne peuvent le comprendre spontanément. La plupart des hommes sont ainsi faits que les choses leur paraîtraient bien plus simples si tout consistait en amour pur et simple et en pure bonté ; mais ils ne tardent pas à s’apercevoir bien plutôt du contraire1. Quelque chose de réfractaire fait partout irruption et tout un chacun sent cet élément autre qui pour ainsi dire ne devrait pas être et qui pourtant est, doit nécessairement être ; ce Non qui s’oppose au Oui, ces ténèbres face à la lumière, le tordu face au droit, la gauche face à la droite, ou quelles que soient les façons imagées dont on a cherché à exprimer cette opposition éternelle, mais il s’en faut de beaucoup que tout un chacun soit à même d’en donner une expression, voire de comprendre scientifiquement de quoi il retourne. C’est en particulier le concept de non-étant, ce véritable Protée, qui a toujours déconcerté et induit en erreur de bien des façons ceux qui l’examinaient. [141] Il est à peine besoin de rappeler que ce concept, tel qu’il est découvert ici, ne doit pas être confondu avec le concept antérieur du non-étant, celui qui nous a conduit à affirmer que le Très-Haut n’est pas susceptible d’être exprimé comme un étant. Car si le Très-Haut n’était pas un étant, c’est parce qu’il se situe au-dessus de l’étant ainsi que les Anciens ont pu eux aussi le dire (comme un ¤perpn). Alors qu’en revanche le non-étant dont il est question ici se situe au-dessous de l’étant. Et comme il n’apparaît qu’à une infime minorité que la véritable force réside dans la restriction et non dans l’expansion, et qu’il faut plus de force pour se refuser que pour se donner, il est bien naturel que tous les autres considèrent ce non-étant par soi-même, lorsqu’il se présente à eux sous une forme quelconque, comme privation de toute essence, comme un pur et simple néant, affirment en conséquence qu’il n’est nullement ni 1. Schelling reprend ici des thèses développées amplement dans ses propres Recherches de 1809, voir SW . VII, 375.

MEP.indd 473

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:27:35

reimp44892_int_474 Page 474

474

DE L’IDÉALISME ALLEMAND À LA FIN DE LA MÉTAPHYSIQUE

en aucune façon, et dénoncent, outrés qu’ils sont, la contradiction criante s’il se trouve une doctrine pour affirmer que ce non-étant, en tant précisément que non-étant, est. Nous ne nous arrêterons pas à ceux qui soulèvent ce genre d’objections, que notre déduction du non-étant suffit à écarter. Nous avons montré en effet qu’il se pose lui-même comme non-étant. C’est précisément en se refusant à être étant qu’il montre nécessairement sa suprême force, disons même plus précisément que c’est en cela qu’il s’avère être la force même, la puissance même. On sait que le divin Platon a déjà professé sous la forme de la généralité la plus haute la nécessité que le non-étant lui aussi soit, faute de quoi rien ne permettrait plus de distinguer la certitude du doute, ni la vérité de l’erreur. Ce que nous pourrions formuler quant à nous, à notre manière, de la façon suivante : la force de négation est l’être pour l’Être véritable ou étant ; or ne serait-ce que d’après son concept l’être ne peut pas être pareil que l’étant, il est par nature (du fait qu’il est son opposé) le non-étant, mais au grand jamais pour autant le néant (pour reprendre la traduction erronée du grec o£k sn, d’où semble provenir également le concept de création ex nihilo) : car comment se pourrait-il que ce qui est bel et bien soi-même l’être et la force de l’être fût le néant ? Il faut que l’être soit lui-même de nouveau. Il n’y a justement pas d’être pur et simple, il n’y a pas d’objectif pur et vide [142] dans lequel il n’y aurait rien de subjectif1. Ce que le non-étant n’est pas, c’est un étant subjectivement, il n’en reste pas moins qu’il est un étant non subjectivement. C’est relativement à ce non-étant subjectivement pris comme étant éminemment qu’il est non-étant, relativement à lui-même il n’en est pas moins un étant. Le non-étant n’est en lui que l’extérieur, ce qui de lui est manifeste à l’égard de ce qui est autre ; l’étant est seulement, quant à lui, l’intérieur, le latent. Inversement, et pour inférer provisoirement de l’opposé, l’être ou le négatif n’est dans l’étant que latent, tandis que l’étant, ou principe positif, y est manifeste et efficient. [...] En soi, assurément, seul l’étant est bien le connaissable, et le nonétant est bien le non-connaissable. Mais il n’est insaisissable que pour 1. Les considérations relatives à Platon et au refus inverse que la majorité des hommes oppose à la réalité du non-étant sont déjà exprimées dans la version de 1811, mais il est vrai, sous une forme beaucoup plus ramassée, p. 20 (trad., p. 32-33).

MEP.indd 474

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:27:42

reimp44892_int_475 Page 475

SCHELLING

475

autant que, et dans la mesure où il est non-étant, seulement pour autant et strictement dans cette mesure ; mais pour autant qu’il n’en est pas moins un étant en tant que non-étant, il peut bel et bien [143] être saisi et connu. L’étant et le non-étant ne sont pas deux en lui mais n’y sont qu’un seul et même être, considéré seulement sous deux faces différentes ; ce par quoi il est non-étant est précisément ce par quoi il est étant ; car il n’est pas non-étant par manque de lumière ou d’essence, s’il est non-étant c’est en tant que réclusion active, c’est en tant qu’active régression dans les profondeurs et le retrait, et donc comme force efficiente qui à sa façon doit être aussi un étant – et donc connaissable. [...] Sans rien savoir de l’éternité, la volonté qui est la première lointaine amorce de révélation se produit donc par elle-même, sans réflexion, mue par un pressentiment et une nostalgie obscurs, elle se pose elle-même comme niée, comme n’étant pas l’étant. Mais elle ne se nie qu’afin de parvenir à l’essence, elle est donc immédiatement, en vertu de cette négation, une quête et un désir éternels de l’essence, elle pose l’essence, par ce désir, comme étant en soi indépendamment d’elle, comme le Bien éternel lui-même, auquel seul il est accordé d’avoir l’être en soi-même1. Mais elle-même, la volonté de négation, se trouve par cette négation en opposition avec l’essence s’épanchant librement, rigueur contrastant avec la douceur, ténèbres s’opposant à la lumière, éternel Non en conflit avec le Oui. Mais ce qu’elle cherche, ou ce à quoi elle aspire, riche de pressentiment et à son insu, c’est l’indifférence2 ; par un effet progressif de sa force appétente, elle pose donc aussi pour soi-même l’indifférence, ou l’unité qui la délivre du conflit, au sein de laquelle elle peut se reconnaître comme ne faisant qu’un avec son contraire. Cette unité est Esprit, même si3 cet esprit est d’un degré inférieur ; car cela où être et étant (car c’est 1. Le Bien n’advient que si l’Essence est engendrée par une autre volonté, celle qui précisément veut quelque chose plutôt que rien, volonté transitive dont l’objet n’est rien d’autre que l’Essence elle-même. Le Bien est éternel, il est l’Essence révélée à elle-même par cette volonté qui sourd en elle sans elle. Le Bien n’est donc pas au-delà de l’Essence. C’est bien plutôt l’Essence qui est au-delà du Bien. 2. N.d.É. : l’éternité. 3. N.d.É. : parce qu’ascendant.

MEP.indd 475

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:27:42

reimp44892_int_476 Page 476

476

DE L’IDÉALISME ALLEMAND À LA FIN DE LA MÉTAPHYSIQUE

bien ainsi que se rapportent l’une à l’autre, [144] comme nous l’avons montré, la volonté de négation et l’Être affirmant qui est aussi une volonté) – cela où être et étant, ces deux volontés opposées, ce Oui et ce Non se différencient mutuellement et se reconnaissent comme appartenant à un seul et même Être1, cela est Esprit. Mais avec l’engendrement de l’Esprit, le but est nécessairement atteint ; car rien de supérieur ne peut être engendré. Ainsi, par un engendrement progressif de la première volonté désirante, la totalité des principes se réalise : car dans la force de négation, dans cette force retournant à l’intériorité, dans l’essence s’épanouissant en affirmation et dans l’unité active, libre et vivante des deux qui est Esprit, sont inclus tous les principes. Au-delà de l’Esprit, il n’y a plus d’engendrement ; c’est en Lui qu’elle repose, se saisit elle-même et accède à l’éternité, et pour cette raison précisément s’en tient là. Cet engendrement progressif peut être représenté comme une gradation. Si l’on pose le principe affirmant comme tel = A, le principe niant comme tel = B, la première volonté efficiente est certes dès lors en elle-même un étant, mais un étant qui se nie comme tel, et par conséquent un A qui comme tel se comporte comme = B (A = B). Tel est le commencement, telle est donc la première puissance (Potenz). Mais ce A ne se pose comme nié qu’afin de poser l’essence véritable comme indépendante de lui, comme libre et réelle ; or, dans la mesure où celui-ci se comporte comme l’étant d’un étant (A = B), il peut être considéré comme un étant à la seconde puissance2 = A2. L’unité, enfin, c’est-à-dire l’Esprit, ne peut être considérée, en tant qu’elle est l’Affirmant commun des deux, que comme Affirmant de la troisième puissance = A3. Tout engendrement est donc achevé en trois puissances et en passant par ces trois étapes la force d’engendrement parvient jusqu’à l’Esprit.

1. Le Oui et le Non, le Jah et le Nein, désigne l’expansion et la contraction d’une manière typiquement bœhméenne. Voir J. Bœhme, Quaestiones theosophicae, 3, 2-3. 2. Il s’agit toujours de A, du principe affirmant, mais cette fois-ci en tant qu’il est l’étant de A comme principe niant : il est l’étant de (A = B). Il se redouble pour s’affirmer comme tel (A), car il est la fin prochaine de (A = B) : (A = B) est, très directement, en vue de A2.

MEP.indd 476

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:27:49

reimp44892_int_477 Page 477

477

SCHELLING

3 . EXPOSÉ DE L’EMPIRISME PHILOSOPHIQUE (EXTRAIT)

Darstellung des philosophischen Empirismus, éd. Cotta, SW.X, 282-286. L’opuscule tout entier existe en traduction française dans Philosophie, 40, 1993, p. 7-23, et 41, 1994, p. 3-39, traduction de J.-L. Garcia. De l’extrait retenu nous proposons ici une nouvelle traduction. Nous avons rencontré un terme fort difficile à rendre dans notre langue, celui d’Unseyende. Or, il est essentiel dans la déclinaison que ce texte présente du néant schellingien. À moins de ne pas le traduire, on ne peut que le rendre par un néologisme. Ce que nous avons fait, à demi satisfait : on le trouvera traduit par le terme « inétant ». Les notes en bas de page sont toutes de notre main.

– Nous nous sommes d’abord débarrassés de l’être comme corrélat nécessaire et éternel ; à présent ce sont les puissances, du moins comme puissances, qui doivent disparaître aussi1. La valeur comme la signification de ce développement vous paraîtront évidentes si je vous rappelle à ce propos qu’en réalité une création à partir 1. Schelling fait allusion ici à l’étape précédente de sa démarche régressive vers un Dieu dignement défini comme supra-empirique, ou absolument libre. Cette étape a permis de promouvoir un concept où Dieu est défini abstraction faite de l’être. En effet, poser Dieu comme Seigneur (SW . X, 261), c’est du même coup poser ce dont il est Seigneur, très exactement l’être. Poser Dieu en ces termes, c’est donc poser aussi l’être comme corrélat nécessaire de Dieu, coéternel à Dieu (même si Dieu inclut l’être) : « Sciemment, nous posons seulement le Seigneur de l’être ; mais puisque nous posons ce dernier, il faut bien que nous posions également l’être lui-même » ; or l’être est « ce qu’on ne peut pas ne pas poser », il est « ce qui ne peut pas ne pas être, ce que nous ne posons pas à proprement parler » (étant entendu qu’il n’est pas sur le mode effectif : il est le pouvoir-être) ; par conséquent, nous le posons « sans le vouloir » (SW . X, 262263). Dieu est ainsi conçu comme « maître » de poser l’être en dehors de la limite (ou en dehors de soi), de le reconduire dans la limite (à soi), et de le maintenir dans cette limite. Mais l’être n’en reste pas moins présupposé en Dieu, Dieu en est tributaire. Il convient de s’élever à une détermination plus libre de l’essence de Dieu. C’est ce que réalise la promotion de Dieu comme « cause absolue » (SW . X, 278). Et c’est cette promotion qui vient d’être accomplie. Il est acquis, dès lors, qu’afin de poser l’être en dehors de la limite, Dieu n’a qu’à le vouloir. Il se définit donc par cette volonté, non pas en tant qu’elle doive nécessairement poser l’être hors de soi, mais en tant que c’est d’elle que dépend tout devenir (SW . X, 277). Mais le concept de cause n’en reste pas moins encore comme tel insuffisant : en lui est contenue l’idée d’une relation à un être possible (l’être justement créé).

MEP.indd 477

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:27:49

reimp44892_int_478 Page 478

478

DE L’IDÉALISME ALLEMAND À LA FIN DE LA MÉTAPHYSIQUE

de rien (aus nichts) est enseignée dans la religion révélée. À ce concept ne s’oppose pas seulement la théorie du corrélat ; s’y oppose également la seconde théorie qui posait en Dieu comme des puissances les principes du devenir. La création à partir de rien (creatio ex nihilo) ne peut donc signifier rien d’autre que la creatio absque omni praeexistente potentia – création sans aucune puissance préexistante et sans aucune puissance qui ne serait pas d’abord posée par la volonté du créateur lui-même. On pourrait sans doute objecter différentes choses contre le concept de la création à partir de rien. [283] On pourrait dire d’abord : ce fait qu’une création à partir de rien est la croyance générale et le seul enseignement révélé, ne préjuge en rien de la vérité philosophique de cette représentation. C’est vrai. Mais l’existence de cette représentation nous montre qu’en dehors des deux seuls points de vue qui, jusqu’alors, furent tenus pour possibles1, se trouve donnée une troisième possibilité, à savoir la possibilité de rompre avec le concept d’une quelconque (car la manière est ici totalement indifférente) puissance préexistante, et cette troisième possibilité du moins ne peut en aucun cas être laissée à l’écart, sans discussion. On pourrait assurément encore chercher des subterfuges et presque remarquer que la doctrine repose finalement tout entière sur l’ambivalence fréquemment soulignée par nous-mêmes de l’expression “le non-étant” (das nicht Seyende) ; le rien (das Nichts) à partir duquel tout est créé en dehors de Dieu selon la doctrine révélée peut être tout aussi bien seulement le non-étant (das nicht Seyende) que le non-étant (das Nichtseyende), tout aussi bien le simple mQ un que le o£k un. Sur la différence de ces deux particules néantisantes (negirenden) les grammairiens ne paraissent pas être parfaitement au clair ; je devais, pour me les rendre claires, finalement prendre pour refuge mes propres concepts philosophiques. C’est conformément à ces derniers que je veux m’expliquer de la manière suivante. Le mQ un est le non-étant, qui est seulement non-étant, dont seul l’être effectivement étant est nié, mais dans lequel se trouve encore la possibilité d’être étant ; puisqu’il a encore l’être comme possibilité devant lui, il est donc, assurément, le non-étant, mais n’est pas tel qu’il ne pourrait pas être l’étant. Quant à l’o£k un, il est le 1. Ce sont ceux que nous avons évoqués dans la note précédente. Le premier n’atteint Dieu que comme « Seigneur de l’être », le second comme « cause absolue ».

MEP.indd 478

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:27:56

reimp44892_int_479 Page 479

SCHELLING

479

non-étant complet et en tout sens ; autrement dit, il est ce dont est nié non pas seulement la réalité de l’être, mais tout autant l’être en général, par conséquent aussi la possibilité. Au premier sens, ou dans l’expression mQ un, ne se trouve niée que la position, l’acte de poser effectivement l’être – mais ce dont il y a négation doit bien être d’une certaine manière. Au second sens, dans l’expression o£k un, la négation se trouve affirmée et même posée. Que la différence de ces deux particules revienne en général effectivement à cela, je crois pouvoir le conclure de ce fait que [284] le mQ est employé exclusivement à l’impératif, par suite là où il est question de quelque chose que l’on a encore devant soi, qui simplement ne s’est pas produit et n’est donc pas posé, mais qui peut se produire. Lorsque je dis : ne fais pas ceci, cela veut dire tout aussi bien : ne laisse pas venir à se poser une telle action ; dans l’esprit de qui se trouve interpellé je ne nie donc que la position, la réalité de l’action, mais je présuppose sa possibilité, car autrement je ne lui dénierais pas celle-là. Encore un autre exemple ! Si quelqu’un a formé le projet d’une action, par exemple d’un crime, et qu’il ne l’a pas réalisée, alors je pourrais dire simplement, dans un bon grec : mQ CpoBhse1, car simplement il ne l’a pas faite, c’est seulement l’exécution, l’être-accompli effectif, la position qui est niée ; mais si un crime était commis, et que l’auteur était suspecté, on devrait dire nécessairement de celui qui n’en avait pas formé une seule fois le projet, et en qui donc se trouve niée la possibilité : o£k CpoBhse2. On pourrait donc soutenir que la formule de la création à partir de rien est née tout simplement de l’incompréhension du grec mQ un qui signifie, non pas le rien, c’est-à-dire le non-étant à proprement parler, mais le nonétant3. Seulement, ceci étant adopté – je ne pourrais pas l’admettre ; car 1 / dans le passage principal dont on dérive le dogme de la création à par1. C’est-à-dire : il ne l’a pas fait. 2. Même traduction, mais sous-entendu : il n’avait pas la possibilité (ou l’intention) de le faire. 3. Car Dieu qui a créé le monde avait, en quelque sorte devant lui, la possibilité de le créer. Et s’il l’a créé, c’est à partir de cette possibilité. Schelling suggère donc ici que l’on puisse comprendre la création ex nihilo comme se faisant à partir de la possibilité d’un monde, c’est-àdire du seulement non-étant. Mais il va montrer que cette compréhension est très insuffisante, qu’elle ne rend pas justice au sens qui préside à ce théologoumène.

MEP.indd 479

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:27:56

reimp44892_int_480 Page 480

480

DE L’IDÉALISME ALLEMAND À LA FIN DE LA MÉTAPHYSIQUE

tir de rien, est employé effectivement o£k un, et non mQ un1 ; 2 / je ne peux pas admettre à propos de ce concept, comme à propos de maints autres concepts essentiellement chrétiens, qu’il soit dérivé uniquement de passages particuliers ; s’il n’appartenait pas au tout de la mentalité chrétienne, il n’aurait pas du tout été déduit de ce passage couramment mentionné pour cela ; mais même si l’on admet que le concept est originellement produit par une fausse traduction du mQ un, alors la question ne porte pas du tout sur la première occurrence du concept2 ; elle porte sur le concept lui-même ; or celui-ci va décidément dans le sens : que pour la création parfaitement libre, plus rien ne doit être présupposé ; le mQ un, le seulement non-étant ne doit pas être présupposé – par conséquent non plus aucune puissance, aussi peu celle qui serait admise dans le créateur que celle qui le serait en dehors de lui. On pourrait aussi alléguer que dans la langue française [285] par exemple, le rien au sens propre, le o£k un, est exprimé par un mot particulier (rien*), alors que le simple non-étant l’est par un autre (le Néant*). Or si on voulait dire en conséquence qu’il est incertain en quel sens la création à partir de rien est entendue, alors je répondrais que ceci n’est pas douteux car cela peut être exact dans les deux sens3 : que Dieu a créé le monde à partir de rien (de rien*), et qu’il l’a tiré du non-étant (du néant*) ; d’après la représentation généralement admise, les deux sont exacts. Car l’étoffe immédiate dont le monde a été tiré et pour ainsi dire créé, la materia informis que les défenseurs de la création à partir de rien établissent comme fondement de la création formée et façonnée d’après un modèle, celle-là est précisément le Néant*4, nous pourrions dire l’inétant (Unseyende), assorti de la signification de ce qui ne doit pas être (das nicht seyn Sollendes), pour autant justement que cet être aveugle et sans limite doit être toujours plus refoulé dans la création. De cette manière, nous obtenons trois concepts : 1 / le concept du o£k un, du non-étant, du rien 1. Il s’agit certainement du seul passage qu’on trouve dans l’Ancien Testament qui parle d’une création à partir du néant (2 M . 7, 28) : « Regarde le ciel et la terre, contemple tout ce qui est en eux, et reconnais que Dieu les a créés de rien. » 2. Il s’agit du concept de la création ex nihilo, et de son occurrence originelle. 3. Sous-entendu : le premier sens, qui est le plus radical, ne doit pas être exclu ! 4. Les termes suivis d’un astérisque sont en français dans le texte.

MEP.indd 480

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:28:04

reimp44892_int_481 Page 481

SCHELLING

481

proprement dit ; 2 / le concept du mQ un, de ce qui est simplement nonétant1 ; 3 / le concept de l’étant, mais comme devant ne pas être, par conséquent que nous pourrions nommer en allemand, Unseyende, l’inétant – un tel inétant est notre B dont il est seulement incertain qu’il puisse être admis comme puissance en Dieu, mais dont il n’est pas incertain que comme étoffe, et donc comme puissance matérielle de la création effective, il doive être pris pour fondement. En tant que pure présupposition, en tant que ¤pokeBmenon de la création effective, cet être aveugle n’est pas encore quelque chose, il n’est pas quelque chose de déterminé et de limité, il n’est pas un véritable étant, mais il est un être non maître de lui-même dont la subsistance lui vient d’abord de son opposé ; il n’est quelque chose que dans le surpassement constant, dans la mesure où il est limité ou de nouveau posé intérieurement. La vraie doctrine de la création à partir de rien connaît donc fort bien aussi ce Néant*, ce rien2, mais elle le considère comme un tirant son origine de rien* ; il est pour elle la possibilité immédiate de l’être effectif, mais elle n’admet pas que cette puissance préexiste de quelque manière que ce soit3. [286] Cette représentation d’une création à partir de rien ne se laisse donc pas si facilement congédier4. En vérité, elle ne demande qu’à être éclaircie. Si nous admettons une création à partir de rien, les puissances peuvent être alors, non pas des suites du concept divin, mais uniquement des suites de la volonté divine. Par là est en effet énoncé ce fait qu’elles ne sont pas en lui [en Dieu] à titre de puissances (originellement et indépendamment de sa volonté). Mais il n’est pas dit qu’elles ne sont pas en lui comme non-puissances (Nichtpotenzen), comme différences en général qu’il regarde et active de son plein gré comme puissances (comme possibilités d’un autre être) uniquement parce que cela 1. Qui correspond au monde seulement possible, ou non-(encore)-étant. 2. À ne pas confondre toutefois avec l’o£k un, auquel Schelling réserve par ailleurs le terme français « rien ». Nous aurions pu traduire ce Nichts par nihil. 3. Dans la représentation de la création ex nihilo, ce n’est donc pas simplement le monde comme possible qui se trouve suspendu, c’est aussi le fondement de sa création. Schelling démontre ainsi que le nihil désigne non seulement le mQ un, mais également l’o£k un. 4. Ce qu’il fallait démontrer. Schelling est parti de l’objection d’après laquelle la création ex nihilo pourrait bien être sans vérité ni grande portée spéculative, et il s’est attaché à la démanteler.

MEP.indd 481

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:28:04

reimp44892_int_482 Page 482

482

DE L’IDÉALISME ALLEMAND À LA FIN DE LA MÉTAPHYSIQUE

lui plaît1. Il en fait des puissances, elles n’en sont pas d’abord. Une fois admis ce fait qu’elles ne sont pas en lui à titre de puissances, une question se pose néanmoins : comment sont-elles en lui ? Et reste à savoir si l’empirisme a encore une réponse là-dessus. Assurément, l’empirisme peut répondre : si elles ne sont pas en lui à titre de puissances, à titre de possibilités d’un autre être, d’un être extérieur à lui – car c’est seulement dans cette mesure qu’elles s’appellent puissances –, si donc elles ne sont pas à titre de possibilités d’un être extérieur à lui, et puisque celui-ci ne peut être pensé que comme un être devenant, alors nous pouvons dire aussi que, puisqu’elles ne sont pas non plus en lui à titre de puissances d’un devenir, elles ne sauraient être en lui que comme les déterminations d’un être, et sans doute uniquement comme les déterminations d’un être présent, par conséquent de son propre être ; elles ne sauraient être en lui que comme des déterminations purement immanentes (se rapportant à lui-même), et non comme des déterminations transitives (se rapportant à quelque chose d’extérieur à lui). Par là nous aurions donc, pour la première fois, supprimé toute relation de Dieu à l’extérieur. Dieu serait l’étant qui est absolument et purement en lui-même, complètement replié sur lui-même, substance au sens suprême du terme, totalement libre de toute relation. Mais pour cette raison précise que nous considérons ces déterminations comme purement immanentes, ne se rapportant à rien d’extérieur à lui, la tâche s’impose dès à présent aussi de les concevoir à partir de Lui, c’est-à-dire de le concevoir comme leur Prius et donc en général comme le Prius absolu. Dans ses ultimes conclusions, l’empirisme nous mène ainsi lui-même au supra-empirique.

1. À titre de puissances, elles sont « en plus de Dieu » (außer, præter), sans être pour autant « absolument Non-Dieu (Nicht-Gott) ». Elles rendent ainsi pensable le polythéisme. Voir les leçons sur Le monothéisme, SW . XI, 96-100.

MEP.indd 482

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:28:10

reimp44892_int_483 Page 483

B E R GS ON

« En règle générale, remarquait Schelling, les hommes sont hostiles à la négation et montrent une prédilection naturelle pour l’affirmation »1 : cette propension pourrait bien constituer le secret levier de la célèbre critique bergsonienne de l’idée de néant incluse dans L’évolution créatrice en une digression qui constitue, par son autonomie, un véritable traité « De nihilo ». « Traité » dont les conclusions restent toutes négatives : l’idée de néant n’est qu’une pseudo-idée, elle-même issue d’un faux problème. Mais on aurait tort de s’en tenir aux seules conclusions de Bergson sans suivre les ramifications complexes de sa pensée ; d’isoler sa conclusion sans en apercevoir tout l’arrière-plan ; de s’arrêter à ce qu’il rejette, sans saisir ce qu’il avance. Le contexte général de ce passage est celui d’une critique de la métaphysique : par « métaphysique », Bergson entend l’ensemble de la tradition philosophique qui, de Parménide à la physique moderne, a ignoré la durée comme création d’imprévisible nouveauté et l’a réduite au temps spatialisé ; qui a privilégié l’intelligence industrieuse et pratique au détriment de l’intuition ; et qui, ainsi détournée de l’expérience, de « l’étoffe même des choses », du surgissement de nouveauté qui se produit à 1. Schelling, Les Âges du monde, voir supra, p. 473.

MEP.indd 483

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:28:10

reimp44892_int_484 Page 484

484

DE L’IDÉALISME ALLEMAND À LA FIN DE LA MÉTAPHYSIQUE

chaque instant dans la durée, qui est la durée même, a ignoré la vie comme élan créateur, l’a enfermée dans l’antithèse stérile du mécanisme et du finalisme – comprenant la création sur le modèle de la fabrication. La métaphysique a ainsi forgé de toutes pièces deux « pseudoproblèmes » sources d’angoisse et de vertige, dont le premier est celui de l’être et du non-être ; car il n’y a pas, pour Bergson, de problème de l’être sans problème du néant, et vice versa : « Le premier [de ces problèmes] consiste à se demander pourquoi il y a de l’être, pourquoi quelque chose ou quelqu’un existe [...] Il ne se pose que si l’on se figure un néant qui précéderait l’être. On se dit : “Il pourrait ne rien y avoir”, et l’on s’étonne alors qu’il y ait quelque chose – ou Quelqu’un. Mais analysez cette phrase : “Il pourrait ne rien y avoir.” Vous verrez que vous avez affaire à des mots, nullement à des idées, et que “rien” n’a ici aucune signification. “Rien” est un terme du langage usuel qui ne peut avoir de sens que si l’on reste sur le terrain, propre à l’homme, de l’action et de la fabrication. “Rien” désigne l’absence de ce que nous cherchons, de ce que nous désirons, de ce que nous attendons. »1 Telle est donc la toile de fond sur laquelle se détache la critique du néant. Le vertige devant le « rien » que suscite la célèbre question leibnizienne n’est qu’un artefact de notre intelligence : nous pensons qu’il faut aller du vide au plein (ce qui est la marche naturelle de notre action, qui aspire à réaliser ce qui n’est pas, ou pas encore), passer par le néant pour parvenir à l’être, et par suite, nous concevons celui-ci comme produit par un Grand Artisan, et nous nous demandons comment un tel Principe a pu lui-même venir à l’existence. Questions vides de sens. La critique de l’idée de néant se révèle, ainsi, entièrement solidaire des grandes dichotomies bergsoniennes (durée/temps spatialisé, intuition/intelligence, spéculation/action, élan vital/mécanisme et finalisme), elle se confond avec une critique de la métaphysique dans son ensemble. Mais cette critique a sa contrepartie positive. Pour Bergson, le philosophe n’est pas celui qui résout d’anciens problèmes, mais celui qui en formule de nouveaux. De même, ici, on ne comprendrait rien à cette critique conjointe de l’être et du néant tels qu’ils sont légués par la tradition à la pensée bergsonienne, si 1. Bergson, La pensée et le mouvant, in Œuvres [1959], p. 1336-1337.

MEP.indd 484

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:28:15

reimp44892_int_485 Page 485

BERGSON

485

l’on ne s’avisait qu’elle fait fond sur une conception toute différente de l’être comme mobilité, jaillissement créateur, vie, élan ininterrompu, nouveauté sans cesse renouvelée. Car, comme le souligne Merleau-Ponty, « la durée n’est pas seulement changement, devenir, mobilité, elle est l’être au sens vif du mot. Le temps n’est pas mis à la place de l’être, il est compris comme être naissant, et c’est maintenant l’être entier qu’il faut aborder du côté du temps »1. Mais alors, s’il ne s’agit pas de critiquer sans plus l’idée d’être – par l’intermédiaire de celle de néant –, mais bien d’inaugurer une nouvelle compréhension de l’être, la question centrale qui se fait jour, pour qui veut entrer dans ce texte, est la suivante : Bergson a-t-il congédié l’idée d’ « être » et de « néant » en général, ou bien la cible réelle de sa critique n’est-elle qu’une conception déterminée de l’être et du néant, celle qu’il reçoit en legs de la métaphysique ? Cette ambivalence traverse en réalité tout le texte et ouvre sur deux lectures possibles. Selon la première, Bergson apparaît comme l’héritier de la métaphysique médiévale et moderne : il se situe au terme d’un itinéraire de pensée qui prend son essor de la thèse de l’univocité de l’étant (Duns Scot) et, à travers le tournant transcendantal kantien et le rejet de l’ontologie, aboutit à la thèse de Nietzsche selon laquelle l’être doit être rangé au nombre des « notions “les plus hautes”, c’est-à-dire les plus générales, les plus vides, les dernières vapeurs de la réalité volatilisée »2, donc se réduit à un flatus vocis. Car, s’il est bien une chose que Bergson ne questionne pas tout au long de sa critique de l’idée de néant, c’est bien que le néant se réduise à une idée, c’est-à-dire à une représentation dont il s’agirait de retracer la genèse psychologique. Mais d’où lui vient cette assurance ? N’est-ce pas de toute cette histoire qui, à partir de Duns Scot et en passant par Suarez, Alsted, Wolff, Baumgarten, Kant, Diderot, a mesuré l’être à l’aune de la représentation, et, voyant dans l’ens (ou la res) le concept le plus universel, aperçoit dans le nihil, avant tout, un concept contradictoire (nihil negativum) ? Dès lors, la portée de sa critique s’en voit singulièrement restreinte ; elle ne porte que sur l’idée de néant – et corréla1. Merleau-Ponty [2001], p. 300. 2. F. Nietzsche, Götzen-Dämmerung, trad. J.-C. Hémery, Crépuscule des idoles, in Œuvres philosophiques complètes, t. VIII, Paris, Gallimard, 1974, p. 77.

MEP.indd 485

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:28:22

reimp44892_int_486 Page 486

486

DE L’IDÉALISME ALLEMAND À LA FIN DE LA MÉTAPHYSIQUE

tivement, l’idée d’être : si le néant est une idée, argumente Bergson, il est déjà appel à la pensée qui le pense, idéat d’une idéation – et il n’est donc pas rien. Quand la critique prend son essor, comme bien souvent en philosophie, tout s’est déjà joué en coulisse. Selon la seconde ligne d’interprétation, Bergson est bien moins prisonnier de la métaphysique qu’on ne l’a dit : il inaugure une nouvelle conception de l’être comme temporalité. Il est beaucoup plus près de Heidegger que de l’ancienne philosophie. On ne peut manquer d’être frappé, en effet, par les convergences de ces passages de L’évolution créatrice avec « Qu’est-ce que la métaphysique ? » en dépit de leur opposition de fond : la question leibnizienne congédiée par Bergson au début de son texte reparaît à la fin de celui de Heidegger « en un tout autre sens » que chez Leibniz ; le vertige de l’angoisse, exorcisé par le premier, est promu chez le second au rang d’épreuve fondamentale du rien comme tel ; mais surtout, ici et là, l’explication avec la métaphysique sert de fil conducteur à l’enquête, et puise ses ressources dans une analytique du temps. Tout se passe alors comme si, malgré l’inversion que Heidegger fait subir aux formules de son prédécesseur, il ne pouvait avancer ses propres thèses que sur fond de cette compréhension de l’être « au sens vif du mot » que Bergson a inaugurée, comme s’il brodait sur le canevas de ce dernier un motif différent et même antithétique. Comme s’il demandait, en substance, à Bergson : est-ce bien le néant des scolastiques qui est propre à susciter l’angoisse ? Et du coup, pourrait-on s’interroger, si l’être est compris par Bergson, sur fond de durée et non plus sur fond de néant conçu, n’y a-t-il pas un sens positif du néant que Bergson devrait reconnaître pour être entièrement cohérent avec lui-même, un néant non pas en arrière de l’être (le néant de la contingence du choix divin) mais « un néant en avant de l’être », comme l’a appelé J. Delhomme1, c’est-à-dire le néant du futur ? Sinon, comment penser que la durée soit, non point réalisation de possibles préexistants, mais imprévisible création et création d’imprévisible ? Comment penser que le présent soit absolument neuf ? N’est-il pas nécessaire, alors, que le présent jaillisse à la rencontre du rien – puisque aucun possible préalable n’est à sa mesure ni n’en fournit 1. J. Delhomme, Vie et conscience de la vie, Paris, PUF, 1954, p. 178.

MEP.indd 486

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:28:31

reimp44892_int_487 Page 487

BERGSON

487

l’empan ? En d’autres termes, à la nouvelle conception de l’être comme surgissement de nouveauté ne doit-on pas faire correspondre une compréhension renouvelée du néant ? Non qu’il faudrait ramener Bergson à on ne sait quel « heideggérianisme » officiel ; ces questions surgissent de la chose même. Du coup, la critique du néant de Bergson ne viserait qu’un certain néant, un fantôme de néant, une chimère héritée de la métaphysique d’École ; elle serait moins « allégrement superficielle » que ne l’a cru Jean Beaufret1. Le texte de Bergson est plus riche par les questions qu’il soulève que par ses réponses effectives. Car, il faut bien le reconnaître, sa démonstration tourne court. Il faut en dire un mot. Si je me figure pouvoir anéantir toutes choses par la pensée, argumente Bergson épousant le mouvement du cogito cartésien, je me dupe moi-même : car il faut à cette abolition un spectateur et à cette pensée un penseur. Un néant pour l’imagination est une imagination du néant, donc c’est encore quelque chose ; un néant pour l’intellect est une intellection du néant, et donc ce n’est pas rien. Même si nous pouvions abolir en pensée notre pensée, nous nous placerions implicitement du point de vue d’une autre conscience assistant à l’évanouissement de la nôtre ; l’imagination de la mort ne nous fait pas encore sortir de l’être, car il demeure toujours un spectateur fictif qui veille sur nous et nous veille : Levinas s’en souviendra, dans des pages sur l’ « horreur de l’être » et l’ « il y a »2. Mais qu’a-t-on démontré au juste ? Le néant se réduit-il à son « idée » ou à son « image » ? L’abolition en idée équivaut-elle à l’abolition tout court ? Or, Bergson ne veut rien savoir de la destruction, de la perte, de la disparition, comme le montre son analyse du « néant partiel ». Je peux me représenter aboli n’importe quel objet extérieur ; à l’endroit où il était, il n’y a plus rien ; « plus rien de cet objet, sans aucun doute, rétorque Bergson, mais un autre a pris sa place ». Cet axiome selon lequel « supprimer une chose consiste en fait à lui en substituer une autre » sous-tend toute son argumentation. Il est 1. J. Beaufret, De l’existentialisme à Heidegger, Paris, Vrin, 2000, p. 107. 2. E. Levinas, De l’existence à l’existant, Paris, Vrin, 1990, notamment p. 98-105. Levinas souligne lui-même ce rapprochement : « Lorsque, dans le dernier chapitre de L’évolution créatrice, Bergson montre que le concept de néant équivaut à l’idée de l’être biffé, il semble entrevoir une situation analogue à celle qui nous mène à la notion de l’il y a » (p. 103).

MEP.indd 487

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:28:38

reimp44892_int_488 Page 488

488

DE L’IDÉALISME ALLEMAND À LA FIN DE LA MÉTAPHYSIQUE

issu d’une description physique des choses : « Il n’y a pas de vide absolu dans la nature. » À supposer que cette affirmation soit vraie en physique (que faut-il entendre exactement par « vide » ?), il reste encore à se demander si elle apporte une réponse quelconque au problème posé, celui de ce que nous appelons, dans le langage commun (il n’y en a pas d’autre) une « abolition », une « destruction ». Bergson, paradoxalement, se fait ici l’allié d’une doctrine qu’il a combattue tout au long de son œuvre, la doctrine positiviste. Mais on peut faire remarquer : premièrement, que le vocabulaire de la suppression, de l’abolition, de l’absence ou même de la substitution ne relève nullement de la physique en tant que telle mais de notre expérience ordinaire des choses ; deuxièmement, que Bergson semble ici en contradiction avec sa propre doctrine du caractère qualitativement unique de chaque moment de la durée. En effet, si on se replonge dans la durée pure, alors, les choses que nous avons perdues, les êtres, les situations disparues, justement parce qu’ils sont qualitativement uniques, ne peuvent jamais donner lieu à une substitution. Un ami, un moment de notre vie passée sont-ils jamais « remplacés » ? Non, et cela, précisément, en vertu de leur caractère qualitativement unique. Bergson raisonne ici, à propos de l’idée du néant, en termes physiques, donc purement quantitatifs, alors même qu’il ne cesse de rappeler ailleurs le caractère qualitatif de notre expérience, en tant qu’expérience qui dure1. Dans tous ces développements se fait jour une véritable incapacité à penser le phénomène de l’absence, identifié à ce que Bergson appelle « néant partiel ». Le néant de l’absence équivaudrait, d’un point de vue psychologique, à une attente déçue, frustrée : « Il n’y a d’absence que pour un être capable de souvenir et d’attente. Il se souvenait d’un objet, et s’attendait peut-être à le rencontrer : il en trouve un autre, et il exprime la déception de son attente, née elle-même du souvenir, en disant qu’il ne trouve plus rien, qu’il se heurte au néant [...]. Ce qu’il perçoit, en réalité, ce qu’il réussit à penser effectivement, c’est la présence de l’ancien objet à une nouvelle place ou celle d’un nouvel objet à l’ancienne. » Dès lors, la seule chose que nous pourrions penser et percevoir (implicitement, Berg1. Voir M. Subacchi [2002], p. 33-35.

MEP.indd 488

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:28:44

reimp44892_int_489 Page 489

BERGSON

489

son soutient que penser c’est percevoir) ce sont des présences. Mais ne percevons-nous pas l’absence de quelqu’un quelque part ? Non, répond Bergson : nous avons l’impression d’une telle absence quand notre attente, elle-même née du souvenir, est déçue. Et, par suite, l’idée d’absence équivaut à celle d’ « attente déçue ». Étrange affirmation ! Supposons que j’attende un train sur un quai de gare. Il est 10 heures je sais que le train arrive à 10 h 10. Est-ce que, pendant les dix minutes où j’attends le train, et où par conséquent celui-ci est absent, je suis dans un état psychologique d’ « attente déçue » ? Évidemment non. J’attends le train, un point c’est tout. Mon attente sera « déçue » si, à 10 h 10, le train n’arrive pas. Mais tant que dure mon attente, il n’y a aucun sens à dire qu’elle est déçue. Et pourtant le train est bel et bien absent, puisque précisément je l’attends. En d’autres termes, l’idée d’attente implique logiquement l’idée d’absence, il n’y a d’attente que de ce qui est absent, et cela par définition. Et donc l’attente ne saurait « engendrer » l’idée d’absence, puisqu’elle la présuppose ! Que cette attente soit « déçue » ou non, que cette déception me plonge dans des abîmes de tristesse ou me laisse indifférent est sans conséquence pour le problème qui nous occupe. Il se peut que l’absence d’autrui, par exemple, nous attriste ; il se peut aussi qu’elle nous réjouisse. Mais ce ne sont certainement pas la tristesse ou la joie qui « engendrent » l’absence d’autrui. Soutenir, comme Bergson, que « tout ce qui s’exprime négativement par des mots tels que le néant ou le vide, n’est pas tant pensée qu’affection, ou, pour parler plus exactement, coloration affective de la pensée », c’est confondre l’absence de quelque chose et la manière dont nous la ressentons ; mais si nous ne pouvions pas penser l’absence comme telle – par exemple la formuler en mots –, nous ne pourrions pas non plus la ressentir avec des « colorations affectives » différentes. L’idée d’une genèse psychologique de l’absence (donc de l’idée de vide ou de néant) se révèle, à cet égard, comme une absurdité de principe. Nous devons avoir rapport à l’absent en tant qu’absent pour pouvoir nous affliger de son absence, nous en réjouir, ou encore attendre que l’absent revienne et se montre à nouveau, ou éventuellement être déçu dans cette attente. Bergson, en croyant démontrer que l’idée de vide, d’absence ou de « néant partiel », « se résout à l’analyse en deux éléments positifs : l’idée, distincte ou confuse, et le sentiment, éprouvé ou imaginé, d’un désir ou d’un regret », a en fait

MEP.indd 489

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:28:51

reimp44892_int_490 Page 490

490

DE L’IDÉALISME ALLEMAND À LA FIN DE LA MÉTAPHYSIQUE

démontré exactement le contraire, à savoir que le concept d’absence est présupposé par tous ces concepts psychologiques1. Il n’est guère possible d’entrer plus avant dans l’argumentation de Bergson. Toute la fin du texte vise à établir que les « idées négatives » (le vide, le néant) sont dérivées d’idées positives, et pour cela, il faut soutenir que l’affirmation et la négation ne sont pas symétriques, que la négation n’est qu’une affirmation de second degré, une affirmation qui porte sur une affirmation, un jugement qui porte sur un jugement : la conséquence de cette thèse – dont l’auteur aperçoit parfaitement qu’elle est contraire à la logique – serait, par exemple, qu’une double négation n’équivaudrait pas à une affirmation (principe de double négation, lui-même issu du principe de tiers exclu), donc qu’une proposition affirmative et une proposition négative ne pourraient plus être converties l’une dans l’autre puisqu’elles auraient « des contenus tout différents ». Non seulement nous assistons ici à la plus extrême psychologisation de la logique2, mais nous aboutissons au paradoxe suivant lequel il faudrait aller jusqu’à contredire la logique pour pouvoir fournir une genèse psychologique de l’idée de néant, de cette pseudo-idée « destructive d’elle-même ». Mais si la destruction n’est qu’un mot, une idée peut-elle être « destructive d’elle-même » ? Claude Romano. BIBLIOGRAPHIE

Bergson H., Œuvres, Éd. du centenaire, Paris, PUF, 1959, rééd., 1984. Études Bachelard G., La dialectique de la durée, chap. I : « Détente et néant », Paris, 1950, rééd. « Quadrige », 1993.

PUF,

1. Autre manière de dire que les notions d’absence et de présence, de vide et de plein, quelle que soit la définition qu’on en donne, n’ont de sens que les unes par rapport aux autres. Comme l’affirme Bachelard dans sa critique de cette « philosophie du plein », « si l’on nous refuse l’intuition du vide, nous sommes en droit de refuser l’intuition du plein » (Bachelard [1993], p. 10). 2. « La proposition : “cette table n’est pas blanche” implique que vous pourriez la croire blanche, que vous la croyez telle ou que vous pourriez la croire telle : je vous préviens, je m’avertis moi-même, que ce jugement est à remplacer par un autre » : nous soulignons les verbes psychologiques. Sur ce psychologisme, voir également la note p. 502 consacrée au rapport de Bergson à Sigwart.

MEP.indd 490

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:28:51

reimp44892_int_491 Page 491

BERGSON

491

— Bergson et nous. Actes du Xe Congrès des Sociétés de philosophie de langue française, Paris, Armand Colin, t. I, 1959 ; t. II, 1961, notamment : J. Chaix-Ruy, « Bergson parvient-il à éliminer toute référence au néant ? », I, p. 59-62 ; M. Conche, « Sur la critique bergsonienne de l’idée de néant », I, p. 71-75 ; R. Givord, « L’idée du néant est-elle une pseudo-idée ? », I, p. 119-122 ; Discussion générale : « Néant et existentialisme », II, p. 145-164. Merleau-Ponty M., « Bergson se faisant », in Signes, Paris, Gallimard, 1960, rééd. « Folio-Essais », 2001. — « Éloge de la philosophie », in Éloge de la philosophie, Paris, Gallimard, 1953 et 1960, rééd. « Folio-Essais », 1989. Prado B., Presença e campo transcendental. Consciência e negatividade na filosofia de Bergson, Sao Paulo, 1989 ; trad. de R. Barbaras, Présence et champ transcendantal. Conscience et négativité dans la philosophie de Bergson, Hildesheim-Zurich-New York, OLMS, 2002. Subacchi M., Bergson, Heidegger, Sartre, Il problema della negazione e del nulla, Florence, Firenze Atheneum, 2002. Trotignon P., L’idée de vie chez Bergson et la critique de la métaphysique, Paris, PUF, 1968. Wahl J., « Essai sur le néant d’un problème », Deucalion, 1950, p. 41-72.

MEP.indd 491

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:28:58

reimp44892_int_492 Page 492

L’ÉVOLUTION CRÉATRICE

(extrait) [728]1 Les philosophes ne se sont guère occupés de l’idée de néant. Et pourtant, elle est souvent le ressort caché, l’invisible moteur de la pensée philosophique. Dès le premier éveil de la réflexion, c’est elle qui pousse en avant, droit sous le regard de la conscience, les problèmes angoissants, les questions qu’on ne peut fixer sans être pris de vertige. Je n’ai pas plutôt commencé à philosopher que je me demande pourquoi j’existe ; et quand je me suis rendu compte de la solidarité qui me lie au reste de l’univers, la difficulté n’est que reculée, je veux savoir pourquoi l’univers existe ; et si je rattache l’univers à un Principe immanent ou transcendant qui le supporte ou qui le crée, ma pensée ne se repose dans ce Principe que pour quelques instants ; le même problème se pose, cette fois dans toute son ampleur et sa généralité : d’où vient, comment comprendre que quelque chose existe ? Ici même, dans le présent travail, quand la matière a été définie par une espèce de descente, cette descente par l’interruption d’une montée, cette montée elle-même par une croissance, quand un Principe de création enfin a été mis au fond des choses, la même question surgit : comment, pourquoi ce principe existe-t-il plutôt que rien ? Maintenant, si j’écarte ces questions pour aller vers ce qui se dissimule derrière elles, voici ce que je trouve. L’existence m’apparaît comme une conquête sur le néant. Je me dis qu’il pourrait, qu’il devrait même ne rien y avoir, et je m’étonne alors qu’il y ait quelque chose. Ou bien je me représente toute réalité comme étendue sur le néant, ainsi que sur un tapis : le néant était d’abord, et l’être est venu par surcroît. Ou bien encore, si quelque chose a toujours existé, il faut que le néant lui ait tou1. Nous insérons entre crochets la pagination de L’évolution créatrice telle qu’elle figure dans l’édition du centenaire : Henri Bergson, Œuvres, Paris, PUF, 1959 (N.d.É.).

MEP.indd 492

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:28:58

reimp44892_int_493 Page 493

BERGSON

493

jours servi de substrat ou de réceptacle, et lui soit, par conséquent, éternellement antérieur. Un verre a beau être toujours plein, le liquide qui le remplit n’en comble pas moins un vide. De même, l’être a pu se trouver toujours là : le néant, qui est rempli et comme bouché par lui, ne lui en préexiste pas moins, sinon en [729] fait, du moins en droit. Enfin, je ne puis me défaire de l’idée que le plein est une broderie sur le canevas du vide, que l’être est superposé au néant, et que dans la représentation de « rien », il y a moins que dans celle de « quelque chose ». De là tout le mystère. Il faut que ce mystère soit éclairci. Il le faut surtout, si l’on met au fond des choses la durée et le libre choix. Car le dédain de la métaphysique pour toute réalité qui dure vient précisément de ce qu’elle n’arrive à l’être qu’en passant par le « néant », et de ce qu’une existence qui dure ne lui paraît pas assez forte pour vaincre l’inexistence et se poser elle-même. C’est pour cette raison surtout qu’elle incline à doter l’être véritable d’une existence logique, et non pas psychologique ou physique. Car telle est la nature d’une existence purement logique qu’elle semble se suffire à ellemême, et se poser par le seul effet de la force immanente à la vérité. Si je me demande pourquoi des corps ou des esprits existent plutôt que rien, je ne trouve pas de réponse. Mais qu’un principe logique tel que A = A ait la vertu de se créer lui-même, triomphant du néant dans l’éternité, cela me semble naturel. L’apparition d’un cercle tracé à la craie sur un tableau est chose qui a besoin d’être expliquée ; cette existence toute physique n’a pas, par elle-même, de quoi vaincre l’inexistence. Mais l’ « essence logique » du cercle, c’est-à-dire la possibilité de le tracer selon une certaine loi, c’est-à-dire enfin sa définition, est chose qui me paraît éternelle ; elle n’a ni lieu, ni date, car nulle part, à aucun moment, le tracé d’un cercle n’a commencé d’être possible. Supposons donc au principe sur lequel toutes choses reposent et que toutes choses manifestent une existence de même nature que celle de la définition du cercle, ou que celle de l’axiome A = A : le mystère de l’existence s’évanouit, car l’être qui est au fond de tout se pose alors dans l’éternel comme se pose la logique même. Il est vrai qu’il nous en coûtera un assez gros sacrifice : si le principe de toutes choses existe à la manière d’un axiome logique ou d’une définition mathématique, les choses elles-mêmes devront sortir de ce principe

MEP.indd 493

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:29:04

reimp44892_int_494 Page 494

494

DE L’IDÉALISME ALLEMAND À LA FIN DE LA MÉTAPHYSIQUE

comme les applications d’un axiome ou les conséquences d’une définition, et il n’y aura plus de place, ni dans les choses ni dans leur principe, pour la causalité efficace entendue au [730] sens d’un libre choix. Telles sont précisément les conclusions d’une doctrine comme celle de Spinoza ou même de Leibniz par exemple, et telle en a été la genèse. Si nous pouvions établir que l’idée du néant, au sens où nous la prenons quand nous l’opposons à celle d’existence, est une pseudo-idée, les problèmes qu’elle soulève autour d’elle deviendraient des pseudoproblèmes. L’hypothèse d’un absolu qui agirait librement, qui durerait éminemment, n’aurait plus rien de choquant. Le chemin serait frayé à une philosophie plus rapprochée de l’intuition, et qui ne demanderait plus les mêmes sacrifices au sens commun. Voyons donc à quoi l’on pense quand on parle du néant. Se représenter le néant consiste ou à l’imaginer ou à le concevoir. Examinons ce que peut être cette image ou cette idée. Commençons par l’image. Je vais fermer les yeux, boucher mes oreilles, éteindre une à une les sensations qui m’arrivent du monde extérieur1 : voilà qui est fait, toutes mes perceptions s’évanouissent, l’univers matériel s’abîme pour moi dans le silence et dans la nuit. Je subsiste cependant, je ne puis m’empêcher de subsister. Je suis encore là, avec les sensations organiques qui m’arrivent de la périphérie et de l’intérieur de mon corps, avec les souvenirs que me laissent mes perceptions passées, avec l’impression même, bien positive et bien pleine, du vide que je viens de faire autour de moi. Comment supprimer tout cela ? comment s’éliminer soi-même ? Je puis, à la rigueur, écarter mes souvenirs et oublier jusqu’à mon passé immédiat ; je conserve du moins la conscience que j’ai de mon présent réduit à sa plus extrême pauvreté, c’est-à-dire de l’état actuel de mon corps. Je vais essayer cependant d’en finir avec cette conscience elle-même. J’atténuerai de plus en plus les sensations que mon corps m’envoie : les voici tout près de s’éteindre ; elles s’éteignent, elles disparaissent dans la nuit où se sont déjà perdues toutes choses. Mais non ! à l’instant même où ma conscience 1. Ce passage est la reprise presque textuelle du début de la Troisième Méditation de Descartes : « Je fermerai maintenant les yeux, je boucherai mes oreilles, je détournerai tous mes sens, j’effacerai même de ma pensée toutes les images des choses corporelles... » (AT, IX, 27) (N.d.É.).

MEP.indd 494

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:29:04

reimp44892_int_495 Page 495

BERGSON

495

s’éteint, une autre conscience s’allume ; – ou plutôt, elle s’était allumée déjà, elle avait surgi l’instant d’auparavant pour assister à la disparition de la première. Car la première ne pouvait disparaître que pour une autre et vis-à-vis d’une autre. [731] Je ne me vois anéanti que si, par un acte positif, encore qu’involontaire et inconscient, je me suis déjà ressuscité moimême. Ainsi j’ai beau faire, je perçois toujours quelque chose, soit du dehors, soit du dedans. Quand je ne connais plus rien des objets extérieurs, c’est que je me réfugie dans la conscience que j’ai de moi-même ; si j’abolis cet intérieur, son abolition même devient un objet pour un moi imaginaire qui, cette fois, perçoit comme un objet extérieur le moi qui disparaît. Extérieur ou intérieur, il y a donc toujours un objet que mon imagination se représente. Elle peut, il est vrai, aller de l’un à l’autre et, tour à tour, imaginer un néant de perception externe ou un néant de perception intérieure – mais non pas les deux à la fois, car l’absence de l’un consiste, au fond, dans la présence exclusive de l’autre. Mais, de ce que deux néants relatifs sont imaginables tour à tour, on conclut à tort qu’ils sont imaginables ensemble : conclusion dont l’absurdité devrait sauter aux yeux, puisqu’on ne saurait imaginer un néant sans s’apercevoir, au moins confusément, qu’on l’imagine, c’est-à-dire qu’on agit, qu’on pense, et que quelque chose, par conséquent, subsiste encore. L’image proprement dite d’une suppression de tout n’est donc jamais formée par la pensée. L’effort par lequel nous tendons à créer cette image aboutit simplement à nous faire osciller entre la vision d’une réalité extérieure et celle d’une réalité interne. Dans ce va-et-vient de notre esprit entre le dehors et le dedans, il y a un point, situé à égale distance des deux, où il nous semble que nous n’apercevons plus l’un et que nous n’apercevons pas encore l’autre : c’est là que se forme l’image du néant. En réalité, nous apercevons alors l’un et l’autre, étant arrivés au point où les deux termes sont mitoyens, et l’image du néant, ainsi définie, est une image pleine de choses, une image qui renferme à la fois celle du sujet et celle de l’objet avec, en plus, un saut perpétuel de l’une à l’autre et le refus de jamais se poser définitivement sur l’une d’elles. Il est évident que ce n’est pas ce néant-là que nous pourrions opposer à l’être, et mettre avant lui ou au-dessous de lui, puisqu’il renferme déjà l’existence en général. Mais on nous dira que, si la représentation du néant intervient, visible ou

MEP.indd 495

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:29:10

reimp44892_int_496 Page 496

496

DE L’IDÉALISME ALLEMAND À LA FIN DE LA MÉTAPHYSIQUE

latente, dans les raisonnements des philosophes, [732] ce n’est pas sous forme d’image, mais d’idée. On nous accordera que nous n’imaginons pas une abolition de tout, mais on prétendra que nous pouvons la concevoir. On entend, disait Descartes, un polygone de mille côtés quoiqu’on ne le voie pas en imagination1 : il suffit qu’on se représente clairement la possibilité de le construire. De même pour l’idée d’une abolition de toutes choses. Rien de plus simple, dira-t-on, que le procédé par lequel on en construit l’idée. Il n’est pas un seul objet de notre expérience, en effet, que nous ne puissions supposer aboli. Étendons cette abolition d’un premier objet à un second, puis à un troisième, et ainsi de suite aussi longtemps qu’on voudra : le néant n’est pas autre chose que la limite où tend l’opération. Et le néant ainsi défini est bien l’abolition du tout. – Voilà la thèse, il suffit de la considérer sous cette forme pour apercevoir l’absurdité qu’elle recèle. Une idée construite de toutes pièces par l’esprit n’est une idée, en effet, que si les pièces sont capables de coexister ensemble : elle se réduirait à un simple mot, si les éléments qu’on rapproche pour la composer se chassaient les uns les autres au fur et à mesure qu’on les assemble. Quand j’ai défini le cercle, je me représente sans peine un cercle noir ou un cercle blanc, un cercle en carton, en fer ou en cuivre, un cercle transparent ou un cercle opaque – mais non pas un cercle carré, parce que la loi de génération du cercle exclut la possibilité de limiter cette figure avec des lignes droites. Ainsi, mon esprit peut se représenter abolie n’importe quelle chose existante, mais si l’abolition de n’importe quoi par l’esprit était une opération dont le mécanisme impliquât qu’elle s’effectue sur une partie du Tout et non pas sur le Tout lui-même, alors l’extension d’une telle opération à la totalité des choses pourrait devenir chose absurde, contradictoire avec elle-même, et l’idée d’une abolition de tout présenterait peut-être les mêmes caractères que celle d’un cercle carré : ce ne serait plus une idée, ce ne serait qu’un mot. Examinons donc de près le mécanisme de l’opération. En fait, l’objet qu’on supprime est ou extérieur ou intérieur : c’est une chose ou c’est un état de conscience. Considérons le premier cas. J’abolis 1. Voir Descartes, Méditation Sixième, AT, VII, 72 ; IX, 57 (N.d.É.).

MEP.indd 496

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:29:10

reimp44892_int_497 Page 497

BERGSON

497

par la pensée un objet extérieur : à l’endroit où il était, « il n’y a plus [733] rien ». – Plus rien de cet objet, sans aucun doute, mais un autre objet a pris sa place : il n’y a pas de vide absolu dans la nature. Admettons pourtant que le vide absolu soit possible ; ce n’est pas à ce vide que je pense quand je dis que l’objet, une fois aboli, laisse sa place inoccupée, car il s’agit par hypothèse d’une place, c’est-à-dire d’un vide limité par des contours précis, c’est-à-dire d’une espèce de chose. Le vide dont je parle n’est donc, au fond, que l’absence de tel objet déterminé, lequel était ici d’abord, se trouve maintenant ailleurs et, en tant qu’il n’est plus à son ancien lieu, laisse derrière lui, pour ainsi dire, le vide de lui-même. Un être qui ne serait pas doué de mémoire ou de prévision ne prononcerait jamais ici les mots de « vide » ou de « néant » ; il exprimerait simplement ce qui est et ce qu’il perçoit ; or, ce qui est et ce qu’on perçoit, c’est la présence d’une chose ou d’une autre, jamais l’absence de quoi que ce soit. Il n’y a d’absence que pour un être capable de souvenir et d’attente. Il se souvenait d’un objet et s’attendait peut-être à le rencontrer : il en trouve un autre, et il exprime la déception de son attente, née elle-même du souvenir, en disant qu’il ne trouve plus rien, qu’il se heurte au néant1. Même s’il ne s’attendait pas à rencontrer l’objet, c’est une attente possible de cet objet, c’est encore la déception de son attente éventuelle, qu’il traduit en disant que l’objet n’est plus où il était. Ce qu’il perçoit, en réalité, ce qu’il réussit à penser effectivement, c’est la présence de l’ancien objet à une nouvelle place ou celle d’un nouvel objet à l’ancienne ; le reste, tout ce qui s’exprime négativement par des mots tels que le néant ou le vide, n’est pas tant pensée qu’affection, ou, pour parler plus exactement, coloration affective de la pensée. L’idée d’abolition ou de néant partiel se forme donc ici au cours de la substitution d’une chose à une autre, dès que cette substitution est pensée par un esprit qui préférerait maintenir l’ancienne chose à la place de la nouvelle ou qui conçoit tout au moins cette préférence comme possible. Elle implique du côté subjectif une préférence, du 1. Reprise quasiment littérale des Principes de la philosophie de Descartes, II, § 17 : Lorsque nous disons qu’un lieu est vide « nous ne voulons pas dire qu’il n’y a rien du tout en ce lieu ou en cet espace, mais seulement qu’il n’y a rien de ce que nous présumons y devoir être ». Descartes établit une équivalence expresse entre les « mots de vide et de rien » (AT, IX2, 72) (N.d.É.).

MEP.indd 497

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:29:16

reimp44892_int_498 Page 498

498

DE L’IDÉALISME ALLEMAND À LA FIN DE LA MÉTAPHYSIQUE

côté objectif une substitution, et n’est point autre chose qu’une combinaison, ou plutôt une interférence, entre ce sentiment de préférence et cette idée de substitution. Tel est le mécanisme de l’opération par laquelle notre [734] esprit abolit un objet et arrive à se représenter, dans le monde extérieur, un néant partiel. Voyons maintenant comment il se le représente à l’intérieur de lui-même. Ce que nous constatons en nous, ce sont encore des phénomènes qui se produisent, et non pas, évidemment, des phénomènes qui ne se produisent pas. J’éprouve une sensation ou une émotion, je conçois une idée, je prends une résolution : ma conscience perçoit ces faits qui sont autant de présences, et il n’y a pas de moment où des faits de ce genre ne me soient présents. Je puis sans doute interrompre, par la pensée, le cours de ma vie intérieure, supposer que je dors sans rêve ou que j’ai cessé d’exister ; mais, à l’instant même où je fais cette supposition, je me conçois, je m’imagine veillant sur mon sommeil ou survivant à mon anéantissement, et je ne renonce à me percevoir du dedans que pour me réfugier dans la perception extérieure de moimême. C’est dire qu’ici encore le plein succède toujours au plein, et qu’une intelligence qui ne serait qu’intelligence, qui n’aurait ni regret ni désir, qui réglerait son mouvement sur le mouvement de son objet, ne concevrait même pas une absence ou un vide. La perception d’un vide naît ici quand la conscience, retardant sur elle-même, reste attachée au souvenir d’un état ancien alors qu’un autre état est déjà présent. Elle n’est qu’une comparaison entre ce qui est et ce qui pourrait ou devrait être, entre du plein et du plein. En un mot, qu’il s’agisse d’un vide de matière ou d’un vide de conscience, la représentation du vide est toujours une représentation pleine, qui se résout à l’analyse en deux éléments positifs ; l’idée, distincte ou confuse, d’une substitution, et le sentiment, éprouvé ou imaginé, d’un désir ou d’un regret. Il suit de cette double analyse que l’idée du néant absolu, entendu au sens d’une abolition du tout, est une idée destructive d’elle-même, une pseudo-idée, un simple mot. Si supprimer une chose consiste à la remplacer par une autre, si penser l’absence d’une chose n’est possible que par la représentation plus ou moins explicite de la présence de quelque autre chose, enfin si abolition signifie d’abord substitution, l’idée d’une « aboli-

MEP.indd 498

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:29:16

reimp44892_int_499 Page 499

BERGSON

499

tion du tout » est aussi absurde que celle d’un cercle carré1. L’absurdité ne saute pas aux yeux, par ce qu’il n’existe pas d’objet particulier qu’on ne puisse [735] supposer aboli : alors, de ce qu’il n’est pas interdit de supprimer par la pensée chaque chose tour à tour, on conclut qu’il est possible de les supposer supprimées toutes ensemble. On ne voit pas que supprimer chaque chose tour à tour, consiste précisément à la remplacer au fur et à mesure par une autre, et que dès lors la suppression de tout absolument implique une véritable contradiction dans les termes, puisque cette opération consisterait à détruire la condition même qui lui permet de s’effectuer. Mais l’illusion est tenace. De ce que supprimer une chose consiste en fait à lui en substituer une autre, on ne conclura pas, on ne voudra pas conclure que l’abolition d’une chose par la pensée implique la substitution, par la pensée, d’une nouvelle chose à l’ancienne. On nous accordera qu’une chose est toujours remplacée par une autre chose, et même que notre esprit ne peut penser la disparition d’un objet extérieur ou intérieur sans se représenter – sous une forme indéterminée et confuse, il est vrai – qu’un autre objet s’y substitue. Mais on ajoutera que la représentation d’une disparition est celle d’un phénomène qui se produit dans l’espace ou tout au moins dans le temps, qu’elle implique encore, par conséquent, l’évocation d’une image, et qu’il s’agirait précisément ici de s’affranchir de l’imagination pour faire appel à l’entendement pur. Ne parlons donc plus, nous dira-t-on, de disparition ou d’abolition ; ce sont là des opérations physiques. Ne nous représentons plus que l’objet A soit aboli ou absent. Disons simplement que nous le pensons « inexistant ». L’abolir est agir sur lui dans le temps et peut-être aussi dans l’espace ; c’est accepter, par conséquent, les conditions de l’existence spatiale et temporelle, accepter la solidarité qui lie un objet à tous les autres et l’empêche de disparaître sans être remplacé aussitôt. Mais nous pouvons nous affranchir de ces conditions : il suffit que, par un effort d’abstraction, nous évoquions la représentation de l’objet A tout seul, que nous convenions d’abord de le considérer comme existant, et qu’ensuite, par un trait de plume intellec1. Voir Les deux sources de la morale et de la religion [1959], p. 1189, et La pensée et le mouvant [1959], p. 1337 (N.d.É.).

MEP.indd 499

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:29:21

reimp44892_int_500 Page 500

500

DE L’IDÉALISME ALLEMAND À LA FIN DE LA MÉTAPHYSIQUE

tuel, nous biffions cette clause. L’objet sera alors, de par notre décret, inexistant. Soit. Biffons purement et simplement la clause. Il ne faut pas croire que notre trait de plume se suffise à lui-même [736] et qu’il soit, lui, isolable du reste des choses. On va voir qu’il ramène avec lui, bon gré mal gré, tout ce dont nous prétendions nous abstraire. Comparons, en effet, entre elles les deux idées de l’objet A supposé réel et du même objet supposé « inexistant ». L’idée de l’objet A supposé existant n’est que la représentation pure et simple de l’objet A, car on ne peut pas se représenter un objet sans lui attribuer, par là même, une certaine réalité. Entre penser un objet et le penser existant, il n’y a absolument aucune différence : Kant a mis ce point en pleine lumière dans sa critique de l’argument ontologique1. Dès lors, qu’est-ce que penser l’objet A inexistant ? Se le représenter inexistant ne peut pas consister à retirer de l’idée de l’objet A l’idée de l’attribut « existence » puisque, encore une fois, la représentation de l’existence de l’objet est inséparable de la représentation de l’objet et ne fait même qu’un avec elle. Se représenter l’objet A inexistant ne peut donc consister à ajouter quelque chose à l’idée de cet objet : on y ajoute, en effet, l’idée d’une exclusion de cet objet particulier par la réalité actuelle en général. Penser l’objet A inexistant, c’est penser l’objet d’abord, et par conséquent le penser existant ; c’est ensuite penser qu’une autre réalité, avec laquelle il est incompatible, le supplante. Seulement, il est inutile que nous nous représentions explicitement cette dernière réalité ; nous n’avons pas à nous occuper de ce qu’elle est ; il nous suffit de savoir qu’elle chasse l’objet A, lequel est seul à nous intéresser. C’est pourquoi nous pensons à l’expulsion plutôt qu’à la cause qui expulse. Mais cette cause n’en est pas moins présente à l’esprit ; elle y est à l’état implicite, ce qui expulse étant inséparable de l’expulsion comme la main qui pousse la plume est inséparable du trait de plume qui biffe. L’acte par lequel on déclare un objet irréel pose donc l’existence du réel en général. En d’autres termes, se 1. Kant, Kritik der reinen Vernunft, Ak. III, 397 sq. (A 252 / B 620 sq.) ; trad. d’A. J..L. Delamarre et F. Marty, in Œuvres philosophiques, t. I, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1980, p. 1210 sq. (N.d.É.).

MEP.indd 500

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:29:21

reimp44892_int_501 Page 501

BERGSON

501

représenter un objet comme irréel ne peut pas consister à le priver de toute espèce d’existence, puisque la représentation d’un objet est nécessairement celle de cet objet existant. Un pareil acte consiste simplement à déclarer que l’existence attachée par notre esprit à l’objet, et inséparable de sa représentation, est une existence tout idéale, celle d’un simple possible. Mais idéalité d’un objet, simple possibilité [737] d’un objet, n’ont de sens que par rapport à une réalité qui chasse dans la région de l’idéal ou du simple possible cet objet incompatible avec elle. Supposez abolie l’existence plus forte et plus substantielle, c’est l’existence atténuée et plus faible de simple possible qui va devenir la réalité même, et vous ne vous représenterez plus alors l’objet comme inexistant. En d’autres termes, et si étrange que notre assertion puisse paraître, il y a plus, et non pas moins, dans l’idée d’un objet conçu comme « n’existant pas » que dans l’idée de ce même objet conçu comme « existant », car l’idée de l’objet « n’existant pas » est nécessairement l’idée de l’objet « existant », avec, en plus, la représentation d’une exclusion de cet objet par la réalité actuelle prise en bloc1. Mais on prétendra que notre représentation de l’inexistant n’est pas encore assez dégagée de tout élément imaginatif, pas assez négative. « Peu importe, nous dira-t-on, que l’irréalité d’une chose consiste dans son expulsion par d’autres. Nous n’en voulons rien savoir. Ne sommesnous pas libres de diriger notre attention où il nous plaît et comme il nous plaît ? Eh bien, après avoir évoqué la représentation d’un objet et l’avoir supposé par là même, si vous voulez, existant, nous accolerons simplement à notre affirmation un “non”, et cela suffira pour que nous le pensions inexistant. C’est là une opération tout intellectuelle, indépendante de ce qui se passe en dehors de l’esprit. Pensons donc n’importe quoi ou pensons tout, puis mettons en marge de notre pensée le “non” qui prescrit le rejet de ce qu’elle contient : nous abolissons idéalement toutes choses par le seul fait d’en décréter l’abolition. » – Au fond, c’est bien de ce prétendu pouvoir inhérent à la négation que viennent ici toutes les difficultés et toutes les erreurs. On se représente la négation comme exacte1. La critique de l’idée de néant va de pair, chez Bergson, avec celle de l’idée de possible (et avec celle de l’idée de désordre). Voir « Le possible et le réel », in La pensée et le mouvant [1959], p. 1331 sq. (N.d.É.).

MEP.indd 501

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:29:28

reimp44892_int_502 Page 502

502

DE L’IDÉALISME ALLEMAND À LA FIN DE LA MÉTAPHYSIQUE

ment symétrique de l’affirmation. On s’imagine que la négation, comme l’affirmation, se suffit à elle-même. Dès lors la négation aurait, comme l’affirmation, la puissance de créer des idées, avec cette seule différence que ce seraient des idées négatives. En affirmant une chose, puis une autre chose, et ainsi de suite indéfiniment, je forme l’idée de Tout : de même, en niant une chose, puis les autres choses, enfin en niant Tout, on arriverait à l’idée de Rien. Mais c’est justement cette assimilation [738] qui nous paraît arbitraire. On ne voit pas que, si l’affirmation est un acte complet de l’esprit, qui peut aboutir à constituer une idée, la négation n’est jamais que la moitié d’un acte intellectuel dont on sous-entend ou plutôt dont on remet à un avenir indéterminé l’autre moitié. On ne voit pas non plus que, si l’affirmation est un acte de l’intelligence pure, il entre dans la négation un élément extra-intellectuel, et que c’est précisément à l’intrusion d’un élément étranger que la négation doit son caractère spécifique. Pour commencer par le second point, remarquons que nier consiste toujours à écarter une affirmation possible1. La négation n’est qu’une attitude prise par l’esprit vis-à-vis d’une affirmation éventuelle. Quand je 1. Kant, Critique de la raison pure, 2e éd., p. 737 : « Au point de vue du contenu de notre connaissance en général..., les propositions négatives ont pour fonction propre simplement d’empêcher l’erreur. » [La référence exacte de la citation de Kant est : Kritik der reinen Vernunft, Ak. III, 466 (A 709 / B 737) (N.d.É.).] Voir C. Sigwart, Logik, 2e éd., vol. I, p. 150 sq. [Bergson trouve chez Sigwart l’idée selon laquelle « nous ne pouvons pas considérer le jugement négatif comme une espèce de jugement ayant un droit égal à celui du jugement affirmatif et aussi originaire que lui », et même celle selon laquelle « le jugement négatif présuppose, pour apparaître, l’essai d’une affirmation, et ne possède un sens qu’en tant qu’il contredit ou supprime une telle affirmation » (Logik, Erster Band, Tübingen, 1873, § 20, p. 119-120). Toutefois, à la différence de Bergson, Sigwart ne dérive pas les jugements négatifs des jugements affirmatifs, mais de jugements qu’il appelle « positifs » (positive) et qui sont neutres à l’égard de la distinction de l’affirmation et de la négation. On trouve également chez Sigwart, dans une veine psychologiste, la thèse du « caractère complètement subjectif (der durchaus subjective Charakter) du mouvement entier de pensée qui s’accomplit dans le domaine de la négation » (§ 25, p. 156). Cela n’amène, toutefois, Sigwart à conclure ni au caractère « pédagogique », ni à la fonction essentiellement « sociale » de cette dernière. Surtout, on ne trouve pas chez lui à la lettre l’affirmation de Bergson selon laquelle une proposition négative serait, non un jugement, mais un jugement portant sur un jugement – donc d’après laquelle l’affirmation et la négation auraient « des contenus tout différents » (voir infra p. 507). Cette thèse sera expressément soutenue par B. Erdmann, il est vrai dans la lignée de Sigwart, dans sa Logik de 1892 (§420). En outre, Sigwart maintient la validité du principe de double négation (duplex negatio affirmatio) (§24), même s’il tend à concevoir ce principe comme une loi psychologique.

MEP.indd 502

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:29:28

reimp44892_int_503 Page 503

BERGSON

503

dis : « Cette table est noire », c’est bien de la table que je parle : je l’ai vue noire, et mon jugement traduit ce que j’ai vu. Mais si je dis : « Cette table n’est pas blanche », je n’exprime sûrement pas quelque chose que j’aie perçu, car j’ai vu du noir et non pas une absence de blanc. Ce n’est donc pas, au fond, sur la table elle-même que je porte ce jugement mais plutôt sur le jugement qui la déclarerait blanche. Je juge un jugement, et non pas la table. La proposition : « Cette table n’est pas blanche » implique que vous pourriez la croire blanche, que vous la croyiez telle ou que j’allais la croire telle : je vous préviens, ou je m’avertis moi-même, que ce jugement est à remplacer par un autre (que je laisse, il est vrai, indéterminé). Ainsi, tandis que l’affirmation porte directement sur la chose, la négation ne vise la chose qu’indirectement, à travers une négation interposée. Une proposition affirmative traduit un jugement porté sur un objet ; une proposition négative traduit un jugement porté sur un jugement. La négation diffère donc de l’affirmation proprement dite en ce qu’elle est une affirmation du second degré : elle affirme quelque chose d’une affirmation qui, elle, affirme quelque chose d’un objet. Mais il suit tout d’abord de là que la négation n’est pas le fait d’un pur esprit, je veux dire d’un esprit détaché de tout mobile, placé en face des objets et ne voulant [739] avoir affaire qu’à eux. Dès qu’on nie, on fait la leçon aux autres ou on se la fait à soi-même. On prend à partie un interlocuteur, réel ou possible, qui se trompe et qu’on met sur ses gardes. Il affirmait quelque chose : on le prévient qu’il devra affirmer autre chose (sans spécifier toutefois l’affirmation qu’il faudrait substituer à la première). Il n’y a plus simplement alors une personne et un objet en présence l’un de l’autre ; il y a, en face de l’objet, une personne parlant à une personne, la combattant et l’aidant tout à la fois ; il y a un commencement de société. La négation vise quelqu’un, et non pas seulement, comme la pure opération intellectuelle, quelque chose. Elle est d’essence pédagogique et sociale. Elle redresse ou plutôt avertit, la personne avertie et redressée pouvant d’ailleurs être, par une espèce de dédoublement, celle même qui parle. Voilà pour le second point. Arrivons au premier. Nous disions que la négation n’est jamais que la moitié d’un acte intellectuel dont on laisse l’autre moitié indéterminée. Si j’énonce la proposition négative « cette table n’est pas blanche », j’entends par là que vous devez substituer à

MEP.indd 503

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:29:35

reimp44892_int_504 Page 504

504

DE L’IDÉALISME ALLEMAND À LA FIN DE LA MÉTAPHYSIQUE

votre jugement « la table est blanche » un autre jugement. Je vous donne un avertissement, et l’avertissement porte sur la nécessité d’une substitution. Quant à ce que vous devez substituer à votre affirmation, je ne vous en dis rien, il est vrai. Ce peut être parce que j’ignore la couleur de la table, mais c’est aussi bien, c’est même bien plutôt parce que la couleur blanche est la seule qui nous intéresse pour le moment, et que dès lors j’ai simplement à vous annoncer qu’une autre couleur devra être substituée au blanc, sans avoir à vous dire laquelle. Un jugement négatif est donc bien un jugement indiquant qu’il y a lieu de substituer à un jugement affirmatif un autre jugement affirmatif, la nature de ce second jugement n’étant d’ailleurs pas spécifiée, quelquefois parce qu’on l’ignore, plus souvent parce qu’elle n’offre pas d’intérêt actuel, l’attention ne se portant que sur la matière du premier. Ainsi, toutes les fois que j’accole un « non » à une affirmation, toutes les fois que je nie, j’accomplis deux actes bien déterminés : 1 / Je m’intéresse à ce qu’affirme un de mes semblables, ou à ce qu’il allait dire, ou à ce qu’aurait pu dire un autre moi que je préviens ; 2 / J’annonce [740] qu’une seconde affirmation, dont je ne spécifie pas le contenu, devra être substituée à celle que je trouve devant moi. Mais ni dans l’un ni dans l’autre de ces deux actes on ne trouvera autre chose que de l’affirmation. Le caractère sui generis de l’affirmation vient de la superposition du premier au second. C’est donc en vain qu’on attribuerait à la négation le pouvoir de créer des idées sui generis, symétriques de celles que crée l’affirmation et dirigées en sens contraire. Aucune idée ne sortira d’elle, car elle n’a pas d’autre contenu que celui du jugement affirmatif qu’elle juge. Plus précisément, considérons un jugement existentiel et non plus un jugement attributif. Si je dis : « l’objet A n’existe pas », j’entends par là, d’abord, qu’on pourrait croire que l’objet A existe : comment d’ailleurs penser l’objet A sans le penser existant, et quelle différence peut-il y avoir, encore une fois, entre l’idée de l’objet A existant et l’idée pure et simple de l’objet A ? Donc, par cela seul que je dis « l’objet A » je lui attribue une espèce d’existence, fût-elle celle d’un simple possible, c’est-àdire d’une pure idée. Et par conséquent dans le jugement « l’objet A n’est pas », il y a d’abord une affirmation telle que : « l’objet A a été », ou :

MEP.indd 504

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:29:35

reimp44892_int_505 Page 505

BERGSON

505

« l’objet A sera », ou plus généralement : « l’objet A existe au moins comme simple possible ». Maintenant, quand j’ajoute les deux mots « n’est pas », que puis-je entendre par là sinon que, si l’on va plus loin, si l’on érige l’objet possible en objet réel, on se trompe, et que le possible dont je parle est exclu de la réalité actuelle comme incompatible avec elle ? Les jugements qui posent la non-existence d’une chose sont donc des jugements qui formulent un contraste entre le possible et l’actuel (c’est-à-dire entre deux espèces d’existence, l’une pensée et l’autre constatée) dans des cas où une personne, réelle ou imaginaire, croyait à tort qu’un certain possible était réalisé. À la place de ce possible il y a une réalité qui en diffère et qui le chasse : le jugement négatif exprime ce contraste, mais il l’exprime sous une forme volontairement incomplète, parce qu’il s’adresse à une personne qui, par hypothèse, s’intéresse exclusivement au possible indiqué et ne s’inquiétera pas de savoir par quel genre de réalité le possible est remplacé. L’expression de la substitution est donc obligée de se tronquer. Au lieu d’affirmer [741] qu’un second terme s’est substitué au premier, on maintiendra sur le premier, et sur le premier seul, l’attention qui se dirigeait sur lui d’abord. Et, sans sortir du premier, on affirmera implicitement qu’un second terme le remplace en disant que le premier « n’est pas ». On jugera ainsi un jugement au lieu de juger une chose. On avertira les autres ou l’on s’avertira soi-même d’une erreur possible, au lieu d’apporter une information positive. Supprimez toute intention de ce genre, rendez à la connaissance son caractère exclusivement scientifique ou philosophique, supposez, en d’autres termes, que la réalité vienne s’inscrire d’elle-même sur un esprit qui ne se soucie que des choses et ne s’intéresse pas aux personnes : on affirmera que telle ou telle chose est, on n’affirmera jamais qu’une chose n’est pas. D’où vient donc qu’on s’obstine à mettre l’affirmation et la négation sur la même ligne et à les doter d’une égale objectivité ? D’où vient qu’on a tant de mal à reconnaître ce que la négation a de subjectif, d’artificiellement tronqué, de relatif à l’esprit humain et surtout à la vie sociale ? La raison en est sans doute que négation et affirmation s’expriment, l’une et l’autre, par des propositions, et que toute proposition, étant formée de mots qui symbolisent des concepts, est chose relative à la vie sociale et à l’intelligence humaine. Que je dise « le sol est humide »

MEP.indd 505

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:29:42

reimp44892_int_506 Page 506

506

DE L’IDÉALISME ALLEMAND À LA FIN DE LA MÉTAPHYSIQUE

ou « le sol n’est pas humide », dans les deux cas les termes « sol » et « humide » sont des concepts plus ou moins artificiellement créés par l’esprit de l’homme, je veux dire extraits par sa libre initiative de la continuité de l’expérience. Dans les deux cas, ces concepts sont représentés par les mêmes mots conventionnels. Dans les deux cas, on peut même dire à la rigueur que la proposition vise une fin sociale et pédagogique, puisque la première propagerait une vérité comme la seconde préviendrait une erreur. Si l’on se place à ce point de vue, qui est celui de la logique formelle, affirmer et nier sont bien en effet deux actes symétriques l’un de l’autre, dont le premier établit un rapport de convenance et le second un rapport de disconvenance entre un sujet et un attribut. – Mais comment ne pas voir que la symétrie est tout extérieure et la ressemblance superficielle ? Supposez aboli le langage, dissoute la société, atrophiée chez l’homme [742] toute initiative intellectuelle, toute faculté de se dédoubler et de se juger lui-même : l’humidité du sol n’en subsistera pas moins, capable de s’inscrire automatiquement dans la sensation et d’envoyer une vague représentation à l’intelligence hébétée. L’intelligence affirmera donc encore, en termes implicites. Et, par conséquent, ni les concepts distincts, ni les mots, ni le désir de répandre la vérité autour de soi, ni celui de s’améliorer soi-même n’étaient l’essence même de l’affirmation. Mais cette intelligence passive, qui emboîte machinalement le pas de l’expérience, qui n’avance ni ne retarde sur le cours du réel, n’aurait aucune velléité de nier. Elle ne saurait recevoir une empreinte de négation, car, encore une fois, ce qui existe peut venir s’enregistrer, mais l’inexistence de l’inexistant ne s’enregistre pas. Pour qu’une pareille intelligence arrive à nier, il faudra qu’elle se réveille de sa torpeur, qu’elle formule la déception d’une attente réelle ou possible, qu’elle corrige une erreur actuelle ou éventuelle, enfin qu’elle se propose de faire la leçon aux autres ou à elle-même. On aura plus de peine à s’en apercevoir sur l’exemple que nous avons choisi, mais l’exemple n’en sera que plus instructif et l’argument plus probant. Si l’humidité est capable de venir s’enregistrer automatiquement, il en est de même, dira-t-on, de la non-humidité, car le sec peut, aussi bien que l’humide, donner des impressions à la sensibilité qui les transmettra comme des représentations plus ou moins distinctes à l’intelligence. En

MEP.indd 506

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:29:42

reimp44892_int_507 Page 507

BERGSON

507

ce sens, la négation de l’humidité serait chose aussi objective, aussi purement intellectuelle, aussi détachée de toute intention pédagogique que l’affirmation. – Mais qu’on y regarde de près : on verra que la proposition négative « le sol n’est pas humide » et la proposition affirmative « le sol est sec » ont des contenus tout différents. La seconde implique que l’on connaît le sec, qu’on a éprouvé les sensations spécifiques, tactiles ou visuelles par exemple, qui sont à la base de cette représentation. La première n’exige rien de semblable, elle pourrait aussi bien être formulée par un poisson intelligent, qui n’aurait jamais perçu que de l’humide. Il faudrait, il est vrai, que ce poisson se fût élevé jusqu’à la distinction du réel et du possible, et qu’il se souciât d’aller au-devant de l’erreur de ses congénères, lesquels considèrent sans doute [743] comme seules possibles les conditions d’humidité où ils vivent effectivement. Tenez-vous-en strictement aux termes de la proposition « le sol n’est pas humide », vous trouverez qu’elle signifie deux choses : 1 / qu’on pourrait croire que le sol est humide ; 2 / que l’humidité est remplacée en fait par une certaine qualité x. Cette qualité, on la laisse dans l’indétermination, soit qu’on n’en ait pas la connaissance positive, soit qu’elle n’ait aucun intérêt actuel pour la personne à laquelle la négation s’adresse. Nier consiste donc bien toujours à présenter sous une forme tronquée un système de deux affirmations, l’une déterminée qui porte sur un certain possible, l’autre indéterminée, se rapportant à la réalité inconnue ou indifférente qui supplante cette possibilité : la seconde affirmation est virtuellement contenue dans le jugement que nous portons sur la première, jugement qui est la négation même. Et ce qui donne à la négation son caractère subjectif, c’est précisément que, dans la constatation d’un remplacement, elle ne tient compte que du remplacé et ne s’occupe pas du remplaçant. Le remplacé n’existe que comme conception de l’esprit. Il faut, pour continuer à le voir et par conséquent pour en parler, tourner le dos à la réalité, qui coule du passé au présent, d’arrière en avant. C’est ce qu’on fait quand on nie. On constate le changement, ou plus généralement la substitution, comme verrait le trajet de la voiture un voyageur qui regarderait en arrière et ne voudrait connaître à chaque instant que le point où il a cessé d’être ; il ne déterminerait jamais sa position actuelle que par rapport à celle qu’il vient de quitter au lieu de l’exprimer en fonction d’elle-même.

MEP.indd 507

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:29:49

reimp44892_int_508 Page 508

508

DE L’IDÉALISME ALLEMAND À LA FIN DE LA MÉTAPHYSIQUE

En résumé, pour un esprit qui suivrait purement et simplement le fil de l’expérience, il n’y aurait pas de vide, pas de néant, même relatif ou partiel, pas de négation possible. Un pareil esprit verrait des faits succéder à des faits, des états à des états, des choses à des choses. Ce qu’il noterait à tout moment, ce sont des choses qui existent, des états qui apparaissent, des faits qui se produisent. Il vivrait dans l’actuel et, s’il était capable de juger, il n’affirmerait jamais que l’existence du présent. Dotons cet esprit de mémoire et surtout du désir de s’appesantir sur le passé. Donnons-lui la faculté de dissocier [744] et de distinguer. Il ne notera plus seulement l’état actuel de la réalité qui passe. Il se représentera le passage comme un changement, par conséquent comme un contraste entre ce qui a été et ce qui est. Et comme il n’y a pas de différence essentielle entre un passé qu’on se remémore et un passé qu’on imagine, il aura vite fait de s’élever à la représentation du possible en général. Il s’aiguillera ainsi sur la voie de la négation. Et surtout il sera sur le point de se représenter une disparition. Il n’y arrivera pourtant pas encore. Pour se représenter qu’une chose a disparu, il ne suffit pas d’apercevoir un contraste entre le passé et le présent ; il faut encore tourner le dos au présent, s’appesantir sur le passé, et penser le contraste du passé avec le présent en termes de passé seulement, sans y faire figurer le présent. L’idée d’abolition n’est donc pas une pure idée ; elle implique qu’on regrette le passé ou qu’on le conçoit regrettable, qu’on a quelque raison de s’y arrêter. Elle naît lorsque le phénomène de la substitution est coupé en deux par un esprit qui n’en considère que la première moitié, parce qu’il ne s’intéresse qu’à elle. Supprimez tout intérêt, toute affection : il ne reste plus que la réalité qui coule, et la connaissance indéfiniment renouvelée qu’elle imprime en nous de son état présent. De l’abolition à la négation, qui est une opération plus générale, il n’y a maintenant qu’un pas. Il suffit qu’on se représente le contraste de ce qui est, non seulement avec ce qui a été, mais encore avec tout ce qui aurait pu être. Et il faut qu’on exprime ce contraste en fonction de ce qui aurait pu être et non pas de ce qui est, qu’on affirme l’existence de l’actuel en ne regardant que le possible. La formule qu’on obtient ainsi n’exprime plus simplement une déception de l’individu : elle est faite pour corriger ou

MEP.indd 508

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:29:49

reimp44892_int_509 Page 509

BERGSON

509

prévenir une erreur, qu’on suppose plutôt être l’erreur d’autrui. En ce sens, la négation a un caractère pédagogique et social. Maintenant, une fois la négation formulée, elle présente un aspect symétrique de celui de l’affirmation. Il nous semble alors que, si celle-ci affirmait une réalité objective, celle-là doit affirmer une non-réalité également objective et, pour ainsi dire, également réelle. En quoi nous avons à la fois tort et raison : tort, puisque la négation ne saurait s’objectiver dans ce qu’elle a de [745] négatif ; raison cependant, en ce que la négation d’une chose implique l’affirmation latente de son remplacement par une autre chose, qu’on laisse de côté systématiquement. Mais la forme négative de la négation bénéficie de l’affirmation qui est au fond d’elle : chevauchant sur le corps de réalité positive auquel il est attaché, ce fantôme s’objective. Ainsi se forme l’idée de vide ou de néant partiel, une chose se trouvant remplacée non plus par une autre chose, mais par un vide qu’elle laisse, c’est-à-dire par la négation d’elle-même. Comme d’ailleurs cette opération se pratique sur n’importe quelle chose, nous la supposons s’effectuant sur chaque chose tour à tour, et enfin effectuée sur toutes choses en bloc. Nous obtenons ainsi l’idée du « néant absolu ». Que si maintenant nous analysons cette idée de Rien, nous trouvons qu’elle est, au fond, l’idée de Tout, avec, en plus, un mouvement de l’esprit qui saute indéfiniment d’une chose à une autre, refuse de se tenir en place, et concentre toute son attention sur ce refus en ne déterminant jamais sa position actuelle que par rapport à celle qu’il vient de quitter. C’est donc une représentation éminemment compréhensive et pleine, aussi pleine et compréhensive que l’idée de Tout, avec laquelle elle a la plus étroite parenté. Comment opposer alors l’idée de Rien à celle de Tout ? Ne voit-on pas que c’est opposer du plein à du plein, et que la question de savoir « pourquoi quelque chose existe » est par conséquent une question dépourvue de sens, un pseudo-problème soulevé autour d’une pseudoidée ? Il faut pourtant que nous disions encore une fois pourquoi ce fantôme de problème hante l’esprit avec une telle obstination. En vain nous montrons que, dans la représentation d’une « abolition du réel », il n’y a que l’image de toutes réalités se chassant les unes les autres, indéfiniment, en cercle. En vain nous ajoutons que l’idée d’inexistence n’est que celle

MEP.indd 509

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:29:54

reimp44892_int_510 Page 510

510

DE L’IDÉALISME ALLEMAND À LA FIN DE LA MÉTAPHYSIQUE

de l’expulsion d’une existence impondérable, ou existence « simplement possible », par une existence plus substantielle, qui serait la vraie réalité. En vain nous trouvons dans la forme sui generis de la négation quelque chose d’extra-intellectuel, la négation étant le jugement d’un jugement, un avertissement donné à autrui ou à soi-même, de sorte qu’il serait absurde de lui attribuer le pouvoir de créer [746] des représentations d’un nouveau genre, des idées sans contenu. Toujours la conviction persiste qu’avant les choses, ou tout au moins sous les choses, il y a le néant. Si l’on cherche la raison de ce fait, on la trouve précisément dans l’élément affectif, social et, pour tout dire, pratique, qui donne sa forme spécifique à la négation. Les plus grosses difficultés philosophiques naissent, disions-nous, de ce que les formes de l’action humaine s’aventurent hors de leur domaine propre. Nous sommes faits pour agir autant et plus que pour penser ; – ou plutôt, quand nous suivons le mouvement de notre nature, c’est pour agir que nous pensons. Il ne faut donc pas s’étonner que les habitudes de l’action déteignent sur celles de la représentation, et que notre esprit aperçoive toujours les choses dans l’ordre même où nous avons coutume de nous les figurer quand nous nous proposons d’agir sur elles. Or, il est incontestable, comme nous le faisions remarquer plus haut, que toute action humaine a son point de départ dans une dissatisfaction et, par là même, dans un sentiment d’absence. On n’agirait pas si l’on ne se proposait un but, et l’on ne recherche une chose que parce qu’on en ressent la privation. Notre action procède ainsi de « rien » à « quelque chose », et elle a pour essence même de broder « quelque chose » sur le canevas du « rien ». À vrai dire, le rien dont il est question ici n’est pas tant l’absence d’une chose que celle d’une utilité. Si je mène un visiteur dans une chambre que je n’ai pas encore garnie de meubles, je l’avertis « qu’il n’y a rien ». Je sais pourtant que la chambre est pleine d’air ; mais, comme ce n’est pas sur de l’air qu’on s’assoit, la chambre ne contient véritablement rien de ce qui, en ce moment, pour le visiteur et pour moi-même, compte pour quelque chose. D’une manière générale, le travail humain consiste à créer de l’utilité ; et, tant que le travail n’est pas fait, il n’y a « rien » – rien de ce qu’on voulait obtenir. Notre vie se passe ainsi à combler des vides, que notre intelligence conçoit sous l’influence extra-intellectuelle du désir et du regret, sous la pression des nécessités

MEP.indd 510

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:29:54

reimp44892_int_511 Page 511

BERGSON

511

vitales : et, si l’on entend par vide une absence d’utilité et non pas de choses, on peut dire, dans ce sens tout relatif, que nous allons constamment du vide au plein. Telle est la direction où marche notre action. Notre spéculation ne [747] peut s’empêcher d’en faire autant, et, naturellement, elle passe du sens relatif au sens absolu, puisqu’elle s’exerce sur les choses mêmes et non pas sur l’utilité qu’elles ont pour nous. Ainsi s’implante en nous l’idée que la réalité comble un vide, et que le néant, conçu comme une absence de tout, préexiste à toutes choses en droit, sinon en fait. C’est cette illusion que nous avons essayé de dissiper, en montrant que l’idée de Rien, si l’on prétend y voir celle d’une abolition de toutes choses, est une idée destructive d’elle-même et se réduit à un simple mot – que si, au contraire, c’est véritablement une idée, on y trouve autant de matière que dans l’idée de Tout.

MEP.indd 511

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:29:59

reimp44892_int_513 Page 513

PR É S E NT A TI O N DE L A C ON FÉREN C E DE H E I DE GG ER Qu’est-ce que la métaphysique ?1

Lors de la réédition, en 1949, de la leçon inaugurale prononcée à Fribourg en 1929, « Qu’est-ce que la métaphysique ? », Heidegger fait précéder son texte d’une introduction où l’on trouve l’avertissement suivant : « C’est le rien que la conférence a pour unique thème. »2 Mais quels rapports le rien ou le néant (Nichts) entretient-il avec la question liminaire ? Le rien est introduit dans la conférence de 1929 par l’intermédiaire d’une question : « Qu’est-ce que la métaphysique ? » Il ne s’agit pas, pour Heidegger, de fournir ex cathedra une définition de cette dernière, mais selon un style de pensée phénoménologique, d’amener en quelque sorte la métaphysique à « se présenter elle-même », et cela, en montrant que le passage par-delà (met0) l’étant est constitutif du Dasein lui-même en sa transcendance. Cette première question, toutefois, ne peut recevoir une 1. Nous avions initialement prévu de reproduire ici « Qu’est-ce que la métaphysique ? » dans l’excellente traduction française de Roger Munier parue dans le Cahier de l’Herne : Martin Heidegger, Paris, 1983, p. 47-56. Des motifs liés aux droits de ce texte nous ont empêchés de le faire. Nous ne pouvons donc que renvoyer le lecteur à cette publication. Tous les passages cités sans mention particulière se réfèrent à cette traduction de Munier. Pour les autres textes, nous utilisons les abréviations suivantes : Wegmarken : W, suivi de la pagination allemande puis française. Sein und Zeit : SZ, suivi de la pagination allemande et de la pagination française dans la traduction d’E. Martineau. Les traductions ont été parfois modifiées. 2. Wegmarken, GA, Bd. 9, p. 382 ; trad. R. Munier, in Questions I, Paris, Gallimard, 1968, p. 44.

MEP.indd 513

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:30:05

reimp44892_int_514 Page 514

514

DE L’IDÉALISME ALLEMAND À LA FIN DE LA MÉTAPHYSIQUE

esquisse de réponse qu’au travers de la formulation d’une question apparemment plus « régionale » – ou, comme le dit Heidegger, plus « déterminée » –, portant cette fois sur le rien, laquelle se décline alors en deux interrogations distinctes qui confèrent à la conférence sa structuration : « Qu’est-ce que le rien ? », question traditionnelle à laquelle le penser heideggérien donne son congé, dans la mesure où elle envisage le néant comme l’opposé de l’étant ou son concept antithétique (Gegenbegriff), donc, d’une manière manifestement contradictoire, comme quelque chose qui, d’une certaine manière, « est » ; et « qu’en est-il du néant ? », où le néant est cette fois envisagé à partir de lui-même et de son néantir (nichtigen), et conduit ainsi aux parages de la différence ontologique. La conférence s’achève également par une question : « Pourquoi est-il en somme de l’étant et non pas plutôt Rien (Warum ist überhaupt Seiendes und nicht vielmehr Nichts) ? », celle-là même que Leibniz formulait au § 7 des Principes de la nature et de la grâce, mais qui, comme l’indique entre autres la majuscule que Heidegger ajoute à « nichts » contre l’usage et la syntaxe de l’allemand (W, 420/244), doit s’entendre « en un tout autre sens » (W, 382/44) que chez son prédécesseur : elle n’interroge plus en direction d’un principe, d’une origine, d’ « une cause première étante », mais de l’être lui-même en tant qu’il n’ « est » rien d’étant. Ce que manifeste ce caractère constamment interrogatif de la conférence, c’est que le chemin de pensée qui s’y fraie se tient au plus loin des conclusions hâtives et des résultats positifs : ici, comme dans toute pensée méditante, « les réponses essentielles ne sont jamais que le dernier pas des questions » (W, 304/77) ; la pensée se doit de demeurer en suspens au sein de la question, de persévérer en elle et de l’endurer jusqu’au bout – elle s’y révèle en son essentielle « finitude »1. Cette finitude de la pensée est indissociable de ce qui constitue justement le thème central de toute la conférence : « L’être lui-même est fini dans son essence » (W, 120/55). 1. Dans une lettre à Roger Munier du 31 juillet 1969, publiée dans les Cahiers de l’Herne en appendice au texte de la traduction française, Heidegger déclarait : « Ce dont traite la conférence est une question. La réponse cherchée a, de son côté, le caractère d’une question. C’est sur elle que prend fin le texte. Il atteste par là même la finitude de la pensée. À moins qu’il ne faille dire : la finitude de l’être, dans le lever en retrait duquel se tient le Da-sein de l’homme. »

MEP.indd 514

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:30:05

reimp44892_int_515 Page 515

515

PRÉSENTATION DE LA CONFÉRENCE DE HEIDEGGER

Un style philosophique aussi inaccoutumé conduit aux parages de questions inaccoutumées. Ainsi, celle du néant, qui a été pour ainsi dire « manquée » ou « escamotée » par la métaphysique. Le mot « métaphysique », dans la conférence, a deux significations distinctes. Tantôt il renvoie à la métaphysique traditionnelle qui s’interroge sur l’étant en tant qu’étant sans jamais s’interroger sur l’être. Tantôt – d’une manière spécifique à cette période de la pensée de Heidegger, entre 1928 et 1930 environ –, il reçoit un sens positif, puisqu’il fait signe vers la constitution essentielle du Dasein comme transcendance. Le but de la conférence est alors de transporter le lecteur par un « saut » dans la métaphysique entendue en ce dernier sens, donc de formuler, à l’occasion de la thématisation du néant, la question de l’être comme tel. Ce mouvement permet de passer d’une compréhension toute négative – et traditionnelle – du néant comme non-étant, à une interprétation où celui-ci ne fait qu’un avec l’étant et fonde en possibilité sa manifestation : d’une définition ontique où le rien apparaît comme « la négation de la totalité de l’étant » à une saisie ontologique, où le rien se déclare comme « ce qui rend possible la manifestation de l’étant comme tel pour le Dasein humain ». Le premier sens du rien est déterminé de la manière suivante : « Sur le rien, la métaphysique s’exprime, de longue date, en une formule assurément équivoque : ex nihilo nihil fit, rien ne vient de rien (aus Nichts wird Nichts)1. Quoique, dans la discussion de la formule, jamais le rien lui-même proprement ne fasse problème, celle-ci porte cependant à l’expression, à partir de la référence faite à chaque fois au rien, la conception fondamentale de l’étant en l’occurrence directrice. La métaphysique antique conçoit le rien sous l’espèce du non-étant, c’est-à-dire de l’élément sans forme, qui ne peut lui-même se former en un étant doué de forme et offrant, par là même, un aspect (eidoV). L’étant est la configuration se figurant qui se présente comme telle dans la figure (ce qui s’offre à la vue). L’origine, la légitimité et les limites de cette conception de l’être sont aussi peu discutées que le rien lui-même. La dogmatique chrétienne, par contre, nie la vérité de la formule ex nihilo nihil fit et donne au rien, ce faisant, une signification modifiée, au sens de l’absence totale de l’étant extra-divin : ex nihilo fit - ens creatum. Le rien devient alors le concept antithétique de l’Étant proprement dit, du summum ens, de Dieu comme Ens increatum. Ici aussi, l’interprétation du rien annonce la 1. Il faut souligner ici encore les majuscules, contraires à l’usage en allemand.

MEP.indd 515

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:30:12

reimp44892_int_516 Page 516

516

DE L’IDÉALISME ALLEMAND À LA FIN DE LA MÉTAPHYSIQUE

conception fondamentale de l’étant. Mais la discussion métaphysique de l’étant se place sur le même plan que la question portant sur le rien. Les questions portant sur l’être et le rien restent comme telles toutes deux hors de débat » (W, 119/55).

La seconde détermination, positive, du rien est atteinte à travers l’investigation de l’être même du Dasein compris comme « lieu-tenant du rien (Platzhalter des Nichts) » (W, 118/54) : « Da-sein signifie : instance dans le rien (Hineingehaltenheit in das Nichts)1. « Se tenant instant dans le rien, le Dasein est à chaque fois déjà au-delà de l’étant dans son ensemble. Cet être-au-delà de l’étant, nous l’appelons la transcendance. Si, au fond de son essence, le Dasein ne transcendait pas, nous dirions maintenant : s’il ne se tenait pas, dès le départ, instant dans le rien, il ne pourrait jamais se rapporter à de l’étant, ni même, de ce fait, à soi. « Sans manifestation originelle du rien, pas d’être-soi ni de liberté. « Par là est acquise la réponse à la question portant sur le rien. Le rien n’est ni un objet, ni d’une façon générale un étant. Le rien ne se lève, ni pour soi, ni à côté de l’étant, auquel, pour ainsi dire, il s’adjoindrait. Le rien est ce qui rend possible la manifestation de l’étant comme tel pour le Dasein humain. Le rien ne fournit pas d’abord le concept antithétique de l’étant, mais appartient originellement à l’essence elle-même. Dans l’être de l’étant advient le néantir du rien » (W, 115/53).

Entendu en ce dernier sens, donc, le rien n’est pas, il néantit (nichtet). Le « néantissement » (Nichtung) détermine son mode phénoménologique d’apparaître. Car le rien n’est nullement une idée, un concept : il est phénoménologiquement « donné » et expérimenté à travers la disposition affective (Stimmung) de l’angoisse : « Le rien se dévoile dans l’angoisse – mais non comme étant. Il est tout aussi peu donné comme objet. L’angoisse n’est pas une saisie du rien. Pourtant, le rien se fait par elle et en elle manifeste, mais non toutefois de telle 1. Nous reproduisons la note de R. Munier à sa traduction : « Le terme est d’une traduction malaisée. Il désigne le fait de se tenir dans le rien, mais en étant déjà comme détenu par lui. La connotation, en somme, est double : d’activité (Hinein) et de passivité (gehalten). Il semble bien, toutefois, que la passivité l’emporte. J’ai donc traduit Hineingehaltenheit in das Nichts par : instance dans le rien et sich hineingehalten in das Nichts par : se tenir instant dans le rien. Le mot instance serait à prendre à la fois au sens de in-stare et dans une acception proche à celle qu’il a dans la locution adverbiale “en instance de...” – par exemple : “en instance de départ...” »

MEP.indd 516

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:30:12

reimp44892_int_517 Page 517

PRÉSENTATION DE LA CONFÉRENCE DE HEIDEGGER

517

manière qu’il se montrerait séparément “à côté” de l’étant dans son ensemble, lequel se tiendrait dans son inquiétante étrangeté (Unheimlichkeit). Nous dirions plutôt : le rien nous aborde dans l’angoisse en n’étant qu’un avec l’étant dans son ensemble » (W, 113/52).

À propos des liens de l’angoisse, comme révélateur du rien, et du rien en tant qu’il ne fait qu’un avec l’étant dans son ensemble, c’est-à-dire rend possible originairement sa manifestation, on peut lire un peu plus loin : « Il y a, dans l’angoisse, un mouvement de retraite devant... qui, assurément, n’est plus une fuite, mais un repos fasciné. Ce retrait devant... prend son issue du rien. Celui-ci n’attire pas à soi ; il est, au contraire, essentiellement répulsif. Mais la répulsion qui écarte de soi est comme tel le renvoi, provoquant la dérive, à l’étant qui s’abîme dans son ensemble. Ce renvoi répulsif dans son ensemble, à l’étant dérivant dans son ensemble, selon quoi le rien investit le Dasein dans l’angoisse, est l’essence du rien : le néantissement (die Nichtung). Il n’est pas plus un anéantissement de l’étant qu’il ne surgit d’une négation. Le néantissement ne se laisse pas non plus mettre au même compte que l’anéantissement et la négation. Le rien lui-même néantit (Das Nichts selbst nichtet) » (W, 114/52).

Dans Sein und Zeit, Heidegger avait déjà mis l’accent sur les liens que l’angoisse entretient avec le rien. À la différence de la peur qui est toujours peur devant un étant intramondain qui menace le Dasein depuis une contrée déterminée (§ 30), l’angoisse surgit devant « rien », son corrélat demeure « complètement indéterminé » (SZ, 186/144) : c’est l’être-aumonde en tant que tel. Ainsi, le § 40 accomplit expressément la transition – sur laquelle se concentrera toute la critique de Carnap – de l’affirmation selon laquelle ce qui angoisse n’est rien (nichts) d’à-portée-de-la-main et ne se situe nulle part, à la thèse d’après laquelle l’angoisse manifeste « le “rien et nulle part” (das “Nichts und nirgends”) » (SZ, 186/144), et enfin, à celle suivant laquelle « c’est le rien, c’est-à-dire le monde comme tel (das Nichts, das heißt die Welt als solche) qui se dégage comme le devant-quoi de l’angoisse » (SZ, 187/145). Le « rien » n’a pas ici un sens négatif, il désigne la positivité même du monde en tant qu’il se révèle dans l’angoisse par l’effondrement de l’étant intramondain et des renvois finalisés qui articulent la signifiance (Bedeutsamkeit) : « Le rien du monde (das Nichts der Welt), devant lequel l’angoisse s’angoisse, ne signifie pas que soit expérimentée dans l’angoisse (par exemple) une absence du subsistant intramondain

MEP.indd 517

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:30:18

reimp44892_int_518 Page 518

518

DE L’IDÉALISME ALLEMAND À LA FIN DE LA MÉTAPHYSIQUE

(des innerweltlichen Vorhandenen). Celui-ci, au contraire, doit justement être rencontré pour qu’il ne puisse même pas retourner de... avec lui et qu’il puisse se montrer dans un vide implacable (in einer leeren Erbarmungslosigkeit) » (SZ, 343/240). Le « rien » du monde renvoie donc à ce que Heidegger appelle, dans un cours, « la positivité existentiale du rien de l’angoisse (die existenziale Positivität des Nichts der Angst) »1. Il ne provient ni d’une privation, ni d’une négation, mais est un « rien originaire » : « À présent, il doit être aussi devenu plus clair dans quelle mesure nous pouvons dire du monde qu’il est un rien (ein Nichts). Quelle sorte de nihil estil ? Aussi longtemps que nous traitons de lui en général, que nous en faisons un problème et que nous cherchons à mettre en évidence son caractère essentiel pour la transcendance, il doit bien être quelque chose (etwas). S’il est donc un nihil, ce ne peut être un nihil negativum, autrement dit la simple, pure et vide négation de quelque chose. Le monde n’est rien au sens où il n’est rien d’étant. Rien d’étant, et pourtant quelque chose qu’il y a (etwas, was es gibt). Le “il” (das “es”) en vertu duquel il y a ce non-étant, est lui-même non étant, il est la temporalité se temporalisant. Et ce que celle-ci temporalise, en tant qu’unité extatique, c’est l’unité de son horizon : le monde. Le monde est le rien qui, originairement, se temporalise, ce qui jaillit purement et simplement avec et dans la temporalisation – c’est pourquoi nous l’appelons nihil originarium ».2

Dans ces conditions, la question du rien de l’angoisse ne fait qu’un, à l’époque de Sein und Zeit, avec celle de la finitude de l’être du Dasein, c’est-àdire de sa temporalité. Jeté dans l’inquiétante étrangeté (Unheimlichkeit) de l’être-au-monde rendue manifeste par l’angoisse, le Dasein est du même coup remis à la mort, c’est-à-dire à la possibilité indépassable de sa propre impossibilité : il éprouve son être-au-monde comme intrinsèquement fini. Dans l’angoisse, « le Dasein se trouve devant le rien (vor dem Nichts) de la possible impossibilité de son existence » (SZ, 266/193), ou encore, il est « jeté dans le rien (in das Nichts geworfene) » (SZ, 277/200). Ainsi, l’être-jeté (Geworfenheit) apparaît comme recelant en lui-même une néantité ou nullité (Nichtigkeit)3 qui est dotée d’un double sens : 1 / le Dasein ne s’est pas remis 1. Heidegger, Prolegomena zur Geschichte des Zeitbegriffs, GA, Bd. 20, p. 402. 2. Heidegger, Metaphysische Anfangsgründe der Logik, GA, Bd. 26, p. 271-272. 3. Le concept de Nichtigkeit heideggérien a des antécédents chez Bonaventure (nihilitas), Maître Eckhart et Luther, où il naturalise l’humilitas (cf. R. Regwald [1987], p. 57, note).

MEP.indd 518

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:30:19

reimp44892_int_519 Page 519

519

PRÉSENTATION DE LA CONFÉRENCE DE HEIDEGGER

à lui-même son fondement, ce « ne-pas » étant constitutif de son être-jeté lui-même ; 2 / cet être-jeté n’expose pas seulement le Dasein à l’inquiétante étrangeté du monde, c’est-à-dire à la fois à la « merveille des merveilles » et à l’ « horreur » de son être-là ; il le transporte aussi devant sa mort, devant la finitude du monde : « Le rien devant lequel l’angoisse transporte dévoile la nullité qui détermine le Dasein en son fondement, lequel est en lui-même en tant qu’être-jeté dans la mort » (SZ, 308/220). Par rapport à ces analyses plus esquissées que pleinement développées de Sein und Zeit, l’originalité de « Qu’est-ce que la métaphysique ? » consiste à faire un pas supplémentaire, qui restait jusque-là implicite : ce que révèle l’angoisse, c’est l’être comme tel (et non plus seulement l’être du Dasein, l’existence, dans sa constitution fondamentale comme « souci »), c’est-à-dire le rien. Ce que révèle l’angoisse, c’est donc la différence ontologique elle-même. L’existence n’est plus le fil conducteur pour l’élaboration de la question de l’être, mais le Dasein, réinterprété à présent comme Da-sein, être-le-Là, est le site même de cette « différence » entre l’étant et l’être. Ainsi s’ébauche dans ces pages le « Tournant » (Kehre) qui sera à l’œuvre dans la pensée de Heidegger à partir des années 1930, et dont la conférence de 1929 constitue l’un des jalons. On peut relever, à ce propos, deux difficultés. Pour tenter de cerner les rapports de l’être et du rien, Heidegger a recours à deux formulations différentes ; selon l’une de ces formulations, le rien et l’être sont interprétés (à la suite de Hegel, mais en un tout autre sens que lui) comme « le même » (W, 120/55) ; comme le redira Heidegger par la suite, « le rien n’ “est” pas un autre vis-à-vis de l’être, mais celui-ci même »1. Le néantissement apparaît alors indifféremment comme un trait du néant – ou de l’être : « L’être néantit – en tant qu’être (das Sein nichtet – als das Sein). »2 Selon l’autre formulation, il subsiste malgré tout un « écart », une disparité entre le « ne-pas » du rien et celui de l’être. Par exemple, dans la brève préface à la troisième édition de la conférence, Heidegger écrit : « Le rien est le ne-pas (das Nicht) de l’étant et, par suite, l’être expérimenté à partir de l’étant. La différence ontologique est le ne-pas entre étant 1. Grundbegriffe, GA, Bd. 51, p. 54. 2. Lettre sur l’Humanisme, trad. R. Munier, Paris, Aubier, 1983, p. 160-161.

MEP.indd 519

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:30:25

reimp44892_int_520 Page 520

520

DE L’IDÉALISME ALLEMAND À LA FIN DE LA MÉTAPHYSIQUE

et être. Mais l’être [entendu] comme le ne-pas vis-à-vis de l’étant est tout aussi peu un rien au sens du nihil negativum, que la différence, [entendue] comme le ne-pas entre étant et être, n’est que sous la forme d’une distinction de l’entendement (ens rationis). Le ne-pas néantissant du rien et le ne-pas néantissant de la différence ne sont pas une seule chose, mais sont le même (das Selbe) au sens de ce qui se co-appartient dans le déploiement de l’être de l’étant » (W, 123).

Toutefois, comme l’atteste la dernière phrase, les deux formulations ne sont pas contradictoires. Dire que l’être et le rien sont « le même » ne revient pas à dire qu’ils reviendraient au même ou qu’il n’y aurait pas de différence entre eux. Les deux formulations correspondent plutôt à deux « perspectives » sur le rien : soit le rien est expérimenté de manière traditionnelle à partir de l’étant, c’est-à-dire « négativement », et alors son nepas néantissant paraît se distinguer de celui qui se déploie entre étant et être : c’est l’approche qui est privilégiée dans « Qu’est-ce que la métaphysique ? » ; soit le rien est envisagé « positivement » à partir de l’être même, et alors son trait essentiel, le néantissement, n’est rien d’autre que le nepas de la différence ontologique. Dans ces conditions, il faudra dire du néant qu’il n’est pas seulement non-étant, mais, comme l’affirmeront les Beiträge, « plus étant que tout étant (seiender als jeglisches Seiende) »1. En somme, il y a ici une « énigmatique ambivalence du rien », qui désigne à la fois « l’autre pur et simple de tout étant, le non-étant », et ce qui « déploie son essence comme être (west als das Sein) » (W, 306/76-77). Seconde difficulté : n’y a-t-il pas contradiction entre les expressions de la conférence où le néantissement est mis au compte du rien luimême, et celles où il est mis au compte d’un comportement (Verhalten) du Dasein ? Car il est dit à la fois : « Dans l’être de l’étant advient le néantir du rien » (W, 115/53), et : « L’imprégnation du Dasein par le comportement néantissant (vom nichtenden Verhalten) atteste la manifestation constante et sans doute obscurcie du rien, que seule l’angoisse originellement dévoile » (W, 117/54). Mais, ici encore, il ne s’agit au fond que d’une différence d’accent, puisque la constitution fondamentale du Dasein est la transcendance, c’est-à-dire l’exposition à et dans l’ouverture de l’être, donc l’instance dans le rien, ou, pour le dire autrement, puisque plus fonda1. Heidegger, Beiträge zur Philosophie, GA, Bd. 65, p. 266.

MEP.indd 520

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:30:26

reimp44892_int_521 Page 521

PRÉSENTATION DE LA CONFÉRENCE DE HEIDEGGER

521

mentale que le Dasein est la finitude en lui, finitude qui n’est pas seulement finitude de l’être du Dasein, c’est-à-dire de l’existence, mais finitude de l’être même. Le néantissement ne peut être mis au compte du Dasein que parce que le Dasein, pensé comme transcendance et depuis sa transcendance, n’est que le site (Da) de l’ouverture de l’être, lequel, indissociable du ne-pas de la différence ontologique, est « le même » que le rien. « Qu’est-ce que la métaphysique ? » recèle une charge polémique qu’il faut tenter d’expliciter, sauf à en manquer l’un des aspects essentiels. Il ne s’agit pas seulement, en effet, d’une « explication » avec la métaphysique entendue comme doctrine de l’étant en tant qu’étant qui, incapable de penser la différence ontologique, n’a conçu le rien que comme le nonétant (mQ un) dans la pensée grecque, ou comme « le concept antithétique de l’Étant proprement dit, du summum ens » dans la doctrine chrétienne de la création ex nihilo ; il s’agit, en réalité – même si la conférence passe ce point sous silence – de partir de la figure ultime du néant à la fin de la métaphysique, qui tient celui-ci pour le négatif pur (das bloß Nichtige), ce dont il n’est pas possible de parler et sur lequel il n’y a proprement rien à dire. Cet ultime concept de « néant », le pur contradictoire et par suite l’impensable, trouve un écho dans l’affirmation selon laquelle « la science ne veut rien savoir du rien » (W, 106/49). Non que la conférence constituerait une attaque contre la science en tant que telle1. À travers cette affirmation qui demeure implicite dans la science proprement dite, ce qui est visé, en fait, c’est une position philosophique, le positivisme. Comme l’indique, en effet, une note marginale de Heidegger, la formule selon laquelle ce à quoi se rapporte la science, c’est l’étant, « et rien d’autre (und sonst nichts) », est empruntée à un penseur positiviste, Hippolyte Taine (W, 105). Mais, en vérité, la cible de la critique de Heidegger est moins le 1. Ici encore, la démarche de Heidegger est phénoménologique. À la manière du dernier Husserl, celui de la Krisis, il ne s’agit pas de critiquer la science (il est « normal » que la science ignore le rien) mais de la reconduire au « sol » fondamental sur lequel s’élabore l’activité scientifique, non pas celui du monde-de-la-vie (Lebenswelt), mais celui de l’existence du Dasein : « La question : “Qu’est-ce que la métaphysique ?” ne tente qu’une seule chose : conduire les sciences à réfléchir sur le fait qu’elles rencontrent nécessairement, et par conséquent toujours et partout le tout-autre de l’étant, ce qui n’est rien d’étant. Elles se tiennent déjà, à leur insu, en rapport à l’être » (« Zur Seinsfrage », W, 420/245).

MEP.indd 521

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:30:32

reimp44892_int_522 Page 522

522

DE L’IDÉALISME ALLEMAND À LA FIN DE LA MÉTAPHYSIQUE

positivisme en général, que son ultime métamorphose, le positivisme logique. L’affirmation selon laquelle la science ne veut rien savoir du rien doit donc être lue en parallèle avec le refus de « la souveraineté de la “logique” à l’intérieur de la philosophie » (« logique » étant écrit entre guillemets et renvoyant à ce que Heidegger appelle, à la suite du Cercle de Vienne, la « logistique »). Plus précisément, l’adversaire principal semble bien être ici Carnap, que Heidegger a rencontré à Davos quelques mois plus tôt, et avec lequel il a eu des conversations philosophiques privées1. Il n’est pas exclu de penser qu’à l’occasion de cette rencontre, Heidegger a eu connaissance des critiques adressées par le Cercle de Vienne aux énoncés métaphysiques en tant que non-sens logiques. À cet égard, l’article de Carnap qui, deux ans plus tard, s’en prend vigoureusement aux affirmations de « Qu’est-ce que la métaphysique ? » relatives au rien, peut être lu comme une réplique à une attaque lancée préalablement par Heidegger. La critique de celui-ci est double : elle consiste d’abord à mettre en question le primat accordé à l’analyse logique pour l’activité philosophique : aux yeux de Heidegger, qui s’est intéressé très tôt aux avancées de la logique mathématique2, cette dernière ne constitue qu’un appauvrissement et une « dégénérescence » de la « pensée qui trouve sa source dans l’épreuve de la vérité de l’être » (W, 308/79). Mais surtout, la stratégie de Heidegger consiste ici à réinscrire le positivisme logique dans l’histoire de la métaphysique, afin de montrer qu’il en partage l’un des « préjugés » fondamentaux énumérés au § 1 de Sein und Zeit : l’être est le concept le plus vide parce que le plus universel. En effet, ce n’est pas seulement le néant qui, du point de vue d’une paraphrase logique, apparaît comme un non-sens, mais tout aussi bien l’étant. Comme le souligne Frege, l’ « étant » n’est qu’un « quasi-concept », « sans contenu, puisque son extension est illimitée »3 : à travers cette affirmation, la philosophie contemporaine de 1. La rencontre de Heidegger et de Carnap a lieu en mars-avril 1929 à l’occasion des rencontres de Davos sur Kant ; la leçon inaugurale est prononcée à Fribourg le 24 juillet 1929, soit environ trois mois après cette rencontre. 2. Cf. « Neurere Forschungen über Logik » (1912), in Frühe Schriften, GA, Bd. 1, p. 17-44. 3. Frege, « Dialogue avec Pünjer sur l’existence », trad. A. Benmakhlouf, in Écrits posthumes, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1999, p. 79.

MEP.indd 522

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:30:32

reimp44892_int_523 Page 523

PRÉSENTATION DE LA CONFÉRENCE DE HEIDEGGER

523

l’analyse logique se rattache à toute la traduction métaphysique qui, de Duns Scot à Kant, tend à faire de l’être un concept, et, par suite, du nonêtre un concept contradictoire (nihil negativum). De ce point de vue, « Qu’est.ce que la métaphysique ? » constitue l’un des documents les plus centraux pour comprendre les enjeux de la scission entre « philosophie continentale » et « philosophie analytique ». La seconde cible, tout aussi implicite, mais patente, de toute la conférence, est la critique bergsonienne de l’idée de néant dans L’évolution créatrice. Là encore, l’attitude de Bergson à l’égard du néant ne fait que développer les dernières conséquences de la métaphysique postscotiste, puisqu’elle fait du néant une idée contradictoire. La thèse selon laquelle le néant ne serait qu’une « idée » ou une « représentation » obtenue par l’application de la négation à la totalité de l’étant imaginé, et même conçu – telles sont, en effet, les deux étapes de l’argumentation de Bergson – ne conduit, soutient Heidegger, qu’ « au concept formel du rien imaginé, mais jamais [au] rien lui-même »1. En renvoyant Bergson, selon un geste tout « hégélien », du côté des « objections de l’entendement » qui arrêtent artificiellement la recherche, et plus encore, en soutenant que « le ne-pas ne vient pas de la négation ; c’est la négation, au contraire, qui se fonde sur le ne-pas, lequel surgit du néantir du rien », Heidegger objecte à Bergson ce qui constitue la cœur même de la conférence : la finitude de l’être comme tel, et son corrélat, l’existence finie du Dasein comme « instance extatique dans le rien ». Claude Romano. 1. Le passage décisif de la conférence pour la critique de Bergson est le suivant : « Le rien est la négation intégrale de la totalité de l’étant. Cette caractéristique du rien ne pointerait-elle pas, finalement, dans la direction à partir de laquelle seule il peut nous rencontrer ? « La totalité de l’étant doit d’abord être donnée pour pouvoir, comme telle absolument, tomber sous le coup de la négation, en laquelle le rien lui-même aurait alors à se montrer. « Seulement, même si l’on fait abstraction de la nature problématique du rapport entre la négation et le rien, comment pourrons-nous – comme êtres (Wesen) finis – rendre accessible en soi en même temps qu’à nous-mêmes l’ensemble de l’étant dans sa totalité ? Tout au plus pouvons-nous imaginer l’ensemble de l’étant dans l’ “idée”, nier en pensée cet imaginaire et le “penser” comme nié. Sur cette voie, nous atteignons sans doute le concept formel du rien imaginé, mais jamais le rien lui-même » (W, 109/50).

MEP.indd 523

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:30:37

reimp44892_int_524 Page 524

524

DE L’IDÉALISME ALLEMAND À LA FIN DE LA MÉTAPHYSIQUE

BIBLIOGRAPHIE

Heidegger M., « Was ist Metaphysik ? », in Wegmarken, Gesamtausgabe (abrégé GA), Bd. 9, Frankfurt am Main, Vittorio Klostermann, 1976, p. 103-122. — Sein und Zeit, Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 16. Aufl., 1986. Feick H., Ziegler S., Index zu Heideggers « Sein und Zeit », Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 1991. Traductions françaises — « Qu’est-ce que la métaphysique ? », trad. R. Munier, in Cahier de l’Herne : Martin Heidegger, Paris, 1983, p. 47-56. — « Qu’est-ce que la métaphysique ? », trad. H. Corbin, in Questions I, Paris Gallimard, 1968, p. 47-72. — « Qu’est-ce que la métaphysique ? », traduction nouvelle et notes par E. Martineau, Paris, Authentica, 1988. — Être et temps, trad. d’E. Martineau, Paris, Authentica, 1985. — Questions I, trad. H. Corbin et al., Paris, Gallimard, 1968. Études Beaufret J., « La pensée du rien dans l’œuvre de Heidegger » (1964), in De l’existentialisme à Heidegger. Introduction aux philosophies de l’existence, Paris, Vrin, 1986, p. 107-112. Birault H., « Heidegger et la pensée de la finitude », Revue internationale de philosophie, 52, 1960, p. 135-162. Fay T. A., Heidegger : The Critic of Logik, La Haye, Martinus Nijhoff, 1977, notamment chap. III : « Heidegger’s “Attack” on logic : The Nothing », p. 36-48. Friedmann M., A Parting of the Ways, Carnap, Cassirer and Heidegger, Chicago - La Salle, Open Court, 2000. Gadamer H.-G., « Was ist Metaphysik ? » (1978), in Heideggers Wege, GW 3, Tübingen, J. C. B. Mohr (Paul Siebeck), 1999, p. 209-212 ; trad. P. Forget, « Qu’est-ce que la métaphysique ? », in L’Art de comprendre. Écrits, II, Paris, Aubier, 1991, p. 81-85 ; trad. J. Grondin, in H. Gadamer, Les chemins de Heidegger, Paris, Vrin, 2002, p. 65-68. Pöggeler O., Der Denkweg Martin Heideggers, Neske, Pfullingen, 1963. Regwald R., Heidegger et le problème du néant, Dordrecht-Boston-Lancaster, Martinus Nijhoff, 1987 (Phaenomenologica, no 101). Romano C., « Une phénoménologie du néant est-elle possible ? Autour de la controverse Carnap-Heidegger », in Il y a, Paris, PUF, 2003, p. 295-344. Rosen S., « Thinking about Nothing », in M. Murray (éd.), Heidegger and Modern Philosophy, Yale University Press, 1978, p. 116-137. Tugendhat E., « Das Sein und das Nichts », in Durchblicke, Frankfurt am Main, Klostermann, 1970, p. 132-161.

MEP.indd 524

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:30:37

reimp44892_int_525 Page 525

C A R NAP

À la fois « texte de combat », exposé technique de la théorie de la signification développée par le Cercle de Vienne, manifeste du mouvement de l’empirisme logique, c’est-à-dire d’une philosophie résolument « scientifique » qui s’oppose à l’ancienne métaphysique, l’article de Carnap, paru en 1932 dans la revue Erkenntnis, est limpide dans sa progression et complexe dans ses enjeux logico-philosophiques notamment relatifs à l’impossibilité d’une paraphrase logique des affirmations de Heidegger portant sur le néant. La thèse centrale de l’auteur est que la métaphysique – toute la métaphysique – consiste en des énoncés dépourvus de sens, donc en propositions qui ne sont même pas des propositions, mais seulement des propositions apparentes (Scheinsätze), des « simili-énoncés » comme traduit Antonia Soulez. Cette critique est donc bien différente, dans son orientation et ses principes, de celles formulées dans le passé à l’encontre de la « reine des sciences » : soit qu’on lui ait reproché d’être « stérile », succession de joutes sans fin et sans vainqueur, soit qu’on ait insisté sur son « incertitude » ou même sur sa « fausseté » pure et simple ; car, pour pouvoir être faux, un énoncé ou un ensemble d’énoncés doivent au moins posséder un sens déterminable. L’assaut de Carnap contre la forteresse métaphysique, qui n’apparaît plus guère, sous sa plume, que comme un

MEP.indd 525

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:30:43

reimp44892_int_526 Page 526

526

DE L’IDÉALISME ALLEMAND À LA FIN DE LA MÉTAPHYSIQUE

château de sable, paraît, à cet égard, plus forte – ou plus violente, selon la lecture qu’on en fera – que celle de ses prédécesseurs. Elle lève une ambiguïté qui demeurait présente dans La construction logique du monde. Si le projet avoué de Carnap, en 1928, était déjà celui de « bannir toute la métaphysique » du champ de la philosophie, « puisqu’on ne peut justifier ses thèses de manière rationnelle »1, il attribuait encore à la métaphysique des « thèses ». Il la définissait, au § 176, comme « le domaine extrascientifique qui présente une forme théorique », accordant donc un sens à ses énoncés malgré leur caractère non empirique, non factuel ; il confiait même à la métaphysique le rôle – paradoxalement ancillaire – de formuler les « problèmes d’essence (Wesensprobleme) », par exemple le problème de l’essence de la causalité, qui ne sont pas du ressort de la science empirique (§ 161, 165, 169). Mais, dans d’autres passages, soulignant que les énoncés métaphysiques ne peuvent entrer ni dans un rapport de confirmation, ni dans un rapport de contradiction à l’égard des énoncés de la science, il lui refusait tout simplement le statut de connaissance : ce qu’elle dit n’est ni vrai, ni faux, et par suite, elle ne comprend aucune proposition véritable (§ 181) ; elle est du côté de l’art, du mythe et de la poésie. Cette hésitation entre deux affirmations manifestement incompatibles2 qui étaient simplement juxtaposées dans l’Aufbau, est donc tranchée, en 1932, en faveur de la seconde. Cette thèse selon laquelle « toute métaphysique est dépourvue de sens » repose sur une doctrine développée de la signification. Toute langue est constituée de mots ayant une signification (son vocabulaire) et de règles indiquant comment former des suites de mots douées de sens (sa syntaxe). Parmi ses énoncés bien formés, les uns disent quelque chose sur le monde, ils entretiennent un rapport à l’expérience : ils sont vrais si l’état de choses qu’ils énoncent existe, faux si cet état de choses n’existe pas ; les autres se contentent d’énoncer les règles qui régissent l’emploi de leurs termes constitutifs : leur vérité ou leur fausseté dépend donc uniquement de leur conformité aux règles commandant l’utilisation du langage, ou de la possibilité de les déduire de ces règles. La première espèce d’énoncé (par exemple : « l’eau bout 1. Carnap [2002], p. 54. 2. Voir S. Rey [2001].

MEP.indd 526

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:30:43

reimp44892_int_527 Page 527

CARNAP

527

à 100 oC ») est appelée par le Cercle de Vienne « synthétique », la seconde (par exemple : « il pleut ou il ne pleut pas ») « analytique ». Carnap emprunte au Wittgenstein du Tractatus logico-philosophicus la thèse selon laquelle toutes les propositions de la logique et des mathématiques sont du second type, c’est-à-dire sont des tautologies ou peuvent être dérivées de tautologies : elles sont vraies en vertu de leur forme seule (et leur négations, fausses en vertu de leur seule forme ou contradictoires). En ce qui concerne le premier type d’énoncés, les énoncés synthétiques, il faut considérer non seulement leur forme, mais aussi leur vocabulaire, pour pouvoir décider de leur vérité ou de leur fausseté : pour être vrais, il ne suffit pas qu’ils soient bien construits, mais il est nécessaire en outre que les mots qu’ils contiennent possèdent une signification, et celle-ci ne peut être déterminée qu’en référence à l’expérience. Mais que signifie « en référence à l’expérience » ? Pour écarter toute considération psychologique, le Cercle de Vienne établit un critère purement formel de la signification d’un mot (et, par là, de la signification d’un énoncé synthétique contenant ce mot) qui est le suivant : un mot est doué de signification si et seulement si il peut figurer dans un énoncé élémentaire tel qu’il peut être dérivé, à son tour, d’une classe finie d’énoncés d’observation ou « énoncés protocolaires » (Protokollsätze), c’est-à-dire de procès-verbaux d’observations (au moins possibles). Selon la formule de Schlick, reprise par Carnap, « la signification d’un énoncé est la méthode de sa vérification »1. Il découle de là que, parmi les énoncés qui se prétendent synthétiques, c’est-à-dire qui prétendent nous apporter une connaissance – et les énoncés de la métaphysique sont de ce type –, il y a deux sortes de non-sens possibles : ceux qui tiennent au vocabulaire, et ceux qui tiennent aux règles de construction, c’est-à-dire à la syntaxe – non seulement à la syntaxe grammaticale apparente, mais à la syntaxe logique sous-jacente. Le premier non-sens est illustré par l’emploi métaphysique de mots dépourvus de signification comme « principe », « absolu », « chose en soi ». Le second, de loin le plus grave, est présent exemplairement dans les énoncés (ou 1. Sur toute cette doctrine de la signification voir l’exposé très complet de Clavelin, [1973] ; Carnap croit (à tort) s’inspirer du Tractatus, notamment des propositions 4 . 024 (sur la signification) et 4 . 003 (sur les propositions métaphysiques en tant que dépourvues de sens).

MEP.indd 527

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:30:49

reimp44892_int_528 Page 528

528

DE L’IDÉALISME ALLEMAND À LA FIN DE LA MÉTAPHYSIQUE

plutôt dans les pseudo-énoncés) de Heidegger portant sur le rien, le néant. En quoi consiste l’argumentation de Carnap à l’encontre de tout énoncé métaphysique sur le néant, et en particulier de ceux de « la doctrine métaphysique qui exerce actuellement en Allemagne la plus grande influence » ? En ayant recours aux instruments de la « nouvelle logique » élaborée par Frege et développée par Russell et Wittgenstein, Carnap tente d’établir que les affirmations de Heidegger ne peuvent même pas être construites dans une langue logiquement correcte. Soit les affirmations de « Qu’est-ce que la métaphysique ? » : « Lorsque nous faisons nôtre expressément le mode scientifique du Dasein ainsi mis en lumière, nous devons dire : « Ce à quoi va la relation mondaine est l’étant lui-même – et rien d’autre (und sonst nichts). « Ce dont toute attitude reçoit sa direction est l’étant lui-même – et rien de plus (und weiter nichts). Ce avec quoi advient, dans l’irruption, l’analyse investigatrice est l’étant lui-même – et au-delà rien (und darüber hinaus nichts). « Or il est remarquable qu’en la manière justement dont l’homme scientifique s’assure de ce qui lui est le plus propre, il parle d’un autre. Ne doit être soumis à recherche que l’étant et autrement – rien ; l’étant seul et outre lui – rien ; l’étant sans plus et au-delà – rien. « Qu’en est-il de ce rien (dieses Nichts) ? [...] Si la science a raison, un seul point demeure solide : la science ne veut rien savoir du rien. C’est là finalement la conception scientifiquement rigoureuse du rien. Nous savons le rien en tant que, de lui, nous ne voulons rien savoir. »1

Le problème général que posent ces formulations, et exemplairement une affirmation telle que « la science ne veut rien savoir du rien », est celui du passage d’un usage pronominal de « rien », à son usage substantivé : das Nichts, le rien. Tandis que nous pouvons faire correspondre en logique mathématique au premier genre d’énoncé tiré du langage ordinaire (par exemple : « dehors, il n’y a rien ») des énoncés existentiels négatifs – « il n’y a aucun x tel qu’il ait la propriété d’être dehors », soit : ¬ ($x) (Dx) –, aucune paraphrase logique dans le symbolisme de la quantification exis1. Heidegger, Wegmarken, GA, Bd. 9, p. 105 ; trad. R. Munier, in Cahier de l’Herne : Martin Heidegger, Paris, 1983, p. 48.

MEP.indd 528

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:30:49

reimp44892_int_529 Page 529

CARNAP

529

tentielle ne correspond aux énoncés métaphysiques de Heidegger portant sur le néant, le rien. Pour quelle raison ? Ce problème renvoie, plus généralement, comme le souligne Carnap, au problème logique de l’existence : « La forme verbale nous porte aisément à croire, bien à tort, que l’existence est un prédicat ; c’est alors qu’on en arrive à de pareilles bévues d’ordre logique [...]. D’autres tournures, telles l’“étant”, le “nonétant”, qui n’ont cessé de jouer depuis des siècles un rôle considérable dans la métaphysique, ont la même origine. » Pourquoi l’existence ne peut-elle être un prédicat ? Carnap reprend ici à son compte un argument de Frege : si l’existence pouvait être interprétée comme un prédicat (une propriété d’objets), sa négation, la non-existence, devrait être, elle aussi, un prédicat. Mais si tel était le cas, la proposition « Socrate n’existe pas » devrait à la fois et contradictoirement poser l’existence de Socrate, pour pouvoir lui attribuer une propriété (l’inexistence), et la lui refuser ; elle reviendrait alors à affirmer quelque chose comme : « Quelque étant tombe sous le concept de non-étant », ou : « Quelque étant n’est pas. »1 Il s’ensuit, d’après Frege, que la forme logique véritable de l’existence n’est pas celle d’un prédicat d’objets, mais d’un quantificateur s’appliquant au tout d’une proposition, c’est-à-dire d’un prédicat de second ordre, d’un prédicat de prédicat (ou, dans le vocabulaire de Frege, un concept de concept). Et il s’ensuit également que la forme logique véritable d’énoncés comportant le mot « rien » ne peut être que celle d’une quantification existentielle négative. « Le rien », « l’étant » sont des expressions qui n’ont pas de sens : la première parce qu’elle utilise le mot « rien » comme un nom d’objet ; la seconde, parce qu’elle attribue à quelque chose une pseudo-propriété dont la négation conduit à une absurdité manifeste. Cette application de la logique mathématique aux énoncés métaphysiques, afin de montrer, selon l’expression de Schlick, que « les philosophèmes métaphysiques sont des poèmes conceptuels »2, soulève pourtant plusieurs ordres de questions. 1. Voir Frege [1994], p. 83. 2. M. Schlick, « Erleben, Erkennen, Metaphysik », Kant Studien, 31, 1926 ; trad. « Le vécu, la connaissance, la métaphysique », in A. Soulez [1985], p. 197.

MEP.indd 529

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:30:56

reimp44892_int_530 Page 530

530

DE L’IDÉALISME ALLEMAND À LA FIN DE LA MÉTAPHYSIQUE

D’abord, à supposer que Carnap soit fondé à proposer sa paraphrase logique des expressions de Heidegger, et que celles-ci reposent bien, comme il l’affirme, sur « des fautes logiques grossières », qu’est-ce qui confère à ces énoncés leur valeur d’exemplarité pour l’Überwindung, c’est.à-dire moins le « dépassement » ou le « surmontement », que l’ « élimination » pure et simple de la métaphysique1 ? Autrement dit, est-il légitime de passer de l’affirmation selon laquelle un texte contient des « bévues » logiques, à celle selon laquelle « toute métaphysique est dépourvue de sens » ? Comme le remarque, en effet, Karl Menger, « il est vrai qu’un logicien expert peut aisément trouver des erreurs logiques, et même des erreurs très élémentaires, dans bon nombre de théories métaphysiques, exactement de la même manière que dans des théories sociologiques ou économiques. Toutefois, de telles erreurs ne sont des objections que pour des systèmes existants particuliers. Si toute métaphysique est rejetée parce que ses jugements ne peuvent être testés, alors j’ai bien peur que de très larges pans des mathématiques ne doivent être, eux aussi, écartés »2. Autrement dit, pour être véritablement contraignante, l’argumentation de Carnap ne peut reposer sur la simple analyse logique de propositions isolées de Heidegger ; elle doit se fonder sur toute la théorie vérificationniste de la signification, laquelle, sous la pression d’objections venues de plusieurs côtés, sera progressivement abandonnée dans sa forme stricte par le Cercle de Vienne3. En outre, pour déceler de véritables non-sens dans les affirmations de Heidegger, il faut adhérer à une conception très dogmatique de l’universalité de la logique. Pour Carnap, à l’époque où il rédige son article, la logistique énonce « des vérités absolues dont la signification est invariable »4 parce qu’elles s’appliquent à tous les domaines d’objets pensables : elle est moins un système de conventions qu’un reflet de la réalité. C’est pour cette raison que la notion de « non-sens » peut recevoir sous sa plume une extension 1. C’est le traducteur anglais, Arthur Pap, qui propose à juste titre cette traduction. 2. K. Menger [1979], p. 16, n. 10. En ce qui concerne les mathématiques, Menger fait allusion surtout à la théorie des ensembles. 3. Pour une première révision, voir Carnap [1934], § 82. 4. P. Wagner [2001], p. 24. Voir aussi F. Rivenc, Recherches sur l’universalisme logique, Russell et Carnap, Paris, Payot & Rivages, 1993.

MEP.indd 530

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:30:56

reimp44892_int_531 Page 531

CARNAP

531

aussi vaste. L’échec de la théorie logiciste de fondation des mathématiques et le développement de la théorie des modèles amènera progressivement le Cercle de Vienne à abandonner cette conception (en même temps que l’usage de l’expression « sinnlos »), comme l’atteste la formulation du « principe de tolérance » au § 17 de Logische Syntax der Sprache. Il en découle, dans l’article de 1932, une conception elle aussi très dogmatique de ce qu’est une paraphrase logique. Tout se passe, en effet, comme si les énoncés de Heidegger n’avaient pas à être interprétés ; ils ne doivent rigoureusement rien dire d’autre que ce que dit le langage ordinaire quand il se sert de « rien » comme d’un pronom indéfini (traduisible par la négation d’une quantification existentielle). Ainsi, de ce que certains énoncés de Heidegger peuvent être rendus par des propositions existentielles négatives, Carnap déduit que tous les énoncés de la conférence doivent pouvoir en principe être traduits de cette manière – et donc, puisque cette traduction s’avère en réalité impossible, que Heidegger commet des « erreurs ». Or, non seulement la première affirmation se heurte à l’évidence même du texte (la différence que fait Heidegger dans son usage de « nichts » et de « das Nichts », et la différence qui existe déjà en allemand dans l’usage de ces deux expressions), mais elle contrevient au principe contextuel de Frege, formulé au début des Fondements de l’arithmétique, selon lequel, un mot n’ayant de sens qu’à l’intérieur d’une proposition, l’examen d’une de ses occurrences ne suffit nullement à fixer son sens pour l’ensemble des propositions où il figure1. Carnap est ainsi amené en quelque sorte à introduire une erreur logique dans le texte de Heidegger pour les besoins de sa démonstration ; car, comme il est bien obligé de le concéder, si le mot « das Nichts » avait, dans les phrases où il apparaît, « une signification tout autre qu’ailleurs », « dans ce cas, les énoncés II B ne contiendraient pas les erreurs logiques [...] signalées ». En réalité, toute son argumentation achoppe sur une difficulté de principe : Carnap doit à la fois comprendre le sens des énoncés de Heidegger, puisqu’il affirme qu’ils ne veulent rien dire d’autre que ce qui correspond en logique mathématique à des énoncés existentiels négatifs, et ne pas pouvoir 1. Voir J. Conant [2001], p. 281.

MEP.indd 531

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:31:03

reimp44892_int_532 Page 532

532

DE L’IDÉALISME ALLEMAND À LA FIN DE LA MÉTAPHYSIQUE

les comprendre, puisque, ces énoncés ne pouvant être traduits de cette manière, ils se réduisent à des non-sens. Enfin, est-il aussi évident que Carnap semble le croire que le formalisme logique proposé par Frege pour rendre compte de l’emploi existentiel du verbe « être » soit le seul possible, donc que l’existence ne puisse en aucun cas être comprise en logique comme un prédicat d’objets ? Le débat, aujourd’hui, reste ouvert. Certains logiciens, tels Peter Geach1, défendent expressément la nécessité de distinguer entre deux sens d’ « exister » : le sens d’ « il y a » (there-is sense) où l’existence signifie bien un prédicat de second ordre conformément au formalisme de Frege, et un sens d’actualité (actuality sense) où l’existence signifie cette fois un prédicat d’objets. Cette différence peut être illustrée par les deux propositions suivantes : 1 / « Les éléphants existent, mais non les sirènes », où « existe » est dit de la propriété d’être un éléphant, donc signifie un prédicat de prédicat ; 2 / « Les éléphants existent, mais non les dinosaures », où « existe » est dit cette fois des éléphants individuels2. L’acception philosophique traditionnelle de l’existence ne peut plus alors être simplement écartée d’un revers de la main comme un non-sens, elle doit être réintroduite à l’intérieur de la logique. Il devient même possible sous certaines conditions de redonner un sens au caractère temporel de l’existence, autrement dit à ce qui constitue le cœur même du propos de Heidegger, la description de notre finitude3. Par ailleurs, d’autres travaux logiques ont proposé de reconsidérer – certes dans une perspective différente de celle de Heidegger – la question célèbre de Leibniz : « Pourquoi y a-t-il quelque chose et non pas plutôt rien ? », affirmant que « l’hypothèse nihiliste » selon laquelle il pourrait ne rien y avoir n’est nullement en elle-même dépourvue de sens4. Ce qui ressort de ces travaux, 1. P. T. Geach, « Form and existence », in Proceedings of The Aristotelian Society, 1954-1955 ; rééd. in God and The Soul, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1969, p. 42-64 ; « What actually exists », Proceedings of the Aristotelian Society, Sup. vol. 42, 1968, p. 7-16 ; voir aussi B. Miller, « In defense of the predicate “exists” », Mind, 84, 1975, p. 338-354. 2. B. Miller, « Existence », Stanford Encyclopedia of Philosophy, 2002, p. 12. 3. E. Tugendhat, « Existence in space and time », Neue Hefte für Philosophie, 8, 1975, p. 14.33. 4. T. Baldwin, « There might be nothing », Analysis, 56, 1996, p. 231-238 ; E. J. Lowe, « Metaphysical nihilism and the substraction argument », Analysis, 62, 2002, p. 62-73.

MEP.indd 532

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:31:03

reimp44892_int_533 Page 533

533

CARNAP

en tout cas, c’est que le traitement logique du néant et de l’existence est beaucoup moins simple et univoque que ne pourrait le laisser croire une lecture superficielle de l’article de Carnap1. Claude Romano. BIBLIOGRAPHIE

Carnap R., « Überwindung der Metaphysik durch logische Analyse der Sprache », in Erkenntnis, Bd. 2, 1932. — Der Logische Aufbau der Welt, Hambourg, Felix Meiner Verlag, 1998 ; trad. T. Rivain, La construction logique du monde, Paris, Vrin, 2002. — Logische Syntax der Sprache, Vienne, Julius Springer, 1934. Frege G., Nachgelassene Schriften, Hambourg, Felix Meiner Verlag, 1969 ; trad. sous la dir. de P. de Rouilhan et C. Tiercelin, Écrits posthumes, Nîmes, Éd. Jacqueline Chambon, 1994. Russell B., Principia Mathematica, Cambridge, Cambridge University Press, rééd. 1962. — Principles of Mathematics, Londres, Allen & Unwin, rééd. 1972. — The Philosophy of Logical Atomism, rééd. selon le recueil de R. C. Marsh, Londres, Allen & Unwin, 1956. — Écrits de logique philosophique, trad. J.-M. Roy, Paris, PUF, 1989. Soulez A. (dir.), Manifeste du Cercle de Vienne et autres écrits, Paris, PUF, 1985. Wittgenstein L., Tractatus logico-philosophicus, Londres, Routledge & Kegan Paul, Ltd, 1922 ; trad. G. Gaston Granger, Paris, Gallimard, 1993. Études Clavelin M., « La première doctrine de la signification du Cercle de Vienne », in Les Études philosophiques, 4, 1973, p. 475-503. Conant J., « Deux conceptions de l’Überwindung der Metaphysik : Carnap et le premier Wittgenstein », in S. Laugier (éd.), Carnap et la construction logique du monde, Paris, Vrin, 2001, p. 259-311. Friedman M., Reconsidering Logical Positivism, Cambridge, Cambridge University Press, 1999. Jacob P., L’empirisme logique, Paris, Minuit, 1980. Meyer K., « Logical tolerance in the Vienna Circle », in Selected Papers in Logic and Foundations, Didactics, Economics, Dordrecht-Boston-Londres, 1979, p. 11-16. 1. Pour une discussion plus approfondie, voir C. Romano [2003].

MEP.indd 533

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:31:10

reimp44892_int_534 Page 534

534

DE L’IDÉALISME ALLEMAND À LA FIN DE LA MÉTAPHYSIQUE

Rey S., « Carnap et la critique de la métaphysique », in S. Laugier (éd.), Carnap et la construction logique du monde, Paris, Vrin, 2001, p. 219-257. Romano C., « Une phénoménologie du néant est-elle possible ? Autour de la controverse Carnap-Heidegger », in Il y a, Paris, PUF, 2003, p. 295-344. Wagner P., « Le contexte logique de l’Aufbau : Russell et Carnap », in S. Laugier (éd.), Carnap et la construction logique du monde, Paris, Vrin, 2001, p. 17-42.

MEP.indd 534

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:31:10

reimp44892_int_535 Page 535

« LE DÉPASSEMENT DE LA MÉTAPHYSIQUE PAR L’ANALYSE LOGIQUE DU LANGAGE »

(1932) 1. Introduction Des sceptiques grecs aux empiristes du XIe siècle, les adversaires de la métaphysique n’ont pas manqué. Leurs objections sont de nature très différente. Beaucoup déclaraient la doctrine métaphysique fausse, parce qu’elle contredit la connaissance par expérience. D’autres la tenaient seulement pour incertaine parce qu’elle pose des problèmes en termes qui dépassent les limites de la connaissance humaine. De nombreux antimétaphysiciens déclaraient que se poser des questions métaphysiques est une activité stérile : que l’on puisse ou non y répondre, dans les deux cas, il est inutile de s’en inquiéter ; il faut se consacrer tout entier à la tâche pratique qui se présente chaque jour à l’homme d’action ! Grâce au développement de la logique moderne, il est devenu possible d’apporter une réponse nouvelle et plus précise à la question de la validité et de la légitimité de la métaphysique. Les recherches dans la « logique appliquée » ou « théorie de la connaissance », qui se fixent pour tâche de clarifier par l’analyse logique le contenu cognitif des énoncés scientifiques, et par là, la signification des mots (figurant dans ces énoncés ou « concepts »), aboutissent à un résultat positif et à un résultat négatif. Le résultat positif est acquis dans le domaine de la science empirique, les concepts particuliers aux différentes branches de la science clarifiés, et décrites leurs connexions au point de vue de la logique formelle et de la théorie de la connaissance. Dans le domaine de la métaphysique (y compris les philosophies des valeurs et sciences des normes) l’analyse logique aboutit à un résultat négatif : les soi-disant énoncés dans ce domaine sont totalement dépourvus de sens. On en arrive à un dépassement radical de la méta-

MEP.indd 535

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:31:19

reimp44892_int_536 Page 536

536

DE L’IDÉALISME ALLEMAND À LA FIN DE LA MÉTAPHYSIQUE

physique que les antimétaphysiciens d’autrefois ne pouvaient pas envisager encore. Certes, des intentions analogues ont inspiré autrefois de nombreux développements, par exemple de type nominaliste ; mais pour qu’il soit possible de réaliser ces intentions de manière décisive il a fallu attendre notre époque où la logique, à l’occasion du progrès de ces dernières décades, est devenue un outil de précision suffisante. Lorsque nous affirmons que les soi-disant énoncés de la métaphysique sont dépourvus de sens, cette expression doit être prise dans le sens le plus strict. Dans un usage plus relâché, « dépourvu de sens » se dit parfois d’une phrase ou question stérile (par exemple : « Quel est le poids moyen des habitants de Vienne dont le numéro de téléphone se termine par un 3 ? »), ou bien encore d’une phrase qui est notoirement fausse (par exemple : « En 1910, Vienne comptait 6 habitants »), ou d’une phrase qui est fausse, non seulement empiriquement, mais aussi logiquement, et qui est donc contradictoire (par exemple : « De ces deux personnes A et B, chacune a un an de plus que l’autre »). De telles propositions, qu’elles soient stériles ou fausses, n’en ont pas moins un sens ; on ne peut classer les phrases en (théoriquement) stériles ou fécondes, vraies ou fausses qu’à condition qu’elles aient un sens. Au sens strict, est dépourvue de sens une suite de mots qui ne constitue pas un énoncé à l’intérieur d’une certaine langue donnée. Il arrive qu’une telle suite de mots paraisse à première vue être un énoncé ; dans ce cas, nous l’appelons simili-énoncé. Nous soutenons donc la thèse que les prétendus énoncés de la métaphysique se révèlent à la lumière de l’analyse logique des simili-énoncés. Une langue se compose d’un vocabulaire et d’une syntaxe, c’est-à-dire d’un stock de mots ayant une signification, et de règles de formation des phrases ; ces règles indiquent comment construire des phrases avec des mots d’espèces différentes. De ce fait, il y a deux sortes de similiénoncés : soit il s’y trouve un mot, dont on a admis par simple erreur qu’il a une signification, soit les mots qui y figurent ont vraiment une signification mais ils forment un assemblage contraire à la syntaxe qui leur retire tout sens. Nous verrons, exemples à l’appui, que ces deux espèces de simili-énoncés se rencontrent dans la métaphysique. Puis nous devrons examiner sur quel fondement repose notre thèse, selon laquelle la métaphysique dans sa totalité consiste en pareils simili-énoncés.

MEP.indd 536

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:31:37

reimp44892_int_537 Page 537

537

CARNAP

2. La signification d’un mot Si un mot pris dans une langue donnée a une signification, on dit aussi qu’il désigne un « concept ». S’il semble seulement en avoir une, alors qu’en réalité il n’en a pas, on parlera d’un « simili-concept ». Comment expliquer la formation d’un pareil « simili-concept » ? Chaque mot n’a-t-il pas été introduit dans le langage à seule fin d’exprimer quelque chose de déterminé, en sorte que, dès son premier usage, il reçoit une signification déterminée ? Comment peut-il se trouver alors dans les langues traditionnelles des mots sans signification ? Sans doute, à l’origine, chaque mot avait-il une signification (à quelques rares exceptions près dont nous citerons plus loin des exemples). Au cours de l’évolution historique, un mot change fréquemment de signification. Et il arrive même parfois qu’un mot perde sa signification ancienne sans en recouvrer une nouvelle. C’est ainsi que naît un simili-concept. En quoi consiste donc la signification d’un mot ? Concernant un mot, que doit-on stipuler pour qu’il ait une signification ? (Il n’entre pas dans nos considérations d’examiner si ces stipulations sont expressément formulées, comme c’est le cas pour certains termes ou symboles de la science moderne, ou si elles sont tacitement admises, comme c’est le cas dans la plupart des mots de la langue traditionnelle.) En premier lieu, doit être fixée la syntaxe du mot, c’est-à-dire les modalités de son occurrence dans la forme propositionnelle la plus simple où il puisse entrer ; nous appelons cette forme propositionnelle l’énoncé élémentaire qui lui est associé. La forme propositionnelle élémentaire pour le mot « pierre » est par exemple « x est une pierre » ; dans les énoncés de cette forme, on a à la place de x une désignation quelconque tirée de la catégorie des choses, par exemple « ce diamant », « cette pomme ». En deuxième lieu, pour l’énoncé élémentaire S du mot correspondant, il doit y avoir la réponse à la question suivante que nous pouvons formuler de manières différentes : 1 / De quel énoncé S est-il déductible, et quels énoncés sont déductibles de S ? 2 / À quelles conditions S doit-il être vrai, à quelles conditions faux ?

MEP.indd 537

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:31:43

reimp44892_int_538 Page 538

538

DE L’IDÉALISME ALLEMAND À LA FIN DE LA MÉTAPHYSIQUE

3 / Comment doit-il être vérifié ? 4 / Quel sens a S ? (1) est la formulation correcte ; (2) correspond à la manière de parler en logique ; (3) à la manière de parler dans la théorie de la connaissance ; (4) à celle de la philosophie (phénoménologie). D’après le mot de Wittgenstein, ce que veulent dire les philosophes avec (4) se conçoit par (2) : « Le sens d’un énoncé consiste dans son critère de vérité. » ((1) est la formulation « métalogique » ; on fournira ailleurs une présentation intégrale de la métalogique comme théorie de la syntaxe et du sens, c’est-à-dire des relations déductibles.) Pour un grand nombre de mots, et sans doute pour la majeure partie des mots usités dans la science, il est possible de donner leur signification par réduction à d’autres mots (« constitution », définition). Par exemple, les « “arthropodes” sont des animaux possédant un corps articulé, des membres articulés et une peau recouverte de chitine ». C’est ainsi que pour la forme propositionnelle élémentaire du mot « arthropode », c’est.à-dire pour la forme propositionnelle « la chose x est un arthropode », on a la réponse à la question posée plus haut ; par là, il est établi qu’un énoncé de cette forme doit être déductible des prémisses de la forme : « x est un animal », « x a un corps articulé », « x a des membres articulés », « x a une peau en chitine », et inversement, que chacun de ces énoncés doit être déductible de l’énoncé en question. Les conditions de déductibilité (en d’autres termes : le critère de vérité, la méthode de vérification, le sens) de l’énoncé élémentaire associé au mot « arthropode » étant ainsi déterminées, la signification du mot « arthropode » est fixée. De cette façon, chaque mot du langage est réduit à d’autres mots et finalement aux mots figurant dans les énoncés dits d’ « observations » ou « énoncés protocolaires ». Le mot reçoit sa signification de cette procédure de réduction. La question du contenu et de la forme des énoncés premiers (énoncés protocolaires), qui n’a pas encore reçu de réponse définitive, peut tout à fait rester en suspens dans notre discussion. Généralement, en théorie de la connaissance, on dit que les énoncés premiers se rapportent au « donné » ; mais il n’y a aucun accord sur ce qu’on considère comme le

MEP.indd 538

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:31:44

reimp44892_int_539 Page 539

CARNAP

539

« donné ». Tantôt on soutient que dans les énoncés sur le donné, il est question des qualités les plus simples, sensibles et émotionnelles (par exemple : « chaud », « bleu », « joie », etc.) ; selon une autre tendance, il est question dans les énoncés premiers d’expériences vécues globales et de relations de ressemblance entre de telles expériences vécues ; tantôt, on va jusqu’à admettre que même les énoncés premiers parlent déjà de choses. Quelle que soit la diversité de ces conceptions, il n’en demeure pas moins qu’une suite de mots n’a de sens que si l’on a établi des relations de déductibilité à partir d’énoncés protocolaires, quelle que soit la nature de ces derniers ; de même qu’un mot n’a de signification que si les énoncés dans lesquels il figure sont réductibles à des énoncés protocolaires. Puisque la signification d’un mot est déterminée par son critère (autrement dit : par les relations de déduction de son énoncé élémentaire, par ses conditions de vérité, par la méthode de sa vérification), on n’a plus la liberté, une fois le critère établi, de décider encore ce que l’on « veut dire » avec ce mot. On ne doit pas en dire moins que le critère, qui confère au mot une signification précise ; on ne doit pas non plus en dire plus que le critère, par lequel tout ce qui s’ensuit est déterminé. Le critère contient la signification à l’état implicite ; il ne reste qu’à l’en dégager explicitement. Supposons par exemple que quelqu’un forge un mot nouveau « babu », et qu’il affirme qu’il y a des choses qui sont babues et d’autres qui ne sauraient l’être. Pour apprendre ce que ce mot signifie, nous allons lui poser la question de son critère : comment dans un cas concret établir qu’une chose déterminée est ou non babue ? Pour commencer, nous voulons bien admettre que l’interrogé demeure court : il n’existe pas, dira-t-il, de critère empirique pour la « babitude ». Dans ce cas, nous considérons qu’il n’est pas permis d’employer ce mot. Celui qui l’emploie aura beau maintenir qu’il y a des choses babues et des choses non babues, que ce n’est un mystère éternel que pour le misérable entendement fini des hommes que telles choses soient babues et telles autres, non, nous n’entendons là que paroles creuses. Mais peut-être voudra-t-il nous assurer que par ce mot « babu », il veut quand même dire quelque chose. Ce cas ne nous renseigne que sur le fait psychologique suivant : il associe au mot des représentations et des sentiments. Mais le mot n’en reçoit pas

MEP.indd 539

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:31:50

reimp44892_int_540 Page 540

540

DE L’IDÉALISME ALLEMAND À LA FIN DE LA MÉTAPHYSIQUE

pour autant de signification. Faute de critère établi pour le mot nouveau, les énoncés dans lesquels il figure ne veulent rien dire : ce sont de simples simili-énoncés. Admettons, en deuxième lieu, le cas où existe le critère d’un mot nouveau, comme « bébu », et qu’en effet, l’énoncé « telle chose est bébue » est toujours vrai si et seulement si la chose est quadrangulaire. (Peu importe, pour notre propos, que ce critère nous soit donné expressément ou que nous l’établissions en observant dans quels cas le mot est utilisé affirmativement, dans quels cas, négativement.) Nous dirons ici : le mot « bébu » a la même signification que le mot « quadrangulaire ». Nous ne nous laisserons pas dire par ceux qui l’utilisent, qu’ils « veulent dire » autre chose, que toute chose quadrangulaire est certes aussi bébue et inversement, mais que cela tient seulement au fait que la quadrangularité est l’expression visible de la « bébitude » qui, elle, est une propriété mystérieuse, elle-même non perceptible. Nous rétorquerions qu’avec le critère se trouve également établi que « bébu » signifie « quadrangulaire », et que l’on n’est plus libre de vouloir dire ceci ou cela avec ce mot. Résumons brièvement notre propos. Soit a un mot quelconque et E(a) l’énoncé élémentaire dans lequel il figure. La condition nécessaire et suffisante pour que a ait une signification peut s’énoncer dans chacune des formules suivantes, qui disent au fond la même chose : 1 / Les critères empiriques de a sont connus. 2 / Il est établi de quels énoncés protocolaires E(a) est déductible. 3 / Les conditions de vérité de E(a) sont établies. 4 / La procédure de vérification de E(a) est connue.

3. Mots métaphysiques sans signification Il apparaît maintenant que beaucoup de mots métaphysiques, ne remplissant pas la condition que nous venons d’indiquer, sont sans signification. Prenons comme exemple le terme métaphysique « principe » (au sens de « principe de l’être », et non au sens de principe de connaissance ou

MEP.indd 540

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:31:50

reimp44892_int_541 Page 541

CARNAP

541

axiome). Divers métaphysiciens, à la question de savoir quel est « le principe (suprême) du monde » (ou bien « des choses », « de l’être », « de l’étant »), répondent par exemple que c’est l’Eau, le Nombre, la Forme, le Mouvement, la Vie, l’Esprit, l’Idée, l’Inconscient, l’Action, le Bien, etc. Pour trouver la signification attribuée au mot « principe » dans cette question métaphysique, il nous faut demander au métaphysicien dans quelles conditions un énoncé de la forme « x est le principe de y » est vrai, et à quelles conditions, faux ; en d’autres termes, nous demandons quelles sont les marques distinctives (Kennzeichen) ou la définition du mot « principe ». Voici à peu près la réponse du métaphysicien : « x est le principe de y » doit signifier « y procède de x », « l’être de y repose sur l’être de x », « y subsiste par x », ou quelque chose du même genre. Mais ces mots sont ambigus et indéterminés. Ils ont le plus souvent une signification claire ; par exemple, nous disons d’une chose ou d’un processus y, qu’il « procède de x » quand nous observons que les choses ou le processus de l’espèce de x sont souvent ou toujours suivis de ceux de l’espèce y (relation causale au sens d’une succession soumise à une loi). Toutefois, le métaphysicien nous dit que ce n’est pas de cette relation empiriquement constatable qu’il parle, sinon ses thèses métaphysiques seraient de simples énoncés d’expérience de la même espèce que ceux de la physique. Le mot « procéder » ne doit pas signifier ici, comme d’habitude, une relation de succession temporelle et de condition. Mais voilà qui ne donne pas de critère pour une autre signification. Par suite, la signification soi-disant « métaphysique » que le mot doit avoir ici, par opposition à la signification empirique dont on vient de parler, n’existe absolument pas. Si l’on pense à la signification originelle du mot « principium » (et du mot grec correspondant « 3rcP »), on remarque ici la même évolution. On a expressément ôté à ce mot sa signification originelle de « commencement » ; il ne doit plus signifier le premier dans le temps, mais le premier dans une autre perspective, spécifiquement métaphysique. Mais on ne nous donne pas les critères de cette « perspective métaphysique ». Dans les deux cas, on a ôté au mot sa signification antérieure sans lui en donner une nouvelle : il n’est plus qu’une coque vide. Lui restent encore associées diverses représentations, vestiges d’une période antérieure où le mot était chargé de signification ; dans le contexte de l’emploi actuel du mot,

MEP.indd 541

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:31:57

reimp44892_int_542 Page 542

542

DE L’IDÉALISME ALLEMAND À LA FIN DE LA MÉTAPHYSIQUE

elles se soudent à de nouvelles représentations et à de nouveaux sentiments. Mais le mot n’a pas pour autant de signification ; et il en est dépourvu aussi longtemps qu’aucune procédure de vérification ne nous est indiquée. Le mot « Dieu » est un autre exemple. Quant à l’emploi de ce mot, il nous faut distinguer, abstraction faite de ses variétés d’usage à l’intérieur de chacun des domaines, trois cas ou périodes historiques différentes, mais qui se chevauchent. Dans son emploi mythologique, le mot a une signification claire. Tantôt il désigne (lui ou les mots correspondants d’autres langues) des êtres corporels qui trônent sur l’Olympe, dans le Ciel ou dans les Enfers et sont doués de puissance, de sagesse, de bonté et de bonheur, de manière plus ou moins parfaite. Tantôt il désigne des êtres animés-spirituels (seelisch-geistige) qui, sans avoir de corps comme les hommes, se montrent pourtant d’une façon ou d’une autre dans les choses ou les processus du monde visible et qui, par là même, peuvent être empiriquement constatés. Dans l’emploi métaphysique, au contraire, « Dieu » désigne quelque chose de supra-empirique. On a expressément ôté à ce mot la signification d’ « être corporel » ou celle d’ « être animé pris dans du corporel ». Et comme on ne lui confère aucune signification nouvelle, ce mot devient dépourvu de signification. Certes, on a souvent l’impression qu’on donne au mot « Dieu » une signification, même dans l’ordre métaphysique. Mais à y regarder de plus près, les définitions que l’on pose s’avèrent des simili-définitions ; elles renvoient soit à des combinaisons de mots logiquement inadmissibles dont il sera question plus tard, soit à d’autres mots métaphysiques (par exemple, « fondement originel », « Absolu », « inconditionné », « indépendant », « Autosubsistant », etc.), mais en aucun cas, elles ne renvoient aux conditions de vérité de ses énoncés élémentaires. Ce mot ne remplit même pas l’exigence première de la logique qu’un mot doit indiquer sa syntaxe, c’est-à-dire la forme de l’énoncé élémentaire dans lequel il figure. L’énoncé élémentaire devrait être de la forme « x est un Dieu » ; or le métaphysicien repousse complètement cette forme sans en donner une autre, ou l’accepte, mais ne donne pas la catégorie syntaxique des variables « x » (exemples de catégories : les corps, les propriétés des corps, les relations entre les corps, les nombres, etc.).

MEP.indd 542

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:31:57

reimp44892_int_543 Page 543

543

CARNAP

Entre l’emploi mythologique et l’emploi métaphysique, on trouve l’emploi théologique du mot « Dieu ». Il n’a ici aucune signification propre, mais oscille entre les deux acceptions dont on vient de parler. Maint théologien a un concept de Dieu nettement empirique (ce concept appartient donc, dans notre terminologie, à l’espèce « mythologique »). Il n’y a pas dans ce cas de simili-énoncés, mais cette interprétation présente, pour le théologien, l’inconvénient suivant : les énoncés de la théologie sont des énoncés empiriques, qui de ce fait relèvent du jugement de la science empirique. Chez d’autres théologiens, l’emploi est nettement métaphysique. Chez d’autres encore, il n’est pas clair, soit qu’ils suivent tantôt l’un tantôt l’autre, soit qu’ils manient des expressions difficiles à saisir qui oscillent entre les deux sens. Comme l’ont montré les exemples « principe » et « Dieu », la plupart des autres termes sont des termes spécifiquement métaphysiques sans signification, par exemple : « Idée », « Absolu », « Inconditionné », « Infini », « Être de l’Étant », « Non-Étant », « Chose en soi », « Esprit absolu », « Esprit objectif », « Essence (Wesen) », « Être en-soi et pour-soi », « Émanation », « Manifestation », « Séparation », « Moi », « Non-Moi », etc. Avec ces expressions, il n’en va pas autrement qu’avec le mot « babu » dans l’exemple inventé plus haut. Le métaphysicien nous dit que les conditions de vérité empirique ne se laissent pas indiquer. Quand il ajoute qu’il « veut dire » pourtant quelque chose avec un tel mot, nous savons qu’il ne fait que suggérer par ce mot des représentations et des sentiments qui l’accompagnent, sans toutefois lui conférer aucune signification. Les énoncés soi-disant métaphysiques qui contiennent de tels mots n’ont pas de sens, ne veulent rien dire ; ce sont de purs simili-énoncés. Nous réfléchirons plus tard à la façon d’expliquer leur apparition historique. 4. Le sens d’un énoncé Nous avons considéré jusqu’ici les simili-énoncés où figure un mot sans signification. Il y a encore une deuxième espèce de simili-énoncés : les mots qui les composent sont doués de signification, mais agencés de telle sorte qu’il n’en résulte aucun sens. La syntaxe d’une langue indique

MEP.indd 543

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:32:04

reimp44892_int_544 Page 544

544

DE L’IDÉALISME ALLEMAND À LA FIN DE LA MÉTAPHYSIQUE

les combinaisons de mots acceptables et celles qui ne le sont pas. Mais la syntaxe grammaticale des langues naturelles ne remplit pas partout la tâche d’exclure les combinaisons de mots sans signification. Prenons par exemple ces deux suites de mots : (1) « César est et », (2) « César est un nombre premier ». La suite (1) est construite contrairement à la syntaxe, laquelle exige en troisième position, non pas une conjonction, mais un prédicat, donc un substantif (avec article), ou un adjectif. Par exemple, la suite « César est un général » est construite conformément à la syntaxe ; c’est une suite douée de sens, un énoncé véritable. La suite (2) elle aussi est conforme à la syntaxe parce qu’elle a la même forme grammaticale que l’énoncé qu’on vient de citer. Et pourtant (2) est dépourvue de sens : « nombre premier » est une propriété de nombre, qui ne peut se dire, ni affirmativement, ni négativement, d’une personne. (2) ressemble à un énoncé sans en être un, ne dit rien et n’exprime aucun état de choses, ni existant, ni inexistant, aussi appelons-nous « simili-énoncé » cette suite de mots. Comme la syntaxe grammaticale ne subit aucune entorse, à première vue on est facilement amené à penser, à tort, qu’on a pourtant affaire à un énoncé, même faux. Or « a est un nombre premier » est faux si et seulement si a est divisible par un nombre naturel différent de a et de 1 ; de toute évidence on ne peut mettre « César » à la place de a dans la suite (2). On a choisi cet exemple pour que l’absence de signification soit facile à remarquer ; dans le cas de certains soi-disant énoncés métaphysiques, il n’est pas facile de reconnaître en eux des simili-énoncés. Qu’il soit possible de former dans le langage ordinaire des suites de mots dénués de sens sans violer les règles de la grammaire indique que du point de vue logique la syntaxe grammaticale ne suffit pas. Si la syntaxe grammaticale correspondait exactement à la syntaxe logique, aucun simili-énoncé ne pourrait être engendré. Si la syntaxe grammaticale, non seulement distinguait les espèces de mots (substantifs, adjectifs, verbes, conjonctions, etc.) mais opérait encore à l’intérieur de ces espèces certaines distinctions exigées par la logique, aucun simili-énoncé ne pourrait être formé. Si, par exemple, les substantifs se divisaient grammaticalement en plusieurs espèces de mots selon qu’ils désignent des propriétés des corps,

MEP.indd 544

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:32:05

reimp44892_int_545 Page 545

545

CARNAP

des propriétés des nombres, etc., les mots « général » et « nombre premier » appartiendraient à des espèces grammaticalement différentes, et (2) serait tout aussi contraire à la langue que (1). Dans une langue correctement construite, toutes les suites de mots dénuées de sens appartiendraient à la même espèce que (1). Elles seraient ainsi, dans une certaine mesure, automatiquement exclues par la grammaire ; ce qui veut dire : pour éviter l’absence de signification, inutile de faire attention à la signification des mots eux-mêmes, il suffit de considérer l’espèce à laquelle ils appartiennent (« catégorie syntaxique », par exemple : chose, propriété de chose, relations entre choses, nombre, propriété de nombre, relation entre nombres, etc.). Si notre thèse que les énoncés de la métaphysique sont des simili-énoncés est fondée, la métaphysique ne saurait pas même être exprimée dans une langue construite de façon logiquement correcte. D’où la portée philosophique considérable de la tâche qui consiste à construire une syntaxe logique, tâche à laquelle les logiciens travaillent actuellement. 5. Simili-énoncés métaphysiques Nous voulons maintenant indiquer quelques exemples de similiénoncés métaphysiques sur lesquels on peut reconnaître avec une netteté toute particulière que la syntaxe logique est violée, bien que la syntaxe grammaticale traditionnelle y soit respectée. Nous choisissons quelques énoncés dans l’énoncé de la doctrine métaphysique qui exerce actuellement en Allemagne la plus grande influence1. « Ce que la recherche doit pénétrer, c’est simplement l’étant, et en dehors de cela – rien ; uniquement l’étant, outre cela – rien ; exclusivement l’étant, et au-delà – rien. Qu’en est-il de ce Néant ? N’y a-t-il le Néant que parce qu’il y a le “non”, c’est-à-dire la négation ? ou bien est-ce le contraire ? N’y a-t-il la 1. Les citations suivantes sont tirées de M. Heidegger, Was ist Metaphysik ?, 1929. Nous aurions pu prélever aussi bien des passages dans un quelconque des multiples ouvrages métaphysiques du présent ou du passé ; toutefois les passages choisis nous semblent illustrer notre conception avec une netteté toute particulière.

MEP.indd 545

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:32:10

reimp44892_int_546 Page 546

546

DE L’IDÉALISME ALLEMAND À LA FIN DE LA MÉTAPHYSIQUE

négation et le “non” que parce qu’il y a le Néant ? [...] Nous affirmons ceci : le Néant est plus originaire que le “non” et la négation [...] Où cherchons-nous le Néant ? Comment trouvons-nous le Néant ? – Nous connaissons le Néant [...] L’angoisse révèle le Néant [...] Ce devant quoi et pour quoi nous nous angoissions n’était ici “proprement” [...] rien. En effet : le Néant luimême – comme tel – était là [...] Qu’en est-il du Néant ? [...] Le Néant luimême néantit. »1 Pour montrer que la possibilité de former des simili-énoncés repose sur une carence logique du langage, nous établissons le schéma ci-contre. Les énoncés de la colonne I sont grammaticalement aussi bien que logiquement irréprochables ; ils sont donc pourvus de sens. Les énoncés de la colonne II (à l’exception de B3) sont tout à fait analogues du point de vue grammatical à ceux de la colonne I. La forme propositionnelle II A (la question et la réponse) ne satisfait pas, il est vrai, aux exigences d’une langue logiquement correcte. Elle est néanmoins douée de sens, car elle peut être traduite dans une langue correcte, comme le montre l’énoncé III A qui a le même sens que II A. La forme propositionnelle II A s’avère inadéquate du fait que, à partir d’elle, moyennant des opérations grammaticales irréprochables, nous pouvons parvenir aux formes propositionnelles II B dépourvues de sens, qui figurent dans la citation de Heidegger. On ne peut même pas construire ces formes dans la langue correcte de la colonne III. Néanmoins, on ne remarque pas au premier coup d’œil qu’elles sont dépourvues de sens, car on se laisse facilement abuser par l’analogie trompeuse avec les énoncés pourvus de sens de la colonne I B. Le défaut ici constaté de notre langue consiste donc en ceci que, contrairement à une langue logiquement correcte, la nôtre admet la même forme grammaticale aussi bien pour les suites de mots pourvues de sens que pour celles qui sont dépourvues de sens. À tout énoncé verbal se trouve associée une formule correspondante dans la manière d’écrire logistique ; ces formules permettent de reconnaître tout particulièrement combien l’analogie entre I A et II A sur laquelle repose l’engendrement des formes II B dénuées de sens, manque de pertinence. 1. C’est ici la traduction de Corbin avec les modifications que nous avons jugé bon de faire : das Seiende = l’étant (N.d.T.).

MEP.indd 546

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:32:10

reimp44892_int_547 Page 547

547

CARNAP

I. Énoncés pourvus II. Formation de sens de la langue du non-sens à partir usuelle de ce qui est pourvu de sens dans la langue usuelle A. Qu’y a-t-il dehors ? d(?) Dehors, il y a la pluie d(Pl)

A. Qu’y a-t-il dehors ? d(?) Dehors, il y a rien1 d(N)

III. Langue logiquement correcte A. Il n’y a (il n’existe, il ne se trouve) pas de chose qui soit dehors d(x)

B. Qu’en est-il B. « Qu’en est-il de ce Néant ? » B. Toutes ces formes de cette pluie ? (N) ne peuvent même pas (c’est-à-dire : que fait 1. « Nous cherchons le être construites. la pluie ? ou que peutnéant », on dire encore « Nous trouvons le Néant », de cette pluie ?) « Nous connaissons ?(Pl) le Néant » 1. Nous connaissons c(N) la pluie. 2. « Le Néant néantit » c(Pl) n(N) 2. La pluie pleut. 3. « Il y a le Néant pl(Pl) seulement parce que... » ex(N) 1. En allemand, la négation est contenue dans Nichts. En français, on est obligé habituellement d’ajouter « ne ». Nous préférons le supprimer pour rester au plus près de l’allemand : Nichts = Rien, Néant.

Lorsqu’on examine de plus près les simili-énoncés II B, certaines autres différences apparaissent encore. La formation des énoncés (1) repose simplement sur l’erreur qui consiste à prendre le mot « Néant » pour le nom d’un objet, parce qu’on l’utilise sous cette forme dans la langue usuelle pour formuler un énoncé existentiel négatif (voir II A). En revanche, dans une langue correcte on atteint le même but en se servant non pas d’un nom particulier, mais d’une forme logique spécifique de

MEP.indd 547

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:32:16

reimp44892_int_548 Page 548

548

DE L’IDÉALISME ALLEMAND À LA FIN DE LA MÉTAPHYSIQUE

l’énoncé (voir III A). Dans l’énoncé II B 2 apparaît encore quelque chose de nouveau, à savoir la formation du verbe dépourvu de sens : « néantir » ; c’est donc pour une double raison que cet énoncé n’a pas de sens. Nous disions tout à l’heure que les mots dépourvus de sens de la métaphysique viennent généralement de ce que l’emploi métaphorique, en métaphysique, d’un mot signifiant, le dépouille de sa signification. En revanche ici, nous avons affaire à un des cas rares : on introduit un mot nouveau qui déjà au départ n’a aucune signification. De même, c’est pour une double raison qu’il faut rejeter l’énoncé II B 3. L’erreur est la même que dans les énoncés précédents : le mot « Néant » y est employé comme nom d’objet. Il renferme de plus une contradiction. Car même s’il était permis d’introduire le mot « Néant » comme nom ou description d’objet, on nierait l’existence de cet objet dans sa définition, alors que, selon l’énoncé (3), on la lui attribuerait de nouveau. Si cet énoncé n’était pas déjà dépourvu de sens, il serait contradictoire, donc absurde. En présence des fautes logiques grossières que nous trouvons dans les énoncés II B, nous pourrions présumer que, dans l’ouvrage cité, le mot « Néant » a peut-être une signification tout autre qu’ailleurs. Cette présomption est confirmée lorsque nous lisons par la suite dans le même texte que l’angoisse révèle le Néant, que, dans l’angoisse, le Néant luimême se trouve là en tant que tel. Ici, le mot « Néant » paraît bien devoir désigner une certaine disposition affective, peut-être de nature religieuse, ou quelque chose qui se trouve à la base d’une telle disposition. Dans ce cas, les énoncés II B ne contiendraient pas les erreurs logiques que nous avons signalées. Mais le début des citations données aux pages 545-546 montre que cette interprétation n’est pas possible. La combinaison des mots « ne... que » et « en dehors de lui, rien » montre clairement que le mot « rien » a ici le sens habituel d’une particule logique qui sert à exprimer un énoncé existentiel négatif. Cette manière d’introduire le mot « rien » prépare ainsi immédiatement la question principale du texte : « Qu’en est-il de ce Néant ? » Ne nous sommes-nous pas laissés entraîner à une fausse interprétation ? Nos scrupules sont complètement levés lorsque nous nous apercevons que l’auteur sait pertinemment que les questions et les phrases de son texte sont en conflit avec la logique. « Question et réponse à l’égard du

MEP.indd 548

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:32:16

reimp44892_int_549 Page 549

CARNAP

549

Néant sont en soi également contraires au sens. La règle communément admise comme règle fondamentale de la pensée, le principe de la contradiction à éviter, la “logique” générale, étouffent cette question. » Tant pis pour la logique ! Nous devons renverser son règne : « Si la puissance de l’entendement se voit ainsi brisée dans le champ de la question concernant le Néant et l’Être, c’est également le destin du règne de la “logique” à l’intérieur de la philosophie qui se trouve décidé. L’idée même de la “logique” se dissout dans le tourbillon d’une interrogation plus originaire. » Or, la science, dans sa sobriété, va-t-elle s’accorder avec le tourbillon d’une interrogation contraire à la logique ? Même à cette question, la réponse est déjà donnée : « La sobriété et la supériorité qu’on attribue à la science deviennent risibles, si celle-ci ne prend pas au sérieux le Néant. »1 Nous trouvons donc là une bonne confirmation de notre thèse : un métaphysicien en vient lui-même à constater que ses questions et ses réponses sont incompatibles avec la logique et la manière de penser de la science. La différence entre notre thèse et celle des antimétaphysiciens antérieurs apparaît maintenant clairement. Pour nous, la métaphysique n’est pas « pure chimère », ou « fable ». Les énoncés d’une fable ne contredisent pas la logique, mais seulement l’expérience ; ils sont pleins de sens même s’ils sont faux. La métaphysique n’est pas une « superstition » ; on peut croire à des énoncés vrais comme à des énoncés faux, mais non à des suites de mots dépourvues de sens. Les énoncés métaphysiques ne peuvent pas non plus être tenus pour des « hypothèses de travail » ; il est, en effet, essentiel pour une hypothèse d’être déductivement reliée à des énoncés empiriques (vrais ou faux) et c’est précisément ce qui manque à des simili-énoncés. Pour sauver la métaphysique, on soulève parfois l’objection suivante en faisant état de ce qu’on appelle la limitation de la faculté humaine de connaître : les énoncés métaphysiques ne peuvent, il est vrai, être vérifiés par l’homme ou par quelque autre être fini ; ils pourraient cependant valoir comme présomptions sur ce qu’aurait donné comme réponses à nos 1. Voir p. 65 et 70 de la traduction française citée plus haut. Nous nous en écartons ici encore sensiblement.

MEP.indd 549

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:32:22

reimp44892_int_550 Page 550

550

DE L’IDÉALISME ALLEMAND À LA FIN DE LA MÉTAPHYSIQUE

questions un être doué de faculté supérieure ou même parfaite de connaître, et à ce titre ces énoncés demeureraient finalement pourvus de sens. Voici ce que nous répondrons à cette objection : lorsqu’il est impossible d’indiquer la signification d’un mot, ou lorsque les mots ne se suivent pas conformément à la syntaxe, on ne peut même pas parler d’une question. (Que l’on songe aux simili-questions comme : « Cette table estelle babue ? », « Le nombre 7 est-il sacré ? », « Lesquels des nombres sont plus obscurs, les pairs ou les impairs ? ».) Là où ne se pose aucune question, un être même omniscient ne peut donner de réponse. Mais, objectera-t-on peut-être encore, de même qu’un voyant peut communiquer une connaissance nouvelle à l’aveugle, de même un être supérieur pourrait, qui sait, nous communiquer une connaissance métaphysique, par exemple que le monde visible est la manifestation d’un esprit. Face à cette objection, il nous faut réfléchir à ce que signifie « connaissance nouvelle ». Nous pouvons toujours imaginer que nous rencontrons des animaux qui nous informent sur un sens nouveau. Si ces êtres nous avaient démontré le théorème de Fermat, s’ils avaient inventé un nouvel instrument de physique ou encore s’ils avaient établi une loi de la nature inconnue jusqu’ici, notre connaissance se serait trouvée enrichie grâce à eux. Des choses de cette espèce, nous pouvons, en effet, les vérifier, de même qu’un aveugle est capable de comprendre et de vérifier toute la physique (et, par conséquent, tous les énoncés de celui qui jouit de la vue). Mais ces êtres hypothétiques nous disent quelque chose que nous ne pouvons pas vérifier ; nous ne pouvons pas le comprendre non plus. Il ne s’agit plus du tout pour nous d’une communication, mais de simples sons vocaux dénués de sens, même accompagnés d’associations d’idées. Il en résulte qu’un autre être peut élargir notre connaissance seulement de manière quantitative, indépendamment du fait qu’il connaît plus ou moins de choses ou même tout. Il serait incapable de nous apporter une connaissance d’une nature essentiellement nouvelle. Ce qui est incertain pour nous peut devenir plus certain avec l’aide d’autrui, en revanche, ce qui pour nous est dépourvu de sens, incompréhensible, ne saurait acquérir un sens avec l’aide d’autrui, aussi savant soit-il. C’est pourquoi ni Dieu ni diable ne peuvent nous mener vers une métaphysique.

MEP.indd 550

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:32:22

reimp44892_int_551 Page 551

551

CARNAP

6. Toute métaphysique est dépourvue de sens Les exemples de phrases métaphysiques que nous avons analysées sont tous tirés d’un seul texte. On pourrait appliquer à d’autres systèmes métaphysiques les résultats obtenus, dans des termes semblables et en partie même littéralement identiques. C’est de plein droit que ce texte cite, en l’approuvant, une phrase de Hegel ( « L’Être pur et le Néant pur sont une seule et même chose » ). La métaphysique de Hegel possède, du point de vue logique, exactement le même caractère que celui que nous avons décelé dans ce morceau de métaphysique contemporaine. La même chose vaut aussi pour les autres systèmes encore que le genre de tournures linguistiques qu’ils affectent, et par là même celui des fautes logiques, s’écartent plus ou moins du genre des exemples dont nous avons parlé. Il est inutile d’ajouter d’autres spécimens de phrases métaphysiques tirés de différents systèmes. Contentons-nous de signaler le genre de fautes logiques le plus fréquemment commises. Vraisemblablement, la plupart des fautes logiques commises dans les simili-énoncés reposent sur des vices logiques qui sont inhérents à l’emploi du verbe « être » dans notre langue (et à l’emploi des mots correspondants dans d’autres langues, du moins dans la majorité des langues européennes). La première faute est liée à l’ambiguïté du verbe « être » qui joue tantôt le rôle de copule pour un prédicat ( « je suis affamé » ), tantôt celui d’indicateur d’existence ( « je suis » ). Cette faute est aggravée par le fait que bien souvent les métaphysiciens ne sont pas au clair quant à cette ambiguïté. La deuxième faute tient à la forme du verbe pris dans sa seconde acception, celle de l’existence. Cette forme produit l’illusion d’un prédicat, là où il n’y en a pas. Or, on sait depuis longtemps que l’existence n’est pas un caractère attributif (voir Kant et sa réfutation de la preuve ontologique de l’existence de Dieu). Mais seule la logique moderne est ici pleinement conséquente. La forme syntaxique dans laquelle elle introduit le signe de l’existence est telle que ce signe ne peut pas se rapporter à des signes d’objet comme peut le faire un prédicat, il ne peut se rapporter qu’à un prédicat (voir, par exemple, l’énoncé III A du tableau ci-dessus).

MEP.indd 551

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:32:28

reimp44892_int_552 Page 552

552

DE L’IDÉALISME ALLEMAND À LA FIN DE LA MÉTAPHYSIQUE

Depuis l’Antiquité, les métaphysiciens ont presque tous donné dans le piège des simili-énoncés, à cause de la forme verbale, donc prédicative du mot « être » (exemples : « je suis », « Dieu est »). On rencontre un exemple de cette faute dans le Cogito ergo sum de Descartes. Laissons ici de côté les réserves que suscite le contenu de la prémisse – à savoir notamment : l’énoncé « je pense » exprime-t-il adéquatement l’état de choses en question ou ne comporte-t-il pas plutôt une forme d’hypostase ? –, pour ne considérer les deux énoncés que du point de vue de la logique formelle. Deux fautes logiques essentielles sautent tout de suite aux yeux. La première, celle de la conclusion « je suis » : le verbe « être » est sans doute pris ici au sens de l’existence, car une copule ne peut aller sans prédicat. On n’a d’ailleurs jamais entendu le « je suis » de Descartes autrement. Mais alors cet énoncé viole la règle logique mentionnée plus haut en vertu de laquelle l’existence ne peut être affirmée qu’en liaison avec un prédicat, non avec un nom (sujet, nom propre). Un énoncé existentiel n’est jamais de la forme « a existe » (comme ici dans « je suis », c’est-à-dire « j’existe »), mais : « Il existe une chose dont la nature est telle ou telle. » La deuxième faute réside dans le passage du « je pense » au « j’existe ». Si, en effet, de l’énoncé « P (a) » ( « a a la propriété P » ), on doit déduire un énoncé existentiel, alors ce dernier peut affirmer l’existence relativement au prédicat P et non relativement au sujet a de la prémisse. De « je suis un Européen » ne suit pas « j’existe », mais « il existe un Européen ». Du « je pense » ne suit pas « je suis », mais « il y a quelque chose qui pense ». Le fait que nos langues expriment l’existence au moyen d’un verbe ( « être » ou « exister » ) ne constitue pas encore en soi une faute logique mais seulement un usage inapproprié et dangereux. La forme verbale nous porte aisément à croire, bien à tort, que l’existence est un prédicat ; c’est alors qu’on en arrive à de pareilles bévues d’ordre logique qui entraînent à leur tour des formulations dénuées de sens comme celles que nous venons d’examiner. D’autres tournures, telles « l’étant », « le non-étant », qui n’ont cessé de jouer depuis des siècles un rôle considérable dans la métaphysique, ont la même origine. Ce genre de formes ne se laisse pas même construire dans une langue logiquement correcte. Il semble bien que le latin comme l’allemand – peut-être sous l’influence du modèle

MEP.indd 552

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:32:29

reimp44892_int_553 Page 553

CARNAP

553

grec – aient introduit les formes « ens » et « Seiend » à l’usage propre des métaphysiciens. C’est ainsi que le langage s’est logiquement détérioré tandis qu’on croyait combler une lacune. Une autre infraction à la syntaxe logique que l’on commet fréquemment est ce qu’on appelle la « confusion des sphères » des concepts. La faute signalée tout à l’heure consistait à employer un signe, qui a une signification non prédicative, comme un prédicat. Ici, au contraire, la faute consiste à utiliser un prédicat comme prédicat, mais issu d’une sphère différente. C’est cela, violer la règle de la théorie dite « des types ». Un exemple tout fait est celui examiné plus haut : « César est un nombre premier. » Les noms de personnes et les noms de nombres appartiennent à des sphères logiques différentes, et par là aussi les prédicats de personnes (par exemple : « général ») et les prédicats de nombres ( « nombre premier » ). À la différence de l’usage linguistique du verbe « être » dont on a déjà discuté, la faute due à la confusion des sphères n’est pas le fait exclusif de la métaphysique, mais apparaît très fréquemment dans le langage usuel. Certes, il est rare que cette faute conduise alors à des nonsens. L’ambiguïté des mots due à la confusion des sphères est ici de celles qu’on peut aisément dissiper. Exemples : (1) « Cette table-ci est plus grande que celle-là. » (2) « La hauteur de cette table est plus grande [en bon français, il faudrait dire “supérieure”, N.d.T.] que celle de cette autre table. » Les mots « plus grand » étant pris en (1) comme une relation entre objets, en (2) comme une relation entre nombres, s’appliquent à deux catégories syntaxiques différentes. Il ne s’agit pas ici d’une faute grave. On pourrait l’éliminer en écrivant par exemple « plus grande 1 » et « plus grande 2 », en déclarant que la forme propositionnelle (1) a la même signification que (2) (ou que quelques autres expressions semblables). Comme la confusion des sphères est inoffensive dans le langage usuel, elle passe en général totalement inaperçue. Cela répond tout à fait aux besoins de l’usage ordinaire. Par contre, la même confusion en métaphysique a entraîné des conséquences funestes. L’habitude créée par le langage courant nous pousse à commettre des confusions qui, dans ce domaine, ne peuvent plus, à la différence de celles du quotidien, être traduites dans une forme logiquement correcte. Les simili-énoncés de cette

MEP.indd 553

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:32:35

reimp44892_int_554 Page 554

554

DE L’IDÉALISME ALLEMAND À LA FIN DE LA MÉTAPHYSIQUE

espèce abondent surtout chez Hegel et chez Heidegger, lequel, en empruntant de nombreuses particularités à la forme langagière hégélienne, a du même coup repris bon nombre de ses défauts logiques. Ainsi, des déterminations qui devraient s’appliquer à des objets d’une certaine sorte, se rapportent à des déterminations de ces objets, ou à l’ « être » ou l’ « être-là », ou encore à une relation entre ces objets. Nous venons de découvrir que beaucoup d’énoncés métaphysiques sont dépourvus de sens. La question se pose maintenant de savoir si d’aventure la métaphysique ne possédait pas malgré tout un stock d’énoncés pourvus de sens qui subsisteraient après qu’on en ait extirpé les non-sens. Il s’en trouvera peut-être pour affirmer, sur la foi de nos propres résultats, que, dans le champ de la métaphysique, l’on encourt maint risque de tomber dans le non-sens, et que quiconque veut la cultiver doit s’efforcer d’éviter soigneusement ce danger. En vérité, la situation est telle qu’il n’y a pas de place, en métaphysique, pour des énoncés doués de sens, et cela résulte de l’objectif qui est le sien, à savoir : découvrir et présenter une connaissance sur laquelle la science empirique n’a pas de prise. C’est un point établi plus haut que le sens d’un énoncé est la méthode de sa vérification. Un énoncé ne dit que ce qui est en lui vérifiable. C’est la raison pour laquelle il ne peut affirmer, s’il affirme vraiment quelque chose, qu’un fait empirique. Une chose située par principe au-delà de l’expérience (jenseits des Erfahrbaren) ne saurait être énoncée, pensée ni questionnée. On peut ranger les énoncés (doués de sens) de la manière suivante : en premier lieu, ceux qui sont vrais en vertu de leur seule forme (ou « tautologies » d’après Wittgenstein. Ils correspondent à peu près aux « jugements analytiques » kantiens). Ils ne disent rien sur le réel. À cette espèce appartiennent les formules de la logique et de la mathématique ; elles ne sont pas elles-mêmes des énoncés sur le réel, mais servent à leur transformation. En second, viennent les négations des premiers (ou « contradictions ») qui sont contradictoires, c’est-à-dire fausses en vertu de leur forme. Pour décider de la vérité ou fausseté de tous les autres énoncés, il faut s’en remettre aux énoncés protocolaires, lesquels (vrais ou

MEP.indd 554

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:32:35

reimp44892_int_555 Page 555

CARNAP

555

faux) sont par là même des énoncés d’expérience (Erfahrungssätze), et relèvent de la science empirique. Si l’on veut construire un énoncé qui n’appartient pas à l’une de ces espèces, cet énoncé sera automatiquement dénué de sens. Et puisque la métaphysique ne veut ni formuler d’énoncés analytiques ni se couler dans le domaine de la science empirique, elle est contrainte d’employer des mots en l’absence de tout critère, des mots qui sont de ce fait privés de signification, ou bien de combiner des mots doués de sens de sorte qu’il n’en résulte ni énoncés analytiques (éventuellement contradictoires), ni énoncés empiriques. Dans un cas comme dans l’autre, on obtient inévitablement des simili-énoncés. L’analyse logique rend dès lors un verdict de non-sens contre toute prétendue connaissance qui veut avoir prise par-delà ou par-derrière l’expérience. Ce verdict atteint d’abord toute métaphysique spéculative, toute prétendue connaissance par pensée pure ou par intuition pure, qui croit pouvoir se passer de l’expérience. Mais le verdict s’applique aussi à cette métaphysique qui, issue de l’expérience, veut connaître au moyen d’inférences particulières ce qui se trouve hors de ou derrière l’expérience (ainsi, la thèse néo-vitaliste d’une « entéléchie » à l’œuvre dans les processus organiques et qui ne doit pas être conçue de manière physique ; ainsi, la question portant sur « l’essence de la causalité » par-delà la constatation de certaines régularités de succession ; ainsi, le discours sur la « chose en soi »). De plus, ce verdict vaut également pour toute philosophie des valeurs ou des normes, pour toute éthique, ou toute esthétique en tant que discipline normative. Car la validité objective d’une valeur ou d’une norme (et ce pour les philosophes des valeurs eux-mêmes) ne peut être vérifiée empiriquement ni déduite d’énoncés empiriques ; par suite, elle ne peut absolument pas être exprimée (par un énoncé doué de sens). Autrement dit : ou bien l’on donne pour « bon », « beau » et l’ensemble des prédicats utilisés dans les disciplines normatives, des critères empiriques, ou bien non. Dans le premier cas, un énoncé contenant un prédicat de ce genre deviendra un jugement de fait empirique, mais non un jugement de valeur ; dans le second cas, il n’y aura que simili-énoncé. On ne peut absolument pas construire un énoncé qui exprimerait un jugement de valeur.

MEP.indd 555

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:32:42

reimp44892_int_556 Page 556

556

DE L’IDÉALISME ALLEMAND À LA FIN DE LA MÉTAPHYSIQUE

Le verdict de non-sens atteint finalement tous les courants métaphysiques qu’on désigne improprement comme relevant de la théorie de la connaissance, à savoir le réalisme (dès qu’il veut en dire plus que la constatation empirique selon laquelle les événements manifestent une certaine régularité, autorisant l’application de la méthode inductive) et ses adversaires : l’idéalisme subjectif, le solipsisme, le phénoménalisme, le positivisme (au sens ancien). Mais que reste-t-il alors finalement à la philosophie, si tous les énoncés qui disent quelque chose sont de nature empirique et appartiennent à la science du réel ? Ce qui reste, ce ne sont ni des énoncés, ni une théorie, ni un système, mais seulement une méthode : la méthode de l’analyse logique. Nous avons montré dans ce qui précède comment appliquer cette méthode dans son usage négatif : elle sert en ce cas à éradiquer les mots dépourvus de signification, les simili-énoncés dépourvus de sens. Dans son usage positif, elle sert à clarifier les concepts et les énoncés doués de sens, pour fonder logiquement la science du réel et la mathématique. L’application négative de la méthode est, dans la situation historique présente, nécessaire et importante. Mais son application positive est, déjà dans la pratique actuelle, plus fructueuse encore. Cependant, on ne peut pas entrer ici davantage dans le détail. La tâche assignée à l’analyse logique – à la recherche des fondements – est ce que nous désignons par « philosophie scientifique », par opposition à la métaphysique, et la plupart des contributions de cette revue veulent y collaborer. À la question concernant le caractère logique des énoncés que nous obtenons comme résultat d’une analyse logique, par exemple les énoncés contenus dans divers textes logiques, le nôtre y compris, on ne peut ici que glisser la réponse suivante : ces énoncés sont pour une part analytiques, pour une autre empiriques. Ces énoncés portant sur des énoncés ou des constituants d’énoncés relèvent en fait pour une part de la métalogique pure (par exemple : « Une suite qui se compose du signe d’existence et d’un nom d’objet n’est pas un énoncé »), pour une part de la métalogique descriptive (par exemple : « La suite de mots dans tel ou tel passage de tel ou tel livre est dépourvue de sens »). On discutera ailleurs de la métalogique ; on montrera également que la métalogique, qui parle des énoncés d’une langue, peut être formulée dans cette langue elle-même.

MEP.indd 556

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:32:43

reimp44892_int_557 Page 557

557

CARNAP

7. La métaphysique comme expression du sentiment de la vie Notre affirmation que les énoncés de la métaphysique sont totalement dénués de sens et ne disent strictement rien, ne manquera pas de plonger dans le désarroi, y compris ceux qui acquiesceraient intellectuellement à nos résultats. Comment comprendre, en effet, que tant d’hommes d’époques et de pays différents, parmi lesquels des personnalités éminentes, aient usé tant de peine et à vrai dire d’ardeur à cultiver la métaphysique alors qu’elle ne consisterait en rien d’autre que de simples juxtapositions de mots vides de sens ? Et comment comprendre que de pareils travaux aient pu jusqu’à ce jour exercer une influence si forte sur leurs lecteurs et auditeurs, puisqu’ils ne contiendraient rien du tout, pas même des erreurs ? Ce sont là des réserves justifiées dans la mesure où la métaphysique possède bien un contenu, quoique nullement théorique. On n’attend pas des (simili)-énoncés de la métaphysique qu’ils présentent des états de choses (Darstellung von Sachverhalten) existants (car il s’agirait alors d’énoncés vrais) ou non existants (auquel cas ces énoncés seraient au moins faux), mais qu’ils expriment le sentiment de la vie (Lebensgefühl). Supposons, si vous le permettez, que la métaphysique s’est développée à partir d’un mythe. L’enfant en veut à la « méchante table » qui lui a donné un coup. Le primitif cherche à se concilier le démon menaçant qui a ébranlé la terre, ou bien vénère la divinité des pluies fécondes, en signe de gratitude. Nous sommes en présence de formes personnifiées des phénomènes naturels ; elles expriment de manière quasi poétique les relations émotionnelles des hommes avec le monde qui les entoure. D’un côté, la poésie a hérité du mythe dont elle a consciemment exploité et intensifié les ressources pour qu’elles profitent à la vie. De l’autre côté, c’est la théologie qui s’est offerte pour que le mythe s’y développe en un système. Venons-en maintenant au rôle historique de la métaphysique. On pourrait y déceler un substitut de la théologie au niveau de la pensée conceptuelle et systématique. Les sources cognitives de la théologie (prétendument) « surnaturelles » sont ici remplacées par les sources naturelles mais (supposées) méta-empiriques de la connaissance. Cela

MEP.indd 557

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:32:50

reimp44892_int_558 Page 558

558

DE L’IDÉALISME ALLEMAND À LA FIN DE LA MÉTAPHYSIQUE

dit, quand on y regarde de plus près, c’est encore le même contenu que dans le mythe qui se découvre sous cet habit changeant. Nous trouvons que la métaphysique, elle aussi, surgit du besoin de porter le sentiment de la vie à l’expression, qu’il s’agisse de l’attitude que l’homme adopte dans la vie, de la disposition émotionnelle et volontaire qui est la sienne vis-à-vis du monde environnant et de ses semblables, lorsqu’il affronte les tâches auxquelles il se consacre activement ou qu’il subit les coups du destin. Ce sentiment de la vie s’extériorise, le plus souvent, sans qu’il en ait conscience, dans tout ce que l’homme fait et dit ; il marque de son empreinte son visage, peut-être l’allure de sa démarche. Nombreux sont ceux qui éprouvent alors en outre le besoin de le traduire en lui donnant des formes d’expression particulières susceptibles d’en livrer la quintessence et l’empreinte visible. S’ils sont artistes, c’est en réalisant une œuvre d’art qu’ils trouveront à s’exprimer. Différents auteurs ont déjà tiré au clair (exemple : Dilthey et ses disciples) la façon dont le sentiment de la vie se donne à travers le style et la manière de l’artiste. On emploie fréquemment à ce sujet l’expression « vision du monde (Weltanschauung) ». Mais nous préférons l’éviter en raison de son ambiguïté qui tend à brouiller la différence qu’il convient de faire entre le sentiment de la vie et la théorie, différence absolument décisive pour notre analyse. L’essentiel est pour nous ceci : l’art est le moyen d’expression adéquat et la métaphysique un moyen inadéquat, pour rendre le sentiment de la vie. Il n’y aurait bien sûr rien à redire au choix de tel ou tel moyen d’expression. Mais avec la métaphysique la situation est telle que par la forme de ses réalisations, elle feint d’être quelque chose qu’elle n’est pas. Cette forme est celle d’un système d’énoncés qui (en apparence) entretiennent mutuellement des relations de fondement ; elle est donc celle d’une théorie. D’où l’illusion d’un contenu théorique qui, nous l’avons vu, est inexistant. Outre le lecteur, c’est aussi le métaphysicien qui se trouve victime de l’illusion selon laquelle les énoncés métaphysiques disent quelque chose et décrivent des états de choses. Il s’imagine arpenter un domaine où il en va du vrai et du faux. De fait, il n’a pourtant rien dit, mais seulement exprimé quelque chose à la manière d’un artiste. Que le métaphysicien soit ainsi victime d’une pareille illusion, nous ne pouvons l’inférer d’emblée du fait qu’il utilise le langage comme médium et

MEP.indd 558

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:32:50

reimp44892_int_559 Page 559

CARNAP

559

les énoncés déclaratifs comme forme d’expression : car le poète en fait bien autant sans toutefois s’illusionner de cette façon. En revanche, le métaphysicien cherche à alléguer des arguments en faveur de ses thèses, à réclamer l’accord sur leurs contenus, à polémiquer contre le métaphysicien d’un autre courant dont il cherche à réfuter les énoncés dans ses propres écrits. Le poète au contraire ne s’efforce pas de réfuter sans ses poèmes les phrases tirées d’un poème d’un autre poète. Il sait bien qu’ici l’art est maître, non la théorie. La musique est peut-être le moyen le plus pur pour exprimer ce sentiment de la vie, parce qu’elle est au plus haut point libre de toute référence objective. Le sentiment harmonique de la vie que le métaphysicien veut exprimer dans un système moniste, s’exprime avec bien plus de clarté dans la musique de Mozart. Et si le métaphysicien exprime le sentiment dualiste-héroïque (dualistisch-heroisches) dans un système dualiste, ne seraitce pas simplement qu’il lui manque l’art d’un Beethoven pour exprimer ce sentiment dans un médium adéquat ? Les métaphysiciens sont des musiciens sans talent musical. Ils ont en revanche une forte propension à travailler dans le médium du théorique, à relier les concepts et les pensées. Au lieu de cultiver, d’un côté, cette inclination en s’en tenant au domaine de la science, et de satisfaire, de l’autre, son besoin d’expression dans l’art, le métaphysicien mélange les deux, et engendre une forme qui, pour la connaissance, n’est d’aucun profit, et pour le sentiment de la vie, reste inadéquate. Notre conjecture selon laquelle la métaphysique est un substitut, à la vérité inadéquat, de l’art semble recevoir encore confirmation du fait que le métaphysicien peut-être artistiquement le plus doué, à savoir Nietzsche, est aussi le moins coupable d’une telle confusion. Dans une grande partie de son œuvre, le contenu empirique est prépondérant ; il y est par exemple question d’analyser historiquement des phénomènes artistiques déterminés, de faire une analyse historico-psychologique de la morale. Mais dans l’œuvre où il exprime avec le plus de force ce que d’autres expriment à travers la métaphysique ou l’éthique, dans Zarathoustra, il choisit, non pas la forme mystificatrice de la théorie, mais ouvertement, la forme de l’art, la poésie.

MEP.indd 559

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:32:55

reimp44892_int_560 Page 560

560

DE L’IDÉALISME ALLEMAND À LA FIN DE LA MÉTAPHYSIQUE

Supplément lors de la correction des épreuves À ma joie, j’ai entre-temps remarqué que quelqu’un a exprimé, d’un autre point de vue et au nom de la logique, un refus catégorique de la philosophie contemporaine du Néant (Nichts-Philosophie). Oskar Kraus dans une conférence (« Sur Tout et Rien », Radio-Leipzig, 1er mai 1930 ; Philos., 1931, Hefte 2, p. 140), donne quelques indications sur l’évolution historique de la philosophie du Néant et dit ensuite à propos de Heidegger : « La science se ridiculiserait si elle le prenait [le Néant] au sérieux... Car rien ne menace le crédit des sciences philosophiques plus gravement qu’une renaissance de cette philosophie-là du tout et rien. » De son côté, Hilbert fait dans une conférence (« La fondation de la théorie élémentaire des nombres », décembre 1930, Philos. Ges. Hamburg ; Math. Ann., 1931, 104, p. 485) la remarque suivante, sans nommer Heidegger : « Dans une conférence philosophique récente, je trouve l’énoncé : “Le Néant est la négation pure et simple de l’étant dans sa totalité.” Cet énoncé est instructif dans l’exacte mesure où, malgré sa brièveté, il illustre les principales entorses faites aux principes que j’ai établis dans ma théorie de la démonstration. »

MEP.indd 560

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:32:55

reimp44892_int_561 Page 561

Table des matières

Avant-propos

7

Préface

9 Première partie POLYSÉMIES DU NON-ÉTANT DANS LA PHILOSOPHIE ANTIQUE

Parménide, Poème, fragments 2, 6, 7 et 8, par Annick Stevens

31

Leucippe et Démocrite, témoignages et fragments, par Pierre-Marie Morel

41

Gorgias, Du non-étant, ou de la nature, DK, B 3, § 65-82, par MarieLaurence Desclos

53

Platon, Sophiste (extrait), par Jérôme Laurent

65

Aristote, Métaphysique (extraits), par Louis-André Dorion

81

Les Stoïciens, fragments, par Valéry Laurand

89

Alexandre d’Aphrodise, Supplément au traité de l’âme (extrait), par David Lefèbvre Lefebvre

103

Plotin, Traités 9, 12, 26, 30 et 51 (extraits), par Laurent Lavaud

119

Proclus, Commentaire sur le Parménide (extraits), par Alexis Pinchard

141

Deuxième partie PRESTIGES DU NÉANT ET PUISSANCE DE DIEU DANS LA PENSÉE MÉDIÉVALE Augustin (saint), Le Maître, les Confessions, Contra Secundinum, Contre Julien, le Libre arbitre, (extraits), par Emmanuel Bermon

MEP.indd 561

165

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:33:01

reimp44892_int_562 Page 562

562

LE NÉANT

Denys l’Aréopagite, Noms divins (extraits), par Jean-Luc Marion Frédégise de Tours, Lettre sur l’être du néant et des ténèbres, par Christophe Erismann Jean Scot Érigène, De la division de la nature, livres I et III (extraits), par Pedro Calixto Anselme (saint), De la chute du diable, chap. X-XI, par Emmanuel Falque et Rémy de Ravinel Bonaventure (saint), Sur la perfection angélique, Abrégé sur la vertu d’humilité, Commentaire sur les Sentences (extraits), par Emmanuel Falque et Marc Ozilou Maître Eckhart, Question parisienne, 1, Sermons allemands 71 et 52, par Julie Casteigt Nicolas de Cues, Dialogue à trois sur l’être en puissance, § 62-75, par Pedro Calixto

187 201 215 233 243 253 285

Troisième partie MÉTAPHYSIQUE SCOLASTIQUE ET PENSÉE MODERNE Duns Scot, Questions quodlibétales, question 3, article 1 par Christophe Cervellon et Vincent Aubin Alsted, Métaphysique, livre III (extrait), par Christophe Cervellon et Xavier Kieft Angelius Silesius, L’errant chérubinique (extraits), par Roger Munier Gaffarel, Rien, presque rien, moins que rien : ou 26 thèses sur l’étant, le non-étant et le milieu entre l’étant et le non-étant, par Frédéric Gabriel Pascal, Pensées et autres textes, par Vincent Carraud Leibniz, textes logiques et métaphysiques, par Michaël Devaux Diderot, articles « Néant, Rien ou Négation » et « Matérialistes » de l’Encyclopédie, par Véronique Le Ru

305 321 333 337 353 383 405

Quatrième partie DE L’IDÉALISME ALLEMAND À LA FIN DE LA MÉTAPHYSIQUE Kant, Critique de la raison pure, remarque sur l’amphibolie des concepts de la réflexion ( « table du rien » ), par Claude Romano

MEP.indd 562

415

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:33:01

reimp44892_int_563 Page 563

MEP.indd 563

TABLE DES MATIÈRES

563

Hegel, Science de la logique, l’être, section I, chap. 1, par Philippe Grosos Schelling, Système de la philosophie dans son ensemble et de la philosophie de la nature, Les Âges du monde, Exposé de l’empirisme philosophique (extraits), par Alexandra Roux et Pascal David Bergson, L’évolution créatrice (extrait), par Claude Romano Présentation de la conférence de Heidegger, « Qu’est-ce que la métaphysique ? » par Claude Romano Carnap, « Le dépassement de la métaphysique par l’analyse logique du langage », par Claude Romano et Antonia Soulez

433 453 483 513 525

25/03/10 11:34 FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:33:07

reimp44892_int_565 Page 565

Achevé d’imprimer en mai 2011 sur les presses numériques de l’Imprimerie Maury S.A.S Z.I. des Ondes − 12100 Millau N° d’impression : D11/46265L Imprimé en France

0(3LQGG 

  FORMAT=150x217 : 04/07/2011 10:33:14