L'Annonciation italienne
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Le rhème de I' « Annonciation

»

représente un

défi pour un peintre. Comment représenter en dfrr lïrreprésentable, l'invisible - le mystère de l'incarnation : cette venue du Créateur dans

la créature ? C ' est sur cette question abordée par les artistes italiens entre le

X IV'

et le

XVI '

siècles que Daniel Arassc se penche en renouvelant notre perception de !'Annonciation italienne. L'invention progressive de la perspective à partir du

X I V'

siècle ouvre aux artistes de nou -

velles formes de représentation par des moyens mathématiques perceptibles à l'œil humain . Daniel

Arasse

montre comment certa111s

d 'entre eux utilisent paradoxalement la mesure géométrique de la perspective pour faire voir la venue de l'immensité divine dans le monde ftni de l'humain, et l'acte par excellence mystérieux : l'incarnation. Des Siennois, en passant par les Florentins du Quattrocento, cette histoire commune de la perspective et de !'Annonciation connaît de nombreux épisodes avant de produire à Venise ,

à la ftn du

XV I'

siècle, un ultime avatar: les

machines de Véronèse articulées hors de toute allusion théologique à des fins thé;î.trales. Une passionnante confrontation des aspira tions du monde plastique et du monde reli gieu x à la Renaissance qui débouche ici sur l'écriture d ' un nouveau chapitre de l'histoire de l'art irai ien.

DAN I E L A RAS S E

,

L

NONCIATION ITALIENNE Une histoire de perspective

© Éditions Hazan, Paris, 1999

Conception graphique : Ernesto Aparicio Conception et réalisation des schémas : Loïc Richalet Réalisation : Muriel Lefebvre Coordination : Stéphanie Grégoire Révision du manuscrit : Dominique Leconte Recherche iconographique : Florence Huet, Juliette Charlot Fabrication : Frédérique Cadoret Photogravure : Seleoffset, Turin Dépôt légal : novembre 2003 Printed in Asia, Singapore, by Tien Wah Press ISBN 2 85025 9020

SOMMAIRE

INTRODUCTION

9

LE POINT DE VUE DE MASACCIO 11

19

LA LOGIQJ)E D 'AMBROGIO LORENZETTI

III

SUITES ET VARIATIONS

IV

FLORENCE, APRÈS MASACCIO

v

LA PERSPECTIVE , MODES D ' EMPLOI

59

95 125 159

Le problème de la perspective La perspective théologisée 177 La perspective contredite 188 2

Y1

La perspective sans problèmes La perspective merveilleuse 207 La perspective réduite au visible 224

LA PERSPECTIVE DÉBORDÉE

249

CONCLUSION : L'ANNONCIATION VÉNITIENNE 297 ANNEXES

343

Notes 344 Bibliographie 355 Table des illustrations 359 Index 362

INTRODUCTION

Ce livre est né d'une intuition : du Trecento au Cinquecento, il avait existé dans la peinture italienne une affinité particulière entre Annonciation et perspective. À dire vrai, cette intuition n'était pas tout à fait innocente: elle se fondait sur un double constat, qui avait pour lui l'autorité d'historiens éminents. D 'abord, comme l'avait affirmé Erwin Panofsky dès 1927, la première peinture européenne « en perspective » avait été une Annonciation - celle d'Ambrogio Lorenzetti (ill. 22, 34) où, pour la première fois, en 1344, un peintre (siennois) forçait « les perpendiculaires du plan de base à converger en un seul et même point 1 » . Ensuite, en 1955, John Spencer avait montré comment, à Florence, dans les années 1415-1425, l'invention de la perspective avait suscité l'apparition d'un type d'Annonciation si neuf qu'on pouvait parler d'une nouvelle « iconographie spatiale 2 » du thème. De 1344 à 1420, Annonciation et perspective auraient donc eu intimement partie liée dans la définition de ce qui allait devenir l'espace de la représentation moderne. Cette intuition a été confortée en 1988 à Venise, lors du congrès consacré à Véronèse. Constatant que le succès del' « imagerie spatiale » de !'Annonciation construite selon un « schéma frontal » se prolongeait jusque dans l'œuvre de Véronèse (ill. 209, 211) , Hubert Damisch s'interrogeait alors sur « la complicité profonde qui semble s'être nouée en l'espèce, au-delà de toute détermination d'ordre stylistique, entre l'iconographie et la costruzione legittima 3 ». La question méritait décidément l'attention. Après réflexion, elle m'a conduit à une double hypothèse de recherche : 1/ il a effectivement existé, dans la peinture italienne de la Renaissance, une affinité entre le thème de !'Annonciation et l'instrument figuratif de la perspective; 2/ cette affinité est paradoxale, car elle se fonde non sur l'accord mais sur la tension entre le thème représenté et l'instrument de sa représentation. Si j'emploie ici le terme d'affinité et non celui de complicité utilisé par Hubert Damisch, c'est pour faire entendre à la fois la proximité et la diversité de nos approches sur un point précis. La proposition de Damisch est plus anthropologique, la mienne plus historique. À ses yeux, la symétrie des architectures peintes, suscitée et encouragée par le dispositif centré de la perspective

«

frontale », assume « la fonction de

symétrie auparavant dévolue aux figures » - cette symétrie engageant par elle-même « une idée non seulement de rencontre, mais d'échange, et plus encore de réciprocité4 » que la diversification de leur pose interdit désormais aux deux figures de visualiser. La proposition est plus que séduisante, elle est légitime. Lidée d'échange réciproque est au cœur spirituel et théologique de !'Annonciation : celle-ci constitue le moment où s'opère, entre Dieu et sa créature, un échange de caritas qui permet l'Incarnation et, par là, le salut de l'humanité. Pour que l'Incarnation « ait lieu », il faut en effet l'acceptation libre et volontaire de la Vierge - et saint Bernard a magnifiquement exprimé la tension, presque l'inquiétude rétrospective, qui préside à ce dialogue :

«

Ô vierge, hâtez-vous de répondre. Ô ma dame, répondez une parole et recevez le

Verbe, prononcez et recevez la divinité, dites un mot qui ne dure qu'un instant et renfermez en vous l'Éternel. Levez-vous, courez, ouvrez 5. » Si, comme l'écrit Jacques de Voragine, « c'est par l'ineffable charité

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NONC l l>.T I ON

divine que le Verbe s' est fait chair », il fallait qu'à la caritas divine répondît celle, humaine, de la Vierge qui, comme l'explique aussi saint Bernard, est « pleine de grâce » parce que

«

la grâce de la divinité est dans son

6

sein, la grâce de la charité dans son cœur ( ... ) ». Cet échange de caritas est d'ailleurs suggéré, dès L'Annonciation d'Ambrogio Lorenzetti (ill. 22), par le geste singulier de la main droite de Gabriel qui a routes

chances de signifier, précisément, un appel du messager divin à la caritas de Marie 7 • En ce qui me concerne cependant, l'affinité entre Annonciation et perspective ne se joue pas seulement dans l'emploi d'un dispositif perspectif centré et symétrique. Celui-ci n'est d'ailleurs pas le plus fréquent dans les Annonciations de la Renaissance: dès lors qu'on prend en compte une quantité suffisamment importante d'œuvres, il apparaît que les Annonciations « asymétriques » sont plus nombreuses que les œuvres

«

symétriques

»

et que, en outre, le succès du dispositif centré se manifeste avant tour au

Quattrocento, en Toscane et en Ombrie. I..:affinité qui m'intéresse est plus générale. Elle touche l'accord paradoxal qui a existé entre le thème iconographique (dont les résonances ne s'épuisent pas dans la cène visible de la rencontre entre Gabriel et Marie) et la géométrie de la perspective (dont on ne saurait réduire la portée à celle d'un savoir-faire d'atelier). Il faut s'y arrêter avant d'entrer dans le labyrinthe des œuvres. Au départ, !'Annonciation est un récit : celui du dialogue par lequel, pour les chrétiens l'archange Gabriel annonce à Marie, jeune vierge juive, qu'elle a été choisie, entre toutes les femmes, pour concevoir un enfant du Seigneur ; après avoir manifesté une légitime surprise, Marie accepte et autorise du même coup l'Incarnation divine. Ce texte devant jouer un rôle central dans les pages qui suivent, je le rapporte ici intégralement, tel qu'il apparaît dans l'Évangile de saint Luc (I, 26-38), le seul qui fasse une allusion précise à cet événement fondateur 8 : « Le sixième mois, l'ange Gabriel fut envoyé par Dieu dans une ville de Galilée, du nom de Nazareth, à une vierge fiancée à un homme du nom de Joseph, de la maison de David ; et le nom de la vierge était Marie. Il entra et lui dit : "Réjouis-toi, comblée de grâce, le Seigneur est avec toi." À cette parole elle fut toute troublée, et elle se demandait ce que signifiait cette salutation. Er l'Ange lui dit: "Sois sans crainte, Marie; car tu as trouvé grâce auprès de Dieu. Voici que tu concevras dans ton sein et enfanteras un fils, et tu l'appelleras du nom de Jésus. Il sera grand, et sera appelé Fils du TrèsHaut. Le Seigneur Dieu lui donnera le trône de David, son père; il régnera sur la maison de Jacob pour les siècles et son règne n'aura pas de fin ." Mais Marie dit à l'Ange : "Comment cela sera-t-il, puisque je ne connais pas d'homme?" I..:Ange lui répondit: 'TEsprit saint viendra sur toi et la puissance du Très-Haut te prendra sous son ombre ; c'est pourquoi l'être saint qui naîtra sera appelé Fils de Dieu. Et voici qu'Élisabeth, ta parente, vient, elle aussi, de concevoir un fils dans sa vieillesse, et elle en est à son sixième mois, elle qu'on appelait la stérile; car rien ne sera impossible à Dieu qui est tout Verbe." Marie dit alors: "Je suis la servante du Seigneur; qu'il m'advienne selon ton Verbe!" Et l'Ange la quitta 9 • » Pur dialogue, récit d'un échange verbal, ce texte se présente comme une épure narrative, dépourvue de toute précision sur les circonstances de l'événement. Ce laconisme descriptif, appuyé par les enrichissements narratifs dont cette version originelle fera l'objet, laissera d'ailleurs aux peintres une grande liberté dans l'invention de ces circonstances, qu'il s'agisse du cadre dans lequel a lieu !'Annonciation, la maison de Marie, de l'activité de cette dernière au moment où Gabriel entre (par où?) chez elle, de l'apparence des personnages, etc. - et les autorités religieuses se montreront parfois attentives à contrôler cette liberté d'invention. Pourtant, s'il est descriptivement laconique, le récit de saint Luc est textuellem ent et théologiquement surdéterminé.

INTRODUCT

D'abord, dans le contexte des Écritures, il fait ponctuellement écho à deux autres grandes « annonces » qui l'ont précédé. Du Nouveau à l'Ancien Testament, ces échos installent !'Annonciation dans un tissu de correspondances qui donnent sa véritable portée, providentielle, à la rencontre de l'Ange et de la Vierge. Dans l'Évangile de saint Luc lui-même, !'Annonciation fait écho au récit juste antérieur (I, 8-20) où, six mois plus tôt, le même Gabriel avait annoncé à Zacharie la naissance à venir de son fils saint JeanBaptiste, le « Précurseur » de Jésus. L'« Annonce à Zacharie » racontait déjà le trouble chez le destinataire du message angélique (« À cette vue, Zacharie fut troublé et la crainte fondit sur lui »), les paroles rassurantes de l'Ange (« Sois sans crainte, Zacharie .. . ») et l'interrogation de ce dernier (« À quoi connaîtrai-je cela? Car moi je suis un vieillard et ma femme est avancée en âge »), interrogation punie alors de mutisme « jusqu'au jour où ces choses arriveront ». Par ailleurs, l'annonce à Zacharie faisait écho au passage de la Genèse ( 1814) où Iahvé avait annoncé à Abraham et Sarah que, malgré leur grand âge, ils concevraient un enfant (Isaac). Enfin, boudant la boucle, ce même passage de la Genèse fait entendre à son tour son écho dans le récit de !'Annonciation : selon les interprètes du texte biblique, l'ultime explication de Gabriel à Marie (« car rien ne sera impossible à Dieu, qui est tout Verbe ») évoque celle de Dieu à Sarah qui avait ri « en elle-même » à l'idée de pouvoir être enceinte : « Y a-t-il quelque chose de difficile pour le Seigneur ?10 »

Cette série d'échos ne doit pas surprendre : le sens providentiel de !'Annonciation ne se réduit pas à son anecdote, et l'événement historique qu'elle a constitué échappe aux catégories de l'histoire événementielle. En accomplissant les prophéties de l'Ancien Testament, !'Annonciation n'ouvre pas seulement l'ère chrétienne de la Grâce qui succède à l'ère mosaïque de la Loi ; elle constitue aussi une fin, une révélation; elle est un « événement d'apocalypse » : « La venue du Fils de Dieu est l'accomplissement définitif des promesses, l' œuvre finale de l'Esprit, l'acte eschatologique de Dieu 11 • » Inaugurant dans l'incarnation la vie humaine du Christ, elle commence en outre l'ère de l'histoire humaine qui s'achèvera avec la fin des temps. La liturgie ne s'y trompe pas, dont les célébrations surdéterminent également la date du 25 mars, jour où l'on célèbre à la fois !'Annonciation, la création d'Adam, le péché originel, la mort d'Adam, celle d'Abel tué par Caïn et celle du Christ sur la croix 12 • Pour le chrétien, c'est tout le plan divin de la Rédemption et sa mystérieuse providence qui se rassemblent en ce jour, « véritable concrétion du temps sacré,( ... ) nœud de plusieurs temps éloignés dans l'histoire ou même disjoints dans l'ordre ontologique », où se condensent, comme l'a écrit Georges Didi-Huberman, « un passé commémoré, un futur préfiguré, un présent mystérieux 13 ». Il y a encore autre chose. Si !'Annonciation est le récit du dialogue entre Gabriel et Marie, ce récit se conclut par un événement considérable dont l'accomplissement, régulièrement annoncé au futur par Gabriel, n'est pourtant pas, lui-même, énoncé dans le récit : l'Incarnation divine. Celle-ci s'accomplit dans l'instant où Marie déclare: « Qu'il m'advienne selon ton Verbe. » Or saint Luc se contente alors d'écrire: « Et l'Ange la quitta. » Cette formidable ellipse n'est évidemment pas sans raisons. Elle laisse entendre le mystère fondateur de la foi chrétienne, ce mystère absolu, l'Incarnation, incompréhensible, mieux encore, impensable en fonction des catégories et des représentations humaines. La puissance de mystère propre à /

l'Incarnation, lovée dans le récit de !'Annonciation et le surdéterminant, a été exprimée avec une force particulière dans la page que lui consacre, entre 1420 et 1444, le prédicateur franciscain saint Bernardin de Sienne dans son sermon De trip/ici Christi nativitate: l'Incarnation est le moment où « l'éternité vient dans le temps, l'immensité dans la mesure, le Créateur dans la créature, Dieu dans l'homme, la vie dans la mort, ( ... ) l'incorruptible dans le corruptible, l'infigurable dans la figure, l'inénarrable dans le discours,

AN

ONC I AT I ON

l'inexplicable dans la parole, l'incirconscriptible dans le lieu, l'invisible dans la vision, l'inaudible dans le son ( . .. ) l'impalpable dans le tangible, le Seigneur dans l'esclavage, ( . .. ) la source dans la soif, le contenant dans le contenu. L'artisan entre dans son œuvre, la longueur dans la brièveté, la largeur dans l'étroitesse, la hauteur dans la bassesse, la noblesse dans l'ignominie, la gloire dans la confusion ( . . . ) 14 • » Si, parmi les multiples textes qui illustrent le mystère de l'Incarnation, j'ai choisi ce sermon de saint Bernardin, c'est d'abord qu'il a été, au cœur de la période qui va nous occuper, écrit par le prédicateur le plus prestigieux du moment, canonisé en 1450, six ans seulement après sa mort. Par ailleurs, dans l'accumulation interminable de ses oxymores, plusieurs paradoxes font référence au caractère proprement irreprésentable de l'Incarnation : comment représenter l'immensité dans la mesure, l'infigurable dans la figure, l'incirconscriptible dans le lieu, l'invisible dans la vision, etc. ? Or, par l'accent qu'il porte sur l'impossible « figurabilité » de l'Incarnation, le sermon de saint Bernardin de Sienne permet de poser en termes précis le « problème artistique » qu'a pu constituer l'affinité paradoxale de !'Annonciation et de la perspective. Car, de son côté, cette dernière n'est pas non plus un simple outil figuratif; elle n'est pas seulement cette technique d'atelier à laquelle certains voudraient la réduire. C'est une « Forme », au sens que Pierre Francastel a jadis donné à ce terme : « Ce qui constitue la Forme d'un ouvrage, ce ne sont pas les détails, c'est l'ensemble. ( ... ) La Forme ( ... ) n'appartient pas au niveau des éléments et des contenus mais au niveau des principes, c'est-à-dire des structures. Elle s'identifie avec le Schème d'organisation qui suggère l'assemblage des éléments ( ... ) 15. » En tant que telle, la perspective organise et interprète le visible, elle « informe » la représentation que les hommes du x:ve siècle se faisaient du monde 16 • Dans La Perspective comme

«

forme symbolique », Erwin Panofsky a estimé, quant à lui,

empruntant ses termes à Ernst Cassirer, que la perspective était « une de ces "formes symboliques" grâce auxquelles un contenu signifiant d'ordre intelligible s'attache à un signe concret d'ordre sensible pour s'identifier profondément à lui 17 ». Selon Panofsky, puisque les lignes de fuite se rejoignent « à l'infini », la perspective implique que « l'infini en acte, qui était absolument inconcevable pour Aristote et que la scolastique ne concevait que sous la forme de la toute-puissance divine, ( ... ) a pris désormais la forme de la natura naturata; ainsi la vision de l'univers est pour ainsi dire déthéologisée ( ... ) » et, continue Panofsky

« cette vision de l'espace est ( ... ) déjà celle que le cartésianisme devait plus tard rationaliser et la doctrine kantienne formaliser 18 ». Or, malgré l'admiration que suscite l'analyse de Panofsky, force est de reconnaître à près de trois quarts de siècle de distance, le caractère erroné de son interprétation. L'espace du xve siècle n'est pas celui du xvrresiècle - et, contrairement à ce qu'on lit encore trop souvent, la « fenêtre » que Leon Baccista Alberti ouvre dans le mur en 143 5 pour y installer sa perspective régulière, cette fameuse fenêtre ne donne pas sur le monde extérieur, elle donne sur la peinture et sa composition ; elle pose un cadre « à partir duquel on puisse contempler l' historia19 ». Si l'on veut définir un « contenu signifiant d'ordre intelligible » correspondant à la Forme qu'a été la perspective régulière au Quattrocento, on ne doit pas penser à partir du XVIIe siècle,

en fonction d'un concept du monde où l'infini serait réalisé « en acte », mais en fonction de l'idée

d'un monde « commensurable » - en lui-même et par rapport à l'homme. C'est par le terme de commensuratio que Piero della Francesca désigne la perspective, et l'idée est à la base même de la construction perspective chez Alberti : c'est après avoir cité Protagoras (« lorsqu'il disait que l'homme est la mesure et la règle de toute chose ») qu'il aborde la question de la construction perspective et, après avoir tracé sa « fenêtre » sur la surface à peindre, il se fonde sur la mesure du corps humain pour construire l'espace de la représentation 20 •

INTRODUCTI '

On peut, dès lors, formuler le « problème artistique » qui va nous occuper. Si, en tant qu'elle implique l'Incarnation, !'Annonciation est le moment où l'incommensurable vient dans la mesure, comment la perspective, « forme symbolique » d'un monde commensurable, a-t-elle pu visualiser cette venue (latente) de l'infigurable dans la figure ? Doit-on penser qu'elle aura interdit aux peintres de figurer l'Incarnation, invisiblement présente au cœur de !'Annonciation? Faut-il admettre que les peintres pouvaient, au mieux, y faire allusion au moyen de motifs accessoires, d'allusions iconographiques secondaires ? Ils ne s'en sont certes pas privés. Mais, précisément, ce livre s'appuie sur le fait que quelques peintres ont utilisé la construction géométrique de la perspective elle-même pour, au moyen d'un infime et irréductible écart interne au dispositif, rendre visible cette venue de l'incommensurable dans la mesure. Ces peintres sont très peu nombreux - et leurs œuvres demeurent exceptionnelles dans l'ensemble des Annonciations de la Renaissance. Leur existence n'en suffie pas moins à indiquer la pertinence historique et théorique du « problème artistique » que leurs œuvres résolvent en même temps qu'elles le soulèvent. Ce même constat pose cependant à l'historien une double question, d'ordre méthodologique cette fois. Ces œuvres « théoriques » étant très peu nombreuses, comment penser historiquement leur relation avec la masse des œuvres qui ignorent manifestement ce même problème? Doit-on opposer théorie et histoire et renoncer à suivre la trace du problème artistique abordé par ces (quelques) œuvres dans les œuvres (innombrables) où ce même problème semble absent ? Doit-on dès lors mettre en doute la pertinence historique du problème lui-même et récuser ainsi l'approche théorique d'un phénomène historique ? Doit-on, au mieux, se contenter d'opposer aux quelques œuvres « théoriques » l'ensemble des autres, où la perspective n'aurait été qu'une simple technique d'atelier? La solution serait commode. Mais elle serait historiquement erronée car, comme on le constatera, le « problème de la perspective » travaille aussi, sous des formes parfois inattendues, les Annonciations qui semblent à première vue l'ignorer. Ce serait surtout négliger les chemins selon lesquels s'est historiquement diffusée la « Forme » nouvelle qu'a été la perspective - jusqu'à devenir banale. Certaines œuvres ont une valeur proprement inaugurale; quelques autres réactivent délibérément la problématique de ces prototypes ; les autres peuvent, dans leur ensemble, paraître « banales » ou « maladroites

».

On ne saurait pourtant les tenir à l'écart. Dès lors en effet qu'elles

recourent, d'une manière ou d'une autre, à la perspective, ces Annonciations forment série par rapport aux œuvres modèles, inévitablement singulières. Comme le souligne Pierre Francastel, « la répétition d'une Forme, d'un modèle, engendre des formes » et, s'il convient d' « établir une distinction très forte entre la signification et le mode d'étude de la Forme et des formes

»,

c'est un fait aussi que « la série seule fait exister

le prototype, qui sans cela demeurerait le chef-cl' œuvre inconnu » ; l'historien ne saurait donc « limiter l'histoire des arts à celle des prototypes créateurs de Forme. La connaissance du rôle et de l'histoire des arcs exige, à la fois, l'étude des Séries et des Modèles 2 1• » On tentera donc de distinguer les différents « modes d'emploi » dont la perspective a été l'objet ; ils aident à penser l'articulation encre œuvres singulières et œuvres de série. Par ailleurs, évoquer une affinité entre Annonciation et perspective ne peut se faire en ignorant que le terme générique de perspective (qui n'apparaît, appliqué à la peinture, que dans la seconde moitié du Quactrocento 22) recouvre des pratiques picturales et des conceptions spatiales très diverses. Du début du XIV"

siècle à la fin du xvr siècle, la pensée de l'espace demeure globalement aristotélicienne et correspond

NONCIATION

donc plus à une théorie des lieux qu'à une théorie de l'espace 23 • Mais la théorie albercienne de la construction du lieu de l'historia n'en bouleverse pas moins la logique des lieux qui étaie celle d'Ambrogio Lorenzetti dans les années 1330-1340. Au début du

XVI·

siècle, la « perspective humaniste

»

celle que l'exprime en

particulier, Pomponius Gauricus bouleverse à son cour la conception albercienne et, à terme, si certaines Annonciations de Véronèse recourent à une perspective centrée, elles ne conscicuenc pas pour autant un

« retour

»

au principe qui inspire le dispositif inauguré à Florence encre 1425 et 1445. C'est donc par

commodité que j'emploierai toujours le terme de « perspective » pour désigner la construction géoméuique de l'espace pictural - et pour suggérer aussi la continuité de la problématique envisagée - ; mai la différenciation encre les pratiques et leurs implications théoriques sera essentielle à ma démarche. En analysant l'affinité qui a pu exister encre le rhème de l'Annonciacion et la pratique de la perspective du

XIV'

au

XVI'

siècle, c'est l'histoire d'un problème artistique que je tente de (re)consuuire

- c'est-à-dire l'histoire de la rencontre encre une question couchant la théorie de l'arc (comment la perspective a-t-elle pu contribuer à visualiser l'incommensurable ?) et l'histoire des œuvres (quelles pratiques de la perspective _observe+on dans la majorité des œuvres ?). Cette approche implique une relation complexe à la chronologie. Celle-ci est nécessaire - elle est même essentielle dans la mesure où le problème étudié s'est développé dans le temps et à travers la succession des œuvres. Pourtant, mon approche ne sera ni exclusivement chronologique, ni linéaire. Comme l'écrivait jadis Henri Focillon, « l'histoire n'est pas unilinéaire et purement successive, elle peur être considérée comme une superposition de présents largement étendus. ( ... ) (Elle) est généralement un conflit de précocités, d'actualités et de retards 24 ». Le fil d'Ariane que je tenterai de suivre dans le labyrinthe géographique et chronologique des représentations perspectives de l'Annonciation étant fourni par le « problème artistique », j'aborde son étude à partir du moment où ce problème a été posé. Cette histoire commence à Florence vers 1425, autour de Brunelleschi et de Masaccio, avec l'« invention » de la perspective régulière et la première série d' œuvres suscitées par un prototype perdu. On envisagera ensui ce les antécédents, avant tout toscans, avec lesquels rompt Masaccio tout en semblant, par certains aspects, y faire retour. Puis, ayant ainsi éclairci les conditions de la rupture masaccesque et rejoint le « berceau » florentin de la perspective régulière, je suivrai, en fonction des lieux, des moments et des artistes, les séries entrecroisées de réponses que le nouveau modèle suggère, jusque dans les œuvres qui n'en adoptent ni le dispositif ni la logique. Le dernier parcours sera celui du

XVI'

siècle. Après avoir observé comment la

perspective est, dans l'Annonciation, « débordée », obnubilée ou éblouie par la lumière et les nuages où se manifeste l'incommensurable puissance de Dieu, je tenterai de comprendre comment, alors que la perspective n'est plus d'actualité en peinture, on peut assister à sa résurgence, en particulier à propos de l'Annonciation, dans une ville, Venise, donc la tradition picturale n'avait pourtant pas manifesté un intérêt soutenu pour les constructions perspectives rigoureuses. Ce parcours se fera d'œuvre en œuvre. Les œuvres sont les documents de leur propre travail. Beaucoup d'Annonciations, certaines connues, seront pourtant absences des analyses à venir. Je n'y ai pas renoncé sans regrets. Mais il ne s'agit pas ici de faire une « histoire de l'Annonciation en Italie »; il s'agir de proposer, à travers l'étude à long terme du traitement de ce thème, l'histoire d'un problème artistique. Ne seront donc évoquées ou analysées que des Annonciations qui, d'une manière ou d'une autre, expriment ou

INTROOUCTI

reflètent la problématique envisagée. Ce choix impliquait aussi de s'en tenir stnctement à la peinture italienne. Certes, celle-ci ne s'est pas développée dans l'ignorance de ce qui se passait au nord des Alpes. On verra combien l'impact de la peinture flamande à Florence a pu, à la fin du Quattrocento, contribuer au renouvellement de la tradition locale et à la définition renouvelée de la modernité en peinture. Mais cette situation ne sera évoquée que dans la mesure où cet impact a contribué au dépassement de la perspective telle que sa pratique s'était définie à Florence depuis le milieu du Quattrocento. Les peintres flamands du XV'

siècle connaissaient aussi, bien sûr, la perspective linéaire mais, comme l'a jadis montré Erwin Panofsky25,

ils la pratiquaient dans un esprit très différent des peintres italiens - et l'analyse de leurs œuvres conduiraient à une tout autre histoire. Comme l'indique le titre de ce livre, L'Annonciation italienne. Une histoire de

perspective, je voudrais proposer, à partir d'un point de vue spécifique sur un thème particulier, une histoire

de certains des enjeux, artistiques et théoriques, propres à la peinture italienne. Dans ce parcours enchevêtré, deux convictions guident la recherche. D'abord, à moins de se limiter à la tâche (indispensable) consistant à classer les œuvres pour substituer ensuite à leur analyse un discours qualitatif et, le plus souvent, subjectif, s'il veut interpréter le sens historique des œuvres qu'il étudie, autrement dit s'il veut faire son travail, l'historien de l'art ne saurait faire l'économie d'une approche théorique de son objet (et de sa propre pratique). Dans le cas présent, celle-ci nous est fournie par le «

problème artistique » qu'a constitué, si elle a existé, l'affinité paradoxale entre Annonciation et perspective

régulière. « Si elle a existé », car le travail de l'historien consiste précisément à confronter la question théorique (formulable à l'aide de quelques œuvres judicieusement choisies) à la multiplicité des œuvres qui échappent ou résistent à cette même question. Loin de se perdre dans cette mise à l'épreuve, la théorie s'y définit. Ma seconde conviction est que les peintres pensent, même quand ils sont sanza lettere, comme disait Léonard - et comme l'était, paraît-il, l' « inventeur » de la perspective, Filippo Brunelleschi. Ils pensent comme tout le monde, bien sûr, mais ils pensent aussi « en peintres ». Pour dégager cette pensée, les textes et l'iconographie ne suffisent pas. Pratiquée au sens strict, l'analyse iconographique se contentera toujours d' « épeler » le tableau. C'est dans la mise en œuvre de cette iconographie dans le tableau que le peintre élabore la pensée de ce qu'il représente. Et, par mise en œuvre, il faut entendre à la fois la mise en rapport réciproque des motifs iconographiques (qui deviennent les éléments d'une structure déterminant leur sens particulier), la relation de cette structure à son format (dont la détermination échappe le plus souvent au peintre), le cadrage de la composition dans ce format, le choix et l'emplacement des teintes colorées, etc. Même quand le peintre est devenu anonyme, quand on ne sait rien de sa formation ou de sa culture (textuelle ou orale), l'œuvre peinte témoigne, par ses moyens propres, de sa pensée. Pour tenter de déchiffrer cette pensée, l'interprète ne peut qu'analyser sa mise en œuvre. Lopération comporte des risques mais c'est à ce prix qu'on peut espérer approcher la pensée qui habite ces objets et leur donne, aujourd'hui encore, leur qualité de présence.

Remerciements

La première ébauche de cette recherche remonte à 1971, dans un texte intitulé « Le lieu architectural de !'Annonciation » - jamais publié, sur l'avis d'André Chastel qui en avait bien perçu l'excès d'enthousiasme et de précipitation juvéniles. La mise au point progressive de la problématique s'est faite au cours d'interventions diverses à ce propos et grâce aux observations, remarques et conseils qui m'ont été alors généreusement prodigués. Je tiens à remercier, aujourd'hui comme alors, celles et ceux qui m'ont ainsi aidé

_ ' ANNONCIAT I ON

à préciser et à articuler mon hypothèse de travail. En 1984, une communication au séminaire d'Omar Calabrese et Umberto Eco au D.A.M.S. de Bologne a été publiée dans la revue Versus sous le cirre « Annonciation/Énonciation. Remarques sur un énoncé pictural au Quattrocento ». En 1986, au colloque organisé à Florence par l'Institut français de Florence et la Villa I Tatti (The Harvard University Cencer for Icalian Renaissance Studies), j'ai présenté une communication intitulée « La perspective de l'Annonciacion , et particulièrement profité des discussions qu'elle a suscitées avec, encre autres, Michael Baxandall, Hubert Damisch, Georges Didi-Huberman, William Hood, Louis Marin et Gérard Wajcman. En 1992, à l'Inscitute for Advanced Study de Princeton, les observations de Marilyn Aronberg-Lavin et d'Irving Lavin m'ont été très précieuses, tout comme celles des participants au colloque du CICADA sur « La Surprise», organisé par Bertrand Rougé à l'Université de Pau en 1996. En 1998 enfin, à Florence, Elizabeth Cropper et Charles Dempsey, lors d'un séminaire tenu à la Villa Spellman (Johns Hopkins University), et, à Rome, Claudia Cieri-Via et les étudiants de son séminaire de l'Université La Sapienza m'ont permis de préciser ce qw constituait le cœur même de ce travail. Je tiens à remercier aussi les étudiants de mon séminaire à l'École de hautes études en sciences sociales (Centre d'histoire et théorie des arts) : leur participation active et l'acuice de leur regard m'ont mieux fait voir des œuvres que je croyais connaître. La restitution des constructions perspectives de certaines œuvres, conduites avec pas ion par Loïc Richalet, one été, toujours, l'occasion de découvertes - et de discussions animées. La clairvoyance ec la patience souriante de Stéphanie Grégoire ont accompagné chaque étape de ce livre : sans elle il ne serait pas ce qu'il est. Je remercie Eric Hazan pour la confiance qu'il a, dès l'origine, manifestée dans ce projet de livre, et j'adresse des remerciements particuliers à ceux qui ont nourri (et subi avec patience) ma réflexion : encre autres, Catherine Bédard, Omar Calabrese, Bernard Comment et Gérard Wajcman. Sans les longues et claires explications de Jean Petitot, je n'aurais sans doute jamais compris la stratégie perspective de Piero della Francesca. La pensée qui traverse ce livre doit enfin énormément aux multiples et amicales conversations avec Hubert Damisch donc on entendra souvent l'écho dans les pages qui suivent et, bien sûr, à Louis Marin avec lequel tant d'heures chaleureuses ont été passées dans telle ou celle chapelle de Toscane, en HauceProvence, à Paris et ailleurs, à penser la « dolce prospettiva ».

PIE RO

6

CELLA

F RANCESCA

Polyp t yque de Pérouse ( /'Annonciation ), 1470 , détrempe sur bo is , deuil. Pérouse, Galler ia naziona le dell ' Umbri a.

I

LE POINT DE VUE DE MASACCIO Dans la multitude des Annonciations peintes au cours du Quattrocento, le petit panneau réalisé entre 1440 et 1450 par Domenico Veneziano (ill. 15) a une importance considérable. Dans l'état actuel de nos connaissances, c'est en effet le premier exemple de la nouvelle configuration spatiale que suscite la perspective régulière dans la construction du lieu de la rencontre entre l'ange Gabriel et la Vierge Marie. Située au centre de la prédelle qui servait de base à la Pala de sainte Lucie, entourée à l'origine de quatre panneaux représentant, en accord avec les saints présents au registre principal, deux scènes de « désert » et deux scènes de ville, cette

Annonciation frappe par la symétrie de son architecture épurée 1 : assez éloignés l'un de l'autre, Gabriel et Marie sont situés dans un cortile entouré d'un portique, de part et d'autre d'une percée centrale de l'architecture qui conduit le regard vers une tonnelle et une porte hermétiquement close, à la base d'un mur crénelé. En 1955, dans un article décisif, John Spencer a estimé que cette « imagerie spatiale » nouvelle marquait, à Florence, l'avènement d'une « nouvelle Annonciation » dont la composition était susceptible de « satisfaire à la fois l'ancienne iconographie et la nouvelle esthétique » qui se développe à Florence depuis le deuxième quart du X.V siècle 2. De fait, au début des années 1450, Fra Angelico reprend cette disposition dans

L'Annonciation d'un des panneaux de l'Armadio degli Argenti de l'église de la Santissima Annunziata (ill. 16). Or cette Annonciation constitue une innovation remarquable dans son œuvre : si c'est sa dernière Annonciation, c'est la première où il utilise le dispositif centré et symétrique. On retrouve encore ce dispositif, avec des variations plus importantes, dans L'Annonciation peinte dans les années 1460 par Piero della Francesca en couronnement du Polyptyque de Pérouse (ill. 18). À cette date, le dispositif centré s'est d'ailleurs bien diffusé en Toscane et en Italie centrale - jusque chez des peintres qui l'adoptent sans en reprendre la rigueur géométrique et conceptuelle initiale. C'est, au milieu du Quattrocento, la marque d'un traitement « moderne» de !'Annonciation. Or, si Domenico Veneziano (qui a été le maître de Piero della Francesca) est certainement un des plus brillants spécialistes de perspective à Florence dans les années 1440 3, il reste difficile de lui attribuer l'invention d'un schéma à ce point nouveau. Les différences entre les œuvres (aux formats très divers) de cette brève série suggèrent d'ailleurs l'existence d'un prototype disparu dont la prédelle de Domenico Veneziano aurait été la première interprétation. Cette hypothèse est confortée par la description que fait, en 1568, Giorgio Vasari d'une Annonciation peinte par Masaccio dans l'église de San Niccolà oltr'Arno. Alors qu'il n'en disait rien dans la biographie qu'il avait consacrée au peintre en 1550, il évoque longuement, précisément et élogieusement, cette œuvre en 1568 : « Il y a aussi sur le jubé de l'église San Niccolà oltr'Arno une Annonciation de Masaccio, à la détrempe, comportant un édifice aux nombreuses colonnes dessinées en perspective d'une grande beauté;

en dehors du dessin qui est parfait, la profondeur est indiquée par des couleurs qui s'estompent peu à peu à perte de vue; Masaccio prouva en cela qu'il entendait très bien la perspective \

»

Ce texte, d'une précision assez

rare, a permis à John Spencer d'attribuer très logiquement à Masaccio l'invention de la nouvelle spatiale » de !'Annonciation qui voit le jour en Toscane dans le deuxième quart du siècle.

1. D OMENICO VENEZIANO Annonciation, vers 1445 , détrempe su r bois, détail. Cambridge, Fitzwilliam Museum .

«

imagerie

On doit cependant ouvnr aussitôt une parenthèse car cette attribution pose désormais problème. Depuis quelques années, un certain nombre de spécialistes tiennent en effet pour acquis que L'Annonciation de San Niccolà olcr'Arno décrite par Vasari n'était pas une œuvre de Masaccio mais bien de son collègue et compagnon de chantier plus âgé que lui, Masolino da Panicale, et qu'il s'agissait du panneau conservé aujourd'hui à la National Gallery de Washington (ill. 2) 5. Or, au-delà de la question d'attribution proprement dite, on couche là, d'entrée de jeu, un point crucial concernant l'interprétation de ce qui se passe en peinture à Florence dans les années 1420. Le panneau de Washington est en effet radicalement différent de ce que décrit Vasari en 1568. On n'y observe aucun dégradé atmosphérique ; si la perspective est centrée, elle ne concerne que le plafond et, surcout, l'architecture peinte ne comporte qu'une seule colonne, arbitrairement placée, qui maintient le souvenir d'un schéma traditionnel. On ne peut donc que s'interroger sur les raisons qui autorisent aujourd'hui certains à y reconnaître, contre l'évidence, l' œuvre décrite par Vasari. Ils supposent en fait que, décrivant l' œuvre de mémoire, Vasari aurait inventé les multiples colonnes et la perspective colorée et qu'il aurait, comme cela lui arrive par ailleurs dans la biographie en question, attribué à Masaccio une œuvre de Masolino, malgré la différence radicale de style que cette Annonciation présence par rapport à la manière de Masaccio. Pour légitimer un rel coup de force, ces spécialistes s'appuient sur un document du XVII° siècle décrivant une Annonciation qui, accrochée au-dessus de la porte de la « petite sacristie» de San Niccolà olcr'Arno, correspond apparemment à l'œuvre de Washington: « À l'intérieur de la petite sacristie, il y a un petit panneau au-dessus de la porte où il y a la Vierge annoncée et un beau plafond avec une colonne en avant, le cout tiré ( ... ) en perspective 6 • » Placée à l'origine dans une chapelle située dans le jubé de l'église et consacrée en 1426 à !'Annonciation par une décision testamentaire, l' œuvre aurait été déplacée lors de l'élimination du jubé intervenue peu avant 1567 et, après avoir été installée dans la « vieille sacristie», elle y aurait été remplacée en 1576 par une Annonciation d'Alessandro Fei, plus moderne, pour être accrochée au-dessus de la porte de la « petite sacristie ». La cause semble donc entendue : Vasari s'est trompé en 1568 en décrivant, de mémoire, une œuvre qu'il n'est pas allé revoir sur place, après son déplacement. Cette argumentation d'archiviste reste fragile. Dans la note manuscrite du XVII° siècle, rien ne décrit les déplacements successifs supposés de L'Annonciation installée dans la chapelle du jubé. Par ailleurs, cette noce parle d'un « petit panneau » ; or, même au regard des dimensions importances du tableau d'autel d'Alessandro Fei, le panneau de Washington n'est pas vraiment« petit» puisqu'il mesure 148 x 115 cm (c'est le plus grand panneau qui nous soit parvenu de Masolino), alors que les petites Annonciations comportant une colonne séparant l'Ange de la Vierge sont, on le verra, courantes. Le style de L'Annonciation de Washington conduit en outre les spécialistes à la dater entre 1423 et 1425, c'est-àdire avant la rédaction du testament consacrant une chapelle du jubé à !'Annonciation. Enfin, la description de Vasari demeure trop différence de l'œuvre de Masolino pour qu'on puisse, sans autre forme de procès, invoquer une erreur de mémoire de sa part à propos d'une œuvre installée dans une église qu'il connaissait bien 7 • On ne résoudra pas cette question ici. Pour nous, l'important est ailleurs. Que L'Annonciation de Masolino ait été ou non présente à San Niccolà olcr'Arno, il reste que Masaccio avait peine une Annonciation correspondant à la description de Vasari, c'est-à-dire une Annonciation comportant de nombreuses colonnes, où l'Ange et la Vierge étaient situés de part et d'autre d'une percée centrale de l'architecture peinte. C'est ce que confirme une autre Annonciation, rarement invoquée dans le débat

2 . M ASO L INO DA

P ANICALE

Annon c iation, ver s 1425-1430 , d é trempe s u r bo is, 148 x 115 c m. Wa s hington , N a ti o n a l G a ller y of Art .

2

NNONCIATION

Masaccio/Masolino alors qu'elle correspond à ce schéma et que l'intervention de Masaccio y est très probable : L'Annonciation peinte à fresque en 1428-1429 sur l'arc d'entrée de la chapelle de sainte Catherine dans la basilique Saint-Clément de Rome (ill. 4). Comprenant, outre !'Annonciation et la Crucifixion, des scènes de la vie de sainte Catherine et de la vie de saint Ambroise, l'ensemble du décor de la chapelle devait être réalisé en collaboration par les deux peintres 8 • Certes, Masaccio n'a pu y intervenir que très peu puisqu'il meurt à Rome avant le 20 juin 1428, mais on peut être certain qu'il a été impliqué dans la conception de cette Annonciation : l'espace pictural de la fresque est sans équivalent chez Masolino à cette date et le lien qu'instaure la perspective entre L'Annonciation et La Crucifixion peinte sur la paroi de fond de la chapelle suppose une clarté conceptuelle et, plus encore, une maîtrise technique de la perspective dont il est difficile de créditer alors Masolino 9 • Si le traitement délibérément fictif de la structure architecturale peut être attribué à Masolino, la rationalité générale de la disposition doit être donnée à Masaccio 10 • L'Annonciation de Saint-Clément est la seconde où Masaccio mettait en œuvre, avec la perspective, la nouvelle « imagerie spatiale

»

de !'Annonciation ; la première était le

panneau perdu de Florence. On peut dès lors décrire, dans ses grandes lignes mais avec quelque précision, le principe général de cette

«

nouvelle Annonciation

».

On le peut à partir des différences et des similarités qu'on observe entre

L'Annonciation de Saint-Clément, celles de Domenico Veneziano, Fra Angelico et Piero della Francesca et,

autre œuvre de Masaccio fondée sur une disposition équivalente, le desco da parto conservé à Berlin (ill. 3) 11 • Peint également en 1427-1428, celui-ci présente en effet une disposition architecturale équivalente avec, de

3.

M A S ACCIO

Plateau d"ac co uch ée. vers 1428 , dét r empe sur bois , diam . 56 , S cm . Berlin , Gem a ldegalerie .

LE

Ci-dessus 4, 5 ET 6 etMpages suivantes. Annoncia .· ASOLINO DA p . Rom e , b asilique t1on, versS .1428 'fresque ANICALE (E 500 x 400 T MASACCIO /) aint-Clé ment. 'Ens emble et cm. détails.

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23

NONCIATION

part et d'autre d'une percée centrale, le cortège des hommes arrivant sur la gauche et, sur la droite, la chambre où a eu lieu l'accouchement. Ce « plateau d'accouchée » manifeste une maîtrise alors exceptionnelle de la perspective et on a depuis longtemps souligné la relation entre sa disposition générale et celle de L'Annonciation de Piero della Francesca au sommet du Polyptyque de Pérouse 12 • Censemble de ces œuvres

montre que les deux figures de Masaccio étaient placées de part et d'autre d'une percée centrale vers la profondeur mais que leur situation était différenciée. Alors qu'à droite, la Vierge était à l'intérieur d'une architecture ouverte (édicule ou portique), !'Ange était à l'extérieur, avancé dans la « cour », ou cortile, définissant le lieu de la rencontre : seul Fra Angelico place aussi la Vierge à l'extérieur, établissant ainsi les figures dans une situation symétrique absente du prototype de Masaccio 13 • Par ailleurs et, pour ainsi dire, corollairement, l'architecture était asymétrique, dégagée au-dessus de !'Ange, s'avançant au-dessus de Marie. C'est le schéma qu'on trouve à Rome, dans le desco da parto et chez Piero della Francesca - Domenico Veneziano introduisant une symétrie rigoureuse de l'architecture, que reprend Fra Angelico. À terme, c'est sans doute Piero della Francesca qui se montre le plus proche de la disposition originale de Masaccio, faisant un retour à l' œuvre fondatrice de la série, par-dessus la variation qu'en avait proposée son propre maître, Domenico Veneziano. Cette description serait sans intérêt si elle ne permettait pas de dégager le sens de l'innovation masaccesque et son importance au sein d'une histoire de cette « iconographie formelle 14 » qu'introduit la perspective régulière dans la peinture florentine. Par certains aspects, la formule de Masaccio peut apparaître comme une mise en ordre et une rationalisation des complexités grandissantes que suscite depuis plusieurs années, à Florence et ailleurs, la recherche d'une articulation plus poussée entre les différents lieux du récit. Une Annonciation comme celle de Lorenzo Monaco à Santa Trinità (1422-1423, ill. 64) montre par exemple le souci d'ouvrir la maison de Marie vers d'autres lieux : situant toujours la Vierge dans un édicule traditionnel à colonne d'angle à l'extérieur duquel se trouve l'Ange, Lorenzo Monaco ouvre, sur l'axe central du panneau, une porte à travers laquelle se dessinent des troncs d'arbres qui, malgré le fond d'or, suggèrent un extérieur. À l'oblique de l'édicule orienté vers la gauche se superpose ainsi, au centre, un axe frontal de regard - que le fond d'or empêche cependant de se dév~pper vers une profondeur fictive. Linnovation masaccesque pourrait presque passer pour un dédoublement, de part et d'autre de l'axe central de la perspective, de cette disposition ancienne. Il n'en est rien. Cette interprétation réduit l'invention de Masaccio à un « truc » d'atelier et occulte la puissance de rupture historique et théorique propre à son invention. C'est d'ailleurs plutôt dans les œuvres de peintres traditionalistes qu'on observe ce dédoublement de l'obliquité des bâtiments vers le centre, des peintres qui, tout en étant marqués par l'innovation de Masaccio, ne perçoivent pas la logique de la géométrie perspective. Peinte en 1430, L'Annonciation du maître de Masaccio, Bicci di Lorenzo, est exemplaire de ce point de vue (ill. 69) : il « creuse » l'espace pictural en faisant approximativement converger derrière l'Ange la structure architecturale qui organise la rencontre, mais il maintient la structure bipartite de l'image. Il aboutit ainsi à un ensemble d'autant moins cohérent qu'il redouble la profondeur de la « cour » en ouvrant maladroitement dans le mur de l'édicule marial, près de l'axe central, une porte donnant sur la chambre de la Vierge. Autrement dit, Bicci di Lorenzo réagit positivement à la nouvelle « iconographie spatiale » de l'Annonciation, mais il n'en comprend pas le principe - ce à quoi parviendra mieux son fils, Neri di Bicci, même s'il n'en tire qu'un parti superficiel.

LE

PO I NT

DE

VUE

DE

MASACC

Si L'Annonciation perdue de Masaccio créait une rupture, c'est qu'en « informant » la disposition des éléments traditionnels, la puissance organisatrice de la perspective leur donnait une fonction et un sens neufs. Pour comprendre la portée novatrice du dispositif perspectif, il faut donc dégager la structure qui organise la répartition de ses éléments. Or, telle qu'elle apparaît dans les œuvres qui s'en réclament directement, cette structure repose sur l'articulation perpendiculaire de deux axes : le premier, parallèle au plan de la représentation, met les deux figures face à face ; le second, perpendiculaire

à ce même plan, organise la fuite des architectures. L'entrecroisement de ces deux axes comporte un corollaire important: mettant à distance l'un de l'autre l'Ange et la Vierge (ce qui contredit les habitudes florentines), il valorise, au centre de l'image, la zone qui sépare les figures - et transforme cet« entre-deux » en un véritable lieu, participant de l'économie générale de l'image. À la disposition bipartite et au rythme binaire des Annonciations ancienne manière, Masaccio substitue une composition tripartite, un rythme ternaire qui jouera un rôle décisif dans l'histoire picturale du thème. L'efficacité de ce dispositif se marque sans doute dans l'interprétation originale qu'en donne, peu avant 1430, Fra Angelico dans sa première Annonciation (ill. 7) 15 • En divisant le champ horizontal au moyen de quatre colonnes situées au tout premier plan de la représentation, il instaure trois lieux principaux dans l'image, respectivement occupés par l'Ange, la Vierge et, au milieu, une ouverture (légèrement décentrée) donnant sur la chambre et le lit de Marie. Par sa simplicité même (et sans recherche particulière de perspective géométrique), cette disposition met particulièrement en valeur le lieu central de la composition, dont la signification mystique ne fait dès lors aucun doute.

7. FRA ANGELICO Annonciation, avant 1430, Manuscrit Berli 54, fol. 8 r. Milan, Biblioteca nazionale Braidense.

2

ANNONCIATION

Le schéma perspectif proposé par Masaccio ne clarifiait pas seulement les articulations «

commensurées » des lieux ; il ne se contentait pas de « rationaliser » la vue et la représentation 16 ; il

contribuait à instaurer le sens de l'image, à faire voir ou, plus précisément, à indiquer le sens non visible de l'historia visible de !'Annonciation. Dans la chapelle de la basilique Saint-Clément, le processus est aussi simple que manifeste puisque les lignes de fuite des architectures convergent sur le corps du Christ en Croix et, en accord avec le calendrier liturgique et l'iconographie générale du cycle, désignent ainsi, depuis le lieu même de !'Annonciation, début de la vie humaine du Christ, l'épisode qui constitue à la fois la fin de cette vie et, surtout, la cause finale de l'Incarnation, la rédemption de l'humanité par la mort du Christ sur la Croix. Conçu par Masaccio et peint par Masolino, ce dispositif reprend en fait l'idée traditionnelle qui, dès Byzance, plaçait les deux figures de !'Annonciation de part et d'autre de l'arc triomphal séparant le chœur du reste de l'église. Giotto ne fait pas autre chose à la chapelle de l'Arena à Padoue (ill. 8, 11, 12) et le XIV' siècle offre de multiples exemples de ces Annonciations « d'encadrement

»,

des Annonciations où les deux protagonistes occupent deux champs picturaux distants et

parfois même distincts, de part et d'autre d'un troisième élément qui s'intercale entre eux. C'est le cas, entre autres, des nombreuses Annonciations situées de part et d'autre de la fenêtre d'une chapelle (et l'on verra comment certains peintres ont su jouer alors de la fonction symbolique de la lumière qui fait irruption entre Gabriel et Marie) ; c'est le cas aussi des Annonciations qui couronnent des polyptyques et où l'Ange et la Vierge sont séparés par un ou plusieurs autres pinacles figurés) (ill. 1O). L'idée se retrouve dans les dispositifs les plus variés, telle l'Arliquiera (armoire à reliques) peinte par le Siennois Vecchietta en 1444, dont le couronnement présente l'Ange et la Vierge séparés par une Crucifixion et une Résurrection (ill. 9) . Ces Annonciations d'encadrement ne se contentent pas d'adapter le thème au type du support où il est représenté. L'écartèlement de la représentation par l'intrusion d'un élément narrativement distinct est efficace du point de vue du sens théologique de l'image et, si l'on veut, de sa fonction pédagogique : il indique très clairement que le sens de !'Annonciation ne se réduit pas à son seul événement narratif, que celui-ci est, comme on l'a dit au début, surdéterminé, qu'il est, dans l'instant où il advient, porteur de temporalités futures et/ou passées, indissociable du « plan divin

»

de

la Rédemption au sein duquel il prend place et qui lui donne sa signification véritable. Or l'intervalle qui sépare Gabriel et Marie constitue aussi, très exactement, ce qui les relie, puisque, pour rapporter visuellement les deux figures l'une à l'autre, le regard doit passer par une ou plusieurs images dont le thème se trouve ainsi placé au cœur de la représentation. Obéissant en fait à la logique mnémotechnique des lieux (locz) et des images (imagines) propre aux « arts de la mémoire » contemporains 17 , l' Annonciation d'encadrement rappelle l'action de la Provideneè au sein de l'histoire. La définition iconographique des images intervenant entre Gabriel et Marie peut varier considérablement mais le principe de base reste le même : l'« entre-deux

»

séparant et unissant Gabriel et Marie fait voir (et

rappelle) ce qui n'est pas visible dans le récit figuré de !'Annonciation et y est, pourtant, présent ou impliqué de toute éternité. L'Annonciation perdue de Masaccio reposait sur le même principe mais elle lui donnait une cohérence formelle et une portée théorique radicalement neuves. Car c'est maintenant au sein de l' œuvre et de son champ figuratif unique que le jeu des deux axes construisant la représentation ménage, au centre, le lieu de l' « invisible venant dans la vision

».

LE

PO INT

DE

VUE

Pour sa1s1r la portée de cette innovation, il faut revemr aux opérations de base de la construction perspective « légitime ». En fondant la construction de l'image sur les deux axes des figures (parallèles au plan de la représentation) et des architectures (perpendiculaires à ce même plan) , L'Annonciation de Masaccio mettait en évidence les opérations fondatrices de la représentation perspective

elle-même. Celle-ci repose en effet sur la définition du « point de vue » selon lequel l'image sera envisagée, point de vue obtenu par la détermination conjointe de ce qu'on appellera plus tard le « point de fuite » (qui correspond à la projection dans le plan de l'image de l' œil du spectateur) et le « point de distance » (correspondant à la distance supposée entre le spectateur et le plan de l'image et déterminant à la fois l'inclinaison du plan de sol et la rapidité de la diminution des grandeurs en fonction de la distance) (fig. 2) 18 • Or, quelle que soit la méthode adoptée pour déterminer ce point de distance 19, sa construction revient à rabattre la position du spectateur à 90° , dans le plan de l'image et parallèlement à ce plan (fig. 1). Ce pivotement de la position du regard a été d'ailleurs admirablement visualisé par Léonard de Vinci dans un croquis du Manuscrit A (ill. 13). Ainsi, la relation entre les figures et les architectures dans L'Annonciation de Masaccio entretenait une complicité étroite avec le principe même qui est à la base de la

construction perspective régulière. On peut même dire qu'elle le représentait. Mieux encore, elle le présentait allusivement à travers la position de l'Ange - qui était très probablement celle d'un profil rigoureux, comme c'est le cas dans l'immense majorité des Annonciations en perspective du Quattrocento (les exceptions à cette règle étant, chaque fois, très significatives), où l'Ange est présenté de profil, alors que ce n'était pas le cas au xrve s.iècle, que ce ne le sera plus au xvr siècle, et que la Vierge peut être, elle, indifféremment présentée le visage de trois quarts ou de profil 20 • Il ne s'agit pas là d'un hasard. Cette complicité tient à des raisons profondes, liées au type de récit que constitue !'Annonciation, et au rôle qu'y tient l'ange Gabriel. Porte-parole de Dieu, celui-ci est un orateur-ambassadeur qui, en proférant les trois salutations successives, mène sa mission à son terme et permet la réalisation de l'Incarnation. Dans sa forme évangélique, le récit de !'Annonciation se résume à un dialogue ; c'est « un échange conversationnel, le récit d'une communication en langage 21 ». l:Évangile de saint Luc transcrit un échange d'énoncés qui sont universellement supposés avoir été des énonciations effectivement proférées, au point que leur lettre même est l'objet de gloses et de commentaires surabondants 22 • Or, point décisif, le dispositif de la perspective régulière est particulièrement bien adapté pour mettre en scène, de luimême, cette situation. Sans avoir « pour but de permettre la production d'énoncés », la perspective et son « dispositif régulateur

»

constituent, comme l'a souligné Hubert Damisch, « l'équivalent d'un dispositif

d'énonciation » et son« modèle » peut servir à « penser ce qu'il en est en peinture( ... ) des conditions d'une énonciation »23 • Analysant L'Annonciation de Domenico Veneziano, Louis Jjarin a ainsi pu identifier dans l'articulation perpendiculaire des deux axes qui construisent la représentation(« l'axe central de scénographie perspective et l'axe transversal de la mise en scène des deux figures ») l'articulation d'un axe dënoncé (celui du récit évangélique représenté par les figures) et d'un axe d'énonciation, « celui du regard du peintre/spectateur, sujet de !"'énonciation" picturale et principe de la représentation iconique 24 ». C'est cette logique et cette structure qui donnent au profil de l'Ange sa « valeur démonstrative » : « Il manifeste la structure du dispositif qui articule à l'époque l'énoncé pictural de l' historia 25 ». Il y a davantage. Dès lors qu'il met en scène le récit de !'Annonciation, le dispositif de la perspective centrée donne une force particulière à l'entre-deux des figures : espace d'un dialogue qui s'échange parallèlement au plan, c'est aussi, dans l'économie de l'image, le lieu où se creuse,

DE

MASACC

L'ANN ONC IATI ON

8.

G IOTTO

Annoncia tion , 1306 , fresque. Padoue, chapelle Scrovegni. 9 . VECCHIETTA

Arliquie ro, vers 1445-1446, détrempe sur bois, 237 x 187 cm, détail. Si enne, Pinacoteca nazionale.

30

LE

1 0 . MATTE O Dl GI OVANNI

Polyptyque , vers 1445-1446 , détrempe sur bois , 273 x 187 cm. Asciano, Museo d ' arte sacra.

Pages suivantes : 11 et 12 .

GI OTTO

Annonciation, 1306 , fresque , d é tail. Padoue, chapelle Sc roveg ni.

PO i

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VUE

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MASACC

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.....

13 . LÉONARD DE VINCI Schéma de la construction du point de distance, Manuscrit A, fol. 36 v, vers 1487-1490 , encre sur papier, 21 x 14,5 cm. Paris , Institut de France . 14 . MASACCIO La Trinité, vers 1425, fresque, 636 , 3 x 317 , 5 cm. Flor ence, Santa Maria Novella. Page suivante : FIG .

1

Placemen t des ligne s transversales en fonction de la distance de l'observateur (d ' après Jean-Lou is Scheler). FI G . 2 Transformation des proportions et des aspects en fonction de la distance (d'après John White).

34

perpendiculairement, la profondeur fictive et où s'affirme donc l' « axe d'énonciation » du tableau. Or il ne s'agit plus, à ce point, d'y reconnaître seulement l'axe théorique du regard du « peintre/spectateur, sujet de l' "énonciation" picturale ». Au sein d'un thème mettant en scène le porte-parole du Verbe au moment où « l'inexplicable entre dans la parole », cet axe est celui où, simultanément au récit visible de l'Annonciation, s'énonce le mystère invisible qui en est la cause finale : la venue du Verbe dans la chair, l'Incarnation. Ainsi, « avec la puissance rationnelle d'une irrésistible démonstration 26

»,

le prototype perdu de Masaccio

explorait et exploitait l'analogie entre le dispositif de la perspective en tant que structure permettant l'organisation du récit en peinture et la structure du récit de l'Annonciation où l'Ange porte-parole est le délégué du Verbe, « archi-énonciateur 27 » invisible à l'origine d'un événement qui n'a été qu'échange verbal. Pour abstraite qu'elle soit, cette analyse d'ordre linguistique fait comprendre la singularité de ce qui, dans les Annonciations les plus proches du modèle de Masaccio (celles de Domenico Veneziano et Piero della Francesca), se trouve peint au centre de l'entre-deux qui relie Gabriel et Marie. Si, à Rome, l'image du Christ mort sur la Croix explicite la finalité terrestre - sub specie humanitatis - de l'Incarnation et correspond donc à une pratique « morale » et « spirituelle » du regard 28 , on ne saura évidemment jamais ce que Masaccio avait peint là dans le panneau de San Niccolà oltr'Arno. On peut cependant s'en faire une idée: il s'agissait vraisemblablement d'une clôture (une porte comme chez Domenico Veneziano ou un pan de mur comme chez Piero della Francesca), et cette clôture faisait sans doute un écart discret dans le dispositif général de la perspective. Disproportionnée d'une manière ou d'une autre, elle ne s'accordait pas visuellement à cette commensuratio qui fonde la « légitimité » de la perspective régulière 29 , et cet écart en faisait une figure de l' « immensité » dans la mesure, de l' « incirconscriptible » dans le lieu, autrement dit de l'Incarnation, non pas représei tée sous une forme métaphorique (à travers la signification iconographique de tel ou tel objet

«

symbolique ») mais visualisée par le mode même de présentation de

cet objet, par l'écart que sa présence introduisait dans la proportionnalité de ce dispositif tout en étant produit par ce m ême dispositif. Cette hypothèse (hardie) s'appuie d'abord sur le fait que, dans la fresque représentant La Trinité (ill. 14) , peinte à la même époque, Masaccio a recours à une idée équivalente pour présenter les

figures divines. Au sein d'une architecture feinte dont la construction est d'une telle rigueur qu'on y a parfois supposé la main de l' « inventeur de la perspective

»

en personne, l'architecte Brunelleschi 30 , les

figures de Dieu le Père et du Christ n'obéissent pas, en effet, à la règle générale de la perspective : vues

aao A.-t:1

c.

B.-H::1

LE

L ' ANNONCIATION

PO INT

DE

VUE

frontalement et non d'en dessous (di sott'in sù), elles ne sont pas traitées selon le même point de vue que

géométrique, écart hautement ignifiant puisqu'il fait échapper l'incommensurable à la mesure et donne

celles de la Vierge et de saint Jean et échappent ainsi à toute mise en raccourci. Loin d'être une erreur, il

ainsi « plus de force encore à l'apparition 33 ».

s'agit là d'un « choix intentionnel 31 » : dans cette œuvre, qui est presque comme le « manifeste» d'une

On peut penser qu'il avait repris cette idée dans L'Annonciation de San Niccolo oltr'Arno, car

peinture « moderne » dont la construction et les effets sont fondés sur la perspective géométrique Masaccio

on observe, chez Domenico Veneziano et Piero della Francesca, une remarquable irrégularité du dispositif,

a joué des ressources que lui offrait la perspective pour distinguer, subtilement mais nettement le divin et

située au même lieu central de la représentation et affectant le même élément de la composition, celui qui

l'humain. Le groupe de la Trinité n'étant pas « irrévocablement ancré en un point précis del espace 32 »,

sert de clôture à la fuite centrale des architectures. Ce retour d'une même idée sous deux formes différentes

c'est grâce à sa maîtrise de la perspective que Masaccio instaure un écart au sein de son dispositif

suggère qu'elle était également présente dans l' œuvre-prototype de Masaccio.

DE

MASACCIO

1 5 . D OMENICO VENEZIANO

36

Annonciation , vers 1445 , détrempe sur bois , 27 ,3 x 54 cm . Cambridge , Fitzwilliam Museum .

37

ANNONCIATION

Dans L'Annonciation de Domenico Veneziano (ill. 15), la disposition de l'architecture à la symétrie parfaite 34 met en valeur, au centre, la porte à deux battants, soigneusement fermée et montrée comme telle par la barre de bois glissée dans le loquet. L'aspect de cette porte, une « simple porte de charpentier florentin 35 », suffit à l'opposer à la noblesse architecturale de la cour, du jardin et du mur crénelé - et à suggérer qu'elle a un statut particulier au sein de l'ensemble architectural dont elle occupe le centre visuel. Loin de seulement représenter une porte fermée, elle constitue ici un attribut traditionnel de la Vierge, désignée couramment comme une« porte close» sur la base de la vision d'Ézéchiel évoquant les trois portes du Temple et indiquant que la porte de l'est, celle par laquelle le Seigneur est entré, est fermée 36 • Mais elle est aussi, conjointement, une figure du Christ : non seulement, en effet, celui-ci déclare, dans l'Évangile de saint Jean (10, 9), « Je suis la porte», mais cette porte est, en tant que figure de Marie, celle par laquelle le Christ est entré dans ce monde - comme l'explique saint Ambroise dans le De Institutione Virginis 37 • Condensant la double figure du Christ et de Marie, la porte de Domenico

Veneziano fait donc iconographiquement allusion au mystère invisible de l'Incarnation 38 • Or, en ce qui nous concerne, le plus significatif tient à ce que cette allusion se marque visuellement par l'écart que cette porte introduit dans la commensuratio de la perspective régulière, dans les

proportions internes de la représentation. En effet, si le système de fermeture adopté par Domenico Veneziano est « simple », s'il s'oppose ainsi à la noblesse du palais de Marie (évoquant par là son statut d'épouse de charpentier), cette simplicité a aussi pour conséquence d'introduire ponctuellement une incohérence relative du dispositif perspectif. Car, tel qu'il est représenté, le système de fermeture, un loquet de bois avec son mentonnet, ne s'accorde pas à la dimension monumentale qu'est supposée avoir cette porte, par suite de la distance à laquelle elle se trouve et de son emplacement dans un mur crénelé. Telle qu'elle est représentée, ou bien la porta clausa de Marie est monumentale - et son loquet est disproportionné -, ou bien elle est petite - mais disproportionnée à l'architecture dont elle occupe le lieu central. Il se trouve que Gentile da Fabriano avait déjà, en 1425, dans l'église de San Niccolo oltr'Arno, peint une porte (cintrée) de ce type dans une des scènes de la prédelle du Polyptyque Quaratesi et une autre, équivalente mais à quatre battants, dans L'Annonciation qu'il peint à Florence, vraisemblablement à la même date (ill. 56). Dans les deux cas, il s'agit d'une porte de dimension relativement modeste, fermant vraisemblablement un placard mural situé près d'un lit. On est évidemment tenté de penser qu'avant Domenico Veneziano, Masaccio a repris le motif de Gentile da Fabriano pour le placer au centre de sa propre Annonciation de San Niccolo oltr'Arno et en renouveler radicalement le sens. Mais il importe aussi de constater que la disproportion de la porte affaiblit la perception de la profondeur, cet effet étant appuyé chez Domenico Veneziano par les deux fenêtres opaques qui flanquent à mi-distance l'arche centrale et qui, ayant la même largeur que la porte, tendent visuellement à attirer celle-ci « vers l'avant 39 ». Ainsi, par ses propres moyens, en instaurant un écart à l'intérieur de son dispositif de « commensuration », la perspective crée un effet discret dont le sens théologique sera, près d'un siècle plus tard, manifesté de façon inattendue par un élève de Raphaël, Perino del Vaga, dans un dessin d'une originalité iconographique exceptionnelle (ill. 17). On y voit en effet des anges apporter à la Vierge, depuis le ciel, une porte de bois à deux battants évoquant celle de Domenico Veneziano et, peut-être, celle de Masaccio 40 • Substituée à la représentation de Dieu le Père et de la colombe du SaintEsprit, cette « simple porte » n'est pas seulement l'image de l'attribut traditionnel de Marie, porta clausa; sa mise en scène en fait aussi, incontestablement, une figure de la Divinité - et la condensation de l'humain et du divin qu'implique cette mise en scène en fait une « figure dissemblable 41 » du mystère de l'Incarnation.

16. FRA ANGELICO

Annonciation, 1450, détrempe sur bois, 38,5 x 37 cm. Armadio degli Argenti. Florence, Museo di San Marco.

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39

' ANNONCIATION

Chez Domenico Veneziano, les anges ne volent pas encore sur les nuages. C'est au sein et par le jeu de la perspective architecturale que cette condensation s'opère et il faut, comme l'a souligné avec force Louis Marin, considérer l' œuvre telle qu'elle était in situ : peinte au centre d'une prédelle placée au-dessus d'un autel, la porte de L'Annonciation de Domenico Veneziano reproduisait« une autre porte, "réelle" cellelà, celle du tabernacle de l'autel, fermée sur la "présence réelle" du corps eucharistique de Jésus 42 ». Ainsi, dès le début des années 1440 et dans la ligne de l' œuvre perdue de Masaccio, l'emploi de la perspective et la mise en jeu délibérée de son dispositif régulier pouvaient donner figure à la venue de l'incommensurable dans la mesure, de l'invisible dans la vision. Quelques années plus tard, Piero della Francesca, l'élève de Domenico Veneziano, revient sur le motif et en donne une orchestration fondée, cette fois, sur une maîtrise exceptionnelle de la géométrie et de sa mathématique. La filiation qui relie L'Annonciation (ill. 18) couronnant le Polyptyque de Pérouse peint par Piero entre 1460 et 1470 et l'œuvre perdue de Masaccio a été reconnue depuis longtemps par les spécialistes 43 • Or des études plus récentes ont mis en lumière la rigueur de sa construction mathématique et, surtout, le paradoxe délibéré auquel cette construction aboutit puisque Piero utilise sa science perspective pour affaiblir sensiblement la perception de la profondeur que cette même science élabore. Comme l'a brillamment démontré Thomas Martone 44 , il faut en effet reconstruire géométriquement le plan de base des édifices imaginés par Piero pour rendre visible la dimension imposante du cloître au bord duquel a lieu la scène et l'avancée de l'architecture au-dessus de la figure de la Vierge (fig. 3). Piero a en fait « comprimé » volumes et profondeurs dans un « motif plat jeu de « trompe-l'intelligence

»

».

Il se livrerait ici, selon Martone, à un

au terme duquel l'« œil de l'intellect

»

serait convié à reconstituer une

profondeur fictive que la construction perspective aurait antérieurement rendue imperceptible à l' « œil sensible ». Piero inviterait ainsi l'observateur à se transformer en « agent investigateur » et ses paradoxes perspectifs auraient pour but d'impliquer intellectuellement le spectateur : sa « perspective de l'intellect ( ... ) séduit l'intelligence du spectateur : en trompant son intellect, elle le fait collaborer à la construction del' espace ». Pourtant, si la démonstration géométrique de Martone est incontestable, l'interprétation qu'il propose laisse perplexe. Pour que le spectateur puisse se transformer en « agent investigateur

»,

il faut en

effet qu'il s'approche de l'œuvre : comme l'écrit Martone, « c'est seulement quand on s'approche de la peinture qu'on peut observer les éléments clefs qui permettent de calculer la profondeur et de la reconstruire avec l'intellect

».

Or, précisément, ce regard très rapproché, possible aujourd'hui, était

rigoureusement interdit au fidèle du Quattrocento : il ne pouvait contempler que de loin cette Annonciation située, de plus, au sommet d'un retable aux dimensions imposantes, lui-même placé au-

dessus d'un autel. Les conditions historiques, concrètes, de réception del' œuvre empêchaient celles et ceux qui regardaient de se transformer en « agents investigateurs

»-

sans parler du fait que ce regard perspicace

n'était certainement pas celui que Piero attendait des destinataires de l' œuvre, les religieuses du couvent de Sant' Antonio delle Monache de Pérouse. La fonction du paradoxe savamment construit par Piero avait donc nécessairement d'autres raisons - et on peut penser que ces raisons avaient à voir avec la position personnelle de Piero, peintre croyant, quant au traitement du thème de !'Annonciation. Ce paradoxe est en effet peu visible et, loin de toucher à l'iconographie manifeste du thème (qui n'a rien d'exceptionnel), il touche le principe de sa mise

17. P ERINO DEL VAGA Annonciation, p lume, aquare lle, 22 x 16 ,8 cm. Florence , Musée des Offices, Cabinet des dessins et des estampes , 13555 F.

L ' ANNONCIATION

LE

POINI

18 .

PIER O

Ut:.

vue.

uc

M'"'3'"''-''-·-

DELLA FRANCE SCA

Polyptyque de Pérouse (A nnonciation), 1470 , détrempe sur bois, 122 x 194 cm. Pérouse , Galleria nazionale dell'Umbria .

42

43

en œuvre. C'est donc cette mise en œuvre qu'il faut étudier « de près » si l'on veut dégager le sens du travail de Piero. On le doit d'autant plus qu'à l'examen, il apparaît que la mise en œuvre paradoxale de la perspective affecte deux éléments de la représentation qui étaient traditionnellement investis d'une forte charge théologique. Le premier de ces éléments est le massif de colonnes qui est situé entre l'ange Gabrielet la Vierge, sur l'axe visuel qui les relie l'un à l'autre : sa présence est occultée aux yeux du spectateur par le massif antérieur et n'est rendue (à peine) visible que par la retombée des deux arcs que le massif dissimulé soutient. Ainsi, placé comme il l'est, l'Ange ne peut pas voir la Vierge qui est, de son point de vue, «

derrière

peinture,

» «

le massif de colonnes (fig. 4) ; pourtant, comme l'a souligné Louis Marin dans L' Opacité de la visuellement, irrésistiblement, l' œil sensible du spectateur ne peut s'empêcher de voir que /'Ange

voit la Vierge, que celle-ci est visible à l'Ange qui la regarde une

«

»

et la disposition adoptée par Piero suscite

scission entre ce qui est donné à voir et ce qui est construit pour être compris, entre l' œil sensible

et l' œil intellectuel 45

».

Le sens théologique de cette opération géométrique tient à ce qu'elle met en cause

un objet, la colonne, dont la valeur allégorique était alors bien établie : susceptible de multiples sens, la colonne est, surtout dans le contexte d'une Annonciation, une figure du Christ et/ou de la Divinité abondamment employée tant au XIV' qu'au XV' siècle46 • Elle peut d'autant mieux prendre ce sens dans L'Annonciation de Piero que, dans ses Meditationes Vitae Christi, le pseudo-Bonaventure avait expliqué que, malgré toute sa vélocité, Gabriel avait été précédé, dans la petite chambre de Marie, par la Sainte Trinité 47 : en dissimulant un massif de colonnes au cœur même de l'échange entre Gabriel et Marie, Piero peint très précisément la présence de cet invisible dans le visible - sous la forme d'une figura, celle-là même de l'infigurable entrant dans la figure.

FIG . 3

Reconstitution de l' édifice de !'Annonciation de Piero della Francesc a dans le polyptyque de Pérouse , d ' après Thomas Martone.

\ l ____- - La force et la cohérence de la décision de Piero sont confirmées par le second élément qu'affecte la mise en œuvre de la perspective : la plaque de « marbre » qui, au fond du portique central, en ferme la profondeur. Telle qu'elle est peinte, cette plaque affaiblit la perception de la profondeur dans la mesure où l'orientation des « veines » qui animent sa surface prolonge l'oblique indiquant la fuite des chapiteaux des colonnes dans la profondeur. Par sa configuration, la plaque rabat visuellement cette fuite et cette profondeur dans le plan de la représentation et, comme pour la porte de Domenico Veneziano, la construction perspective a pour effet de faire venir « vers l'avant » l'élément central de la construction architecturale. (Ce sentiment est renforcé par la façon dont sont peintes les veines du marbre, leur texture étant présentée comme si elles étaient vues de près et non à la distance supposée de la profondeur du cloître.) Or, « translucide, presque diaphane 48 », cette plaque de « marbre » pouvait, en tant que telle, constituer à l'époque une autre « figure dissemblable » du Christ 49 • C'est très vraisemblablement sa fonction ici, dans cette composition où sa mise en place résiste à la commensuratio de l' œuvre : comme la porte de Domenico Veneziano, le marbre de Piero della Francesca constitue une figure de l'incommensurable venant dans la mesure. Par sa méticulosité mathématique, la perspective de Piero permet de préciser encore les enjeux de ces paradoxes. La construction de L'Annonciation de Pérouse aurait été en effet impossible sans une parfaite maîtrise de la géométrie perspective mais aussi, et ce point se révèle décisif, sans l'adoption délibérée d'un « point de vue » (au sens technique) extrêmement singulier puisqu'il permet d'annuler la perception du volume du corps représenté en transformant visuellement ce volume tridimensionnel en une forme bidimensionnelle. On constate ce parti dans plusieurs dessins de deux traités de Piero, le De prospectiva pingendi et le Libellus de quinque corporibus regularibus 50 , mais elle prend, en peinture, une

forme particulière. Pour obtenir un effet équivalent dans la construction perspective non plus d'un objet

FIG . 4 Le « point de vue » de l' Ange dans l'Annonciotion de Piero della Francesca dans le polyptyque de Pérouse , d ' après Thomas Martone et Robert Miahara .

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isolé (présenté frontalement de façon à obtenir une stricte symétrie bilatérale) mais d'un édifice présenté au sein d' une scène narrative, Piero place l'angle du corps architectural principal au plus près du point de fuite en le rapprochant de l'axe central de la représentation. C'est ainsi, par exemple, qu'il dispose l'architecture dans La Flagellation d'Urbino, dans L1nvention et la preuve de la vraie Croix (ill. 19) ou La Rencontre de Salomon et de la reine de Saba d'Arezzo et dans L'Annonciation de Pérouse. Or, ce faisant, il

partage sans doute clairement la surface en deux lieux où répartir les figures du récit ; mais, du même coup, il dissimule plus ou moins complètement le flanc de l'édifice où se marquerait sa diminution en perspective et rend difficilement perceptible la profondeur fictive de l'espace représenté. Un léger déplacement latéral du point de vue suffirait pour que la profondeur spatiale et l'épaisseur du bâtiment deviennent clairement visibles. En adoptant un point de vue aussi singulier dans ses peintures, Piero fait un choix significatif, décisif même pour nous, car sa singularité permet de le situer dans un contexte inattendu, à la fois mathématique et théologique. Il faut revenir à la base même du dispositif perspectif de Piero et de son paradoxe. La disposition privilégiée par Piero correspond à celle d'un point de vue que les théoriciens actuels de la géométrie appellent «

instable

»

ou

«

non générique 51

».

Quelques explications sont ici nécessaires. En termes techniques, la

représentation d'un volume est dite en situation « générique

quand, malgré les changements de point de

»

vue, la perception de la tridimensionnalité de ce volume reste «

«

stable

».

La situation est dite en revanche

non générique » quand, par suite du point de vue adopté, la perception de la tridimensionnalité du volume

disparaît - et que, par exemple, la vision d'un cube tridimensionnel est remplacée par celle d'un hexagone bidimensionnel (fig. 5, 6). Cette situation « non générique

»

est dite « instable

»

puisqu'il suffit d'une

transformation minime du point de vue pour que l'observateur perçoive de nouveau la tridimensionnalité du volume. Par ailleurs, la situation

«

instable » est considérée comme la synthèse virtuelle ou la matrice de

ses diverses « stabilisations » possibles. Il suffit en effet de déplacer légèrement le point de vue sur l'hexagone pour restaurer la perception d'un volume cubique, sous quelque aspect que ce soit. Il apparaît ainsi que l'hexagone contient, en puissance, toutes les représentations de cube possibles, lesquelles sont autant de variations

«

stables » d'un même processus de transformation. Or, comme le suggèrent à la fois son vocabulaire et la convention graphique qu'il invente pour

représenter la mise en perspective d'un pavimento (reprise dans pratiquement tous les traités postérieurs sur la perspective 52), cette théorie moderne est au plus près de la pensée de Piero. Les figures qui illustrent par exemple les propositions 15-23 et 25-29 du livre I du De prospectiva pingendi juxtaposent une vue zénithale de la forme géométrique considérée, dite par Piero propria forma, et une vue en raccourci de cette même

FIG.5et6 Cube vu selon un point de vue non générique.

Cube vu selon un point de vue générique.

19 .

PIER O

DELLA

FRAN CESCA

Inv ention et preuve de la vraie Croix , vers 1455-1460 ?, fresque , détail. Arezzo, San Fr ancesc o .

U

c-

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fl G. 7et8 PIERO DELLA FRANCESCA

Vue

proprio et vue degrodata.

forme, dite degradata (fig. 7, 8). Ce schéma démonstratif et le texte qui l'accompagne indiquent que la

propria forma d'une figure géométrique contient virtuellement en elle-même toutes les formes degradate de cette même figure puisqu'on peut, à partir d'une même propria forma, varier indéfiniment la configuration de la forma degradata - en déplaçant latéralement ou verticalement le point de vue. Cette observation ne montre pas seulement la modernité des conceptions graphiques et géométriques de Piero ; elle permet de les situer dans le contexte épistémologique et philosophique qui leur était contemporain. Car l'idée d'un« point de vue » englobant, susceptible de contenir, dans une indissoluble unité, une infinité de points de vue particuliers qui ne font que le développer partiellement a été explicitement formulée, en 1453, par le cardinal théologien Nicolas de Cues dans un texte au titre significatif, « Sur la vision de Dieu ou sur le tableau » (De visione Dei sive de icona). Prenant l'exemple de peintures représentant un visage « omnivoyant ( ... ) peint avec un art si subtil qu'il semble tout regarder à l'entour », Nicolas de Cues évoque par comparaison le regard de Dieu, ce « regard absolu, dont procède le regard de tous ceux qui voient », cette « vue détachée de toute réduction [qui] embrasse en même temps et ensemble tous les modes du voir et chacun en particulier, comme si elle était la m~ ure la plus juste de tous les regards et leur modèle le plus vrai 53 ». On peut être surpris au premier abord de voir le théologien fonder sur une comparaison avec la peinture et son « apparence sensible » un texte qui propose à ses lecteurs, les moines bénédictins de Tegernsee, de les élever à la théologie mystique par un exercice de dévotion. Mais c'est que cette comparaison, proprement pédagogique, a pour fonction d'illustrer le principe théologique et philosophique qui inspire son De docta ignorantia, écrit en 1440 : selon le Cusain, l'univers visible est le développement

(explicatio) imparfait de Dieu, le déploiement dans la multiplicité de ce qui, en Dieu, est présent dans une indissoluble unité (complicatio). C'est sur cette base que Nicolas de Cues articule l'impossibilité où est

l'intelligence à connaître Dieu, incommensurable à toute mesure, et la légitimité de la conna.issance humaine, relative - la géométrie offrant la voie la plus sûre vers une appréhension de l'infini, tout en ne permettant pas de franchir le seuil de l'incommensurable 54. En fait, comme l'a montré Agnès Minazzoli, Nicolas de Cues invite à dépasser le mode cognitif du voir (où voir équivaut à comprendre) pour un autre mode, mystique (où voir équivaut à croire) 55. Or cette intuition fondamentale du Cusain éclaire le« jeu» mathématique que Piero opère entre profondeur et surface. Il ne s'agit évidemment ni d'expliquer Piero della Francesca par Nicolas de Cues ni de suggérer que Piero della Francesca illustrerait la pensée d'un philosophe qu'il a pu rencontrer à Rome 56 • Mais la pensée du Cusain peut être considérée comme un horizon ou un cadre théorique, philosophique et intellectuel permettant de préciser les enjeux qui ont pu inspirer la pratique perspective de Piero della Francesca. En construisant ses espaces de façon à faire revenir la planéité de la surface au sein de la profondeur, en faisant ainsi, selon la formule célèbre de Nicolas de Cues, « coïncider les opposés », Piero opère la complicatio de la profondeur et du plan; il« complique» l'un dans l'autre d'une façon analogue à celle dont Nicolas de Cues déclare qu'il faut, pour comprendre le mouvement de l'univers, « compliquer les pôles avec le centre 57 ». En « enveloppant » la profondeur dans le plan et le plan dans la profondeur, la géométrie rend intellectuellement incompréhensible la représentation du visible. Mais ce « trompe-l'intelligence » n'est pas un simple jeu mettant au défi la perspicacité d'un observateur-investigateur : il est indissociable de la nature religieuse des images peintes par Piero et, plus précisément, de la définition des thèmes à l'occasion desquels Piero « complique » la profondeur et le plan. Selon Eugenio Battisti, la disproportion entres les Madones de Piero et les figures qui les entourent indiquerait que Piero« accepte l'idée que le sacré viole les lois rationnelles 58 ». Or, à bien y regarder et à l'exception de La Flagellation (où, d'ailleurs, les figures permettent, sur la gauche du panneau, de percevoir la profondeur fictive), les œuvres où intervient une construction perspective paradoxale traitent, en général, d'une intervention divine dans l'histoire humaine, qu'il s'agisse de La Rencontre de Salomon et de la reine de Saba, de L'Invention et la preuve de la vraie Croix, de la Madonna del parto et, bien sûr, de L'Annonciation de Pérouse. On en arrive ainsi à penser que l'emploi paradoxal de la perspective, instrument

emblématique de la science de la peinture comme commensuratio du monde (c'est le terme employé par Piero), pourrait avoir pour fonction de visualiser la présence dans le visible de ce qui est incommensurable

à tout visible : la transcendance divine intervenant dans l'altérité dégradée du monde. Il revenait sans doute à Piero della Francesca, maître incontesté de la science de la commensuratio - une science aussi exacte que ses représentations sont nécessairement relat-i~s, dégradées au regard de l'absolue connaissance divine-, de mettre son savoir en situation de paradoxe dès lors que, peintre, ses images devaient aussi, quand elles représentaient l'intervention du divin dans l'histoire humaine, visualiser l'incommensurable 59 • Cette interprétation de la pratique perspective de Piero della Francesca est d'ailleurs confirmée a contrario par son autre grande Annonciation, celle qui apparaît dans le cycle représentant l'histoire de la

Croix dans l'église San Francesco d'Arezzo (ill. 21). Tous les spécialistes du cycle ont souligné à quel point l'introduction de ce thème dans l'histoire de la Croix constitue une nouveauté radicale par rapport à la tradition iconographique qui, pour évoquer l'épisode de la Crucifixion au sein de l'histoire plurimillénaire de la Croix, représentait, tel Agnolo Gaddi dans l'église Santa Croce de Florence, la fabrication de la Croix par les juifs avec le bois miraculeusement réapparu au moment de la Passion à la surface de la piscine

50

20 . SPINELLO ARET INO Annonciation, vers 1390-1400 , fresque . Arezzo , San Francesco.

LE

POINI

U t

Y Ut.

probatique 6°. Cette innovation n'est vraisemblablement pas due à une initiative du peintre et revient plutôt à son commanditaire ou aux Franciscains d'Arezzo qui avaient d'excellentes raisons liturgiques pour imaginer une telle nouveauté. Comme on l'a vu plus haut, la date de !'Annonciation, le 25 mars, est aussi celle, entre autres, de la mort d'Adam et de la Crucifixion ; cette

«

concrétion du temps sacré » explique

aussi la présence de la palme que tient Gabriel puisque, tout en annonçant la mort à venir du Christ sur la Croix, elle rappelle aussi la mort d'Adam par laquelle s'ouvre le cycle 6 1• Ces raisons liturgiques ne sauraient cependant expliquer la façon dont Piero a ici traité !'Annonciation. Le format de l'espace disponible l'a engagé à adopter un schéma vertical, bien établi par ailleurs et dont on trouve un autre exemple sur la chasuble du Saint Augustin qui faisait originellement partie du Polyptyque de Sant'Agostino peint pour l'église des Augustins de Borgo San Sepolcro. Mais, précisément par son traitement perspectif, L'Annonciation d'Arezzo donne une version originale de ce schéma puisque la vision del' architecture est construite en fonction d'un point de vue rabaissé et latéralisé (fig. 9). On peut penser d'abord que Piero prend ici relativement en compte la position du spectateur qui, du centre de la chapelle, voit la fresque d'en bas et depuis la droite. L'hypothèse est vraisemblable mais ne suffit pas car ce parti ne se retrouve ni pour Le Songe de Constantin, situé à la même hauteur de l'autre côté de la fenêtre, ni pour La Torture du juif, située au-dessus de L'Annonciation. C'est donc pour des raisons internes à la fresque, à la mise en œuvre de son iconographie que Piero a choisi un tel point de vue 62 • Celui-ci lui permet en effet, alors qu'il substitue la scène de !'Annonciation à celle de la fabrication de la Croix, de substituer également à la représentation seulement narrative de cette fabrication une allusion à sa

«

le rappelle la

planification «

»

divine - puisque, du point de vue de Dieu et de sa Providence, et comme

concrétion du temps sacré » au jour du 25 mars, !'Annonciation n'a lieu que pour la

Crucifixion. Plus encore que L'Annonciation du Saint Augustin, celle d'Arezzo obéit à une disposition quadripartite rigoureuse. Soulignée par la frise de marbre noir, la colonne et l'angle du bâtiment, cette disposition distribue à travers la surface quatre

«

lieux » occupés par autant de

«

figures » : Dieu, l'Ange, la

Vierge et cette fenêtre, partiellement ouverte, barrée et obscure, qui stimule l'imagination des exégètes 63 • Vue en position frontale rigoureuse, cette construction manifesterait sans ambiguïté le schéma cruciforme qui sous-tend la conception : la colonne et l'angle du mur constituent le montant vertical de la croix tandis que la frise de marbre noir en forme les bras 64. C'est la mise en place perspective qui, en décalant les deux frises de marbre noir et en rompant donc leur continuité, brouille cette vision de la croix, présente dans !'Annonciation et organisant même sa représentation visible. Or, le point de vue adopté ici par Piero est «

stable

», «

générique

» :

on perçoit clairement le volume de l'architecture qui domine la Vierge. (Celle-ci

projette même son ombre sur le mur qui est derrière l'Ange, de façon cependant à s'y dessiner aussi sous la figure de Dieu; cette ombre visualise ainsi la formule de la troisième salutation angélique,

«

la Vertu du Très-

Haut te couvrira de son ombre », et contribue peut-être à donner un sens théologique précis à la porte close devant laquelle se dessine le profil et se profère le discours de Gabriel 65 .) Le point de vue frontal (qui ferait voir que la croix répartit les figures de !'Annonciation) serait, quant à lui, le point de vue

«

instable »,

«

non

générique », contenant en puissance tous les points de vue possibles ; ce serait, autrement dit et pour citer de nouveau Nicolas de Cues, le point de vue de Dieu, ce « regard absolu », cette « vue détachée de toute réduction [qui] embrasse en même temps et ensemble tous les modes du voir ( ... ) comme si elle était la mesure la plus juste de tous les regards et leur modèle le plus vrai

».

Ut.

MA3M. ~

NONCIATION

En adoptant un point de vue rabaissé, Piero a caché la croix dans l'historia peinte de !'Annonciation, comme Dieu l'avait cachée aux yeux des hommes (et du diable) dans l'événement de !'Annonciation 66 • Ce faisant, Piero traite !'Annonciation en accord avec l'interprétation qu'il élabore, personnellement cette fois, de l'histoire de la Croix elle-même : appuyé par le texte de La Légende dorée où Jacques de Voragine déclare que la (très longue) histoire de la Croix est historiquement confuse et que ses versions se contredisent sur plusieurs points, Piero indique à plusieurs reprises qu'à ses yeux, cette histoire manifeste l'aveuglement des hommes dans !'Histoire, ces hommes dont le Christ dira, sur la Croix précisément: « Père, pardonnez-leur, ils ne savent pas ce qu'ils font. » 67 Ainsi, envisagée dans le contexte du cycle où elle est peinte, L'Annonciation d'Arezzo confirme

a contrario ce qu'annonçait l'analyse de L'Annonciation du Polypryque de Sant'Antonio : Piero utilise dans les deux cas la « science de la perspective

»

(comme il l'appelle lui-même) pour visualiser, de deux façons

différentes, la présence de l'invisible agissant dans le visible, de l'incommensurable entrant dans la mesure. Dès l'origine de sa pratique donc, loin d'exprimer, comme le pensait Erwin Panofsky, une vision « déthéologisée

»

du monde 68 , la construction de la perspective régulière constitue un instrument

figuratif permettant au peintre de donner figure à la venue de la Divinité dans le monde humain. Le terme d' « iconographie spatiale

»

par lequel John Spencer désigne cette innovation prête cependant à confusion

car c'est précisément à elle seule, sans recourir à l'iconographie et à son « symbolisme déguisé

» 69 ,

que la

construction perspective donne figure au mystère incompréhensible de cette venue. À la fin du siècle, en termes très généraux, le père de Raphaël, Giovanni Santi, célèbre d'ailleurs dans la prospectiva la grande découverte du siècle et exalte sa capacité à faire percevoir des relations que l'on ne saurait comprendre par les seuls processus de l'esprit 70 • Par le jeu de son dispositif, la perspective permet de mettre en scène ce qui,

FI G . 9 Schéma perspectif de L'Annonciation d ' Arezzo , de Piero della Francesca (Loïc Richalet) .

21. PIERO DELL A FR A NCESC A Ann onciation , vers 1455 / , fresque , 329 x 193 cm. Arezzo, San Francesco .

I NONC I ATION

dans !'Annonciation, est par essence irreprésentable, l'Incarnation. Loin de seulement rationaliser la conception de l'espace pictural, la perspective régulière suscite un type nouveau de représentation spatiale susceptible d'être simultanément porteur des « quatre sens » (littéral, tropologique, anagogique et allégorique) que la tradition exégétique ne manquait pas d'attribuer à l'Annonciation 71 •

On peut s'étonner de ce que la construction perspective de !'Annonciation ait pu être d'entrée de jeu investie de significations aussi complexes - et on peut légitimement s'interroger sur la pertinence des analyses qui précèdent. Certes, en tant que système de représentation, la peinture produit des effets de sens par ses propres moyens, sans que ces effets aient besoin d'être toujours pensés par les peintres. Mais on peut être plus précis : les analyses précédentes ne font que mettre en œuvre et exploiter les liens étroits que la culture artistique, scientifique et religieuse de l'époque tisse à la fois entre la perspective et l'architecture, entre l'optique et la perspective, et, finalement, entre l'architecture et le corps de Marie comme lieu de l'Incarnation - suscitant ainsi un réseau de relations qui font de !'Annonciation un thème privilégié pour visualiser, par le jeu de la perspective architecturale, la venue du Verbe dans le corps de la Vierge. Le lien entre architecture et perspective est historiquement établi par le fait que Brunelleschi, l'« inventeur » de la perspective, n'a jamais été peintre mais architecte (et sculpteur). Si elles inaugurent la pratique de la perspective géométrique en peinture, les deux vues du baptistère et de la place de la Seigneurie n'étaient aucunement des « peintures » au sens courant du terme : c'étaient des panneaux de démonstration dont le mode d'emploi correspondait à cette fonction 72 • (Pourtant, même si ces deux panneaux étaient des objets « professionnels » réalisés par un uomo sanza lettere 73 , leur caractère profondément novateur est montré par la lenteur avec laquelle la technique perspective pénètre la pratique des ateliers alors qu'elle pouvait être très facilement réduite à des « trucs » d'atelier 74.) Par ailleurs, c'est bien par l'architecture peinte que la perspective géométrique s'introduit dans la peinture florentine - donnant d'ailleurs du même coup à cet élément de la représentation une importance qu'il n'avait pas dans la tradition locale du

XIV

siècle, à la

différence de ce qui se passait en Italie du Nord et, d'une manière générale, dans le style gothique international dont les architectures sont beaucoup plus complexes et recherchées que celles des giottesques 75 • Or, du moment où l'architecture traitée en perspective s'introduit dans la représentation peinte, elle ne tarde pas à y jouer un rôle décisif Dans le passage de ses Commentari qu'il consacre à sa propre Porte du Paradis, Lorenzo Ghiberti exalte la quantité des figures mais il souligne aussi la fonction des perspectives architecturales : c'est grâce à elles que l' œil peut mesurer les istorie et c'est elles qui fournissent les relations permettant de mesurer les proportions relatives des figures et des objets représentés 76 • Le terme de « mesure », qui revient à deux reprises en quelques lignes, est très significatif car, conjointement à l'idée d'exactitude et de vérité, il implique celle de proportion et, donc, de beauté pour un auteur qui considère que « seule la proportionalità fait la beauté77 ». Le passage indique que, pour Ghiberti, l'architecture correctement « mesurée » et « proportionnée » grâce à la perspective est un élément fondamental de la beauté de l' œuvre peinte. De fait, le concept de proportionnalité est au cœur de la théorie perspective de la Renaissance et le terme de commensuratio qu'utilise par exemple Piero della Francesca pour désigner la perspective (et qui trouve son origine dans la théorie musicale) désigne aussi, traditionnellement, la source de la beauté des corps et de l'harmonie de l'univers 78 • Pour Alberti déjà, qui n'emploie jamais le terme de « perspective » dans son traité, la construction de l'historia a moins pour but la création d'une profondeur illusoire que la

« représentation géométrique de la proportionnalité qui rapporte les objets les uns aux autres 09 ». Quand il critique le peintre grec Démétrios pour avoir été beauté

80

«

plus soucieux d'exprimer la ressemblance que la

», Alberti s'oppose également à l'imitation de la nature qui se contenterait de copier la réalité

visible. Dans le « nouvel art » de peindre qu'il propose, l' historia doit, dans son tout comme dans ses parties, construire l'image d'un monde proportionné et harmonieux : découvrant les lois et les mécanismes d'un monde équilibré et« beau », la perspective donne « la vision parfaite d'un monde parfait 81 » - qui suppose également un spectateur idéal puisque l' œil albertien perçoit l'ordre métrique et l'harmonie « presque jusqu'à l'infini » (paene usque ad infinitum), sans être troublé par l'atmosphère 82 • En cela, la perspective des peintres, ou « perspective artificielle », manifeste qu'elle trouve son origine dans l'optique médiévale 83 • Or celle-ci ne se contentait pas, en particulier sous la forme que lui donne Biagio Pelacani de Parme à la fin du

XIV'

siècle, de faire de la vision une source de connaissance

véritable, fondée sur la mathématique qui explique et dissipe les erreurs de perception dues aux apparences trompeuses 84

;

son fondement géométrique a pour conséquence que l'optique, ou perspectiva, reflète la

vision de Dieu et, donc, la sagesse et la grâce divines 85 • Le premier exemplaire des choses dans l'esprit du Créateur étant le nombre (selon une pensée d'origine clairement platonicienne), la création divine s'est fondée sur la perfection des rapports géométriques et des proportions - et la science optique, la perspectiva, est à l'image de cette perfection. Dans une page de l' Opus major rédigé vers 1267, Roger Bacon (dont Ghiberti parle comme del'« auctore della prospettiva ») semble déjà appeler de ses vœux une peinture « en perspective » dont la géométrie ferait voir le monde comme Dieu l'a conçu à la création : « Ô, comme la beauté ineffable de la sagesse divine brillerait et un bienfait infini coulerait si ces matières liées à la géométrie qui sont contenues dans !'Écriture étaient placées devant nos propres yeux dans leurs formes physiques 86 • » Corollairement, pour Bacon (mais aussi pour Grosseteste ou Pecham), l'optique devient un modèle permettant d'expliquer comment Dieu répand sa grâce dans l'univers et, appliquée à la peinture, la perspective révèle le processus de la grâce divine opérant sur terre : la géométrie illustre les œuvres de Dieu et, en peinture, la perspective régulière est au service de la fonction traditionnelle des images, affirmer et « prêcher le message chrétien »87 • Longtemps négligée par les historiens de l'art, cette approche religieuse de la perspectiva jette, en peinture, une lumière neuve sur le fait que, mis à part les deux panneaux de Brunelleschi (qui ne sont pas des « peintures » au sens plein du terme), les premières œuvres peintes en perspective régulière, dont en particulier La Trinité de Masaccio, sont des œuvres religieuses. Entre les mains des peintres, la « science de la perspective » peut donc être un instrument d'une efficacité exceptionnelle puisqu'elle fonde à la fois la beauté proportionnée de l' œuvre, sa vérité géométrique et sa capacité de révélation théologique. Or la représentation de !'Annonciation donne à la perspective l'occasion d'exercer à plein sa puissance « informatrice ». Sil' architecture est, en peinture, l'outil privilégié de la perspective linéaire, l'architecture elle-même est en effet traditionnellement le support de métaphores et de « similitudes » désignant la Vierge Marie, tant dans ses vertus morales que dans la nature mystérieuse de son corps physique où l'Incarnation a pu avoir lieu, c'est-à-dire, à la lettre, trouver son lieu. Certes, les métaphores virginales sont légion et s'inspirent del' ensemble du monde visible 88 , mais celles qui s'inspirent de l'architecture ont, dans le contexte de !'Annonciation, une importance et une pertinence particulières : Marie est une ville (celle, parfaite, de la vision d'Ézéchiel, dans laquelle seul Dieu peut entrer), mais elle est aussi une maison, la domus conscientiae par exemple dont la Summa de l'archevêque

de Florence, saint Antonin, décrit avec soin, en plein X:V siècle, chaque élément : ses fondements solides signifient le Christ, ses murs élevés l'espérance et ses quatre terrasses (solaria) la tempérance, la sagesse, la justice et la vertu 89 • Marie est une porte (ouverte et fermée) , elle est une fenêtre, elle est un trône (le trône de la sagesse, Sedes sapientiae) ; elle est aussi un temple dont chaque détail, minutieusement décrit par Albert le Grand, manifeste « l'être ou les qualités propres de la Vierge 90 » ; elle est en particulier le tabernacle où a pris corps le Dieu incarné, etc. S'appuyant sur le De laudibus Beatae Mariae Virginis d'Albert le Grand, « le plus grand docteur marial du Moyen Âge », Georges Didi-Huberman a montré la raison profonde du succès de cette métaphore architecturale de Marie, et son importance décisive dans le contexte de !'Annonciation. Avant celle-ci, Marie n'est qu' « une mortelle plus vertueuse que les autres » mais « l'événement de !'Annonciation la consacrera comme l'habitation - mot, entre autres, d'Albert le Grand - des plus hauts mystères et des plus grands miracles que Dieu ait jamais réalisés depuis la création du monde » ; « demeure, ici-bas, de Dieu », Marie est « inhabitée » par lui, le terme d' inhabitatio désignant « ce rapport très particulier de la présence divine à un lieu (ou à une créature) terrestre : en même temps au-dessus et en dedans 9 ' ». Il ne s'agit pas là seulement de métaphores savantes, réservées aux exégètes et à leurs éventuels lecteurs. Elles sont directement exprimées sur la place publique par les prédicateurs : en 1427 par exemple, dans la prédication qu'il consacre à !'Annonciation sur la Piazza del Campo de Sienne, saint Bernardin de Sienne désigne successivement la Vierge comme « le Tabernacle de Jésus », le « Temple du Seigneur » et l'« Habitacle de l'Esprit saint »92 • On ne s'étonnera pas dès lors de voir cette métaphore investir la représentation peinte du « lieu architectural » de !'Annonciation. Cet investissement peut porter sur des éléments spécifiques, ponctuels, de la représentation : ainsi dans L'Annonciation d'un peintre siennois non identifié conservée au Princeton Art Museum, si l'édicule a manifestement la forme d'un tabernacle, celui de Marie tabernacle du Seigneur, la fenêtre grillagée désigne simultanément la Vierge et le Christ dans la mesure où, selon la deuxième Homélie d'Origène sur Le Cantique des cantiques, la lumière est Dieu et les barreaux représentent la chair humaine avec laquelle s'habille l'Homme-Dieu pour réconcilier le Père et les hommes 93 • Mais la métaphore mariale peut ne pas être ponctuelle et investir l'ensemble de la construction architecturale elle-même. C'est le cas, iconographiquement, dans la peinture flamande quand !'Annonciation se déroule dans un bâtiment de type ecclésiastique ou sur son porche; c'est le cas, structurellement, quand, en Italie, la perspective géométrique construit l'image de la maison parfaitement, divinement belle où habite Marie : cette perfection proportionnée et harmonieuse désigne la perfection de Marie comme « lieu » humain de l'Incarnation divine. C'est dans ce contexte surdéterminé que les écarts élaborés par Domenico Veneziano, Piero della Francesca et, à l'origine, Masaccio prennent tout leur sens : au sein d'une construction perspective parfaitement régulière et belle, ces écarts ont pour fonction de « faire signe », de signifier la venue du contenant dans le contenu, du Divin entrant dans son habitaculum humain. Selon Samuel Edgerton 94, le prototype de cette

«

nouvelle Annonciation », où la construction du lieu architectural est en elle-même porteuse de

significations théologiques, serait à chercher chez Piero della Francesca à Pérouse ou, du côté de Sienne, chez Vecchietta (ill. 131) ou Neroccio de'Landi (ill. 129), dans les années 1460, et le « paradigme » en serait L'Annonciation Gardner (ill. 125). On ne saurait le suivre sur cette piste qui néglige, sans même parler de

Masaccio, les œuvres florentines dans lesquelles, dès les années 1440, le dispositif centré commence à se diffuser. Par ailleurs, pour concevoir la première idée d'une telle construction, il faut un milieu artistique et

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un peintre intéressés à la fois par le transfert de la science optique dans le domaine de la représentation visuelle et par les implications théoriques et théologiques d'un tel transfert. Or, si le milieu artistique et florentin des années 1420 ne contredit pas une telle hypothèse, ce n'est certainement pas le cas du milieu siennois des années 1460 où, on le verra, la perspective (apparemment) géométrique a une tout autre fonction. Si l'école de Sienne a joué un rôle dans l'histoire de cette affinité entre Annonciation et perspective, c'est plus d'un siècle plus tôt, dans des conditions théoriques et artistiques bien différentes, et sous des formes auxquelles la perspective régulière de Masaccio ne fait qu' apparemment retour.

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LA LOGIQVE D'AMBROGIO LORENZETTI C'est à Sienne, semble+il, que se noue pour la première fois, au début du XIV siècle, une affinité particulière entre le thème iconographique de !'Annonciation et la construction géométrique del' espace pictural. Il fauc lire les lignes anciennes mais toujours fondamentales d'Erwin Panofsky à ce propos. Selon lui, « l'importance considérable d'une œuvre comme L'Annonciation d'Ambrogio Lorenzetti, peinte en l'année 1344 (ill. 22, 34), réside tout d'abord dans la rigueur avec laquelle pour la première fois l'artiste force les perpendiculaires visibles du plan de base à converger en un seul et même point ( ... ) il y a ensuite la signification totalement nouvelle quel' on y accorde au plan de base en tant que tel ( .. . qui) devient la surface de base d'une bande d'espace certes encore limitée à l'arrière-plan par le traditionnel fond d'or et à l'avant par le plan du tableau mais néanmoins extensible sur les côtés au gré de notre imagination. Et, innovation plus importante encore, le plan de base y a désormais pour fonction explicite de nous permettre de lire les dimensions des différents corps dont il est le support, ainsi que leurs distances. ( ... ) Il n'est pas excessif d'affirmer qu'utilisé de cette manière, un tel motif( ... ) représente en quelque sorte le premier exemple d'un système de coordonnées qui ( ... ) rend !"'espace systématique" moderne matériellement visible ( . . . ) ' » L'enthousiasme de Panofsky devant la portée novatrice de cette Annonciation est légitime mais il appelle, avec le recul, quelques observations et nuances. D 'abord, Ambrogio Lorenzetti a réalisé au moins deux autres Annonciations et les transformations qui se font jour de l'une à l'autre permettent de préciser l'idée qu'il se faisait de la représentation de !'Annonciation en peinture. Ensuite, si L'Annonciation de 1344 constitue une nouveauté d'une portée considérable, on ne saurait en faire le « premier exemple » qui rendrait matériellement visible l'« espace systématique » moderne. Comme on va le voir, l'« espace » d'Ambrogio Lorenzetti demeure aristotélicien ; loin d'être un « espace » au sens moderne, il demeure la « somme des lieux occupés par des corps » et c'est au sein de cette « théorie des lieux 2 » que se définit le caractère radicalement novateur de cette Annonciation. On verra aussi que l'espace aristotélicien de Lorenzetti n'est pas identique à celui d'Alberti, un siècle plus tard. C'est à travers l'identification de ces différences qu'une histoire de ces représentations spatiales peut se faire : Panofsky détermine la portée historique de l' œuvre à partir d'un lointain futur - et il manque ainsi ce qui fait son sens spécifique. Enfin, si cette Annonciation est bien la première à unifier (relativement) le plan de base, elle n'est pas la première à disposer l'Ange et la Vierge de part et d'autre d'un axe de « profondeur » situé, sinon au centre, du moins entre les deux figures - et c'est au regard du modèle dont Ambrogio s'inspire et, surtout, se distingue qu'on peut apprécier la nature et l'importance de l'innovation qu'il apporte. Avant Ambrogio Lorenzetti, Duccio, le peintre de Sienne le plus important dans les premières années du siècle, avait été le premier à concevoir une telle disposition de !'Annonciation en peinture. L'Annonciation (ill. 24) qui constituait le premier panneau de la prédelle de l'immense retable de la Maestà

peint entre 1308 et 13 l P proposait de ce point de vue une innovation importante au sein de la (jeune)

22 . AMB ROGIO

LORENZETT I

Annon c iat ion , 1344 , détrempe sur boi s, détail. Sienne, Pinacoteca nazionale.

ONC I AT I ON

tradition siennoise représentée, en particulier, par L'Annonciation de Guido da Siena, peinte vers 1280 et conservée à l'Art Museum de l'Université de Princeton (ill. 23) 4• Clairement inspiré par la tradition byzantine, Guido da Siena organise la composition de façon rigoureusement bidimensionnelle et place les figures sur un fond d'architectures plates permettant de fixer leurs positions respectives : exprimée par la vivacité de sa gestuelle, l'arrivée de Gabriel (en vol) est renforcée par la verticale du

«

bâtiment

»

qu'il a

franchi et par la silhouette de l'arbre qui semble obéir à l'impulsion dynamique de son mouvement 5, tandis que la Vierge apeurée, les pieds sur le sol, demeure à l'intérieur des limites fixées par l'édifice qui lui sert de fond. La composition de Duccio est radicalement différente. Non seulement la gestuelle des figures s'est atténuée mais il a rapproché l'Ange et la Vierge et resserré leur rapport en unifiant l'architecture qui sert de lieu à leur rencontre : si la couleur blanche met en valeur le « baldaquin

»

de Marie, la couleur rouge et

la forme des arcs montrent clairement la continuité de l'ensemble de la structure architecturale. Et, surtout, cette architecture sert à construire un lieu

«

profond

»

dans lequel entrent simultanément l'Ange et la

colombe de l'Esprit saint, comme l'indiquent, d'une part, les rayons d'or qui passent derrière le pilier d'angle du baldaquin de Marie et, d'autre part, les ailes et la jambe droite de Gabriel dont une partie passe

derrière le pilier rouge marquant l' « entrée » dans le lieu de Marie. De la sorte, le lieu architectural de !'Annonciation est visuellement établi comme un lieu pénétré. Or il s'agit là d'une décision réfléchie, comme le confirme l'autre structure architecturale qu'a conçue Duccio pour représenter les trois épisodes précédant la mort de la Vierge et dont la composition et l'emploi sont radicalement différents. Dans L'Annonce de la mort de la Vierge (ill. 25), le bâtiment suggère, en lui-même, une profondeur mais les figures ne sont pas situées à l'intérieur de cette profondeur : l'Ange entre en passant devant ou, plutôt, sur ce qui désigne la porte, et la base du siège de Marie montre clairement,

23.

GUIDD

DA S I ENA

Annonciation , vers 1280, détrempe sur bois , 35 , I x 48,8 cm. Princeton University, The Art Museum.

LA

24 . D UCCIO

Annonciation, 1308-1311 , détrempe sur bois , 44 x 43 cm. Londres, National Gallery.

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25. Duccio

L'Annonce de la mort de la Vierge, 1308-13 1 1, détrempe sur bois , 41 ,5 x 54 cm. Sienne, Museo dell'Opera del Duomo . 26 . DUCC I O

Les Adieux de la Vierge à saint Jean , 1308-131 1, détrempe sur bois , 41,5 x S4 cm. Sienne, Museo dell ' Opera del Duomo . 27. DU CC IO

Les Adieux de la Vierge aux apôtres , 1308-131 1, détrempe sur bois, 41,5 x 54 cm. Sienne, Museo dell ' Opera del Duomo.

2

comme celle du lutrin, que Duccio n'a pas cherché à situer ces objets à l'intérieur de la pièce, mais devant. On ne saurait pourtant, comme on le fait parfois, parler ici d'incohérence spatiale. Duccio ne pense pas en effet en termes d' « espace » mais de « lieux », et il exploite une conception de la relation entre les lieux et les figures dont les principes sont ceux, bien connus à l'époque, de l'ars memoriae, l'art de la mémoire. Il faut ici quelques explications, même rapides 6 . Pratiqué par l'orateur antique - la mémoire est une des « parties » de la rhétorique - et par le prédicateur médiéval mais aussi par l'orateur laïc, le marchand, le notaire, etc., l'art de la mémoire est une mnémotechnique fondée sur un système coordonné de lieux et de figures. Pour se rappeler son discours, son organisation et la suite de ses arguments, l'orateur est invité à concevoir un édifice, éventuellement complexe mais facile à mémoriser, comportant un ensemble de Lieux

(loci) clairement distingués (niches, portes, escaliers, paliers, angles de pièces, etc.) et ordonnés en fonction du parcours du bâtiment; dans ces lieux, il place ensuite des images (imagines) qu'il aura lui-même conçues, originales et visuellement frappantes, pour y associer les idées et arguments qu'il veut se rappeler. Au moment de prononcer son discours, l'orateur parcourt mentalement son « bâtiment de mémoire » et retrouve, dans chaque lieu, l'image correspondante, associée à l'idée qu'il lui aura confiée. Ce système complexe est fondé sur l'idée qu'on se rappelle plus facilement ce qu'on voit que ce qu'on entend et qu'il est donc utile de visualiser ce qu'on veut mémoriser. Par ailleurs, si le système des lieux reste fixe, les images placées dans ces lieux peuvent être mentalement effacées une fois le discours prononcé et remplacées par d'autres pour l'occasion suivante. C'est cette « logique des lieux » que suit Duccio en créant pour les trois épisodes précédant la mort de la Vierge un lieu unique dont il fait un emploi différencié dans chacun des épisodes. Le panneau suivant L'Annonce de la mort de la Vierge représente Les Adieux de la Vierge à saint jean (ill. 26) : la « porte

»

est utilisée de façon à montrer que seul saint Jean est entré dans le « lieu de Marie » - indication soulignée par l'extrémité de son pied droit, visible del' autre côté du pilier qui sépare ici l'intérieur del' extérieur de ce lieu. Dans l'épisode suivant, au contraire, Les Adieux de la Vierge aux apôtres (ill. 27), tous les apôtres sont présents auprès de Marie et, plutôt que de changer le lieu en agrandissant par exemple l'« intérieur » aux dimensions du panneau entier, Duccio maintient la même structure architecturale, le pilier qui passe « devant » le lit de la Vierge et l'épaule d'un des apôtres suffisant à indiquer que la scène tout entière se déroule « à l'intérieur » du même lieu. Parler ici de « distorsion spatiale » est anachronique et n'a de sens qu'en fonction d'une conception postérieure de l'espace narratif. Duccio, encore une fois, ne raisonne pas en termes d'espace figuratif continu et unifié ; son « espace pictural » est conçu sur le modèle des lieux attribués à des figures en fonction de leur nature et des nécessités du récit. Cette logique vaut pour l'ensemble des panneaux narratifs de la Maestà, dont le revers constitue, avec les quarante-trois panneaux qu'il comportait à l'origine, un extraordinaire « bâtiment de mémoire » s'offrant au parcours visuel et spiritueF. C'est donc au sein de cette logique qu'il faut comprendre la configuration neuve que Duccio donne au lieu architectural de son Annonciation. La profondeur fictive qui s'esquisse entre Gabriel et Marie ne constitue pas une dimension spatiale recherchée pour elle-même : elle est la conséquence du fait qu'à deux reprises, à gauche et à droite, Duccio tient à signifier visuellement l'entrée de l'Ange et de la colombe du Saint-Esprit dans le lieu de « Marie annoncée 8 ». Ainsi configuré, ce lieu devient, lui-même, une figure du corps de Marie dans le moment où il devient l'« habitaculum

»

humain de

la divinité. Cette détermination explique aussi sans .doute trois inventions iconographiques remarquables du panneau, promises à un grand avenir : la porte entrouverte, le vase de fleurs et le livre. Placée à côté de la Vierge, au terme du parcours latéral du regard, à la fois fermée et ouverte sur un noir impénétrable au regard,

NVNII...IAIIVN

indiquée peut-être par l'index de Marie qui fait presque écho aux deux doigts tendus de Gabriel, la porte signifie évidemment ici la Vierge, porte simultanément ouverte et fermée 9 • Le vase de fleurs et le livre constituent aussi, au sein de la tradition siennoise, une invention propre à Duccio 10 • Or, s'ils sont destinés à devenir des attributs traditionnels de la Vierge annoncée, ces deux motifs peuvent, ici, signifier simultanément le Christ présent dans ce lieu marial spécifique : le vase est une figure traditionnelle de la pureté de la Vierge, mais le Christ est, de son côté, traditionnellement assimilé à une fleur (jlos Christus) et le vase de fleurs peut donc désigner le Christ dans Marie; par ailleurs, avant que le pseudo-Bonaventure n'identifiât le livre tenu par Marie aux prophéties d'Isaïe annonçant l'Incarnation, une métaphore d'origine byzantine faisait de la Vierge le « livre animé » du Christ, l'idée étant reprise au XV siècle par saint Antonin de Florence pour lequel la Vierge est un « livre parce qu'elle contient en elle la sagesse divine, c'est-à-dire le Fils de Dieu 11 ». Ainsi, autant que des attributs (nouveaux") de Marie, ces objets peuvent être des imagines évoquant le Christ au sein d'un locus architectural figurant le corps pénétré de la Vierge dans le moment de l'Incarnation. C'est par rapport à cette logique des lieux et des images inspirée par les arts de la mémoire qu'Ambrogio Lorenzetti introduit l'idée neuve d'une construction géométrique de l'espace pictural. Mais, loin de constituer une intuition géniale et prémonitoire d'un espace « moderne », unifié et continu, son innovation prend place au sein de la conception aristotélicienne del' espace comme « somme totale de tous les lieux occupés par des corps ». Ce sont la définition interne de ces lieux et leur articulation réciproque à l'intérieur du panneau ou de la fresque que Lorenzetti bouleverse et, si l'on veut saisir les conséquences de cette nouvelle approche sur le traitement de !'Annonciation, il faut définir les instruments pratiques et la portée théorique de son travail.

28.

AMBR OGIO

LORENZETTI

La Présentation au Temple, 1342 , détrempe sur bois , 257 x 168 cm . Florence , Musée des Offices.

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Erwin Panofsky en a identifié les deux données fondamentales : la première tient à ce qu'Ambrogio Lorenzetti applique désormais à la représentation du sol la construction géométrique des « lignes de récession» (qu'on appellera ici, approximativement mais commodément, des« lignes de fuite»); la seconde réside dans le fait que ces lignes convergent (ou tendent à converger) vers un point et non plus vers un axe 12 • Chez Duccio ou chez l'autre grand peintre siennois de peu antérieur à Lorenzetti, Simone Martini, les lignes de fuite ne sont jamais dessinées au sol mais toujours au plafond des lieux représentés. Le choix d'Ambrogio Lorenzetti a d'abord pour conséquence de permettre au peintre de définir les positions respectives des corps dans la profondeur fictive. Ce point est évidemment important pour la perception des relations entre les figures dès lors que, comme dans La Présentation au Temple (ill. 28), elles sont relativement nombreuses. Ce premier choix s'accompagne d'un second, dont la portée est plus discrète mais tout aussi importante : Lorenzetti fait en général coïncider le bord inférieur du lieu représenté avec le bord inférieur du panneau qui sert de support à la représentation. À la différence de ce qui se passe chez Duccio, où les éléments inférieurs des figures ou des objets peuvent, sans difficulté, se trouver « en avant » du lieu qu'elles occupent, l'action des figures semble, chez Lorenzetti, « avoir lieu» dans (et non plus sur) le lieu représenté. En faisant coïncider la limite du lieu représenté et celle du support de la représentation, Lorenzetti cadre sa représentation et donne ainsi au bord lui-même une fonction capitale ; le bord (bord physique du panneau et bord représenté de l'architecture peinte) délimite activement la représentation, acquérant ainsi la fonction qui pourra désormais être la sienne dans la peinture classique : assurer et affirmer (quitte à être redoublé par un cadre matériel) l'autonomie interne de la représentation par rapport au monde extérieur 13•

29 . AMBROGIO LORENZETTI Vierge à /' Enfant en trône avec six saints et six anges {Piccolo Maestà ), vers 1335-1340 , détrempe sur bois, 124 x 175 cm. Sienne , Pinacoteca nazionale.

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NONCIAT I ON

Ce double choix s'accompagne d'une tendance, relevée par Henk van Os 14, à définir précisément le moment de l'action dépeinte. Ainsi, dans La Présentation au Temple, Ambrogio Lorenzetti représente la fin de la cérémonie et du récit évangélique de saint Luc: Jésus a été circoncis et la prophétesse Anne s'apprête à parler, comme le confirment d'une part son attitude, complètement absorbée dans la contemplation du Christ en qui, comme l'indique le texte écrit sur son phylactère, elle reconnaît le Sauveur, et d'autre part le fait que Joseph n'a plus les deux colombes, déjà données en offrande tandis que le grand-prêtre tient à la main le couteau de la circoncision. Ainsi, Lorenzetti ne se contente pas de « cadrer » l'action : il adopte un moment narratif précis en créant une unité de temps et d'action pour les figures. Ce lien entre la construction géométrique du lieu et l'élaboration d'une temporalité mesurée de l'action qui s'y déroule est hautement significatif - et Vasari ne s'y trompera pas, deux siècles plus tard, quand il admirera Ambrogio Lorenzetti en particulier pour sa capacité à « composer avec réflexion et à situer des figures dans l' istoria 15 ». On retrouvera dans les Annonciations d'Ambrogio Lorenzetti cette association entre construction géométrique du lieu et temporalité narrative précise - et on verra aussi comment le peintre la déjoue pour faire affleurer l'Invisible dans le visible. Cautre donnée fondamentale du nouvel « espace pictural » créé par Ambrogio Lorenzetti tient à ce que les

«

lignes de fuite » du pavement tendent à converger vers un point et non plus vers un axe

vertical. Panofsky y voit un

«

grand pas en avant 16 ». On doit à nouveau nuancer son opinion, et cette

nuance est décisive. Dans La Présentation au Temple (fig. 10) comme dans L'Annonciation de 1344 (ill. 34), et comme l'a observé Panofsky, les « lignes de fuite » latérales divergent par rapport au point qui rassemble celles de la zone centrale ; l'unification du plan de base n'est donc pas complète. Mais cette irrégularité n'est pas due au fait que les lignes de fuite latérales sont, dans ces deux œuvres, visuellement isolées des lignes de fuite centrales. Il ne s'agit pas non plus d'inattention ou d'insouciance. Un autre

FIG . 10 Schéma perspect if de La Présentatio n au Temple d ' Ambrogio Lorenzett i (Loïc Richalet).

FIG . 11 Schéma perspectif de La Piccolo Maestà d ' Ambrogio Lorenzett i (Loïc Ri chalet).

exemple, donné également par Panofsky, est en effet très révélateur. La Piccola Maestà conservée à la Pinacothèque nationale de Sienne (ill. 29) présence une mise en « perspective » très brillante, presque démonstrative, du pavement et du tapis. Pourtant, à une observation plus attentive, il apparaît que cette « perspective » est construite selon plusieurs points de convergence : le premier, situé sur le bouquet de fleurs, correspond au pavement ; les autres, situés au pied de la Madone, correspondent aux marches du trône et au tapis qui les couvre (fig. 11). Cette disjonction des points de convergence des lignes de fuite est d'autant plus frappante qu'elles sont en continuité les unes par rapport aux autres. Erwin Panofsky en tire la conclusion que « la stricte concentration des lignes se limite encore à un plan partiel» et il conçoit clairement cette caractéristique comme un stade au sein d'un processus général d'évolution vers un« plan global » en considérant que « cette discordance montre ( ... ) que le concept d'infini est en plein devenir 17 ». La formule est erronée. Le « concept d'infini » existe de toute Antiquité et ne saurait être, dans l'Europe des

XIV -XVIIe

siècles, le fruit d'une

évolution de la pensée philosophique et scientifique ; en revanche, son application à la notion d'espace est, elle, le fruit (et l'occasion) d'une révolution de cette pensée dans la mesure où elle met à bas à la fois le concept aristotélicien d'espace (clos) et la théologie chrétienne de l'espace selon laquelle l'infini en acte, réalisé, n'existe qu'en Dieu 18 • Or, tel qu'il le pense et tel qu'il pense le représenter, l'espace d'Ambrogio Lorenzetti demeure aristotélicien ; il demeure la « somme totale de tous les lieux occupés par des corps », le lieu étant cette « partie d'espace dont les limites coïncident avec le corps qui l'occupe ». Panofsky perçoit cette dimension « locale » de l'espace pictural de Lorenzetti mais sa conception progressive de l'histoire des représentations spatiales l'empêche d'en tirer les conséquences. À propos de la Picco la Maestà et de la

30. AMBROG I O

LORENZE T TI

Histoire de saint Nicolas (L e Miracle de l'enfant ressuscité), 1332, détrempe sur bois , 96 x 53 cm . Florence, Musée des Offices.

discordance qui s'y fait jour entre la « perspective » du pavement et celle du tapis, il écrit en effet que « l'unité du concept d'objet "tapis" est plus forte à ce moment-là encore que celle du concept de fo rme "plan global" 19 ». Malgré son élégance, la formule est, de nouveau, erronée. Car, au sein de l'espace aristotélicien, la distinction n'est pas entre un « concept d'objet tapis » et un « concept de forme plan global », mais entre un « lieu tapis » et un « lieu pavement ». Il n'était pas concevable, pour Ambrogio Lorenzetti, de les unifier car il aurait créé un « lieu pavement-tapis », un lieu contenant deux corps différents, lieu d'autant plus inconcevable que le tapis couvre les marches du trône et occupe donc un autre lieu que celui du pavement. Couvrant la base du trône, le tapis marque le lieu du

«

corps » (le trône) à la limite duquel il correspond.

Le panneau des « histoires de saint Nicolas » peint en 1332 et représentant Le Miracle de l'enfant

ressuscité (ill. 30) montre bien comment les innovations picturales d'Ambrogio Lorenzetti se jouent au sein de cette conception aristotélicienne de l'espace. Le panneau raconte comment, au cours d'un banquet, le diable déguisé en pèlerin appelle l'enfant de la maison à l'extérieur pour le tuer, puis comment saint Nicolas le ressuscite. Lespace pictural du panneau est très complexe puisqu'il repose sur l'articulation de trois lieux différents : la salle du banquet en haut, l'extérieur avec l'escalier menant au « lieu du crime » et la chambre dans laquelle, de loin, saint Nicolas accomplit son miracle. Lorenzetti a réparti clairement les épisodes du récit mais les trois lieux demeurent distincts, et leur juxtaposition suscite, pour un regard « moderne

»,

des

effets de distorsions spatiales. Encore une fois cependant, celles-ci n'existent qu'au sein d'une conception unifiée et continue de l'espace - qui n'est pas celle de Lorenzetti comme le suggère le fait que, seul, le rayon miraculeux peut, contredisant la logique locale de la représentation, traverser l'ensemble du panneau pour ressusciter l'enfant mort. Outre le cadrage del' historia qui fait que les figures semblent dans (et non sur) les

31 .

M AÎ TRE DE L' A NNONC I A TI ON

Annonciation , vers 1309-1320 , détrempe sur bois , 20,3 x 17 ,6 cm . Turin , collection particulière.

SPI NO L A

LA

32 .

PIETRO

LOG I QUE

D ' AMBROG I O

L ORE

ZE TT

LORENZETTI

Annonciation (couronnement du polyptyque de la Pieve) , 1320, détrempe sur bois . Arezzo, Pieve.

69

L ' AN NO NC I ATION

LA

LOG I QUE

D " AMBROG I O

LUKt.NLl:.1

1 1

33. SIMONE MARTINI A nnonciation , 1333 . Floren ce, M usée de• sdetrempe O ff,ces. . sur bois ' 265 x 305 cm .

70

71

N'NVNt;..IA I I UN

lierne qu'elles occupent, l'innovation maJeure d'Ambrogio Lorenzetti tient précisément à la clarté de l'articulation entre chaque lieu du récit et au souci de suggérer qu'ils sont parcourables par les figures, tant isolément que par le passage d'un lieu à un autre. Mis en valeur par sa couleur blanche, l'escalier est sans doute le premier de ce type, parcourable et parcouru, son parcours (non montré) constituant même un ressort essentiel du récit 2° . La fresque célèbre des Effets du Bon Gouvernement montre d'ailleurs qu'Ambrogio Lorenzetti était susceptible d'inventions remarquables pour suggérer la « parcourabilité » des lieux du récit 21 • Loin donc d'être une esquisse ou une préfiguration d'un « concept d'infini en plein devenir », l'espace pictural d'Ambrogio Lorenzetti repose sur la construction géométrisée de

«

lierne » aristotéliciens, et

le souci porté à leur articulation réciproque manifeste un intérêt marqué pour leur parcourabilité - lequel s'accorde avec le choix d'un moment défini dans l'action représentée. Par ailleurs, le

«

cadrage » du lieu

figuratif fait de l'espace pictural le « contenant » de l' historia qui y est représentée - que celle-ci ne comporte qu'un épisode (comme !'Annonciation) ou qu'elle en comporte plusieurs, Lorenzetti étant alors très attentif à l'articulation des lieux du récit. C'est dans ce contexte que ses trois Annonciations apparaissent comme trois

variations sur un même problème artistique : comment représenter la venue de !'Infini dans le fini (et non celle de !'Incommensurable dans la mesure, on y reviendra) ? Avant de considérer ces trois œuvres, il convient cependant de situer les proposmons de Lorenzetti dans le contexte des Annonciations siennoises dans le premier tiers du

XIV'

siècle. Car

L'Annonciation de Duccio n'était pas la seule et la capacité d'invention del' école siennoise à cette époque est

bien attestée, par exemple, par L'Annonciation (ill. 32) peinte en 1320 par le frère d'Ambrogio, Pietro Lorenzetti, au registre supérieur du polyptyque de la Pieve d'Arezzo. Limage comporte deux nouveautés importantes, touchant les figures et l'architecture de la domuncula de Marie. Si la position assise de la Vierge n'est pas nouvelle, l'agenouillement de Gabriel constitue une innovation, suscitée sans doute par la position du panneau au sein de l'iconographie générale du polyptyque : située entre la figure principale de la Vierge à !'Enfant et !'Assomption peinte sur le pinacle central, !'Annonciation participe d'un programme général de glorification de Marie qui se reflète vraisemblablement dans la génuflexion de l'envoyé divin - laquelle peut donc avoir été suggérée par le commanditaire du polyptyque, l'évêque d'Arezzo Guido Tarlati 22 • La conception et la disposition de l'édicule répondent en revanche certainement à une invention du peintre : englobant les derne figures dans un même intérieur, l'édicule les distingue en attribuant à la Vierge un décor plus orné et, surtout, il est globalement orienté vers la gauche pour faire voir simultanément la porte à travers laquelle passe le dialogue et, à l'étage, la fenêtre par laquelle la colombe du Saint-Esprit pénètre dans la maison de Marie 23 • Cette articulation et cette disposition orientée obliquement en profondeur sont promises à un bel avenir aux XIV' et XV siècles et on peut penser qu'elles ont été inspirées par les architectures peintes de Giotto que Pietro Lorenzetti avait eu l'occasion de connaître à Assise (où il est présent jusqu'en 1319) et à Florence où, au début du siècle, Giotto avait peint des scènes de la vie de la Vierge (dont une Annonciation) dans l'église de la Badia - tandis que son atelier avait réalisé un polyptyque pour la cathédrale avec, au revers, une Annonciation dont l'impact se révèle, entre autres, dans celle du Maître de !'Annonciation Spinola (ill. 31) 24.

I..:œuvre à laquelle répond cependant le plus directement Ambrogio Lorenzetti en 1344 est la prestigieuse Annonciation peinte par Simone Martini en 1333 pour la cathédrale de Sienne (ill. 33). Prenant le contre-pied du giottisme, Simone Martini renonce à toute représentation architecturale et, donc, à toute évocation d'une profondeur géométriquement construite. La composition et l'unité de son Annonciation

LA

34.

AMBROGIO

LV\Jl\,lUC;

L ORENZETTI

Annonciation, 1344, détrempe s ur boi s, 122 x 1 17 ,5 cm . Sienne, Pinacoteca nazionale .

73

reposent sur le contraste encre la définition « irréelle » du lieu de la rencontre (fond d'or et sol de couleur fluide) et l'effet de réalité suscité à la fois par la représentation minutieuse des objets (trône, vase de lys, rameau et couronne d'olivier) et le dynamisme des figures: la pose (d'une rare élégance) de Marie répond à l'intrusion de Gabriel, manifestée (malgré son agenouillement) par le déploiement des ailes et l'envol de son vêtement, tandis qu'en franchissant ponctuellement le rebord idéal de l'image, les vêtements des figures suscitent un remarquable effet de proximité, sinon de trompe-l'œil. S'il renonce à l'architecture peinte pour structurer la position réciproque des figures, Simone Martini utilise génialement le cadre à cette fin : le mouvement craintif de la Vierge installe son buste à l'intérieur de la zone déterminée par l'arc sculpté de droite tandis que l'irruption de l'Ange lui fait, sur la gauche, franchir la limite de la zone équivalence qu'occupe cependant la base de son corps. Simone Martini parvient ainsi à dynamiser une disposition dont le principe est théologique et la finalité dévotionnelle : comme l'a souligné Henk van Os 25, Simone Martini a réparti les deux figures de part et d'autre d'un axe central contenant, verticalement, le Christ-Logos (présent très probablement dans le tondo disparu du cadre), la descente de l'Esprit saint, les lys et le texte en lettres d'or de la première salutation angélique (« Je te salue pleine de grâce, le Seigneur est avec toi ») - formule qui, dans la prière que les fidèles étaient censés faire devant l'autel, se continuait, depuis la fin du XIUC siècle, par le salut d'Élisabeth à Marie lors de la Visitation (« Tues bénie entre toutes les femmes et béni

soit le fruit de tes entrailles »), actualisant ainsi en esprit l'Incarnation sur le point d'advenir dans le retable. C'est précisément à cette conception de la représentation que répond (polémiquement, diraiton aujourd'hui) L'Annonciation (ill. 34) peinte en 1344 par Ambrogio Lorenzetti. L'œuvre suit sans doute une intention très différente puisqu'elle est commandée par les autorités communales, les Magistrats de la Gabelle, et qu'elle est destinée à la Salle du Consistoire du Palazzo Pubblico de la ville : même si les intérêts religieux et publics sont profondément entrecroisés à Sienne au début du XIV' siècle 26 , il ne s'agit ni d'un retable destiné au culte public ni d'un panneau de dévotion privée, mais d'une œuvre destinée à manifester, dans le lieu d'exercice du pouvoir civique, la dévotion officielle des autorités envers la Vierge, protectrice de la ville et de son territoire 27 • On n'en est cependant que plus frappé par la façon dont Ambrogio Lorenzetti reprend l'idée générale de Simone Martini, pour en changer complètement la mise en œuvre et le sens. Car, tout en étant d'un format rectangulaire plus restreint, cette Annonciation utilise aussi son encadrement pour présenter la figure du Christ intervenant dans l'Annonciation 28 , elle dispose les deux figures de part et d'autre d'un axe central (figuré ici par une colonne gravée dans le support) et, surtout, sa structure d'ensemble exclut toute représentation d'architecture et repose sur l'association/opposition d'un fond d'or et d'un sol coloré. Mais la mise en œuvre de ces éléments transforme radicalement le sens de l'ensemble et fait de L'Annonciation de 1344 une réponse très articulée à celle de 1333.

En ce qui concerne les figures et leur action, Ambrogio Lorenzetti a choisi, comme dans La Présentation au Temple, un moment très précis du récit puisque les paroles de Gabriel, gravées en lettres d'or

dans le fond d'or, correspondent au début de sa troisième et dernière salutation : « Non erit impossibile apud deum omne verbum 29 ». L'auréole de Marie porte le texte de la première salutation tandis que sa (dernière)

réponse, inscrite de droite à gauche et la tête en bas, se dirige vers le Christ peint sur le cadre et semble (très logiquement puisque cette ultime réponse permet l'Incarnation) servir de voie d'accès à la colombe. Simone Martini avait fait un choix différent : dans son Annonciation, la première salutation angélique est inscrite sur le fond d'or tandis que, sans que Marie réponde, toute à sa frayeur, les deux salutations suivantes sont évoquées sur les bords de la robe de Gabriel. Mais on ne saurait voir pour autant dans l'image la représentation

35 . AMBR O GI O L OR EN ZETTI Annonciat ion , 1344 , détrempe sur bois, détail. Sienne , Pinacoteca nazionale .

narrative du début de !'Annonciation : la présence, au centre, de la colombe montre que, tout en soulignant le trouble initial de Marie 3°, Simone Martini évoque aussi la conclusion del' événement, la descente de l'Esprit saint, c'est-à-dire l'Incarnation. À l'inverse, chez Lorenzetti, le choix des deux textes et leur emplacement indiquent que son Annonciation représente, très décidément, l'ultime moment de l'événement 31• Cette actualisation narrative très forte est confirmée, à un autre registre, par un détail rarement observé et, pourtant, bien visible et hautement significatif: la boucle que porte Marie à l'oreille gauche. La présence d'un tel bijou à l'oreille virginale est exceptionnelle et, de fait, sa vanité s'accorde mal à la modestie et à l'humilité de la Vierge. Mais c'est qu'il n'a pas pour fonction d'orner futilement et mondainement la beauté de Marie. Étant donné les pratiques sociales contemporaines et pour un spectateur de l'époque (en particulier un responsable de l'autorité civique) , cette boucle d'oreille désignait Marie comme appartenant à la communauté juive: pratiquement inconnu dans le milieu chrétien en Italie du Centre et du Nord depuis le

xesiècle, le port de boucles d'oreilles est le propre des femmes juives et, depuis le quatrième concile du

Latran en 1215, l'église catholique tente (sans grand succès) d'en faire une obligation légale et un signe distinctif3 2 • Dans le tableau, cette boucle d'oreille juive souligne le fait que Marie demeure, en particulier, soumise à la loi mosaïque de la purification au temple, quarante jours après la naissance, loi dont la venue du Christ libère précisément les femmes chrétiennes. Il est logique, dans ce contexte, que Marie porte également une boucle d'oreille dans La Présentation au Temple peinte par Ambrogio Lorenzetti en 1342 (ill. 28) puisque, à la suite de saint Luc (II, 22-39), la scène représente simultanément la Purification de la Vierge et la Présentation de Jésus au Temple, c'est-à-dire aussi le passage de !'Ancienne à la Nouvelle Loi 33 • Introduite dans L'Annonciation, la boucle d'oreille constitue donc une allusion à l'avènement (invisible) de cette Nouvelle Loi par l'Incarnation divine, au passage de l'ère sub lege à l'ère sub gratia quis' accomplit dans l'instant de l'acceptation de Marie. Le choix du moment et l'actualisation du récit qu'il implique sont donc très médités et ne correspondent pas à un simple souci anecdotique ni même seulement narratif. On retrouve la même rigueur conceptuelle dans la construction générale de L'Annonciation et la «

logique des lieux

»

qui se fait jour dans la mise en relation du pavement géométrique et du fond d'or. Si le

sol définit le lieu des figures en tant qu'elles sont volumétriques et occupent donc un espace tridimensionnel - comme le soulignent la forme du trône et la robe de la Vierge qui, en bas de l'image, passe derrière la colonne qui la cache-, le fond d'or obéit, quant à lui, à une logique différente puisqu'il échappe non seulement à toute articulation interne en profondeur mais à toute relation de profondeur par rapport aux figures. Grâce à la

«

perspective » du sol, et comme l'a justement remarqué Jorgen Petersen, la partie basse

du fond d'or peut être interprétée comme « un mur d'or devant lequel sont placées les figures » ; en revanche, et alors que les figures sont clairement situées sur le sol,

«

si l'on observe la partie supérieure de leurs corps

isolément de la moitié basse de la peinture, on voit qu'elles sont placées, à la façon byzantine traditionnelle, directement sur le fond d'or et non devant lui

».

Petersen explique cette situation par le fait que, cette

Annonciation représentant « le moment précis de l'Incarnation du Christ », la « structure spatiale » del' œuvre

repose sur la

«

rencontre de deux plans » :

«

le plan humain, rationnel, clairement défini et pleinement

reconnaissable - et le plan surnaturel, irrationnel, divin, qu'on ne peut atteindre par la perception mais seulement avec l'aide de la foi. C ensemble de la structure spatiale met en valeur la façon dont ces deux plans sont intimement reliés tout en demeurant à une distance infinie l'un de l'autre. Cespace du monde humain, clairement défini en termes de plans horizontaux et verticaux, se dissout dans un milieu (environment) céleste au-delà de l'espace et du temps 34.

»

Lanalyse est juste mais on peut sans doute préciser encore l'articulation entre ces deux « plans » ou, pour mieux dire, ces deux « lieux». Car un objet passe de l'un à l'autre - la colonne gravée - et ce passage fait subir à sa définition visuelle une transformation très significative. Dans la partie basse, c'est-à-dire à partir de (et jusqu'à) la bande grise qui conclut le pavement, la colonne, située dans un lieu tridimensionnel, est opaque et passe devant la robe de Marie, qu'elle cache ponctuellement. Dans la partie haute au contraire,

la colonne n'est ni devant ni sur le fond d'or; elle est dans ce fond, au même titre que les lettres gravées de la salutation angélique. Un regard attentif montre en effet que ces paroles ne se superposent pas davantage à l'objet qui serait censé être derrière elles (la palme tenue de la main gauche) qu'elles ne sont recouvertes par l'objet qui est censé être devant elles ; malgré la présence de ces deux objets (ill. 22), le texte de la salutation reste entièrement visible et lisible: NON ES(palme)T IMPO(colonne)SSIB!LE 35 • Si le fond d'or constitue donc bien un fond en tant que ce qui s'y inscrit y fait figure, ce n'est pas un fond devant lequel la figure se détacherait, le fond d'un espace organisé en plans successifs. Gravée dans ce fond, la colonne n'est pas devant lui ; elle y est très exactement « impliquée 36 » - et il ne s'agit pas là d'une inadvertance de la part du peintre puisqu'il prend précisément, sur ce point, le contre-pied de Simone Martini chez lequel la formule Ave gratia plena se superposait au rameau d'olivier et aux tiges de lys 37 • On est sans doute ici au plus près de ce qui fait le cœur de l'invention d'Ambrogio Lorenzetti - et la distingue en particulier de L'Annonciation peinte entre 1335 et 1340 par son frère Pietro sur le panneau central du couronnement du Polyptyque de San Giusto (ill. 36). Dans cette dernière, le cadre sépare les deux personnages, sa forme étant même répétée dans la peinture par deux arcatures peintes en blanc. Lencadrement sert donc clairement de diaphragme derrière lequel la scène est peinte, la « perspective » creusant le lieu de la rencontre jusqu'à un mur où s'ouvrent deux fenêtres à colonnettes donnant sur un fond

36.

P I ETR O

LORENZETT I

Annonciation (polyptyque de San Giusto) , 1335-1340 , détrempe sur bois . Sienne , Pinacoteca nazionale.

NO Nt. l A

I I UN

d'or. La modernité de la mise en place imaginée par Pietro Lorenzetti tient précisément à la clarté avec laquelle il articule les plans et à la profondeur illusoire qui place le fond d'or au-delà et à l'extérieur de la chambre de Marie. Chez Ambrogio, la « perspective » crée sans doute une profondeur illusoire mais, plus qu'un espace tridimensionnel, elle instaure un lieu volumétrique au sein de l'espace (pictural) du tableau, conçu comme « la somme totale de tous les lieux » qui le composent. Elle définit bien le lieu de la rencontre entre Gabriel et Marie, occupé par les corps opaques qu'il contient. Mais ce lieu est intégré à un dispositif d'ensemble destiné à visualiser l'Incarnation, la venue du divin (infini) dans l'humain (fini) , dans le lieu (fini) de l'humain. Cette venue prend figure sous la forme d'un corps qui échappe, en lui-même, à la logique du lieu qu'il pénètre : la colonne est une figure de l'infini (le fond d'or auquel elle appartient, dans lequel elle est « impliquée ») qui prend corps dans le lieu fini (et défini) de la construction géométrique. C'est ce qui explique aussi sans doute que Lorenzetti ait décidé de ne pas la sculpter (comme un élément du cadre) mais de la graver dans la surface de la peinture. Cette décision permet en effet de transformer son statut de « corps » (occupant un lieu) en même temps qu'elle change de lieu: appartenant au fond d'or, modulation immatérielle de cet or infini dans la partie haute, elle devient, sans changer de configuration, un corps opaque qui, dans la partie basse, occulte ce qu'il recouvre visuellement. Or, devenue un corps opaque, la colonne ne recouvre pas seulement le bas de la robe de la Vierge mais aussi l'axe central de la construction géométrique et ce point, crucial, où, pour la première fois dans l'histoire de la peinture européenne, comme l'écrivait Panofsky, le peintre « force les perpendiculaires visibles du plan de base à converger ». Observant que ce point est « dissimulé ou - pour mieux dire - oblitéré, barré » par la colonne, Hubert Damisch souligne que « dans sa localisation imprécise, et fonctionnant comme il le fait au titre de cache, ou d'écran, cet élément architectonique assure la suture d'un dispositif éminemment contradictoire dans lequel la fuite en profondeur du pavement entre en conflit avec l'avancée du fond d'or où le point de fuite a, géométriquement, son lieu 38 ». On peut affirmer que cette « suture » n'est pas seulement d'ordre visuel, qu'elle n'a pas seulement pour fonction de faire « écran » à la contradiction formelle entre l'avancée du fond d'or et la fuite du pavement. Devenant, dans la partie basse, un corps qui donne figure à cette avancée, la colonne d'or a pour fonction de visualiser la « suture » du divin et de l'humain qui « a lieu » avec l'Incarnation, « dispositif » divin et providentiel lui-même tellement contradictoire et intellectuellement incompréhensible, . paradoxal, qu'il ne peut être formulé que sous forme des oxymores par lesquels saint Bernardin exaltera la venue du « contenant dans le contenu ». Cette analyse est confirmée par L'Annonciation qu'Ambrogio Lorenzetti a peinte quelques années plus tôt, à Montesiepi, et dont la composition repose sur le même principe, autrement joué. Commandée par les moines de l'abbaye de San Galgano (dont l'un commandera L'Annonciation de 1344), peinte entre 1340 et 1344 (vraisemblablement par l'atelier sur des dessins du maître 39) , cette Annonciation fait partie d'un cycle associant des scènes inspirées de la vie de saint Galgano et la personne de Marie comme figure centrale du mystère de la Rédemption : peinte derrière l'autel, L'Annonciation se trouve en effet sous l'image d'une Vierge en majesté entourée d'une cour céleste avec, à ses pieds, Ève la pécheresse (dont Marie rachète la faute) 40 • Dans l'ensemble du cycle, L'Annonciation (ill. 38) occupe cependant une place privilégiée (qui lui était rarement accordée dans les cycles mariaux) puisqu'elle est située derrière l'autel. Cet emplacement suffit à indiquer les implications liturgiques de la scène, qui sert visuellement de fond à la célébration du mystère de !'Eucharistie lors de la messe, ces implications étant d'autant plus fortes que la chapelle a été conçue comme chapelle funéraire 41•

Pages suivantes : 38 . A M BR O G IO L OR E NZ E TTI Ann onciat ion, 1340-1344 , fre s que, h . 240 cm . Montesiepi (Sienne ), San Galgano.

37 .

AMBR OGIO

LORENZETTI

Annonciation , 1340-1344, sinopia . Moncesiepi (Sienne), San Galgano .

L

80

ANNUN

--· -

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... .......,.. ;

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. présente à Paganico au-dessus de Gabriel, dans le ciel, et elle se trouve donc, par le biais des chérubins qui l'accompagnent, intégrée au lieu contenant l'ensemble de la représentation. Le caractère narratif de cette dernière est en outre fortement souligné par un singulier détail : dans l'embrasure de la fenêtre, le récit de l'Incarnation divine est articulé à travers la double figure de la colombe (représentée sur la droite, entrant par une fenêtre ménagée à l'étage du castellum de Marie) et de l'Enfant qui, dans une ouverture équivalente sur la gauche, se prépare à franchir l'intervalle central (ill. 41). La Trinité est ainsi représentée sous sa triple espèce, selon une iconographie qui n'a pas encore été condamnée et demeurera longtemps vivante 58 • Dieu le Père demeurant dans son

«

lieu » tandis que l'Esprit saint a presque atteint la chambre de Marie et que

l'Enfant la suit, cette figure détriplée impose visuellement une temporalisation de l'Incarnation, renforcée par la pose de l'Ange en vol, présenté dans l'instant de son arrivée comme le soulignent ses ailes et son pied droit, en partie cachés par le chambranle de la porte qu'il

«

vient de

»

franchir.

Ainsi, tout en reprenant la disposition générale de Lorenzetti, Biagio di Garo Ghezzi en change radicalement l'esprit : à la fulgurance terrifiante de l'intrusion divine figurée par l'écartèlement du lieu clos et virginal de Marie, il substitue une architecture dont les diverses ouvertures permettent d'articuler un récit qui n'a plus rien d'effrayant : à Paganico, tout est devenu visible dans l'historia de !'Annonciation et celle-ci peut suivre le cours attendu d'un récit

«

normal

».

Lesprit de cette transformation est d'autant plus sensible que le motif de l'Ange en vol, rare à l'époque, est emprunté à la troisième Annonciation d'Ambrogio Lorenzetti, qui avait inventé ce motif dans l'art siennois. Mais il en avait fait, comme on peut s'y attendre, un emploi très différent. Cette Annonciation a disparu mais on peut s'en faire quelque idée grâce à une description ancienne et, surtout, grâce à une œuvre

42. FERRER BASSA

Annonciation, 1345-1 346, fresque. Pedralbes (Espagne), chapelle Saint-Michel.

conservée qui s'en inspire et nous en transmet vraisemblablement l'idée générale. À la fin du XV siècle, dans ses Historiae senenses, l'humaniste siennois Sigismondo Tizio décrit dans ces termes une Annonciation peinte par Ambrogio Lorenzetti sur la façade de l'église de San Pietro del Castelvecchio : « Il a peint excellemment une belle peinture de !'Annonciation de la Vierge avec la descente très majestueuse de l'Ange et la consternation de la jeune vierge à cette arrivée 59 •

»

Comme l'a montré jadis Millard Meiss, L'Annonciation

réalisée en 1345-1346 par le peintre catalan Ferrer Bassa dans la chapelle Saint-Michel de Pedralbes (ill. 42) est vraisemblablement inspirée de l' œuvre perdue de Lorenzetti 60 • Reprenant en gros la disposition architecturale de Pietro Lorenzetti dans L'Annonciation du polyptyque de la Pieve d'Arezzo (ill. 32) tout en proportionnant davantage les figures et l'architecture, la composition présente la Vierge se détournant apeurée devant l'arrivée de Gabriel en vol - et non agenouillé comme chez Pietro Lorenzetti. Le motif du vol de Gabriel trouve son origine dans les Méditations du pseudo-Bonaventure mais son association à la peur de Marie demeure une invention d'Ambrogio Lorenzetti dont il ne faut pas amoindrir l'originalité ni la portée. Pour un peintre qui, comme le soulignera Vasari, est particulièrement attentif à « composer «

situer ses figures dans l' istoria

»,

»

et à

L'Annonciation de San Pietro del Castelvecchio ne pouvait qu'être, elle

aussi, le fruit d'une réflexion approfondie. Incontestablement, à la différence de L'Annonciation de 1344 qui représente le dernier moment du dialogue, Lorenzetti avait choisi ici le premier moment, l'arrivée en vol de Gabriel et le

«

trouble

»

de

Marie (moins affirmé qu'à Montesiepi). Cette mise en scène dramatique connaîtra un long succès puisqu'on la retrouve encore au

XVI'

siècle, jouée autrement, chez le Siennois Domenico Beccafumi, entre autres

(ill. 168). Ainsi, d'une Annonciation à une autre, Lorenzetti a élaboré trois situations différentes qui constituent une série de variations réglées : il présente tantôt Gabriel en vol et Marie apeurée (San Pietro del Castelvecchio, avant 1339), tantôt Gabriel agenouillé et Marie calme (Pinacothèque de Sienne, 1344), tantôt Gabriel agenouillé et Marie apeurée (Montesiepi, entre 1340 et 1347). Dans le premier cas, il choisit le premier moment du récit; dans le second cas, son dernier moment; seule la fresque de Montesiepi n'est pas situable narrativement. C'est qu'elle constituait, pour Lorenzetti, une image non narrative, une synthèse où la gestuelle des figures dramatisait (on pourrait presque dire qu'elle commentait dramatiquement) ce que les architectures figuraient : la venue de !'Infini dans le fini, l'écartèlement du fini par !'Infini, du contenu par le contenant. Si la mise en scène de Biagio di Garo Ghezzi aboutit donc à une quatrième variation (vol de l'Ange/calme de Marie), elle perd aussi ce qui faisait le principe unitaire des trois versions de Lorenzetti : figurer visuellement ce qui, dans !'Annonciation, n'est pas représentable et en constitue pourtant le cœur et la cause, le mystère inconcevable de l'Incarnation divine. Ce n'est sans doute pas un hasard si, dans L'Annonciation la plus dramatique des trois, celle de San Pietro del Castelvecchio, la figure volante de Gabriel

s'inscrit sur un fond de panneaux de pierre colorée dont Georges Didi-Huberman a par ailleurs montré la possible fonction théologique comme « figure dissemblable » de la divinité incarnée 61 • Il y a davantage. Les trois Annonciations d'Ambrogio Lorenzetti constituent aussi une série cohérente de variations dans la pratique de la

«

perspective

».

Dans les deux dernières, peintes après 1340

(ill. 34 et 38), c'est la mise en jeu de la perspective elle-même qui visualise la venue de !'Infini dans le fini par l'intermédiaire d'un « corps » (la colonne, l'édicule central) qui excède la logique (aristotélicienne) du « lieu » qu'il pénètre. La première Annonciation ne donnait apparemment pas un tel rôle à la construction géométrique mais elle ne réduisait pas pour autant le thème à sa seule dimension narrative. Mis à part en effet le rôle (possible) des panneaux colorés, le vol de l'Ange n'était pas seulement une invention iconographique

U"'-IA II V"

riche d'avenir; il était aussi riche de sens et touchait ce qui deviendra un des enjeux et un des problèmes majeurs de l'emploi de la perspective dans le champ de la peinture religieuse : la représentation de l'intervention surnaturelle dans le monde humain. Il faut revenir ici au texte d'Erwin Panofsky et, très précisément, à son dernier paragraphe : « La vision perspective ( ... ) ouvre à l'art religieux une région tout à fait nouvelle, celle du "visionnaire" où le miracle devient l'expérience immédiatement vécue par le spectateur, les événements surnaturels faisant pour ainsi dire irruption dans l'espace visuel apparemment naturel de ce spectateur et le "pénétrant" à proprement parler de leur surnaturalité grâce à cette irruption même 62 • » Panofsky pense là aux « grandes fantasmagories du Baroque » mais ce qu'il désigne n'en constitue pas moins une donnée fondamentale de la perspective dès lors qu'elle traite de l' « irruption » du surnaturel dans l'espace naturel. Pour la peinture baroque et selon Panofsky, cet « espace naturel » est celui, réel et vécu, du spectateur ; dans les Annonciations de Lorenzetti, l' « espace naturel » pénétré par l'irruption surnaturelle est l'espace représenté de la peinture. On a vu comment, dans ses deux dernières Annonciations, il jouait de la construction perspective pour figurer cette irruption ; dans la première, l'irruption était représentée par le vol de l'Ange mais celui-ci ne prenait précisément sens qu'en relation avec la construction géométrique du lieu où il s'introduisait: le vol de l'Ange était aussi, à un autre registre, une question de « perspective ». S'interrogeant, dans L'Origine de la perspective, sur la possibilité qu'à une représentation fondée sur le « régime perspectif » de représenter des phénomènes qui « déchirent les mesures ordinaires de l'ordre humain», Hubert Damisch 63 prend en considération la représentation del' « apesanteur ». Celle-ci peut avoir du « charme » mais « elle n'existe en tant qu'ejfet qu'à proportion de son fondement illusionniste et du rapport sensible, "visible", entre le corps et l'espace où il se meut ». Autrement dit, l'effet (visible) d'apesanteur présuppose la « construction géométrique de l'espace » comme condition de possibilité de son effectuation : c'est au travers de la construction géométrique du lieu où il se manifeste quel' état d'apesanteur d'un corps en vol peut être rendu sensible. Cette observation fondamentale sera d'une grande utilité pour apprécier le travail des peintres qui, au XV et surtout au

XVI·

siècle, présenteront Gabriel volant vers Marie.

En ce qui concerne Ambrogio Lorenzetti, elle permet de comprendre comment L'Annonciation perdue de San Pietro del Castelvecchio trouvait place, avec ses deux autres images du thème où la « perspective » joue un rôle majeur, dans sa réflexion sur la représentation de !'Annonciation comme venue de l'Infini dans le fini. Rendu sensible en particulier par les panneaux colorés qui lui servent de fond, le vol de Gabriel s'inscrivait dans un lieu clairement défini par la géométrie de l'architecture feinte (quelle qu'ait été celle-ci) : avant les deux Annonciations des années 1340, Ambrogio Lorenzetti avait, pour la première foi, dans l'histoire de la peinture européenne, peint un Ange en état d'apesanteur, figurant ainsi l'irruption divine qui déchire « les mesures ordinaires de l'ordre humain ». Le fait de reconnaître la cohérence et la rigueur des inventions d'Ambrogio Lorenzetti pose cependant à l'historien une question décisive: comment définir la différence entre ce qu'il propose vers 1340 et ce que proposent Brunelleschi, Masaccio et Alberti un siècle plus tard, entre 1420 et 1435? Ou, pour formuler autrement la même question, quelle rupture les Florentins introduisent-ils à leur tour dans la pratique et la conception de la « perspective » telles qu'Ambrogio Lorenzetti en avait jeté les bases ? La question est cruciale car, outre les « ressemblances » entre les dispositifs centrés de Lorenzetti et celui de Masaccio, la conception de l'espace qui sous-tend leur élaboration est, dans les deux cas, aristotélicienne. Si

l'on veut saisir le sens de ce qui se passe dans l' « histoire de la perspective» entre 1340 et 1435, il faut préciser la transformation qu'introduit la pratique puis la définition théorique de la

«

construction légitime » au sein

d'une même conception aristotélicienne de l'espace physique comme « somme totale de tous les lieux occupés par des corps ». Ainsi posée, la question est susceptible d'une réponse relativement claire. Comme on l'a noté à propos de La Présentation au Temple, de la Picco/a Maestà ou du Miracle de saint Nicolas, les divergences des lignes de fuite chez Lorenzetti ne sont pas gratuites : la « perspective » lui sert à construire géométriquement le « lieu » de chaque « corps » et, de même que l'espace physique est conçu comme la « somme totale » de ses lieux, de même l'espace pictural est conçu comme la

«

somme des lieux » composant l'historia - et on a vu

qu'Ambrogio Lorenzetti était particulièrement sensible à l'idée de passage d'un lieu à un autre. C'est cette pratique que bouleverse la « construction légitime » de la perspective théorisée par Alberti. La première opération du peintre consiste, on s'en souvient, à tracer sur la « surface à peindre » une limite « à partir de laquelle on puisse contempler l'historia »; si cet acte inaugural a une telle importance, c'est qu'il affirme l'unité globale d'un lieu, celui del' historia, que la perspective géométrique va construire « légitimement ». Et ce qui se construit alors au moyen de la grille perspective n'est pas un « espace » au sens moderne du terme (continu, homogène et infini) ; c'est la « spaciosité 64 » unifiée du lieu qui, en bonne logique aristotélicienne, est le « contenant » del' historia conçue comme le « corps » qui l'occupe. Comme l'a souligné Jean-Philippe Antoine, la « dilatation spatiale du champ pictural » au

XIV'

siècle passe par le développement des « boîtes locales » (et

non « spatiales » comme dit Panofsky) contenant les figures, mais elle ne va jamais jusqu'à l'« homogénéisation "spacieuse" du champ pictural ». Au contraire, chez Alberti, la « spaciosité » du lieu s'étend à l'ensemble du champ pictural - sans pour autant construire l'image d'un « espace » infini- et la construction (géométrique) de ce « lieu spacieux » précède la composition de l'historia, comme le « lieu contenant » précède le « corps contenu ». Autrement dit, la« fenêtre » albertienne installe le lieu (aristotélicien) d'une historia conçue comme un corps, au double sens qu'elle est « contenue » dans ce lieu et qu'elle est elle-même élaborée selon le modèle organique d'un corps - comme le laisse entendre la phrase, répétée à deux reprises, où Alberti décrit le principe qui doit inspirer la composition de l'historia : « Les parties de l'historia sont les corps, la partie du corps est le membre et la partie du membre est la surface. Les premières parties d'un ouvrage sont donc les surfaces, parce que d'elles sont faits les membres, des membres les corps et des corps l'historia, qui constitue le dernier degré d'achèvement de l'œuvre du peintre 65. » Cependant, malgré la continuité apparente qui relie la proposition albertienne aux pratiques de Giotto ou d'Ambrogio Lorenzetti, la « construction légitime » n'est pas le fruit d'une évolution « logique » ou progressive. Elle constitue une articulation décisive et une rupture théorique pour au moins deux raisons : -Alberti rejette explicitement les techniques d'atelier au nom d'une construction mathématique et d'une méthode (modus) si neuve qu'elle était inconnue des Anciens; la conscience de la nouveauté radicale de ce qu'il propose le conduit même à affirmer que « tu trouveras avec peine une historia bien composée par les Anciens, qu'elle soit en peinture, en bronze ou en sculpture 66 ». - La construction interne del' historia est liée à la position (arbitrairement choisie par le peintre) del' œil qui regarde et dont le « point de vue » fixe à la fois la hauteur de l'horizon géométrique dans l'image et la rapidité des diminutions en fonction de la distance. Cette nouveauté est également radicale dans la mesure où, chez Giotto par exemple, l'ensemble des

«

boîtes locales » correspondait à un point de vue qui,

tout en étant globalement homogène, n'était jamais identifié à l'œil d'un spectateur immobile 67 •

NONCIATION

Or c'est très précisément ce dernier point qui fait de la « construction légitime » propre à la perspective régulière une« forme symbolique» d'une vision du monde comme mesurable et commensurable à l'homme 68 • C'est donc au sein seulement de la construction mathématique de la perspective (la « construction légitime» d'Alberti) que la venue de« l'immensité dans la mesure» peut, à travers un emploi médité de la perspective, être figurée dans !'Annonciation. À proprement parler, les dispositifs « spatiaux » des Annonciations de Lorenzetti ne donnent pas figure à« l'immensité venant dans la mesure » mais bien à l'Infini venant dans le fini. Cette distinction subtile est décisive car elle se marque dans ce qui distingue les « écarts » par lesquels Lorenzetti visualise cette venue et ceux qui caractérisent les Annonciations de Domenico Veneziano ou Piero della Francesca. Chez Lorenzetti, l'écart consiste à faire pénétrer un « corps » dans un« lieu» qui ne saurait le contenir: l'Ange en état d'apesanteur, la colonne qui change de définition visuelle et se « spatialise » en entrant dans le lieu géométrique où Gabriel rencontre Marie, l'édicule central qui écartèle la chambre mariale. Chez Domenico Veneziano, Piero della Francesca et, avant eux, sans doute Masaccio, c'est à l'intérieur même du lieu unifié del' historia que se joue l'écart et qu'un« membre» du corps de l'historia transgresse visuellement la loi de sa construction régulière : la porte close chez Domenico Veneziano, la plaque de pierre translucide chez Piero della Francesca, visuellement disproportionnées par rapport à leur éloignement. Le talent et la logique d'Ambrogio Lorenzetti, doctus pictor et artiste intellectuel par excellence, l'ont conduit à exploiter jusqu'à leurs dernières conséquences les possibilités que lui offrait cette teorica de son art dont il était, selon Ghiberti, un expert. Entre autres œuvres, ses Annonciations montrent à quel point, pour lui, la peinture était un « office de raison ». Mais il ne pouvait pas concevoir le principe qui inspire la « fenêtre » albertienne et la construction mathématiquement régulière dont elle fixe le lieu. Il est, dans ce contexte, particulièrement fascinant de constater que, dans L'Annonciation de 1344, Lorenzetti a laissé la trace d'un « tout autre système de quadrillage », commencé et gravé à même le panneau, sous le sol actuel 69 • « D'une finesse et d'une cohérence inhabituelles », ces lignes indiquent peut-être qu'il cherchait à « voir l'aspect qu'auraient eu les diagonales de ses carreaux en raccourci » ; il aurait alors, sans le vouloir, imaginé ce qui deviendra un instrument de vérification de la« construction légitime » albertienne. Comme le note John White, il avait manifestement« quelque chose à l'esprit» quand il a tracé ces lignes et, en tout état de cause, il a « tenté une expérience picturale qu'il a décidé d'interrompre, au moins temporairement, parce qu'il ne parvenait pas à trouver une solution satisfaisante ». C'est qu'il ne pouvait pas concevoir l'idée (brunelleschienne, puis albertienne) de l' œil du spectateur comme origine de la « construction légitime » du tableau. Cette conception de la « perspective » était proprement impensable pour lui car elle aurait impliqué la notion d'un « point de vue » comme fondement de la « vérité » (relative) de la représentation - et c'est précisément cette affirmation du point de vue et de sa fonction qui signe la mutation épistémologique et artistique qui, dans la première moitié du

xvesiècle, oriente autrement les différents champs du savoir et de

l'art. Lespace pictural d'Ambrogio Lorenzetti exploite la logique spatiale aristotélicienne et ses lieux juxtaposés. Seul, le lieu de l'historia albertienne, unifié et construit « presque jusqu'à l'infini » (paene usque ad infinitum) en fonction du point de vue du spectateur, donnera l'Infini à « voir » sans pouvoir le penser

et en fera une « idée de derrière la tête 70 ».

43.

BIAGIO

Dl

GORO

GHEZZI

Annonciation , 1368, fresque, détail. Paganico (Grosseto), San Michele Arcangelo.

0

III

SUITES ET VARIATIONS La logique intellectuelle qui caractérise l'approche artistique d'Ambrogio Lorenzetti reste exceptionnelle, singulière et, donc, isolée. Ses imitateurs transforment, on vient de le voir, le sens de sa construction au moment même où ils s'en inspirent et l'invention siennoise peut, en outre, prendre d'autres voies que la sienne. Peinte entre 1335 et 1350, L'Annonciation (ill. 45) qui ouvre le cycle de la vie du Christ dans la cathédrale de San Gimignano est exemplaire de ce point de vue. Réalisée par un peintre à la personnalité encore incertaine, « Barna de Sienne », en qui certains proposent de reconnaître le beau-frère de Simone Martini, Lippo Memmi 1, c'est une des Annonciations siennoises les plus brillantes de l'époque. I..:histoire postérieure montre qu'elle était riche d'avenir et son analyse rapprochée confirme que l'invention et la « modernité » pouvaient faire d'autres choix que ceux d'Ambrogio Lorenzetti. Tel que l'a conçu « Barna », le lieu de la rencontre est artificiel, affirmé et même exhibé comme tel : avec sa moulure, le socle de la maison de Marie constitue un véritable lieu scénique, la « mansion » de la Vierge celle qu'elle aurait pu se présenter dans une représentation théâtrale contemporaine avec, à gauche, l'escalier partiellement hors cadre qui visualise la voie d'accès ayant permis l'entrée de l'Ange et, à droite, la figure de la jeune fille, compagne de la Vierge. En approchant théâtralement son oreille de la paroi pour tenter d'entendre le dialogue évangélique, celle-ci montre au spectateur que « quelque chose » a commencé de se dire et elle est aussi un relais spirituel qui invite le fidèle à prononcer, intérieurement ou à haute voix, l'Ave Maria 2. « Barna » adapte vraisemblablement, en la resserrant, la disposition inventée par Giotto pour L'Annonce à sainte Anne peinte vers 1305 à la chapelle Scrovegni de Padoue. Ce parti correspond à une

« humanisation » de l'image confirmée par le choix d'un point de vue rabaissé, di sott'in sù, qui prend en compte la position du fidèle dans l'église. Mais la construction ne comporte aucune innovation géométrique : construite selon la technique de l' « axe de fuite », la

«

perspective » du plafond ne comporte

pas de point de convergence unique et ne tient aucun compte de certaines constructions de Duccio 3 • « Barna » ne cherche pas à construire rigoureusement mais à suggérer la spaciosité profonde de la « boîte locale 4 » contenant !'Annonciation. I..:œuvre n'en est pas moins « moderne ». Tout en s'inspirant manifestement de Simone Martini (ill. 33) pour la pose de la Vierge,

«

Barna » lui fait subir une variation significative: Marie est face au

spectateur. « Barna » renonce ainsi à l'élégance rythmée de la torsion qu'avait imaginée son prédécesseur et présente les deux figures selon deux axes opposés à 90° - ce contraste étant condensé dans la pose de la jeune fille qui, face également au spectateur, se penche vers le mur selon un mouvement parallèle à la surface. En fait, la disposition des figures met en évidence le dispositif qui organise l'ensemble de la fresque selon ces deux axes : axe parallèle au plan de la représentation, mis en valeur par l'entrée de l'Ange et le déploiement en largeur de l'édicule (souligné par le socle mouluré) ; axe perpendiculaire au plan, manifesté par le rideau soulevé qui fait voir une balustrade et le lit surélevé de Marie dont la couverture à motifs géométriques continue la

44. BARNA DE SIENNE (LIPP O MEMMI /) Annonciation , vers 1335 - 1350 , fresque, détail. San Gimignano , Collegiaca .

SUITES

L'ANNONCIATION

profondeur jusqu'au mur de fond de l'édicule. « Barna » a ainsi rendu « spacieux » le fond d'or de Simone

96

On ne saurait pourtant voir en celui-ci un

«

précurseur incompris

»

ET

de la perspective

Martini et ses deux figures donnent le sentiment de partager un même lieu, profond et unifié : mis à parc, à

quattrocentesque. D'abord, l'admiration que lui voue Ghiberti porte sur des œuvres dont la composition ne

l'arrière-plan, la ligne verticale du rideau abaissé sur l'axe central de la fresque, rien ne sépare visuellement

repose pas sur une construction géométrique manifeste. (Ghiberti, d'ailleurs, ne l'oublions pas, n'adhère que

Gabriel et Marie. Cette unification « vivante » de la rencontre dans un intérieur intime est riche d'avenir : on

provisoirement aux principes énoncés par Alberti en 1435 6 .) Ensuite, la

la retrouvera quelques années plus tard dans L'Annonciation miraculeuse (et historiquement déterminante) de

Ambrogio Lorenzetti n'est pas celle de la « construction légitime

la Santissima Annunziata de Florence (ill. 55) 5• À court et moyen terme, L'Annonciation de « Barna » se révèle

Quattrocento peuvent évoquer ceux de Lorenzetti, ils n'en sont pas moins radicalement différents dans la

plus fertile que les propositions rigoureuses et intellectuellement méditées d'Ambrogio Lorenzetti.

mesure où ils sont supposés construits en accord avec les lois de l'optique et, donc, avoir un rapport avec

45 . BARNA DE SIENNE (LIPPO MEMMI ?) Annonciation. vers 1335-1350, fresque . San Gimignano , Collegiata.

»

«

VARIATIONS

logique des lieux

»

propre à

albertienne et, si les pavements du

97

NONCIATION

une vérité de la vision. Enfin et surtout, Ambrogio Lorenzetti n'est pas un précurseur incompris du Quattrocento car, à suivre dans la seconde moitié du

XIV

siècle les relations entre !'Annonciation et la

perspective centrée, on entre dans les méandres de l'histoire artistique, et la simple succession des œuvres affronte l'analyse à une donnée spécifique : la diversité et la multiplicité des propositions montrent que la «perspective» d'Ambrogio Lorenzetti ne constituait pas une structure ou, pour reprendre le terme de Pierre Francastel, une Forme qui organiserait, sous des formes différentes, des séries de représentations localement diversifiées 7 • Au contraire, dans la seconde moitié du Trecento, l'impact des traditions locales joue un rôle déterminant qui interdit toute simplification théorique hâtive. Lhistoire de L'Annonciation est en effet indissociable de l'histoire générale de la peinture italienne au

XIVe siècle.

Or, après la floraison de propositions neuves qui distinguent la première moitié du

siècle (marquée par les ateliers de Duccio, Giotto, Simone Martini, Pietro et Ambrogio Lorenzetti), on constate que, plutôt que de chercher de nouvelles solutions ou d'approfondir ce qu'impliquent les nouveautés récentes, les ateliers exploitent les inventions des maîtres sous forme de variations plus ou moins réussies, plus ou moins banales. Lidée d'un déclin de la créativité n'est d'ailleurs pas une invention d'historiens en mal de classifications commodes : avant même la fin du siècle, dans l'une de ses Trecento

Novelle, le Florentin Francesco Sacchetti déplore cette décadence en prêtant au peintre Taddeo Gaddi, disciple et compagnon de Giotto, ce propos désabusé (censément tenu à la fin des années 1350) : « Certes, il y a eu nombre de peintres éminents, qui ont peint d'une façon qui défie les possibilités humaines, mais cet art a décliné et continue de décliner de jour en jour 8 • » Dans un livre devenu célèbre, La Peinture à Florence et à Sienne après la peste noire, Millard Meiss a proposé d'identifier dans la peste noire qui ravage l'Italie pendant l'été 1348 la cause majeure des « changements profonds qui s'opèrent dans la peinture toscane vers le milieu du

XIV

siècle 9 » et jusqu'au

début des années 1380. Survenant alors qu'une crise économique avait provoqué de nombreuses faillites bancaires et bouleversé les équilibres politiques des deux communes, s'ajoutant à une suite de désastres naturels perçus comme autant de châtiments divins, la peste noire tue en quelques mois plus de la moitié des habitants de Florence et de Sienne et, selon Millard Meiss, ce brusque et épouvantable dépeuplement entraîne des conséquences politiques, sociales et religieuses qui ne manquent pas de s'exprimer dans la culture et l'art. Le sentiment de culpabilité et la volonté affichée de pénitence aboutiraient ainsi, dans le domaine de l'art, au rejet des « valeurs individuelles » qui avaient caractérisé l'art de Giotto, des premiers giottesques et des frères Lorenzetti. Ce nouvel état d'esprit conduirait aussi commanditaires et artistes à souligner l'autorité du prêtre et de l'Église, à s'intéresser au divin plus qu'à l'humain, au miraculeux plus qu'au naturel, au rituel plus qu'au récit, cette tendance se marquant en particulier dans le désintérêt à l'égard de « l'espace conquis au cours de la première moitié du Trecento 10 » au profit des valeurs de surface : « Après 1345-1350, tous les jeunes peintres rejettent, en partie au moins, ce qu'il y a de plus aisément imitable chez le vieux maître : la perspective linéaire 11• » Le traumatisme de la peste aurait ainsi suscité, dans la seconde moitié du

XIV

siècle, un retour conscient à l'art du

XIII°

siècle, très différent de l'« héritage naturel » qu'il

constituait pour Giotto, Duccio et leurs disciples immédiats 12 • La finesse des analyses de Meiss et la force de son interprétation ont fait de son livre un classique. Près d'un demi-siècle après sa parution, corrections et nuances se sont pourtant accumulées au point que la question de l'effet de l'épidémie de 1348 sur les formes artistiques est devenue un cas d'école, particulièrement

propice à la réflexion sur les relations entre histoire sociale et histoire de l'art 13 • Le travail minutieux des historiens de l'art a en effet suscité des réajustements chronologiques qui contredisent parfois les interprétations de Meiss. Pensant par exemple, comme on l'estimait à l'époque, que le cycle peint par « Barna » dans la cathédrale de San Gimignano avait été réalisé vers 1350-1355, Meiss voyait dans le « caractère tragique » et l'« intensité violente » de ces fresques l'expression d'un« malaise» qu'il n'hésitait pas à rapporter à la crise spirituelle qui aurait suivi l'épidémie de 1348 14. Or on date aujourd'hui ce cycle des années 1335-1350; il ne saurait donc exprimer une réaction à la peste de 1348. La révision de nombreuses données factuelles et documentaires a ainsi conduit Miklos Boskovits à considérer que les changements les plus importants dans l'histoire de la peinture florentine datent des années 1320 et que la peste de 1348 n'a en rien constitué une rupture dans cette évolution 15. Lopinion est certainement excessive. Selon Henk van Os par exemple, « l'art de Sienne a connu un grand changement après la peste noire 16 ». Pourtant, plus qu'à une réorientation radicale de l'attitude spirituelle et religieuse, ce changement est dû, selon Van Os, aux transformations des conditions concrètes dans lesquelles les peintres siennois exerçaient leur profession. Après la peste noire, les grandes commandes se faisant rares, les ateliers eux-mêmes diminuent de taille et, les grands maîtres ayant disparu (Simone Martini en 1344, Ambrogio et Pietro Lorenzetti vraisemblablement en 1348) sans autres successeurs que des « élèves de maîtres morts 17 », la peinture tend à répéter en les simplifiant leurs modèles : pour Van Os, si La Présentation au Temple de Bartolo di Fredi diffère de celle d'Ambrogio Lorenzetti tout en s'en inspirant

manifestement, c'est essentiellement parce qu'elle en constitue une « version simplifiée 18 » - et non parce qu'elle exprimerait une conception « ritualisée » du thème. De fait, cette tendance à la répétition et à la

46 .

NICCOLÔ

Dl

BUONACCORSO

Annonciation, vers 1380, détrempe sur bois. Jadis à Rome, collect ion Sterbini.

ANNONCIATION

0

47. GIOVANNI Dl PIETRO (ET MATTEO Dl GIOVANNI) Polyptyque de l'Annonciotion, vers 1453-1457, détrempe sur bois, 252 x 236 cm. Sienne, San Pietro a Ovile .

variation va caractériser pour longtemps l'école siennoise - comme le montre bien l'impact qu'exerce pendant plus d'un siècle la prestigieuse Annonciation de Simone Martini. Après la variation « d'une simplicité rustique » qu'en réalise Andrea di Bartolo, le fils de Bartolo di Fredi, en 1397, Taddeo di Bartolo y revient encore en 1409 et, au milieu du XV siècle, c'est une véritable copie de L'Annonciation de Simone Martini que peint Giovanni di Pietro pour l'église de San Pietro a Ovile de Sienne (ill. 47). Or, à cette date, il ne saurait évidemment plus s'agir d'un effet, même indirect, de la peste noire de 1348; l'œuvre constitue plutôt l'une des premières manifestations de l'intérêt (durable) des Siennois pour leur propre tradition picturale 19 • La tendance à la répétition qui s'observe dans la peinture siennoise a donc d'autres sources que la seule épidémie de 1348 et, faut-il ajouter, cette tendance ne suffit pas à caractériser l'art siennois. Dans les années 1380 par exemple, les Annonciations de Niccolà di Buonaccorso (ill. 46) indiquent un intérêt remarquable pour la construction géométrique et claire del' espace pictural. Or, plus qu'une simple reprise des modèles lorenzettiens, ces Annonciations constituent, comme celles de Lippo Vanni et Garo Ghezzi vers la fin des années 1360, une sorte de « reviva/2° » à travers lequel les œuvres du passé sont revisitées pour servir de matrice à de nouvelles questions auxquelles la peinture plus récente n'apporte pas de réponses satisfaisantes. Bien plus radicalement en effet que les frères Lorenzetti, Niccolà di Buonaccorso met simultanément l'accent sur la centralisation géométrique de la composition et sur la diversification des lieux du récit. Les réalités locales résistent donc au schéma de Millard Meiss. À Padoue par exemple, la peste très violente de 1347 (suivie d'autres épidémies moins tragiques en 1360-1361, 1371, etc.) n'entraîne apparemment aucune réorientation notable dans les choix artistiques de l'école locale et le rythme de sa production 21 • À la différence de Sienne et de Florence en effet, où les épidémies ont été accompagnées de changements socio-politiques importants, Padoue est gouvernée sans discontinuer de 1337 à 1405 par la famille des Carrara, qui transforme l'administration communale de la ville en seigneurie et conduit, avec les familles qui lui sont liées, une politique artistique de grandes commandes, en particulier sous forme de chapelles funéraires décorées de cycles de fresques - dans la ligne de la chapelle Scrovegni décorée par Giotto au début du siècle. Padoue constitue donc, dans la seconde moitié du siècle, un pôle d'attraction pour les artistes étrangers et ce n'est pas un hasard si, dans les années 1370, les propositions picturales les plus « modernes » de l'époque se trouvent dans les fresques réalisées dans la ville par le Florentin Giusto de' Menabuoi et le Véronais Altichiero. Selon John White 22 , l'importance de leurs œuvres tient en particulier au « rôle essentiel de l'architecture, qui construit littéralement l'espace » avec une telle maîtrise qu'« aucune peinture toscane, avant l'invention de la perspective artificielle, n'atteint ( . . . ) cette ampleur dans la représentation del' espace». On le constate avec une acuité particulière dans les Annonciations qu'ils peignent entre 1365 et 1370 dans le baptistère et dans la chapelle de saint Georges. Située au sommet de la paroi est du baptistère, L'Annonciation de Giusto de' Menabuoi (ill. 49) conserve une structure en diptyque mais la colonne qui sépare l'Ange de la Vierge est placée en retrait par rapport au plan de la représentation, et ce choix suffit à creuser l'espace du premier plan - l'effet étant confirmé par la parenté manifeste entre cette colonne et l'architecture feinte du cadre peint dont les montants verticaux semblent, dans leur partie basse, appartenir au lieu de Marie. La structure en diptyque est ainsi intégrée à l'architecture (qui s'ouvre en profondeur depuis le plan de la représentation) et elle contribue à définir intérieurement la spatialité de la « boîte locale » dont la construction géométrique est mise en valeur, affichée même, par les motifs du sol, du plafond et du mur de fond. Loin d'être « empirique 23 », la construction est démonstrative ; elle n'est pas mathématiquement « régulière » mais elle est systématique - au

point que, si l'on ne tient pas compte de l'irrégularité qui se fait jour dans la diminution du pavement, on peut restituer le plan au sol de l'édifice imaginé par Giusto de' Menabuoi. Un autre trait frappant de cette construction est l'accent que porte le peintre sur la « parcourabilité

»

de l'édifice en multipliant les

ouvertures : l'édicule s'ouvre sur la gauche vers un corridor, sur la droite vers un escalier qui se subdivise à son tour tandis que le mur de fond s'ouvre sur un étroit vestibule menant à l'angle d'un « cloître

»,

signalé

par une colonnette nettement mise en valeur. Sil' on admet qu'elle n'est pas mathématique, cette construction complexe ne comporte pas d'incohérence : elle impose l'idée d'un lieu spacieusement défini et construit de façon à entraîner le regard vers le fond, selon une tendance caractéristique des espaces du peintre 24. Ce parti est d'autant plus frappant qu'il contraste avec la taille disproportionnée des figures et leur hiératisme, bien sensible dans le geste d'orante attribué à Marie ; tout en marquant ce qui sépare la « perspective

»

de Giusto

de' Menabuoi de celle qui se met au point à Florence un demi-siècle plus tard, cette tension confirme l'intensité de la recherche que mène le peintre pour construire géométriquement l'espace représenté.

L'Annonciation peinte dans les mêmes années par Altichierio dans la chapelle de saint Georges à Padoue (ill. 49) est une Annonciation « d' encadrement 25 » dans laquelle les deux figures sont situées d'un côté et de l'autre de l'oculus ouvert dans la façade de l'édifice. Cette situation met particulièrement en évidence le souci qu'a eu Altichiero d'affirmer l'unité et la continuité architecturales de la représentation à travers toute la largeur du mur. Le sol construit et le muret rattachent l'un à l'autre la porte par laquelle l'ange Gabriel est apparemment entré dans le champ et la chambre de la Vierge qui occupe l'espace à l'extrême droite de la surface. Cette continuité est soulignée par le dessin du muret qui, en s'avançant jusque sous l'oculus, demeure visible dans la partie centrale de la fresque. Par ailleurs, en faisant reculer le sol à l'aplomb de cette avancée du muret, Altichiero suscite un rapprochement d'ordre visuel dont l'effet est essentiel à la conception de la fresque. Non seulement il met en valeur la centralisation de la convergence des architectures peintes - à la différence de Giotto dans la chapelle Scrovegni (ill. 8) où les architectures de L'Annonciation, identiques et symétriques, sont divergentes-, mais le retrait du sol donne figure au mouvement du regard du spectateur vers la profondeur fictive 26 et, tout en croisant à 90 ° l'axe du récit et des figures, ce mouvement en profondeur rencontre la venue de l'oculus vers l'avant - que l'avancée du muret semble aussi avoir pour fonction d'expliciter. Ce dispositif subtil dynamise la présence de l'oculus. Celui-ci participe activement à la structure de la scène où il joue un rôle que nous connaissons : manifester l'irruption de la lumière divine dont l'effet de contre-jour « couvre de son ombre » la figure de Marie et visualise donc la venue du Créateur dans la créature. De façon très différente l'une de l'autre, démonstrative et exhibée chez Giusto de' Menabuoi, suggestive et allusive chez Altichiero, ces deux œuvres confirment le haut niveau de réflexion et d'invention auquel sont parvenus les peintres de Padoue dans les années 1370 pour unifier, articuler et centraliser dans la profondeur la « spaciosité » de leurs Annonciations. Il n'est pas indifférent que, dans le traitement des figures, en particulier chezAltichiero, leurs innovations prennent l'aspect d'un« revival » qui revient, par-dessus les élégances du milieu du siècle, à la monumentalité dont Giotto avait fait montre au début du siècle à la chapelle Scrovegni. Dans la seconde moitié du XIV' siècle, les Annonciations florentines sont moins intéressantes. Cette situation correspond au déclin de la créativité qu'évoque Francesco Sacchetti vers 1390, quelques années avant que ne s'introduise à Florence le style gothique international, qui constitue alors la modernité en peinture. Dans leur ensemble, les Annonciations peintes à Florence ne sont que des variations sur deux grands types formels définis dès le premier tiers du siècle. Dans le premier, l'Ange est « à l'extérieur

»,

devant un fond d'or, tandis

Pages suivantes :

49 . ALT I CHIERO Annonciation, 1379-1384 , fresque. Padoue , chapelle Saine-Georges .

·· -~

48. GIU STO DE' ME NABUOI Annonciation, 1376-1378, fresque . Padoue , baptistère .

103

A

NONCIATION

50.

T ADDEO GAD DI

Annonciatio n, 1340 , détrempe sur bois , 123 x 82 cm . Fiesole , Museo Bandini.

que la Vierge est située dans un « lieu construit » qui prend l'aspect d'un trône imposant ou d'un édicule avec une colonne d'angle; le second type présente l'Ange et la Vierge à l'intérieur d'une même architecture tout en distinguant le « lieu » de Gabriel et celui de Marie. Continuant la tradition byzantine, le premier type la renouvelle en orientant vers l'Ange l'architecture mariale, ce qui resserre visuellement la relation entre les deux figures (ill. 50). Exploitant une idée proposée par Pietro Lorenzetti dès 1320 (ill. 32), le second type connaît moins de succès à Florence même qu'en Toscane (ill. 51, 52); mais, en 1385, Giovanni del Biondo en donne une version sur laquelle on reviendra (ill. 59). Parfois, les variations peuvent être originales: le format horizontal du panneau de prédelle conduit Giovanni del Biondo (ill. 53) à développer sa composition en largeur et à valoriser ainsi la zone entre les deux figures - sans cependant exploiter pleinement sa disposition puisque le mouvement de l'Ange (et de la colombe) et la « perspective » de l'architecture demeurent orientés vers Marie. La variation peut parfois être brillante: réalisée à la fin du siècle, L'Annonciation de Carlo da Camerino (ill. 54), peintre des Marches marqué par la culture toscane, enrichit considérablement le détail de la représentation ; dramatisant la pose de la Vierge, Carlo da Camerino tente de donner à l'architecture virginale l'aspect volumétrique d'un édifice polygonal. Mais il ne s'agit que d'une variation qui, loin de renouveler la disposition du thème, exploite, en le raffinant, un schéma existant, son invention la plus intéressante portant sur les singulières taches rouges sur le sol près de l'Ange qui semblent suivre la colombe de l'Esprit saint. 27

À Florence même cependant, l'histoire de L'Annonciation dans la seconde moitié du Trecento est marquée par le succès et le destin exceptionnels d'une oeuvre particulière: L'Annonciation peinte vers le milieu du siècle dans l'église de la Santissima Annunziata (ill. 55). Réalisée par un peintre qu'on n'a toujours pas identifié, la fresque acquiert rapidement la réputation d'être miraculeuse et, pour confirmer cette gloire, les Servites qui occupent le couvent inventent la légende selon laquelle l'image aurait été réalisée en 1252, lors de

51 .

ANDREA Dl

NERIO

Annonciation, première moitié du x1v • siècle, détrempe sur bois, 155 , 5 x 1 18 cm. Arezzo , Museo diocesano . 52. S PINELLO ARETINO

Annonciation, 1370-1375 , fresque. Arezzo , 5antissima Annunziata (façade).

L ' ANNONCIAT I ON

108

53 . G 10 A DEL B IONDO Annon cia11on, vers 1370 , d é trempe sur bois, 21 , 3 x 42 , 5 cm . Lew isburg ( Pennsylvani e ), Bucknell Art Gallery, Kress Collection .

:, U

1 1 t::

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V Ar\ 1 A

1

1 V

ni:,

,

54. CARLO DA Annonciatio CAMER IN o r ois , 15 9 ,5 x 185 cm . Urbino, Ga~·eria versnazionale 1395-1400 . ' dé trempe su b

109

L . ANNONCIATION

55. ANONYME FLORENTIN Annonciation, x1v• siècle, fresque. Florence , Santissima Annunziata.

1 10

56. GENTILE DA FABRIANO Annonciation. 1425, détrempe sur bois. 41 x 49 cm. Rome, Plnacoteca Vaticana.

la fondation du couvent, par un peintre d'une rare religiosité, un certain Bartolomeo; découragé par son incapacité à peindre la beauté du visage de Marie, il se serait étrangement endormi et aurait, à son réveil, trouvé le visage achevé, peint par un ange 28 • Le succès de la légende est complet; aujourd'hui encore, l'image est entourée d'une ferveur exceptionnelle, longuement orchestrée à travers les siècles. Dès les années 1360, cette dévotion encourage la réalisation de copies, plus ou moins fidèles, à travers lesquelles on espère capter un peu du pouvoir thaumaturgique de la fresque originale. La première semble être celle de Maso di Banco dans l'église de Santa Lucia sul Prato et, sans compter les multiples copies peintes dans les tabernacles installés dans les rues de Florence ni les fresques intérieures aujourd'hui disparues, on dénombre au moins dix versions réalisées entre 1360 et 1400, dont certaines dans des églises très prestigieuses (ill. 57, 60, 61) . Le culte continue au XV' siècle; de passage à Florence où il peint L'Adoration des Mages pour Palla Strozzi à San Niccolà oltr'Arno, Gentile da Fabriano réalise ainsi entre 1421 et 1425 une des copies les plus fidèles de l'original (ill. 56) et, prenant l'image originale sous sa protection, Piero de' Medici fait réaliser le tabernacle monumental qui l'entoure. Les Médicis ne manquent pas, au

xvr siècle, d'exploiter cette dévotion, le relais étant pris par la

Contre-Réforme : on réalise toujours, à la fin du XVIe et au XVIIe siècle, des copies (ill. 58) dont la fonction éventuellement politico-religieuse est attestée, les Médicis en faisant l'objet de cadeaux diplomatiques 29 • Un tel culte n'encourageait pas l'innovation et ne pouvait que contribuer à figer la création artistique - au point qu'on a pu évoquer la

«

tyrannie

»

qu'aurait exercée cette image sur l'inspiration des

peintres florentins en matière d'Annonciation, une tyrannie dont ils ne se seraient dégagés que dans les années 1420-1430, avec les inventions de Masaccio et de Fra Angelico 3°. L'idée est cependant réductrice. Non seulement en effet, on l'a vu, les peintres de Florence réalisent de nombreuses Annonciations inspirées par d'autres schémas mais l'image de la Santissima Annunziata constitue elle-même à Florence, vers 1350, une innovation remarquable. Peut-être inspiré par la fresque de

«

Barna

»

à San Gimignano (ill. 45), le peintre

présente les deux figures dans un même intérieur sans qu'aucune articulation verticale ne vienne les séparer.

57. JACOPO Dl CIONE (/)

Annonciation, fresque. Florence , San Marco (revers de la façade).

~NNVN(...IAI

I VN

Ce rapprochement visuel est exceptionnel dans la peinture florentine contemporaine 31 et le sentiment d'intimité qu'il suggère est renforcé par le fait que l'intérieur où a lieu !'Annonciation est présenté comme la chambre de Marie - dont le fond est occupé par le lit'virginal tandis qu'au premier plan, un tapis d'origine apparemment anatolienne relie les deux figures tout en suscitant un rare effet de réalité. La figure de la Vierge est également remarquable : si le mouvement du visage, orienté vers le haut en direction del' oculus par lequel est passée la colombe, est sans doute inspiré par L'Annonciation peinte par Ambrogio Lorenzetti en 1344 (ill. 34), la pose des mains n'a pas de précédent connu. Le calme et la confiance attentive que cette pose suggère semblent prendre le contre-pied de l'attitude de peur dont Giotto et Simone Martini avaient fait une des caractéristiques d'un traitement

«

moderne

»

de la scène. Par ailleurs, cette pose ne semble pas

correspondre à une gestuelle codée et donne au contraire le sentiment d'un geste

«

naturel

»

qui humanise

encore la représentation - au même titre que le livre, posé sur le coussin placé sur le banc-coffre (cassapanca) qui sépare le premier plan du lit. L'image constitue donc bien, dans son ensemble comme dans ses détails, une nouveauté frappante dans la peinture de l'époque. Sans aller jusqu'à dire que cette nouveauté lui a valu sa réputation miraculeuse, le remarquable sentiment d'intimité quis' en dégage a pu contribuer à son prestige. Or un des traits frappants des copies qui en sont faites tient à ce que, si divers éléments de l'image y sont fidèlement repris, leur relation comme la structure d'ensemble peuvent être transformées pour atténuer le sentiment original d'intimité (en réintroduisant par exemple une séparation verticale entre les deux figures) ou renforcer l'allusion au mystère invisible dans la scène visible en éloignant le lit de Marie jusqu'à l'installer dans une zone impénétrable au regard. Au revers de la façade de San Marco (ill. 57), Jacopo di Cione situe par exemple la rencontre dans une

«

antichambre » et donne à la Vierge un royal drap

58 . CRISTOFANO ALLORI Annonciation, 1580, huile sur toile , 360 x 300 cm. Milan , Duomo (en dépôt).

59. GIOVANNI

DEL

BIONDO

Annonciation , 1385 , détrempe sur toile, 185 x 107 cm. Florence, hôpital des Innocents.

L'ANNONC I AT I ON

60. AGNOLO GADDI

Annonciation , 1392-1395, fresque. Prato, Duomo , chapelle de la Sacra Cintola. 61.

1 14

ANONYME

FLORENT I N

Annonciation, vers 1400, fresque. Florence, Santa Maria Novella (revers de la façade) .

L

ANNVN(..IAIIUN

62. M AÎTRE

DE

LA

MADONNE

STRAUSS

Annonciation, 1390-1395 , détrempe et or sur bois, 212 x 219 cm.

Flor ence , Galleria dell ' Accademia .

1 16

SUITES

d'honneur tandis que la façade visible au-dessus confère un caractère religieux à l'édifice marial. Dans le panneau central du polyptyque qu'il peint en 1370-1372, Giovanni del Biondo (ill. 59) montre sa source en reprenant la pose des mains de la Vierge, le livre sur le coussin et le lit au rideau partiellement tiré ; mais il change le mouvement du visage de Marie et sépare nettement les deux figures tandis que le motif des hirondelles faisant leur nid dans la maison au-dessus de Gabriel souligne et explicite le sens spirituel et religieux de l'image placée au-dessus d'un autel 32 • En 1392-1395 à Prato, Agnolo Gaddi (ill. 60) souligne quant à lui le caractère surnaturel de la venue de l'Ange en fermant le mur de son entrée par un panneau de marbre coloré au sens vraisemblablement symbolique 33 • Vers 1400, l'artiste anonyme qui copie la fresque miraculeuse au revers de la façade de Santa Maria Novella (ill. 61) reprend (approximativement) la pose des mains de Marie mais il éloigne et sépare autant qu'il le peut les deux figures en replaçant Gabriel à l'extérieur; il atténue la simplicité de la mise en scène en posant le livre sur un lutrin et sépare nettement dans la profondeur la chambre virginale de l'antichambre de !'Annonciation. Dans ce contexte, la version de Gentile da Fabriano (ill. 56) constitue la copie la plus fidèle qui nous soit parvenue et il est frappant qu'elle ne soit pas l'œuvre d'un Florentin mais du grand peintre gothique international, de passage dans la ville. Loin donc d'exercer une

«

tyrannie » stérilisante sur l'imagination artistique florentine,

L'Annonciation de la Santissima Annunziata est utilisée comme un nouveau modèle, que sa réputation miraculeuse rend particulièrement prestigieux mais sur lequel pourtant, dans les copies qui en sont faites, le peintre exerce ses variations jusqu'à en transformer parfois la construction de base. Au début du XV siècle, les

Annonciations florentines se présentent dès lors comme la synthèse de types et de motifs connus dont la combinaison varie (ill. 42). Une des plus réussies est sans conteste celle que réalise en 1422-1423 Lorenzo Monaco dans la chapelle Bartolini de l'église Santa Trinità (ill. 64). Dans L'Annonciation qui constitue le panneau central du retable conservé à l'Accademia de Florence (ill. 63), il empruntait vraisemblablement à Ambrogio Lorenzetti (ill. 38) le mouvement de retrait de la Vierge et l'Ange en vol, tout en plaçant les figures sur un fond d'or où une architecture très latéralisée évoquait le motif byzantin du trône de Marie ; dans

L'Annonciation de Santa Trinità, il reprend en revanche à L'Annonciation de la Santissima Annunziata le mouvement du visage de la Vierge mais il veut donner un traitement spatial complexe au type qui, depuis plus d'un siècle, présente l' Ange à l'extérieur et la Vierge dans un édicule à colonne d'angle. Il multiplie donc les ouvertures dans l'architecture feinte : sur la droite, le début d'un étroit corridor évite de faire correspondre le bord de l'architecture feinte et celui du panneau en suggérant habilement une profondeur latérale qui s'oppose à la planéité de l'or derrière l'Ange; sur l'axe central, le pilier d'angle s'inscrit sur le fond d'une large porte dont la moitié droite donne sur le mur de la chambre (?) de Marie tandis que sa moitié gauche donne sur une autre porte ouverte à son tour sur ce qui semble évoquer le « jardin clos d'arbre feuillus font

«

reculer

»

»

de la Vierge où trois troncs

le fond d'or ; il semble en effet plus éloigné là que dans la partie gauche du

panneau, où une ouverture dans une avancée de l'édicule montre ce même fond descendant jusqu'à la limite horizontale du pavement (?). Tout en suivant un dessin régulier, ce dernier n'est nullement construit en «

perspective » et sert avant tout à unifier visuellement des lieux plutôt disparates. En opposant manifestement

la forme rectangulaire de l'architecture feinte et celle du cadre trilobé, Lorenzo Monaco suggère qu'il existe, au-delà de ce cadre, une

«

unité spacieuse

»

au sein de laquelle les deux figures se rencontrent. Mais il ne

cherche pas à construire de façon cohérente une profondeur unifiée. Au contraire, l'absence de perspective du pavement et l'élégance linéaire des plis des vêtements exploitent les valeurs de surface, en accord avec le goût du gothique international dont Lorenzo Monaco est alors un des maîtres à Florence.

ET

VAR I AT I

L'ANNONCIATION

63. LORENZO

MONACO

Annonciation avec Saints, vers 141 0,

1 18

détrempe sur bois, 207,2 x 228,8 cm. Florence, Galleria dell'Accademia .

SUITES

64. LORENZO MONACO Annonciation , vers 1422-142 3 , détrempe sur bois . Fl orence , Santa Trinità.

ET

VAKIAJIUN!>

1 19

L'ANN O NCIATION

65. GIOVANNI Dl MARCO (DIT DAL PONTE) Annonciation avec saint Jean-Baptiste et sainte Marie-Madeleine, vers 1430,

120

détrempe sur bois, 148 x 142 cm . Pratovecchio (Arezzo), Badia di Santa Maria a Poppiena.

La qualité picturale del' œuvre suscite une tension très réussie entre spaciosité du lieu et linéarité plane. Mais cette voie n'est pas, en elle-même, susceptible de développements ultérieurs. Certains, à Florence, commençaient d'ailleurs à en avoir le sentiment puisque, tout en suggérant de faire appel à Lorenzo Monaco, un document de 1422 propose aussi de choisir éventuellement qualité ou meilleur

»

«

un autre peintre de

que lui 4. Les disciples continueront pourtant dans cette voie et, par exemple, 3

L'Annonciation peinte par Giovanni dal Ponte au début des années 1430 (ill. 65) constitue une variation

brillante sur le type utilisé par Lorenzo Monaco vers 1410 (ill. 63) ; certains détails (le raccourci de Dieu le Père en particulier ou l'unification relative du triptyque traditionnel par l'encadrement peint - et non sculpté - des deux figures latérales 35) indiquent même que Giovanni dal Ponte n'est pas insensible aux nouvelles tendances. Mais, globalement, l' œuvre est déjà sinon archaïque, du moins retardataire - comme le montre par comparaison L'Annonciation peinte vers 1427-1430 par Francesco d'Anconio (ill. 66). Celuici est moins doué ou moins brillant que Giovanni dal Ponte, et son Annonciation, qui couronne un petit panneau de dévotion privée, est d'une qualité plus modeste que celle du beau tableau d'autel de Giovanni dal Ponte. Elle n'en est pas moins, à cette date, plus ouverte aux nouveautés de la peinture florentine. Après avoir été, jusqu'au début des années 1420, très marqué par Lorenzo Monaco, Francesco d'Antonio réagit en effet à la présence de Gentile da Fabriano avant d'être attiré par Masolino et même Masaccio. Typique d'un «

petit maître

»,

cet itinéraire se marque dans son Annonciation. La profondeur convaincante de l'espace

pictural, la complexité de la construction architecturale arbitraire qui, un peu

~

la façon du simple corridor

de Lorenzo Monaco, occupe l'extrême droite du panneau et, surtout, la porte ouverte sur l'axe central et le mur crénelé indiquent vraisemblablement l'impact de l'œuvre perdue de Masaccio 36 • Mais Francesco d'Antonio n'en a pas compris la logique propre. Non seulement la porte est ouverte mais les lignes de fuite n'ont aucune cohérence géométrique et la construction globale du lieu n'est pas centralisée : sur la gauche, au lieu de fuir du premier plan vers le centre, le mur crénelé creuse la profondeur derrière l'Ange et, si cette solution facilite l'insertion de la figure angélique, elle défait sur un point essentiel la structure de la construction inventée par Masaccio.

66. FRANCE SC O o ' ANTONI O Annonciation (détail d ' un panneau avec la Crucifixion et des Saints), vers 1430, détrempe sur bois. Montgomery (Alabama), Montgomery Museum of Fine Arts, Kress Collection.

I O N C I A TI ON

La comparaison rapide de quelques Annonciations peintes à Florence dans le premier quart du Quattrocento montre donc que, si la modernité du gothique international a pu renouveler localement une tradition giottesque en voie d'épuisement, les propositions (parfois très réussies artistiquement) manipulent indéfiniment et jusqu'à satiété un matériau figuratif connu. Identifiée à tort par Roberto Longhi comme étant L'Annonciation de San Niccolà oltr'Arno décrite par Vasari, L'Annonciation de Masolino (ill. 4) n'est qu'un autre exemple de cette pratique. Sans doute l' œuvre se distingue-t-elle par la géométrisation manifeste de son lieu architectural, par la rigueur avec laquelle les lignes de fuite (absentes du sol cependant) convergent en un point unique et par la clarté de l'articulation en profondeur de l'antichambre, du corridor et de la chambre de Marie. Mais le maintien du fond d'or pour le ciel, la planéité des motifs de la robe de l'Ange (qui contribue à dématérialiser sa présence face à la Vierge) et la conception architecturale de l'« antichambre

»

qui sert avant tout à mettre en valeur la colonne du premier plan (dont l'emplacement

arbitraire a vraisemblablement une signification méditée 37), tous ces éléments appartiennent à une autre conception, plus ancienne, de la construction de l'espace pictural et aboutissent à une œuvre d'une complexité confuse. Masolino n'est pas et ne sera jamais un peintre « brunelleschien » - et c'est précisément par rapport à ces complexités proches de la contradiction que Masaccio introduit une rupture radicale. En fait, la situation de la peinture à Florence (et ailleurs) au début du Quattrocento n'est pas sans évoquer celle qui prévaut, dans le domaine de l'histoire des sciences, pendant les périodes précédant ces révolutions scientifiques qui, selon la description célèbre de Thomas Kuhn, changent le « paradigme » faisant autorité et constituent « comme un déplacement du réseau conceptuel à travers lequel les hommes de science voient le monde 38

».

Sans doute, l'art n'est pas la science et la multiplication des propositions qu'accumulent

les peintres en manipulant un matériau connu dans les années 1380-1430 n'est pas assimilable à la «

prolifération de théories

»

qui marque en fait l'incapacité de la pensée scientifique

certains problèmes - et qui ne cesse qu'avec l'apparition d'un nouveau découvert par des hommes

«

«

«

normale

paradigme

soit très jeunes soit tout nouveaux venus dans la spécialité

», 39

»

à résoudre

presque toujours ».

Mais le modèle

proposé par Thomas Kuhn permet de percevoir comment l'invention pratique puis la théorisation de la perspective régulière ont constitué, dans le domaine artistique, une rupture historique et théorique d'une importance équivalente à celle d'un changement de paradigme dans le domaine scientifique. On le constate en particulier au fait que l'innovation que constitue la perspective régulière ne consiste pas à abandonner les éléments antérieurs mais à les redistribuer systématiquement au sein d'une Forme nouvelle.

67.

L O RENZ O

M ON ACO

Annonciation, vers 1422-1423, détrempe sur bois , détail. Florence , Santa Trinità .

IV _ _

FLORENCE APRES MASACCIO ....

Il faut du temps, une dizaine d'années au moins, pour que l'impact de L'Annonciation de Masaccio se fasse sentir à Florence. Tout en contredisant le goût alors dominant pour le gothique international, l' œuvre pouvait en effet, à la limite, passer pour une solution parmi d'autres, originale sans doute mais pas révolutionnaire, au sein de cette prolifération des variantes qui constituaient alors le plus clair de l'invention florentine à ce propos. Car, d'une certaine manière, Masaccio déployait, en le dédoublant latéralement, le type florentin traditionnel présentant la Vierge sous un édicule à colonne d'angle et l' Ange à l'extérieur - tel que Bernardo Daddi, par exemple, en avait proposé l'idée depuis plus d'un siècle. À la limite aussi, la porte au fond de la perspective jouait un rôle équivalent aux trois colonnes que Mariotto di Nardo interpose entre Gabriel et Marie dans L'Annonciation qu'il peint dans les années 1420 - et Lorenzo Monaco avait déjà ouvert une porte sur l'axe central de son Annonciation de Santa Trinità (ill. 64) . Pourtant, avant même les années 1440, où le dispositif centralisé commence à l'emporter, la puissance novatrice de l' œuvre de Masaccio, sa capacité à « informer » la représentation du thème se marquent dans les transformations qui se font jour chez des peintres qui, tout en étant indifférents à la cohérence géométrique de la construction régulière, en adoptent l'aspect visuel. On n'en retiendra que deux exemples. Le « cas » de Bicci di Lorenzo est particulièrement éclairant puisqu'il était à la tête d'une « véritable

entreprise picturale 1 » travaillant pour toute la Toscane et au sein de laquelle Masaccio a probablement fait son apprentissage 2 • Or, si son Annonciation de 1414 reprend sur le mode resserré, par suite du format, l'idée de l'image miraculeuse de la Santissima Annunziata, celle qu'il peint en 1430 (ill. 69) propose un lieu architectural unifié de part et d'autre d'une profondeur où l'on devine le « jardin clos

»

de la Vierge. Cerces,

l'architecture reprend nombre de motifs traditionnels (l'auvent au-dessus de l'édicule de Marie rappelle en particulier le trône de la Vierge qu'on a vu, entre autres, chez Lorenzo Monaco, ill. 64); la profondeur n'obéit à aucune construction géométrique et elle est située derrière Gabriel et non au centre du panneau. Lœuvre n'a, autrement dit, rien de « masaccesque ». Lunité affichée de sa structure architecturale fait cependant sans doute entendre l'écho de L'Annonciation de Masaccio chez un peintre qui, tout en étant traditionaliste, pouvait se montrer réceptif aux innovations de son ancien élève et en adopter certains aspects les plus voyants, sinon la cohérence interne 3 • Le fils de Bicci di Lorenzo, Neri di Bicci, poussera à son terme, on le verra, cette attitude en peignant des Annonciations ne retenant de la perspective centralisée que son aspect extérieur de modernité (ill. 134, 135, 136). Le « cas » de Paolo Schiavo mérite l'attention pour d'autres raisons. Son Annonciation conservée à Berlin dace vraisemblablement du début des années 1420 ; c'est une œuvre de jeunesse qui reprend étroitement les modèles de Lorenzo Monaco dont Paolo Schiavo a sans doute été l'élève. Peinte vers 1440, la petite Annonciation du Musée de la Collégiale de Castiglione Olona (ill. 70) fait preuve en revanche d'une

68 . FRA FILIPP O

LIPPI

Annonciation , 1438-1440, détail. Florence , San Lorenzo.

AN

26

UNC...IAIIUN

69. B 1cc1 Dl L ORENZO Annonciation, 1430, huile sur bois , 164,4 x 144 ,7 cm. Baltimore , The Walters Art Gallery.

modernité remarquable et la mutation qui s'y fait jour ne saurait s'expliquer seulement par la collaboration de Paolo Schiavo avec Masolino (qui réalise dans le baptistère de la même cité ses compositions les plus albertiennes 4). Non seulement en effet la géométrie perspective est clairement affirmée (sinon construite) mais le vocabulaire architectural employé reprend celui de Brunelleschi plus précisément que ne l'a jamais fait Masolino - au point qu'on a pu voir dans cette modeste Annonciation un reflet de la chapelle Barbadori telle que l'avait originellement construite Brunelleschi dans l'église de Santa Felicità à Florence 5• Par cette mise en perspective démonstrative et ce vocabulaire architectural résolument moderne, Paolo Schiavo métamorphose un édicule virginal courant, qu'on retrouve entre autres dans le petit panneau conservé à l'Ashmolean Museum d'Oxford daté du début des années 1420 (ill. 72) . Or ce dernier est parfois considéré comme une œuvre de jeunesse de Paolo Uccello 6, et son étonnant archaïsme par rapport à l'architecture de Paolo Schiavo suffit à montrer la profondeur de l'influence qu'exerce la structure nouvelle de la perspective jusque sur un peintre moyen comme Paolo Schiavo. Mais L'Annonciation de Castiglione Olona est également révélatrice pour une autre raison. Elle montre que la mutation artistique en cours ne saurait se réduire à une somme de parcours individuels ou à l'influence privilégiée de tel ou tel artiste sur tel autre, qu'elle est le fait d'un milieu artistique aux intérêts entrecroisés et aux expressions diversifiées, et que, dans ce milieu, deux peintres (qui sont aussi deux religieux) jouent un rôle déterminant à la fin des années 1430 : Fra Angelico et Fra Filippo Lippi. S'il fait directement référence au vocabulaire architectural de Brunelleschi, Paolo Schiavo s'en sert pour configurer l'édicule à colonne d'angle qui, tout en étant traditionnel à l'intérieur du thème, venait d'être renouvelé par Fra Angelico (ill. 74). Et son œuvre marque aussi sans ambiguïté l'impact des recherches de Filippo Lippi : l'ombre de la Vierge sur le mur est pratiquement une citation des ombres projetées dont, très tôt, Lippi a fait un de ses outils figuratifs privilégiés 7 • L'Annonciation de Paolo Schiavo constitue donc une synthèse réussie, un point d'équilibre entre les propositions florentines les plus avancées du moment : la diffusion progressive de la« leçon perspective» de Brunelleschi, Donatello et Masaccio (tous trois nommés en 1436, ne l'oublions pas, dans la dédicace de la version italienne du De pictura d' Alberti) n'est pas le fait d'individus isolés et géniaux, de« héros de l'art » ; elle est le fait d'un milieu au sein duquel les œuvres de Fra Angelico et de Fra

70 . PAOLO SCHIA V O Annonciation, vers 1440, détrempe sur bois, 30,5 x 39 cm . Castiglione Olona, Collegiata. 71 . MARIOTTO Dl NARDO Tr iptyque de !'Annonciation, vers 1420, détrempe sur bo is, 17 1 x 2 34 cm. Pistoia , Museo civico.

127

'8

72. ANONYME FLORENTIN Annonciation, 1420-1430 , détrempe sur bois , 64 ,6 x 47 ,5 cm. Oxford, Ashmoleum Museum .

Filippo Lippi jouent un rôle décisif dans les années 1430. C'est ce que confirme d'ailleurs la lettre célèbre que Domenico Veneziano adresse le 1e, avril 1438 à Piero de' Medici pour lui proposer ses services en arguant du fait que « Fra Filippo » et « Fra Giovanni » sont, pour l'heure, ·trop occupés pour pouvoir satisfaire le souhait de Cosme l'Ancien qui veut faire peindre un « ouvrage magnifique »8 • Cette lettre indique donc que Fra Angelico et Fra Filippo Lippi sont alors considérés comme les deux meilleurs peintres de Florence et ce prestige est confirmé en 1454 quand les magistrats de Pérouse demandent que les fresques qu'ils commandent pour la chapelle du Palazzo dei Priori soient, à leur achèvement, jugées par« un de ces maîtres, le frère du Carmine [Fra Filippo Lippi], maître Domenico de Venise [qui avait travaillé à Pérouse] et le frère de Fiesole [Fra Angelico]9 ». Selon Jeffrey Ruda 10 , les premiers panneaux florentins dont l'espace pictural est systématiquement construit en fonction d'un point de fuite unique sont la Pala de San Marco peinte par Fra Angelico entre 1438 et 1441 et L'Annonciation réalisée par Fra Filippo Lippi pour l'église de San Lorenzo entre 1438 et 1440 (ill. 78). Une telle coïncidence chronologique ne saurait être le fait du hasard et il faut sans doute y voir un premier effet du De pictura d'Alberti: en 1436, la dédicace de la version italienne vient d'exalter le milieu artistique florentin (Brunelleschi, Donatello, Ghiberti, Luca della Robbia et Masaccio), capable d'inventer « des arts et des sciences dont personne n'avait entendu parler et que personne n'avait vus 11 ». Il ne s'agit pas de suggérer ici une influence directe d'Alberti sur les peintres: Fra Angelico et Fra Filippo Lippi pratiquent la perspective « régulière » de façon très différente. Il s'agit plutôt de penser que le texte d'Alberti proposait un « programme artistique » dont le prestige intellectuel pouvait encourager les peintres à en reprendre les principes généraux - même sous une forme simplifiée ou personnelle. Ce point est décisif et on doit s'y arrêter : on est au cœur de l'histoire du « problème artistique » qui nous occupe. Fra Angelico

Lintérêt de Fra Angelico pour la perspective linéaire est bien établi et, en 1957, John White n'a pas hésité à affirmer qu'il était « probablement l'artiste qui maîtrise le mieux les problèmes spatiaux dans la première moitié du xve siècle 12 ». La complexité de l'espace de certaines prédelles mais aussi l'architecture du trône dans Le Couronnement de la Vierge de 1434-1435 (conservé au Louvre) et, à une échelle monumentale, les fresques réalisées dans la chapelle de Nicolas V au Vatican en 1447-1450 confirment la maîtrise du peintre dominicain en matière de géométrie perspective. Il n'en fait pas moins un usage très spécifique. Dans toute son œuvre, par exemple, il ne peint des pavements géométriques en perspective que dans Le Couronnement de la Vierge du Louvre et dans trois de ses « Saintes Conversations » : la Pala de Fiesole (vers 1428-1430, où la perspective du pavement demeure très limitée et approximative), la Pala de San Marco (vers 1438-1440, où c'est un somptueux tapis qui sert de support à la mise en perspective du sol) et

la Pala del Bosco ai Frati (avant 1450, où la grille est limitée à la partie centrale du premier plan et encadre des panneaux de matière colorée 13). Nulle part ailleurs, ni dans les fresques, ni dans les panneaux narratifs, ni dans les autres tableaux d'autel, Fra Angelico ne construit de damier perspectif pour structurer géométriquement la relation entre les figures . Alors que, pour Alberti, la construction géométrique du sol est un préalable nécessaire à la composition de l'historia, Fra Angelico en réserve l'emploi (parcimonieux) à des représentations fondamentalement mystiques puisque la peinture y donne à voir un spectacle« céleste», la « vision » de ce qui ne saurait jamais être vu dans la réalité 14. Autrement dit, chez le peintre dominicain,

73 . FR A A NGELICO Annonciation , vers 1450 , fresque , 230 x 321 cm . Florence, couvent de San Marco (corridor nord).

13 1 130

NONC I A TI ON

loin d'être la « forme symbolique » d'une vision « déthéologisée » du monde (comme le voulait Panofsky), loin même d'exprimer la « commensurabilité » du monde à l'homme 15, la perspective géométrique construit, dès lors qu'elle est appliquée au sol, un lieu architectural parfait, celui de la cour céleste qui entoure la Vierge, reine des Cieux. On verra qu'il n'est pas le seul à « spiritualiser » de la sorte la géométrie de la perspective. La construction de ses Annonciations est, dans ce contexte, très significative. Peinte vraisemblablement après son séjour à Rome, vers 1450, L'Annonciation du corridor nord du couvent de San Marco (ill. 73) est décidément albertienne. De façon assez exceptionnelle, Fra Angelico a peint avec soin le cadre architectural à travers lequel la scène se donne à voir : reprenant la couleur et la configuration des articulations en pietra serena qui rythment l'architecture réelle du corridor, cet encadrement se présente très exactement comme la « fenêtre » à partir de laquelle Alberti veut qu'« on puisse contempler l' historia

».

Savamment calculé 16 , le cadrage dissimule d'une part la zone du « jardin clos » située devant l'édicule (dont la base coïncide presque avec le bord de la « fenêtre ») et, d'autre part, il indique que le portique de la domuncula de Marie se continue vers notre droite - suggestion qui, on le verra, n'est pas indifférente à l'effet

de la fresque in situ. Albertienne, cette Annonciation l'est également par l'emplacement que Fra Angelico y donne au point de fuite de la construction architecturale. Décentré, puisqu'il est situé en haut de la fenêtre grillagée de la chambre-cellule de Marie, il est placé à 2,81 mètres du sol. Il ne correspond donc pas à la position réelle du regard du spectateur devant la fresque mais, approximativement, à celui du regard de Marie (si elle n'inclinait pas la tête à la venue de Gabriel). Or ce choix s'accorde aux deux recommandations que fait à ce sujet Alberti au chapitre 19 du livre I du De pictura : - Le point « central » où convergent les lignes de fuite n'a pas à être placé au centre de la surface peinte ; il correspond à l'inscription sur cette surface du « rayon visud central », le « prince des rayons », qui part de l' œil, et le peintre peut le placer « où bon lui semble 17 ». - Par ailleurs, il convient, selon Alberti, que ce point central ne soit pas situé « plus haut que l'homme que l'on veut peindre » car, « de cette façon, ceux qui regardent et les objets peints sembleront se trouver sur un sol uni 18 ». Loin de soumettre la représentation à la position réelle du spectateur, cette recommandation, valable quelle que soit la position de l' œuvre peinte en hauteur, soumet le spectateur à l'ordre de la représentation et, comme l'a fortement souligné Hubert Damisch, le réduit à un « point 19 ». Ainsi, dans les principes fondamentaux de sa construction, L'Annonciation du corridor de San Marco est « albertienne ». Mais, loin d'être une contrainte, les recommandations du De pictura sont jouées ici en fonction de préoccupations qui rendent indissociables pratique picturale et pratique dévote, attitude spirituelle et pensée théologique. Comme l'a observé William Hood 20 , le cadre illusionniste qui donne figure à la « fenêtre » albertienne suit une perspective différente de celle de l'architecture peinte (son point de fuite est situé plus bas). Loin d'être en continuité l'un par rapport à l'autre, le cadre et le champ pictural sont donc « discontinus » : alors que le cadre s'accorde à l'architecture réelle récemment construite par Michelozzo, le champ appartient à un autre « royaume ». Au travers de cette « fenêtre », c'est un « espace sacré » qui s'offre à la contemplation ; c'est une vision spirituelle dont le fidèle est appelé à être témoin et qu'il doit activer, mentalement et physiquement, en prononçant l'Ave Maria quand il passe devant la fresque, comme le recommande l'inscription qui court sur le rebord de l'édicule virginal : « Quand tu seras venu devant la figure de la Vierge intacte, veille, en passant, à ce que l'Ave ne reste pas silencieux 2 1 ». Cet effet « mystique » de vision et de présence est renforcé par la façon dont Fra Angelico utilise, dans la fresque, l'impact de

l'éclairage naturel. Provenant de la gauche, de l'est, depuis une fenêtre ouverte dans le mur du corridor, cet éclairage exerce tout son effet le matin, c'est-à-dire à l'heure où, comme venait de le préciser l'archevêque dominicain de Florence, saint Antonin, !'Annonciation avait eu lieu 22 • Or, sil' on a parfois remarqué qu'à la différence de Marie, Gabriel ne projette pas d'ombre (le peintre suggérant ainsi sa nature immatérielle) , on n'a pas, à ma connaissance, noté que, de façon tout à fait exceptionnelle à l'époque, cette Annonciation présente obliquement les deux figures : Marie est en retrait dans la profondeur par rapport à Gabriel (le tabouret ne laisse aucun doute à ce propos) et l'Ange devient ainsi une

«

figure projetée

»

de la lumière

provenant de la fenêtre - qu'il transforme du même coup en lumière surnaturelle révélée. Une dernière observation confirme la subtilité avec laquelle Fra Angelico a conçu cette Annonciation. Ayant remarqué depuis longtemps l'incongruité manifeste des chapiteaux qui ornent l'édifice

virginal (corinthiens pour la façade orientée vers nous, ils deviennent ioniques sur la façade latérale et de part et d'autre de la porte de la chambre-cellule de Marie) , les spécialistes y ont reconnu une double allusion: les chapiteaux corinthiens font allusion à la virginité de Marie selon une association antique, tandis que les chapiteaux ioniques s'inspirent de ceux que Michelozzo vient de dessiner dans le couvent de San Marco. Larchitecture virginale se trouve ainsi étroitement associée au couvent, en accord avec le fait que la Vierge n'est pas seulement une protectrice particulière de l'ordre dominicain, elle est, dans chacun de ses couvents, considérée comme l'abbesse supérieure de la communauté 23 • Or cette relation privilégiée est renforcée par la mise en place de l'architecture feinte au sein de l'architecture réelle qui l'entoure. Non seulement, on l'a vu, la lumière réelle devient surnaturelle dans l'espace sacré de la représentation, mais la présentation de la domuncula l'associe étroitement au lieu physique qui l'entoure : la profondeur située sur la gauche de l'image

correspond à celle du corridor est qui commence à l'angle de la fresque et, sur la droite, le cadrage - qui suggère la continuité latérale du portique - s'accorde également avec la direction du parcours qui s'engage une fois qu'on est

«

passé devant

»

la figure. Si l'on ajoute à cela le fait que la colonne qui sépare Gabriel de

Marie n'est pas située au centre de la fresque mais exactement sur l'axe central de l'escalier qui y mène 24 tandis que la tête de Marie, décentrée par rapport à l'axe brisé dans lequel elle s'inscrit sur le fond, est exactement au centre de l'arc plein cintre à travers lequel nous la voyons, on constate que Fra Angelico suscite une dynamique interne de l' œuvre s'accordant à la dynamique de sa réception : voyant L'Annonciation se dégager progressivement au fur et à mesure de l'ascension de l'escalier, ayant prononcé à

haute voix l'Ave Maria accompagné d'une génuflexion en passant (praetereundo) devant la figure, le spectateur continue son parcours selon des axes suggérés dans la fresque elle-même. La remarque serait secondaire si elle n'indiquait pas que ce spectateur, évidemment un fidèle et un dévot de la Vierge (moine dominicain ou laïc, puisque la fresque est placée en dehors de la stricte clôture conventuelle 25 ), est placé, presque à son insu, sous le pouvoir de l'image qu'il rencontre au moment où il se dirige vers sa cellule - tout comme la perspective dirige son regard, dans la fresque , vers la chambre-cellule de Marie dont la fenêtre est mise en valeur par un éclairage d'une singulière luminosité 26 • Loin de réduire, avec Alberti, le spectateur à l'être théorique d'un

«

point

»

géométrique, la perspective en fait chez le peintre dominicain un croyant en

mouvement vers la méditation intérieure. Avec L'Annonciation de la cellule 3 - dont l'esprit et le traitement très différents s'accordent aussi à l'emplacement et au rype de regard que l'œuvre suppose 27 -

,

cette Annonciation constitue l'aboutissement

très médité d'une réflexion menée depuis de longues années et dont de nombreuses images portent

L ' AN NON C I AT 1 0 N

témoignage. Il n'en est que plus intéressant de constater qu'elle constitue aussi la reprise et la transformation, à une quinzaine d'années de distance, de la disposition que Fra Angelico avait conçue, vers 1434, pour

L'Annonciation conservée aujourd'hui au Museo diocesano de Cortone (il!. 74). Exploitant le type de l'édicule virginal à colonne d'angle, Fra Angelico utilisait alors la

«

perspective » moins pour élaborer

dévotement une profondeur fictive que pour construire, à travers la surface du tableau d'autel, la logique rhéologique des

«

lieux

»

de !'Annonciation et visualiser à la fois la logique divine de la Rédemption et

l'incommensurable mystère de l'Incarnation. Lédicule est assez régulièrement construit pour qu'on puisse constater que, à l'exception (significative) du trône de Marie, le

«

point de fuite » de sa perspective est situé, sur le bord du tableau, à la

limite de la zone végétale et de la zone désertique du « paysage

».

Sou l'horizon théorique qu'il détermine,

tangent aux auréoles des figures , se déroule l'historia visible de !'Annonciation, la rencontre de l'Ange et de la Vierge. Invisible lui-même, cet horizon est redoublé, au-dessus, par l'horizontale du tirant qui traverse et soutient les deux arcs de façade. Ce n'est pas un hasard si cette horizontale va, sur la gauche, idéalement rejoindre la base de la porte du Paradis d'où !'Archange chasse Adam et Ève (fig. 12). C'est d'autant moins un hasard que, dans leur Chute, Adam et Ève ont franchi cette ligne invisible, tout comme, dans l'arc de droite, le nimbe lumineux qui enveloppe la colombe de l'Esprit saint fran hic le tirant au-dessus de Marie. Se développant de gauche à droite, ce double mouvement de descente et de franchissement visualise, avec une remarquable économie de moyens, l'idée même du plan divin de la Rédemption - qui corrige la Chute originelle par la descente salvatrice de l'Esprit saint. Cette continuité providentielle entre la Chute et la Rédemption est aussi suggérée par la mise en perspective latérale de l'édicule marial. Attirant le regard vers le fond tout en rythmant son parcours, les trois arcs et les quatre colonnes aboutissent à (et se transforment en) un palmier qui, situé hors du

«

jardin clos » de Marie, n'évoque pas seulement la palme dont on a vu qu'elle

pouvait être fréquemment utilisée dans le contexte de !'Annonciation 28

:

par ses couleurs et sa forme, ce

palmier assure la transition visuelle entre le lieu (stérile) de la Chute et celui (fertile) de la Rédemption - dont la juxtaposition donne ainsi figure à la prophétie d'Isaïe (51 ,3) : « Oui, Yahvé a pitié de Sion, il a pitié de toutes ses ruines ; il va faire de son désert un Éden et de sa steppe un jardin de Yahvé.

»

FIG. 1 2 S c h é m a perspectif de l ' Ann o n ci oti o n de F ra Angelico à Cortone {Loïc Rich a let) .

134

74. FRA ANGELI CO Annonciation, 1433-1434 , détrempe sur bo is, 17 5 x Cortone , Museo diocesano .

8

c

135

La clarté et la rigueur de cette construction sont encore confirmées par le plan au sol de la domuncula de Marie et par la façon dont Fra Angelico l'a « cadrée » pour en faire une figure du corps

mystérieux de Marie - selon une thématique courante, comme on l'a vu également 29 • À première vue, le « trône » de Marie semble placé contre le mur latéral droit de l'édifice. Un regard plus attentif montre cependant qu'il n'en est rien: adoptant un parti qu'il renversera à San Marco, Fra Angelico a cadré cet édifice de façon à dissimuler, sur la droite, le troisième arc de la façade parallèle au plan de l'image; loin d'être contre le mur, le trône de Marie est donc placé au centre de la seconde arcade. Derrière les figures, les trois arcades, bien visibles, ne laissent d'ailleurs aucun doute sur le fait que ses deux façades ouvertes de l'édicule comportent chacune trois arcades. Ce n'est évidemment pas gratuitement que Fra Angelico a ainsi troublé la perception de la structure de l'édifice. Telle qu'il la représente ici, la domuncula de Marie est aussi une figure du corps virginal où l'Incarnation a lieu, c'est-à-dire où la Trinité« prend corps». Non seulement ce bâtiment, qui comporte apparemment deux arcades sur trois mais en implique (invisiblement) trois sur trois, peut constituer une métaphore commode de la Trinités' accomplissant « invisible dans la vision », mais Fra Angelico a pris le soin de réserver, en son cœur, un lieu inconnaissable et incommensurable. Au centre géométrique du panneau, une porte s'ouvre derrière le visage de Gabriel et donne sur la chambre de la Vierge, le thalamus virginis, comme l'indiquent le coffre et le rideau rouge du lit. Ces deux derniers obéissent à la mise en perspective générale de l'image. Pourtant, si l'on fait le plan au sol de l'édifice (fig. 13), on constate que ce lit et ce coffre sont au-delà du mur de fond dont la base est visible derrière Gabriel. À moins de supposer que la chambre s'enfonce effectivement au-delà de cette limite - ce que rien n'indique ni ne suggère, l'image donnant au contraire le sentiment que le bâtiment est cubique -, force est de constater qu'en échappant ainsi à une localisation géométrique, l'incommensurabilité de la chambre de Marie donne figure au mystère du corps marial, capable de

«

contenir le contenant » et de nourrir de son sang l' homunculus divin sans le faire

participer de la souillure du péché originel dont sont porteuses toutes les filles d'Ève 30 • i: i:

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13 Plan au sol de !'Annonciation de Fra Angelico à Cortone (Loïc Richalet). FIG,

La complexité très élaborée de la composition est renforcée par la façon dont le peintre y a écrit, en lettres d'or, le texte du dialogue entre Gabriel et Marie. Illisible dans les conditions qui étaient celles de la réception de l' œuvre (non seulement les fidèles étaient pour la plupart analphabètes, mais ils étaient trop éloignés du tableau pour pouvoir même songer à le lire) , ce texte fonctionnait, de loin, comme une figure du dialogue évangélique, vibrant dans la lumière des cierges. Mais, de près, dans l'intimité qui a été celle du peintre peignant son œuvre, le choix de ce texte et, surtout, la modalité de son inscription dans le tableau laissent entendre l'intensité de la réflexion du peintre théologien (ill. 75). Le texte de Gabriel correspond au début de la troisième salutation angélique : « L'Esprit saint viendra sur toi et la puissance du Très-Haut te couvrira de son ombre » (Spiritus Sanctus superveniet in te et virtus Altissimi obumbrabit tibz) - à laquelle répond finalement Marie : « Je suis la servante du Seigneur ; qu'il me soit fait selon ton Verbe » (Ecce ancilla

Domini ;fiat mihi secundum Verbum tuum) - permettant ainsi l'Incarnation, accomplie dans l'instant où elle prononce le fiat mihi. Ce choix n'est pas exceptionnel mais l'inscription du texte comporte deux «

anomalies » remarquables 31 : - La réponse de Marie est écrite de droite à gauche et inversée de haut en bas : :Wil.Cll AM -

:WQ V11I:)V 3::):)3:. Cette écriture de droite à gauche se rencontre dans un certain nombre d'Annonciations mais sans, en général, que le texte soit « la tête en bas ». Ce dernier peut sembler s'adresser, ici, à la figure sculptée dans le tondo ; il n'en est sans doute rien car cette figure n'est vraisemblablement pas celle de Dieu le Père mais celle d'un prophète comme l'indique son phylactère, attribut traditionnel des prophètes. C'est donc à un invisible, improbable et secret

«

lecteur

»

que la formule mariale s'adresse.

- Dans cette réponse, il manque, en outre, les trois mots décisifs fiat mihi secundum. En dissimulant la formule qui indique le mode (secundum) de la conception divine (fiat mihz), Fra Angelico pourrait illustrer à la lettre le commentaire de saint Bernard sur la troisième salutation angélique : « L'Esprit saint descendra sur toi et la vertu du Très-Haut te couvrira de son ombre( ... ) C'est comme si l'Ange disait: ce mode par lequel vous concevrez du Saint-Esprit Jésus-Christ, la vertu de Dieu le cachera de son ombre

75. FRA ANGELIC O Annonciation , 1433-1434 , détrempe s ur bois, détail. Cortone , Museo diocesano.

dans son asile le plus secret, afin qu'il soit connu de lui et de vous seulement 32 •

»

Mais, à nouveau,

l'invention du peintre théologien est plus complexe et, de façon remarquable, Fra Angelico semble ici retrouver et rejouer autrement l'idée d'Arnbrogio Lorenzetti dans son Annonciation de 1344 (ill. 34). Comme l'indique en effet la salutation angélique, complètement lisible, dont les mots, convenablement abrégés, s'écartent et s'espacent de part et d'autre de la même colonne, c'est la surface du panneau qui sert de support concret à l'écriture et celle-ci ne flotte dans aucun espace fictif. Le fiat mihi secundum ne passe donc pas « derrière

»

la colonne, il n'est pas

«

caché

par elle ; il y est plutôt

»

«

englobé

»

et la colonne doit

être perçue, en cet endroit, comme l'expression figurée, non écrite, de la parole qui a, instantanément, autorisé l'Incarnation. On reconnaît la

«

colonne christique

», «

asile le plus secret

»

de Dieu, présent et

inconnaissable dans l'événement. En se substituant au fiat mihi secundum, la colonne visualise aussi ce qui, caché, advient - l'Incarnation - et complète encore la valeur mystique et théologique de la domuncula virginale conçue par le peintre dominicain. À plus de quinze ans de distance, de 1433-1434 à 1450, on est frappé par la continuité de la réflexion de Fra Angelico en ce qui concerne la construction du lieu architectural de !'Annonciation. On est frappé aussi par l'économie de moyens à laquelle il parvient dans la seconde œuvre - dont la fonction , l'emplacement et le message sont, il est vrai, d'un autre ordre que ceux du tableau d'autel de 1434. Mais ce constat jette aussi quelque lumière sur ses autres Annonciations33 • Peinte sans doute dans les mêmes années que L'Annonciation du corridor de San Marco, celle qui se trouve sur l'Armadio degli Argenti (ill. 16) est la seule

où Fra Angelico recourt, dans ce thème, à une perspective centralisée. Plus qu'aux dimensions réduites du panneau, ce choix tardif et isolé est sans doute lié à l'emplacement et à la fonction de l'image. Celle-ci ouvre en effet une longue série de trente-neuf panneaux au format identique racontant, à travers la représentation d'épisodes évangéliques, l'actualisation dans la personne du Christ des prophéties bibliques et l'avènement de la Lex amoris, de l'ère de la Grâce. S'achevant, après le Jugement dernier, avec le Couronnement de la Vierge, cette longue histoire commence avec !'Annonciation. En recourant à une perspective centrée, « masaccesque », pour représenter !'Annonciation, Fra Angelico a peut-être voulu souligner le traitement narratif qu'il donnait ici à une historia envisagée comme ouvrant l'histoire humaine du Christ et l'histoire chrétienne de l'humanité. Car, comme on le verra et comme l'indique le livre II du De pictura d'Alberti, la perspective a été perçue comme un instrument privilégié de la « mise en récit

»

des épisodes représentés.

Les analyses qui précèdent confirment en outre que L'Annonciation conservée au musée de San Giovanni Valdarno (ill. 77) est très vraisemblablement la première qu'ait peinte Fra Angelico 34 • Malgré son apparente régularité, la construction du « cube

»

perspectif qui constitue la maison de Marie est en effet très

approximative : l'édicule ne se raccorde pas au cadre, aux dimensions duquel il semble pourtant correspondre, et la restauration del' œuvre a mis en évidence plusieurs hésitations du peintre 35 • Par ailleurs, sil' on y retrouve tous les éléments iconographiques de L'Annonciation de Cortone (Adam et Ève chassés du Paradis, la colombe du Saint-Esprit, le jardin clos, le palmier, la chambre de Marie), leur présentation n'est pas organisée avec cette rigueur visuelle et théologique qui, comme l'écrit Louis Marin, permettra à la perspective de légitimer « le sens exégétique en lui fournissant ce qui peut, sans métaphore excessive, être appelé sa construction syntaxique 36 ». Ici, la perspective construit bien le « lieu spacieux

»

de l'historia et elle en coordonne les articulations

particulières mais elle n'est pas encore utilisée pour « démontrer » visuellement la logique théologique de la représentation 37 • En quelques années, le peintre théologien a mis au point un emploi remarquablement médité de la « perspective

76. FR A

».

AN G EL IC O

Annonciation, 1433-1434, détrempe sur bois , détail. Cortone, Museo diocesano .

IONCIATION

Ces analyses autorisent quelques réflexions d'ensemble. D'abord, les dates des œuvres suggèrent que le De pictura d'Alberti, dans sa version latine de 1435 ou italienne de 1436, a eu un impact rapide sur la pratique picturale de certains artistes. Ceux-ci ne voient certainement pas dans la« construction légitime» une règle à suivre ou à appliquer mais, quitte à en simplifier les principes, un instrument qui leur permet d'élaborer une syntaxe figurative susceptible d'ordonner et d'articuler clairement les divers éléments de leur message visuel. On le constate en particulier dans l'économie remarquable de moyens des deux Annonciations peintes vers 1450 ; le panneau de l'Armado degli Argenti adopte le dispositif centré proposé

par Masaccio et déjà repris par Domenico Veneziano tandis que, tout en recentrant le schéma de L'Annonciation de Cortone, la fresque de San Marco réduit à l'essentiel les informations complémentaires

qui donnaient au tableau d'autel une richesse iconographique liée à sa fonction et à la définition de ses destinataires. Mais, précisément, la construction perspective de cette fresque montre aussi que Fra Angelico exploite avec une efficacité remarquable le nouveau type de relations qu'introduit la construction perspective entre le spectateur et l'image, en faisant du point de convergence des lignes de fuite la projection (théorique) de l' œil qui regarde. Car le nouveau dispositif transforme les conditions d' « accessibilité » du spectateur à l'image. Comme y a justement insisté David Rosand 38 , la construction perspective« rend le divin accessible d'une manière particulière » : en mettant l'accent sur la « médiation » entre les mondes situés de part et d'autre du plan de la représentation, elle implique la « responsabilité » du spectateur, fondée sur son engagement actif dans l'interprétation de ce qui lui est donné à voir. Comme l'a également souligné John Shearman 39 , les œuvres de la Renaissance exigent et supposent un « spectateur plus engagé » pour que l'efficacité persuasive de la représentation puisse jouer à plein. Or, toujours selon John Shearman, cette nouvelle attitude se marque d'abord dans des œuvres de Donatello où le sculpteur semble s'inspirer très délibérément de

«

l'empirisme sophistiqué » d'Ambrogio Lorenzetti. Cette remarque n'est pas indifférente :

si l'invention de la perspective régulière constitue bien une rupture théorique, celle-ci se fait aussi à travers la réinterprétation de ce qu'avait proposé, près d'un siècle plus tôt, le « doctus pictor » de Sienne - et ce rapprochement autorise à poser le « problème artistique » qui nous occupe dans une continuité à long terme, malgré toutes les différences qui séparent la perspective d'Alberti de celle de Lorenzetti. Par ailleurs, avant les années 1438-1440, L'Annonciation de Cortone avait aussi montré qu'il n'était pas besoin d'Alberti pour concevoir une construction de l'image où la « perspective » (entendue ici comme le cadrage, la construction des lieux sur la surface et la cohérence géométrique de la profondeur fictive) organisât efficacement la« syntaxe » de l'image. Reposant sur la transparence supposée du plan de la représentation et sur l'annulation visuelle de la surface peinte, la logique interne de la« perspective légitime» albertienne pouvait même apparaître comme un appauvrissement des potentialités expressives d'un espace pictural où les relations de surface peuvent être, en tant que telles, un vecteur de sens 40• En fait, la diffusion et le succès de la « perspective légitime» conduisent les peintres à restaurer, par des moyens détournés, les valeurs de surface au sein d'un dispositif qui semble a priori les exclure 4 1• Le dispositif perspectif ouvre par lui-même une problématique picturale à long terme : au sein de la transparence de la « fenêtre » albertienne, les peintres devront travailler à restaurer la présence opaque du« champ» pictural- pour reprendre un terme employé, entre autres, par Léonard de Vinci.

77. FRA ANGELI C O Annonciation , 1430-1433 . détrempe sur bois , 195 x 158 cm . San Giovanni Valdarno.

141

I ONC I A ~ I O N

Fra Filippo Lippi

Cautre maître dominant le milieu florentin des années 1440, Fra Filippo Lippi, est aussi un religieux, de l'ordre des Carmélites, et ses Annonciations manifestent une approche très différente. L'Annonciation qu'il peint en 1438-1440 pour San Lorenzo (ill. 78) montre la rapidité avec

laquelle il réagit aux nouveautés proposées par le milieu artistique le plus avancé du moment - au point que la version très personnelle qu'il en élabore fait de lui un des représentants majeurs de ce même milieu. Contrairement à ce que ferait croire son apparence actuelle, cette Annonciation n'était pas à l'origine un tableau d'autel; faite de deux panneaux distincts et mobiles, elle décorait la double porte d'un vaste meuble liturgique, vraisemblablement l'armoire à reliques accrochée au mur latéral de la chapelle 42 • Cette donnée concrète est fondamentale car, marqué peut-être par les œuvres d'Altichiero qu'il a vues à Padoue en 14331434 43, Filippo Lippi a tenu compte, dans la composition interne de son Annonciation, de cet emplacement et de l'angle de vue oblique qu'il implique: la disposition des figures, l'éclairage et la construction perspective imposent une asymétrie qui attire l'attention sur le volet droit de la composition. C'est là qu'il a concentré la rencontre entre Gabriel et Marie, ce choix suffisant à dynamiser l'ensemble et à annuler l'effet d'archaïsme que n'aurait pas manqué d'avoir, à cette date, une composition symétrique en diptyque. La modernité de ce choix est renforcée par la pose des figures qui s'inspire indubitablement de L'Annonciation que Donatello venait de sculpter, en 1434-1435, pour la chapelle Cavalcanti de Santa Croce : non seulement les ailes de l'Ange sont, dans les deux cas, coupées par l'encadrement mais Lippi reprend le mouvement de la Vierge par lequel Donatello avait dramatisé la représentation sculptée du thème 44 - et il renforce encore cette dramatisation en ouvrant la pose de la Vierge vers l'Ange, resserrant ainsi la liaison entre les deux figures selon une idée reprise et accentuée à son tour par Botticelli en 1489-1490 (ill. 117). Les deux anges qui occupent le volet gauche ont longtemps intrigué les interprètes. En fait, le motif est connu depuis longtemps à Florence, et trouve sa source chez les Pères de l'Église, qui font des ces anges les témoins non de l'Annonciation elle-même mais de l'Incarnation, invisible aux yeux humains 45• Mais Lippi interprète le motif avec une liberté étonnante. Si l'ange placé,au second plan contemple en effet l'Incarnation (comme l'explicite presque la colombe en vol placée exactement au-dessus de sa tête), le plus proche de nous se détourne de sa tâche pour contempler le spectateur et lui indiquer, de la main droite, l'autre volet. Il devient ainsi, de façon très inattendue, une figure de cet « admoniteur

»

qu'Alberti conseille de placer dans une composition pour avertir « les spectateurs de ce qui s'y passe 46 ». Cette transformation de l'ange-témoin de l'Incarnation en « admoniteur

»

montre on ne peut mieux la capacité

qu'avait Fra Filippo Lippi de s'approprier, dans un esprit « moderne », un motif fortement investi religieusement. La construction spatiale de l' œuvre est, quant à elle, le lieu d'une véritable stratégie où Lippi utilise subtilement le contraste entre profondeur fictive et valeurs de surface. Cemplacement du point de fuite, à droite du pilier central, contribue aussi à concentrer l'attention sur le volet droit de L'Annonciation

-1' effet étant renforcé par la fuite accélérée de l'architecture très lumineuse qui sert d'arrière-plan à la rencontre. Mais la profondeur n'est pas obtenue par le truchement de la seule géométrie linéaire ; Lippi utilise également à cette fin la couleur et la lumière, et restaure ainsi la valeur de la surface peinte. En peignant par exemple en rouge clair la tour où s'inscrit le point de fuite, il ne se contente pas d'attirer

l'attention sur cet attribut traditionnel de Marie; il fait revenir le fond vers le premier plan avec une efficacité d'autant plus grande que cette couleur est pratiquement identique à celle del' aile del' ange qui, de l'autre côté du pilier central, fait écho à cette tour, le circuit visuel du rouge se continuant et s'intensifiant par la couleur des robes des deux autres anges, qui ramène l' œil au tout premier plan, à l'aplomb de la tour située« au fond». La même dialectique entre profondeur et surface se marque dans le sol qui, dépourvu de toute ligne de fuite continue, suggère la profondeur par une succession de plans juxtaposés et horizontalement distincts. La disposition des ombres parachève cet effet conjoint de surface et de profondeur. Dans l'arrière-plan, alors que les architectures sont symétriques, l'opposition entre l'ombre profonde et la lumière éclatante attire l'attention sur le volet droit. Les ombres projetées par les figures du premier plan révèlent un travail plus subtil : alors que les ombres de l'ange de gauche et celle du col du vase placé au tout premier plan indiquent un éclairage venant de gauche à 45 ° et détachent l'objet concerné du fond, l'ombre de Gabriel joue un rôle différent : sa direction et sa forme contribuent à suggérer le relief du corps angélique par rapport à la surface sur laquelle il s'inscrit, c'est-à-dire qu'elles contribuent à« attacher » la figure au fond et à mettre ainsi en valeur, comme dans un bas-relief, le champ de la surface comme support unitaire de la représentation. La forme que prend, dans ce contexte, l'ombre du pilier central permet d'approcher ce qui a constitué sans doute le cœur de l'invention artistique. D'abord, l'ombre projetée de ce pilier s'interrompt quand elle rencontre la robe de Gabriel - tout comme l'ombre du pilier de gauche ne se continue pas sur le degré qui le jouxte. On pourrait évidemment penser que cette décision arbitraire a pour but de ne pas obscurcir la« lisibilité » de la figure. Mais on constate aussi que ce fragment d'ombre ne suit pas la même direction que l'ombre du col du vase et, surtout, que ces anomalies ne sont pas isolées. En fait, ce pilier et l'encadrement fictif en diptyque n'appartiennent pas à l'architecture peinte du lieu de !'Annonciation : les deux arcs du diptyque ne sont pas semi-circulaires ; ils sont nettement moins hauts que les arcs plein cintre du second plan, ce décalage étant astucieusement dissimulé par la coïncidence visuelle entre les chapiteaux de l'encadrement et la corniche de l'architecture intérieure ; enfin, et comme l'a noté Jeffrey Ruda 47 , les lignes de fuite des piliers convergent vers un autre point que celles del' architecture intérieure. Autrement dit, d'une façon différente mais analogue à celle del' encadrement peint par Fra Angelico pour

L'Annonciation du corridor de San Marco, cet encadrement se présente pour ce qu'il est : un cadre peint redoublant le cadre réel sculpté ; il n'appartient pas à l'espace de la représentation mais, fictivement, à celui du spectateur. Très

«

albertienne » puisqu'elle visualise la « fenêtre » à partir de laquelle on peut contempler

l'historia, cette idée a pu être suggérée à Filippo Lippi par la structure réelle de son support : en peignant un pilier à l'endroit où se rencontrent les deux volets mobiles de l'armoire à reliques, il évite que l'interstice ne vienne, comme une fissure, interrompre la continuité interne du lieu de l'Annonciation - cet interstice ne touche que le cadre de l'image, il n'apparaît, au pire, que dans le pilier central. Mais Lippi a aussi exploité les possibilités de ce dispositif pour construire, à l'intérieur de l' œuvre, la relation entre le spectateur et la représentation. Il le fait par l'intermédiaire du vase peint au tout premier plan du panneau. Placé entre l'Ange et la Vierge, emblème connu du corps marial dans le moment de l'Incarnation - puisque, traversé par la lumière sans être brisé, il est l'image de la virginité de Marie 48 - , ce vase est encastré dans un enfoncement creusé à cet effet dans le rebord du lieu de l'Annonciacion. Il est donc simultanément à l'intérieur de ce lieu et à l'extérieur, dans cette épaisseur virtuelle du plan de la représentation que dessinent les bases des piliers

L

ANNUNt-lAIIUN

78 . 79 . FRA

144

FILIPPO

L IPP I

Anno nciation, 1438-1440. détrempe sur bois. 175 x 183 cm. Flo r ence . San Lorenzo. Ens emble et détail.

NONC I ATION

latéraux du cadre fictif. Placé « entre la limite extrême de l'espace représenté dans le panneau et le bord ultime de l'espace de présentation d'où il est regardé 49 », le vase semble transgresser virtuellement l'impénétrabilité de la surface peinte; porteur d'un fort effet de réalité par son extraordinaire qualité de transparence, il donne ponctuellement figure à un franchissement de cette limite, à une compénétration de l'espace du spectateur et de celui du tableau. La puissance signifiante du dispositif imaginé par Filippo Lippi est telle que l'interprétation peut s'en démultiplier. On peut par exemple, avec Louis Marin, y voir un « signe-figure » qui « re-marquerait le lieu de l'échange invisible entre le regard du spectateur et le tableau » ou « signalerait le lieu d'entrée du spectateur dans le tableau 50 » - et la valeur symbolique manifeste du vase nous invite alors, par la contemplation (spirituelle), à pénétrer la représentation sur le mode (et à l'image) de la pénétration de la Vierge par l'Esprit saint. La peinture deviendrait en quelque sorte le réceptacle du mystère offert au regard du fidèle - hypothèse éventuellement appuyée par le fait qu'après tout, cette Annonciation est effectivement un reliquaire : elle cache et signale des reliques au mystérieux pouvoir, qui deviennent visibles dès lors qu'en ouvrant les portes, on abolit la représentation et on pénètre son invisible intérieur 51• Il est possible que le peintre carmélite ait pensé tout cela. Cet effet de sens est en tout cas produit par le dispositif de sa représentation. Il reste peu probable qu'il ait été perçu par ses contemporains. Un autre aspect du dispositif de cette Annonciation a pu en revanche avoir un plus grand impact historique. Lippi a en effet, dans le contexte de l'époque, construit le lieu de son Annonciation comme un lieu scénique, avec son proscenium, son aire limitée de jeu et son mur (ou toile) de fond. Pratiquement au même moment, en 1436-

1437, Alberti a peut-être conçu, pour la scénographie de sa comédie Philodoxeus, une structure qui, si l'on suit la reconstitution proposée par Eugenio Battisti 52 , évoque singulièrement celle dans laquelle Lippi place les protagonistes de son historia. Il ne s'agit pas de suggérer qu'Alberti aurait influencé Lippi - c'est d'ailleurs

à Ferrare qu'Alberti imagine peut-être cette scène. Il s'agit plutôt de relever un convergence dont les raisons profondes tiennent à ce que, comme l'a souligné Hubert Damisch, c'est une « scène » que le peintre albertien commence par construire, une scène « où l'histoire, ensuite, viendra s'inscrire et où chaque chose trouvera sa place 53 ». De façon significative d'ailleurs, en 1463-1465, Giuliano da Maiano reviendra à une disposition équivalente dans L'Annonciation en marqueterie de la sacristie du Duomo de Florence (ill. 97), indubitablement inspirée cette fois par les pratiques théâtrales contemporaines 54. La perspective de Filippo Lippi suit donc un esprit très différent de celle de Fra Angelico et ce point mérite d'être souligné : dès les années 1440, les deux peintres indiquent deux des directions dans lesquelles vont s'orienter les artistes italiens. Non seulement la construction de L'Annonciation de San Lorenzo ne saurait être considérée comme « régulière » ou « légitime » mais, d'une manière générale, Filippo Lippi n'est pas intéressé par la rigueur géométrique de ses constructions. On le voit bien à la façon dont il traite la perspective de ses sols en occultant ou en interrompant rapidement la grille du pavement en fuite. L'Annonciation de Corsham Court (vers 1466, ill. 80) est très claire sur ce point : particulièrement « spacieuse », elle comporte un pavement très travaillé, bien mis en évidence. Mais il est rapidement interrompu par un muret qui, tout en étant ouvert en son centre, délimite le lieu de la rencontre et en distingue le donateur ; le pavement s'achève ensuite, à midistance, pour être remplacé par un sol uniforme dont la couleur change en passant « à l'extérieur » tandis que les lignes de fuite se déplacent au niveau de la frise bicolore qui court le long du vestibule puis de la façade extérieure (où elle est située nettement plus haut). Tout se passe comme si, au moment même où il crée une vaste profondeur, Lippi tenait à en contenir le sentiment, à en retenir l'expression en interrompant

FLORENCE

80 .

F RA

FILIPPO

APRÈS

MASACCIO

L IPPI

Annonciation, vers 1466 , détrempe sur bois, 132 x 126,3 cm. Corsham Court, Methuen Collect ion.

147

L ' ANNONCIATION

81 . FRA FILIPPO LIPPI

Annonciation (Annonciation Barberini), début 1440 , détrempe sur bois, 1SS x 144 cm.

148

Rome , Ga lleria naziona le di arte antica .



F L O K t . N C t.

82 . F R A F ILIPP O

At"'Kt.!>

MA!>A\..\.. I V

L IPP I

An n onciation , vers 144 5 , détrempe sur bo is , 203 x 186 c Munich , Alte Pinakothek .

.

149

systématiquement la continuité des lignes de fuite. Dans L'Annonciation de Munich (vers 1445, ill. 82), il est impossible de concevoir (et de reconstituer) le plan au sol de l'édifice, et les colonnes qui encadrent la scène au tout premier plan démontrent l'indifférence de Lippi à la rigueur géométrique au profit de l'effet visuel : elles ont l'air d'appartenir à l'architecture intérieure et de la continuer jusqu'au tout premier plan, mais elles ne s'y raccordent pas et leurs bases ne s'appuient que sur le bord du panneau. Il ne s'agit évidemment pas d'une incapacité technique du peintre. Lextraordinaire construction du Tondo Pitti montre qu'il était capable de prouesses sur ce point 55 , tout comme le tour de force que constitue L'Annonciation de Spoleto (1466-1469, ill. 83) où la régularité linéaire s'impose à la forme concave de la paroi. En fait - et mis à part précisément L'Annonciation de Spoleto 56

-,

Lippi s'en tient en général à

une perspective à peu près centrée, équilibrée, articulant clairement l'espace pour mettre en valeur l'action des figures. Il ne travaille pas l'élaboration géométrique du lieu architectural de !'Annonciation pour en faire le support d'une signification religieuse, spirituelle ou théologique ; c'est en général un lieu générique, pouvant évoquer (mais pas nécessairement) la chambre de Marie et servant surtout à mettre en valeur la dramatisation de la scène et la gestuelle des figures. L'Annonciation Barberini (ill. 81) est particulièrement éloquente : la Vierge y reçoit la tige de lys que lui tend Gabriel (selon une idée rare qu'il reprend dans L'Annonciation de Corsham Court) et deux jeunes filles s'enfuient pas un escalier latéral tandis qu'au tout

premier plan, deux donateurs assistent à ce qu'il faut bien appeler la « scène » puisque leurs gestes expriment non la prière (comme à Corsham Court) mais la surprise ou la révélation 57• Cette dramatisation de !'Annonciation prend une forme particulièrement subtile dans L'Annonciation conservée à la National Gallery de Londres (fin des années 1450, ill. 84), sans doute une des

plus méditées du peintre, certainement la plus originale. Situant la scène dans un lieu architecturalement indéterminé et même invraisemblable puisque les deux figures se rencontrent à l'extérieur alors qu'on voit, sur la droite, le lit de Marie, Filippo Lippi met en évidence la construction perspective du pavement sur la partie droite mais il en joue de façon systématique pour en réduire l'effet. D'abord, le point de vue adopté, très surélevé par rapport à la scène, ne tient aucun compte de la position réelle du spectateur puisque, comme l'indique sa forme, le panneau occupait une lunette située en hauteur. Loin de se développer, par ailleurs, vers une lointaine profondeur (celle-ci est suggérée sur la gauche, derrière l'Ange), la perspective mène, sur l'axe central, à un pan de mur bouchant d'autant plus le mouvement vers le lointain que la forme de l'escalier implique la nécessité de se diriger vers la droite, parallèlement au plan de la représentation. En outre, si le point de vue est très surélevé, les figures y échappent puisqu'elles sont présentées selon un profil parfait, sans vue plongeante, comme si elles étaient à la hauteur de notre regard - cette présentation frontale étant renforcée par le dessin des auréoles qui échappent ostensiblement à la mise en perspective à laquelle elles sont soumises dans les autres Annonciations. Tout se passe donc comme si Lippi s'était ingénié à déjouer la règle de la perspective dans l' œuvre où il en rend particulièrement visible la grille régulière. Ce paradoxe s'éclaire quand on le rapproche de l'invention la plus étonnante de l'image. Face au ventre de Marie, la colombe est placée dans une position extrêmement basse au sein de l'image (d'autant plus basse que le point de vue sur l'image est plus plongeant) ; de son bec, elle émet un ense;:mble de rayons dorés ; mais un seul rayon, le rayon central, frappe Marie à la hauteur de son nombril et pénètre sa robe par une boutonnière ouverte à cet effet d'où surgit, en réponse, une autre« pyramide » de rayons d'or (ill. 81). Ce détail est proprement extraordinaire et il est même, à notre connaissance, unique dans l'histoire de !'Annonciation en peinture. Lexplication qu'en ont proposée Leo Steinberg et Samuel Edgerton est

83. FRA FILIPPO

LIPPI

Annonciation . 1466-1469, fresque et détrempe . Spoleco. Duomo .

L ' ANNONC I AT I ON

84. FRA

flLIPPI

LIPPI

Annonciation, avant 1460, détrempe sur bo is , 68 . 5 x 15:

152

Londres, National Gallery.

153

I VN'-, I A

I I UN

vraisemblable 58 • Ils ont montré que, loin d'être un « caprice

»

du peintre, cette invention singulière

représente l'Incarnation selon le modèle géométrique de l'optique médiévale : pour Bacon ou Grosseteste, c'est le rayon visuel central, perpendiculaire à l'objet vu, qui certifie le plus clairement l'image de cet objet. La relation entre cette théorie scientifique de la vision et le processus de l'Incarnation se fonde sur la métaphysique chrétienne de la lumière, métaphore et véhicule de l'action de la grâce divine dans le monde. Larchevêque de Florence, (saint) Antonin, contemporain de Fra Angelico et de Fra Filippo Lippi, écrit ainsi un sermon sur les douze propriétés de la grâce divine et leur similitude avec la lumière naturelle (De duodecim proprietatibus divinae gratiae ad similitudinem lucis materialis), où il observe que la grâce de Dieu

est comme un rayon de soleil qui, à midi,

«

frappe la terre selon un angle droit 59

».

La physique de la vision

peut ainsi devenir une figure microcosmique du processus créateur de Dieu et, en particulier, de son Incarnation. Comme le propose Samuel Edgerton, L'Annonciation de Londres imagine l'Incarnation en accord avec la physique de la vision et la métaphysique de la lumière. Cette invention hautement individuelle ne connaîtra aucun avenu. Elle le pouvait d'autant moins qu'elle n'était pas faite pour être vue : le double détail de la boutonnière ouverte dans la robe de Marie et de l'éclaboussure de rayons dorés qui en surgit est trop petit, presque dissimulé dans les plis de sa robe, pour être visible à la distance où se trouvait le panneau dans ses conditions de réception. (C'est seulement aujourd'hui que les conditions modernes d'exposition et de reproduction de l' œuvre peuvent mettre le spectateur à la distance où se trouvait le peintre et faire ainsi parfois percevoir, indiscrètement, une part intime, personnelle de son travail.) Or, pour revenir au thème qui nous intéresse, il est significatif que cette conception « optique » et « géométrique » de l'Incarnation se fasse jour dans une Annonciation où la perspective régulière est simultanément montrée - avec une insistance particulière pour Lippi - et délibérément jouée dans ses règles « légitimes

».

On ne peut s'empêcher de penser que ce « double jeu

85 . FR A FILIPPO Annonciation ,

LIPP I

»

du

( A TELIER)

New York , Metropolitan Museum of Art.

peintre dit quelque chose sur la conception qu'il se fait de la perspective elle-même comme instrument du peintre. Si, pour Brunelleschi et Alberti, la « vérité » et la « légitimité » de la perspective artificielle se fondent sur son exploitation de la géométrie optique, si, pour Fra Angelico, elle peut servir à construire le lieu parfait d'une peinture qui se propose comme vision céleste (Sainte Conversation et Couronnement de la Vierge), il n'en va pas de même pour Fra Filippo Lippi : dans une œuvre où l'Incarnation est représentée selon le modèle d'une vision parfaite, à l'image de l'action de la grâce divine dans le monde, la géométrie de la perspective artificielle (qui projette et construit notre regard dans l' œuvre) ne peut servir qu'à « mettre en scène » l'échange de grâce entre Dieu et Marie rédemptrice. D'une manière générale, Lippi utilise la construction de la perspective pour installer la scène où les figures de l'histoire prennent ensuite place. Sa géométrie .ne saurait assumer le rôle que lui donnent Domenico Veneziano ou Piero della Francesca : visualiser par ses propres écarts internes l'Incarnation comme venue de l'Incommensurable dans la mesure. Pour Lippi, ce sont les figures qui portent et transmettent, par leur gestuelle et leur relation, le sens éventuellement secret de l'historia. Cette attitude est confirmée par une autre Annonciation (ill. 85), qui n'est sans doute pas de sa main mais d'un peintre certainement familier de son œuvre 60 • Lœuvre comporte en effet un détail étonnant qui est une variation (sur le mode du « toucher ») de la conception optique de l'Incarnation propre à L'Annonciation de Londres. La colombe, ailes écartées, se presse contre le ventre de Marie à l'emplacement même où s'ouvrait la boutonnière de la robe dans L'Annonciation londonienne, tandis que les mains jointes en prière de la Vierge forment une sorte d'auvent protecteur au-dessus d'elle 61• Cette singulière mise en scène de l'Incarnation est évidemment inspirée par Lippi. Or ce petit panneau comporte un élément qui, tout en étant étranger à ses habitudes (mais peut-être pour cela même), en explicite le sens. C'est la colonne installée au premier plan entre Gabriel et Marie : sans rapport aucun avec le reste de l'architecture - qui est, lui, tout à fait dans la manière de Lippi - , cette colonne arbitraire a pour fonction manifeste d'occulter en partie l'ouverture centrale présente dans le mur de fond et de barrer la profondeur qui s'ouvrirait au-delà. On retrouve ainsi, de façon frappante, une idée qui avait été, sous une autre forme, celle d'Ambrogio Lorenzetti dans son Annonciation de 1344 (ill. 34) et, sous une autre forme encore, celle de Domenico Veneziano dans son Annonciation de la Pala de sainte Lucie où la porte barrée du fond faisait, par sa disproportion, retour vers le

premier plan. Cette Annonciation, qui sort de l'atelier de Filippo Lippi, est sans doute l'œuvre d'un peintre « moyen » ; mais c'est sans doute aussi ce qui lui donne tout son intérêt, le peintre « moyen » manifestant plus ouvertement le fonctionnement du système figuratif qu'il utilise. Ce que montre la colonne incongrue de cette Annonciation c'est que, pour le milieu qui entoure Filippo Lippi, la géométrie de la perspective ne saurait exprimer par elle-même le mystère incommensurable de l'Incarnation ; elle sert à mettre en scène ce mystère, rendu visible à la fois par la position de la colombe et, au premier plan, par l'insertion d'une colonne christique qui recouvre le point central de la construction géométrique. Les Annonciations de Fra Angelico et de Fra Filippo Lippi sont certainement les réponses les plus « sophistiquées » que les peintres florentins des années 1440 apportent aux propositions artistiques avancées dès les années 1420 par Brunelleschi, Donatello et Masaccio. La date de ces réponses (à partir de la fin des années 1430) suggère l'impact du programme prestigieux que le De pictura d'Alberti fixe aux peintres en 1435-1436. Il est même possible qu'en évoquant Masaccio comme un des artistes dignes de !'Antiquité, la préface de la version italienne en 1436 contribue à expliquer l'apparition d'un schéma centralisé dans les

IUNI.. I A

I I UN

Annonciations à partir de cette dace. Le prestige d'une celle référence donnait une actualité nouvelle à L'Annonciation de San Niccolo oltr'Arno. Mais ce que montre aussi l'analyse des Annonciations de Fra

Angelico et de Fra Filippo Lippi, c'est que la puissance structurale de la perspective régulière ne s'exerce pas mécaniquement : elle est utilisée et

«

jouée

»

différemment selon les choix et les partis adoptés par les

peintres. Suivre l'histoire de !'Annonciation italienne revient, dès lors, à prendre en compte à la fois la continuité du

«

problème artistique

»

que pose la perspective de !'Annonciation et la diversité des solutions

qui lui sont simultanément proposées.

86 . fR A FILIPP O LIPPI Annonciation, détrempe sur bois, détail. Londres , Nation a l Gallery.

V

LA PERSPECTIVE MODES D'EMPLOI Pour rendre compte à la fois de la diversité et de la cohérence des transformations qui se font jour dans les innombrables Annonciations peintes en Italie à partir des années 1440, on pourrait être tenté de les décrire en fonction des quelques grands types formels qui organisent la présentation du thème. Car ceux-ci ne disparaissent pas pour être remplacés par de nouveaux schémas. Au contraire, la_perspective s'introduit le plus souvent à l'intérieur des types établis à la fin du XIVe siècle. De Bernardo Daddi, par exemple, à Benozzo Gozzoli en 1450 ou Benedetto Caporali vers 1460-1465 (il!. 92), le schéma présentant !'Ange sur la gauche et la Vierge à droite dans son locus architectural se transforme sans rupture en dispositif à perspective latérale

à l'extérieur » et la Vierge « à l'intérieur », sous un portique ; la perspective permet d'enrichir la définition du lieu de la rencontre et la composition peut articuler clairement trois lieux mettant en présence !'Ange

«

(ceux de l'Ange, de la Vierge et le ciel de Dieu) ou quatre lieux, quand le format est plus vertical comme dans L'Annonciation peinte par Luca Signorelli en 1491 (il!. 90). De son côté, l'ancienne présentation en intérieur aboutit à des variations multiples : une de ses sources étant toscane (l'image miraculeuse de la Santissima Annunziata) et l'autre flamande ou bourguignonne (connue à partir de la fin du

XIV

siècle par

la circulation des livres enluminés), on retrouve cette double origine dans la différence entre L'Annonciation de Lorenzo di Credi (il!. 91), qui combine la présentation en intérieur et la percée centrale vers l'extérieur, et celle, entre autres, du peintre anonyme d'origine ligure ou piémontaise, brillant mais assez conservateur pour fonder encore, en 1524, sa composition sur une démonstration de perspective rigoureuse (il!. 89). Une telle

«

histoire des types

»

ne serait cependant pas satisfaisante car, dans leur immense

majorité, ces Annonciations montrent que l'emploi et la diffusion de la perspective mélangent profondément les types traditionnels. L'Annonciation peinte en 1483 par Biagio di Antonio (il!. 88) pourrait être considérée comme une lointaine variante de l'ancien schéma byzantin - et ce rapprochement n'aurait rien d'arbitraire car l'œuvre s'inspire vraisemblablement de L'Annonciation de Léonard de Vinci (ill. 163) qui constitue, elle, un retour décidé à un schéma passé de mode à Florence. Mais la mise en perspective permet à Biagio di Antonio d'introduire une percée centrale moderne, radicalement étrangère au type d'origine. Ce que démontrerait une histoire des types et de leurs contaminations, ce serait précisément la puissance informatrice de la nouvelle structure. On la constate par exemple dans la démultiplication des lieux secondaires dans le lieu unifié de l'historia, démultiplication autorisée et encouragée par la syntaxe neuve qu'ouvre la construction géométrique de l'espace pictural. C'est par exemple grâce à la perspective que Benedetto Caporali peut enrichir sa représentation en installant, derrière !'Ange, une vue du jardin clos et de la fontaine scellée de Marie, tout en glissant derrière celle-ci une allusion à sa chambre et à ses divers accessoires. L'Annonciation d'Antonio et Piero Pollaiuolo (il!. 93) fait un emploi plus brillant de ces possibilités : plaçant les deux figures en avant du pilier qui évoque la division traditionnelle en diptyque, les Pollaiuolo unifient l'ensemble de leur composition par une perspective latéralisée, soulignée par la

87.

ANTONIO

ET

PIER O

P OLLA IU OLO

Annonciation , vers 1470. dé tre mpe sur bois , détail. Berlin , Gemaldegalerie.

ANNONCIATION

88 . B IAGIO Dl ANTON IO



UT ILI

»)

Ann oncia tion, 1483 , détrempe sur bois, 1 13 x 227 cm (couronnement de pala). Faenza , Pinacoteca.

89. MAÎTRE DE L ' ANNONCIATION

DE

SAN TA ROSALIA

Annonciation , 1524, détrempe sur bois, 242 x 142 cm . Turin , Galleria Sabauda. Page suivante :

90.

0

LUCA

S IGNOR ELL I

91.

LORENZO Dl

CREDI

Annonciation, 1491, détrempe et huile sur bois , 282 x 205 cm .

Annonciation , 1480-1485 , huile sur bois , 88 x 71 cm .

Volterra, Pinacoteca.

Florence , Musée des Offices .

16 1

L'ANNONCIATION

162

92. B ENEDETTO CAP ORAL! Annonciation, vers 146 0 -1465 , détrempe et or sur bois, 15 6 x 177 cm. Avignon, Musée du Petit-Palais.

LA

93 .

ANT ONIO

ET

PIER O

PERSPECTIVE ,

MODES

D ' EMPLOI

P OLLAIUOLO

Annonciat ion. vers 1470 , détrempe sur bois , 150 ,5 x 174 ,5 cm. Berlin , Gem a ldegalerie .

163

INONC I AT I ON

multiplication des subdivisions horizontales et verticales. Mais, de part et d'autre du pilier central, deux ouvertures en profondeur suscitent une bifurcation du regard qui corrige l'orientation unifiée de la perspective : attiré sur la gauche par la fuite convergente du corridor, la fenêtre géminée (dont la colonne rouge peut prendre une valeur christique), puis la loggia sur laquelle s'est posé le paon symbolique 1, le regard serpente ensuite dans le paysage vers une vue de Florence. Sur la droite du pilier, l'ouverture lumineuse d'une porte sur un balcon (dont la colonnade équilibre et fait écho à la fenêtre géminée de gauche) attire aussi le regard vers un extérieur mais le parcours est, cette fois, retenu par un groupe de trois minuscules anges musiciens témoins de !'Annonciation, tandis que la décoration murale de la chambre de Marie, sanctifiée par la multiplication du motif des chérubins, ses marbres multicolores et ses matériaux variés, suscite une errance jubilatoire qui semble répondre luxueusement au précepte albertien selon lequel « la première chose qui apporte du plaisir dans l'historia est l'abondance et la variété des choses 2

Cette Annonciation n'évoque

».

guère l'incommensurable mystère de l'Incarnation mais, en multipliant les seuils et les passages, elle met remarquablement en scène un motif fondamental du thème, celui du seuil 3

-

et c'est la « syntaxe » de la

perspective qui permet d'articuler logiquement les seuils reliant les loci emblématiques du récit. Cette puissance « informatrice » de la perspective est particulièrement sensible dans les Annonciations « d'encadrement ». On a vu comment, à Rome, dès 1427-1428, dans L'Annonciation de la

chapelle Sainte-Catherine de la basilique Saint-Clément (ill. 4) , la mise en place architecturale conçue par Masaccio exploitait la capacité de la perspective à unifier l'ensemble de la représentation pour mettre en valeur son sens spirituel. Or, à peine un ou deux ans plus tôt, Pisanello avait adopté un parti inverse dans L'Annonciation du monument funéraire Brenzoni de l'église San Fermo Maggiore de Vérone (ill. 94) 4. La

scène occupe les deux angles supérieurs d'une surface rectangulaire délimitée par une corniche de grès rose ; l'Ange et la Vierge sont situés dans deux fresques distinctes encadrant le haut d'un immense rideau qui semble suspendu au mur et que soulèvent deux angelots pour révéler La Résurrection sculptée par Nanni di Bartolo. Or, si, de part et d'autre de la césure centrale, Pisanello rend cohérent le lieu architectural de la scène grâce au portail symbolique - au seuil duquel s'agenouille Gabriel et dont la typologie s'accorde à la maison de Marie-, s'il conçoit la perspective de ces architectures de façon assez unitaire pour que Vasari les trouve « rigoureusement tracées 5

»,

il ne centre pas cette perspective mais l'oriente globalement vers la

gauche. Pisanello ayant conçu l'ensemble du monument funéraire, son choix vise manifestement à préserver l'unité propre à la surface picturale, menacée par l'effet de creux et de relief que suscite la sculpture de La Résurrection. La latéralisation de la perspective parvient à imposer visuellement la cohérence interne des

deux panneaux de fresques tout en différenciant l'intérieur du lieu de Marie et le lieu extérieur de Gabriel. Lidée, très forte, confirme combien, pour un peintre gothique international comme Pisanello, la peinture est affaire de surface - au point qu'on a pu voir dans ce monument la représentation d' « une grande page de livre d'heures 6 ». Pourtant, c'est le dispositif centré de la perspective qui va, progressivement mais irrésistiblement, organiser la plupart des Annonciations d'encadrement. Cévolution du Florentin Benozzo Gozzoli à ce propos est très significative. Il a réalisé trois Annonciations d'encadrement : en 1467, celle du Tabernacolo dei Giustiziati encadre La Descente de Croix peinte sur la paroi de fond du tabernacle ; en 1470, au Camposanto de Pise, une Annonciation encadre la porte de la chapelle Amannati (ill. 96) et, en 1491, une autre décore la façade du Tabernacolo della Visitazione. La première ne comporte qu'une

LA

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architecture très réduite (derrière la Vierge) et pratiquement aucune mise en perspective. Élève et assistant de Fra Angelico, Gozzoli est pourtant déjà un bon spécialiste en la matière, comme l'avaient montré son Annonciation de 1450 et les cycles de fresques qu'il peint en 1452 à Montefalco et en 1454 à San Gimignano 7 • Labsence de perspective architecturale dans L'Annonciation de 1467 montre donc que le dispositif centré ne s'imposait pas à lui à cette date pour ce genre d'Annonciation. Il l'adopte en 1470 pour la fresque du Camposanto de Pise (ill. 96). Larchitecture de la maison de Marie est habilement unifiée et diversifiée de part et d'autre d'une percée légèrement décentrée pour ne pas redoubler l'ouverture de la porte de la chapelle. Mais le format du champ pictural amoindrit l'effet d'encadrement et cette Annonciation se présente comme une surface continue, globalement unifiée, située au-dessus de la porte de la chapelle plus qu'elle ne l'encadre. Ce qui a survécu de L'Annonciation de 1491 montre en revanche que Gozzoli avait joué à fond le parti de l'encadrement : profondément

«

enfoncées

»

dans les parties latérales

et fortement séparées visuellement par l'ouverture de l'arc, les deux figures sont reliées par la structure architecturale à perspective centrée qui passe au-dessus de l'arc. De 1467 à 1491, l'adoption de la logique perspective propre à !'Annonciation d'encadrement apparaît donc pratiquement irrésistible.

94. PI SANEL L O ET Monument Brenzoni.

N ANNI

Dl

B ARTOLO

(Annonciation, avant 1426, fresque.) Vérone, San Fermo Maggiore .

Ut::.

L . ANNONCIATION

166

95 . VI NCENZO f OPPA Annonciation , 1466-1468 , fresque , 800 x 400 cm. Milan , Sant ' Eustorgio , chapelle Portinari.

Le cas de Gozzoli est également intéressant dans la mesure où il révèle indirectement comment ce choix peut correspondre à des enjeux spécifiques. Ce n'est en effet pas un hasard si c'est au Camposanco de Pise que Gozzoli se « convertit » à la perspective centrée dans un type d'Annonciation qui ne l'impliquait apparemment pas pour lui. Lœuvre est une des premières fresques d'un cycle qui va occuper l'artiste pendant quinze ans, de 1469 à 1484, un des cycles les plus importants du XV siècle, donc l'ampleur effraie encore Vasari au xvresiècle 8 , un cycle aussi qui constituait pour ses commanditaires une œuvre de prestige aux résonances politiques certaines. Reprenant en 1464 un chantier interrompu pendant plus de soixante-dix ans, l'archevêque Filippo de' Vieri de' Medici ne fait pas seulement œuvre religieuse : il représente dans la ville de Pise, récemment conquise, le pouvoir des Médicis de Florence, donc la légitimité politique s'exprimera à travers le prestige de la décoration du cycle et de sa culture moderne. Si Gozzoli obtient en effet de conduire l'ensemble du chantier en 1468-1469 après avoir peine, à titre d'essai, une Ivresse de Noé qui « modernise » la fresque d'Uccello au Chiostro Verde, on avait d'abord tenté d'attirer Mantegna, un des artistes les plus réputés du moment9, et la candidature du peintre lombard Vincenzo Foppa en 1468 confirme que la modernité du style est alors indissociable d'enjeux idéologiques et politiques. Foppa venait en effet de réaliser, encre 1466 et 1468, dans la chapelle Portinari de l'église Sant' Eustorgio à Milan, un important cycle de fresques qui marquait avec éclat l'introduction de la perspective « florentine » dans la culture artistique milanaise - en opposition tranchée avec le goût pictural du prince Francesco Sforza, donc le peintre favori était le très gothique Bonifacio Bembo. Dans le cycle de Sane' Eustorgio, Vincenzo Foppa avait en particulier réalisé une Annonciation sur l'arc du chœur de la chapelle (ill. 95) donc les architectures peintes, en accord avec le style de l'architecture réelle, orchestraient avec une maturité nettement supérieure

96 . BE NOZ Z O

G OZZO L I

Anno nciat ion , 1470 , fresque . Pi s e , C a mposanto .

à celle de Gozzoli le vocabulaire et la syntaxe de la perspective centralisée. La modernité de Foppa constitue d'ailleurs une telle rupture par rapport aux pratiques milanaises qu'il faut attendre une dizaine d'années pour la voir adoptée par les peintres lombards. Mais c'est que la chapelle Portinari a été réalisée pour Pigello Portinari, représentant de la banque Médicis à Milan, et ce n'est vraisemblablement pas seulement par goût personnel qu'après avoir fait appel à un architecte florentin pour construire sa chapelle, le banquier florentin a choisi Foppa, déjà spécialiste de la perspective dans ses œuvres antérieures 10 : en représentant l'art florentin à Milan, la chapelle de Sant' Eustorgio se présentait aussi comme le modèle d'une modernité associant culture et prospérité - et la lenteur de la réaction locale à cette proposition confirme la profondeur des enjeux idéologiques et politiques liés aux choix artistiques. La construction perspective de L'Annonciation de Piero et Antonio Pollaiuolo (ill. 93) est tout aussi révélatrice à cet égard. Telle qu'elle se présente depuis la fenêtre, Florence est en effet vue du nord-ouest et, sans qu'on puisse le démontrer faute de documents d'archives, il est probable que ce point de vue corresponde à celui que le commanditaire pouvait avoir sur la ville depuis sa villa, qu'il s'agisse de La Petraia si l' œuvre a été réalisée pour Benedetto Salutati ou de Careggi si le commanditaire était Piero de' Medici 11 • En tout état de cause, le luxe extrême du mobilier et la préciosité flamande du traitement pictural s'accordent au goût du milieu médicéen et, le point de fuite de la construction étant situé au-dessus de la tour du Palazzo Vecchio, la mise en relation, discrète mais directe, de la maison de Marie avec le lieu symbolique du pouvoir florentin constitue un autre des divers

«

enrichissements

»

que la perspective autorise dans l'articulation et

la syntaxe des lieux del' historia. Lhistoire des formes n'est pas autonome et des facteurs externes aux considérations artistiques déterminent parfois avec force l'aspect des œuvres. L'Annonciation en marqueterie (ill. 97) installée par Giuliano da Maiano en 1462-1463 dans la sacristie delle Messe de la cathédrale de Florence constitue ainsi un tour de force perspectif d'une qualité rare 12 • Non seulement la scène est vue di sott'in sù, d'un point de vue très rabaissé qui constitue alors une véritable prouesse, mais la perspective unifie l'ensemble de la décoratio~ murale : qu'il s'agisse des panneaux latéraux - qui représentent, au registre supérieur, les deux prophètes Amos et Isaïe et, au registre inférieur, des placards entrouverts contenant des instruments liturgiques - ou des panneaux centraux - en haut L'Annonciation, en bas le saint évêque protecteur de Florence, San Zanobi, entouré des diacres San Crescenzio et Sant' Eugenio - , les deux registres sont construits en fonction d'un point de fuite unique, situé sur le ventre de San Zanobi, à 1,75 mètre de haut (fig. 14). D'une rare rigueur à cette date, cette construction ambitieuse a vraisemblablement des raisons iconographiques et théologiques liées à la métaphore ancienne qui, assimilant le prêtre qui revêt ses habits dans la sacristie avant de célébrer la messe au Christ prenant forme humaine dans l'Incarnation, comparait le sacrarium de la sacristie au ventre de Marie 13 • La présence de L'Annonciation dans la sacristie, l'importance de sa position dans le décor et sa mise en relation visuelle avec le saint évêque et les réceptacles des instruments liturgiques s'accordent bien à un tel programme iconographique. Mais cette explication ne rend compte ni de la structure particulière du lieu architectural de L'Annonciation, ni du déplacement de l'Ange de l'arcade latérale vers l'arcade centrale, ni de l'effet visuel impressionnant suscité par la vue di sott'in sù. Ces éléments sont en revanche certainement l'écho des représentations théâtrales de !'Annonciation qui avaient régulièrement lieu à Florence. Grâce à la description de ce spectacle par l'archevêque russe Abraham de

r-cn:,r-c\...

97. G IULIANO DA

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M AIANO

Annonciation , 1462-1463 , marqueteri e . Florence , Duomo , sacristie.

169

LA

NONC I A I I ON

FIG. 14. Schéma perspectif

de l' Annonciation de Giuliano da Maiano dans la sacristie du Duomo de Florence (Loïc Richalet) .

Suzdal qui y assiste en 1439, on sait, en particulier pour celle qui se donnait dans la Santissima Annunziata, que la rencontre entre Gabriel et Marie se produisait sur le tramezzo (jubé) traversant la nef et, donc, sur un plan surélevé par rapport au spectateur 14 • Cette relation de l'image avec le théâtre est confirmée d'ailleurs par la représentation, au registre supérieur, du prophète Amos dont la présence, exceptionnelle dans le contexte de l'Annonciation, s'explique par le fait qu'il faisait partie des prophètes dont la discussion, parfois interminable, précédait le

«

coup de théâtre

»

de la descente de Gabriel vers la Vierge 15 •

La description d'Abraham de Suzdal indique en outre que les machines employées à cette occasion - auxquelles travaillaient les peintres et dont Brunelleschi était l'inventeur le plus prestigieux 16 suscitaient un effet de stupéfaction, de

«

-

vision miraculeuse et terrifiante 17 » où se mêlaient divin et

merveilleux. La perspective éblouissante conçue par Giuliano da Maiano garde le souvenir de cette stupéfaction; elle en construit en quelque sorte l'image fixe et met son savoir-faire géométrique au service de cet emploi emploi

«

«

merveilleux

rationnel

».

»

de la perspective qu'on a déjà évoqué et dont on verra qu'il concurrence son

La référence au théâtre des sacre rappresentazioni jette aussi une lumière particulière sur

le portique sous lequel Giuliano da Maiano a situé la rencontre ; celui-ci est en effet très proche de la scénographie théâtrale à l'antique conçue par Alberti pour le Philodoxeus, telle qu'Eugenio Battisti en a proposé la reconstruction 18 • Considérer cette Annonciation comme une des toutes premières tentatives de reconstitution de scène à l'antique serait aller trop vite en besogne mais la complexité et l'enchevêtrement des déterminations religieuses et socio-culturelles dont cette œuvre est le lieu suffisent à montrer à quel point l'analyse des « types » ne saurait rendre compte des enjeux historiques dont l'emploi de la perspective pouvait être porteur. On n'en prendra qu'un seul autre exemple : L'Annonciation peinte dans les années 1450 par le peintre de Pérouse Benedetto Bonfigli (ill. 99). L'œuvre marque en effet clairement la vanité d'une analyse typologique des Annonciations au Quattrocento car elle a, d'un point de vue typologique, une structure analogue, entre autres, à L'Annonciation de Piero della Francesca à Arezzo (ill. 21), alors que, manifestement, tout sépare les deux œuvres. Or, si la composition de Piero était étroitement liée à l'insertion de L'Annonciation dans le cycle de la Croix, celle de Benedetto Bonfigli est, elle, liée aux conditions dans

lesquelles l' œuvre a été commandée.

1 70

Dans ce grand tableau d'autel, deux éléments singuliers méritent de retenir l'attention. D'abord, assis entre l'Ange et la Vierge, l'apôtre saint Luc (identifiable à son taureau) s'apprête à écrire le dialogue dont son Évangile est, ne l'oublions pas, le seul à rendre compte. Ensuite, la construction spatiale du panneau présente une tension remarquable entre une planéité affirmée (par le fond d'or et les panneaux de pierre multicolore qui ornent le mur devant lequel se trouve Gabriel 19) et la profondeur du portique et de la loggia qui serven,t de locus à la Vierge. L'architecture en est assez rigoureusement construite pour que ses lignes convergent vers un point qui, situé sur le corps de Marie, détermine un horizon théorique correspondant approximativement à la hauteur du regard de saint Luc (s'il relevait la tête). La tension entre planéité et profondeur se condense et s'affiche d'ailleurs dans le traitement de cette architecture puisque sa parfaite frontalité contribue à annuler la perception de la profondeur, à l' « écraser » dans le plan : la Vierge a l'air toute proche du drap d'or suspendu au fond du portique, ce sentiment étant renforcé par le double motif décoratif circulaire peint en rouge, qui correspond à l'emplacement de l'auréole de Marie (si elle relevait la tête). Cette présentation suscite une impression d'ambiguïté, entre archaïsme et modernité. Or il ne saurait s'agir d'une « maladresse

»

du peintre. Benedetto Bonfigli est en effet un maître en perspective

dans les fresques qu'il peint dès 1455 et jusqu'en 1461 dans la chapelle du palais des Prieurs de Pérouse. La tension entre planéité et profondeur que suscite le traitement perspectif de l'architecture mariale est l'expression d'un choix délibéré. La petite Annonciation peinte vers 1450 (ill. 100) suit le même schéma de composition et on y observe également une tension entre la surface de l'or et la spaciosité de la « perspective » ;

mais, moins rigoureusement construite, celle-ci dégage pourtant une profondeur beaucoup

plus sensible, qui s'étend jusqu'aux lointains d'un

«

paysage

».

À elles deux, les Annonciations de Bonfigli

suggèrent que le peintre a quelque réticence à mettre !'Annonciation complètement « en perspective

»

- comme si elle n'était pas à ses yeux une historia comme les autres, susceptible d'être réduite à son récit figuré. Les circonstances de la commande de L'Annonciation conservée à Pérouse permettent de préciser les enjeux sociaux et religieux de sa structure : Benedetto Bonfigli, réputé alors le meilleur peintre de la ville, a remarquablement répondu à la demande de ses commanditaires. L'œuvre a été peinte en effet pour la corporation des notaires de Pérouse qui la destinaient à l'oratoire annexe à leur hôpital et avaient comme protectrice la Vierge de !'Annonciation et saint Luc comme co-protecteur 20 • Il est donc très vraisemblable que la surprenante présence de saint Luc dans le tableau ait été demandée par la corporation des notaires. De ce point de vue, L'Annonciation de Bonfigli est comparable à celle peinte en 1466 par Niccolà di Liberatore pour la Confrérie de !'Annonciation de Pérouse (ill. 98) où, introduits par les bienheureux Filippo Benizzi et Giuliana Falconieri, les commanditaires sont représentés « en corps

»,

sous les figures de confrères pénitents,

de femmes dévotes et de docteurs en droit, identifiables à leur vêtement. Cette iconographie de

«

portrait de

groupe » s'explique par le fait que l' œuvre était un étendard de procession que la Confrérie utilisait chaque 25 mars pour se rendre à l'autel de la Vierge dans l'église des Servites de Marie 2 1. L'Annonciation de Bonfigli n'est pas un étendard mais un tableau d'autel vers lequel, cependant, chaque année, le jour de !'Annonciation, les notaires de Pérouse se rendaient collectivement, en procession, pour rendre hommage à leurs protecteurs. Ils ne se sont pas fait représenter

«

en corps » mais à travers leur saint patron, saint Luc, qui est ainsi leur

délégué dans le tableau. Autrement dit, l'évangéliste saint Luc est présenté ici comme le notaire de !'Annonciation : co-présent à l'accord oral qui est passé entre Gabriel et Marie, il est le témoin de cet accord dont son écriture attestera l'authenticité et apportera un témoignage irréfragable. L'idée d'un

«

saint Luc

notaire » peut paraître étrange aujourd'hui mais, au XV siècle, tous les actes notariés sont faits au nom et sous

98. NI CCOLÔ Dl L IB ER ATOR E (DIT L ' ALUNN O) Annonciation, 1466, détrempe sur toile , 341 x 172 cm. Pérouse , Galleria nazionale dell ' Umbria.

99 . BENEDETT O B ON F IGLI Annonciation , 1450-1453, détrempe sur bo is. 227 x 200 cm . Pérouse , Galleria nazionale dell ' Umbri a.

173

100 . BENEDETT O 8 0NFIGLI Annonciation, vers 1450 , détrempe sur bois, 51 x 36,5 cm. Madrid , Collection Thyssen-Bornemisza .

l'invocation de Dieu, du Christ, de la Vierge et d'un nombre indéterminé de saints; le serment passé devant notaire a valeur religieuse et le terme fides désigne aussi bien la foi proprement religieuse que la foi respectée dans les engagements civils. Le notaire est le témoin et le garant de cet engagement de foi, contracté oralement entre les parties. Dans L'Annonciation de Bonfigli, saint Luc est moins le narrateur de !'Annonciation qu'il n'en est le greffe, enregistrant ce qui se dit en sa présence. (Cette situation s'exprime peut-être dans le fait que les mains de saint Luc ont la même position [inversée droite/gauche] que celles de Gabriel, cet écho donnant figure au passage de l'énoncé oral à sa transcription écrite.) Un détail doit encore être souligné : Bonfigli n'a rien écrit, ni sur le phylactère de saint Luc, ni sur son livre, l'Évangile, largement ouvert sur sa cuisse gauche. Il ne s'agit évidemment pas d'une inattention du peintre. Ce « blanc 22

»

indique que l'historia de cette Annonciation n'est pas conçue comme l'énoncé

figuratif d'un récit, d'une narration historique; c'est une « composition de figures 23

»

exaltant la pérennité

de la Nouvelle Alliance conclue entre Dieu et l'humanité à travers l'accord oral de Gabriel et Marie - dont le texte de saint Luc est garant. Ce contexte donne, je pense, tout son sens à l'emploi paradoxal de la perspective dans ce panneau : loin d'élaborer la spaciosité mesurable et parcourable de l'historia albertienne, conçue comme une unité narrative intelligible, elle sert à construire le lieu architectural de la Vierge, réceptacle de l'Incarnation - comme l'indique dans l'angle supérieur gauche le motif connu de la fenêtre à la fois ouverte et fermée, présent ici malgré la contradiction architecturale qu'il introduit par rapport au vocabulaire de la loggia. La temporalité de cette Annonciation n'est pas narrative ; en même temps que la Nouvelle Alliance, l'image célèbre saint Luc moins comme le témoin-narrateur de l'événement que comme son garant, celui dont le récit a la valeur et la force d'une écriture notariale, précisément dans la mesure où il s'agit de !'Écriture sainte, d'un texte de foi. Face à cette irréductible singularité des « cas

»

et à l'impact que peuvent avoir sur l'aspect des

œuvres les conditions concrètes de leur réalisation, doit-on renoncer à rendre compte par une approche théorique de la diversité manifeste des Annonciations italiennes du Quattrocento ? Faut-il s'en tenir à cette

diversité et opposer à quelques Annonciations exceptionnelles la masse des autres œuvres, réalisées par de simples praticiens pour lesquels la perspective n'aurait été qu'un instrument technique « au goût du jour

»

dont l'emploi serait indifférent au thème traité ? Ce serait choisir à tort la facilité car le problème artistique que posent et résolvent les Annonciations « exceptionnelles

»

peut aussi travailler les œuvres « moyennes

»

- comme si la structure de la perspective suscitait d'elle-même des effets de sens qui n'ont pas besoin d'avoir été pensés pour se manifester. On l'a vu à propos de L'Annonciation sortie de l'atelier de Filippo Lippi (ill. 85) où l'exhibition de la colonne dévoilait, en aveuglant la profondeur, la tension entre la tradition et la nouvelle structure de représentation. Il en va de même pour L'Annonciation de Benedetto Bonfigli. Dès lors en effet qu'au lieu d'identifier seulement en saint Luc le patron des notaires locaux et leur délégué dans l'image, on y reconnaît aussi le narrateur évangélique de !'Annonciation et le saint patron des peintres - ce qu'il est également pour avoir mythiquement peint le portrait de la Vierge-, l'œuvre devient susceptible d'un investissement théorique inattendu. Ainsi regardé, comme l'a fait Louis Marin 24, saint Luc devient inévitablement à la fois la figure du narrateur du récit de l'Évangile, de son historien, et celle du peintre « qui donne à voir !"'histoire" dont le récit est enregistré dans la Sainte Écriture

».

En prenant place entre Gabriel

et Marie, il devient, dans le tableau, « le troisième acteur » de l'histoire et rompt du même coup la « cohérence proprement narrative du récit représenté

»

puisqu'il intervient à la fois comme « figure du

ONC I A TI O N

scripteur de l'histoire » et comme « figure du peintre concepteur du tableau ». Ouvrant donc « l'abîme de l'énonciation dans l'énoncé narratif que l'image représente », la figure du saint Luc notaire condense « tous les paramètres de la problématique de la représentation moderne ( ... ) portés à leur plus haut degré de conscience théorique ». Il est en fait historiquement peu probable que Benedetto Bonfigli ait jamais atteint un tel degré de « conscience théorique » mais, par là même, son Annonciation démontre à quel point la logique de la syntaxe perspective (même « aplatie » comme elle l'est ici) peut, à elle seule, susciter un effet de sens indépendamment des intentions du peintre. Tenter de tracer l'histoire de !'Annonciation dans la peinture italienne du Quattrocento engage donc à penser la relation entre les différentes catégories d'Annonciations non pas en fonction de leurs différents types formels (qùi sont travaillés par la perspective davantage qu'ils ne la font travailler) , mais en fonction des diverses modes d'emploi de la perspective à l'intérieur du thème : c'est à travers ces modalités que les œuvres manifestent la capacité qu'a (ou non) la perspective de visualiser l'incommensurable mystère de l'Incarnation. Or, à poser ainsi la question, il apparaît que, malgré toute leur diversité, les Annonciations du Quattrocento obéissent à des choix dont le nombre est finalement assez réduit. Si l'apparence des images est très diversifiée, les « modes d'emploi » de la perspective le sont, eux, beaucoup moins et l'on peut, me semble+il, en distinguer quatre types différents. Les deux premiers posent le « problème de la perspective » dans sa relation au thème, c'est-à-dire celui de la figurabilité de !'Incommensurable intervenant dans un lieu régi par les lois de la commensurabilité. Les deux autres correspondent à des œuvres où, à travers deux modes d'emploi presque opposés, les peintres ne soulèvent pas cette question et pratiquent une « perspective sans problème

».

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1. LE PRO BLÈME DE LA PERSPE CTIVE La perspective « théologisée » On rencontre apparemment très peu d'Annonciations où se rejoue la problématique initiale observée chez Domenico Veneziano ou Piero della Francesca et où se pratique ce que j'appellerais une « perspective théologisée 25

»,

qui instaure dans la proportionnalité réglée de l' œuvre un écart visualisant la venue de

l'incommensurable divinité dans le monde humain de la mesure. Cette rareté est moins due à une question de maîtrise technique (la construction régulière n'est pas d'une immense difficulté) qu'au fait qu'un tel choix implique à la fois une conceptualisation de la perspective de la part du peintre et sa volonté de poser le problème artistique que soulève cette conceptualisation. Ce n'est donc pas un hasard si les deux Annonciations qu'on va considérer sont dues à des artistes .dont l'œuvre dans son ensemble montre qu'ils étaient profondément singuliers, et souhaitaient le manifester: Cosmè Tura à Ferrare et Filippino Lippi à Florence. La première est L'Annonciation que Cosmè Tura peine en 1469 pour décorer les volets del' orgue de la cathédrale de Ferrare (ill. 101, 102). La composition de l' œuvre repose sur le contraste manifeste entre le paysage naturel aux formes sauvages 26 et l'architecture noble, plus ou moins triomphale ; le vocabulaire architectural clairement all'antica (colonnes et chapiteaux, voûtes à caissons, bas-reliefs) met en évidence une construction perspective centrée donc le point de vue rabaissé prend (relativement) en compte la position du spectateur dans l'église. L' œuvre marque donc vraisemblablement l'impact des propositions albertiennes 27 à Ferrare. Pourtant, quand les deux volets sont, comme cela arrive parfois, présentés côte à côte, leurs perspectives se raccordent mal : les arcs de l'arrière-plan se rencontrent sans laisser de place pour les deux colonnes qui ne peuvent manquer de les soutenir comme au premier plan. Certes, la construction perspective n'est pas absolument rigoureuse 28 mais il ne s'agit pas ici d'une maladresse car, dès qu'on replace les deux volets dans leur situation d'origine, cette incohérence disparaît et l'on perçoit l'idée qui a inspiré la construction de Cosmè Tura. Peinte en effet au revers des volets 29 , L'Annonciation était visible quand ces volets étaient ouverts, séparés par l'orgue et donc distants de plus de trois mètres. On constate alors qu'ils comportent en fait deux points de fuite distincts - dont l'emplacement correspondait peut-être au cadre de l'orgue. Ce dédoublement des points de fuite évitait sans doute la rapidité excessive, visuellement désagréable, du raccourci qu'aurait impliqué un point de fuite central unique. Mais le dispositif imaginé par Cosmè Tura donne aussi une valeur décisive, fondamentale, à l'espace d' « encre-deux» qui sépare Gabriel et Marie. N'appartenant pas à l'ordre de la représentation mais occupant son lieu central où cette représentation est interrompue, mise en syncope 30 , cet entre-deux est occupé par un instrument musical dont les connotations religieuses sont, à l'époque, bien établies 31 : dès lors qu'il était utilisé - c'est-à-dire quand L'Annonciation était visible-, l'orgue faisait entendre une musique « divine », écho et figure sonore de la salutation angélique, visible mais inaudible. Autrement dit, Cosmè Tura donne ici à l'orgue et à sa musique une fonction équivalence à celle qu'avait l'écart perspectif de la porte close chez Domenico Ven r c'- •• • c ,

136. NERI Dl B1 c c1 Annonciation, 1464 , détrempe sur bois, 178 x 170 cm. Florence , Galleri a dell ' Accademia .

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223

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C I AT I ON

La perspective réduite au visible

Si le dispositif à perspective centrée semble aujourd'hui dominer, au Quattrocento, la représentation de !'Annonciation, c'est parce que, dans la seconde moitié du siècle, beaucoup d'œuvres y recourent,

exemplaires d'une pratique courante, d'une modernité banalisée. Ces œuvres ne sont pas nécessairement les plus nombreuses (on a vu que le dispositif centré n'était qu'un type parmi d'autres de construction possible) mais ce sont celles où la régularité et la légitimité de la perspective sont globalement assumées sans soulever de problème particulier dans le traitement du thème, sans susciter ces complexités et paradoxes qu'on a rencontrés chez Carlo Crivelli, Filippino Lippi, etc. Les auteurs de ces Annonciations « normales » semblent adopter la formule d'Alberti selon laquelle « personne ne niera que ce qui ne relève pas de la vue ne concerne en rien le peintre » car « le peintre ne s'applique à imiter que ce qui peut se voir sous la lumière » 93 • Du même coup cependant, le problème artistique qui faisait la force et l'originalité des Annonciations mettant la perspective au service de la visualisation de la transcendance s'efface - et le succès même de la perspective prépare ainsi, à la fin du siècle, son dépassement au profit d'autres instruments figuratifs . Peinte au début des années 1450, L'Annonciation du Maître des panneaux Barberini (ill. 137) est exemplaire de ce point de vue car, tout en révélant à l'examen un travail très subtil du peintre, elle réduit effectivement la peinture de !'Annonciation à sa seule historia visible. La personnalité de son auteur demeure encore incertaine mais on tend à y reconnaître Fra Bartolomeo di Giovanni Coradini, dit Fra Carnevale 94 • Actif dans les Marches et notamment à Urbino, Fra Carnevale a commencé par collaborer avec Fra Filippo Lippi, et sa formation implique aussi, pour la couleur et la lumière, la fréquentation des œuvres de Domenico Veneziano. Cette double filiation donne à son Annonciation un caractère éminemment florentin. Mais, tout en s'inspirant de Lippi pour les figures et de Domenico Veneziano pour le dispositif en extérieur, Fra Carnevale transforme brillamment ses modèles. Il continue à distinguer la position des deux figures en situant la Vierge

«

sous

»

un portique et

l'Ange à l'extérieur. Mais, en faisant passer les bâtiments derrière les figures, il libère la Vierge de son appartenance à l'architecture et, conjointement, place le lieu de la rencontre non plus dans le cortile de la maison de Marie mais, de façon très nouvelle, dans une rue ou sur une place urbaine. En fait, Fra Carnevale s'éloigne de la lettre du texte évangélique pour installer l'événement dans ce qu'on doit appeler un lieu scénique - la structure et le type des bâtiments préfigurant de façon frappante la conception de la scène

théâtrale qui se fera jour près d'un siècle plus tard. Par ailleurs, rejetant la symétrie affichée par Domenico Veneziano, il construit une asymétrie à la fois systématique et équilibrée, beaucoup plus efficace et subtile que celle que Vecchietta voudra suggérer quelques années plus tard (ill. 131). Elle repose à la fois sur de multiples différences dans la définition et la position des bâtiments situés de part et d'autre de la percée centrale et surtout sur le choix très médité de l'emplacement du point de fuite 95

:

légèrement décentré, il

n'est pas placé dans l'ouverture de la porte mais sur son montant droit, déterminant un horizon géométrique situé à la hauteur des yeux de Marie (si elle redressait la tête) . Cette construction rythme la composition : tout en visualisant le mouvement d'entrée de l'Ange dans le champ (la tête de Gabriel est à l'aplomb du point de fuite tandis que ses mains atteignent l'axe central du panneau, la limite de son avancée vers Marie étant figurée par la bande blanche du pavement qui s'enfonce obliquement dans la profondeur), Fra Carnevale valorise la figure de Marie, appuyée par une architecture plus ample et plus proche de nous.

137 . M A ÎT R E DE S P A NNE A U X BARBE R I N I (fR A C A R N EVA LE}

Annonciation , vers 1450 , détrempe et huile sur bois, 87 ,6 x 62 ,9 cm. Washington, National Gallery of Art, Kress Collection .

225

ONC I ATION

Le dispositif de Fra Carnevale donne en outre à la colombe du Saint-Esprit une posmon stratégique dans l'équilibre et le fonctionnement de l'œuvre. À l'aplomb de la tête de Gabriel et du point de fuite, elle a été très précisément placée de façon à être (narrativement) sur le point de franchir (mieux, au point où elle va franchir) deux limites qui constituent les deux seuils délimitant le lieu virginal - la

première limite, visible, représentée, est fixée par le tronc du cyprès, légèrement déplacé par rapport au montant de la porte ; la seconde limite - invisible mais que le regard spirituel est invité à se représenter 9 6, correspond à l'horizontale qui relie imaginairement le sommet de la corniche (rose) du bâtiment placé au premier plan de l'architecture sur la gauche et la base de la corniche (noire) du bâtiment situé au fond des architectures de droite. Cette ligne virtuelle n'est ni arbitraire ni indifférente puisqu'elle correspond à une proportion fondamentale du tableau, celle du carré formé par le rabattement de la base du panneau sur sa hauteur. Évoquer une telle géométrie « secrète » n'est légitime que dans la mesure où elle est simple, élémentaire presque, et où elle apparaît dans une œuvre manifestement géométrisée. Représentée juste avant qu'elle ne franchisse ces deux seuils internes du panneau, la colombe est dans un suspens presque musical : dans l'immobilité de l'image, elle suggère l'attente de l'ultime réponse de Marie; dans une lecture narrative de l' œuvre, elle implique que la réponse est donnée dans l'instant de la représentation. Par son emplacement, la colombe est un point d'équilibre fondamental de l' œuvre et contribue à lui donner son rythme.

La clarté de la composition, sa souplesse et l'économie des moyens mis en œuvre font de cette Annonciation un exemple de modernité en 1450 97 , à tel point qu'Alessandro Parronchi a proposé

d'identifier dans le Maître des panneaux Barberini Alberti en personne 98 • Avec raison, l'hypothèse n'a pas été retenue. Elle n'en reste pas moins suggestive car elle situe l'inspiration de Fra Carnevale dans la ligne théorique qui est la sienne. Cette Annonciation ne comporte aucune iconographie recherchée 99 , aucun écart ou excès interne du dispositif qui ferait allusion au mystère de l'Incarnation. À l'image de sa luminosité cristalline, l' œuvre est transparente et ne comporte aucune opacité où se marquerait une tension entre le thème représenté et l'outil de sa représentation. Ce qui est à voir spirituellement - l'Incarnation sur le point de s'accomplir - n'est pas à chercher au-delà de ce que le tableau donne à voir : c'est à voir dans ce qui se voit. Cette formule tautologique est lourde d'implications. Fra Carnevale invite par exemple à reconnaître (peut-être) dans la configuration singulière des nuages placés dans l'angle supérieur gauche une figure « naturelle

»

de la nuée divine. Dieu est en effet absent de la représentation et, de fait, la colombe

suit une oblique qui, rigoureusement parallèle à la diagonale du panneau, part des nuages pour descendre vers Marie - dont la robe fait, sur le ventre, des plis dont la configuration évoque singulièrement ceux que Léonard dessinera au même endroit dans son Annonciation (ill. 163). Mais l'interprétation est incertaine et doit le demeurer. Telle qu'elle est peinte, cette Annonciation ne traite que de « ce qui se voit sous la lumière ». Elle constitue une élaboration rigoureusement « albertienne » du thème de !'Annonciation. Rétrospectivement, cette œuvre apparaît comme le prototype d'une approche picturale du thème qui va largement se diffuser dans le dernier tiers du siècle. La perspective sert alors, sans problème, à organiser clairement le visible et son récit ; elle ne présente aucune disproportion interne ; aucun objet ne vient, par sa position aberrante, contredire ponctuellement la vraisemblance de l'image; la perspective ne construit aucun lieu féerique ou merveilleux et se contente de dresser la « scène

»

où se joue visuellement

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l'histoire de l'Annonciation 1



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La subtilité du panneau de Fra Carnevale ne se retrouve cependant plus dans

les œuvres postérieures où l'enjeu artistique de la perspective se banalise. Les architectures peintes n'ont pas davantage pour fonction de donner figure au mystère du corps de Marie, « habitacle

»

de l'Incarnation ;

elles présentent seulement un beau lieu, un lieu pur, et cet appauvrissement de la problématique architecturale correspond à ce qu'on pourrait appeler le « classicisme

»

du Quattrocento - qui assimile la

perspective à une pratique courante sans en retenir la portée théorique. Pour la plupart des peintres, la perspective est redevenue une simple technique, parfois même un truc d'atelier. Elle n'a pas besoin d'être rigoureuse, il lui suffit de produire son effet : composer une spaciosité claire et donner le sentiment d'une proportion harmonieuse. Dès 1457, L'Annonciation peinte par Alesso Baldovinetti (ill. 138) en offre un bel exemple. Lœuvre est parfois admirée pour la« clarté» de sa perspective 10 1 • Or celle-ci est rigoureusement fausse ou, plutôt, elle n'a pas été construite géométriquement mais brillamment, « à l' œil » (fig. 20). Baldovinetti modernise astucieusement la disposition traditionnelle en diptyque en redoublant en profondeur le double arc du premier plan au moyen d'une « perspective » légèrement latéralisée. Mais il ne se préoccupe nullement de faire converger en un seul point toutes les lignes de fuite que cette mise en profondeur a suscitées. On ne s'étonne donc pas qu'en 1466, à la chapelle des Portugais de San Miniato al Monte, il adopte la solution la plus simple et la moins « perspective » possible : sans chercher du tout à exploiter la présence de l'oculus au cœur du champ pictural, il place les deux figures devant un mur parallèle au plan de l'image, dont les panneaux de marbre feint sont éventuellement « prêts à l'emploi », c'est-à-dire susceptibles d'être investis d'une valeur théologique - bien que leur banalité même mette ici en doute une telle hypothèse. Cette banalisation de la perspective se retrouve à travers les divers dispositifs adoptés. Vers la fin des années 1450, Giovanni di Francesco adopte par exemple la percée centrale pour L'Annonciation du pinacle gauche du« triptyque Carrand » (ill. 139) mais il la réduit à l'état de simple schéma 10 2 • En 1472, L'Annonciation de Jacopo del Sellaio (ill. 141) modernise le dispositif en diptyque : le pilier est passé au

deuxième plan et, sous l'Ange, le pavement signale la présence d'une construction perspective. Mais, si l'on retrouve à leur place les panneaux de marbre feint, on comprend mal la nature et la structure de la construction au-delà des deux arcs. La présence et la position des deux mains de Dieu le Père indiquent, il est vrai, une tout autre cohérence que celle de la logique propre à une perspective architecturale. Vers 1480, les deux volets de L'Annonciation de Francesco Botticini (ill. 142) étaient vraisemblablement destinés à orner la partie centrale d'un tabernacle du Saint -Sacrement ; Botticini y choisit le dispositif à percée centrale, bien adapté à l'emplacement et à la fonction de l' œuvre. Mais il le réduit à une simple épure, rigoureusement symétrique, sans qu'aucune invention ne vienne réactiver la complexité originelle de ce dispositif Un peintre anonyme (mais où l'on reconnaît suffisamment la marque de Benozzo Gozzoli pour l'avoir surnommé l'Alunno di Benozzo) réalise entre 1480 et 1500 une Annonciation (ill. 140) qui semble maintenir, quant à elle, le souci d'une composition architecturale complexe et ambitieuse en situant la rencontre dans une cour que la présence de bâtiments de type conventuel à l'arrière-plan désigne comme un cloître. À la fois trop étroit et trop haut par rapport à celui qui clôt la profondeur, le portique placé derrière la Vierge est sans doute disproportionné mais cette « maladresse » le désigne aussi comme le portique traditionnel et, à la date de sa réalisation, l'attention portée à la perspective rend cette Annonciation presque archaïque. Pourtant, un examen attentif montre que cette« démonstration » est très

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L'ANNONCIATION

138 .

ALE SSO

B ALDOV INETTI

Annonciation, 1457 , détrempe sur bois , 167 x 137 cm.

228

Florence , Musée des Offices .

LA

PERSPECTIVE ,

MODES

D'EMPLOI

approximative et que l' « Alunno di Benozzo » n'a pas cherché à unifier l'ensemble de sa construction (fig. 21). Dans les vingt dernières années du Quattrocento, pour un peintre attaché à la construction architecturale de la surface, il suffit que la perspective soit visiblement - et non véritablement - régulière. Dans son archaïsme même, L'Annonciation del'« Alunno di Benozzo » confirme que la perspective n'est plus porteuse d'enjeux actuels. La liste serait longue de ces œuvres dont la construction ne pose pas de problème théorique ou théologique particulier. Certes, elles sont souvent réalisées par des peintres relativement secondaires et on ne saurait oublier les créations originales que la perspective continue d'inspirer aux artistes plus inventifs comme Botticelli, Filippino Lippi, Signorelli, les frères Pollaiuolo mais aussi Francesco del Cossa ou Carlo Crivelli. Pourtant, le processus de banalisation semble irrésistible : à la fin du siècle, le traitement « moderne

»

de !'Annonciation ne passe plus, on le verra, par la réflexion sur sa construction spatiale et

l'élaboration conjointe de l'architecture peinte. Ainsi , à la date où elle est peinte, en 1493-1495, L'Annonciation du peintre de Forll Marco Palmezzano (ill. 143) est incontestablement « portique baldaquin 103

»,

«

moderne

»

dans la mesure où elle utilise pour ce thème le

progressivement mis au point dans le dernier quart du siècle. Permettant

d'associer le lieu architectural des personnages sacrés et un paysage pouvant éventuellement devenir un support d'allusions iconographiques, ce type d'édifice se diffuse rapidement dans les années 1490 (Carpaccio, Cima da Conegliano) et c'est lui que Marco Palmezzano exploite brillamment dans son Annonciation. Amplifiée, . l'architecture demeure de type indéterminé mais sa structure suppose une

succession de trois coupoles dont la connotation religieuse est explicitée par les épisodes de l'Ancien Testament représentés dans les écoinçons 104 • Tout en évacuant toute vue latérale du paysage, Palmezzano s'est livré à un subtil travail pour lier visuellement le lieu architectural de !'Annonciation et le paysage qui lui sert de toile de fond : sur la gauche, les formes rocheuses ont une configuration « naturellement

»

architecturée et leur profil sur le ciel continuel' oblique de la perspective ; le lys que tient l'Ange de la main FIG.20 et 21 Schéma perspectif de l'Annonciotion d ' Alesso Baldovinetti (Loïc Richalet). Schéma perspectif de l' Annonciotion d ' Alunno di Benozzo (Loïc Richalet} . Pages suivantes : 139 . GIO V ANNI Dl F RAN CE SCO Annonciation (triptyque Carrand , détail) , détrempe sur bois. Florence, Bargello .

229

L " ANNONCIA TI ON

230

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231

L'ANNONCIATION

140 . A LUNNO Dl BE NOZZO Annonc iation, 1480-1500 , détrempe et or sur bois , 40,6 x 36 cm. New York, M etropolitan Mu seum of Art, Lehmann Collection.

141. J ACOPO DEL SELLAIO Annonciation , 1472, d étre mpe sur bois , 129 x 153 cm. San Giovanni Valdarno, Mu seo civico.

232

142 . F RANC ESCO B OT T IC I N I Ann onciation , vers 1480 , d é trempe sur bois , 19 0 x 82 c m . Empoli , Museo della Collegi a ta .

233

CIATION

gauche devient un arbre au-dessus de sa main droite et, surtout, la colombe semble surgir du nuage en forme de cumulus alors même que la lumière projetée sur la droite du dernier arc indique que le SaintEsprit pénètre, dans cet instant, le lieu de Marie. L'œuvre est donc plus subtile que les spécialistes ne veulent parfois le reconnaître. Elle est effectivement

«

moderne ». Or la perspective n'intervient nullement dans la définition théologique ou

spirituelle du thème. Marco Palmezzano ne l'utilise que pour fixer le cadre architectural de la rencontre entre l'humain et le divin, et pour l'ouvrir sur un paysage qui devient presque un protagoniste de la scène. Disciple et assistant de Melozzo da Forli, qui était lui-même un maître en perspective géométrique, Marco Palmezzano fait cependant démonstration de son savoir-faire en donnant au lutrin de Marie une configuration complexe - dont la mise en perspective est si savante qu'on a pu y voir un écho de la réflexion de Luca Pacioli sur les corps réguliers platoniciens 105 • L'importance personnelle que Palmezzano attache à cette démonstration est clairement indiquée par le fait qu'il attache le cartello de sa signature sur le montant du lutrin. Mais, précisément, cette démonstration ponctuelle montre aussi que la perspective géométrique n'a plus l'importance théorique qui était la sienne quand elle servait à problématiser la structure même de la représentation - et pas seulement un de ses objets. Partie intégrante des outils maîtrisés par le peintre, la perspective linéaire ne contribue donc plus à la problématique fondamentale de l' œuvre. Cependant, Marco Palmezzano accorde toujours de l'importance au lieu architectural de !'Annonciation et à sa mise en scène. Il revient à Pérugin de le banaliser complètement en

«

standardisant »

purement et simplement son architecture peinte. Dans la série d'Annonciations qu'il peint entre les années 1490 - il est alors au sommet de sa carrière et de sa gloire - et le début des années 1520, il recourt, là comme ailleurs, à une formule répétitive : Marie et Gabriel se rencontrent sous un portique aéré dont la symétrie est soulignée par la percée centrale de la perspective. La standardisation del' architecture est telle qu'on la retrouve quel que soit le thème abordé ; seule la présentation varie selon le format de l' œuvre commandée.

L'Annonciation de Fano, réalisée vers 1490 (il!. 144) étant verticale, on ne voit qu'une seule travée de ce portique; mais Les Saintes Conversations contemporaines de Vienne, La Vision de saint Bernard de Munich et

La Déploration du Christ mort des Offices reposent sur un dispositif identique et montrent que ce portique implique des travées latérales. Dans le format horizontal propre aux panneaux de prédelle, le portique développe d'ailleurs ces travées secondaires. L'architecture centrée est devenue un véritable« passe-partout » : elle organise solidement la surface et présente dignement les figures en distinguant le lieu de l'historia et le paysage (également répétitif) qui lui sert de fond. En 1517, dans la prédelle qu'il réalise pour La

Transfiguration, cette logique est portée jusqu'à son terme et l'architecture de L'Annonciation est réduite à sa plus simple expression : un pavement pour le lieu de la rencontre et un muret (ouvert en son centre) pour articuler lieu architecturé et paysage. Cette répétition n'implique par ailleurs aucune valorisation, théologique ou mystique, de l'intervalle entre !'Ange et la Vierge: en 1497, dans la prédelle de la Pala de Fano (il!. 145), la travée centrale est même occupée par la figure de la Vierge 10 6 • En 1512-1513, dans L'Annonciation de la Pala

de Corciano (ill. 146), Pérugin place en revanche une colonne au premier plan de l'image entre les deux figures. Il semble alors réactiver l'ancienne disposition en diptyque. Mais il se contente en fait de reprendre une idée de son élève devenu célèbre, Raphaël : dans L'Annonciation que celui-ci avait peinte à moins de vingt ans pour la prédelle du retable Oddi (il!. 147), il avait déjà habilement corrigé le schéma du maître en plaçant - d'une façon architecturalement peu concevable il est vrai - la colonne centrale en retrait par rapport aux figures.

143 .

M ARCO

P ALMEZZANO

Annonciation, vers 1493-1495, huile sur bois, 31 S x 21 S cm. Forll , Pinacoteca civica.

LA

PERSPECTIVE,

MODES

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235

L · A N N O N C I A I ION

236

144. PÉRUGIN

Annonciation , vers 1490 , huile sur bois , 212 x 172 cm . Fano, Santa Maria Nuova.

145. PÉRUGIN

Annonciation (prédelle de la polo de Fa no, d étail) , 14 97 , huile sur bois . Fano, Santa Maria Nuova.

237

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La standardisation des formules de Pérugin est confirmée par la seule Annonciation qui fasse exception dans cette série : L'Annonciation Ranieri, peinte en 1495-1496 à Pérouse (ill. 149), présente la scène dans la cour d'un palais. Pourtant, loin d'avoir une idée originale, Pérugin reprend à nouveau, en l'inversant, l'architecture peinte en 1473 dans un des panneaux de l'ensemble, prestigieux dans la ville, qui représentait des Miracles de saint Bernardin de Sienne (ill. 148) 107 • Loriginalité de L'Annonciation Ranieri à l'intérieur de la production de Pérugin demeure surprenante. Mais elle s'explique sans douce par la demande du commanditaire local: pour une image de dévotion privée, celui-ci a pu demander au peintre de s'inspirer d'une image prestigieuse dans la ville, à l'occasion peut-être d'une naissance pour laquelle le récit du panneau consacré à saint Bernardin était de bon augure 108

-

à moins qu'en citant le panneau de 1473, tout en

l'inversant pour retrouver une structure connue d'Annonciation, Pérugin n'ait rendu un hommage (habile et commercial) à la culture locale. En tout état de cause, la seule Annonciation originale de la série reprend un schéma qui, novateur en 1473, ne pouvait plus passer pour moderne en 1495-1496. Or, de façon symptomatique, cette standardisation et cette banalisation des formules n'expriment pas une indifférence à l'égard de l'architecture ni même une ignorance de son importance dans la culture contemporaine. Dès 1482, dans La Remise des clefs à saint Pierre qu'il peint à la chapelle Sixtine, Pérugin réalise une des architectures feintes les plus

achevées et réfléchies du moment; il annonce en particulier ce qui va devenir un thème majeur de la réflexion architecturale de la Renaissance, l'église à plan centré. Commandée en 1500 et achevée en 1504, Le Mariage de la Vîerge (conservé à Caen) revient sur l'idée en articulant plus clairement encore le langage

architectural. Ce que révèle donc la banalité architecturale de ses Annonciations, c'est que, pour lui, !'Annonciation n'a pas besoin de lieu propre, dont l'élaboration méditée évoquerait le mystère de l'Incarnation. Abolissant les tensions internes qui faisaient la force et la singularité des Annonciations de Crivelli ou de Piero della Francesca, il indique qu'à ses yeux la peinture n'a à faire qu'au visible et que la perspective régulière n'a d'autre fonction que de construire clairement ce visible en assurant l'équilibre de la composition. Les Annonciations de Pérugin confirment qu'avant d'être brusquement dépassée par les innovations de Léonard, Michel-Ange et Raphaël, la modernité de sa peinture tient à ce qu'elle propose une synthèse des recherches « rationnelles » du Quattrocento. Du point de vue del' art religieux et en accord avec

146. PÉRUGI N Annonciation (pr édelle d e la polo de Corciano) , 1512· 15 l 3, huile sur bois , 31 x 78 cm . Pérouse , Galleria nazionale dell ' Umbria.

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147. R APHAËL Annonciation (prédelle du ret able Odd i) , 1502- 1503 , huile sur toile , 27 x 50 cm. Rome, Pinacoteca Vaticana.

239

L'ANNONCIATION

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148 . MAÎTRE URBINAT , E (ATELIER DE 1473) p· veau-ne 1473 d ' erouse, Galleria nazion a 1e 'd ell'Umbria. etrempe sur bois ' 76 , 3 x 56 ,3 cm .

Miracle du nou

240

149. PÉRUGIN Annonciation , 1495-1496, détrempe sur bois , 55 ,5 x 42 cm. Pérouse , collection Ranieri.

241

C J AT I ON

des évolutions qui se font également jour ailleurs (en particulier à Ferrare), Pérugin est moins un peintre d'images de dévotion (qui peuvent impliquer une violence pathétique de la représentation) qu'il n'invente l'image pieuse - et son succès considérable suffit à montrer qu'il s'accorde à l'attente de ses destinataires. De façon plus subtile, les deux Annonciations réalisées dans les mêmes années par Pinturicchio, un disciple de Pérugin et un des peintres les plus importants du moment, confirment qu'à la fin du XV siècle la géométrie de la perspective n'a plus guère d'intérêt pour la théologie de !'Annonciation. La

première est réalisée dans les appartements du pape Alexandre VI Borgia au Vatican entre 1492 et 1494 (ill. 150), la seconde dans la chapelle Baglioni de l'église Santa Maria Maggiore de Spello en 1501 (ill. 151). À Rome, dans les appartements pontificaux et dans une pièce dont le programme iconographique célèbre les Mystères de la Foi, la structure architecturale, présentée frontalement, évoque un arc de triomphe dont la percée centrale accueille la figure de Dieu le Père. Pinturicchio explicite visuellement la venue du divin dans l'humain; sans raffinements théoriques particuliers, il s'accorde aux goûts de son commanditaire pour offrir une version de !'Annonciation aussi irréaliste que somptueuse. La fresque de Spello est plus complexe. En situant le point de fuite dans le pilier de gauche, sur l'axe vertical qui lie Gabriel à Dieu le Père (fig. 22), Pinturicchio construit son Annonciation en fonction d'un point de vue latéralisé. L'idée est simple mais, telle que l'utilise Pinturicchio, elle implique des conséquences qui le sont moins. En appliquant en effet un point de vue latéral à une architecture centrée, Pinturicchio n'adopte pas pour autant le schéma de la perspective latérale : il latéralise la percée centrale - et en tire toutes les conséquences. D'abord, la symétrie architecturale propre à la percée centrale est simultanément affichée (par l'importance des piliers et la présence des fenêtres grillagées de part et d'autre de l'ouverture centrale) et déjouée : une des fenêtres est circulaire, l'autre rectangulaire ; à la porte fermée (virginale) placée derrière l'Ange répond, derrière la Vierge, une étagère garnie d'objets et l'autoportrait du peintre - dont l'incongruité nous retiendra. Ensuite et surtout, présente au-dessus de l'Ange, la figure de Dieu est elle aussi latéralisée. La percée centrale n'est donc plus l'axe par lequel le divin pourrait intervenir dans le monde humain. Au contraire, le paysage, avec sa scène d'auberge contemporaine, semble suggérer un monde « trop humain », ignorant tout du mystère qui advient au premier plan (ill. 151). Visualisée par le rayon d'or qui descend de Dieu vers Marie, la venue divine est figurée parallèlement au plan et, ce faisant, Pinturicchio déconstruit la cohérence structurale du dispositif (théorique et théologique) qu'implique l'architecture peinte à percée centrale, qu'il respectait encore dans sa version romaine de l'Annonciation. On ne saurait pourtant réduire l'invention de Pinturicchio à cette seule transformation. Car, si l'on considère l'ensemble de la fresque (c'est-à-dire aussi sa base et son encadrement peints), on constate que Pinturicchio a fixé un second point de vue sur son Annonciation : les lignes de fuite correspondant aux piliers peints convergent, elles, sur l'axe central de la fresque, sur le pied du lutrin. Le point de vue déterminé par l'encadrement correspond ainsi à celui d'un spectateur réel, debout au milieu de la chapelle - alors que, par sa hauteur, le point de vue fixé par la structure interne de l'image ne peut qu'échapper à ce même spectateur. Or, comme l'a relevé Louis Marin 109 , cette mise en jeu du bord de l'image va de pair avec le retrait fictif de la base du mur ; celui-ci devient un instrument de « présentation de la représentation » adressé au spectateur, et il joue un rôle équivalent à celui de la rampe qui, au théâtre, surélève le sol scénique. Ce retrait permet de « dresser la scène » de !'Annonciation et suggère que ce qui est représenté là, plus qu'un simple

«

récit iconique de l'historia

»,

constitue sa « mise en représentation 110 ». Par ailleurs, par le

150.

BER NA RDIN O

PI N T U RI CC HI O

Annonciation, 1492-1494 , fresque. Vat ican , appartements Borgia, salle des Mystères.

244

15 1. B ERNARDINO PI NTURICCHIO Annonciatio n, vers 1500 - 1501 , fresque . Spello, Santa Maria Maggiore , chapelle Baglioni.

L A

f' t. R

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1 1 Y "t. ,

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FI G. 2 2 Schéma perspectif de !' Annonciat io n de Bernardino Pinturicchio à Spello (Loïc Richalet).

changement de point de vue qu'implique le passage de la perspecnve de l'encadrement à celle de la construction interne de la scène, le dispositif imaginé par Pinturicchio exalte aussi la « glorieuse autonomie de la construction représentative

»

et la modalisation du regard qu'elle implique puisque, comme l'a écrit

dans un autre contexte Louis Marin, l'« opération du bord

»

propre à la peinture « classique » consiste à

modifier le regard porté sur ce qu'on voit : « Là (dans le monde) on voyait, on regardait ce monde, la nature ; ici (devant le tableau de peinture) on contemple l' œuvre d'art sur fond de rien 1 11 •

»

Il est peu probable que Pinturicchio ait eu une conscience aussi conceptuelle ou théorique de ce qu'il faisait. Mais, finalement, Alberti ne dit rien d'autre dans le De pictura quand il déclare que la première opération du peintre consiste à tracer un rectangle sur la surface à peindre et que celui-ci est « comme une fenêtre à partir de laquelle on puisse contempler l'historia ». C'est la manipulation de la perspective à laquelle s'est livré Pinturicchio qui suscite d'elle-même cet effet de sens - donc l'enjeu personnel est d'ailleurs figuré , dans l'image même, par un écart interne, proprement exorbitant : la présence de l'autoportrait du peintre sous la tablette virginale. Cet autoportrait n'est pas le premier du genre : encre 1497 et 1500, dans la ville toute proche de Pérouse, Pérugin venait orgueilleusement de peindre son autoportrait dans la salle du Collegio del Cambio, accroché au mur de la même façon 11 2 • Mais, malgré sa vanité, Pérugin avait respecté les codes qui régissaient alors l'expression de soi par le peintre : son autoportrait ne faisait pas pleinement

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C I AT I ON

partie de la représentation ; il était peint sur le pilastre fictif qui sépare la représentation de La Prudence et la justice et celle de La Force et la Tempérance 1 1 3 • Pinturicchio l'installe, lui, au bord de la représentation mais

à l'intérieur de son champ - comme si Marie pouvait avoir, dans sa chambre, un portrait du nouveau saint Luc. Incontestablement, la présence en cet endroit de cet autoportrait constitue un excès. Mais c'est que Pinturicchio s'y présente comme l'auteur de la « mise en représentation » de l'Annonciation qu'il nous donne

à contempler. Il se désigne comme celui qui a gouverné cette représentation et, le regard perpendiculaire au plan, en position donc d' « omnivoyant 11 4 », son autoportrait équilibre la figure de Dieu le Père. Cette suffisance s'explique en partie par le prestige extraordinaire qui est alors celui de Pinturicchio. Après avoir décoré les appartements pontificaux au Vatican et avant d'être appelé à Sienne pour décorer la librairie de la cathédrale à la demande du futur pape, Pie III Piccolomini, il est au sommet de sa gloire. Or, si la famille Baglioni est la plus importante de Pérouse (le commanditaire de la chapelle de Spello, Troilo Baglioni, est d'ailleurs nommé évêque de Pérouse en 1501), elle n'a tout de même pas le même statut que celle du pape et, surtout, Spello n'est ni Rome, ni Sienne. Ces circonstances peuvent expliquer l'ostentation dont l'autoportrait de Pinturicchio fait montre 11 5 • Mais L'Annonciation de la chapelle Baglioni révèle en particulier le haut degré de conscience de soi que peut atteindre un peintre de la fin du Quattrocento et la force de l'investissement personnel dont ses œuvres peuvent être le lieu. Elle montre surtout, en ce qui nous concerne, comment cette conscience artistique a transformé l'attitude par rapport

à la perspective. Si celle-ci peut toujours contribuer à poser - et résoudre - des problèmes complexes, si elle reste une structure signifiante, manipulable en vue de produire des effets de sens, ceux-ci ne concernent plus la théologie de l'Annonciation. Indépendante du thème qu'elle met en scène, cette manipulation est fonction des intérêts artistiques du peintre. Dans le milieu ombrien où s'est formé Raphaël avant d'arriver

à Florence, la rencontre de l'Annonciation et de la perspective ne suscite plus d'inventions ou de réflexions particulières, elle ne pose plus l'ombre d'une question (théologique).

152 . BERNARDINO PI N T U RI C CHI O Annonciation , 1501 , détail. Spello , Santa Maria Maggiore, chapelle Baglioni.

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,.

LA PERSPECTIVE DEBORDEE

En une vingtaine d'années, entre 1495 et 1515 environ, en accord avec la mutation artistique qui voit la Renaissance atteindre et connaître sa courte phase classique, on assiste à un profond renouvellem ent de !'Annonciation en peinture. Celui-ci se manifeste notamment dans le rôle désormais mineur accordé à la perspective linéaire, réduite au rang d'accessoire secondaire et disparaissant même parfois complètement dans les œuvres les plus

«

avancées ». De nouveaux outils sont utilisés pour figurer la venue çle !'Infinité

divine dans le monde fini des hommes. Ce processus a été préparé par la banalisation des modules architecturaux mais il prend, au tournant du siècle, une ampleur nouvelle et obéit à une logique différente. Les anciens schémas ne disparaissent pas ; leur commodité et leur clarté en font des dispositifs «

prêts à l'emploi » auxquels la majorité des peintres ne renonce pas facilement. L'Annonciation peinte dans

les années 1490 par Piero del Donzello (ill. 154) donne un bel exemple de cette production qui, pour être « moyenne », n'en garantit pas moins au commanditaire un niveau de qualité satisfaisant 1• Construite selon le dispositif à percée centrale et exploitant le type architectural du « palais-villa » dont Pier Matteo d'Amelia (le « Maître de L'Annonciation Gardner ») avait fait un usage « moralisé » quelques années plus tôt (ill. 125), Piero del Donzello rend l'architecture parfaitement symétrique et adapte les figures à ce qui était au goût du jour à Florence : le vase du premier plan est une citation du retable Portinari de Hugo van der Goes : cette œuvre avait fait sensation, à Florence en 1483, en révélant les capacités de la peinture flamande à obtenir des « effets de réel » que Domenico Ghirlandaio s'était notamment chargé d'acclimater à la culture figurative florentine. Piero del Donzello ne va pas si loin ; il cite seulement le détail, tout comme l'Ange est une citation de celui qu'avait peint Lorenzo di Credi dans sa propre Annonciation (ill. 91), tandis que les plis des vêtements de Marie évoquent les recherches menées à ce propos dans l'atelier de Verrochio - dont la robe de Marie dans L'Annonciation de Léonard de Vinci (ill. 163) avait fourni, dans les années 1470, une belle démonstration. Pourtant, malgré sa structure architecturale claire et ses détails

«

à la page »,

L'Annonciation de Piero del Donzello est déjà quelque peu archaïque au moment même où elle est réalisée ;

sa symétrie est mécanique et ses figures ont l'air, comme le vase, de ce qu'elles sont : des pièces rapportées, plaquées sur le fond architectural sans y être vraiment intégrées. Ce n'est pas un hasard : l'atelier de Piero del Donzello et de son frère Polito était spécialisé dans la production de panneaux décoratifs destinés à des revêtements muraux, et leur production en série impliquait l'utilisation de schémas polyvalents, adaptables à des contextes diversifiés. Ici, le module « palais-villa » est facilement appliqué au rhème de l'Annonciarion, sa structure d'ensemble n'étant pas altérée par la porte à moitié ouverte qui, sur la droite, permet de voir la chambre de Marie. Par définition, ce type de productions se doit d'utiliser les formules existantes. Mais, du même coup, dans un moment où la culture et la vie religieuse connaissent un bouillonnement et un renouvellement importants à Florence, elles vieillissent vite. I..:exploitation de formules établies peut aboutir

153 .

F RA

B AR T O L O ME O

(B ACCIO

D EL L A

P ORTA)

Annonciati on , 1497 , huile sur bois , d étail. Volterr a, cathédrale , chapelle del Ros ar io (anciennement della Santissima Annunziata ).

L ' ANNONCIA TI ON

1

250

54.

PIERO

DEL

D ONZELLO

Annonciation, vers 1490. Florence , Santo Spirite, chapelle Fr escobaldi.

ailleurs à des résultats plus réussis et parfois plus inventifs ; mais ceux-ci n'en apparaissent pas m oms « provinciaux » par rapport à ce qui se passe au même moment dans les grands centres. C 'est le cas, entre autres, de la belle Annonciation réalisée en 1510 par le peintre de Modène Francesco Ferrari (et achevée par Giovanni Antonio Scaccieri) (ill. 156). Construite en fonction d'un point de fuite situé sur la serrure de la porte (ouverte) du prie-Dieu de Marie, l'œuvre utilise le dispositifà percée centrale, cette dernière étant mise en évidence grâce une architecture fantaisiste qui, tout en évoquant un arc de triomphe, permet au peintre de structurer fortement l'ensemble de sa composition (les colonnes sont à l'aplomb exact des figures) et de répartir dans le décor un programme iconographique secondaire inspiré de l'Ancien Testament. Les figu res marquent l'influence du Bolonais Francesco Francia et, dans son ensemble, l'œuvre est, à Modène, incontestablement moderne 2• Comparée à ce qui se passe en même temps à Bologne, Venise ou Florence (sans même parler de Rome), elle n'en est pas moins « datée ». On pourrait multiplier les exemples. Si ces œuvres sont retardataires, c'est qu'elles ne suivent pas le rythme des grands centres : leur recours à une perspective fortement affirmée ne correspond plus à ce qui fait la modernité de la peinture. Le phénomène s'observe d'ailleurs dans ces grands centres eux-mêmes. Si L'Annonciation commencée à Florence avant 1504 par Filippino Lippi et achevée par Raffaelino del Garbo

(ill. 155) est, à cette date, décidément archaïque, ce n'est pas seulement parce qu'elle recourt au dispositif à percée centrale. (Celui-ci a encore de beaux jours devant lui.) C'est par la façon dont elle le met en œuvre, en faisant trop exclusivement reposer l'articulation de l'image sur sa définition architecturale et en plaçant la mandorle de Dieu le Père au centre de l'arc ouvert sur un paysage : la régularité imposée par cette structure de base efface presque l'effet dynamique produit par la gestuelle des figures. Dès 1497-1498 pourtant, Baccio della Porta (qui deviendra Fra Bartolomeo en 1500 à son entrée dans l'ordre dominicain) avait modernisé le dispositif centré en minimisant le rôle de la perspective. Dans le grand tableau d'autel (192 x 183 cm) destiné à la chapelle de la Santissima Annunziata de la cathédrale de Volterra (ill. 157) , la géométrie perspective est rapidement interrompue par le seuil du vestibule qui mène le regard vers l'extérieur, et Dieu est représenté dans l'angle supérieur gauche alors qu'il envoie la colombe. La composition distingue donc clairement l'axe de la perspective et celui de la venue du divin, qui se joue parallèlement au plan de l'image. En retrait, l'architecture sert avant tout à lier les personnages à la structure de la surface et à présenter un paysage lointain. Celui-ci fait peut-être vaguement référence à la venue du Christ à travers l'arbre (de vie) démesurément haut qui se profile contre le ciel. C'est le même arbre qu'on trouvait déjà chez Botticelli en 1489 (ill. 161) , bien avant chez Guido da Siena (ill. 23) et qu'on verra encore en 1540 chez Domenico Beccafumi (ill. 168), preuve, s'il en fallait, de la survivance à très long terme de certains motifs. Mais sa définition iconographique est, ici, beaucoup moins affirmée et le paysage constitue avant tout une allusion générique à la fertilité nouvelle que l'Incarnation apporte à la terre. Il n'en joue pas moins un rôle important dans la modernité de l' œuvre à Florence car il manifeste le prestige dont jouit alors la peinture du Nord, en particulier flamande, chez les peintres (et les commanditaires) les plus avancés 3 • Reprenant les campagnes verdoyantes, les arbres effilés, les montagnes lointaines et les architectures gothiques dont Memling était, entre autres, un spécialiste, ces paysages « modernes » s'introduisent dans la peinture florentine par l'intermédiaire de l'atelier de Verrocchio (fréquenté par Ghirlandaio, Botticelli, Pérugin et Léonard) - et il n'est pas indifférent que Michel-Ange les ait plus tard condamnés avec virulence parce que, dépourvus de tout

«

dessin », ils s'adressent avant tout, selon lui, aux gens sans goût, aux femmes, « aux

moines et aux nonnes 4 ».

155 . F ILIPPINO L IPPI ET R AFFAELINO DEL Annonciation, vers 1504, détrempe sur bois. Fiesole, San Francesco.

GARBO

156 .

FRAN C E S CO

F ERRARI

Annonciation, vers 1510 , huile sur bois , 295 x 178 cm. Modène , Galleria Estense .

C I AT I ON

L'impact de la peinture flamande se retrouve sous une autre forme dans la seconde Annonciation de Baccio della Porta (ill. 158). De très petites dimensions puisque chaque panneau mesure (aujourd'hui) approximativement 20 x 9 cm 5, cette Annonciation décorait à l'origine les portes d'un tabernacle abritant une petite Madone à l'Enfant de Donatello. Le choix de la peinture en « chiaro e scuro

»

monochrome

rivalisait évidemment avec les grisailles flamandes - de même que le cadre fictif peint autour des panneaux (on voit encore sa trace sur les bords extérieurs) reprenait l'idée des encadrements peints propres à l'illusionnisme nordique. À l'origine, les panneaux se raccordaient à la façon de L'Annonciation peinte à peu près au même moment par Mariotto Albertinelli (ill. 159), et ils mettaient donc en valeur, au centre, une grande porte qui, comme celle de L'Annonciation de Volterra, était surmontée d'un bas-relief circulaire. La façon dont Baccio della Porta n'a pas besoin de la perspective linéaire pour exploiter théologiquement la percée centrale est très remarquable. Au centre des deux panneaux, la porte à deux battants, fermée (du côté de Gabriel) et ouverte (du côté de Marie), est une allusion évidente à la Vierge, porte à la fois ouverte et fermée 6 ; par ailleurs, un regard attentif - regard attendu par cette œuvre précieuse de petite dimension relève la prés~nce d'une figure dans la pénombre du lieu sur lequel la porte s'ouvre. Il s'agit, selon toute probabilité, d'un ange : la présence d'anges-témoins n'était pas exceptionnelle à l'époque dans les Annonciations et cette figure angélique qui nous fait face nous invite à contempler, comme elle le fait elle-

même, la gloire de Dieu dans le moment de son Incarnation 7 • Mais Baccio della Porta a rendu cet ange incertainement visible en l'installant dans la pénombre insondable d'un lieu indéterminé (ce n'est pas la chambre de Marie, dont le lit est évoqué par le rideau à l'extrême droite du panneau) ; il visualise ainsi mystérieusement le mystère qui habite l'événement visible de !'Annonciation. L'obscurité du lieu où se devine la figure angélique fait voir l'invisibilité de l'Incarnation - et Albertinelli a la même idée dans sa propre Annonciation quand il peint entre Gabriel et Marie, dans le fond et à la jointure des panneaux, le rideau du lit de Marie qui évoque le mystère du corps marial, tabernacle vivant de la divinité 8 . Ce dispositif était d'autant plus efficace que ces Annonciations étaient peintes sur des portes de tabernacle : en s'ouvrant, elles donnaient à voir, dans un cas une Vierge à l'Enfant, dans l'autre (Albertinelli), une Véronique d'origine flamande, révélant ainsi ce que leur partie centrale annonçait de façon cachée, ce dont elle montrait le secret. Plus encore peut-être que !'Annonciation monumentale de Volterra, la petite Annonciation en grisaille confirme qu'il n'est plus besoin de la perspective, de son approche intellectuelle et de ses écarts internes pour évoquer, dans l'entre-deux de Gabriel et de Marie, la venue de l'Infigurable dans la figure. Il se trouve que ces deux tabernacles ont été peints pour des membres de la même famille Del Pugliese : Baccio della Porta a réalisé le sien pour Piero del Pugliese, Albertinelli pour son neveu, Francesco del Pugliese. Cette circonstance n'est pas indifférente : associés dans un même atelier de 1490 à 1500, les deux artistes peignent ces œuvres très « modernes

»

pour des commanditaires qui ne sont pas seulement de

grands amateurs d'art, mais aussi des représentants majeurs de la faction anti-médicéenne et des partisans de Savonarole. Il ne s'agit pas d'une coïncidence. Le renouvellement artistique florentin dans la dernière décennie du siècle est en effet indissociable des tensions spirituelles, religieuses et sociales qui bouleversent alors l'équilibre de la ville. En entrant dans l'ordre dominicain établi à San Marco peu de temps après la mort de Savonarole et en prenant le nom de Fra Bartolomeo, Baccio della Porta tire les plus extrêmes conséquences de son engagement religieux - et son acte indique la puissance de l'effet exercé sur lui par le prédicateur dominicain qui, devenu prieur de San Marco en 1491, avait fait de Florence une « république chrétienne » de 1494 à 1498. Le trajet spirituel de Fra Bartolomeo est bien sûr individuel et il n'est pas

LA

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157 . F RA B ARTOLOMEO { B ACCIO DELLA P ORTA)

Annonciation, 14 97, huil e sur bois, 192 x 183 cm . Vo l terra, cathédrale, chapelle del Rosario (anc ien n ement de fa Sa ntiss ima An nun ziata).

255

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NONC I ATION

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Ci-dessus : 158. FRA BART O LOMEO (BA CC IO DELLA PORTA) Annonciation (tabernacle del Pugliese) , huile sur bois, panneau de gauche 19 ,5 x 9 cm . Florence, Musée des Offices . Ci-contre : 159 . MARI O TTO ALBERTINELLI Annonciati on (tabernacle), huile sur bois, 30 , 3 x 22 cm . Milan , Museo Poldi-Pezzoli.

56

25 7

CI A

1 1 0

N

question de voir dans son art un simple reflet de sa foi « savonarolienne

».

Mais c'est un fait aussi qu'on ne

saurait distinguer arbitrairement son art de sa foi - ni du lieu où il exerçait l'un comme l'autre. San Marco demeure, au début du xvresiècle, une place forte du discours réformateur dominicain et Fra Bartolomeo en est, en peinture, l'interprète. Son art s'accorde aux recommandations du terrible prédicateur : éviter l'ostentation luxueuse des matières et du décor, faire une peinture« chrétienne », c'est-à-dire sobre, évitant la virtuosité, susceptible de transmettre simplement un message spirituel accessible au plus grand nombre, une peinture « naturelle

».

Fra Bartolomeo se trouve ainsi à l'origine de la « Scuola di San Marco

»

dont la

production est bien illustrée, entre autres, par L'Annonciation où, en 1517, Giovanni Antonio Sogliani (ill. 160) reprend et banalise les modèles de Fra Bartolomeo ou par celle où Fra Paolino, vers 1523-1525 (ill. 165) combine Fra Bartolomeo et Franciabigio (ill. 166) pour aboutir, au terme d'une véritable « mortification des éléments décoratifs 9

»,

San Marco" et de "classicisme piagnone"

10

à ce qu'on a pu qualifier de « revival des modèles de !'"atelier de ».

Pourtant, l'explication « savonarolienne » ne suffit pas à rendre compte des transformations qui se font jour alors dans la peinture florentine. Fra Bartolomeo va à Venise en 1508 et à Rome en 1513-1514 - et les inflexions coloristes puis monumentales que connaît son art à l'occasion de ces déplacements suffisent à montrer que sa peinture participe pleinement d'une histoire qui n'est pas seulement florentine. À Florence même, d'ailleurs, Savonarole n'explique pas tout. Ses prédications contre les excès et les déviations artistiques ne datent que des années 1496-1498 et, si Baccio della Porta mais aussi Sandro Botticelli peuvent y être à ce point sensibles, c'est aussi que le prédicateur répond à des inquiétudes spirituelles que partagent déjà bon nombre d'artistes et d'intellectuels florentins. Les complexités et les paradoxes de Filippino Lippi manifestent, entre autres, cette attitude - et ce n'est pas un hasard si Francesco del Pugliese est un commanditaire attitré du peintre. Mais, pour toute une autre partie du milieu florentin, c'est plutôt dans la simplicité et la mise à distance des virtuosités brillantes que se trouve la réponse. On a ainsi pu estimer que,

160.

GIOVANNI ANTONIO

SOGLIANI

Annonciation . 1S 17. huile sur bois, 219 x 232 cm. Florence , Santa Maria degli lnnocenti.

si L'Annonciation peinte par Botticelli en 1489-1490 (ill. 161 ) se différenciait tellement de sa production habituelle dans ce thème, c'est que, répondant à la demande d'un « homme neuf » dans le milieu culturel florentin, Benedetto Guardi, Botticelli avait atténué les allusions cultivées, le raffinement luxueux et la préciosité d'orfèvre de sa production médicéenne. Sans attendre Savonarole, Botticelli a simplifié l'architecture et son décor pour concentrer l'attention sur les figures et leur gestuelle - et obtenir, en communiquant le plus directement possible un message dramatique et humain, un effet pathétique plus efficace 11 • Dans un tel contexte, la mise en valeur d'une construction perspective brillante ou complexe viendrait contredire la participation attendue du fidèle. Paradoxalement sil' on songe à Alberti, la perspective « légitime » est désormais « artificielle » dans un sens négatif: loin de fonder la vérité de la représentation, elle est devenue une ostentation artificieuse.

À nouveau cependant, cette problématique spirituelle n'explique pas tout. Bien avant la tempête savonarolienne, alors que la splendeur médicéenne battait son plein, certaines œuvres - avant tout celles de Léonard de Vinci qui a été, là aussi, un précurseur - indiquaient que la perspective était en train d'être dépassée pour des raisons qui, sans avoir aucune relation avec une inquiétude spirituelle, se rattachaient à un enjeu fondamentalement inscrit dans la définition même de la perspective régulière. Dans L'Annonciation qu'il peint entre 1470 et 1478 (ill. 163), Léonard affiche sa volonté juvénile de renouvellement. Exploitant le format très horizontal du panneau, il retourne à un schéma qui semblait oublié depuis longtemps : en installant la Vierge, à droite, dans un lieu forcement architecturé tandis que la partie gauche est attribuée à !'Ange devant un parapet et à un paysage développé en largeur, il retrouve en effet la répartition qui était celle du type byzantin. Celui-ci est, bien sûr, modernisé et unifié par une perspective centrale qui oriente le regard vers le « fond » alors que, derrière Gabriel, une rangée d'arbres fait écran à la profondeur. Pourtant, alors même que les lignes gravées dans le gesso indiquent le soin que Léonard a mis dans cette phase préparatoire, la mise en œuvre finale de la perspective limite son rôle dans la construction de l'espace. Si le détail de l'architecture met en évidence, sur la droite, la convergence accélérée des lignes de fuite, la construction géométrique de l'architecture est elle-même très approximative puisque le muret qui scande la profondeur ne trouve pas sa place dans l'angle du mur situé derrière Marie 12 • La désinvolture avec laquelle Léonard se joue des règles géométriques est d'ailleurs manifeste dans le dessin de l'avant-bras droit de Marie qui ne s'accorde ni avec la position de l'épaule ni avec l'emplacement des pieds, spatialement suggéré par la perspective du lutrin ; du même coup, l'angle que formel' avant-bras avec l'épaule suppose, comme l'écrivait Jacques Mesnil dès 1905, « une rupture complète du coude 13 ». Il peut s'agir d'une« maladresse de jeunesse »; celle-ci n'en révèle pas moins l'indifférence de Léonard à l'égard de la correction géométrique et cette attitude est confirmée par la façon dont il a restreint l'effet visuel de la perspective linéaire en estompant l'articulation entre l'architecture et le paysage : en plaçant un cyprès audessus du lutrin, Léonard a brouillé la perception de l'angle postérieur du bâtiment et assuré une transition sans rupture vers le paysage - dont il est un des premiers à définir l'iconographie « mariale » grâce au porc et à l'étonnante montagne brumeuse où la vue se perd 14. La réticence de Léonard devant les contraintes de la construction géométrique est profonde. Au début des années 1480, elle se marque dans la différence qui sépare le dessin préparatoire (très perspectif) de L'Adoration des Mages et l' œuvre finale (où la perspective géométrique n'est plus présente qu'à l'arrièreplan); à la fin des années 1490, Léonard renonce définitivement aux architectures peintes: La Dernière Cène

L " ANNONC I A TI ON

I 6 1. 1 62 . SAN DRO B O TTI C ELLI

260

Annonciat ion , 1489-1490 , détrempe sur bois , 240 x 23 5 cm . FI r e nce , Musé e des Offices . Ens emb le et déta il.

LA

L'ANNONCIATION

PERSPECTIVE

DEBORDEE

16 3. L ÉONARD DE VINCI

262

Annonciation, 1470- 147 8 , huile et détrempe sur bois , 98 x 217 cm.

Florence , Musée des Offices.

263

est l'ultime œuvre comportant une architecture, que Léonard emploie d'ailleurs de façon à en libérer complètement les figures 15. Cette attitude correspond à l'intuition individuelle que Léonard avait de la mouvance universelle du monde 16• Mais elle s'accorde aussi avec une tendance générale qui parcourt la peinture italienne du Quattrocento et vise à libérer la figure des limites du lieu où l'inscrit la tradition gothique 17 • Dès 1435, Alberti affirmait l'importance primordiale du mouvement que le peintre doit donner à ses figures. C'est, à ses yeux, une part essentielle de la « composition » dont l'espace unifié doit sembler parcourable : non seulement il condamne, au nom des proportions internes de l' œuvre, les peintres qui enferment comme dans un écrin (scrinium) les figures dans des architectures trop petites pour elles, mais il s'attarde longuement sur la nécessité de maîtriser les mouvements du corps pour pouvoir exprimer les « mouvements de l'âme » - et il insiste encore sur la façon de représenter le « mouvement qu'on dit accompli quand il y a changement de lieu 18 ». Alberti formule en termes théoriques une recherche qui, déjà pratiquée par les peintres et les sculpteurs, portait une attention particulière aux plis des vêtements et aux indices visuels suggérant que telle ou telle figure franchit un seuil, passe d'un lieu dans un autre. Sensible dès le

XIVe siècle,

cette mise en valeur de la parcourabilité du lieu de l' historia est

particulièrement nette dans le traitement de !'Annonciation - qui, par son thème m ême, constitue une affaire de seuil, de virginité infranchissable et franchie, d'intervention divine et de venue d'un corps dans un autre. Après avoir donc multiplié les indices du mouvement d'un lieu dans un autre, la volonté de libérer la figure de son lieu aboutit, contre la lettre du texte évangélique, à situer en plein air la rencontre de Gabriel et Marie. Sans faire nécessairement allusion à la version apocryphe de !'Annonciation en deux temps (le premier dans le jardin, près du puits, le second dans la chambre), ces œuvres mettent en retrait l'architecture de !'Annonciation : celle-ci articule toujours la surface et définit les lieux propres à chaque figure (Gabriel à l'extérieur, Marie « dans » son architecture), mais c'est désormais à partir d'un lointain arrière-plan, sur la surface de l' œuvre et sans englober les figures . L'Annonciation peinte en 1512 par Andrea del Sarto pour l'église augustinienne de San Gallo (ill. 164) constitue, sinon le premier, du moins le plus brillant exemple de ce parti. L'œuvre a été contrôlée théologiquement par les commanditaires : on y retrouve le thème augustinien des anges témoins de la gloire de Dieu dans l'Incarnation, et le surprenant nu masculin assis à mi-distance doit être compris comme une figure d'Adam, image du Christ nouvel Adam 19 • Mais les commanditaires n'ont manifestement pas été préoccupés par la mise en place inhabituelle des personnages, à l'extérieur. Certes, l'architecture imposante glorifie Marie et, avec Adam à son pied, le pilier visuellement touché par la main droite de Gabriel, peut conserver sa valeur christique traditionnelle. Mais l'innovation consistant à situer la scène en plein air obéit à des motivations proprement artistiques. Andrea del Sarto a modernisé culturellement sa représentation en y introduisant des références à la sculpture et à l'architecture antiques romaines ; il l'a modernisée aussi en affranchissant les figures et leur relation dynamique de toute référence à une grille géométrique. Sa signature suggère, par dénégation, une haute conscience de sa valeur artistique. Alors que Fra Bartolomeo et certains des membres de la « Scuola di San Marco » peuvent signer, dans la ligne d'une dévotion dominicaine, d'un simple « Ora pro pictore 20 », Andrea del Sarto laisse entendre tout autre chose en inscrivant sur l'écritoire de la Vierge la longue formule : « Andrea del Sarto t'a peinte/ ici telle qu'il te porte en son cœur/ et non telle que tu es Marie,/ pour répan/dre ta gloire et non sa renommée 21 • » Il ne pouvait mieux souligner (et excuser) la qualité artistique de son œuvre.

164.ANDREA DEL SARTO Annonciation , 1512 , huile sur bois, 185 x 174 , 5 cm. Florence , Palazzo Pitti.

265

Entre 1505 et 1510, Francesco Franciabigio avait été associé professionnellement avec Andrea del Sarto sur un mode équivalent à celui qui liait au même moment Fra Bartolomeo et Mariotto Albertinelli. Dans L'Annonciation qu'il peint vers 1515 (ill. 166) , il reprend l'idée d'Andrea del Sarto mais il aménage son modèle de façon significative. D'abord, en soulignant la géométrie du pavement sur lequel est posé le lutrin de Marie, il atténue, au prix même de l'arbitraire, l'aspect demeure « construit

».

«

naturel » du lieu de la rencontre : celui-ci

Par ailleurs, tout en amplifiant l'architecture, Franciabigio simplifie et rend plus

traditionnelle sa composition d'ensemble. Alors que Gabriel était, chez Andrea del Sarto, placé sur la droite, agenouillé sur des nuages presque à même le sol, il arrive maintenant, en vol, depuis la gauche et, surtout, le palais de Marie, vide de toute présence humaine, redevient une figure où peuvent se décliner les attributs mystiques du corps de Marie : outre la terrasse, on retrouve un imposant portique, un escalier, une double fenêtre et, correspondant à l'axe de la perspective, le pilier d'angle recouvre le point de fuite, ressuscitant au cœur de l'image l'ancienne structure en diptyque. Cette synthèse habile va de pair avec au moins deux références ponctuelles à des œuvres récentes et prestigieuses : la figure de Dieu le Père est une variation sur celle d'Albertinelli dans son Annonciation de 1510 (ill. 172) et le mouvement de Gabriel est emprunté à L'Annonciation peinte en 1514 par Ridolfo del Ghirlandaio dans la chapelle des Prieurs du Palazzo Vecchio 22 •

I..:éclectisme conservateur de Franciabigio est plus facilement assimilable que la version audacieuse d'Andrea del Sarto, comme le montre l'interprétation qu'en donne une dizaine d'années plus tard Fra Paolino (ill. 165). D'Andrea del Sarto à Franciabigio puis Fra Paolino, on assiste à l'acclimatation dévote de ce qui,

165 . fR A P AOL INO Annonciation , vers 1525-1530 , détrempe et huile sur bois , Vinci, Oratorio della Santissima Annunziata.

166.

FR ANCESCO

F RANCIABIGIO

Annonciation , ve rs 1515 , huile sur bois, 179 x 170 cm. Turin, G a lleria Sabauda .

267

après avou été une invention originale et ambitieuse, tend à l'image pieuse. Pour replacer plus convenablement l'événement-mystère à l'intérieur du palais de Marie, la perspective géométrique peut à nouveau construire le lieu de la rencontre ; mais elle est réduite à une allusion, vite interrompue par la volée d'un escalier parallèle au plan de l'image. On comprendrait mal la portée de ces changements si on ne les rapportait pas aux transformations qui se font simultanément jour dans la théorie artistique. La relégation à l'arrière-plan de l'architecture feinte - et, donc, de la perspective linéaire dont elle est le support et l'emblème - est en effet contemporaine d'une réélaboration de l'idée même de la perspective et de son rôle dans la composition, réélaboration dont témoigne avec éclat le De sculptura de Pomponius Gauricus, publié en 1504 23 • Secondaire en ce qui concerne l'histoire des théories géométriques de la perspective, ce texte n'en constitue pas moins, pour reprendre les termes de Robert Klein, un texte « audacieux et opportun » qui exprime brillamment la pensée humaniste de la fin du Quattrocento sur la question del' historia en peinture. La fonction qu'il assigne dans ce contexte à ce qu'il appelle la perspective indique le chemin parcouru depuis le texte d'Alberti. En 1435, le De pictura est certainement un texte « humaniste ». Il l'est dans la finalité qu'il assigne à la peinture, dont la « grande œuvre » est l'historia, composée selon les principes de la rhétorique. Mais il ne l'est pas dans la définition qu'il donne de la « perspective des peintres » ni dans la fonction qu'il lui assigne. La construction perspective elle-même est antérieure à la composition de l' historia ; elle en est une condition de possibilité. C'est en tant que telle qu'elle constitue un modèle théorique dans la mesure où elle fonde la proportion interne, la vérité et la beauté de l' œuvre sur le principe de commensuratio. C'est par rapport à ce principe, on l'a vu, que la figuration de l'Incarnation comme venue de « l'immensité dans la mesure » a pu être un enjeu artistique de certaines Annonciations du Quattrocento. C 'est seulement dans un deuxième temps - où la construction perspective n'est plus évoquée - qu'Alberti fait intervenir le modèle humaniste de la rhétorique dans la composition de l'historia 24 • Au contraire, pour Gauricus, la perspective est, d'entrée de jeu, intégrée au contexte littéraire de l'historia. Comme l'écrit Robert Klein, elle « n'apprend plus à peindre le mazzochio mais à composer l'historia 25 ». En fait, dans le De sculptura, le terme de perspective désigne la disposition des éléments, des figures de l'historia ; il est l'équivalent de la compositio chez Alberti et, pour Gauricus, faire une bonne perspective, c'est concevoir une disposition claire : « Toute la perspective en général consiste dans la disposition par laquelle, quel que soit notre point de vue, nous comprenons quelles distances doivent séparer ou unir les objets 26 • » En assimilant ce qu'il appelle la «

perspective supérieure » à la composition, en établissant en particulier une analogie entre la prospectiva et

la perspicuitas (qui désigne la

«

clarté » dans l'Institution oratoire de Quintilien), Gauricus développe le

modèle rhétorique propre à la pensée humaniste de la peinture 27 • Pour lui, être maître en perspective, c'est maîtriser les relations entre les figures et, par là, la clarté de la composition. Comme l'a également formulé Robert Klein, sa perspective est une « perspective de composition », elle n'a guère à faire de la géométrie. Il ne s'agit pas pour autant d'un recul théorique. La position de Gauricus exprime en fait la réorientation de la réflexion sur l'art qui se fait jour dans les dernières années du Quattrocento. Sans doute, la rédaction du De sculptura correspond à une phase de « vulgarisation distinguée 28 » de la réflexion sur l'art (dont Le Livre du Courtisan de Baldassare Castiglione offre un autre exemple). Mais le texte est par là même historiquement très fort. La preuve en est que l'on retrouve ces termes et ces choix dans des textes très postérieurs. Dans Il Disegno, le Vénitien Paolo Pino assimile la bonne perspective à la position correcte des

figures par rapport à l' observateur 29 et quand, tard dans le siècle, le Milanais Gian Paolo Lomazzo écrit, dans son Idea del tempio della pittura, que

«

la perspective universelle est celle qui montre comment disposer une

figure isolée selon son emplacement et avec l'accompagnement nécessaire la perspective en l'associant désormais au « decorum «

»,

»,

il achève la transformation de

à cette convenance qu'il faut respecter quand on doit

disposer un roi dans l'attitude de majesté convenant à sa condition 30

».

Robert Klein cite Paolo Pino et

Gian Paolo Lomazzo, mais il aurait pu aussi, à propos de cette mise à distance de la géométrie propre à la « construction légitime

»,

évoquer Michel-Ange qui estimait qu'il fallait avoir le compas dans l' œil et non à

la main, ou Vasari qui, dans le chapitre de sa préface aux Vies des meilleurs peintres, architectes et sculpteurs consacré aux « Croquis, dessins, cartons et tracés de perspective, leur fonction, leur utilisation par les peintres

»,

estime que les perspectives sont suffisamment belles quand

qu'en fuyant, elles s'éloignent de l'œil

» -

«

elles se montrent justes à la vue et

et il ne s'attarde pas davantage sur le procédé régulier de leur

construction car celui-ci est « fastidieux et d'explication difficile 31 ». Autant le dire, la perspective géométrique n'est plus à l'ordre du jour des peintres

«

modernes »

du Cinquecento et, dans une large mesure, la question de la relation entre Annonciation et perspective ne se pose donc plus. Pourtant, on s'y attardera encore, car la façon même dont cette question s'efface, la manière dont les peintres sortent du « problème artistique » qui occupait les Annonciations les plus inventives du Quattrocento confirment rétrospectivement la pertinence de ce même problème au siècle précédent. En général, les peintres maniéristes n'ont que faire de la construction régulière de l'espace pictural. Ils n'en tiennent ostensiblement aucun compte même quand, pour une raison ou pour une autre, ils placent leurs figures de part et d'autre d'une percée centrale. En 1527- 1528 par exemple, Pontormo installe sa célèbre Annonciation (ill. 167) de part et d'autre de la fenêtre de la chapelle Capponi à Santa Felicità - et il accorde l'éclairage de ses figures à la lumière provenant de cette fenêtre. Mais, loin de construire une perspective pour raccorder les figures et creuser leur lieu dans l'épaisseur (réduite, il est vrai) du mur, il suscite une ambiguïté spatiale entre le mur réel de la chapelle et le mur feint de la chambre de Marie, désigné seulement par deux chapiteaux fictifs. Les figures semblent ainsi se trouver en avant du mur de la chapelle - tandis que le regard de la Vierge se dirige moins vers l'Ange que vers la Déposition placée audessus de l'autel. La percée centrale de la fenêtre perd toute valeur dans la composition spatiale de l' œuvre : elle n'y intervient que comme source de lumière - et joue donc pleinement son rôle de figure lumineuse de l'infigurable divinité. En 1546, le Siennois Domenico Beccafumi réalise une Annonciation pour l'église de Santa Vittoria à Sarteano (ill. 168). À cette date, avec sa percée centrale et la pose de Marie où l'on reconnaît la fidélité siennoise au modèle de Simone Martini (ill. 33), l'œuvre pourrait avoir une saveur passéiste. Mais Beccafumi n'est pas un nostalgique de la tradition locale ; il est le plus grand représentant du maniérisme siennois. Il utilise d'ailleurs un modèle architectural qui n'est pas siennois et le traite de façon très originale. On reconnaît sans doute l'arbre traditionnel (mort et vivant), mais il se détache sur un. fond de paysage lacustre inattendu et, surtout, la grille de la perspective géométrique ne joue aucun rôle dans la construction de l'image, fondée au contraire sur le clair-obscur et le rythme de l'ombre et de la lumière. Ainsi, de même que, selon un tour de force et un concetto typiquement maniéristes, il renouvelle la Vierge de Simone Martini en lui donnant la musculature qu'a la Vierge, à la droite du Christ, dans Le jugement dernier que MichelAnge vient d'achever en 1541 à la chapelle Sixtine 32, Beccafumi dissout le principe géométrique de la perspective régulière auquel son Annonciation fait pourtant une référence manifeste.

Pages suivantes : 167 . P ON T OR MO Annonciation , 1527-1528 , fresque , 368 x 168 cm . Florence, Santa Felicità .



271

270

r.· -dessus : 68. DOMENICO BE CCAFUMI Annn onciation, 1546 , détrempe sur bois , 237 x 222 cm. Sar teano (Sien ne ) , San Marti no .

272

C i-contre : 169 . F R ANCESCO SALVIATI Ann onciation, 1533-1 534 , huile sur bois , 235 x 139 cm. Rome , San Francesco a Ripa .

273

::>

C I AT I ON

Ces Annonciations maniéristes indiquent a contrario toute l'originalité de celle que peint le Florentin Francesco Salviati en 1533-1534 (ill. 169) 33 • Arrivé récemment à Rome, il y fait une démonstration de son savoir-faire et, étant donné le prestige dont jouit la pratique

«

auto-référentielle » propre à la Bella

Maniera, il fait montre de sa capacité à mettre brillamment en jeu la culture artistique toscane, tradition-

nellement fondée sur le dessin, le chiaroscuro et la perspective. Cette dernière est très affichée. Mais Salviati en déjoue admirablement la contrainte géométrique pour dynamiser la représentation. Très latéralisée, puisque le point de fuite est situé à l'extérieur du panneau sur la gauche, la perspective est associée à un cadrage rapproché des figures qui déplace sur la gauche l'ancienne percée centrale. La construction perspective et son cadrage contribuent ainsi fortement à dramatiser la représentation. La présence visuelle de l' œuvre persuade cependant notre regard que nous sommes situés face à son axe central : les deux figures principales étant parallèles au plan de l'image, notre œil est attiré, dans l'intervalle resserré qui s'ouvre entre elles, par la colonne qui, dans la pénombre de l'arrière-plan, évoque le mystère qui a lieu sous nos yeux sans que nous le voyons. Car c'est bien

à un regard de contemplation que prétend nous inviter Salviati: rappelant les antécédents florentins de Filippo et Filippino Lippi, les degrés qui s'ouvrent au premier plan dans le pavement nous assignent la place traditionnelle du dévot-spectateur 34 • Le jeu auquel se livre Salviati enlève ainsi à la perspective son privilège de fixer la place théorique du spectateur face à l' œuvre - et la mise en évidence de la grille du pavement signe paradoxalement le glas de sa prétention à régler le regard. Si l'on ajoute à cela l'éclat du cangiantismo du vêtement de Gabriel, on ne peut manquer d'être frappé par la maturité artistique d'un peintre de vingt-quatre ans. La Bella Maniera et l'originalité brillante de cette Annonciation sont éclatantes et l' œuvre n'a sans doute pas été étrangère au succès qu'il rencontre rapidement à Rome et qui se confirmera à Florence et Venise. Pourtant, les Annonciations les plus significatives du Cinquecento et, rétrospectivement, les plus riches d'avenir sont celles qui renoncent plus ou moins complètement à l'emploi de la perspective linéaire. Dans les deux dessins qu'il consacre au thème, Michel-Ange (ill. 170, 171) pousse ce parti à l'extrême: les figures prennent corps à partir de la surface sans que l'architecture, à peine esquissée, ne creuse la moindre profondeur fictive - et les versions de ces Annonciations peintes par Marcello Venusti parviennent à résoudre élégamment en peinture la question du lieu de !'Annonciation, superbement négligé au stade du dessin. Ce choix demeure cependant assez rare et la solution la plus porteuse historiquement est celle où l'intervention divine « efface

»

la perspective en éblouissant sa perception par la fulgurance de la lumière divine et en

l'obnubilant par les nuées (divines) qui la recouvrent. Cette voie est ouverte, dès 1510, par L'Annonciation de Mariotto Albertinelli (ill. 172). Fondant sa composition sur une construction perspective en forte contre-plongée, Albertinelli installe la scène dans une architecture impressionnante - et rend peut-être ainsi hommage à La Trinité de Masaccio (ill. 14) qui, près d'un siècle plus tôt, avait mis avec éclat la perspective brunelleschienne au programme de la peinture florentine. L'architecture fixe le lieu d'apparition du divin. Mais, telle que l'a traitée Albertinelli, cette apparition annule toute proportionnalité mesurable et la perspective contribue avant tout à la glorification divine : le point de vue rabaissé interdit toute vue du sol et l'architecture de la voûte est à la fois offusquée par les nuées de l'apparition et éblouie par sa lumière. Les figures sont ainsi libérées de toute insertion dans ce lieu géométriquement mesuré: dans la partie basse, Gabriel et Marie sont en avant de l'architecture feinte et, dans la partie haute, la présence lumineuse de Dieu annule la limite de la voûte. Albertinelli fait très brillamment servir la perspective à la négation de l'ordre qu'elle instaure.

170 . MI CHEL-ANGE Annonciation, 1547-1550, pierre noire, 38,3 x 29 , 6 cm. New York . The Pierpont Morgan Library, IV, 7 .

2

0

171 . M IC HEL - ANGE Annonciation, 1547-1550 , pierre noire , 40 ,5 x 54,5 cm. Florence , Musée des Offices, Cabinetto Desegni e Stampe, 229 F.

276

277

NONCIATION

172. MARIOTTO ALBERTINELL I . Annonciation , 1510 , huile sur bois, 335 x 230 cm . Florence , Galleria dell ' Accademia .

L'œuvre est assez forte pour que Fra Bartolomeo s'en inspire dès l'année suivante pour bouleverser le schéma traditionnel des Saintes Conversations dans la Pala Carondelet conservée à Besançon 35• Dès 1515, dans L'Annonciation qu'il peint au couvent de la Madeleine des Caldine (ill. 173), aidé peut-être par la forme semi-circulaire de la lunette accueillant sa fresque, il réduit la scène à la présentation des deux seules figures, dominées, sur l'axe central, par l'apparition de la colombe. L'éblouissement de la perspective par la lumière ou son obnubilation par des nuages sont dès lors un des modes établis pour représenter !'Annonciation. En 1528, Andrea del Sarto y recourt dans la lunette couronnant le retable de Sarzana (perdu) (ill. 174) : la colombe n'est même plus visible et il ne reste à voir qu'un éblouissement lumineux, qui vient se substituer à toute représentation. Corrège, vers 1525, avait été moins radical : grand spécialiste de nuées (la coupole de Saint-Jean-l'Évangéliste à Parme date de 15201521, celle du Duomo de 1526-1528), L'Annonciation qu'il peint pour l'église de !'Annunziata de Parme (ill. 175) préserve l'idée de la percée centrale mais la perspective n'y est pour rien : le sentiment de cette percée n'est dû qu'à la présence de la colonne (dont l'éclatante blancheur est illuminée par la splendeur lumineuse de la colombe qui semble en surgir) et aux nuages cotonneux qui portent l'Ange et envahissent toute la moitié gauche de la lunette. À partir des années 1530-1540, ce mode de représentation se diffuse à travers toute l'Italie, de Venise jusqu'au sud de la péninsule. Le phénomène a pu être encouragé par les formats verticaux de plus en plus monumentaux des tableaux d'autel, qu'il est commode d'articuler en opposant une partie haute, divine et lumineuse, à une partie basse soumise à l'irruption divine. La façon dont l'Urbinate Barocci enrichit ainsi, entre 1582 et 1596, le m ême schéma d'Annonciation est très éclairant de ce point de vue. Le format de la première œuvre (ill. 17 6) 36 n'est pas très développé en hauteur et, si la percée centrale mène à une vue du palais ducal d'Urbino (l' œuvre a été peinte pour le duc d'Urbino) , la source de la lumière qui éclaire

173.

F RA

B ARTO L OM E O

( B ACCIO

D EL L A

P OR T A )

Annonciation , 1515 . Florence , couvent de l a Madeleine des C aldine .

LA

PERSPECTIVE

DEBORDEE

L'ANNONCIATION

174. ANDREA DEL SARTO

280

Annonciation (couronnement de la palNCIATION

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TAB LE DE

ILL{.; TRATION

ALBERTINELLI , MARIOTTO ,

BELLIN I, JACOPO,

CARPACCIO , VITTORE ,

Annonciation (Florence, Accademia), 278

Annonciation (Brescia, San Alessandro), 301

Annonciation (Venise, Ca' d'Oro}, 307

Annonciation (M ilan, Museo Poldi-Pezzoli), 257

Annonciation (Lo ndres, British Museum), 302

ALEMAN NO, PIETRO , Annonciation (Ascoli Piceno), 190

ALLORI , ALESSANDRO , Annonciation (Florence, Accademia, 1579), 289 Annonciation (Florence, Accademia, 1603), 288

ALLORI , CRISTOFANO,

Annonciation (Par is, Musée du Louvre) , 303 Annonciation (Turin, Galleria Sabauda) , 304

CIMA DA CONEGLIANO , BENVENUTO Dl GIO VA NNI , Annonciation (Buonconvento, Museo d'arte sacra

Annonciation (Sa int-Pétersbourg, Musée de !'Ermitage), 308

della Valdarbia), 212 Annonciation (Sinalu nga, San Bern ard ino) , 2 13

CORRÈGE,

Annonciation (Volterra, Museo d'arce sacra), 2 14

Annonciation (Parm e, Galleria nazionale), 282

Annonciation (Milan, Duomo), 11 2

ALTICHIERO ,

CARRACCI, LUDOVICO , Annonciation (Bologne, Pinacoreca nazionale), 291

BIAGIO Dl ANTONIO ,

CRIVELLI , CARLO ,

Annonciation (Faenza, Pinacoteca) , 160

Annonciation avec Saint Emidius (Lo ndres,

acional

Gallery), 19 1, 193 (détai l)

Annonciation (Padoue, chapelle Sai nt-Georges), 104- 105

BIAGIO Dl GORO GHEZZI , ALUNNO Dl BENOZZO Annonciation (New York, Metropolitan Muse um

Annonciation (Pagan ico, San Michele Arcangelo), 86,

DADDI , BERNARDO ,

87 (détail), 93 (détail)

Annonciation, 159

of Art) , 232

ANDREA Dl NERIO ,

BICCI Dl LORENZO ,

DOMENICO Dl MICHELIN O,

Annonciation (Bal timore, The Walters Art Gallery), 126

La Trinité (Florence, Accademia), 219

BONFIGLI , BENEDETTO ,

DUCCIO ,

Annonciation (Arezzo, Museo diocesano), 10 7

ANDREA DEL SARTO,

Annonciation (Madrid , Collect io n

Les Adieux de Saint jean à la Vie,;ge (Sienn e,

Annonciation (Florence, Palazzo Pitti, 1528), 280-281

Thyssen-Bornemisza), 174

Museo dell'Opera del Duomo), 62

Annonciation (Pérouse, Gall eri a naziona le

Les Adieux de la Vierge aux Apôtres (Sienne,

ANONYME FLORENTIN ,

dell' Umbria), 173

Museo dell'Opera del Duomo), 62

Annonciation (Floren ce, Sanrissima Annunziata) , 110

BONIFACIO DE ' PITATI ,

Annonciation (Florence, Palazzo Pitti, 1512), 265

ANONYME FLORENTIN , Annonciation (Flo rence, Santa Maria Novella), 11 5

L'Annonce de la mort de la Vierge (Sienne,

Triptyque de !'Annonciation (Venise, Accademia),

Museo dell'Opera del Duomo), 62 Annonciation (Londres, National Gallery), 61

298-299

FERRARI , FRANCESCO , ANONYME FLORENTIN , Annonciation (Oxford, As hmoleum Museum) , 128

ANTONELLO DE MESSINE ,

BORDON , PARIS ,

Annonciation (Modène, Galleria Escense), 253

Annonciation (Caen, Musée des beaux-arcs), 322-323 Bethsabée au bain (Cologne, Wall raf-Richarcz

FOPPA , VINCENZO ,

Muse um) , 32 1

Annonciation (M ilan , Sant' Eustorgio), 166

Annonciation (Syracuse, Museo nazionale), l 95

BACCIO DELLA PORTA (VOIR FRA BARTOLOMEO)

BOTTICELLI, SANDRO,

FRA ANGELICO,

Annonciation (Florence, Offices), 260, 26 1 (détail)

Annonciation (Corton e, Museo diocesano), 135 ,

Annonciation (G len Falls, The Hyde Collection

137 et 138 (détai ls)

BALDOVINETTI , ALESSO ,

Arc Muse um), 200

Annonciation (Florence, Museo di San Marco), 39

Annonciation (Florence, Offices) , 228

Annonciation (Hanovre, Niedersachsisches

Annontiation (Florence, couvent de San Marco}, 130-131

Landesmuseum), 187

Annonciation (Milan , Biblioteca Braidense), 27

Annonciation (Kelvingrove, Art Gallery

Annonciation (San Giovanni Valdarno), 141

BARNA DE SIENNE , Annonciation (San Gimignano, Collegiara),

94 (détail), 96-97

BAROCCI , FEDERICO , Annonciation (Pérouse, basilique Santa Maria dcgli Angeli), 285

and Museum) , 200

FRA BARTOLOMEO ,

Annonciation (New York, Metropolitan Museum

Annonciation (Florence, couvent de la Madeleine

of Arc), 20 1

des Caldine), 279

BOTTICINI, FRANCESCO,

Annonciation (Florence, Offices), 256

Annonciation (Empoli, Museo della Collegiaca), 233

Annonciation (Volcerra, cathédrale), 248 (détail}, 255

Annonciatùm (Washington, Nacional Gallery of Arc), 283

BARTOLOMEO DELLA GATTA ,

BRACCESCO, CARLO,

FRA PAOLINO

Annonciation (Paris, Musée du Louvre), 209

Annonciation (Vinci, Oratorio della Sanrissima

Annonaation (Avignon, Musée du Petit-Palais), 208

Annu nziata), 266

CAMPI , VINCENZO , BASSA , FERRER , Annonciation (Pedralbes, chapelle Saint-Michel ), 88

BECCAFUMI, DOMENICO ,

Annonciation (Busseto, Orarorio Santa Maria

FRANCESCO D ' ANTONIO ,

Annunziata) , 286

Annonciation (Montgomery, Museum of Fine Arts), 121

CAPORAL! , BENEDETTO ,

FRANCESCO DEL COSSA,

Annonciation (Avignon, Musée du Petit-Palais), 162

Annonciation (Dresde, Gemaldegalerie), 202, 205 (détail)

CARAVAGE ,

FRANCESCO Dl GIORGIO ,

Annonciation (Sarrea no , San Martino), 272

BELLINI, GENTILE, Annonciation (Madrid , Collect ion

Annonciation (Na ncy, Musée des beaux-Arts), 295

Thyssen-Bornemisza), 306

BELLINI , GIOVANNI ,

CARLO DA CAMERINO , Annonciation (Urbino, Galleria nazion ale), l 09

Annonciatipn (Ve nise , Accademi a), 309

Annonciation (avec Neroccio de' Lanclii New Haven, Yale University Art Gallery), 216 Annonciation (Sienne, Pinacoreca nazionale), 217

ONC I AT I ON

FRANCIABIGIO . FRANCESCO ,

JACOPO DEL SELLAIO ,

MAÎTRE DE LA MADONE STRAUSS

Annonciation (Turin , Galleria Sabauda), 267

Annonciation (San G iovanni Valdarno,

Annonciation (Florence, Accademi a), 11 6

GADDI , AGNO LO. Annonciation (Prato, Duomo), 11 4

GADDI, TADDEO , Annonciation (Fiesole, Museo Bandîni) , l 06

Museo civico), 232

BARBERINI (FRA CARNEVALE).

Annonciation (Florence, Offices) , 262-263

Annonciation (Washington, National Gallery of Art), 225

Schéma de la construction du point de distance

(Paris, lnsrîrur de France), 34

GENTILE DA FABRIANO . Annonciation (Ro me, Pinacoteca Vati ca na), 11 0

MAÎTRE DES PANNEAUX

LÉONARD DE VINCI,

LIPPI , FILIPPINO . Annonciation (avec Raffael ino del Garbo, Fiesole,

MAÎTRE URBINATE , Miracle du nouveau-né (Péro use, Ga lleria nazionale

dell'Umbri a), 240

MARIOTTO Dl NARDO ,

GHIRLANDAIO , DOMENICO .

San Francesco), 252

Annonciation (Florence, Santa Mar ia Novel la), 196

Annonciation (Sa n G imignano, Museo com munal e),

GIOTTO,

184- 185

MARTINI, SIMONE.

Pala degli Otto di Pratica (Florence, Offices), 186

Annonciation (Florence, Offices), 70-7 1

32-33 (détails)

LIPPI , FILIPPO ,

MASACCIO ,

GIOVANNI DEL BIONDO.

Annonciation (Corsham Coun, Methuen CoUection), 147

Plateau d'accouchée (Berl in, Gemaldegaleri e), 22

Annonciation (F lore nce, San Lorenzo), 124 (détail),

La Trinité (F lo rence, Santa Maria Novel la), 34

Annonciation (Padoue, chapel le Scrovegni), 30,

Annonciation (Florence, hôpita l des Innocents), 1 13

Annonciation (Lewisburg, Bucknell Art Ga llery), l 08 GIOVANNI Dl FRANCESCO . Annonciation (F lo rence, Bargello), 230-23 1

Annonciation (Pistoia, Museo civico), 125, I 27

144, 145 (déta il)

MASOLINO DA PANICALE .

Annonciation (Lo ndres, National Gallery), 152- 153, 157

Annonciation (Ro me, basilique Saint-Clément), 23,

Annonciation (M uni ch, AJre Pinakorhek), 149 Annonciation (dire Barberini, Rom e, Gallcri a

GIOVANNI Dl PAOLO ,

na zionalc di arte anr ica), 148

Annonciation (Washington, National Gal lery of Arr), 221

Annonciation (Spoleto, Duomo), 150

24-25 (détails) Annonciation (Washingron, National Gallery of An ), 2 1

MATTEO Dl GIOVANNI ,

Polypcyqne (Asciano, Museo d 'a rte sac ra), 3 1 GIOVANNI Dl PIETRO ,

LIPPI , FILIPPO (ATELIER) .

Polyptyque de !'Annonciation (avec Matteo

Annonciation (New York, Merropolitan Museum

di G iova nn i, Sienne, San Pietro a Ovile), 100

of Art), 154 Annonciation avec saint julien /'Hospitalier (Praro,

GIOVANNI DAL PONTE . Ga lleri a co mun ale), 198 Annonciation avec saint jean-Baptiste

MEDOLLA , ANDREA . DIT SCHIAVONE. Annonciation (Belluno, San Pierro), 3 19

et sainte Marie-Madeleine (Prarovecchio, Badia di

LORENZETTI . AMBROGIO .

Santa Maria a Poppiena), 120

Annonciation (Mo nresiepi, San Galga no), 80-8 1

GIROLAMO Dl GIOVANNI ,

Polyptyque de !'Annonciation (avec G iova nni

di Pietro, Sienne) , 100

Annonciation (Mo nrcsiepi, San Galga no, Sinopia), 79 Annonciation (S ienn e, Pinacorcca nazionale) ,

Annonciation (Ca merino, Pinaco teca civica), 197 58 (détail), 73, 74 (détail)

MICHEL-ANGE ,

Annonciation (Florence, Offices), 276-277 Annonciation (New York, The Pierpont Morgan

Library), 275

GIULIANO DA MAIANO .

Histoire de saint Nicolas (Le Miracle de

Annonciation (Florence, Duomo), 169

l'enfant ressuscité), 67

Annonciation avec Saints (Flo rence, Accadcmia), 118

la Présentation au Temple (Flo rence, Offices), 64

Annonciation (Florence, Santa Trinità), 119, 123 (détail)

GIUSTO DE' MENABUOI. Annonciation (Padoue, bapristè re), l 03

MONACO, LORENZO,

Vierge à L'Enfant en trône avec six saints

NERI Dl BICCI . et six anges (Picco/a Maestà) (S ienn e, Pinacoreca

GOZZOLI , BENOZZO.

Annonciation (Florence, Accadem ia), 223

nazio nale), 65

Annonciation (Pise, Camposanro), 167

LORENZETTI, PIETRO , GRAZIA , LEONARDO,

Annonciation (A rezzo, Polyptyque de la Pieve), 69

Annonciation (Lucq ues, San Marti no), 294

Annonciation (S ienne, Pinacoccca nazionale), 77

GUIDO DA SIENA ,

LORENZO Dl CREDI,

Annonciation (Princeron Universiry,

Annonciation (Florence, Offices), 161

MAÎTRE DE L' ANNONCIATION Annonciation (Ca mpobasso Monrorio dei Frenrani,

GARDNER.

NICCOLÔ Dl LIBERATORE.

Annonciation (Bosro n, Isa bella Ga rdner Museum), 2 10

dell' Umbr ia) , 172

MAÎTRE DE L'A NNONCIATION DE SANTA ROSALIA.

PALMA LE JEUNE . Annonciation (Pesa ro, Sant' Agosti no), 320

Annonciation (Lecce, C hi esa del Gesù), 284

Annonciation (Turin , Gallcria Sabauda), 160

JACOPO Dl CIONE ,

MAÎTRE DE L'ANNONCIATION

Annonciation (Florence, San Marco) , 11 1

SPINOLA.

JACOPO DA MONTAGNANA.

Annonciation (Turin, collection particuli ère), 68

Annonciation (Padoue, Palazzo Vescov ile), 326

NICCOLÔ Dl BUONACCORSO .

Annonciation (Pérouse, Galleria nazionale

C hi esa parocchial e), 287

IMPARATO , GIROLAMO .

NEROCCIO DE' LANDI (VOIR FRANCESCO Dl GIORGIO)

Annonciation (jad is à Rome, collecrion Sterbini), 99

The Arc Museum) , 60

HENDRICKSZ , DIRK ,

Annonciation (F lorence, Santa Mar ia Novella), 222 Annonciation (Flore nce, Sanra Trinità), 222

PALMEZZANO, MARCO. Annonciation (Fo rli , Pinacoteca civica), 235

PERI NO DEL VAGA, Annonciation (Florence, Offices), 40

GI

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