Il Manifesto : Analyses et thèses de la nouvelle extrême-gauche italienne

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Il Manifesto : Analyses et thèses de la nouvelle extrême-gauche italienne

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IL MANIFESTO ANALYSES ET THÈSES DE LA NOUVELLE EXTRÊME-GAUCHE ITALIENNE PRÉSENTÉES ROSSANA

PAR

ROSSANDA

ÉDITIONS DU SEUIL 27, rue Jacob, Paris VI*

© Editions

du Seuil,

1971.

La traduction ep français de la plupart des textes rassemblés clans ce volume a. 'été effectuée sous la responsabilité (L'O Manifesto. La loi du 11 mars 1957 interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction Intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.

I

INTRODUCTION

1. L'histoire d'il Mtmifesto est l'histoire d'une dissidence communiste. On connaît les faits. Pour la première fois depuis 1929, une crise a éclaté au sein du comité central du plus grand parti communiste d'Europe, le P.C.I. Au printemps 1969, trois membres du comité central — Aldo Natoli, Luigi Pintor, Rossana Rossanda — et un jeune théoricien du Nord, Lucio Magri, décident de publier une revue politique et théorique développant les positions et les analyses qu'ils avaient présentées au XII e congrès du Parti et qui avaient motivé leur abstention lors du vote sur la motion finale. Après une vaste discussion et trois séances du comité central (fin juillet, mi-octobre et fin novembre), ils sont exclus du Parti selon la formule de la radiation. La revue, qui tire immédiatement à 50-60 000 exemplaires, a créé autour des quatre dissidents un large mouvement d'adhésion. Dans l'appareil central et dans différentes villes, d'autres militants ou des membres des comités directeurs fédéraux sont radiés, exclus, ou démissionnent. Il ne s'agit pas d'une scission, mais d'une hémorragie qui ne cesse plus. A l'exception de deux cas (la fédération de Bergame et la bourse du travail de Novara) la majorité des groupes dirigeants n'est pas ralliée, mais partout une minorité est touchée : c'est comme une fièvre qui se répand dans toute l'organisation. En novembre 1970, le comité central en prendra acte, quand il définira II Manifesto comme le seul groupe d'extrême-gauche avec lequel le Parti refuse tout contact, car son action serait « destructrice et désagrégatrice ». En fait, un an après la radiation, le groupe d'/Z Manifesto a créé ses « centres » dans plusieurs villes, dont Rome, Naples, Florence, Pise, Bologne, Turin, Milan, Venise, Padoue, Bergame, Gênes ; ces centres rassemblent des communistes, des militants venant du mouvement étudiant ou du P.S.I.U.P., des activistes d'autres formations de la gauche extra-parlementaire. forment des groupes organisés ouverts ; ils participent aux luttes politiques et syndicales dans les usines, introduisent la 9

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contestation dans les syndicats, surtout chez les métallurgistes de la F.I.O.M. ; dans les manifestations anti-impérialistes, ils suscitent des formes d'unité d'action avec d'autres groupes «gauchistes» (Potere Operaio, Lotta Continua, Avanguardia Operaia, etc.). Au cours des manifestations de décembre 1970, malgré les affrontements avec la police, la mobilisation de cette extrême-gauche est même numériquement plus forte que celle des organisations traditionnelles du mouvement ouvrier. La revue a conservé son tirage et maintient une vente moyenne de 40 000 exemplaires — dix. fois le tirage moyen des mensuels politiques du P.C.I. Au mois de septembre 1970, Il Manifesto proposa « 200 thèses pour le communisme », comme base de discussion pour un nouveau regroupement des forces révolutionnaires. A l'heure où nous écriAns, le débat est encore en cours. Il Manifesto prépare aussi la publication d'un quotidien politique de quatre pages, diffusé à l'échelle nationale, financé par sa base Et le problème se pose d'une structuration moins informelle de son mouvement. Pour la première fois dans l'histoire du communisme italien, une dissidence ne s'est pas appauvrie ou éteinte : elle bâtit un mouvement, lentement mais en croissance continue. Pourquoi cela est-il possible ? On ne peut en saisir les raisons, ni comprendre le sens réel de la démarche d'il Manifesto, sans se référer au contexte italien des années soixante et à la nature du P.C.I. Mais il est aussi vrai que cette dissidence, comme toujours dans le mouvement communiste, est étroitement liée aux coordonnées supra-nationales du mouvement, de son histoire, de son idéologie, de son langage. Au moment où paraissent en France un choix de textes et les thèses d'/Z Manifesto, il importe de les situer exactement : la tentation d'appliquer les mêmes mots à des situations différentes risquerait d'en fausser la compréhension, comme, aussi, toute utilisation militante possible. 2. Il Manifesto est une dissidence de gauche. Bien qu'elle ait mûri, comme nous le verrons, tout au cours des années soixante, elle explose et atteint le point de rupture au moment des mouvements ouvriers et étudiants de 1968-69. Est-ce alors une crise de régime ou une crise de système ? Une crise de système, soutiendront les promoteurs d'/Z Manifesto : la révolution est redevenue à l'ordre du jour en Occident ; 1. Sa parution a commencé fin avril 1971

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(NA.E.).

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de nouveau, « un spectre hante l'Europe ». S'il veut éviter la défaite du mouvement et sa propre perte, le Parti doit accélérer la Construction d'un bloc révolutionnaire, adapter sa stratégie au£ besoins exprimés en chaque « point chaud » des luttes sociales, favoriser la croissance des forces sociales d'avant-garde c o m m e protagonistes de la lutte, contester non seulement sa propre ligne, mais lui-même en tant qu'institution : le Parti a besoin d'une « révolution culturelle ». Une crise de régime, répondra le parti communiste : l'affrontement social en cours ne met en cause qu'une façon d'être du capitalisme, son seul débouché possible est une solution démocratique plus « avancée », fondée sur les « réformes » et un déplacement de l'axe du gouvernement. Le mouvement est compris comme une force de choc favorisant une opération purement « politique » entre partis à recomposer selon des alliances et des équilibres différents ; comme la nécessité d'une accélération et non pas d'un changement de la stratégie traditionnelle du P.C.I. La même distance se manifeste sur le plan international. L'invasion de la Tchécoslovaquie par les armées du pacte de Varsovie démontre, selon II Manifesto, que le retard du mouvement communiste à l'échelle mondiale a sa source dans la crise du bloc socialiste européen. Elle est la conséquence logique de l'impasse dans laquelle ce système est maintenant acculé, et dont il ne sortira que par un renversement de stratégie, une relance révolutionnaire de masse, une refonte de ses structures, de ses orientations, de ses formes de pouvoir. « Non, — dira au "contraire le P.C.I. — cette invasion est une erreur tragique, mais dans le cadre d'une série de conquêtes et d'options politiques qui nous trouvent encore solidaires. » La divergence est donc profonde : on ne s'étonnera pas qu'elle ait fait éclater cette unité fondée sur une large marge de tolérance qui avait caractérisé le parti communiste italien après la guerre. Certaines oppositions, chez les communistes ou les partis de gauche étrangers, ont déploré cette déchirure, comme si un peu plus de démocratie de la part du groupe dirigeant du P.C.I., ou un peu moins d'intransigeance de la part d'il Manifesto, eussent pu l'éviter. En réalité, ce dont II Manifesto lui-même accusa le Parti en l'occurrence, ce ne fut pas tant d'intolérance que de changer de nature en évinçant de ses rangs une opposition Çui avait ses racines profondes dans l'histoire même du Parti. En fait, ce n'était pas une question de méthode : les communistes italiens étaient brusquement contraints de .dissiper l'ambiguïté 11

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désormais insupportable de leur position, à cheval sur le réformisme et la révolution. Voilà pourquoi la condamnation et l'exclusion d'il Manifesto ont plongé le P.C.I. dans une crise aussi profonde. Il serait faux de penser que les mois de discussion qui les précédèrent témoignèrent d'une concession de la direction à ses interlocuteurs politiques traditionnels, d'un souci de sauvegarder sa bonne conscience démocratique. Comme on le vit par la suite, les socialistes et la gauche catholique s'accommodèrent facilement de la radiation d'une opposition interne aussi gênante, radiation qui favoriserait tôt ou tard la participation des communistes au gouvernement. En revanche, on peut dire que ce fut l'ensemble du Parti qui se trouva impliqué et qui se divisa sur les décisions à prendre : Il Manifesto en était venu à.exprimer, dans sa forme la plus radicale, un processus qui avait atteint en profondeur, depuis 1967, la base et les cadres intermédiaires, pour la première fois dépassés sur leur gauche par un mouvement d'une grande ampleur — action des étudiants, luttes ouvrières échappant à tout contrôle — et contraints de se remettre en question, de remettre en question leur capacité jusqu'alors indiscutée d'exercer un rôle dirigeant. Moins rapides et violentes que le a mai » français, les deux années rouges 1967-69, en Italie, firent sentir plus profondément leurs effets corrosifs à l'intérieur du syndicat et du Parti. ' Il Manifesto se présentait comme une tentative visant à unir les contenus historiques et idéologiques du communisme italien et cette façon nouvelle de concevoir la politique et l'action militante qui avait été exprimée en 1968 ; c'est pourquoi une fraction importante des communistes reconnut en lui, pendant un certain temps, l'expression de ses problèmes, de ses espérances et de ses besoins. D'où aussi la différence entre l'affaire d'/Z Manifesto et d'autres moments de tension au sein du parti communiste italien : en fait, il n'y a eu qu'un seul réel moment de crise de l'unité politique, comparable à lui par ses contenus : le débat poursuivi immédiatement avant et après la fondation du P.C. d'Italie, en 1921. De même, la dernière déchirure assimilable à celle d'il Manifesto remonte à 1929. L'éloignement ou la perte de tel ou tel groupe de militants après la guerre avaient revêtu un caractère différent, car ils n'avaient jamais mis en cause le rapport du P.C.I. avec la classe ouvrière dans la situation italienne spécifique qui était la leur. Ce furent des tensions provoquées par les vicissitudes du mouvement communiste international : en 1948 Prague, 12

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en 1949 la question yougoslave, en 1956 le a rapport secret » an XX* congrès, les événements d'octobre en Pologne et l'insurrection hongroise. Enfin, moins spectaculaire, l'hémorragie provoquée au début des années soixante par le conflit entre l'Union Boviétique et la Chine. Dans tous ces cas, le Parti paya souvent fort cher, mais réussit toujours à distinguer nettement son passif — le fait qu'il était lié aux erreurs, aux larmes et au sang du mouvement communiste i n t e r n a t i o n a l — et son actif : le fait que, dans le bien comme dans le mal, il était le seul instrument dans lequel la classe ouvrière, et jusqu'à l'idée même de révolution italienne, pouvaient se reconnaître. Certes, le passif du stalinisme et de ses séquelles fut encore réduit par l'habileté de Togliatti : les erreurs de rU.R.S.S. furent condamnées et exorcisées comme une réalité indissociable de son contexte historique, qui ne concernait pas le communisme italien. Pour celui-ci demeuraient l'objectivité de l'existence d'un camp socialiste, la force d'un système international d'où, au nom du même « historicisme », le P.C.I. refusa toujours d'exclure la Chine. Tous les chocs en provenance de l'extérieur furent ainsi amortis. Mais, .surtout, quand on fera réellement l'histoire des rapports entre classes ouvrières et partis et syndicats en Europe — plus particulièrement en Italie et en France — on s'apercevra que ces rapports ne peuvent pas être mis en question par une crise idéologique, ni de droite ni de gauche. Ces structures, dans lesquelles la classe ouvrière se reconnaît à la fois dans ses potentialités et dans ses ambiguïtés, ne peuvent être bouleversées que par une pratique effective différente, un mouvement dont la classe ouvrière elle-même fasse l'expérience et qui lui impose une réflexion sur ses propres fins et ses propres instruments. Un tel phénomène ne s'est produit sur une vaste échelle qu'en 1967-69 : à ce moment, la contestation d'il Manifesto correspondit à une prise de conscience soudaine et généralisée. En l'excluant, le Parti n'excluait pas, comme par le passé, quelque chose de marginal, qui lui permettait de rester fondamentalement inchangé. El dut pour la première fois opérer sur soi-même, plus en profondeur, et donc se modifier. Pour situer cette scission italienne, il est également bon de souligner ce qui la différencie des crises survenues à la même époque au sein d'autres partis, notamment les partis français et autrichien. Pour le parti autrichien, qui n'était pas mis en cause par une crise sociale de même nature, l'invasion de la 13

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Tchécoslovaquie reproduisit en beaucoup plus grand l'expérience de 1956 : un groupe dirigeant de formation ancienne et comprenant des personnalités marquantes comme Ernst Fischer ou Franz Marek, se détacha sur un choix idéologique « extérieur » — la politique de l'U.R.S.S., la défense de l'expérience tchécoslovaque de Dubcek. Ce fut là, sans doute avec l'affaire du P.C. espagnol, la dernière crise violente provoquée par le stalinisme. Quant au P.C.F., il eut à subir deux chocs, celui de «mai » et celui d'août 1968. Mais la rapidité même des événements de mai et du reflux de juin épargna au Parti la rupture de sa charpente bureaucratique : une discussion de fond sur lui-même et sur ses rapports avec les masses, semblable à celle dans laquelle fut entraîné le P.C.I. entre le printemps 1968 et le printemps 1969, ne vit même pas le jour. La dissension se traduisit par une certaine perte dans le nombre d'inscrits à la base, qui eut d'autant moins de résonance qu'elle est, au P.C.F., relativement habituelle (au P.C.I., les « sorties » ont toujours été rares, car le rapport du militant avec l'organisation est, grâce à une attitude tolérante, à la fois plus souple et mieux «intégré»). C'est pourquoi, deux mois plus tard, quand l'invasion de la Tchécoslovaquie remit a l'ordre du jour le problème du « stalinisme », le débat concerna tout de suite, en des Termes indissolubles, l'autoritarisme du groupe dirigeant français. Dans les positions initiales de Roger Garaudy, le problème du rapport entre le Parti et la classe ouvrière dans la France de 1968 resta en quelque sorte entre parenthèses, non seulement parce que — comme il le déclarait dans sa prise de position sur les Thèses — ce n'est pas sur la politique interne du P.C.F. qu'il devait enregistrer la plus forte divergence, mais parce que la façon d'être du P.C.F., encore une fois, entraînait presque naturellement la discussion vers la question du « modèle », d'abord comme modèle de Parti, demain comme modèle d'Etat. En Italie, où le parti communiste connaît un style de vie interne plus satisfaisant, et avait déjà amorcé un certain détachement visà-vis des choix politique de l'U.R.S.S., le front de la discussion s'était déplacé, depuis des années, de la méthode à la substance, tant sur le plan italien que sur celui du mouvement communiste international. L'accord ou la rupture ne pouvaient se produire que sur les questions de fond. C'est ainsi que l'affaire d'il Manifesto marqua — en 1968 — la convergence d'une décennie de luttes politiques internes, précipitée par le développement impétueux du mouvement de masse et la crise du « camp socialiste ». 14

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3 Le point central de cette lutte politique redevenait la possibilité de la révolution italienne — pour la première fois depuis les années vingt et les Thèses de Lyon. En effet, quoi qu'en dise l'hagiographie d'un certain a gauchisme» pour qui tous les partis communistes ont été révolutionnaires jusqu'en 1956 et sont devenus révisionnistes après, et quoi qu'en dise de son côté l'hagiographie communiste selon laquelle le Parti serait toujours révolutionnaire en dépit de a conditions objectives » qui l'empêcheraient de réaliser son projet, il ne fait pas de doute qu'au sein du parti communiste italien, le problème de la révolution ne se posa réellement qu'à deux moments de son histoire. D'abord, après la Première Guerre mondiale et la Révolution de 1917 en Russie ; ensuite, vers la fin des années cinquante, devant le bouleversement des équilibres politiques et sociaux traditionnels du pays. Ce n'est pas un hasard' si ce sont là les deux périodes durant lesquelles la poussée du communisme italien fut la plus forte, la recherche sur la révolution en Occident la plus approfondie : pendant les années vingt, l'apport de Gramsci ; entre 1958 et 1959, le développement d'une réflexion et d'une lutte politique interne, ayant de nouveau pour objet les conditions de la révolution en Italie. Il ne pouvait pas en être autrement. En 1926, le fascisme triomphant et les lois d'exception avaient déjà aboli toute possibilité, pour la classe ouvrière, de ce que Gramsci appelait «une guerre de mouvement ». Après la faillite des révolutions en Europe et les opérations désastreuses de la Troisième Internationale, il ne restait plus qu'à résister : d'abord dans le cadre étroit de la théorie du « social-fascisme » et de la lutte « classe contre classe », puis dans le cadre de la révision d'analyses et de la stratégie qui fut à la base des Fronts populaires. En fait, c'est au cours de cette dernière expérience que se sont formés les partis communistes européens tels qu'ils sont encore aujourd'hui, avec la physionomie, la structure, la conscience et la mémoire d'eux-mêmes qui les caractérisent. Or, la politique des Fronts populaires ne pouvait pas avoir pour objectif la prise du pouvoir : elle fut une ligne défensive, antifasciste, dans laquelle, paradoxalement, à la mise en veilleuse des objectifs explicitement révolutionnaires, finit par correspondre un maximum de prestige et d'hégémonie pour les communistes. Leur capacité d'organisation, leur détermination, leur esprit de sacrifice, toutes ces qualités qui n'avaient pu les 15

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conduire à interpréter correctement la crise sociale de l'aprèsguerre ni à y faire face en élargissant la révolution russe au reste de l'Europe, se révélèrent irremplaçables dans la construction d'un front national antifasciste auquel le schéma d'interprétation classiste fournissait un support solide : on a trop vite conclu, dans la dernière période, à une hégémonie bourgeoise au sein du Front populaire. Ce fût plutôt le contraire. Cci explique, d'ailleurs, pourquoi les adhésions se multiplièrent. Le parti communiste français qui, à la fin des années vingt, regroupait à peine 30 000 adhérents, dépassa le demi-million au moment culminant du Front populaire. En Italie, le Parti commença à se reconstruire à partir du réseau ténu du centre intérieur, pendant la constitution des réseaux antifascistes et dans la grande vague populaire de la Résistance. La formation de ces partis, qui allaient devenir les deux plus grands partis communistes européens, reposait donc déjà sur une ambivalence : d'une part, une conscience de soi radicalement classiste et antagoniste, structurée d'après une idéologie rigide et suivant une organisation tout aussi rigide ; d'autre part, une pratique axée sur des objectifs et des alliances qui ne pouvaient, ni à court ni à long terme, être anticapitalistes. Cette ambiguïté marqua longtemps le P.C.I. Et c'est de là qu'il faut partir si l'on veut récapituler ses choix sans tomber dans la mythologie. Ce dédoublement — que, plus tard, Togliatti appellera « duplicité » — les communistes italiens le vécurent de façon encore plus âpre et plus confuse qu'ailleurs. Le Parti naissait armé d'une grande expérience partisane, riche d'une présence ouvrière qui, dans le Nord, avait été déterminante et infléchissait sa nature, davantage peut-être que dans tout autre pays d'Europe. Les ouvriers avaient fait la résistance non seulement dans les maquis et par des actions armées en ville, mais aussi dans les usines — jusqu'à la grève qui paralysa le Nord, en pleine occupation allemande, en mars 1944. Les comités de Libération, constitués au sommet par des leaders des formations politiques préfascistes, étaient effectivement, à la base, des organes de démocratie nouvelle ; et l'autorité des communistes leur venait non seulement de leurs capacités d'organisation et de leur combativité, mais de la vision classiste de la tragique aventure italienne. Du fait qu'en Italie qn ne lutta pas seulement contre les Allemands, mais aussi contre les fascistes, la résistance ne fut pas seulement une guerre de libération nationale, mais également une révolution s'attaquant aux racines sociales du 16

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en tant que produit spécifique du capitalisme italien. Après la défaite du fascisme et la fin de la Seconde Guerre mondiale, le parti communiste représentait une masse énorme d ' o u v r i e r s , d'intellectuels et de paysans. Ayant en tête le souv e n i r des maquis et l'image de Stalingrad, en poche le Manuel d'histoire du P.C.b., ils constituaient de très loin la force politique la plus robuste et la plus dynamique de toute la 'scène politique. Et aussi la plus compacte : le fascisme l'avait en quelque sorte protégée des grandes déchirures des années trente qui m a r q u è r e n t les autres partis, non frappés d'illégalité, et qui n'atteignirent guère le réseau réduit et traqué des communistes restés en Italie. Togliatti comprit l'importance de ce nouveau type de formation de masse, et misa plutôt sur sa nouveauté que sur une continuité historique réelle. Une ligne de développement idéale, plutôt qu'historiquement exacte, fut ainsi tracée entre Gramsci, le « fondateur du Parti », la résistance héroïque à la répression fasciste, la guerre d'Espagne, la lutte de libération nationale : dans cette tradition, le jeune Parti se reconnaissait, mettant entre parenthèses une autre histoire — vécue seulement au sommet — à s a v o i r la rupture entre léninisme et stalinisme, les difficultés avec l'Internationale, la déchirure t r o t s k v s t e qui avait pourtant si profondément troublé Gramsci jusqu'à la veille de son arrestation. A sa droite, le P.C.I. trouvait en 1945 un parti socialiste unitaire très marqué par l'unité d'action (si fortement que le divorce ne sera consommé qu'après 1956) ; à sa gauche, personne. La position d'abord incertaine, puis plus faible des trotskystes pendant la Résistance, ne leur conférait ni poids ni crédibilité aux yeux des militants qui s'étaient découverts communistes le fusil à la main. Ce parti ne se posa pas le problème de la révolution. La guerre s était conclue par une répartition rigide du monde en sphères d'influences, acceptée ou subie par l'U.R.S.S. à Téhéran et à Yalta : seule la Yougoslavie réussit à échapper à cet accord. Comme le P.C.F., le P.C.I. déploya, après le fascisme, un schéma qui avait été le propre de la lutte antifasciste : schéma «national», de « reconstruction démocratique ». Une première tension , ne tarda pas à se produire, surtout dans le Nord, entre là base partisane ouvrière, naturellement gauchisante, qui avait refusé de rendre les armes et qui, en 1948, se manifesta encore dans occupation de Milan, et une pratique politique tout intérieure aux réglés du jeu démocratique. Une tension encore plus grave ®e produisit avec l'éclatement de l'unité antifasciste. Le Parti fascisme

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se trouva soudain engagé dans un affrontement de classe très dur — à l'intérieur, la reconversion et la reconstruction capitaliste à l'extérieur de la guerre froide — sans pouvoir envisager réellement une radicalisation de sa lutte et une issue révolutionnaire, sauf à rompre (comme le montrait la Grèce) avec la stratégie stalinienne. Aucune preuve sérieuse ne permet de penser que ce choix ait été envisagé au sommet du P.C.I. Personne, dans le groupe dirigeant, ne contesta l'horizon frontiste et national, nul ne mit le problème de la révolution à l'ordre du jour. Jusqu'en 1948, on plaça tous les espoirs dans un succès de la tactique frontiste, mélange d'électoralisme et de maximalisme ; après la défaite de 1948, la discussion au sommet et le débat à la base trouvèrent un exutoire dans le problème de la nature du Parti. Devait-il être un « parti de type nouveau », comme le voulait Togliatti, un parti de masse, structuré en vue d'une activité ouverte d'intervention sociale, parmi la classe ouvrière et ses alliés, ou bien un parti conçu avant tout comme un corps de militants, ayant sa propre loi, presque naturellement porté à une double organisation, ouverte et clandestine, légale et illégale, armée et désarmée ? Tandis que, dans les faits, le Parti tendait, par la répression et l'âpreté des luttes ouvrières, à se refermer sur lui-même, cherchant tout à la fois son « altérité » et la fin de son isolement, la discussion ne manqua pas de se répercuter au sommet. Le dernier épisode de cette lutte politique fut probablement la tentative visant à éliminer Togliatti en 1951, quand presque toute la direction vota son détachement auprès du Kominform. Lui seul s'y opposa. S'il l'emporta alors, presque seul, c'est qu'en réalité, quand bien même les deux hypothèses — parti classique ou de « type nouveau » — coexistèrent pendant toute la période de la guerre froide, celle de Togliatti était de loin la plus réaliste. En fait, ni les militants ni les commentateurs extérieurs ne semblent s'être aperçus que, malgré leur différence apparente, ces deux types de parti se voulaient fonction d'une même stratégie : non pas celle de la construction d'un processus révolutionnaire, mais celle d'une « prise du pouvoir » confiée aux mécanismes électoraux et (ou) à la conjoncture internationale. Ce fut là la faiblesse de la « gauche », qui optait pour la forme d'organisation rigide, militarisée dans l'esprit sinon dans les faits. A son idée d'organisation parallèle ne correspondit jamais une stratégie parallèle : impossible, en fait, à concevoir sous forme 18

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d'un coup d'Etat, et incapable d'exprimer une vision totalement nouvelle de la révolution sociale en Italie — comme l'avait fait Mao pour la Chine. Quand, en 1956, cette « duplicité » fut condamnée au nom d'un Parti qui s'exprimait entièrement et sans réserves dans ses choix publics et dans son action politique déclarée, il n'y eut, en réalité, aucun tournant : l'organisation p a r a l l è l e s'était déjà éteinte, et les monceaux d'armes ensevelies en 1945, au lieu d'avoir été remises aux Alliés, revoyaient le jour sous les bulldozers de la grande expansion urbaine du Nord, aussi rouillées que l'hypothèse pour laquelle on les avait cachées. La victoire allait à la 6eule réalité effective, historiquement opérante, du parti communiste italien : la restructuration profonde des données matérielles et de la physionomie politique du pays. Il ne fait aucun doute que l'action du P.C.I. changea toutes les données de la politique italienne, bouleversa les regroupements antérieurs à la guerre et au fascisme, permit son enracinement profond dans les masses, comme le prouve sa force qui n'était pas seulement électorale. Mais tant que dura la conjoncture de l'après-guerre, il fut condamné à demeurer une grande force d'opposition, capable de provoquer des chocs d'une violence extrême, dépourvue de programme révolutionnaire et donc sujette aux premiers travaux de l'érosion. Ce caractère contradictoire ne devait se révéler que lorsque le cadre politique international et intérieur dans lequel le P.C.I. menait son action se transforma, et qu'un choix stratégique devint non seulement possible mais en quelque sorte obligatoire. Quand, avec le relâchement de la guerre froide, la mort de Staline, la perspective de la coexistence pacifique, la crise de 1956 enfin, la fonction internationaliste des communistes ne put plus s'identifier avec la défense inconditionnelle de l'U.R.S.S. et du camp socialiste. Quand, sous la double pression du développement productif et du mouvement de classe, on vit apparaître en Italie des fissures dans le bloc centriste — patronat et cléricaux — qui avait présidé à la reconstruction capitaliste après la crise des gouvernements d'unité antifasciste. En somme quand, aux yeux des masses, l'opposition ne fut plus entre paix et guerre, démocratie et droite, mais entre la classe ouvrière et e grand capital, dans son expression « démocratique » et « coexistentielle». Ceci apparut clairement en Italie vers la fin des années cinquante. 4. Les deux secteurs qui éprouvèrent en premier le choc de 19

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cette nouvelle réalité et le besoin d'un changement furent les ouvriers et la jeunesse. Le processus qui se développa au sein des organisations ouvrières fut de loin le plus complexe, et il dure encore ; comme l'affrontement de classe a été et reste le fait du syndicat — ou, mieux, de quelques syndicats — il a soumis la C.G.I.L. et l'organisation catholique, la C.I.S.L., à des transformations profondes. Le C.G.I.L. avait toujours été le champ d'action des communistes, en union avec le courant socialiste (qui avait perdu sa droite en 1948) ; il n'avait jamais existé, et il n'existe pas davantage aujourd'hui, d'organisation du Parti à l'usine qui n'ait exclusivement une fonction de propagande. La « courroie de transmission » avait, en réalité, pris le sens d'une véritable identification. Et c'est dans le cadre du syndicat que les communistes avaient mené une bataille extrêmement serrée, de 1948 aux premières années cinquante, contre la reconversion capitaliste. De ces années de lutte violente, les communistes sortirent évidemment perdants, leur force tronquée — et parfois même la présence de leurs organisations dans certains bastions ouvriers célèbres comme Fiat, Breda ou Innocenti. Après les luttes à l'usine, il y avait eu les manifestations de rue contre Ridgway : parce que les jeunes l'ignorent, parce que les partis communistes n'aiment pas l'évoquer, on perd le souvenir des dimensions que revêtit la tension ouvrière de ces années-là. Armée par endroits, elle connut des moments non pas de guérilla mais de véritable guerre urbaine. On ne peut s'étonner qu'un grand silence ait suivi. Les milliers d'ouvriers de l'industrie licenciés au moment de la conversion furent réinsérés dans les nouveaux emplois du « boom » industriel rapidement amorcé ; après les défaites des grandes luttes du Mezzogiorno pour la terre, des millions de paysans émigrèrent vers le Nord où ils se transformèrent péniblement en ouvriers. Les grandes espérances insurrectionnelles des débuts de l'après-guerre étaient mortes, une autorité d'une dureté extrême avait été restaurée à l'usine, la division régnait parmi les ouvriers : la seule chose que la classe ouvrière se vit épargner — sauf chez Fiat — fut la création d'un syndicat manœuvré par les patrons. Pour le reste, le début du « boom » correspondait à une phase de stagnation du mouvement et des luttes. Ce n'est qu'en 1957, alors que le « boom » était à son apogée — et a i dépit de toutes les hypothèses de crise chez les communistes par suite des événements de 1956 et de l'écroulement du mythe de Staline — que recommença en Italie une vague de 20

INTRODUCTION

luttes ouvrières sans cesse plus fortes et qui ne devaient plus s'arrêter. et de la reconstruction d e 1 9 M . Dana 1 organisation syndicale, elle donna lieu à un processus moins spectaculaire de inise en question de la « courroie de transmission ». Contrairement à ce que l'on pourrait croire, cette fin de l'identification a v e c les partis ouvriers exprima un moment de radicalisation : libération d'une organisation ouvrière autonome, possédant ses c a r a c t è r e s propres et se dégageant des conditionnements d'un parti politique qui l'avait subordonnée à sa propre ligne sans lui proposer aucun débouché révolutionnaire, et dont le soutien aboutissait en fin de compte à trop de limitations. Le processus — bien que non explicité — se présenta donc marqué du signe de « gauche » ; il créa aussitôt une oscillation permanente entre une tentation anarcho-syndicaliste, présente dans diverses nuances de la gauche syndicale communiste et plus tard du P.S.I.U.P., et son pendant, le « trade-unionisme ». Nous ne pouvons rendre compte ici de tous les développements d'une histoire syndicale, pourtant d'un grand intérêt, qui explique la souplesse du syndicat italien, sa capacité effective de se modifier, de résorber et conditionner les poussées anticapitalistes de 1967 à 1968 : il importe seulement de noter que cette expérience suscita au sein du P.C.I., à la fin des années cinquante et au début des années soixante, l'ébauche d'ailleurs prudente d'un changement de stratégie. Tel fut le background de 1' « ingraïsme » : tentative visant à déplacer l'axe de l'alternative « élections-insurrection » et à le faire passer par des moments non seulement d'affrontement, mais d'organisation permanente, dont le contenu représenterait un choix opposé au système. Ce changement de perspective affecta également la fédération de la jeunesse communiste. Au moment du reflux des années 195055, les jeunes, qui n'avaient vécu ni la guerre de partisans ni 1 affrontement social qui suivit, constatèrent que leurs organisations restaient cantonnées dans la propagande et l'organisation des loisirs. A mesure que le brassage social résultant du développement productif et de la crise des campagnes rajeunissait les forces ouvrières et gonflait les rangs des étudiants, à mesure quelque chose de valable si l'on est d'accord sur le but à atteindre. Même en l'état actuel des choses, il aurait suffi de vouloir une discussion réelle avec II Manifesto, de lancer un débat, âpre sans doute, mais un débat sur les contenus, en acceptant et en multipliant sans formalisme les occasions de confrontation. Au lieu de cela, on a créé autour de nous une sorte de cordon sanitaire pour liquider ab initio tout processus séparatiste et tout danger de regroupement, que nous-mêmes considérons comme négatifs et opposés aux buts que nous nous proposons. Je dois dire que je suis, pour les mêmes raisons, convaincue qu'il n'existe pas de système de garanties, tribunes libres, statut des minorités, qui ne puisse être réduit à néant si le Parti aboutit à un tel type de lutte politique. Voilà pourquoi, selon moi, les propositions pratiques sont subordonnées à l'éclaircissement de ce point préalable. Une fois ce point résolu, nous pourrons les discuter ou les modifier. Par exemple, nous-mêmes proposions : 56

LES ÉDITOHIAUX

a. de provoquer une discussion sur le Parti et sur les points as fait allusion à la fin de ton discours (problèmes de l'unité et du désaccord, formation de la volonté politique, degrés d'autonomie entre le sommet et la base, rapports entre o r g a n i s m e s dirigeants, etc.), discussion largement préparée, f o n d é e sur des études et des documents de provenances diverses et non pas limitée au comité central. J'ai revu ces jours-ci les discussions sur la situation du Parti et les statuts, du VIII° congrès jusqu'à maintenant. Il ne s'agit pas d'amener la discussion sur le plan «juridique», bien que les statuts aient leur importance et que, pour une rénovation réelle de la formation de la volonté politique, il faille arracher certaines tuniques de Nessus. En fait, la pratique du Parti a toujours été différente de la lettre des statuts qu'il a interprétée de façon extensive (ne serait-ce que par les abus de pouvoir des groupes dirigeants, nationaux et locaux, sur le comité central et les comités fédéraux, même par rapport à la lettre du XI e congrès qui élargissait leurs fonctions). Il s'agit de porter la discussion sur le plan politique, pour trouver également dans ce cadre une solution originale à la question du désaccord ; auxquels tu

b. de modifier le régime des débats politiques. Nous proposions de considérer la presse du Parti comme une tribune libre au moins pour les membres du comité central : c'est peut-être restrictif par rapport aux besoins, mais certes moins restrictif que la situation actuelle où — pour parler crûment — un membre du comité central doit négocier avec le secrétariat son droit d'écrire sur les questions politiques de fond. Le point nous semble assez décisif. Cette pratique équivaut à considérer les membres du C.C. comme incapables de prendre leurs responsabilités — et alors, mieux vaudrait que le C.C. soit composé autrement. Le droit de proposer, même unilatéralement, un thème de discussion, c'est le premier pas vers un débat sur le désaccord dont le contenu ne soit pas fictif. Cette mesure supprimerait toute une partie de la controverse et donnerait de plus en plus à notre revue le caractère d'un terrain d'élaboration ; c. de définir l'autonomie de la recherche politique. Les solutions pratiques peuvent diverger ; mais comment pourraient-elles ne pas se fonder sur une reconnaissance du caractère positif des groupes qui travaillent selon des hypothèses commîmes ou univoques, et non pas closes pour autant ? S'il est impossible 57

IL MANIFESTO

de travailler en groupe autour d'hypothèses uniques ou univoques, il devient très difficile de les élaborer. Dans ce sens, une pluralité d'instruments me semble chose utile. N'oublions pas non plus que, tant que le Parti s'en tiendra au principe d'un rapport privilégié avec les groupes dirigeants des pays socialistes — pour les raisons que Bufalini et toi-même avez exposées — les organismes officiels tels que l'institut Gramsci seront toujours enfermés dans des limites infranchissables. Quoi qu'il en soit, on pourrait dans ce cadre évaluer la nature, les possibilités de modification ou même d'èxtinction d'/Z Manifesto. Je ne me dissimule pas que nos propositions impliquent une réforme essentielle dans la façon de diriger le Parti, et donc également de concevoir le désaccord. Je crois avoir saisi ta pensée : le rôle du désaccord dans la formation de la ligne politique serait positif si ce désaccord se résolvait à travers la médiation directe et patiente du groupe dirigeant, plutôt que par l'énoncé d'hypothèses contraires. Nous avons sur ce point une optique radicalement différente : personnellement, j'estime que la méthodie proposée par toi — et qui a eu son heure — ne suffit pas à résoudre le problème qui se pose à nous aujourd'hui. Tu ne m'en voudras pas si, dans cette lettre, je n'ai pas essayé d'atténuer les points de divergence. Il me semble que toi aussi tu désires une discussion qui ne soit ni indécise, ni diplomatique ; en revanche, il serait vain de la prolonger outre mesure. En ce qui nous concerne, nous sommes loin de nous considérer comme partie dans une tractation, avec les expédients tactiques qu'une telle situation comporte, comme si nous étions quelque chose d'étranger au Parti. Nous voulons seulement présenter de façon limpide un problème politique et un problème de conscience, qui existe et exige une solution dans le Parti et avec le Parti. C'est du reste ce que nous écrivons dans ce numéro d'/Z Manifesto, qui n'est donc pas un numéro d'adieu : nous y répétons nos raisons et en même temps notre disponibilité pour d'autres solutions, s'il s'en présente, comme nous l'avons dit au comité central. Je ne saurais d'ailleurs donner un autre sens à tes paroles, lorsque tu affirmais que l'on ne nous demande pas «un geste d'obédience». Reçois mon salut fraternel. Rossana Rossanda

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A PROPOS D'/L octobre-novembre

MANIFESTO 1969

Le comité central et la commission centrale de contrôle du P.C.I' ont terminé leurs travaux sur II Manifesto en votant — sauf trois « non » et quatre abstentions — le communiqué que la V* commission avait déjà approuvé à l'unanimité moins une voix. Mais les débats du comité central ne se réduisent pas à cette conclusion formelle : l'ordre du jour final comprenait, dans les textes soumis au vote, le rapport du camarade Natta et l'intervention du camarade Berlinguer. De plus, toute la discussion — en séance plénière et en commission — a pris une ampleur telle qu'elle déborde largement la stricte signification des décisions adoptées. Deux questions étaient à débattre, la première ne constituant qu'un préliminaire : les positions politiques d'il Manifesto peuvent-elles êtres autorisées en tant que composantes, même minoritaires, du P.C.I. ? Peut-on autoriser l'expression de ces positions par les « voies institutionnelles » du Parti ou hors de ces voies ? Deux questions de grande importance pour un parti révolutionnaire qui se propose de transformer la société et qui, par conséquent, doit se trouver un fondement unitaire, doit maintenir sa cohésion s'il veut être efficace. Si le terme de « fraction », souvent évoqué dans le débat, inspire de la crainte, c'est parce que l'on ne peut entretenir éternellement la controverse sur une stratégie révolutionnaire ou une autre, sur l'interprétation de la société dans laquelle on vit, de 6es conflits et de ses besoins, de l'issue qu'elle réclame. Alors que les partis qui ne se proposent pas la transformation du système, mais sa conservation ou une réforme en douceur, peuvent se permettre des controverses oiseuses, pour un parti révolutionnaire, un conflit sur les orientations fondamentales est toujours un obstacle à surmonter. Mais de quelle façon ? S'il y a conflit aujourd'hui — et II Manifesto n'en est qu'une expression — si une division existe, comment l'unité du Parti peut-elle être réformée ? 59

IL MANIFESTO

1. Un premier point est à préciser : cette crise de l'unité, cette division est-elle fondée ou non sur des processus réels, exprime-t-elle des positions, partielles certes, mais effectivement présentes dans le mouvement ouvrier ? Car si un groupe adopte une attitude dissidente sans aucun lien réel avec le mouvement et avec les phénomènes sociaux en cours, par une rage d'intellectualisme, une fureur abstraite de désagrégation, personne ne peut en conscience demander à un parti communiste de lui faire place. Un tel groupe ne serait qu'un corps étranger à extirper, au besoin par des mesures que l'on a coutume d'appeler, on ne sait pourquoi, or administratives ». Aucun parti ne peut être tenu de maintenir en son sein n'importe qui ; le problème est de savoir de quoi il se sépare, quand il en arrive à ce point, et ce qu'il devient après la séparation. Voilà le nœud du problème en ce qui concerne II Manifesto. Les questions que nous avons essayé de poser sont des questions de fond, qui peuvent schématiquement se résumer ainsi : a. Il s'agit d'évaluer la crise sociale en Italie comme une crise qui pose des problèmes de transformation radicale du système, des problèmes de transition vers le socialisme, des problèmes de formation d'un nouveau bloc historique non plus fondé sur les traditionnels déplacements et regroupements de majorité, mais fondé principalement sur la formation de nouveaux organismes de pouvoir par la base. Il ne s'agit pas tant de liquider les forces politiques constituées que d'entrer avec elles en rapport dialectique, pour déplacer leurs équilibres, révéler leur vraie nature et ouvrir ainsi un processus de conquête du pouvoir hors des schémas adoptés sans succès en Occident : schéma insurrectionnel ou schéma de la montée au pouvoir d'un « front » comprenant les communistes. Le projet est plus facile à énoncer qu'à définir, et ne peut pas être réduit à une pure et simple répétition des expériences « soviétistes ». Mais, pour nous, l'orientation est claire et elle implique des choix précis. Pour qui y croit — comme nous y croyons — il s'agit de miser sur la construction de groupements sociaux nouveaux, prioritaires par rapport aux groupements politiques, et d'entretenir la discussion avec les forces politiques d'un point de vue et selon des contenus fondamentalement différents. Il s'agit aussi de lancer à partir de bases neuves la discussion sur nous-mêmes, sur le « parti de la classe ouvrière » et sur la « recomposition de la gauche », en établissant avec le mouvement un rapport à 60

LES ÉDITOHIAUX

la fois dialectique et unitaire, en opposant à la dispersion des f o r c e s anticapitalistes — comités de base, étudiants, groupes d i s s i d e n t s , nouvelles poussées intérieures au syndicat et aux A.C.L.I- (Associations chrétiennes de travailleurs italiens) — one politique audacieuse ménageant des moments d'autonomie à l'intérieur d'une trame unitaire. Il s'agit de faire face aux luttes actuelles en visant à une accession au pouvoir qui ne soit pas la pure et simple traduction parlementaire d'un rapport de force transformé à la base. Il s'agit, en définitive, de mettre à l'ordre du jour — même si l'on ne peut pas le résoudre immédiatement — non pas le problème du gouvernement, mais celui du pouvoir, c'est-à-dire d'une transformation qualitative de la société.

b. Il s'agit d'évaluer la situation mondiale et l'état du mouvement anti-impérialiste et communiste international, qui non seulement accuse un retard par rapport aux forces potentielles existantes, mais court le risque d'involutions et de dégénérescences. La mécanicité des analyses, l'incapacité d'interpréter le développement impérialiste moderne, l'impossibilité d'agir face aux vicissitudes du tiers monde, ont leur origine dans une pauvreté politique et théorique d'une grande partie du mouvement communiste, qui se reflète dans l'état du camp socialiste, dans les tensions entre l'U.R.S.S. et la Chine, entre l'U.R.S.S. et les pays de l'Est, et encore plus à l'intérieur de chaque pays socialiste. Nous nous trouvons devant une dynamique négative qui pèse sur le présent et menace l'avenir des sociétés socialistes, et qu'il appartient à des forces neuves, dégagées du développement même de ces sociétés, de renverser : les révolutions ne se font pas, mais elles ne se maintiennent pas non plus, par simple spontanéité. Aucun de nous ne sous-estime l'immense potentiel représenté par le monde socialiste qui a déjà, en fait, changé les rapports de force à l'échelle mondiale. Mais ce n'est là qu'un élément, un point de départ, dont l'efficacité peut être abolie pour longtemps si l'on ne remet pas à l'ordre du jour une : reprise audacieuse de l'initiative révolutionnaire à l'échelle mondiale, dans les formes différenciées et spécifiques de chaque situation particulière. Cela ne se peut tant que l'intégrité de la puissance soviétique sera considérée comme intérêt prioritaire du mouvement. Cette vision que les camarades soviétiques et le bloc du pacte de Varsovie nous reproposent aujourd'hui a un fondement social et idéologique et correspond à un certain type 61

IL MANIFESTO

de développement dans lequel, désormais, l'initiative politique et les droits sociaux de la classe ouvrière sont en fait comprimés ; pour dépasser cette vision, il faut analyser selon les critères : marxistes ces sociétés, leurs tendances et leurs conflits, leur : oscillation entre des schémas autoritaires et des modèles occidentaux. 2. Sont-ce là des thèmes qui n'ont aucun fondement réel ? Ne sont-ce pas au contraire les grandes questions que nous pose la situation internationale et interne ? Il nous semble difficile de le nier, et de juger les réponses amorcées par II Manifesto comme « non communistes ». Est-il non communiste de déplacer l'accent sur le problème du pouvoir, sans extrémisme, mais également sans indulgence pour la realpolitik ? Est-il non communiste de proposer une interprétation marxiste, de réclamer un choix non pas diplomatique, mais politique et idéologique, un choix de gauche, devant la crise du mouvement communiste et anti-impérialiste mondial ? / Au comité central, on a objecté que la façon dont II Manifesto exprimait sa thématique est de toute façon anormale et inadmissible. Cependant, si l'on reconnaît la validité de la thématique, sa gravité même suffit à expliquer ce qu'il y a d'insolite et d'unilatéral dans notre initiative. Ce n'est pas par hasard que notre désaccord, qui avait déjà pris forme depuis quelques années, s'est aggravé devant les bouleversements de 1968 : et l'on ferait tort au comité central si l'on cédait à la tentation qui a affleuré dans certaines interventions — tentation de considérer la crise comme achevée ou « normalisée », dès lors que l'hypothèse d'une guerre entre l'U.R.S.S. et la Chine semble écartée, que le silence s'est fait sur la Tchécoslovaquie, que les étudiants ont cessé d'envahir les sièges des fédérations et que la contestation s'est partout apaisée. L'ampleur des dissensions demeure inchangée. Bien plus, les grandes luttes en cours dans le pays imposent au syndicat et au Parti des tâches qui ne souffrent aucun ajournement, justement parce qu'elles reconnaissent dans le syndicat et dans le Parti leurs premiers interlocuteurs. De la même façon, le caractère latent d'un mouvement comme celui des étudiants est la preuve tangible que nous sommes incapables d'offrir une plate-forme répondant à la crise la plus étendue de l'après-guerre. C'est donc ce jugement sur la situation qui nous a animés. C'est donc là ce 'qui a suscité la précipitation, la passion de 62

LES ÉDITOHIAUX

ceux pour qui ne sont pas en jeu des questions secondaires, mais des choix cruciaux pour le présent et l'avenir du Parti et du m o u v e m e n t , de ceux qui, par conséquent, ne se sentent pas en naix avec leur conscience parce qu'ils ont parlé ou voté scrupul e u s e m e n t tous les deux mois, dans un comité central, et tous les trois ans dans un congrès. Par rapport au niveau des problèmes en cause, une violation de la discipline est peu de chose ; on devient communiste par un engagement plus profond que n'est le respect de la lettre des « règles du jeu ». Nous avons été poussés, en somme, par la conviction que nous devons nous e n g a g e r à fond sur ces problèmes, les éclairer avant tout à nos propres yeux, instaurer par conséquent un débat permanent, non par goût de la discussion, ni pour conquérir une majorité, mais pour trouver une solution. C'est pourquoi nous avons dit et nous répétons que ce n'est ni une lutte de fraction, ni encore moins une lutte pour le pouvoir au sein du Parti qui nous intéresse, mais une confrontation ouverte, vivante, même rude, dangereuse au besoin. Le parti communiste italien pourrait-il, devrait-il s'en passer ? Et comment, tant que ces questions restent en suspens ? 3. Nous en revenons au point qui a suscité le plus d'inquiétudes parmi le comité central, celui de l'unité. Il est compréhensible que le Parti ressente comme un malaise un désaccord de cette envergure. Mais Lénine, qui n'avait pas l'habitude de mâcher ses mots, n'en vint-il pas à dire, en 1921 : « Le Parti est malade. Le Parti frissonne de fièvre... Que faut-il faire pour obtenir la guérison la plus rapide et la plus sûre ? Il faut que tous les membres du Parti se mettent à étudier avec un calme absolu et avec la plus grande attention : 1. la nature des divergences ; 2. le développement de la lutte dans le Parti. Il est indispensable d'étudier ces deux points parce que le fond de la divergence se développe, se précise, se concrétise (et la divergence elle-'même souvent se modifie) au cours de la lutte... Il faut étudier l'un et l'autre point en exigeant absolument des documents très précis, imprimés, contrôlables à tous points de vue. Celui qui croit sur parole est un idiot inguérissable, en lequel on ne peut placer aucun espoir. S'il n'existe pas de documents, il faut interroger les témoins des deux (ou plus) parties, et il faut un « interrogatoire au troisième degré » en présence de témoins... » La situation est différente pour nous, mais la méthode pour 63

IL MANIFESTO

guérir de la crise de l'unité reste la même. S'il y a désaccord, le pénétrer à fond ; et avec d'autant plus de ténacité et de sérieux qu'aujourd'hui, nous ne vivons pas une phase aussi dramatique de la lutte interne, et qu'au moins en ce qui concerne Il Manifesto, personne ne cherche autre chose qu'un approfon» dissement passionné, sévère, rigoureux. Cet approfondissement peut-il mieux s'accomplir à l'intérieur des canaux du Parti que par le biais d'un examen que qui, dès le début, ont caractérisé notre action militante.

Après la publication de cet éditorial, et bien que le débat sur la résolution du C.C. fût encore en cours au sein du Parti, cette instance fut de nouveau convoquée pour la fin novembre el prononça l'exclusion d'Aldo Natoli, Luigi Pintor et Rossant Rossanda. Lucio Magri fut lui aussi exclu, une heure après, pu la commission centrale de contrôle. Outre les « trois » d'il Manifesto, les camarades Lombardo Radice, Luporini et Mussi votèrent contre ; Garavini, Chiarante, Badaloni s'abstinrent. L'éditorial ci-dessous a été le premier à paraître après ce> mesures d'exclusion.

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AUTRE TRAVAIL COLLECTIF décembre 1969

Le groupe d'/Z Manifesto a été radié du parti communiste : il s'agit là non pas d'une « erreur », mais bien d'un choix politique dont il faut comprendre les raisons. C'est un acte grave, lourd de conséquences. Il a modifié la composition du comité central et les équilibres issus du XII e congrès 1 . Il a ouvert une phase de répression diffuse. Il a encore diminué le crédit du Parti auprès des groupes placés à sa gauche. Il a aggravé le malaise d'une partie importante de la base. Il entrave ce dialogue avec les forces politiques auquel le P.C.I. tient tant. Il ne fait pas de doute que le groupe dirigeant était conscient de ce « prix politique » qu'il aurait à payer : la preuve en est cette longue période d'incertitude qui a précédé la décision ; la preuve en est ce comité central d'octobre, dans lequel on a en quelque sorte reconnu la nécessité d'un « saut » dans la vie interne du Parti ; la preuve en est surtout le débat que ce comité central a ouvert dans toute l'organisation. Ce débat a exprimé — comme jamais par le passé — tout un éventail de positions différenciées : une minorité encore restreinte, mais convaincue, a soutenu les positions d'JZ Manifesto ; des groupes plus consistants ont approuvé tout ou partie des contenus politiques de la revue, mais l'ont critiquée en tant qu'initiative « séparée » ; d'autres minorités ont également englobé dans leur critique le groupe dirigeant, pour sa ligne indécise et son abandon des « principes ». La discussion a donc reflété des inquiétudes profondes, de sérieuses divisions politiques, une répugnance aux solutions drastiques, le besoin d'une confrontation plus générale. Pourquoi avoir arrêté net un processus qui pouvait mener à une solution positive ? pourquoi le groupe dirigeant n'a-t-il pas été capable de progresser vers un Nouveau régime de la vie interne du Parti ? pourquoi a-t-il ««oisi l'attitude inverse,?

Qoi s'est tenu à Bologne au mois de février 1969.

67

les

raisons de n o t r e

radiation

Une première raison : le groupe dirigeant s'est convaincu qu'accepter l'initiative d'/Z Manifesto, légitimer sa thématique et lui permettre de se développer sous quelque forme que ce fût, impliquait le début d'une bataille politique étendue à tout le Parti et une crise de son équilibre interne actuel — crise que ce groupe dirigeant n'est pas capable d'affronter. Car son unité n'est réelle que dans la négative, dans le refus d'une alternative stratégique. Elle n'est, de ce fait, qu'une unité précaire, reflétant la précarité plus générale de l'unité du Parti. L'attitude dn P.C.I. à la conférence de Moscou était le fruit de divergences apaisées à grand-peine, et provisoirement. Les articles écrits en août par Amendola ont révélé l'existence d'une fissure, les récentes discussions du comité central sur le mouvement de lutte ont fait s'exprimer des opinions différentes, voire totalement divergentes. Le débat sur II Manifesto a mis en évidence différentes attitudes, pour ne pas dire différentes conceptions, sur les problèmes du Parti et de sa gestion. Cette précarité signifie aussi que la relève des générations s'effectue péniblement. Le groupe des « chefs historiques » disparaît, alors que les épreuves de ces dernières années n'ont pal sélectionné une nouvelle classe de dirigeants tout aussi indiscutée. Et elle dévoile surtout l'hétérogénéité du corps du Parti : un Parti extrêmement stratifié, dont la physionomie change selon les régions, à la composition sociale complexe, aux conception! idéologiques diverses et parfois même incompatibles, allant d'un radicalisme démocratique à l'orthodoxie stalinienne. Deuxième raison : le rapport encore rigide avec l'Union soviétique. Le Parti s'est construit sur un lien très profond, parfois fidéiste, avec l'U.R.S.S. Ce lien sembla se relâcher il y a quelques années, quand la politique khrouchtchévienne inspirait • la base communiste une méfiance instinctive, mais il a trouve un nouvel aliment dans la crise tchécoslovaque. L'intervention militaire soviétique contre un pays socialiste a été i n t e r p r é t é e par une fraction de la base comme un retour à une politique « àe fermeté ». Les critiques du P.C.I. contre cette intervention ont éveillé quelques soupçons, car elles coïncidaient avec la disco* sion sur la « nouvelle majorité » en Italie. Le groupe d i r i g e a n t s'est donc senti en difficulté vis-à-vis d'un certain secteur do Parti et exposé à l'attaque directe de l'Union soviétique. 68

i/AXE d u p a r t i s e

déplace

Mais les racines du choix sont plus profondes. Elles résident dans le retard historique, dans l'ambivalence qui caractérise le P.C.I- entre vocation révolutionnaire et pratiques réformistes, r e c h e r c h e d'une stratégie de lutte pour l'Occident et attachement g des hypothèses politiques et à des modèles d'organisation appartenant au passé. Il était difficile, pour toutes ces raisons, de résorber l'initiative d'// Manifesto. C'est pourquoi nous avons dit que la lutte politique à l'intérieur du Parti ne pouvait être conçue comme une lutte « indolore ». C'est pourquoi nous avons parlé, dès notre premier numéro, de « révolution culturelle » ; c'est-à-dire d'un saut qualitatif à provoquer par une participation directe de la masse des inscrits et des forces de classe encore non organisées. Voilà le véritable terrain de l'affrontement. Il Manifesto, par sa méthode et par ses contenus, tendait à ouvrir un processus d'autocontestation de l'institution... En 1968, puis au XII e congrès, le Parti connut un moment réel ' de discussion. Son attitude devant les luttes étudiantes, l'orientation de la campagne électorale, la réponse à la crise tchécoslovaque, la discussion sur le mai français, furent quelque chose de plus qu'une adaptation tactique à la conjoncture : elles trahissaient une préoccupation réelle. Fallait-il utiliser la poussée des masses pour relancer la ligne d'accession progressive au gouvernement par la construction d'une « nouvelle majorité » parlementaire sur un programme réformiste ? Ou bien fallait-il viser à la construction d'un nouveau bloc historique autour d'un programme de transformation du système, et par conséquent organiser immédiatement un contre-pouvoir dans la société, faisant basculer dans la crise les équilibres politiques ? Vers quels objectifs infléchir le mouvement de lutte ? Quel interlocuteur favoriser ? Selon quelle perspective internationale ordonner 1 « autonomie » 'que l'on revendiquait par rapport à l'U.R.S.S. ? Mais, déjà au XII e congrès, on éluda ces questions. La solution adoptée fut à l'opposé de ce que nous-mêmes proposions. Certes, parti communiste ne précipite pas des opérations parlementaires qui ne seraient pas encore arrivées à maturité ; il a contribue à une nouvelle extension des luttes syndicales, il n'a pas eu 'ïs-à-vis des étudiants l'attitude agressive du P.C.F., il n'a pas 69

IL MANIFESTO

subi totalement la logique de la « normalisation » tchécoslovaque. Mais le fait est que l'un des mouvements de lutte ouvrière les plus explosifs de l'après-guerre a été rigoureusement maintenu dans une perspective de revendication syndicale... Aucune tentative pour créer des comités politiques de base, aucune tentative réelle pour coordonner et unifier la lutte ouvrière et la lutte étudiante, la lutte ouvrière et la lutte paysanne. Les forces des catégories non ouvrières ont été endiguées entre les bornes des luttes corporatives. Au lieu d'une politisation du mouvement revendicatif, on a assisté à une syndicalisation de l'a lutte poli, tique. A la crise la plus profonde que les formations politiques aient connue depuis vingt ans, le P.C.I. n'a pas su opposer une proposition réelle de restructuration de la gauche. On n'a pas su voir dans le déplacement des A.C.L.I. (Associations chrétiennes des travailleurs italiens) et la rupture au sein de la C.I.S.L. (Confédération italienne des syndicats de travailleurs) un signe de la division politique des catholiques. Et l'on n'a rien fait pour utiliser à fond la crise du parti socialiste, pour regrouper les forces de classe de tradition socialiste. Une prolifération de groupes à la gauche dù P.C.I. est désormais acceptée, et le dialogue s'engage à nouveau, surtout avec la gauche démocratechrétienne et le P.S.I. Cette politique interne va de pair avec une « diplomatisation » des rapports avec' l'U.R.S.S. La critique est restée épisodique : on a pris « ses distànces », mais en évitant l'affrontement politique et idéologique. Si on pouvait penser, il y a un an, que le P.C.I: pouvait constituer un point de référence pour une relance internationaliste, un nouveau pôle de discussion et d'initiative pour la formation d'une stratégie révolutionnaire à l'échelle mondiale, cette hypothèse est aujourd'hui dépassée...

potentiel révolutionnaire et

composantes

réformistes

Il serait faux de simplifier, de voir dans ce tournant un processus achevé de social-démocratisation du P.C.I. C'est à cette tentation qu'ont succombé, après le mois de mai français, le* forces qui en avaient le plus intensément vécu l'expérience. Et c'est aussi cette ligne dont s'inspirent depuis longtemps en Italie les groupes minoritaires d'extrême-gauche. Mais l'exemple fr«B" 70

LES EDITORIAUX

du a js doit faire réfléchir. Alors même que la «trahison» p C.F. semblait évidente, le P.C.F. et la C.G.T. ont triomphé de l'épreuve, leur rapport avec la classe ouvrière est resté solide, leur clientèle électorale stable, leur force organisationnelle i n c h a n g é e ; en revanche, le regroupement de l'extrême-gauche s'est fragmenté, ses liens avec la masse ont diminué, son initiative g ' e st affaiblie. En Italie, le Parti et surtout le syndicat ont t r i o m p h é de « l'épreuve de l'automne » et ont même rétabli avec de larges couches populaires un rapport meilleur que dans un passé récent. L'expérience des groupes minoritaires n'a pas su s'imposer ni mettre en mouvement un nouveau processus de regroupement.

En réalité, nous ne nous trouvons pas devant le divorce entre ixn parti social-démocrate et un mouvement révolutionnaire, mais face à un mouvement complexe et contradictoire, où le potentiel révolutionnaire se mêle aux composantes réformistes : un mouvement qui — en l'absence d'une force capable de le porter à maturité et de l'unifier — reflue dans des perspectives plus limitées et risque de se décomposer en poussées corporatives ou en tentatives de révolte. Le choix politique actuel du P.C.I. montre donc qu'il est incapable d'exprimer les potentiels révolutionnaires, de remplir un rôle d'avant-garde.; mais il exprime également les contradictions et les limites du mouvement... Au moment de sa plus grande extension, celui-ci a continué à souffrir de faiblesses objectives. Le mouvement étudiant, à la pointe du combat en 1968, est freiné par une crise qui le divise et l'isole. La classe ouvrière rencontre de sérieuses difficultés dans le développement d'une conscience politique révolutionnaire autonome. Parmi les couches intermédiaires explosent des poussées de tendance corporative ; la crise des forces catholiques et social-démocrates est plutôt une convulsion et n'engendre pas de nouveaux regroupements politiques.

possibilités d'une

alternative

Mais la vulnérabilité du P.C.I. réside dans son élément de force : dans le lien effectif persistant entre le Parti et le mouvement. Ni le P.C.I. ni les syndicats ne pourront longtemps priver le ^mouvement de masse d'un débouché réel sans entrer eux®emes dans une crise destructrice. Ils ne le pourront pas, même 71

IL MANIFESTO

s'ils offrent des contreparties parlementaires ou gouvernemen. taies, et encore moins s'ils visent à une insertion explicite, de type « finlandais ». S'ils veulent rester en contact avec la base ouvrière tout en « dialoguant » avec le gouvernement, il leur fao| le faire en des termes qui ne frustrent pas l'action et l'attenté des masses. Mais y a-t-il des possibilités réelles pour une opéra* tion réformiste sérieuse ? j Elles ' sont limitées. Ce n'est pas seulement un problème de redistribution du revenu (quoiqu'une opération de redistribua tion apparaisse déjà extrêmement risquée dans un système où les groupes parasitaires jouent un rôle déterminant : le bilan de fin d'année nous montrera qu'encore une fois les couches improductives ont amélioré leur situation relative et absolue). Le problème est surtout social et politique. Quel est le bloc de forces institutionnelles capable d'affronter l'ensemble des réformes nécessaires pour apaiser la protestation du pays ? Quelle est la part des besoins exprimés par les luttes qui est déjà, dès maintenant, qualitativement incompatible avec une opération « rationalisatrice », et ), et finalement attaqua la décision de h direction du P.C.I. du 8 juillet et les déclarations de Berlinguer sur le soutien des communistes « à une véritable expansion économique!». La formation d'un mouvement politique de classe, capable de regrouper les avant-gardes politiques et sociales,

1. Cet article se termine p a r des propositions dont on trouvera l ' e x p r e s s i o n achevée dans les « thèses » pour le communisme en fin de ce recueil.

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devenait un problème plus urgent. L'éditorial ci-dessous, signé nar Luigi Pintor, posait la question et précéda (août 1970) la publication des thèses « Pour le communisme ».

UN AN, APRÈS LA CRÉATION D'IL MANIFESTO : VERS UN MOUVEMENT POLITIQUE août 1970 Pour la première fois depuis les années 1945-47, les dirigeants communistes ont envisagé l'hypothèse et même la proposition d'un accord, d'une « entente cordiale » avec la démocratie chrétienne. Pour la première fois depuis 1945-47, la démocratie chrétienne, et non pas tel ou tel de ses courants minoritaires, mais ses leaders les plus conservateurs, ceux-là mêmes qui sont chargés de former le gouvernement, ont pris cette hypothèse et cette proposition en considération. Le terrain d'entente a été dégagé avec précision : un «: pacte de classe » entre la bourgeoisie et le prolétariat pour une a modernisation » du pays, une « trêve sociale » dont les objectifs sont le développement de la production, la rationalisation du système capitaliste et de l'Etat. Avec, toutefois, une différence par rapport à la situation de l'immédiate après-guerre, quand un accord apparemment semblable 1 s'était fait, à la suite de l'unité antifasciste et de la lutte de libération, autour d'un programme de création du nouvel Etat républicain, sans se cacher les désaccords en matière de politique internationale et les différences entre les perspectives finales des principaux partenaires, De Casperi et Togliatti. Aujourd'hui, la recherche de l'entente répond à une idée commune, à la prise en considération non plus de la « reconstitution » des moyens de production mais de leur « expansion », à une conception commune des institutions et du pouvoir. Passer de la « restauration » capitaliste des années cinquante à a l'expansion » capitaliste des années soixante-dix apparaît comme le programme commun à la majorité et à l'opposition, objectif universellement reconnu, ciment de l'unité nationale. (...) Si, sur ce point fondamental, 1. En 1947.

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on lit leurs déclarations officielles, il est désormais tout à fait impossible de les distinguer les unes des autres. Evidemment, un accord de ce genre n'est pas facile. Pour lq faire digérer aux masses, une organisation de gauche a besoin de quelques contreparties. Sur le plan économique, elle n« demande plus de « réformes de structure » (ce terme a même disparu, ce qui n'est pas un mal), mais elle s'attaque seulement aux niveaux des salaires, au parasitisme et à la spéculation ; elle propose une « américanisation » de notre vieux capitalisme, et la réforme des services sociaux pour compenser l'exploitation des travailleurs. Sur le plan politique, elle demande à participer de façon limitée au pouvoir, et une certaine compensation parlementaire. Mais bien qu'insignifiantes, ces contreparties semblent exorbitantes : le capitalisme italien a besoin de temps pour se libérer de ses secteurs parasitaires, en admettant que l'on puisse briser le lien revenu-profit sans faire sauter le système ; et une quelconque ouverture des antichambres du pouvoir suffit à déchaîner toutes les forces obscures de notre monde politique, spécialement la social-démocratie et la droite de la démocratie chrétienne. Voilà les écueils de la crise actuelle. Mais, bien qu'insidieux, ce sont là des écueils que les épigones de Togliatti et de De Gasperi ne désespèrent pas de contourner une fois que sera adoptée une ligne commune — celle de l'expansion économique. Entre eux, les désaccords sont moins importants que ne le sont les points de rencontre. La collaboration de classe de la démocratie chrétienne, le réformisme socialiste, la vocation nationale communiste se contestent une place sur le même terrain. La Malfa peut à bon droit remarquer que «les communistes se trouvent finalement dans le cadre de la thématique républicaine » (il veut dire la thématique de son parti, le parti républicain italien). Les socialistes se félicitent de ce que les communistes aient « renoncé à la démagogie ». La presse de la grande industrie se félicite de ce qu'ils aient abandonné « les mythes de l'automne chaud », bien que l'ajournement de la grève prévue pour le 7 juillet soit jugé comme une caution insuffisante, et qu'on attende de nouvelles preuves de bonne volonté. Au camarade Berlinguer qui demande le « démantèlement des secteurs improductifs et parasitaires », afin que s'épanouisse un bon capitalisme, Andréotti 2 répond que « toutes les 1. Enrico Berlin guer, secrétaire général adjoint du P.C.I. depnis 1969. 2. Leader d'un des courante de la démocratie chrétienne.

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peuvent finalement collaborer à la reprise nationale au •„ du parlement et de la société. Saragat 1 ayant été élu de toute sein a é v i d e n c e grâce aux votes communistes, et Fanfani pouvant prét e n d r e aux mêmes suffrages, l'Unità n'a plus d'autres adversaires que M. Ferri 3 ... forces»

La g a u c h e i n s t i t u t i o n n e l l e va a u - d e v a n t d ' u n é c h e c h i s t o r i que q u i r e s s e m b l e assez à l ' é c h e c d u m o u v e m e n t socialiste des années vingt, m ê m e si son c o u r s est p l u s s i n u e u x e t s ' i l n e d o i t pas n é c e s s a i r e m e n t se s o l d e r p a r le f a s c i s m e . Si c e l a n e se t r a d u i t pas e n c o r e p a r u n e d é f a i t e d u m o u v e m e n t d e m a s s e , c'est q u ' e n Italie le c a p i t a l i s m e est le p l u s f a i b l e m e n t o r g a n i s é d e l ' E u r o p e m o d e r n e , le m o u v e m e n t d e m a s s e le p l u s vivant et l e p l u s e x p é rimenté, les i n s t i t u t i o n s p o l i t i q u e s — m i s e s e n p l a c e a p r è s l a période fasciste — p r é c a i r e s , l ' i n s t a b i l i t é é c o n o m i q u e e t sociale du pays difficile à s u r m o n t e r . C ' e s t p o u r q u o i l e m a i i t a l i e n a été aussi oc r a m p a n t » q u e son r e f l u x est l e n t e t h y p o t h é t i q u e , sans cesse c o n t e s t é et c o n t r e c a r r é p a r les o u v r i e r s .

Dans la phase actuelle, et pour une courte période, les jeux ne sont pas encore faits. Si la complicité des grandes forces politiques est si évidente et leurs contradictions internes si « secondaires », il subsiste cependant une contradiction déterminante : celle qui existe entre le projet réformiste et l'expérience des luttes accumulée par les masses au cours des dernières années, les besoins exprimés, l'insubordination proclamée, la crise d'autorité et la prise de conscience idéologique qui ont frappé le système. Que le point culminant du mouvement soit ou non dépassé, il n'en reste pas moins que la lutte continue sur de nombreux fronts ; l'affirmation du droit patronal dans l'entreprise et le compromis productiviste constituent un vœu, non un résultat acquis. La C.G.I.L. * a raison de prévoir qu'une « trêve sociale » imposée précocement vaudrait aux syndicats un certain détachement des masses et une révolte qu'ils ont déjà connus et n'ont 1. Leader du parti social-démocrate, président de la République depuis 1965. 2. Leader de la gauche démocrate chrétienne, partisan de l'ouverture 1 gauche, président du Sénat. Dirigeant du P.S.I., maire d'Avezzo. 4. Confederazione generale italiana del lavoro. Centrale syndicale dominée PM le P.C.I.

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pas oubliés. Le P.C.I. a raison de proposer son concours à « l'expansion de la production » tout en restant prudemment sui les bancs de l'opposition. La grande bourgeoisie a raison, dans un contexte économique qui ne laisse qu'une faible marge au réformisme, d'utiliser encore le centre-gauche, tout en gardant en réserve la carte de la droite. j Mais s'il est vrai que la partie est encore ouverte, il est non moins certain que le temps presse. Les événements ne permettent plus d'avoir aucune illusion sur la possibilité de remonter la pente et d'éviter une défaite sans qu'une nouvelle force politique révolutionnaire commence à prendre forme, au fur et à mesure que les vieilles forces politiques multiplient les désastres politiques et idéologiques, et souvent — hélas — organisationnels et matériels. Nous l'avons dit quand, au sein du P.C.I., nous avons parlé de la nécessité de refondre la stratégie et l'organisation et de l'urgence d'une révolution culturelle. Nous l'avons répété quand, hors du P.C.I., nous avons réclamé le regroupement de forces extérieures ou intérieures aux partis traditionnels antour de quelques choix fondamentaux et autour de plates-formes de lutte précises. Nous le répétons encore, bien que les difficultés de l'entreprise se soient accrues aussi vite que son urgence. Comme nous ne pouvons que constater le bien-fondé des questions que nous avions jadis posées, nous devons également constater (sans satisfaction aucune) que, jusqu'à présent, ni nous, ni les autres, n'avons réussi à progresser sensiblement. A travers notre revue et d'autres formes d'action, nous avons exercé une critique, alimenté une recherche, proposé des tâches. Mais si nous avons conservé une influence, proposé un pôle de référence, vérifié une disponibilité chez les masses et envisagé les conséquences qui en découlent sur le plan organisationnel, nous ne sommes pas parvenus à combler le hiatus qui existe entre l'urgente nécessité d'une nouvelle force révolutionnaire et la désagrégation des forces qui devraient y faire face. Nous-mêmes, nous ne comblons pas ce hiatus, en raison de nos limites subjectives et en raison d'obstacles, prévisibles et prévus, qui n'en sont pas moins réels. Le communisme chinois constitue, avec les mouvements de libération, le point de référence naturel pour un retour à l'internationalisme et aux valeurs d'une société égalitaire, et pour repenser la révolution en Occident dans le cadre d'une stratégie mondiale. Mais ce n'est pas là un drapeau à agiter pour se dispenser de « marcher sur ses propres jambes ». Le commu80

LES ÉDITOH1AUX

uisme chinois ouvre, au-delà de toute mythologie, des perspectives qui seraient, sans lui, compromises et désespérées ; mais la Chine n'est pas, ne peut pas et ne doit pas être pour l'Europe, c e qu'a été l'U.R.S.S. des années vingt. Elle n'offre pas de raccourcis. Le mouvement de lutte reste en quelque sorte bloqué par l'absence d'un interlocuteur valable, d'un guide politique capable d'en généraliser les expériences. Ce manque n'a pas brisé la lutte ouvrière, mais il favorise son maintien entre les limites de l'horizon syndical et son utilisation par les partis réformistes. Ce manque a brisé le mouvement étudiant en tant que mouvement de masse. Pour cette raison, les grandes luttes de ces années n'aboutissent pas, sauf dans une très faible mesure, à ce changement des équilibres politiques, à ce déplacement des forces que leur ampleur et leur violence laissaient présager. Elles ne peuvent pas non plus engendrer éternellement de nouvelles avantgardes, capables d'affronter de manière organisée et coordonnée la politique et la direction réformistes. Les groupes minoritaires, à l'extérieur et à l'intérieur des partis traditionnels et des syndicats, sont confinés dans leur propre expérience, tablant sur le fait qu'aucun d'eux n'avait au départ la dimension minimale nécessaire pour exercer une influence décisive. L'hypothèse selon laquelle on pouvait se laisser porter « naturellement » par le flot du mouvement s'est évanouie ou a été ramenée à de plus justes proportions. Mais la tendance à la dispersion s'est accrue. Le practicisme, le doctrinalisme, le jacobinisme, l'entrisme, sont autant d'aspects de cette dispersion, de la difficulté de se rencontrer et d'aborder ensemble l'élaboration d'une ligne de rechange, d'une plateforme de lutte et de nouvelles formes d'organisation. Le fait que les intellectuels de gauche, qui gravitent plus ou moins autour du P.C.I., aient fini par voir dans la contestation de ces dernières années une atteinte à leurs propres privilèges — au sein de l'Université et de la société — plutôt qu'une invitation a repenser la culture et la politique et à rompre avec le narcissisme individuel, n'est pas un élément secondaire : la majeure partie des intellectuels « progressistes » se révèle être la nouvelle « charpente, souple mais très résistante » — pour s'exprimer comme Gramsci — du regroupement démocrate réformiste et du pouvoir établi. Q serait donc tout à fait gratuit de concevoir la nouvelle force Politique comme un fruit déjà mûr. Une force nouvelle ne peut 81

IL MANIFESTO

commencer à se faire jour que comme le choix d'une minorité. La faillite des organisations traditionnelles ne signifie pas leur dissolution, mais une victoire politique de la bourgeoisie. Q s'agit donc de s'orienter, et de réagir, dans les limites d'un front disloqué, non d'organiser idéalement les forces d'une offensive gagnante. Il s'agit de créer des conditions préalables, d'arrêter ; une position ferme, afin de mettre à profit les conditions d'une reprise tant qu'elles peuvent encore exister.

C'est cela qui est en question. Les nombreux obstacles rencontrés signifient seulement qu'une restructuration de la gauche révolutionnaire, mettant en cause les formations traditionnelles et revêtant un caractère de masse, demande plus de temps qu'on ne l'aurait souhaité. Mais ils ne signifient pas plus que cela. Pour des raisons fondamentales — la crise du capitalisme, la nécessité d'une réponse communiste —, mais aussi pour des raisons immédiates, liées au fait que la crise spécifique de la société italienne — quoi qu'en disent les groupes dominants et les réformistes et quoi qu'ils fassent — ne peut trouver de remède dans la sphère du système, cette crise engendre et alimente une insubordination de classe et de masse, diffuse et permanente, qui explose ou couve sous la cendre. S'il est possible qu'il nous faille beaucoup de temps pour constituer une force politique révolutionnaire de masse, il suffit d'un temps limité pour commencer à traduire un discours idéologique en alternative concrète, en organisation et en action. Il en faut encore moins pour parvenir à une dimension politique et organisationnelle minimale, qui freine la tendance à la dispersion et permette de dépasser les limites d'un groupe de pression intellectuelle et de quelques « expériences exemplaires ». Nous sommes parvenus à cette échéance. Nous avons trop souvent répété que le processus de formation d'une nouvelle force politique — d'un nouveau parti — ne peut être artificiellement précipité ni mis en œuvre par un seul groupe. Cette idée a peut-être été mal comprise. Le fait que, seuls, nous ne pouvions pas y parvenir, ne signifie pas que, même si nous sommes seuls, il ne nous appartient pas d'avancer dans cette direction, tout comme nous étions seuls à l'indiquer à l'intérieur du P.C.I. Nous sommes parvenus a cette échéance et nous entendons J faire face. C'est dans cette perspective que nous amorçons la deuxième année d'existence d'il Manifesto, en proposant une 82

LES ÉDITOH1AUX n l a t e - f o r m e politique générale, en vue d'un débat, d'une confrontation, d'une rencontre, à tous ceux qui ont conscience de la crise en cours et du fait qu'une réponse communiste est toujours d'actualité. D'autres doivent également faire face à cette échéance : tout d ' a b o r d les militants et les cadres du P . C . I . qui en sont arrivés à une critique générale de la politique du Parti et qui ne peuvent plus y mener une lutte interne. Il s'agit pour eux de choisir entre un nouveau mode d'action militante, entre la contribution à une nouvelle ligne et à une nouvelle organisation, et une capitulation sans conditions. De toute façon, il n'y a plus de place r é e l l e au P . C . I . pour les camarades qui refusent le réformisme : il ne reste qu'une alternative, participer à un nouveau regroupement militant ou s'abandonner à la passivité. Le P.S.I.U.P., embarqué dans une crise sans issue, doit lui aussi faire face à cette échéance. Le choix qui s'impose à ses cadres les moins compromis et à ses militants est le suivant : ou bien une stratégie de conquête du pouvoir au sein d'un parti condamné, ou bien la collaboration à l'unification des forces révolutionnaires. Les cadres et les militants catholiques qui, au cours des dernières années, n'ont pas seulement voulu rompre avec la démocratie chrétienne mais avec le capitalisme, doivent aussi faire face à cette échéance. Qu'ils militent à l'intérieur ou à l'extérieur de l'A.C.L.1. 1 , à l'intérieur ou à l'extérieur d'une organisation politique, ils sont acculés à trouver une nouvelle organisation, ou bien à retourner malgré eux à leur point de départ, entravés dans les mailles du réformisme, dans une recherche généreuse parfois, mais vaine, d'autonomie aux confins de 1' « aire » socialiste et de l'hégémonie communiste. Enfin, les groupes minoritaires doivent eux aussi faire face à cette échéance. Les plus sérieux, comme la plupart des cadres issus des luttes de ces dernières années, se trouvent contraints de choisir entre le risque de s'égarer, chacun dans son champ d'action restreint, dans ses propres schémas et techniques, si valables soient-ils, et la possibilité de retrouver — avec une dimension politique et organisationnelle nouvelles — ce rapport avec les masses qu'ils ont perdu après le grand élan tumultueux de 1968.

Associaxione cattolica italiana del lavoro. Centrale syndicale de tendance «tholiqne, favorable à la démocratie chrétienne.

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IL MANIFESTO

Face à cette échéance qui nous concerne tous, même un effort de volontarisme n'est pas arbitraire. Subjectivisme et volontarisme rejoignent l'utopie, ou plus simplement le velléitarisme, quand ils ne reflètent pas une expérience collective réelle, une phase montante de lutte qui a laissé des traces profondes ; ou quand ils ne sont qu'un hut en soi, et non pas — comme ils peuvent l'être aujourd'hui — un moment d'accélération d'un processus toujours en cours, une tentative de réponse à une demande politique insatisfaite. Notre recherche théorique sur la révolution en Occident ne cessera pas pour autant : le débat est ouvert et se poursuivra longtemps. Notre seconde année d'existence connaîtra des développements différents, en fonction des orientations et des responsabilités qui engageront les hommes et les forces politiques audelà des limites de notre expérience, et pas seulement à l'échelle nationale. Mais, quoi qu'il advienne, ce sera une année plus dure et plus décisive encore que la première, qui peut-être l'a été davantage qu'il n'y paraît à première vue. Luigi Pintor

LUTTES OUVRIÈRES

VERS L'AUTOMNE CHAUD juin 1969

a la fin de 1969, les contrats syndicaux 1 de la métallurgie, du bâtiment et de l'industrie chimique arriveront à échéance. Les syndicats semblent décidés à aller vite : dès septembre, ils prés e n t e r o n t leurs revendications à la partie adverse, de sorte que les différends puissent rapidement s'exprimer et que l'on aboutisse à un accord avant la fin de l'année. On arrivera donc, au c o u r s de l'automne ou de l'hiver, à un affrontement décisif pour les luttes ouvrières. Des modalités et de l'issue de cet affrontement dépendent l'évolution et l'aboutissement de la crise qui secoue le pays. En effet, c'est en fonction du résultat des luttes ouvrières, et pratiquement d'elles seules, que la crise, surtout manifeste jusqu'ici sur le plan politique, atteindra des niveaux plus profonds, aggravant les tensions économiques et sociales du système ; ou bien le système, jouant sur un relâchement relatif des tensions, pourra faire face avec de meilleurs atouts à la formation d'un nouvel équilibre politico-parlementaire.

la situation

économique

Ce ne sont pas là des hypothèses gratuites. Actuellement, les conditions se trouvent réunies pour que la lutte atteigne des objectifs considérables, tant syndicaux que politiques. Un pre1. Contrats syndicaux : particularité dn droit dn travail italien, héritée du corporastisme fasciste. Dans le système italien, l'action syndicale tend à U représentation des intérêts de tout le groupe professionnel. Les conventions collectives se présentent d'ordinaire comme des a contrats intersyndicaux > (syndicats de travailleurs et syndicats de patrons) et s'appliquent à tous les Croupes appartenant au même secteur de production. ( N A S . )

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IL MANIFESTO

mier élément de réflexion est fourni par la situation de l'économie italienne, qui semble favorable au développement des revendications, mais qui paraît aussi devoir en ressentir durement le contre-coup. Les conditions favorables sont évidentes : d'un côté, l'industrie a atteint, ces dernières années, par un vaste processus de réorganisation et de concentration, un accroissement de productivité qui dépasse nettement la dynamique des salaires ; par ailleurs, la situation du marché du travail dans les grands centres industriels (surtout en ce qui concerne le travail spécialisé), et la dépendance très marquée de l'industrie à l'égard du marché international, garantissent l'efficacité de la grève ouvrière ; enfin le fait, généralement admis de nos jours, qu'un « certain » accroissement de la demande est nécessaire pour mobiliser les ressources productives et accélérer le rythme de l'expansion, tend à faire paraître plus raisonnables les exigences ouvrières. Mais il n'est pas risqué non plus de prévoir que, si une augmentation sensible des salaires se généralise et se stabilise, elle provoquera, davantage encore qu'en 1962, un bouleversement dans l'équilibre du système. C'est là une prévision controversée, qui exige d'être commentée. Les différences considérables existant entre les entreprises en sont un premier élément de confirmation. L'accord par zones tend déjà à mettre en difficulté les entreprises et les secteurs marginaux : une nette augmentation du coût du travail peut donc déterminer une crise, ou du moine contraindre à un difficile effort de réorganisation une part considérable de la structure industrielle. Un deuxième élément est constitué par la situation du commerce extérieur. Ces dernières années, les exportations sont devenues le principal facteur d'équilibre des industries. Une expansion aussi rapide révèle un niveau élevé de compétitivité ; mais il est vrai aussi que les exportateurs, pour conquérir de nouveaux marchés, ont souvent eu recours à des réductions de prix. Ce qui signifie qu'au moment où, sur le marché intérieur, les avantages acquis grâce à l'accroissement de la productivité par rapport à celui des salaires entraînent des profits plus élevés et constituent donc une réserve pour des concessions sur les salaires, sur le m a r c h é extérieur, ces marges ont donné lieu, du moins partiellement, à une réduction tant relative qu'absolue des prix. Une nouvelle augmentation du coût du travail, du moins pour les secteurs qui exportent à la limite de leur capacité, ne saurait manquer de remettre en question ce niveau exceptionnel, mais précaire, 88

LUTTES OUVRIÈRES

des e x p o r t a t i o n s . L'accroissement de la demande intérieure suffirat il à équilibrer un tel effet ? Nous touchons ici à un point décisif : il s'agit des répercussions qu'une rupture sensible du blocage des salaires pourrait avoir sur l'équilibre général de l ' é c o n o m i e , plus encore que sur les bilans des entreprises. L'économie italienne travaille depuis quelques années en d e s s o u s de ses possibilités, en ce sens qu'une part importante du c a p i t a l épargné n'est pas réinvestie et qu'une grande partie de la main-d'œuvre disponible reste sans emploi. Un fort accroiss e m e n t de la demande de biens de consommation pourra-t-il e n g e n d r e r un processus d'expansion qui mobiliserait les ressources inutilisées sans provoquer ni crise inflationniste, ni la méfiance des milieux économiques, ni tensions dans les échanges internationaux, ce qui bloquerait le processus dès le départ ? Il est légitime d'émettre des réserves à ce sujet. Une augmentation sensible des salaires ouvriers et donc, comme toujours en Italie, une augmentation encore plus élevée des revenus et des rentes, aura pour effet une demande supplémentaire de biens de consommation. Une telle demande se heurtera à un système de production qui, n'ayant pas élargi ses bases, travaille déjà à la limite de sa complète utilisation : l'offre restera relativement rigide ; ce qui incitera les entreprises à de nouveaux plans d'investissement, entraînant une demande de biens d'investissement qu'il ne sera pas possible de satisfaire sur le marché intérieur. L'augmentation salariale semble donc destinée à produire des tensions inflationnistes et un déficit de la balance des paiements. Si l'ensemble du système était capable d'investissements rapides et si les pouvoirs publics étaient en mesure de freiner la dynamique des revenus parasitaires et de la spéculation, ou de promouvoir et de diriger l'expansion, ou encore de jouer le rôle de médiateur dans les tensions sociales déchaînées par l'inflation, le système, étant donné les solides réserves monétaires, l'abondance de l'épargne non utilisée et les ressources en main-d'œuvre disponible, pourrait courir le risque d'une inflation calculée, et même s'en servir pour rationaliser la production. Mais, en l'absence de ces conditions, on est autorisé à penser qu'un accroissement subit de la consommation sera, comme en 1963, la cause d'une crise conjoncturelle. En somme, parce qu'au cours des dernières années on a voulu faire face aux problèmes ues de la crise précédente par des méthodes essentiellement déflationnistes, sans s'attaquer aux racines du mal, on se trouve, lors du nouveau cycle, menacé par une crise qui s'annonce encore 89

IL MANIFESTO

plus grave, avant même que la phase d'expansion ait véritablement commencé. Ceci ne signifie évidemment pas que le capitalisme italien manque de perspectives d'avenir. Mais il est vital pour lui qu'il exerce encore son contrôle sur la dynamique des salaires et que son pouvoir soit absolu dans les usines, s'il veut amorcer une phase d'expansion fondée sur line augmentation progressive des investissements, avec la perspective de profits substantiels. Quoi qu'il en soit, ce qui est important, c'est que les luttes contractuelles de l'automne et de l'hiver prochains offrent à la classe ouvrière des marges de manœuvre lui permettant d'améliorer sensiblement sa situation. Mais dans la mesure où ces luttes aboutiront, elles aggraveront l'instabilité politique et économique. Il existe donc un cadre très étroit, au-delà ou en deçà duquel les choix des organisations syndicales et les luttes des travailleurs peuvent déclencher des processus socio-politiques profonds et contradictoires.

maturité et

limites du

mouvement

Le problème se pose alors de la nature du mouvement et de ses conditions subjectives. Est-il aujourd'hui en état de franchir ce seuil au-delà duquel la lutte revendicative se charge d'une signification politique explosive ? Les luttes contractuelles vont se situer dans un contexte moins favorable qu'au cours des mois passés. Le mouvement de masse tend à refluer, au moins dans certains secteurs. L'Université et les lycées demeurent le théâtre d'une tension continuelle, mais le mouvement étudiant semble incapable d'exercer une pression semblable à celle de 1968. Les luttes syndicales sont chaque jour plus aiguës, mais elles révèlent souvent des tendances corporatives, surtout dans le secteur tertiaire et dans l'administration. Les grandes explosions sociales elles-mêmes n'ont pas la clarté, la ligne bien définie de celles de l'année dernière : Battipaglia n'est pas Valdagno ou Turin \ Dans l'opinion publi1. A Battipaglia, dans la province de Saleroe, an end de Naples, eut lien au printemps 1969 une explosion de colère populaire, avec barricades, blocage des routes et de la gare, refus de contact avec les partis politiques et le* groupes extra-parlementaires gauchistes. Comme toujours dans les révoltes

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LUTTES OUVRIÈRES

—je quelques symptômes annoncent la renaissance de poussées conservatrices. Les forces politiques semblent pressées d'établir entre elles un dialogue qui stabilise plus ou moins les choses. pourtant, le mouvement de classe est encore en phase d'expansion. Les luttes dans les entreprises au cours de l'hiver et du printemps (Pirelli, Rodiatoce, Fatme, Marzotto, Fiat et d'autres e n c o r e ) ont témoigné d'une grande combativité des masses et de leur capacité à se diriger elles-mêmes — capacité qui n'a peut-être jamais existé à ce point par le passé. Le début des discussions sur la plate-forme contractuelle chez les métallos confirme que ce secteur décisif est très fortement mobilisé. Tout d'abord, chaque secteur de la classe ouvrière manifeste une volonté très nette d'obtenir une augmentation de salaires s u b s t a n t i e l l e et immédiate. Après les affrontements de 1 9 6 2 et de 1965, où l'enjeu principal portait sur la structure contractuelle et les droits syndicaux, les ouvriers sont cette fois décidés à obtenir une réévaluation radicale et générale des salaires minima. En second lieu, c'est au cours des deux dernières années que les victoires sur l'organisation du travail, remportées à l'occasion des contrats précédents, ont pris un poids réel. En réponse à l'intensification des cadences, il s'est formé dans l'entreprise des cadres syndicaux capables de contester en permanence l'arbitraire patronal, et s'est instaurée une participation ouvrière effective à l'organisation et à la direction des luttes. On peut par là se faire une idée des difficultés que rencontre désormais le patronat pour annuler, à travers la réorganisation du travail, la réduction des horaires, du nombre des catégories, etc., les concessions accordées dans le cadre contractuel. De sorte que l'automne prochain constitue également pour les capitalistes un moment décisif, peut-être la dernière occasion de stopper un processus d'accroissement du pouvoir ouvrier dans l'usine, qui les menace sérieusement. Enfin, il ne faut pas négliger l'orientation et le degré d'unité du Sud, la violence populaire ne se démarqua pas des manœuvres de la droite catholique on fascisante, faute d'une direction politique quelconque de la part des communistes ou des forces révolutionnaires peu implantées. A Valdagno, dans les Yénéties, eut lieu en 1968 une révolte contre la direction paternaliste du grand complexe textile Marzotto. La petite ville tout entiere participa à une grève violente, avec séquestrations, etc. Bien que fitnee dans une zone traditionnellement catholique, la lutte de Valdagno fut lIn ®®diatement caractérisée par une direction ouvrière, entièrement gauchiste. Politiquement très avancée.

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IL MANIFESTO

des organisations syndicales. Il vaut mieux, dans ce domaine, liquider des schémas trop faciles. Il ne fait pas de doute qu e dans toutes les luttes exemplaires de l'année dernière (Montedison, Marzotto, Pirelli — Fiat étant peut-être la seule excep. tion), les travailleurs se sont toujours placés à la gauche du syndicat et lui ont souvent imposé des formes et des contenus de lutte plus avancés. De même, il ne fait pas de doute que la radicalisation des luttes contractuelles suscitera au sommet des confédérations quelques réflexes conservateurs, et les poussera à jouer les médiateurs « raisonnables ». Mais le fait essentiel demeure pour l'instant que les syndicats italiens ont, jusqu'ici, montré une ouverture et une disponibilité qui les différencient des syndicats français. Ce qui n'est pas pour nous surprendre : un travail précieux d'élaboration de plates-formes et de formation de cadres a été accompli pendant des années, qui compense les lenteurs et les incertitudes de la direction syndicale, et que seul un sectarisme stupide peut sous-estimer. Les rapports entre les centrales syndicales ont aussi progressé, non seulement sous forme de compromis au sommet, mais aussi par le dépassement patient et concret des séquelles scissionnistes, à la base et au cours des luttes. La mise en œuvre, en partie voulue, en partie subie, de formes de participation directe des travailleurs à l'élaboration des objectifs et à la conduite de la lutte, a eu pour effet un véritable saut qualitatif. Il ne s'agit pas d'une simple revendication de démocratie, mais de la volonté évidente des travailleurs d'empêcher que le syndicat ne devienne une institution de médiation. Dans tous les secteurs, la critique se fait plus vive aujourd'hui à l'égard de la modération des organisations ; les syndicats ne peuvent pas ne pas en tenir compte, sous peine d'avoir à payer un prix trop élevé, compromettant un travail de plusieurs années.

problèmes de

perspective

Il y a, cependant, une question fondamentale qui met en relief la valeur politique décisive des luttes revendicatives en cours. Le a mai » français, comme les affrontements sociaux de ces dernières années en Italie, ont révélé une combativité ouvrière à laquelle peu de gens croyaient. La classe ouvrière en est venue 92

LUTTES OUVRIÈRES - n o s e r presque spontanément c o n t r ô l e sur l'organisation du a l e u r politique de la lutte se

le problème du pouvoir et du travail et de la production ; l a fait progressivement jour. Il est vrai qu'en Italie, cette tendance avait été amorcée par une r é p a r a t i o n syndicale avancée. Est-ce suffisant pour s'abandonner à l'optimisme et tenir désormais pour une anomalie la situation de la classe ouvrière américaine et allemande, en misant sur one c r o i s s a n c e continue de la conscience révolutionnaire chez les t r a v a i l l e u r s français et italiens ? O n ne répond pas à cette question à coups de citations de Marx ou par des déclarations de p r i n c i p e sur l e rôle de la classe ouvrière ; il y faut une 9érie de recherches sur l'histoire et les luttes de la classe ouvrière o c c i d e n t a l e , sa composition, sa situation dans le processus de p r o d u c t i o n . Il s'agit là, évidemment, d'un problème que nous ne pouvons aborder ici. Cependant, à certaines étapes du mouv e m e n t ouvrier anglais ou américain — comme aujourd'hui chez nous — des luttes extrêmement avancées ont été menées, des positions extrêmement importantes conquises, qui furent par la suite rognées ou perdues. De même, la classe ouvrière française, au cours de la grande crise de « mai » n'a pas été en mesure de jouer un rôle politique autonome et de mettre concrètement en cause l'opportunisme de ses organisations. Tout c e l a semble prouver que la classe ouvrière occidentale n'est pas aussi près de rejouer un rôle révolutionnaire qu'on voudrait bien le croire. En somme, il n'est pas prouvé que la radicalisation des masses soit capable de survivre à une défaite, ni que l'accroissement des luttes revendicatives doive naturellement conduire à un mûrissement qualitativement nouveau et permanent de la conscience politique. Il faut plutôt émettre l'hypothèse que nous nous trouvons, en France comme en Italie, dans une situation critique, dans une phase de transition de l'histoire de la classe ouvrière : à la fin d'un processus de formation de nouvelles couches ouvrières, lorsque les tensions sont encore extrêmes et les mécanismes d'intégration insuffisants. De là une forte poussée, qui se charge de significations politiques par le fait que surgissent de nouvelles forces de contestation du système en présence d'une tradition politique de classe encore vivante. Mais si une telle poussée ne débouche pas sur des changements substantiels dans les rapports de pouvoir, politiques et sociaux, si les nouvelles formes de contestation refluent alors même que s'use la contestation traditionnelle, on pourrait assister à un recul de l'antagonisme ouvrier 93

IL MANIFESTO

pour une longue durée. C'est pourquoi nous ne croyons pas que l'affrontement actuel puisse aboutir par quelque dialogue à une quelconque solution. De même, il est peu probable que le développement ultérieur de la lutte de classe soit garanti par de simples conquêtes de type revendicatif. Le problème de l'issue de la lutte se pose sur le plan des rapports de pouvoir.

plates-formes

et

méthodes

de

lutte

On ne peut, en fait, concevoir une issue susceptible de répondre à l'ampleur du conflit et qui ne serait qu'une simple médiation, au niveau parlementaire, présentée comme solution « politique » des problèmes soulevés par les luttes « syndicales ». Il n'y aura d'issue politique effective que dans la mesure où la classe ouvrière atteindra au cours de sa lutte un plus haut niveau de conscience et une plus grande unité, où elle se créera un ensemble d'alliances, où elle construira des formes d'organisation adéquates à l'affrontement. Si l'on arrive à opérer une soudure réelle, et non pas verbale, intrinsèque et non pas extrinsèque, de la lutte revendicative avec la lutte politique, si la lutte revendicative elle-même est menée avec la conscience des problèmes qu'elle est destinée à poser, on aboutira à une transformation effective des rapports de force entre les classes. D'où la nécessité d'une discussion sur les choix qui surgissent dès maintenant du mouvement lui-même. Voici les plus importants : a. La plate-forme revendicative. Trois aspects de la plateforme revendicative font déjà l'objet de discussions chez les ouvriers de la métallurgie. Tout d'abord, la consolidation d'une structure contractuelle qui, après la signature du contrat de catégorie, laisse la possibilité de reprendre. les luttes au niveau des entreprises ou des secteurs de production. Les travailleurs n'ont évidemment pas besoin de rouvrir le chapitre des procédures, puisqu'en fait ils les ont résolues brillamment en luttant dans le cadre des entreprises. Mais le patronat tentera sans doute une contre-offensive pour arracher aux syndicats l'engagement formel de n é g o c i e r une fois pour toutes, tous les trois ans, à différents niveaux s'il le faut, de sorte que la « paix sociale » soit garantie dans les 94

LUTTES

OUVRIÈRES

pendant cette période. L a tactique du patronat peut : pluôt qu'à une attaque frontale, on peut s'attendre à des manoeuvres, la concession, par exemple, d'augmentations échel o n n é e s dans le temps, ou la stipulation — dans les grandes e n t r e p r i s e s — d'accords « globaux » permettant d'exclure de la lutte les secteurs ouvriers les plus aguerris. Quoi qu'il en soit, des concessions dans ce domaine signifieraient le début d'une t r a n s f o r m a t i o n du syndicat et la désagrégation de sa force, selon ]e processus qui a profondément altéré une partie importante du syndicalisme occidental. Un deuxième aspect, plus controversé, est celui du montant et des critères d'augmentation des salaires. En ce qui concerne le montant, les choses paraissent relativement simples ; la déterm i n a t i o n des travailleurs est telle qu'il semble possible d'imposer, au moins au départ, le refus de tout lien avec l'augmentation de la productivité, et un déplacement sensible dans la distribution du revenu. Mais comment se traduira concrètement une telle position ? Les syndicats et les travailleurs disent tous que les revendications n'ont pas à excéder sensiblement ce que l'on tient pour indispensable et ce pour quoi on est prêt à lutter jusqu'au bout. Mais des divergences apparaissent lorsqu'il est question de déterminer cette « exigence minimale » : cinquante lires de l'heure, propose le syndicat ; cent lires (et même plus), propose la majorité des ouvriers. Un tel écart laisse entrevoir le souci du syndicat de fixer ses requêtes à un niveau permettant le compromis, en tenant compte du degré actuel de mobilisation, et sans mettre jusqu'au bout à l'épreuve la combativité potentielle des catégories. C'est une préoccupation légitime si l'on tient pour acquis que la « situation » économico-politique ne permet pas de dépasser certains points de rupture sans risquer des tensions très aiguës, et même peut-être une défaite ; mais elle revèle justement une certaine fermeture « syndicaliste ». Ce point sera certainement l'objet d'affrontements dans la consultation des masses au cours des semaines à venir. En ce qui concerne le critère des augmentations salariales, les choses sont encore plus complexes. La base demande avec insistance des augmentations égales pour tous. Les syndicats ne cachent pas leur hostilité à l'égard d'une telle position et ne manquent pas d'arguments de poids. Une augmentation égalitaire, et donc un nivellement des différentiations professionnelles, peut °ffrir au. patronat la possibilité de concessions paternalistes, elles les augmentations en fonction du mérite, et peut favoriser entrepris®8 varier

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IL MANIFESTO

chez les catégories les plus qualifiées des tendances corporatistes Ce serait cependant une erreur de considérer cette poussée égalî. taire comme une manifestation de primitivisme ouvrier. Elle met en lumière un problème réel et grave. En Italie, les différence^ de revenu sont parmi les plus marquées du monde occidental. Non seulement il existe des écarts scandaleux entre les couche) privilégiées et les masses, mais les écarts sont aussi extrêmement élevés entre travailleurs salariés, et même entre salariés d'og même secteur. Il arrive que la paie d'un soudeur, par exemple, varie, dans le seul secteur mécanique, de trois cents pour cent L'éventail des salaires est donc non seulement très ouvert, maie il ne correspond pas à la complexité d'un travail donné ou a la fatigue qu'il engendre. En d'autres termes, tout le système d'en, cadrement professionnel est en crise à l'intérieur comme à l'extérieur des catégories ouvrières. Désormais, la constitution de couches salariales (employés-bureaucrates) relativement privi. légiées est manifeste, et, à l'autre extrême, celle d'une vaste masse d'« exclus » (femmes, ouvriers agricoles, émigrés) : autrement dit, une structure du revenu du travail qui divise profondément la classe et produit des distorsions dans le développement économique. Il peut être dangereux et en tout cas insuffisant de répondre à un tel problème par le seul nivellement des revendications, mais il est encore plus dangereux de laisser se perpétuer les tendances actuelles. Une bataille à fond contre les privilèges, et pour que les rétributions correspondent aux capacités et à l'effort fourni dans le travail, doit partir du terrain revendicatif lui-même. Elle implique d'abord un rapprochement des paramètres de salaires ; puis il faut aborder avec courage les problèmes des qualifications, des carrières, de la mobilité professionnelle, de l'embauche, de l'instruction, qui ont été jusqu'ici le plus négligés par la pratique syndicale, alors qu'ils peuvent vraiment unifier la classe et impliquent d i r e c t e m e n t l'ensemble de la société et de sa gestion. Quelles que soient les difficultés, une revendication d'égalité dans les revenus c o n s t i t u e un atout fondamental pour la classe ouvrière en vue de son alliance avec d'autres groupes sociaux et d'un élargissement de la conscience politique de sa base. Le dernier point en discussion concerne les droits syndicaux' Au cours des dernières luttes, la démocratie syndicale s'est fortement développée. On est pourtant encore loin de la c o n s t i tution, dans l'usine, d'une structure syndicale et d'un mouvement effectivement en mesure de faire face à l'attaque que Ie 96

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OUVRIÈRES

mène au jour le jour, atelier par atelier, par une incesdu travail. Cette question deviendrait vitale, g é r a i t bien plus difficile à résoudre, au cours d'une contree t o f f e n s i v e capitaliste et d'une éventuelle crise conjoncturelle, si recul r e l a t i f de la poussée spontanée des masses devait accoma e n e r leur manque actuel d'organisation. Il est donc indisp e n s a b l e qu'au cours de cette lutte contractuelle, la classe o u v r i è r e consolide ses formes d'organisation et de représentation n e r m a n e n t e dans l'usine, qu'elle crée et fasse reconnaître ses délégués d'atelier, qu'elle se garantisse le pouvoir effectivement c o n q u i s , qu'elle élabore de nouveaux rapports entre les travaill e u r s et leurs organisations. atron

sante réorganisation

b. Formes et organisation de la lutte. Ce problème revêt une importance capitale pour l'aboutissement politique des luttes revendicatives. Il implique en premier lieu un choix concernant l'assemblée ouvrière. Où aboutira l'actuelle démocratisation dans la conduite des luttes ? Pour le moment, elle est riche en contenus essentiels, mais préliminaires, comme la conquête de la liberté de réunion dans l'usine et la discussion de masse gur les revendications. Et au-delà ? L'assemblée ouvrière peut être conçue, même pour l'avenir, comme un premier échelon unitaire de base des organisations syndicales : lieu de contrôle et de discussion des revendications, avec la participation de l'ensemble des travailleurs. La direction de l'assemblée revient alors tout naturellement aux représentants syndicaux. Mais l'assemblée peut aussi être conçue comme un premier pas vers la mise en place de structures et d'institutions du pouvoir ouvrier, à la fois politiques et syndicales, organes qui viseraient à l'unification politique de classe et qui, dans les périodes de conflit politique et social aigu, deviendraient la structure de base d'un nouveau pouvoir étatique en gestation. Dans cette perspective, l'assemblée doit donc se structurer elle-même de l'intérieur, en choisissant une direction autonome, en développant son initiative et ses contacts avec l'ensemble de la société : ouvriers-étudiants, ouvriers-intellectuels, ouvriers-organes représentatifs. Or, nous sommes convaincus que cette deuxième conception de l'assemblée Mt la seule qui permette la mobilisation nécessaire à la phase actuelle de la lutte, et aussi la seule qui permette de constituer 110 bloc historique révolutionnaire capable d'unifier une classe ouvrière fortement stratifiée, et de réunir autour d'elle un 'ystèine d'alliances nécessairement assez complexe. Manifesto 4

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Un autre choix doit porter sur les formes de lutte. Après grève des électro-mécaniciens de 1959, mais surtout plus tard, les luttes syndicales ont adopté des méthodes plus radicales : ^ manifestation de rue, la grève perlée, la réglementation det cadences par les ouvriers eux-mêmes, l'occupation des usiner Ce ne sont certes pas des méthodes nouvelles, mais elles avaient été jusqu'ici réservées à des situations désespérées ou à batailles défensives (licenciements, lock-out, etc.). De plus, des groupes politiques et sociaux extérieurs à la classe ouvrière et g ses organisations traditionnelles (étudiants, groupes minoritaires), sont entrés en scène. Cette présence a pris des proportions gigantesques au cours du « mai » français ; elle ne se répétera pas mécaniquement, mais il serait cependant absurde d'ignorer que certaines formes de présence étudiante et « groupusculaire» se manifesteront violemment si l'affrontement devient très dur. Le pis serait que les organisations syndicales soient entraînées g leur corps défendant dans des formes radicales de lutte, et qu'elles cherchent ensuite à en sortir en divisant le front ouvrier. Il est nécessaire d'engager à temps une discussion unitaire pour définir une stratégie et une tactique sur ce problème également. Quelle signification peut prendre la grève active et l'occupation d'usines dans un conflit, non d'entreprise, mais de catégorie ? Comment faire pour que les étudiants ou d'autres avant-gardes de la jeunesse jouent dans la lutte un rôle de stimulant et non de diversion ? Enfin, les luttes contractuelles poussent vers l'unification syndicale, et la rendent plus facile. Quelques groupes craignent que l'unification implique un compromis sur les thèmes revendicatifs ; mais ce souci n'est en aucune façon justifié, surtout pas dans la catégorie des métallos. Lorsque la lutte bat son plein, l'unité syndicale se fait à la base, par l'initiative des comités d'usine qui peuvent se coordonner au niveau catégoriel et trouver det interlocuteurs à l'échelle nationale. Ici aussi, il faut anticiper sur la maturation spontanée des choses, de sorte qu'aux moment les plus durs de l'affrontement, et lors de la contre-offensive patronale, le processus d'unification soit suffisamment a v a n c c pour ne pas en être affaibli, mais au contraire stimulé. Ton' cela ne signifie pas que l'on puisse « préparer la révolution » a chaque moment de la lutte contractuelle. Superposer comme V impératif abstrait la logique de la radicalisation politique à celle de la lutte revendicative, aboutirait à paralyser un processus q® peut donner des résultats décisifs sur tous les plans. Cependant 98

LUTTES OUVRIÈRES

que si les mouvements revendicatifs comportent certains tenus et certains niveaux, expérimentent des formes nouvelles de lutte, construisent dans les entreprises un réseau d'organismes u n i t a i r e s et autonomes, accélèrent l'unification syndicale, que la c l a s s e o u v r i è r e sera en mesure de résister à la contre-offensive du c a p i t a l , et surtout de radicaliser la crise du système et de lui r é p a r e r une issue révolutionnaire. C'est pourquoi les organisations politiques du mouvement o u v r i e r sont obligées de définir de façon précise et immédiate leur attitude face au conflit qui va s'ouvrir. Les luttes ouvrières ne se développent pas dans le vide, elles se ressentent d'un c l i m a t idéologique et politique. Leur réussite dépendra aussi des choix effectués par le P.C.I. et le P.S.I.U.P., par le mouv e m e n t étudiant, par les groupes minoritaires eux-mêmes. Voudront-ils « utiliser » les luttes contractuelles pour marquer seulement des points en faveur de leurs propres objectifs, pour démontrer la validité de leurs propres thèmes de propagande, ou pour faire mûrir des opérations au sommet, estimant que les temps ne sont pas venus de souder effectivement la lutte ouvrière à la recherche d'une issue politique ? Ou bien, jugeant que la lutte actuelle, soutenue intelligemment et jusqu'au bout, peut ouvrir la voie à un bouleversement positif du système, accepteront-ils de s'insérer dans cette lutte, d'aider à sa maturation, d'en stimuler la logique, d'en rechercher l'issue victorieuse ? n'est

Lucio Magri

LE MOUVEMENT DES DÉLÉGUÉS janvier

1970

Environ quatre-vingts accords d'entreprise, un accord territorial de secteur, un total d'à peu près 300 000 ouvriers concernés : tel est le bilan officiel des résultats obtenus jusqu'à présent dans question des délégués C'est le résultat d'une seule année de !' s'agit de l'existence de délégués dn personnel aux comités d'entreÇ 18e . élus par la base. La « charte du travailleur », votée en mai 1970, leur "onnera existence légale. (N.d.E.)

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lutte : presque tous ces accords ont été arrachés au cours de 1969 Parmi les entreprises concernées, trente-six appartiennent an secteur métallurgie-mécanique, la plus grande partie produisant de l'électro-ménager (dans cette branche, le personnel attaché aux chaînes de montage — où la nécessité du délégué est ressentie plus impérieusement — représente la majorité des effectifs) : Indésit, Castor, Riber de Turin — les premières, chronologique, ment, à avoir obtenu des délégués — plus tard, Rex de Pordenone Ignis de Varese et Ignis-Sud de Caserte, Candy et Singer de Turin, Zoppas de Trévise, Zanussi de Gorizia, Necchi de Pavie, etc. Mais aussi quelques grandes usines : Dalmine de Bergame, Italsider de Naples, les Aciéries de Terni, Riv-Skf, le Nuovo Pignone, Piaggio, Borletti, les ateliers de , 1969. •Dtonr

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et une destruction conjointes du mécanisme sur lequel rep0L aujourd'hui l'organisation sociale du travail et qui se reflèj^ dans le système sélectif de l'enseignement et dans ses contenir Dans la pratiqne, comment cela pent-il se passer ? En pr£ mier lieu, par l'analyse dn profil professionnel dans sa double nature de compétence technique et de fonction hiérarchique. deuxièmement, par l'analyse de la réalité historique et de ^ fonctionnalité de cette compétence en tant que moment objectif de la division technique du travail, et par celle du processus d'organisation collective du travail qui, lui aussi, se présente truffé d ' « objectivité » et de « fonctionnalité managérielle i autoritaire ou répressive. Si, comme l'observe Garavini il est exact que ces processus ne peuvent être assimilés l'un à l'autre et qu'éventuellement, c'est l'organisation actuelle du processus capitaliste qui tend à diminuer le moment « technique » pour favoriser le moment « managériel » (lequel, en ce sens, a besoin d'une préparation indifférentielle et fonctionnelle du travailleur), il est également vrai que cette analyse ne peut être faite qu'à partir du cœur de l'unité de production. En d'autres termes, la vérité sociale du profil professionnel de l'étudiant ne peut lui apparaître que dans une analyse hors de l'école, faite avec les protagonistes de l'unité productive — ou des lieux sociaux où les compétences s'exercent — car c'est seulement dans le concret que l'on peut déterminer l'élément d'objectivité, toujours en mouvement, de la division technique du travail (autant sous l'angle du particulier que sous celui du processus collectif) et la superfétation hiérarchique du rôle ou de l'organisation managérielle. Cette analyse démontrera que toute qualification on profession — plus apparente dans l'entreprise que dans d'autres domaines — est pressée par une double force en interaction sur le noyau des « connaissances » et sur celui des « valeurs », savoir et fonction sociale, qui sont toujours en équilibre précaire entre compensation et décompensation, intégration et mise en cause réciproque. Par cette analyse, le moment « objectif », « technique» de la compétence et surtout sa formation — l'école, Ie programme d'études — apparaîtront sous un nouvel aspect ; car le moment hiérarchique a des racines, ainsi que le m o u v e m e n t étudiant l'avait justement compris, non seulement dans W méthode mais dans les contenus de l'apprentissage. Cette opera" 1. Cf. le rapport ronéotypé de Sergio Garavini pour la réunion des et» diants communistes à Ariccia, le 2 novembre 1969.

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THÈSES SUB L'ENSEIGNEMENT

• n critique démystifie la « profession » aux yeux de l'étudiant à ceux du technicien et de l'ouvrier ; c'est un travail com^yjj, - comme le prouve l'expérience de notre « collectif » ouvriers-étudiants de Bologne — qui n'est ni en parallèle, ni §olidai re ' ui à longue échéance, mais qui se fait au sein même de 1' prolétarisation de l'ouvrier et du technicien et dans celle de l ' é t u d i a n t . Certes, ce travail commun exige que l'étudiant et le t r a v a i l l e u r dépassent un horizon simplement revendicatif : c'est la nature même de l'usine, comme la nature même de l'école, q u i s o n t mises en question dans leur participation commune à la f o r m a t i o n du même mécanisme social. Par ce travail, qui est à la fois prise de conscience et lutte, se définit à notre avis tout mouvement ouvrier et étudiant sur l'école. Il peut aussi être réalisé, et plus facilement, à d'autres n i v e a u x professionnels, du médecin à l'architecte, même si le destinataire, l'usager de la médecine ou de la maison, apparaît s o c i a l e m e n t indifférencié par rapport au caractère exemplaire de l'unité productive. Il peut être réalisé non seulement en démystifiant ces professions et en leur restituant leur dimension technique véritable, mais aussi en remodelant cette dernière, non en fonction d'une projection immédiate des besoins tels qu'ils apparaissent aujourd'hui, mais par une refonte de ces mêmes besoins ou modèles. En bref, dans la lutte difficile pour la mise en évidence et la destruction des multiples rapports qui régissent et accompagnent le mode de production capitaliste, prend forme une organisation différente des nécessités sociales et donc des méthodes, des groupements et des rapports spécifiques de production, mais aussi des besoins, du savoir et des profils professionnels. L'alternative ne peut naître que dans le vif de la transformation sociale. Mais celle-ci commence déjà dans la lutte actuelle, dans la réalité des différents niveaux sociaux où doit s ébaucher — comme vision alternative, destruction des anciens rapports l— le projet de la société de demain. Lequel, d'ailleurs, ' n est rien d'autre que la conscience et le niveau de la lutte d'aujourd'hui, et ne saurait être reporté à un « après la révolution politique », sous peine de requérir la répétition ultérieure des mêmes bouleversements. C'est donc à partir du rejet de l'hypodïèse réformiste que peut se définir une ligne politique pour, ou plutôt contre l'école ; à partir du rejet du péché originel de 1 école moderne, reproductrice d'une société inégale, l'unité ®ntre étudiants et ouvriers pourra renaître. Car ce n'est pas par hasard que cette unité n'a jamais pu se réaliser sur le terrain comme

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d'une modernisation de l'instrument. Personne ne collabore e vue d'améliorer ses propres chaînes ; la classe ouvrière, d moins, a la sagesse de ne pas le faire. Rossana Ross and Marcello Cini Luigi Berlinguer

QUESTIONS INTERNATIONALES

Dès sa sortie, D Manifesto dut se définir par rapport aux questions les plus brûlantes du mouvement communiste. Le premier numéro de juin 1969 prit donc position contre la Conférence internationale des partis communistes qui se déroulait au même moment à Moscou, annonça son option en faveur de la « révolution culturelle » chinoise et confirma l'attitude prise en août 1968 à l'égard du «printemps tchèques». On trouvera ci-dessous le texte de Lisa Foa, présentant les documents inédits préparés pour le XIVe congrès du parti tchèque qui se déroula clandestinement à Prague pendant l'invasion : ce matériel parvint clandestinement au Manifesto 1 . Les textes suivants reproduisent la première partie d'un essai de Lisa Foa et Aldo Natoli sur la révolution culturelle chinoise, paru entre le printemps et l'été 1970, et un essai sur le projet maoïste de société de transition, par Rossana Rossanda, publié au mois d'août 1970 (et paru en France dans les Temps modernes, décembre-janvier 1970-1971).

SUR LE « COURS NOUVEAU » (Présentation du programme du parti communiste tchécoslovaque pour son XIV* congrès clandestin)

Quelle signification peuvent avoir aujourd'hui les documents Tu se rapportent à un événement vieux de presque un an, qui a ete formellement invalidé et dont les conclusions ont été complèTextes publiés en France dans la collection a Combats i , aux Editions ® Seuil, sous le titre le Congrès clandestin, présentés par Jiri Pelikan.

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tement effacées par les derniers changements au sommet politi. que ? A notre avis, ces documents sont importants, moins comme témoignage historique que parce qu'ils constituent un matériel précieux pour l'analyse du processus de rénovation en Tchécoslovaquie. Ecrits à la fin de la phase ascendante du « cours nouveau », quand on pouvait encore croire qu'une réforme était possible dans un seul pays, réforme globale du système des Etats socialig. tes, ils reflèteut certainement le point le plus avancé de la polémique officielle contre l'ordre ancien et traduisent les pressions en faveur de la libéralisation dans les domaines politique, économique et culturel. La course entamée en janvier 1968 se poursuivait sur un rythme accéléré, presque sans rencontrer d'obstacles, conduite par les forces sociales qui l'avaient suscitée et entretenue — la majorité des intellectuels, une partie des cadres politiques et syndicaux et des responsables de la production — dans un processus rapide de mise à jour des problèmes et de remplacement des hommes. C'est ainsi qu'à la fin de cette première phase prend corps le projet de rénovation de la société tchécoslovaque, le « modèle de socialisme à visage humain » qui avait déjà été ébauché dans le programme d'action du mois d'avril. Ceux qui ont suivi la chronique du « printemps tchèque » savent que ce modèle est le résultat d'un processus de discussion réelle et intense, de prise de conscience et de pratique politique. Il représente la conclusion de longs conflits au sein du groupe dirigeant, de critiques mûries depuis longtemps dans la sphère du système de gestion bureaucratique, d'efforts complexes d'élaboration culturelle. Il représente en particulier le point de rencontre de plusieurs facteurs convergents : les pressions réformistes qui ont surgi dans le domaine économique depuis le début des années soixante en raison du ralentissement du taux d'accroissement de la production ; les revendications de la minorité nationale slovaque ; la protestation des intellectuels, et plus particuièrement celle des écrivains ; la vague novatrice qui s'ensuivit au niveau politique et qui atteignit son point culminant dans la liquidation du vieil appareil bureaucratique. La complexité et la profondeur du processus qui se trouve à la source du nouveau modèle tchécoslovaque ne doivent pas être sous-estimées ; même dans le « projet pour le XIV* congrès », qui en livre la formulation la plus élaborée, le souci de t r a n s f o r m e r concrètement en programme et en institutions les o r i e n t a t i o n s nouvelles l'emporte souvent sur les facteurs dynamiques qui en constituent la base. Et cela, d'autant plus que le « cours non178

QUESTIONS INTERNATIONALES

veau» représente, parmi les récentes expériences en Europe de l'Est, celle qui s'est engagée avec le plus de vigueur dans la tentative visant à soumettre à une critique de fond le système b u r e a u c r a t i q u e d'inspiration stalinienne, en faisant démarrer un véritable processus de repolitisation de la société. Même si, au début, ce processus se limita à quelques élites politiques et culturelles, bientôt on vit entrer en scène d'autres forces sociales, avec leurs exigences propres et parfois opposées. Mais, au-delà de ce début de dynamique sociale, quel est le c o n t e n u du modèle tchécoslovaque, tel qu'il apparaît au travers des documents du XIV e congrès du Parti ? Quel type de société propose-t-il ? Les partisans du « cours nouveau » ont souvent dit que le vieux modèle de socialisme bureaucratique avait seulement réalisé une société anticapitaliste — en substituant la propriété d'Etat à la propriété privée, le nivellement des salaires aux inégalités sociales, la sécurité du travail au chômage, une moindre productivité du travail à une exploitation intensive de la maind'œuvre, etc. — mais que cet « anticapitalisme global » n'était pas encore le socialisme. Quoique avec un degré supérieur d'élaboration et un niveau culturel plus élevé, le nouveau modèle de « socialisme à visage humain », que nous retrouvons dans ces documents, n'échappe pas le plus souvent à la logique implacable des négations : au monopole du Parti, il substitue le pluralisme politique ; à l'identification entre les organes d'Etat et les organes du Parti, la division des pouvoirs ; à la planification centralisée, l'autonomie des usines ; au nivellement des salaires, les stimulants matériels ; aux normes venues d'en haut, le système du marché ; au développement extensif, le critère de la rationalité et de l'efficience ; à la dévalorisation du progrès technico-scientifique, l'éloge de celui-ci. Evidemment, le tableau qui se dégage des thèses du XIV e congrès du P.C. tchécoslovaque n'est pas aussi schématique. Par exemple, la nécessité du progrès scientifique n'est pas seulement motivée par les exigences de la technologie et de la production, mais surtout par l'exigence d'émanciper l'homme du poids de la fatigue physique et du conditionnement de la division sociale du travail ; la polémique contre le nivellement des salaires est surtout dirigée contre le tassement des salaires à un bas niveau, loi reflète en réalité une faible participation des travailleurs au Processus de production ou une sous-estimation démagogique du travail qualifié et du travail intellectuel ; la volonté d'appliquer des critères de développement intensif est issue d'une polémique 179

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très fondée contre l'expansion à outrance des investissements et la priorité absolue accordée à l'industrie lourde. Beaucoup d'autres positions qui ont été adoptées en matière de réformes politiques semblent parfaitement fondées : par exemple, la néceg. sité de briser le monolithisme du Parti et son omniprésence à tous les niveaux de décision ; l'exigence d'élargir les conditions d'exercice des droits politiques en les adaptant à une plus grande dynamique des forces sociales ; le développement des moyens d'information comme instrument de politisation des masses, etc. Quoi qu'il en soit, dans ses éléments positifs comme dans ses limites, le programme du parti tchécoslovaque présente un ensemble de solutions fortement conditionné, à notre avis, non seulement par les retards et les distorsions de la période précédente, mais aussi et surtout par le caractère encore partiel et incomplet du processus qui vit le jour en janvier 1968. En substance, les thèses du parti tchécoslovaque se situent dans une sphère encore très liée à la conception d'un socialisme qui s'élabore et se modifie grâce aux efforts prodigués au sommet, bien plus que par la gestion directe des travailleurs, même si la dictature bureaucratique se trouve remplacée par une démocratie formelle et l'ignorance et la brutalité du vieil appareil par la compétence et la confiance des nouvelles élites intellectuelles dans la science et dans la culture. Ce qui reste de l'ancien système, c'est surtout une conception encore corporatiste de la société et des classes sociales (même si elle se traduit dans un système ambigu de démocratie représentative et de démocratie directe) ; la classe ouvrière continue d'être cantonnée dans un rôle secondaire, ou tout au plus dans un rôle latéral de cogestion des moyens de production. En outre, le « projet » ne dépasse pas une conception du socialisme essentiellement basée sur le développement des forces productives («l'automation remplace l'acier»), sur l'identification entre le rapport de production et la forme de propriété et de gestion (l'autonomie des entreprises remplace la p r o p r i é t é centralisée d'Etat) et sur la surélévation des superstructures traditionnelles (droits et libertés politiques), dont l'absence ou la présence suffiraient à déterminer si le régime est une authentique démocratie socialiste. Les limites du programme des c o m m u n i s t e s tchécoslovaques résultent pour l'essentiel — nous l'avons dit — d'un processus de réactivation sociale et politique encore partiel et incomplet. H nous semble, en revanche, que l'accusation portee -à son encontre, d'être surtout un modèle technocratique et pr°' ductiviste, n'est pas justifiée, car si la composante technocratique 180

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fut la première à se manifester depuis l'ère du novotnysme (avec lequel elle a du reste coexisté pendant un certain temps), elle a été largement dépassée à partir de janvier 1968, quand éclata le cours nouveau » et que l'accent fut mis avant tout sur la libéralisation politique et culturelle. Ces critiques, cependant, signalent un danger réel quand elles ge réfèrent tout d'abord à l'absence, puis à la faiblesse de la participation de la classe ouvrière au processus de rénovation. A aucun moment de la période précédant l'invasion, la classe ouvrière n'en a pris la direction, n'y a même assumé un rôle hégémonique. Les thèses du congrès accordent une très faible attention tant à la fonction des syndicats qu'au projet des conseils ouvriers, dont les rôles et les pouvoirs avaient pourtant été largement débattus dans les usines dès le printemps. Les thèses n'expriment que très imparfaitement une position autonome de la classe ouvrière sur le contenu des « réformes » proposées, et en particulier sur la façon de faire face à leurs coûts sociaux, telle qu'elle s'était dégagée des assemblées de base des syndicats, au cours de la préparation du congrès du Mouvement syndical révolutionnaire. Mais cette absence, ou ce rôle secondaire de la classe ouvrière, qui constitue le vice originel du « cours nouveau », suffisent-ils à invalider tout le programme de rénovation des communistes tchécoslovaques ? Une réponse affirmative et catégorique à cette question risque d'éluder une série de problèmes relatifs à la libération d'une société socialiste du stalinisme et des altérations qu'il y a introduites au cours de longues années de manipulation des masses par la bureaucratie du Parti. Dans les pays socialistes soumis au modèle stalinien, la dictature pratiquée par la bureaucratie du Parti au nom de la classe ouvrière a eu, sans doute, les conséquences les plus néfastes et les plus paralysantes précisément sur les ouvriers qui, comme l'écrivait Karel Kosik, « se sont trouvé enfermés à l'intérieur de leurs usines, sans autre horizon que leur lieu de travail, et ont été de ce fait condamnés au corporatisme. Dans une société close, qui se fonde sur une compartimentation de la population basée sur les couches professionnelles et sur une diffusion contrôlée de l'information, la couche sociale la plus gravement lésée est la classe ouvrière, qui cesse d'exercer nn rôle politique en tant que classe et est isolée de ses alliés actuellement les plus naturels : les intellectuels». En outre, dans un système socialiste bureaucratique, c'est justement la classe ouvrière qui se trouve la plus coincée dans les contradictions du 181

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régime : en effet, privée par la bureaucratie de son rôle politique spécifique et de la direction de la société, elle est en même tempe la seule classe sociale à qui le pouvoir bureaucratique accorde des contreparties : le droit au travail (même si c'est parfois sous la forme d'un sous-emploi latent), un système de sécurité sociale, un rythme de travail plus lent, et surtout, en ce qui concerne la Tchécoslovaquie, un nivellement très marqué des salaires au détriment des autres catégories sociales. L'inertie politique de la classe ouvrière, par rapport à d'autres forces sociales, a caractérisé jusqu'ici la situation des pays socialistes européens. Jouissant d'une position privilégiée par rapport aux autres catégories sociales, elle a, du même coup, des difficultés plus grandes à prendre conscience de ses droits. L'expérience du « printemps tchécoslovaque » trahit encore cette déformation profonde du socialisme stalinien. Le processus dynamique qui s'était engagé, la repolitisation progressive de la société s'accompagnant de la redéfinition d'une dialectique sociale plus ouverte, laissaient toutefois présager que les perspectives du « cours nouveau » s'élargiraient jusqu'à inclure les forces décisives de la société, et auraient remis en question la conduite et la stratégie mêmes de la rénovation. La valeur de l'expérience tchécoslovaque d'« après-janvier » réside dans le fait d'avoir amorcé un premier schéma permettant d'échapper au socialisme bureaucratique stalinien. Le succès de cette expérience et l'élaboration de l'alternative réelle au stalinisme — alternative que, nous l'avons déjà dit, l'on ne trouve pas encore dans les thèses du P.C. tchécoslovaque à la veille de l'occupation — dépendaient de la possibilité de promouvoir un processus de réactions en chaîne, afin de bouleverser totalement la société par une sorte de « révolution culturelle », et de retrouver les moyens de construire un socialisme non seulement humain, mais également autogéré. Ce sont justement les dangers et les risques relatifs au renforcement d'une véritable dynamique, tant sociale que politique, qu'ont voulu éviter les dirigeants des cinq pays du pacte de Varsovie en décidant l'occupation militaire du pays et en imposant tout d'abord — comme premier et significatif acte de coercition — la mise au rebut du projet de conseils ouvriers et la mise au pas des syndicats. Mais si le projet utopique des communistes tchécoslovaques s'est heurté à la réalité et aux lois du « camp socialiste », cela ne signifie pas que le processus amorcé à l'intérieur de la société soit définitivement bloqué. Au contraire, celui-ci subit une acce182

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lération au moment de l'invasion, quand les Tchécoslovaques durent engager une résistance sans précédent dans leur histoire, e t dont la motivation essentielle était davantage la lutte contre la restauration conservatrice que la défense de la souveraineté nationale. Au cours de la période qui débute le 21 août 1968, après que le XIV" congrès du P.C. tchécoslovaque se fut déroulé sous la protection des travailleurs en armes, la classe ouvrière sembla retrouver sa cohésion et reprendre un rôle d'avant-garde. Ceci est confirmé par les chroniques de ces derniers mois et les prises de position des métallurgistes tchèques durant les crises de l'appareil dirigeant qui aboutirent à l'éloignement de Smirkovsky et de Dubcek, ainsi que par l'obstination avec laquelle les organisations ouvrières cherchent encore à maintenir en vie, dans les usines, les conseils ouvriers désavoués par Husak, secrétaire du Parti, devant le comité central réuni fin mai. Même l'obstination avec laquelle les syndicats tentent de conserver un rôle (( revendicatif » face aux mesures économiques anti-inflationnistes, révèle les efforts en vue de sauvegarder une certaine autonomie ouvrière. Mais l'impitoyable loi de la « souveraineté limitée » qui régit les rapports à l'intérieur du camp socialiste a, dès le 21 août, mis en mouvement un processus parallèle d'effritement progressif de la résistance « officielle », lequel a brisé cette cohésion rare et miraculeuse entre gouvernants et gouvernés qui s'était réalisée pendant les derniers mois du « cours nouveau » et avait modifié de façon irréversible les perspectives d'évolution du pays. La période d'épurations drastiques inaugurée par Husak a ouvert un autre chapitre de l'histoire de la Tchécoslovaquie, mettant fin à toutes les espérances de transition pacifique entre le « socialisme bureaucratique » et un socialisme dont le peuple serait maître. C'est précisément cette conclusion qui doit désormais pousser les forces de rénovation tchécoslovaques, et tous ceux qui les ont / soutenues, à une réflexion d'ensemble sur le sens d'une expérience, les raisons d'un échec et les conditions d'une relance future. Lisa Foa

LES ORIGINES DE LA RÉVOLUTION CULTURELLE

L'originalité de la « révolution ininterrompue » s'est manifestée en Chine à partir de 1965-1966, lorsque les gardes rouges entreprirent d'attaquer la « ligne noire » et les survivances du vieil ordre social dans la société et dans l'esprit des hommes. La révolution culturelle, encouragée par le mot d'ordre subversif de Mao Tsé-toung : « Feu sur le quartier général », a amplifié et exalté les tendances spécifiques du mouvement communiste chinois. On a repensé de façon critique les aspects fondamentaux de la révolution et de la construction du socialisme en Chine : la théorie de la période de transition ; le rapport entre parti et masses ; le rythme des transformations sociales dans les campagnes et les critères de l'industrialisation. Les éléments de personnification introduits dans cette réinterprétation de l'histoire, dont la «lutte entre les deux lignes» constitue le fil conducteur, ne sont souvent étayés que par une documentation partielle, et ont subi une certaine simplification polémique. Mais, en même temps, on a fourni des indications suffisantes pour la compréhension de cette première phase du socialisme chinois. La défaite de la « ligne noire » semble signifier l'abandon du modèle dérivé de l'expérience soviétique d'industrialisation, qui impliquait la subordination rigide de toute la vie politique et sociale aux objectifs prioritaires du développement de la production. Mais s'en tenir simplement à cette version, ce serait sous-estimer les résultats originaux auxquels les Chinois ont abouti, par approximations successives, après une expérience et une recherche longue et difficile. D'ailleurs, cette recherche n'est pas achevée, ne serait-ce qu'à cause des forces qu'elle a mises en mouvement et des énormes problèmes qu'elle a soulevés. En fait, il n'y avait jamais eu de transplantation mécanique de l'expérience soviétique en Chine. Le caractère de la révolution chinoise, fondée, à partir de 1927, après la faillite de la ligne du Komintern, sur la guérilla paysanne et sur les bases rurales, était incompatible avec les choix staliniens d'industrialisation accélérée, qui avaient conduit à la collectivisation coercitive dans les campagnes et à la stagnation du monde paysan. A la différence de la Russie où la distribution des terres n'avait constitué essen184

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tiellement qu'une concession, en échange d'une alliance politiquement nécessaire, la réforme agraire chinoise des années 19501953 s'est produite sur la lancée de la guérilla paysanne et a été effectuée par ces mêmes paysans pauvres qui, depuis l'époque de l'enquête dans le Yunnan en 1927, avaient été définis par Mao comme 1' « avant-garde révolutionnaire » et avaient joué un rôle Je promoteurs dans les premiers soviets des zones libérées 1 . De sorte que le potentiel révolutionnaire des campagnes chinoises demeura, même après la prise du pouvoir, une composante essentielle et devait avoir un rôle déterminant au cours des transformations successives qui allaient, en quelques années, opérer la soudure entre la phase de « nouvelle démocratie » et la phase de révolution socialiste. Ce n'est qu'après la réforme agraire (1952) que l'on procéda à la réorganisation du secteur industriel et au lancement du premier plan quinquennal (1953-1957), de même que la collectivisation de l'agriculture (1955) devait précéder la socialisation définitive des entreprises industrielles et commerciales privées (1956). Au contraire, en ce qui concerne le secteur industriel, la référence à l'U.R.S.S. est explicite dès le début. Les communistes chinois n'avaient pas bénéficié d'une expérience d'administration des zones urbaines ; les succès de l'industrialisation stalinienne firent que les schémas de développement adoptés par l'U.R.S.S. et importés par la suite par les démocraties populaires (priorité à l'industrie lourde et aux grands investissements, limitation de l'industrie légère, méthodes de gestion des entreprises, politique des stimulants matériels) furent accueillis en Chine également. D'ailleurs, dans l'état d'arriération du pays, aggravé par les dépenses militaires pour la guerre de Corée, on ne pouvait pas écarter a priori la perspective que, de cette façon, et grâce à l'aide technique et financière de l'U.R.S.S., se trouverait réalisé un processus d'industrialisation accéléré, au demeurant nécesaire pour la modernisation de l'agriculture et l'accroissement de a consommation Ce schéma importé du dehors ne fut cepen-

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1. Mao Tsé-toung, Rapport d'une enquête sur le mouvement paysan au Yunnan. Les paysans panvres constituaient 70 % de la population rurale et Possédaient 10 % des terres. 2. Avant 1949, la Chine possédait une base industrielle très réduite. L'industrie moderne ne représentait que 10 % du produit national et n'employait lue de deux millions et demi à trois millions d'ouvriers. La Chine possédait e ssentiellement une économie agricole précapitaliste avec une production artisanale qui fournissait la plupart des biens manufacturés. Cf. S. Adler, 'ne Chinese Economy, New York, 1957, p. 9-10.

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dant pas assimilé ; il entra rapidement en conflit avec la société chinoise, qui s'orienta progressivement vers d'autres valeurs et d'autres priorités. Ceci, d'autant plus que la politique d'aide de l'U.R.S.S. tendait à devenir, en Chine comme dans les autres pays du bloc socialiste, l'instrument d'une emprise économique et politique.

LA RÉVOLUTION A PARTIR DES CAMPAGNES

(1949-1955)

La « nouvelle démocratie » constitua la première phase du pouvoir socialiste : il s'agissait d'un système d'alliances dont Mao avait formulé la théorie en 1940 et qui s'exprimait dans un front uni de la classe ouvrière et des paysans avec la petite bourgeoisie et la bourgeoisie nationale. Le « programme commun » défini en 1949 s'inspira de cette conception. Sans pour autant sous-estimer cette formule qui devait permettre de réaliser des réformes essentiellement « démocratiques », destinées à rompre définitivement tout lien avec le colonialisme et à éliminer l'ordre féodal des campagnes, il faut remarquer le caractère de rapide transition que lui imprima le parti communiste chinois 1 . Dans la « nouvelle démocratie », en fait, se trouvèrent étroitement mêlés des objectifs modérés de réforme démocratique et des transformations qui avaient une incidence plus profonde sur la structure sociale, établissant les premiers jalons du passage au socialisme. A partir de la réforme agraire, conçue et mise en œuvre comme lutte de classe des paysans pauvres contre l'exploitation dans les campagnes, se diffusèrent rapidement les premières formes d'organisation coopérative, ne serait-ce qu'au niveau élémentaire des équipes d'entraide : à la fin de la réforme agraire (qui avait favorisé plus de trois cents millions de paysans pauvres et sans terres), 40 % de la population paysanne pratiquait le travail en commun. De même, dans les centres urbains, la nationalisation des entreprises appartenant aux capitalistes étrangers et à la bour1. Pour une analyse des différences entre a nouvelle démocratie » e t « démocratie populaire », dont la théorie a été élaborée lors de la conférence des quatre-vingt-un partis communistes en 1960, cf. Asiaticus, a Deux thèses sur l'évolution des pays anciennement colonisés », dans Rinascita, n° 1963, et Edoarda Masi, « Lecture des positions chinoises », Quademi Ros>'