Le gothique international 2850259233, 9782850259234

Les ateliers Malgré la guerre de Cent, le schisme qui trouble l'Eglise et la folie du roi, la France de Charles VI

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Le gothique international
 2850259233, 9782850259234

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LE GOTHIQUE INTERNATIONAL L'art en France au temps de Charles VI INÈS VILLELA-PETIT

Sommaire

Les ateliers du royaume Paris, 1400, ou le mécénat des fleurs de lys Libraires, orfèvres et marchands Le creuset d'Avignon Artistes bohêmes,œuvres gyrovagues Création, imitation, transposition Champmol en chantier

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Dans l'œuvre Le royaume de courtoisie Art de cour, art courtois Châteaux de contes de fées Paysages et perspectives Nouveau regard sur la nature La perspective aérienne Sortir du cadre Image et dévotion À l'heure de la Vierge "lmitatio Christi» L'antique, le familier, l'exotique Éloge du quotidien, rêves d'Orient Histoire ancienne et Renaissance Le miroir de ce monde Laid comme soi-même Bien mourir

54 54 62 70 70 76 82 88

88 98 106 106 114 118

118 126

Itinéraires Carte du royaume de France en 1407 Domaine royal Fiefs royaux Principauté de Louis d'Orléans Principauté de Philippe le Hardi et Jean sans Peur Principauté de Jean de Berry Principauté de Louis Il et Jean 1er de Bourbon Principauté de Louis 1er et Lou is Il d'Anjou État pontifical

132 134 135 136 136 137 138 139 139

Chronologie Index Bibliographie

140 142 143

INTRODUCTION • Né en Île-de-France vers le milieu du x11• siècle, diffusé peu à peu dans presque toute l'Europe, le« gothique » fut le langage formel des siècles suivants jusqu'au xv1• inclus, au nord des Alpes tout au moins. Mais au cours de ces cinq siècles de diffusion, il connut une évolution, des variantes et des transformations qui ont conduit à subdiviser la période. Le «gothique international », que l'on situe suivant les régions entre 1380 et 1420 au plus juste, des années 1360-1370 à 14301440 au plus large, coïncide en France avec le long règne de Charles VI (1380-1422). Louis Courajod le premier, dans ses leçons sur les origines de la Renaissance professées à l'École du Louvre entre 1887 et 1896, évoquait le «caractère en quelque sorte international ,, de cette «époque solennelle de l'art ", le «grand réveil de la fin du x1v• siècle "· Si la perspective n'est plus la même aujourd'hui, car ce courant du gothique tardif vaut pour lui-même et non comme prémices obligées d'une Renaissance, la formule est restée.

Qu'importe en effet le double anachronisme: la référence péjorative à un «art des Goths» est bien oubliée. Et nation, à l'époque, ne désignait encore que le regroupement des maîtres et des étudiants de l'Université de Paris suivant leur origine géographique et linguistique: nation française (qui comprenait aussi Italiens et Espagnols), nation normande (France de l'Ouest), nation picarde (France du Nord et pays flamands), et nation anglaise puis allemande (intégrant les ressortissants de Scandinavie et d'Europe centrale). Lexpression moderne «gothique international » en retient quelque chose puisqu'elle souligne l'homogénéité d'une culture chrétienne née de l'incessante pérégrination des princes, des marchands, des moines, des étudiants et des artistes. Foyers de ce nouvel ars nova, Avignon , Paris, Dijon, Bruges, Milan, Strasbourg, Cologne, Londres, Prague ou Valence exercent sur eux leur attraction. Tous partagent le goût d'un art fait de



fluidité des lignes, d'éclat des couleurs, d'élégance courtoise, auquel les historiens allemands donnent fort

à propos les noms de schone Stil («beau style ») et weiche Stil («style doux, moelleux »), et qui chez nous

reste associé à la figure de Jean de Berry et à ses Très Riches Heures. Cet art est alliance dialectique d'osten-

tation et d'intimisme, de stylisation et d'observation naturaliste, de préciosité et de drôlerie. Il correspond, dans la musique et la poésie lyrique, à l'esthétique de l'Ars subtilior, et, en architecture, aux débuts de ce

qu 'on appelle depuis Arcisse de Caumont le «gothique flamboyant ». Résultat virtuose d'une parfaite maîtrise technique, l'architecture flamboyante laisse libre cours

à l'imagination formelle, à la fantaisie, à l'effet de surprise et à cette «qualité féerique » dont parlait Focillon. La dynamique des courbes et des contre-courbes anime de flammes, de soufflets et de mouchettes les baies, les gables, les arcs-boutants des églises; la

INTR OD UC TION

lumière inonde leurs structures audacieusement ajourées; les nervures de leurs voûtes se font branchages; et leurs toits se hérissent de flèches et de pinacles qui dessinent dans le ciel des silhouettes graciles. En France, le « gothique international» apparaît à la fois comme l'héritier du « style Pucelle » et de ses prolongements dans l'art parisien des premiers Valois, et comme l'héritier du grand art siennois d'un Simone Martini assimilé par le truchement de la cour des papes à Avignon. Il annonce Jan Van Eyck et le « réalisme flamand "· Entre Avignon et Bruges, donc, la géographie politique du temps de Charles VI esquisse les contours d'une diffusion qu'ont favorisée l'implantation des cours princières et les relations privilégiées entre les territoires assemblés dans leurs principautés respectives. Le domaine royal s'étend alors de l'Île-deFrance à la Normandie, la Picardie, la Champagne et la Guyenne reconquise . Il

inclut le Dauphiné,

la

Saintonge, le Toulousain et le La~guedoc. Des apanages en ont été détachés au profit des fils puînés des rois de France: l'Anjou et le Maine à Louis

1er

d'Anjou,

qui y joint la Provence héritée de la reine de Naples ; le Poitou, le Berry et l'Auvergne à Jean de Berry ; la Bourgogne à Philippe le Hard i, qui l'augmente progressivement de l'Artois, de la Flandre et de la FrancheComté. La Touraine, l'Angoumois et Orléans seront l'apanage de Louis d'Orléans. Il faut citer encore la Bretagne, le Béarn, !'Armagnac et les grands évêchés, foyers d'art à une moindre échelle. Les Anglais tiennent Calais et le Bordelais. Les possessions pontificales enclavées que constituent Avignon et le Comtat restent en dehors du royaume, mais lui sont étroitement liées culturellement. Quant à la Savoie et à l'Alsace, elles appartenaient encore à d'autres sphères d'influence et sortent du champ de notre introduction

à l'art en France au temps de Charles VI.

INTRODUCTION

Les ateliers du royaume PARIS, 1400, OU LE MÉCÉNAT DES FLEURS DE LYS LIBRAIRES, ORFÈVRES ET MARCHANDS LE CREUSET D'AVIGNON ARTISTES BOHÊMES, ŒUVRES GYROVAGUES CRÉATION, IMITATION, TRANSPOSITION CHAMPMOL EN CHANTIER

Paris, 1400, ou le mécénat des fleurs de lys Le règne de Charles VI présente un curieux paradoxe. Sur le plan politique, il passe pour un des plus troublés de l'histoire de France: la folie du roi, le Grand Schisme et son cortège d'antipapes, la guerre civile entre bourguignons et armagnacs, les émeutes dans les rues de Paris, les retours de la peste, la défaite d'Azincourt (1415) et l'occupation anglaise sont autant d'ombres au tableau. Mais sur le plan artistique, ces quarante années se révèlent une période glorieuse. La floraison artistique est en partie liée aux causes mêmes de la crise politique: la rivalité des princes qui se disputent le pouvoir effectif va entraîner une émulation dans le faste quasi royal dont ils s'entourent. Alliés ou rivaux, le rôle des princes

Une des conditions de la richesse de la création tient à la démultiplication des commanditaires qui, fils, frères ou oncles de roi, sont à même de rivaliser avec le mécénat royal. Les plus célèbres de ces " princes des fleurs de lys » sont de la génération de Charles V: ses frères Louis Ier d'Anjou, Jean de Berry et Philippe le Hardi, duc de Bourgogne, et son beaufrère, Louis Il, duc de Bourbon . Viennent ensuite le roi et la reine Isabeau de Bavière, le frère du roi Louis d'Orléans, assassiné en 1407, et leurs cousins, Louis Il d'Anjou et Jean

Goldenes Rossi, 1404.

sans Peur, nouveau duc de Bou rgogne. La troisième généra- Or, argent doré, émaux opaques et translucides

tion est représentée pç3.r Charles d'Orléans, le poète, et par sur ronde-bosse, h. 62 cm. le dauphin Louis de Guyenne qui, malgré son jeune âge Altéitting, trésor de l'église.

PARIS , 1400, OU LE MtCtNAT DES FLEURS DE LYS



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LES ATELIERS DU RDYAUME

(il mourra en 1415, à dix-huit ans), se révèle grand amateur d'art. Autour du roi, et davantage que lui - même s'il reste le destinataire de nombreuses œuvres - , les princes de la famille, leurs épouses et leurs enfants sont des commanditaires assidus. Leur demande stimule tous les métiers de l'artisanat parisien, dont ils sont d'autant plus volontiers clients qu'ils résident plus souvent en leurs hôtels de la capitale que dans leurs principautés. À eux s'ajoutent les souverains étrangers qui viennent en visite à Paris : les empereurs Charles IV et Wenceslas de Luxembourg, le comte Amédée VIII de Savoie, l'empereur byzantin Manuel Il Paléologue de 1400 à 1402; ou s'installent durablement: le roi de Navarre Charles

le Noble et son frère Pierre, comte de Mortain, qui sont aussi cousins du roi, le comte Guillaume VI de Hollande, le duc Louis le Barbu, frère de la reine. Les antagonismes entre grands seigneurs ne doivent pas dissimuler l'importance des liens familiaux et d'affection qui les unissent. Liens et alliances politiques se manifestent par des échanges fréquents de cadeaux, notamment en «étrennes ». Beaucoup de pièces d'orfèvrerie et de manuscrits enluminés sont spécialement commandés à cette occasion. Un saint Michel d'or émaillé, autrefois conservé -à Ingolstadt, est ainsi le présent fait le 1er janvier 1397 par Philippe le Hardi à Charles VI ; le Calvaire du trésor de l'église d'Esztergom en Hongrie est donné en 1403 par Marguerite de Flandre, duchesse de Bourgogne, à son époux le duc Philippe ; le petit cheval du trésor d'Altë>tting est offert par la reine à Charles VI pour les étrennes de 1405. Présent courtois mais aussi image de dévotion , l'objet montre le roi lui-même, tout juste descendu d'un cheval que tient encore son écuyer, venant s'agenouiller devant une Vierge à l'Enfant comme pour lui faire hommage du royaume. Chefs-d'œuvre de l'orfèvrerie parisienne exploitant la nouvelle technique de l'émail sur ronde-bosse d'or, ces pièces sont parmi les plus précieuses qu'offrent les princes, de ces «joyaux » dont on trouve

Maître de la Mazarine, Une audience en l'hôtel du roi, 1409. Miniature des Dialogues de Pierre Salmon. Paris, Bibliothèque nationale de France {ms. Fr. 23279, fa 53).

mention dans leurs comptes et dans les inventaires de leurs Page suivante: collections. Il y est aussi question de médailles, de reliquaires, Raymond du Temple, de bijoux ou de vaisselle précieuse qui gratifient un service ou servent à la charité; car les princes distribuent généreuse-

la Sainte-Chapelle de Vincennes, 1379-1400 {achevée par Philibert Delorme au xvie siècle).

11 PARIS, 140 0, OU LE MtCt NA T DE S FLEU RS DE LYS

ment à leurs proches et à leurs fidèles, mais aussi aux pauvres et aux églises, les étrennes n'étant qu'un des aspects du système de dons et contre-dons qui régit les rapports sociaux de l'époque. Le manuscrit des Dialogues du secrétaire du roi Pierre Salmon est probablement aussi un cadeau d'étrennes que l'auteur destinait à son souverain, peut-être à l'instigation de Jean sans Peur, en janvier 1410. Comme la plupart de ces manuscrits commandés par des princes ou réalisés à leur intention, il comporte une scène de dédicace où l'enlumineur imagine par avance le moment de la remise du livre. Pour s'accorder au contenu qui entremêle lettres, récits de missions diplomatiques, préceptes moraux et conseils politiques, l'illustration multiplie les représentations des princes que Salmon avait eu l'occasion de rencontrer. Le folio 53 le montre en présence de Charles VI dans une demeure urbaine, vraisemblablement l'ancien hôtel royal Saint-Pol à Paris, même si l'évocation est plus allusive qu'archéologiquement fidèle: les portes successives tenues par des gardes et des huissiers, la cour pavée, la grande salle. L'.image restitue l'animation de l'hôtel du roi vers lequel convergent courtisans, solliciteurs et curieux. Charles V : un précurseur et son héritage

Dans leurs actions de mécènes, les « princes des lys » ont un prédécesseur illustre et un modèle: feu le roi Charles V, qui était un commanditaire avisé de manuscrits, un passionné de pierres précieuses et un grand bâtisseur. Les châteaux et résidences édifiés ou restaurés sous son règne s'inscrivent au départ d'un style nouveau: le palais de la Cité, la bastide Saint-Antoine ou Bastille, l'hôtel Saint-Pol, le château du Louvre représentaient alors la modernité. Le roi avait aussi favorisé nombre de fondations religieuses aujourd'hui disparues: l'église des Grands-Augustins, la commanderie hospitalière du Petit-Saint-Antoine, l'église des Célestins. De ces édifices variés subsistent la chapelle du collège de Beauvais, simple mais raffinée avec sa corniche intérieure sculptée de feuillage, et surtout Vincennes, son château , sa SainteChapelle et son enceinte, qui revêtaient une importance sym-

12 LES ATELIERS DU ROYA UME

bolique toute spéciale. À la fois forteresse et lieu de villégiature, le château matérialisait l'idéal du pouvoir à travers un plan régulier et un donjon dominant les tours de l'enceinte comme le roi au milieu des pairs du royaume. Si le programme politique n'a pas été entériné sous Charles VI, ces constructions ont servi de modèles sur le plan formel. Le Louvre est ainsi imité dans les châteaux de Louis Ier d'Anjou et de Jean de Berry. La Bastille inspire Louis d'Orléans dans son projet inachevé de La FertéMilon et est le prototype de la tour SaintNicolas de La Rochelle et du château de Tarascon. De même, le premier projet de portail de la chartreuse que Philippe le Hardi fait bâtir à Champmol reprend la disposition du portail de l'ég lise des Célestins. De nombreux chantiers ouverts par Charles V sont d'ailleurs poursuivis sous Charles VI sans solution de continuité. La Sainte-Chapelle de Vincennes, par exemple, fondée en 1379, reçoit son décor sculpté entre 1385 et 1396 environ. Les maîtres qui avaient œuvré à ces projets poursuivent leur carrière auprès du nouveau roi ou des ducs. Raymond du Temple, «maître des ouvrages de maçonnerie du roi » de 1364 à 1402, architecte de la chapelle du collège de Beauvais, du Louvre, de Vincennes et vraisemblablement de la Bastille, est peut-être aussi le concepteur des châteaux de Louis d'Orléans. En 1385, il est appelé à donner son avis sur les travaux de construction de Champmol. Guy de Dammartin,

Jean d'Orléans, La Mise au tombeau, détail du Parement de Narbonne, vers 1375. Encre sur soie. Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques. André Beauneveu, Gisant de Charles V(détail), 1364-1366. Marbre. Saint-Denis, basilique.

14 LES ATELIERS DU ROYAUME

son ancien assistant, auteur de la tour d'escalier ou grande vis du Louvre, est l'architecte en titre du duc de Berry de 1367 à 1399. André Beauneveu qui, au début du règne de Charles V, avait réalisé le gisant royal de Saint-Denis, est engagé par Jean de Berry vingt ans plus tard comme « maître de ses œuvres de taille et de peinture » à la Sainte-Chapelle de Bourges et au château de Mehun-sur-Yèvre. Jean de Marville, avant d 'entrer au service de Philippe le Hardi à la chartreuse ( 1372-1389), avait travaillé en 1369 au décor sculpté de la chapelle destinée

à abriter le tombeau du cœur de Charles V dans la cathédrale de Rouen. Enfin, Jean d'Orléans, qu 'on peut avec quelque vraisemblance identifier au Maître du Parement de Narbonne, reste peintre du roi en titre sous trois règnes, de 1361 à 1407, et travaille simultanément pour Philippe le Hardi et pour Jean de Berry. Jusque vers le début des années 1400, le renouveau artistique s'inscrit ainsi comme un aboutissement, la fructification d'un héritage.

Jean d'Orléans, Annonciation, vers 1406. Miniature des Très Belles Heures de Notre-Dame de Jean de Berry. Paris, Bibliothèque nationale de France (ms. Nv. Acq. Lat. 3093, fo?vo).

PARIS, 1400, OU LE MÉCÉNAT DES FLEURS DE LY S

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Libraires, orfèvres et marchands En plus du patronage d'un commanditaire ou d'un mécène, la réalisation d'une œuvre d'art de quelque importance exige souvent un concours de talents et de collaborations. Des techniques complexes et coûteuses comme la tapisserie, le vitrail, l'orfèvrerie ou le livre enluminé font intervenir des intermédiaires: fabricants, maîtres verriers, marchands-orfèvres et libraires. Entrepreneurs en objets de luxe

Vers 1375, lorsque Louis

Ier

d'Anjou commande son

«

beau

tapis» de !'Apocalypse, il s'adresse à Nicolas Bataille, marchand-fabricant qui dirige des ateliers de lissiers à Paris. Une

Jean Bondolf et Nicolas Bataille, Tenture de !'Apocalypse : L'Ange au livre (revers), vers 1377-1380. Angers, musée du château.

partie du tissage des six pièces de tapisserie a pu être sous- Jean Bondolf et Nicolas Bataille, traitée à un autre fabricant, Robert Poinçon, à qui Ph ilippe le Hardi commandera par la suite une réplique de la tenture. Pour réaliser le modèle, le duc d'Anjou fait appel en 1376-

Tenture de /'Apocalypse: Le Vainqueur au cheval blanc (revers), vers 1377-1380. Angers, musée du château.

1377 au peintre du roi , Jean Bondolf de Bruges, dont les «

pourtraitures et patrons » sont

sans doute mis à échelle par des cartonniers. Aux lissiers, enfin, revient le soin d'interpréter le modèle en fils de laine tei ntés. La qualité de leur travail est encore plus manifeste sur le revers, dont les couleurs sont mieux préservées et le dessin

LI BR AIR ES, OR ftVRES ET MARCHAND S

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aussi net que sur l'avers. Célèbre pour ses tapisseries de fil fin , Arras aussi s'affirme à partir des années 1370 comme un centre de production de notoriété internationale (tenture des saints Piat et Éleuthère commandée en 1402 à un fabricant d'Arras, Tournai, trésor de la cathédrale). La position sociale éminente des orfèvres de la cour (Hennequin du Vivier, orfèvre du roi , est anobli en 1396) et l'étendue de leurs activités pourraient faire douter qu'ils aient toujours réalisé eux-mêmes les pièces d'orfèvrerie dont ils assuraient la fourniture. Ils exercent souvent les métiers de changeur et de marchand, et occupent de hautes fonctions dans l'administration des finances princières, comme le changeur et orfèvre Michel de Laillier qui est conseiller de la Chambre des comptes et seigneur d'Aubervilliers. Mais ces activités ne sont pas incompatibles et nullement exclusives. Un Godefroy Hallé, intégré à la maisonnée de Louis de Guyenne, réalise objets gravés et joyaux d'or émaillés pour le dauphin. La diversité des techniques et des matériaux employés dans la confection des joyaux en ronde-bosse et des tableaux-reliquaires - métaux, perles, pierres précieuses et pierres dures, verroterie, émaux opaques ou translucides - n'implique pas l'intervention d'artisans différents

(tailleurs de

gemmes et de camaïeux,

émailleurs). Les uns et les autres paraissent en fait familiers de toutes ces techniques, et c'est plutôt le nombre des commandes qui doit parfois conduire à un morcellement du travail et à une spécialisation des pratiques. Parisiens et Italiens dans le commerce du livre

La répartition des tâches n'est pas non plus toujours tranchée Sainte Catherine d'Alexandrie, vers 1405. Ronde-bosse d'or émaillée et perles, h. 9 cm. New York, The Metropolitan Museum of Art, don J. Pierpont Morgan.

dans la production des manuscrits enluminés. Les libraires, assermentés par l'Université, ont en principe un monopole sur le commerce parisien du livre. Ils servent d'i ntermédiaires entre le commanditaire et les différents métiers associés : parcheminiers, copistes, enlumineurs, relieurs. Faisant parfois fonction de copiste, le libraire distribue les feuillets à des enlu-

Tableau-reliquaire de sainte Geneviève, vers 1380. Argent doré et émaillé, 8 x 6,6 cm. Paris, musée de Cluny.

mineurs indépendants, puis les récupère pour les confier au relieur, supervisant toutes les étapes et assurant la bonne tenue des délais impartis. En outre, le libraire a sans doute un

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LES ATELIERS DU ROYAUME

rôle direct dans le choix du programme d'illustration. Le texte

à illustrer, l'emplacement et les dimensions des surfaces laissées vacantes à cet effet par le copiste, les désirs exprimés par le commanditaire et le stock de modèles dont les ateliers peuvent disposer déterminent en partie l'enluminure. Le livre manuscrit est donc par excellence une œuvre collective. Certains libraires, toutefois, maîtrisent manifestement tous les métiers nécessaires à sa réalisation: un Jean L'.Avenant, au service de Phi lippe le Hardi, ou un Robert Lescuyer, qui travaille à la fois pour le duc de Bourgogne et le duc d'Orléans, sont aussi enlumineurs. Dans la pratique, malgré le monopole officiel des librairesjurés de l'Université, plusieurs marchands leur font concurrence , en particulier des Italiens établis à Paris: le Florentin Baude de Guy, le Lucquois Augustin Daurasse, Pierre de Vérone et les frères Dine et Jacques Raponde. En janvier 1403, Jacques Raponde " offre » à Philippe le Hardi, moyennant une forte somme, un exemplaire d'une traduction du Oe c/aris mulieribus de Boccace. Ce cadeau ou achat princier révèle l'arrivée dans le milieu parisien d'une nouvelle génération d'enlumineurs venus de Flandre dont le Maître du Couronnement de la Vierge est un représentant précoce. Les Raponde entretiennent des relations commerciales avec la ville de Bruges et ont pu jouer un rôle direct dans le renouveau de l'enluminure parisienne vers 1400. Pierre de Vérone et Jacques Raponde semblent d'ailleurs avoir installé dans leurs demeures parisiennes de véritables officines dont ils assurent l'approvisionnement en pigments. Le premier est au service du du c de Berry, le second un fournisseur attitré des ducs de Bourgogne en produits de l'artisanat de luxe. Entre 1400 et 1407, il fait faire au moins sept manuscrits enluminés pour le compte de Philippe le Hardi et de Jean sans Peur: une Bible en français, une Légende dorée, un recueil de romans arthuriens, etc. Les œuvres de cette production parallèle sont généralement de grand prix et réservées aux princes qui les patronnent, à la différence de la production des li braires dont l'éventail touche un public beaucoup plus large: étudiants et maîtres de l'Université, collèges, couvents et chapelles, bourgeois, gens du Parlement et cours princières.

Maître du Couronnement de la Vierge, Persée et Méduse, 1402. Miniature du De c/aris mulieribus de Boccace. Paris, Bibliothèque nationale de France (ms. Fr. 12420, 1° 31).

21 LIBR AIR ES, ORFÈV RES ET MA RCHAN DS

Le creuset d'Avignon Depuis le début du x1ve siècle, les papes fuyant Rome et ses luttes de factions s'étaient installés à Avignon, en marge du territoire pontifical que constituait le Comtat Venaissin. La ville même ne fut acquise qu 'en 1348. Linstallation des institutions de la papauté et des cardinaux, les grands aménagements entrepris pour leur faire place et le rayonnement intellectuel de la cour papale font alors d'Avignon un foyer d 'art éclatant auquel restent attachés le nom de Pétrarque et ceux des peintres Simone Martini et Matteo Giovanetti. Dans cette ville à la croisée des routes de commerce et des courants artistiques du Nord et du Sud vont se rencontrer, se mêler et progressivement se fondre les sources formelles et stylistiques d 'un « gothique international » pétri d 'accents siennois, de sinuosités parisiennes et de pétrarquisme. LOrigine des maîtres qui travaillent sur le chantier du palais des Papes laisse deviner quel a pu être le rôle subséquent d 'Avignon dans la diffusion du nouveau style : Anglais, Allemands, Espagnols, Français, Italiens, Flamands ... Mais entre 1367 et 1377, devant les appels de plus en plus pressants d'une partie de la chrétienté pour rétablir Rome dans Rome, le retour d 'Urbain V puis de Grégoire XI dans la Ville éternelle semble devoir porter un coup fatal au rayonnement d 'Avignon. Les circonstances lui donnent pourtant un sursis. À la mort de Grégoire XI , en 1378, le conclave élit un pape italien , Urbain VI. Une partie des cardinaux menée par les Français

Vue d'Avignon, 1409. Miniature des Dialogues de Pierre Salmon. Paris, Bibliothèque nationale de France (ms. Fr. 23279, fo81 ). Le Cardinal Corsini devant le Christ en majesté et La Sainte Famille, 1390. Miniatures du Graduel du cardinal Pietro Corsini.

(Aigrefeuille , de Cros, La Grange, Genève, Luna ...), contestant

Florence, Museo di San Marco

les circonstances d 'une élection faite sous la pression de la

(ms. 10076, fos 65voet 42vo).

LE CREUSET D'A VIG NO N

23

Pierre Morel, Christ de douleur, vers 1400. Avignon, église des Célestins, détail de la clef de voûte de l'abside.

foule romaine et l'autoritarisme du nouvel élu, se réunit à nou-

Barthélemy Cavelier, Saint Barthélemy, 1372-1377. Statuette provenant du tombeau du cardinal Philippe Cabassole. Albâtre, h. 51,5 cm. Avignon, musée du Petit-Palais.

concurrents. Le second ne tardera pas à se fixer à Avignon .

Un apôtre, vers 1401. Statuette provenant du tombeau du cardinal Guillaume Il d'Aigrefeuille. Albâtre, h. 61,8 cm. Avignon, musée du Petit-Palais. Tête du gisant du cardinal Guillaume Il d'Aigreteuille, vers 1401. Albâtre, h. 42 cm. Avignon, musée du Petit-Palais.

veau et porte cette fois son choix sur le cardinal Robert de Genève, devenu Clément VII. Il y a désormais deux papes

Le patronage des princes d'Église

Malgré le Grand Schisme qui divise l'Occident, la cour d'Avignon semble avoir retrouvé une grande partie de son lustre sous Clément VII (1378-1394) et, dans une moindre mesure, sous son successeur le cardinal aragonais Pedro de Luna - Benoît XIII qui, perdant peu à peu ses appuis français, assiégé dans son palais d'Avignon, finira par quitter la ville au début du xve siècle. Les constructions reprennent sous la direction de l'architecte et sculpteur Pierre Morel, sans doute d'origine lyonnaise, à qui on peut attribuer l'abside de l'église Saint-Martial édifiée entre 1380 et 1402 environ, sous le patronage des cardinaux Pierre de Cros, ancien archevêque d'Arles, et Jean de La Grange. Ce dernier choisit d'y établir son tombeau. Entre 1396 et 1401, Morel est encore le maître d 'œuvre de l'abside du couvent des Célestins dont Clément VII a autorisé la fondation en 1393 sur l'emplacement du tombeau de saint Pierre de Luxembourg devenu lieu de miracles et de pèlerinage. D'un style plus orné que celle de Saint-Martial, elle est dotée en ses parties hautes d'un riche décor sculpté à la retombée des ogives et sur les clefs de voûte. La précocité du style flamboyant à Avignon témoigne des échanges réguliers entre les maîtres des chantiers locaux et ceux qui travaillent sur les chantiers parisiens. Les cardinaux restés en Avignon assurent les artistes de commandes d'une ampleur qu 'on ne rencontre alors qu 'à Paris, en particulier dans le domaine de l'art funéraire. Le tombeau du cardinal Philippe Cabassole, diplomate, lettré et ancien ami de Pétrarque, est édifié entre 1372 et 1377 dans l'église de la char-

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LES ATELIERS DU ROYAUME

treuse de Bonpas, près d'Avignon. Au-dessus du gisant placé dans un enfeu se tenaient les statuettes des douze apôtres surmontées d 'un Couronnement de la Vierge, le tout réalisé par un sculpteur venu du Poitou, Barthélemy Cavelier, et par des collaborateurs. C'est le style du chef d'atelier qu 'il faut reconnaître dans le groupe principal du Couronnement et dans trois figures d'apôtres. Parmi eux, le saint Barthélemy, saint patron du sculpteur, semble avoir fait l'objet d'une attention toute spéciale. Les épais plis froissés et les barbes symétriquement ondées qui allongent les visages sont des traits propres à ce style " poitevin ». Le tombeau du cardinal Guillaume Il d'Aigrefeuille à Saint-Martial d'Avignon suivait une disposition comparable, quoique plus développée: une série de pleurants sur le coffre du gisant, un collège apostolique au-dessus et le Couronnement de la Vierge, sous un enfeu ajouré. Un apôtre absorbé dans sa lecture en est un des rares vestiges. L'expressivité du visage dans son effort de concentration, l'aspect moelleux des plis et les creux profonds qu'ils dessinent ne sont pas sans rapport avec les recherches plastiques qui se font jour dans les cours du Nord . Le visage du gisant, mélange de traits physionomiques et de stylisation , fait encore forte impression malgré les mutilations.

LE CREUSET D' AV I GNON

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Richesse et diversité de la production picturale Favorables au courant des études humanistes et grands collectionneurs de livres, les derniers papes d'Avignon contribuent notablement à l'enrichissement de la bibliothèque apostolique. La période est tout particulièrement féconde pour l'enluminure avignonnaise, encore trop peu étudiée. Des maîtres locaux et d'autres venus de France et de Bohême collaborent étroitement dans plusieurs ateliers.

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Le style local est représenté dans les premiers exemplaires enluminés du Livre

de la chasse de Gaston Phébus, comte de Foix (Paris, BNF, ms. Fr. 619). Un autre atelier, plus pictural , se souvient des leçons de Giovanetti (livre d'heures, Paris, BNF, ms. Lat. 10527). Le missel peint pour Clément VII vers 1390 (Paris, BNF, ms. Lat. 848 ) représente, avec d'autres manuscrits du même style, un courant bohémien. Mais le livre d 'heures du pape (Avignon , bibl. municipale, ms. 6733) et son autre missel (Bibl. vaticane, ms. Vat. Lat. 4767) sont l'œuvre de Jean de Toulouse, principal enlumineur de Clément VII et de son successeur, dont il réalise le bréviaire. Benoît XIII a aussi à son service un enlumineur aragonais, Sanche Gontier, formé à Bologne. Les cardinaux français, les Italiens ralliés et les prélats de la région ne sont pas en reste. Le bréviaire peint vers 1380 pour un membre de la famille d'Aigrefeuille ne semble pas avoir été fait pour le cardinal , mais plutôt pour un de ses parents Saint Michel archange, vers 1380. Miniature du Bréviaire d'Aigrefeuil/e. Rome, Biblioteca Apostolica Vaticana (ms. Vat. Lat. 14701, fo 406). Jacques Iverny, Vierge à /'Enfant entre saint Étienne et sainte Lucie, vers 1425. Peinture transposée sur toile, 161 x 191 cm. Turin, Galleria Sabauda.

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évêque d'Avignon de 1371 à 1383. Son manuscrit témoigne de cette même synthèse de styles français, praguois et bolonais si caractéristique de l'enluminure avignonnaise de la fin du x1v• siècle . Les mêmes composantes se retrouvent un peu plus tard dans le graduel du cardinal Pietro Corsini, installé à Avignon de 1380 jusqu'à sa mort, en 1405, qui est l'un des principaux médiateurs dans le conflit des papes. Le portrait du cardinal, individualisé en un fort modelé de tons bruns, évoque à la fois l'art de Bohême et celui de Bologne. La

LES ATELIERS DU ROYAUME

Sainte Famille, dans l'harmonie de ses couleurs claires, l'élongation des figures et leurs visages ronds, paraît relever, plutôt que d'un courant du nord de la France comme on l'a dit, d'une aire artistique plus proche, du côté de la FrancheComté, de la Savoie et du lac de Constance (ill. p. 23). D'autres enluminures, enfin, ne peuvent être que d'une main lombarde ... Mais le creuset d'Avignon tend bel et bien à fondre les courants. Moins riche sans doute, la période qui suit le départ de Benoît XIII et sa destitution par le concile de Constance en 1415 compte pourtant quelques peintures - le retable dit de Thouzon, montrant des scènes de la vie de saint André (Paris, musée du Louvre) date certainement de ces années 14101415 - et quelques grands noms, en particulier celui de Jacques Iverny, qui témoignent de la poursuite de l'activité artistique. Iverny, attesté à Avignon de 1410 à 1435, était peutêtre originaire d'Île-de-France mais paraît avoir été assez tôt installé en Provence si l'on en croit les accents italianisants de sa peinture. Il signe un triptyque de la Vierge à l'Enfant entre saint Étienne et sainte Luc ie qui permet de lui attribuer aussi une belle Annonciation au chanoine (Dublin, National Gallery of lreland), qui proviendrait d'une église avignonnaise.

LE CREUSET D'AVIGNON

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Artistes bohêmes, œuvres gyrovagues Lexemple d'Avignon est révélateur d'un aspect essentiel du «gothique international», à savoir la fusion stylistique qui s'opère entre des courants régionaux très divers. Labsence de délimitations certaines entre les différentes écoles qui servent d'o rdinaire à classer les œuvres confronte les études sur l'art des alentours de 1400 à une difficulté historiographique particu lière. Il reste aujourd 'hui encore téméraire d'attribuer certains tableaux à !'«école fran çaise», à !'« école italienne » ou à !'«école allemande» ... Erwin Panofsky tenait ainsi le diptyque Carrand (Florence, Museo del Bargello) pour une production de l'école de Valencia, tandis que le grand historien d'art polonais Jan Bialostocki y voyait une œuvre maîtresse de l'école de Paris. Pour notre part, nous le plaçons plutôt du côté de Cologne ... Telle Annonciation (Venise, Ca d'Oro), probablement œuvre d'un peintre itinérant fixé en Vénétie, a pu passer tour à tour pour lombarde, française, et même toscane. Et le polyptyque du musée des Beaux-Arts de Be·sançon est allemand pour les Français, fran çais selon les Allemands ... Vierge enceinte, dite Notre-Dame

L'artiste en étranger de /'Attente ou de /'Espérance, Une première explication du caractère quelque peu ubiqui- vers 1415-1420. Peinture sur taire de ces œuvres tient vraisemblablement à l'itinérance de bois, 70 •2 x 34 cm. Washington, leurs auteurs. Un maître tributaire du style de Bologne travaille

à Avignon , à Paris ou à Prague. Un maître de l'Est, voire de Bohême, prend part à l'illustration des Dialogues de Pierre Salmon aux côtés d'enlumineurs plus typiquement parisiens à défaut d'être toujours de souche. Au demeurant, l'enluminure

ARTISTES BOHtMES, ŒUVRES GYROVAGUES

The National Gallery of Art, Samuel H. Kress Collection.

Jacques Daliwe, Huit études de tête, 1400-1420. Dessin sur panneau apprêté, 8,8 x 13 cm. Berlin, Staatsbibliothek (ms. Liber pic!. A 74, 1° VIia).

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de style parisien est en partie le fait de maîtres venus de pays flamands ou germaniques. Des noms tels que Jean Bondolf de Bruges, Imbert Stanier (Steiner), Jacques Coene ou Haincelin de Haguenau en témoignent. Les plus célèbres d'entre eux, les frères Pol, Hermann et Jean de Limbourg , arrivent de Nimègue dans le duché de Gueldre, de même que leur oncle le peintre Jean Malouel (Jehan Maelwael). Un exemple flagrant du rôle que peut avoir cette circulation des artistes dans la diffusion des formes et le renouvellement esthétique est donné par le Maître des Initiales de Bruxelles. Sans doute issu de l'atelier de l'enlumineur bolonais Niccolo di Giacomo, il réalise ses premiers livres d'heures à Bologne. Mais, dès 1400, le Maître est à Paris où il travaille pour des orfèvres (Michel de Laillier), des humanistes (Nicolas de Clamanges), des seigneurs de l'entourage du roi (les Raguier) et des princes (Jean de Berry, Charles le Noble). De retour à Bologne en 1408, il poursuit sa carrière outre-Alpes. Cependant, son séjour dans le Nord et l'exemple de ses œuvres semblent à la source même de nouveautés formelles qui se font jour dans l'enluminure parisienne vers 1407-1409. Le trompe-l 'œil , les arch itectures en projection qui se substituent au cadre de l'image n'ont pas laissé indifférent. Mais c'est dans le registre ornemental que l'impact est certainement le plus immédiat. Les Maîtres

parisiens

s'adjoignaient

jusque-là des enlumineurs ornemanistes pour décorer les marges de leurs manuscrits de motifs devenus traditionnels, les filigranes et les rinceaux de vignetures . Le Maître des Initiales, au contraire, garde là haute main sur le décor marginal, formé

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LES ATELIERS DU ROYAUME

chez lui d'acanthes charnues peuplées de putti, d'oiseaux et d'insectes. L'.exubérance de ses bordures séduit aussitôt et influence des enlumineurs qui ont eu l'occasion de collaborer avec lui. Même les Limbourg se convertissent soudain à l'acanthe (voir ill. p. 39). La formation par le voyage

Propagateurs de formes nouvelles, les maîtres itinérants subissent aussi une influence en retour, le Maître des Initiales le premier qui, dans la Nativité d'un livre d'heures princier resté sans armoiries, adopte un type de paysage du Nord avec son ciel en perspective et son moulin à vent, tandis que les fins oiseaux dessinés en blanc sur fond de couleur évoquent des camées antiques. Beaucoup d'emprunts s'expliquent sans doute par ces séjours successifs à travers les capitales artistiques. Les livres de modèles, qui deviennent alors souvent des sortes de carnets de voyage en images, en portent témoignage. Celui au nom de Jacques Dal iwe, dont l'auteur serait originaire de Flandre, compte parmi ses sources probables des enluminures parisiennes et des camées de la collection du roi de France, des tapisseries de Tournai ou d'Arras, des peintures de Dijon et de Hambourg. Par leur composition , ses études de têtes et de physionomies (ill. p. 29) soulignent la disparité et l'éclectisme des emprunts, comme si l'auteur était conscient de l'impression de florilège qui en résulte. Son carnet comporte aussi des scènes complètes qui semblent avoir été retenues sur le seul critère de leur rareté iconographique et qui présentent un autre aspect du voyage d'étude : la recherche de curiosités (voir ill. p. 32). Vagabondes involontaires se révèlent des œuvres que, par le style, on attribuerait avec assurance à un centre artistique donné, quand d'autres particularités le contredisent. Le panneau de la Vierge enceinte de Washington (ill. p. 28) s'apparente étroitement à l'enluminure parisienne : la composition vient vraisemblablement du Maître de la Mazarine ; le saint Joseph songeur derrière le rideau rappelle les Limbourg et le Maître de Bedford ; et des traits voisins se retrouvent dans un

Vue de Londres, 1409. Miniature des Dialogues de Pierre Salmon. Paris, Bibliothèque nationale de France (ms. Fr. 23279, fa55). Maître des Initiales de Bruxelles, La Nativité, vers 1407. Miniature d'un Livre d'heures à l'usage de Paris. Londres, British Library (ms. Add. 29433, fa56va). Jacquemart de Hesdin, Vierge àl'Enfantécrivant, 1385-1400. Dessin sur panneau apprêté. New York, The Pierpont Morgan Library (ms. 346, fa1va).

31 ART IS TES BO H~MES , ŒUVRES GYR OVAGUES

Jacques Daliwe, Un ermitage, 1400-1420. Dessin sur panneau apprêté, 8,8 x 13 cm. Berlin, Staatsbibliothek (ms. Liber pict. A 74, fo VIiia). Mise en croix, dite aussi Crucifiement, vers 1420. Panneau du Polyptyque des Clarisses. Peinture sur bois, 142 x 56 cm. Besançon, musée des Beaux-Arts.

petit tondo parisien (voir ill. p. 59). Et pourtant, alors qu'à Paris les peintres de l'époque peignent toujours sur bois de chêne, Notre-Dame de l'Attente est exécutée sur pin sylvestre, indice d'une réalisation beaucoup plus au sud ou à l'est. Peut-être s'agit-il alors de l'œuvre d'un artiste parisien en déplacement dans le sud des États bourguignons (la Franche-Comté), comme le suggérait Sterling, ou plutôt vers Lyon, où l'œuvre se trouvait encore au x1xe siècle. Le cas du polyptyque de Besançon, peint sur bois de sapin, est un peu différent. Ces quatre panneaux rescapés d'un ensemble plus important centré sur une Crucifixion ont une provenance précise: le couvent des Clarisses de Besançon, pour lequel le retable avait certainement été fait dès l'origine. Reste la question de l'«école », du lieu et de la date de sa réalisation. On l'a souvent placé «à la périphérie de l'art français » et il dénote effectivement une influence de l'art parisien de la fin du x1v• siècle, en particulier celui d'un Jean d'Orléans et du Parement de Narbonne. Le thème relativement rare de la Mise en croix apparaît aussi dans des enluminures du PseudoJacquemart (Grandes Heures de Jean de Berry). Cependant, des éléments allogènes à cette tradition s'y mêlent qui incitent

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LES ATELIERS DU ROYAUME

à y voir une production locale ou du moins régionale un peu plus tardive, proche de l'école dite «du lac de Constance» et de certaines enluminures réalisées à Avignon qui présentent un coloris, des visages et une élongation des corps semblables (ill.p. 23). Il faut peut-être supposer à ces artistes, avant qu 'ils se fixent, une période de formation plus itinérante. Un chantier important pouvait justifier le voyage. Labbaye Saint-Antoine-de-Viennois en Dauphiné, maison mère de l'ordre hospitalier des Antonins, fut sous l'abbatiat d'Artaud de Grandval (1418-1427) un haut lieu de création artistique. Le portail de l'église semble avoir été confié à des sculpteurs issus de l'atelier de Beauneveu à Bourges. Limportant cycle de peintures murales qui subsistent dans plusieurs chapelles revient au moins en partie au peintre avignonnais Robin Favier ou Fournier, dont la présence est attestée sur les lieux en 1426 (ill.p. 135). Un manuscrit d'une Vie de saint Antoine abbé abondamment enluminé par Favier pour le compte du prieur de l'abbaye porte la date du 14 avril 1426 (Malte, La Valette, Public Malta Library). Latelier de peinture a dû se doubler d'un véritable scriptorium pour répondre aux besoins de l'abbaye. Des œuvres envoyées au loin

Un facteur complémentaire de l'internationalisation du style est la circulation des œuvres mêmes. De nombreuses pièces d'orfèvrerie française ont très tôt rejoint l'Allemagne, l'Italie ou l'Espagne, soit par l'échange de cadeaux entre princes, soit comme dons aux églises de pèlerinage. Le commerce des objets de luxe explique aussi la diffusion sur une vaste aire géographique des ivoires parisiens ou des tapisseries d 'Arras. Les nombreuses statuettes d 'albâtre, telle la Vierge de Clerques, attribuées à un «Maître du Retable de Rimini » ou à son entourage, ont été exportées en Pologne, en France, en Flandre, en Italie (Rimini) et en Espagne. Un même style (petits minois, plissé fin se terminant au sol en bouillonné) et une certaine mièvrerie caractérisent ces figurines qui composaient de petites scènes sur fond de bois peint. LOrigine du Maître de Rimini, Vierge de /'Annonciation, 1425. Albâtre, 61 x 20 cm. Église de Clerques (Pas-de-Calais).

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Maître de Rimini et la localisation précise du ou des ateliers de production n'en sont que plus incertaines, quelque part du côté du Brabant, de la Gueldre ou de la Zélande ...

, LES ATELIERS DU ROYAUME

Création, imitation, transposition Quelle valeur pour la copie ? La corrélation qu 'on tend à faire entre nouveauté conceptuelle et qualité artistique, en partie factice, ne s'applique guère aux époques anciennes. Loin d'être aveu de médiocrité ou de faiblesse, la copie a alors valeur en soi. C'est au demeurant chose assez courante pour le commanditaire que d'indiquer une œuvre existante comme référence ou modèle pour l'œuvre nouvelle dont il passe commande. Cependant, la copie médiévale n'est nullement un exercice servile. Les carnets de modèles reproduisent parfois des compositions entières, mais bien plus souvent ils n'en retiennent que quelques éléments épars: une tête expressive, un personnage isolé, un détail d'ornement. Ces éléments constituent dès lors un répertoire de formes où le maître peut puiser à loisir et qu 'il recompose suivant les besoins. La sainte Catherine sculptée par André Beauneveu pour l'église Notre-Dame de Courtrai procède manifestement d'un modèle de Vierge à l'Enfant et, moyennant une substitution d'attributs, a pu à nouveau être réinterprétée comme telle dans des œuvres qui s'en inspirent 'Vierge de la Cour-Dieu , Orléans, musée des Beaux-Arts). Le maître est aussi amené à faire des répliques de ses œuvres les plus admirées: pour la chartreuse de Champmol, le sculpteur Jacques de Baërze doit reproduire deux retables qu'il a réalisés précédemment pour une église de Gand et pour le châeau de Termonde. Pour autant, il ne s'agit pas d'exécuter des reproductions à l'identique, mais plutôt de respecter un sujet, une composition, la qualité et l'esprit général du modèle.

CRÉATION, IMITATION, TRANSP OSITI ON

André Beauneveu, Sainte Catherine d'Alexandrie, vers 1380. Albâtre, 186 x 56 cm. Courtrai, église Notre-Dame. André Beauneveu, Le Prophète Amos, vers 1386. Miniature du Psautier de Jean de Berry. Paris, Bibliothèque nationale de France (ms. Fr. 13091, fo 23vo).

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De l'émulation artistique Au même titre que les carnets, la diffusion rapide des nouveautés formelles témoigne de la part des artistes d'une curiosité sans cesse en éveil pour l'art de leurs contemporains. Le regard admiratif qu 'ils portent sur leurs créations respectives Annonciation, vers 1412. Miniature des Heures de Saint-Maur. Paris, Bibliothèque nationale de France (ms. Nv. Acq. Lat. 3107, 1° 45). Pol de Limbourg, Annonciation, 1409. Miniature des Belles Heures du duc de Berry. New York, The Metropolitan Museum of Art, Cloisters (ms. 5411, fo 30).

se traduit dans ces reprises avouées qui font hommage au modèle. L:.Annonciation des Heures de Saint-Maur est ainsi une copie exceptionnellement précise de celle des Limbourg dans Les Belles Heures du duc de Berry, dont le dessin d'architecture a visiblement séduit leur émule. Les Limbourg euxmêmes s'inspirent ici des bordures d 'acanthes du Maître des Initiales de Bruxelles. La copie apparaît comme un moyen conscient de perfectionnement et de renouvellement. Aussi n'est-il pas rare, chez des maîtres associés ponctuellement

38 LES ATELIERS DU ROYAUME

CRÉATION, IMITATION, TRANSPOSITION

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LES ATELIERS OU ROYAUME

(cycle d'enluminures, programme sculpté), que des emprunts croisés enrichissent leur production ultérieure. Ces emprunts sont plus ou moins apparents, mais les plus grands maîtres ne les dédaignent pas et y voient au contraire un stimulant à leur propre création . Dans son Portement de croix, Jacquemart de Hesdin s'inspire d'une œuvre de Simone Martini (Polyptyque Orsini, Paris, musée du Louvre) et intègre des groupes de figures sortis directement des fresques du peintre Altichiero à Vérone et Padoue. Jacquemart n'en adapte pas moins ces ingrédients à son propre langage formel, à la fois plus pittoresque et d'une émotion intériorisée. L'.artiste des alentours de 1400 s'avère bien souvent capable d'œuvrer dans plusieurs domaines. Cette polyvalence est favorisée par les conditions de la commande qui invitent à passer d'un métier à l'autre : les princes s'adressent à leurs maîtres d'œuvre en titre pour tous types de travaux (peinture des étendards et des décors de fêtes, modèles pour la broderie, la tapisserie ou le vitrail. .. ). Plusieurs sculpteurs sont également peintres ou du moins polychromistes, d'autres sont aussi architectes. Les relations privilégiées des artistes de cour avec leur mécène les conduisent à explorer des champs moins familiers. Alors qu 'à Paris les enlumineurs de l'Université restent cantonnés aux métiers du livre, des peintres attachés à l'hôtel du roi ou d'un duc se font à l'occasion enlumineurs, souvent à l'i nstigation du prince qui apprécie leur œuvre. Le duc de Berry emploie des peintres et des sculpteurs à l'enluminure de ses livres les plus précieux, comme pour faire de ceux-ci un florilège des arts. Les apôtres et les prophètes en vis-à-vis peints par André Beauneveu et son atelier dans le psautier du duc révèlent une qualité toute sculpturale: leur usage de la grisaille, très différent de celui qu'en font les enlumineurs de profession, apparente les figures peintes à des statues en trompe-l 'œil (voir ill. p. 37). Beauneveu, maître aux talents multiples

Le cas de Beauneveu est exemplaire par la diversité des œuvres qui subsistent de lui: enluminures, vitraux, sculptures de pierre, de marbre ou d'albâtre ; et de celles qu 'on peut rapprocher de son style: ivoires, bronzes. Né à Valenciennes,

CR~AT ION, IMITATION, TRANSPOSITI ON

Jacquemart de Hesdin, Portement de croix, 1409. Enluminure sur parchemin marouflée sur toile, 37,9 x 28,3 cm. Paris, musée du Louvre.

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André Beauneveu est « ymagier du roi » à Paris en 1364. Il travaille ensuite dans le Nord (Tournai , Valenciennes, Malines, Ypres, Cambrai, Courtrai) en tant que peintre, architecte et sculpteur, puis, vers 1384, se fixe à Bourges, comme peintre et sculpteur attitré du duc de Berry, jusqu'à sa mort vers 1403. Lune des statues de prophètes provenant de la SainteChapelle de Bourges lui est attribuée. Par son plissé en tablier, son léger hanchement et la ligne gracieuse de son corps, il semble ici aussi avoir une Vierge à !'Enfant pour prototype. Le style doux, élégant et raffiné de Beauneveu va de pair avec un intérêt pour l'inscription de la figure dans son espace et une recherche de variété dans la posture, les éléments mobiliers et les architectures accentuant l'effet illusionAndré Beauneveu, Prophète au tablier, vers 1395. Sculpture provenant de la Sainte-Chapelle du palais ducal de Bourges. Pierre, h. 101 cm. Bourges, musées de la Ville.

niste que l'on retrouve aussi bien dans le Psautier de Jean de Berry que dans les vitraux provenant de sa Sainte-Chapelle.

En 1409, l'abbé de Saint-Germain-des-Prés passe commande auprès de trois orfèvres parisiens d'une nouvelle châsse pour les reliques de saint Germain. Les petits prophètes qui lui servaient de piètement (Paris, musée du Louvre;

Page de droite: André Beauneveu, Deux apôtres, vers 1395. Bourges, cathédrale, vitrail de la Sainte-Chapelle.

Cleveland , Museum of Art) peuvent donc être attribués collectivement à Guillaume Boey, Gautier Dufour et Jean de Clichy. Leur style est pourtant si semblable à celui des prophètes de Beauneveu qu'il est difficile de ne pas y voir une survivance,

Guillaume Boey, Gautier Dufour et Jean de Clichy, Un prophète, 1409. Statuette provenant du soubassement de la châsse de Saint-Germain-des-Prés. Bronze doré, h. 14 cm. Paris, musée du Louvre.

sorte d'œuvre posthume qui témoignerait une nouvelle fois d'un remploi de modèles. Lart de Beauneveu se coule ainsi dans toutes les techniques, chacune transposant son style dans un matériau différent. La diversité des métiers pratiqués par un même maître ne va pas sans conséquences formelles. Larchitecture se fait alors reliquaire et l'orfèvrerie, en retour, emprunte le vocabulaire flamboyant des fenêtres et des remplages. Le peintre œuvre sur des panneaux au pourtour sculpté ; le sculpteur fait polychromer et dorer ses statues. LOrfèvre use d'émaux translucides pour créer des tableaux sur or ; le peintre poinçonne ses fonds d'or et parfois y fixe des gemmes en un « polymatiérisme » familier de l'époque. Le lissier transpose son dessin en fils de laine, de soie, d'argent ou d'or; et le maître verrier le transpose en verres colorés. Larchitecte, enfin, pense et intègre le décor sculpté dans son projet de voûte ou de façade.

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LES ATELIERS DU ROYAUME

Champmol en chantier La fondation de chartreuses associées à un monument funéraire est alors une tradition . Laustérité de l'ordre lui vaut la bienveillance de princes désireux de pénitence et d'une fin pieuse en habit monastique. La seconde moitié du x1ve siècle est particulièrement féconde en constructions: le Val-deBénédiction à Villeneuve-lès-Avignon, Bonpas dans les environs, Pavie fondée par le duc de Milan, et Champmol. En 1383, la duchesse Marguerite de Flandre pose la première pierre d'un couvent au lieu nommé Champmol, non loin de Dijon. Deux ans plus tard, Philippe le Hardi le place sous l'invocation de la Trinité et constitue une dotation pour y faire vivre des moines chargés de prier pour son âme et pour ses successeurs. La fondation est donc dès l'origine étroitement associée à un projet dynastique. La chartreuse doit être le lieu de sépulture de la seconde maison de Bourgogne que le duc Philippe inaugure. En conséquence, il finance l'ensemble des travaux, les suit de près et rassemble sur le chantier les meilleurs artistes à son service.

Reprises et transformations pour un portail digne des donateurs La construction de l'église, consacrée en 1388, revient à l'architecte Drouet de Dammartin,

«

maître général des œuvres

de maçonnerie» du duc depuis 1384. Mais la grande affaire semble être le décor sculpté au portail, d'abord sous la direction de I'« imagier » en titre, Jean de Marvi lle, puis de son successeur, Claus Sluter. Le projet initial prévoit des statues en

CHAMPMOL EN CHANTIER

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grande partie des pleurants. Ils sont réalisés conformément à Jean de Marville, Claus Sluter ses plans, de 1406 à 1410, sous la direction d'un neveu, Claus de Werve, engagé dans son atelier dès 1396. Pour mener de front ces entreprises, les sculpteurs en titre s'entourent de tailleurs de marbre, polisseurs d'albâtre et autres «ouvriers d'imaiges », soit une dizaine de personnes. Plusieurs viennent de Bruxelles, comme Jan Van Prindale; d'autres, de Dijon ou de Paris. La diversité des mains transparaît dans les pleurants: certains aux drapés d'une telle ampleur qu'ils font disparaître les corps sont typiquement slutériens, d'autres revienpied du duc et de la duchesse dans les ébrasements, encadrant une Vierge au trumeau, à la façon des statues du roi et

dansante empreinte d'une grâce toute gothique, peut-être

de la reine représentés en donateurs de part et.d'autre de la

dérivée de l'art de Marville, qui doit correspondre au style de

statue du saint patron au portail des églises fondées par

l'un des associés de l'atelier. Le degré d'autonomie des sculp-

Charles V (les Célestins, le Petit-Saint-Antoine). Jean de

teurs peut varier. Dessins, «pourtraits » ou «pourtraitures », et

Marville n'a guère le temps de s'y consacrer (1388-1389), et

modèles ou «moles » en bois, pierre, plâtre, terre cuite ou cire,

la réalisation est reprise et très largement modifiée par Sluter.

d'usage courant sur de tels chantiers, sont souvent

Rompant avec les verticales du premier parti, ce dernier y

donnés par le maître en titre, mais pas tou-

substitue une composition en frise soulignée par les fortes

jours: en 1389, c'est un associé, Perrin

saillies des dais et des consoles sculptées. Le duc et son

Beauneveu, qui fournit le mode/la de

épouse ne sont plus figurés en donateurs mais en orants pré-

pierre des anges d'orfèvrerie

sentés par des intercesseurs, choix qui met l'accent sur leur

au grand autel de l'église.

piété. Le naturalisme des statues mises en place entre 1391 et 1393, l'autonomie de leur mouvement et le contraste que forme avec la sobriété de l'architecture le registre médian de la sculpture donnent à cette composition une vie saisissante. Double page précédente :

Le tombeau ducal et le partage

Drouet de Dammartin, Jean de Marville et Claus Sluter, Philippe le Hardi et Marguerite de Flandre présentés à la Vierge par saint Jean-Baptiste et sainte Catherine, 1384-1393. Dijon, chartreuse de Champmol, portail de l'église.

des tâches

Jacques de Baërze, Retable de la Crucifixion, 1390-1392. Bois doré et polychromé. Dijon, musée des Beaux-Arts.

encore, Claus Sluter a complètement transformé

Le deuxième grand projet de sculpture, commencé du vivant de Marville, est le tombeau du duc dans le chœur de l'église. La paternité de la conception tout à fait novatrice du soubassement est controversée, mais il semble que, ici le parti initial entre 1390 et 1404 environ. À sa mort, cependant, il manque encore le gisant et une

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nent à son successeur, d'autres encore ont une fluidité

LES ATELIERS OU ROYAUME

ç:

et Claus de Werve, Tombeau de Philippe le Hardi (ensemble et détail des Pleurants), 1385-1410. Marbre noir et albâtre doré et polychromé, 243 x 360 x 254 cm. Dijon, musée des Beaux-Arts.

Claus Sluter et Claus de Werve, Zacharie, Daniel et Isaïe, détail de La Fontaine du cloître, dite Puits de Moise, 1395-1405. Dijon, chartreuse de Champmol.

Le «Puits de Moïse » et l'importance de la maquette Claus de Werve et Jan Van Prindale jouent un rôle important dans la réalisation d'un dernier ensemble sculpté pour Champmol, le Puits de Moïse, de 1395 à 1405. Selon la règle, le grand cloître des chartreux se partage entre un verger doté d'une fontaine, et le cimetière avec sa croix ou calvaire sculpté. Sluter réunit croix et fontaine en un monument unique. Au centre un socle abrite six prophètes; au-dessus, l'entablement porté par des anges servait de plate-forme à un Golgotha avec la croix du Christ et les statues de la Vierge, Jean l'Évangéliste et Marie-Madeleine. Cette dernière revient à Van Prindale, tandis que Claus de Werve collabore aux autres figures du Calvaire et aux anges. Mais Sluter est incontestablement le concepteur du monument dont il a d'ailleurs donné un modèle en plâtre à grandeur. Du groupe supérieur seul subsiste le buste du Christ (voir ill. p. 99). Les prophètes, en revanche, conservés en place, ont conduit à rebaptiser le Calvaire-Fontaine de Vie en Puits de Moïse, bien que David ait en fait la primauté. À l'opposé du David, entouré de Moïse et de Jérémie, sculptés par Sluter dès 1401-1402, se trouvait Daniel, entouré d'lsaïe et de Zacharie. La complexité d'une composition théâtrale où la ronde-bosse l'emporte sur la structure architectonique et simu ltanément la souligne, les visages vigoureusement individualisés à l'expressivité appuyée, le naturel de ces prophètes pourvus d'objets familiers comme une paire de lunettes, et qui se meuvent l'un vers l'autre, révèlent la puissance créatrice de Claus Sluter. Polymatiérisme oblige, l'œuvre était complétée par des détails de cuivre (le diadème de la Madeleine, les lunettes, les cordes de la harpe de David), mais le sculpteur a voulu rivaliser avec l'orfèvre en réalisant dans la pierre la ceinture finement ciselée d'lsaïe ou le détail de la reliure à cabochons de son livre. Une anthologie de la peinture L'.ornement de la chartreuse ne s'arrête pas au décor sculpté. Jean de Beaumetz, peintre en titre de Philippe le Hardi , dirige la polychromie des lambris et des voûtes de l'église. L'.œuvre fastueuse qu'est en soi la chartreuse se trouve en outre garnie d'un grand nombre de retables, statues, reliquaires et

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LE S ATELIERS DU ROYAUME

CHAMPMOL EN CHANTIER

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autres objets précieux, qui en font une véritable collection d'art. Église et grand cloître sont d'ailleurs accessibles au public. Jean de Marville sculpte une Trinité et plusieurs autres figures pour l'oratoire, ensemble que Sluter complète d'un saint Michel et d'un saint Georges. Beaumetz et son atelier sont chargés de cinq retables de plate-peinture, dont celui de la chapelle des Anges au premier niveau de l'oratoire ducal. Ils réalisent aussi les petits panneaux de dévotion destinés aux cellules des moines, chacun montré agenouillé devant une Crucifixion (Paris, musée du Louvre ; Cleveland, Museum of Art) .

Jean

Malouel ,

successeur

de

Beaumetz dans la qualité de peintre ducal , peint les volets d'un triptyque sculpté par un nommé Jean de Liège, «tailleur de menues œuvres ,, à qui sont aussi confiées les stalles du chœur, les chaires et les portes armoriées de l'église. La Grande Pietà Ronde de Malouel (voir ill . p. 100) fait vraisem-

blablement partie des tondo réalisés pour la chartreuse. C'est aussi à son peintre en titre que Jean sans Peur confie la polychromie des œuvres de Sluter et de Claus de Werve. Henri Bellechose, qui succède à Malouel en 1415, reçoit aussitôt commande d'un grand retable pour la chartreuse sur le thème de la dernière communion et du martyre de saint Denis de part et d'autre d'une Crucifixion trin itaire qui rappelle l'invocation première du couvent (Paris, musée du Louvre). Mais les ducs mettent aussi à contribution les ateliers de leur comté de Flandre. En 1390, le sculpteur Jacques de Baërze, installé à Termonde près de Bruges, se voit commander deux triptyques, l'un pour la salle du chapitre, le Retable des martyrs, et l'autre pour une chapelle située derrière le maître-autel, le Retable de la Crucifixion (voir ill. p. 45 et détail ci-contre). Ceux-ci sont

50

LES ATELIERS OU ROYAUME

ensuite expédiés à Ypres chez le peintre Melchior Broederlam

Jean de Beaumetz,

qui assure la dorure et la polychromie des parties sculptées,

vers 1390. Peinture sur bois, 60 x 48,5 cm. Paris, musée du Louvre.

ainsi que la peinture des volets. À l'intérieur, la finesse des architectures ajourées qui surmontent les scènes et le large

Calvaire au moine chartreux,

emploi de la dorure apparentent l'œuvre à un objet d'orfèvre- Jacques de Baërze, Crucifixion, 1390-1392. rie. Un même esprit flamand se retrouve dans les peintures de Détail du panneau central l'extérieur des volets, conservées uniquement sur le second du Retable de la Crucifixion. Bois doré et polychromé. retable et qui ont su s'adapter à la forme irrégulière de celui- Dijon, musée des Beaux-Arts. ci. La préciosité de l'architecture, en particulier dans la scène Melchior Broederlam, de !'Annonciation, fait écho à la succession serrée des Annonciation, 1393-1399. pinacles de Jacques de Baërze, mais le jeu illusionniste créé Détail d'un volet du Retable de la Crucifixion.

par l'emboîtement des structures creuse l'espace bien davan- Peinture sur bois, 167 x 125 cm. tage que le relief sculpté. Dijon, musée des Beaux-Arts.

51 CHAMP MOL EN CH ANTIE R

ALLÉGORIE AMOUR COURTOISIE DÉVOTION ÉLÉGANCE EXOTISME FAMILIER FÉERIQUE GROTESQUE HISTOIRE HUMOUR ILLUSION JARDIN MORT MYTHOLOGIE NATURE PERSPECTIVE POÉSIE PORTRAIT PRÉCIOSITÉ RÊVES

Dans l'œuvre LE ROYAUME DE COURTOISIE PAYSAGES ET PERSPECTIVES IMAGE ET DÉVOTION L'ANTIQUE , LE FAMILIER , L'EXOTIQUE LE MIROIR DE CE MONDE

Le royaume de courtoisie

Art de cour, art courtois Au x1v• siècle, les princes attachèrent à leur service un nombre croissant d'artistes, architectes, sculpteurs, peintres, orfèvres ou brodeurs qui portaient le titre de «valet de chambre ». Celui-ci n'impliquait pas par lui-même de fonction particulière, mais indiquait qu'ils avaient rang dans l'hôtel du



prince et en recevaient pension, tout en restant libres de répondre à d'autres commandes. La familiarité qui liait l'artiste de cour et son prince est sensible jusque dans les comptes: le roi s'adresse à «notre aimé peintre Jehan d'Orléans » et Jean le Bon appelait déjà le père du précédent «notre cher familier Girard d'Orléans, peintre de notre cour ». Ces artistes étaient donc aussi hommes de cour et en adoptaient l'esprit et les mœurs. Nul doute que le raffinement de l'art de l'époque en ait été redevable. Les enluminures des Limbourg dans les Très Riches Heures de leur mécène Jean de Berry

sont un reflet de cette vie de cour partagée. Le frontispice d'un recueil commandé à Christine de Pisan par la reine Isabeau de Bavière montre un des hauts lieux de cette vie policée et courtoise: la chambre d'apparat où la reine, entouMaître de la Cité des Dames, Remise du livre à Isabeau de Bavière, 1413. Frontispice des Œuvres de Christine de Pisan. Londres, British Library (ms. Harley 4431, fo 3). L'Offrande du cœur, vers 1400. Tapisserie, laine et soie, 247 x 209 cm. Paris, musée du Louvre.

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rée des dames qui font sa compagnie , accueille l'auteur. Il ne faudrait pas en conclure pour autant que cet art fut seulement art de cour. Il était autant prisé des bourgeois qui, dans certaines villes (Bologne, Strasbourg , Cologne et les cités marchandes d'Allemagne du Nord), furent ses principaux commanditaires. Son langage restait de plus très accessible, alors que l'érudition antiquisante et l'hermétisme cultivés par la Renaissance rendront l'art de celle-ci plus élitiste.

DANS L' ŒUV RE

LE ROYAUME DE COURTOISIE

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La cour, cependant, donnait le ton. Ses goûts se lisent dans la faveur de motifs littéraires empruntés à la poésie lyrique et aux romans de chevalerie, les variations sur le sentiment amoureux et l'usage surabondant de l'allégorie qui les traduit tous en autant de personnages autonomes ou d'objets concrets. C'est presque au sens propre que l'amant offre son cœur à la dame. Lamour allégorisé est un dieu. Sur ce point, mythologie et littérature courtoise s'accordent, l'une enrichissant l'autre. Ovide est toujours à l'honneur et Christine de



Pisan lui emprunte la matière de son Épître d 'Othéa. Vénus et Amour-

Cupidon ont leurs dévots comme les astres ont leurs «enfants » (le père de Christine n'était-il pas astrologue de Charles V?). La littérature de l'ancienne fin'amor ou amour courtois avait fini par imprégner les mœurs. Le langage qui sied à cet état d'esprit est policé, retenu , élégant ; l'art qui lui convient aura les mêmes qualités. La préciosité des gestes traduit celle des sentiments. Les vêtements soignés sont à la mode de la cour. Dans l'éternel jardin du poète reviennent les mêmes scènes: première rencontre, échange de gages amoureux, mélancolie des amants, mais c'est souvent sur l'amour impossible que se termine l'histoire. La rencontre entre la princesse et le duc, auteurs fictifs des Cent ballades, précède une douloureuse séparation qui

donne aux raffinements du sentiment une autre profondeur, Maître de la Cité des Dames, La Rencontre de l'amant et la dame, 1413. Miniature des Cent ballades d'amant et de dame de Christine de Pisan. Londres, British Library (ms. Harley 4431, fo 376). Le Mois de mai, vers 1430. Miniature des Grandes Heures de Rohan. Paris, Bibliothèque nationale de France (ms. Lat. 9471, 1° 7).

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même si l'expression littéraire, à force de cultiver les subtilités de la forme, reste impersonnelle et distanciée. Mieux que les fêtes familiales et religieuses qui ponctuaient la vie de cour, c'est une fête profane qui révèle cette empreinte courtoise. Les princes célèbrent à leur façon la «reverdie », le joli mai, le retour du printemps. Les calendriers des plus riches heures montrent au mois de mai ces grands seigneurs à cheval , la tête ceinte de feuillage, accompagnant les dames au son de la fanfare, ou bien cavalcadant solitaires,

DANS L'ŒUVRE

LE ROYAUME DE COURTOISIE

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une branche fleurie en main, sous la ramée emplie de chants d'oiseaux. Tant d'élégance et de courtoisie pourraient sembler artificielles et un peu vaines . Mais la tristesse douloureuse des Gémeaux du signe zodiacal apporte un contrepoint. Le raffinement de l'art et des manières ne faisait pas oublier la dureté d'un temps de guerres. Lesprit courtois tend toutefois à déteindre sur tout l'art de l'époque, y compris l'art religieux. La donatrice s'agenouille auprès de la Vierge en majesté de la même manière que l'amant devant sa dame ou le chevalier devant le dieu Amour. Si le propos change, la composition d'ensemble et la délicatesse du dessin restent comparables. Les lignes sinueuses et les échancrures subtiles des drapés appartiennent aussi à ce Maître de l'Épître d'Othéa, Christine devant la Vierge à /'Enfant, 1406-1408. Miniature de I' Oraison Notre-Dame de Christine de Pisan. Paris, Bibliothèque nationale de France (ms. Fr. 836, fa 45vo).

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courant, de même que les visages juvéniles, les habits magnifiques, les gestes précieux et les doigts extraordinairement effilés. La cour parisienne n'était plus le seul domaine où cette courtoisie diffuse se donnait libre cours. Du côté d'Angers, un peintre local se montre tout acquis à ce goût

DANS L'ŒUVRE

lorsqu'il dessine son saint Éloi. Lévêque tient son attribut, le marteau, d'une main si légère qu 'il faut plutôt reconnaître en lui l'orfèvre que le forgeron (Angers, musée des Beaux-Arts). Le mélange de douceur et de jeunesse, de lignes gracieuses, d'étoffes souples et de riches couleurs, la préciosité d'orfèvre du poinçonné sur or et la reverdie d'une jonchée de fleurs printanières font aussi le charme tendre des panneaux de dévotion privée dont la miniaturisation même est un raffinement suprême. De même encore, le travail des surfaces d'or brillant ou guilloché, l'émail opaque ou translucide, les



troches de perles, les saphirs, rubis et grenats et la délicatesse d'une sculpture comme le petit cheval d'Altotting sont d'une œuvre exquise bien dans le goût de cet art de cour. Magnifiée par les gemmes qui fo rment les fleurs de la treille, couronnée par les anges, cette Vierge reine, à la fois statue et vision céleste, suit le thème raffiné s'il en est du jardin de

Couronnement de la Vierge,

paradis, dit aussi Vierge au buisson de roses (ill. p. 8). La cour céleste est toute courtoisie.

vers 1410. Peinture sur bois, d. 20 ,5 cm. Berlin, Gemaldegalerie.

LE ROY AUME DE COU RTO IS IE

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Maître de !'Épître d'Othéa, Un chevalier reçoit une lettre du dieu Amour, 1406-1408. Miniature de I' Épître au dieu Amourde Christine de Pisan. Paris, Bibliothèque nationale de France (ms. Fr. 835, fa45).

~11 \ •

Maître au Safran, Cupidon et un dévot, 1406-1408. Miniature de I' ÉpÎtre d'Othéa de Christine de Pisan. Paris, Bibliothèque nationale de France (ms. Fr. 606, fa23).

ÉpÎtre au dieu Amour Au début de sa carrière de femme de lettres, Christine de Pisan composa un grand nombre de pièces lyriques. Elle passera par la suite à des textes en prose plus ambitieux, didactiques, politiques ou religieux. L Épitre au dieu Amour, écrite en 1399, appartient à sa première inspiration et ressortit d'un thème courtois traditionnel : la défense des dames. Christine avait organisé un véritable scriptorium pour assurer la diffusion de ses œuvres réunies en recueils et faisait enrichir les exemplaires destinés aux princes de cycles d'enluminures dont elle dictait le sujet. Elle espérait sans doute en offrir un à Louis d'Orléans lorsque ce dernier fut assassiné,

i} 'j ~

et l'ouvrage, aujourd'hui scindé en plusieurs manuscrits, fut acquis par le duc de Berry vers 1408. Le texte le plus célèbre de ce recueil reste son Épitre d'Othéa, d'inspiration mythologique (Paris, BNF, ms. Fr. 606). Mythologique également, mais revu à la mode courtoise, est le dieu Amour de son autre épître. Ailé comme on imaginait que les dieux antiques devaient être, il se présente comme une figure de majesté qui n'est pas sans rappeler la Vierge du joyau d'Altêitting, comme lui adossée

à une treille.

60

DANS L' ŒUVRE





Châteaux de contes de fées Des châteaux construits ou remaniés sous Charles VI, le temps et les reconstructions successives ont laissé peu intacts. Les vues minutieuses peintes à l'arrière-plan des Très Riches Heures du duc de Berry en restituent les séductions.

Raymond du Temple avait fait de l'imposant château fort du Louvre un palais. Agrandi de nouveaux corps de logis, desservi par un escalier spiralé au mur extérieur orné de statues et doté de nouvelles toitures agrémentées de tourelles, lucarnes, crêtes décoratives, épis de faîtage et bannières fleurdelisées, le château royal présentait trois aspects clés de l'évolution de l'architecture du château gothique. La recherche de confort conduisait à multiplier les annexes, à élargir les salles,

à leur assurer une meilleure desserte et à leur donner davantage de jour, nonobstant la fonction défensive originelle de l'édifice qui, en une période de conflit latent ou déclaré, avait encore sa raison d'être. Cette recherche allait de pair avec une attention prononcée pour l'esthétique que traduisent à la fois l'importance du décor sculpté et l'aspect d'ensemble du château (ill. p. 134). Le développement donné aux superstructures du Louvre allait servir de modèle aux bâtisseurs. Louis Ier d'Anjou fit ainsi transformer la place forte de Saumur en une résidence raffinée. Dominant le paysage de sa haute stature, le château cède au plaisir de paraître: ses parties hautes se parent d'échauguettes aux toits pointus, de lanternons, de balustrades ajourées, de girouettes et de figurines sommitales Vue de l'ancien château de Bicêtre, x1x• siècle. Dessin d'après A. de Champeaux et P. Gauchery. Le Mois de septembre (détail) : le château de Saumur, vers 1440. Miniature des Très Riches Heures de Jean de Berry. Chantilly, musée Condé (ms. 65, fa 9vo).

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en tous genres qui, par contraste avec la base massive des tours et les murs encore épais et sobres, lui donnent une silhouette élégante et complexe. Tel était précisément le parti adopté dans les demeures de Jean de Berry: Bicêtre, Mehunsur-Yèvre ... (ill. p. 67). Malgré la rhétorique militaire des créneaux et des mâchicoulis, leur efficacité réelle est abandonnée au profit de l'esthétique pure.

DAN S L' ŒU VRE

LE ROYAUME DE COURTOISIE

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Pierre Justin Ouvrié, Le Château de Pierrefonds avant les restaurations (détail), avant 1858. Huile sur toile. Le Puy-en-Velay, musée Crozatier. Le ch:lteau de Septmonts (Aisne), vers 1370.

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D'un tout autre esprit sont les châteaux de Louis d'Orléans

la dimension d'un château », qui mettent en valeur les seules

dans son comté de Valois. À Pierrefonds, où le duc entreprit

parties ornées que sont le haut-relief du Couronnement de la

des aménagements dès 1396, comme à La Ferté-Milon,

Vierge au-dessus de l'arcade monumentale d'entrée, et les sta-

construit de neuf à partir de 1398, la puissance féodale et mili-

tues des preuses nichées dans les tours. Toute militaire qu'elle

taire est manifeste. Le modèle ici venait plutôt de la forteresse

soit, cette façade théâtrale de cent mètres de long fut conçue

de Vincennes et de la Bastille. À Pierrefonds, puissantes tours

et pensée en fonction d'un décor à son échelle (ill. p. 136).

et murs vertigineux devaient pouvoir affronter le feu de l'artille-

Résidence campagnarde des évêques de Soissons, le châ-

rie naissante. Le fort château n'en avait pas moins à l'origine un

teau de Septmonts fut aussi créé pour être admiré. Le donjon

décor sculpté. Sur le thème héroïque des Neuf Preux, des sta-

de Simon de Bucy, évêque de 1362 à sa mort en 1404, se

tues de haute taille étaient insérées au pourtour des tours.

transforme suivant le point de vue: à l'est, juché sur un épe-

Dans la même ligne mais d'un parti plus abouti, même si la

ron de pierre, il superpose les courbes des chemins de ronde

construction resta inachevée à la mort du duc, La Ferté-Milon

en encorbellement ; vu de l'ouest, il s'élance jusqu'à la pointe

est pourvu d'énormes tours formant bec, d'une courtine mon-

de la tourelle d'escalier qui prolonge la grande tour. Ce goût

tée au même niveau comme en avait la Bastille et d'un cou-

ludique d'un monument évolutif qui ne se laisse pas décou-

ronnement continu de mâchicoulis. Cependant, l'art de l'archi-

vrir tout entier en un coup d'œil mais incite le spectateur à en

tecte, peut-être Raymond du Temple auquel son élève Jean

faire le tour n'est pas sans rappeler la sculpture d'un Sluter (ill.

Aubelet succéda sur le chantier, transcende les qualités défen-

p. 82). Comble de raffinement gothique et de réussite archi-

sives pour faire de la façade dans son ensemble un jeu plas-

tecturale, l'emboîtement des formes cylindriques du donjon

tique de formes épurées et comme sculpturales, «sculpture à

épiscopal est à soi seul une œuvre d'art.

DANS L'ŒUV RE

LE ROYAUME OE COURTOISIE

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La Tentation du Christ Les frères de Limbourg, vers 1415 Miniature des Très Riches Heures de Jean de Berry Chantilly, musée Condé (ms. 65, fo161va)

De tous les châteaux de Jean de Berry, Mehun-sur-Yèvre reste le plus célèbre. Construit au

XIII•

siècle, il fut entièrement remanié sous la direc-

tion de Guy de Dammartin dans les années 1380-1390. Au-dessus de l'entrée se dressait la chapelle flamboyante au décor de laquelle fut employé André Beauneveu. La dentelle de pierre et les statues perchées dans le haut des tours ôtaient au château une bonne part de sa fonction défensive et, dans ce contexte, les mâchicoulis qui faisaient le couronnement des murs devenaient eux-mêmes un élément décoratif. Au premier plan de La Tentation du Christ des Très Riches Heures, ce véritable portrait de château qu'est la vue de Mehun par les Limbourg semble au premier abord le sujet principal de l'image. Pourtant, c'est précisément en lui faisant contempler les richesses de ce monde que le démon voulut tenter le Christ ; mais Lui reste insensible à ce qui faisait l'orgueil du duc. La mise en scène ne manque donc pas de sel. Elle révèle que, malgré sa passion des belles choses, Jean de Berry savait faire preuve de détachement. En 1414, il fit d'ailleurs don du château au dauphin Louis de Guyenne. Aujourd'hui ruiné, Mehun inspira encore au x1x, siècle les constructions de Louis Il de Bavière et, plus tard, à travers elles, un certain Wall Disney. Il reste l'archétype du château féerique.

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DANS L'ŒUVRE

nncatn nuu ronm1u1fu LE ROYAUME DE COURTOISIE

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La Belle Cheminée du palais de Poitiers La reconstruction du palais de Jean de Berry en la capitale de son comté poitevin débuta en 1384 par la tour Maubergeon. Les travaux du mur pignon de la grande salle furent menés par l'architecte Guy de Dammartin à partir de 1388. À l'extérieur, le mur présente un haut soubassement épaulé de contreforts épais qui s'amenuisent progressivement pour se terminer en pinacles, tandis que les souches de trois conduits de cheminée masquent en partie les baies. Au revers du mur, cette structure massive est changée comme par magie en une dentelle de pierre ajourée de vitraux au-dessus du manteau de la triple cheminée. Entre les remplages flamboyants, des pinacles abritent les statues de Charles VI, de la reine Isabeau, de Jean de Berry et de sa seconde Guy de Dammartin, La Belle Cheminée, 1388-1398. Poitiers, ancien palais des comtes de Poitou (aujourd 'hui palais de justice).

épouse, Jeanne de Boulogne, qui ont pris la place des preux et des preuses souvent associés au décor des salles d'apparat. Morceau de bravoure d'architecture et de sculpture mêlées, la Belle Cheminée superpose les deux motifs les plus décoratifs de l'architecture gothique, la fenêtre et

Isabeau de Bavière, vers 1390. Détail d'une statue de La Belle Cheminée.

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la cheminée, mais aussi deux sources de lumière: celle du jour et celle des flammes qui devaient concourir à l'effet de la composition.

DANS L'ŒUVRE

Paysages et perspectives Nouveau regard su r la nature Dans la poésie d'un Guillaume de Machaut comme dans son illustration, Nature est d'abord une allégorie, une déesse inspiratrice à qui le poète adresse sa complainte et qui lui répond en sages paroles. Mais l'enlumineur a pris soin de situer Dame Nature dans son élément et l'arrière-plan de l'image est déjà un paysage en soi. Cette nature souriante, domestiquée et peuplée d'animaux est l'idéal de l'époque. La demeure seigneuriale s'ouvre alors sur des jardins clos plantés d 'arbres fruitiers, de fleurs et de plantes vivrières où il fait bon se pro-

construire pour abriter un escalier et sa chambre au sommet

mener et deviser en agréable compagnie. Le goût pour la

présente, de l'extérieur, un net caractère défensif. À l'intérieur,

nature transparaît à l'intérieur même du logis à travers les jar-

pourtant, elle se transforme en jardin sculpté: les nervures de

dins peints en trompe-l'œil sur les murs du palais des Papes

la voûte sont devenues branchages et la pile centrale un tronc

d'Avignon ou des galeries de l'ancien hôtel royal Saint-Pol.

d'arbre planté dans une caisse de jardinier (ill. p. 134). Le voca-

Vestige de l'hôtel parisien de Jean sans Peur, la tour qu 'il fit

bulaire ornemental de l'architecture flamboyante, de même

Maître de la Bible de Jean de Sy, Nature présente au poète Sens, Rhétorique et Musique, vers 1375. Miniature des Œuvres de Guillaume de Machaut. Paris, Bibliothèque nationale de France (ms. Fr. 1584, fo E).

La Résurrection, vers 1420. Tapisserie, soie, argent et or, 77 x 240 cm. Paris, musée de Cluny.

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DANS L'ŒUVRE

PAYSAGES ET PERSP ECTIV ES

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que l'encadrement des tableaux d'orfèvrerie ou de peinture Maître de !'Épître d'Othéa, Apollon et Daphné, 1406-1408. Miniature de I' Épnre d'Othéa de Christine de Pisan. Paris, Bibliothèque nationale de France (ms. Fr. 606, fo 40vo). Maître de Boucicaut, Les Ornements de l'air, vers 1415. Miniature du Livre des propriétés des choses de Barthélemy !'Anglais. Paris, Bibliothèque nationale de France (ms. Fr. 9141, 1° 183). Jacques Daliwe, Aigle et cygne, 1400-1420. Dessin sur panneau apprêté, 8,8 x 13 cm. Berlin, Staatsbibliothek (ms. Liber pic!. A 74, fo Vllb).

(ill. p. 19 et 97), les bordures de manuscrits enluminés ou leurs fonds à rinceaux empruntent l'essentiel de leurs motifs au monde végétal. Tantôt rendus au naturel, tantôt stylisés, fleurs et feuillages sont omniprésents. Quel qu 'en soit le thème, les tentures de Lille, de Tournai ou d'Arras, les fameux arrazzi exportés jusqu'en Italie, l'inscrivent sur un semé de fleurs et un fond d'arbres luxuriant, " verdures » et " mille fleurs » étant comme un ornement obligé. Ainsi le beau parement d'autel du musée de Cluny place-t-il La Résurrection dans une clairière dont la variété des essences n'est pas le moindre des charmes. Lapparition du ciel témoigne ici d'une influence directe des innovations de la peinture parisienne. Lattention croissante au rendu précis des essences botaniques est redevable de l'influence des traités d'histoire natu-

__)

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DANS L'ΠUVRE

relie illustrés de planches enluminées (les livres de simples). Leur fonction première étant de permettre l'identification immédiate d'une plante médicinale à travers la forme distinctive de ses feui lles, de ses fleurs ou de ses fruits, les dimensions de ceux-ci sont volontairement exagérées. Le réalisme recherché est donc la cause même d'un effet anti-naturel. Le Maître de l' Épître d'Othéa adapte ce parti à la représentation d'une scène de métamorphose tirée de la mythologie : la transformation en laurier de la nymphe Daphné poursuivie par Apollon. À ces feuilles de laurier bien reconnaissables que cueille le dieu dépité, l'enlumineur prête une qualité expressive. Le règne animal ne reste pas à l'écart de cette acuité nouvelle du regard. Les oiseaux, dans leur séduisante diversité, sont un sujet d'étude privilégié. Les peintres consacrent des pages entières de leurs carnets de modèles à dessiner minutieusement ces bêtes à plumes prises sur le vif (des oiseaux en cage pour certains) ou d'après le gibier mort. Les planches d'un texte d'histoire naturelle tel que le Livre des propriétés des choses de

Barthélemy l'Anglais avaient encore au x1v• siècle un caractère stéréotypé. Dans les manuscrits du début du xv• siècle, le réal isme est soudain revendiqué. Mais, tout en saisissant au plus près le détail des formes et les couleurs du plumage, la manière fine du Maître de Boucicaut infuse à ces images modestes une poésie qui les transfigure. Un sens symbolique n'est pas pour autant exclu des fleurs et des oiseaux peints au naturel parmi lesquels les princes se choisissaient des devises. La composition de Jacques Daliwe qui place en vis-à-vis l'aigle et le cygne, deux animaux fortement emblématisés, suggère ainsi une opposition d'emblèmes.

PAYSAGE S ET PERSP ECT IV ES

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Le Livre de la chasse Maître d'Egerton, Le Lapin, vers 1407 Atelier du Maître de Bedford, Piège à sanglier dans un verger, vers 1407 Paris, Bibliothèque nationale de France (ms. Fr. 616, fos 26voet 107vo)

Gaston Phébus, comte de Foix, est l'auteur d'un traité de cynégétique rédigé en 1387-1389, le Livre de la chasse, dont l'exemplaire le plus célèbre fut commandé à Paris vers 1407, peut-être pour le duc de Bourgogne Jean sans Peur ou pour le dauphin, et enluminé dans l'atelier du Maître de Bedford, avec la collaboration du Maître d'Egerton et du Maître de l'Épître d'Othéa. L:exposé de la physiologie animale, des soins vétérinaires à apporter aux chiens et des différentes techniques de chasse appelait des représentations de la nature. Les fonds quadrillés, traités en mosaïque, à rinceaux ou d'or poinçonné, et le paysage rempli de fleurettes et d'arbres stylisés à la manière d'une tapisserie conservent pourtant un caractère décoratif, même s'ils s'adaptent au gibier représenté - ainsi des bouquetins au milieu d'escarpements rocheux. Le parti de montrer en une même image l'animal selon ses différents états tient encore au propos didactique de l'ouvrage. Le naturalisme s'affirme néanmoins en des scènes qui semblent saisies sur le vif, comme ce piège à sanglier dans un verger jonché de pommes, paysage évocateur, silencieux et tragique à la fois, dont toute présence humaine est écartée.

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DANS L'ŒUV RE

PAYSAGES ET PERSPECTIVES

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La perspective aérienne Deux principes de perspective sont associés à la peinture de la Renaissance. Le premier, dit «perspective géométrique» ou «des peintres», est d'invention florentine et remonte aux expériences de Brunelleschi au début du xve siècle. Il s'applique aux représentations d'architecture dont les côtés sont amenés à converger vers un point de fuite unique. Le second est contemporain, mais ne sera adopté dans la peinture italienne qu'à partir du milieu du xv• siècle. Linvention de cette perspective dite «aérienne », «atmosphérique» ou «colorée » revient à l'art gothique. Ses premières applications se rencontrent dans l'enluminure parisienne dès 1400. Elle se fonde sur une observation empirique: dans le lointain, le ciel tend à s'éclaircir et la couleur des choses s'atténue. La description que donne Léonard de cet effet d'optique dans son Traité de la peinture, postérieure de près d'un siècle, vaut explicitation

du phénomène. Appliqué à l'image, ce procédé rompt la planéité de la surface et donne l'illusion qu'un espace réel s'ouvre au-delà. Les deux perspectives combinées, la florentine et celle du Nord, fondent l'illusionnisme pictural, mais la seconde seule est véritablement à même de rendre le paysage naturel. Dans la transformation des fonds traditionnels en ciels perspectifs qui creusent l'espace pictural , Jacquemart de Hesdin occupe une position intermédiaire. Ceux peints vers 1400 dans les Heures de Bruxelles sont systématiquement bleus comme des ciels, mais d'un bleu profond , opaque et uniforme que n'affecte aucune décoloration. Le paysage de collines aux tons sourds témoigne encore d'un emploi hiérarchisé de la couleur, les tons vifs et saturés étant réservés aux figures, mais il retient l'attention par la place importante qui lui est faite dans l'image. Si les premiers enlumineurs parisiens à faire usage de la perspective aérienne, les Maîtres d'Orose, d'Egerton, de la Jacquemart de Hesdin, La Fuite en Égypte, avant 1402. Miniature des Belles Heures de Bruxelles de Jean de Berry. Bruxelles, Bibliothèque royale (ms. 11060-11061, p. 106).

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Cité des Dames, les frères de Limbourg ou encore le Maître de !'Épître d'Othéa, ne sont pas nécessairement autochtones, l'intérêt de leur nouvelle formule est immédiatement perçu par leurs contemporains. Jacquemart de Hesdin leur emboîte le pas dans les Grandes Heures (ill. p. 40).

DANS L'ŒUVRE

PAYSAGES ET PERSPECT IVES

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Au départ, la perspective est encore timide et se traduit par un simple éclaircissement du ciel vers la ligne d'horizon. Le système n'est pas encore unifié, en sorte que, loin de se décolorer dans la distance, le sol et les objets sont représentés plus foncés vers l'arrière-plan suivant l'ancienne manière. Mais vers 1405-1408, l'intégration par le Maître d'Egerton, puis par le Maître de Boucicaut, du rendu perspectif du sol et de l'air permet des effets de réalité sans précédent. Ainsi, en contraste avec les fonds ornés de la plupart des enluminures du Livre de la chasse, celle consacrée par le Maître d'Egerton au lapin est pourvue d'un ciel, tandis que des silhouettes de moulins et de châteaux s'évanouissent au loin (ill. p. 74). Le Maître de Boucicaut, dont Panofsky faisait à tort l'inventeur de cette

perspective

du

Nord, lui donne de fait ses lettres de noblesse. Il transforme le paysage rêvé en paysage réel et portrait de ville: la représentation de Paris dans le fond des scènes de la vie de saint Denis du bréviaire de Châteauroux peint pour le dauphin Louis de Guyenne marque une nouvelle étape dans l'invention du paysage (ill. p. 80). L'.attention nouvelle portée à la peinture du ciel invitait à s'intéresser aussi aux effets atmosphériques. Le Maître d'Orose, dans un manuscrit de I' Histoire ancienne acquis par le duc de Berry avant 1402, rend de façon saisissante la tempête en mer qui surprit les vaisseau x des Grecs au retour de la guerre Maître d'Orose, Les Grecs quittent Troie (la tempête), avant 1402. Miniature de I'Histoire ancienne. Paris, Bibliothèque nationale de France (ms. Fr. 301 , fo153Vo). Les frères de Limbourg, L'Arrestation du Christ (les soldats tombent à terre), vers 1415. Miniature des Très Riches Heures de Jean de Berry. Chantilly, musée Condé (ms. 65, fo142vo).

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de Troie. Le ciel serein s'assombrit de nuées de pluie, de grêle, d'éclairs, et la mer calme laisse place à des rouleaux démontés ... De même que le ciel d'orage, le ciel nocturne devient thème pictural à part entière. L 'Arrestation du Christ peinte par les frères de Limbourg dans Les Très Riches Heures est une des premières scènes de nuit qui vise au réa-

lisme. L'.usage expressif de la grisaille, le ciel bleu nuit étoilé d'après nature et non plus en un semé régulier, et les lumières jetées par les torches ou par une lanterne se conjuguent pour faire advenir un authentique nocturne.

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Maître de Boucicaut, Le Martyre de saint Denis, vers 1412. Miniature du Bréviaire de Louis de Guyenne. Châ.teauroux, bibliothèque municipale (ms. 2, fo364).

Les Heures du maréchal Boucicaut Maître de Boucicaut, La Visitation, vers 1408 Paris, musée Jacquemart-André (ms. 2, fo65vo)

Réalisé pour le maréchal de France Jean Il Le Meingre, dit Boucicaut, ce livre d'heures a donné son pseudonyme à l'enlumineur non encore identifié qui en peignit les quarante-deux pleines pages d'origine. Digne d'un prince, il montre une qualité et une unité qe facture exceptionnelles. La scène de la Visitation en est une illustration. Les personnages empreints de noblesse et de retenue, le sol formant repoussoir au premier plan pour donner du champ à l'image, les arbres en réduction sur le devant laissant voir l'essentiel, l'étendue d'eau où passe un cygne, le camaïeu de gris qui accentue l'éloignement des petites figures à l'arrière-plan, la combinaison de la perspective aérienne du jour avec le semé d'étoiles de la nuit, l'éclat des rayons d'or qui fusent à travers le ciel sont des constantes du vocabulaire pictural du Maître de Boucicaut. !..'.influence de Jacquemart de Hesdin est encore sensible, mais d'austère le paysage est devenu riant. Chez ce maître de la lumière, perspective et raies d'or créent une poésie du paysage à mi-chemin entre rêverie et réalisme.

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Sortir du cadre Dans l'enluminure des années 1400 se fait jour une tendance à s'affranchir du cadre, ou du moins à détourner celui-ci de sa fonction première qui était de délimiter le champ de l'image. De simple contour, il devient fenêtre sur un autre espace, l'espace pictural, qui ne s'arrête plus aux limites de l'image mais semble se poursuivre au-delà comme si l'encadrement venait seulement en découper une portion que le spectateur pourrait étendre en élargissant la fenêtre. C'est ce que Panofsky a nommé l'«effet diaphragme». Le dessin du cadre se confond dès lors avec celui d'une baie dont il adopte parfois le parapet, ou avec celui d'une arcade. Larchitecture intérieure de l'espace représenté, avec ses poutres, ses ogives ou ses arcatures, intègre le cadre comme un élément propre qui ferme ou, plus exactement, qui ouvre un de ses côtés. Lautonomie de l'espace pictural qui en découle est une des conditions de l'illusionnisme. Conscient de l'intérêt plastique de la formule, un enlumineur tel que le Maître de la Mazarine sait en jouer pour approfondir l'espace et y introduire des rappels de formes en abyme qui sont autant de clins d'œil au spectateur. Le saint Jean l'Évangéliste vu de dos des Heures Mazarines, est saisi à la dérobée dans l'angle d'une chambre dont on ne voit qu 'une portion. Le dessin de l'embrasure redouble exactement le diaphragme, mais la disposition des lieux et les deux rideaux qui échelonnent la profondeur laissent entendre que le mur où elle s'ouvre est perpendiculaire au cadre. Une tendance semblable à s'affranchir des contraintes inhérentes au support s'observe dans la sculpture, à la chartreuse de Champmol tout particulièrement. La Vierge au truClaus Sluter, Vierge à /'Entant, 1391. Pierre, h. 178 cm. Dijon, Chartreuse de Champmol, portail de l'église. Maître de la Mazarine, Saint Jean l'Évangéliste, vers 1412. Miniature des Heures Mazarines. Paris, bibliothèque Mazarine (ms. 469, fo 5).

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meau du portail, réalisée par Claus Sluter vers 1391 , peut-être encore d'après un projet de Jean de Marville, semble dans sa liberté plastique ne plus être tributaire de la position de trumeau qu'elle occupe pourtant. On est loin des statuescolonnes du premier âge gothique où la fonction de support primait sur la figuration. La Vierge est libre de ses mouvements, comme le suggèrent la vivacité du geste et l'animation du drapé ; mieux, elle est en mouvement. Le sculpteur, en

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effet, s'il oublie le trumeau, exploite au mieux l'emplacement de sa statue pour lui donner un surcroît de vie. Le groupe de la Vierge et de l'Enfant ne peut être appréhendé d'un seul point de vue. Il demande pour ce faire que le spectateur se déplace vers la gauche puis vers la droite pour voir successivement le visage de l'un et de l'autre, chaque point de vue produisant Colart de Laon (?), Les Apôtres, vers 1410. Revers du volet du Retable de Pierre de Wissant. Peinture sur bois, 94 x 104 cm. Laon, musée d'Art et d'Archéologie. Maître de la Mazarine, David et le Seigneur, vers 1415. Miniature des Heures Bonaparte. Paris, Bibliothèque nationale de France (ms. Lat. 10538, fa 116). Pseudo-Jacquemart, Joachim au Temple, 1409. Miniature des Grandes Heures de Jean de Berry. Paris, Bibliothèque nationale de France (ms. Lat. 919, fa 8).

une impression différente. Conçue suivant un mouvement de torsion, la statue reste donc belle à regarder quelle que soit la porte que le fidèle emprunte. En peinture, l'architecture fictive qui, à l'imitation de la sculpture monumentale, situait les personnages représentés dans des niches pour mieux les mettre en valeur, connaît un subvertissement du même ordre dans le Retable de Pierre de Wissant. Lemplacement des apôtres ne tient plus aucun

compte du rythme des arcatures qui leur servent de cadre. Ils semblent prêts à sortir de cet espace ouvert en forme de loggia pour rejoindre le monde du spectateur. Dans certaines enluminures du Maître des Initiales de Bruxelles, l'architecture n'est plus niche ou cadre, mais une structure en trois dimensions que les personnages traversent à leur guise. Le PseudoJacquemart lui emprunte sans doute son modèle lorsqu'il substitue à l'encadrement une telle boîte ouverte dans une page des Grandes Heures de Jean de Berry. Le Maître de la

Mazarine s'inspire à son tour du Maître des Initiales pour son David et le Seigneur, et pousse l'expérience encore plus loin: l'encadrement est aboli, cependant que la superposition de loggias ajourées en projection sur le plan de la page est contredite, non sans humour, par le cartel du texte ·posé par-dessus en trompe-l'œil qui vient rappeler la planéité de l'image. Au milieu du xve siècle, Jean Fouquet reprendra le même jeu entre illusion volumétrique et réalité de la surface picturale.

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Le tombeau de Philippe le Hardi Claus Sluter, Un p/eurant(n°21 ), vers 1404 Albâtre, h. 41 cm. Dijon, musée des Beaux-Arts Si le projet initial de Jean de Marville pour le tombeau de Philippe le Hardi à la chartreuse de Champmol, peut-être inspiré du tombeau de Philippa

de Hainaut sculpté par Jean de Liège vers 1367 pour l'abbaye de Westminster, reste une énigme, c'est sans doute Claus Sluter en personne qui eut l'idée inédite d'en doter le pourtour d'une galerie ouverte comme un péristyle pour y loger une représentation du cortège funéraire du futur défunt. l'.œuvre, entreprise dès 1385, était encore inachevée à la mort du duc en 1404. Elle fut poursuivie par Sluter, puis par Claus de Werve jusqu'en 1410. La quarantaine de pleurants montre une grande diversité de mains. Certains modèles remontent peut-être à Jean de Marville, tandis que deux seraient de Claus Sluter. La procession qui passe derrière les arcades gagne en effet de réalité par la liberté de mouvement et de disposition de ces statuettes en ronde-bosse (ill. p. 46). Le pleurant tout slutérien qui occupe un angle (n, 21) est fait pour être vu de tous côtés. La forme sculpturale se transforme au gré du point de vue, si bien qu'il semble chaque fois un autre. Le chaperon rabattu dissimulant son visage et l'ampleur du manteau où le corps disparaît font que, à l'exception d'une main, il n'est presque que drapé fantomatique.

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À l'heure de la Vierge Peinte sur un tissu de soie, peut-être pour servir de parement d'autel, la Vierge de miséricorde du Puy-en-Velay illustre assez la ferveur générale de la dévotion mariale à la fin du Moyen Âge . L'.ensemble de la population, laïcs d'un côté, religieux de l'autre, des princes aux plus modestes, vient chercher protection auprès de cette figure d'intercession qu 'on peut aussi rapprocher de l'ampleur du pèlerinage à la Vierge noire de la cathédrale du Puy à l'occasion du jubilé du 25 mars 1407. Cette dévotion mariale est une source vive de la création artistique du Moyen Âge tardif. Il n'était pas d'ég lise sans sa Madone sculptée, et la Vierge portant !'Enfant Jésus se présentait alors comme le thème principal de l'art. Loin pourtant que ces milliers de Vierges aient conduit à un tarissement de l'inspiration à force de répétition , elles sont au contraire le support privilégié des nouvelles expériences formelles. Les belles Madones expriment ainsi la quintessence du style gothique international.

Jean de Liège, La Vierge à /'Enfant, vers 1364. Marbre, h. 63 cm. Lisbonne, Fondation Calouste Gulbenkian. Vierge de miséricorde, dite Vierge au manteau, vers 1400-1410. Détrempe sur toile, 148 x 193 cm. Le Puy-en-Velay, musée Crozatier. La Vierge allaitant /'Enfant, début du xv• siècle. Pierre peinte, h. 113 cm. Paris, musée du Louvre.

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La Vierge à /'Enfant (ill. p. 88), attribuée au sculpteur Jean

de Liège , remonte au règne de Charles V et provient vraisemblablement de l'abbaye cistercienne Saint-Antoine-desChamps à Paris. Sans appartenir encore pleinement au style international, elle en annonce déjà certains traits formels: moelleux du manteau formant tablier, raffinement du jeu des plis qui retombent en volutes sur le côté, ligne sinueuse du voile, grâce juvénile. Cependant, les visages ronds peu différenciés et la forme encore ramassée relèvent d'une phase ancienne. Tout autre est la Vierge allaitant du Louvre (ill. p. 89). Lélancement de la silhouette est ici contredit par le développement du drapé en largeur à la faveur du geste délicat de Marie qui tient du bout des doigts un pan de son manteau. Les plis qui le creusent semblent nier la présence du corps, comme dans les sculptures de Sluter. Sur ce thème tendre et familier, les orfèvres parisiens réalisaient des figurines en relief d'or émaillé. La petite Vierge en buste de Londres appartenait peut-être à un tableautin destiné à la dévotion privée. La maternité de Marie et l'Enfant joufflu procèdent d'un courant intimiste et familier qui établit au jour le jour un lien d'analogie entre le quotidien du fidèle et la vie de la Vierge. La Vierge en buste peinte par Jean Malouel montre une maternité imposante derrière son drap d'honneur bordé d'écriture pseudocoufique. Lampleur est adoucie par le dessin des liserés et par la délicatesse des gestes. Parmi les anges qui l'entourent, l'un tend une cerise que l'Enfant s'apprête à saisir. À travers ce fruit rouge symbolique, la maternité se double d'une évocation de la Passion du Christ. Les papillons au naturel qui volettent La Vierge allaitant /'Enfant, vers 1400. Or émaillé, h. 5 cm. Londres, Victoria and Albert Museum. Jean Malouel, La Vierge entourée d'anges, vers 1412. Peinture sur toile, 107 x 81 cm. Berlin, Gemaldegalerie.

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dans le fond sont eux aussi symboles de mort et de résurrection. Ample et grave apparaît la Vierge de la cathédrale de Narbonne, dite Notre-Dame de Bethléem, peut-être réalisée pour le palais de l'archevêque Pierre de la Jugie. Dans le prolongement de l'œuvre des sculpteurs toulousains du milieu du x1v• siècle, dont elle conserve la chevelure en vrilles et en

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escargots, cette Vierge méridionale montre la diffusion du goût pour les plis tuyautés, les mouvements gracieux comme celui de sa main gauche retenant la robe, et les représentations d'objets du quotidien tel le livre d'heures enveloppé dans sa bourse de tissu. La scène du Couronnement de la Vierge représentée sur l'énorme fermail, qui rappelle un mors de La Vierge à /'Enfant, dite Notre-Dame de Bethléem, vers 1375. Albâtre, h. 180 cm. Narbonne, cathédrale Saint.Just, chapelle de Bethléem. Pseudo.Jacquemart, La Vierge en majesté et /'Enfant écrivant, vers 1410. Miniature d'un Livre d'heures à l'usage de Rome. Saint-Pétersbourg, Bibliothèque nationale (ms. Rasn. a. V. 1, 8, fo23vo).

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chape ecclésiastique, fait d'elle une Vierge-église.

À côté des statues cultuelles et des tableaux de dévotion, les livres d'heures, supports d'une méd itation quotidienne sur les scènes de la vie de la Vierge et de l'enfance du Christ, connaissaient une diffusion croissante. Leur première illustration, celle dont les bordures sont les plus richement décorées et qui occupe volontiers une pleine page, est !'Annonciation qui introduit aux matines de l'office de la Vierge (ill. p. 15). Les variantes iconographiques autour de la Vierge sont innombrables.

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Vierge Beistegui Jean Malouel, vers 1410 Peinture sur bois, 21 x 15 cm Paris, musée du Louvre

La Vierge à l'Enfant de l'ancienne collection Beistegui suit le type byzantin de la Glykophilousa, ou Vierge de tendresse. Les étoiles qu'elle porte au front et aux épaules rappel!ent également la figure de la Vierge enfantant de l'Apocalypse, étoilée et drapée dans le soleil, à laquelle la mère du Christ est assimilée. La présence d'un saint Joseph sur la droite, effacé par la suite, faisait de l'ensemble une Sainte Famille. Le visage plein de cette Vierge aux joues longues, à l'arrête du nez bien marquée et au petit menton gras, ses mains au dos long aussi et aux ongles dessinés, les motifs brodés sur ses manches et l'Enfant potelé au front dégagé et aux cheveux follets sont si typiquement maloueliens qu'il est difficile de ne pas voir en ce panneau une œuvre de Jean Malouel. l'.importance donnée aux mains de la mère et de l'Enfant, ainsi que leur imbrication tendre appartiennent aussi à l'art du peintre du duc de Bourgogne, à mi-chemin de la Grande Pietà ronde (ill. p. 100) et de La Vierge à /'Enfant de Berlin (ill. p. 91 ). Le pan du manteau marial qui couvre le front de l'Enfant semble faire écho au groupe de La Fuite en Égypte peint par Melchior Broederlam dans le Retable de la Crucifixion de Champmol. Il suggère pour notre Vierge une origine dijonnaise.

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Vierge de tendresse Jean de Beaumetz (?), vers 1395 Peinture sur bois, 30,8 x 23,5 cm New York, The Frick Collection

Vierge de tendresse d'un type plus traditionnel que celle de Malouel, la Vierge à !'Enfant de la Frick Collection s'apparente, selon de Winter, au style de son prédécesseur comme peintre en titre de Philippe le Hardi, Jean de Beaumetz, employé aux travaux de Champmol. Des détails tels que le visage plein, lisse et peu expressif aux yeux fendus entre des paupières lourdes, ou la ligne du voile qui dégage l'oreille, ont leurs correspondants dans les calvaires au moine chartreux du Louvre et du musée de Cleveland réalisés par Beaumetz pour l'abbaye (ill. p. 50). Le thème même et le motif de la main repliée vue de dos se retrouvent dans un dessin à la pointe d'argent sur parchemin aussi attribué hypothétiquement à Jean de Beaumetz, qui représente trois Vierges à l'Enfant selon les types de la Majesté, de la Vierge allaitant et de la Vierge de tendresse (Bâle, Kupferstichkabinett). La Vierge Frick devrait alors être située à Dijon et sa datation habituelle vers 1415 remontée d'une vingtaine d'années. Le travail poinçonné du fond d'or et le cadre intégré sculpté de feuillages donnent un raffinement supplémentaire à une œuvre manifestement réservée à la dévotion privée.

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«

lmitatio Christi»

Le pendant du culte de la Vierge et de l'Enfant Jésus est la dévotion au Christ souffrant. Vierge de tendresse et Christ de douleur sont des scènes souvent associées dans les diptyques de dévotion, la douceur de l'une renforçant le pathétique de l'autre. Le Jean d'Orléans, Christ de pitié, vers 1406. Miniature des Très Belles Heures de Notre-Dame du duc de Berry. Paris, Bibliothèque nationale de France (ms. Nv. Acq. Lat. 3093, fo84). Page de droite: Claus Sluter et Claus de Werve, Buste du Christ crucifié, 1399. Pierre, h. 62,5 cm. Dijon, musée archéologique.

nouveau courant de dévotion populaire qu'on appelle devotio moderna, et qui sera mis en forme vers 1424 dans un traité

intitulé L 'Imitation de Jésus Christ ou lmitatio Christi, invite le fidèle à s'identifier aux Saintes Personnes et à ressentir en luimême leurs joies et leurs souffrances. Inspiré de la mystique, il met l'accent sur la contemplation de l'humanité du Christ qui aide à s'élever vers le divin. Pour aider le fidèle, l'image joue un rôle essentiel. Le Christ mort montrant ses plaies, dit «

Maître de Boucicaut, Messe de saint Grégoire, vers 1410. Miniature d'un livre d'heures à l'usage de Paris. Lisbonne, lnstituto dos Arquivos Nacionais Torre do Tombo (ms. C.F. 133, fo26vo).

Christ de pitié ,, ou Imago pietatis, devient un thème courant.

Celui des Très Belles Heures de Notre-Dame du duc de Berry en réunit les caractéristiques usuelles: vu à mi-corps, soutenu par des anges devant les instruments de la Passion, le Christ porte encore les stigmates de la flagellation. Bien que ce buste puisse se comparer avec celui du Christ en croix sculpté par Sluter en 1399 pour le calvaire de Champmol - mais précisément parce que celui-ci n'est plus qu 'un fragment - , la fonction propre de la Pitié l'éloigne des scènes tirées de l'Évangile et conduit à recomposer une image emblématique isolée de toute narration. Cette même image se trouve réintrod uite dans le récit à travers le thème de la messe de saint Grégoire. Le Christ était en effet apparu sous cette forme au saint pape alors qu 'il célébrait la messe et une icône en conservant le souvenir attirait les pèlerins à Rome. Méditer et prier devant une reproduction de celleci équivalait à faire le pèlerinage et donnait droit à des indulgences comparables, comme l'indique le texte en regard dans un livre d'heures parisien conservé à Lisbonne.

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La Grande Pietà ronde Jean Malouel, La Trinité au Christ mort, dite Grande Pietà ronde, vers 1400 Peinture sur bois, d. 65 cm Paris, musée du Louvre

Très probablement peinte par Jean Malouel pour Philippe le Hardi, dont les armoiries sont figurées au revers, la Grande

Pietà ronde était peut-être destinée à la chartreuse de Champmol, placée sous l'invocation de la Trinité, et plus précisément à l'oratoire ducal. l:image réunit en effet plusieurs thèmes: de part et d'autre du Christ, qui participe de l'une et de l'autre, une Déploration ou Pietà avec la Vierge et saint Jean l'Évangéliste, et une Trinité avec Dieu le Père, le Saint-Esprit et des anges, comme une évocation terrestre et céleste à la fois. l:absence de sol visible et le fond d'or renforcent la seconde, tandis que la figure du Père portant son Fils mort (ou Pietà du Père) rapproche la divinité des douleurs du monde. Le chagrin des anges et le sang dégoulinant des plaies béantes sont propres à émouvoir le fidèle, mais la préciosité très gothique des gestes élude toute impression morbide. La composition exploite parfaitement la forme en tondo. On sait que Malouel, dont cette pietà ronde reste le chef-d'œuvre, avait réalisé vers la même époque plusieurs retables pour la chartreuse, malheureusement disparus.

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Une autre expression de la compassion pieuse est la Pietà ou Déploration sur le Christ mort. L'.accent est cette fois sur la douleur de la Vierge devant le corps de son fils. La scène est extraite d'une Descente de croix ou d'une Mise au tombeau, et réinterprétée pour servir d'image de dévotion privée comme dans la Petite Pietà ronde du Louvre où la Vierge, aidée de saint Jean l'Évangéliste, de Marie-Madeleine, de Nicodème et de Joseph d'Arimathie, présente au spectateur dévot un Christ sanguinolent. La Mise au tombeau proprement dite constitue elle aussi un sujet approprié pour la dévotion . Du même peintre que la Petite Pietà, la petite Mise au tombeau du Louvre révèle un autre aspect de la piété du début du xv• siècle: l'introduction du fidèle au mi lieu de la scène sacrée et sa participation directe à ce qui s'y passe. Le personnage représenté sans nimbe sur la gauche, qui tient un pot d'onguent, n'est pas un saint, mais le fidèle, vraisemblablement le duc de Berry dont on reconnaît le visage. Le panneau, étant donné ses faibles dimensions, était certainement destiné à un oratoire privé. De la même manière, on voit des princes aider les Rois mages à porter leurs présents à !'Enfant Jésus nouveau-né dans les représentations de !'Adoration des mages. L'.image peinte sert ainsi directement à compatir, à partager les peines, ou à prendre part aux joies des Saintes Personnes. Il faut sans doute mettre en relation le développement des confréries de dévots et l'organisation par celles-ci de représentations théâtrales, les mystères, sur des sujets empruntés à !'Écriture sainte, avec la naissance d'une version sculptée grandeur nature de la Mise au La Déploration sur le Christ mort, dite Petite Pietà ronde, début du xv• siècle. Huile sur bois, d. 23 cm. Paris, musée du Louvre. Maître de la Petite Pietà ronde, La Mise au tombeau, début du xv• siècle. Huile sur bois, 32 x 21,5 cm. Paris, musée du Louvre.

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tombeau. La fortune de ces groupes sculptés en ronde-bosse sera grande en Lorraine et en Champagne. La plus ancienne, du premier quart du xv• siècle, n'a pas quitté l'enfeu en dentelle de pierre flamboyante qui lui était destiné dans l'église Saint-Martin de Pont-à-Mousson, ancienne commanderie de l'ordre hospitalier de Saint-Antoine (ill. p. 139). La troupe de ces acteurs de pierre est complétée par les trois Saintes Femmes au tombeau, les soldats endormis et des anges.

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Grandes Heures de Rohan Maître de Rohan, La Déploration sur le Christ mort, vers 1430 Paris, Bibliothèque nationale de France (ms. Lat. 9471, 1° 135)

L'art du Maître de Rohan, actif en Anjou aux alentours de 1430, infléchit le courant gothique international dont il relève encore en un sens expressionniste et anti-naturaliste. Son travail en grand et la rareté de ses œuvres enluminées laissent entendre qu'il était surtout peintre de panneaux. La Déploration sur Je Christ mort des Grandes Heures de Rohan est une recomposition épurée de motifs et de fragments sans doute empruntés à une ou plusieurs Descentes de croix dont le dessin avait déjà été employé par un prédécesseur immédiat - qu'on désigne plus souvent comme « atelier du Maître de Rohan », bien que son activité soit antérieure (Heures à l'usage de Troyes, Paris, bibl. Sainte-Geneviève, ms. 1278 et Princeton, Univ. Library, ms. Garrett 48, vers 1415). Le saint Jean soutenant la Vierge est un groupe généralement associé au Calvaire, et le Christ gisant figure parfois dans les Pietàs. La rigueur du schéma de composition est accentuée par le dépouillement d'une scène ramenée à l'essentiel. Le double mouvement de l'apôtre se retournant vers le Père et de la Vierge vers son Fils qu'elle semble vouloir rejoindre crée une tension dans l'image. La position de cette Vierge aux bras ballants est précisément celle du corps du Christ dans les Descentes de croix. La violence du pathétique qui en résulte en appelle directement à l'affectivité du spectateur.

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L'antique, le familier, l'exotique Éloge du quotidien, rêves d'Orient La dévotion des années 1380-1420 prend une tournure particulière, plus tendre, plus familière, plus émotive aussi. Les fidèles tiennent à se remémorer la vie quotidienne de l'Enfant Jésus et de ses parents, quitte à compléter l'histoire d'épisodes plus ou moins vraisemblables. Une partie de ce répertoire qui inspire les panneaux de dévotion privée était tirée des Évangi les apocryphes de l'Enfance, dont La Légende dorée de Jacques de Voragine avait repris la substance et qu 'elle contribuait à faire connaître. D'autres détails savoureux venaient du jour le jour, comme le trotteur pour petit enfant placé auprès d'une Vierge d'orfèvrerie offerte par Jean de Berry à la reine de Navarre (Tolède, trésor de la cathédrale). Le personnage comique de saint Joseph qu'on voit sur de charmantes peintures flamandes ou germaniques préparant la bouillie du petit Jésus, soufflant sur le feu ou reprisant ses chausses est un type populaire à l'opposé de l'élégance toute aristocratique des représentations de la Vierge . Buvant à sa gourde, tête renversée, le Joseph du retable de Melchior Broederlam pour Jean Le Noir et Jacquemart de Hesdin, La Nativité, vers 1375-1390. Miniature des Petites Heures de Jean de Berry. Paris, Bibliothèque nationale de France (ms. Lat. 18014, f• 38). Maître de Troyes, La Nativité, vers 1400. Miniature des Heures de la famille Berthier. Paris, Bibliothèque nationale de France (ms. Lat. 924, fo80).

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Champmol est dans la même veine. Les Petites Heures de Jean de Berry et la peinture française d'une manière générale sont plus sobres à cet égard, montrant plutôt Joseph méditant au chevet de la Vierge. Lhistoire des sages-femmes de la Nativité remonte aussi aux Apocryphes. La scène se trouve alors enrichie de compléments logiques: le nouveau-né doit être baigné, langé et entouré des soins requis. La scène du bain, notamment, prend de l'importance, au point parfois de passer au premier plan de la Nativité. Bi en qu'un enlumineur

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plus provincial comme le Maître de Troyes donne peu de détails et se dispense même des éléments de contexte habituels que sont la grange et le paysage alentour, il n'en veille pas moins à intégrer à sa Nativité l'épisode annexe du bain, ce qui révèle que celui-ci était èn passe de devenir un élément obligé de la scène. Dans l'ensemble, le développement donné aux personnages secondaires telles les sages-femmes est une manière d'introduire la vie quotidienne dans la scène sacrée et de replacer celle-ci dans le cadre quotidien du fidèle. Par ce double mouvement, elle lui devenait plus immédiate et proche. La recherche de familiarité, le réalisme et le pittoresque conjugués rompent alors définitivement avec la tradition hiératique, codifiée, et sérieuse pourrait-on dire, de l'icône byzantine, tradition qui jusque-là restait encore prégnante dans la peinture occidentale malgré l'infléchissement formel que celle-ci avait connu depu is le x111• siècle. Au contraire, au côté des raffinements précieux qui lui sont propres, l'art du gothique tardif ne dédaigne pas l'humour. Préciosité et grotesque se rencontrent d'ailleurs dans les mêmes scènes, quoique le second soit plutôt réservé à certains protagonistes de l'histoire. L'Annonce aux bergers est une des scènes types où cette veine populaire se donne libre cours, comme y invite d'ailleurs le thème . Court vêtus ou en habits rapiécés, d'un canon plus trapu , adoptant des poses saugrenues comme ce berger qui tombe à la renverse dans les Heures de Les Bergers, vers 1404. Miniature du Dit de la pastoure de Christine de Pisan. Paris, Bibliothèque nationale de France (ms. Fr. 12779, 1, 157). Jacquemart de Hesdin, L'Annonce aux bergers, vers 1400. Miniature des Belles Heures de Bruxelles de Jean de Berry. Bruxelles, Bibliothèque royale (ms. 11060-11061, p. 82).

Bruxelles, tantôt effrayés par les anges, tantôt indifférents ou jouant de la musette, ils figurent en bonne place dans les livres d'heures. Mais bergers et bergères sont aussi les héros de sujets profanes inspirés des pastourelles et autres poésies champêtres. Le Dit de la pastoure de Christine de Pisan s'ouvre sur une scène pleine de fraîcheur: chien et petits moutons, joueur de flûte et bergères cueillant des fleurs évoquent une forme de poésie plus simple et légère que la lyrique courtoise. Le goût de l'élégie et des «bergeries» parti-

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cipe de cet intérêt pour le quotidien et les choses simples que manifestent même les princes les plus épris de faste. Marguerite de Flandre n'avait-elle pas commandé à Claus Sluter, pour le parc de son château de plaisance de Germolles, un ensemble sculpté grandeur nature comprenant des statues d'elle-même et du duc en berger et bergère au pied d'un orme, entourés de brebis ...

À l'opposé des personnages familiers et populaires de l'Annonce aux bergers se trouvent les rois de !'Adoration des mages. Tout l'éventail du goût « 1400 » se déploie entre ces deux scènes. Car, dans le même temps que l'art inclinait à montrer davantage l'ordinaire des jours, il rêvait aussi d'Orient. Les princes s'identifiaient volontiers aux Rois mages, allant comme eux jusqu'à faire porter à la crèche de l'or, de la myrrhe et de l'encens à l'occasion de la fête de !'Épiphanie. Ils n'hésitaient pas non plus à se faire représenter sur les retables dans la suite du cortège des Rois mages, qui se devait d'être somptueux. Mais cette identification n'était pas sans influencer les manières aristocratiques elles-mêmes. Les frangés du costume, les chaperons enturbannés et les pendeloques variées (grelots, clochettes) qui habillent généralement les Rois mages caractérisent tout autant les habitudes vestimentaires de la cour. Dans les Très Riches Heures de Jean de Berry, le cycle de !'Épiphanie est enrichi d'une nouvelle scène tirée de La Légende des Rois mages de Jean de Hildesheim, prétexte à un déploiement de curiosités orientales: sabres, turbans, guépards pour la chasse, chameaux ... sont à portée de vue de Paris! L'exotisme assura aussi le succès d'un texte comme Le Devisement du monde de Marco Polo, aussi connu dans sa

version française sous le nom de Livre des merveilles. Le récit du marchand vénitien mêle observations véridiques et histoires légendaires de nature à exciter l'imagination. Les mœurs étranges des peuples les plus divers et les créatures Les frères de Limbourg, La Rencontre des Rois mages, vers 1415. Miniature des Très Riches Heures de Jean de Berry. Chantilly, musée Condé (ms. 65, fo51vo).

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fantastiques qu 'il décrit devaient fasciner ses lecteurs et ses illustrateurs. Aussi plein de mystères et de dangers que les forêts où se perdent les chevaliers dans le roman , l'Orient imaginaire était avant tout une source séduisante du renouvellement des formes et des thèmes.

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DAN S L ŒUVR E

111 L'ANTIQUE, LE FAMILIER, L' EXOT IQUE

Le Livre des merveilles Maître de la Mazarine, En pays sauvage: la traversée du désert iranien; La Récolte des diamants au royaume de Mutfili en Inde, 1410-1412 Paris, Bibliothèque nationale de France (ms. Fr. 2810, fos 15voet 82)

Ce somptueux exemplaire du Livre des merveilles de Marco Polo offert par Jean sans Peur à son oncle le duc de Berry pour les étrennes de 1413 faisait peut-être partie des manuscrits confectionnés dans l'officine du marchand Jacques Raponde. Cette même année, le duc de Bourgogne remboursa en effet à son trésorier un empreint de 350 livres tournois qu'il lui avait fait pour l'achat d'un livre audit Raponde. Outre le texte de Marco Polo, le manuscrit comprend à la suite cinq autres récits de voyage en

112 DANS L'ŒUVRE

Orient dont L'Itinéraire du franciscain Odoric de Pordenone, La Fleur des histoires du prince arménien Hayton et les Voyages du chevalier anglais Jean de Mandeville. Ces textes appelaient un programme iconographique approprié qui laisse une large place à l'imagination. Le Maître de la Mazarine et le Maître d'Egerton en sont les principaux enlumineurs. Se fiant aux dires des voyageurs, ils traduisent une certaine idée de l'Inde et de l'Orient lointain, terre fantastique peuplée de dragons, regorgeant de pierres précieuses que l'on ramasse à même le sol, et où les reines néanmoins restent blondes et accortes. Ainsi en est-il du royaume indien de Mutfili, dont Marco Polo disait qu'avec le concours des aigles on y récoltait le diamant dans les gorges asséchées des torrents sous la menace de dangereux serpents ...

L'ANTIQUE, LE FAMILIER, L'EXOTIQUE

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Histoire ancienne et Renaissance Parmi les textes en vogue au début du xve siècle, et parallèlement aux romans du cycle arthurien , I' Histoire ancienne ou

Trésor des histoires révèle l'attrait persistant de l'antique. Écrits dans le goût des chansons de geste et des romans courtois, les récits de cette vaste compilation (les Hébreux, la Mésopotamie, la Grèce et Rome) pouvaient apparaître tout aussi séduisants que ceux des chevaliers du roi Arthur. Lhistoire de la guerre de Troie était connue, en une version certes éloignée du modèle d 'Homère, mais qui en conservait le caractère épique propre à plaire aux princes et aux chevaliers habitués des campagnes guerrières. Les héros hébreux (Josué, David et Judas Macchabée), païens (Hector de Troie, Alexandre le Grand et Jules César) et chrétiens (Arthur, Charlemagne et Godefroy de Bouillon) étaient associés dans le thème des Neuf Preux. Louis d'Orléans en avait fait le principal décor sculpté de son château de Pierrefonds et, pour orner l'une de ses demeures, Jean de Berry commanda à l'atelier de Nicolas Bataille une tenture de même sujet. Le remploi de spolia reste très prisé tout au long du Moyen Âge. Un camée d'agate du 1v• siècle formant le buste de Constantin fut ainsi adapté pour servir de sommet au bâton de chantre de la Sainte-Chapelle de Paris par l'orfèvre de Hennequin du Vivier, Buste de Constantin, 1363-1368. Sommet du bâton cantoral de la Sainte-Chapelle. Camée d'agate, vermeil et argent émaillé, 31 x 23,6 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France, cabinet des Médailles. Nicolas Bataille (?), Le Roi Arthur, vers 1385-1400. Détail de La Tenture des Neuf Preux. Tapisserie de laine, 427 x 297 cm. New York, The Metropolitan Museum of Art, The Cloisters Collection, Munsey Fund, don John D. Rockefeller.

Charles V, Hennequin du Vivier. Le buste est prolongé par un drapé qui paraît autant gothique qu '« à l'antique », même s'il ne reprend pas le dessin de la tunique militaire de l'empereur et, pour l'accorder à sa nouvelle fonction, place entre ses mains une couronne d'épines. Mais au côté de ses références à !'Antiquité, devenues traditionnelles, la fin du x1v• siècle est marquée par un renouveau d'intérêt pour les auteurs classiques. Il se fait jour d'abord dans les milieux du préhumanisme français influencé par Pétrarque, et gagne très vite la cour à laquelle ils sont étroitement liés. Les précepteurs des jeunes princes en sont issus et les textes de Salluste et les Comédies de Térence font désormais partie de leur programme d'éducation . Vers 1404, Jean Lebègue

114 DANS L'ŒUVRE

Maître de Bedford, Portrait de Salluste, vers 1407. Miniature de La Conspiration de Catilina de Salluste. Paris, Bibliothèque nationale de France (ms. Lat. 5762, fo3).

adresse aux enfants de Louis d'Orléans un exemplaire de La

Conspiration de Catilina de Salluste. Il fait faire plusieurs copies de l'œuvre de l'historien romain , d'abord dotées d'un simple frontispice, puis d'un cycle complet d'illustrations pour lequel il rédige des instructions sous le titre d' Histoires sur

Salluste. La vie de son auteur préféré qui, après avoir été mêlé aux affaires politiques, leur préféra l'écriture, avait une actualité immédiate pour un lettré pris dans les troubles de la guerre civile. Suivant l'iconographie médiévale des anciens et des prophètes, Salluste est présenté comme " ung homme à grant barbe fourchue », avec devant lui sa tablette à écrire. Son vêtement doit laisser voir l'habit militaire au-dessous pour rappeler son état antérieur, ainsi que le cheval tenu encore par l'écuyer, à demi caché par l'édicule pour signifier " que ledit homme escripvant sera descendu de chevalerie à l'estude ». En 1409, Jean de Berry se voyait offrir un exemplaire de Térence, texte qui n'avait plus été illustré depuis longtemps. Renouant avec une tradition interrompue, les enlumineurs du début du xve siècle étaient allés chercher leurs modèles dans des manuscrits carolingiens. Le jeune dauphin Louis de Guyenne reçut peu après son propre Térence, dit Térence des

ducs. Les masques de la comédie antique y sont transformés en élégants personnages vêtus de costumes contemporains, comme dans la première scène de L'Eunuque qui montre la courtisane Thaïs sortant de chez elle, le jeune seigneur

Phédria et son

valet

Parmenon. Le style raffiné du Maître de Luçon imprègne ces compositions, auxquelles balcon fleuri et banc de pierre ajouMaître de Luçon, Thaïs quittant sa maison aperçoit Phédria, 1410-1412. Miniature du Térence des ducs. Paris, bibliothèque de !'Arsenal (ms. 664, fo47).

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tent une note pittoresque. L'.illustration renouvelée de ces sujets est encore toute gothique et non renaissante. Elle invente une iconographie spécifique sans chercher à imiter pour autant les traits stylistiques de !'Antiquité. L'.exactitude archéologique n'était pas encore de mise.

DANS L'ŒUVRE

Les médailles d'Héraclius D'après les inventaires de ses collections, Jean de Berry possédait sept médailles d'or à l'image de Jules César, de Tibère, de Faustine, d'Octave, de Livie, de Constantin et d'Héraclius, lesquelles avaient été acquises, peut-être en tant qu'originaux antiques, auprès de marchands italiens en 1401-1402. Le duc en fit faire des répliques qui comptent parmi les tout premiers exemples de médailles modernes, même si elles passèrent longtemps pour antiques, elles aussi. Seules les deux dernières sont encore connues à travers plusieurs copies en argent ou en bronze, les exemplaires en or ayant été dérobés à la Bibliothèque nationale de Paris en 1831. Le style en est typiquement « gothique international » et proche des Limbourg, qui leur empruntèrent directement certains motifs comme la curieuse couronne laurée, mais semble plutôt la création d'un orfèvre. En buste dans un croissant de lune, l'empereur Héraclius caresse mélancoliquement sa barbe de ses doigts fins. Le revers le montre rapportant la Vraie Croix à Jérusalem en 630. l'.inscription grecque qui donne sa titulature suivant le formulaire de la chancellerie byzantine serait le fruit des contacts établis lors de la visite de l'empereur Manuel Il Paléologue à Paris en 1400-1402.

L'ANTIQUE, LE FAMILIER, L'EXOTIQUE

Portrait de l'empereur Héraclius (avers) et L'Empereur Héraclius rapportant la Vraie Croix à Jérusalem (revers}, vers 1410. Argent, d. 8,8 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France, cabinet des Médailles.

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Le miroir de ce monde Laid comme soi-même Bien différentes des visages stylisés et des représentations typologiques si fréquents dans l'image gothique, quatre figures en buste d'un même feuillet du carnet de modèle de Jacquemart de Hesdin retiennent l'attention par la singularité de leurs traits . Dans le couple de gauche, profil d'un roi juvénile et visage féminin un peu lourd, on identifie depuis longtemps Charles VI et la reine Isabeau. Les deux autres personnages ont moins retenu l'attention. On reconnaît pourtant à droite le visage rond si caractéristique de Jean de Berry. Le dernier, ceint d'un diadème et de feuillage comme la reine, pourrait bien être son frère Louis de Bavière, dit le Barbu. Ils semblent surpris en quelque fête printanière. Si l'on en croît l'exemple de Girard d'Orléans, auteur probable du portrait de Jean le Bon au Louvre (avant 1350), l'intérêt des peintres et des rois pour le portrait n'était pas nouveau. Il tend cependant à se diffuser auprès de commanditaires

plus

nombreux

qui,

comme le roi au portail des églises qu'il fait construire, ont à cœur de laisser ce témoignage explicite de leurs bienfaits. Le comte d'Évreux Pierre de Mortain se fait ainsi représenter sur la verrière qu 'il offre à Jacquemart de Hesdin, Quatre portraits, 1385-1400. Dessin sur panneau apprêté, 13 x 7 cm. New York, The Pierpont Morgan Library (ms. 346, fo2v).

Pierre de Mortain, comte d'Évreux-Navarre présenté à la Vierge par saint Pierre et saint Denis (détail), vers 1395.Vitrail. Évreux, cathédrale Notre-Dame, verrière, baie 109.

la cathédrale d'Évreux. Les armoiries de sa tunique complètent ici les traits réalistes du portrait, connus aussi par le gisant du comte au musée du Louvre, pour ne laisser aucun doute sur l'identité du personnage. Lhéraldique dispensait souvent de recourir à un portrait plus véridique et pourrait même avoir constitué un frein à cette tendance au réalisme, la seule présence d'armoiries constituant un mode d'identification et d'appropriation suffisant quelle que soit la précision de l'artiste dans le rendu du visage. Le commanditaire pouvait se reconnaître dans une

118 DANS L'ŒUVRE

LE MIROIR DE CE MONDE

119

simple évocation figurée, sans qu'on puisse parler proprement de portrait. Le visage de l'homme en prière devant son saint protecteur dans un livre d'heures à l'usage de Troyes n'est pas particulièrement différencié et ressemble aux visages types de l'enlumineur. Néanmoins, sa seule présence témoigne de la part du client du désir de se voir représenter et, en un jeu de miroir, de prier en se voyant prier. À cette fonction privée, s'oppose l'usage public et politique donné au portrait par l'évêque Jean de La Grange dans le «Beau Pilier » de sa cathédrale d'Amiens. Les statues, qu 'on serait tenté d'attribuer pour partie au sculpteur du roi Jean de Saint-Romain, sont l'illustration de l'idéal du «bon gouvernement » selon un grand serviteur de l'État comme le cardinal de La Grange: le roi Charles V et ses principaux conseillers tel Bureau de La Rivière sont représentés au naturel sous une Vierge à l'Enfant et un saint Jean-Baptiste. !..:exactitude du rendu des physionomies et du costume sert une personnalisation du pouvoir comme pour dire: «voici ceux qui nous gouvernent » et, abandonnant le hiératisme habituel à ses mises en scène antérieures, le rend soudain plus proche, presque familier. Mais l'art funéraire reste le lieu privilégié de la recherche naturaliste. Représenter le défunt dans la vérité de ses traits est une manière d'assurer sa mémoire et par là, sans doute, de lui garantir plus efficacement les prières des vivants. Les princes s'inquiètent très tôt de leur sépulture qui s'inscrit dans le projet d'une continuité dynastique par-delà la succession des règnes. C'est le cortège de ses ancêtres qu'un roi de Jean de Saint-Romain (?), Le Conseiller Bureau de La Rivière (détail), vers 1375. Statue du « Beau Pilier » de la cathédrale d'Amiens. Maître de Troyes, Noble homme en prière devant saint Michel, vers 1400. Miniature des Heures de la famille Berthier. Paris, Bibliothèque nationale de France (ms. Lat. 924, fo 13vo).

120

France pouvait admirer à Saint-Denis et qu'il serait amené à rejoindre le jour voulu. !..:habitude prise à partir de Charles V de faire réaliser le gisant royal de son vivant modifie le sens de la représentation. Il ne s'agit plus d'une effigie idéalisée, mais d'un véritable portrait. Si le contraste est grand avec le buste du gisant de la petite Marie de France sculpté par Jean de Liège vers 1380, qui se différencie assez peu du type de visage de ses statues de Vierge, c'est précisément que le gisant était postérieur d'une quarantaine d'années au décès

DA NS L' ŒUVRE

121 LE MIROIR DE CE MONDE

de la princesse. La représentation du futur défunt ad vivum incitait au contraire à délaisser la stylisation élégante au profit d'un vérisme moins flatté, mais où le command itaire devait aimer à se contempler tel qu'en lui-même et qui assurerait la survie de son image. Dès lors, les traits particuliers sont accentués sans craindre la laideur, pourvu qu'elle soit vraie. Ceux bien reconnaissables de Jean de Berry font de beaucoup des représentations du duc des portraits véritables. La Bague au portrait de Jean sans Peur, vers 1410. Or et pierres dures, d. 2,3 cm. Paris, musée du Louvre. Page de droite: Jean de Liège, Buste du gisant de Marie de France, vers 1380. Fragment provenant de la chapelle de Notre-Damela-Blanche à l'abbaye de Saint-Denis. Marbre, h. 31 cm. New York, The Metropolitan Museum of Art, don George Blumenthal.

recherche de réalisme se concentre donc sur le modelé du visage, ainsi dans le gisant réalisé par l'un de ses sculpteurs en titre, Jean de Cambrai, en contraste avec la finesse des mains et la sobriété des formes du drapé chère à l'artiste. Parallèlement se développait un usage profane et ludique du portrait, qui se rapproche parfois de la caricature mais constitue aussi, comme dans le cas des bagues-portraits, un objet privilégié d'échange. Louis de Guyenne offrit ainsi à Jean sans Peur une bague au chaton composé de pierres dures et d'une calcédoine à l'effigie du duc de Bourgogne, très semblable sinon identique à celle du musée du Louvre. Ces portraits-bijoux faisaient partie d'une vogue nouvelle du

Jean de Cambrai, Gisant de Jean de Berry, 1405-1416. Marbre. Bourges, crypte de la cathédrale.

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portrait pour lui-même, les traits du modèle prenant valeur expressive et esthétique en soi.

DANS L'ŒUVRE

123 LE MIRO IR DE CE MONDE

Retable de Pierre de Wissant Colart de Laon (?), L'Annonciation au chanoine Pierre de Wissant, vers 1410 Avers du volet du Retable de Pierre de Wissant Peinture sur bois, 94 x 104 cm Laon, musée d'Art et d'Archéologie.

Le triptyque que le chanoine et chantre de Laon Pierre de Wissant aurait commandé vers 1410 était une œuvre ambitieuse qui devait prendre place dans sa cathédrale, dans une chapelle à l'invocation de la Madeleine. Il n'en subsiste qu'un volet, peint d'un côté d'un Ange d'Annonciation avec le donateur et sainte Marie-Madeleine, et de l'autre de six apôtres (ill. p. 84), le volet symétrique et la partie centrale ayant disparu; mais, dans son état originel, l'envergure totale dépassait les quatre mètres. Le retable n'est pas sans rapport avec la fonction funéraire et commémorative associée aux portraits en gisant, puisque la sépulture du chanoine devait prendre place à proximité de l'autel auquel il était destiné. Le même contraste s'observe entre portrait vériste et stylisation des mains. À travers son effigie, Pierre de Wissant revendiquait la double protection de la sainte dédicataire de la chapelle et de la Vierge (sur le volet symétrique perdu) à qui l'Ange Gabriel délivre son message. La présence du chanoine en sa cathédrale, par portrait interposé, devait également rappeler son bon souvenir au chapitre des chanoines, lui assurer leurs prières et par là contribuer à son salut. La grande qualité du panneau suggère une attribution à un artiste parisien de premier plan, tel le peintre du roi Colart de Laon.

124 DANS L' ŒUVRE

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Bien mourir La Médecine de l'âme ou Science de bien mourir, rédigée vers 1403 par le chancelier de l'université de Paris Jean Gerson, est à l'origine d'une tradition de textes regroupés sous le nom d'Ars moriendi qui vont connaître un succès considérable tout au long du xv• siècle. Ils enseignent l'art de bien vivre dans la certitude sans cesse rappelée de la mort et la nécessité de se préparer chaque jour à celle-ci de peur qu 'elle ne surprenne le pécheur avant son repentir. Conçues d'abord pour l'assistance aux mourants, ces exhortations tendent à imprégner l'ensemble de la société et se traduisent en de nouveaux thèmes iconographiques qui mettent l'accent sur la vanité de ce monde et la décrépitude des corps mortels : transis, danses macabres, Dit des trois morts et des trois

vifs qui confronte de jeunes insouciants aux squelettes qu 'ils seront plus tard ... La première Danse macabre française serait celle, disparue depuis, qui avait été peinte en 14241425 au cimetière des Innocents à Paris. Cette complaisance pour le spectacle du morbide avait cependant vocation édifiante et salvatrice: la scène finale de l'Ars moriendi montre le combat entre un ange et un démon autour de l'âme du défunt qui, finalement sauvée, est accueillie au ciel. Les livres d'heures font de ce combat l'une des illustrations privilégiées de l'office des morts, dont la récitation quotidienne est un autre moyen de se préparer au trépas. Le combat pour l'âme exprime le tragique et l'acuité de la question du salut. De façon plus prosaïque, la mise en scène de la mort se traduit par l'amplification donnée au thème des pleurants. Le modèle inventé par Sluter pour le tombeau de Philippe le Jean de la Huerta(?), Pleurant, vers 1440. Statuette n• 78 du tombeau de Jean sans Peur. Albatre, 41 cm. Dijon, musée des Beaux-Arts. Maître du Hannibal de Harvard, Le Combat pour l'âme, vers 1420. Miniature des Heures de Commynes. Paris, Bibliothèque nationale de France (ms. Nv. Acq. Lat. 3109, fo96).

Hardi fait école. Claus de Werve se voit charger par Jean sans Peur de faire pour lui une sépulture semblable, qui ne sera terminée que par Jean de la Huerta d'après les dessins laissés par les chefs successifs de l'atelier ducal. Le cortège funéraire mené par le clergé et la famille s'inscrit dans le marbre ou l'albâtre, et perpétue ainsi l'image du deuil. Le défunt aime

à se savoir si magn ifiquement regretté. La circumambulation des siens autour du tombeau , les amples manteaux des deuillants et la variété de leurs réactions devant la mort font la

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Le Jugement dernier, 1405. Peinture murale. Ennezat (Puy-de-Dôme), ancienne collégiale Saint-Victor et Sainte-Couronne. Maître du Saint-Esprit, La Résurrection des morts, vers 1406. Miniature des Très Belles Heures de Notre-Dame. Paris, Bibliothèque nationale de France (ms. Nv. Acq. Lat. 3093, fo 91 ).

théâtralité de ce cortège, nouveau thème plastique à part entière. Morceau de virtuosité pour le sculpteur, l'abondance du drapé donne aux pleurants des allures de spectres en un jeu inépuisable: le mouvement de leurs plis restitue celui de la procession tout en faisant disparaître les corps; vivants autour du mort, ils sont pourtant de marbre comme lui. .. Mourir n'est pas tout : encore faut-il ressusciter. Limage ancienne du Jugement dernier invitait à se bien conduire pour ne pas mériter la damnation. Celle commandée en 1405 par le curé Étienne Horelle pour son église d'Ennezat ajoute cet appel pressant du donateur:

«

Prie pour moi, toi qui me

regardes, car tel tu seras. Fais-le bien tant que tu vis ... Regarde la grande pitié de la nature humaine, comme elle vient à destruction et forme vilaine. » Au damné, un diable tend un miroir pour qu'il contemple ses péchés passés. Les représentations morbides, la dépréciation du corps mortel et des biens passagers de ce monde manifestent cependant, par antithèse, la force de la foi et l'espoir de la résurrection. Dans ses Grandes Heures, Jean de Berry, en un bel optimisme, n'hésite pas à se

faire représenter accueilli par saint Pierre à l'orée du paradis. De même, les enluminures associées à l'office du Saint-Esprit dans ses Très Belles Heures de Notre-Dame mettent l'accent sur la Résurrection. Vision poétique et intériorisée, la scène illustre l'Épître de Paul aux Romains:

«

Celui qui a ressuscité

Jésus-Christ d'entre les morts donnera aussi la vie à vos corps mortels par son Esprit qui habite en vous.» En une nouvelle Pentecôte, l'Esprit dispense ses rayons vivifiants, composition étrangement silencieuse près d'un château fantomatique où seuls les morts semblent vivants ...

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DANS L'ŒUVRE

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129 LE MIROIR DE CE MONDE

Tombeau du cardinal de La Grange Transi, vers 1400 Fragment provenant de l'église Saint-Martial d'Avignon Pierre, 93 x 180 cm Avignon, musée du Petit Palais

Jean de La Grange avait d'abord pensé établir sa sépulture dans la cathédrale d'Amiens, dont il avait été évêque de 1373 à 1375 avant de devenir cardinal. Mais, tombé en semi-disgrâce sous Charles VI , il se réfugia à Avignon et jeta son dévolu sur l'abside de l'église Saint-Martial, dont il finança la construction à cet effet. Adossé à une travée réservée, le plus grand tombeau du Moyen Âge s'élevait jusqu'à la voûte à plus de quinze mètres de haut. À la base se trouvait la nouvelle figuration d'un transi montrant la dépouille mortelle dans sa nudité et son décharnement macabre. Puis venaient la représentation habituelle du mort sous forme de gisant, le collège des apôtres et cinq registres superposés de scènes composées de grandes figures d'albâtre, jusqu'au Couronnement de la Vierge et au baldaquin surmonté de pinacles. La composition traditionnelle des tombeaux avignonnais était ainsi amplifiée de façon spectaculaire. À chaque scène (Nativité, Annonciation, Adoration des mages, Présentation au temple et Couronnement) était associé un personnage en Dessin du tombeau du cardinal Jean de La Grange, xv111• siècle. Rome, Biblioteca Apostolica Vaticana (ms. Barberini, Lat. 4426, 1° 25).

130

prière (La Grange lui-même, Louis d'Orléans, Charles VI, Charles V et le pape Clément VII), de sorte que l'ensemble délivrait un message commémoratif et politique à la fois. t.:orgueil du monument est cependant contrebalancé par l'humilité du transi sur lequel il repose.

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DANS L ŒUVRE

Le royaume de France en 1407

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Domaine royal

Autres fiefs alliés aux Bourguignons

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Autres fiefs mouvants de la couronne

Domaines de Louis d'Anjou

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Domaines de Louis d'Orléans

Domaines du roi de Navarre

CJ

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Domaines de Jean de Berry

Territoire pontifical

CJ Domaines de Louis de Bourbon

c::J Territoires tenus par les Anglais

c::J Domaines des ducs de Bourgogne

Limites du royaume

Itinéraires DOMAINE ROYAL FIEFS ROYAUX PRINCIPAUTÉ DE LOUIS D'ORLÉANS PRINCIPAUTÉ DE PHILIPPE LE HARDI ET JEAN SANS PEUR PRINCIPAUTÉ DE JEAN DE BERRY PRINCIPAUTÉ DE LOUIS Il ET JEAN 1er DE BOURBON PRINCIPAUTÉ DE LOUIS 1er ET LOUIS Il D'ANJOU ÉTAT PONTIFICAL

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Domaine royal

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Îl e-de-France AUNEAU (Eure-et-Loir, arr. Chartres) • Château. Reconstruit à la fin du x1v• siècle pour Bureau de La Rivière. CROUY.SUR-OURCQ (Seine-et-Marne, arr. Meaux) • Château. Sans doute reconstru it pour le seigneur Jean Ill de Sépois dans les années 1388-1396 (ruines). LAON (Aisne) • Cathédrale. Dans la chapelle de la Madeleine, dite des fonts, des peintures murales du début du xv• siècle illustrant la Vie de sainte Madeleine sont peutêtre contemporaines du Retable de Pierre de Wissant (i ll. p. 124). PARIS • Château du Louvre. Réaménagé par l'architecte Raymond du Temple à partir de 1364 environ. Les fondations de la tour du grand escalier ont été mises au jour. Des statues réalisées par les meilleurs sculpteurs (Jean de SaintRomain, Jean de Liège) en ornaient l'extérieur. • Hôtel de Clisson (rue des Archives). Construit à partir de 1371 pour Olivier de Clisson, connétable en 1380. • Tour de Jean sans Peur (rue Étienne-Marcel). Vestige de l'ancien hôtel d'Artois, résidence parisienne des ducs de Bourgogne, élevée entre 1407 et 1412, elle était à la fois tour d 'escalier abritant la vis qui desservait la salle d 'apparat et donjon où le duc avait ses appartements.

Le Mois d'octobre: le château du Louvre, vers 1440. Miniature des Très Riches Heures de Jean de Berry. Chantilly, musée Condé (ms. 65, 1° 10Vo).

SEPTMONTS (Aisne , arr. Soissons) • Château. Ancien logis épiscopal aménagé et en partie reconstruit du temps de l'évêque de Soissons Simon de Bucy (1362-1404). Le donjon sur lequel se greffent encorbellements, tourelles et tour de guet est sans doute dû à un architecte parisien (ill. p. 65). VINCENNES (Val-de-Marne, arr. Nogent-sur-Marne) • Château . Le projet remonte au début des années 1360. Le donjon résidentiel abritait les appartements de la famille royale. La Sainte-Chapelle, fondée par Charles V en 1379 et conçue par son architecte Raymond du Temple, ne fut terminée qu'au milieu du xv1• siècle par la façade, qui respecte cependant le parti d'origine (ill. p. 13).

Paris, Tour de Jean sans Peur, vue de la voûte sculptée, 1409-1411 .

Champagne TROYES (Aube) • Cathédrale Saint-Pierre. La rose du bras nord du transept est l'œuvre du maître verrier Guiot Brisetout (1408).

Normandie ALENÇON (Orne) • Château. Construit par le duc Jean l•r d 'Alençon entre 1385 et 1415. BAYEUX (Calvados) • Cathédrale. Dans la crypte, l'enfeu du tombeau du cardinal Jean de Boissay, mort en 1412, est orné de peintures. Le mur nord de la salle capitulaire est peint d 'une Vierge en majesté et de chanoines à ses pieds. ÉVREUX (Eure) • Cathédrale Notre-Dame. Ensemble de verrières pour partie en place, pour partie déposées: Crucifixion de la chapelle du rosaire réalisée vers 1380 ; Vierge de Blanche de Navarre vers 1390 (d 'après un carton de Melchior Broederlam[?]) ; « verrières royales • provenant de la nef, offertes vers la même époque par le comte Pierre de Mortain (ill. p. 119); et vitrail de l'abside, peutêtre donné par l'évêque de Nantes Jean de Malestroit après 1400.

134 ITIN~RAIRES

ROUEN (Seine-Maritime) • Abbaye Saint-Ouen. Reconstruction poursuivie par les architectes Jean Bayeux (voûtes du transept en 1396) et surtout Alexandre de Berneval, revenu d'Angleterre en 1413, à qui revient la rose du bras sud du transept vers 14201425 sous l'abbé Jean Richard (1403-1455), proche de Charles VI.

Saintonge LA ROCHELLE (Charente-Maritime) • Tour Saint-Nicolas. Édifiée par le maire de la vi lle entre 1372 et 1380.

Robin Fournier, Crucifixion avec un abbé donateur, saint Antoine abbé et saint Michel, vers 1426. Peinture murale. Saint-Antoine, église abbatiale, chapelle Saint-Paul ermite.

Limousin LIMOGES (Haute-Vienne) • Église Saint-Michel-des-Lions. Reconstruite entre 1363 et 1431 environ.

Dauphiné SAINT-ANTOINE (Isère, arr. de Grenoble) • Église abbatiale de l'ordre des Antonins. Le portail, aujourd 'h ui mutilé, fut construit après 1422 sous l'abbé Artaud de Grandval (1418-1427) par des sculpteurs issus de l'atelier de Beauneveu . Les peintures murales de l'ancienne chapelle Saint-Paul ermite sont contemporaines et peuvent être attribuées au peintre Robin Fournier qui travaille pour l'abbaye en 1426.

Languedoc BÉZIERS (Hérault) • Cathédrale Saint-Nazaire. Façade fortifiée de la seconde moitié du x1ve siècle. Le cloître voûté d'ogives serait de la fin du x1v• siècle.

Quercy AYNAC (Lot, arr. Figeac) • Château. Construit pàr une branche de la famille de Turenne après 1399. GRUGNAC (Lot, arr. Figeac) • Château. Fief des vicomtes de Turenne, le donjon carré fut construit au début du xve siècle.

Fiefs royaux Béarn MONTANER (Pyrénées-Atlantiques, arr. Pau) • Château. La construction entre 1374 et 1379, en partie connue par les comptes, renforçait le système défensif de Gaston Phébus contre son ennemi le comte d'Armagnac. Les armoiries du comte et l'inscription : « Febus me fe • figurent sur la porte du donjon. MAUVEZIN (Hautes-Pyrénées, arr. Bagnères-de-Bigorre) • Château. Entièrement reconstruit pour Gaston Phébus dans la seconde moitié du x1ve siècle.

Raymond du Temple, le donjon du château de Vincennes, 1361-1369.

MORLANNE (Pyrénées-Atlantiques, arr. Pau) • Château. Élevé à partir de 1373 face à la Gascogne anglaise pour Arnaud Guilhem, demi-frère de Gaston Phébus par l'architecte comtal Sicard de Lordat.

ITINtRAIRES

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PAU (Pyrénées-Atlantiq ues) • Château. Des aménagements du comte de Foix à l'ancien château de Pau, restent deux tou rs : le d onjon Fébus, constru it par son architecte Sicard de Lordat, et la tour de la Monnaie avec la« signature" : « Febus me le"·

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Bretagne

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DINAN (Côtes-d'Armor) • Château. Le donjon dit « de la duchesse Anne " est de la fin du x1v• siècle. CLISSON (Loire-Atlantique, arr. Nantes) • Château. Le grand donjon fut bâti par le connétable Olivier de Clisson dans la seconde moitié du x1v• siècle. OUDON (Loire-Atlantique, arr. Ancenis) • Château. Le donjon octogonal, inspiré de celui de Largoët-en-Elven, fut édifié à partir de 1392 pour Alain de Malestroit. LE FOLGOËT (Finistère, arr. Brest) • Église Notr&Dame. Voulue par le duc de Bretagne Jean IV de Montfort, la construction de l'église du Folgoët connut une première phase de 1365 à 1370. Elle ne fut reprise et achevée que sous Jean V, de 1404 à 1419 environ. Le tympan représentant !'Adoration des mages daterait de 1423 et le jubé flamboyant vers 1430. LARGOËT-EN-ELVEN (Morbihan, arr. Vannes) • Château. Les deux donjons furent édifiés pour Jean de Châteaugiron, seigneur de Malestroit et de Largoët.

Principauté de Louis d'Orléans Valois Château de La Ferté-Milon, vue des deux tours d'entrée,

LA FERTÉ-MILON (Aisne, arr. Château-Thierry) • Château . Bâti de 1398 à 1407 pour Louis d'Orléans sur un éperon surplombant l'Ourcq, flanqué de quatre tours en bec, il ne fut jamais achevé.

1398-1407. PIERREFONDS (Oise, arr. Compiègne) • Château. Aménagé pour Louis d'Orléans de 1396 à 1407 (ill. p. 64), il fut restauré par Viollet-le-Duc pour le compte de Napoléon Ill. VEZ (Oise, arr. Senlis) • Château. Construit avant 1392 pour Jean de Vez, chambellan d'Orléans.

Orléanais SULLY-SUR-LOIRE (Loiret, arr. Orléans) • Château. Commencé en 1396 pour Guy de La Trémoille et Marie de Sully.

Luxembourg AVIOTH (Meuse, arr. Verdun) • Église Notr&Dam&des-Champs. Construite au long du x1v• siècle comme lieu de pèlerinage marial. Au début du xv• siècle, un édicule en forme de ciborium, dit la Recevresse, fut élevé sur le parvis.

Principauté de Philippe le Hardi et Jean sans Peur Bertrand Du Guesclin. Fragment d'une statue de preux,

1396-1407. Château de Pierrefonds.

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Bou rgog ne CHAMPMOL (Côte-d'Or, arr. Dijon) • Chartreuse. De la fondation de Phi lippe le Hardi restent en place l'église et le Puits de Moise, vestige du grand Calvaire au centre du cloître (voir p. 48).

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MELLECEY (Saône-et-Loire, arr. Chalon-sur-Saône) • Château de Gennolles. Construit pour Marguerite de Flandre à partir de 1381. La chambre de la comtesse de Nevers a conservé son décor peint.

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SEMUR-EN-AUXOIS (Côte-d'Or, arr. Montbard) • Ancienne collégiale Notre-Dame. Un Saint Christophe, aujourd'hui au musée de Semur-en-Auxois, provient de la collégiale. Cette peinture murale serait une œuvre de Jean Bondait.

Nivernais CHEVENON (Nièvre, arr. Nevers) • Château. Haut logis, flanqué de tours, construit à la fin du x1v• siècle.

Franche-Comté LUXEUIL-LES-BAINS (Haute-Saône, arr. Lure) • Hôtel des échevins. Aujourd'hui musée, il fut construit pour Perrin Jouffroy au début du xv• siècle. Il intègre sur l'angle un beffroi, symbole du pouvoir municipal, qui abrite aussi l'escalier. La grande salle, lieu de réunion des échevins, possède une bretèche ou oriel en saillie côté rue.

Flandre BERGUES (Nord, arr. Dunkerque) • Beffroi. Édifié en 1384, détruit en 1944 et reconstruit en 1961 à peu près à l'identique. DOUAI (Nord) • Beffroi. Décidée par les échevins en 1380 pour y loger les cloches municipales, la construction du beffroi date des années 1387-1398. La reconstruction de l'hôtel fut interrompue en 1410 et seulement reprise à la fin du xve siècle. Le sommet du beffroi fut restauré après un incendie en 1471. OLHAIN (Pas-de-Calais, arr. Béthune) • Château. Reconstruit en 1407 pour Jean de Nielles, chambellan du duc de Bourgogne.

Principauté de Jean de Berry

L'ancien hôtel de ville de Luxeuil-les-Bains, début du xv• siècle.

Poitou POITIERS (Vienne) • Palais comtal. Menés par Guy de Dammartin, puis son frère Drouet, enfin Jean Guérart, maîtres d'œuvre de Jean de Berry, les travaux sur l'ancien donjon, dit tour Maubergeon, débutent en 1384. Les contreforts au pourtour portent des consoles avec statues. Le mur p ignon de la grande salle fut achevé vers 1398 (ill. p. 68).

Berry BOURGES (Cher) • Cathédrale Saint-Étienne. Dans la crypte a été remontée une partie des vitraux de la Sainte-Chapelle que Jean de Berry fit bâtir de 1391 à 1405 auprès de son nouveau palais ducal. André Beauneveu avait fourni les cartons. MEHUN-SUR-YÈVRES (Cher, arr. Bourges) • Château . Surplombant le confluent de l'Yèvre et de l'Aunain, l'ancienne résidence de Jean de Berry conserve deux de ses tours dont la « tour Charles VII "·

Auvergne CHÂTEAUGAY (Puy-de-Dôme, arr. Riom) • Château. Construit en 1381 pour Pierre de Giac, chambellan des ducs de Berry et de Bourgogne.

ITINtRAIRES

Vue du beffroi de l'ancien hôtel de ville de Douai, 1387-1398.

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CLERMONT-FERRAND (Puy-de-Dôme) • Cathédrale. Des sculptures provenant du jubé réalisé sous l'évêque Martin Gouge de Charpaigne (1415-1444), fami lier de Jean de Berry, ont été remontées dans les niches du portail nord et à l'entrée du chœu r. • Église des Jacobins. Une crucifixion, très restaurée au x1x0 siècle, est peinte auprès du tombeau du cardinal Nicolas d'Arfeuille mort en 1382. ENNEZAT (Puy-de-Dôme, arr. Riom) • Église. L:ancienne collégiale Saint-Victor et Sainte-Couronne conserve des peintures murales du début du xv0 siècle : outre le Jugement dernier (ill. p. 128), un Oit des trois vifs et des trois morts commandé en 1420 par le chanoine Robert de Bassinhac. RIOM (Puy-de-Dôme) • Sainte-Chapelle. Du palais que Jean de Berry avait fait construi re dans la capitale de son duché d 'Auvergne subsiste la chapelle édifiée de 1382 à 1403 environ par Guy de Dammartin , maître des œuvres du duc, et Pierre Juglar. Les vitraux sont seu lement du milieu du xv• siècle. SAINT-FLOUR (Cantal) • Cathédrale Saint-Pierre. Lancé par l'évêque Hugues de Manhac en 1398 et poursuivi sous Bertrand de Cadoène (1413-1426), le chantier fut mené par Hugues Joly et Pierre Juglar, maîtres d'œuvre du duc de Berry qui travaillaient aussi au palais de Riom. • Église Saint-Vincent. Ancienne église des dominicains, éd ifiée entre 1367 et 1424.

Principauté de Louis Il et Jean

1er

de Bourbon

Bourbonnais BILLY (All ier, arr. Vichy) • Château. Aménagé dans la seconde moitié du x1v• siècle pour le duc Louis Il de Bourbon (ruines). SAULCET (Allier, arr. Moulins) • Église Saint.Julien. Peintures murales du début du xv• siècle, en particulier un Christ de !'Apocalypse entouré d'anges, et un saint Michel, vestige d 'une représentation du Jugement dernier.

Forez BOISY (Loire, arr. Roanne) • Château. Construit vers 1397 par Hubert de Boisy, vassal du duc de Bourbon. Il appartint par la suite à Jacques Cœur.

Jean de Bellenaves et son épouse présentés à la Vierge par saint Jean-Baptiste. Peinture murale. Saint-Floret, église du Chastel.

SAINT-BONNET-LE-CHÂTEAU (Loire, arr. Montbrison ) • Collégiale. L:église haute a été reconstruite entre 1400 et 1418. Une chapelle basse conserve un cycle de peintures murales de la Vie de la Vierge et du Christ, peut-être une œuvre du peintre Louis Vobis, attesté à Saint-Bonnet entre 1416 et 1426. Les anges de la voûte entourent le blason de Louis Il de Bourbon.

Dauphiné d'Auvergne SAINT-FLORET (Puy-de-Dôme, arr. Issoire) • Château. Athon-Pierre de Saint-Floret fait peindre vers 1370 la grande sal le de son château d 'un cycle de peintures murales tiré du roman de Tristan . Des combats de chevaliers se succèdent en tableaux (quarante à l'origine) disposés sur deux registres. • Église du Chastel. Jean de Bellenaves, seigneur du lieu et chambellan du duc de Berry et de Charles VI , s'est fait représenter vers 1410 avec son épouse et leurs quatre enfants dans une peinture murale du Chastel. Saint JeanBaptiste présente la famille à une Vierge à l'Enfant.

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