Le droit international. Aspects politiques: Volume 1
 9782343046617, 2343046611

Table of contents :
In memoriam
Sommaire
Editorial
La question du droit de la guerre dans les sources égyptiennes du Nouvel Empire
Les obligations militaires entre alliés d’après le témoignage des archives de Mari de l’époque paléo-babylonienne (ca 1810-1761 av. J.-C.)
Observations sur la dévitalisation de la formule en droit
Anthropologie politique des altérités : l’ordre narratif de l’Islam classique et ses « Autres »
Le droit de la paix dans la pensée musulmane classique

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Sous la direction de

Jacques Bouineau

LE DROIT INTERNATIONAL Aspects politiques Volume 1

Textes réunis par Burt Kasparian

MEDITERRANÉES

Le droit international Aspects politiques Volume 1

Méditerranées

Dirigée par Jacques Bouineau

La nouvelle collection « Méditerranées » a pour objectif de s’intéresser au dialogue nord-sud en mettant en avant les racines culturelles méditerranéennes qui portent vers un réel rapprochement des deux rives. Les études se feront dans deux directions : d’une part la notion de romanité, d’autre part celle de culture méditerranéenne. La romanité est constituée par la formation des modèles juridiques, politiques, sociaux et artistiques qui composent les assises de l’empire romain, ainsi que par les créations issues de cet empire. Ce double mouvement, antérieur et postérieur à Rome, qui a uni autour du mare nostrum l’ensemble des terres méditerranéennes, exprime une des originalités de la Méditerranée et permet de rapprocher des cultures qui, dans le monde contemporain, oublient souvent ce qu’elles portent en commun. Par ailleurs une réflexion en ce sens pousse à considérer sous un nouvel angle les assises de la construction européenne. L’Europe est en effet radicalement différente dans les terres méridionales pétries de romanité et dans les terres septentrionales qui en furent moins imprégnées. Déjà parus

Jacques BOUINEAU (sous la dir.), La Laïcité, 2013. Nasser SULEIMAN GABRYEL, Sociologie politique du Maroc, 2013. Jacques BOUINEAU (sous la dir.), La Laïcité et la construction de l’Europe, 2012 Laurent REVERSO (sous la dir.), Constitutions, Républiques, Mémoires. 1849 entre Rome et la France, 2011. Jacques BOUINEAU (sous la dir.), Pouvoir civil et pouvoir religieux entre conjonction et opposition, 2010. Laurent HECKETSWEILER, La fonction du peuple dans l’Empire romain. Réponses du droit de Justinien, 2009. Jacques BOUINEAU (sous la dir.), Personne et res publica, Volumes I et II, 2008. Laurent REVERSO (textes réunis par), La République romaine de 1849 et la France, 2008. Jacques BOUINEAU (sous la dir.), Enfant et romanité, 2007. Jacques BOUINEAU (sous la dir.), La famille, 2006.

Sous la direction de

Jacques Bouineau

Le droit international Aspects politiques Volume 1

Textes réunis par Burt Kasparian

© L’Harmattan, 2014 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris http://www.harmattan.fr [email protected] ISBN : 978-2-343-04661-7 EAN : 9782343046617

In memoriam 1962. La déchirure. Rencontre violente avec le défi de la vie. Marieluce Pavia perd cette année-là ses racines. La blessure qu’elle ressent conforte les idées qui sont déjà les siennes : la violence n’est pas une solution ; seule la main tendue, la compréhension des différences et l’acceptation de ce qu’est l’autre peuvent et doivent constituer la trame de l’existence. Femme d’idéal, éprise de liberté, ne se satisfaisant jamais de la facilité, Marie-Luce s’engage sur un chemin qu’elle ne quittera pas. Celui des droits de l’individu. Cette tournure d’esprit personnelle oriente ses travaux. Elle s’intéresse d’abord à la technique constitutionnelle dans ce qu’elle peut apporter de défense aux hommes. Ainsi privilégie-t-elle l’étude du Conseil constitutionnel. Le raisonnement juridique de Marie-Luce constituait un modèle pour ceux qui l’écoutaient ou la lisaient. Elle y faisait preuve d’une implacable rigueur et ne proposait une hypothèse qu’après avoir vérifié toutes les composantes de la problématique. Elle n’imposait pas ses résultats, mais offrait un ensemble de conclusions sans failles. Très vite, elle s’est également tournée vers l’étude des droits fondamentaux. Dans l’émergence progressive des générations de ces droits, elle voyait se profiler une humanité nouvelle. Les attributs accolés aux êtres ne suffisaient pas à son point de vue à constituer des différences de nature. L’être humain n’était pour elle ni fissible, ni superficiel. Il s’agissait à ses yeux de le défendre et de lui permettre d’advenir, quelque attribut dont on puisse le parer par ailleurs. En raison de cette ouverture aux autres, elle repoussait les cloisonnements étanches entre les disciplines, bien avant l’heure de la pluridisciplinarité. Son amour de l’histoire était connu. Elle ne voyait pas dans celle-ci un exotisme de bon aloi, ni une justification idéologique. Elle y traquait une organisation différente des rapports juridiques dans

des temps révolus qui constituaient autant d’espaces à mettre en perspective. C’est ainsi qu’elle s’enthousiasma dès le départ, à une époque où les soutiens étaient peu nombreux, pour la démarche de « Méditerranées ». Elle avait assisté à la réunion constitutive chez M. Szramkiewicz, à Paris, et avait accepté de prendre la poste de trésorière de l’association. Elle fut une des plus fidèles au cours de nos rencontres et ses développements étaient toujours attendus. Ouverte à plusieurs disciplines, elle ne se contentait pas d’être une théoricienne. Désireuse de mettre en pratique son engagement, elle a pris des risques réels. Elle m’a souvent parlé des cours qu’elle était allée faire au Rwanda, juste après le génocide, à un moment où le pays était loin d’être pacifié et où les horreurs gisaient sur le bord des routes. Elle en était revenue bouleversée. Je retiendrai d’elles deux engagements qui ont marqué sa carrière et apporté une pierre dans la construction d’une humanité meilleure. Tout d’abord, elle a activement participé à la création de Juristes sans Frontières. Animée du même idéal que ceux des médecins qui ne suivaient que le serment d’Hippocrate pour soulager la misère, elle a déployé une énergie infatigable pour traquer certains criminels d’ampleur internationale et contribuer à les faire traîner devant les juridictions compétentes. Ensuite, au moment de la chute du mur de Berlin, elle a mis sur pied un programme Tempus-Phare destiné à aider la Bulgarie à se mettre aux standards européens en matière d’enseignement du droit. Je l’ai accompagnée pendant cinq ans dans ce projet, qui était au départ prévu pour n’en durer que trois, mais que les autorités de Turin avaient prolongé devant la qualité exceptionnelle de ses résultats. A elle qui aimait tant l’histoire, je dédie la figure d’Antigone. Comme Antigone, Marie-Luce ne pliait pas, ne cédait pas, elle affrontait le destin en le défiant. Elle le faisait en toute humilité, avec une probité, un sens de l’honneur et une conscience professionnelle qui forçaient le respect et l’admiration. Jacques Bouineau 8

Sommaire Jacques Bouineau Editorial.............................................................................................. 11 Burt Kasparian La question du droit de la guerre dans les sources égyptiennes du Nouvel Empire .................................................................................... 15 Philippe Abrahami Les obligations militaires entre alliés d’après le témoignage des archives de Mari de l’époque paléo-babylonienne (ca 1810-1761 av. J.-C.) ................................................................................................... 43 Laurent Hecketsweiler « Juris religiosissimus ». Observations sur la dévitalisation de la formule en droit .................................................................................. 71 Nasser Suleiman Gabryel Anthropologie politique des altérités : l’ordre narratif de l’Islam classique et ses « Autres »………………………………………….115 Hassan Abdelhamid Le droit de la paix dans la pensée musulmane classique…………..135

Editorial Jusqu’à la fin du Moyen Age, on assiste à un dialogue méditerranéen en matière de droit international entre les hommes qui incarnent le pouvoir et les institutions qu’ils font naître. Les catégories intellectuelles suivent le modèle familial et le vocabulaire des relations entre Etats suit le vocabulaire de la parenté. Tout comme à l’intérieur des cadres étatiques au demeurant. A Mari ou en Egypte, on crée des parentés d’essence institutionnelle, comme s’il n’y avait pas de solution de continuité entre les différents groupes, emmenés par un chef, qui reste le père de ceux qu’il commande. Rome et son Empire confortent ces liens entre sphères privées et publiques, entre ciel et terre. Jupiter est la clef de compréhension de l’hégémonie romaine. Car toutes ces institutions publiques, qu’elles soient des cités-Etats ou des empires, se déclinent au même diapason : elles sont éternelles, puisque voulues par des dieux, qui changent certes de noms et de visages, mais dont la fonction que les hommes leur assignent demeure identique. Ni le temps ni l’aire géographique ne modifient sérieusement cette logique. Le regard porté sur l’islam offre un panorama comparable à ce qui vient d’être vu. Dès lors, la question qui se pose prend une allure de triptyque : quel est l’individu qui agit au sein de ces relations internationales, dans quel cadre intervient-il, comment voit-il les autres ? On sait que pour les Grecs la conduite de soi-même, de la famille et de la cité obéissait à la même logique, au même mouvement, et surtout aux mêmes qualités morales, en premier lieu le fait de se tenir écarté de l’hybris. L’individu ne subit donc pas de variation selon ses différentes

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fonctions. Il est un tout en harmonie avec l’environnement. Pourtant, entre la persona et l’hybris, vient s’intercaler la sensibilité, le monde des sentiments que Platon cherche à tout prix à canaliser, mais qu’il ne suffit évidemment pas d’écarter d’un revers d’idée. Ces Méditerranéens sont donc forgés de la même trempe : une persona agissant au sein d’un espace lui aussi ritualisé. Car ce cadre semble de prime abord polymorphe : qu’y a-t-il de commun entre un Empire à prétention universelle, une cité-Etat et Dâr el-islam ? Ceci que dans toutes ces institutions méditerranéennes, l’homme y occupe une fonction ritualisée et officielle qui lui trace sa trajectoire. Le cadre se présente comme l’écrin d’un ou de plusieurs dieux, mais cela ne suffit pas à créer la spécificité, tant il est vrai que les espaces scandinaves (pour ne pas sortir de l’aire euro-méditerranéenne) sont eux aussi sous la vigilance des dieux locaux avant la christianisation. Ce n’est pas le cadre qui change, ce sont les hommes qui s’y meuvent. Dès lors la question de l’autre devient centrale et cruciale. L’autre se définit bien sûr par rapport à un étalon référentiel dont le pivot est le chef de gens. Et donc l’autre va être perçu en fonction de ce qu’il semble eu égard à sa position sociale et politique. Le regard ne stigmatise l’altérité que parce qu’il discerne une fonction et non pas une réalité humaine. Or pourtant la dimension humaine traverse ces millénaires. Nous évoquions à l’instant les réflexions de Platon, il faut aussi avoir présentes en mémoire les paroles de toutes les religions quand elles évoquent l’homme : elles s’efforcent de parler à son cœur et à sa sensibilité bien plus qu’à sa fonction, même si celle-ci affleure souvent. Et tous les enseignements philosophiques de cette longue période établissent une distinction très nette entre les états de paix et de guerre. La paix exprime l’équilibre. Elle prend le visage de l’harmonie qui procède de la raison et du Vrai. Les phénomènes de domination qu’elle induit ne sont jamais perçus comme arbitraires, mais au contraire passent 12

pour légitimes, dans la mesure où ils entraînent avec eux les dieux, les chefs de gentes et tout l’ordre institutionnel. La guerre est, elle, à double visage. S’agit-il d’une guerre juste, elle n’est que le versant armé de la paix, l’expression de la même Vérité avec des mots qui changent, simplement, parce que la Vérité ne se divise pas plus que le point en géométrie. Et si plusieurs Vérités s’affrontent, il convient de n’en laisser qu’une sur le trône de la majesté institutionnelle qui commandera à l’ordre international. S’il s’agit en revanche d’une guerre injuste, elle grimace d’hybris et doit, au nom de la Vérité, être rejetée. Qui définira la Vérité ? Celui qui détient le pouvoir et se sert de sa force pour définir la légitimité du monde et des institutions. L’apport de Rome est ici capital, qui unit le droit et la religion et se dote d’outils conceptuels, précieux pour les siècles à venir. Jacques Bouineau

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La question du droit de la guerre dans les sources égyptiennes du Nouvel Empire Le IIe millénaire est, par excellence, celui des relations internationales dans le Proche Orient ancien, et il coïncide avec la constitution de véritables empires territoriaux, les deux phénomènes étant étroitement liés l’un à l’autre1. A l’époque du Nouvel Empire, l’Egypte fait partie d’un système international qui compte des puissances majeures, affirmées ou émergentes (Egypte, Mitanni, Babylonie, Hatti, Assyrie), des puissances secondaires (des cités-Etats, ou principautés syro-palestiniennes) et des entités de moindre importance (enclaves territoriales ou zones peuplées par des nomades), qui se développent dans le voisinage, et à l’ombre, de ces mêmes puissances. Le système ainsi défini est un système hiérarchisé, dans lequel chacun des acteurs politiques sur la scène internationale entretient avec les autres des relations qui sont exprimées, sur le plan diplomatique – quand relations diplomatiques il y a – par le biais du vocabulaire de la parenté2. La diplomatie est un fait marquant des relations internationales, 1

La bibliographie sur le sujet est abondante. On consultera notamment : M. LIVERANI, Prestige and Interest. International Relations in the Near East ca. 1600-1100 B.C., History of the Ancient Near East/Studies – I, Padova, 1990 ; R. COHEN, R. WESTBROOK (éd.), Amarna Diplomacy. The Beginnings of International Relations, Baltimore, 2000, p. 62 ; S. JAKOB, « Pharaoh and his Brothers », BMSAES 6, 2006, p. 12-30 (http://www.thebritishmuseum.ac.uk/bmsaes/issue6/jakob.html) ; S. BAR, D. KAHN, J.J. SHIRLEY (éd.), Egypt, Canaan and Israel : History, Imperialism, Ideology and Literature. Proceedings of a Conference at the University of Haifa, 3-7 May 2009, CHANE 52, Leiden, Boston, 2011. 2 Sur la métaphore familiale dans les échanges diplomatiques du Proche Orient ancien, cf. B. LAFONT, « Culture et diplomatie dans le Proche Orient du IIe millénaire avant notre ère », Méditerranées (Droit international et Antiquité – Aspects culturels), 2011, p. 19-22 [p. 11-37]. Ce vocabulaire ne doit pas tromper sur la nature des rapports qui sont entretenus : loin d’exprimer des rapports personnels, il signale au contraire la

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c’est la condition nécessaire, et la suite logique, des traités qui sont conclus et dont la pratique est très répandue dans le Proche-Orient ancien, même si, pour ce qui concerne l’Egypte, on n’en connaît avec certitude qu’un seul : le traité égypto-hittite conclu sous la XIXe dynastie entre Ramsès II et Hattusili III3. Les traités ainsi établis relèvent d’une typologie étroitement définie : de vassalité, de paix ou d’alliance. Si l’on reconnaît l’existence d’un droit international dans le Proche-Orient ancien4, il faut donc y voir un droit de guerre, dont seules ne relèvent pas, au sens strict, les alliances matrimoniales entre familles régnantes5, qui sont le fruit de tractations diplomatiques et apparaissent comme l’habillage politique de préoccupations d’ordre militaire. Etonnamment, si le droit de guerre est au cœur du droit international qui s’élabore à cette époque, il n’est, pour ainsi dire, jamais véritablement envisagé en tant que tel par les chercheurs qui s’intéressent à l’Egypte ancienne. Il est pourtant bien admis, et les sources sans sans nature éminemment politique des rapports entre chefs d’Etats, en servant des fins diplomatiques. 3 KRI II, 225-232 ; B.G. DAVIES, Egyptian Historical Inscriptions of the Nineteenth Dynasty, Documenta Mundi, Aegyptiaca 2, Jonsered, 1997, p. 97-116 ; S. ALLAM, « Le Traité égypto-hittite de paix et d’alliance entre les rois Ramsès II et Khattouchili III (d’après l’inscription hiéroglyphique au temple de Karnak) », Journal of Egyptian History 4, 2011, p. 1-39 ; B. KASPARIAN, « Un accord d’alliance éternelle : le traité égypto-hittite », Méditerranées 20, 1999, p. 11-34. Des indices suggèrent qu’un tel traité n’est pas le premier que l’Egypte ait conclu, mais aurait connu deux précédents, l’un sous Amenhotep III (avec le roi Tushratta du Mitanni, cf. EA 24), l’autre sous Horemheb (avec Mursili II du Hatti, cf. KUB XIX 31) : D. KAHN, « One Step Forward, Two Steps Backward : The Relations between Amenhotep III, King of Egypt and Tushratta, King of Mitanni », dans S. BAR, D. KAHN, J.J. SHIRLEY (éd.), Egypt, Canaan and Israel, op. cit., p. 139 ; D. DAVIS, « An Early Treaty of Friendship Between Egypt and Hatti », BACE 1, 1990, p. 31-37. D. SÜRENHAGEN, Paritätische Staatsverträge aus Hethitischer Sicht, Studia Mediterranea 5, 1985, p. 22. 4 A. ALTMAN, Tracing the earliest recorded concepts of international law : the ancient Near East (2500-330 BCE), Leiden, Boston, 2012 ; R. WESTBROOK (éd.), A History of Ancient Near Eastern Law, Handbuch der Orientalistik, Leide – Boston, 2003 ; D.J. BEDERMAN, International Law in Antiquity, Cambridge, 2001, passim. 5 A. SCHULMAN, « Diplomatic Marriage in the Egyptian New Kingdom », JNES 38, 1979, p. 177-193.

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La question du droit de la guerre dans les sources du Nouvel Empire égyptien

équivoque sur le sujet, que la guerre était au cœur des stratégies élaborées par les différents Etats pour s’affirmer, voire même, tout simplement, exister, sur la scène internationale 6 . Les tensions belliqueuses entre les Etats, qu’ils soient grands ou petits, étaient une donnée constante de la situation géopolitique du Proche-Orient ancien, et en dépit du discours de fraternité qui tenait lieu de règle dans les échanges diplomatiques, la guerre était perçue comme un moyen parfaitement naturel de faire valoir ses intérêts et ses prétentions. Un moyen auquel on ne renonçait véritablement au profit d’autres instruments que par pragmatisme ou par nécessité, les souverains des différents Etats étant bien conscients qu’une guerre continue n’était pas envisageable, et pas davantage souhaitable, d’un point de vue tant économique que politique. Dans le cas de l’Egypte, sa stratégie militaire et les objectifs auxquels cette stratégie correspondait étaient très différents selon qu’ils concernaient le Sud ou le Nord. Si l’on envisage la politique expansionniste des pharaons de la XVIIIe dynastie, il ressort des sources qui nous renseignent sur le sujet que les premiers rois de la dynastie cherchèrent en priorité à placer sous coupe réglée, en les annexant purement et simplement, les régions méridionales, qui regorgeaient de ressources précieuses et avaient une capacité de résistance militaire moins développée (parce qu’elles n’avaient pas accès au cuivre et à l’étain nécessaires à la fabrication du bronze), après quoi ils se tournèrent vers l’Asie, qui présentait une configuration géopolitique toute autre, l’idée étant avant tout de sécuriser la pointe orientale du Delta et de pacifier le couloir syro-palestinien, en contrôlant les ports, pour assurer le transit des matières premières et des marchandises qu’ils souhaitaient se

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R. COHEN, R. WESTBROOK (éd.), op. cit., p. 62 ; J. VIDAL (éd.), Studies on War in the Ancient Near East. Collected Essays on Military History, AOAT 372, Münster, 2010.

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procurer, mais aussi pour servir de bases arrière et points de ravitaillement à leurs troupes7. Mais les pharaons de la XVIIIe dynastie, comme ceux des deux dynasties suivantes, n’ont pas été engagés uniquement dans des guerres de conquête, ils ont aussi été amenés à défendre ce qu’ils avaient conquis, voire l’Egypte elle-même, quand elle s’est trouvée menacée, sous la XIXe et la XXe dynastie, par des tentatives d’invasions. Il leur est également arrivé d’intervenir militairement, dans un cadre conventionnel. Les récits de bataille ne manquent pas, qu’ils prennent la forme d’une narration textuelle ou visuelle : on les trouve sur des stèles commémoratives ou les parois des temples qui exaltent, au travers d’une iconographie prolifique sur le topos de la victoire, les exploits militaires des pharaons 8 . Les détails que ces supports fournissent doivent être analysés avec précaution. Les données factuelles sont en effet rapportées dans un contexte officiel et un cadre idéologique qui ne peuvent pas, et ne doivent pas, être occultés quand il s’agit de les apprécier. Les informations qu’elles nous transmettent n’en sont pas moins très intéressantes, et pas seulement du strict point de vue historique. Elles nous permettent en effet de répondre à certaines questions qui relèvent du droit de la guerre, appréhendé dans sa double dimension, celle du ius ad bellum, ou droit externe de la guerre, et celle du ius in bello, ou droit interne de la guerre, étant bien entendu qu’elles expriment toujours, sur le sujet, le point de vue égyptien.

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A.J. SPALINGER, War in Ancient Egypt. The New Kingdom, Malden, Oxford, 2005, p. 46-69 ; M. MÜLLER, « A View to a Kill : Egypt’s Grand Strategy in her Northern Empire », dans S. BAR, D. KAHN, J.J. SHIRLEY (éd.), Egypt, Canaan and Israel, op. cit., p. 236-251. 8 S.C. HEINZ, Die Feldzugsdarstellugen des Neuen Reiches. Eine Bildanalyse, UZKÖAI XVII, Wien, 2001 ; A.J. SPALINGER, Icons of Power. A Strategy of Reinterpretation, Charles University in Prague, 2011.

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La question du droit de la guerre dans les sources du Nouvel Empire égyptien

I.

Les conditions d’entrée en guerre

Dans quelles conditions les Egyptiens entraient-ils en guerre ? Y a-til des règles, agissant comme préalable nécessaire, qui devaient être respectées, ou qui expliquent tout simplement le recours à la force armée ? Il est bien difficile de répondre, pour l’Egypte, à ces questions, mais les sources disponibles montrent qu’il existait un encadrement divin aux actions militaires des pharaons et que ceux-ci éprouvaient le besoin, dans leurs comptes rendus de campagnes, de légitimer leur recours à la force en ayant pour référent, premier et ultime, les dieux. Derrière cette condition, qui n’a pas de quoi surprendre, on en trouve cependant d’autres, qui lui sont intimement liées, car quelles que soient les raisons qui président au conflit dans lequel l’Egypte est engagée, il s’agit de rétablir un ordre cosmique qui a été perturbé, et qui est celui voulu par les dieux pour l’Egypte, et dont l’Egypte, avec son roi, est l’expression la plus parfaite. 1.

Des actions militaires sujettes à un encadrement divin

Il est dans la nature même du pharaon d’être un combattant, cela fait partie de sa fonction : dans l’idéologie pharaonique, combattre est une nécessité pour le roi, puisqu’il lui revient de faire triompher l’ordre sur le chaos, dont les forces doivent être repoussées aussi loin que possible des frontières de l’Egypte9. Cela est rendu traditionnellement, sur les parois des temples, par la représentation stéréotypée du roi qui massacre l’ennemi avec une massue (pl. I). L’ennemi en question peut prendre plusieurs visages, aux traits ethniques nettement marqués, et reçoit la désignation traditionnelle des

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A.J. SPALINGER, War in Ancient Egypt, op. cit., p. 75-78.

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« Neuf Arcs » : la désignation vise les populations étrangères soumises au roi. A partir de la XVIIIe dynastie, la représentation du roi combattant évolue : il apparaît désormais sur le champ de bataille. Sa figure, surhumaine, domine tous les autres protagonistes, qui sont plongés dans un chaos indescriptible (pl. II), très habilement rendu par les artistes, et c’est en tant que représentant et fils d’Amon qu’il repousse et anéantit l’ennemi, lequel incarne, quel qu’il soit, ce qui menace la maât, soit l’ordre voulu par les dieux. La description des combats cadre toujours avec l’idéologie religieuse et politique officielle10. Le roi est donc dans sa fonction quand il combat, et il est légitimé dans sa prétention à défendre les frontières de l’Egypte11 et même, ce qui est plus intéressant, dans sa prétention à les repousser. Les inscriptions sont sans ambiguïté sur le sujet. Dans la Grande Stèle du Sphinx12, on lit ainsi, à propos d’Amenhotep II (l. 5) : It.n=f Km.t dmd=ti ^ma(w) &A-mH(w) Xr sxr=f. #rp n=f ¨Sr.t bAk(.w)=s xAs.t nb.t Hr mk.t=f. &AS(.w)=f r Snw n(y).w p.t. &A.w m-a=f m Ts.t wa.t. 10

De manière générale, on remarquera que les scènes de rites apotropaïques et les scènes de combat se concentrent délibérément sur les parois extérieures des temples. Elles répondent à une logique qui tient compte de la géographie des combats commémorés. Ainsi, les combats contre la Nubie sont-ils évoqués sur les murs sud, ceux contre les Asiatiques sur les murs nord : S.C. HEINZ, op. cit., p. 199-200. 11 Les épithètes en ce sens ne manquent pas. Voir, à titre d’exemple, la proclamation faite par Sethnakht à l’occasion de son accession au trône, sur la stèle d’Eléphantine, dans laquelle le roi énonce que, à l’instar de son père Seth, ses bras sont « étendus pour mettre l’Egypte à l’abri de quiconque l’attaque », sa « force l’entourant de protection » (KRI V, 672, 5). Tout aussi parlante, les qualités que s’attribue Ramsès III, dans la Grande Inscription de l’an VIII : « dirigeant de tout ce que le disque solaire encercle, grand bouclier qui protège l’Egypte » (KRI V, 39, 3-4) ; partant, il peut affirmer qu’il est apparu « tel Râ, comme roi d’Egypte, et je la protégeai et expulsai d’elle les Neuf Arcs » (KRI V, 39, 13-14). A chaque fois, le rôle défensif du roi est expliqué par son assimilation à la divinité. 12 Urk. IV, 1277, 8-15.

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La question du droit de la guerre dans les sources du Nouvel Empire égyptien « (…) Il a saisi l’Egypte réunie, la Haute et la Basse-Egypte sont sous sa gouvernance. La Terre Rouge lui a fait l’offrande de ses tributs, chaque contrée est sous sa protection. Ses frontières vont jusqu’à l’orbe du ciel. Les pays sont en son bras, comme un nœud unique. »

Dans la Grande Inscription de l’an 8 de Ramsès III, on lit pareillement13 : (…) +r Hms=i Hr isb.t @r-Axty Wr.t-HkAw smn.ti Hr tp=i mi Ra bw di=i gmH xAs.wt tAS Km.t r aba im=sn n psDt 9 nHm=i tA=sn tAS.w diw Hr nAy=i wrw=sn mhwt.w n=i m iAw iw=i Hr mTn sxrw n(y.w) Nb-r-Dr it=i Sps nTry nb nTr.w « (…) Depuis que je suis assis sur le trône d’Horakhty et que la « Grande de Magie » est installée sur ma tête comme Râ, je n’ai pas permis que les contrées étrangères puissent voir la frontière de l’Egypte ou se vantent auprès des Neuf Arcs. J’ai saisi et ajouté leurs frontières aux miennes, leurs grands et leurs tribus sont à moi, en louange, car je suis sur les chemins des plans du Maître de Tout, mon noble et divin père, le maître des dieux. »

On pourrait multiplier les exemples 14 . La rhétorique officielle est claire : si le pharaon domine l’ensemble du monde créé15, les limites de son autorité sont nécessairement celles établies par les dieux et qu’eux seuls connaissent : elles ne sauraient se borner à l’Egypte. Mais l’Egypte, Kemet, la Terre noire, ne peut par pour autant sortir d’elle-même, il s’agit donc uniquement d’élargir le plus possible la zone d’influence du pays, en veillant à ce que d’autres pays ne cherchent pas à s’agrandir. En d’autres termes, si les frontières géographiques de l’Egypte sont 13

KRI V, 41, 4-8. Ainsi lit-on, sur la stèle de Tombos, à propos de Thoutmosis Ier : « Il a joint les frontières de ses voisins » (Urk. IV, 84,2), le roi se glorifiant d’avoir poussé sa frontière septentrionale jusqu’à l’Euphrate (Urk. IV, 85,14). 15 Y inclus les îles de l’« océan extérieur », la « terre entière » étant dite « sous ses sandales » (Urk. IV, 86,9-10). 14

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immuables, les frontières idéologiques ne le sont pas et peuvent être repoussées à l’infini16, de la même manière que les temples n’étaient pas des espaces fermés, mais au contraire des espaces susceptibles d’extensions continues. Fondamentalement, les pharaons ont donc un droit divin de recourir à la guerre et les dieux (égyptiens, mais aussi étrangers17 !) sont de leur côté dans les initiatives qu’ils prennent, comme ils le sont pendant les combats : si la rhétorique utilisée pour rendre compte de l’action militaire des rois est sans surprise sur le sujet 18 , elle s’appuie sur une réalité matérielle qui passe par la présence d’étendards divins sur le champ de bataille19, la figuration du dieu Amon (sous forme de sphinx à cornes) sur les boucliers des soldats20, sans compter des noms de contingents armés particulièrement évocateurs, comme « la division d’Amon » ou « la division de Rê », pour n’évoquer que ceux mentionnés dans le Poème de la bataille de Qadesh21. A s’en tenir à ces considérations, la guerre apparaît comme une option laissée à la discrétion des pharaons, mais les sources sont plus précises que cela sur les conditions de recours à la force, puisqu’elles 16

D. MEEKS, « Franchissement et transgression de la frontière. Expansion et risques à l’époque pharaonique », Ch. VELUD (éd.), Les sociétés méditerranéennes face au risque. Espaces et frontières, IFAO, Le Caire, 2012, p. 7-19. 17 Par exemple, à propos de Ramsès III, la Grande Inscription de l’an 11 indique, l. 1012 : « Monthou et Seth sont avec lui dans chaque bataille. Anath et Astarté sont un bouclier pour lui pendant qu’Amon ordonne son discours » (KRI V, 59,14-60,1). Il y a là une appropriation par l’Egypte des divinités étrangères, qui correspond à un objectif de soumission politique, dont la réalisation passe par la conquête. 18 Ainsi ce passage du Poème de la bataille Qadesh, dans lequel Amon s’adresse à Ramsès II « face à face » et lui dit d’aller de l’avant, car « je suis avec toi, je suis ton père, et ma main est avec toi » (KRI II, 43,7). 19 T. VON DER WAY, Die Textüberlieferung Ramses’II. zur Qades-Schlacht. Analyse und Struktur, HÄB 22, 1984, p. 183-184 ; R.O. FAULKNER, « Egyptian Military Standards », JEA 27, 1941, p. 12-18. 20 N. DAVIES, A. GARDINER, The Tomb of Huy : Viceroy of Nubia in the Reign of Tut’ankhamun, London, 1926, pl. XXV. 21 KRI II, 21,11-22,6.

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La question du droit de la guerre dans les sources du Nouvel Empire égyptien

mettent en relation, quasi systématiquement, l’intervention armée du roi à une agression extérieure de l’Egypte : dans ce cas, l’option n’en est pas une, puisqu’elle s’analyse en terme d’obligation. 2.

Le recours à la force armée : la réponse à une menace pesant sur l’Egypte

L’agression de l’Egypte peut prendre la forme d’une tentative d’invasion du pays par des forces extérieures, d’une insurrection dans les zones sous contrôle égyptien, ou d’une attaque contre les localités conquises par l’Egypte. Dans de telles situations, partir en guerre est un devoir auquel il n’est théoriquement pas possible de se soustraire22. Un document particulièrement significatif de ce point de vue est la Grande Inscription de Mérenptah à Karnak 23 , qui relate la campagne militaire de l’an 5 menée contre la coalition opérée entre des tribus libyennes et des bandes armées appelées les Peuples de la Mer 24 , conduite par un certain Méry :

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Le simple fait d’exprimer des intentions hostiles justifie, en soi, une intervention armée. Ainsi, dans la Grande Inscription de l’an 5 de Ramsès III, la campagne militaire du roi s’appuie sur l’affirmation selon laquelle : « Leurs pensées dans leurs corps étaient : “on agira !” » (KRI V, 22,13-14). L’affirmation est très commode rétrospectivement, pour expliquer une intervention militaire, puisqu’elle permet de ranger artificiellement l’ennemi dans le camp opposé à celui de la maât, celui d’isefet, le chaos, que le roi doit combattre. Sur les formes d’expression de la dissidence à l’idéologie royale et les façons d’y répondre : K. ZIBELIUS-CHEN, « Politische Opposition im Alten Ägypten », SAK 17, 1990, p. 339-360. 23 KRI IV, 2-12 ; KRIT IV, 2-10 ; B.G. DAVIES, Egyptian Historical Inscriptions of the Nineteenth Dynasty, Documenta Mundi, Aegyptiaca 2, Jonsered, 1997, p. 151-171 ; C. MANASSA, The Great Karnak Inscription of Merneptah: Grand Strategy in the 13th Century BC, Yale Egyptological Studies 5, New Haven, 2003 ; T. VON DER WAY, Göttergericht und « Heiliger » Krieg im Alten Ägypten. Die Inschriften des Merenptah zum Libyerkrieg des Jahres 5, SAGA 4, 1992. 24 Sur cette désignation, cf. C. MANASSA, op. cit., p. 77-82.

23

Burt Kasparian [@At-sp 5, Abd 2] Smw, sw (1) r-nty : wr Xsy xrw n(y) Rbw Ma-ry sA ¨d, hA Hr xAst nt *Hnw Hna pDwt=f [……^]rdn ^krS IqwS Rkw &rS m Tat tp n(y) aHA(wty) nb pHrr nb n(y) xAst=f. In.n=f Hmt=f Xrd.w=f [……] aAyw n(y.w) ihy. PH.n=f tAS imntt m sx.wt n.w Pr-Ir(w). Istw Hm=f xar [Hr].sn mi rw. « […] [An 5, 2e mois de l’]été, jour 1, le vil chef des Lebou, Méry, fils de Didi, descendit du pays de Tjéhénou avec ses troupes [……. She]rden, les Shekelesh, les Aqaouash, les Loukou et les Tourshou, prenant le meilleur de chaque combattant et chaque coureur de son pays. Il amena sa femme et ses enfants [……] les grands des camps. Et il atteignit la frontière occidentale sur les champs de Per-irou. Alors Sa Majesté se mit en colère contre eux comme un lion. » […… &A-mr]i hn Imn xr=tw m WAst. #Aa.n=f HA=f r MSwS [……….] mAA pA tA n *mHw iw.w […….] Tsw-pDt m-Hat iry r sksk tA n Rbw. « [……. de l’Egypte]. Amon a donné son assentiment. Ainsi dit-on à Thèbes. Il a tourné son dos contre les Meshouesh, [ne] regardant [même pas] le pays de Tjéméhou. [……..] le commandant des archers en étant à la tête, afin de détruire le pays des Lebou. »

L’inscription se poursuit en précisant que le pharaon vit en rêve une statue du dieu Ptah lui intimant l’ordre de prendre une épée et de bannir le mécontentement de son cœur 25 . La formule « Amon a donné son assentiment » suggère que la divinité s’est exprimée par le biais d’un oracle, après avoir été consultée. La volonté des dieux étant tranchée, il était rigoureusement impossible de s’y soustraire, d’autant moins qu’elle tirait toute sa force, à travers les dieux Ptah et Amon, de l’association des deux capitales religieuses du pays : Memphis et Thèbes, « L’Héliopolis du Sud ». Si Amon suit le commandement de Ptah, c’est que Memphis et Héliopolis étaient les deux villes les plus en situation de péril : c’est en 25

KRI IV, 5,10-13.

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effet à Périrê que, selon l’Inscription de Karnak, Méry atteignit la frontière occidentale de l’Egypte, près de la pointe du Delta. Mais Thèbes n’était pas pour autant à l’abri de la menace ennemie. En effet, le plan des forces coalisées ennemies semble avoir été de coordonner leurs attaques sur deux fronts distincts, au nord et au sud de l’Egypte26. On touche ici à une juste cause de guerre, voire même à la cause juste par excellence, puisque les villes les plus importantes du pays, tant sur le plan religieux que sur le plan administratif, étaient menacées, placées directement en ligne de mire du plan d’attaque de l’ennemi. Autre cause juste : le complot contre les intérêts stratégiques égyptiens à l’étranger. A titre d’exemple, on peut citer un extrait de la Stèle de Karnak qui commémore les 2e et 3e campagnes militaires d’Amenhotep II27 : (…) Ist sDm.n Hm=f r-Dd nhy [m] nA n(y) stty.w nty(.w) m dmi n(y) Ik(r)T/IkATi Hr ngm r ir.t sxr n(y) xAa tA iway.t n(y.t) Hm=f [r-bl]-m pA dmi r pna Hr pA [wr n(y) Ik(r)T] nty Hr mw n(y) Hm=f. aHa[.n rx.n s.t Hm=f m ib=f]. aHa.n Sn.n=f bnt(w) sw nb(w) m dmi pn. [%mA].n=f st Hr-a sgrH.n=f dmi pn (…) « Or Sa Majesté entendit que quelques-uns [parmi] ces Asiatiques qui se trouvaient dans la ville d’Ougarit étaient en train de comploter afin de mettre au point un plan visant à expulser les troupes de Sa Majesté [à l’extérieur] de cette ville, afin de renverser le [prince d’Ougarit] qui était dans le camp de Sa Majesté. Alors [Sa Majesté eut connaissance de cela dans son cœur]. Alors, il encercla tous ceux qui s’étaient révoltés contre lui dans cette ville. Il les [tua] immédiatement et libéra cette ville. »

La situation évoquée ici est particulière, car le devoir d’intervention est selon toute vraisemblance dicté par le serment de fidélité qui lie le 26 27

Sur tous ces points, voir C. MANASSA, op. cit., p. 94-103. Urk. IV, 1312, 7-15.

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vassal au pharaon et, par conséquent, par un traité d’allégeance qui avait dû être conclu entre le prince d’Ougarit et le pharaon. On se situe donc dans un cadre conventionnel, qui suppose, en contrepartie du respect de ses obligations par le vassal, l’exécution de son devoir d’aide et assistance par le pharaon. Un tel devoir est expressément prévu dans le traité paritaire conclu entre Ramsès II et Hattusili III, quand on envisage les clauses ayant pour thème une alliance de défense mutuelle entre l’Egypte et le Hatti, des clauses qui se répondent trait pour trait, dans une logique parfaitement synallagmatique28 : (…) Ir iw ky xryw r nA tA.w n(y.w) Wsr-mAat-ra %tp.n-ra pA HqA aA n(y) Km.t mtw=f h(A)b n pA wr aA n(y) #t r-Dd my m-di=i m nxt r=f ir pA wr aA n #t [irm=f mtw] pA wr aA n(y) #t Xdb pAy=f xryw. #r ir iw bn ib n(y) pA wr aA n(y) #t Sm.t iw=f Hr di.t Hnn pAy[=f] mSa tAy[=f] (t)nt-Htri mtw(.w) xdb pAy=f xryw. (…) Si un tiers (en tant qu’) ennemi marche contre les territoires de Ouser-Maât-Rê-Sétepenrê le Grand Souverain d’Egypte et s’il (= Ramsès) fait prévenir le Grand Seigneur de Khéta en ces termes «Viens avec moi en renfort contre lui », (alors) le Grand Seigneur de Khéta fera en sorte d’[aller à lui en renfort] et le Grand Seigneur de Khéta abattra son ennemi. Maintenant, si le cœur du Grand Souverain de Khéta ne veut pas y aller, (alors) il fera se précipiter son infanterie et sa cavalerie afin qu’il (= Ramsès) abatte son ennemi. (…) #r [ir iw ky] xr[yw] r pA wr [aA n #t iw iry] Wsr-mAat-[ra] %tp.n-ra [HqA aA n(y) Km.t mtw=f] iyt n=f m nxt r Xdb pAy=f xryw. Ir iw ib in Ra-ms-sw mry-Imn pA HqA n(y) Km.t r iy.t iw=f […… mtw=f di.t Hnn] pA[y]=f [mSa tAy=f (t)nt-Htr] m-di ann wSb n pA tA n(y) #t.

28

KRI II, 228, 3-11.

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La question du droit de la guerre dans les sources du Nouvel Empire égyptien (…) [Si] un tiers (en tant qu’) ennemi [marche] contre le [Grand Seigneur de Khéta et s’il (= le Grand-Seigneur) fait prévenir] Ouser-Maât-Rê-Sétepenrê [le Grand Souverain d’Egypte], (alors) il (= Ramsès) viendra à lui en renfort pour abattre/combattre son ennemi. Si, [cependant, le cœur de OuserMaât-Rê-Setepenrê le Grand Souverain d’Egypte ne veut pas y aller, il [fera se précipiter] son [infanterie et sa cavalerie] afin de soutenir le pays de Khéta.

Le devoir de secours pouvait être, ou ne pas être, suivi d’effet dans la pratique, il n’en demeure pas moins qu’il était couvert par un serment dont les dieux étaient les garants et dont ils pouvaient, dont ils devaient même, sanctionner le non-respect. Ce qui est vrai pour un traité paritaire devait l’être pour un traité de vassalité. On ne dispose pas des textes de tels traités pour l’Egypte, mais le mécanisme des rapports qui étaient institués devait être du type do ut des, et l’Egypte ne pouvait pas rester indifférente aux agressions dont ses vassaux pouvaient faire l’objet, même si, dans la pratique, son intervention militaire n’était pas nécessairement systématique, mais dépendait de considérations stratégiques29. Que se passait-il une fois que le conflit était engagé ? Y avait-il des règles qui trouvaient à s’appliquer dans le cours des combats ? Existait-il, pour employer la terminologie juridique adéquate, un ius in bello ? La question est plus délicate à traiter, et bien des aspects de la question restent obscurs.

29

W.L. MORAN, Amarna Studies. Collected Writings (J. HUEHNERGARD, S. IZRE’EL éd.), Winona Lake, 2003, p. 327-341.

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II. Les termes du ius in bello La guerre semble avoir répondu, dans son déroulement, à un code de conduite précis, qui devait servir, si ce n’est à tempérer la violence en usage au cours des affrontements, du moins à lui servir de cadre, car le recours à la force ne pouvait être que transitoire. Le sort des vaincus est également régi par des règles qui sont manifestement pensées différemment selon les conditions dans lesquelles la guerre a été déclenchée. C’est tout du moins ce dont semblent rendre compte les sources égyptiennes. 1.

Le code de conduite régissant le déroulement des combats

L’entrée en guerre semble avoir répondu à un préalable nécessaire, mais il est très possible que ce préalable ait été réservé aux seules puissances rivales qui s’estimaient sur un pied d’égalité du point de vue de leur organisation politique. Ce préalable consistait en l’expression d’intentions belliqueuses. Concrètement, il s’agissait de défier l’adversaire, de le provoquer ouvertement, et si ce dernier décidait de relever le défi qui lui était lancé, il devait en accepter les termes, ce qui le conduisait notamment à tenir, dans le cours de la bataille, le rôle d’attaquant30. Le défenseur, de son côté, choisissait le lieu du combat, et comme il était acculé à un rôle passif, il devait veiller à choisir un champ de bataille qui lui offrît des possibilités de repli. On trouve une illustration de ces principes dans les Annales de Thoutmosis III, à Karnak, à travers le récit de la bataille qu’il livra devant les portes de Mégiddo31 : 30

Sur les conceptions de la guerre qui prévalaient pour le déroulement des combats, dans le Proche-Orient ancien, voir M. LIVERANI, op. cit., p. 160-171 ; P. GRANDET, Les pharaons du Nouvel Empire : Une pensée stratégique (1550-1069), Editions du Rocher, 2008, p. 83-85. 31 Urk. IV, 649, 3-13 ; M. DESSOUDEIX, Lettres égyptiennes II, Actes Sud, 2012, p. 181212 ; P. GRANDET, op. cit., p. 296-303 ; H. GOEDICKE, The Battle of Megiddo, Baltimore, 2000 ; D.B. REDFORD, The Wars in Syria and Palestine of Thutmose III,

28

La question du droit de la guerre dans les sources du Nouvel Empire égyptien rnp.t-sp 23 (Abd) tp(y) (ny) Smw sw 16 dmi n(y) YHm wD [Hm=f] nD r(A) Hna mSa=f n(y) nxt r-Dd r-n[t(y).t] xrw pf [Xs(y)] n(y) QdSw iw(.w) aq(.w) r Mkti. %w [im] m tA A.t. %Hwy.n=f n=f wr(.w) n(y).w xAs.(w)t [nb(w).t wn(w).w] Hr mw n(y) Km.t Hna SAa r Nhrn m […] #Arw(y.w) Qdw(y.w) Htr=sn mSa(.w)=sn [r(m)T=sn]. R-nt(y).t sw Hr Dd xr(w)=tw aHa=i r [aHA r Hm=f aA] m Mkti. +d=tn n=i [nt(y).t m ib=tn]. « An 23, 1er mois de l’été, 16e jour, à la ville de Yehem, [Sa Majesté] a ordonné de tenir conseil avec son armée victorieuse en disant : “Ce [vil] ennemi de Qadesh est venu et est entré dans Megiddo. Il est [là] en ce moment. Il a rallié à lui les grands de [toutes] les contrées étrangères, [qui étaient] loyales (litt. : sur les eaux) à l’Egypte et (des pays) aussi loin que le Naharina, comme […], les Kharou, les habitants de Qode, leurs chevaux, leurs armées, [leurs gens]. Vu qu’il parle en ces termes, dit-on : ‘Je vais me tenir prêt à [combattre contre Sa Majesté], ici, à Megiddo’, dites-moi [ce qui est dans votre cœur].” »

On lit plus loin que la bataille eut lieu le 21 du même mois : « le jour exact de la fête de la Nouvelle Lune, fête du Couronnement du Roi, à l’aube 32 ». Si Thoutmosis III n’eut pas le choix du lieu du combat, il semblerait donc, en revanche, qu’il ait eu celui de la date de l’affrontement. Et la date anniversaire de son couronnement devait évidemment lui porter chance. Comme la présence d’Amon à ses côtés33 : (…) wDA(.w) Hm=f Hr wrry.t n(y).t Dam sab=w m Xkr.w=f n(y).w r(A)-a-xt mi @r TmA=a nb ir(.t) x.t mi MnTw wAsty it(=f) Imn Culture and History of the Ancient Near East 16, Leiden, 2003, p. 7-43 ; A.J. SPALINGER, op. cit., p. 83-100 ; M.J. BURGENER, « Thutmose III and the Battle of Megiddo : a New Approach to Analyzing the Archaeological and Historical Sources », JNMES 2010, p. 29-37. 32 Urk. IV, 657, 2-3. 33 Urk. IV, 657, 5-9, 13-15.

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Burt Kasparian Hr snxt a.wy=f(y) (…) Iw Hm=f Hr(y)-ib=sn Imn m sA(w) Ha(w)=f r(A)-DAy.w pH.ty [%tX xt] a.(w)t=f « (…) Sa Majesté s’était mise en marche sur (son) char d’électrum, parée de ses ornements de combat, comme Horus-fortde-bras, Seigneur de l’accomplissement des rites, comme Monthou le Thébain, son père Amon donnant force à ses bras. (…) Sa Majesté était au milieu d’eux, Amon protégeant son corps au cours de la bataille, et la force [de Seth étant à travers] ses membres. »

Pendant les combats, on apprend que l’armée est libre de s’emparer des biens de l’ennemi, sans même attendre de l’avoir terrassé34, mais les textes égyptiens viennent toujours masquer l’anarchie qui préside aux pillages en dressant, à la suite du récit des combats, la liste des biens remportés. Les biens sont donc in fine comptés, comme les vaincus tués, qu’on ampute systématiquement d’une main pour faciliter leur décompte (pl. III). Les armes n’épargnent, pendant les affrontements, que ceux qui se rendent ou font le choix de se rallier à l’Egypte, l’expression consacrée pour exprimer l’idée de reddition étant « implorer le souffle de vie35 » du pharaon, mais l’alliance, et à plus forte raison la capitulation (qui s’exprime par l’envoi d’un messager portant demande de paix 36 ), ne dispensent pas ceux qui en font la demande du versement d’un tribut au roi égyptien, bien au contraire, puisque le tribut est la sanction matérielle logique de toute reddition.

34

Comme l’illustrent ces deux passages des Annales de Thoutmosis III : « Ah ! si l’armée de Sa Majesté n’avait pas cédé au désir de piller ces biens des ennemis, ils auraient pris Megiddo en cet instant » (Urk. IV, 658, 8-10) ; « Alors, leurs chevaux et leurs chars d’or et d’argent furent pris, devenus une prise facile » (Urk. IV, 659, 1-2). 35 La notion emporte l’idée d’allégeance, qui devait se faire par serment : « C’est à celui qui le suit qu’il donne son souffle » (Urk. IV, 86,5). 36 KRI II, 90,12 ; 95,6.

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Quant aux immunités, elles ne semblent pas garanties en temps de guerre pour le personnel diplomatique, comme le suggère ce passage de la Stèle de Karnak attribuée à Amenhotep II37, où on lit : Abd 3 Smw sw 6 i[st Hm=f m xnt.yt m-Xnw pA amq-%rn gm.n=f wpwt n(y) pA wr n(y) Nhrn Xr Saw.t] [s]in(w[.t]) r xx[=f]. [In.n=f sw m sqr-anx Hr n Drw(w) n(y) wrr.t=f] « 3e mois de l’été, 6e jour, [comme Sa Majesté allait vers le Sud, dans la plaine de Sharon(-Tal), il trouva un messager du prince du Naharina, portant une lettre] scellée à l’argile à [son] cou. [Il le ramena comme prisonnier au côté de son char.] »

Les émissaires ne sont donc pas protégés, d’autant que plane sur eux le doute qu’ils cherchent à tromper sur les intentions de leurs mandants, comme cela ressort d’un extrait du bulletin de la bataille de Qadesh38. La bonne foi n’est pas de mise en temps de guerre, on ne peut donc faire confiance aux représentants de l’ennemi, sauf quand ils viennent annoncer sa capitulation. 2.

Le sort des vaincus

Les victoires se soldent par la constitution de prisonniers, par centaines, par milliers, qui sont ramenés en Egypte et affectés, pour l’essentiel, aux domaines des temples (pl. IV), quand ils ne sont pas intégrés dans l’un ou l’autre des différents corps d’armée, mais les prisonniers ne sont pas seulement des soldats : les populations tout entières de certaines localités, hommes, femmes et enfants, sont parfois emmenées39. Les chefs des principautés vaincues qui ont rejeté l’autorité

37

Urk. IV, 1314, 1-4 ; M. DESSOUDEIX, op. cit., p. 398. Qui porte peut-être mention du recours à la torture, pour faire parler les agents de l’ennemi : KRI II, 103,12-108,6. 39 Sans que l’on sache toutefois si une distinction était opérée, qui tînt compte des conditions d’entrée en guerre, lorsque celle-ci était défensive, selon qu’elle était 38

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égyptienne sont systématiquement destitués, faits prisonniers (pl. V) et remplacés dans leurs fonctions par de nouveaux dirigeants qui font serment d’allégeance. Leurs proches sont également faits prisonniers, pour éviter les coups d’Etat qu’ils seraient tentés de faire pour récupérer le pouvoir. La pratique inspira une coutume, qui cadre avec une vision stratégique de l’Egypte, consistant à exiger des princes inféodés qu’ils livrent leurs fils comme otages à la cour du pharaon, l’idée étant de les éduquer pour en faire, à la suite de leurs pères, de fidèles vassaux (pl. VI). Une telle pratique aurait été initiée par Thoutmosis III, qui en fait état dans ses Annales40 : Ist ini(.w) ms.w wr.w sn.w=sn r wnn m nxt.w Hr Kmt Ist ir pA n.ty nb Hr m(w)t m nn n wr.w Xr di Hm=f Sm [sA]=f r aHa Hr s.t=f Alors, les enfants des grands et leurs frères furent amenés comme otages en Egypte, Et si l’un quelconque meurt parmi ces grands, Sa Majesté fait que son [fils] se tienne à sa place.

Mais la victoire peut aussi être plus démonstrative encore, et se traduire par l’exécution de l’ennemi défait. Les sources ne nous renseignent pas clairement sur la configuration d’une telle sanction, mais il semble bien que la mise à mort était la réponse ultime apportée par les pharaons à l’agression dont l’Egypte avait pu être initialement l’objet. Ils devaient donc y avoir recours par préférence dans les situations où ils étaient en position de défenseurs. La peine a bien sûr valeur d’exemple, et c’est en ce sens qu’Amenhotep II, sur la stèle d’Amadah41, en Haute

consécutive à une agression extérieure, ou au refus par l’ennemi de la paix qui lui était offerte, à son approche, par le camp égyptien. 40 Urk. IV, 690, 2-5 ; sur cette pratique, voir P.J. COWIE, « Guaranteeing the Pax Aegyptiaca ? Re-assessing the Role of Elite Offspring as Wards and Hostages within the New Kingdom Egyptian Empire in the Levant », BACE 19, 2008, p. 17-28. 41 M. DESSOUDEIX, op. cit., p. 367-382 ; P. DER MANUELIAN, Studies in the Reign of Amenophis II, Gerstenberg Verlag, Hildesheim, 1987, p. 47-51.

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Nubie, rapporte qu’il a fait pendre sept princes libyens, six devant les remparts de Thèbes et un en haut des murailles de Napata42. La défaite n’emporte aucune clémence pour ceux qui ont déclenché les hostilités, comme en atteste cet extrait du Poème Triomphal de l’an 11 de Ramsès III (qui se rapporte à la Seconde Guerre Libyenne dans laquelle il fut engagé)43 : (…) Kpr iw r Srm m sxr n(y) Tk. WAH=f xaw=f r tA Hna mSa=f iry=f Daq(t) r Hrt r dbH sA=f abt rd.wy=f Dr.t=f aHa m s.t=f pA nTr pA nty rx nAy=f imy.w-Xt Hm=f hA(i) Hr-tp=sn mi Dw n mAT qDH tHs dmi n sAtw. %nf=sn Hr s.t=sn mi nwy nAy=sn XA[.w.t] pt[pt] Hr s.t dgs[.w]. MH m Kpr [in] smA mSa[.f] w[n] ib=sn h[n] Hr=f r Sdi.w. %mA qAs a.wy=f dnH mi Apd pxd Hr bryt Xr nmtt Hm=f (…) Keper vint pour demander la paix à la manière d’un aveugle. Il déposa ses armes à terre avec son armée et il poussa un cri vers le ciel pour supplier en faveur de son fils. Ses pieds et ses mains furent entravés, alors qu’il était à sa place, (car) le dieu est celui qui sait les pensées intérieures et Sa Majesté s’abattit sur eux comme une montagne de granit (de telle sorte qu’ils fussent) écrasés, terrassés, unis à la terre. Leur sang à leur place était comme de l’eau. Leurs cadavres furent écrasés à la place qui leur revient. Kaper fut saisi [et emmené]. [Son] armée fut tuée, ceux dont le cœur dépendait de lui pour être sauvés (litt. : reçus). Il (= Keper) fut tué, ses bras attachés, fait prisonnier comme un oiseau, écrasé sur le char, sous le pas de Sa Majesté.

C’est dans la même optique que, sous la dynastie suivante, Mérenptah poursuivit Méri, le chef de la coalition liguée contre l’Egypte, 42

Urk. IV, 1297, 10-12. A travers la biographie d’Âhmès, fils d’Abana, on apprend déjà que Thoutmosis II revint à Karnak avec, à la proue de son navire, pendu par les pieds, le cadavre du chef nubien qui s’était soulevé contre lui (Urk. IV, 9,3-5). 43 KRI V, 70, 4-10.

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pour le faire exécuter à Héliopolis. Le texte qui relate cette exécution, sur la Stèle d’Israël, la met en relation directe avec une sentence rendue par une juridiction collégiale44. Celle-ci est très particulière, puisqu’il s’agit du tribunal de l’Ennéade d’Héliopolis, le même tribunal qui a tranché le différend mythique entre Horus et Seth pour l’attribution de la fonction royale héritée du dieu Geb. En recourant à une telle image, il s’agit de dire que l’ordre cosmique est rétabli et que les dieux, donc, ont tout lieu d’être satisfaits. Leur intervention in fine est logique, puisqu’ils ont joué ab initio un rôle décisif en acceptant, et même en encourageant l’idée de représailles, en réponse aux attaques portées contre l’Egypte 45 . La légitimation de l’action trouve son pendant dans la sanction religieuse qui frappe l’auteur de l’agression. Une telle sanction vient en complément de celle infligée par sa défaite, et la renforce, en la rendant définitive. La défaite reçoit ainsi un habillage à la fois juridique et religieux, qui reflète une préoccupation, chère aux Anciens et en particulier aux Egyptiens : celle de faire cadrer leurs actions, et les résultats auxquels ces actions tendent, avec le droit, qui n’était autre, dans leur acception, que l’expression de l’équilibre, de l’ordre voulu par les dieux. De ce point de vue, la guerre pouvait leur apparaître comme parfaitement conforme au droit… tant qu’elle répondait à l’objectif d’assurer son rétablissement. Conclusion Du droit externe et, surtout, du droit interne de la guerre, les sources égyptiennes ne nous fournissent qu’une connaissance partielle, en laissant bien des questions en suspens, comme celle portant sur les coutumes susceptibles d’assurer, dans des conditions de guerre particulières (celles d’une guerre offensive notamment), la protection des 44

KRI IV, 15, 1 ; 16, 6-8 ; T. VON DER WAY, Göttergericht und « Heiliger » Krieg im Alten Ägypten, op. cit., p. 35-48. 45 Cette intervention divine vaut particulièrement à une époque où les dieux sont appelés à jouer le rôle de garants des serments prêtés par les parties à un traité : D.J. BEDERMAN, International Law in Antiquity, op. cit., p. 62-67.

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La question du droit de la guerre dans les sources du Nouvel Empire égyptien

biens et des personnes (si tant est qu’une telle préoccupation ait jamais été prise en compte !), ou celle sur les termes des conventions suspendant temporairement les hostilités. Les informations qu’il est possible de tirer de l’analyse des textes sont nécessairement limitées, compte tenu de la nature des sources disponibles, qui enregistrent des conflits dont les rois égyptiens sortent invariablement victorieux. Parmi les principes qu’il est cependant possible de dégager, il en est un qui ressort avec force des inscriptions, à chaque fois qu’il est question d’un engagement militaire de la part des Egyptiens : celui d’une cause juste, la légitimité du recours à la guerre étant mise en avant par les pharaons, quelles que soient les motivations réelles, objectives ou subjectives, présidant à leur entrée en guerre. Cette cause juste réside dans un trouble à l’ordre établi, ou dans la menace d’un tel trouble, qui est assimilable à celle qui pèse sur la barque solaire quand elle traverse le monde souterrain. Le pharaon est légitimé dans toutes ses actions militaires, parce qu’elles tendent par définition à repousser le chaos le plus loin possible du monde ordonné de la création, qui est placé sous son contrôle et sa responsabilité. L’idéologie se nourrit du droit, mais c’est à l’époque ramesside que cela est le plus flagrant, avec l’intervention des dieux sous une forme juridictionnelle pour confirmer la victoire du roi égyptien, le dénouement du combat s’analysant désormais en termes judicaires. Il est tentant de mettre en relation une telle judiciarisation, sur le plan idéologique, du conflit avec la diffusion, dans tout le Proche Orient ancien, du droit international pactice, dont le traité égypto-hittite est une pièce emblématique. Pour la raison commune, toute imprégnée de religion qu’elle soit, la guerre légitime devient alors, surtout, celle qui fait suite à un manquement à la parole donnée, à la violation d’une obligation contractuelle entre nations. Les Egyptiens n’ont pas renoncé pour autant à une rhétorique qui avait su prouver, au fil des siècles, son efficacité, en confortant le roi victorieux dans son rôle de défenseur du monde organisé. Bien avant qu’Aristote et, surtout, Cicéron, ne travaillent à l’ébauche d’une théorisation juridique de la cause de la guerre, on trouve ainsi l’idée, exprimée dans un univers conceptuel pétri de religiosité, que 35

Burt Kasparian

la guerre n’est acceptable que si elle peut être justifiée, et qu’elle ne peut être justifiée qu’en étant conforme à un devoir, à un droit ou… au droit. Burt KASPARIAN MCF histoire du droit Université de La Rochelle – CEIR EA 4227 ABREVIATIONS KRI = K.A. KITCHEN, Ramesside Inscriptions (Oxford) Urk. = Urkunden des ägyptischen Altertums (Leipzig, Berlin)

36

Pl. I

Thoutmosis III massacrant les ennemis de l’Egypte (les « Neuf Arcs ») Karnak, VIIIe pylône, mur ouest, côté sud

Ramsès II à la bataille de Qadesh Ramesséum, 2e pylône, mur ouest, côté nord (d’après C. KUENTZ, La bataille de Qadesh, MIFAO 55, 1928, pl. XLI)

Pl. II

Ramsès III fêtant sa victoire à l’issue de sa 1ère guerre libyenne avec décompte des morts, des prisonniers et du butin (détail) – Medinet Habou, 2e cour, mur sud

Pl. III

Présentation des peuples vaincus à Amon et Mout par Ramsès III - Medinet Habou, mur extérieur nord

Pl. IV

La destitution et la capture des chefs des cités conquises par Ramsès II Ramesséum, 1er pylône, môle nord, mur ouest, partie nordPl. VI

Pl. V

Pl. VI

Scène de remise d’un otage princier par le prince de Tunip (d’après N. DAVIES, The Tombs of Menkheperrasonb, Amenmose, and another (nos. 86, 112, 42, 226), Theban Tomb Series 5, London, 1933, pl. 4)

Les obligations militaires entre alliés d’après le témoignage des archives de Mari de l’époque paléo-babylonienne (ca 1810-1761 av. J.-C.) 1. Le site de Mari et sa documentation Le site de Mari (actuel Tel-Hariri) se trouve dans la région du Moyen Euphrate à une quinzaine de kilomètres de la frontière syro-irakienne. Depuis sa découverte fortuite en 1933, quarante-six campagnes de fouilles ont été conduites par des missions françaises. Les découvertes archéologiques et épigraphiques réalisées dans les différents secteurs du tell permettent d’étudier l’organisation sociale, politique et religieuse d’une grande cité depuis sa fondation, au début du 3e millénaire, jusqu’à sa destruction en 1760 av. J.-C par les armées du roi babylonien Hammurabi1. Les 20 000 tablettes cunéiformes, pour la plupart provenant du Grand Palais, constituent l’un des lots de documents cunéiformes les plus importants du Proche-Orient 2 . La plus grande partie de cette documentation, qui couvre une période relativement courte d’un demisiècle (ca. 1810-1761 av. J.-C.), est essentiellement concentrée sur les règnes de Yasmah-Addu (1792-1776 av. J.-C.) et de Zimri-Lim (17751762 av. J.-C.)3.

1

Pour une synthèse de l’histoire de la ville, cf. notamment MARGUERON 2004. Concernant la fin de Mari, cf. en particulier CHARPIN et ZIEGLER 2003, p. 242-245. 2 Cf. la carte dans LION et MICHEL 2008, p. 11. Le site continue de livrer une documentation épigraphique abondante : environ 2 000 tablettes ont été mises au jour durant les campagnes des années 1998-2002, cf. CAVIGNAUX et COLONA D’ISTRIA 2009, p. 51-68. 3 Cf. CHARPIN et ZIEGLER 2003 pour l’histoire politique de cette période dite amorrite. Les dates en chronologie absolue sont tirées de cette étude, cf. p. 262.

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Ces textes relèvent principalement de deux catégories. D’une part, des documents de gestion administrative et comptable (bilan, inventaire, compte de dépenses et d’entrées, billets à ordre, etc.) qui concerne le royaume et à la maisonnée du roi. D’autre part, des lettres, qui sont pour la plupart adressées au souverain par les membres de sa famille, les rois étrangers, les gouverneurs de province et les fonctionnaires en mission à l’extérieur 4 . C’est en général dans cette documentation que sont mentionnés de façon explicite les évènements politiques et militaires qui concernent : le royaume de Mari proprement dit, sa sphère d’influence, notamment les cités-états du triangle du Habur en Haute Mésopotamie, ainsi que les autres grands royaumes du Proche-Orient (Larsa, Babylone, Ešnunna, l’Elam, Alep, Ugarit, Qatna et Haṣor). 2. Présentation du sujet Les affaires militaires occupent une place centrale dans la documentation de Mari. Les questions traitées se reflètent autant dans la documentation administrative qu’épistolaire : recensement de conscrits ; préparatifs de campagne, comptes rendus d’opérations militaires, règlements de toutes sortes de problèmes relatifs au paiement des soldes, à la discipline, à la durée du service ou encore à l’affectation des tenures militaires. La présente étude concerne plus particulièrement les divers aspects du soutien militaire extérieur et les modalités de sa mise en œuvre. 3. L’aide militaire : une obligation mutuelle L’importance du dispositif allié dans la constitution des armées partant en campagne est très clairement exprimée par un passage d’une lettre envoyée au roi de Mari par Itur-Asdu, le gouverneur de la province de Nahur. Le degré de suprématie des souverains proche-orientaux y 4

Pour une présentation de la typologie des sources épigraphiques de la période concernée et leur exploitation, cf. notamment CHARPIN et ZIEGLER 2003, p. 8-18.

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apparaît comme fonction de leur capacité à nouer des alliances avec des rois subalternes afin d’en obtenir un soutien militaire : « Il n’y a pas de roi qui soit puissant (uniquement) par ses propres forces. Dix ou quinze rois suivent Hammurabi de Babylone, autant suivent Rim-Sin de Larsa, autant Ibal-pi-El d'Ešnunna, autant Amut-pi-El de Qatna. Vingt rois suivent Yarim-Lim du Yamhad5 […] »

Dans une autre lettre, le roi de Mari est quant à lui crédité de dixsept rois et princes de la région du Haut-Habur, susceptibles de lui apporter leur appui, lorsque le royaume est attaqué par Ešnunna en 1772 av. J.-C.6. Ces blocs, constitués d’un nombre relativement important de rois rassemblés autour de leur suzerain, trouvent leur origine dans un phénomène de « ban » et d’« arrière-ban » : la convocation au service militaire d’un vassal direct concernait également les rois qui agissaient sous son autorité 7 . C’est ce que suggère, notamment, le fait que la déclaration de fidélité d’Atamrum au roi de Mari intervient en présence « des sept rois qui se tiennent à son (= Atamrum) service et devant toutes les troupes alliées8 ». Les lettres de Mari montrent que l’on a affaire à un soutien mutuel qui ne dépend pas du rang des parties prenantes l’une par rapport à 5

A.482, 24-27 : ú-ul i-ba-aš-ši lugal ša a-na ra-ma-ni-šu-ma da-an-nu, wa-ar-ki ha-ammu-ra-bi lú ká-dingir-raki 10 15 lugal-meš i-la-ku wa-ar-ki ri-im-[dsu']en lú la-ar-saki qa-tam-ma wa-ar-ki i-ba-al-pí-AN, lú èš-nun-naki, qa-tam-ma, wa-ar-ki a-mu-ut-pí-AN lú qa-ta-nimki qa-tam-ma, wa-ar-ki ia-ri-im-li-im lú ia-am-h[a-a]dki 20 lugal-meš i-laku […] cf. DOSSIN 1983, p. 114. 6 A.3591. Ce groupe de personnalités compte, parmi les plus importantes d’entre elles, les rois de Kurda, Razama, Apum, Ilan-ṣura et Kahat, cf. GUICHARD 1994, p. 256-257. 7 Sur la question du « système féodal » et de l’utilisation des termes de « suzerain » et « vassal » pour décrire les relations socio-politiques des royaumes proche-orientaux de cette période, on se reportera à l’analyse de LAFONT 2001, p. 261. 8 ARM 26/2 404, 15-16 : 7 LUGAL.MEŠ ša mah-ri-šu i-za-az-zu ù ma-har ṣa-ab til-lat[im], ka-li-{LI}-ši-na. Pour cette lettre, cf. ci-dessous § 7.7.

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l’autre. Si dans la lettre d’Itur-Asdu, l’aide militaire est apportée par le vassal à son suzerain, le transfert de troupes existe aussi entre rois d’importance égale9. Le caractère symétrique des engagements se traduit également par le fait que les échanges de troupes existent dans le sens « descendant », du roi dominant vers le roi assujetti10. On remarque d’ailleurs que la défaillance du suzerain à garantir la protection militaire que ses vassaux étaient en droit d’attendre de lui est à même de remettre en question leur allégeance. C’est ce qui ressort des propos des vassaux du Nord de Zimri-Lim en proie à l’invasion d’Ešnunna : le roi de Mari, occupé à défendre le flanc méridional du royaume, ne leur apporte qu’un soutien limité. Il est alors soumis à des critiques acerbes de leur part, qui lui sont rapportées par le général YassiDagan. « Où est donc Zimri-Lim que vous recherchiez pour être un père pour vous ? Lorsque lui circule en chaise à porteurs vous allez derrière lui. Pourquoi maintenant n’est-il pas venu vous sauver ? […] Zimri-Lim a retenu ses bonnes troupes et il nous a envoyé des troupes médiocres, avec elles nous succomberons11 ! »

Les rois « puissants » énumérés par Itur-Asdu ont d’ailleurs souvent cherché à obtenir le ralliement des rois vassaux appartenant à un autre réseau d’alliance : le meilleur moyen de provoquer de tels transferts était 9

Voir par exemple la lettre ARM 26/2 385 qui mentionne les termes de l’alliance soumise à Zimri-Lim de Mari par Hammurabi juste avant l’attaque de la ville de Maškan-šapir (§ 6). 10 La présentation des devoirs réciproques du suzerain et de son vassal dans le domaine militaire et la notion de de symétrie des engagements dans les traités sont abordées par LAFONT 2001, p. 247-248, p. 287 et p. 291. 11 A.1025, 15-18 et l. 69-70 (LAPO 17 545) : ù a-na lugal-meš a-wa-tam ki-a-am iṣ-ṣaba-at-ma um-ma-a-mi a-li-ma zi-im-ri-li-im, ša a-na a-bu-ti-ku-nu te-ši-a-šu-ma i-numa šu-ú i-na gišnu-ba-lim ra-ak-bu, at-tu-nu wa-ar-ki-šu-nu ta-al-la-ka am-mi-nim i-naan-na la il-li-kam-ma, la ú-še-zi-ib-ku-nu-ti […] zi-im-ri-li-im ṣa-ba-šu dam-qa-am ikla-ma, ṣa-ba-am da-al-la-am a-na ṣe-ri-ni iṭ-ru-dam-ma it-ti-šu-nu ni-ma-at, cf. KUPPER 1990, p. 337-340.

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la promesse d’un soutien militaire. Pour obtenir le basculement dans son camp d’un roi d’une ville de Haute-Mésopotamie, Ṣilli-Sin d’Ešnunna charge ses messagers de lui déclarer : « Zimri-Lim et le roi de Babylone, quel roi ont-ils jamais aidé militairement, et à quel pays ont-ils jamais touché le menton. Allons ! Si tu repousses l’alliance avec Zimri-Lim, le roi d’Ešnunna mettra à ta disposition un puissant contingent allié12. »

Dans la lettre A. 2988+, les propos tenus par Yarim-Lim d’Alep suggèrent qu’il ne suffit pas d’envoyer des troupes, encore faut-il qu’elles soient expérimentées 13 . Celui-ci jugeait que le contingent octroyé à Zimri-Lim de Mari valait les troupes qu’Ešnunna serait susceptible de lui prêter au cas où le roi de Mari déciderait de conclure une alliance avec ce pays : « Est-ce que je ne suis pas meilleur pour Zimri-Lim qu’Ešnunna ? Ou bien n’ai-je pas des troupes équivalentes à (celles d’)Ešnunna14. »

4. Les effectifs impliqués dans les transferts de troupes entre alliés Dans la documentation de Mari, et en particulier dans les lettres, les indications relatives à la taille des unités militaires sont très fréquentes. Les fonctionnaires royaux ont à cœur de préciser l’envergure des mouvements de troupes. En effet, de ce type d’information découlait tout un train de mesures relatives à l’organisation de la défense du royaume ou à la réalisation des campagnes militaires.

12

ARM 26/ 2 423, 45-48 : ú-ul i-ba-aš-ši zi-im-ri-li-im ù a-lim ma-riki a-tam-ri-im, ù lú ká-dingir-raki, lugal a-ye-em it-lu-lu ù sú-qa-at ma-tim a-yi-tim, il-pu-tu at-la-kam qatam it-ti zi-im-ri-li-im, -na-pa-aṣ-ma ti-la-tam ra-bi-tam lú-èš-nun-naki, i-me-ed. 13 Sur la question du niveau des troupes transférées, cf. également § 5.2 les traités de Tell Leilan : L.T.3 et L.T.4. 14 A.2988+, 30-36 (LAPO 16 282) : a-na-ku e-li èš-nun-naki ú-ul dam-qa-ak-šum, ù-luma ṣa-ba-am ki-ma èš-nun-naki, ú-ul i-šu, cf. CHARPIN 1991, p. 161.

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Les données concernant plus spécifiquement les troupes alliées sont aussi très abondantes. Il est ainsi possible d’évaluer l’importance des apports extérieurs qui étaient réglés dans le cas des vassaux par un système de quote-part (munûtum), auquel la lettre ARM 26/2 329, 6’ fait allusion. Quelques chiffres permettront d’en juger. On se limitera ici aux contributions reçues par le royaume de Mari, dont l’armée, constituée des troupes permanentes et de celles issues des levées, a pu compter, selon les périodes, un total de cinq à dix mille hommes :

Campagne de Qatna (1780-1779) Guerre de succession (1773) Guerre contre Ešnunna (1771) Guerre contre l’Elam (1765) Expédition dans le Nord (1762) Pour divers expéditions

Nombre de soldats (pays d’origine)15 6000 (Ešnunna) 3000 (Ešnunna) 5000 (Babylone) 5000 (Babylone) 1000 (Babylone) 2000/3000 (vassaux du Haut-Habur)

5. Les obligations militaires dans les traités d’alliance La documentation de Mari a livré quatre traités internationaux, dont trois stipulent de manière plus ou moins détaillée des engagements militaires16. La récente publication des textes de Tell-Leilan (l’ancienne Apum), un site du Nord de la Mésopotamie, permet d’élargir le corpus des accords internationaux. Cette documentation, légèrement postérieure à 15

Pour ces données, on se reportera à ABRAHAMI 1992, p. 161-164. D’autres traités figuraient peut-être parmi les documents de la chancellerie mariote sélectionnés par les autorités babyloniennes pour être emportés. Sur cette question, cf. CHARPIN 1995, p. 34-35 et p. 37-38 avec la bibliographie antérieure. Le nombre restreint d’accords internationaux dans la documentation de Mari trouve aussi une explication probable dans le fait que les alliances n’ont pas été systématiquement soumises à l’écrit. Les déclarations d’intentions (ci-dessous § 6), formulées dans les lettres, ont peut-être garanti un niveau d’engagement suffisant. 16

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celle de Mari, compte en effet sept traités, qui ont donc été intégrés à la présente étude17. Du point de vue de leur structure, les textes des traités de Mari et d’Apum partagent une identité de forme : les plus complets se présentent comme un serment prêté unilatéralement, qui mentionne les dieux par lesquels on jure, les clauses de l’engagement et la liste des malédictions qui affecteront le parjure18. 5.1 Les traités retrouvés à Mari La question militaire est évoquée de manière générale par deux des traités de Mari. Dans l’accord entre Zimri-Lim de Mari et Hammurabi de Babylone (1765 av. J.-C.), ce dernier s’engage à n’entretenir aucune relation diplomatique avec l’Elam et à ne pas conclure de paix séparée avec ce pays19. Dans le traité qui est conclu une année plus tard avec le roi de Mari, Atamrum d’Andarig jure de ne pas commettre « tant qu’il vivra de méfait contre Zimi-Lim, fils de Yahdun-Lim, roi de Mari et du pays bédouin, contre sa ville, son armée et son pays20 ». La clause du traité, qui est citée dans la lettre ARM 26/2 372, sur laquelle le roi d’Andarig doit s’engager vis-à-vis de Hammurabi de Babylone, évoque

17

Pour l’édition de ces accords, cf. EIDEM 2011, p. 310-438. La présentation d’ensemble de cette documentation figure p. 310-345. Le traité L.T.1 d’Apum est en fait contemporain du règne de Zimri-Lim, cf. ci-dessous n. 25. 18 Pour une étude détaillée des traités de Mari qui inclut, outre les questions de formes, l’analyse des modalités de l’élaboration de ces accords et les rituels associés à leur conclusion, cf. LAFONT 2001, p. 283-288 avec la bibliographie antérieure. Les traités d’Apum, qui étaient pour la plupart encore inédits au moment de la réalisation de l’étude de B. Lafont y sont également présentés ainsi que deux autres textes d’accords plus ou moins apparentés provenant du Sud de la Mésopotamie (Uruk et Tell Asmar), cf. p. 287-288. 19 M.6435+ (LAPO 16 290), cf. DURAND 1986, p. 111-118. 20 M.7750 (LAPO 16 291), 5-9 : a-di ba-al-ṭà-ku, a-na zi-im-ri-li-im dumu ia-ah-du-liim, [luga]l ma-riki ù ma-a-at ha-na, [a-li-š]u ṣa-bi-šu ù ma-ti-šu, [la] ú-gal-la-lu, cf. JOANNES 1991, p. 167-169.

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aussi des dispositions larges : « Sois hostile avec mes ennemis et sois en bons termes avec mes amis21. » Des considérations beaucoup plus précises concernant les modalités d’une coopération militaire sont présentes dans le traité entre Zimri-Lim et Ibal-pi-El d’Ešnunna, conclu en 1770 av. J.-C. après la guerre qui avait opposé les deux royaumes22. Le texte est cependant assez mal conservé. En effet, plus de la moitié de la tablette a été perdue, et les 68 lignes qui nous sont parvenues ne sont pas toujours complètes. Pour autant qu’on puisse en juger néanmoins, les points de l’alliance sur lesquelles s’engage le roi de Mari semblent cependant tous à caractère militaire : • La clause § 2’ (col. ii, 2’-12’) indique que le roi de Mari n’enverra pas son armée et celles de ses propres alliées avec des instructions dont les termes n’ont pas été conservés. • De la clause § 3’ ne subsiste qu’une phrase mentionnant : « Le lieu de la bataille et du combat, le lieu du rempart et du campement des troupes d’Ibal-pî-El 23 . » Cette séquence évoque peut-être l’armée en expédition à travers différentes situations de combat (en rase campagne ou contre une ville) et lors de son stationnement. On pourrait envisager que la clause en rapport avec cette énumération concernait l’engagement à fournir en toute circonstance l’assistance militaire demandée. • La clause § 4’ (col. iii’, 1’-9’) se rapporte à la promesse du roi de Mari de garder secret l’ordre de mobilisation de l’armée d’Ešnunna et de ses alliées ainsi qu’à ne pas divulguer le contenu des délibérations auxquelles il assiste.

21

ARM 26/2 372, 58-59 : [it-ti na-ak-ri-ia], lu-ú na-ak-ra-a-ta it-ti sa-li-mi-ia [lu-ú saal-ma-a-ta]. 22 A.361 (LAPO 16 292), cf. CHARPIN, 1991, p. 141-147. 23 Col. ii, 13’-14’ : a-šar gištukul-meš ù ta-ha-zi-im a-šar du-ri-im, ù sa-ak-ni-im ša ṣabi-im ša i-ba-al-pí-AN.

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• Dans la clause § 5’, l’évocation de différents lieux et moments suggère les circonstances d’une attaque par surprise : « […] dans un terrain en friche, sur la route, sur le chemin […], sur le passage, dans l’oued, dans le fleuve […], dans une embuscade, pendant la nuit, pendant le repos, du[rant…] 24 . » Comme dans § 2’, il est question des ordres que le roi de Mari s’engage à ne pas donner à ses armées. Leur contenu a également disparu dans la cassure de la tablette. Etant donné le contexte, on pourrait considérer qu’il est question de la promesse du roi de Mari de ne pas engager d’hostilité contre les troupes de son allié. 5.2 Les traités de Tell-Leilan, l’antique Apum Les obligations militaires sont évoquées dans quatre des sept traités de Tell-Leilan : - L.T.1 conclu entre Haya-abum d’Apum et Qarni-lim d’Andarig et un roi non identifié du pays de Sumum25 ; - L.T.2 conclu entre Mutu-Abih d’Apum et Hazip-Teššup de Razama26 ; - L.T.3 conclu entre Till-Abnu d’Apum et Yamṣi-Hadnu de Kahat27 ; - L.T.4 conclu entre Till-Abnu d’Apum et probablement YamṣiHadnu28. Dans L.T.1 et L.T.2, le volet militaire de l’alliance apparaît dans des termes généraux. Le roi de Sumum déclare avoir juré « fraternité, aide militaire, amitié, une paix stable fondée sur de bons principes et des

24

Col. iii’, 19’-21’ : […] i-na a-šà na-di-im i-na kaskal i-na ṭú-di-i[m…], i-na mé-te-qíim i-na na-ah-li-im i-na i7-da […], i-na šu-ub-tim i-na mu-ši-im i-na ṣa-la-lim i-[na…]. 25 EIDEM 2011, p. 346-367. Ce traité est contemporain des années 1770 av. J.-C.– 1765 av. J.-C. de Zimri-Lim, cf. EIDEM 2011, p. 325. 26 EIDEM 2011, p. 368-386. 27 EIDEM 2011, p. 387-406. 28 EIDEM 2011, p. 407-416.

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paroles honnêtes et sincères29 ». Et c’est à peu près le même discours que prononce Mutu-Abih lorsqu’il prête serment 30. La partie qui s’engage, dans ces deux traités et dans L.T.4, déclare aussi que l’accord lie « ses fils, ses serviteurs, son armée (ṣabum), son territoire de pâturage (nawûm) et son royaume (namlakatu) 31 ». La clause de confidentialité (§ 4’) du traité entre Zimri-Lim et Ibal-pî-El d’Ešnunna (ci-dessus § 5.1) est également présente dans L.T.1 et L.T.2 : les affaires secrètes que l’une et l’autre des parties se diront ne doivent pas être divulguées32. L.T.1 évoque la tentative de l’ennemi d’attirer dans son réseau d’alliance le roi de Sumum en l’achetant avec « de l’argent, de beaux trésors (naṣirtam damiqtam), de belles curiosités (ašlalêm damqam), une ville, un tribut (biltum) ». Celui-ci promet d’ignorer ce type de manœuvre et s’engage à « ne pas aller avec l’ennemi et ses lances33 ». Les accords L.T.2, L.T.3 et L.T.4 mentionnent, dans des termes parallèles, certaines modalités de l’aide militaire. La partie qui prête serment s’engage sur trois points : 1) dépêcher de bonnes troupes sous la direction d’un officier fiable (taklum) ; 2) ne pas restreindre leur champ d’action et s’assurer qu’elles prendront pleinement part au combat ; 3) ne pas leur donner d’ordre de repli au moment des combats avec l’intention de provoquer la défaite de l’alliée. 29

EIDEM 2011, p. 353 et p. 364, L.T.1 = L87-1456, col. v, 10’’’-16’’’ : at-hu-tam ti-lutam [ra]-i-mu-tam, sa-li-im ke-na-tim š[a a-wa]-ti-in dam-qa-tim, at-wa-am ša li-ib-biim ga-am-ri-im. 30 EIDEM 2011, p. 372 et p. 382, L.T.2 = L.87-150+, col. iv, 34’-36’. 31 EIDEM 2011, p. 347 et p. 359, L.T.1 = L.87-507b+, col. i, 10’-12’ et EIDEM 2011, p. 374 et p. 383, L.T.2 = L. 87-150+, col. v, 27’’-29’’ ; EIDEM 2011, p. 409 et p. 414, L.T.4 = L.87-924a, col. ii, 4-6. 32 EIDEM 2011, p. 349 et p. 361, L.T.1= L87-203+, col. iv : 6’’-10’’ et EIDEM 2011, p. 372 et p. 381, L.T.2= L.87-150+, col. iv, 21’ -25. 33 EIDEM 2011, p. 351 et p. 362, L.T.1 = L87-734, col. v 1-15.

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Les obligations militaires entre alliés d’après les archives de Mari

« Lorsque Mutiya fils de Halun-pi-yumu, le roi du pa[ys d’Ap]um envoie un message demandant des troupes d’a[ide], ce jo[ur-là] très certainement, je lui enverrai mes bonnes troupes et un commandant fiable. Je n’émett[rai pas d’obje]ction, je ne dirai pas à mes troupes de rester sans rien faire. A mes troupes et à celui qui les commande, je ne dirai pas : “Lorsque la troupe de Mutiya [fils] de Halun-pi-yumu, roi du pays d’Apum, s’approchera de son ennemi pour le [comb]attre, [réalisez?] le plan d’un complot, démobilisezvous de sorte que (l’ennemi) tue [Mut]iya et son armée.” (Ces paroles) je ne dirai pas, je ne (les) [ferai pas d]ire, je n’en donnerai pas l’ordre ni n’e[nverrai de missive (à ce sujet)]34. »

On le voit bien, outre le niveau des troupes, ce qui apparaît ici, c’est une double exigence : un engagement sans limite et une confiance totale dans le contingent allié. Ce dernier aspect est aussi illustré dans l’accord L.T.3. où il est question du danger potentiel que représentent les troupes alliées pour le pays d’accueil. Ainsi Till-Abnu s’engage à ne pas profiter de la présence militaire de ces soldats dans la capitale et les autres villes du royaume de Kahat pour en prendre le contrôle35. L.T.3 mentionne également le fait que le contingent de Till-Abnu envoyé en aide, « joindra les armes » (gištukul-há šutēmudu) avec l’armée de Kahat et partagera sa « couche » (rubṣum)36. Ces deux aspects de la 34

EIDEM 2011, p. 370 et p. 379, L.T.2 = L. 87-1392a, col. iii, 1-19 : i-nu-ma mu-ti-ia dumu ha-lu-un-pí-mu, lugal ma-a-[at a-p]í-imki, a-na ṣa-ab n[i-ih-ra-ri]-im iš7-ta-ap-raam, i-na u4-mi-š[u-m]a ṣa-bi dam-qa-am, ù a-lik pa-an ṣa-bi-ia ta-ak-lam, lu-ú a-ṭà-arra-du, né-me-et-t[am la a-r]a-aš-šu-ú, ṣa-bi ú-ul ri-iq la a-qa-ab-bu-ú, a-na ṣa-bi-ia ù a-lik pa-an ṣa-bi-ia, ki-a-am la a-qa-ab-bu-ú u[m-m]a a-na-ku-ma, i-nu-ma ṣa-bu-um ša mu-ti-ia [dumu] ha-lu-un-pí-mu lugal ma-a-at a-pí-imki, [a-n]a pa-an lú-kúr-šu, [a-na giš tu]kul-meš e-pé-ši-im is-sà-an-qú, [… š]a ú-zu-un sà-ar-tim, pu-uṭ-ra-m[a mu-t]i-ia, ù ṣa-ba-šu [i-d]u-ku, la a-qa-ab-bu-ú l[a ú-š]a-aq-bu-ú, la ú-wa-a-ru l[a a-ša-ap-pa-ru]. Pour les passages parallèles, cf. EIDEM 2011, p. 389 et p. 398, L.T.3 = L.87-1362+, col. ii, 10-14 et EIDEM 2011, p. 410 et p. 415, L.T.4 = L.87-924a, col. iii, 1-10. 35 EIDEM 2011, p. 389 et p. 398, L.T. 3 = L87-1362+, col. ii, 19-24. 36 EIDEM 2011, p. 389 et p. 398, L.T.3 = L.87-1362+, col. ii, 15-18.

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coopération militaire sont évoqués à plusieurs reprises par les lettres de Mari (§ 7.3 et § 7.5). 6. Les déclarations d’intention concernant l’engagement militaire Il est assez fréquent que les engagements d’assistance militaire fassent l’objet d’une déclaration mentionnée dans un échange de correspondance37. Dans leur formulation, ces ententes sont exprimées de façon large, comme c’est parfois le cas avec les clauses des traités (§ 5). La symétrie des engagements y est aussi clairement exprimée : l’offre d’assistance militaire de Hammurabi de Babylone proposée à Zimri-Lim de Mari est ainsi formulée : « [Celui qui m’envoie ses troupes], lorsqu’il me demandera des troupes, je lui enverrai des troupes et je lui ferai réaliser son projet. Mais celui qui ne m’envoie pas ses troupes, lorsqu’il m’écrira à propos de troupes, je ne lui donnerai aucune troupe38. »

7. Les modalités pratiques de l’assistance militaire Les clauses des traités et les déclarations d’intention de soutien militaire que l’on rencontre dans les lettres constituent des accords-cadres qui se veulent le plus souvent très larges, de façon à assurer chacune des parties d’un soutien militaire sans faille et sans condition préalable.

37

Sur ce point, cf. LAFONT 2001, p. 290 qui rapproche la correspondance contenant de telles promesses à des « lettres d’intention ». 38 ARM 26/2 385, 1’’-6’’ : […], [i-n]u-ma ṣa-ba-am i-ri-ša-an-ni, ṣa-ba-am a-na-dišum-ma, ṣí-bu-sú ú-še-pí-sú, ša ṣa-ba-šu la i-ṭà-ra-dam, i-nu-ma aš-šum ṣa-bi-im i-šapa-r[a-am], mi-im-ma ṣa-ba-am ú-ul a-na-di-[šum]. La même proposition est soumise par Hammurabi à Zimri-Lim dans ARM II 33, 7-8 (LAPO 17 583). On y retrouve l’expression « réaliser le projet » (ṣibutam kašādum). Pour d’autres exemples illustrant ces ententes militaires dans le contexte des lettres, cf. TH. 72.8+ (LAPO 16 249) ; ARM 26/2 367, 14-20 et ARM 26/2 368, 12-16 (LAPO 17 584), cités par LAFONT 2001, p. 290.

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La mise en œuvre de l’assistance militaire sur un plan pratique apparaît essentiellement dans la correspondance adressée au roi de Mari par ses alliés et ses serviteurs, de même que dans les documents comptables. Différentes aspects y sont traités, tels que : la logistique (hébergement – approvisionnement), la constitution d’unités conjointes et la rémunération (sous forme de « cadeaux » et de parts de butin). 7.1 La cérémonie d’accueil des contingents alliés Plusieurs lettres montrent que l’arrivée des troupes alliées donne lieu à une cérémonie officielle ponctuée de manifestations d’hospitalité communes au protocole d’accueil des ambassades 39 . Les plus hautes autorités du pays hôte (roi, hauts fonctionnaires) se déplacent en personne pour aller au-devant du contingent allié 40 . Les forces alliées sont ensuite conviées à un repas et reçoivent des « cadeaux » (§ 7.7). Le cas échéant, un défilé impliquant les troupes alliées est organisé. Le chef mariote Ibal-pi-El en charge de l’armée venu prêter main forte aux Babyloniens décrit ainsi la cérémonie qui s’est déroulée au lendemain de l’arrivée de l’un des contingents : « Le lendemain, j’ai [réu]ni 50 bons soldats et je les ai fait entrer pour faire la parade. Tous les bédouins ont pris leur repas dans le jardin en sa présence (= du roi de Babylone) et c’est dans le jardin que les porte-enseignes ont fait leur parade. Il (Hammurabi) était vraiment content de l’arrivée des bédouins ! Il a distribué des présents41 […]. »

39

Sur la question de l’accueil des ambassades, cf. en particulier LAFONT 2001, p. 298299. 40 Voir notamment ARM 26/2 366, 14-26, où est décrit l’accueil reçu à Babylone par un contingent du Mutiabal, de même que ARM 26/2 369, 3-9 qui rend compte de l’arrivée à Kullizum d’un contingent de 600 soldats mariotes qui sont accueillis par le chef du cellier (ugula giškannim), le chef des cuisines (ugula muhaldim) et le secrétaire administratif (dumu é ṭuppī). 41 A.486+, 36-41 (LAPO 17 579) : i-na ša-ni-im u4-mi-im 50 ṣa-ba-am dam-qa-am, [úpa-h]i-ir-ma a-na bu-ub-bu-lim ú-še-ri-ib, [lú] ha-na-meš ka-lu-šu i-na ki-ri-im ma-ah-

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7.2 Le cantonnement des troupes alliées dans le pays hôte La question est évoquée par différentes lettres. Ainsi, par exemple, les 1000 soldats du Mutiabal reçus à Babylone prennent leur quartier dans « le jardin de la palmeraie de Dilmum42 ». Il semble bien, d’autre part, que les contingents étrangers arrivant pour porter secours au roi de Mari au moment de la guerre avec Ešnunna en 1772 av. J.-C., furent hébergés à l’intérieur des villes du royaume de Mari : des troupes alépines logèrent à Terqa, la seconde ville du pays, comme en témoigne une lettre du gouverneur de cette localité43. D’autres troupes alliées sont signalées comme ayant pris leur quartier à Bidah, Dur-Yahdun-Lim et Saggaratum44. Pour des raisons évidentes de sécurité, l’autorisation de stationnement des troupes alliées à l’intérieur de la ville dépendait en premier lieu de leur fiabilité. Cette précaution est en effet suggérée par une des clauses du traité L.T.3 : Till-Abnu s’engage à ne pas profiter de la présence de ces soldats dans les villes du royaume de Kahat pour en prendre le contrôle (§ 5.2). L’effectif des troupes qu’on laissait entrer dans la ville était également fonction des capacités d’accueil intra muros. Plusieurs lettres témoignent du fait que les contingents alliés étaient logés dans des « maisons d’hôtes 45 » (bît napṭarim). Ce paramètre est très clairement pris en compte dans les instructions royales adressées au gouverneur IturAsdu. Les soldats du royaume de Kurda, en route pour le Haut-Pays, sont ri-šu, ip-tu-un ù lú-meš mu-ba-bi-lu-tum i-na ki-ri-ma, ú-ba-bi-lu-ma ma-di-iš a-na kaša-ad ha-na-meš ha-di, qí-ša-tim i-qí-iš, cf. VILLARD 1992, p. 138-140 et p. 142. 42 ARM 26/2 366, 18. 43 ARM III 13, 12-13 (LAPO 17 691). 44 ARM 14 69 (LAPO 17 694) et ARM 14 70 (LAPO 17 690). 45 C’est le cas des soldats dont l’arrivée est relatée dans la lettre A486+, 24-25 (LAPO 17 579), cf. ci-dessus § 7.1. Un contingent de 600 Suhéens est hébergé dans ce complexe d’habitation à l’intérieur de Babylone, cf. ARM 26/2 369, 7’. Sur ces lieux d’accueil, cf. en dernier lieu LAFONT 2001, p. 298 n. 344 avec bibliographie antérieure.

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autorisés à entrer dans la ville basse (adaššum) si leur nombre n’excède pas les trois centaines d’hommes : s’agissant de 1000 hommes, le stationnement à l’extérieur (kidim) de la ville est demandé46. 7.3 Le cantonnement des troupes alliées en expédition En expédition, les alliés partagent le campement (rubṣum) de l’armée du pays hôte47. Cette situation est évoquée dans le traité L.T.3 d’Apum et à de nombreuses reprises dans les déclarations d’intention et les rapports contenus dans la documentation épistolaire de Mari : « Dans le campement de son armée, notre armée couchera48. » « L’armée du Yamutbal s’est couchée dans le campement de l’armée de Hammurabi49. » « Viens te coucher dans le campement du sire d’Ešnunna50. »

Ces formules correspondent à une réalité opérationnelle dont la portée politique et symbolique apparaît nettement dans la lettre ARM 27 164 qui rend compte de la polémique concernant le cantonnement d’Atamrum d’Andarig, l’un des vassaux du roi de Mari. Lorsque celui-ci rejoint les troupes qui assiègent la ville de Larsa, il est 46

A.2830, 5-20, (LAPO 16 266), cf. DOSSIN 1972, p. 115-116. Le terme signifie, au propre, la litière. La documentation de Mari nous le montre clairement avec ce sens figuré, cf. CAD R, p. 395 usage b. Il est à ajouter à la liste des termes inspirés de comparaisons animalières pour décrire un dispositif militaire, tels que la « queue » et les « ailes », cf. ZIEGLER 1997. Le terme saknum caractérise également une installation de campement, cf. ci-dessus § 5.1, clause § 3 du traité entre Zimri-Lim de Mari et Ibal-pi-El d’Ešnunna. 48 EIDEM 2011, p. 389 et p. 398, L.T.3 = L.87-1362+, col. ii, 15-16 : i-na ru-bu-uṣ ṣa-bišu ṣa-bu-ni, lu-ú i-ra-ab-bi-iṣ. 49 ARM 26/2 383, 8-10 : um-ma-na-at ia-mu-ut-ba-lim, i-na ru-bu-uṣ um-ma-na-at haam-mu-ra-bi, ir-ta-ab-ṣa. 50 ARM 26/2 393, 9’-10’ : [ku-uš-d]am-ma i-na ru-bu-uṣ lú èš-nun-naki, [ri-bi-iṣ]. Pour d’autres exemples, cf. les extraits de lettres inédites réunis par D. Charpin dans ARM 26/2, p. 128 n. a. On peut ajouter à cette liste : ARM 2 23, 21-22 (LAPO 17 590) ; M. 5157+ cité par DURAND 1991, p. 53 et M. 7336, cf. CHARPIN 1991, p. 145 note à la ligne ii, 8’. 47

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d’abord logé dans une position fortifiée (dimtum). Le lendemain de son arrivée, Atamrum exige cependant de « coucher dans le campement de l’armée de mon père Zimri-Lim51 ». Il obéit ainsi à l’ordre de l’un des officiers de l’état-major des troupes mariotes, qui lui-même s’était opposé à cette décision et avait déclaré : « C’est dans le campement des troupes de mon seigneur qu’Atamrum couchera, dresses-y une tente pour sa résidence 52 ! ». L’insistance de l’officier mariote ne trahit pas de préoccupation quant à un traitement indigne, ni un souci du risque encouru par son allié du fait qu’il aurait été trop proche de la ligne de front53. Comme on sait par ailleurs que Hammurabi tentait de se faire reconnaître comme suzerain d’Atamrum, il est très probable qu’en toile de fond du désaccord à propos de l’installation d’Atamrum se jouait la reconnaissance implicite de son statut politique en tant que vassal de Hammurabi ou de Zimri-lim54. 7.4 L’entretien des troupes alliées C’est le pays hôte qui, en principe, en a la responsabilité. Ainsi le roi de Mari, lorsqu’il demande à « son père », le roi d’Ešnunna, de lui fournir 3000 hommes pour une expédition militaire, il s’engage à « totalement les prendre en charge55 » (ṣidissu attanaššû). Comme c’est souvent le cas, la question de l’entretien des troupes alliées par le pays d’accueil est mise en lumière par les situations de dysfonctionnement qui suscitent une correspondance visant à en informer 51

ARM 27 164, 30-33 : i-na ru-bu-uṣ um-ma-na-tim-ma, ša a-bi-ia zi-im-ri-li-im, a-raab-ba-aṣ. Pour la référence symbolique au lien familial pour rendre compte des relations politiques entre les royaumes proche-orientaux, cf. LAFONT 2001, p. 232-238. 52 ARM 27 164, 10-12 : a-tam-rum i-na ru-bu-uṣ ṣa-bi-im, ša be-lí-ia-ma i-ra-ab-bi-iṣ, é a-na wa-ša-bi-šu e-pu-úš. 53 En effet, la lettre indique d’une part que le cantonnement d’Atamrum était relativement éloigné du dispositif de circonvallation (l. 6-8) et précise d’autre part que le roi Hammurabi de Babylone avait eu à cœur de bien l’accueillir (l. 23). 54 Sur cette question, cf. ARM 26/2 372 et CHARPIN et ZIEGLER, 2003, p. 232. 55 A.1289+, col.i, 6, (LAPO 16 281), cf. CHARPIN 1991, p. 149 et p. 155.

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le roi. On sait ainsi que les vassaux du roi de Mari dans la région du Haut-Habur avaient à prendre en charge l’approvisionnement des garnisons mariotes installées chez eux grâce à une série de lettres qui rapportent le fait que l’une de ces unités souffre d’une grave pénurie alimentaire par suite du refus du vassal de leur livrer du grain56. D’après le rapport du gouverneur, Yaqqim-Addu, on apprend aussi que les troupes alliées, faute d’être correctement nourries, vivaient du pillage de la moisson 57 . Pour éviter de tels débordements, leur bon approvisionnement était donc considéré comme primordial. La lettre ARM 26/1 181 montre, par exemple, que la pénurie de grain dans le palais et chez les particuliers à Mari requiert des mesures d’urgence qui sont relatées dans la lettre ARM 26/1 181 : les stocks de céréales de la ville de Mišlan au nord-ouest de la capitale sont réquisitionnés pour assurer le ravitaillement de l’armée alliée sur le point d’arriver. Dans une autre lettre, Yaqqim-Addu informe le roi du fait que le stock de farine destiné aux troupes alliées était charançonné. Il proposait donc de faire bénéficier le contingent de soutien de la farine initialement destinée au personnel du palais qui, lui, se verrait affecter la farine avariée58. 7.5 La constitution d’unité pour des opérations conjointes La question est évoquée dans le traité L.T.3 d’Apum à travers l’expression « joindre les armes » (§ 5.2). Le procédé est documenté par les lettres de Mari, en particulier les rapports rédigés dans le cadre de l’opération d’« Aide à Babylone » (1765 av. J.-C.) : le royaume de Mari envoie alors des troupes pour soutenir l’effort de guerre de la Babylonie contre l’Elam59.

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ARM 26/1 126, 12-13 ; ARM 26/2 314, 7-25 et ARM 26/2 356, 5-6’. ARM 14 69 (LAPO 17 694). 58 ARM 14 74 (LAPO 17 699). 59 Pour l’analyse des événements politiques et militaires liés à l’attaque élamite, cf. CHARPIN et ZIEGLER 2003, p. 219-226. 57

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La lettre ARM 27 141, 17-33 témoigne aussi de la formation d’un détachement de 2000 soldats mariotes et 3000 soldats babyloniens pour mener des raids de diversion en territoire ešnunéen lors du siège de Hiritum. Placée sous commandement unique du chef mariote, Ibal-pi-El, ces deux unités ne semblent pas fusionner pour autant. Dans le cas d’ARM II 22 (LAPO 17 585), deux contingents mariote et babylonien opérant ensemble, et qui comptent chacun 300 hommes se voient dotés de leur propre structure de commandement. Néanmoins, pour assurer la coordination des opérations sur le terrain, le roi de Babylone préconisait que les décisions soient prises en commun, en comparant notamment les résultats des consultations oraculaires réalisées par les devins affectés à chacune des deux formations60. 7.6 Le partage du butin Quelques lettres font référence à cette question, notamment comme argument pour appuyer la demande d’aide. C’est le cas par exemple avec ARM 5 16 (LAPO 17 443). Le roi de Qatna cherche alors à convaincre Yasmah-Addu de Mari de venir le soutenir. Il lui promet un dénouement rapide – il s’agit de prendre trois villes qui pourraient tomber en une journée – et la réalisation d’un butin facile dont le roi de Mari pourra faire profiter ses soldats. La répartition des profits de guerre entre alliés fait également l’objet de différents rapports expédiés une fois les opérations terminées. La lettre ARM 26/2 408 mentionne par exemple le partage de 200 hommes capturés par Atamrum d’Andarig au cours de différents raids qu’il 60

La confrontation des résultats de l'examen des entrailles fait partie des procédures divinatoires, cf. à ce propos ARM XXVI/1 p. 46-49, et plus particulièrement les textes nos 102 et 103. Pour d'autres exemples de détachements où se côtoient des Mariotes et des Babyloniens cf. THUREAU-DANGIN 1936, p. 171-172, l. 48-51) : 60 soldats de chaque bord sont chargés d’aller capturer des informateurs, et cf. également ARM XXVII 161, 39-40 où des Mariotes et des Babyloniens ont pour mission de mener des raids de représailles contre des Sutéens.

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attribue aux troupes d’Ešnunna, de Babylone, et à ses propres alliés (l. 20-26). La suite de cette lettre documente une situation très intéressante. Yasim-El, son auteur, un haut responsable militaire mariote, déclare avoir reçu dix pots d’une herbe aromatique qu’il distribue à ses soldats tout en leur demandant de renoncer à leurs parts de captifs. Aux soldats et à leurs officiers réunis en assemblée, il déclare que « le palais de mon Seigneur (i. e. le roi de Mari) n’est pas plein en personnel » et les persuade par cet argument de faire passer les intérêts du roi avant leurs avantages personnels61. Dans une autre lettre, ARM 26/1 128, deux rois de la région du Sindjar, Qarni-Lim d’Andarig et Šarraya de Razama, se partagent à part égale 1000 personnes en butin après avoir réalisé un raid contre la ville de Mardaman. Cette lettre rapporte également que Šarraya, « entré » avant Qarni-Lim, tire un bénéfice plus important de cette opération « 300 hommes et [x] femmes ». Comme la localité semble ne pas avoir offert de résistance, il ne s’agirait donc pas de récompenser une intervention militaire décisive : le fait d’arriver sur place le premier aurait permis à Šarraya de se servir plus largement. En l’état actuel de la documentation, mis à part les exemples cités ici, les modalités du partage du butin entre alliés ne semblent pas être évoquées par ailleurs. En fonction des circonstances, les critères retenus devaient probablement prendre en compte l’importance de l’effectif militaire consenti par l’allié, son rang politique ou le rôle de ses troupes sur le terrain62.

61

L. 33 : ki-ma é-gal be-lí-ia lú-lú-meš ú-ul ma-li. Il est ensuite question du convoiement de ces prisonniers vers la capitale. On apprend ainsi que le groupe de captifs compte 59 hommes. 62 Les modalités de la distribution des prises de guerre dans le cadre des contingents nationaux sont illustrées par la lettre ARM II 13 (LAPO 17 457) : on assiste à un prélèvement des parts réservées aux dieux et au roi et à la répartition des prises en tenant compte probablement du rang hiérarchique des soldats, comme c’est le cas en ce

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7.7 Les distributions de « cadeaux » Plusieurs lettres et documents administratifs traitent des « cadeaux » (qištum) offerts aux troupes alliées : ces présents consistent en vêtements de très bonne qualité et en anneaux et médailles en métal précieux63. Ces distributions interviennent au moment de la cérémonie d’accueil du contingent (§ 7.1). Mais d’autres circonstances sont aussi documentées. Dans la lettre ARM 27 161, 46-52), par exemple, ces présents sont distribués pour récompenser une unité mariote de 100 soldats au retour d’un raid conduit avec succès contre les incursions des Sutéens dans l’arrière-pays de Larsa. Les commandements de troupes et les chargés d’affaire présents dans le pays hôte rendent compte scrupuleusement au roi de ces dons. La valeur du présent variait en fonction du grade et semble avoir suivi une grille tarifaire très strictement codifiée : (1) ARM 4 74, 17-39 (LAPO 17 541) (accueil ?) Général (gal-mar-tu) - 1 anneau en or de 84 gr - 1 médaille en or de 42 gr

Chef de section (gal-ku5) - 1 anneau en or de 42 gr - 1 vêtement

Cheichs et membres des sections - des vêtements

(2) ARM 26/2 366, 23-26 (accueil) Général (gal-mar-tu) « un présent important »

[Officier] 1 pelisse en laine de brebis

[Soldats du rang] 1 vêtement

qui concerne les cadeaux distribués aux troupes alliées, cf. § 7.7 et ZIEGLER 2008, p. 5152. 63 L’inédit A.2450 mentionne également des pendentifs-tillû, cîf. ZIEGLER 2008, p. 52.

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Les obligations militaires entre alliés d’après les archives de Mari

(3) A486+ (LAPO 17 579) (accueil) Général (galmar-tu) - 1 habit et 1 chemise multicolore -2 anneaux en or (poids total = 151 gr)

Commandant (šāpir ṣabim) - 1 habit et 1 chemise multicolore - 1 anneau et 1 disque solaire en or (poids total = 67 gr)

Chef de Lieutenant section (nu-banda3) (gal-ku5) -1 chemise - 1 habit et 1 multicolore chemise - 2 anneaux multicolore d’argent - 1 anneau (poids total et 1 = 151 gr) médaille en argent (poids total = 72 gr)

Porteenseigne

Soldat du rang

-1 chemise multicolore -1 anneau et 1 médaille en argent (poids total = 39 gr)

1 médaille en argent de 21 gr (pour 10 hommes)

(4) ARM 27 161, 46-52 (retour de mission) L’officier commandant le raid -1 pelisse en laine de brebis - 1 anneau en argent de 67 gr

100 soldats du rang « ayant fait des prisonniers » - 1 vêtement-nahlaptum chacun - 1 anneau en argent de 17 gr chacun

650 soldats de corvée (epištum)64 - 1 anneau en argent de 17 gr (pour 10 hommes)

Le recours à une aide militaire extérieure représentait certainement un coût important pour le pays d’accueil. Ainsi, aux dépenses de fonctionnement correspondant à l’approvisionnement, s’ajoutaient celles liées aux présents qui n’étaient pas négligeables. Dans le cas de la campagne d’« Aide à Babylone », qui est la mieux documentée sur cette 64

L. 50 : ces troupes n’ont pas participé au raid. Il s’agit probablement des soldats affectés à la construction des rampes de siège.

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question par A.486+ et deux pièces comptables (ARM 23 435 et ARM 25 815), il est possible d’estimer a minima à 10 kg d’argent le poids des objets distribués aux troupes mariotes 65 . Mais la dépense réalisée par le trésor babylonien pour les dons prodigués à ce contingent a sans doute été beaucoup plus importante : il est très probable que d’autres distributions ont eu cours dont les enregistrements comptables ne nous sont pas parvenus. De ce système de tarification, il ressort que le paiement des officiers représentait une part importante de la dépense globale. Ainsi voit-on par exemple avec A 486+ que le versement pour les 10 chefs de section, les 20 lieutenants et les 50 porte-enseignes correspond à 4.9 kg d’argent et à seulement 2.1 kg pour les 1000 soldats du contingent. En déclarant aux autorités du pays d’accueil un effectif plus important que ce qu’il était dans la réalité et en procédant à un taux de surencadrement, il était possible d’augmenter les profits. On comprend dès lors que les autorités du pays d’accueil aient cherché à contrôler l’effectif réel des contingents alliés. C’est précisément ce que craint Ibalpi-El dans sa lettre au roi (A. 486+) : le général commandant la brigade qui se présente à Babylone n’avait pas respecté les normes d’encadrement, nommant 12 chefs de section et 24 lieutenants pour 1000 hommes, alors qu’ils auraient dû être respectivement 10 et 20. En outre, l’effectif réel de son contingent était bien en deçà des 1000 déclarés, soit un total de 854 soldats. Il était donc impossible de faire coïncider la déclaration de l’effectif des troupes avec l’effectif réel. Dans sa lettre, Ibal-pi-El, qui cherche à éviter d’éveiller les soupçons des Babyloniens, expose au roi la solution qu’il envisage : celle-ci vise à constituer deux formations autonomes, avec à leur tête un chef de section 65

L’inédit A.1982 appartient également au même dossier, cf. D. CHARPIN ARM 26/2 p. 174 n. f. Comme autre registre comptable afférant à un décompte d’anneaux et de vêtements distribués à un corps d’armée, cf. ARM 25 595 réédité par VILLARD 1992, p. 149-151.

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portant le titre générique de « commandant » (šapir ṣâbim). Il arrive ainsi à ménager la susceptibilité des officiers qui auraient dû être privés de leur commandement afin de satisfaire aux normes d’encadrement. Si les soldats semblent avoir disposé à titre personnel d’une part de butin (en l’occurrence le plus souvent des captifs, cf. § 7.6), en était-il de même avec les présents qui leur étaient offerts ? Plusieurs indices montrent que ces dons ne leur appartenaient pas. Ainsi l’éventualité du versement d’une indemnité financière par le trésor babylonien en contrepartie de l’octroi de l’aide militaire mariote est clairement évoquée dans un passage de la lettre ARM 26/2 404. Ce document rapporte la réponse d’Atamrum d’Andarig au messager babylonien qui lui réclamait des troupes. Le roi d’Andarig, qui avait proclamé son allégeance à ZimriLim de Mari et s’était engagé à lui fournir 500 soldats, renvoyait l’émissaire de Babylone à ce dernier en lui déclarant : « Fais appel à lui (Zimri-Lim, pour savoir) s’il enverra [son armée alliée] ou bien (s’il compte) la refuser [… ou] (s’il a l’intention) de la mettre à ta disposition en la livrant contre de l’argent66. »

L’existence d’une comptabilité relative aux « présents » dans les archives du palais suggère également que l’argent et l’or versés entraient bien dans les caisses de l’Etat67. Une preuve supplémentaire en faveur de cette hypothèse peut être déduite du fait de l’attribution collective d’objets en argent de très petite taille68.

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ARM 26/2 404, 72-74 : li-ib-ba-šu-ma ṣa-ba-[at-ma ṣa-ab til-la-ti-šu], li-iṭ-ru-ud úlu-ma li-ka-li-ip-šu-nu-ti […], li-iš-ku-un-šu-nu-ti-ma a-na kù-babbar li-di-in-šu-nu-ti. HEIMPEL 1998, p. 49 renvoie à la lettre ARM 26/2 494 comme autre exemple de mise à disposition de troupes contre de l’argent. Mais dans ce cas, la situation est différente, puisqu’il s’agit de vendre le service d’une armée en échange de grains dans un contexte de grande pénurie alimentaire. 67 Ces bilans comptables ont probablement aussi servi de référence, afin d’appliquer la même grille tarifaire vis-à-vis de troupes alliées envoyées en aide au royaume de Mari. 68 Cf. ci-dessus les tableaux 3 et 4 pour les soldats du rang et ARM 25 815, 7-8.

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En définitive, il semble donc bien que ce type de « don » corresponde à une rémunération versée au roi allié en échange de sa prestation militaire, mais que symboliquement, comme le montre sa dénomination, ce paiement était associé à la pratique de l’échange de cadeaux qui caractérise le système des relations internationales de cette époque69. 8. Conclusion La documentation étudiée dans le présent article montre la capacité des royaumes proche-orientaux à nouer des conventions d’assistance militaire plus ou moins formalisées dans le cadre de traités internationaux et par le biais de promesses d’aide exprimées au cours d’un échange de lettres. L’entraide militaire obéit en règle générale à la symétrie des engagements. Elle est donc indépendante des rapports de force existant entre les parties qui s’engagent : de la partie dominante vers la partie assujettie et inversement, de même qu’entre rois d’importance à peu près égale. Dans les réseaux d’alliance ainsi créés, la participation de chacun est définie par l’établissement d’une quote-part (munûtu). Les conventions d’assistance représentées par les traités et les « lettres d’intention » restent assez générales dans les termes de l’alliance. Néanmoins, certaines clauses peuvent, le cas échéant, se référer à des exigences spécifiques : - la fiabilité des troupes envoyées et de leur commandement ; - leur entière mise à disposition « au projet » du pays hôte, quelles que soient les circonstances ; - la constitution d’unités mixtes pour des opérations conjointes qu’évoquent les clauses relatives « au partage du camp » et à « la réunion des armes ». 69

Sur cette question, on consultera LAFONT 2001, p. 306-309.

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Les lettres et la documentation administrative renvoient à des situations concrètes qui témoignent des modalités de la mise en œuvre de l’aide : hébergement des troupes, prise en charge alimentaire, partage du butin et paiement d’une indemnité. Sur ce dernier point, il est possible que cette disposition n’ait concerné que les royaumes qui traitaient d’égal à égal, car son application ne semble pas documentée en cas d’asymétrie des statuts politiques. Philippe ABRAHAMI Université Lyon 2 – UMR 5133-Archéorient ABRÉVIATIONS CAD : Chicago Assyrian Dictionary ARM : Archives royales de Mari LAPO 16 : J.-M. Durand, Les documents épistolaires du palais de Mari I, Littératures anciennes du Proche-Orient 16, Paris, Les Editions du Cerf, 1997. LAPO 17 : J.-M. Durand, Les documents épistolaires du palais de Mari II, Littératures anciennes du Proche-Orient 17, Paris, Les Editions du Cerf, 1998.

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Philippe Abrahami DOSSIN 1972 : G. DOSSIN, « Adaššum et kirhum dans les textes de Mari », Revue d’assyriologie 66, 1972, p. 111-130. DOSSIN 1983 : G. DOSSIN, « Les archives épistolaires du palais de Mari », A. FINET (éd.), Recueil Georges Dossin. Mélanges d’Assyriologie (1934-1959), Akkadica Supplementum 1, Leuven, Peeters, 1983, p. 102-132 DURAND 1986 : J.-M. DURAND, « Fragments rejoints pour une histoire élamite », L. DE MEYER, H. GASCHE, F. VALLAT (éd.), Fragmenta Historiae Elamicae. Mélanges offerts à M. J. Steve, Paris, ERC, 1986, p. 111-128 DURAND 1991 : J.-M. DURAND, « Précurseurs syriens aux Protocoles néoassyriens », D. CHARPIN, F. JOANNES (éd.), Marchands diplomates et empereurs. Etudes sur la civilisation mésopotamienne offertes à Paul Garelli, Paris, ERC, 1991, p. 13-71. EIDEM 2011 : J. EIDEM, The Royal Archives from Tell Leilan. Old Babylonian Letters and Traeties from the Lower Town Palace East. With an introduction by L. Ristvet and H. Weiss, Publications de l’Institut historique-archéologique néerlandais de Stamboul 117, Leiden, Nederlands Institutut voor het Nabije Oosten, LVII, 2011, 625 p. GUICHARD 1994 : M. GUICHARD, « Au pays de la Dame de Nagar (textes no 122 à no 128) », D. CHARPIN, J.-M. DURAND (éd.), Receuil d’études à la mémoire de M. Birot, Florilegium marianum II, Mémoire de N.A.B.U. 3, Paris, SEPOA, 1994, p. 235-272. HEIMPEL 1998 : W. HEIMPEL, « Selling troops », Notes assyriologiques brèves et utilitaires 1998/2, no 47, 1998, p. 49. JOANNES 1991 : F. JOANNES, « Le traité de vassalité d’Atamrum d’Andarig envers Zimri-Lim de Mari », D. CHARPIN, F. JOANNES (éd.), Marchands diplomates et empereurs. Etudes sur la civilisation mésopotamienne offertes à Paul Garelli, Paris, ERC, 1991, p. 167-177. KUPPER 1990 : J.-R. KUPPER, « Une lettre du général Yassi-Dagan », Mari Annales de Recherches interdisciplinaires 6, 1990, p. 337-347. LAFONT 2001 : B. LAFONT, « Relations internationales, alliances et diplomatie au temps des rois de Mari. Essai de synthèse », J.-M. DURAND, D. CHARPIN (éd.), Mari, Ebla et les Hourrites, dix ans de travaux. Actes du colloque international (Paris, mai 1993), 2ème partie. Amurru 2, Paris, ERC, 2001, p. 213-328. LION et MICHEL 2008 : B. LION, C. MICHEL (éd.), Les écritures cunéiformes et leur déchiffrement, Paris, De Boccard, 2008, 47 p. MARGUERON 2004 : J.-Cl. MARGUERON, Mari Métropole de l’Euphrate, Paris, Picard / ERC, 2004. THUREAU-DANGIN 1936 : F. THUREAU-DANGIN, « Textes de Mâri », Revue d’Assyriologie 33, 1936, p. 169-179.

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Les obligations militaires entre alliés d’après les archives de Mari VILLARD 1992 : P. VILLARD, « Parade militaire dans les jardins de Babylone », J.-M. DURAND (éd.), Recueil d’études en l’honneur de Michel Fleury, Florilegium marianum, Mémoire de N.A.B.U. 1, Paris, SEPOA, 1992, p. 137151. ZIEGLER 1997 : N. ZIEGLER, « L’armée – quel monstre ! (texte no 14) », D. CHARPIN, J.-M. DURAND (éd.), Recueil d’études à la mémoire de MarieThérèse Barrelet, Florilegium marianum III, Mémoire de N.A.B.U. 4, Paris, SEPOA, 1997, p. 145-152. ZIEGLER 2008 : N. ZIEGLER, « Samsî-Addu et ses soldats », P. ABRAHAMI, L. BATTINI (éd.), Les armées du Proche-Orient ancien (IIIe-Ier mill. av. J.-C.). Actes du colloque international organisé à Lyon les 1er et 2 décembre 2006, Maison de l’Orient et de la Méditerranée, Oxford, BAR International Series 1855, 2008, p. 49-56.

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« Juris religiosissimus » Observations sur la dévitalisation de la formule en droit SOMMAIRE : I. Incertitude doctrinale sur la pertinence de la formule (XII -XXe siècle). – II. Structure « juridico-religieuse » de l’expression à Rome. – III. Sa qualité obligationniste. – IV. Implications dans le spatium. – V. Dans le tempus. – VI. Nouvelle aire de l’« Isolierung ». – VII. Latin, lois romaines et objection juridique. e

La manière dont les Romains ont positionné le pouvoir (au plus haut : l’imperium) par rapport au droit (jus) a toujours été conditionnée par le principe de la divinité. Permise par Jupiter, la majesté (majestas) du peuple romain sur les autres peuples est un aspect de ce rapport du pouvoir au juste. Il relève techniquement du droit des obligations, au sens large (pietas) ; l’empereur Justinien, en se qualifiant juris re– ligiosissimus, s’y inscrit. La formule latine (jus connecté à religio) est un excellent marqueur pour apprécier les vues de l’interprète au cours du temps (réception du droit romain). Pour notre époque, outre mettre le doigt sur le processus de séparation du droit d’avec la religion, elle permet de repérer la prochaine étape de l’isolement : évacuer la justice (← lat. jus) du droit... ce qui suppose, à raison, que jus ne puisse plus être traduit par « droit ». Il se peut que la réduction positiviste du monde ne s’attaque bientôt, après le Dieu d’Israël, à la Justice (héroïque) des Romains. I. – Incertitude doctrinale sur la pertinence de la formule (XIIee XX siècle) 1. Au VIe siècle apr. J.-C., l’empereur Justinien se qualifie de « juris religiosissimus ». L’expression se trouve au Corpus Juris en ouverture de la constitution introductive aux Institutes, la c. dite Imperatoriam

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majestatem (21 novembre 5331). Les Institutes, manuel de droit destiné aux étudiants de l’école de Constantinople (nouvelle Rome), ont récemment été qualifiées de « livre de droit le plus influent jamais écrit2 ». Nous reportons ici le paragraphe introductif de ce célèbre texte3 (invocation à Jésus-Christ et titulature impériale non comprises) en invitant le lecteur à être attentif à la traduction proposée, notamment dans sa partie finale : Imperatoriam maiestatem non solum armis decoratam, sed etiam legibus oportet esse armatam, ut utrumque tempus et bellorum et pacis recte possit gubernari et princeps Romanus victor existat non solum in hostilibus proeliis, sed etiam per legitimos tramites calumniantium iniquitates expellens, et fiat tam juris religiosissimus quam victis hostibus triumphator.

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La majesté impériale ne doit pas seulement être parée des armes, il faut encore qu’elle soit armée des lois. Afin qu’elle puisse correctement gouverner, en l’un et l’autre temps de guerre ou de paix, et que le prince romain se montre non seulement victorieux dans les combats contre les ennemis, mais aussi qu’il repousse par des moyens légaux les iniquités des chicaneurs. Et qu’il soit ainsi autant religieux observateur du droit que triomphal dans ses victoires contre les ennemis ***

Proemium de confirmatione Institutionum, XI des calendes de décembre = 21 novembre 533. 2 Voir Institutes de Justinien, traduites et introduites par P. BIRKS-G. MCLEOD, Londres, Duckworth, 1998 (4e de couverture). 3 Edition Krueger, Mommsen, Schoell, Kroll, 1892. *** Les leges du prince sont ici conçues comme le procédé ad hoc de restauration de l’équité ; aussi sont-elles conditionnées à l’observation scrupuleuse/religieuse – Justinien insiste pour lui-même : religiosissimus ! – du jus. On ne peut nier la force de l’expression. Sa traduction pose néanmoins problème selon qu’on donne à religiosus (issimus) la valeur figurée (et séculière) de « très observateur » ou que l’on insiste au contraire sur le sens propre (et pieux) du mot → « très religieux ». Il faut certainement être prudent (avant de conclure à un quelconque esprit de dévotion) et se rappeler que la formule provient du jurisconsulte classique Papinien, louant de la sorte au Digeste la vertu juridique de l’empereur Marc-Aurèle en matière de fidéicommis (D. 31.67.10 :

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2. « Juris religiosissimus » : on peut provisoirement (mot à mot) traduire la formule par « le plus religieux en droit » ou « très religieux s’agissant du droit » – religiosissimus, superlatif de religiosus, autorisant les deux traductions 4 . Le génitif (juris) indique ce sur quoi porte le comportement si « religieux », en l’occurrence le droit (jus) 5 . Telle quelle, la formule va à contresens de la modernité du droit fondée sur le principe de laïcité, lequel postule la séparation entre le droit et la religion (et la morale) en considérant deux plans distincts : le plan du rapport vertical de l’homme à Dieu (commandements et impératifs de la conscience) et celui du rapport horizontal des hommes entre eux6. De là,

[…] et ideo princeps providentissimus et iuris religiosissimus, cum fideicommissi verba cessare animavertet, eum sermonem pro fideicommisso rescripsit accipiendum). Le « réemploi » par Justinien au VIe siècle doit néanmoins (et aussi) être considéré à la lumière de certaines données du Corpus Juris qui postulent pour une compréhension plus religieuse. Il s’agit notamment (voir infra) de la fonction sacerdotale des jurisconsultes et de la définition de la Jurisprudence comme connaissance des choses divines et humaines (et plus généralement d’un discours impérial conforme à une certaine conception du monde) – des données techniques contribuant du reste, c’est indéniable, à rendre compte de la raison (sinon du fondement, religieux et juridique à la fois, voire du mécanisme) pour laquelle l’empereur se présente, précisément, « très observateur » du jus. 4 Des traductions qui sont néanmoins à replacer dans l’esprit d’une égalité entre deux quantités, deux degrés (tam-quam) : « […] autant scrupuleux observateur du droit que […] ». 5 Superlatif et construction grammaticale (génitif) identiques chez Cicéron Br., 44 : rerum Romanarum auctor religiosissimus (écrivant l’histoire avec la plus scrupuleuse exactitude). 6 Transcendant, le premier attend de l’homme un « dépassement » ; régulateur, le second n’envisage le précepte que comme une « norme moyenne » : G. CORNU, Droit civil. Introduction au droit (13e éd.), Paris, Montchrestien, 2007, p. 23, qui souligne cependant la façon dont le Code civil français ne sépare pas radicalement les « ordres » de la morale et du droit mais les fait entrer en coïncidence (exemples de la piété filiale, art. 371, du respect de la parole donnée, art. 1134, des bonnes mœurs, art. 1134, ou encore de la bonne foi, art. 1134 al. 3). La question du rapport à Rome entre le droit et la morale est un thème largement discuté en doctrine, notamment depuis la thèse de l’« Isolierung » développée par l’allemand F. SCHULZ (Prinzipien des Römischen Rechts, München, 1934).

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très certainement, la relative discrétion de l’historiographie juridique sur le thème : déjà au XVIIIe siècle, plus évident encore aux XIXe et e XX siècles. Ainsi, Ferrière (1750) traduit la formule par « autant [= très] recommandable par sa justice » et ne s’y attarde pas (selon lui, la préface a un sens allégorique général signifiant « que l’empire des lois est aussi essentiel au gouvernement d’un Etat que la force des armes7 ». Ortolan, autre grand commentateur français des Institutes de Justinien (1844), traduit par « autant [= très] religieux dans l’observation du droit8 » mais ne fait aucun commentaire d’ordre juridique (comme précédemment Du Caurroy en 1832 9 ). La littérature contemporaine, à de très rares exceptions près10, ne s’attarde pas non plus sur l’expression et néglige généralement l’ensemble du paragraphe introductif (seuls les paragraphes suivants, §§ 1 à 7, méritant l’attention des romanistes qui se dédient à l’étude des éléments inspirateurs de l’œuvre de Justinien : armes et lois en vue de la restauration impériale). Bref, l’impression générale est qu’il n’y a pour les modernes rien à dire (et peut-être rien à penser) de cette ouverture que les anciens, eux, ont voulue monumentale pour leurs étudiants en jurisprudence.

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C.-J. DE FERRIERE, Nouvelle traduction des Institutes de l’empereur Justinien (avec des observations pour l’intelligence du texte, l’application du droit français au droit romain et la conférence de l’un avec l’autre), I, Paris, 1750, p. 7. Mais Ferrière de préciser, lorsqu’il commente juste à la suite la référence au terme « chicaneurs » : ceux « qui tâchent de surprendre la religion des juges par leurs subtilités et par leurs détours ». 8 J.-L.-E. ORTOLAN, Explications historiques des Institutes de Justinien, I, Paris, 1844 (3e éd), p. 131-132. 9 A.M. DU CAURROY, Institutes de Justinien nouvellement expliquées (4e éd.), I, Paris, 1832, p. 1. (« Le repos d’un empire peut être troublé en dehors par les peuples étrangers, au-dedans par le choc des intérêts particuliers ; c’est au prince à repousser les premiers par la force des armes, et à concilier les seconds par la sagesse des lois. Telle est aussi la double gloire que Justinien se flatte d’avoir acquise »). 10 Par exemple (et dernièrement), D. DALLA, Note minime di un lettore delle Istitutioni di Giustiniano. Libro I, Torino, Giappichelli, 1998, p. 5 (qui traduit : « […] e sia tanto rispettosissimo del diritto quanto triofatore sul nemico vinto »).

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3. C’est oublier le vif intérêt qu’a suscité l’expression latine (et plus largement son cadre textuel) dans la réflexion « constitutionnelle » médiévale. Pour exemple, au XIIe siècle, le penseur politique anglais Jean de Salisbury utilise la préface pour étayer ses considérations sur le droit de résistance : « C’est à juste titre [écrit-il] que le droit prend les armes contre celui qui désarme le droit 11 » (mais considérer que l’auteur des lois – l’empereur ou le roi – agit comme le serviteur de la justice divine est une constante chez les juristes médiévaux12, comme un Bracton au e 13 XIII siècle ). Vif intérêt à l’époque pour la formule mais, plus généralement, pour le corps du droit civil romain (Corpus Juris Civilis). Un intérêt bien relevé dans la première moitié du XXe siècle (et de façon correcte du point de vue du droit romain) par l’Italien A. Gramsci : « La renaissance du “droit romain”, c’est-à-dire la codification byzantine de la méthode romaine de résoudre les questions de droit, coïncide avec l’émergence d’un groupe social qui veut une “législation” permanente, supérieure aux arbitraires des magistrats (mouvement qui culmine dans le “constitutionnalisme”) ; parce que seul un cadre permanent de “concorde discorde”, de lutte à l’intérieur d’un cadre de loi fixant les limites de l’arbitraire individuel est susceptible de développer les forces implicites dans sa fonction historique14 ». Il est heureux que l’extrême sensibilité

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Policraticus 3.15. Plus précisément (car il faut bien comprendre le recours à la catégorie romaine de jus) : « Porro tyrannum occidere non modo licitum est sed aequum et iustum. […] In eum ergo merito armantur iura, qui leges exarmat […] ». 12 Selon les juristes médiévaux, l’utilité des armes ne peut se concevoir sans la présence des lois qui, seules, préservent la communauté du danger de l’injuste tyrannie : voir L. MAYALI, « Lex animata. Rationalisation du pouvoir politique et science juridique (XIIe-XIVe siècle) », A. GOURON, A. RIGAUDIERE (dir.), Renaissance du pouvoir législatif et genèse de l’Etat, Montpellier, Publications de la Société d’histoire du droit écrit et des institutions des anciens pays de droit écrit, 1988, p. 155 sq. 13 Voir à ce sujet les éclairages de E. KANTOROWICZ, Les deux corps du roi. Essai sur la théologie politique au Moyen Age, Paris, Gallimard, 1989 (traduction de The King’s two Bodies, Princeton, 1957), p. 114 sq. 14 Gli intellettuali e l’organizzazione della cultura (Quaderni del carcere 2), Torino, Einaudi, 1966, p. 29 (cité par P. CATALANO, « Constitutionalisme latin et Constitution de la République Romaine de 1849 (à propos du droit public romain et du Tribunat) »,

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médiévale pour le droit (civil) des Romains ait été conservée pour notre époque ; elle nous rend sensibles et aiguise le tranchant de toute réflexion juridique sérieuse. 4. Parce que les « intermédiaires » entre nous et les Romains (XIIe, e e e e XIII …, XVIII , XIX , XX siècle), on le voit, ne sont pas unanimes sur la pertinence de la formule, il peut être utile de se replacer dans le cadre – le temps – romain de sa rédaction. Du point de vue de la méthode, ce retour aux sources est une façon de se libérer des sédiments (et jugements) doctrinaux de telle ou telle époque de l’histoire pour accéder au matériau d’origine – au matériau brut 15 . Car, scientifiquement, on ne saurait admettre sans discuter que l’évolution, c’est-à-dire la valeur supposée (depuis les Lumières) du temps qui passe 16 , suffise par elle-même à « liquider » cet aboutissement de la science juridique. Aussi, au vu de la réception très discontinue de la formule par la doctrine au cours du temps, on est justifié à reprendre du début l’analyse. Et ce à partir du contexte juridique qui l’a générée : un contexte romain. Car on ne peut se contenter de l’interprétation courante – en creux – faite de la formule, L. REVERSO (dir.), Constitutions, républiques, mémoires. 1849 entre Rome et la France, Paris, L’Harmattan, 2011, p. 30). 15 Si l’on adopte pour l’occasion un terme d’archéologue, cet exercice est donc un exercice de « dé-stratification » : tant pour revenir à l’« entrée » romaine de la problématique (en vue de retrouver le principe des choses, corrompu par l’usage et le temps : voir R. GUENON, La crise du monde moderne, Paris, Bossard, 1927) que pour, si l’on peut dire, « se dé-stratifier soi-même » en tant qu’interprète de tel ou tel objet d’étude (cf. E. BETTI, Teoria generale della interpretazione, I, Milano, Giuffrè, 1955, p. 320 sq. : « L’interprete deve sforzarsi di mettere la sua attualità viva in adesione e in armonia […] con il messaggio che gli giunge dall’oggetto ; il doit éviter « l’intrusione di categorie soggettive che non convengono all’oggetto, cioè tali che possono portare a capire qualcosa di più e di diverso »). 16 L’évolution ou tout simplement l’histoire (science du passé) et la chronologie (science du temps) qui, malgré tout leur intérêt, ont peu à voir avec le droit et la science juridique. Sur le refus du tout historiciste, voir notamment F. NIETZSCHE, Seconde considérations inactuelles. De l’utilité et de l’inconvénient de l’histoire pour la vie (traduction fr. H. Albert), Paris, Flammarion, 1988 (auteur récemment commenté et utilisé pour porter un nouveau regard sur l’actualité du droit romain : R. KNÜTEL, « I compiti della romanistica nel nostro tempo », Dieter Nörr e la romanistica europea tra XX e XXI secolo (a cura di E. Stolfi), Torino, Giappichelli, 2006, p. 133-152).

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délivrée depuis deux siècles et demi. Une analyse insuffisante (si ce n’est un effort intellectuel insuffisant) en raison, certainement, des obstacles culturels qui ont pesé sur l’interprète et qui, rapportés à Rome, apparaissent comme les fruits de sa fantaisie, de son anachronisme et plus encore comme des clefs d’accès à notre « mythologie » moderne : l’athéisme bien sûr mais aussi (par exemple) le scepticisme, le relativisme, le scientisme ou encore l’hyper-criticisme 17 … autant de filtres de l’information qui occultent la métaphysique du message ancien, en abrasent la profondeur philologique. 5. Un exemple : les historiens du droit privé romain expliquent très bien les origines religieuses de la notion juridique d’obligation. Selon eux, l’obligation, reliant anciennement les dieux aux hommes (et aux choses reconnues « obligées » par les hommes à la divinité, comme l’est un temple), aurait évolué vers le seul domaine des hommes et ne serait finalement à concevoir que dans un cadre (techniquement) laïc comme l’est aujourd’hui le « droit18 ». Sans contester la part de vérité qui réside 17

Voir généralement J. ELLUL, Présence au monde moderne, Lausanne, Presses bibliques universitaires, 1988 (1948 pour la 1e éd.). 18 Par exemple, R. MONIER, Manuel élémentaire de droit romain, II (Les obligations), Paris, Domat-Montchrestien, 1936, p. 12-13 (§ 2 : « Les origines religieuses de l’obligation ») : « Aussi loin que l’on puisse remonter dans l’histoire romaine, les mots “obligare, nectere, solvere”, à côté du sens matériel de “créer ou délier un lien physique”, ont un sens religieux et magique [sic], et s’emploient à propos de liens religieux qui sont établis à l’aide de formules ou de cérémonies. En raison du caractère conservateur de la religion, les expressions traditionnelles ont subsisté tardivement, et l’on peut utiliser des textes de date relativement récente pour connaître des conceptions très anciennes. Le parallélisme frappant que nous rencontrons entre la langue religieuse et la terminologie juridique, montre que de bonne heure, à Rome, il y a les êtres humains et des Dieux, et entre les hommes, des liens invisibles, et d’abord religieux ou magiques, et plus tard juridiques. Dans les œuvres de Plaute, le mot “obligare” est employé fréquemment, avec le sens de “lier par un lien magique ou religieux”. Une chose qui était consacrée aux Dieux, était “religione obligata” […] et les mots “nexus, vinculum” que devaient ensuite servir à caractériser les liens juridiques, servaient à désigner les liens religieux. Tite-Live emploie fréquemment les mots “solvere, exsolvere” lorsqu’il s’agit de délier le peuple romain ou un citoyen, d’un lien religieux. D’autre part, Cicéron insiste sur l’importance du rôle joué par le serment (jusjurandum), dans l’ancienne Rome, et indique que c’était alors le procédé couramment usité pour

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dans cette transformation 19 , il est clair que l’histoire du droit comme discipline (une discipline constituée au cours du XIXe siècle européen20) cherche à ne pas trop longtemps porter sur ses épaules l’ensemble, incommode pour elle, du droit et de la religion 21 . Le recours à la périodisation de l’histoire romaine lui permet de s’en décharger adroitement : après la période archaïque, on entre progressivement dans un temps séculier, antichambre du droit romain classique – un droit plus proche du nôtre. On évacue ainsi la religion (religio) du droit (jus) au sein même de l’expérience romaine (pourtant religieuse et juridique à la fois, jusqu’à Justinien), ce qui laisse croire que leur conjonction s’est éteinte d’une belle mort. Un petit « travers » (lat. transversus : oblique) de l’esprit scientifique qui implique finalement que les commentateurs, comme désensibilisés, ne seront plus réceptifs aux données anciennes ne confirmant pas ce mouvement général décrété a priori. Mieux, par réflexe, ils ne s’arrêteront plus sur telle donnée, anachronique de toute assurer le respect ou l’exécution d’une promesse (fides). Il ne faut cependant pas conclure que le serment a été anciennement un mode général de créer des obligations sanctionnées par le droit romain : il serait plus exact de dire que le lien de serment a précédé le lien juridique, à une époque où la religion jouait un rôle considérable dans la vie romaine et où le droit proprement dit était encore peu développé. De même que par des actes symboliques, des gestes rituels et des paroles solennelles, on peut créer la puissance invisible des Dieux sur une chose ou une personne, on comprend que dans la sphère juridique, les Romains aient admis que par des gestes symboliques accompagnés de paroles déterminées, on puisse créer un lien juridique entre une personne et une autre personne ou une chose, en vue d’assurer l’accomplissement d’une prestation. » 19 Consulter P. NOAILLES, Du droit sacré au droit civil (cours de droit romain approfondi), Paris, Sirey, 1949. 20 J.-L. HALPERIN, « Histoire du droit », S. RIALS, D. ALLAND (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, Paris, PUF, 2003, p. 783-787. 21 Par exemple, P.-F. GIRARD, Manuel élémentaire de droit romain (5e éd.), Paris, Rousseau, 1911, p. 1 (chapitre préliminaire) : « Le droit (jus) est, en prenant le mot dans son sens le plus positif et le plus technique, l’ensemble des règles, imposées par une contrainte extérieure, qui régissent les rapports des hommes entre eux. Les Romains l’ont distingué plus rapidement que beaucoup d’autres peuples de la loi religieuse relative aux rapports des hommes avec leurs dieux (fas) et ils ont aussi parfaitement aperçu la démarcation qui le sépare de la morale, dont les règles, considérées comme n’intéressant pas l’utilité publique, sont obligatoires seulement devant la conscience et peuvent être enfreintes sans répression. […] »

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façon, voire inaudible, et la retrancheront comme un débris du spectre de leur étude, de leurs normes d’interprétation du droit romain – ce temple qu’ils se sont tracé à eux-mêmes. 6. La préface de la c. Imperatoriam est un bon exemple de cette réception sélective (où l’on ne réceptionne que ce que l’on reconnaît). D’où le silence de cathédrale à son endroit. Ce type de réception explique bien les « terrae incognitae » (ou devenues inconnues, des friches les ayant recouvertes) des études modernes et contemporaines sur le Corpus, notamment sur ce qui touche au sacré 22 (mais pas uniquement, on le verra). Aussi, et pour tenter de s’approcher au mieux de la vérité (romaine) de la formule – quelle que soit d’ailleurs cette vérité – on se limitera à questionner, sobrement : 1) quel est le contenu technique de l’expression ? 2) quelle est la portée doctrinale du dispositif ? Démarche lapidaire, certes, mais pour une observation vivifiante. II. – Structure « juridico-religieuse » de l’expression à Rome 7. Qu’est-ce que cela signifie pour un Romain que d’être « juris religiosissimus » ? On ne pourra répondre à cette question qu’en pénétrant le sens de chacun des deux termes (religio et jus), termes qui recouvrent à Rome des notions bien spécifiques. Première étape pour se représenter au mieux la dimension juridico-religieuse – et par là même obligationniste – de cette expression impériale que la chancellerie justinienne, en ce premier tiers du VIe siècle, emprunte, cultive et amplifie. 8. Religio. Comme l’a récemment relevé J. Scheid (La religion des Romains, 2007), « beaucoup de termes latins sont traîtres, car les notions 22

Cf. F. STELLA MARANCA, « Il diritto romano e l’opera di Virgilio », Historia 4 no 3, luglio-sett 1930, p. 577-605 (particulièrement p. 595 où l’auteur qualifie d’« invraisemblable » l’élimination des fragments de « contenu sacré » et de « caractère rituel » des auctores dans l’édition florentine des Fontes iuris Romani antejustiniani et de la Palingenesia iuris civilis d’Otto Lenel).

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qu’ils recouvrent ne sont pas les mêmes que celles auxquelles ils renvoient dans les langues modernes. Leur compréhension est donc essentielle pour éviter l’anachronisme et pour saisir le statut du religieux dans la culture romaine23 ». Religio est un de ces termes/notions, d’autant plus complexe que les anciens renvoient eux-mêmes à deux étymologies distinctes pour exprimer ce qu’ils entendent par religio24 : tantôt ils le rattachent à religare (« lier »), tantôt à relegere (« reprendre », « contrôler », « scrupule religieux »). Bref, religiosus, c’est soit le fait de se « lier » vis-à-vis des dieux, rapport symbolisé par l’emploi des bandelettes (vittae) dans le culte (c’est la ligne défendue par la païen Servius dans son commentaire de l’Enéide de Virgile25), soit celui d’être « observant », « scrupuleux » du point de vue religieux (ligne de Cicéron : « le culte pieux des dieux »26). Mais il y aurait une erreur à chercher là une contradiction chez les anciens : comme le souligne J. Scheid, attentif comme le grand comparatiste G. Dumézil à ne pas/plus lire l’ancienne croyance des Romains au prisme de la religion révélée du Christ 27 , « la religion comme communauté avec les dieux, la religion comme système d’obligations induit par cette communauté, tels sont les deux aspects principaux que les Romains décèlent derrière le terme religio, l’un étant comme le corollaire de l’autre » ; car religio désigne 23

J. SCHEID, La religion des Romains, Paris, Armand Colin, 2007, p. 23. Cf. A. ERNOUT-A. MEILLET, Dictionnaire étymologique de la langue latine. Histoire des mots, Paris, Klincksieck, 2001 (retirage de la 4e éd, 1959), p. 569 et J. SCHEID, La religion des Romains, op. cit., p. 23. 25 Vers III 349. C’est aussi la ligne de Lactance au début du IVe siècle (voir ses Institutions divines, 4.28.2) et auparavant celle de Lucrèce (De la nature des choses, 1.931). 26 De la nature des dieux, 1.117. 27 G. DUMEZIL, Idées romaines, Paris, Gallimard, 1969 (2e éd.), p. 47-59 (article « Credo et fides »), notamment p. 58 : « […] Il faut attendre le christianisme pour que, sous l’influence d’originaux hébraïques et grecs, credo et fides reçoivent les valeurs qui nous sont familières et qui rejoignent de façon si frappante celles de śrad-dhā- et de son substantif. Il est piquant de voir le saint polémiste d’Hippone, qui vivait si intensément sa fides-croyance, la chercher, sans, bien entendu, la trouver, dans la Fides-loyauté du panthéon païen et traiter celle-ci avec autant de liberté que n’importe quelle divinité romaine (Cité de Dieu, IV, 19). » 24

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« un ensemble de règles formelles et objectives, léguées par la tradition. C’est dans le cadre de ces règles traditionnelles, de cette “étiquette” que l’individu entre en relation avec les dieux » ; la religion consiste donc « à “cultiver” de manière correcte les relations “sociales” avec les dieux, bref, à célébrer les rites impliqués par les liens existant entre les dieux et les hommes. D’après le même Cicéron, les relations avec les dieux se font dans le cadre de deux catégories rituelles, les sacra (surtout les sacrifices, vœux et rites d’hommage) et la divination 28 ». Attention toutefois ! On ne saurait conclure, pour la seule raison que Justinien est un empereur chrétien, à la disparition en jus des plus anciennes données religieuses, à commencer par le sens des mots. Ce serait là le fruit d’une radicalité nôtre (forcée, athée dans ses prémisses philosophiques et finalement moderne) entre paganisme et christianisme. 9. Après religio, jus (juris) : terme que l’on traduit conventionnellement en français par « droit 29 ». G. Dumézil, partant 28

J. SCHEID, La religion des Romains, cit., p. 23. Il s’agit là d’une facilité de traduction qui oublie un détail : les Romains ne connaissent par le « droit » mais seulement le jus. Outre le fait qu’un anachronisme majeur loge en cette traduction (le « droit » comme on l’entend est une production historique plus tardive), cette « conversion » suggère, en la secrétant, l’idée d’une équivalence entre les deux concepts. Les deux lignes ont chacune une histoire qu’il ne nous convient pas ici de présenter. On se limitera à quelques idées simples mais qui nous semblent faire saillie : 1) Le français « droit » provient du latin directus, comme d’ailleurs ses équivalents dans d’autres langues (diritto, derecho, Recht) : ce qui est placé droit (rectus), au sens de conforme à un axe, régulier, droit. La « règle » (regula) est la norme, le canon à observer pour se tenir droit (se dirigere). Cette terminologie, d’abord développée dans le cadre d’une exploitation juridique médiévale du latin, est relativement cohérente avec la définition actuelle du « droit » : ensemble de règles régissant la vie en société (elles en donnent l’axe) et sanctionnées par la puissance publique. 2) Le latin « jus », outre le fait qu’il ne part pas des mêmes prémisses « régulatrices » que le droit (le jurisconsulte Paul précise à cet effet que les règles proviennent du jus, pas l’inverse : D. 50.17.1), est étymologiquement fixé par les Romains eux-mêmes : jus descend de justitia (justice) – tout simplement. Cette connexion jus/justitia est précisée tant par la (seule) définition que les Romains donnent du jus (ars boni et aequi, D. 1.1.1 pr.) que par celle qu’ils donnent de jurisprudentia (scientia justi atque injusti, D. 1.1.10.2 = I. 1.1.1). 3) A ceux qui voudraient relativiser la différence entre ces deux perceptions du phénomène juridique, on peut opposer 29

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d’une des plus vieilles inscriptions latines livrant l’état archaïque du dérivé de jus qu’est justus (c’est l’ablatif iouestod), a précisé, revu et complété l’origine religieuse, mais non moins juridique, du terme et du concept : « Jus désigne, au sens strict, l’aire d’action ou de prétention maxima résultant de la définition naturelle ou du statut conventionnel d’un individu ou d’un groupe » ; « [il] comporte assurément un élément religieux 30 . » Et l’auteur d’expliquer ainsi la rencontre des sphères humaine et divine dans le jus : « Tout “le droit” [les guillemets sont siens], tout acte de droit avec ou sans serment, tout contrat, tout engagement, sont sous la garantie de la fides [la loyauté, la confiance, la bonne foi], elle-même garantie par Juppiter et divinisée dans son entourage immédiat en tant que Fides31 [divinité de la bonne foi]. » Du reste, on ne saurait absolument opposer le jus de la religion romaine archaïque 32 au jus plus tardif (des époques classique ou postclassique) car, comme le note Dumézil lui-même, le jus, comme « concept-cadre », s’est ouvert à « des sortes de morales juridiques » sans pour autant « se laïciser complètement33 ». Remarque très importante si l’on songe à la représentation que l’on avait avant Dumézil d’un jus plus tardif. Pensons notamment à l’élaboration par le romaniste F. Schulz (dans les années 1930) de l’idée selon laquelle le grand apport de Rome dans l’histoire du droit aurait été d’avoir laïcisé le jus en le distinguant définitivement du (droit) religieux, le fas 34 (autrement dit du « non droit ») – une

l’évidence de la comparaison entre le Code civil (1804) et les Institutes (533) : le Code, en ne débutant fondamentalement son exposé du droit civil qu’à partir du droit des personnes (art. 7 et suivants, sur le modèle du titre 3, Livre I des Institutes : De jure personarum), évacue de son ordre les deux premiers titres romains, titres qui sont aux Institutes comme deux battants d’une même porte d’entrée au système du jus : De justitia et jure, De jure naturali, gentium et civili. 30 G. DUMEZIL, Idées romaines, op. cit., p. 41 et p. 43. 31 G. DUMEZIL, Idées romaines, op. cit., p. 43. 32 G. DUMEZIL, La religion romaine archaïque (avec un appendice sur la religion des Etrusques), Paris, Payot, 2000. 33 G. DUMEZIL, Idées romaines, op. cit., p. 45. 34 F. SCHULZ, Prinzipien des Römischen Rechts, München, Duncker u. Humblot, 1934, p. 13 sq.

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représentation des choses (équivalant finalement à une réduction du système juridique à un système autonome) qui transparaît encore très bien dans le Dictionnaire étymologique de la langue latine d’ErnoutMeillet35 (1ere édition 1932). En somme, il est important d’être attentif à la réalité romaine – ancienne et relativement continue dans le temps – du jus comme phénomène juridique et (plus ou moins) religieux à la fois36 ; et ce afin de ne pas tomber trop facilement dans le piège de la simplification réductrice de l’isolement juridique qui, comme concept(cadre) de type wébérien, est finalement récent37. Car, comme l’indique le romaniste italien M. Bretone, « si le droit est une fonction autonome, il l’est toujours dans le contexte d’une société et d’une culture : c’est en leur sein qu’il se manifeste ; pour en comprendre le sens, il faut alors recomposer le cadre entier38 ». En somme, de même que le latin religio 35

A. ERNOUT, A. MEILLET, Dictionnaire étymologique de la langue latine, op. cit., p. 329 : « Le mot a dû signifier à l’origine “formule religieuse qui a force de loi” […]. La valeur religieuse ancienne transparaît encore dans les expressions iustae nuptiae, iusta funera, auspicia, dans l’opposition de iure à uitio (creatus). Néanmoins […] ius n’a plus que le sens “laïque” de “droit, justice” (par opposition au fas) ». 36 Pour l’expression de « système juridico-religieux » romain, voir P. CATALANO, Linee del sistema sovrannazionale romano, Torino, Giappichelli, 1965, p. 30 sq. 37 Sur les multiples aspects de cette soi-disant entreprise romaine de distinction vue en doctrine depuis R. von Jhering mais affirmée plus nettement par F. Schulz (droit/non droit, droit sacré/droit profane, droit public/droit privé, droit civil/droit pérégrin, etc.), on se reportera au bilan critique (sur le fondement, entre autre, de la jurisprudence du e III siècle av. J.-C.) dressé par F. SINI, « Populus et religio dans la Rome républicaine », Archivio storico e giuridico sardo di Sassari, Nuova serie, no 2, Sassari, Moderna, 1995, p. 68-91 (notamment p. 70-71 : « La théorie de Schulz a eu un vaste succès dans la doctrine : il suffira de rappeler, sans prétendre être exhaustif, les positions de Max Kaser (qui oppose le domaine juridique du “weltliches Recht” à une “sakrales Recht”, de caractère extrajuridique, de C. Gioffredi (dans l’expérience romaine il n’y aurait jamais eu de commixtion entre la religion et le droit, mais une superposition d’étages différents), de G. Pugliese (un peu plus prudent, il ne s’approche que partiellement de la thèse de Schulz), pour arriver aux thèses très récentes de F. Wieacker ; mais, à propos de l’insistance sur l’“Isolierung” de la part de cet illustre savant récemment disparu, M. Bretone n’impliquerait pas Fritz Schulz : “Io vi intravedo un filo che a Weber (oltre che a Jhering).” »). 38 M. BRETONE, « L’autonomia del diritto e il diritto antico », Materiali per una Storia della cultura Giuridica, 22, no 1, Bologna, Tarello, 1992, p. 40 : « Non basta aver individuato il fenomeno ed osservarlo a lungo da ogni lato. Così si può renderlo

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dispose d’une saveur conceptuelle spécifique qu’il faut essayer d’entendre, jus souffre qu’on se le représente « à notre image » (en tant que « droit »). Dans les deux cas pointe l’écueil d’un transfert au sens où la psychanalyse entend ce mot : le report par l’interprète de tel ou tel sentiment sur Rome. III. – Qualité obligationniste 10. Jus et religio associés39 dans « juris religiosissimus » : qu’est-ce que cela signifie ? Insistons d’abord sur le fait que les deux termes sont attachés rigoureusement – -issimus – pour qualifier (juridiquement) la personne de l’empereur : un empereur fermement « rivé » à la catégorie du jus conçu comme ars boni et aequi (unique définition du jus donnée par les Romains : D. 1.1.1.pr.). Aussi, étant donné que religiosus, en latin, c’est être très « lié » (le plus puissant antonyme de solutus, délié) et, par suite, scrupuleux, exact, dans l’exécution de ses obligations 40 , interessante, ma bisogna anche tentarne una spiegazione. Questo esige che lo storico del diritto, il quale fa bene ad avventuarsi nel groviglio labirinto della sua materia, non dimentichi mai una verità fondamentale e semplice : se il diritto è una funzione autonoma, lo è sempre nel contesto di una società e di una cultura ; è al loro interno che si viene disegnando ; per comprenderne il senso, bisogna allora ricomporre il quadro intero. » 39 Societas verborum ? Pas tout à fait : cf. VARRON, De lingua latina 5.13 (multa societas verborum, nec Vinalia sine vino expediri nec Curia Calabra sine calatione potest aperiri) et 6.40. 40 On définit traditionnellement l’« obligation » comme le lien de droit en vertu duquel on est (nécessairement) astreint à accomplir une prestation envers quelqu’un (I. 3.13 pr. : obligatio est iuris vinculum quo necessitate adstringimur… ; voir aussi Paul D. 44.7.3 pr.). Cf. R. MONIER, Manuel élémentaire de droit romain, op. cit., p. 7 : « L’obligation est un lien de droit, c’est-à-dire un lien qui n’est ni matériel ni purement psychologique ou moral, qui met le débiteur dans un certain état de dépendance vis-àvis du créancier, mais dont le but est d’amener le débiteur à exécuter, au profit du créancier, une prestation déterminée, qui le libèrera » ; Dizionario giuridico romano (Introduzione di Antonio Guarino), Roma, Simone (3e éd), 2000, p. 358 : « L’(–) era, nel diritto romano, il vincolo giuridico [lat. vinculum] che una persona libera (obligatus) contraeva obbligandosi ad eseguire una determinata prestazione nei confronti di un’altra persona (creditor) ». Consulter plus techniquement les développements fournis par V. ARANGIO-RIUZ, Istituzioni di diritto romano (14e éd.), Napoli, Jovene, 1993, p. 283

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peut-être qu’une traduction moins littérale et plus parlante pourrait être « très pieux à l’égard du “droit” » ou, mieux, « très pieux dans l’exécution de ses obligations juridiques » (ce qui nous rappelle la traduction d’Ortolan en 1844 : « [très] religieux dans l’observation du droit »). Le recours à la notion de piété est en effet opportun en ce que, à Rome, la vertu sociale qu’est la pietas (notion plus large que celle de religio) rend compte du devoir que l’on a à remplir ses obligations, à avoir l’attitude correcte à l’égard des parents, des amis, des concitoyens et aussi à l’égard des dieux (et réciproquement) 41 . Une très forte dimension sociale, civile même, qui ne peut se concevoir du point de vue religieux, sans contradiction aucune, que si l’on a bien compris la perception romaine du monde comme « une seule cité commune de dieux et d’hommes » (formule de Cicéron42, qui éclaire sa définition de la piété comme « justice à l’égard des dieux »). Du reste, cette piété traditionnelle, fondée qu’elle est sur la notion de communauté, n’a pas de rapport direct avec l’intention et la morale (quand bien même n’en estelle pas dégagée) ; au sens où elle doit être appréhendée moins dans le cadre d’un système (révélé) de croyances que dans celui, très romain, d’une orthopraxie religieuse sincère : l’exécution correcte des rites prescrits, le respect des règles formelles et objectives léguées par la tradition, leur bonne pratique (praxis) 43 . Voilà qui donne à la sq. (« concetto e sviluppo storico dell’“obligatio” ») et G. PUGLIESE, Istituzioni di diritto romano (2e éd.), Torino, Giappichelli, 1998, p. 377 sq. 41 J. SCHEID, La religion des Romains, op. cit., p. 26 rend très bien compte de cette dimension juridique et sociale de la pietas à Rome. Son contraire, l’impiété (impietas), peut être involontaire (imprudens) ou volontaire (prudens dolo malo) : elle consiste « à refuser aux dieux les prestations et le rang auquel ils ont droit, ou à porter atteinte à la propriété par le vol (le sacrilège au sens propre) ou la détérioration ». 42 De legibus 1.23 : « universus hic mundus una civitas communis deorum atque hominum ». Voir aussi De natura deorum, 2.154 (« et mundus quasi communis deorum atque hominum domus aut urbs utrorumque. Soli enim ratione utentes iure ac lege vivunt »). Cf. P. CATALANO, « Una civitas communis deorum atque hominum : Cicerone tra temperatio reipublicae e rivoluzioni », SDHI 61, Roma, 1995, p. 723 sq. 43 J. SCHEID, La religion des Romains, op. cit., p. 20-22 précise dès l’abord quelques « traits fondamentaux » de la religion romaine pour mieux en faire ressortir son altérité. Nous simplifions ici à l’extrême les principaux : 1) l’exigence centrale est

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qualification juridique de l’empereur – juris religiosissimus – une densité technique forte ainsi qu’une charge « civile » en adhérence avec la plus ancienne théologie civile de Rome. Formule, enfin, qui nous fait ressentir (avec tact) la présence de la vertu Justitia, Justinien en exerçant le sacerdoce au nom de Jésus44. 11. Mais cette qualification de la personne de l’empereur (une qualification obligationniste : re-ligiosus) 45 ne doit pas masquer qu’il s’agit d’abord d’un discours sur le jus. Un jus auquel l’« institution » impériale romaine – et pas seulement la personne de Justinien 46 – se reconnaît liée, obligée (du fait même de liens), et ce avec tout le système dynamique de l’attitude correcte que cela comporte à Rome : le bien faire, le bien s’exécuter, régulièrement (conformément au rite et à la tradition). En effet, dès l’instant où l’on reconnaît que le texte dispose d’un mécanisme juridico-religieux (à « deux temps » si l’on peut dire, car on comprend maintenant que la conjonction du juridique et du religieux soit nécessaire au fonctionnement de l’ensemble), on voit que la majestas l’orthopraxie ; 2) caractère ritualiste et traditionnaliste ; 3) sincérité spirituelle ; 4) dissociation entre croyance explicite et pratique religieuse ; 5) devoirs religieux liés au statut social de citoyen (naissance, adoption, affranchissement, naturalisation) ; 6) religion sociale (et même religions des groupes sociaux romains). 44 Cf. La révélation chrétienne et le droit (Actes du colloque de philosophie du droit des 24-25 novembre 1959), Paris, Dalloz, 1961 (préface de M. Villey). 45 La doctrine, parce qu’elle néglige le premier point (l’obligation → religiosus), passe à côté du second (le droit → jus). Certainement parce que la c. Imperatoriam met en avant la « majesté impériale » (une supériorité de gouvernement à laquelle un Ferrière, par exemple, est sensible au XVIIIe siècle) et que la formule « juris religiosissimus », même de grand style, peut sembler ne faire que refermer ce § dédié fondamentalement à la majesté du prince. De là peut-être l’interprétation seulement relative de la formule justinienne par l’historiographie juridique depuis plus de deux siècles et demi. 46 C’est en effet le « prince romain » (princeps Romanus) dans sa fonction impériale (majestas) qui est visé : « […] que le prince romain se montre non seulement victorieux dans les combats contre les ennemis, mais aussi qu’il repousse par des moyens légaux les iniquités des chicaneurs. Et qu’il soit ainsi autant religieux observateur du droit que triomphal dans ses victoires contre les ennemis. » De ce point de vue, il est légitime de mettre en rapport la c. Imperatoriam avec c. Deo auctore § 7 (= C. 1.17.1.7) qui dispose que le peuple romain, par la lex (regia), a transféré à la majesté impériale tout son jus (et toute sa potestas).

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en question (la majesté impériale romaine) se reconnaît obligée, ob-ligata (= « liée en échange de ») 47 par le jus ; plus : re-ligata ! Comme si la piété appliquée à ses obligations en jus (la piété qui suppose d’ailleurs l’attachement) conditionnait cette « supériorité » institutionnelle et internationale qu’est à Rome la majestas 48 . Mais le raisonnement ne s’arrête pas là : car, on le verra, il ne s’agit pas ici d’un discours sur la soumission du prince, d’un discours de type « princeps… alligatus » et non solutus (en cela un discours « pré-constitutionnel 49 »), mais – plus 47

Sur l’origine étymologique de « obligation » (ob + ligo), on pourra consulter A. ERNOUT-A. MEILLET, Dictionnaire étymologique de la langue latine, op. cit., p. 358 et p. 454. Brièvement : obligatio est un terme composé du verbe ligo-are, « lier » au sens physique, puis moral → obligo, necto. Obligo a donc un sens moral, religieux (l’obligation vis-à-vis du dieu qui comportait sans doute à l’origine le port d’un lien matériel symbolisant l’obligation → religio) et juridique comme en atteste très clairement la langue du droit (D. 44.7.3 : obligationum substantia in eo consistit ut alium nobis obstringat ad dandum aliquid, vel faciendum, vel praestandum…). 48 Proculus évoque au Digeste (D. 49.15.7.1) la « majesté » du peuple romain, au sens où ce peuple est au-dessus des autres : en effet, s’agissant des relations entre les peuples, « majesté » signifie ici « supériorité » (…ut intelligatur alterum populum superiorem esse). Cette qualité supérieure, populus (Romanus) ne la partage qu’avec deus : selon Paul D. 4.8.31.4, aux prêtres (sacerdotes) est confié le culte (sacrum) de la majesté divine (maiestas dei). Justinien confirme : la majesté fut d’abord un attribut divin puisque, déclare-t-il, sa majesté d’empereur, associée ici à son humanité, est une imitatio de Dieu (C. 5.16.27.1). 49 … à la tonalité médiévale. On peut ici se reporter aux développements livrés par E. KANTOROWICZ, Les deux corps du roi, op. cit., p. 90-92 au sujet de la résolution par les juristes médiévaux (et spécialement par ceux de Frédéric II de Hohenstaufen) de certaines contradictions du droit romain concernant la position du prince par rapport à la loi (alligatus ou solutus ?), la problématique reposant d’ailleurs sur les notions d’imperium, de majestas, de jus et de lex : « L’interprétation par Frédéric du rapport du monarque au droit reposait, en ce qui concernait le Code Justinien, non seulement sur la lex regia […] mais aussi sur la lex digna. […] Les empereurs Théodose et Valentinien, qui étaient les initiateurs de la lex digna, avaient fait une déclaration qui impliquait que, moralement, le prince devait observer même ces lois auxquelles il n’était pas légalement soumis, mais ils n’entendaient pas non plus s’enchaîner sans réserve au droit, ou nier la validité du principe qui faisait l’empereur legis solutus. Pourtant, les compilateurs du Code Justinien au VIe siècle suggérèrent dans leur résumé une soumission plus stricte au droit de la part de l’empereur quand ils reproduisirent l’édit : “C’est une parole digne de la majesté du souverain, que le prince se déclare lui-même soumis à la loi ; tant notre autorité dépend de l’autorité de la loi. Et, en vérité, la soumission du principat aux lois est plus grande que l’imperium” [C. 1.14.4 : Digna vox maiestate regnantis legibus

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important ! – d’un discours positif sur l’action, sur la qualité même de l’action juridique dans l’orbe. Autrement dit, d’un discours sur le jus et, par là-même, sur la réalisation effective, tangible de la justitia dans l’imperium50. Impossible pour nous modernes, c’est très probable, de se représenter tout le principe de ce rapport ancien du « pouvoir » (imperium) au « droit » (jus), mais un point au moins nous est acquis : le jus lui-même, si mal rendu par « droit », est reconnu comme source d’obligation dans l’Empire. 12. Aux yeux de l’empereur chrétien Justinien, le transport de l’urbs à Constantinople ne change manifestement rien à l’obligation à l’égard du jus ; au contraire, cette seconde fondation l’affermit si l’on s’en tient au droit augural (« …cum melioribus-auguriis ») 51 et à la doctrine de

alligatum se principem profiteri : adeo de auctoritate iuris nostra pendet auctoritas. Et re vera maius imperio est submittere legibus principatum]. […]. [Les juristes médiévaux] firent remarquer que l’empereur, bien qu’il ne fût pas légalement lié par les lois, se liait pourtant lui-même à la loi et vivait de son plein gré en harmonie avec la loi : sa soumission à la loi était interprétée comme un velle et non comme un esse. […] L’empereur [Frédéric II], dans son manifeste, insistait avec force sur le fait qu’il était legibus solutus, mais il reconnaissait en même temps qu’il était soumis à la Raison, qui commande à tous les rois. Les proportions générales étaient les mêmes que celles qu’il avait établies quand il avait exposé – dans son Code – la lex regia et qu’il s’était luimême proclamé le père et le fils de la Justice. Le passage montre, une fois de plus, l’empereur, en théorie, comme le maillon nécessaire : il est affranchi de toute loi ; il est au-dessus des liens de la loi positive, que la Raison, se conformant à l’utilité publique et à la nécessité changeante, peut transformer à tout moment, et dont la Raison est la mère comme lui en est le père ; mais la Raison est aussi au-dessus du prince comme elle est au-dessus de tout roi, et, à elle, l’empereur est soumis. Il est legibus solutus, mais ratione obligatus. » 50 Relevons d’ores-et-déjà avec P. CATALANO, VO « Ius », Enciclopedia Virgiliana, vol. III, Roma, Treccani, 1987, p. 70 que la langue latine ne connaît pas deux termes étymologiquement différents pour indiquer une distinction entre « droit » et « justice » (à la différence de la langue grecque, qui distingue nomos et Diké). 51 Selon Justinien (c. Deo auctore § 10), Constantinople-nouvelle Rome a été fondée, par la faveur de Dieu (Deo propitio), sous de meilleurs augures respectivement à l’ancienne : … Romam autem intellegendum est non solum veterem, sed etiam regiam nostram, quae deo propitio cum melioribus condita est auguriis.

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l’enseignement évoquée au Corpus 52 – deux aspects qu’il s’agira de préciser. Insistons d’ores et déjà sur le fait que le passage du polythéisme au monothéisme donne l’occasion aux Romains de penser, non pas (seulement) en termes d’abrogation, mais aussi de continuité avec les anciennes coutumes juridico-religieuses. Pas surprenant donc que Justinien se réfère au VIe siècle à des jurisconsultes païens comme Ulpien et Celse53 (respectivement des IIIe et IIe siècles apr. J.-C.), notamment à Ulpien qui définit au Digeste les jurisconsultes comme les prêtres (sacerdotes) de la justice ; une conception par ailleurs cohérente avec la définition, par le même Ulpien, de la jurisprudentia (science du juste et de l’injuste, connaissance des choses divines et humaines) et du jus (ars boni et aequi) ; cohérente aussi avec la vision profondément romaine, on le verra, du rapport entre « droit » et « justice » (jus/justitia)54. A croire qu’il existe bel et bien une ligne de pensée romaine, supra-historique, dont les fondements sont à rechercher dans ce génie, propre aux Romains, qu’est le « juridique » (terme efficace pour évoquer l’ensemble, indivisible, constitué du jus et de la justitia). 13. Dans un sens plus systématique, nous dirons que la seule volonté humaine (le « droit » des Romains… si l’on continue la méprise), même placée en majesté à travers le destin de la ville, n’est pas jus. Manque l’intentio, cette action de tendre vers55. Le dessein, le grand dessein du jus (et son audace historique, unique jusqu’à aujourd’hui), c’est une justice placée en ouverture et au sommet du système, une justice-principe avec des jurisconsultes l’observant comme des prêtres (sacerdotes 52

En corollaire à l’aspect augural, la doctrine de l’enseignement (où restent centrales les Institutes) est exposée dans de nombreuses constitutions introductives, comme par exemple la c. Deo auctore (§-11) et bien sûr la c. Imperatoriam (§§-2 à 7). Cf. P. CATALANO, Diritto e persone. Studi su origine e attualità del sistema romano I, Torino, Giappichelli, 1990, p. 78 sq. 53 Voir P. KRÜGER, Histoire des sources du droit romain (traduit de l’Allemand par M. Brissaud), Paris, Thorin, 1894, respectivement p. 285 sq. et 220 sq. 54 Voir D. 1.1.1. pr.-1 (le tout sous la plume d’Ulpien). 55 Voir sur ce thème les développements de G. CORNU, Vocabulaire juridique, Paris, PUF, 1987, p. 503.

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justitiae). Et quel est l’office des prêtres, sinon administrer le culte (sacrum) de la majesté divine 56 et, pour notre objet, servir la majesté (secondaire) de la Justitia ? L’empereur Justinien lui-même, victorieux par les armes, se présente aux plus jeunes (iuventus), c’est-à-dire aux étudiants de 1ère, 2e et 3e année, comme « armé des lois », et ceci dans le dessein de repousser l’iniquité. Une suggestion habile du principe d’équité, voisin et complémentaire ici de celui de justice, qui explique bien que le prince romain s’invite lui-même à être très obligé, très pieux à l’égard du jus. C’est du reste sous cet angle qu’il faut maintenant considérer l’expression justinienne : sous l’angle du « système » par lequel les Romains conçoivent leur jus, tant dans l’espace que dans le temps. 14. Mais l’on devra ici s’efforcer d’adopter l’entendement proprement romain du phénomène juridique. Dans la mesure du possible, évidemment. Car il faut bien comprendre que le jus, à Rome, c’est le « système du bon et de l’équitable » (riche expression de S. Riccobono qui éclaire – avec quelle amplitude ! – sur la portée de l’unique définition du jus laissée par les Romains comme ars boni et aequi) : techniquement, un système de droit valide indépendamment de la condition (moderne) de son application effective, positive pourrait-on dire57. Il s’agit là d’un trait fondamental du jus qui dénote singulièrement avec notre perception moderne du droit comme ensemble de règles hiérarchiquement

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Paul D. 4.8.31.4. P. CATALANO, « Identité de la Méditerranée et convergence des systèmes juridiques », Aspects 1, Paris, édition des archives contemporaines, 2008, p. 41-42 : « Depuis longtemps déjà, s’est affirmée la nécessité, afin d’éviter toute “confusion” des concepts juridiques, d’employer de façon diversifiée les mots “ordre” (“ordinamento”) et “système”. […] L’utilisation indifférenciée du mot “système” peut impliquer l’incapacité de comprendre la définition romaine du droit (jus est ars boni et aequi : selon Salvatore Riccobono, jus signifie ici “système”) et la confusion entre la validité du droit et l’effectivité de l’“ordinamento” ». Une confusion liée au « droit » qui empêche de comprendre le jus Romanum : voir du même auteur Diritto e persone, op. cit., p. VII sq., p. 48 sq. et p. 91 sq. 57

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organisées et qui font ordre58. Le référentiel est autre et il faut accepter la sentence philologique. Aussi, posé ce « différentiel » de nature juridique entre l’ordre et le système, quelles sont les implications de « juris religiosissimus » à l’intérieur dudit système dont la porte d’entrée est justitia (titre 1 des Institutes : De justitia et jure) ? Question qu’il faut avant tout se poser sur le plan de l’espace, de l’espace impérial romain (Imperium)59. IV. – Implications dans le spatium 15. Justinien s’inscrit fatalement (fatum) dans la tradition de la Rome éternelle, tradition d’origine jupitérienne : le dieu Jupiter a donné l’empire aux Romains en échange60 (obligation de type « do ut des ») de leur distinction historique par le jus, de leur comportement juste. C’est en substance tout le discours sur la supériorité (justifiée) du peuple romain à l’égard des autres peuples, chez Virgile (Enéide) notamment, le prophète de Rome61. G. Dumézil (en commentant les vers 820-828 du chant XII de 58

Intéressant ici de relever la cohérence avec laquelle G. CORNU, Vocabulaire juridique, op. cit, p. 785 rapproche le « régime » juridique (en tant que corps cohérent des règles) à l’« ordre », à l’« ordonnancement » juridique. 59 Cf. E. POLLACK, Der Majestätsgedanke im römischen Recht. Eine Studie auf dem Gebiet des römischen Staatsrechts, Leipzig, Veit u. Company, 1908. 60 Relation très bien évoquée par E. CHEVREAU, Le temps et le droit : la réponse de Rome. L’approche du droit privé, Paris, de Boccard, 2006, p. 32-33 : « L’Aeternitas de Rome est en premier lieu associée à l’approbation des dieux qui au préalable doivent avoir donné leur accord sur le temps et le lieu de la fondation de la Civitas. La pérennité de Rome est subordonnée au maintien de la Pax deorum. […] Dès l’époque augustéenne, les principes vont annexer une part de l’éternité de Rome en s’immisçant dans le ‘do ut des’ convenu entre les Romains et leurs dieux. Ils se présenteront comme le trait d’union entre les obligations cultuelles des hommes et la Pax deorum gardienne de l’éternité de Rome. » 61 Très clair sur ce point P. GRIMAL, Virgile ou la Seconde Naissance de Rome, Paris, Flammarion, 1989, p. 213 : « Les Romains, grâce à Virgile, et par lui, prenaient conscience de leur place dans l’univers et de la mission que leur avait confiée la Providence : Anchise la résume dans les dernières paroles qu’il prononce. D’autres, ditil, seront plus habiles à façonner le bronze, à faire sortir du marbre des visages vivants, à plaider, à suivre sur une sphère les mouvements du ciel, “toi, Romain, pense que ton rôle est de conduire les peuples, sous ton pouvoir, c’est cela, ce que tu sais faire, et

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la célèbre épopée) souligne bien le caractère essentiellement juridique et religieux de cette majestas dont la dimension militaire n’est que secondaire : « Junon rappelle un droit, une situation de droit insérée dans l’ordre du monde, antérieure à l’évènement historique et qui doit le diriger : parce que les Latins, le Latium possèdent le culte de Juppiter Latiaris […], ils sont solidaires de Juppiter, et même ses descendants, puisque Latinus descendait de Saturne, le père de Juppiter (cf. Enéide, VII 45-49) ; ils ont dans la hiérarchie des peuples un rang supérieur aux Troyens, simples protégés de Vénus ; ce qui les caractérise, leur nom, leur langage, leurs usages, notamment vestimentaires, ne doit donc pas céder (ici : disparaître) devant le nom, le langage, les usages du peuple – peut-être militairement plus fort : peu importe – qui va leur être associé. […] On sait combien est important cet usage de maiestas dans les rapports entre les peuples, au profit du peuple romain : Rome, héritière du Latium que Junon vient de rattacher habilement à Juppiter, Rome qui a eu soin de tourner à son profit le culte de Juppiter Latiaris, Rome est surtout forte directement, des auspices et de la protection permanente de Juppiter (Stator, Feretrius, Victor…) et par une solidarité souvent rappelée avec le dieu du Capitole. Aussi sa maiestas [sa supériorité] n’at-elle pas été la conséquence fortuite, mais la justification presque juridique, presque rationnelle, de son accroissement et de son empire, pour lesquels sa force militaire n’a été qu’un moyen62 ». Cela implique pour les Romains des devoirs colossaux envers eux-mêmes (dans leur engagement avec Jupiter) et envers les autres peuples (le rétablissement de l’âge d’or, c’est-à-dire de Saturne, le rétablissement de la Justice sur la terre et le désétablissement de la guerre) : voilà le « sacerdoce » romain depuis la fondation de la ville. Voilà aussi comme insinués l’art et la

aussi de discipliner la paix, pardonner à ceux que tu as soumis, et abattre les superbes” (VI, v. 851-853). Virgile a donné, en ces trois vers célèbres, la formule de l’Empire, tel qu’Auguste vient de le fonder à nouveau : l’impérialisme de Rome ne consiste pas, comme au temps de Verrès, à piller les sujets, mais à établir une loi qui assure la justice et le droit ». 62 G. DUMEZIL, Idées romaines, op. cit., p. 130-132 (article « Maiestas et grauitas »).

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science appliqués au droit (ars, scientia) qu’exige concrètement cette fonction 63 . On ne peut donc aborder le thème à la légère puisqu’en matière de justitia (fondamentale) et de jus (appliqué), le génie romain est plutôt susceptible64. De surcroît pour l’époque de Justinien, lui qui réceptionne l’ensemble de la tradition prophétique impériale. 16. Cette conduite (d’ordre juridique parce que religieuse) est toujours conçue et présentée au VIe siècle comme la condition de l’imperium romain et (prophétiquement) de son éternité sur terre : la condition d’une absence de terme 65 . Aussi, quand l’empereur chrétien déclare que la majesté impériale doit, non seulement « briller par les armes » mais aussi être « armée des lois », et ceci afin que le prince romain soit « le strict observateur du droit » = « très pieux dans le culte rendu au droit » (juris religiosissimus), il précise du point de vue législatif (lex) le rapport entre l’imperium et le jus, entre le « pouvoir » romain et le « droit ». Il répond ainsi à la vieille préoccupation de Cicéron qui craignait, dès l’époque républicaine, que des comportements arbitraires puissent faire passer l’imperium des Romains du droit (jus) à la force (vis) et le fonder ainsi plutôt sur la terreur que sur la volonté66 – 63

En un mot : le « travail » (labor), vanté par Virgile dès les Géorgiques dans l’optique du juste (thème de la justissima tellus, II 460). Cf. Th. HAECKER, Virgile, Père de l’Occident (traduit de l’allemand par Cl. Martingay), Paris, Ad Solem, 2007, p. 59 sq. 64 Cf. B. LICHOCKA, Justitia sur les monnaies impériales romaines, Varsovie, éditions scientifiques de Pologne, 1974, p. 11-19 (chapitre I : « Justitia – une des quatre vertus impériales »). 65 E. CHEVREAU, Le temps et le droit, op. cit., p. 32 (commentant des passages d’Horace et de Virgile) : « On retrouve bien le sens d’aeternus conçu comme durée indéterminée dont on connaît le commencement, en l’occurrence ab urbe condita, mais dont le terme n’est pas déterminé. » 66 Passage important, si ce n’est capital, du De republica (3.29.41) : « L’attitude qu’adopta Tibérius Gracchus à propos de la province d’Asie, il y resta fidèle en ce qui touchait à ses concitoyens. Mais il méprisa les droits acquis en vertu de traités par les alliés et les peuples de droit latin [iura neclexit ac foedera]. Imaginons que l’habitude de tels excès commence à se répandre plus largement et qu’elle fasse passer notre empire [imperium] du régime du droit au régime de la force [ad vim a iure traduxerit] : ceux qui, jusqu’à présent, nous obéissent de bon gré [volontate] ne seraient retenus que par la terreur [terrore]. Dans ce cas, malgré tous les efforts de vigilance [evigilatum →

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un « passage » (traducere : faire passer d’un point à un autre) impliquant l’extinction possible de l’empire en tant que catégorie (et donc du « contrat » de type ‘do ut des’). C’est pourquoi le jus est toujours, à ses yeux, la plus grande force de l’empire de Rome67. Impossible du reste de distinguer la c. Imperatoriam de la précédente c. Summa rei publicae (année 529, deuxième préface du Codex) où Justinien relie, à l’appui réciproque (auxilium) des arma et des leges, la faveur divine pour le felix Romanorum genus68 ; impossible aussi de la distinguer la Novelle 47 à venir (a. 537) où l’empereur souhaite assurer que soit « immortelle » cette res publica-imperium dont Enée, le premier (« Aeneas nobis Trojanus rex, Reipublicae princeps »), suivi de Romulus puis de César et d’Auguste, a posé les principia – immortalité censée se réaliser, grâce à la volonté divine, aussi à travers des instruments juridiques 69. De tout cela, on peut conclure que, sur le plan de l’espace (le spatium au sens

evigilo : veiller, s’appliquer, travailler sans relâche] que les hommes de notre âge ont généralement prodigués, j’ai lieu d’être inquiet sur le sort de notre postérité et sur le caractère impérissable de notre Etat [illa immortalitate rei publicae] ; et cependant il pourrait être immortel [perpetua], si l’on vivait selon les institutions et les mœurs de nos ancêtres [institutis et moribus] » (trad. fr. E. Bréguet Paris, Belles Lettres, 1991). 67 Voir P. CATALANO, « Impero : un concetto dimenticato del diritto pubblico », Cristianità ed Europa II (Miscellena di studi in onore di L. Prodoscimi), Roma, Herder, 2000, p. 43. 68 Summa Reipublicae tuitio de stirpe duarum rerum armorum scilicet atque legum veniens vimque suam exinde muniens felix Romanorum genus omnibus anteponi nationibus omnibusque gentibus dominari tam praeteritis effecit temporibus quam Deo propitio in aeternum efficiet. Istorum etenim alterum alterius auxilio semper eguit : et tam militaris res legibus in tuto collocata est quam ipse leges armorum praesidio servatae sunt… La traduction française de P.-A. Tissot (1807) reste très efficace : « La défense et la prospérité de l’Etat ont leur source dans les armes et les lois. C’est par elles que l’heureux peuple des Romains a toujours été supérieur aux autres peuples, et les a toujours dominés, comme c’est par elles qu’il conservera toujours ce haut rang, si Dieu lui est propice. Les armes ont besoin des lois, de même que celles-ci ont besoin des armes ; car si les armes ont besoin d’être réglées par les lois, l’observation de cellesci a besoin du secours des armes. » 69 Nov. 47, pr. et chap. 1 § 1. Voir P. CATALANO, « Alcuni sviluppi del concetto giuridico di imperium populi Romani », Popoli e spazio romano tra diritto e profezia (Atti del III seminario internazionale di studi storici “Da Roma alla Terza Roma”), Roma, edizioni scientifiche italiane, 1983, p. 662-3.

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romain, complet, du mot70), les termes et les concepts de jus et de religio, loin de s’opposer comme on le voudrait aujourd’hui, vont forcément – fatalement (fatum est une catégorie théologique71) – de pair. Il en va de la nature même de la garantie : le principe de la divinité est le constant garant/répondant du comportement juridique romain. Autrement exprimé, la conjonction du jus et de la religio est (toujours) conditionnelle, « vitale » (aeternus appartient à la racine indoeuropéenne aiws désignant la « force vitale 72 »), à la notion même d’imperium entendu comme système supranational de commandement à fondement juridique augural (de Rome à Constantinople). Résumons de façon volontairement efficace : à Rome, jus est une observation « spirituelle » (exercice de piété) en plus d’être une observation « rationnelle » (exercice de méthode) ; et l’empire, un système de piété armé. 17. En s’efforçant maintenant de limiter notre horizon au segment 533 (année 533), rappelons une évidence : le cadre historico-dogmatique est celui de la compilation de tout le droit de Rome depuis la fondation de la ville 73 . Cette œuvre de compilation, naturellement sensible à l’histoire du droit romain, n’en est pas moins présentée comme 70

Consulter à ce sujet P. CATALANO, « Aspetti spaziali del sistema giuridico-religioso romano. Mundus, templum, urbs, ager, Latium, Italia », Aufstieg und Niedergang der Römischen Welt, I. 1, Berlin-New York, de Gruyter, 1978, p. 445 sq. 71 Th. HAECKER, Virgile, Père de l’Occident, op. cit., p. 91 sq. 72 Cf. A. ERNOUT-A. MEILLET, Dictionnaire étymologique de la langue latine, op. cit., p. 13. 73 Effectivement, il faut remettre la constitution Imperatoriam et plus généralement les Institutes dans le cadre global de l’œuvre de compilation de tout le droit romain depuis la fondation de la cité, ce que fait d’ailleurs Justinien lui-même (§§ 1-7). Cf. J. ELLUL, Histoire des institutions. L’Antiquité, Paris, PUF (Quadrige), 1999, p. 601-612 (« La codification justinienne »), notamment p. 603 sq. : « Les trois œuvres (Digeste, Code, Institutes) devaient achever toute l’évolution du Droit dans la pensée de Justinien. Cette synthèse mettait le point final, et marquait le sommet de la création du Droit romain. Dans un certain sens, ce fut exact […]. » Plus généralement, consulter P. BONFANTE, Histoire du droit romain I, (traduit de l’Italien par J. Carrère et F. Fournier), Paris, Sirey, 1928, p. 53 sq. (chapitre 28 : « La compilation de Justinien »).

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indissociable de l’actualité (géo)politique de l’époque. C’est ce que suggère l’articulation des armes et des lois au travers du chiasme « paré des armes » / « armé des lois », entrecroisement signifiant que la « restauration » se réalisera tant par les armes pour combattre les ennemis que par la systématisation du droit pour repousser, chasser (expello), les iniques ; pour ce faire, les leges sont le meilleur des équipements, le plus fort des dispositifs de défense du tout. Les deux intentions sont d’ailleurs étroitement liées. Car, malgré les victoires, le risque légitimement perçu en ce premier tiers du VIe siècle est celui de la division du monde en nations : ce que l’on a depuis qualifié de démocratisation « hors de tout cadre juridique formel » – c’est-à-dire romain ; d’une démocratisation, de surcroît, à capacité de désagrégation maximale de l’imperium (populi Romani74) et par conséquent du système juridique qu’il implique (jus). C’est aussi sous ce rapport de théologie civile (imperium/jus) qu’il faut considérer l’activité – l’action – militaire et juridique de Justinien à partir de 527 (mieux : une action héroïque et pieuse à la fois, tel Enée). Aux Institutes, la réponse juridique – réaction s’inscrivant dans une tradition impériale d’origine préchrétienne (cf. Enéide IV 231 : « …et ranger tout l’univers sous ses lois75 ») – est un jus romain à destination de tous les peuples, un jus à vocation universelle. Très claire sur ce point la c. Imperatoriam quand elle pose (§-1) les lignes d’un projet supérieur de la 74

La dynamique de rupture inhérente à la matière populaire, outre qu’elle ouvre dans l’Empire le problème des « révolutions » militaires, pose aussi la question au BasEmpire de la forme de l’imperium populi Romani lui-même. En effet, le phénomène tant économique (renouvellement des « formes de production ») qu’ethnique (renouvellement de la population) a été défini par la doctrine comme une démocratisation « hors de tout cadre juridique formel » (intervention de R. ANDREOTTI au XI Congresso internazionale di scienze storiche, recensée par G. CRIFO’, Labeo (Rivista internazionale di diritto romano e antico), Naples, 1961, p. 114), processus démocratique à capacité de désagrégation maximale (S. MAZZARINO, La fine del mondo antico. Le cause della caduta dell’impero romano, Milano, Garzanti, 1959, p. 173 sq.). C’est donc en ayant la longue durée à l’esprit (au moins trois siècles, voire quatre : IIIee VI ) qu’il faut considérer, dans l’empire, l’activité militaro-juridique de Justinien à partir de 527 : voir P. CATALANO, « Il principio democratico a Roma », SDHI 28, Roma, 1962, p. 329. 75 … ac totum sub leges mitteret orbem.

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Providence visant à ce que tous les peuples (omnes populi) soient régis par les leges romaines. On pourra certes, à quinze siècles de distance, pécher par orgueil et ironiser sur l’emphase universaliste de l’empereur76 ; il n’en reste pas moins vrai que le projet sonne comme une prophétie pour un lointain futur (que l’on pense à la réception du droit romain du Moyen Age à aujourd’hui). 18. Une réponse qui plus est « démocratique » si l’on considère sa dimension populaire et coutumière : droit du peuple romain (jus populi Romani) et coutume de la ville de Rome (consuetudo—caput orbis terrarum) se présentent comme les deux grands pivots historicodogmatiques du Corpus Juris. Un mécanisme de « droit public » romain qui dispose de surcroît de l’autorité des jurisconsultes Ulpien et Julien : le premier pour le rapport (personnel) entre peuple et empereur ; le second pour le rapport (spatial, centripète) entre Rome et les autres cités de l’empire 77 . Mais en même temps, répétons-le, une réponse très romaine du point de vue providentiel : le « sacerdoce » de Rome dans l’histoire, ce que R. von Jhering qualifiait (en laïcisant l’idée) de « mission » (« un seul mot suffit pour définir l’importance et la mission de Rome dans l’histoire universelle : Rome représente le triomphe de 76

Il est vrai que, du temps de l’empereur, la vie des lois justiniennes dans les territoires reconquis fut misérable malgré le souci de faire suivre l’envoi des lois aux victoires militaires (notamment en Italie, en 554, après la victoire définitive sur les Goths, où elle fut prévue par la Pragmatica Sanctio pro petitione Vigilii) : D. DALLA, Note minime di un lettore delle Istitutioni di Giustiniano, op. cit., p. 5. 77 C’est notamment la c. Deo auctore (constitution introductive du Digeste) qui présente le jus Romanum comme « système historique » (expression de P. CATALANO, Diritto e persone, op. cit., p. 85 sq.). En effet, en vue de la compilation et afin de réduire la confusion en unité, Justinien pose deux « principes unifiants », l’un personnel, l’autre spatial : 1) le premier est le droit du peuple romain (jus populi Romani), transféré précisément dans la « personne » du peuple à celle de l’empereur à travers la loi de l’empire (§-7) ; 2) le second, toujours relatif à la production populaire du droit, est la coutume de la ville de Rome entendue comme « tête de l’orbe terrestre » (caput orbis terrarum) : ce qui implique qu’en cas de conflit de coutumes, ce soit la coutume de Rome (Rome l’ancienne ou Constantinople-nouvelle Rome) qui l’emporte sur celle des autres villes (§-10).

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l’idée d’universalité sur le principe des nationalités […]. Le droit romain est devenu, aussi bien que le christianisme, un élément de la civilisation du monde moderne78 »). Réponse profondément romaine en effet (mais cette fois sous l’aspect du « droit divin » romain, le jus divinum), car la mission du peuple romain – liée qu’elle est au génie propre de ce peuple (clairvoyance de Jupiter) – est, en échange de sa supériorité sur tous les autres peuples, même les Troyens, d’établir l’empire du juste sans limite de temps ni d’espace 79 (une prophétie réceptionnée, non seulement par les poètes, tel Virgile, mais aussi par les juristes). Et, rappelons-le, le transport de la ville (à Constantinople) n’altère en rien cette obligation (faite de devoirs et de liens qui engagent à s’exécuter80) ; au contraire, il l’affermit si l’on s’en tient au droit augural (même renouvelé avec l’ère chrétienne) et à la doctrine de l’enseignement positionnant la justice (justitia) au commencement, au principe même des études de « droit » (jus)81. V. – Implications dans le tempus 19. Après l’espace, quelles implications systématiques dans le temps (en annonçant que cette question touche le problème de la traduction/conversion de jus par « droit 82 ») ? Justinien, on l’a vu, 78

Passage célèbre de l’introduction à L’esprit du droit romain dans les diverses phases de son développement de Jhering, Paris, Marescq, 1886 (pour la traduction française). Cf. F. Schulz, Prinzipien des römischen Rechts, op. cit., p. 80 qui, qualifiant d’« imperialistisch-juristisch » cette mission, passe lui aussi à côté de l’inspiration romaine du dit « impérialisme » (P. CATALANO, Linee del sistema sovranazionale romano I, Torino, Giappichelli, 1965, p. 25 sq.). 79 Très complet sur ce point P. CATALANO, Vo « Ius » et Vo « Giustiniano », Enciclopedia Virgiliana, op. cit., respectivement vol. III, p. 66 sq. et vol. II, p. 759 sq. 80 Cf. R. MONIER, Manuel élémentaire de droit romain, cit., p. 10 et 11 et D. LIEBS, Römisches Recht (3e ed.), Göttingen, Vandenhoeck u. Ruprecht, 1987, p. 228 et ss. (« Schuld und Haftung »). 81 Toutes ces données sont imbriquées les unes les autres et forment système. On ne peut, sous prétexte de lancer tel ou tel filet interprétatif, ne retenir qu’une partie de l’ensemble sans risquer de manquer l’essentiel. 82 Problème déjà envisagé par A. D’ORS, Une introduction à l’étude du droit (trad. fr. A. Sériaux), Aix-en-Provence, PUAM, 1991, p. 19 sq.

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confronté à son époque au risque de division du monde (et donc d’un retour à l’état des hommes avant l’empire – ainsi désétabli), réitère le principe selon lequel le jus est la plus grande force de l’empire romain et la condition de son acception sur terre. D’où la nécessité 83 d’une compilation valable pour tous les temps et, c’est une hypothèse de travail, l’intuition fulgurante d’un combat historique à venir entre le « droit » (au sens : les « droits » barbares dans leurs établissements européens) et le jus. En effet, si l’on s’en tient au critère de l’universalisme (car le jus, tel qu’il est conçu, est système sans frontières), c’est peut-être là que naît le « droit » au sens où on le comprend bien souvent (loi, law, Gesetz). Car Justinien, qui distingue les catégories dogmatiques de lex et de jus, suggère l’hypothèse – sans néanmoins l’admettre – que la loi puisse être injuste ou, à tout le moins, que la question du juste ne la concernât plus (à cet égard, les médiévaux, tel J. de Salisbury, ont compris bien plus que nous le sens du message, si désensibilisés que nous sommes comme juristes à la catégorie de tyrannie d’exercice : « C’est à juste titre […sed aequum et justum] que le droit prend les armes contre celui qui désarme les lois »)84. Aussi, peut-être n’est-ce pas tant du point de vue spatial (la supranationalité du principe impérial), qu’il nous faut apprécier la portée de la formule (et de la compilation qui l’accompagne) mais du point de

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Selon G. SCHERILLO, « Consuetudine (diritto romano), Novissimo Digesto Italiano 4, Torino, 1957, p. 310, la source autoritaire du droit qu’est la compilation justinienne est la « réponse théorique » à l’affirmation contre la loi romaine des « droits nationaux ». 84 Et que fait l’empereur romain, si ce n’est mener la lutte (expello) à cette « déviation » possible (écart, variation dans une ligne de conduite) en temps de paix ? Il y a là une « philosophie » du droit et de l’histoire bien différente de la nôtre. Disons pour simplifier à l’extrême que cette « philosophie » (du droit et de l’histoire) n’est ni historiciste, ni évolutionniste, mais enracinée dans le principe, dans l’origine des choses. Gaius, cité au Digeste (D. 1.2.1 pr., en ouverture du titre II De origine iuris et omnium magistratum et successione prudentium) est à cet égard cohérent avec la perception ancienne : « rei potissima pars principium est ». C’est une ligne de pensée que l’on retrouve dans la littérature latine (et non moins extrêmement valorisée du point de vue juridique) qui se rattache notamment au thème grec et romain de l’âge de Saturne (ou âge d’or) : par exemple Virgile (Enéide), Ovide (Métamorphoses) ou encore Macrobe (Saturnales).

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vue temporel 85 : pour tous les temps 86 . La construction « parée des armes » / « armée des lois » relie en effet les deux motifs inspirateurs de Justinien : restauration impériale par les armes et systématisation du jus – systématisation visant à mettre fin aux iniquités (le plus souvent, ces subtilités qui naissent de l’obscurité du droit) 87 . De là l’importance 85

Même si les deux aspects pourraient bien être liés (thèse d’un empire romain encore vivant). P. CATALANO, « Alcuni sviluppi del concetto giuridico di imperium populi Romani », op. cit., p. 663 (immédiatement après avoir rappelé le raisonnement final de la préface sur la rapport armes/lois, afin que le princeps Romanus soit juris religiosissimus) note : « Tale nesso tra imperium e ius presuppone una convergenza delle prospettive giuridica e profetica che consente a noi oggi di precisare la netta distinzione concettuale tra gli Stati e l’Impero (universale e eterno). » Cf. Th. HAECKER, Virgile, Père de l’Occident, op. cit., p. 87 sq. (commentant les fameux vers I 278-279 de l’Énéide : His ego nec metas rerum, nec tempora pono / Imperium sine fine defit – Moi, je ne détermine ni bornes pour leurs biens, ni bail, car j’ai donné un empire sans fin) : « Ainsi s’exprime le fatum Iovis, la volonté de Jupiter. Car tous, nous vivons encore dans l’Imperium romanum : il n’est pas mort. Tous, nous sommes encore des membres de l’Empire romain, que nous tenions cette appartenance pour vraie ou pas, que nous le sachions ou pas, membres de cet Empire qui, après de cruelles erreurs avait embrassé de son plein gré, sua sponte, la religion chrétienne dont il ne pourra plus se dessaisir sans se dessaisir de lui-même et de l’humanisme. Cet imperium romanum, dont Virgile a discerné la naturelle grandeur et contemplé l’éclatante beauté, n’est pas une idée confuse, ni même seulement une vraie idée, mais une réalité, encore qu’elle puisse parfois être comme ensevelie. La “chose romaine” n’est surtout pas l’idée seule, seraitelle la vraie, mais la réalité, la res, avec la chair et le sang. Partout où il y a une volonté ou le commencement d’un Imperium, sa mesure ou démesure, sa bénédiction ou sa malédiction sont déterminées par la réalité de l’Imperium romanum toujours existante sous les décombres, alors même que les conséquences d’un rejet spirituel, l’ignorance et l’anarchie sont si grandes qu’elles raillent ces relations réelles ou ne les voient pas. » 86 « In omne aevum valituras » (voir c. Tanta §-23, seconde constitution introductive du Digeste, a. 533). 87 Ne succombons donc pas à la facilité en négligeant l’unique définition du jus donnée par les Romains comme ars boni et aequi ; elle a une dimension technique (et ne peut être pour cette raison évacuée, en tant qu’idéologie, par une idéologie contraire). Sans tenir ici un long discours, insistons sur le fait que le bonus et l’aequus sont des catégories technico-dogmatiques précises. Bonus rend compte de la qualité objective de quelque-chose, ce qui est de bonne qualité (le « bon dol » comparé au « mauvais dol », la « bonne foi » comparée à la « mauvaise foi »), non vicié (le dol, l’erreur, la lésion ainsi que la violence vicient le consentement). D’ailleurs jus ne fait ici que relayer une observation (objective) plus large : la bonne terre, c’est-à-dire le champ fertile (Cicéron, Varron), la bonne monnaie par opposition à la fausse (Cicéron), la bonne eau non gâtée (Caton), la bonne, l’heureuse navigation, la bonne situation au sens de prospérité, etc.

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« effective » pour le système (juridique) d’être armé des lois (leges), certes, mais toujours en la perspective sanctifiée du juste : juris religiosissimus. 20. On ne doit pas oublier qu’il s’agit ici d’une lettre-préface 88 à destination des étudiants en droit ou, plus correctement, des étudiants en jurisprudentia (définie au Digeste, il faut s’en souvenir, comme la science du juste et de l’injuste, la connaissance des choses divines et humaines : justi atque injusti scientia, divinarum atque humanorum rerum notitia 89 ). Le prince romain s’y présente lui-même juris (et bien sûr les mœurs qui peuvent être bonnes ou mauvaises). S’agissant d’aequus, contentons-nous de rappeler le sens juridique d’ex aequo (ce qui est sur le même rang, sur la même ligne) : les parties au contrat ont un positionnement identique au regard du jus, lequel s’appliquera à rendre à chacun, équitablement, ce qui lui revient (jus suum cuique tribuire). C’est une donnée particulièrement identifiable dans le contrat (consensuel) d’achat-vente (à côté du bonus d’ailleurs) : vendeur et acheteur sont obligés l’un envers l’autre « ex aequo ex bono » (I. 3.23), le juge appréciant « en considération du positionnement égal des parties au contrat » (étape du consentement acheteur/vendeur sur la chose et sur le prix) et de la bonne exécution des prestations de chacun selon le critère de la loyauté, de la bonne foi des parties l’une envers l’autre (étape de l’obligation : pour l’acheteur, payer le prix ; pour le vendeur, remettre la chose). A la vue de cette dimension, jus (relié à justitia et à son « culte ») ne saurait sans s’affaisser être traduit/historicisé par « droit » (de même que populus par « peuple »), sans nier les propriétés respectives de chacune des catégories, qu’elles soient anciennes ou modernes. Pour le problème dogmatique que pose par exemple la traduction de populus par « peuple », voir L. HECKETSWEILER, « Populus. Eléments romains d’une restitution doctrinale de la catégorie juridique », Diritto@Storia (Rivista internazionale di Scienze Giuridiche e Tradizione Romana) XI, 2013 (Societas. Strumento di organizzazione pubblica e privata). 88 Une épître qui, dans son oubli (ou dans son interprétation relative) fait penser à celle de saint Paul aux Romains (1.17 : « le juste vivra par la foi ») que Luther exploitera absolument : la justification par la seule foi, fides (voir 3.28). Voir la préface de ce dernier à l’épître de Paul (1522) : Vorrede auf die Epistel Sankt Paulus zu den Römern. Une comparaison qui n’est pas si incongrue pour cette étude : cf. G. DUMEZIL, Idées romaines, op. cit., p. 45 qui conclut son article « Ius » (comme pour annoncer le suivant dédié à « Credo et fides ») en évoquant « les redoutables débats des deux derniers millénaires sur la “justification” par la foi ou par les œuvres ». 89 Définition très romaine d’Ulpien (D. 1.1.10.2) au sens où le « droit » saisit à Rome une totalité, et reflète par conséquent, une certaine vision du monde (Weltanschauung). Preuve d’une vision du phénomène juridique (jus) bien différente des divisions à

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religiosissimus : « grand pontife » de la discipline jurisprudentielle en quelque-sorte 90 . Quel enseignement en tirer pour notre temps ? … car l’étude du droit romain n’est pas là pour soulager des angoisses historicistes mais pour servir le présent : il est une discipline à but de vie 91 . La question des étudiants en droit (la iuventus, déjà visée par Justinien), celle du juste et de l’injuste, ne peut pas être considérée comme vaine et absurde dans son « idéalisme » (c’est souvent la réponse donnée aujourd’hui aux plus jeunes en leur indiquant le chemin à suivre, celui du droit positif et de la technique correspondante)92. Si elle l’était, Justinien, l’auteur de cet ouvrage si technique que sont les Institutes, serait lui-même un proto-romantique – ce qui n’est évidemment pas le cas93. Cette question, de bon sens (le sens commun), est d’autant plus répétition opérées depuis le XIXe siècle jus-positiviste et qui ont déterminé notre « droit » ou plutôt nos « droits » (dont « droit des religions », « droit interne des religions », « droits religieux »). 90 Occasion de rappeler ici que le « droit public » (jus publicum) est encore défini à l’époque de Justinien comme ce qui concerne les institutions du droit sacré, les sacerdoces et les magistratures (D. 1.1.1.2 : publicum ius in sacris, in sacerdotibus, in magistratibus consistit). Cette donnée, éclairée par le parallèle fait plus loin au Digeste (titre II) entre l’histoire des magistrats et celle des jurisprudents, laisse très bien entrevoir le positionnement sacerdotal, religieux, de ces derniers. Cf. L. VACCA, La giurisprudenza nel sistema delle fonti del diritto romano, Torino, Giappichelli, 1989. 91 P. CATALANO, Diritto e persone, cit., p. 87. Voir à ce propos la traduction française de la Scienza Nuova de Vico par Michelet : Principes de la philosophie de l’histoire, traduits de la Sienza Nuova de J.B. Vico, Paris, Renouard, 1827 (et plus secondairement l’introduction par C. Heim de la Naissance de la Tragédie de F. Nietzsche, Paris, Gonthier, 1964 qui rend bien compte de la critique nietzschéenne à l’égard de la science historique du XIXe siècle – la pensée « socratique » du temps pour reprendre la comparaison établie par Nietzsche lui-même). 92 Quitte à convertir les notions – techniquement : une falsification – de justitia, jurisprudentia et de jus devenues respectivement l’ordre judiciaire (« la justice »), l’ensemble des décisions de justice (« la jurisprudence ») et l’ensemble des normes (« le droit »). Du point de vue didactique, c’est nier la nature dans son premier mouvement, démolir les instincts, dévaloriser le « sérieux » qu’il y a dans la grande acuité d’une âme d’enfant – thème auquel Justinien reste, lui, visiblement très attaché (« …cupidae legum iuventuti »). 93 L’analyse philologique ne dédaigne pas l’étude des premières représentations qu’a eues l’homme de son monde (la « jeunesse » du monde). Au contraire, elle y trouve peut-être la partie la plus solide de son postulat scientifique, fondamentalement anti-

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gênante pour aujourd’hui qu’elle met inconsciemment le doigt sur la discontinuité au sein d’un système (le système dit « romanogermanique » qui, grâce à Justinien et à l’effort doctrinal des universités

historiciste. La démarche est valable pour le droit ancien qui n’est qu’une partie – la partie juridique – de la philologie. Rien de « romantique » dans tout cela. Les Grecs et les Romains, même « morts », restent pour nous (qui vivons dans un monde plus vieux) d’une éternelle jeunesse : jeunesse immortelle que recèle admirablement leurs langues, fraîches et vigoureuses, la grecque et la latine. Oui, les juristes romains et leur génie sont ceux d’un monde jeune, « héroïque » a écrit J.-B. Vico, monde auquel on peut se rapprocher à toute époque pour sentir le fond des choses, leur essence primordiale. Et peut-être se corriger. A titre de complément, on citera ici trois brefs mais grands passages, respectivement de Vico lui-même, Michelet et Nietzsche (cités par J. GUEHENNO, L’évangile éternel. Etude sur Michelet, Paris, Grasset, 1927, p. 59 et 107-8) : 1) Vico, De mente heroïca (1732) : « Le monde est dans l’ardeur de la jeunesse encore. Ne désespérez pas, cœurs généreux. Dans le vaste sein de la nature, dans le vaste empire des arts, il est encore de grandes choses qui serviront un jour l’humanité. Elles gisent jusqu’à ce jour négligées, parce que l’esprit héroïque ne s’est pas encore tourné vers elles. Jeunes hommes qu’attend un beau destin, appliquez-vous à l’étude, d’un esprit héroïque et d’un cœur courageux. Cultivez toute la sagesse. Que la raison humaine soit grâce à vous plus accomplie. Exercez la nature divine de vos esprits. Laissez agir en vous le Dieu qui vous tourmente. Soyez des héros. […] Et vous vous réjouirez de la grâce que le Dieu très bon et très grand qui commande de servir le genre humain vous a faite, en choisissant quelques-uns d’entre vous pour manifester sa gloire au monde ». – 2) Michelet, Histoire de la Renaissance (1855) : « L’histoire qui n’est pas moins que l’intelligence de la vie, elle devait nous fortifier, elle nous a alanguis au contraire, nous faisant croire que le temps est tout et la volonté peu de chose. Nous avons évoqué l’histoire et la voici partout ; nous en sommes assiégés, étouffés, écrasés ; nous marchons tout courbés sous ce bagage ; nous ne respirons plus, n’inventons plus. Le passé tue l’avenir. D’où vient que l’art est mort (sauf si rares exceptions) ? C’est que l’histoire l’a tué. Au nom de l’histoire même, au nom de la vie, nous protestons. L’histoire n’a rien à voir avec ces tas de pierre. L’histoire est celle de l’âme et de la pensée originale, de l’initiative féconde, de l’héroïsme, héroïsme d’action, héroïsme de création ». – 3) Nietzsche, Considération inactuelle (1874) : « Nous voulons servir l’histoire seulement en tant qu’elle sert la vie. D’après Goethe : Je déteste tout ce qui ne fait que m’instruire, sans augmenter mon activité ou l’animer directement. Celui-là seul que torture une angoisse du présent et qui à tout prix veut se débarrasser de son fardeau, celui-là seul ressent le besoin d’une histoire critique, c’est-à-dire d’une histoire qui juge et condamne. Ce n’est que par la plus grande force du présent que doit être interprété le passé. La parole du passé est toujours d’oracle. Vous ne l’entendrez que si vous êtes les constructeurs de l’avenir et les interprètes du présent. Memento vivere. »

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médiévales, a survécu à l’empire94), système qui – malgré tout – se veut continu. 21. L’heure est à la recherche des continuités : quels sont les fondements romains, communs, du droit privé continental (pour les obligations notamment) 95 ? Par là, l’école historique continue brillamment à souligner l’évolution (positive) du système romaniste pour le temps présent sans néanmoins s’interroger véritablement sur les déviations (sélections inclues) à l’intérieur du système96 ; et ce depuis son 94

La compilation justinienne est reconnue comme le point de départ de ce système : voir R. DAVID, C. JAUFFRET-SPINOZI, Les grands systèmes de droit contemporains (10e éd.), Paris, Dalloz, 1992, p. 16 sq. : « La famille de droit romano-germanique a son berceau dans l’Europe. Elle s’est formée par les efforts des Universités européennes, qui ont développé depuis le XIIe siècle, sur la base des compilations de l’empereur Justinien, une science juridique commune à tous, appropriée aux conditions du monde moderne. L’épithète romano-germanique est choisie pour rendre hommage à ces efforts communs, déployés à la fois dans les Universités des pays latins et des pays germaniques. » Sur la survivance/cohérence de ce « legal system » mondial, en vigueur même après les codifications du XIXe siècle, voir déjà (1901) les considérations du romaniste anglais (professeur de Civil Law à Oxford) J. BRYCE, Studies in History and Jurisprudence, I, Oxford, O.U.P, 1901, p. 85 : « The Roman law has survived the Roman Empire, and is full of vitality today – in force over immense areas » ; p. 108 : « Roman law remains Roman despite the accretion of the elements which the needs of modern civilization have required it to accept » (perceptible ici chez l’auteur la « méthode historique » de Savigny : cf. P. STEIN, Legal Evolution. The Story of an Idea, London, C.U.P, 1981, p. 119 sq.). 95 Par exemple : R. ZIMMERMANN, The law of obligations : roman foundations of the civilian tradition (2e éd.), Oxford, Herdruk, 1997 ; R.-M. RAMPELBERG, Repères romains pour le droit européen des contrats, Paris, L.G.D.J, 2005 ; J.D. HARKE, Römisches Recht. Von der klassischen Zeit zu den modernen Kodifikationen, München, Verlag C.H. Beck, 2008 ; P. PICHONNAZ, Les fondements romains du droit privé, Zurich, Schulthess, 2008 ; L. VACCA (a cura di), Diritto romano, tradizione romanistica e formazione del diritto europeo, Roma, Cedam, 2008. 96 C’est là une tendance scientifique conforme à la vieille logique de réception/sollicitation du droit romain aboutissant, finalement, à une sélection pour telle ou telle époque. Notons du reste que la déviation d’avec le système est comme intrinsèque à la démarche, presque sa justification théorique (le droit « savant », distinct du droit « romain »). Un axe de recherche possible, et complémentaire, pourrait être de dresser la liste dans l’histoire du droit des « fins de non-recevoir », c’est-à-dire des moyens invoqués pour déclarer irrecevable telle ou telle donnée, moyens techniques ayant motivé le rejet – en somme : les anti-fondements du droit continental. L’effort,

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commencement, son principium 97 . Le système romano-germanique : c’est à l’intérieur de ce cadre identitaire (et prospectif)98 qu’il faut, entre ainsi réalisé dans la direction inverse (mais, insistons : complémentaire), permettrait plus largement de sonder, d’interroger la méconnaissance par l’Occident de ses propres « fondements » : au-delà même, plus loin que son « architecture dogmatique » romanocanonique (cf. P. LEGENDRE, L’autre Bible de l’Occident. Le monument romanocanonique : étude sur l’architecture dogmatique des sociétés (leçon IX), Paris, Fayard, 2009). Ce qui signifie que les fondements romains reconnus de notre propre système – les humanités du droit en Europe – ne doivent pas servir à escamoter, à soustraire ce qui n’a pas été reçu (une partie importante du tout). Il y a là les prémisses d’un axiome : le droit romain est un tout qu’on ne peut mutiler sans commencer à reconstruire Carthage. 97 Ce système a jusqu’à nous une histoire d’environ quinze siècles (sans comptabiliser ici l’élaboration romaine du système jusqu’à Justinien, palingenèse comprise) faite de continuités et de ruptures. En retracer l’évolution (faite d’additions et de soustractions) est l’objectif de l’histoire du droit en tant que discipline (voir à ce sujet E. PERROT, Précis élémentaire d’histoire du droit français public et privé, Paris, Sirey, 1930, p. IX qui, fidèle à son époque, prend le contrepied du droit romain comme « grammaire des principes du droit », « impératif catégorique de nature juridique », pour privilégier l’histoire, le développement des institutions (privées et publiques) selon une méthode historiciste). Une discipline qui, s’agissant du droit romain, travaille finalement sur huit à neuf siècles (depuis la « redécouverte » du XIIe siècle) – le calcul, outre qu’il postule la distinction des matières « droit romain »/« histoire du droit », ne tenant évidemment pas compte de toute la complexité du processus, haut Moyen Age compris. Ainsi précisé l’« âge » si l’on peut dire de notre propre système, il peut être utile en son sein de comparer le « droit » dans le temps en substituant la question dogmatique du Was ? à celle, historiciste, du Wie ? Bref, non pas seulement s’interroger sur le « comment » on en est arrivé où nous en sommes (addition, soustraction), ce qui est capital, mais aussi sur le « qu’est-ce que c’est ? » : quelles sont les catégories premières du système en ce qu’elles le définissent intrinsèquement, en absolu, indépendamment du temps et de la sélection subséquente ? Insistons : l’histoire du droit ne doit pas servir d’écran scientifique à l’observation/contemplation de l’ensemble des technologies présentes à l’intérieur du système (que l’écoulement du temps, précisément, tend déjà à nous faire oublier). Les exemples sont nombreux, peut-être incalculables, et ce n’est pas ici le lieu de tenter une première liste. Néanmoins, il y a bien des cas où la spécificité des catégories romaines, indépendamment de la question de l’opportunité de leur « récupération » pour aujourd’hui, est évidente, même sans appel : en droit privé, la societas n’est pas la même chose que la « société », de même que le mandatum n’est pas le « mandat »… ; en droit public, lex n’est pas « loi »… Notre métier est de dire pourquoi ce n’est pas la même chose, techniquement. Que l’on s’en réjouisse ou pas, là n’est pas la question. Cette logique du droit comparé dans le temps – de « grammaire » juridique comparée, assumons le terme – peut légitimement faire penser à l’approche structuraliste du langage (F. de Sassure, G. Dumézil). Selon G. MOUNIN, Clefs pour la

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autres, s’interroger sur la portée du message « juris religiosissimus » adressé en 533 à une jeunesse avide d’apprendre les lois (« …cupidae legum iuventuti »). Elle nous rappelle que notre système a vieilli (au contraire de la traduction/convergence de jus par « droit » qui nous dissimule les outrages du temps). Signe que les peuples anciens, pour nous Occidentaux, les Grecs et les Romains, sont ces peuples d’une éternelle jeunesse auprès desquels il ne faut cesser de s’évaluer soimême : indépendamment des strates amortissantes qui nous rassurent, indépendamment du tout historiciste 99 – cette marée descendante qui éloigne des plus nobles rivages et nous prive du miroir (speculum) parfois cruel de la vérité 100 . Petite métaphore pour rendre compte du bien-fondé du droit comparé, non plus dans l’espace, mais dans le temps.

linguistique, Paris, Seghers, Paris, 1968, p. 30-31 : « Saussure (après sa mort) bouleverse la linguistique par une révolution copernicienne. Il a posé que la première étape d’une science du langage doit être l’étude du fonctionnement de celui-ci, hic et nunc, et non pas celle de son évolution. Et que la linguistique historique, dont il ne conteste pas la légitimité, doit être méthodologiquement seconde par rapport à une linguistique descriptive plus fondamentale. Jespersen dira, en 1922, que “pour la pure science du langage, commencer par le sanskrit [c’est-à-dire la linguistique historique], c’était commencer par le mauvais bout, autant que l’aurait été de commencer l’étude de la zoologie par [et à travers] la paléontologie”. C’est l’opposition célèbre entre linguistique synchronique et linguistique diachronique. » 98 Identitaire parce qu’il admet la source romaine, le point de départ romain. R. DAVID, C. JAUFFRET-SPINOZI, Les grands systèmes de droit contemporains, op. cit., p. 17 font néanmoins remarquer, à juste titre, que c’est la science qui a constitué ce « système » ; c’est la raison pour laquelle les règles des droits « romanistes » actuels sont extrêmement différentes des règles du droit « romain ». 99 N’a-t-on d’ailleurs pas vu que ce sont comme deux structures, deux tout synchroniques, qui, quand bien même essaye-t-on de les rapprocher à coups d’humanités, s’opposent et s’étirent sous les termes jus et « droit » ? Ce qui invite à ne pas ignorer le problème de la traduction/altération mais bien à en transmettre, à partir de l’Université, les enjeux : quels sont les « quartiers de juridicité » du droit ? Contra : A. SCHIAVONE, Ius. L’invention du droit en Occident, Paris, Belin, 2008 (trad. fr. G. et J. Bouffartigue). 100 Le miroir, le criterium possible n’est pas tant à rechercher à l’extérieur du système (logique du comparatisme spatial) mais en son sein (logique du comparatiste temporel), entre les points alpha et oméga.

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VI. – Nouvelle aire de l’« Isolierung » 22. Sans qu’il soit ici nécessaire de revenir à ce qui a été précédemment évoqué sur l’« isolation » scientifique du droit de la religion (puis de la morale), soulignons-en le caractère « traditionnel ». C’est au sens technique qu’il faut appréhender le terme de « tradition ». La traditio101, c’est à Rome (en droit des biens) un mode de transfert de la propriété supposant l’acceptation, en volonté, par l’accipiens (celui qui reçoit, accepte) de ce que lui remet volontairement le tradens (en latin, acceptatio est un dérivé de acceptare : recevoir). En droit des successions, on parle par exemple d’acceptation sous bénéfice d’inventaire (au sens où les dettes successorales seront limitées à l’actif de la succession). Il ne faut pas perdre de vue pour notre question du jus (et de sa religieuse observation) cet aspect du rapport entre celui qui « trade » ou « traduit » (on a coutume de parler du « legs » juridique des Romains) et celui qui, dans le temps historique, accepte ou refuse comme il lui convient. La précision permet de se représenter un aspect plus « abouti » encore de la raison isolatrice moderne – à l’encontre même du soin de Justinien à rendre indissociables jus et religio. A côté de l’aspect religieux de l’expression latine, le problème de traduction (trado et traduco ont même racine) de jus par « droit » n’est donc pas un hasard : c’est le résultat de la modernité juridique.

23. Le périmètre, le spectre de l’isolation n’étant effectivement pas circonscrit, celle-ci est en puissance. Mais l’heure est à la conquête, au marquage du terrain et, pour notre sujet, à l’émancipation/atomisation : le « droit », tel un électron, cherche à se libérer du noyau du jus et de la justitia (en tant que production liée aux pouvoirs humains). Il ne s’agit 101

Voir dernièrement A.D. MANFREDINI, Istituzioni di diritto romano (3e éd.), Torino, Giappichelli, 2003, p. 134 sq. Cf. D. LIEBS, Römisches Recht, op. cit., p. 148 sq. (généralement chapitre III « Das römische Eigentum »).

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pas là d’une nouveauté tout à fait absolue mais il faut quand même relever la manière dont l’acte – d’émancipation – est en doctrine de plus en plus assumé, rendu scientifique, dogmatisé aussi. Et plus encore : il est en bonne voie pour être étudié scolastiquement – le « juridique » romain n’étant lui, de façon correspondante, plus étudié qu’historiquement 102 . Car le temps a passé depuis le XIXe siècle : ce n’est plus le glas du droit romain/lois romaines de Justinien entrés dans la science historique 103 102

Ce qui ouvre la voie à une belle condescendance à l’égard du droit romain. Voir dernièrement, J.-L. HALPERIN, « droit romain et droit contemporain » (communication publiée sur le site de l’association Le latin dans la littérature européenne) qui, présentant l’idée d’un droit romain finalement « très loin de nos conceptions d’un égal accès des citoyens à la justice », s’autorise à conclure : « Ce cheminement montre à quel point il ne faut pas se laisser abuser par les définitions idéologiques du Digeste qui font dériver le droit de l’exercice de la justice et laissent entendre que justice et droit ont toujours fait cause commune à Rome. » Mais on comprend mieux la légèreté de la conclusion une fois la méthode posée : « Il est possible de poursuivre le travail historique sur le droit romain, en utilisant sans anachronisme certains concepts contemporains, avec cette portée heuristique reliée à l’éventail des interprétations dont les textes de droit romain sont susceptibles. » 103 En plein siècle de l’exégèse (1832), voir par exemple A. M. DU CAURROY, Institutes de Justinien nouvellement expliquées, op. cit., p. II, n. 1 : « Justinien ayant conservé ou donné force de loi aux constitutions insérées dans son Code, et aux décisions des anciens jurisconsultes réunies dans ses Pandectes, les unes et les autres ont eu longtemps le titre de loi. Aussi les anciens auteurs commencent-ils toujours leurs citations par la lettre L., en ajoutant pour les lois du Code la lettre C., et pour celles du Digeste la lettre D. ou le signe ff. L’abandon de cet ancien genre de citation me paraît une conséquence nécessaire du système que j’ai constamment suivi. En effet Justinien n’est plus pour nous un législateur. Le Digeste ne nous offre plus que des opinions des jurisconsultes, et le Code des constitutions, dont l’autorité toute rationnelle reste indépendante de l’autorité législative de Justinien. Ce ne sont plus pour nous des lois, mais des monuments plus ou moins altérés de la législation romaine. » L’auteur va plus loin dans son ambiguïté (question de la certitude du droit) aux p. 31 sq. : « Aujourd’hui le Corpus juris cesse d’être obligatoire. On n’y cherche plus la volonté législative de Justinien, mais la sagesse de chaque disposition. Les Institutes, le Digeste, le Code et les Novelles sont des lois mortes, comme le Code Théodosien et la loi des Douze-Tables ; mais la raison écrite, ou, pour appeler les choses par leur nom, la vérité des principes, leur pureté, leur enchaînement, ont, dans l’art du juste et de l’injuste, une force de droit et de doctrine qui survit à la loi. » Même perspective plus tard (1844) chez J.-L.E. ORTOLAN, Explications historiques des Institutes de Justinien, op. cit., p. V sq. (un avis de décès du droit romain) et p. 129 : « Nous ne devons plus [le droit romain] l’étudier scolastiquement mais historiquement » ; « il est entré dans le domaine de la

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(opinion d’alors) mais celui du « juridique » lui-même (jus/justitia) ! La science historique » ; les Institutes sont spécialement la « base de l’étude historique ». En revanche, au XVIIIe siècle, vision bien plus large, animée d’un grand souffle de vie, de C.-J. DE FERRIERE, Dictionnaire de droit et de pratique, contenant l’explication des termes de droit, d’ordonnances, de coutumes et de pratiques, Tome I, Paris, 1771, p. 541 (Vo « Droit ») : « Enfin, les lois que les Romains nous ont laissées, ayant eu l’approbation de tant de grands hommes, et dans le cours de tant de siècles, c’est témérité et folie de vouloir mépriser le chemin qu’elles nous marquent. On y remarque tant d’équité dans un nombre si prodigieux de décisions, tant de précision et de justesse dans l’énoncé d’une infinité d’espèces différentes, tant de pénétration à développer un si grand nombre de circonstances diverses, et à les rapporter à leurs vrais principes, que ce chef-d’œuvre paraît moins l’ouvrage de la raison humaine, que celui d’une inspiration du ciel qui s’est servie des législateurs de l’Empire romain pour leur dicter des lois qui enseignassent aux juges de la terre à rendre justice, et à tous les hommes à vivre entre eux selon les règles de la raison et de l’équité. Aussi Saint Augustin, livre 18 de la Cité de Dieu, chap. 22, attribue les lois romaines à une providence divine, laquelle en donnant à Rome l’empire de l’univers, lui a en même temps inspiré la prudence et la sagesse avec laquelle elle voulait que cette République gouvernât les peuples qui lui devenaient soumis. N’est-il pas juste, dit M. Le Maître à la fin de son douzième Plaidoyer, que dans le silence de nos coutumes nous écoutions la voix de ces grands génies de la jurisprudence et de la politique ; que les exceptions cessantes, nous reprenions la règle générale ; que les ruisseaux étant séchés, nous allions puiser dans l’océan ; que notre providence particulière se trouvant défectueuse, nous ayons recours à cette providence universelle qui embrasse toutes les parties de la société civile ; et que nos oracles devenant muets, nous allions consulter ce grand oracle étranger qui rend les réponses depuis ce Temple saint, que toute la sagesse romaine a consacré à la Justice, qui et se peut dire le véritable Temple de cette vertu divine ? Quand il faut appeler le secours de la raison, où pourrait-on la chercher ailleurs que dans ce recueil de lois si conforme à l’équité ? C’est donc avec raison que l’on appelle les lois des Romains le droit civil ; car outre qu’elles sont plus civiles que celles de toutes les autres nations, elles sont plus étendues et plus universelles : leur justesse donne lieu de croire que le peuple romain était né pour donner des lois à toute la terre, et que Dieu l’avait choisi pour gouverner et pour instruire tous les autres peuples. Il y a peu de questions qui ne puissent être décidées par le droit romain, ou pour un texte formel, ou par un argument. Quand on possède bien les principes de ce droit, il est difficile de se tromper dans la décision des affaires, parce que la plupart de celles qui se passent entre les hommes et dans le commerce du monde, dépendent du droit des gens. Plus une nation est raisonnable et bien policée, plus ses actions sont conformes au droit des gens, dont les maximes ne se trouvent écrites que dans les lois romaines. Dans les questions mêmes qui sont purement du droit français ou coutumier, les principes de droit civil servent à les décider, parce qu’ils servent à former la judiciaire qui est nécessaire pour bien raisonner sur toutes sortes d’affaires, et les bien juger. Il y a plus : les règles du droit inspirent l’amour de la Justice ; c’est une lumière divine qui éclaire également le cœur et l’esprit. »

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méthode historique a fait tache d’huile ; peut-être, pour la mémoire vivante de Rome, faut-il l’abattre avant qu’elle ne ruine tout l’édifice… Avec le Maître de Wittenberg : Hier stehe ich, ich kann nicht anders, Gott helfe mir, Amen. 24. C’est d’ailleurs sous cette lumière, et selon une autre clé de lecture, que réapparaît ici l’idée de Tradition 104 . Une manualistique récente, accompagnant son siècle, en rend très bien compte quand elle fustige les « obstacles » (histoire, mœurs, politique, religion) à l’unification du « droit » sous une législation unique. Il est clair que la tradition juridique – le juridique – est ici présentée comme un obstacle parmi d’autres à la pensée libérale, obstacle à l’image de ceux déjà bien décrits au XIXe siècle105. Or il faut bien comprendre que le jus (couplé à la justitia) est comme le dernier, l’ultime obstacle au « droit ». Après, nihil obstat ! Un désétablissement, radical à proprement parler, du juridique 104

Entrée terminologique étonnamment inexistante au Dictionnaire de philosophie politique (dir. Ph. RAYNAUD, S. RIALS), Paris, PUF, 1996. En revanche, « traditionalisme » intégré dans Vo « Conservatisme » en tant que pure idéologie (article de Ph. BENETON) : voir p. 115-117 où sont certes évoquées les critiques épistémologique, politique et sociologique de la pensée conservatrice à l’endroit de l’ordre moderne, mais jamais la critique tout simplement « juridique ». Même remarque s’agissant du livre, politiquement marqué (marxiste), du juriste M. MIAILLE, Introduction critique au droit, Paris, Maspero, 1976 (rééd. 1980). 105 Voir notamment K. MARX-F. ENGELS, Manifeste du parti communiste, Paris, Editions sociales, 1967, p. 33-35 : « La bourgeoisie a joué dans l’histoire un rôle éminemment révolutionnaire. Partout où elle a conquis le pouvoir, elle a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales, idylliques. Tous les liens complexes et variés qui unissent l’homme féodal à ses supérieurs naturels, elle les a brisés sans pitié pour ne laisser subsister d’autre lien, entre l’homme et l’homme, que le froid intérêt, les dures exigences du paiement au comptant. Elle a noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste. […] La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, ce qui veut dire les conditions de la production, c’est-à-dire tous les rapports sociaux. […] Tous les rapports sociaux, traditionnels et figés, avec leur cortège de conceptions et d’idées antiques et vénérables, se dissolvent ; ceux qui les remplacent vieillissent avant d’avoir pu s’ossifier. Tout ce qui avait solidité et permanence s’en va en fumée, tout ce qui est sacré est profané, et les hommes sont forcés enfin d’envisager leurs conditions d’existence et leurs rapports réciproques avec des yeux désabusés. »

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qui laissera le champ libre aux idéologies de toutes sortes et ouvrirait la voie à un « droit » pur réceptacle de production (l’exact contraire du garde-fou). Ne l’oublions pas : Justinien avait pour sa part établi que les lois romaines, fruits de la vigilance constante du juriste, fussent en quelque sorte le rempart que l’imperium se dressait à lui-même : juris religiosissimus. Oui, memento ! contre l’univers positif intégral. Car, outre le fait que le glissement a trait au positionnement/localisation (positio ; locus) du pouvoir, des pouvoirs, face au droit, il touche aussi, et la structure, et l’abjuration du système latin du droit : romaniste ou, plus essentiellement encore, romain. VII. – Latin, lois romaines et objection juridique 25. En son temps, Savigny avait bien vu l’avantage du français par rapport à l’allemand dans son origine latine106 : un rapport direct avec la « grammaire » juridique des Romains (Corpus Juris) et, potentiellement, une correspondance de fond. On doit néanmoins se rendre à l’évidence : l’unité du romanisme juridique a été rompue sous le choc de la société occidentale moderne (rejet de la partie liée au droit public ; utilisation, seulement dans certaines limites, de la partie liée au droit privé ; plus généralement, occultation historiographique d’un système non compatible avec le schéma idéologique ambiant) 107 . Orbene, les 106

F.K. VON SAVIGNY, De la vocation de notre temps pour la législation et la science du droit, Paris, PUF (Léviathan), 2006 (trad. fr. du célèbre Vom Beruf unserer Zeit für Gesetzgebung und Rechtswissenschaft, Heidelberg, 1814), p. 94 : « On ne saurait cependant négliger le fait qu’une difficulté considérable et peut-être insurmontable tenait au stade actuel du développement de la langue allemande, qui n’est pas tout à fait façonnée pour le droit, et moins que tout pour la législation ; quiconque veut entreprendre quelque tentative de ce genre à son propre compte, par exemple une traduction des Pandectes, peut se rendre compte de la difficulté, voire de l’impossibilité qui en résulte pour un exposé suggestif des rapports de droit individuels. A cet égard, les Français avaient un net avantage par rapport à nous grâce à la plus grande précision des formes et à l’origine latine de leur langue. » 107 Voir pour tout P. CATALANO, Diritto e persone, op. cit., p. V-VI qui ajoute : « Il pragmatismo volgare che permea la società borghese va ancora oltre, in questa linea, e è ora il nemico più radicale del romanesimo giuridico, coinvolgendone, nell’avversione,

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conclusions à tirer sont les suivantes : 1. la langue latine appliquée au « droit » est un instrument de liberté ; instrument cathartique dont l’origine se trouve dans la connexion typiquement romaine jus/justitia 108 ; 2. le retour au Latin (langue vivante à capacité de résistance inouïe) doit servir une philologie juridique appliquée ; exercice nécessaire pour dénoncer les « monstres » de notre mythologie du droit. 26. Pour ce faire, les lois romaines (de Justinien notamment, même décrétées mortes109), sont les seules qui soient à disposition pour vivifier, animer, la résistance du juste au droit. Reste à transformer la liberté qu’elles contiennent, contre tous les temps, en autorité : en puissance par rapport à la norme (Norm) 110 . Voilà le travail – le seul travail – qui devrait occuper le romaniste actuel, moins son Beruf (au sens wébérien) que son labor (au sens virgilien). Oui, il y a des réponses à disposition dans le jus romain, toutes situations historiques de droit confondues. Il faut se baisser, humblement, et travailler la terre avec assiduité : une terre dense, pleine de vie, féconde et prometteuse (recommandation d’Hésiode dans Les travaux et les jours). Passer la herse, s’y abîmer ardemment – gli elementi sia pubblicistici si privatistici. In questa lotta il mondo giuridico a base romanista può rivendicare la propria unità, anche sul piano sostanziale, fino all’America latina. » 108 Eclairés par l’idée selon laquelle la terminologie est la « première et élémentaire dogmatique juridique » (B. BIONDI, « La terminologia romana come prima dommatica giuridica. Contributo alla storia del linguaggio giuridico », Studi in onore di V. Arangio Ruiz II, Napoli, Jovene, 1953, p. 73 sq.), rappelons que la langue latine ne connaît pas deux termes étymologiquement distincts pour indiquer une distinction entre « droit » et « justice » (à la différence du Grec ancien et des langues vulgaires). De façon cohérente, la jurisprudence antique n’a jamais considéré la justice comme « une sorte d’ordre idéel transcendant à opposer au droit positif » (A. BURDESE, « Sul concetto di giustizia nel diritto romano », Annali di storia del diritto, 14-17, Milano, 1970-73, p. 113), mais a « théorisé la dérivation du ius de la iustitia (Ulpiano D. 1.1.1 pr.), se définissant ellemême comme divinarum atque humanarum rerum notitia, iusti atque iniusti scientia (Ulpiano D. 1.1.10.2) et acceptant l’appellation de sacerdotes iustitiae donnée aux jurisconsultes (Ulpien D. 1.1.1.1) » (P. CATALANO, VO « Ius », Enciclopedia Virgiliana, op. cit., p. 70). 109 Voir supra. 110 Brève présentation du concept (distinct de celui de regula) dans A. D’ORS, Une introduction à l’étude du droit, op. cit., p. 25 sq.

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plus encore : sérieusement – sans, en tous cas, se laisser arrêter par les cailloux (scrupulum) de la méthode historique. Car, rappelons-le, c’est scolastiquement (au moins pour soi-même) qu’il faut étudier la droit des Romains eux-mêmes, qu’il nous flatte ou – mieux ! – nous serve d’aiguillon. 27. Il en va de la garantie, de la garantie « idéale » si l’on se fait fort de la logique positiviste pour saisir la totalité du jus ancien. Or, précisément, sous la résistance en tant que droit (dont les énergies et cadres anciens ont été absorbés/endigués par les structures positives de l’Etat), il y a une place (un locus éternel, naturel, parce que relevant du sens commun) pour l’objection juridique, critique, contre tout droit injuste. Exprimé sous la forme d’un axiome : si le droit n’est pas juste, alors il n’est pas droit (il est tordu)111. Quant à la remarque (désorientée) du « qu’est-ce que la justice ? », nous recommandons aux sceptiques d’aller chercher la réponse par eux-mêmes, dans le jus des Romains. Les livres sont à disposition, avec un peu d’effort : la langue y est aussi simple et directe que celle qu’employa César. Ne soyons pas les manœuvres du droit positif (et de ses producteurs) mais acceptons souverainement notre destin : être, ivres de chants et de soleil, les insatiables lutteurs nourris de l’héroïsme juridique des Romains. Que ce manifeste soit un appel sincère, vibrant dans ses motifs, aux jeunes philologues français pour réactiver le feu ancien : les seules braises susceptibles de réchauffer notre vieux monde, froid et désenchanté. Il y 111

Remarque à cet égard toujours valable de C.-J. DE FERRIERE, Dictionnaire de droit et de pratique, op. cit., II, p. 100 (Vo « Jurisprudence ») : « Nous remarquons seulement ici que deux choses font une parfaite Jurisprudence, la Justice et le droit ; parce qu’il n’y a point de droit ni de véritable loi qui ne prenne son origine et sa force de la Justice ; et personne ne peut mériter le nom de jurisconsulte, qu’il n’ait acquis par l’étude des lois, la science du droit, et une véritable et solide probité. Aussi le plus grand mérite de ceux qui font profession d’enseigner la jurisprudence, consiste à travailler à instruire des véritables principes du droit, et à faire des hommes justes et équitables ». Je dois à E. F. l’autre remarque suivante : au sein des Facultés de droit contemporaines, cette ambition classique de former des hommes justes et équitables est aujourd’hui révolue au profit du nouveau dogme qui consiste à faire des hommes libres et égaux (en droits).

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bien une place pour le grand droit des vivants. Dressons l’oreille pour entendre sa musique : Lied tout à fait libre parce que lié, pieusement attaché – avec quel muscle, quel nerf ! – au grand génie romain. Et si l’on cherche absolument à délier ce génie de lui-même, alors il faudra se résoudre à définitivement distinguer, voire à isoler – en référence au jus romain, rigueur d’un droit de juristes – les « juristes » des spécialistes du droit112. Pour une meilleure dispute113.

Laurent HECKETSWEILER MCF histoire du droit Université de Montpellier

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Sous la forme d’un dernier axiome : si tu te dis « juriste », cela emporte de recourir aux iura (civil, humain, naturel, divin…). Bref, tout le « référentiel » de la jurisprudentia pour, s’il le faut, prendre position sur le droit positif (qui relève d’un tout autre référentiel, inséré qu’il est dans une matrice plus globale). 113 Peut-être le seul moyen de ne pas se satisfaire d’une continuité terminologique qui escamote les différences pour fabriquer imaginairement, fictivement, fiduciairement même, des rapports pacifiques entre les notions (cf. P. VALERY, Les principes d’anarchie pure et appliquée suivi de Paul Valéry et la politique par François Valéry, Gallimard, 1984) alors qu’un tonnerre devrait rouler…

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Anthropologie politique des altérités : l’ordre narratif de l’Islam classique et ses « Autres » Dans un entrecroisement entre sources premières 1 et sources secondaires2, il s’agira de penser l’anthropologie politique de l’altérité dans le cadre d’une réflexion sur les imaginaires sociopolitiques de l’Islam, en particulier celui de l’Islam classique – par ce syntagme nous voulons caractériser non pas une époque mais une narration de l’époque : celle-ci à visée normative et socio-symbolique a été un mode de mobilisation de l’imaginaire collectif ; notamment dans le rapport anthropologique de l’islam vis-à-vis de ses altérités. La notion d’altérité, du latin alteritas, qui signifie différence, l’alter, l’autre, a pris une coloration à la fois fondamentale et tragique : constituant notamment un véritable paradigme de l’histoire de l’Europe communautaire après la Shoah et les désastres du siècle des génocides que constitue le xxe siècle. Les mots de la haine ne sont plus : s’ils ont jamais été du reste, sans conséquence non seulement politique, mais aussi tragiquement humaine dans son acceptation la plus universelle. Cette définition surchargée d’épreuve, pour paraphraser la belle formule gaullienne, a sans doute aussi été utilisée de manière trop téléologique concernant le passé proche ou, pour reprendre Racine, le paysage éloigné qu’est le passé. D’où des lunettes pas trop grossissantes sur une lecture que je qualifierai de sartrienne de l’altérité, où il est demandé à l’individu et à toute analyse de la société d’hier de souscrire à la définition contemporaine de l’altérité en termes de reconnaissance politique et culturelle. Ne pas souscrire à cette doxa interprétative serait basculer dans une approche pour le moins relativiste de l’histoire des sociétés, je ne souscris pas à cette vision

1

Le Coran, les Hadith et les récits de type mémoriel, apologétique, narratifs de l’Islam historique (Tabari, Al Boukhari, Ibn Athir, etc.). 2 Textes de philosophie, politiques, encyclopédie, contributions à des ouvrages collectifs.

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totalisante de l’historiographie 3 . Il s’agit a contrario de penser la question de l’altérité dans l’humus contextuel de l’époque4, en utilisant d’ailleurs le terme avec prudence, afin de ne pas verser dans ce que LéviStrauss qualifie d’absolutisation de l’altérité, soit dans l’acceptation, soit dans le rejet tout aussi radical, c’est-à-dire une mise à la marge du politique, donc du monde social, à un moment donné de l’histoire5 : « La société [...] se joue à elle-même la comédie de les anoblir au moment où elle achève de les supprimer, mais n’éprouve pour eux qu’effroi et dégoût quand ils étaient des adversaires véritables [...] Qui voient dans l’absorption de certains individus, détenteurs de forces redoutables, le seul moyen de neutraliser celles-ci et à même de les mettre à profit » ; une « anthropoémie d’expulsion6. » Le droit à la différence absolue est le paradigme à partir duquel se déduit le comportement normatif allant dans le sens de l’inclusion ou de l’exclusion absolue. Cela renvoie l’individusujet à un matériel-objet restreint à son seul être social, incapable d’établir une distance vis-à-vis de soi-même, et de connaitre l’autre ; d’où un racisme implicite entre indigènes exclus, définis par leur culture, et les Occidentaux capables de se détacher de la leur, de la critiquer, de comprendre la relation entre elle et les autres : « Lorsque les sociétés prennent le parti d’expulser ces êtres redoutables hors du corps social en les tenant temporairement ou définitivement isolés, sans contact avec l’humanité dans des établissements destinés à cet usage7. » Déterminer ce type de sujet narratif, c’est éviter à tout le moins de donner à la question de l’altérité une formulation par trop évidente et définitive, tant le sujet est inscrit dans la mobilité des contours des sociétés et qu’elle ne saurait être une entité fixe déterminant a priori les jeux et les enjeux des acteurs de l’histoire. Je donne volontiers l’exemple 3

Y.-C. ZARKA, C. FLEURY, Difficile tolérance, Paris, PUF, 2004. A. de LIBERA, Penser au Moyen Âge, Paris, Seuil, 1991. 5 P. BOURDIEU, Ce que parler veut dire, Paris, Fayard, 1982, p. 9. 6 C. LEVI-STRAUSS, Tristes Tropiques, Plon, 1955, p. 418. 7 Ibid, p. 488. 4

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du grand philosophe et théologien juif de culture arabo-andalouse Maïmonide : il se convertit quelque temps à l’Islam de peur d’encourir les persécutions des Almohades, mais sa pensée est récusée par la pensée juive, notamment par Isaac Abravanel au XVe siècle, non pour cet acte admis dans des temps obscurs, mais par cette trop grande place donnée à la philosophie dans le « Guide des égarés », son opus magnum : sa volonté de dérouter le lecteur malveillant lui donnant une réputation d’athée8. Au-delà des effets juridiques du statut de dhimmis, Maïmonide eut à pratiquer, comme le démontre admirablement Léo Strauss, l’art de l’exotérique et de l’ésotérique afin de se garantir un public profane tout en infusant sa philosophie dans son écriture sans encourir les persécutions politiques et les réfutations de sa communauté : « La persécution donne ainsi naissance à une technique particulière d’écrire et par conséquent à un type particulier de littérature, dans lequel la vérité sur toutes les questions cruciales est présentée exclusivement entre les lignes. Cette littérature s’adresse, non pas à tous les lecteurs, mais seulement aux lecteurs intelligents et dignes de foi. Elle a tous les avantages de la communication privée, sans avoir son grand désavantage – n’atteindre que les relations de l’écrivain. Elle a tous les avantages de la communication publique, sans avoir son plus grand désavantage – la peine capitale pour son auteur9. » Il conviendra pour nous de présenter tout d’abord la perspective méthodologique que nous chercherons à éviter, le normativisme et une certaine définition substantialiste de l’histoire du droit en tant que réceptacle auto-institué de l’histoire politique, l’histoire des représentations et l’histoire des idées. Il s’agira de ne pas restreindre le sujet à la narration doctrinaire des Fuqaha (juristes) et de l’ordre 8

L. STRAUSS, La persécution et l’art d’écrire, Traduction Olivier Sedyen, Gallimard, coll. Tel, 2009, p. 55 9 Ibid.

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juridico-éthique institué. A contrario, il conviendra pour nous de penser le cadre d’une anthropologie politique de l’islam dans sa phase classique, en présentant non pas une démarche définitive sur un sujet à la fois vaste et complexe, mais une série de questionnements basés sur des phases de temporalités précises. Nous nous préoccuperons de narration, plus précisément une forme politique narrative apte à définir une collectivité publique par le truchement de volets juridiques, culturels et symboliques avec en primat le rôle du droit dans ses dénominations politiques et anthropologiques : le droit en tant que modèle normatif organisant les institutions publiques, les modes politiques de la guerre et de la paix, les règles statutaires des minorités non musulmanes ; le droit en tant que forme adaptée et évolutive sanctionnant l’évolution territoriale, politique, culturelle de l’empire abbasside ; le droit configuré dans son acceptation de la Oumma (la communauté des croyants), c’est-à-dire, pour reprendre la formule de la sociologie de la religion : le croire. En effet, il est important de ne pas inférer par le terme d’Islam une globalité encadrante qui induirait une judiciarisation de l’espace politique, cela serait une mauvaise perspective, comme le souligne pour une autre période (XIXe siècle) Josh Fish : « Il n'a probablement jamais été un Etat islamique dans lequel l’administration de la justice pénale a été guidée uniquement par shari’a. La pratique judiciaire a toujours été basée sur d’autres lois, découlant de la coutume, la décision du souverain, ou même – en dépit de son interdiction en théorie – un type de législation10. »

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J. FISCH, Cheap Lives and Dear Limbs. The British transformation of the Bengal criminal law, 1769-1817, Wiesbaden : F. Steiner, 1983.

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Dans ce processus d’institutionnalisation, la forme narrative (par la chronique, l’exégèse, les textes de pensées, les sources administratives et politiques, les textes juridiques) devient une frontière de démarcation face à ce que les groupes sociaux perçoivent comme une société globale et uniformisatrice. Dans cette multiplicité de définitions, la mémoire que l’on qualifie de mémoire d’origine s’effectue forcément d’une manière conventionnelle, délimitant les contours sociaux et culturels de la mémoire du groupe. La transmission d’une mémoire se construit sur ce type de représentation. Pour Halbwachs, la mémoire historique est au premier abord une mémoire psychologique et de faits, continuellement revisitée pour correspondre aux besoins actuels, elle est une reconstruction du passé faite en fonction du présent du groupe 11 . La mémoire est dans une logique de l’expérience, c’est-à-dire des événements vécus par les individus et par le lien social. Elle est à la fois faite de ruptures et de changements, permettant la visibilité des repères chronologiques périodisés selon un principe externe. Les interprétations du passé sont constamment réinventées dans nos mémoires actuelles. Dans cette optique, la silsila (chaîne de transmission) est un modèle anthropologique qui se rattache à la pensée classique. A partir de la référence coranique s’est organisé un mode de transmission centré sur l’oralité comme acte de piété, afin de propager la religion dans toutes les sphères de la Cité. La silsila constitue le moyen de pérenniser la geste prophétique qui réside dans l’effort constant de la mémoire (Sunna, hadiths, da’wa, dhikr) et par la récitation des versets (Tertil, tajwid). Cette forme de disposition a peu à peu pris l’aspect d’un « va-et-vient » historique entre texte et contexte. La pensée islamique s’est appuyée sur le contexte (Empire Abbasside, dilatation des frontières impériales) dans la période d’expansion pour élargir la silsila aux différentes formes de la pensée universelle (sciences, mathématiques).

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M. HALBWACH, Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, Librairie Félix Alcan, 1925.

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Dans une seconde phase, la silsila se restreint au texte (le Coran) lorsque le contexte est défavorable en matière de déclin politique (prise de Bagdad par les Mongols, perte de l’Espagne musulmane) et de crise intellectuelle. La chaîne de transmission dans le cadre de ce processus narratif sur le « déclin » vise à conserver ce qui est présenté en tant que pensée classique, c'est-à-dire légitime, devenue mémoire de la grandeur d’une civilisation orpheline de son passé12. La chaîne de transmission13 permet de dresser la liste des références (dates, lieux, ouvrages) qui certifie la légitimité d’une confrérie, d’une famille, d’une pensée. Attestant d’une généalogie symbolique, la référence à la chaîne des Sharif (descendants du prophète) permet politiquement de légitimer les formes de pouvoirs (intellectuels, politiques). La silsila participe à un récit de l’orthodoxie légitime qui se cartographie autour de l’interprétation canonique du Coran ou de la Sunna (tradition) basée sur le corpus historiquement élaboré de la shari’a transmise dans sa jurisprudence (fiqh) par les oulémas. Dans ce cadre, les muhaddithun (rapporteurs des faits et gestes du prophète) sont au service de la transmission symbolique et lignagère permettant le rattachement des générations par l’entremise de figures emblématiques, sources d’imitations, de références et d’enracinement. Par exemple, concernant la pensée d’Al Ghazali, toute discussion de ses travaux passe au préalable par la recension de sa silsila, qui est à la fois source de la légitimité religieuse et scientifique. Ash’ari (décédé en 935) qui fut notamment la référence de son élève Al bakillani, cadi ou juge (décédé en 1013), dont le disciple est Al Djuwayni (décédé en 1085), dont le disciple est Al Ghazali (décédé en 1111), dont le disciple est Abu Bakr in Arabi (décédé en 1148). Pour un autre courant idéologique traditionaliste, la généalogie se rattache à Ibn Taymiyya, dont l’élève le plus connu fut Ibn Kayyim al Djawziyya (décédé en 1350), dont le disciple le plus cité fut Ibn Radjab (décédé en 1392). 12 13

A. DEEDAT, The Choice, Islam and christianity, Kuwait, 1993. AL-BUKHARI, Le sommaire du Sahih al-Boukhari, Beyrouth, Dar al-Kutub, 2000.

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Afin de situer tel penseur dit « traditionaliste », la généalogie d’Ibn Taymiyya sera utilisée dans une double référence aux temps classiques (Ibn Hanbal) et aux temps contemporains (Abdel Wahab) ; continuum dont le caractère explicatif vise à tracer une généalogie légitime en termes religieux et épistémologiques. Dans ce cadre, l’Histoire remplit un rôle de préservation sociale essentielle : elle perpétue la conscience d’appartenance à une collectivité. Dans un autre volet concernant directement l’anthropologie du politique, les formes narratives de souveraineté relèvent à notre sens de deux principales définitions nomothétiques : religion et civilisation / dynasties et cultures. Ces deux catégories se rejoignent pourtant dans une certaine narration islamique de type juridicothéologico-politique, du moins dans la vision qu’elle a de sa propre histoire en termes de causalité, finalité et modus operandi. Il s’agit de distinguer entre le pouvoir et la politique ; le pouvoir en tant qu’incarnation de la Oumma, de l’impérialité islamique garante de la foi et de l’expansion de la croyance ; et la politique incarnant le bon gouvernement des hommes qu’il s’agit de penser en tant que vademecum du Prince, qui guide par gros temps mais aussi par temps calmes, des gouvernés qu’il faut bien traiter sans pour autant que cela induise (notamment pour el Ghazali) que le Prince ait quelques efforts à faire en terme de bon gouvernement. La politique instance théorisée dans ses principes d’autonomisation, et de conduite théorisée dans le concept de syesa charya. Dans un premier aspect, nous brosserons à gros traits, j’en conviens, les deux temporalités sur lesquelles nous penserons la question de l’altérité en terre d’islam classique. L’Etat islamique dans sa vocation impériale et universaliste (VIIIe-Xe siècle) définit une politique active d’unification et d’organisation de la société. L’identité religieuse, culturelle des différentes populations assujetties est formellement mise en subordination au nom de l’idéal impérial omeyyade puis abbasside (noms

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des successives dynasties). L’Etat califal présente toujours une légitimité universelle qui se veut en charge de la souveraineté spirituelle et physique de la Oumma (communautés des musulmans). Il se situe comme modèle en surplomb, délimitant le domaine légitime de la souveraineté au-delà des différents localismes et cultures coutumières. Ainsi, il constitue le référent administratif et idéologique d’une pluralité identitaire et communautaire. La transmission se constitue autour des hommes de savoir, tel l’alim (docteur de la foi) et l’aristocratie religieuse reconnue. La socialisation par les références communes s’organise dans le cadre déterminant de liens d’affinité éthico-politique. Les « valeurs14 » deviennent l’outil d’un coup de force symbolique visant à légitimer l’orthodoxie du groupe social. Seule prime l’appartenance au groupe, représentée comme la condition nécessaire et vitale pour la survie de l’identité islamique personnelle, la référence coranique vise à situer un modèle15. De manière générale, l’époque de l’expansion allant du VIIe siècle au milieu du Xe siècle est marquée par des objectifs militaires et diplomatiques avec l’emploi d’ambassadeurs, d’espions, et de guerriers, voire de mercenaires. Une fois la conquête ou l’accord d’alliance établis, se met en place une politique d’enquête géographique afin de cartographier les terres et porter la « bonne parole » de la vraie « foi ». Le second temps, entre le XIe siècle et le XVe siècle, voit la fragmentation d’un modèle narratif unitaire. En effet, la question du déclin dans la cosmologie de l’islam revient souvent à penser la division comme facteur explicatif originel. Dans la droite lignée de la culture de l’Ijma’a (Consensus) les théologiens tels que Ibn Taymiyya 16 ont souvent lié déviation de la pensée (et donc son illégitimité) et expansion de la 14

ASSAWAF, Muhammad, Enseignement de la prière, Lyon, Tawhid, 2001. M. WATTS, Muhammad: Prophet and Statesman, Londres, Oxford University Press, 1961. 16 E. GEOFFROY, Le traité de soufisme d’un disciple d’Ibn Taymiyya: A mad ʿ Imād aldīn al-Wāsiṭ ī (m. 711/1311), Studia Islamica, 1995, no 82, p. 89. 15

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dissidence, comme deux aspects complémentaires de la « catastrophe annonciatrice du déclin », au milieu du XIIIe siècle. Dans ce cadre, l’espace chronologique de la civilisation de l’islam se situe sur une double temporalité : d’une part le temps mosaïque et légendaire, et d’autre part le temps politique et juridique, légitimant à différents niveaux la place centrale de l’islam dans le récit du monothéisme qui, d’Abraham à Jésus, définit la chaîne de transmission des prophètes de Dieu17. Le temps mosaïque et légendaire : dans le Coran se juxtaposent les figures principales de l’Ancien et du Nouveau Testament : Adam, Noé, Abraham, Moïse, Jonas ; et d’autre part dans le Nouveau Testament, il y a Jésus (‛Isā) et sa mère Marie (Mariam), notamment. Le récit de ces figures atteste de la puissance de Dieu au travers de la geste des prophètes. C’est le temps de l’origine du monde et de l’Islam, c’est-à-dire d’un modèle universel où Dieu se veut action et verbe dans la réfutation du polythéisme. « Le temps de l’ignorance » (jâhiliyya) païenne qui définit l’époque antéislamique, où la vérité du message de Dieu se serait perdue dans l’idolâtrie et le polythéisme. Enfin, le temps de l’Islam né de l’hégire (exil à Médine) qui, à partir de 622, restaure et clôt dans la cosmologie islamique le temps prophétique. A partir de cette histoire mémorielle, la communauté humaine ne peut trouver son centre qu’autour de l’Islam : la religion des soumis à Dieu. Au début, c’est-à-dire du vivant du Prophète, l’altérité est représentée par des tribus arabes judaïsées ou christianisées, à Médine et dans la région du Najrân. Par conséquent, les gens des « religions révélées » appartiennent aux gens du Livre ou ahl al-kitâb. Par ce nom, le Coran et la terminologie musulmane consécutive désignent les juifs et les chrétiens, détenteurs des Livres (kitâb = livre) révélés antérieurs : al-

17

G. VAJDA, « Ahl al-kitâb », dans Encyclopédie de l’Islam, Paris, Leyde, 1961.

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Tawrât (la Torah), al-Zabûr (le Psautier), al-Indjîl (l’Evangile)18. Dans ce cadre, l’insoumission (Siba’a) de certains peuples païens ne se référant pas aux Livres (révélés) est assimilée à la non-islamité ou, de manière plus grave, à la non-orthodoxie. Le principe absolu reste celui du consensus unanime de la communauté (ijmā’), tempéré par la délibération de l’assemblée (Ma choura). Le temps politique et juridique : L’Islam et son modèle de souveraineté supposent que les « autres religions monothéistes », en minorité, acceptent, sinon la conversion à l’Islam, du moins le statut d’infériorisation juridique qui en découle (Dhimmi). La dhimma, contrat par lequel « la communauté musulmane accorde l’hospitalité et la protection aux membres des autres religions révélées, à condition qu’euxmêmes respectent la domination de l’Islam19 », suppose l’organisation de taxes applicables uniquement à la population non musulmane : impôt foncier (kharâj) ou de capitation (djiziya), celui-ci étant par ailleurs supprimé en cas de conversion à l’Islam. Cette modalité, si elle est pratiquée, tient moins au dogme intrinsèque de l’islam qu’à la volonté de l’Etat islamique de lier durablement la loyauté politique et l’affiliation religieuse : le principe de l’autorité légitime présuppose une autorité qui par principe amalgame rébellion politique et dissidence religieuse. Chronologiquement, nous pouvons donner quelques repères historiques ; le pacte de Médine 20 en 622 établit un premier repère de la narration politique et symbolique, elle signifie à la fois l’établissement d’un consensus et la tentative d’une normalisation de possibles dissensus. Ainsi, au moment où le prophète Muhammad s’installe à Médine (Yathrib), il fut décidé la rédaction d’un texte connu sous le nom de constitution de Médine : ce fut là le premier exemple d’alliance politique (622) entre la petite communauté de musulmans et les populations juive et chrétienne de Médine, ceci dans le contexte de la 18

N. SULEIMAN GABRYEL, Repenser l’islam libéral européen, Frankfort, EUE, 2011. C. CAHEN, « Dhimma », dans Encyclopédie de l’Islam, Paris, Leyde, 1961. 20 TABARI, Mohammed Sceau des prophètes, Sindbad, 1980. 19

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lutte contre les Quraychite de La Mecque. La définition donnée par la tradition (Tabari) veut que Muhammad ait voulu intégrer dans la Oumma, c’est-à-dire dans la communauté des croyants, toutes les autres religions. La démarche tourna court sur la direction politique et spirituelle de cette esquisse de communauté politique : en 624, une des tribus juives, les Qaïnoqa, ayant selon Tabari moqué le manque de combativité des musulmans à la bataille de Badr (624). Ceci conduisit à une détérioration de rapport qui s’amplifia après la défaite d’Uhud (625) : elle fut sanctionnée par l’annonce successive de versets clairement hostiles21 et l’expulsion des tribus juives de Médine, accusées de pactiser avec les ennemis du prophète. Les règlements du calife Omar rapportés par Turtushi (décédé en 1126), considérés en tant que traité signé en 717 entre le calife Omar II Ibn Abdel Aziz (682-720) et les « gens du Livre », étaient censés s’appuyer sur le texte du troisième calife Omar Ibn Khattab. Nous délaisserons la question de la casuistique et des diverses interprétations par les docteurs de la Loi (fuqaha) des quatre grandes écoles organisant le droit musulman (fiqh) à l’époque classique22. L’essentiel pour nous est d’appréhender ce cadre en termes de gestion du statut de dhimmi qui s’inscrit dans un cadre normatif et fiscal avec le paiement de leur part d’un impôt de capitation et l’ajout de couleurs distinctives : bleu pour les chrétiens et jaune pour les juifs. Pour éviter les téléologies douteuses, on peut à ce stade se référer au maître de Mohammed Arkoun, le grand orientaliste Claude Cahen, historien de l’Islam médiéval : « Dans l’ensemble, la condition des dhimmis jusque vers le VIe-XIIe siècle en Occident, le VIIe-XIIIe siècle en Orient, a été, bien qu’instable dans ses modalités secondaires, dans l’essentiel satisfaisant, si on la compare, par 21

« Si tu appréhendes quelque trahison de la part d’une peuplade, rends-lui la pareille ; Dieu n’aime point les traîtres » : Coran, VIII, 58. « Vous avez coupé quantité de leurs palmiers, et vous en avez laissé un certain nombre debout. Ce fut avec la permission de Dieu, pour apaiser les impies »: Coran, LIX, 5, 22 Shaféite, Hanbalite, Hanafite et Malékite.

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exemple, à celle de la minorité juive, plus exiguë il est vrai, dans l’empire byzantin voisin23. » Au-delà de ces textes, le principe de la conversion permet de tracer la limite de ce qui est acceptable et de ce qui ne l’est pas. Ce cadre de légitimité permet de définir un modèle identitaire idéal, où le sujet de la souveraineté ne peut s’accomplir qu’à la condition de pouvoir être accepté dans la cité de « l’homo islamicus ». De ce fait, la conversion du musulman vers une autre religion (tant celles qui ont « précédé » l’Islam que celles apparues par la suite) est d’autant plus répréhensible religieusement qu’elle est dangereuse politiquement, car elle induit une remise en cause radicale du comportement idéal de l’homme et du sujet. A partir de cette construction cosmologique, l’Autre dans la science arabe se construit par la Géographie (jughrafiya née au VIIIe siècle) qui se définit par l’« arpentage de la terre ». Dans cette seconde phase, voyager n’est alors pas considéré comme un décentrement, mais plutôt comme un dépaysement permettant par le récit de voyages de réfléchir de manière spéculative sur l’avenir des hommes et de leur place sur cette terre. Ces expéditions sont composées de marins, de commerçants et de pèlerins issus des différentes régions de l’empire (Perse, Maghreb, Syrie), persuadés de représenter la Société avec un grand S, ou plutôt la Oumma avec un grand O, civilisés et universels, dont le califat symbolisait l’unité ; l’Islam représentant la grandeur, Bagdad la splendeur. Pour ces géographes découvreurs (Ibn Fadlan, Al Ya’qubi), cartographier le monde vise d’abord à donner l’information la plus factuelle, la description la plus précise des différents horizons géographiques ; que ce soit au Sud (Côtes de l’Afrique, Afrique Subsaharienne) au Nord (De Byzance au Caucase), à l’Est (Océan indien, Chine). Si la notion de ahl al kitâb (gens du Livre) rattache l’Islam aux deux autres monothéismes, certes l’Islam classique dans sa pratique 23

C. CAHEN, op cit.

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politique et juridique génère selon les termes de Massignon un « tolérantisme dédaigneux pour les gens du Livre ». Pour autant, comme le souligne justement l’historiographie24, les cercles du pouvoir politique, notamment à Baghdâd au IXe siècle et à Séville au XIe siècle ont été des espaces d’inclusions majeures de certaines élites juives et chrétiennes. Ainsi, concernant les relations du monde musulman avec les pays proches et lointains, se configuraient différentes lectures de l’altérité représentées dans l’imaginaire islamique. La géographie permet la production de civilisation, de frontières entre Dar el-Islam et Dar elharb, entre les terres cartographiées dans la cosmologie des princes et les différentes « terrae incognitae » localisées dans le monde. L’Autre comme objet exotique n’est retenu qu’en fonction des différences que « le civilisé » (les géographes musulmans de l’époque) juge les plus insolites par rapport à sa propre norme. Distance qui motive alors cette production des « merveilles » dont les Mille-et-une Nuits semblent être le récit paradigmatique. L’Autre est dans la droite lignée des Grecs un moyen de comparaison et de délimitation civilisationnelle entre le centre du monde civilisé (Bagdad) et la périphérie. Dans la construction des savoirs gréco-arabes, il n’existe pas d’un côté les savants, et de l’autre les philosophes. Il y a un modèle général spéculatif qui partage dans un corpus commun les objets, les modes de définitions, une même manière d’argumenter. Dans ce mouvement de l’activité spéculative se trouvent, à leur place et selon leur ordre propre, la Métaphysique, la Géographie, l’Histoire des civilisations qui, à différents degrés, organisent la cosmologie générale de « l’homo islamicus ».

24

ABD EL WAHID MERRAKECHI (trad. B. FAONON, A. JOURDAN), Almohades, Alger, 1893.

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L’Autre dans la pensée islamique : le temps du déclin et l’accentuation binaire de la cartographie mentale Le second temps, entre le XIe siècle et le XVe siècle, voit la fin d’un rêve d’unité politique, spirituelle, et intellectuelle : dans ce cadre sociosymbolique le sac de Bagdad en 1258 symbolise cette fin de cycle. La question du déclin dans la cosmologie de l’Islam revient souvent à penser la division comme facteur explicatif originel. Le paradigme de la fitna devient une clé utilisée de manière permanente jusqu’à certains politologues actuels pour diagnostiquer les dangers d’une pluralisation de l’espace islamique. Pourtant, il suffit de voir le modèle de l’Europe protestante du XVIIe siècle pour comprendre que modèle de pluralité et expansion civilisationnelle ne sont pas antinomiques. Le culte de l’unité n’est-il pas au contraire la source de cette crise ? Crise qui est d’abord dans la sphère arabe25. Comment, dans cette phase présentée abusivement comme « décadente26 », les musulmans d’alors se représentaient-ils l’Autre ? Dans la droite lignée de la culture de l’Ijma’a (Consensus) les théologiens tels que ibn Taymiyya ont souvent lié déviation de la pensée (et donc son illégitimité) et montée de la dissidence, comme deux aspects complémentaires de la catastrophe annonciatrice du déclin au milieu du e XIII siècle. Pourtant, il n’est qu’à voir le modèle de l’Europe protestante du XVIIe siècle pour comprendre que modèle de pluralité et expansion civilisationnelle ne sont pas antinomiques. Le culte de l’unité n’est-il pas au contraire la source de cette crise ?

25

T.J. AL-ALWANI, L’ijtihad, London, Institut International de la pensée islamique, no 4, 1993, M. BENNABI, Le problème des idées dans le monde musulman, Lyon, Al Bouraq, 2009 . 26 Cette lecture essentialisant l’aire arabe au détriment de l’aire asiatique et de la sphère perse est illustrée notamment par la vision d’ABDUH, Muhammad, The theology of unity, Books for Libraries, New York, 1980, p. 164.

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Ainsi on peut, de manière inversée, penser que l’expansion de la Pensée et l’ouverture vers l’Autre sont parallèles dans tout processus. Après la relative bienveillance des premiers califes de l’Empire musulman, il revient au calife Abbasside Mutawakil (847-861), d’organiser un statut d'infériorité aux peuples du Livre par rapport à l’Islam : statut qui fut néanmoins plus favorable que celui des idolâtres, c’est-à-dire des polythéistes27. Le même calife est connu pour avoir mis fin de manière brutale à la domination intellectuelle et culturelle des Mutazilites dont le modèle rationaliste avait prédominé durant près de 30 ans (814-847). Comment dans cette phase narrative de mutation et de déréliction politique les Musulmans d’alors se représentaient-ils l’Autre ? D’abord par le truchement d’une géographie réduite à des dimensions régionales (Al Idrissi, XIIe siècle) nostalgiques d’un passé défunt (Ibn Battuta, e XIV siècle). Les échanges avec l’altérité sont réglementés dans un double aspect : lointain, car les échanges commerciaux permettent d’entretenir des rapports équilibrés avec les pays non musulmans ; proche, puisque le converti et le dhimmi (résidents non musulmans, payant l’impôt jazya) bénéficient dans la cité islamique de la protection des vrais croyants (la dhimma) du Dar al-islâm (maison de l’Islam). Ils représentent l’altérité proche dans un monde musulman en voie de fermeture interne et de déclin externe. Cette période annonce la rétraction de la perception islamique du monde ; dans une première étape, il ne s’agit plus de voir une cartographie du lointain, mais de définir l’empire menacé par la division politique et culturelle. Dans une seconde étape, le temps est à la systématisation de l’observation « masalik wal mamalik » (Itinéraires et Etats), au service d’une vision homogénéisante et islamo-centrée du monde (Al Ya’qubi Kitab al Buldan, 897). A partir de la notion de déclin de l’espace impérial, la question de la loi doit être repensée. Le principe de la doura (nécessité) s’impose à des pouvoirs politico-religieux 27

L. CHABRY, A. CHABRY, Politique et minorités au Proche-Orient, Paris, Maisonneuve et Larose, 1984, p. 26.

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rétractés sur leurs domaines : il y a ainsi une extension du privilège d’extraterritorialité du fait des minorités musulmanes en Europe et des minorités chrétiennes et juives dans les pays d’Islam. Le modèle de l’idéologie impériale de type abbasside semble menacé. Il relève d’un modèle général propre à tout système de domination historique visant à ramener le Multiple sous la coupe de l’Unité au nom de l’autorité et du déni d’altérité. L’identité et son paradigme sont propices à l’instauration d’une axiologie selon laquelle tout ce qui ne correspond pas aux principes de l’universalisme islamique est mauvais. La nécessaire adaptation n’est-elle pas une trahison de l’origine ? La dilatation de l’Empire n’entraîne-t-elle pas la dilution de la religion d’Etat que constitue l’islam ? En tant que construction idéologique et imaginaire, l’Occident et son versant oriental (le musulman désislamisé), prend peu à peu l’aspect menaçant et contradictoire de la dépossession. Dans cette temporalité, la question de l’exil relève d’un temps de crise où l’Islam est perçu comme une civilisation en question dans son étendue occidentale (chute de Tolède au milieu du XIe siècle) et orientale (chute de Jérusalem durant la Première Croisade). Penser l’exil permet aux docteurs de la foi et de la loi islamique de définir le statut du musulman qui continuerait à vivre sur un territoire reconquis par les chrétiens après avoir été sous autorité musulmane pendant plusieurs siècles. A partir de ce processus de Reconquista chrétienne, les musulmans deviennent des « tributaires » (ahl dhimma) des chrétiens en s’acquittant de l’impôt de capitation (jizya). Dans ce processus, la tolérance entre l’Islam et les royaumes chrétiens comme le rappelle Bernard Lewis, est liée à « la présence, dans le Sud, d’Etats musulmans qui exigèrent une tolérance réciproque du Nord chrétien ». Mais, ajoutet-il, « après la fin de la Reconquête en 1492, cette réciprocité ne fut plus nécessaire aux chrétiens, qui ne tardèrent pas à publier un édit d’expulsion ». L’Islam étant à la fois rite et mode de vie, les musulmans ne doivent pas être soumis à une autorité non musulmane liée à l’autorisation ou au refus de pratiquer leur religion en opposition avec le 130

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monde occidental, où il est nécessaire d’avoir l’aman, ou sauf-conduit à durée temporaire, pour le must’amin (titulaire du sauf-conduit). Cette période est marquée par un changement dans la théorie islamique de la connaissance qui était traditionnellement associée à la question des conditions de la certitude et des fondements de la prétention à savoir. A partir de la pensée d’Al Ghazali à la fin du XIIe siècle, la rationalisation opérée par les penseurs arabo-persans sous l’égide de la Grèce semble remise en question et peu à peu marginalisée. Cette optique dans le cadre des différents bouleversements politico-sociaux à partir du XIIIe siècle aboutit à une césure profonde entre la philosophie ramenée à une métaphysique et l’idée de la science, comme stade suprême du savoir humain tel que l’a proposée, depuis son origine, la philosophie. Cet écart qui s’affirme de plus en plus induit une séparation radicale entre la philosophie, devenue un modèle ontologique de la mystique, et les sciences en tant que mouvements et processus. Ce temps de rétrécissement est le temps pour certains exégètes de la dissociation entre la civilisation et la religion. Pour la pensée dogmatique islamique, la religion ne doit plus coïncider avec la civilisation. Du fait de sa grande ouverture, la religion a souvent pris l’aspect des populations récemment converties. Ce processus à l’aune de la crise politique de l’Empire abbasside a souvent été vu comme la preuve de la décadence de l’Islam impérial. La critique des pratiques abâtardies d’un certain soufisme et le rejet d’un Islam de conversion jugé trop syncrétique amène par exemple Ibn Taymiyya à critiquer à la fois certaines branches du soufisme et la pratique religieuse des Mongols islamisés mêlant culte à Gengis Khan et rite islamique28. Le déclin de la pensée arabe n’en est pas pour autant le déclin global de la pensée de l’Islam, comme en atteste la philosophie indo-iranienne 28

H. LAOUST, Le Traité de droit public d’Ibn Taimiya, traduction de la Siyâsa shariya, Beyrouth, 1948.

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des XVe et XVIe siècles. Pour autant, dès cette époque, l’Islam arabe devient perte et déploration de la perte de l’Empire, de la foi originelle, de l’esprit des premiers fondateurs. Une inconsolable absence d’un passé qui constitue l’ultime refuge. La façon de découper l’espace géographique ou intellectuel institue une représentation de l’univers, profondément liée aux différentes temporalités et conjonctures historiques. L’Autre ne se situe pas dans une abstraction éternelle dont l’unique source serait soit des textes théologiques éternels ou des ouvrages de voyages du XIIe siècle. La représentation cartographique du monde permet selon les époques d’accentuer ou de redéfinir une représentation à tendance binaire. Pourtant, ces représentations ont une histoire : celle du Deux et de l’Un. Le nœud gordien est celui de la lutte entre Europe et Asie. La lecture que Massimo Cacciari fait de cette approche binaire repose notamment sur le fait que dyo (deux) a la même racine que deido : craindre, et deinos : ce qui dépayse29 : « C’est comme si on voulait dire qu’il n’est possible d’affirmer le caractère unique du génos qu’à propos d’antagonistes par nécessité, que lorsqu’il s’agit d’ennemis mortels. [...] La plus parfaite identification de l’opposition constitue l’accord le plus profond30. » Ainsi, construire de manière permanente la frontière, permet de situer sa place dans la cosmogonie du monde et de questionner anthropologiquement ses atouts et ses faiblesses. Selon Ernst Jünger, « “Orient” et “Occident” sont deux résidences, deux strates de l’humaine nature, que chacun porte en soi, aussi nous sont-elles plus distinctes, au fond de nous-mêmes, qu’elles ne nous sont connues par leur image géographique. L’Europe et l’Asie, l’Orient et l’Occident, le Levant et le Ponant sont des notions flottantes, dont les contours sont, et débattus, et

29 30

M. CACCIARI, Déclinaisons de l’Europe, Combats, Éditions de l’Éclat, 1996, p. 16. Ibid. p 23.

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contestables. Leurs significations géographiques, historique, spirituelle et affective ne coïncident pas31 ». Penser l’Autre permet de penser aux chemins que sa propre civilisation a parcourus de manière positive ou négative. Plus la période est vécue comme une crise de fondements, plus l’exotisme ou le sentiment de menace de l’Altérité s’accentue. L’imago mundi prend l’aspect implicite d’une introspection de soi par l’intermédiaire d’un médiateur qui ne peut être vu que de manière méfiante ou condescendante. L’étranger, le barbare mal islamisé s’institue dans une image symbolique qui « n’est rien d’autre que ce trajet dans lequel la représentation de l’objet se laisse assimiler et modeler par les impératifs pulsionnels du sujet32 ». La question active de l’identité tend à devenir pour le sujet arabe, en voie de marginalisation historique, un questionnement passif où l’action est remplacée par la mémoire de l’action. Le temps du déclin de l’islam est aussi le temps de la mémoire de l’Islam : période mythique des premiers califes dont le souvenir hante l’imaginaire social du monde arabo-musulman. La déploration de la décadence et l’appel à la renaissance participent de ce territoire mémoriel qui tend à s’étendre à mesure que l’espace civilisationnel de l’Islam se rétracte. Nasser SULEIMAN GABRYEL Anthropologue et politiste Chargé de séminaire EHESS Paris, chercheur associé Science Po SHERPA Aix-en-Provence/Centre Norbert Elias Marseille

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E. JÜNGER, Le Nœud gordien, Bourgois, 1995, p. 26. G. DURAND, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, Dunod, 11e édition, 1992, p. 38 32

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Le droit de la paix dans la pensée musulmane classique Basés sur le spectacle des mouvements djihadistes et intégristes, les commentaires des orientalistes modernes sur les textes classiques nous invitent à croire que l’Islam est une religion militante ou une religion militaire et que ses adeptes sont des guerriers fanatiques, enrôlés pour propager leur foi et leur loi par la force armée. Ces commentaires donnent l’impression qu’il n’y avait point de paix, et qu’entre « une guerre et une autre, il y avait aussi une guerre », que la paix n’était que la cessation temporaire de la guerre ! C’est ainsi que, partant d’une conception statique de l’Islam et d’une interprétation littérale de ses sources, Bernard Lewis 1 , Alfred Morabia 2 et Maxime Rodinson 3 , attribuent à la « guerre sainte » une dimension religieuse et inhérente à la culture musulmane. Par ailleurs, les différentes opinions des orientalistes convergent toutes pour affirmer que le jihād est fondamentalement offensif. C’est vrai qu’il existe un retour à une conception offensive de la guerre depuis le début du XXe siècle. Mais ce retour est, en fait, limité à certains cercles idéologiques et religieux. C’est la création des Frères musulmans en 1928 par Hassan al-Bannā (1906-1949) en Egypte qui marque le début d’un retour vers « l’Islam d’origine ». Sayyid Qotb fut l’un des théoriciens de ce retour (avec le Pakistanais Abou Al-‘Ala AlMawdoudi (1903-1979)). Dans son ouvrage « A l’ombre du Coran » (fī zilāli al-qor’ān), Sayyid Qotb rejette toute souveraineté autre que celle d’Allāh. Il présente la guerre comme un pilier de l’Islam qui incombe aux musulmans. Par ailleurs, il rejette la légitimité des Etats musulmans. 1

B. LEWIS, The political language of Islam, Chicago, Chicago University Press, 1988. A. MORABIA, Le Gihâd dans l’Islam médiéval : Le « combat sacré » des origines au e XII siècle, Paris, Albin Michel, 1993. 3 M. RODINSON, La fascination de l’Islam. Les étapes du regard occidental sur le monde musulman : les études arabes et islamiques en Europe, Paris, F. Maspero, 1980. 2

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Hassam Abdelhamid

Selon Qotb, le gouvernement qui n’applique pas la loi islamique fait partie de la jāhiliyah (la période de l’ignorance), il incombe alors à tout musulman de le renverser. En effet, sans écarter l’impératif de livrer la guerre contre dār al- harb, Qotb légitime la violence au sein des sociétés musulmanes. Historiquement, l’idéologie du jihad a pu prendre des formes aussi différentes que la guerre offensive, la guerre défensive, la résistance ou la coexistence pacifique. Dans son élaboration juridique, elle a flotté d’un extrême à l’autre, légalisant à la fois la guerre contre l’infidèle et le combat contre le musulman dissident sur le plan politique et/ou religieux. La question de l’expansion musulmane occupe une place considérable dans la réflexion orientaliste et arabe contemporaine. Entre, d’une part, l’accusation de l’Islam en tant que religion militante ou religion militaire et l’accusation de ses adeptes comme des guerriers fanatiques, enrôlés pour propager leur foi et leur loi par la force armée4 et, d’autre part, une explication économique de cette expansion 5 , les principes coraniques sont oubliés6. En effet, le regard superficiel, qui ne

4

Sur cette réflexion occidentale, voir B. LEWIS, Le langage politique de l’Islam, op. cit., p. 110 sq. 5 Voir R. MANTRAN, L’expansion musulmane VIIe-XIe siècles, Paris, 1969. L’explication économique consiste à dire que les Arabes ont fait une expansion hors d’Arabie parce qu’ils avaient besoin de chercher leur subsistance, ou bien encore que la technique de distribution du butin était aussi un puissant moteur pour l’action. Ces explications ignorent le rôle de la religion, qui était déterminant : voir J. LADJILI-MOUCHETTE, Histoire Juridique de la Méditerranée : Droit romain. Droit musulman, Paris, 2006, p. 145. 6 L. Gardet refuse à la fois le point de vue des théologiens et des juristes de l’Islam et le point de vue de l’historien. L’un tente de tout justifier par le seul principe unificateur de la foi nouvelle, et l’autre tente de tout expliquer, ou presque, par le seul jeu des oppositions tribales. Et il croit que l’un et l’autre point de vue sont également vrais, et nécessaires à une saisie aussi complète que possible de la réalité : L. GARDET, La Cité musulmane, Paris, J. Vrin, 1954, p. 210. Il nous semble qu’il adopte ici l’opinion ou plutôt le projet d’Ibn Khaldûn dans ses Prolégomènes (al Muqaddima), voir IBN KHALDUN, Al-Muqaddima, Le Caire, 1957, 4 vol., éd. A. Wafi, voir t. II, p. 543 sq., et

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Le droit de la paix dans la pensée musulmane classique

prend pas en considération tous les aspects de la question, amène le chercheur à lancer ces accusations. Par contre, un regard plus profond exige l’examen des principes coraniques, de la réalité historique dans laquelle s’inscrivent l’impératif religieux et les solutions doctrinales qui devaient prendre en compte les deux éléments précédents. En fait, la réflexion sur la paix et la guerre suit, dans l’ensemble, les évolutions de la théorie politique en Islam. D’ailleurs, chaque juriste, selon les lieux et les époques, a accordé une place particulière au jihad dans sa somme juridique7. Quoi qu’il en soit des développements prévisibles d’un activisme islamiste contemporain, il convient de noter que, très tôt déjà, les docteurs de la Loi avaient élaboré, dans leurs traités, des dispositions instaurant entre le dâr al-Islam et les Etats non musulmans, des relations autres que celles fondées sur la guerre. En fait, l’Etat musulman a développé une technique perfectionnée des règles régissant ses rapports pacifiques avec les Autres. Ce sont celles-ci qui retiendront notre attention dans cette intervention.

la traduction française de V. Monteil, Beyrouth, 1967-68, rééd. Sindbad, Paris, t I, p. 310 sq. 7 Si certains juristes le considèrent comme un pilier de l’Islam et le placent juste après le pèlerinage, un certain Ibn Rusd, grand-père d’Averroès, juriste malikite mort en 1126, a estimé, dans une célèbre fatwa, que le jihad contre les chrétiens du nord de l’Espagne pourrait tenir lieu du cinquième pilier de l’islam, le pèlerinage. Cet avis juridique est le fruit d’une réflexion personnelle déterminée à la fois par la conjoncture (danger de la Reconquista) et par des raisons géographiques : éloignement de l’Andalousie par rapport à la Mekke, difficulté du pèlerinage).

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I-

L’état normal des relations entre Dâr al-islâm et Dâr al-harb est-il la paix ou la guerre ?

Les enseignements coraniques, comme l’ensemble des traditions consacrées des différentes composantes de l’Islam, sont traversés par une dialectique de la guerre et de la paix. Dans le Coran il existe deux types de versets qui sont liés à la question des relations internationales : les versets qui incitent à la paix et ceux qui parlent de la guerre. Concernant l’état normal des relations entre Dâr al-islâm et Dâr alharb, nous pourrons dégager deux lectures totalement divergentes de plusieurs textes du Coran et de la Sunna. Selon la première lecture, certains ulémas (jurisconsultes musulmans) considèrent que les versets parlant des cas de guerre dessinent ce qui fait la règle générale, et l’état normal des relations entre la Dâr al-islâm et la Dâr al-harb est donc l’antagonisme. La paix, dont parlent les autres versets, fait donc exception par rapport à la règle normale. Mais, selon la deuxième lecture, certains autres ulémas considèrent que ce sont les versets exhortant à la paix qui tracent en fait ce qui fait la règle, et que c’est la paix qui est donc l’état normal des relations internationales. Quant aux cas de guerre évoqués dans les autres versets, ils constituent un cas exceptionnel et temporaire par rapport à l’état normal, qui est la paix8. Ces deux lectures divergentes vont avoir, en aval, un effet conséquent sur plusieurs conceptions dans le domaine des relations internationales. Nous pourrons évoquer deux d’entre elles à titre d’exemple.

8

D’après Wahba al Zohily, ath-Thawrî et al-Awzâ’ï seraient de cet avis. Voir son livre, Les relations internationales dans l’Islam (en arabe : Al-'Alâqât ud-duwaliyya fi-lislâm), Beyrouth, Mo’sasat al-Risala, 1982, p. 94.

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La première concerne les relations à établir avec un pays avec lequel on n’est ni en état de guerre, ni lié par un traité de paix. En fait, pour ceux qui sont d’avis que l’état normal des relations internationales est la guerre, les combats peuvent être menés après en avoir informé l’autre pays. Par ailleurs, pour ceux qui sont d’avis que l’état normal des relations internationales est la paix, il importe de conclure un traité de paix avec le pays en question, lequel traité ne fera que confirmer l’état normal des choses9. La deuxième concerne la compréhension du cas où le droit d’ingérence est applicable. Dans ce cas, les opinions divergent en fonction de l’option de départ. Pour ceux qui sont d’avis que l’état normal des relations internationales est la guerre, le droit d’ingérence peut être une cause de guerre, même s’il s’agit d’un pays avec qui on est lié par un traité de paix ; ce traité de paix peut alors être résilié, et le pays sera informé clairement – et suffisamment de temps à l’avance – que, pour cause de crimes ou de persécutions contre des minorités, le droit d’ingérence est applicable, le traité de paix est résilié à partir de telle date et qu’ensuite l’état de guerre sera en vigueur10. Pour d’autres, parmi ceux qui sont d’avis que l’état normal des relations internationales est la paix, les abus dont il est prouvé qu’un pays se rend coupable sur certaines de ses minorités sont une cause rendant possible le droit d’ingérence s’il s’agit d’un pays avec qui on n’est pas lié par un traité de paix, mais non pas s’il s’agit d’un pays avec qui on est lié par un traité de paix ; dans ce dernier cas, de tels abus ne constituent pas une cause autorisant la résiliation du traité de paix. Cependant, même en admettant la « normalité » de la guerre, on reconnaîtra que par l'institution d’« al-émân » (la sauvegarde), cette situation d’hostilité perpétuelle est rendue purement théorique.

9

Voir, ABU ZAHRA, Al-‘Alâqât ud-duwaliyya fi-l-islâm, p. 79. Voir IBN AL-ARABI, Ahkam al-Coran, Ahkâm ul-qur'ân, Tome 2, p. 439.

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Le mot arabe « émân » signifie « sauf-conduit ». L’émân est un acte délivré à un harbi 11 par les autorités musulmanes (ou par un simple musulman), qui lui donne l’autorisation d’entrer et de résider temporairement dans le Dâr al-islâm. Il devient ainsi un « Musta’min12 ». Cet émân contient le droit, pour un harbi, de pratiquer sa religion, son droit à jouir d’une forme d’autonomie différente de celle concédée aux dhimmî 13 et à s’agréger à d’autres membres de sa nationalité pour former une communauté autonome. Cet émân peut être collectif, accordé à un Etat étranger, qui peut alors faire bénéficier de ce privilège ses propres citoyens voyageant à l’étranger14. En effet, il est de principe que tout musulman, de l’un ou de l’autre sexe, libre ou esclave, pieux ou impie, peut donner la sauvegarde à un 11

Le harbi est l’incroyant non soumis qui réside dans le Dâr al-harb et contre lequel il est légitime de faire le « djihâd » ; il a le statut d’un « belligérant ». Voir WAHBA AL ZOHILY, Les relations internationales dans l’Islam (en arabe), Beyrouth, Mo’sasat al-Risala, 1982, p. 50 sq. ; Muhammad IBN AL-HASSAN EÇH-CHAIBANI, Aç-çiyar alKabir wal-çiyar al-çaghir, éd. de l’Université du Caire, p. 270 sq. 12 Le terme « musta’min » rend compte d’un statut intermédiaire entre le harbi (l’incroyant non soumis) et le dhimmî (gens du Livre soumis). Donc, le musta’min est un harbi qui réside dans un pays musulman pour un temps limité ; c’est-à-dire qu’il a le titre de visiteur temporaire. Le terme musta’min vient du mot arabe « émân », qui signifie « sauf-conduit ». 13 Le dhimmî est l’incroyant qui se soumet à la domination musulmane, accepte la protection musulmane et paie la capitation à l’Etat musulman. Le mot dhimmî vient du mot arabe « dhimma » qui a le sens de « pacte » (pactum en latin). Le statut du dhimmî est régi par le contrat de dhimma qui organise l’existence du dhimmî sur la terre d’Islam. Il a le statut d’un citoyen de deuxième degré, car il ne participe pas à la religion de l’Etat. Sur ce sens, voir IBN QAYM AL-GOZYIA, Ahkam ahl al-dhimma, Beyrouth, éd. Sobhi ac-çalh, sans date ; AL MAWARDI, Al-Ahkam al-Sultaniyya (Les statuts gouvernementaux), Le Caire, éd. Al-Halabî, 1973, 3e éd., p. 142 sq. ; IBN RUSHD (Averroès), Bidayat al-Mugtahid wa-nihayat al-Muqtasid (début pour qui s’efforce « à un jugement personnel », fin pour qui se contente « de l’enseignement reçu »), T. I, éd. Al-Halabî, 1993, 6e éd., p. 375 sq. ; Encyclopédie de l’Islam, vol. 2, au mot « dhimmî » ; Abu YOUSSEF YA ‘COUB, Kitab al-Kharâdj (le livre de l’Impôt foncier), traduit par E. Fagnan, Paris, 1921. 14 Sur le statut de Musta’min, voir Muhammad AL-ÇADIQ ‘AFIFI, Al-Islam Wal-‘ilaqat al-Dawlya, (l’Islam et les relations Internationales), La Mecque, 1984, p. 167 sq. ; ABDEL WAHHAB KHALLAF, Al-Syasa al-çhar’ia, Le Caire, Dar al-Ançar, 1977, p. 84 sq.

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mécréant. Il possède la « welâyet » (la puissance de l’« émân ») qui confère l’inviolabilité, avec toutes ses conséquences (une inviolabilité absolue, opposable à tous les musulmans). Dans ce domaine, l’interprétation est large. Ainsi, l’« émân » se trouve être accordé dans les formes les plus simples, et même tacitement. Il peut aussi résulter de simples présomptions15 . La sauvegarde peut être retirée sur l’ordre du khalife, détenteur de la « welâyet » générale. Cependant, même une sauvegarde accordée par un musulman au préjudice de la communauté et malgré la défense formelle du khalife, doit être non seulement dénoncée préalablement et expressément, mais en outre toutes choses doivent être remises en l’état. On doit, ainsi, faire parvenir les bénéficiaires de l’« émân » dont il s’agit, en leurs lieux de sûreté ; ce n’est qu’alors que le droit de la guerre pourra, envers eux, être légalement exercé. Toute autre façon d’agir constituerait un dol ou une perfidie16. Par ailleurs, la cessation des hostilités implique, en général, une sorte d’accord qui s’appelait « ‘ahd » ; c’est-à-dire, approximativement, « convention ». Le mot « ‘ahd » est souvent utilisé dans les textes anciens. Il sert à traduire, entre autres, l’accord entre un souverain et le successeur qu’il désigne de son vivant (le wali al-‘ahd). Il sert aussi pour le dhimma (‘ahd al-dhimma), et pour des accords de nature variée avec des Etats non musulmans. Le mot «‘ahd » est devenu, parfois, presque synonyme du mot « émân » (= sauf-conduit).

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Que ce soit en temps de paix ou en temps de guerre et, par exemple, pendant l’investissement d’une place forte, chaque fois que des mécréants se présentent spontanément devant des musulmans, sans armes et avec des intentions manifestement pacifiques, ils sont présumés demander sauvegarde ; et que les musulmans la leur accordent ou ne la leur accordent pas expressément, elle leur est acquise de droit. Tel est notamment le cas des mécréants pénétrant en « terre de l’Islam » pour faire le négoce. 16 Voir : Muhammad IBN AL-HASSAN EÇH-CHAIBANI, Aç-çiyar al-Kabir wal-çiyar alçaghir, op. cit., t. I, p. 100, 104, 108, 108, 116, 118, 119 et 198. Voir aussi AL MAWARDI, Al-Ahkam al - Sultaniyya (Les statuts gouvernementaux), op. cit., t. V, p. 79, note 4.

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Le mot « émân » se trouve à l’origine de presque toutes les sortes de conventions. Les juristes disent « ‘Ahd al-émân ». Le fondement légal de ‘Ahd al-émân est dans le verset (6) de la sourate IX : « Si un polythéiste cherche asile auprès de toi, accueille-le pour lui permettre d’entendre la Parole de Dieu ; fais-le ensuite parvenir dans un lieu sûr, car ce sont des gens qui ne savent pas ». Sur cette base et sur l’histoire du Prophète, les juristes classiques ont fondé l’existence de plusieurs conventions (‘Aohod). Sur cette base doctrinale, quelques textes anciens admettent l’existence d’une zone intermédiaire entre « Dâr al-islâm » et « Dâr alharb ». Cette zone est appelée « Dar al-‘Ahd » ou « Dar al-Sulh ». Dans le « Dar al-‘Ahd », les souverains non musulmans continuent de gouverner leurs peuples par l’intermédiaire de leurs propres agents, et à jouir d’une autonomie partielle sous une certaine suzeraineté musulmane 17 . L’étendue de l’autonomie et le poids de la suzeraineté varient considérablement dans les exemples que nous a livrés l’histoire. Ce statut a été développé au cours de l’histoire et a joué un rôle pacifique très important18. II-

Le principe du respect des traités

Le sort de la guerre, de la paix et des échanges humains et commerciaux était, donc, régi par un droit des traités (‘uhûd) qui réglait le sort des trêves, des rançons, des droits de passage inoffensif et des sauf-conduits, des taxes et droits de douane. Ce droit des traités était régi par le principe du respect des engagements maintes fois consacré par le 17

Voir AL MAWARDI, Al-Ahkam al-Sultaniyya (Les statuts gouvernementaux), Le Caire, éd. Al-Halabî, 1973, 3e éd., p. 51 sq. Voir aussi Encyclopédie de l’Islam, au mot « Dar al-‘Ahd » et au mot « Dar al-Sulh ». 18 Pour quelques exemples historiques, voir : Muhammad AL-HAYDARABADI, Madjmu’at al-Watha’iq al-syassya fi al-‘ahd al-nabawi wal-khilafa al-Rashida, Le Caire, 1941 ; Hassan IBRAHIM HASSAN, Ta’rikh al-Islam al syassi Wal-dini Wal-thâqafi wal-‘gtima'i, Le Caire, Dar al-Nahda al-myssriya, 9e éd., 1979.

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texte coranique et confirmé par la pratique et surtout dans le domaine du commerce. L’Islam avait le mérite de développer le commerce international. Il permettait le transfert de l’argent, surtout en grosses sommes, sous forme de pièces documentaires au lieu de pièces monétaires. Par conséquent, les transactions commerciales ont dû se soumettre à cette nouvelle orientation, d’où le flot des documents échangés entre les Etats musulmans et le reste de la communauté internationale. Cela a exigé le développement du droit des traités et la pacification du monde méditerranéen. Un résultat acquis à partir du Xe siècle. Malgré l’existence des périodes de guerre, la guerre ne fut jamais, à cause des impératifs commerciaux, une guerre totale, interdisant tout contact pacifique entre musulmans et chrétiens. Les impératifs mercantiles du négoce méditerranéen l’emportèrent largement sur les exigences de la foi. Les sources arabes, notamment les écrits des géographes arabes comme al-Bakrî (XIe siècle) ou al-Idrîsî (XIIe siècle), montrent une croissance des échanges commerciaux entre l’Islam et le monde latin du Xe au XIIIe siècle19. Comment imaginer, donc, ces rapports sans un état de paix et un esprit allant dans le sens de la recherche de la paix ? En fait, dans l’histoire musulmane, la pratique d’al-émân (saufconduit) montre bien l’établissement de relations stables avec les étrangers. Sous le mot « émân » se rencontrent plusieurs sortes de traités

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Parmi des lieux d’échanges multiples, trois zones sont privilégiées : les zones frontalières – surtout Al-Andalus et, à partir du XIIe siècle, le Proche-Orient –, l’espace maritime et ses ports, et les capitales musulmanes.

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avec les autres. Et l’histoire nous affirme le respect des musulmans pour ces traités20. Certains croient que l’Islam ne peut faire de traité sans limitation expresse de temps ; en d’autres termes, qu’il ne peut conclure que des trêves, l’état de guerre étant normal et perpétuel entre lui et la « mécréance ». Cette opinion est erronée, démentie par la théorie aussi bien que par la pratique. En effet, le principe du respect des traités se trouve dans le Coran : « Remplissez vos engagements. Car les engagements, on en demandera compte21. » Dans le Coran, nombreux sont les commandements sur le même devoir de loyauté, dont l’ensemble forme le principe du respect des traités.

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« Dieu n’aime point ceux qui commettent la traîtrise en rompant leur pacte. » (Coran, s. VIII, v. 60).

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« Ô croyants ! Soyez fidèles à vos engagements, car on en demandera compte. » (S. XVII, v. 36.).

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« Ne violez point les serments que vous avez faits solennellement. Vous avez pris Dieu pour caution, et il sait ce que vous faites. » (S. XVI, v. 93).

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« N’usez pas de fraude dans vos engagements. » (S. VIII, v. 27.)

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« Heureux sont les croyants qui... observent les engagements. » (S. XXIII, v. 8.)

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« Gardez fidèlement envers eux (les idolâtres) les engagements contractés pendant toute la durée de leur traité. » (S. IX, v. 4.)

Sur la classification des traités dans la doctrine de l’Islam, voir Muhammad FARAHAT, Les principes des relations internationales dans la chari’a islamique (étude comparée) (en arabe), Le Caire, Dar al-Nahda al-Arabia, 1991-1992, p. 51 sq. 21 Sourate XVII, verset 36.

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« Tant qu’ils (les idolâtres) agissent loyalement avec vous, agissez loyalement avec eux. » (S. IX, v. 7.)

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« Ne faites point entre vous de serments perfides parce que vous voyez qu’une troupe d’entre vous se trouve être plus nombreuse qu’une autre. » (S. XVI, v. 94.)

Par ailleurs, on ne peut, selon Al Mawardi, se délier d’un engagement sans une dénonciation préalable et sans la remise des choses en l’état, écartant l’inculpation de dol condamné expressément par la loi22. Du plus, dans le patrimoine culturel musulman, nous trouvons un document officiel qui confirme la nécessité du respect des traités et la recherche de la paix. Il s’agit d’une lettre23, envoyée par l’Imam Ali ibn Abi Tâlib (quatrième khalife) à son gouverneur d’Egypte Mâlik el Achtar. C’est une sublime définition et mise en œuvre de la maxime « Pacta sunt servanda ». La lettre est très longue. Elle traite tous les aspects de la gouvernance. Elle contient des passages importants concernant le respect des traités et l’exhortation à la recherche de la paix. En voici quelques-uns, qui concerne les deux thèmes : « Ne repousse pas l’effort de paix que tes ennemis déploieraient eux-mêmes. Accepte-le, cela plaira à Allah. La paix est la source du repos de l’armée. Elle réduit tes ennuis et fait régner l’ordre et la stabilité dans le pays. Attention ! Sois sur tes gardes lorsque tu signes un traité de paix, car certains ennemis ne te proposent un 22

AL MAWARDI, Al-Ahkam al-Sultaniyya (Les statuts gouvernementaux), op. cit., t. II, p. 79, note 4. ; Muhammad IBN AL-HASSAN EÇH-CHAIBANI, Aç-çiyar al-Kabir wal-çiyar al-çaghir, op. cit., t. I, p. 100, 108, 118, 198 ; t. II. p. 187, 190. 23 Lettre no 53 dans le livre de Nahj al-Balaghah « La Voie de l’éloquence », réalisé par Muhammad ibn al-Husayn Al-Sharif al-Radi, ou dans la langue persane Seyyed Razi en l’an 400 de l’Hégire. Le livre de Nahj al-Balaghah est une œuvre composée des paroles de l’Imam Ali. Cette œuvre compte pour l’un des premiers textes islamiques. Il existe une édition relativement récente en arabe par Dar al Kotob al Ilmiyah, Beirut, 2003. Une édition bilingue (arabo-français) par Albouraq en 1998.

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Hassam Abdelhamid accord de paix que pour te rassurer afin de t’attaquer à l’improviste. C’est pourquoi tu dois faire preuve d’une grande vigilance et ignorer leurs protestations de bonne foi. Mais une fois que tu auras accepté les termes d’un traité de paix, tu devras les observer scrupuleusement. C’est un dépôt qui doit être sincèrement respecté, et chaque fois que tu auras fait une promesse, tiens-la de toutes tes forces, car quelle que soit la différence d’opinion sur d’autres questions, rien n’est aussi noble que l’accomplissement d’une promesse. Cela est reconnu même par les non-musulmans, car ils savent les conséquences désastreuses de la dénonciation des traités. Ne trahis donc pas ton alliance, ne romps pas ton pacte et ne trompe pas ton ennemi, car ne pas respecter une promesse, c’est une action contre Allah, et seul un insensé agit contre Allah. » « En fait, la Promesse Divine est une bénédiction couvrant toute l’humanité. La Promesse d’Allah est un refuge recherché même par les hommes les plus puissants de la terre, car on n’y risque pas d’être trompé. Donc ne fais pas une promesse que tu ne pourrais pas tenir, et n’attaque pas ton ennemi sans lui avoir adressé un ultimatum, car seul un ignorant insensé oserait défier Allah qui, par Sa Miséricorde infinie, a fait des traités et des pactes les instruments les plus inviolables pour Ses serviteurs. En fait la paix qu’ils assurent est un refuge à l’abri duquel tout le monde cherche asile, et au voisinage duquel tout le monde s’empresse de séjourner. Le traité doit donc être dépourvu de toute fraude, de toute duplicité et de toute tromperie. Ne conclus jamais un pacte qui prête à diverses interprétations, mais une fois que le pacte est conclu, n’en exploite pas l’équivoque, si équivoque il y a, ni n’annule un traité conclu au nom d’Allah, même s’il te cause quelques difficultés. Comme la vie de l’Au-delà nous réserve des récompenses, il vaut mieux faire face aux difficultés que violer le traité et avoir à craindre les conséquences d’un tel acte le Jour du Jugement.

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Le droit de la paix dans la pensée musulmane classique Attention ! Abstiens-toi de répandre le sang sans une raison valable, car cela suscite la colère du Tout-Puissant, expose le serviteur à Son châtiment le plus sévère, le prive de Ses bénédictions, raccourcit la vie, et le Jour du Jugement, c’est de ces crimes qu’il aura à répondre en premier lieu. Fais attention donc ! N’aspire pas à fonder la puissance de ton Etat sur le sang, car ce sang finira par affaiblir l’Etat et le faire passer à d’autres24. »

La consécration du principe du respect des traités évoque une autre question concernant la permanence de l’état de la paix résultant de la conclusion d’un traité ; c’est-à-dire la nature de ces traités. Sont-ils des traités ou, plutôt, des trêves ? L’état résultant d’un traité est-il un état de paix (Salam) ou un état de trêve (Sulh) ? En d’autres termes est-il un sulh permanent, ou un sulh temporaire ? III-

L’état de la paix résultant de la conclusion d’un traité est-il permanent ?

La réponse à cette question exige la réponse à la question qui concerne la durée d’un traité : Le traité de paix conclu entre un pays musulman et un pays non musulman est-il valide s’il ne comporte aucune durée déterminée ? Le droit musulman reconnaît le traité qui consiste en ce que « deux entités politiques concluent un accord stipulant qu’elles ne se feront pas la guerre25 ». Par ce traité, aucune des deux entités ne mènera donc de guerre offensive contre l’autre. Un tel traité se dit « ‘ahd », d’où

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Source : Aalulbayt Global Information Center. En ligne http://www.balaghah.net/nahj-htm/fre/html/lettres/21.html, consulté le 12 avril 2014. 25 Ibn Qodama, Al-Mughnî 12/691.

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l’appellation « Dâr ul-‘ahd » qualifiant le pays non musulman avec qui le pays musulman (Dâr al-islâm) a signé un traité de paix26. Selon l’avis de certains ulémas (jurisconsultes musulmans), ces traités de non-attaque ne sont valides que s’ils sont à durée déterminée27. A partir de cet avis, l’école shaféite détermine la durée maximale de ce genre de traités à 10 ans. Selon d’autres ulémas, il n’existe pas de durée maximale, mais il faut que le traité contienne une durée déterminée, quand bien même celle-ci sera de 50 ans ou plus. Par contre, d’autres ulémas sont d’un avis différent. Selon eux, les traités à durée indéterminée sont valables. Selon Al-Bukhârî, le traité peut être à durée indéterminée. Il écrit ainsi : « Du fait de conclure un traité pour trois jours, ou pour une durée déterminée28 ». Il ajoute plus loin : « Du fait de conclure un traité sans que la durée (en) soit déterminée29 ». Ibn Taymiyya est de cet avis. Il a écrit dans ces « Al-Fatâwâ al-kub’râ », qu’il est autorisé de conclure un traité « pour une durée indéterminée ainsi que pour une durée déterminée30 ». Ibn ul-Qayyim est aussi de cet avis. Il écrit : « Dans ce récit il y a la preuve du caractère autorisé de conclure une paix de façon indéterminée, sans que le délai soit fixé, mais comme le pense le dirigeant. Après cela, rien n’est venu qui ait abrogé cette règle de façon formelle. L’avis juste en est donc le caractère autorisé et le caractère valide31. »

26

En fait, il existe plusieurs mots arabes utilisés pour signifier « traité », comme « mu’âhada », « muwâda’a », « muhâdana », « hudna ». Voir, Al-Mughnî 12/690-691. 27 Al-Mughnî 12/692. 28 Voir Sahîh al-Bukhârî, Abwâb ul-jyzia wa-l-muwâda'a, bâb no 18. 29 Idem, bâb no 19. 30 Voir Al-Fatâwâ al-kub'râ, 4/613. 31 Voir IBN AL-QAYYIM AL-JOUZIA, Zâd ul-ma'âd, 3/146.

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Chacun des deux adversaires signataires du traité a le devoir de le respecter jusqu’à son terme. Si un tel traité de paix a été trahi par l’une des deux parties, il prend automatiquement fin. De même, chacun des deux adversaires a la possibilité, avant même que le traité arrive à son terme, de le résilier. Cependant, si une des deux parties choisit de faire ainsi, cela ne doit pas constituer de sa part une trahison de la parole donnée, et elle doit donc en informer son adversaire suffisamment de temps à l’avance pour que celui-ci sache que l’état de paix est désormais terminé et que les combats pourraient reprendre. Conclusion La réflexion sur la paix et la guerre suit, dans l’ensemble, les évolutions de la théorie politique en Islam. Or, à moins de tomber dans l’essentialisme, cette dernière n’est que le produit des interactions entre le réel d’un côté, le Texte et l’ensemble des traditions historiques de l’autre. Le Message divin musulman, entendu comme Impératif transcendant, respecte les données de la vie profane, et se contente de condamner leur aspect mauvais. L’Idéal est une fin ultime à laquelle l’humanité doit arriver 32 . Selon Ibn Khaldûn : « II est rare que l’Impératif de la Loi vienne à l’encontre des choses naturelles 33 . » Ainsi, la volonté du Législateur ne paraît plus comme imposée de l’extérieur à la vie du groupe, mais au contraire elle paraît inspirée par le respect des réalités

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C’est ainsi que les solutions données en religion tendent vers l’Idéal. IBN KHALDÛN, Al-Muqaddima, éd. Dar al cha’b, t. II, p. 527. Selon Ibn Khaldûn, la société nomade, en l’occurrence la société arabe, trouve son centre de vitalité dans la solidarité socio-agnatique. Tout en elle gravite autour des intérêts matériels du groupe. Le Coran apporte une négation de cette gravitation. Tout en lui est considéré dans la perspective de l’au-delà (Al-Muqaddima, T. II, p. 517, 518, 539). Mais la négation n’est pas absolue, en ce sens que les nécessités d’ici-bas ne peuvent pas être éliminées. 33

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sociales antérieures à la révélation34. La perspective coranique idéale ne peut pas éliminer les nécessités d’ici-bas. Donc, il faut bien distinguer, dans le Coran, entre deux types de discours : le discours idéaliste, selon lequel la paix est une fin en soi, dans laquelle tous les hommes doivent vivre ; et, d’autre part, le discours réaliste, celui d’un Etat naissant qui doit se protéger et propager sa foi. Or, les solutions doctrinales concernant les relations internationales dans l’Islam sont déterminées à la fois par les principes coraniques et la réalité socio-historique. La réalité socio-historique concernait d’une part les origines socio-historiques de l’Islam35 et, de l’autre, la réalité du droit international antique existant au temps du Message islamique36. En réalité, l’attitude de l’Etat musulman envers les peuples conquis a varié, selon les circonstances de la victoire et en fonction de la religion de ces peuples. Ici, il ne s’agit pas d’une construction théorique élaborée dans l’abstrait et appliquée tant bien que mal à la réalité. Dans les solutions adoptées, les circonstances de fait ont été décisives et, précisément, si la politique musulmane fut aussi souple, c’est en raison de la diversité des problèmes auxquels il fallait faire face. En effet, l’Etat musulman avait besoin d’établir des rapports avec les autres, car le fait d’être maître du monde méditerranéen et maître de 34

Ainsi le Message coranique s’inscrit dans le courant naturel des réalités sociales. Son Prophète appartient à une tribu puissante parmi toutes les tribus (Quraysh). Pour réussir, l’Appel religieux a besoin d’être soutenu par une force sociale importante. Dieu « a fait que les choses suivent le cours des habitudes établies », voir IBN KHALDUN, AlMuqaddima, op. cit., t. II, p. 469. 35 Ce sont les caractéristiques de la société arabe nomade comme elles sont mentionnées chez Ibn Khaldûn et chez des historiens arabes. Voir, par exemple, AL-TABARI, Ta’rikh, éd. du Caire, 1374 H., t. I ; IBN HIÇHAM, Aç-çiyara al-Nabawia (L’histoire Prophétique), éd. Al-Halabi, 1955, Le Caire (4 tomes) ; Ahmed AMIN, Fajr al-Islam, Le Caire, L’organisme publique égyptienne du livre, 1960. 36 Sur cette réalité, voir M. LEMOSSE, Le régime des relations internationales dans le haut-empire romain, Paris, Sirey, 1967.

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Le droit de la paix dans la pensée musulmane classique

l’Orient ne signifie pas qu’il pouvait se tenir pour puissance unique de ce monde, dominant les autres comme un ensemble de territoires conquis et les administrant comme un Empire unique. En effet, l’Etat musulman a, avant tout, cherché à donner au monde musulman une paix nécessaire (Pax Islamica), une commune soumission au pouvoir souverain, sans tenter une uniformisation impossible à réaliser immédiatement entre des hommes trop divers de culture et trop inégaux de condition. Le progrès ou le maintien de ce pouvoir souverain amène à établir des relations stables avec des peuples inassimilés, gouvernés par leurs chefs nationaux. Or, dans l’histoire musulmane, la pratique d’al-émân (sauf-conduit) montre bien l’établissement de relations stables avec les étrangers. Sous le mot « émân » se rencontrent plusieurs sortes de traités avec les autres. Et l’histoire nous enseigne le respect des musulmans pour ces traités37.

Hassan ABDELHAMID Professeur à la faculté de droit Université d’Ain Shams – Le Caire

37

Sur la classification des traités dans la doctrine de l’Islam, voir Muhammad FARAHAT, Les principes des relations internationales dans la chari’a islamique (étude comparée) (en arabe), Le Caire, Dar al-Nahda al-Arabia, 1991-1992, p. 51 sq.

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Questions juridiques aux éditions L’Harmattan Dernières parutions Droit administratif L’angle jurisprudentiel (5e édition)

Gros Manuel

Traitant du programme de 2e année en droit administratif général, cet ouvrage donne également un éclairage particulier au pouvoir du juge administratif sur la fixation du droit administratif français et sur son rôle prédominant dans l’essence même du droit administratif. Utilisable comme un manuel classique, voici également une réflexion approfondie sur l’évolution et l’adaptation d’un droit spécifique à son environnement. (Coll. Logiques Juridiques, 36.50 euros, 374 p.) ISBN : 978-2-343-03798-1, ISBN EBOOK : 978-2-336-35432-3 Droit de la chasse et de la protection de la faune sauvage Guide des infractions (2e édition)

Redon Michel

Le droit de la chasse et de la protection de la faune sauvage est parfois complexe. Il est devenu difficile pour les non-spécialistes de se repérer dans une législation abondante, en constante évolution du fait de son imprégnation croissante par la réglementation européenne progressivement intégrée dans notre droit. Cet ouvrage, à jour de la jurisprudence et des textes les plus récents, propose une approche complète mais particulièrement aisée des dispositions pénales et des règles de procédure. (Coll. La justice au quotidien, 16.00 euros, 162 p.) ISBN : 978-2-343-03362-4, ISBN EBOOK : 978-2-336-35627-3 opposabilité (L’) des conventions de droit privé en droit fiscal

Dal Vecchio Frédéric - Préface de Thierry Lambert

Les conventions, supports indispensables aux échanges économiques des sujets de droit privé, ont des conséquences en droit fiscal. Le concept d’opposabilité des conventions de droit privé oscille entre deux tendances opposées : le respect de la volonté des parties contractantes et leur sacrifice au nom de l’intérêt général. Dans quelle mesure les conditions et les effets de l’opposabilité des conventions de droit privé sont-ils transposables en droit fiscal ? (Coll. Finances publiques, 46.00 euros, 472 p.) ISBN : 978-2-343-03911-4, ISBN EBOOK : 978-2-336-35655-6 architecture (L’) normative du réseau internet Esquisse d’une théorie

Bamdé Aurélien

Comment un réseau de la dimension d’Internet a-t-il pu être édifié sans maître d’œuvre ? Ses bâtisseurs, de nationalités différentes et donc soumis à des droits différents, ont malgré tout globalement œuvré dans le même sens, ce qui laisse à penser qu’ils ont observé les mêmes normes. Quelles sont ces normes ? Quelle est leur nature ? Peuvent-elles être qualifiées de juridiques ? Sontelles en contradiction avec le droit des États ? (Coll. Le Droit aujourd’ hui, 49.00 euros, 624 p.) ISBN : 978-2-343-03463-8, ISBN EBOOK : 978-2-336-35350-0

établissements (Les) publics d’aménagement

Cocquière Alexandra - Préface de Jean-Pierre Lebreton

Les EPA, bras urbanistique de l’État, ont été créés dans les années 50 pour conduire des opérations d’urbanisme d’envergure. Avec le ralentissement de l’urbanisation, les EPA se sont mis au service de nouveaux objectifs. Ce livre dresse leur portrait, au regard des motifs divers conduisant au recours à l’EPA, et au regard des évolutions institutionnelles. (Coll. Logiques Juridiques, 49.50 euros, 518 p.) ISBN : 978-2-343-04166-7, ISBN EBOOK : 978-2-336-35683-9 Enfermements, justice et libertés Aujourd’hui et hier, ici et ailleurs

Sous la direction de Christian Chevandier, Jean-Manuel Larralde et Pierre V. Tournier

Les objectifs de l’enfermement, hier comme aujourd’hui, en France comme ailleurs, sont complexes et ambigus : entre inclusion et exclusion, ordre et insertion, soin et sanction. Dans des lieux aussi divers que les locaux de garde, les centres éducatifs fermés, les prisons, les centres médicaux fermés (etc.), la dignité des personnes peut être mise en cause, leurs droits fondamentaux non respectés, leur état physique et mental menacé. (Coll. Criminologie, 32.00 euros, 316 p.) ISBN : 978-2-343-04198-8, ISBN EBOOK : 978-2-336-35621-1 évolutions (Les) des modes de financement de l’action publique

Sous la direction de Fabien Bottini

La crise de 1929 avait conduit les États à faire preuve d’imagination pour pouvoir financer leur politique. Les chocs pétroliers des années 1970 et la crise de 2008 ayant fait peser des contraintes supplémentaires sur les budgets nationaux, la question se pose des évolutions qu’ont connues les modes de financement de l’action publique depuis près d’un siècle. Est-il possible, à partir de l’exemple français, de dégager des lignes de force permettant de redonner une cohérence d’ensemble à ces évolutions ? (26.00 euros, 242 p.) ISBN : 978-2-343-03655-7, ISBN EBOOK : 978-2-336-35507-8 pouvoir (Le) de punir Qu’est-ce qu’être frappé d’une peine ?

Ferri Tony

Qu’est-ce qu’être frappé d’une condamnation pénale aujourd’hui ? Quelles logiques président à sa mise en œuvre ? Ce livre décrit la réalité, les caractéristiques, les mécanismes et les rationalités des pénalités contemporaines afin d’en révéler les rouages, les structures, les dérives. Est-il désormais envisageable de déplacer la frontière entre le possible et l’impossible dans le champ pénal et donc d’explorer, dans ce champ, de nouvelles possibilités ? (Coll. Logiques des pénalités contemporaines, 14.50 euros, 144 p.) ISBN : 978-2-343-04004-2, ISBN EBOOK : 978-2-336-35440-8 criminalité (La) féminine

Ménabé Catherine

Malgré une égalité pénale formelle entre hommes et femmes, leurs criminalités ne se confondent pas. Pour autant, elles ne sont pas non plus totalement dissociables, les facteurs criminogènes étant semblables. Contrairement au droit pénal qui s’illustre par son indifférence au sexe des auteurs d’infractions, la réaction pénale à la criminalité n’est pas totalement neutre. L’homme et la femme font l’objet d’un traitement judiciaire et pénitentiaire différencié. (Coll. Bibliothèques de droit, 40.00 euros, 424 p.) ISBN : 978-2-343-04036-3, ISBN EBOOK : 978-2-336-35419-4 Eurocopter savait La vérité sur un crash mortel

Henrion Blaise

En avril 2003, un hélicoptère s’écrase sur l’aérodrome de Tarbes, entraînant la mort d’un passager. Le pilote est inculpé d’homicide involontaire. Blaise Henrion, propriétaire de l’appareil, n’a cessé de

mettre en cause un vice caché. Il nous entraîne dans un musée des horreurs aéronautiques et nous fait découvrir un réseau institutionnel effarant de truquages administratifs, de connivences souterraines, de mensonges à la justice, de faux certificats, d’incompétence et de désinvolture criminelle... (Coll. Questions contemporaines, 29.00 euros, 292 p.) ISBN : 978-2-343-04324-1, ISBN EBOOK : 978-2-336-35700-3 Punir, amnistier ou nier : le crime international de Nuremberg à La Haye

Lingane Zakaria

La diversité actuelle des mécanismes de répression pénale des crimes de droit international ou l’établissement de processus de justice transitionnelle témoignent incontestablement de l’érosion de la «culture de l’impunité». Dans cette réponse planétaire aux crimes graves, la compétence universelle connaît un renouveau juridique, où parfois le réalisme diplomatique le dispute à l’idéal judiciaire. Quelle place accorder à la justice, à la vérité, à l’État de droit, au pardon, à la réconciliation, à la mémoire, mais aussi à l’oubli ? (36.00 euros, 344 p.) ISBN : 978-2-343-01782-2, ISBN EBOOK : 978-2-336-35519-1 Vers un droit international des réfugiés écologiques

Banwitiya Ntekangi Adrien - Préface de Mwayila Tshiyembe ; Postface de Juakaly Mbumba

La menace écologique pousse les individus à franchir la frontière internationale des États pour se mettre à l’abri du sort et sauver leur vie. Le droit international ignorant cette réalité, cet essai est un plaidoyer pour l’avènement d’un droit international des réfugiés écologiques. Il est également une invitation à une mobilisation générale en faveur de la protection des victimes des catastrophes écologiques. (Coll. Géopolitique mondiale, 15.00 euros, 144 p.) ISBN : 978-2-343-02551-3, ISBN EBOOK : 978-2-336-35409-5 droit (Le) des sûretés dans l’espace OHADA

Amboulou Hygin Didace - Préface de Martin Ndendé

Ce livre aborde de manière claire l’étude du droit des sûretés suivant la pratique notariale dans l’espace OHADA : innovations principales dans le secteur, classification des sûretés, inscription des sûretés au registre du commerce etc. (Coll. Études africaines, 15.50 euros, 142 p.) ISBN : 978-2-343-04189-6, ISBN EBOOK : 978-2-336-35589-4 droit (Le) du développement et de l’intégration économique dans l’espace OHADA

Amboulou Hygin Didace

Le débat sur le développement et l’intégration économique de l’Afrique n’a jamais autant pris d’ampleur. Ce livre classifie les nouveaux choix des politiques et clarifie les pistes de réussite. Il convainc sur la nécessité d’une réglementation adaptée aux enjeux et sur l’implication de tous les partenaires au plan intérieur et extérieur. (Coll. Études africaines, 32.00 euros, 306 p.) ISBN : 978-2-343-04188-9, ISBN EBOOK : 978-2-336-35590-0 droits (Les) fondamentaux des personnes morales dans la Convention européenne des droits de l’homme De l’impensable à l’indispensable (Tome 1)

Koki Hubert Kouamé

Les groupements sont partout et l’impact de leurs actions est considérable sur le mode de fonctionnement de la société. Les organes de surveillance de la Convention européenne l’ont intégré et érigent en ce sens une véritable protection des missions et des activités essentielles des personnes morales : les garanties liées à la naissance et à la subsistance des groupes et organisations sont assurées par le juge européen et les conditions d’exercice de leurs opinions et convictions sont rendues meilleures. (30.00 euros, 294 p.) ISBN : 978-2-343-02713-5, ISBN EBOOK : 978-2-336-35658-7

droits (Les) fondamentaux des personnes morales dans la Convention européenne des droits de l’homme Réalisme et activisme du juge européen (Tome 2)

Koki Hubert Kouamé

La Cour européenne séduit de par sa volonté farouche de garantir aux personnes morales des droits effectifs et concrets nécessaires aux fondations d’une société démocratique. Dans une approche pragmatique dont s’imprègne l’ouvrage, se distinguent les droits fondamentaux élémentaires des droits complémentaires des personnes morales. Les premiers, développés dans le volume précédent, garantissent l’existence et la raison d’être des groupements. Quant aux autres droits, procéduraux principalement, ils assurent un complément de protection fort précieux. (29.00 euros, 276 p.) ISBN : 978-2-336-30130-3, ISBN EBOOK : 978-2-336-35657-0 question (La) pénale au fil de l’actualité Chroniques d’outre-nombre

Tournier Pierre V.

Pierre V. Tournier a assuré, pendant la campagne présidentielle de 2012, une veille régulière sur les questions de sécurité, de justice et de prison pour le site Le Plus Nouvelobs.com. Ses chroniques mises en ligne sont le point de départ de cet ouvrage, complété par d’autres textes diffusés entre juillet 2011 et fin 2013. Cinq semestres donnant lieu à cinq chapitres qui vont rythmer la conception hésitante du projet de loi porté par Christiane Taubira, sur la prévention de la récidive et l’individualisation des peines. (Coll. Criminologie, 31.00 euros, 320 p.) ISBN : 978-2-343-04169-8, ISBN EBOOK : 978-2-336-35470-5 Criminalité, police et sécurité publique en République d’Irlande

Meynard Eric

La politisation de la question sécuritaire en Irlande est ici resituée dans le contexte de «panique morale» provoquée par les assassinats, à quelques jours d’intervalle, de la journaliste Veronica Guérin et du policier Jerry McCabe en juin 1996. Les circonstances politiques depuis la création de l’État irlandais ont fait de la défense des institutions son objectif central ; il s’agit désormais de revisiter cette posture pour mieux relever le défi de la sécurité des Irlandais. (Coll. Logiques Juridiques, 15.50 euros, 152 p.) ISBN : 978-2-343-03899-5, ISBN EBOOK : 978-2-336-35427-9 droit (Le) de l’exécution des peines Espoirs ou désillusions ?

Sous la direction de Fabienne Ghelfi

Les contributions proposent une analyse du droit actuel de l’exécution des peines et apportent une réflexion pertinente sur la mise en œuvre de ce droit. La promotion des aménagements de peine, comme le bracelet électronique ou la libération conditionnelle, est-elle une solution appropriée ? Est-il opportun de faire sortir les condamnés avant l’heure, sachant qu’ils ne sont pas suffisamment suivis ? Le juge d’application des peines et le ministère public sont-ils en mesure de prendre les «bonnes décisions» ? (Coll. Droit privé et sciences criminelles, 17.50 euros, 160 p.) ISBN : 978-2-343-03378-5, ISBN EBOOK : 978-2-336-35313-5 médecine (La) à l’épreuve du risque pénal

Sous la direction de Lina Williatte-Pellitteri

L’exercice médical offre un fort potentiel de contentieux pénal. Ce potentiel, les professionnels du droit comme les professionnels de la santé en ont conscience. Les premiers dénoncent l’absence de procédure pénale propre au monde de la santé, les seconds dénoncent une justice qu’ils ne comprennent pas. Le contexte rendant difficile une discussion efficace et constructive, ces réflexions s’efforcent de renouer le dialogue et de construire une communication intelligible pour tous. (Coll. Droit, Société et Risque, 13.50 euros, 126 p.) ISBN : 978-2-343-00774-8, ISBN EBOOK : 978-2-336-35266-4

L’HARMATTAN ITALIA Via Degli Artisti 15; 10124 Torino L’HARMATTAN HONGRIE Könyvesbolt ; Kossuth L. u. 14-16 1053 Budapest L’HARMATTAN KINSHASA 185, avenue Nyangwe Commune de Lingwala Kinshasa, R.D. Congo (00243) 998697603 ou (00243) 999229662

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LE DROIT INTERNATIONAL Aspects politiques Grâce à cinq exemples tirés des plus grandes civilisations méditerranéennes aux époques antique et médiévale, les contributeurs au présent volume invitent à réfléchir sur la recomposition contemporaine de l’espace méditerranéen et sur le droit international qui s’y applique. Ces cinq exemples sont empruntés à l’Egypte ancienne, à Mari, à Rome et à l’islam, avec bien sûr en filigrane le souffle de la philosophie grecque. Ils invitent le lecteur à s’interroger sur les piliers de la Méditerranée dans le jeu des relations entre les hommes et les institutions. Ils proposent de découvrir l’essence des réponses juridiques et politiques au-delà de la diversité des messages. Ils suggèrent d’oser une nouvelle réflexion sur l’homme. Les aspects politiques du droit international seront abordés sous un autre angle dans un second volume.

Agrégé des facultés de droit et docteur en histoire médiévale, Jacques Bouineau a été successivement professeur aux universités de Poitiers, puis de Paris X – Nanterre, chargé de cours à l’université de Paris V, professeur associé aux Écoles de Coëtquidan-Saint-Cyr, professeur invité à l’université d’AïnShams (Le Caire) et Pablo de Olavide (Séville). Directeur de la revue, puis de la collection « Méditerranées » (L’Harmattan), il a dirigé l’Institut de droit des affaires internationales du Caire. Il est actuellement professeur à l’université de La Rochelle et directeur du Centre d’études internationales sur la Romanité.

ISBN : 978-2-343-04661-7

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