Brigades rouges : une histoire italienne : entretien avec Carla Mosca et Rossana Rossanda 9782354801762, 2354801769

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Brigades rouges : une histoire italienne : entretien avec Carla Mosca et Rossana Rossanda
 9782354801762, 2354801769

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Mario Moretti

Brigades rouges Une histoire italienne Entretien avec Caria Mosca et Rossana Rossanda

7 raduit de l Italien par Olivier Doubre

A

Editions Amsterdam 2018

Édition originale © Baldini Castoldi Dalai editore S.p.A. Milano, 2004

© Éditions Amsterdam, 2018 pour la présente édition Couverture © Sylvain Lamy, Atelier 3Œil Tous droits réservés 15, rue Henri-Regnault 75014 Paris

www.editionsamsterdam.fr facebook.com/editionsamsterdam Twitter : @amsterdam_ed

ISBN : 9 7 8 - 2 - 3 5 4 8 0 - 1 7 6 - 2

Diffusion-distribution : Les Belles Lettres

Sommaire

Avant-propos du traducteur

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Introduction

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1.

De l'usine à la clandestinité

54

2.

Pourquoi la lutte armée : idées et idéologie

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3.

Les premières colonnes (1972-1974)

120

4.

L'Etat est notre ennemi (1974-1977)

156

5.

Les 55 jours

202

6.

L'enlèvement d'AldoMoro: jamais aussi forts, jamais aussi faibles

284

7.

Fin de la légendaire unité des Brigades rouges (1979-1981)

8.

L e courage d'observer, le courage d'en

Principaux sigles

304 finir

364 410

Fine pena: mai ' Les événements relatés dans ce livre sont finalement assez peu connus du public français. Des Brigades rouges (BR), ce dernier a bien sûr entendu parler de l'exécution d'AIdo Moro, le 9 mai 1978, après cinquante-cinq jours de détention passés dans la « prison du peuple», selon la dénomination que donnait le principal groupe armé italien des années 1970 aux lieux où elle retenait ses prisonniers. En dehors de cet épisode, qui reste à ce jour l'un des événements les plus marquants et les plus tragiques de l'histoire de l'Italie depuis la Libération, le public français n'a souvent eu à connaître des années de plomb 2 dans la péninsule que les « affaires » qui 1. « Fin de peine : jamais. » Formule officielle utilisée par la justice italienne dans ses verdicts en matière criminelle pour signifier une condamnation à perpétuité. Mario Moretti, le chef des Brigades rouges qui les a dirigées le plus longtemps, interviewé dans ce livre, a été condamné plusieurs fois à cette peine. En régime de semi-liberté depuis le milieu des années 1990, il travaille le jour à l'extérieur de la prison durant la semaine et reste en détention la nuit et les dimanches. Il a été arrêté le 4 avril 7981. 2. L'expression est aujourd'hui passée dans le langage courant pour désigner cette période de violence politique diffuse, et a pour origine le titre éponyme du film de Margarethe von Trotta, sorti en 1981, traitant de la lutte armée en Allemagne de l'Ouest

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ont défrayé la chronique hexagonale liées à la présence sur le sol français depuis plus de vingt-cinq ans de quelques centaines de réfugiés « politiques » italiens, issus aussi bien des organisations d'extrême gauche classiques que des formations armées. Tandis que les gouvernements italiens successifs multipliaient les demandes d'extradition contre ces exilés, arrivés parfois en France comme leurs ancêtres fuyant le régime mussolinien les pieds dans la neige des Alpes, ou à bord du voilier d'une star de Cinecittà amie et sympathisante pour gagner in extremis la Corse, François Mitterrand, qui s'y entendait en matière d'amnistie et de pardon collectif des blessures du passé, leur offrit officiellement un refuge au cours d'un discours prononcé à la tribune du congrès de la Ligue des droits de l'homme en 1985. Un refuge octroyé à la condition expresse qu'ils aient « rompu avec la machine infernale du terrorisme ». En dépit de bons rapports avec le gouvernement du socialiste Bettino Craxi, l'Etat français refusa dès lors toutes les demandes italiennes et suivit ce qu'il est désormais convenu d'appeler la «doctrine Mitterrand», qui permit à ces réfugiés en France d'enfin « poser leur sac » (F. Mitterrand) et de se reconstruire, après des années de contestation et de violence politiques, de cavale et de clandestinité pour certains d'entre eux. On le verra dans cet ouvrage, si les douleurs de l'exil perdurent encore pour un grand nombre d'entre eux, ils ont pourtant échappé à une très dure répression qui frappa plusieurs milliers de militants, armés ou non, de la gauche extraparlementaire italienne (comme on la dénomme là-bas). Leur point commun : avoir participé à ce que l'écrivain Erri D e L u c a , lui-même ancien dirigeant du très musclé service d'ordre romain de Lotta continua, l'une des principales formations dans les années 1970. Mario Moretti, pour sa part, ne cache pas son exaspération devant la fréquence de l'utilisation de cette expression, qui selon lui renvoie ces années, certes violentes, mais également pleines d'espoir, à une image uniquement mortifère. Il préfère les dénommer des « années rouge sang »... Nous emploierons néanmoins l'expression « années de plomb » qui, au-delà des discussions sémantiques ou symboliques, désigne aujourd'hui couramment la période historique en question.

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d'extrême gauche de l'époque, appela ce « Mai long de dix ans » par référence à Mai 1968, qui peu à peu se transforma en ce que certains ont même appelé une « guerre civile de basse intensité ». Depuis, avec l'arrivée de gouvernements de droite en France, et surtout le renforcement généralisé des législations antiterroristes après les attentats aux Etats-Unis du n septembre 2001, la France a fini par renier sa parole et mis entre parenthèses la « doctrine Mitterrand ». D'abord en extradant, en août 2002, Paolo Persichetti, ancien membre de la dernière branche des Brigades rouges, les B R - U C C , devenu enseignant à l'université Paris-VIII, puis en tentant la même opération - s'il n'avait pris la fuite au Brésil avec Cesare Battisti, ancien du petit groupe milanais des Prolétaires armés pour le communisme (PAC), devenu concierge à Paris et auteur célèbre de romans noirs dont les héros évoluent bien souvent au cœur des soubresauts des années de plomb 1 . Enfin, en 2009, Marina Petrella, ancienne de la colonne romaine des B R citée plusieurs fois dans ce livre et jugée aux procès «Aldo Moro», devenue assistante sociale en banlieue parisienne, qui n'a échappé de justesse à l'extradition - et donc à des dizaines d'années de prison pour des faits de violence politique remontant à plus de trente ans - que grâce à une longue grève de la faim et à l'activisme d'un comité de soutien composé de réfugiés italiens et de personnalités de la gauche française. Un soutien auquel s'est ajoutée l'intervention, sans doute déterminante, de Caria Bruni, épouse de Nicolas Sarkozy, sensibilisée à la question par sa sœur, l'actrice Valeria Bruni-Tedeschi. Depuis cet échec et face à la vigilance d'une partie de l'opinion publique hexagonale sur la question, l'Italie semble - du moins pour 3. Au Brésil depuis 2004, arrêté par la police brésilienne en 2007, Cesare Battisti resta de longs mois en prison, attendant que lajustice de Brasilia statue sur la énième demande d'extradition italienne à son encontre. Le président de gauche Lula finit par lui rendre la liberté en lui accordant l'asile, par une décision prise le dernier jour de sa présidence. Mais en octobre 2017, craignant que le nouvel exécutif de droite brésilien n'accède aux demandes d'extradition de Rome, il est arrêté par la douane brésilienne à la frontière avec la Bolivie, alors qu'il tentait de fuir le pays. Vite remis en liberté, la question de son extradition se pose à nouveau...

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l'instant avoir ralenti le rythme de ses demandes d'extradition à l'encontre des autres réfugiés en France des années de plomb, et le gouvernement français cessé d'y répondre. En dehors de ces affaires qui ont occupé une partie du débat public français sans pour autant qu'il soit en mesure d'appréhender sérieusement leur histoire - , les événements des années 1970 dans la péninsule italienne demeurent fort mal connus de ce côté-ci des Alpes. Peu d'ouvrages de sciences humaines se sont réellement penchés sur cette décennie de forte contestation sociale qui a vu certains de ses protagonistes prendre les armes dans cet Etat démocratique voisin de la France et fondateur de l'Union européenne 4 . Outre certains romans de Cesare Battisti déjà mentionnés ou d'Erri D e Luca, seuls quelques livres de mémoires d'anciens acteurs du mouvement armé ont fait l'objet de traductions en français il y a déjà un certain nombre d'années. Mais du fait du parcours individuel de leurs auteurs, ils permettent le plus souvent de ne saisir qu'une partie de cette histoire s . Cette rareté des sources 4. À citer toutefois, le remarquable essai d'Isabelle Sommier, La Violence politique et son deuil. L'après-68 en France et en Italie, Rennes, PUR, 2000 ; l'ouvrage collectif dirigé par Marc Lazar et Marie-Anne Matard-Bonucci, L'Italie des années de plomb. Le terrorisme entre histoire et mémoire, Paris, Autrement, 2010 ; et le livre de l'ancien dirigeant du groupe d'extrême gauche Potere operaio réfugié en France, Oreste Scalzone, coécrit avec Paolo Persichetti, La Révolution et l'Etat. Subversion sociale, lutte armée et état d'urgence en Italie des années 1970 à aujourd'hui, Paris, Dagorno, 2000. L'ouvrage fondamental en Italie sur les années post-68, enfin traduit en français par Jeanne Revel Jean-Baptiste Leroux, Pierre-Vincent Cresceri et Laurent Guilloteau, La Horde d'or. Italie 1968-1977, de Nanni Ballestrini et Primo Moroni (avec Sergio Bianchi et Franco Berardi « Bifo », Francesca Chiaramonte, Giairo Daghini et I.ctizia Paolozzi), Paris, L'Eclat, 2017. 5. Voir notamment l'autobiographie du fondateur des BR, Renato Curcio (A visage découvert. Entretien avec Mario Scialoja, trad. fr. M. Baccelli, Paris, Editions Lieu commun, 1994), qui n'a cependant dirigé l'organisation que de sa création en 1970 à son arrestation en 1974, ou le témoignage d'Anna Laura Braghetti, l'une des gardiennes d'Aldo Moro pendant sa détention dans l'appartement qu'elle avait acheté pour le compte des BR (avec Paolo Tavellan, Le Prisonnier, trad. fr. G. Galli, Paris, Dcnoël, 1999), ou bien celui d'Enrico Fenzi, l'un des très rares intellectuels à avoir été membre des BR, professeur de lettres à Gênes et proche compagnon d'armes de Mario Moretti avant leur arrestation commune (Armes et bagages. Journal des Brigades rouges, trad. fr. G. Marino, Paris, Les Belles Lettres, 2008). Sur ce type d'ouvrages, on ne saurait trop conseiller

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en France concernant des événements qui y ont pourtant souvent eu des répercussions et sont aujourd'hui assez éloignés dans le temps pour que les historiens s'en emparent tranche radicalement avec l'abondance de publications transalpines de toutes sortes ces deux dernières décennies sur une époque qui suscite maintenant, après une longue période de silence quasi total, une forte curiosité de la part du public italien, en particulier des plus jeunes générations. Longtemps taboues, volontairement tues, voire refoulées, la mémoire et l'histoire des années de plomb en Italie, depuis l'agitation ouvrière et estudiantine de la fin des années i960 jusqu'aux attentats sanglants et aveugles des groupes d'extrême droite ou les centaines d'actions des groupes armés d'extrême gauche, le tout sur fond de Guerre froide et de « stratégie de la tension », sont aujourd'hui l'objet d'une véritable inflation de recherches et d'ouvrages, à la fois universitaires et littéraires, de romans policiers ou historiques, de films documentaires ou de fiction. Cette vague a débuté au cours des années 1990, une fois les groupes armés de droite comme de gauche définitivement vaincus et leurs membres généralement condamnés à de très lourdes peines d'emprisonnement. Surtout, l'effondrement en 1992 de la Première République (le régime institué à la Libération et dominé pendant plus de quarante-cinq ans par la Démocratie chrétienne), causé par les enquêtes dites « mains propres » du « pool financier » du parquet de Milan, qui décimèrent le personnel politique de ce régime, a de fait ouvert la voie à un regard rétrospectif sur cette période. Une période certes proche dans le temps, mais complexe et particulièrement troublée. Celle-ci, fort mal connue jusqu'alors même en Italie, n'avait fait l'objet que de récits partiels et partiaux donnant trop souvent la part belle aux rumeurs, à des épisodes mystérieux, des tentatives de complots ou des manipulations par des services secrets étrangers ou la criminalité organisée. De telles présentations d'cviter ceux d'un autre fondateur des BR, Alberto Franceschini, dont les élucubrations Fantasmagoriques teintées de « théorie du complot » et de manipulations imaginaires, comme on le verra dans le présent livre, ont peu d'intérêt...

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étaient le signe d'une volonté de reconstruction tendancieuse, voire erronée, de ce passé en fonction de considérations politiques et mémorielles de l'époque suivante, relevant donc souvent de l'anachronisme. C e type de relectures a posteriori des années de plomb fut si fréquent qu'il donna même lieu à l'invention d'un substantif spécifique en italien : dietrologia, formé à partir du mot « dietro », littéralement « derrière », et de « logia », qui correspond au substantif « -logie ». Longtemps, et aujourd'hui encore, quoique plus difficilement, la « dietrologie » et ses « dietrologues », souvent des personnalités médiatiques ou des politiciens, furent les seuls à avoir voix au chapitre sur les années 1970. Paru en 1994, le présent témoignage de Mario Moretti, principal dirigeant des Brigades rouges de 1970 à 1981, a donc apporté un démenti cinglant aux allégations des nombreux « dietrologues » en proposant, parmi les tout premiers, une présentation rationnelle de l'histoire du plus important groupe armé d'extrême gauche de cette période. Ayant toujours refusé de s'exprimer publiquement, sa décision de prendre alors la parole était sans aucun doute motivée par la volonté de faire taire ces récits fantaisistes et de relater de ce qui fut d'abord une lutte collective armée, certes minoritaire, mais, pendant un temps non négligeable, soutenue par un assez large segment de la société italienne, en particulier sa jeunesse. En effet, à la fin de cette décennie, et contrairement aux réinterprétations postérieures qui tendaient à minimiser le mouvement armé, le ministère de l'Intérieur italien estimait lui-même à plus de 1 0 0 0 0 0 les personnes susceptibles de fournir une aide matérielle, notamment un hébergement pour la nuit, aux membres des formations armées. C e soutien relativement important au sein de la population italienne tranche fondamentalement avec le peu d'enracinement des formations du même type à la même époque en Allemagne fédérale (Rote Armee Fraktion) ou davantage encore, un peu plus tard, en France (Action directe), dont les sympathisants furent plutôt rares à l'échelle de la population générale. En outre, en Italie, à la fin d'un conflit qui fit plusieurs centaines de morts, près de

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5 0 0 0 personnes furent condamnées pour appartenance à ces organisations (sans compter celles d'extrême droite) et plus de 10 0 0 0 au moins une fois interpellées 6 . C e qui fait écrire à Isabelle Sommier dans son ouvrage de référence déjà mentionné que la « particularité du mouvement contestataire » transalpin se révèle bien « unique en Europe par sa densité et sa longévité ». Outre l'autobiographie déjà mentionnée de Renato Curcio, premier fondateur des Brigades rouges, parue quelques mois plus tôt, ce livre d'entretiens avec Mario Moretti conduits par deux célèbres journalistes italiennes - Caria Mosca, chroniqueuse judiciaire durant les procès des groupes armés pour le journal de la première chaîne de la radio publique (RAI-i), et Rossana Rossanda, ancienne dirigeante du secteur culturel du Parti communiste italien ( P C I ) et fondatrice du quotidien de la gauche critique transalpine Il Manifesto, né en 1969, création qui lui valut sa « radiation » de ce parti - , contribua en effet à ouvrir le cycle d'une longue série de publications de mémoires des acteurs de cette période mouvementée et tragique de l'histoire italienne contemporaine. Il demeure aujourd'hui encore l'un des ouvrages les plus importants, sinon le plus important, à même d'apporter un témoignage direct sur l'histoire des Brigades rouges, en particulier sur les circonstances exactes de la mort d'Aldo Moro, puisque pour la première fois, Mario Moretti y reconnut avoir été celui - et le seul - des membres des Brigades rouges à avoir tiré sur le président de la Démocratie chrétienne lors de son exécution. Pour Mario Moretti, le temps était donc venu de parler - et de tenter de faire comprendre une histoire, la leur. Rossana Rossanda relate dans son introduction sa première rencontre avec Mario Moretti, qui lui lança depuis la cage où il était enfermé lors du procès d'appel « Moro » : « des Brigades rouges, 6. Voir, sur ce point, le l'rogetto Memoria (5 vol.), publié par la coopérative d'édition Sensibili aile Foglie, fondée par Renato Curcio, qui composa très précisément une véritable cartographie des organisations armées d'extrême gauche au cours des années de plomb.

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vous savez bien peu de chose »... Il s'adressait pourtant là à deux des journalistes qui avaient sans doute le mieux suivi les « exploits » du groupe armé. Et, bien que ne parlant jamais à la presse, il leur dit sa disponibilité à se confier. A elles seulement. La fondatrice du Manifeste, sans doute le quotidien qui fut l'un des plus proches du mouvement des années 1970 et qui refusa toujours tout recours à la violence, lui répondit alors : « ce n'est pas que vous ayez fait trop d'efforts pour vous faire comprendre », le prévenant, en quelque sorte, qu'il aurait en face de lui des interlocutrices intraitables, sans a priori, mais sans concessions ni sympathie pour les Brigades rouges. Ainsi est née l'idée de ce livre, à travers les grilles des cages de la « salle d'audience-bunker 7 » du deuxième procès « Moro ».

À sa sortie en 1994, Brigades rouges, une histoire italienne a pu apparaître comme un titre scandaleux, puisque nombre de rumeurs et autres récits fantaisistes avaient imprégné l'opinion que les Brigades rouges avaient sans doute été manipulées par certains services secrets ou organisations occultes étrangers - sinon leurs agents. C e titre a surtout été considéré comme une provocation tant l'histoire du plus important groupe armé des années de plomb et, plus largement, celle de toute cette période de forte contestation politique et sociale, était à l'époque encore tue, occultée, sinon niée. Rossana Rossanda fut alors violemment attaquée dans la presse, certains éminents journalistes transalpins n'hésitant pas à demander qu'elle soit poursuivie pour avoir réalisé cet entretien avec Mario Moretti. De même, Caria Mosca connut de nombreuses difficultés dans son travail et dut quitter la RAI peu après. En cette première moitié de décennie 1990, il ne valait mieux pas remuer cette histoire encore douloureuse - et encore moins considérer qu'elle appartenait à celle du pays. 7. Les procès des formations armées ont souvent eu lieu au sein même des prisons spéciales, créées à l'origine pour incarcérer leurs militants, dans des « salles d'audience-bunker ». Plusieurs dizaines d'accusés y comparaissaient dans de véritables cages, entourés de barreaux. Ce dispositif a ensuite été souvent utilisé pour juger les membres de la mafia.

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Néanmoins, la parution du livre constitua bien un événement. L'intérêt du public italien s'est d'emblée manifesté, et perdure aujourd'hui encore, puisque l'ouvrage ne cesse depuis d'être réédité. En 1994, soit plus de vingt-cinq ans après 1968, c'est-à-dire le temps d'une génération, un tel intérêt ne pouvait que se faire sentir et le mur de silence entourant ces événements se fissurer rapidement. Chez les plus jeunes d'alors, cette époque de violence politique diffuse avait sans aucun doute laissé des souvenirs confus, des interrogations, des incompréhensions, auxquels leurs aînés ou parents n'opposaient généralement qu'un mutisme gêné. A propos, l'enlèvement d'Aldo Moro avait alors fortement marqué les esprits de tous les écoliers de la péninsule italienne puisqu'ils avaient, en cette matinée du 16 mars 1978, reçu l'ordre de quitter l'école et de regagner immédiatement le domicile familial, où radios et télévisions donnaient à voir un pays en état de siège, tandis que le rapt venait d'avoir lieu à Rome quelques minutes après 9 heures. Des milliers de barrages de police étaient mis en place un peu partout, jusqu'à l'entrée du plus petit des villages. L'événement avait eu lieu alors qu'Aldo Moro se rendait à la Chambre des députés pour y faire approuver l'accord entre son parti et les communistes. Il y travaillait personnellement depuis des mois avec Enrico Berlinguer, secrétaire général du P C I , qui tentait pour sa part de mettre fin à l'exclusion de son parti de la vie politique du pays depuis le début de la Guerre froide. Pendant les cinquante-cinq jours de l'enlèvement, Mario Moretti fut seul, le visage dissimulé sous une cagoule, face à Aldo Moro. Deux mondes se découvrirent alors au fil de leurs longues conversations : la haute politique et la contestation ouvrière. Or les B R ne savaient rien des jeux tout en finesse de la vie politique et parlementaire italienne, caractérisée par de subtils équilibres et d'interminables discussions avant d'arriver à un accord entre forces politiques... A travers les mots de leur principal dirigeant, Brigades rouges, une histoire italienne retrace donc, année après année, mois après mois, souvent jour après jour, le déroulement des actions menées par le groupe armé. Celui-ci naît ainsi au cœur des usines et des quartiers

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populaires des grandes métropoles du Nord du pays : les premières « brigades » se forment en marge des chaînes de montage des usines Fiat, Pirelli, Siemens ou Alfa Romeo de Turin et Milan, autour du port de Gênes ou des immenses complexes pétroliers près de Venise. Elles se regroupent ensuite en « colonnes » dans chacune de ces grandes villes. Une implantation ouvrière qui fait reconnaître à Rossana Rossanda que les Brigades rouges « appartiennent à l'histoire de la gauche de ce pays », ce que nient encore aujourd'hui ses organisations politiques et syndicales. Mario Moretti, qui n'oublie pas la bienveillance initiale des militants communistes dans les entreprises désobéissant là aux consignes de leur hiérarchie, revendique également cette appartenance. Agissant d'abord au sein des usines, leur présence s'étend bientôt dans tout le nord du pays. Rapidement, les Brigades rouges grossissent et décident alors d'intervenir sur la scène politique nationale. C e livre est donc le récit d'une décennie au cœur de la « lutte armée», qui trouve son origine d'abord dans le vaste mouvement de contestation politique et sociale né en 1968, même si les rapports entre les formations armées et le movimento ne sont pas souvent simples, avant que ce dernier ne s'éloigne d'elles peu à peu, jusqu'à ce que certains de ses membres ne s'opposent à la stratégie des groupes armés. Or, la question de l'usage de la violence politique ou non - est particulièrement complexe à l'époque en Italie, car l'Etat n'hésite pas, lui non plus, à l'employer. Contre sa propre population. Ainsi, des groupes d'extrême droite - dont on devine dès cette époque qu'ils sont manipulés par certains secteurs des forces de sécurité ou de l'armée, au nom d'une meurtrière « stratégie de la tension » mise au point dans certains cercles haut placés du pouvoir - commettent des attentats aveugles et particulièrement sanglants. Des attentats commis dans l'espoir que la panique populaire suscite une demande de régime autoritaire. Cette stratégie fut exposée en 1967, au cours de journées d'étude à l'école de police de Rome, auxquelles assistaient un certain nombre de hauts gradés des forces de sécurité italiennes. Le 12 décembre 1969, une première

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bombe explosait dans une grande agence bancaire du centre-ville de Milan, piazza Fontana, faisant dix-sept morts et quatre-vingt-huit blessés. Après d'autres attentats, en 1974, un engin explosif provoquait notamment le déraillement du train express Italicus, faisant douze morts et cinquante blessés. Le plus meurtrier survint le 2 août 1980, quand un attentat souffla la salle d'attente de la gare de Bologne, bondée, en plein été. Bilan : plus de quatre-vingts morts et des centaines de blessés... L'Italie connaît donc pendant plus d'une décennie une véritable situation de violence diffuse: outre ces attentats, ont lieu plusieurs tentatives de coups d'État, des règlements de compte ou des attentats mafieux, et d'innombrables affrontements entre manifestants et forces de l'ordre, souvent sanglants (pas moins de deuxcent cinquante morts des années 1950 à la fin des années 1970), des violences au sein des usines entre militants ouvriers et milices patronales, des actions armées des groupes d'extrême gauche... L e mouvement populaire de contestation se sent alors directement visé et attaqué, ce qui, chez les militants les plus conscients ou les plus engagés, ne tarde pas à attiser les volontés, d'abord d'autodéfense, puis bientôt de contre-attaque. Ainsi naissent les premiers groupes armés d'extrême gauche, un processus décrit avec force détails par Mario Moretti. Pour les très jeunes à l'époque, qui auront entre vingt et trente ans quand les premiers témoignages paraîtront durant la décennie 1990, les années de plomb laissent un souvenir mêlant confusion et frayeur, surtout quand on sait qu'à la fin des années 1970, rares furent les jours sans attentat et sans action armée ciblée un peu partout dans le pays. En 1979, on comptait en moyenne un attentat toutes les quatre heures chaque jour à travers la péninsule. De quoi susciter de nombreuses interrogations. Et espérer trouver des réponses dans les livres qui commencent à paraître. Aujourd'hui, près de vingt-cinq ans après sa première parution, quarante-cinq ans après les faits, cet ouvrage pose aussi la question du difficile équilibre entre répression au nom de la sécurité et

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défense des libertés publiques et des droits de l'homme. Il montre surtout combien l'Italie ne se résigne toujours pas à regarder en face et de façon rationnelle ces événements tragiques. Bien que les groupes armés aient reconnu unanimement leur défaite, la classe politique transalpine continue de refuser toute mesure d'amnistie concernant des faits de violence politique aussi anciens. Dans d'autres pays, ce type de mesure est pourtant fréquent et permet de clore les saisons d'affrontements violents qui, sinon, risquent de connaître des prolongements inattendus. Ainsi, en 1999 et 2001, un petit groupe s'étant dénommé B R - P C C (reprenant là le sigle de la dernière branche principale des héritiers des premières Brigades rouges) et que la presse transalpine s'est empressée d'appeler les « nouvelles Brigades rouges » a surgi de nulle part - puisqu'aucun mouvement de masse de contestation n'existait plus depuis longtemps, contrairement aux années 1970 - et a assassiné successivement deux conseillers du ministère du Travail, Massimo D'Antona et Marco Biagi, au nom d'une hypothétique « continuité » avec les B R , aussi fantasmagorique que significative d'une certaine nostalgie pour une période jamais officiellement déclarée par l'État comme étant définitivement terminée. Or, la classe politique italienne, à quelques très rares exceptions près, continue, pour des bénéfices électoraux faciles à engranger, et ce, dans une certaine continuité avec l'ancienne logique qui a prévalu avec la « stratégie de la tension », de se servir des B R et des années de plomb comme d'un épouvantail, d'une menace, qu'il est toujours possible d'agiter. Dans l'ouvrage collectif (déjà cité) paru en France sous la direction de Marc Lazar et Marie-Anne MatardBonucci, les auteurs soulignent ainsi qu'aujourd'hui encore, «il ne se passe pas de semaine dans la Péninsule sans débat public ni controverses sur les années de plomb ». Cette « menace » a pourtant, il y a déjà trente-cinq ans, été vaincue militairement et ses responsables condamnés à plusieurs dizaines d'années de réclusion criminelle dans les prisons spéciales ou bien à un exil (en France ou ailleurs) qui s'avère aujourd'hui encore précaire pour certains

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d'entre eux. Les moyens juridiques qui permirent à l'État de défaire les formations armées posent d'ailleurs question. En effet, alors qu'AIdo Moro était entre les mains des Brigades rouges, le gouvernement italien, en particulier le ministre de l'Intérieur Francesco Cossiga, fit adopter au nom de « l'urgence » une série de lois dites «spéciales» pour lutter officiellement «contre la subversion», qui augmentaient considérablement les prérogatives de la police en autorisant nombre d'exceptions au droit commun en vigueur, notamment en matière de perquisitions des habitations ou des véhicules, de contrôles d'identité, de durée des gardes à vue et de les détentions préventives, dont le nombre fut grandement multiplié. Sur le plan judiciaire également, les droits de la défense au cours des procès furent substantiellement réduits et les peines lourdement aggravées pour les délits liés au « terrorisme ». Surtout, comme le précisent deux des principaux magistrats en charge de ces questions dans leur témoignage figurant dans l'ouvrage suscité dirigé par Marc Lazar et Marie-Anne Matard-Bonucci, les procureurs de Turin et Milan Gian Carlo Caselli et Armando Spataro, « certains ministères publics et juges d'instruction mirent en place une coordination spontanée entre les différents bureaux judiciaires et fondèrent des groupes spécialisés dans le secteur du terrorisme. Le système législatif ne prévoyait, à l'époque, aucune norme en matière de coordination : il existait, au contraire, des barrières formelles qui entravaient l'échange d'informations. Malgré tout, à partir du milieu de l'année 1978, ces magistrats, dépassant toute logique formaliste et d'éventuelles différences culturelles, commencèrent à se rencontrer d'euxmêmes, à un rythme très soutenu et de manière réservée. » Mais au-delà de cette coordination « spontanée », le gouvernement créa une nouvelle structure centralisée, intitulée « l'Antiterrorisme » et dirigée par le général Dalla Chiesa, à laquelle il octroya des compétences élargies au plan géographique et de grandes facilités du point de vue de la procédure pénale, s'appuyant en premier lieu sur les modifications du C o d e pénal adoptées par le Parlement dès 1975 avec la Loi « Reale » (du nom du ministre de la Justice de l'époque),

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qui avait déjà allongé la durée de la garde à vue à quatre-vingt-seize heures, et autorisé les forces de l'ordre à faire usage d'armes à feu également pour « maintenir l'ordre public »... Toutes ces mesures dites «d'urgence» et la réorganisation des forces de sécurité advenue dès l'enlèvement d'Aldo Moro eurent pour conséquence un grand nombre d'interpellations, de perquisitions de quartiers entiers et même l'organisation de véritables rafles. Ainsi, celle du 7 avril [979 frappa bien au-delà des seuls membres des groupes armés : ce jour-là furent arrêtés et immédiatement incarcérés des syndicalistes, des militants d'extrême gauche (Oreste Scalzone, ancien leader de la petite formation gauchiste Potere Operaio), des journalistes, des avocats ou des professeurs d'université (Toni Negri). Cette répression tous azimuts décima donc aussi ce qui restait du mouvement de contestation né à la fin des années 1960 et entraîna notamment la fuite, en particulier en France, de nombre de militants. En outre, l'Etat italien incarcéra les membres des groupes armés ou des organisations d'extrême gauche dans des prisons dites « spéciales », au régime de détention particulièrement dur (nombre de parloirs réduit au minimum, correspondances limitées, « promenade » de trente minutes par jour, etc.), où les mauvais traitements et les passages à tabac par les gardiens étaient alors monnaie courante, comme le montrent les témoignages rassemblés dans le cinquième volume - entièrement consacré aux prisons « spéciales » du Progetto Memoria édité par Renato Curcio. Enfin, contrairement aux allégations des deux magistrats suscités, il y eut bien, à la fin des années 1970 et au début des années 1980, un usage de la torture contre certains membres des Brigades rouges ou d'autres groupes armés, pour obtenir d'eux qu'ils dénoncent leurs camarades, lorsqu'ils s'étaient refusé à le faire en devenant des « repentis », autre « invention «juridique de l'époque qui permettait de « récompenser » la délation par des remises de peine accordées à ces « collaborateurs avec la justice ». Depuis, des décennies se sont écoulées. Nombre des mesures sécuritaires adoptées à l'époque sont restées en vigueur. Pourtant,

A v a n t - p r o p o s du traducteur

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la plupart des membres des B R , notamment leurs principaux plus anciens dirigeants, ont déclaré unilatéralement il y a bien longtemps en 1987, par une lettre collective signée par quatre membres de leur « groupe historique », dont Renato Curcio et Mario Moretti, qu'ils adressèrent justement à Rossana Rossanda, pour publication dans son journal, HManifesto ! - la « fin du cycle historique de la lutte armée », et donc reconnu définitivement leur défaite. On peut donc à bon droit s'interroger sur cette persistance d'une sorte de volonté de vengeance sans fin de la part d'un personnel politique qui, sans doute, conserve en mémoire la peur que lui a causé à l'époque les actions des Brigades rouges dirigées pour une bonne part contre lui. Cependant, l'histoire a montré à maintes reprises et dans de nombreux pays que les mesures d'amnistie sont un gage d'apaisement et ont essentiellement pour fonction de clore définitivement les conflits politiques du passé d'une nation. Rappelons ainsi que la République française a accordé l'amnistie aux communards en 1880, soit à peine neuf ans après cette guerre civile qui a vu près de 30 0 0 0 insurgés fusillés, au Mur des fédérés ou ailleurs dans Paris. De même, à la fin de la guerre d'Algérie, la torture massive pratiquée par l'armée française a été amnistiée dès 1962 et les actes des anciens terroristes de l'OAS en 1968. En Italie, les collaborateurs avec l'Allemagne nazie et ses soutiens fascistes ont également obtenu très rapidement une amnistie, après la Libération, dès 1951 et 1953". Rien de tel ne s'est produit pour les acteurs des années de plomb, qui furent pourtant bien moins nombreux et bien plus loin de renverser le système politique du pays. Condamné à la perpétuité à huit reprises, Mario Moretti dort toujours chaque nuit en prison. Ceci, depuis qu'il a obtenu, dans les années 1990, le régime de semi-liberté, près d'une quinzaine d'années après son arrestation, le 4 avril 1981. Il est donc en prison depuis 37 ans. 8. Voirsur ce point l'ouvrage collectif dirige' par Sophie Wahnich, Une histoire politique de l'amnistie, Paris, Puf, 2007.

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Brigades rouges

En novembre 1998, dans sa préface au livre déjà cité de Paolo Persichetti et Oreste Scalzone qui analyse justement cette question du refais de toute mesure d'amnistie et, plus largement, celle du maintien des réponses sécuritaires de l'Etat italien mises en place à cette époque, au nom d'une « urgence » grâce à laquelle il continue de les justifier jusqu'à nos jours, l'écrivain Erri De Luca écrivait : « Je vis dans un pays qui ne considère jamais tout à fait expiée la faute pourtant condamnée. C e pays conserve pour cette saison une image pleine de haine. [...] Son histoire [a été] gommée, reléguée sous des peines de perpétuité et des formules d'exorcisme. L'ennemi que nous avons été est encore inavouable pour ce pays 9 . » Le romancier ajoutait encore, dans une tribune publiée par le quotidien Le Monde le 22 février 2004, au moment où l'Italie demandait l'extradition de Cesare Battisti : « Cette génération à laquelle j'ai pris part a été la plus incarcérée de l'histoire d'Italie. Beaucoup plus que celle enfermée dans les prisons des vingt années fascistes: beaucoup plus. L e record continue avec des peines sans fin qui se prolongent encore aujourd'hui contre la génération des vaincus. » Rien n'a changé depuis. Aucune mesure de clémence n'a été décidée. Les quelques velléités qui se font parfois jour au Parlement italien de prendre des mesures d'amnistie confondent généralement et « habilement » prisonniers des années de plomb et membres des multiples mafias, napolitaine, calabraise, sicilienne, des Pouilles ou d'ailleurs. Mais jamais personne ne propose de déclarer, enfin - bien qu'elle le soit depuis bien longtemps que cette guerre est bel et bien finie. Mario Moretti est toujours en prison.

Fine pena: mai. Olivier Doubre

9. Notre traduction, tirée de la version italienne du livre //nemico inconfessabile. Sovversione sociale, lotta armata e stato di emergenza in Italia dagli anni Settanta a oggi, Rome, Odradek, 1999.

Avant-propos du traducteur

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P.S. : Je tiens à remercier Rossana Rossanda et Mario Moretti pour leurs conseils et leur soutien à cette traduction. Une traduction dédiée à Eolia.

J'ai vu Moretti pour la première fois lors de l'audience d'appel du procès « Moro ». C e jour-là, Valerio Morrucci répondait pour la première fois à la barre. Avoir été l'un des leaders de la colonne romaine des Brigades rouges donnait à sa déposition une importance particulière, notamment au sujet des cinquante-cinq jours de l'enlèvement d'Aldo Moro, jusqu'à son assassinat au printemps 1978. Caria Mosca, qui avait été pour moi une sorte de guide pendant le procès du « 7 avril" » et qui avait suivi les précédents procès « Moro » pour le journal de la radio RAI-1 2 , me dit, alors qu'un homme mince, portant un maillot d'un rouge déteint sous son manteau, entrait dans la première cage : « Lui, c'est Moretti ! » 1. N d T : Le 7 avril 1979, alors que chaque jour ou presque ont lieu des actions armées, le gouvernement met en application les récentes lois dites « d'urgence », souvent appelées « lois Cossiga » (du nom du ministre de l'Intérieur démocrate-chrétien alors en place) qui limitent notamment les garanties pénales de la défense lors d'un procès et octroient des pouvoirs supplémentaires à la police. C e jour-là, la répression policière élargit son spectre de « suspects », en interpellant les leaders de certains groupes d'extrême gauche (notamment Oreste Scalzone), des journalistes ou des intellectuels, dont le plus connu est le philosophe Toni Negri... Le procès, dit « du 7 avril », eut finalement lieu en février 1983, soit quatre ans après les interpellations. O. Scalzone et T. Negri avaient, pour leur part, déjà fui en France. 2.

N d T : Première chaîne publique italienne.

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J'avais pourtant en tète la photo prise lors de son arrestation, cinq ans plus tôt, mais jamais je n'aurais reconnu Mario Moretti. Il écoutait attentivement Morrucci. Depuis les autres cages, entre repentis, dissociés, irréductibles, Parti guérilla, P C C , U C C et autres sigles désignant les derniers résidus des Brigades rouges, mais aussi les requalifications judiciaires de chacun3 - s'élevaient certains signes d'émotion, de colère ou de sarcasme. Dans la cage de Moretti également, une certaine nervosité transparaissait à travers les quelques commentaires qui s'en échappaient. Lui seul, debout derrière les grilles, demeurait immobile et attentif, sans montrer aucun signe d'impatience. L'audience fut suspendue. Des parents et des amis se regroupèrent devant les cages, comme c'était le cas quand le président de la cour y consentait. Nous nous approchâmes et je me rappelle la belle voix de Caria qui apostropha Moretti d'un ton ironique : « Et vous, Moretti, vous êtes seul ? Pas même une tante, une cousine ou une amie ? » Plutôt réservé, il avait néanmoins le sourire facile, et un style courtois. Il semblait plus âgé qu'il ne l'était en réalité. « Des Brigades rouges, vous savez bien peu de chose », me lança-t-il au bout d'un moment. « C e n'est pas que vous ayez fait beaucoup d'efforts pour vous faire comprendre », répliquai-je. L e jour suivant, quelqu'un me déposa au journal un dossier avec une couverture rouge. Il racontait l'histoire d'une scission interne où deux tendances s'opposaient à une troisième. Pourtant habituée au langage obscur des documents politiques, je me perdis dans ce flot de mots parmi lesquels seuls les intéressés auraient pu réussir à distinguer les différentes positions, toutes pleines d'amertume. Je pensai soudain que l'auteur de ce texte ne pouvait être que Moretti, tant il m'avait semblé seul. Les années et les événements se précipitèrent ensuite et jamais plus nous n'en reparlâmes. 3. NdT : Il s'agit là des diverses scissions des BRau cours des années 1980, acculées et peu à peu décimées par les nombreuses opérations policières. Les militants emprisonnés ont par la suite choisi diverses options politiques pendant leur détention, certaines (comme la dissociation ou, davantage encore, dans le cas des « repentis ») leur donnant droit à de conséquentes remises de peine...

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Durant les années qui suivirent, je demandais régulièrement à l'administration pénitentiaire la permission de rendre visite, non seulement à Renato Curcio 4 , mais aussi à Moretti. C e n'était pas simple, mais moins difficile qu'aujourd'hui ; manifestement, les Brigades rouges avaient été vaincues et le régime spécial 5 étouffait toute parole venant des détenus. Moretti avait été arrêté en 1981, Curcio en 1976. Je n'avais jamais croisé ni l'un ni l'autre à Milan avant qu'ils n'entrent dans la clandestinité. Mon journal, llManifesto, était né à peine quelque temps avant les Brigades rouges et avait suivi, jour après jour avec une réelle appréhension et un certain trouble - leurs « exploits ». Polémiquant avec le Parti communiste d'un côté et avec les groupes d'extrême gauche de l'autre, nous avions survécu non sans mal aux années 1970, détestés autant par les uns que par les autres. Pourtant, les communistes « outsiders », comme moi, ne pouvaient pas ne pas se demander pourquoi, comment et où avait pris forme ce soulèvement armé qui avait si peu à voir avec les révolutions du passé. Au début des années 1970, tous les mouvements avaient parlé - de façon symbolique et imprécise, mais non sans impatience - de révolution, de lutte armée et de prise du pouvoir au bout du fusil, en particulier après les bombes fascistes 6 qui furent un avertissement clair à la marée humaine, désarmée, descendue dans la rue depuis les universités et les usines. Ils en parlèrent encore davantage après le coup d'Etat au Chili : que pouvait-on espérer de la démocratie, si même ce socialisme tranquille et pluraliste avait été éliminé ? 4. NdT : Premier fondateur (avec sa femme, Mara Cagol) des Brigades rouges. Voir chap. 1. 5. NdT : Régime carcéral instauré par les lois dites « Cossiga » à partir de 1978. 6. NdT : Après l'explosion dans la Banque de l'agriculture de Milan, située sur la piazza Fontana, le 12 décembre 1969, toute une série d'attentats d'extrême droite (sanglants et souvent aveugles) ont lieu en Italie jusqu'au début des années 1980. Le plus meurtrier, outre le déraillement du train Italicus en 1974, fut celui de la gare - bondée en plein été - de Bologne, le 2 août 1980, qui fit plus de quatre-vingt morts et plusieurs centaines de blessés. Rares sont ceux, parmi leurs responsables directs, et encore moins les commanditaires, qui furent véritablement inquiétés, du fait de la fréquente complicité des services secrets italiens (parfois en lien avec la CIA) dans ces explosions.

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Peu à peu, au fil des années 1970, le mouvement dériva et, au début des années 1980, les «organisations combattantes» - q u i comptaient moins d'un millier de personnes effectivement en armes, mais dont l'aire d'influence et les soutiens, aux frontières incertaines, étaient bien plus étendus - furent mises hors de combat, et leurs membres souvent abattus dans la rue, ou bien arrêtés et éparpillés dans les « prisons spéciales 7 ». Ils avaient causé la mort de plusieurs centaines de personnes, alors que toute l'Italie avait été secouée par la violence croissante d'un conflit social bien plus vaste, mais finalement étouffé. Les tribunaux leur attribuèrent ensuite une importance démesurée, lançant une série infinie de procès, qui se poursuivent et s'entremêlent encore aujourd'hui dans les années 1990. Dès 1979, certains de ceux qui militèrent au sein du groupe armé le plus puissant, les Brigades rouges, parlèrent et dénoncèrent leurs camarades. D'autres ne rompirent le silence que lors des procès, admettant ou désavouant, comme surpris par eux-mêmes, les raisons qui les avaient mus. Quant à Mario Moretti et Renato Curcio, ils se taisaient, ne désavouaient rien et n'attaquaient ni les repentis, ni les dissociés 8 , ni les dernières convulsions de ce qui restait de leur propre organisation. Je voyais donc de temps en temps Renato Curcio, plus rarement Moretti. Parvenir jusqu'à lui nécessitait des formalités bien plus 7. NdT : Nouvelles prisons de haute sécurité construites à lafindes années 1970 pour y incarcérer les détenus « politiques » de ces années et, plus tard, les mafieux... Leurs conditions de détention, bien plus strictes, sont celles du « régime spécial » institué par les lois dites «d'urgence »... Voirchap. 7 et 8. 8. N d T : Dissociation : mouvement né à l'intérieur des prisons en 1982 parmi les détenus, initié par le philosophe Toni Negri. A la différence des « repentis », qui dénoncent leurs anciens camarades contre de conséquentes remises de peine, les « dissociés » désavouent le fait d'avoir pris les armes et les actions qu'ils ont accomplies, sur le mode du regret et de la contrition. L'Etat italien a très vite reconnu officiellement cette attitude adoptée par de nombreux détenus « politiques » entre 1982 et 1987, d'abord par la loi n° 304 du 22 mai 1982 puis par d'autres textes, en offrant aux « dissociés » des remises de peine contre le serment de la reconnaissance des fautes commises et le reniement de leurs propres responsabilités sur un mode que l'on peut qualifier de contrition. La loi n° 34 du 18 février 1987 mit fin à ce processus, la déclaration de dissociation ne pouvant plus être postérieure à cette date.

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compliquées encore, et notamment une « décharge » censée ni plus ni moins assurer que, s'il me mettait en pièces durant l'entretien, personne ne pourrait se retourner contre la direction de la prison. La bureaucratie a elle aussi sa part de sublime... Nous parlions du passé et du présent. C e qui m'intéressait chez eux était leur distance avec les faits, faits qu'ils assumaient néanmoins entièrement. Je pensais déjà qu'une mesure légale devrait mettre un terme à cette longue et inutile incarcération. Je ne crois pas qu'ils attendaient beaucoup de moi, et je ne sais pas ce que pensaient leurs camarades - figures encore plus silencieuses du fait de parler avec une ex du P C I , qui n'avait été ni de leur côté ni du côté du pouvoir : l'incarnation d'une gauche qu'ils n'avaient ni écoutée ni appréciée. Nos rapports devinrent néanmoins confiants même s'ils étaient peu fréquents. Grâce à Renato Curcio, je compris beaucoup de choses, notamment comment il est possible de résister à la dérive potentielle d'une détention dont on ne peut même pas concevoir la fin - la première fois que j'allai le rencontrer à Rebibbia 9 , le directeur me montra le registre où était inscrite la date de la fin de son incarcération, autour de 2035 - et où toute demande d'autorisation, même la plus banale, doit prendre la forme d'une déclaration de loyauté. Curcio tissait les fils d'une recherche entre dedans et dehors, entre littérature et sociologie de la ségrégation 10 . Grâce à quoi vivait Moretti, sinon grâce à la musique? On le présentait comme un non-intellectuel, lui-même ne se définissant d'aucune manière. Il parlait de façon calme et cultivée, avec la passion du raisonnement politique mais sans la moindre emphase, et avec une sorte de sévérité qui, sans amertume, se traduisait par 9. NdT : Prison « spéciale » de Rome, construite selon les normes de haute sécurité, où furent incarcérés nombre de membres des groupes armés des années 1970. 10. NdT : Lorsqu'il obtint le régime de semi-liberté au début des années 1990 (qui lui permettait de sortir de prison pour travailler la journée), Renato Curcio entreprit la réalisation d'une volumineuse cartographie des organisations, des militants et des événements de l'ensemble du mouvement armé des années 1970, publiée en cinq tomes par la coopérative d'édition qu'il fonda alors, Sensibili aile Foglic. Intitulé UProgetto memoria, il s'agit de l'un des travaux majeurs de documentation sur cette période.

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un brin d'ironie propre à ramener les choses à leurs vraies dimensions. Ni l'un ni l'autre ne se confiait sur ce qui les unissait ou les séparait, et je ne faisais pas d'interrogatoires. Nous parlions. Si je leur demandais comment ils allaient, ils allaient bien. Avaient-ils besoin de quelque chose ? Non, de rien. Une seule fois, alors que j'allais à Londres, Curcio me demanda de téléphoner à sa mère, Jolanda, mais c'était la fin de l'année et je ne réussis pas à la joindre. J'envoyais à Moretti des cassettes de musique classique qui n'arrivaient pas toutes jusqu'à lui. Jamais il ne me fit savoir ce qu'il aurait désiré. En 1987, je reçus une lettre ouverte, signée par Renato Curcio, Mario Moretti, Maurizio Ianelli et Pietro Bertolazzi". Il s'agissait de la déclaration qui mettait fin à l'existence des Brigades rouges, du moins de ce qu'il en restait et, comme tous ceux qui rendent les armes, ils demandaient que la fin des affrontements soit déclarée également par la partie adverse. D'autre part, ils souhaitaient aussi que la gauche revisite les années 1970 et admette, à tort ou à raison, l'expérience de la lutte armée comme un fragment de son histoire politique. Gallinari 12 adhéra par une lettre quasiment identique, comme, peu après, Barbara Balzerani' 3 . Mis à part le Parti guérilla 14 , toutes les Brigades rouges étaient là.

11. NdT : Il s'agit de la dernière « campagne » collective menée par les membres du groupe historique des Brigades rouges (à l'exception d'Alberto Franceschini qui choisit pour sa part à ce moment-là la dissociation, voir chap. 1, note 3, p. 62), dite « campagne de la liberté ». Elle est fondée sur la reconnaissance de la fin de la lutte armée, du fait de « l'extinction de son cycle historique ». Voir chap. 8. 12. NdT : Autre membre fondateur des BR, provenant de la tradition politique du Parti communiste italien. 13. NdT : A l'époque de l'enlèvement d'AIdo Moro, elle était membre de la colonne romaine des BR. Après la scission intervenue fin 1981, elle dirigea les B R - P C C (BR-Parti communiste combattant) pendant quatre ans, jusqu'à son interpellation en 1985. 14. NdT : Brigades rouges-Parti guérilla : scission des BRen 1981. Voir, chap. 8, note 3,

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II Manifeste* publia la lettre mais le débat ne s'engagea pas. L'incarcération politique étant comme un corps couvert de blessures et de contusions, cette lettre disait à la fois beaucoup et pas assez. Elle venait surtout tardivement. Il est probable que jusqu'à l'arrestation de Barbara Balzerani, n'importe quelle déclaration de forclusion de la lutte armée provenant de l'intérieur des prisons serait apparue comme une accusation' 6 , même si la jeune femme traînait derrière elle, avec une issue tragique, une expérience arrivée à terme depuis plusieurs années déjà. « Barbara se retrouva à gérer une terrible hérédité », me répondit un jour Moretti à l'un de mes « mais pourquoi encore aujourd'hui ? Quel sens cela a-t-il ? » On ne termine pas une guérilla quand on veut. C'est une voie sans retour. Il est en tout cas certain que personne ne comprit ou ne voulut comprendre le sens de cette lettre en 1987. Les Brigades rouges avaient été vaincues et enterrées. Ce qu'avait été le movimento ne cacha pas sa rancœur - les B R avaient pris seules leurs décisions et celles-ci étaient retombées sur tous. Du côté communiste, on resta silencieux. Les rares à intervenir demandèrent une autocritique plus profonde, mais, en prison et isolés par la dissociation qui était en train de devenir un reniement total, ils n'étaient pas en mesure de la produire. Il leur fut même impossible d'expliquer leur proposition d'une « solution politique ». Cette seule idée rendait furieux les « tenants

15. N d T : « Quotidien communiste » (mention inscrite encore aujourd'hui sur sa première page) fondé en 1969 par Rossana Rossanda et un groupe d'intellectuels membres du PCI, sans l'aval de la direction du Parti, ce qui leurvalut une « radiation » collective par décision du Comité central. Durant les années 1970, HManifesto est à la fois un journal et une petite organisation politique à la gauche du PCI qui se présente aux élections. Au contraire d'autres groupes militants, il refusa catégoriquement toute forme d'action violente et donc l'évolution vers la lutte armée que connut une partie du movimento des années 1970. [6. Rossana Rossanda entend par là le fait que déclarer la fin de la lutte armée alors que le groupe dirigé par Barbara Balzerani, les BR-PCC (principale scission issue du groupe historique, voir chap. 8, note 3, p. 377), était toujours en activité, serait apparu comme une condamnation des actions de ce groupe par ses anciens camarades.

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de l'urgence' 7 » parce qu'elle signifiait reconnaître le caractère politique du phénomène. Elle ne fut pas non plus acceptée par le courant catholique sur le mode du « pardon », expression qui, à l'instar du repentir, introduisait en politique et en droit un élément psychologique qui n'appartient ni à l'un ni à l'autre de ces registres. Enfin, quelqu'un fit même savoir qu'il était prêt à revoir sa position si des informations en provenance des prisons, pouvant mettre en difficulté la Démocratie chrétienne ( D C ) et/ou le Parti communiste, étaient rendues publiques. « Si vous avez quelque chose à vendre - fis-je observer à Moretti - , vous trouverez des acheteurs. » « Mais nous n'avons rien à vendre », me répondit-il avec une pointe d'exaspération. Certains de ceux qui se rendaient alors en pèlerinage à Rebibbia en promettant telle et telle chose puis reculaient à la lecture du premier titre de journal, n'en sont sans doute toujours pas persuadés. Seule la R A I s'interrogea, avec prudence mais de façon correcte, dans certaines occasions. Sergio Zavoli pour « La notte délia Repubblica' 9 » et Ennio Remondino pour le journal télévisé de R A I - i étaient parvenus à percer le silence : les leaders et les paroles des Brigades rouges apparurent brièvement sur les écrans. Mais après l'assassinat de Ruffilli, le ministre Giuliano Vassalli mit bientôt fin au débat, si l'on peut considérer qu'un mince espace se soit jamais vraiment ouvert. Certes, la Première République' 9 s'est terminée sans affronter cette question épineuse qui régulièrement réapparaît dans les 17. NdT : Éléments du personnel politique italien, ultra-majoritaires, défendant les mesures dites « d'urgence » (toujours en vigueur aujourd'hui) qui permirent de vaincre militairement les groupes armés à lafindes années 1970 et durant les années 1980. Pour une analyse détaillée de ce courant de pensée (dominant en Italie), voir Oreste Scalzone et Paolo Persichetti, La Révolution et l'Etat. Insurrections et contre-insurrection dans / 'Italie del'aprh 68, trad. fr. F. Liffran, Paris, Dagorno, 2000. 18. NdT : Littéralement « La nuit de la République ». Célèbre émission de la RAI dédiée à l'histoire contemporaine de la République italienne. 19. NdT : Période allant de la Libération jusqu'aux opérations judiciaires de 1992 dices « mains propres » ou Tangentopoli (littéralement « tangente », signifie par extension « pot-de-vin »). Presque toute la classe politique qui participa aux nombreux

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journaux, telle une baleine qui refait surface avant de regagner les profondeurs. En 1992, le président de la République, Francesco Cossiga, après avoir, avec Andreotti, utilisé politiquement la question de la liberté de Renato Curcio, proposa au Parlement un débat qui devait déboucher sur une loi de régularisation (voire d'amnistie) en se fondant sur l'hypothèse suivante : l'Italie ayant été une démocratie imparfaite car conditionnée au niveau international [du fait de la Guerre froide], la subversion de droite comme de gauche s'inscrivait directement ou indirectement dans ce cadre, désormais daté ; il serait donc juste de tourner la page... Il s'agissait en même temps d'un donnant-donnant sur Gladio 20 . Le Parlement se garda bien de s'avancer sur cette voie. Fatigué, Renato Curcio sortit de prison sous le régime de la semi-liberté et rassembla dans son Progetto Memoria21 les archives de ces années-là. Il revint également, avec Mario Scialoja, sur son itinéraire au sein des Brigades rouges22. Mario Moretti ne l'avait pas encore lu lorsqu'il m'écrivit en juin 1993. « Si un jour vous vouliez gouvernements durant cette « Première République » fut alors mise en accusation et tous les partis, totalement discrédités dans l'opinion, disparurent en quelques mois, à l'exception de l'ex-PCI et du parti néo-fasciste, le MSI (Mouvement social italien), tous deux tenus invariablement à l'écart de l'exécutif depuis 1945. On a l'habitude de désigner comme « Seconde République » la période qui, à partir de 1993, débute avec la naissance de nouveaux partis politiques. Toutefois, la Constitution de 1947 demeure inchangée ; seul le mode de scrutin (à la proportionnelle quasi intégrale), en place depuis 1945, a depuis été remplacé par un système à large dominante majoritaire. 20. NdT : Littéralement « Glaive » : Nom de l'organisation ultra-secrète paramilitaire liée à la CIA censée résister par les armes, grâce à des sections organisées sur tout le territoire, à une éventuelle victoire électorale (et donc prise du pouvoir) du PCI. Francesco Cossiga, leader de l'aile droite de la DC, ministre de l'Intérieur entre 1979 et 1981, auteur des principales lois dites « d'urgence », en fut l'un des principaux dirigeants. Vers la fin des années 1980, l'existence de Gladio fut révélée publiquement et des menaces de procès pesèrent alors sur lui. Il devint entre-temps président de la République... De telles structures ultra-secrètes anticommunistes ont existé dans quasiment tous les pays d'Furope occidentale durant la Guerre froide. 21. NdT : Voir la note 10 de cette introduction, p. 31. 22. N d T : Renato Curcio publia en mars 1993 ses mémoires, interviewé par le journaliste Mario Scajola : A visage découvert. Entretiens avec Mario Scialoja, trad. fr. M. Baccelli, Paris, Lieu Commun, 1994.

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raconter comment se sont passées les choses, vous pouvez compter sur nous », lui avions-nous dit, Caria Mosca et moi. C e jour lui semblait arrivé. Etions-nous prêtes ? Nous lui répondîmes oui. Nous demandâmes au ministère de la Justice et des Grâces la permission d'interviewer Mario Moretti pendant six jours. Cela nous fut accordé de façon échelonnée: nous le rencontrâmes donc dans la prison d'Opéra* 1 les 19, 20 et 21 juillet, puis les 25, 26 et 27 août 1993 - par une chaleur torride et au milieu d'incessantes allées et venues d'avocats et d'inculpés dans les enquêtes Tangentopoli. Quelques semaines plus tôt, nous lui avions envoyé un plan en lui proposant d'organiser le travail en quatre parties : la première sur la maturation du passage aux armes, « Vers les Brigades rouges», la deuxième sur «les B R jusqu'à l'enlèvement d'Aldo Moro», une troisième sur «les 55jours», et enfin une quatrième partie consacrée aux « B R après Moro ». Cela n'avait rien de génial et, comme nous le vîmes bientôt, cela ne correspondait pas à toutes les scansions marquant cette histoire. Pourquoi n'en couchait-il pas sur le papier quelques bribes afin d'appuyer l'entretien sur un premier texte? Il répondit qu'il préférait se soumettre directement aux questions de deux personnes amies et non au magma de sa mémoire accumulée durant toutes ces années. « Si j'écrivais, nous dit-il plus ou moins, il sortirait une sorte de manuel très ordinaire et ennuyeux au possible, tentant de rendre logiques des choses qui ne le sont pas du tout... » En réalité, Moretti écrit très bien, tout comme il s'exprime, mais c'est une chose que d'écrire pour soi ou à quelqu'un, et une autre que de graver pour ainsi dire dans le marbre une histoire qui parle de soi-même dans un langage dont on ne garde rien mais qui fut pourtant le sien. Il souhaitait, somme toute, embrasser avec respect cette histoire et, dans le même temps, la tenir impitoyablement à distance ; notre présence rendait quasiment obligatoires ces deux 23.

Petite ville près de Milan.

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opérations. Par ailleurs, sa mémoire n'était pas plaquée sur les faits. Au cours de ses treize années d'incarcération, se retournant sur le parcours des B R , il n'avait cessé de s'interroger : ce qu'ils avaient tenté avait-il eu la moindre chance de réussite ? Avait-il existé, en prenant les armes dans un pays comme l'Italie, durant les années 1970, la plus petite possibilité de révolutionner, ou du moins de modifier, certains des rapports sociaux et politiques en place ? Il était clair pour lui que la réponse décidait de la légitimité politique de cette expérience et de ses coûts - les vies impliquées et les existences détruites, la douleur infligée et celle subie - au-delà même de l'aventure existentielle (ce qu'il est toujours possible de revendiquer). Une aventure existentielle difficile, certes, mais « riche » également, en aucun cas une histoire de « paumés ». Cette question étant toujours présente, les réponses parfois acerbes ou problématiques marquèrent chacune de nos six conversations, en constituant pour ainsi dire le décor et une digression récurrente. Il en résultait un récit inquiet dans lequel les dates et les noms disparaissaient, se déplaçaient ou, comme renvoyés à l'arrière-plan du véritable objet de la mémoire, superposaient les « choix » potentiels et ceux effectivement opérés, comme ceux que les B R et l'ennemi avaient provoqués. Cette mémoire du temps réel, non linéaire, était aussi précise chez Moretti qu'étaient imprécis les jours et brouillés les visages ; comme si vingt années d'une existence passée entre clandestinité et prison faisaient de lui le gardien de son jardin privé, dans lequel aucun regard étranger - et encore moins carcéral - ne devait jamais pénétrer. C'est dans ce jardin que se trouvent les personnes aimées et celles disparues, à propos desquelles il demeurait muet. Il est en effet difficile de faire dire à Moretti, pourtant pas avare de lui-même, ce qu'a été pour lui tel ou tel de ses camarades, ou même un adversaire. L'ennemi a rarement un visage. Mario Moretti a dirigé les Brigades rouges et il assume la responsabilité des morts infligées et subies. Tuer à des fins politiques ne rend pas la mort moins grave : Moretti le sait et rappelle qu'il s'agit toujours

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d'une tragédie, d'un acte irréparable, au coût inestimable. Il ne compare pas les violences, celle, explicite, d'une classe dominée par rapport à celle, jamais énoncée, de la classe dominante. Il compare plutôt les moyens à la fin et sur ce sujet, il ne se laisse pas facilement endoctriner, mais ne s'octroie pas non plus d'échappatoires. Néanmoins, plus un homme est un symbole, une abstraction qu'on n'approche pas, comme en période de guerre, plus il est facile de le frapper. Or, pour les B R , « l'ennemi » est une figure où le pouvoir n'apparaît certainement pas de manière accidentelle. Une telle simplification, qu'on peut juger encore moins acceptable que le fait de choisir comme cible une personne bien précise, ne peut jamais vraiment être avancée que lors d'attentats commis à distance. Or, lors d'un enlèvement, le caractère physique de l'otage apparaît de façon concrète : on le touche, on le voit, on lui parle, et la mémoire de Moretti l'enregistre alors d'autant plus aisément que l'issue n'est pas sanguinaire. Les communiqués des Brigades rouges affirmaient que les personnes séquestrées étaient soumises à un « procès ». Mais Moretti admet avoir été un piètre procureur puisqu'au lieu d'interroger, il se mettait à discuter. C'est là l'essentiel, même si c'était surtout les dynamiques provoquées par un enlèvement ou un attentat qui l'accaparaient. Je crois, même s'il ne l'avoue pas, que se mettre à discuter avec les prisonniers était aussi pour lui une fuite. Sauf avec Aldo Moro, où il n'y avait aucune possibilité de maintenir une distance : dans ce cas, Moretti fut bel et bien seul, le visage recouvert, à dialoguer avec Moro, pendant cinquante-cinq jours. Et lorsqu'il s'est agi de le tuer, ce fut à lui de le faire. C e n'est donc pas seulement à cause de l'importance qu'eurent en Italie l'enlèvement et l'assassinat d'AIdo Moro que l'entretien s'est particulièrement articulé autour de ces cinquante-cinq jours. Il s'agit, à bien des points de vue, de l'expérience la plus tragique, d'une véritable ligne de rupture dans l'histoire des années 1970, tout particulièrement pour le destin des Brigades rouges. Durant cette

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période de presque deux mois, Moretti allait découvrir, à travers les paroles de son prisonnier, la réalité de ce que les B R appelaient « État », dont ils savaient bien peu. Et que cet État allait réagir de façon inattendue pour le prisonnier et son ravisseur, tous deux cultivant les premiers jours la certitude que, si l'épreuve de force allait être terrible, elle se conclurait par une négociation, sans verser de sang. Que cette possibilité de négociation soit refusée - « l'Etat » repoussant et ignorant, non seulement les Brigades rouges qui lui étaient étrangères, mais aussi AIdo Moro qui représentait alors une partie de son essence - leur tomba dessus d'un seul coup. Tous les deux virent soudain l'issue comme une fatalité. Même s'il est simple, et véridique, de dire que ce sont les Brigades rouges qui portent en premier lieu la responsabilité de la mort de Moro, leur responsabilité n'est pas la seule. Entre dilemme moral et dilemme politique, ce qui, pour Moretti, ne fait pas de différence, cela devint alors une histoire entre les deux hommes. J e ne sais si Moretti s'était exprimé auparavant comme il le fit avec nous. Il avait semblé naturel de reconstruire l'histoire selon l'ordre chronologique et nous arrivâmes dès le deuxième jour au printemps 1978 : puisque c'était là que la discussion semblait devoir déboucher. Mais reconstruire ne fut pas aisé. Caria Mosca avait étudié à nouveau toute l'histoire ; elle voulait éliminer les trop nombreux échafaudages fantastiques qui avaient cours depuis longtemps et circonscrire une vérité. Nous suffoquions sous le vasistas de verre cathédrale de la petite salle. Moretti était tendu et parcourait à nouveau, non sans quelque difficulté, le déroulement des événements. Caria était à la fois implacable et troublée. Entre les questions qui venaient de l'extérieur et les éclairages internes jetés sur ces séquences, il y avait comme une friction, un désaccord sensible, et la tension éclata soudain à propos de via Gradoli 1 4 . Moretti, qui se contrôlait en perma24. NdT : Un des épisodes les plus mystérieux des cinquante-cinq jours de l'enlèvement d'Aldo Moro. Alors que toutes les polices d'Italie fouillent sans succès les moindres recoins de la capitale et du pays, une séance de spiritisme regroupe autour de « tables

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nence, explosa : est-il possible dans cette tragédie, qu'on inscrive toujours des notes grotesques qui l'appauvrissent autant ! Après plusieurs pauses, tandis que s'approchait la fin de la journée, entre questions et réponses la fatigue se faisait sentir. Caria lui demanda quand il avait vu Aldo Moro pour la dernière fois. Moretti répondit, après un bref instant et d'une voix étranglée, l'avoir vu au moment de sa mort. Il avait accéléré, anticipant déjà la question suivante : l'avait-il tué lui-même ? Oui. Il ne pouvait pas en être autrement. Plus tard, déjà debout, il dit à l'improviste : je suis en paix avec cet homme. Nous étions épuisés tous les trois. En sortant sous l'amoncellement d'un de ces orages qui sont encore plus lourds que la torpeur, Caria et moi fûmes entourées de journalistes : ils croyaient que nous étions là pour les enquêtes milanaises et nous annoncèrent le suicide de Gabriele Cagliari 2S ce matin-là à la prison de San Vittore : il s'était recouvert la tête d'un un sac en plastique. De la mort à la mort. Un pays plein de morts. Nous rentrâmes à Milan sans échanger un mot. Les jours suivants, au cours d'une discussion que nous nous efforcions tous trois de maintenir, entre les lignes, aussi amicale et normale que possible, plaisantant même parfois, revinrent souvent les expressions « les B R en moururent », « nous mourûmes alors». Qu'on ne se méprenne pas: pour Moretti, la tournantes » plusieurs dirigeants démocrates-chrétiens (dont le récent président du Conseil Romano Prodi). Le mot Gradoli « sort » des élucubrations de cette séance. Or, une rue de Rome porte bien ce nom, et abritait curieusement l'une des bases des BR (celle où Mario Moretti va passer ses nuits, après les longues journées d'interrogatoires d'AIdo Moro). La police lance alors une opération de grande envergure, fouillant vainement de fond en comble le village de Gradoli en Toscane. Quelques semaines plus tard, la cache des BR via Gradoli est découverte, alors que plus personne ne s'y trouve. Au début de l'enlèvement, la police avait déjà frappé à la porte de l'appartement, sans pousser plus loin ce jour-là ses recherches... 25. NdT : Chef d'entreprise, président de l'ENI (énorme conglomérat des hydrocarbures) de 1989 à 1993, à ce titre impliqué dans les nombreuses affaires de corruption et de financement des partis politiques qui ont entraîné la chute de la Première République. Il fut l'un des premiers inculpés importants des enquêtes « mains propres » qui se déroulèrent à ce moment-là.

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tragédie était politique et la bataille - pas seulement la sienne était perdue. En août, nous reprîmes un ordre chronologique, tout en retournant constamment aux analyses, aux issues, aux choix, aux situations critiques - toutes des paroles clés pour Moretti. Mais les réponses, qu'il s'était jusqu'ici efforcé de donner de façon aussi claire que possible, furent de plus en plus confuses concernant la période qui suivit son arrestation en 1981. Il hésitait, et avait tendance à en dire de moins en moins. Ceci pour deux raisons. Peut-être pas tout à fait explicitées, mais que nous pensions avoir comprises et, en partie, reconstruites ensuite par écrit. La première est qu'il n'aime pas juger des responsabilités d'autrui ; c'est un chef et il répond de ce qu'il a fait ou bien ne répond pas. Il ne s'agit ni de réticence ni d'humilité, mais de fierté. Il se sent même responsable, du fait de son absence, de l'incapacité des Brigades rouges à clore leur histoire : juger ne serait pas généreux, car pour lui, ceux qui étaient restés dehors, libres, avaient hérité de sa part d'une situation insoluble. L'autre raison est que l'interprétation des autres avait pesé sur le déclin des Brigades rouges. Les hommes et les femmes des B R n'ont pas été capables de clore ensemble ce qu'ils avaient commencé ensemble. Curcio, l'ami, le camarade, l'autre, celui qu'il appelle Renato, avec qui il partage dissension et entente, lit avec d'autres yeux ce qui s'est produit. Surtout, l'entière histoire a été déformée, déconnectée, dit Moretti, à cause de la dissociation, ce manquement à eux-mêmes des camarades : voilà la véritable défaite, celle qui, les armes pourtant déposées depuis longtemps, prive les Brigades rouges d'une identité, rend impossible une conclusion digne, empêche d'entrer la tête haute parmi les vaincus. Et de revenir sérieusement sur les erreurs. Peu nombreuses sont les limites que Moretti pose à la recherche des origines de l'erreur. La seule étant peut-être le refus du doute sur le fait qu'ils devaient essayer, sur la façon dont ils doivent regarder, revoir, tout ce qu'ils ont fait. Mais ceci ne peut se faire que si l'on assume l'ensemble de ses responsabilités.

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À la fin des six jours autorisés, nous partîmes avec de nombreuses cassettes plus ou moins enregistrées et beaucoup de notes. Nous étions étonnées par bien des choses que nous avions entendues. Nous nous sommes occupées de faire de ce matériau une première version, avant de l'envoyer à Moretti pour qu'il corrige, complète les lacunes et réponde à quelques autres questions. De là sortit une deuxième version que nous reprîmes ensemble chapitre par chapitre, en novembre, de retour à Opéra. Nous n'avions rencontré aucune difficulté avec le ministère, ni avec la prison, et nous n'en prévoyions pas. Jamais ne nous avait effleurées l'idée que les paroles échangées aient pu être écoutées, même dans un pays où les services secrets ont pourtant toujours fait ce qu'ils voulaient. Nous ne nous en étions ni préoccupées ni méfiées. Nous ne cherchions en aucun cas des vérités judiciaires. Il s'agissait d'une modeste tentative de faire l'histoire, ou du moins de recueillir un matériau historique de première main. Cela nous semblait être de l'intérêt de tous. Nous nous trompions. En octobre, Germano Maccari était arrêté à Rome, accusé d'être le « quatrième homme » dans l'appartement de via Montalcini, où Moro avait été séquestré. Nous n'avions jamais entendu son nom, ayant convenu avec Moretti que les noms de personnes jamais poursuivies ne seraient pas divulgués. Dans la presse, une gigantesque campagne fut montée : Maccari aurait été « l'ingénieur Altobelli », mais également celui qui avait tiré sur Aldo Moro. Au même moment, Alberto Franceschini 26 , pourtant incarcéré en 1978, déclara que bien d'autres personnes, outre les noms déjà connus par la magistrature, étaient présentes via Fani27. On 26. NdT : Alberto Franceschini, fondateur des BR, est l'un des rares parmi le groupe historique à avoir opté pour la dissociation même si, lorsqu'au début des années 1980 ce mouvement était massif dans les prisons italiennes, il soutenait le BR-PG. Une fois dissocié en 1987, il rejoignit peu à peu les rangs des héritiers du PCI, d'abord en semi-liberté, puis libre, après avoir purgé ses différentes peines. Voir aussi chap. 1, note 3, p. 62. 27. NdT : Via Fani est la rue où la voiture d'AIdo Moro et celle de son escorte furent attaquées par le commando des BR : les cinq hommes de l'escorte du président de la DC furent abattus et Aldo Moro contraint de monter dans un des véhicules des ravisseurs. L'ancien président du Conseil, qui sortait de l'église où il priait chaque matin, se rendait

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pouvait certainement aussi y trouver la N'dranghetta 2 ", comme un des repentis arrêtés à Milan prétendait l'avoir entendu... Caria Mosca et moi-même savions que Moretti était celui qui avait tiré sur Moro ; il nous l'avait dit lors de cette étouffante matinée d'août. Il était hors de discussion et surtout illogique que les choses se soient déroulées via Fani d'une manière différente de ce que Moretti nous avait raconté - et pas seulement lui. Pourquoi inventer que les Brigades rouges aient été liées au milieu? Encore une fois, on tentait de tirer cette histoire vers le non-sens. Il nous parut donc normal de faire connaître l'ensemble de la vérité. Il ne s'agissait pas d'une vérité judiciaire, Moretti ayant déjà été condamné au maximum de la peine, également pour l'homicide de Moro. Et, bien que nous en doutions, un regain d'intérêt pour cette histoire pouvait-il profiter à Prospero Gallinari ? Car sur lui pesait en effet une autre condamnation, non écrite et sans remise de peine possible, celle de son état cardiaque extrêmement critique. Je l'évoquais donc dans II Manifesta du 24 octobre 1993 et Caria Mosca le lendemain dans le journal radio de RAI-i, en diffusant un extrait de l'enregistrement réalisé durant l'été. Que n'avions-nous pas fait là ! Tous les contacts de Moretti avec l'extérieur furent suspendus et le cours d'informatique, qu'il avait organisé en collaboration avec la région Lombardie, remis en question. Le cardinal Martini de Milan et le ministre Conso en avaient pourtant fait l'éloge quelques jours plus tôt. L'Italie parut découvrir ce jour-là que Moretti avait été jugé et condamné pour l'enlèvement et l'assassinat d'Aldo Moro. Beaucoup crièrent à l'horreur... Certains ajoutèrent qu'il était scandaleux de notre part de l'avoir écouté. Un quotidien national proposa même notre poursuite, et la préfecture de police de Rome demanda soudain la saisie de nos enregistrements. Nous avons dû rendre les bobines qui concernaient les cinquante-cinq jours de la détention d'Aldo Moro. Nous n'avons ce jour-là à la Chambre des députés pour y faire approuver le projet d'accord entre son parti et le PCI, accord connu sous le nom de « compromis historique ». 28. NdT : La N'dranghetta est le nom de la mafia calabraise.

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appris que plus tard que nous étions uniquement tenues de prouver aux magistrats qu'elles ne contenaient aucune information nouvelle sur un quelconque délit. Mais pourquoi aurions-nous refusé ? Nous étions persuadées que les substituts du procureur, qui savaient bien leur peu d'intérêt du point de vue judiciaire, n'en auraient pas fait usage afin de préserver le droit d'un accusé à ne pas parler. Nous nous trompions à nouveau. Durant le procès « Moro quater », la voix de Moretti fut pour ainsi dire introduite pendant l'audience. Mais le président de la Cour, Severino Santiapichi, refusa finalement de retenir des déclarations qui n'avaient pas été prononcées à l'audience par l'accusé. Nous n'avions.donc pas réussi à protéger le seul bien qu'il conservait encore jalousement. Pire, Caria et moi nous retrouvions dans le rôle d'informateurs involontaires de la préfecture, nous avions soutiré les paroles d'un détenu. Aux protestations officielles du conseil de l'ordre des journalistes, le Conseil supérieur de la magistrature ne répondit pas. Jusqu'à la fin de l'année 1993, le ministère, la Direction des instituts de prévention et des peines ou bien la préfecture de police de Rome nous interdirent toute rencontre avec Moretti. Je le revis cependant quelques heures le Jour de l'an, lorsqu'il eut soudain l'autorisation de se rendre dans sa famille, puis les 3 et 4 mars 1994, de nouveau en prison. Je n'apportai pas de magnétophone, ne sachant plus quels sont les droits d'un journaliste. C e livre a donc été écrit à six mains, et comme c'était le cas entre deux pays étrangers avant-guerre, non seulement nous ne pûmes travailler ensemble, et comme seule la poste, flegmatique, fonctionne en prison, nous travaillâmes sans fax ni téléphone. Nous nous échangeâmes ainsi la première ébauche; Moretti corrigeait et ajoutait des explications dans une correspondance distincte. Caria Mosca et moi-même revoyions, élaguions, annotions ce qu'il renvoyait, jusqu'à enfin calibrer l'ensemble. Moretti n'a relu le livre qu'au moment où il était déjà sous presse. Toutes ses réponses sont donc de son cru : ce sont ses mots et ses images. Moretti est un narrateur né, réactif aux questions, toujours prêt

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à les dépasser. Mais le livre ne contient pas tout ce qu'il nous a dit. La part du matériau qui n'y figure pas est importante dans la mesure où elle concerne le plus grand groupe armé d'Europe, qui a existé durant douze années. C e sont les idées d'une génération et des tranches de vie. Nous avons sélectionné. Sans relancer ensuite de nouvelles recherches. Après novembre 1993, la volonté de se souvenir, d'aller au fond, de savoir et d'exprimer, qui nous avait saisis tous les trois cet été-là, s'était éteinte. Nous avons terminé avec quelques scrupules, et basta ! Nous avons également jeté tout le matériau brut. Ceux qui ont une certaine passion pour l'histoire, les événements et leurs sources savent combien c'est consternant. Mais la justice est une machine qui se doit de définir les délits et de harceler les coupables ; elle s'empare donc de ce qu'elle trouve, même s'il lui faut pour cela imposer silences, renvois ou obscurcissements de la trame historique. Sans doute ne peut-il en être différemment. Une trop grande partie de ces événements est d'ores et déjà liée aux jugements fleuves des tribunaux et à leur épouvantable langage. La société devrait se préoccuper davantage de son passé, ne pas reculer devant ses déchirements ni en donner des interprétations frileuses. Veiller en somme sur le passé et le présent comme l'incorporation de sa propre continuité. Mais ce n'est pas le cas. Pourquoi ? Mario Moretti est convaincu que le Parti communiste d'abord, puis le PDS 2 9 , aujourd'hui, ne veulent pas se 29. NdT : Trois jours après la chute du Mur de Berlin, le 13 novembre 1989, Achille Occhecto, dernier secrétaire général du PCI, décide de lancer une vaste réflexion au sein de son parti pour donner, selon ses propres termes, « naissance à une nouvelle force politique de gauche ». Deux ans plus tard, cette réflexion aboutit à l'abandon du nom et des symboles de l'organisation née en janvier 1921 au congrès de Livourne. Les débats, très vifs, autour de cette proposition de nouvelle formation politique encore sans nom et désignée alors par le substantif la cosa (« la chose ») se concluent par la naissance du PDS (Parti démocratique de la gauche) en février 1991. Une minorité d'environ 12 %des membres de l'ex-PCI refuse alors cette évolution (en particulier l'abandon du terme « communiste ») et fonde en décembre 1991 à Rome le Partito délia Rifondazione Comunista (PRC), Parti de la refondation communiste. Le cinéaste Nanni Moretti a nlmé une partie des débats sur la transformation du PCI en PDS dans son documentaire

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retourner sur leur propre passé des années 1970, et que la censure globale sur cette période provient de là. Comme toutes les formations d'extrême gauche, les B R avaient regardé le P C I avec amour et haine à la fois, comme un navire splendide, mais très mal dirigé par un groupe qui aurait réprimé et détourné la grande vague de changement. C e n'est pas aussi simple. Il est pourtant certain que le P C I , et le PDS ensuite, désireux de se débarrasser de tout ce qui s'est produit à l'époque, ne se sont pas interrogés sur ce qui se construisait sur leur gauche. Et se sont gardés de se demander pourquoi et, surtout, ce qu'aurait signifié comprendre et récupérer, au lieu de disqualifier. Cette incapacité continue de les rendre craintifs et amnésiques. Aussi, ils avalisent n'importe quelle fantaisie sur les Brigades rouges et, sans jamais revenir sur la question de l'enlèvement d'AIdo Moro, n'admettent pas s'être trompés en défendant ainsi l'Etat sans la moindre réserve. Si les ex-communistes ne le reconnaissent pas, pourquoi d'autres devraient-ils le faire ? Les Brigades rouges appartiennent à l'histoire de la gauche. C'est une histoire à part. Et particulière aussi, à côté de tous les autres groupes armés de cette seconde moitié du xx e siècle qui a pourtant, depuis la révolution cubaine, connu bien des soulèvements armés, tous ayant échoué. Les Brigades rouges cherchèrent un contact avec plusieurs d'entre eux, sans jamais y parvenir. Quelque chose les différenciait en effet. Les Brigades rouges ne ressemblent pas à l'ETA ou à l'IRA ni même à l'OLP 3 0 , dont les racines nationalistes ou nationales leur intitulé justement La Cosa. Depuis, le PDS s'est transformé en Democratici di Sinistra (DS), Démocrates de gauche. Par une curieuse conclusion de l'histoire de l'après-guerTe, ce parti a récemment fusionné avec les héritiers de la DC qui ont rejoint l'alliance de centre-gauche dirigée par Romano Prodi pour former un nouveau Parti démocrate (PD). 30. NdT : Respectivement Euskadi Ta Askatasuna (« Pays basque et liberté »), Irish Republican Armv (« armée républicaine irlandaise ») et Organisation de libération de la Palestine, toutes de fameuses organisations nationalistes.

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ont permis de durer, en conditionnant toutefois leur nature. Les BR ne se sont pas formées pour libérer un territoire ou pour affirmer l'indépendance d'un peuple. Elles ne ressemblent pas à la RAF 3 ', comme on pourrait pourtant le penser en songeant à la période ou à leur radicalité communes, parce qu'elles trouvent leur source sur l'élan d'un vaste mouvement, ouvrier mais pas seulement, que l'Allemagne n'a pas connu. La R A F se sentait isolée et voulait secouer le placide peuple allemand, au sein duquel les ouvriers étaient bien intégrés. Les Brigades rouges, elles, sont nées d'une espérance et baignaient dans un mouvement ouvrier, plus grand qu'elles et au-dessus d'elles. Elles se sont formées pour donner une expression à des revendications qui leur sont antérieures. Elles voulaient aller plus loin, pas seulement contre. Elles n'exprimaient pas une protestation, ni une vengeance sauf, rarement, dans le but de protéger leurs camarades emprisonnés. L'essentiel pour elles était qu'il existe en Italie une lutte de classes radicale : il s'agissait de lui donner un symbole et d'être son bras armé. Elles ne ressemblent pas aux guérillas sud-américaines, qu'elles évoquent pourtant parfois sans bien les connaître. Quand les premières B R se forment, la guérilla en Bolivie a déjà disparu en même temps que Che Guevara, et Cuba a changé de stratégie pour le sous-continent. Il reste néanmoins une certaine aura : la Sierra, le M I R o u les fabuleux Tupamaros 32 . Mais, comme à Cuba, toutes ces guérillas se sont formées à la fois contre des dictatures de droite et sur un programme national-démocratique. Or, les Brigades rouges se sentent issues d'une classe sociale, ouvrière, communiste.

31. NdT : Rote Armee Fraktion, « Fraction armée rouge ». 32- N d T : C'est dans la Sierra que s'est longuement battue la guérilla cubaine dirigée par Fidel Castro et Che Guevarra contre l'armée du dictateur Batista, avant de l'emporter en entrant dans La Havane le 1 " janvier 1959. Le M1R est une organisation d'extrème-gauche chilienne qui passa à la lutte armée contre la dictature de Pinochet. Sur les Tupamaros, voir chap. 2, note 1, p. 99.

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Elles ne ressemblent pas aux Brigades Garibaldi" des partisans, dont elles se considèrent pourtant comme les héritières et, plus précisément, de cette partie qu'on a l'habitude d'appeler la Résistance rouge. Le Parti communiste qui renaissait alors luttant au nord les armes à la main contre les Allemands et les fascistes - menait une guerre de libération sans but insurrectionnel. Les accords de Yalta avaient été signés et les armées du monde entier se partageaient l'Europe. L'Italie n'est pas la Yougoslavie et Togliatti n'était pas Tito. Enfin, après guerre, ses militants qui avaient gardé leurs armes pensaient plus à se défendre qu'à mener une offensive, les partis communistes européens ayant abandonné ce genre d'hypothèses depuis les années 1920. Les « duplicités » au sein du P C I furent très minoritaires, et défaites à l'orée des années 1950 34 : ce ne sont pas là les ancêtres des Brigades rouges ; l'album de famille est bien plus ancien, avec une certaine idée de l'Etat et de la révolution que déjà Lénine lui-même ne concevait plus. Stricte émanation d'une classe, communistes, mais ni marxistes ni léninistes - le concept d'avant-garde de la tradition de 1917 étant tout autre - , les B R furent un produit de la culture d'un pays avancé industriellement et fortement à gauche. Un phénomène du nord de l'Italie. Moretti affirmait qu'elles provenaient plus précisément des grands pôles industriels. Du reste, avant même de s'être implantées au sud, leur cycle historique s'était déjà refermé. Elles furent surtout un soulèvement qui faisait suite à cette décennie décisive que furent les années i960. Moretti n'admet pas facilement que 33. NdT : Les Brigades Garibaldi furent les unités combattantes de partisans de la Résistance italienne contre l'occupation nazie et le régime mussolinien à partir de 1943, à forte composante communiste (dans la Résistance française, leur équivalent fut les FTP, Francs-tireurs partisans). Leur nom fut choisi en hommage aux groupes de « chemises rouges » dirigés par Giuseppe Garibaldi qui se battirent avec succès pour l'unité italienne, durant le Risorgimento. 34. NdT : Allusion à la Volante Rossa, petit mouvement d'anciens partisans qui refiisa de rendre ses armes à la Libération et continua durant quelques années de frapper d'anciens cadres fascistes. Ils disparurent au début des années 1950, arrêtés par la police, abandonnés et parfois dénoncés par le PCI lui-même dont ils étaient pourtant membres.

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cette prise de conscience ouvrière chez Pirelli, Sit-Siemens, à Sesto puis à Turin - se soit également formée parce qu'elle se trouvait en présence d'un mouvement d'un nouveau type, s'étendant des universités aux usines et vice versa, pour ensuite investir des pans entiers de la société ou gagner de simples individus, en aucun cas disposés à se situer à l'intérieur de la tradition ouvrière. Cette effervescence est pour les Brigades rouges la toile de fond venue, sinon alimenter, du moins confirmer indirectement combien le pays était bel et bien en train de bouger. Les B R , dit Moretti avec modestie, ne comprenaient pas les étudiants. Et il reste profondément convaincu qu'il n'était pas important de les comprendre. C e fut pourtant Renato Curcio qui, depuis la faculté de sociologie de Trente 35 , choisit le nom des Brigades rouges avec Mara Cagol, bien avant de croiser les luttes chez Sit-Siemens - le lien entre ces deux trajectoires se fera à l'usine Pirelli de Milan, la première usine sur laquelle le drapeau rouge qui flottait fut d'un rouge un peu différent. Bien plus tard, Curcio écrira que les lieux et les sujets de cette révolution furent vraiment nombreux mais il minimisera l'importance du conflit de classes sur les lieux de travail. Au contraire, pour Moretti - qui considéra toujours les étudiants comme négligeables - , il n'y eut qu'un seul lieu où le face-à-face avec le pouvoir s'était révélé absolument inconciliable : l'usine. Et les Brigades rouges en étaient l'expression la plus déterminée. Mais là se trouvait également l'écueil. Dans les usines, les B R ont toujours eu un certain succès, mais un succès à court terme. En effet, les ouvriers ne parviennent plus à gagner la partie, ils ne ressortent plus jamais vainqueurs d'aucun conflit à l'intérieur de l'usine parce 35. NdT : Première faculté de sociologie créée en Italie à la fin des années 1950. Elle est fondée sur une décision politique de la direction de la DC alors au pouvoir, dans le but de former, en pleine Guerre froide, des cadres utiles au secteur économique et à la haute fonction publique. Le campus de Trente devient pourtant un des foyers les plus importants de la contestation estudiantine, où ont étudié de nombreux dirigeants de Lotta continua mais aussi Renato Curcio et son épouse Mara Cagol, les deux principaux fondateurs des BR.

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que le mécanisme du commandement capitaliste est alors amené à se mouvoir en dehors des unités de production, par monts et par vaux, sur le marché international - ce qui coupe littéralement l'herbe sous les pieds des ouvriers, en déplaçant le terrain de l'affrontement, qui devient insaisissable. Pour pouvoir agir réellement, il faut sortir du périmètre de l'entreprise; c'est pourquoi les Brigades rouges ont, en 1974, opéré leur fameux «saut sur le terrain de l'Etat». Elles se retrouvent alors sur la scène politique, face aux partis et, surtout, face à la grande dyade D C et P C I , ainsi qu'aux appareils de répression. Si la D C est le « c œ u r » de l'Etat, l'adversaire historique de la gauche, elle s'immisce au sein de tous les appareils d'Etat. Le P C I , quant à lui, est l'agrégat d'un « peuple communiste » qui, toutefois, est bien différent de la ligne exprimée par son premier secrétaire, sa direction et son comité central : le P C I a deux âmes, ce dont Moretti reste toujours persuadé aujourd'hui. Dans les usines, les communistes connaissent les brigadistes, ils se disputent avec eux mais font parfois circuler leurs tracts et ne les dénoncent pas. Ils ne sont ni avec le patronat, ni avec la police, ni même avec le groupe dirigeant du Parti ; en déduisant qu'ils sont à leurs côtés, les Brigades rouges se trompent. Elles sont en contact avec les avantgardes, avec les plus déterminés à agir, peut-être les plus révoltés, mais elles ne réalisent pas combien la vieille classe ouvrière du nord du pays a subi d'épreuves par le passé. Si elle souhaite le changement, la classe ouvrière ne sait pas bien de quelle façon, et encore moins ses étranges héritiers ! C e s héritiers, elle ne les remet pas aux forces de l'ordre, mais elle ne se bat ni avec eux ni contre eux. Durant l'enlèvement d'AIdo Moro, elle se tait alors que les B R , elles, pensent incarner le rêve populaire de mettre la D C dos au mur. La classe ouvrière observe et, dans une certaine mesure, protège la guérilla, qui n'en fait néanmoins pas partie. D'un autre côté, alors qu'auparavant les patrons négociaient, l'Etat, lui, ne négocie pas et oppose un mur de fermeté. Pire pour les B R , il réorganise ses forces de répression. En quittant l'usine

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pour affronter le pouvoir, les Brigades rouges se retrouvent sous les projecteurs des médias et devant les fusils des services spéciaux. C e qu'elles nomment le « niveau » de l'affrontement est en train de croître au moment où le mouvement dans les usines reflue, pour arriver au plus grand décalage, après 1978, quand les groupes et les actions armés se multiplient alors que le conflit dans la société disparaît progressivement. La seconde partie de l'histoire des B R - et de ce livre - raconte comment les B R vont sans cesse se heurter à un mur, c'est-à-dire la guerre entre elles et les appareils d'État. C e n'était pas ce qu'elles s'étaient fixé. L'enlèvement de Moro n'était pas supposé être l'action la plus ambitieuse: elle avait été pensée comme un affrontement entre forces politiques sur un terrain politique, dont les échanges de coups de feu et le rapt de via Fani n'auraient été que le coup d'envoi. L'accord D C - P C I aurait alors été rompu et le P C I aurait retrouvé la voie de l'opposition de gauche, en se trouvant renforcé par cette action extraordinaire et, d'une certaine manière, investi de sa radicalité. Mais pour arriver où ? Peut-être simplement à un changement de régime, peut-être à une situation « révolutionnaire ». Car les BR échafaudaient bien peu de plans. Mais les conditions pour cela existaient-elles ? Moretti s'énerve alors. Que pouvait-il faire ? Qu'aurait-il fait différemment qui n'eut pas failli auparavant? Qu'ont fait le P C I , le «pôle de gauche 36 », ou les « nouvelles gauches 37 », pour empêcher le désastre des années 36. N d T : Alliances successives de la DC avec les partis sur sa gauche (sauf le PCI), en particulier dès les années i960 avec le Parti socialiste italien. La DC, en tant qu'élément central du système de partis italien, varie l'orientation de ses alliances, selon les résultats des élections tous les cinq ans, calculés à la proportionnelle. On apprendra dans les années 1990 que la DC et les autres partis avaient secrètement décidé d'une conventio adesdudendum, convention adoptée d'abord en raison de la Guerre froide, excluant toute participation du PCI au gouvernement. A partir de 1970, la création de régions, dotées de certains pouvoirs au niveau local, permit une inflexion à ce blocage institutionnel qui durait depuis 1948, DC et PCI pesant pourtant approximativement le même poids électoral. 37- NdT : Représentants de ce qu'on a appelé en Italie les « nouveaux sujets » (femmes, étudiants, jeunes, etc.), c'est-à-dire les mouvements d'extrême gauche, féministes ou

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[980 ? La discussion avec Moretti filait telle une spirale. La lutte armée était peut-être hors du temps, peut-être n'était-elle pas la forme de la révolution italienne - ses doutes l'emmenaient de plus en plus loin, puis brusquement il s'arrêta. Quelle autre voie eût été possible ? Où étaient passés le plus grand parti communiste et le plus fort mouvement syndical d'Europe? Avec ces deux vaines interrogations, les années 1970 en Italie signaient le point mort du mouvement ouvrier occidental : celui-ci n'a jamais gagné. Il n'y est parvenu ni par la voie d'un conflit démocratique et de masse, ni par celle d'une rupture tentée par une avant-garde armée. C'est de cela que parle l'histoire des Brigades rouges, si on veut bien se pencher sur elle, sans a priori et avec un peu d'intelligence et de pitié. Pitié, pas seulement pour ceux qui moururent ou en moururent, mais pour l'histoire des révolutions de ce siècle durant lequel, tel un astéroïde, elles se sont enflammées et éteintes. Rossana Rossanda, 1994

écologistes, durant les années 1970. Ainsi de Lotta continua, Potere operaio, Il Manifeste, ou le Parti radical de l'époque, qui fut à l'origine des référendums victorieux autorisant le divorce en 1974 et l'avortement en 1976, ne parvenant à l'emporter que sur des thèmes qu'on qualifierait aujourd'hui de « sociétaux »...

Mario Moretti, de tous les leaders des Brigades rouges, vous êtes celui qui les a dirigées et qui a échappé à l'arrestation le plus longtemps. « Moretti l'imprenable. » En prison depuis 1981, vous ne vous êtes pas défendu lors des procès; vous n'avez pas nié, vous n'avez pas répondu. Vous avez été lourdement condamné. Vous travaillez, étudiez, et ne faites aucune déclaration. Moretti, le plus renfermé, le plus silencieux. Pourquoi? Oui, c'est vrai, pourquoi Moretti ne parle-t-i! pas ? Cette question est pourtant moins simple qu'on ne voudrait le faire croire. On a fantasmé sur moi comme rarement on a fantasmé sur quelqu'un. C e n'est pas vrai que je ne me suis jamais exprimé : j'ai répondu à des questions de journalistes dans toutes les langues, et montré mon visage à toutes les télévisions. Il m'est même arrivé de parler avec des magistrats, mais toujours dans des situations extra-judiciaires. En prison ou dans un tribunal, les mots se transforment en confession, en témoignage à charge ou en délation, sinon il vaut mieux se taire. Je sais bien que nombre de nos actions constituent également des crimes, et même des crimes graves ; je ne suis pas en train de revendiquer par principe un refus de la justice bourgeoise ou quelque chose de ce type. La guérilla est terminée, et son procès est également clos.

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Je dis simplement que l'histoire des Brigades rouges est un fragment d'histoire politique, et non un fragment d'histoire pénale. Et ce n'est sûrement pas dans un tribunal que l'on peut faire cette histoire.

Mais où aurait-on dû la faire alors ? Dans un lieu dédié à la politique, au sein de la société. La gauche aurait dû le faire, depuis longtemps. Et alors nous aurions parlé, comme je suis en train de le faire avec vous maintenant, sans réserve. Mais la gauche ne parle pas des années 1970, refuse de dire qu'elle a connu en son sein une irruption armée, qu'on le veuille ou non, et de quelque façon que l'on juge celle-ci. Les Brigades rouges sont mortes depuis plusieurs années, les camarades sont en prison et, pourtant, nous demeurons l'un des principaux tourments de la gauche. Ou elle se tait, ou bien elle essaie de nous exorciser. Pire, il y a aussi ceux qui cherchent à ternir une expérience qui était pleine d'espoirs, d'illusions, peut-être aussi de tentatives, d'erreurs, de douleur, ou de mort, mais sûrement pas de bassesses. Je voudrais donc essayer de restituer cette histoire et donner la possibilité de la critiquer. J'espère que d'autres camarades qui ont milité avec moi feront de même.

Pourquoi lefaire maintenant ? Il aurait déjà fallu le faire plus tôt. D'une façon ou d'une autre, les parcours judiciaires sont en train de se conclure. Il reste bien sûr quelques reliquats procéduraux qu'une histoire comme celle-ci connaîtra toujours, au moins jusqu'à ce qu'une amnistie ne vienne clore nos quinze ans d'existence en libérant tout le monde, y compris les juges, de l'obligation de la traiter pénalement. Quiconque s'intéresse honnêtement à la question des B R ne peut nier que la justice a été exercée jusqu'au bout. Une analyse sérieuse devrait être possible, même pour ceux qui ont été nos plus farouches adversaires.

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Pensez-vous savoir l'essentiel de ce qu 'ont été les Brigades rouges ? Jusqu'à la date de mon arrestation, je sais tout des Brigades rouges. À l'exception peut-être des quelques mois du début, ceux de la gestation, à laquelle je n'ai pas participé.

Quelle est votre histoire personnelle ? Comment était votrefamille ? J'ai quarante-sept ans. La majeure partie de ces années, je les ai vécues dans cette horrible et extraordinaire fourmilière qu'est Milan, toujours emplie de brouillard. C e n'est pas que tout soit toujours allé mal pour moi. Jusqu'à vingt ans, j'ai vécu dans un village magnifique de la région des Marches, Porto San Giorgio, sur le littoral adriatique, avec, d'un côté, la campagne et les fameuses collines léopardiennes, et, de l'autre, la mer. J'ai beaucoup pratiqué la mer, que ce soit au-dessus ou en dessous ; je crois même que j'ai appris à nager avant de savoir marcher. J'habitais avec mon frère et mes deux sœurs, dans une maison en contrebas d'un château, un vrai château avec des tourelles, des créneaux et tout. Il n'était accessible qu'à notre bande de copains, les seuls qui parvenaient à escalader les murs et à passer à travers les meurtrières. Dans un endroit comme celui-là, avec la mer, la campagne et un château, l'enfance n'est pas triste. Je m'en souviens comme d'une époque heureuse, même si ma famille était pauvre. A la maison, on mangeait surtout du pain, de la mortadelle, mais ça nous allait très bien comme cela ! Mon père votait communiste, comme tous les amis que, petit, je voyais venir à la maison. Mais les gens, à l'époque, se sentaient surtout antifascistes, contre ce que le fascisme avait laissé en héritage et qui n'avait pas changé depuis. Je ne comprenais pas bien alors, mais une sourde rancœur transparaissait dans les conversations et davantage encore dans les silences des personnes que je connaissais. Ceux entre mon père et un oncle maternel par exemple, ou entre deux de mes oncles, qui l'un et l'autre avaient été longuement prisonniers en Afrique, dans un camp de concentration des Alliés. L'un des deux y

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avait appris en même temps que l'anglais les idées libérales-démocratiques, alors que l'autre était rentré encore plus fasciste qu'auparavant. Pendant toutes les années où j'ai vécu à Porto San Giorgio, je n'ai pas vraiment connu la politique, tout simplement parce que personne n'en faisait. Presque tous mes amis étaient des ouvriers qui travaillaient sur des chalutiers, dans les usines de chaussures ou bien de construction mécanique qui se développaient alors dans le secteur. Quand on allait voter, on votait en général communiste, mais cela s'arrêtait là ! Je crois que j'ai été le seul qui ait continué l'école après la 4 e , à l'Institut technique industriel. J'ai obtenu mon diplôme à Fermo.

Est-il vrai que vos études ont été payées par une riche dame de l'endroit ? Elle n'était pas de là-bas, c'était la marquise Casati de Milan qui, bien des années plus tard, est morte à cause d'une tragique histoire sentimentale'... Je ne l'aurai vue que deux ou trois fois en tout, mais la seule chose que je peux dire est qu'elle a été très généreuse. Grâce à son aide, mes parents ont pu faire face aux frais nécessaires pour que je finisse mes études ; ce n'était certainement pas une somme énorme, mais mes parents n'avaient pas l'argent nécessaire pour me faire étudier jusqu'au diplôme. C e n'est pas que j'étais enthousiasmé par l'école, qui me semblait même d'un ennui insupportable : je n'y trouvais jamais de réponses à ma curiosité. A part la discipline, il n'y avait pas grand-chose. Pour arriver à l'école depuis la maison, je devais suivre une route avec d'un côté la mer, de l'autre la pinède : deux tentations irrésistibles. Du reste, je résistais très peu. On ne peut pas dire qu'à l'école je réussissais bien, mais cela n'allait pas mal non plus ; la vérité est que, très souvent, je n'y allais pas du tout. Ceci, jusqu'à la mort de mon père. J'avais seize ans. Ma maman, par implacable et amoureuse obstination maternelle, décida de

i. Anna Fallarino, épouse du comte Camillo Casati Stampa. En août 1970, elle est tuée par son mari, qui se suicide après avoir assassiné le jeune Massimo Minorenti, son amant.

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soutenir ses quatre fils jusqu'à la fin de leurs études. Elle se remit alors aussitôt à enseigner : c'était le seul salaire de la maison et elle se sacrifiait d'une façon telle que nous nous sentions tous tenus par des responsabilités d'adultes. J'ai dû m'y mettre moi aussi, que cela me plaise ou non. C'est à ce moment-là qu'une de mes tantes, concierge à Milan, via Torino où habitaient les Casati, parla de nous à sa patronne. Celle-ci offrit de nous aider. C'est ainsi que ma sœur la plus grande a pu obtenir son diplôme en lettres, que la plus petite est devenue enseignante et que j'ai fini, non sans mal, par obtenir un diplôme en télécommunications, en juillet 1966. Quelques mois plus tard, j'ai trouvé un emploi à Milan.

Où était-ce? Dans une entreprise d'équipements téléphoniques, la C E I E T . Ils m'ont envoyé suivre les travaux d'installations sur un chantier à Varese où l'on construisait un grand immeuble de bureaux. Je faisais l'aller et retour chaque jour entre Varese et Milan en prenant le train des lignes de la Compagnie du Nord, après une bonne demiheure de marche pour arriver à la gare. A cette heure-ci, il n'y avait pas encore de tramways. Seuls ceux qui ont fait ces trajets aussi tôt le matin en hiver savent ce que peuvent être le froid et le brouillard réunis. Ceux qui disent aimer Milan mentent ou ne savent pas ce que sont ses rues à six heures du matin par un jour de décembre !

C 'est là que vous rencontrez les ouvriers ? Je connaissais déjà les ouvriers puisque tous mes amis et ceux de mon père étaient ouvriers, mais je ne connaissais pas les usines : ce mélange d'organisation, de rendement et de discipline qui heurtent la condition humaine des personnes dont le destin se noue dans la production. C'est dans ces wagons de la Compagnie du Nord que je rencontre pour la première fois ces gens qui chaque matin s'agglutinent, taciturnes et frigorifiés. Personne ne sait où va son voisin mais

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chacun sait qu'il doit y aller, tous sont pressés et en même temps en colère, mais chacun pourtant sait l'obligation qu'il a de le faire. C'est au milieu des maçons, des charpentiers et des électriciens que j'entre en contact avec les usines, mais pas encore avec la politique. C'est chez Siemens que je la découvre, dans une entreprise qui s'appelle aujourd'hui Italtel. C'est là qu'un jour, dans le département où je travaillais - un centre d'essais où nous étions tous techniciens je vois surgir un groupe d'excités : ils hurlent contre les patrons, et n'ont pas l'air de vouloir s'en prendre à nous. Je suis d'ailleurs certain de ne pas être un patron. A la fin, nous sortons tous ensemble et nous nous mettons à discuter dans la cour. Je refusais déjà qu'on décide de ma vie à ma place, je veux donc comprendre le pourquoi des choses, pourquoi ces ouvriers protestent, revendiquent, exigent. Ces années-là, c'est comme si dans notre tête une résistance avait lâché, et pour cela il avait simplement suffi d'un épisode comme celui-là. Même moins aurait suffi.

Etaient-ils syndiqués ? Oui. Je n'avais pas encore rencontré ce type de travailleurs. C'était la véritable classe ouvrière, quand les ouvriers se mettent à penser par eux-mêmes, en tant qu'ouvriers, qu'ils parlent, se comportent et s'organisent en tant qu'ouvriers. Cette fois-ci, leur protestation se répandit aussi chez les techniciens, très nombreux dans l'usine, parmi lesquels je me trouvais. Habituellement, la division du travail fait que le personnel administratif, les employés et les techniciens se considèrent, sinon au service des patrons, du moins leurs alliés. Mais dans les usines où le niveau technologique est élevé, comme chez Siemens, les techniciens commençaient à se rendre compte qu'ils faisaient partie d'un processus de production, qu'ils n'étaient qu'une petite partie du cycle, et que leur position n'était pas vraiment différente de celle des ouvriers. Mon premier travail politique fut donc parmi ces techniciens.

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Combien étaient-ils chez Siemens ? La proportion était plus ou moins la suivante : environ quatre mille femmes, toutes ouvrières, qui travaillaient à la chaîne, à l'exception de quelques secrétaires, et deux mille hommes, quasiment tous techniciens, qui travaillaient dans les laboratoires ou les centres d'essais. Il y avait une très nette division, également sexuelle, du travail. Auprès des techniciens, les syndicats n'avaient quasiment aucune influence, mais il y avait un représentant de la Commission interne, technicien comme moi, qui venait des milieux catholiques et avait bien plus d'expérience politique que moi qui ne connaissais rien à l'époque. Nous sommes devenus amis et avons décidé avec seulement quelques autres de participer à la prochaine grève que feraient les ouvriers. C'est ce que nous avons fait, mais nous n'avons été que cinq techniciens sur deux mille. Il était donc clair que les méthodes traditionnelles ne fonctionnaient pas: il fallait inventer quelque chose de différent. Nous avons pris l'initiative, absolument inédite alors, de convoquer une assemblée générale qui donna naissance à un groupe d'étude. Sans étiquette politique, il devait nous permettre de nous rendre compte de nos problèmes et d'en discuter. Une coopérative socialiste nous prêta un local (être socialiste avait encore du sens à l'époque), du côté de San Siro. Le succès fut retentissant : nous avons été très nombreux. Nous avions touché juste et déclenché un mécanisme qui, en fait, était déjà mûr. Cela avait toujours été les ouvriers qui convoquaient les assemblées générales ; cette fois-ci, c'était nous, peut-être avec un brin de sectarisme ou de corporatisme à la base. Mais nous avions lancé quelque chose, une tendance irrésistible à tout mettre en discussion.

Discutiez-vous de questions syndicales ? Syndicales certes, mais cela allait au-delà. En effet, les techniciens ne se considéraient plus comme des intellectuels d'un type particulier, puisqu'ils n'exécutaient qu'un segment parcellaire du

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cycle productif, tout comme les ouvriers. Exactement comme eux. En outre, les niveaux de leurs salaires étaient extrêmement bas, car ils s'étaient toujours tenus en dehors de toutes les revendications par le passé. Ils avaient non seulement perdu toute prise sur le processus de revendication, mais aussi sur les miettes traditionnellement consenties lors des primes. Les représentations et les positions se trouvaient radicalement modifiées, et on en prenait conscience de façon explosive. L'assemblée générale forma donc le groupe d'étude et le reconnut comme son représentant ; celui-ci devint rapidement quasi légendaire pour quiconque s'occupait alors de questions syndicales dans les grandes usines du Nord du pays. Il devint en quelque sorte le prototype d'une méthode d'agrégation réussie au sein de figures productives jusqu'alors inaccessibles pour les syndicats. Dans les discussions, nous mettions au point les plates-formes revendicatives, décidions des formes et des moments de lutte. La participation était extraordinaire. Quand le groupe d'étude a lancé la première grève et que nous nous sommes retrouvés dans un cortège qui défilait pacifiquement dans l'usine, nous avons soudain découvert que nous étions une véritable force.

Curcio1 provient de l'expérience de la faculté de sociologie de Trente, FranceschinP de la mémoire des partisans de Reggio Emilia. Votre histoire, elle, est différente, n'est-ce pas? 2. Renato Curcio, l'un des fondateurs des BR. Étudiant en sociologie à la faculté de Trente. Arrêté à Pinerolo le 8 septembre 1974, il s'évade le 18 février 1975 de la prison de Casale Monferrato. Arrêté à nouveau à Milan, le 18 janvier 1976, il est condamné à trente ans de réclusion. Il a obtenu la semi-liberté en 1993: il travaille la journée à Rome dans la coopérative d'édition Sensibili aile foglie qu'il a fondée, et rentre le soir dans la prison de Rebibbia [NdT : La prison moderne de Rome). 3. Alberto Franceschini, autre fondateur des BR. Fils de communistes de Reggio Emilia, il entre aux Jeunesses communistes italiennes en 1962 et devient membre de sa direction. Responsable de la commission « usines », il dirige de nombreuses luttes dans les entreprises de Reggio. Il quitte le PCI en 1969. Il est arrêté avec Curcio à Pinerolo en septembre 1974. II se dissocie de la lutte armée le 21 février 1987. Libre, il travaille aujourd'hui à l'ARCI [NdT : A l'origine, Association culturelle du Parti communiste, qui anima notamment le réseau des Maisons du Peuple dans toute la péninsule].

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Pour ma part, je viens de ce premier groupe d'étude, qui était contemporain du C U B 4 de chez Pirelli, et son équivalent chez les techniciens. C e qu'ils avaient constitué était une expérience d'organisation autonome des travailleurs dans l'usine qui se situait entre syndicats et mouvement politique, entre une critique du mode de production capitaliste et le rêve d'une perspective démocratique et révolutionnaire. Moi, je venais de chez Siemens : c'est là que j'ai appris un métier, et c'est là aussi que j'ai découvert à la fois les règles qui régissent les mécanismes du capital et la lutte de classes. Voilà d'où je viens. Et ce n'est pas tellement étonnant. Les racines des BR proviennent pour une grande part des usines.

Combien étiez-vous dans le groupe d'étude ? Une vingtaine au départ. Le fait est que nous remplissions un vide et que nous étions extrêmement suivis. Nous avions décidé de travailler sur les contradictions du processus de production et sur la division des fonctions de chacun dans l'usine. C'est aussi à ce moment-là, puisque personne ne m'y obligeait plus, que j'ai repris mes études : je me suis inscrit à la faculté d'économie et de commerce à l'université catholique de Milan. C'était la seule université à proposer des cours du soir. C'était fin 1967.

Vous avez passé les examens ? Oui, mais je n'ai pas obtenu mon diplôme, je me suis arrêté bien avant. Cette année-là, l'Université aussi était en pleine ébullition, avec des assemblées générales qui se succédaient les unes après les autres. A l'université catholique de Milan, il suffisait alors, pour être admis, d'un certificat de bonne conduite délivré par un curé. Pourtant, le mouvement étudiant milanais a vraiment débuté par 4- Comité unitaire de base. Les ouvriers le constituent en opposition aux syndicats en 1968. Le leader du C U B chez Pirelli fut Raffaello De Mori.

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une manifestation à la « Catholique » que la police a chargée violemment. L'université était alors presque constamment occupée. Que les cours aient lieu ou non, il y régnait un climat de totale insubordination auquel aucun secteur n'échappait. C'était magnifique! J'étais impressionné par la créativité des étudiants et de leurs slogans, et par leur langage à la fois incompréhensible et d'une radicalité extraordinaire. A l'époque, nous qui venions des usines avons été littéralement fascinés par ce mouvement d'étudiants, même si nous n'étions pas disposés alors à le reconnaître : nous le regardions un peu de haut, comme on regarde quelqu'un qui sait tout mais ne comprend rien. Studentame5, les appelions-nous.

On ne peut pas dire que vous les compreniez vraiment, les étudiants. C'est vrai. Les barrières vieilles de dizaines d'années ne tombent pas en un jour... Avant 1968, les étudiants étaient majoritairement de droite. Quand j'étais enfant, ils faisaient grève pour Trieste 6 . Les ouvriers se méfiaient, car les étudiants n'avaient jamais été de leur côté. Mais à ce moment-là, l'Université cesse d'être seulement l'école des fils des patrons. Peu de temps après, nous allions retrouver les étudiants aux portes des usines. Même si les relations n'étaient pas toujours faciles... Même Curcio te semblait studentame ? Non, pas du tout. Mais Curcio, je ne l'ai pas connu à l'université. Je ne sais pas exactement ce que les étudiants ont apporté aux ouvriers. Je crois qu'ils ont offert beaucoup de leur expérience et ont ressenti en échange beaucoup de frustration. Quiconque parmi 5. NdT : Jeu de mots très péjoratif: contraction des mots studente (étudiant) et tettame (fumier). 6. NdT : Allusion au mouvement nationaliste italien et au différend relatif aux frontières avec la Yougoslavie après 1945, suite à la conquête par Mussolini de l'Istrie, rendue à la Libération.

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eux venait devant les grilles de nos usines acceptait de fait que le point de vue des ouvriers l'emporte sur toute autre considération, parfois presque de manière fanatique : ou bien l'étudiant cessait d'être étudiant, ou bien il s'en allait. Toutefois, même les rares interventions d'ouvriers au cours des assemblées générales étudiantes à moi aussi cela m'est arrivé de prendre la parole à l'université d'Etat de Milan au nom du mouvement des techniciens ne réduisaient pas cette distance. Mais ce ne fut pas pour moi une expérience de type intellectuel. Cette expérience est bien plutôt née au cœur des luttes dans les usines, comme pour des milliers de camarades qui arrivaient de la campagne pour fuir la misère, avec des yeux grands ouverts et pleins d'espoir, et plongeaient tout entiers dans l'enchevêtrement des contradictions de la métropole. J'ai haï Milan tout de suite. On ne peut pas aimer un tel lieu. Et pourtant, c'était ma ville, là où les choses se passaient, et se passaient bien plus tôt qu'ailleurs, là où on rencontrait plein de gens et où les choses bougeaient.

(Ju 'est-ce que vous sentiez changer ? Déjà, le premier groupe chez Siemens n'avait rien à voir avec le passé. A l'usine, nous nous méfiions de la politique parce que nous nous méfiions des partis : pour nous, il n'y avait que les syndicats. Je me rappelle certains camarades extraordinaires qui n'écrivaient jamais dans un tract le mot « politique » sans ajouter « syndicale », presque pour conjurer toute ingérence éventuelle d'un parti politique qui aurait pu diviser ou éloigner davantage. Et pourtant, le groupe d'étude est apparu immédiatement comme un événement politique, précieux et immense. C'était la première fois qu'une catégorie comme les techniciens, qui n'avait pas d'histoire propre, tendait à s'identifier avec la classe ouvrière, porteuse, elle, de vieilles traditions.

Et les ouvriers, comment vous voyaient-Us ?

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Au départ, avec une certaine méfiance, car il n'y avait jamais eu aucune entente entre des catégories que le processus de production avait toujours tenues éloignées. Et les techniciens n'avaient découvert leur nouvelle identité que très peu de temps auparavant. Certes, les ouvriers connaissaient déjà quelques-uns d'entre nous, car, durant les grèves nous nous étions impliqués, mais en tant que catégorie à part entière, nous devions encore gagner leur confiance. Néanmoins, ce n'était pas très difficile, et au cours de ces mois, il y a eu un vrai changement de culture qui bouleversa les comportements de tous, ouvriers et techniciens. La représentation syndicale était devenue obsolète, les commissions internes qui avaient tenu glorieusement pendant toutes les années 1950 n'y arrivaient plus, des assemblées générales ou des réunions d'ateliers avaient lieu sans cesse, et elles remettaient vraiment tout en cause ! La participation était massive et sur un mode totalement nouveau. C'en était fini du délégué officiel qui prenait le micro et parlait tout seul pendant deux heures ; le micro, tout le monde le prenait et expliquait ses motivations, chacun pouvait s'identifier à l'un ou à l'autre. Et la parole circulait comme jamais !

Ce sont les étudiants qui vous ont enseigné cela, qui ont inventé les assemblées générales. Bien sûr, il est plus facile de s'opposer aux professeurs qu'aux patrons, car a l'école, il n'y a pas de licenciements... Mais c 'est bien chez les étudiants que vous avez appris tout cela... Absolument. Cela a d'abord existé au sein du mouvement étudiant. Les jeunes ouvriers respiraient l'air qui provenait des universités, même s'ils n'y avaient jamais mis les pieds. Il y avait un vrai besoin de participation, de décider tous ensemble des luttes à mener, quoi faire, comment, quand... Les ouvriers ont eux-mêmes créé leurs propres assemblées générales, les ont multipliées au niveau de chaque atelier, en ont fait leur instrument majeur d'autodétermination. Ils s'en sont emparés et les ont imposées aux syndicats. C e n'est que bien plus tard que les assemblées générales ont

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été en quelque sorte institutionnalisées. À l'époque, les appareils syndicaux s'en méfiaient parce qu'elles doublaient les instances de décision classiques. Les permanents les trouvaient chaotiques, incontrôlables... Et, effectivement, cela a été un moment de créativité maximale où l'on inventait des nouvelles formes de lutte : les grèves coordonnées entre ateliers, les défilés à l'intérieur des usines, les occupations pacifiques. Nous étions tous syndiqués et l'un d'entre nous était même un dirigeant régional, mais seule une partie de la FIM 7 nous soutenait ouvertement et mettait à notre disposition ses locaux pour imprimer des tracts et tout ce qui pouvait nous être utile. Je me souviens que la C G I L 8 nous regardait comme le chat regarde la souris, prête à nous tomber dessus dès que l'occasion se présentait.

Et ilsy sont parvenus ? Cette occasion se présentait toujours au moment de la négociation et de la signature de l'accord. Le fait que les ouvriers aient une bonne longueur d'avance ne changeait rien, la décision de conclure la lutte est toujours restée entre les mains des syndicats, qui ne l'ont jamais perdue, dans aucune usine milanaise, même là où les structures autonomes étaient en position de force, comme à un certain moment chez Pirelli ou, pendant peu de temps, chez Siemens. L'assemblée générale était en mesure de mobiliser des travailleurs avec un potentiel auquel les syndicats n'auraient jamais pu prétendre, mais c'était toujours eux qui lançaient les grèves et qui allaient négocier ensuite. Je me rappelle que nous avions convoqué une assemblée générale chez Pirelli et chez Siemens, avec une affluence telle que, pour pouvoir se réunir tous, nous avions dû 7- NdT : Fédération de la métallurgie de la CISL, très combative même si elle faisait partie de cette confédération démocrate-chrétienne dont la direction nationale était alors modérée et proche du pouvoir. 8.

N d T : Principale c o n f é d é r a t i o n s y n d i c a l e italienne, h i s t o r i q u e m e n t liée au P C I .

Equivalent d e la C G T

française.

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occuper le Palais des sports situé entre les deux usines. C e n'était pas tout à fait légal parce que personne ne voulait nous donner l'autorisation. Mais cela a finalement été une assemblée extraordinaire, sans orateur officiel à la tribune et sans intervention prévue à l'avance ; celui qui s'emparait du micro n'avait qu'une seule limite : l'attention qu'il arrivait à obtenir de la part des milliers de personnes présentes. Comment peser sur les conditions de travail, comment changer les choses ? C'étaient là les seuls objectifs que nous avions en commun. Nous rêvions de changer beaucoup de choses et elles étaient déjà en train de changer. Nous étions le « produit » le plus élevé de ce changement. Difficile cependant de prendre des décisions dans des moments pareils, et personne n'avait la naïveté de croire que cela suffirait, mais ces décisions prises en commun donnaient un sens à la démocratie, bien différent de celui que les gens avaient connu jusqu'ici. Peu après, Pierre Carniti allait gérer tout cela. Il était très intéressé et sympathisait avec nous. Mais ce fut tout autre chose.

Quelle a été, selon vous, l'année décisive ? 1969, sans aucun doute, et pas seulement pour moi ! C e fut l'année de la signature d'un nouvel accord national de la métallurgie. Et, au printemps suivant, le renouvellement des accords complémentaires. Bon nombre de choses survenues les années suivantes sont nées de cette impulsion. Le mouvement des techniciens a pris forme et s'est ajouté à celui des ouvriers dans l'entreprise, les comités autonomes se sont multipliés, aussi bien parmi les techniciens de S N A M Progetti, d'IBM, de Philips, que les C U B (à majorité ouvrière) chez Pirelli, Borletti Marelli... Tous avançaient des revendications aux contenus extrêmement novateurs : réglementations égalitaires, organisation du travail, horaires, mobilité interne, salaires calculés en dehors des seuls paramètres de productivité. Nous nous connaissions tous, nous nous voyions et échangions en permanence. Personne ne pensait encore à une organisation commune parce que

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nous n'en ressentions pas le besoin : nous avions alors une forte influence sur les syndicats, du moins au niveau de chaque entreprise. Nous réussissions à leur imposer nos thèmes et nos revendications et, de surcroît, personne ne faisait attention à laquelle des trois confédérations chacun appartenait. Il y eut, je me rappelle, un meeting à San Pellegrino, convoqué par la FIM, auquel participèrent quasiment tous les militants de base des syndicats milanais, des communistes de la F I O M 9 aux anarcho-syndicalistes de la Ghisolfa, sur le thème : comment mettre un terme au plus vite à la structure des appareils bureaucratiques ? En somme, les syndicats discutant de comment détruire les syndicats... c'était incroyable ! Mais nous étions quelque peu naïfs. Pour résumer, en l'espace d'une seule année, vous découvrez l'usine, vous vous considérez comme un technicien au sein du cycle de production, apprenez la lutte des classes etfaites votre première expérience collective ? C'est vrai, la vie s'était tout à coup accélérée et allait à cent à l'heure ! Et par-dessus le marché, avec un groupe de camarades des deux sexes - les mêmes qui, à l'usine, participaient aux luttes, du moins ceux qui étaient le plus sur la même longueur d'onde, nous faisions une expérience communautaire. Vous allez habiter ensemble, dans la même maison ? Oui, la commune de la piazza Stuparich. Au départ, nous étions dix-huit, d'origines très diverses : des jeunes issus du mouvement étudiant, des catholiques proches des A C L I 1 0 , des marxistes orthodoxes, et toutes les tendances de l'anarcho-syndicalisme. Il y en 9- NdT: FédérationdelatnétallurgiedelaCGIL. 10. NdT : ACLI : Associations chrétiennes des travailleurs italiens. Associations socio-culturelles liée à l'F.glise catholique, présente dans de nombreuses communes italiennes. Parallèlement, le PCI avait le même type d'organisation, l'ARCI. Voir note 3 de ce chapitre.

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avait même un qui, dans son village, avait jadis fréquenté le Parti socialiste, mais il n'avait que dix-huit ans et personne ne lui en tenait rigueur ! La majorité, comme moi, sans idéologie précise, n'appartenait à aucun parti, mais s'y sentait très bien quand même. On se regroupait simplement avec l'envie d'être ensemble. On discutait sans cesse en se posant des tas de questions, avec suffisamment d'enthousiasme pour essayer de se répondre les uns les autres.

Comment est née l'idée de cette commune ? Un peu par hasard. Nous travaillions tous dans la même zone, et étions tous engagés dans les syndicats ou au sein du mouvement, il était donc pratique de prendre un grand appartement pour y habiter tous ensemble et pouvoir faire de la politique en s'allégeant de pas mal de tâches domestiques. Et en plus, nous économisions pas mal d'argent. Mais à y repenser aujourd'hui, je crois surtout que nous étions tentés par une aventure existentielle, en essayant de prolonger dans la sphère privée ce collectif que nous formions, alors qu'il ne franchissait pas habituellement les portes des maisons. Ajoutez à cela le fait que nous étions à Milan, qui est certes ma ville, mais qui peut vous détruire si vous ne vous en protégez pas. Cette ville ne vous interdit rien, mais elle ne vous fait aucun cadeau non plus. Il vous faut inventer et construire vous-mêmes un moyen d'être avec les autres, en se battant bec et ongles pour survivre. Nous avons donc créé cette commune de la piazza Stuparich, qui est devenue assez vite un lieu de rencontres ; tous les camarades milanais qui ont ensuite milité dans les B R y sont passés au moins une fois, peut-être seulement pour manger un risotto.

Et vos dames? Beaucoup de nos dames sont venues y vivre - c'est la première fois que je les entends appelées ainsi. La division entre vie politique et vie personnelle n'existait pas, qu'il s'agisse de préparer un tract ou

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de prendre soin des enfants. Seules les chambres à coucher étaient séparées. Il y avait une grande salle commune avec des affiches et des inscriptions aux murs ; chacun y laissait son message, presque toujours en s'en prenant vigoureusement à un autre d'entre nous. Je crois que cela apportait un équilibre et, surtout, une vraie tolérance, comme je n'en ai plus jamais rencontré nulle part ailleurs depuis. Sans doute que, depuis cette époque, personne n'en a plus été capable...

Commentfonctionnaient les rapportsfamiliaux ? Il y avait naturellement des couples, mais qui s'inséraient dans une structure plus vaste, utile à tous. Et à un certain moment, comme si nous nous étions donné le mot, tous se sont mis à faire des enfants. Je crois que cette vitalité qui affleurait dans tout ce que nous faisions a eu besoin de se projeter dans l'avenir. La décision de faire un enfant n'était pas longuement réfléchie, c'était juste le plus joyeux de nos choix, voilà tout ! Avec Lia, ma compagne à l'époque, nous avons mis en route Marcello et, presque au même moment, les autres ont eu la même idée. Le résultat a été que la commune s'est remplie de nouveau-nés. Nous avons aussi accueilli une douzaine de marmots de camarades qui fréquentaient la commune et organisé un véritable jardin d'enfants, dans les règles de l'art. Je m'en suis occupé moi aussi, pendant quelque temps. On peut aimer énormément les enfants, mais seul celui qui ne l'a jamais fait peut penser que c'est facile : j'ai d'ailleurs été heureux de découvrir que, parmi les hommes et les femmes qui étaient là, certains savaient le faire mieux que moi.

Quand avez-vous rencontré Curcio ? Justement à cette époque. Les comités de base étaient très actifs, et certaines personnes étaient venues à Milan uniquement à cause pour voir ce qui se passait, en particulier le C U B de Pirelli. Je me

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souviens d'avoir rencontré pour la première fois Margherita" à une réunion du C U B de Pirelli et nous avons commenté la décision prise par quelques-uns de créer un groupe au niveau national, en reprenant un slogan de Mai 68 en France que nous aimions particulièrement : « Ce n'est qu'un début"*... la lutte continue. » C'était d'ailleurs le principal sujet de toutes les discussions à ce moment-là. Le mouvement était très puissant et des comités de base existaient partout: leur influence était vraiment forte dans les usines où ils étaient implantés, mais nulle au niveau national. Aussi, comment faire pour que ces structures aient, ensemble, un poids qu'elles n'ont pas à elles seules? Plusieurs réponses furent proposées. C'est là que se sont formés de nombreux groupes et, parmi tant d'autres, le Collectif politique métropolitain (CPM).

C 'est vous qui avez cherché à rencontrer Curcio ? C'était un moment où tout le monde cherchait tout le monde et, en particulier, quelque chose qui concourt, sinon à l'unité, du moins à une coordination. Au début, le C P M ne se présentait pas comme une organisation - car il n'avait pas de ligne politique précise mais comme un lieu de réflexion visant à créer une plate-forme susceptible de rassembler des personnes aussi différentes que les ouvriers de Pirelli, les techniciens d'IBM et de Siemens ou les membres des collectifs étudiants-ouvriers. Les animateurs du C P M étaient Simioni' 3 et Curcio, mais par principe, les groupes particuliers 11. Margherita Cagol,« Mara», épouse de Renato Curcio. Diplômée en sociologie de la faculté de Trente, sous la direction de Francesco Alberoni. Elle dirigea le commando qui orchestra l'évasion de Curcio de la prison de Casale. Elle mourut le 5 juin 1975 lors d'un échange de coups de feu avec les carabiniers à la ferme Spiotta di Arzello, près d'Acqui Terme, où était séquestré l'industriel Vittorio Vallarino Gancia, qui est alors libéré. Lors de la fusillade, le brigadier Giovanni D'Alfonso est tué et le lieutenant Umberto Rocca et le maréchal des logis Rosario Cattafi sont grièvement blessés. 12. En français dans le texte. Dorénavant, les passages en français seront en italique et signalés par un astérisque. 13. Corrado Simioni, vénitien, est membre, à la fin des années 1950, des Jeunesses socialistes à Milan, au sein de sa tendance dite autonomiste, en compagnie de Bettino

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de chaque usine qui y participaient conservaient leur propre autonomie.

Avez-vous bien connu Simioni? Assez pour m'en être éloigné très vite. La discussion au sein du C P M était de plus en plus vive et s'accélérait, pas seulement de notre fait. Les événements se bousculaient et l'adversaire ne restait pas les bras croisés. Les premières restructurations dans les usines commençaient, la police réprimait de plus en plus durement les manifestations de rue et les premières bombes ont explosé : avec l'attentat de la piazza Fontana, certains se sont mis à la politique en faisant des massacres. C'est alors que d'un discours théorique sur la violence, on est passé à une discussion sur la lutte armée. La vérité est que nous n'avions alors aucune idée précise sur la façon de s'opposer à une situation qui nous échappait. Une seule chose nous paraissait claire : ils étaient en train d'attaquer ce que nous étions parvenus à représenter, nous ne devions pas céder, et le mouvement devait poursuivre son offensive. Nous étions pourtant encore très loin de théoriser la lutte armée, et encore plus de penser à son Craxi [NdT : futur président du Conseil socialiste de 1983 à 1987, ayant fui en Tunisie dans les années 1990, après ses multiples mises en examen pour corruption aggravée]. Lorsque Simioni quitte l'Italie, il fonde à Paris l'institut de langues Hyperion (27, quai de la Tournelle, Paris 4 e ), avec Vanni Mulinaris et Duccio Berio. L'institut, présidé par Marie-Françoise Tuscher, nièce de l'Abbé Pierre, est accusé par le procureur de Padoue, Pietro Calogero, durant l'enquête du « 7 avril» [voir introduction, note i,p. 27], et par d'autres magistrats durant l'affaire Moro, d'être un centre de trafic d'armes pour le terrorisme international. En 1980, Bettino Craxi parla ainsi, lors d'une discussion sur les refuges du terrorisme, d'un « grand ancien » qui pour bon nombre d'observateurs semblait correspondre au portrait de Simioni : « Il serait utile de nous remémorer le passé, de repenser à des personnages qui ont commencé à faire de la politique avec nous, qui ont démontré avoir certaines qualités, certains dons politiques, et qui ont ensuite disparu à l'improviste. Des gens dont on parlait il y a une dizaine d'années... Certainement, nombre d'entre eux auront cessé, se seront rangés avec quelque bonne situation, certains seront même morts. Je crois cependant qu'il est possible que d'autres aient pu continuer dans la voie de la clagdestinité, en étant peut-être aujourd'hui à Paris, en train de travailler pour le parti arm^.. »

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organisation. Mais nous en ressentions désormais la nécessité. On trouve clairement les premiers signes de cela dans le fameux livre jaune qui fut élaboré lors du congrès que le C P M a tenu à Chiavari, dans un pensionnat du nom de Stella Maris.

Qui étaitprésent à ce congrès ? Quasiment tous les dirigeants des comités de base milanais. Les discussions étaient intenses et contradictoires. Il s'agissait d'une phase intermédiaire, et les réflexions quant aux actions possibles étaient confuses. Mais, à un certain moment, nous nous sommes aperçus que le congrès, pourtant convoqué avec une certaine discrétion, était surveillé par des policiers du département politique de Milan : nous les connaissions bien, au moins autant qu'ils nous connaissaient. Au départ, nous avons été très préoccupés, nous craignions une rafle, ou une provocation. Jusqu'au moment où une camarade a découvert un piano dans l'une des salles et s'est mise au clavier... Nous, nous avons alors entonné presque en hurlant Bandiera rossa1*. À trois heures du matin. Au lieu de la clandestinité, l'allégresse l'emporta sur la politesse... Mais de retour à Milan, nous avons commencé à réfléchir sérieusement à ce qu'il fallait faire. Et, presque immédiatement, un différend avec Simioni nous entraîna, moi-même et un petit groupe de camarades, à sortir du C P M .

Vous ne supportez pas Simioni. Pourquoi ? Je ne supportais pas ses façons de faire. Nous commencions à peine à monter quelque chose de concret, au-delà des bavardages. Il n'y avait pas encore de projet bien défini, mais il était clair dans notre tête, pour moi et les autres camarades de la même formation, que nous courrions au désastre si nous ne nous engagions pas vers 14. NdT : Bandiera rossa (Drapeau rouge) est l'un des plus célèbres chants révolutionnaires italiens.

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quelque chose que nous contrôlions un tant soit peu. Or Simioni, c'était tout le contraire. Il avait la manie du secret, était un peu vantard, un peu sorti de romans d'espionnage. Or, il nous fallait bien plus que des allusions à une quelconque guérilla sud-américaine pour nous engager dans d'obscures aventures. Un différend sur la méthode a suffi pour couper net avec lui, du moins en ce qui me concerne. Car le fait d'accepter le secret signifiait accepter une hiérarchie.

Mais vous avez accepté les deux en entrant dans la clandestinité... La division des tâches au sein d'une organisation clandestine est tout à fait différente. Il y a des structures pour vérifier, la chaîne des décisions n'est pas à sens unique, ce qui induit une rotation des responsabilités. C e n'était pas cela qui était proposé ni pratiqué au sein du C P M . C e que voulait faire Simioni et ce qu'il a effectivement fait, je n'en sais rien. Mais, à partir de ce moment-là, il ne m'a plus intéressé et je ne l'ai plus jamais revu. Avec moi sont partis certains camarades qui travaillaient dans le secteur de l'éducation, dans les hôpitaux, quelques-uns chez Siemens, dont Corrado Alunni' 5 . Ce ne fut pas une rupture politique avec le C P M , qui n'était pas une véritable organisation mais plutôt un mouvement informel. Et les relations avec ceux d'entre nous qui travaillaient à l'usine sont restées les mêmes.

Curcio était d'accord avec vous ? J'en ai parlé longuement avec lui. Nous en avons discuté tout un après-midi, sur un banc des jardins devant la commune de la piazza Stuparich. Je n'étais pas en train de faire une scission. Je pensais que •S- Responsable du noyau des BR dans l'usine Siemens de San Siro, dans la banlieue de Milan. En 1975, il quitta l'organisation et fonda les F C C (Formations communistes combattantes). Arrêté à Milan en septembre 1978 dans un appartement de via Negroli, il est aujourd'hui en liberté conditionnelle.

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le moment était venu de se préparer à la lutte armée et que cela ne pouvait pas se faire au sein du C P M , ni avec ses méthodes. Nous avons convenu que je m'en allais. Mais nous avions déjà en tête la même idée et il était facile de penser que, surtout sans Simioni, nous allions nous retrouver.

Vous reprochiez au CPM de ne pas se décider clairement sur la lutte armée et, en même temps, de faire trop de secrets ? Pour ma part, je ne lui reprochais rien du tout. Je trouvais simplement inacceptable qu'on s'engage dans des choix irréversibles mais décidés pour ainsi dire dans votre dos. D'autre part, peut-être que je pressais le mouvement, mais il me semblait alors urgent de se mettre à discuter sérieusement d'un mouvement armé. A l'usine, nous travaillions déjà dans cette optique, tout en conservant chacun nos engagements syndicaux, dans les comités ou dans les ateliers. En tout cas, nous avons quitté le C P M . Par sens des responsabilités, j'ai aussi cessé de vivre à la commune, même si ce fut vraiment à regret. Cela avait été une expérience magnifique. Bien sûr, nous étions jeunes, ingénus, inexpérimentés, que sais-je encore, mais cela faisait du bien d'avoir essayé, au moins une fois dans son existence, même peu de temps, un mode de vie différent avec tant d'enthousiasme. Plus tard, nous serions condamnés, nous autres des B R , à vivre l'idéal que nous appelions « communisme » uniquement dans notre imagination. Lorsque ma femme, notre enfant et moi sommes partis de la Commune, j'ai senti qu'il ne s'agissait pas simplement d'aller habiter seuls de notre côté, mais bien qu'une époque se terminait.

Lorsque vous quittez le CPM, quel travail faisiez-vous? Qu'entendiezvouspar « lutte armée », alors que les Brigades rouges ne sont encore qu 'en incubation ? Je ne veux pas exagérer ce que nous faisions alors. En apparence, rien n'avait changé, la mutation s'engageait seulement à l'intérieur.

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Le groupe de camarades alors avec moi discutait et expérimentait les premières techniques de la clandestinité, comme la falsification des papiers, l'organisation des bases, des laboratoires. Nous avions trouvé quelques armes. Mais nous ne savions même pas si ce que nous faisions allait vraiment servir à quelque chose. Il n'existait, en effet, aucun précédent de guérilla dans une métropole industrielle comme Milan, et les informations récoltées auprès de quelques réfugiés sud-américains ne nous étaient pas d'une grande utilité, parce qu'elles provenaient de situations très différentes. Nous devions tout inventer. Et ce sera toujours comme cela pour les Brigades rouges : nous ne ressemblerons à personne d'autre, pas même sur le plan de l'organisation ou de la façon de combattre.

Étiez-vous seuls ou en contact avec d'autrespersonnes ? Nous étions en contact avec les camarades qui, à travers Sinistra proletaria' 6 , allaient réaliser les premières actions des B R chez Pirelli. Nous comprenions alors que c'était là le saut qualitatif que nous devions faire. Notez que les premières actions des B R n'étaient pas si éloignées des actions les plus dures du mouvement ouvrier traditionnel, où il existe aussi une violence radicale. Mais il y avait un élément qui tranchait fondamentalement : nos actions étaient revendiquées. Si un groupe d'ouvriers déclare : « Oui, nous avons voulu cet acte et nous nous sommes organisés pour l'accomplir », cela change radicalement sa nature. L'offensive était clairement assumée et l'idée se mettait à circuler qu'il était possible de dépasser les limites habituelles du conflit, qu'il ne s'agissait plus d'être violent seulement un instant et d'en avoir honte ensuite, de lancer un pavé puis de dissimuler ses mains. Nous disions clairement que nous voulions agresser l'entreprise, le capital. Que c'est ce que nous voulions faire et que nous le ferions.

•6. NdT : Littéralement « Gauche prolétarienne » : petit parti d'extrême gauche né autour de 1968, où militaient alors Mara Cagol et Renato Curcio.

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Vous n'étiez pas avec Curcio et Mara quand ils ont inventé le nom Brigades rouges ? Et c 'est chez Pirelli qu 'est née la première brigade ? Non. En vingt ans, j'ai entendu au moins trois versions sur la naissance du nom et du symbole des B R . J'ai choisi celle où intervient Mara, parce que c'est elle qui m'a appris à faire l'étoile à cinq branches, après que j'ai honteusement raté celle sur l'écriteau qui pendait au cou de Mincuzzi 17 , lorsque nous l'avons relâché devant les grilles de l'usine Alfa Romeo. Je réussis très bien les dessins techniques, c'est mon métier, mais pour réaliser comme il faut notre étoile, il faut un brin de fantaisie : on prend une pièce de cent lires... Bon, laissons tomber. Je ne voudrais pas que quelqu'un ait l'idée de recommencer.

Entre vos expériences durant les années 1967-1968 et les Brigades rouges, vous êtes monté d'un cran. Quelle en a été la cause ? La tension de l'automne chaud de 1969' 8 , puis le massacre de piazza Fontana. Nous étions forts dans l'usine, les critiques les plus radicales des modes d'organisation du travail progressaient partout et l'insoumission était quotidienne. Nous inventions des solidarités qui, il est vrai, duraient parfois seulement l'espace d'une matinée, mais grâce auxquelles les ouvriers découvraient une liberté dont ils n'avaient jamais joui. Et la pression qu'ils exerçaient alors était énorme, mettant hors jeu les syndicats dans tous les domaines. C'est à ce moment-là qu'a débuté - d'abord seulement chez Pirelli - , un 17.

M ichcle Mincuzzi, ingénieur chez Alfa Romeo, enlevé durant quelques heures

le 28 juin 1973. 18. A l'automne 1969, l'Italie connaît des grèves massives dans de nombreux secteurs et surtout dans l'industrie. Les ouvriers inventent alors des formes originales de lutte, dont les cortèges internes dans les usines entre ateliers, la prise de contrôle de la production, etc. D'énormes manifestations ont lieu dans les villes. A la différence de la France en mai 1968, de nombreux étudiants vont à la rencontre des ouvriers et sont généralement bien reçus. Cette fraternisation va amener à la création de structures ouvriers-étudiants, dont parle M. Moretti au début du livre (CUB, CPM, etc.).

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processus de restructuration, dont les effets ont été terribles. Ils ont fait le ménage. L'entreprise a fermé les ateliers les plus combatifs, licencié les ouvriers les plus à l'avant-garde et modifié l'organisation de la production de manière à réduire les possibilités de s'y opposer, jusqu'à les faire disparaître. Au début, seuls les militants les plus conscients ont compris ce qui se passait, c'est-à-dire qu'il s'agissait en fait d'une attaque politique frontale et non d'une exigence due à la productivité. Pirelli était présente au niveau mondial dans divers pays et, pour la première fois, a fait venir des matériaux de ses usines espagnoles, au moment où les ouvriers bloquaient complètement l'établissement de Bicocca, rendant ainsi leur action sans effet. Nous étions parvenus à contester le mode de direction dans l'usine et ils nous retiraient littéralement toute possibilité d'agir là où nous le pouvions. Au sein du cadre traditionnel du conflit dans l'usine, de la lutte, nous nous retrouvions soudain hors jeu. S'engager dans la lutte armée signifiait conserver la capacité effective de lutter.

Mais la lutte armée tranche par rapport au passé. Où voyez-vous une continuité avec les expériences du mouvement ouvrier, même les plus dures ? La rupture est immense, je l'admets. Dire que nous nous situons en continuité avec les formes de lutte du passé est exagéré, certes. Toutefois, les liens subsistent, ils sont même certains. Nous nous adressions aux avant-gardes, nous pensions qu'il n'y avait pas d'autre voie. Chemin faisant, nous verrions si cela pouvait devenir une ligne de masse. Mais à l'extérieur, les événements s'accéléraient. Tout le mouvement a ressenti comme une attaque la bombe de la Banque de l'agriculture. C'était une perception quasi physique: quelque chose, l'Etat, pas seulement l'adversaire dans l'entreprise, était en train de nous mettre dos au mur. Le conflit n'intervient plus seulement entre nous et les patrons, ou les institutions (partis ou syndicats) ; il y a autre chose, il y a l'Etat. L'autonomie, la spontanéité des ouvriers ne suffisent plus. C'est comme cela que sont nées les Brigades rouges.

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C 'est là que se produit la rupture pour vous? C'est là que se produit la rupture pour nous tous.

Mais vous dites que vous restez liés, intrinsèquement, au mouvement dans les usines ? Nous sommes dans les usines. Et nous avons aussi certains liens significatifs dans des quartiers, comme le Giambellino, ou Quarto Oggiaro. Dans le tissu urbain de Milan, la distinction entre le quartier et l'usine n'est pas aussi nette qu'ailleurs. Il arrive que les mêmes camarades soient dans les comités de base chez Alfa Romeo et au centre social de Quarto Oggiaro, ou quelqu'un de chez Marelli dans un comité à Bovisa, ou un jeune garçon qui travaille chez Breda dans les comités ouvriers-étudiants... Prenez le mouvement d'occupation des maisons qui devient une caractéristique de ces années-là : il est dirigé par les mêmes ouvriers qui, au sein des syndicats ou ailleurs, conduisent les luttes dans les entreprises. A Milan, les ouvriers étaient les vrais protagonistes du mouvement, et non des dinosaures en voie de disparition. Ils étaient des sujets politiques importants, qui inventaient eux-mêmes leur mode d'organisation et, figurez-vous, mettaient en pratique un autre type de démocratie. Jusqu'en 1972-1973, les Brigades rouges ont été un fait exclusivement milanais et elles ne pouvaient naître ailleurs.

Dans quelles usines en particulier ? La toute première fut Pirelli. Et elle fut la première dans tous les domaines, précédant tout ce qui se passera par la suite dans les autres usines. Le premier C U B ouvrier est créé chez Pirelli par Raffaello De Mori et quelques-uns de ce C U B formeront, un peu plus tard, la première Brigade rouge. Or, c'est Pirelli qui est la première entreprise à restructurer en Italie. Et c'est notre première et légendaire Brigade rouge chez Pirelli qui disparaîtra la première,

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presque immédiatement, sans même attendre que la Bicocca ferme ses portes et disparaisse de l'histoire de Milan.

Et chez Siemens ? Chez Siemens, nous avons existé beaucoup plus longtemps, pratiquement du début jusqu'à la fin des Brigades rouges. Siemens était une entreprise beaucoup plus structurée, où le processus de production était en pleine expansion, et ce que nous disions trouvait toujours un écho, aussi bien parmi les techniciens que parmi les ouvriers. A un moment donné, nous pouvions compter sur une centaine de camarades. Un jour, après l'enlèvement de Macchiarini, un camarade à qui quelqu'un demanda ce qui se passait chez Siemens répondit : « Autant de téléphones que de brigadistes ! »

Quelles autres usines encore ? Chez Borletti, vous étiez présents ? Chez Borletti, il s'était formé un C U B , mais il n'approuva jamais la lutte armée. On discutait, et il y avait une certaine sympathie à notre endroit. Par contre, nous étions bien implantés du côté de Sesto San Giovanni, où se concentraient de nombreuses usines, comme les deux de Marelli, Falck, les trois de Breda, Pirelli... Dit comme ça, on ne se rend pas compte, mais cela signifie plusieurs dizaines de milliers d'ouvriers. Lorsqu'une manifestation partait de Sesto vers le centre-ville, c'était tout Milan qui s'arrêtait. Dans chacune de ces usines, nous avions une brigade, sans être très nombreux, mais aux bons endroits. Grâce à elles, nous avions une source d'informations vraiment précises, de l'analyse du processus de production à la structure de direction des projets qui fixe les modes et les cadences de la production. Les projets de la production ne sont que des mots s'ils ne reposent pas sur du concret. Les ouvriers le savaient et connaissaient sur le bout des doigts les directeurs et les chefs d'ateliers. Les premières informations arrivaient alors spontanément à la brigade : à chaque piquet de grève,

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il y avait toujours quelqu'un qui s'empressait d'indiquer les noms et prénoms des chefs qui lui empoisonnaient la vie. C'était ensuite la brigade qui complétait les informations et décidait des objectifs à frapper.

De quelle manière ? Pendant longtemps, nous nous sommes limités à brûler les voitures. Il n'y a pas eu alors beaucoup d'actions spectaculaires de propagande armée; nous visions surtout à accomplir une myriade de petites actions qui donnent des résultats immédiats. C'est cela qui nous a permis de nous enraciner au cours de ces années. Et vers 1975, nous avions atteint le maximum de notre implantation dans les usines. Cette année-là, nous avons décidé de faire bouger le même jour, ou plutôt la même nuit, toutes les brigades d'usines de Milan, en brûlant les voitures de dizaines de petits chefs et dirigeants de Siemens, de Breda, de Marelli, d'Alfa Romeo, et d'autres usines de la zone Nord de la ville. C e fut un spectacle pyrotechnique sans précédent, la « nuit des feux d'artifice ». Purement démonstrative et sans faire couler une goutte de sang, cette action montra que nous étions extrêmement bien implantés et organisés.

Et chez Alfa Romeo ? Chez Alfa Romeo, la situation a toujours été différente, presque anormale, pour autant qu'on puisse considérer comme « normale » une partie du mouvement de ces années-là. Durant les deux années 1968-1969, des comités autonomes avaient vu le jour partout à Milan, mais, chez Alfa Romeo, rien du tout. Au moment le plus tendu, inexplicablement, rien ! Enfin, j'exagère un peu parce que, là-bas aussi, il y avait des luttes. C e que je veux dire, c'est que, chez Alfa, l'assemblée générale autonome est apparue plus tard, quand les assemblées générales avaient déjà disparu dans les autres usines. C'est d'ailleurs peut-être pour cette raison qu'elle y perdura bien

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plus longtemps, même si elle a quand même fini par s'éteindre au bout d'un certain temps. Or, avec elle, les Brigades rouges entretenaient des relations très poussées, sans doute les plus évoluées. Nous n'avons jamais tenté de la transformer en brigade ; les gens devaient s'y exprimer librement, nous nous sommes contentés d'organiser certaines des actions les plus sensées qui ressortaient de la discussion. Par exemple, l'enlèvement Mincuzzi a été conçu à partir de cette relation, à un moment particulièrement tendu, durant les luttes contre les cadences et la charge de travail, en 1973. Mais il y avait encore une autre particularité : nous nous sommes formés à l'intérieur des syndicats, tout en les contestant, et les premières B R sont nées des C U B . Cette naissance entraînait à chaque fois la mort des structures qui les avaient engendrées. Chez Alfa Romeo, on a réussi à éviter cela, l'assemblée générale autonome n'a pas interféré avec l'histoire des syndicats, ni avec celle de leur déclin. C e sont finalement les changements au sein du processus de production qui lui ont retiré l'espace qu'elle s'était créé. Son existence s'est un peu conclue comme lorsqu'une bougie s'éteint parce qu'il n'y a plus rien à brûler.

Combien étiez-vous durant cette première période ? Une brigade d'usine n'a jamais compté plus d'une dizaine de camarades, mais elle avait de l'influence sur beaucoup d'autres. Les structures sont longtemps restées fluctuantes, mais il y avait un vrai bouillonnement : nous nous développions dans une sorte d'humus favorable. Nous représentions alors une idée forte avec une incroyable capacité d'attraction pour ceux qui voulaient changer les choses et croyaient possible et urgent - de le faire.

Vous n 'étiezpas encore clandestins ? Personne d'entre nous ne l'a été avant 1972. Personne non plus n'était repéré ni recherché.

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Vous n 'aviezpas encore accompli d'actions retentissantes ? Si. Une seule avant 1972, mais que nous n'avons pas revendiqué : le hold-up d'une banque. A cette époque, nous ne revendiquions pas ce type d'actions en tant que BR, un peu par modestie, un peu par moralisme. En effet, qu'est-ce qui distingue une expropriation d'un vol pur et simple ? Uniquement le fait que celui qui l'accomplit soit reconnu par le mouvement, qu'il ait une crédibilité en tant qu'organisation révolutionnaire. Et ceci, pour notre part, n'était pas du tout établi alors, cela restait encore à démontrer. Il faudra attendre 1977, avec l'enlèvement de l'armateur Costa, pour que nous revendiquions notre première expropriation. Pourtant, durant l'été 1971, nous avons commencé à avoir besoin d'argent, l'autofinancement ne suffisant plus. Les camarades de Trente avaient repéré une petite banque à Pergine, près du lac de Garde, où durant l'été, avec le tourisme, transitait pas mal d'argent. J'ai donc pris des vacances pour faire la première action armée de ma vie, mon premier hold-up. Cela nous a rapporté près de neuf millions, ce qui n'était pas rien à l'époque et qui nous sembla alors une somme énorme, habitués que nous étions à nous financer en ponctionnant fortement nos salaires.

Comment cette première action s'est-elle passée ? Nous avions le soutien de toute l'organisation mais, matériellement, nous avons été quatre à y participer. Tous sans aucune expérience des armes et des hold-up. Et extrêmement inquiets. En plus, écrasés par un certain moralisme ouvrier (puisqu'un ouvrier ne vole pas) : qu'est-ce qui nous autorisait à dire que nous agissions au nom de la classe ouvrière et de la Révolution ?

Vous vous rappelez de cette attaque ? Oh oui ! Au départ, nous avons suivi une stratégie que nous avions vue dans des films. Sauf que nos armes étaient toutes plus ridicules

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les unes que les autres. L e camarade qui faisait le guet au dehors avait un calibre 6,35 c'est-à-dire une toute petite chose qui n'aurait pas fait peur à un chat ! L'un des deux à avoir pénétré dans la banque tenait un Flobert à barillet à l'aspect plutôt terrifiant. La seule arme vraiment efficace, c'est moi qui l'avais, c'est-à-dire le deuxième à entrer dans la banque. Mais je n'avais pas, en fin de compte, introduit de balle dans le canon parce qu'il m'avait semblé plus prudent d'éviter toute éventualité qu'un coup ne parte par erreur. Enfin, le quatrième, le conducteur de la voiture, n'était pas armé ; à quoi lui aurait servi une arme s'il devait conduire ? A la fois extrêmement émus, apeurés et inexpérimentés, nous avions lancé la phrase canonique : « Haut les mains, ceci est un hold-up... »

Vous aviez le visage dissimulé? À peine camouflé. Qui n'avait pas de moustaches s'était mis des postiches, qui en avait se les était rasées, notre camouflage n'allait pas beaucoup plus loin. Je me rappelle encore très bien la scène, tout le monde leva les mains, pétrifié, et moi qui, pour arriver jusqu'à la caisse, devait ouvrir une petite barrière, toute petite, comme dans les saloons. Je la poussai en avant et elle ne s'ouvrait pas. Elle heurtait un employé qui, après qu'il l'a reçue sur le genou, me dit : « Peut-être que ça irait mieux si vous la tiriez de votre côté. » Il était terrorisé et moi, encore plus que lui. Nous avons pris l'argent et au lieu de nous enfuir vers Trente, comme cela aurait été logique, nous nous sommes éloignés dans la direction opposée. En grimpant par une route qui ne mène nulle part, sinon vers quelques campings le long d'un lac. Nous avions laissé l'argent à une camarade qui attendait à la sortie du village avec son bébé dans les bras, un petit Allemand blond très beau, qui est rentré à la maison avec les couches alourdies de tous les billets que nous y avions glissés. Et moi aussi, j étais attendu par une femme et un enfant dans un camping où j'avais planté une tente canadienne. C'était de l'autre côté du lac et nous y sommes arrivés en barque, après avoir abandonné la voiture

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sur un sentier. La police n'a jamais compris pourquoi une voiture ayant servi à un hold-up était arrivée dans les parages, avec des campings, des familles, des enfants... C e n'était pas un mode opératoire de professionnels.

Vous avez été poursuivipour ce hold-up ? Je ne me rappelle pas la procédure judiciaire. Il y a eu une enquête, mais à la fin, personne d'entre nous n'a jamais été condamné pour cet épisode. Dans ces années-là, les magistrats ne se sentaient pas encore soumis aux exigences politiques, les lois spéciales étaient encore loin et, durant les procès, l'accusation devait vraiment démontrer la culpabilité des accusés. C'était encore ainsi même lorsqu'un type comme Pisetta' 9 , une sorte de repenti avant la lettre, à peine arrêté s'était mis à dénoncer un peu tout le monde. C'était un personnage étrange qui s'était accroché à Curcio et le suivait un peu partout.

Un provocateur ? C e n'est pas facile de porter un jugement sur un type pareil. Nous avons cherché à reconstruire le puzzle quand Pisetta a été repéré en Allemagne où il s'était réfugié une fois relâché par la police. Nous pensions que cela valait la peine d'y aller pour bavarder avec lui et peut-être même plus. C'est Margherita qui s'en est chargée avec un camarade de Turin, mais ils n'ont rien réussi à conclure. Et c'est peut-être mieux ainsi. Certaines formes d'extrémisme ne sont pas nées avec Senzani 20 ! 19. Marco Pisetta, ancien des GAP de Trente [voir la note 24 de ce chapitre], s était rapproché des BR après la mort de Feltrinelli. Signataire du mémorial confectionné par le SI D [services secrets italiens]. Condamné pour participation à bande armée. 20. Giovanni Senzani, né en 1943, arrêté le 4 janvier 1982, chef de la colonne napolitaine des BR. Il fonda et dirigea ensuite depuis sa prison les BR-Partito Guerriglia, scission des BR intervenue après l'arrestation de Mario Moretti, connue pour sa violence et les

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Un peu avant l'irruption en mai [1972] de la police dans vos bases clandestines, vous aviez séquestré l'ingénieur Maccbiarini de chez Siemens. C 'était là un pas vers l'illégalité dans les usines. Absolument, et nous le savions bien. C'est la première action durant laquelle nous avons utilisé ouvertement les armes : la lutte est armée. La décision a été mûrie au sein de la brigade de l'usine. Macchiarini était un dirigeant de Siemens, il n'appartenait pas au sommet de la direction de l'entreprise, il travaillait au contact de la production et il était très connu dans l'établissement de via Monterosa. Non seulement il prenait sa fonction au sérieux, comme quasiment tous les dirigeants à l'époque, mais il provoquait aussi très souvent les ouvriers pendant les luttes. C'est pour cette raison qu'il était une cible permanente des cortèges internes dans l'usine. Nous avons décidé de l'enlever, de le retenir pendant quelques heures et de prendre une photo où on le voyait avec un pistolet sur la tempe. En plus de moi, trois camarades de Siemens ont participé à l'action ; ils devaient être quatre mais au dernier moment, l'un d'entre eux ne se sentait plus d'y participer. Une action armée est aussi un acte physique terrible, il faut vaincre sa peur et forcer sa propre nature - c'est comme sauter 1,80 m, la conviction ne suffit pas. Dans le groupe, il y avait un ancien partisan des S A P " , ce qui nous rassurait beaucoup. Mais, rapidement, nous avons compris que la guérilla dans les montagnes contre les Allemands et les fascistes était une chose, et que celle dans les villes des années 1970 en était une autre. En tout cas, pour capturer Macchiarini, nous avons utilisé une technique qui allait devenir notre marque de fabrique : nous l'avons chargé dans une fourgonnette et l'avons emmené en banlieue. C e fut d'ailleurs plus difficile de faire la photo parce que règlements de compte contre les militants d'autres branches de l'organisation. [NdT : voir à ce sujet le chapitre 8.| 21. NdT : SAP : Sezioni d'Azione Partigiana : groupes de quinze à vingt partisans qui ont participe à la résistance armée contre l'occupation allemande et le régime mussolinien de la République de Salô entre 1943 et 1945.

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nous étions à quatre, les uns sur les autres, dans un espace d'à peine plus d'un mètre carré. Et en plus, je me débrouillais très mal, même comme photographe du dimanche. Or, cette photo était le but de l'action : montrer un dirigeant entre nos mains, au premier plan, avec sur un panneau les mots d'ordre de la propagande armée : « Mords et enfuis-toi », « En frapper un pour en éduquer cent », « Tout le pouvoir au peuple en armes ». Les slogans n'étaient pas tous de nous, comme vous voyez. Et puis, le pistolet, comme un symbole fort. Cette mauvaise photo a fait le tour du monde.

Comment Macchiarini a-t-il réagi ? Comme tous les dirigeants d'industrie que nous avons séquestrés. Nous parlions la même langue et de la même chose. Ceci ne s'est jamais reproduit avec les politiques ou les magistrats dans la même situation. Il m'était très facile de discuter avec un dirigeant d'entreprise, j'accusais du point de vue ouvrier la charge de travail, l'organisation des tâches, le sens politique des restructurations - et il défendait tout cela du point de vue de l'entreprise. Ils ne se justifiaient pas. Ils l'expliquaient comme une nécessité du processus de production.

Apres une action de ce genre, qu 'est-ce qui changeait dans l'usine ? Le climat entre la direction et les ouvriers changeait ! Certains, il est vrai, ont hurlé à la provocation fasciste, et ont bêtement continué à le faire durant des années. Pourtant, les effets d'une telle action se faisaient sentir, et comment ! Je me rappelle que nous jetions le trouble même chez certains activistes de la mouvance catholique, de l'ACLI. Des gens qui étaient engagés politiquement et socialement, mais qui n'acceptaient pas le recours à la violence - même s'il était possible de discuter avec eux. Les catholiques engagés sont des gens bizarres. Toutefois, après l'action, ils me disaient : « Quand même, vous avez raison, maintenant on respire un peu mieux. »

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Est-ce que la direction a lâché quelque chose ? Oui, quelque chose. Mais surtout, c'est la capacité d'action qui augmentait dans l'usine. Nous exprimions un contre-pouvoir qui agissait sur un terrain jusqu'alors complètement fermé. Seulement par des actions symboliques et rien d'autre, mais elles nous semblaient comme un levier qui soulevait soudain le rocher écrasant la force ouvrière. Et, peu à peu, nous avons senti croître une sympathie autour de nous, mais nous avons également senti combien tout cela était fragile. Il y avait l'Etat, il y avait la répression. A un certain point, la lutte dans l'usine se heurte à la force des choses.

La police vous recherchait ? Je crois qu'elle nous poursuivait depuis un bon moment. Nous avions adopté quelques mesures de sécurité mais qui ne suffisaient pas à faire de nous une organisation clandestine. Quand, au début du mois de mai, la police a débarqué dans notre base via Boiardo, où nous avions l'intention de séquestrer le député démocrate-chrétien Massimo De Carolis, ils savaient déjà tout de nous, ils nous avaient suivis, repérés.

Ont-ils trouvé quelqu 'un sur place ? Non. Ils sont arrivés de nuit et personne n'habitait là, c'était un sous-sol. Mais ils se sont postés en attendant que quelqu'un tombe dans la nasse. Ils ont pris en premier Semeria" et, peu après, Pisetta, qui, immédiatement, leur a donné des informations qu'ils n'avaient pas encore sur les quelques autres bases dont nous disposions. Ils 22. Giorgio Semeria, fils d'un dirigeant de Siemens et fondateur des BR, étudiant en sociologie à Trente. C'est lui qui loua l'appartement de via Boiardo à Milan, organisa la colonne vénitienne et fut membre de l'Exécutif. Arrêté par la suite à la gare de Milan, le 22 mars 1976, il est alors gravement blessé au poumon par un carabinier, qui fut d'abord poursuivi pour « délit d'abus de légitime défense » puis acquitté.

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les ont toutes découvertes et ont arrêté beaucoup d'entre nous. Les seuls qui sont parvenus à fuir sont les camarades qui, par la suite, ont été appelés de façon un peu emphatique le « noyau historique», dont Curcio, Mara, Franceschini^ Pierino Morlacchi 1 ' et moi. Quelques autres s'en tirèrent également, mais le peu d'organisation que nous avions mis sur pied était complètement détruit. Cette fois-là, je m'en suis sorti par miracle, parce que j'avais passé la nuit à discuter avec un camarade récupéré des GAP 2 4 de Feltrinelli qui s'étaient dissous. Quand le matin à 8 heures, j'allai via Boiardo, la police était là depuis plusieurs heures.

Comment vous en êtes-vous sorti ? C'est Enzo Tortora qui m'a sauvé. Je suis arrivé avec la merveilleuse Fiat 500 bleue de ma femme, encore mal réveillé. Alors que j'étais en train de me garer entre deux voitures devant la base, j'ai eu soudain l'impression que quelque chose n'allait pas. Je suis descendu, j'ai regardé autour de moi, et la voiture devant la mienne avait un type d'antenne très particulier. Police. Je n'ai pas pensé qu'ils étaient là pour nous, car juste à côté, il y avait une petite place où il y avait du trafic de cigarettes. Peut-être préparaient-ils une descente. En tout 23. l'ierino Morlacchi, l'un des fondateurs des BR. Locataire de la cave qui fut découverte par la police à Milan via Delfico en 1972. Parmi le matériel saisi se trouvaient les photos de l'ingénieur Macchiarini. Morlacchi fit partie du premier Exécutif des BR, avec Curcio, Franceschini et Moretti. Arrêté à Bellinzona en février 1975. ( 24. N d T : Gruppi di Azione Partigiana, premier groupe de lutte armée en Italie ( fondé au tout début de l'année 1970 par le riche éditeur Giangiacomo Feltrinelli, ancien membre du PCI. Feltrinelli, qui fit de nombreux voyages à Cuba au début des années i960 et ramena notamment la célèbre photo du Che avec le béret étoilé, prit très tôt conscience du risqu£de coup d'Etat fasciste à la fin des années i960 et de la mise en oeuvre de la « stratégie de la tension ». Après la bombe de piazza Fontana, il décide de passer à l'action en fondant les GAP, dont le nom faisait clairement référence à la Résistance puisque les partisans communistes étaient alors organisés en GAP, dont l'acronyme signifiait à l'époque Gruppi d'Azione Patriottica. Au début des années 1970, les GAP commettent quelques actions violentes, essentiellement contre les fascistes, bien implantés à Milan. Feltrinelli a trouvé la mort en 1972 dans des circonstances restées troubles.

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cas, je me suis dirigé dans la direction opposée et j'ai attendu, en observant les deux policiers que j'avais repérés. C'était la première fois que je voyais ce type de police : rien à voir avec celle des manifestations, quand on se fait face comme deux armées et que parfois vient la charge. Celle-ci avait un visage trompeur, elle utilisait la ruse, vous frôlait et ne faisait semblant de rien. J e me suis senti comme dans un film, comme quelqu'un qui se déplace dans une jungle.

Combien de temps êtes-vous resté immobile ? J'étais assis dans un bar avec un journal, ils ne se décidaient pas à s'en aller et j'avais sommeil, j'ai décidé d'attendre encore un peu et j'allais finir par rentrer. Tout à coup arrive Enzo Tortora avec une équipe de télévision entourée d'un petit groupe de gens. Et il s'appuie justement sur le toit de ma Fiat 500 pour écrire quelque chose dans un calepin. J'ai alors demandé à une petite vieille : « Mais que se passe-t-il ? » Elle me répond : « Ils ont trouvé un sous-sol plein d'armes. » Tout ce remue-ménage était donc pour nous. Les jeux étaient faits, je suis parti au plus vite. Si seulement Tortora ne s'était pas appuyé sur ma voiture... Je ne pouvais quand même pas lui dire : excusez-moi, c'est ma voiture, pourriez-vous vous pousser pour que je puisse m'enfuir. J'étais dans de beaux draps. Et en plus, la voiture était enregistrée au nom de ma femme...

Qu 'avez-vous fait ? J'ai essayé de récupérer la voiture en allant dans un bar un peu plus éloigné et en appelant ma femme à son bureau : viens prendre la voiture à cet endroit, je t'attends. Mais quand je suis revenu, la voiture n'était déjà plus là, la police l'avait repérée et emmenée. Je devais m'en aller. J'ai expliqué l'affaire à Lia, qui ne m'en a pas voulu de l'avoir mise dans cette situation, elle savait qu'elle s'en sortirait très vite. A ce moment-là, le sentiment qui nous avait fait nous

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mettre ensemble a prévalu. Qui savait quand nous nous reverrions ? L e soir même, elle était arrêtée.

Avez-vous maintenu un rapport avec elle ? Non. Elle ne partageait pas mes idées même si elle ne s'y était pas opposée non plus. La séparation fut brusque et irréversible. C e fut un des prix à payer de ma décision. Nous ne nous sommes reparlé que vingt ans plus tard. Je l'ai aperçue quelquefois dans la rue, sans qu'elle me voie : si je m'étais approché, cela aurait été la fin pour elle et pour moi. Ils l'ont relâchée deux jours plus tard, mais en continuant à la suivre pendant quelque temps. Ils ont même été jusqu'à interroger notre enfant à la crèche ; c'était mon point faible, et ils le savaient.

Est-elle venue vous voir quand vous avez été arrêté? Pas immédiatement. C e n'est pas facile de voir son mari pendant des années à la télévision, présenté comme l'incarnation du mal absolu. Les médias ont fait de nous des monstres. Lia a appris à se défendre contre cela, mais le prix a été une séparation définitive, qui a aussi concerné Marcello, notre fils. Aujourd'hui, nos rapports sont très bons, mais nous nous sommes disputés pendant des années...

Et votre fils? Je l'ai revu, il y a quelques mois, quand j'ai eu ma première permission, soit plus de vingt ans après. C'est difficile pour moi d'en parler. J'avais laissé un enfant en bas âge, que j'avais voulu et que j'avais, à ma manière, beaucoup aimé. Vingt ans durant, j'ai enduré le poids de sa perte, conséquence directe du choix que j'avais fait. Mais j'ai toujours pensé que c'était mon problème, et qu'à partir du moment où nous nous sommes revus, c'était également celui de Marcello. Les événements dépassent les personnes et mon image reflète bien

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peu de ce que je suis. Aujourd'hui, cet enfant a vingt-trois ans, nous sommes deux hommes qui ont accidentellement une histoire en commun. Nous nous sommes trouvés souvent à quelques centaines de mètres l'un de l'autre, même s'il semblait que nous étions sur deux planètes différentes. Nous sommes en train de découvrir aujourd'hui, parce que nous l'avons décidé, toute la profondeur de nos sentiments, et cela se passe très bien. Il n'était jamais venu me voir en prison. Je ne peux le reprocher ni à lui, ni à ma femme.

Quand vous êtes entré en clandestinité, votre mère était-elle en vie ? Oui. Elle n'a jamais accordé beaucoup d'importance à ce qu'on disait de moi, ni d'ailleurs à ce que je pouvais lui dire de moi-même. Il lui suffisait que je lui écrive de prison comment j'allais et ce que je faisais, en prenant soin de minimiser les nouvelles qui pouvaient lui parvenir sur les passages à tabac que nous subissions. Je ne sais pas si ce qui lie une mère à son fils est la chose la plus belle au monde, mais si cela n'existait pas, dans certaines situations, il n'y aurait plus que le désespoir. La visite qu'elle me fît à Cuneo après mon arrestation, au sortir d'un isolement très dur, m'a fait beaucoup de bien. Quelques années après, un matin d'avril 1984, pendant le procès de la colonne Walter Alasia 25 , on m'apporta, à l'intérieur de la salle d'audience-bunker de San Vittore 26 , un télégramme de ma sœur : « Cette nuit maman nous a quittés. » Seule Paola Besuschio, qui était assise à côté de moi dans la cage, a compris ; à elle, je ne suis pas parvenu à le cacher, et elle m'a pris les mains dans les siennes et nous sommes restés 25. « Luca », militant clandestin de la colonne milanaise [des BRJ. Tue lors d'un échange de coups de feu avec la police, le 15 décembre 1976, dans la maison de ses parents, militants communistes. [NdT : La colonne milanaise des BR prit, à la suite de ce décès, le nom de « colonne Walter Alasia ». Ce fut la seule « colonne » qui porta le nom d'un militant. Elle lit scission du reste de l'organisation en 1980. Voir chap. 8.] 26. NdT : De nombreux procès des groupes armés eurent lieu dans des « salles d'audicnce-bunkers », salles blindées où s'abritaient les tribunaux, souvent à l'intérieur même des prisons de haute sécurité. Dans ce cas, à la prison de San Vittore, à Milan.

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silencieux. Personne d'autre ne s'en est aperçu, nous ne voulions rien concéder à personne, et surtout pas à ceux qui nous observaient avec leurs stupides calepins à la main.

Pendant votre clandestinité, vous n 'avezjamais vu votre mère ? Non. Pendant dix ans, je n'ai pas su comment vivaient ma mère et ma femme. Je m'étais imposé une censure rigide, surtout pour Marcello : réussir à le voir aurait été pour moi une torture, j'avais trop de tendresse pour lui, je n'aurais pu que me sentir mal. Être clandestin signifie également cela, perdre le rythme, la cadence, avec lesquels vivent les gens. Nous étions des gens tout à fait communs. Et nous savions vivre au milieu des gens les plus communs, c'est ce qui a été notre véritable force, tout le reste n'est que bobards ! C'était comme si nous observions la vie des autres autour de nous, sans que cela nous concerne vraiment. Dans la clandestinité, la survie dépend de la rapidité avec laquelle vous vous déplacez, avec laquelle vous changez tout de votre vie en permanence : où vous habitez, où vous mangez, la façon dont vous vous habillez. A la fin, alors qu'une certaine sensibilité sociale s'affine parce que vous apprenez à observer les réactions des gens pour comprendre comment vous mouvoir en tant qu'organisation armée, vous devenez un fantôme, d'un point de vue existentiel. Non pas que pour vous-même vous soyez irréel ; les camarades aussi sont bien réels et les rapports avec eux sont certainement encore plus intenses. Mais c'est pour les autres que vous ne devez pas exister. Vous vivez dans l'abstraction d'une lutte où la plus petite erreur peut avoir de graves conséquences, vous êtes totalement soumis à ses exigences, obligé de traverser l'univers des relations humaines en vous imposant d'en ignorer la consistance. Exactement de la même manière qu'un fantôme passe à travers les murs.

Cela a-t-il été très pesant ?

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Il a fallu beaucoup de conviction. Et, il y a eu, je crois, chez beaucoup de camarades, une grande générosité. Pour vous donner une idée de l'état d'esprit dans lequel nous vivions, je me sentais obligé les dernières années de tenir un petit discours préliminaire à ceux qui voulaient entrer dans les B R . Je leur disais : « Avant tout, soyons clairs, les statistiques sont sans pitié, dans six mois, si tu as de la chance, tu seras en prison, sinon, tu seras mort. » Celui qui arrivait devait le savoir et l'accepter.

Vous leur avez toujours laissé le choix ? Oui.

Pourquoi entrez-vous dans la clandestinité f i l n'y avait pas encore d'accusations graves contre vous... Violences contre des petits chefs, un enlèvement de quelques heures, des voitures incendiées, tout cela à l'époque relevait plus des pages « faits divers » que des tribunaux. Nous ne sommes pas entrés dans la clandestinité parce que la police était après nous, même si, à partir de la descente qui a suivi la découverte de la base de via Boiardo, nous étions de fait presque tous recherchés. C e n'était pas une décision de défense mais d'attaque. Nous n'étions pas en train de fuir, au contraire. Dans la clandestinité, nous pensions construire le pouvoir prolétarien armé. Vous considériez-vous comme un « parti armé» ? Non, les B R n'ont jamais été un parti. Nous n'avons jamais eu pour objectif de grossir en nombre en cooptant les autres avant-gardes. En Italie, la contradiction entre prolétariat et bourgeoisie avait atteint un niveau élevé et une possible alternative au pouvoir était en train de mûrir. C e n'était pas à nous de la représenter mais nous

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voulions travailler à renforcer le sujet social porteur du changement. Les B R étaient à l'intérieur de celui-ci et construisaient les instruments du pouvoir prolétarien armé. Belle phrase, non ? Mais pour nous, l'essentiel était là. Un conflit dont le but était la prise du pouvoir était à l'ordre du jour, les B R étaient dans le mouvement antagoniste, toute action de leur part devait rendre visible la force de ce mouvement. Mais qui vous le demandait ? Quelle délégation aviez-vous ? Mais personne ne nous le demandait ! On n'a jamais vu une avantgarde demander une délégation. En cela, nous étions vraiment trop léninistes. Nous étions certains d'interpréter un besoin diffus. Les B R se sont formées en tant qu'organisatiojn en 1972, mais la pression exercée par le mouvement - comment donner un débouché aux luttes au point où elles en étaient ? - était bien antérieure. Il est difficile de donner des dates de naissance aux idées, chacun peut donner la sienne mais, lorsque nous sommes entrés en scène, le sentiment d'être à un tournant était très largement partagé : étudiants, ouvriers, techniciens... Les mouvements de 1968 à 1972 ont mis en crise la famille, l'Etat, l'Église. Nous étions au seuil d'une profonde mutation, d'une révolution, il s'agissait de déterminer comment organiser sa potentialité. On dit maintenant que cette potentialité n'était qu'apparente : mais ce qu'on voit aujourd'hui n'allait pas de soi hier. Pourquoi vous définissez-vous comme marxiste-léniniste ? Une avantgarde armée qui frappe des objectifs individuels et symboliques n 'entre en rien dans la tradition communiste. Plaît-il ? Absolument. Depuis Marx, le mouvement ouvrier conçoit la violence comme un conflit de masse, une révolution d'une classe contre une autre.

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Vous ressemblez davantage aux Tupamaros'. Ceci fait s'agiter les marxistes orthodoxes. Je ne défendrai pas l'orthodoxie des BR. J'ai toujours pensé qu'une grande part de notre force était notre absence de rigidité du point de vue théorique. Nous ne serons peut-être pas classés parmi les classiques, mais nous sommes dans la lignée des révolutions communistes. Comme Cuba. La Moncada et la Sierra n 'ont rien a voir avec Marx et Lénine. Oui, mais la révolution cubaine a le défaut d'avoir réussi. Nous avions la conviction qu'aucune révolution n'est la même que celle qui l'a précédée. Et elles ne rentrent pas toujours dans le schéma marxiste-léniniste. Mais alors pourquoi vous dénommez-vous ainsi ? Les révolutions d'Amérique latine sont des révolutions nationales et démocratiques contre des dictatures. Le capitalisme n 'est pas la question. Un groupe d'avant-garde peut être le détonateur de tout un mouvement, même bourgeois, contre la tyrannie. Or vous vous définissez comme un mouvement révolutionnaire de classe et prenez le capitalisme pour adversaire. C e n'est pas les B R qui sont à part, c'est le mouvement de ces années-là qui n'est pas conforme à la tradition. Il critique la façon de produire, d'organiser le travail. Il veut prendre part aux décisions de l'usine et même à celles des syndicats, engageant ainsi un conflit qui,' au niveau institutionnel, ne trouve pas de médiation. C e qui le rend rapidement inconciliable. Nous naissons au sein de ce mouvement, non pas d'une théorie, d'une conception générale, mais bien de l'exigence de maintenir et de développer l'offensive ouvrière dans 1. Guérilleros urbains du Mouvement de libération nationale (MLN) uruguayen, fondé au début des années i960. Leur première action d'éclat eut lieu en 7963 avec l'attaque d'un club de tir suisse. Les Tupamaros sont au sommet de leur force en 1970-1971, avant d'être vaincus en 1972.

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toutes les formes qui alors la composent. C e n'est pas un hasard si les B R sont d'abord apparues chez Pirelli et chez Siemens, dans une ville, Milan, où la composition sociale était aussi diverse et organisée. Nous reflétions toute la diversité de Milan, notamment son absence de rigidité idéologique. C e n'est que plus tard que nous nous sommes enracinés chez Fiat à Turin, là où dominait quasi exclusivement la figure ouvrière la plus classique, l'ouvrier-masse.

Mais, dans ce besoin de changement, où avez-vous vu qu'il fallait s'engager dans la voie d'un conflit armé? C e n'était pas obligatoire. Mais il est indiscutable que la contradiction entre les classes, et entre le mouvement et l'Etat, est bientôt apparue impossible à dépasser. Un des conflits les plus aigus chez Siemens a eu lieu simplement parce que certains d'entre nous voulaient participer aux négociations avec l'Intersind 2 . Nous étions, rendez-vous compte, tous membres de syndicats, mais nous ne faisions pas partie de l'appareil externe. L'Intersind était prêt à quelques concessions salariales, mais ne voulait rien savoir d'une quelconque représentation non institutionnelle.

Qu 'aviez-vous de si effrayant ? Nous étions incontrôlables. Nous ne nous intéressions qu'à l'intérêt de classe à l'intérieur de l'entreprise. C'est pourquoi le rôle des techniciens a été aussi explosif. Plus tard, nos revendications ont été reprises dans une certaine mesure par plusieurs plates-formes syndicales. Par exemple, il semblait révolutionnaire de demander les mêmes augmentations pour tous. Au début, il était très difficile de faire passer cette idée dans les plates-formes de revendications des syndicats, mais elle est allée de soi par la suite. Même chez les 2. NdT : Syndicat patronal des entreprises publiques. Son pendant dans le privé est la Confindustria, qui est, elle, l'équivalent du MEDEF en France.

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ouvriers, cela n'a pas été si simple. La tendance à l'égalitarisme, qui provenait des luttes étudiantes, bouleversait toute l'organisation du travail dans l'usine et la négociation des contrats : c'était devenu un événement politique, qui a bientôt produit une insubordination diffuse un peu partout. Mais si elle était diffuse, pourquoi vous en êtes-vous séparé? Il aurait fallu élargir alors le front des salariés, des étudiants, pour inventer des alliances... Mais vous, vous vous enfermez dans une guérilla dont Castro lui-même avait dit, en 1968, qu'elle ne pouvait mener qu'à un échec, comme le destin de Guevara l'a démontré. Vous vous trompiez de révolution. Au début, nous ne nous sentions pas du tout enfermés. Ni séparés des luttes. Simplement, il s'est avéré rapidement, je le répète, qu'à l'intérieur de l'usine, à ce stade du développement des forces productives et de la conflictualité ouvrière, le schéma classique (conflit, accord à la baisse, conflit à nouveau et accord encore plus à la baisse) ne fonctionnait plus. Il était donc nécessaire d'en sortir. La pression de classe était pourtant à un niveau sans précédent dans une société capitaliste développée. Elle ne pouvait se référer à une quelconque analyse ou théorie antérieure. Les B R indiquaient donc la seule forme possible du pouvoir prolétarien dans les métropoles : la guérilla. En séquestrant l'un de ses dirigeants, le pouvoir prolétarien aurait pu, selon vous, abattre le capital? Vous remuez le couteau dans la plaie... Si cela semble étrange aujourd'hui, il était clair à l'époque qu'il fallait disputer le terrain - au pouvoir centimètre par centimètre, jusque dans ses désincarnations. Les luttes au sein des usines se déroulaient alors selon la stratégie, bien connue des spécialistes du football italien, du marquage individuel. Je plaisante évidemment... Nous ne nous proposions pas

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d'abattre le capital, mais de permettre au mouvement d'exprimer le conflit dont il était porteur au travers d'actions que nous qualifiions de propagande armée, en le rendant visible en tant que subjectivité forte, capable de se construire peu à peu comme organisation... Je sais bien que cela ne rentre pas dans les schémas des vieux communistes. On nous a traités de staliniens, de maoïstes, de trotskistes, d'anarcho-syndicalistes, ou de petit-bourgeois; on a pu nous donner toutes les étiquettes parce que nous avions quelques-uns des traits de chacune d'entre elles, mais nous n'étions l'exacte copie d'aucune de ces tendances. Et pourtant, nous avons duré douze ans. Comment y serions-nous parvenus si nous n'avions pas été l'expression d'une volonté authentique ?

Et quel scénario prévoyiez-vous ? Nous agissions dans le cadre d'un scénario partiel. Radical et partiel. Faire de grandes prévisions ne nous intéressait pas, nous voulions simplement exister, et donner une réponse à l'immédiateté des demandes. Il y a toujours eu un sentiment d'urgence dans tout ce que nous faisions, même si, paradoxalement, nous étions certains que la bataille se jouerait sur le long terme et que nous ne faisions rien d'autre que d'initier quelque chose, de jeter les bases en vue de notre révolution. Il n'y a rien dans les débuts des B R qui ressemble à une quelconque stratégie. Prenez nos premiers documents, ils ne s'adossent à aucune élaboration organique. Voilà la vérité, quoique vous vouliez que je vous dise. C e fut notre force autant que notre faiblesse. Combien de fois Gianfranco Faina 3 m'a-t-il dit, 3. Professeur d'histoire des doctrines politiques à l'université de Gênes, sa ville natale, décédé d'une tumeur en 1981, quelques jours après avoir obtenu le régime de résidence surveillée. D'abord membre du PCI - responsable de la F G C I [NdT : la Jeunesse communiste italienne] - , il s'en éloigne pour devenir le principal inspirateur d'Azione Rivoluzionaria, organisation fondée à Massa Carrara ( Toscane) à lafindes années i960, opposée à toute idéologie et proche des positions anarchistes, mais qui eut beaucoup d'éléments en commun avec les NAP. [NdT : Noyaux armés prolétariens, mouvement armé fondé en 1974 par des détenus des prisons napolitaines, influencés par des militants

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en ayant l'air de me faire un compliment : « Ta chance est que vous savez toujours où vous en êtes et dans quelle direction vous allez ; c'est bien que tu n'aies pas lu assez pour te poser les questions qui auraient été autant de difficultés... »

L'absence de prévision n 'est-elle pas unefaiblesse ? Il se peut que, concentrés uniquement sur le présent immédiat, nous ayons sous-estimé les tendances à long terme. Notamment, le fait que le capital se soit restructuré de façon à récupérer le tissu social au milieu duquel nous agissions, en le désagrégeant et en le recomposant selon ses exigences.

Quel sens pouvait vraiment avoir la proposition, aussi grave et irréversible, d'une lutte armée prolongée, sans aucune perspective ? La perspective restait à construire. C e n'est certainement pas le P C I qui la proposait. Ni les modèles communistes à l'étranger, et surtout pas celui de l'URSS. Il y avait bien une certaine fascination pour la Révolution culturelle chinoise, mais qu'avions-nous à voir avec la Chine ? Certains de ses slogans sur la participation de la base (« Feu sur le quartier général ! ») avaient pour nous une certaine résonance parce qu'ils évoquaient un conflit entre le parti et les masses qui existait également dans nos propres luttes. Mais d'un autre côté, les B R ne pouvaient pas croire que l'on puisse faire l'économie d'un parti après avoir observé les luttes spontanées de la base monter rapidement en puissance mais s'éteindre tout aussi rapidement... Ainsi, rien de ce que nous

alors incarcérés de Lotta continua. Leur particularité a été d'agir essentiellement en direction des prisons et de la population carcérale. Les BR affichèrent toujours une volonté de solidarité avec les NAP, dont les membres furent pour la plupart arrêtés vers 1976. Gianfranco Faina fut aussi le fondateur du premier cercle ouvriers-étudiants « Rosa l.uxemburg » de Sampierdarena, un quartier de Gênes. Il eut des liens avec la colonne génoise des BR.]

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connaissions chez nous ou qui venait d'autres pays ne nous était utile. Lorsque les groupes de base se sont rapprochés du C P M , ils étaient à la recherche d'une coordination qui puisse les préserver de la précarité et du reflux et qui leur permette de sortir du ghetto de l'usine où ils se trouvaient.

L'usine est-elle un humus ou un ghetto ? C'est bien notre humus, mais toujours sur le point de se transformer en ghetto si la logique du capital finit par prévaloir. D'ailleurs, tout ce que le mouvement voulait, et avait en partie réussi à conquérir, a ainsi été complètement annihilé les années suivantes. Par exemple, il avait souhaité en finir avec l'atomisation du travail - pas tant sur le plan de la nature du travail intellectuel ou manuel que sur la monotonie de celui-ci et la possibilité de se réapproprier le cycle productif et que les fonctions de chacun tournent à tour de rôle. Même s'il ne s'agissait pas là d'un objectif révolutionnaire, c'était néanmoins tout à fait intolérable du point de vue de l'organisation du travail en usine. Et de fait, d'abord disputée puis, en partie, décomposée, l'organisation a bientôt été réunifiée dans le sens d'une meilleure efficacité.

Comment cela s'est-ilpassé? Le patron a restructuré et l'Etat a réprimé. Le mouvement a été vaincu par les deux. Le patron a retiré au mouvement le terrain qu'il connaissait. Ainsi, chez Pirelli, que j'ai cité plusieurs fois, le mouvement était particulièrement fort, novateur et fluide. Si le C U B le demandait, les syndicats devaient lancer la grève. Et c'est là que les premières actions de guérilla ont eu lieu. Pourtant, chez Pirelli, la brigade est morte rapidement. La première restructuration a alors été spectaculaire à cause du sentiment de défaite qu'elle avait laissé derrière elle. Justement, alors que notre force était particulièrement grande... i

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Quelle était cetteforce des BR ? La force ouvrière : il semblait impossible de ne pas vaincre. Les ouvriers avaient paralysé l'établissement de la Bicocca, en bloquant le trafic de marchandises une forme de lutte qui se répétera les années suivantes, également chez Alfa Romeo, où l'on était allé jusqu'à souder aux rails les roues des wagons qui transportaient les voitures. La société Pirelli a alors répondu en cherchant à faire entrer dans l'usine un chargement de pneus qu'elle avait fait venir d'Espagne. Elle n'y est pas parvenue mais cherchait de cette façon à démontrer que le blocage des marchandises ne la touchait pas, que pour elle, le lieu de production était le monde entier, et qu'elle pouvait se passer de la Bicocca. Même si ce n'était pas tout à fait exact, elle montrait comment la lutte des ouvriers était destinée à s'enliser. Et puis ils ont commencé à licencier. Là, Pirelli anticipait, avec trois ans d'avance, sur les mécanismes qui ont mené ensuite aux licenciements des soixante-et-un de chez Fiat 4 . En somme, si les B R sont nées chez Pirelli, elles en ont disparu au moment où l'entreprise a internationalisé sa production et s'est mise à agir réellement en tant que multinationale. Chez Alfa Romeo et chez Sit-Siemens, qui sont des entreprises nationalisées dont les dynamiques diffèrent de celles du patronat privé, nous avons duré bien plus longtemps.

Mais Pirelli opère dans les règles du conflit de classe : le capital restructure.

4. Nd'F : En 1980, la direction de l'usine Fiat de Turin - la plus grande d'Italie, l'équivalent pour son importance effective (et symbolique) de l'usine Billancourt en France - , secouée depuis des années par des conflits sociaux très durs, procède aux licenciements de soixante -et-un militants ouvriers parmi les plus actifs, c'est-à-dire le cœur du mouvement revendicatif dans ses murs. Malgré une grève extrêmement dure, la direction tint bon, jusqu'à un défilé de cadres et de contremaîtres soutenant les licenciements de ces militants, la « marche des 40 0 0 0 ». L'échec de cette grève a en quelque sorte signé la fin du cycle d'insubordination ouvrière de la décennie 1970 et l'entrée dans une nouvelle époque, celle des années 1980, caractérisées par le néolibéralisme.

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C e qui montre qu'au sein de l'entreprise, les ouvriers ne peuvent que s'incliner. La pression ouvrière la plus puissante meurt d'asphyxie si elle demeure dans ces limites.

Et àl extérieur ? A l'extérieur, il y a la répression d'État. Les bombes de piazza Fontana ont ôté toute illusion quant à un développement linéaire et pacifique des luttes. C'est le premier épisode de terrorisme que nous pressentions être d'État ou couvert par l'État. Et c'était absolument terrible, pas seulement pour les seize morts de la Banque de l'agriculture, mais parce qu'à partir de ce moment-là, nous savions que n'importe quel changement devrait prendre en compte quelque chose d'obscur dont nous ne percevions que la puissance. A partir de là, nous avons senti - à juste titre - que des forces au-dessus de nous étaient capables de déterminer ce qui comptait finalement. Ainsi, à chaque fois qu'on atteignait un certain point, il se passait quelque chose qui, depuis l'extérieur, modifiait la situation, sans que l'on sache d'où cela venait.

Le climat des deux années suivantes s'en est-il trouvé modifié ? Absolument. La tolérance, si elle a jamais existé, a disparu, et même les formes pacifiques de lutte n'étaient plus aussi pacifiques que cela, la police renouant alors avec les méthodes qu'elle employait dans les années 1950. Je me rappelle comment elle a chargé un cortège qui était allé devant le siège de la RAI 5 pour protester contre la désinformation à propos de l'un de nos conflits dans l'entreprise. C'était un cortège extraordinaire où étaient rassemblés tous les travailleurs du quartier Sempione, d'Alfa Romeo, de Fiat, de Siemens. La charge a eu lieu devant le vélodrome Vigorelli et a été extrêmement violente. Le cortège a résisté, sans doute parce qu'il y avait là beaucoup de pierres. Même les vieux syndicalistes du P C I se 5.

NdT : Radio-télévision italienne.

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sont mis à le défendre. Ceux qui avaient connu la police de Scelba 6 savaient parfaitement ce qu'il fallait faire dans certaines situations. A partir de là, il y a eu de plus en plus d'arrestations. On ne pouvait plus espérer tenir un piquet de grève sans avoir à se battre. On sentait bien alors que le choix était le suivant : ou nous réussissions à peser sur l'équilibre général du pouvoir, ou bien la lutte dans les usines allait mourir. Or ceci, nous l'avions déjà compris avant les arrestations survenues juste après la chute de notre première base via Boiardo. Nous ne pensions pas parvenir à ce que le mouvement maintienne l'offensive en demeurant dans le cadre de revendications internes à l'usine, encore moins si elles restaient purement syndicales. Du reste, nous n'avons jamais proposé un syndicalisme armé. Il était donc nécessaire d'élargir notre stratégie. Qu'entendez-vous par « élargir» ? Nous sommes au mois de mai 1972 : la gauche progresse aux élections, les négociations annuelles des contrats de travail à l'automne se concluent par des conquêtes conséquentes, en matière de salaires, d'encadrement unique, les 150heures... et c'est à ce moment-là que vous choisissez la clandestinité. A lire vos documents, on a l'impression que vous ne vous aperceviez pas que le mouvement était en train de conquérir son propre espace. C e s négociations ne faisaient que confirmer des conquêtes déjà arrachées et consolidées. Dans les usines à Pavant-garde, où la lutte avait été la plus intense, la discussion allait déjà bien au-delà de ce que stipulaient les syndicats dans leurs accords. Là où nous étions implantés, on ne réfléchissait plus à quelles revendications avancer, mais comment organiser des structures permettant d'aller plus loin que les syndicats. C'était notre raison d'être. Mais vous vous sépariez du reste du mouvement. 6. NdT : Président du Conseil démocrate-chrétien de 1954 à 1955, dont le gouvernement, au sommet de la tension de la Guerre froide, fut particulièrement orienté à droite. L'affrontement entre le PCI et la DC était alors à son comble.

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Mais non. Prenez l'assemblée autonome chez Alfa Romeo qui est en permanence en activité - ce n'était pas de la blague, même à l'époque - avec une cinquantaine d'ouvriers : son influence dans l'usine était telle que personne ne pouvait l'ignorer. Nous avions toujours des contacts avec eux, d'une manière à peine plus réservée et discrète, même si je ne me rappelle pas une réunion sans une demi-douzaine d'enfants qui cavalaient autour de nous. L'assemblée suivait sa propre voie, avec des dynamiques tout à fait légales ; nous nous battions, nous, pour le communisme, en cherchant à organiser les structures du pouvoir prolétarien armé. Nous n'étions pas sur la même longueur d'onde, mais le dialogue était permanent. Nous sommes toujours restés en relation. Je dis bien « relation », et non intégration : deux sujets qui se comprennent mais ne s'unissent pas. L'assemblée travaillait d'une manière totalement ouverte, mais sentait bien que cette forme d'autonomie ouvrière directe n'allait pas survivre longtemps. Tôt ou tard, ils allaient l'étouffer.

Pour conclure, lorsque vous êtes entrés dans la clandestinité en 7972, pensiez-vous que le mouvementprogressait ou bien reculait ? Nous pensions que malgré son ampleur, tout seul, il n'y arriverait pas. C e n'est pas que son influence diminuait mais il était en train de perdre la partie. Parce qu'elle agissait dans une situation limite, la guérilla était comme un nerf à vif au sein du corps social, qui prévenait avec une exactitude absolue des rapports de force en cours, et de leurs changements. Peut-être nous sommes-nous trompés de réponse, mais nous avions compris que le mouvement s'en allait vers une défaite. Ou du moins la percevions-nous. La raison nous le disait en tout cas. Et pourtant, nous étions nés à l'intérieur d'une offensive, nous ne connaissions pas le reflux. Notre expérience de militants de ces années-là ne savait pas ce que c'était de reculer. Elle savait seulement revendiquer davantage d'espaces, de liberté pour agir, de rupture avec les idées reçues. Nous relancions donc le combat.

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Vous n 'étiez pas pris du doute qu 'en « haussant le niveau du conflit », le mouvement pourrait se trouver encerclé? Mais comment pouvait-il s'opposer d'une autre façon, par exemple, aux accords nationaux entre patronat et syndicats? Personne ne voulait de ces accords, de la façon dont ils étaient conclus, et pourtant on les a signés... parce que les délégations et les rapports institutionnels sont ce qu'ils sont. Ou bien l'autonomie ouvrière croissait jusqu'à s'imposer en tant que sujet politique, capable de porter le conflit jusqu'au niveau de l'Etat, ou bien elle mourrait. Et, de fait, elle est morte. Et le sujet d'un conflit de cette ampleur devait être un groupe armé clandestin ? J'ai déjà dit que notre objectif se situait sur le long terme, que le sujet politique devait se construire au cours d'un conflit social devenant de plus en plus radical, insoluble, et que l'expression de cette radicalité serait la lutte armée. C'était là pour nous le point déterminant. Cela vous semblera sans doute idéologique, mais c'était ainsi : d'un côté la lutte armée, de l'autre tout le reste. Dans les réunions interminables avec les camarades que nous rencontrions, nous finissions avec une sorte de slogan, une blague : « A gauche du P C I , on ne peut être que l'arme au poing. » Nous arrivions après un siècle, et plus, de luttes ouvrières, et nous avions derrière nous l'expérience de la III e Internationale, du Parti, des syndicats, de toutes les stratégies possibles qui ne passaient pas par une rupture. Et nous avions toujours perdu. En Europe, la révolution et la rupture avaient également perdu. Il y a bien une raison à cela. Et puis, vous êtes léninistes, mais vous ne vous rappelez pas la phrase: «la révolution renforce la réaction »? Vous vous proposiez de vivre indéfiniment comme des groupes armés dans les v illes ?

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Nous avons eu la présomption typique des avant-gardes. Je le reconnais. C'est comme si nous avions seulement vu ce que nous devions et pouvions faire immédiatement, avec un objectif à très long terme. Et, entre les deux, quasiment rien, un gouffre. Le vide du projet, pensions-nous, serait peu à peu comblé, au fur et à mesure que nous avancerions. Un œil pointé sur le présent immédiat et l'autre regardant vers l'infini, le strabisme était trop évident. Par ailleurs, n'avions-nous pas lu partout que la révolution ne se projette pas sur une feuille de papier, et qu'il n'y a que l'action pour théorie et pratique ? A ce moment-là, une seule chose comptait : que l'antagonisme social tienne bon. Or nous étions convaincus qu'il ne pourrait pas tenir sans se doter d'une organisation armée. Nous venions d'années de luttes ouvrières souvent dures, et nous en connaissions les limites. Il fallait aller plus loin. Si j'étais sans pitié, je dirais que nous nous sommes peut-être trompés sur la façon de faire. Mais nous ne nous trompions pas sur le fait que les ouvriers dans les usines n'auraient pas pu pousser plus loin.

Le PCI disait cela aussi... On peut répliquer que vous suiviez là un léninisme des plus stricts, alors que vous disiez que les luttes de ces années-là n 'avaientpas de modèles tirés du passé... Les ouvriers avaient fait ce qu'ils pouvaient, ce qui rentrait dans leurs possibilités. Et ils avaient modifié pas mal de choses. Mais quand une restructuration bouleverse leur usine pratiquement sous leur nez, le mythe de l'ouvrier-masse s'écroule tout à coup. J e n'ai jamais cru, entre parenthèses, que l'ouvrier puisse être le moteur de la transformation. De toute manière, il n'était possible de relancer la lutte qu'à l'extérieur de l'usine, et c'est que nous avons fait.

Les ouvriers des assemblées autonomes se sont retrouvés coincés, écrasés entre vous et une direction syndicale faible.

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Ils se sont surtout retrouvés impuissants. Privés de tout pouvoir de la part de leurs syndicats, de leur parti. Mais certainement pas de notre part. Entre l'assemblée ouvrière ou ta guérilla revendicative, comme ils l'appelaient et la pratiquaient dans ces années-là, et un noyau armé, il y a pas mal de chemin. C'est vrai. Jusqu'en 1972, toutes les voies étaient encore ouvertes. Même nous, qui pensions la lutte armée nécessaire, nous la considérions seulement comme une possibilité parmi d'autres au sein de cette effervescence. Imposer la lutte armée à cette effervescence ne signifiait-il pas la perdre ? Le mouvement vous le reprochera amèrement. Tout le monde alors parlait de lutte armée. En des termes plus ou moins camouflés, mais on discutait au moins du rapport entre luttes de masse et violence révolutionnaire. Il n'y avait pas un groupe qui ne pensait pas à un bras armé, ou dans sa forme traditionnelle, ou sous des formes nouvelles. Chacun à sa façon, de Potere operaio 7 ou Lotta continua" à l'Unione dei Marxisti-Leninisti 9 , même Avanguardia 7. Littéralement « Pouvoir ouvrier ». Groupe extraparlementaire né en 1969 autour du journal La Classe. Parmi ses leaders, figuraient Toni Negri, Oreste Scalzone, Franco Piperno. Le groupe conclut son expérience avec le congrès de Rosolina en juin 1973, même s'il continua à exister - tout comme son journal - jusqu'en décembre. 8. Littéralement « La Lutte continue ». Organisation de la nouvelle gauche, elle s'exprime à travers le journal du même nom. Née au début des années 1970, elle s'auto dissout à Rimini, au terme de son second congrès national, en octobre 1976. Le journal continue à paraître, malgré divers événements, jusqu'au milieu des années 1980. Parmi ses fondateurs, Adriano Sofri (Pise).Guido Viale (Turin), Mauro Rostagno (Trente). 9. Littéralement « Union des marxistes-léninistes ». Groupe de la gauche extraparlementaire actifentre 1969 et 1971 [NdT : aux positions maoïstes]. Provenant du PCI, ses leaders, Luca Meldolesi, Nicoletta Stame et Aldo Brandirali, ont, vingt ans plus tard, adhéré à Communion et Libération. [NdT : Mouvement catholique traditionaliste et conservateur, très influent (encore de nos jours) dans la vie politique italienne, notamment, à l'époque, au sein de DC. ]

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operaia 10 . Seul le Movimento studentesco [le Mouvement étudiant], je crois, est resté en dehors de cette discussion. Pourtant, quand Us sont effectivement sortis du mouvement, l'évolution des groupes n 'a pas été très glorieuse... Je ne sais pas si ce sont les groupes qui se sont éloignés du mouvement, ou si c'est le mouvement qui les a dévorés. Celui-ci a englouti ce qui ne lui servait à rien. Les groupes ont disparu rapidement. Nous, nous proposions une stratégie de longue durée, une longue marche. Mais en prenant les armes, vous précipitez sa chute, vous le divisez. Nous ne proposions pas à tout le mouvement de prendre les armes, de devenir Brigades rouges. Les B R voulaient être un noyau, un soutien à un rassemblement de forces qui aurait été plus large et qui aurait décidé de ses propres formes. Nous n'y sommes pas parvenus, mais c'était ce que nous recherchions. Ce mouvement critiquait radicalement l'idée d'une avant-garde extérieure, d'un parti qui décide à sa place. Vous naissez de cette critique mais proposez à nouveau la forme du parti, et encore plus rigide du fait de la clandestinité. Quelle nouveautéapportiez-vous ? C e qui nous différencie, et qui me semble peut-être la chose la plus précieuse, c'est que nous avions dépassé le schéma insurrectionnel classique, c'est-à-dire le parti séparé de son bras armé. Pour nous, l'action armée ne signifiait rien d'autre que de faire de la politique. Au contraire, c'est même le moment le plus politique qui soit, il 10. Littéralement « Avant-garde ouvrière ». Groupe de la gauche extraparlementaire fondé en 1968 par Massimo Gorla, Aurelio Campi, Luigi Vinci, Franco Calamida et Emilio Molinari. Avec une partie du PDUP, il se fond en 1977 dans Democrazia proletaria. Le journal de Avanguardia operaia était H quotidiano dei lavoratori. [NdT: C'est le groupe le plus modéré des quatre cités ici.J

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advient après un long travail dans les instances du mouvement avant de s'engager vers une nouvelle étape. Si, au lieu d'intensifier un conflit dans un champ limité, vous aviez mis votre énergie à élargir le terrain des luttes sociales et à vous développer en leur sein, ne pensez-vous pas que vous et les autres groupes seriez parvenus à des résultats plus durables ? Nous aurions été vaincus immédiatement. Sur le front social, personne n'arrivait plus à rien. Le capitalisme évoluait et sa nouvelle dynamique s'appuyait sur l'Etat. Cela est indiscutable. Si nous nous sommes trompés, et pas seulement nous, en surestimant la menace d'un coup d'Etat, nous avons, en revanche, vu juste quant au grand changement relatif à l'Etat: celui-ci s'est mis à réprimer lui-même directement les conflits sociaux. Nous l'avons tous constaté. Ceux qui renient aujourd'hui cette analyse se trompent lourdement. Vous ne croyez pas que vous simplifiiez alors beaucoup les relations entre capital et Etat ? Il est impossible d'attaquer le capital uniquement depuis les usines, je le répète. Nous avions essayé: les B R , à part quelques camarades, étaient tous des ouvriers et des techniciens. Après l'automne chaud de 1969, la classe ouvrière s'est retrouvée le dos au mur. Il fallait sortir politiquement de cette situation. Peut-être n'étionsnous pas assez marxistes, peut-être même très peu léninistes, mais nous avions appris quelque chose de l'histoire du mouvement communiste. Mais qu'entendez-vous par «Etat»? Ne confondez-vous pas avec « appareil d'Etat» ? Pensiez-vous pouvoir frapper l'Etat en frappant tel ou telpersonnage, tel agent, ou tel magistrat ? L'Etat moderne n'est-il pas un système bien plus complexe ?

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Bien entendu. Mais à cette époque, personne ne percevait cette erreur, cette simplification symbolique. C'était la même chose quand nous indiquions comme « le cœur de l'Etat » ce qui semblait être son projet ou son groupe dominant. Nous fonctionnions alors avec des symboles, des représentations. Il est vrai que lorsque nous nous sommes lancés à l'attaque de l'Etat, nous nous sommes engagés sur un terrain que nous ne connaissions pas et que nous aurions dû étudier : je suis aussi sévère que vous sur ce point. Mais ce qui vous échappe, comme à beaucoup d'autres, c'est que chacune de nos actions contre des hommes ou des symboles de l'Etat avait un énorme retentissement ; ce qui modifiait alors de façon absolument non négligeable les rapports entre les classes sociales. Nous contraignions les médias à nous faire bénéficier d'une attention que nous n'avions même pas imaginé pouvoir obtenir. Nos actions, et ce que nous voulions dénoncer, ont eu un écho qu'aucun autre mouvement n'avait jamais eu. Vous choisissez là de vousprouver quelque chose à vous-mêmes, de frapper pour être vus et non simplement pour frapper ? Cela n'a pas toujours été ainsi. Pas en tout cas pendant les années où le mouvement pouvait encore obtenir certains résultats. Ensuite, oui, la tentation de se prouver quelque chose a existé chez quelques-uns d'entre nous. Ce mouvement de masse où vous situez vos origines fut aussi le premier à s'interroger sur la relation entre la lutte et la guerre, la guerre et l'anéantissement de l'adversaire. Et il n 'acceptait pas le passage de l'une à l'autre. Aviez-vous le sentiment que vous ne deviez pas ressembler à l'ennemi à abattre ?N'avez-vouspas sous-estimécette question ? Cette question n'est pas apparue dans nos débats à l'époque. Deux conceptions de la violence de classe se sont affrontées durant ces années-là. La première, traditionnelle et dans le sillage

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des partis communistes, admet que la violence armée peut être nécessaire mais subordonnée à la stratégie de masse ; c'est là une conception défensive qui considère la violence comme une nécessité gênante. L'autre conception est offensive, elle dépasse sur le plan de l'idéologie le discours générique sur la violence et parle de lutte armée. Il ne s'agit plus seulement de défendre certains moyens d'expression politique comme les manifestations, les piquets de grève ou autres, mais bien de conquérir des espaces supplémentaires. Attaquer l'ennemi avec des armes là où il se trouve, et non se limiter à défendre par les armes l'espace gagné par la lutte de masse. Vous revenez toujours, et uniquement, à la discussion entre le PCI, les groupes d extrême gauche et les avant-gardes. Ne sous-estimez-vous pas la distance qu'il y a entre la violence orale et la décision d'entrer en guerre ? Mais nous ne proposions pas le passage immédiat du mouvement à la guerre civile, nous n'étions pas idiots à ce point-là ! Nous sommes, j'insiste sur ce point, une organisation de propagande armée qui expérimentait les moyens et les formes de ce passage, mais la décision cependant ne nous revenait pas. Il est vrai qu'une telle évolution n'est pas advenue, même si, à certains moments, les actions, et pas seulement les nôtres, étaient si nombreuses qu'on a pu parler ' d'un début de guerre civile. Mais il n'y a pas eu de guerre civile. Pour notre part, nous n'avons jamais dépassé le stade de la propagande armée: nous sommes restés à ce niveau du début jusqu'à la fin. Toute critique de fond des B R ne peut commencer qu'à partir de là. Deux ans plus tard, vous vous trouverezface à la mort. La donner et la recevoir. Cela vous séparera définitivement du mouvement, ouvrier ou non. Depuis un siècle, les ouvriers ont souvent été tués et je ne pense pas seulement à ceux qu'on a retrouvés dans les rues, abattus par

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la police ou l'armée. Il existe beaucoup de moyens pour détruire les gens : leur imposer ou leur dénier certaines conditions d'existence, ce qui revient de fait à les condamner à mort de façon légale. Mais je ne crois pas que cet argument justifie quoi que ce soit. Lorsqu'on évoque la mort, certaines valeurs, certains principes inviolables entrent en jeu avec lesquels on ne peut en aucun cas transiger, à moins de faire injure à ce qui compte également le plus pour soi-même. Et je crois que toute forme d'action politique qui oublierait cela serait bien peu de chose. Mais on ne peut pas prendre en considération ces valeurs comme un critère d'appréciation historique. Si nous nous sommes engagés dans la lutte armée, c'est que toute autre voie nous était refusée, nous y avons été contraints. Contraints à des choses terribles. Nous savions ce que signifiait tuer, mais également se faire tuer: ils avaient tiré sur nous les premiers. Tout à coup, nous avions affaire avec la mort et ce fut un vrai déchirement. Quiconque est passé par là est obligé de regarder devant lui et de se demander quel sens ultime il entend donner à sa propre existence et à celle d'autrui. Et il doit avoir fait ses comptes au moment de s'engager. Comme lors d'une guerre, quand on fait des choses terribles parce qu'on les juge aussi terribles que nécessaires. Lorsqu'un partisan envoyait un demi-kilo de plomb dans le ventre d'un allemand, pouvait-on lui dire : « Mais vous n'avez pas pensé que Fritz a probablement une femme et cinq enfants en Bavière, qu'il élevait des vaches et qu'il souhaitait autre chose ? » Il aurait répondu : « Oui, mais je défends mon pays. » Cette dichotomie, ce décalage, il faut en tenir compte si on veut d'une façon ou d'une autre appréhender les événements dans leur dimension historique. Même si ensuite, chacun doit affronter le problème avec sa conscience. Je ne me refuse pas à parler des problèmes que j'ai eu moi-même à affronter, mais ce n'est pas quelque chose que je fais volontiers, car je crois très peu au repentir et aux larmes en direct. Ils ne me convainquent même pas comme forme de catharsis pour les tragédies collectives du passé. Et moins encore comme une voie possible pour leur interprétation.

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Avoir donné la mort peut devenir un critère et une source d'interprétation pour tout, lorsqu'on a perdu. Cela a toujours été ainsi dans l'histoire, quand on ne peut pas dire - en admettant qu'on le puisse jamais - que cela a servi a quelque chose. Vous le saviez bien. Nous le savions, et nous savions que cela serait terrible. Mais nous devions le faire. Nous pensions que cela permettrait d'abréger le conflit et les souffrances. Tout n'a pas été simple et lisse au sein des B R . Tout ce que je peux dire c'est que lors des décisions les plus difficiles, nous n'avons jamais eu qu'une seule ligne. Ça oui, une seule. Nous ne vous poserons pas la question un peu idiote: «Si c'était à refaire?» Nous vous demanderons seulement cela: êtes-vous, encore aujourd'hui, convaincu d'avoir eu raison ? Je suis convaincu que nous devions tenter de donner des débouchés aux attentes, peut-être naïves, que tant d'entre nous avions nourries. Nous avons échoué, cela ne fait aucun doute, mais, à ce moment-là, nous avons fait un choix de vie et non de mort. Et nous n'avons certainement pas détruit des mouvements qui, sans nous, auraient été victorieux! C e n'est pas vrai. Ces mouvements n'ont pas été étouffés par ceux qui ont fait la lutte armée mais par une synergie entre, d'un côté, le processus de restructuration capitaliste et, de l'autre, la cooptation au sein de l'Etat de tout ce qui avait été la représentation historique du prolétariat. Vous n 'avezjamais pensé que ce besoin de transformation, qui s'est manifesté pendant près d'une décennie, aurait plutôt dû être soutenu selon son propre rythme et élargi, plutôt que de voir ses méthodes accentuées ? Bien sûr, mais c'est là que nous avons échoué. À un certain moment, nous n'avons plus été capables de comprendre les résistances - c'est-à-dire non seulement de voir qu'elles existaient mais

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de savoir nous diriger en en tenant compte - , donc d'évaluer les rapports de forces, les avancées et les reflux, les points de médiation possibles, en somme les dynamiques réelles de la lutte de classes. Le contexte ne cesse d'évoluer sur le long terme et une stratégie n'est bonne que si elle est capable de s'adapter. Nous n'en avons pas été capables. A vingt ans de distance, les changements qui se sont produits au niveau international ont mis en crise bien plus que notre petite expérience communiste ; mais il vaut mieux que chacun s'exprime pour la sienne. De notre défaite, je dis simplement qu'elle est advenue de notre incapacité à articuler une stratégie qui tienne dans le temps et qui s'adapte à l'évolution de la réalité.

Quand en avez-vous pris acte ? Nous n'avons jamais grossi. C'est d'ailleurs incroyable que personne ne s'en soit aperçu. Les B R se reproduisaient constamment mais ne progressaient pas. Nos brigades dans les usines, qui étaient très fortes politiquement, ont toujours été très faibles numériquement. Chez Fiat, au moment où nous étions le plus fort, nous ne comptions au maximum qu'une dizaine de camarades : c'est absolument ridicule par rapport au nombre d'ouvriers sur lesquels nous avions une influence et à l'ampleur des intérêts dont nous nous faisions la voix. A tel point que le patron a réagi avec force et qu'à un certain moment nous n'avons plus contrôlé le terrain où nous étions implantés. Quand Pavons-nous compris? Certains d'entre nous l'ont compris immédiatement, mais une organisation d'avantgarde a toujours tendance à croire qu'elle est en train de payer le prix d'une première phase d'expérimentation, celle qui entraîne un certain isolement. Les faits nous apprendront par la suite que, alors que nous pensions être à la tête d'une force importante, nous n'avions jamais été que son expression la plus radicale, jusqu'au moment où nous ne sommes plus parvenus à nous y maintenir. Cela a pris des années, mais les B R se sont épuisées d'elles-mêmes.

La police investit la base de via Boiardo - nous sommes en mai igj2 - et vous échappez à l'arrestation d'un cheveu. Quefaites-vous ? Où allez-vous ? Je me suis retrouvé isolé des autres camarades, incarcérés ou en fuite, sans une base où me réfugier, sans rien d'autre que les vêtements que j'avais sur le dos, sans même savoir où passer la nuit. « Être au milieu du chemin » n'était plus alors pour moi une simple expression, mais un mode de vie qui a fini par être une condition psychologique dont je ne me suis plus séparé. Mais la guérilla urbaine impose cette condition : vous vous déplacez dans la ville, là où les contrôles des appareils militaires sont les plus fréquents, vous êtes comme encerclés, jamais vraiment en sécurité. Précaires, en somme. Mais, en même temps, la métropole est une sorte d'enchevêtrement, un ensemble de lieux déconnectés les uns des autres, contigus sans être agrégés entre eux. Lorsque vous vous déplacez d'une rue à une autre, c'est comme si vous changiez de ville. Vous ne connaissez pas votre voisin de palier. S'il est vrai que vous n'êtes nulle part en sécurité, vous savez aussi que vous ne serez jamais à votre place nulle part.

Comment vous êtes-vous retrouvés les uns les autres ?

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Cet après-midi-là, je savais seulement que certaines bases étaient tombées et, ne sachant pas pour quelles raisons, je devais supposer qu'elles l'étaient toutes. Je suis donc parti à la recherche de quelqu'un capable de m'héberger pour la nuit sans être membre des BR. C'était un ami de chez Siemens. Je me rappelle son expression étonnée - mais pas tant que cela - lorsqu'il a vu à la télévision mon visage parmi ceux des brigadistes recherchés. La journée, je cherchais les camarades qui n'avaient pas été arrêtés, et Piero Bertolazzi 1 m'a appris qu'ils se trouvaient dans une ferme du Lodigliano. Je les ai rejoints et on s'est retrouvé à cinq, tous un peu en dehors du monde, Pierino Morlacchi, Curcio, Franceschini, Margherita et moi. Peut-être les Brigades rouges sont-elles nées pour de bon après cet épisode de 1972, lorsque nous avons dû affronter cette première défaite et la somme de problèmes qui, tout à coup, nous est alors tombée dessus.

Le coup defilet avait-il été de grande ampleur ? Une bonne part des camarades de l'usine et des quartiers n'avait pas été capturée et se réorganisait. L'ancienne structure était rayée de la carte, mais les camarades étaient toujours à leur poste, et c'est ce qui était le plus important en fin de compte. Mais nous devions repartir de zéro. C'est alors que nous avons décidé deux choses qui ont déterminé ce que nous sommes devenus par la suite, pour le meilleur et pour le pire. La première était de nous munir des instruments nécessaires à la guérilla d'une façon sérieuse : deux ou trois règles de prudence ne suffisent pas, il faut autre chose pour réussir à survivre quand on mène l'offensive et pour demeurer en condition d'agir même en étant recherché. Nous allons donc apprendre à vivre au beau milieu des gens sans nous faire remarquer. La clandestinité est devenue la clé de notre mode de vie, de la structure de direction jusqu'à la plus petite brigade de quartier. La seconde décision 1. « Il Nero » [« le Noir »], employé chez Gulf. Appartenant au noyau historique des BR, il provenait de Lotta continua. Arrêté en 1974, il a été condamné à quatorze années de prison.

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a été de nous implanter dans les plus grands pôles industriels, en nous organisant en colonnes, autonomes politiquement, compartimentées, capables d'agir sans dépendre les unes des autres. Quand bien même l'entière organisation aurait été détruite mais qu'une seule colonne serait restée en place, les B R pouvaient se régénérer, renaître. Ainsi, alors que nous étions très peu nombreux, nous avons décidé de nous séparer entre Turin et Milan.

Qui des cinq est allé à Turin ? Margherita et Curcio. Ils ont ensuite été rejoints par Maurizio Ferrari 2 , qui faisait partie des ouvriers licenciés chez Pirelli. A Turin, l'époque était marquée par des luttes très dures qu'ils observaient en détail. Ils nouaient des contacts et recrutaient certains militants d'avant-garde. L'arrivée d ' « l l G a t t o » [ « L e Chat»], l'un des plus vieux camarades de chez Fiat, également dirigeant syndical, intelligent, au regard aiguisé et fin connaisseur de toutes les usines turinoises, a été décisive. « Il Gatto » a été précieux mais ne nous a pas suivi par la suite : il a quitté les B R et, pour ce que j'en sais, n'a plus rien fait d'autre. Tout comme Raffaello DeMori chez Pirelli ou Gaio di Silvestro chez Siemens qui, leaders incontestés dans leurs usines, ont été des éléments décisifs à nos débuts mais, à un moment donné, ils sont partis et ont disparu de la politique.

Comment expliquez-vous cela ? Je crois qu'aucune autre chose que Péloignement de ces trois camarades n'a aussi bien montré à quel point les BR ont constitué une véritable césure, aussi peu en continuité avec le mouvement ouvrier qui nous 2. Milanais, catholique, ayant grandi dans un orphelinat, appartenant au noyau historique des BR, il se rend à Gènes pour l'enlèvement de Sossi. Arrêté à Florence en mai 1974, il est condamné à vingt-et-un ans d'emprisonnement pour tentative d'assassinat, enlèvement et hold-up. Il a fait partie des treize prisonniers dont la libération a été demandée en échange de celle d'Aldo Moro.

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précédait. Bien que notre code génétique ait été d'origine ouvrière, nous n'avons en aucun cas été le produit de quelque chose qui existait auparavant. C'est comme si nous avions pris notre envol depuis une plateforme très solide, en faisant un saut non pas en longueur mais vers le haut, pour montrer aux autres ce qu'il fallait faire pour nous rejoindre même si nous ne savions pas si nous allions trouver un point d'appui.

À l'inverse, qui vous a suivi? Beaucoup de ceux qui dirigeaient alors les luttes. Peu à peu, les B R se sont établies dans toutes les usines Fiat, chez Pininfarina, Singer, Lancia. Et quelques mois plus tard, au printemps 1973, a eu lieu l'occupation de Mirafiori dont les ouvriers ont pris le contrôle et où ils ont hissé des drapeaux rouges sur les toits. C'était là un fait retentissant, la réappropriation politique du lieu de la production. Non pas un moment de revendication mais bien de pouvoir. Il n'a pas duré, mais a représenté pour tout le monde un espoir ou une crainte. Ensuite a eu lieu le fameux « nettoyage » des ateliers, quand les petits chefs et les cadres ont été jetés dehors. Cela n'a été rien de moins qu'une forme radicale de grève, où la centaine d'ouvriers aux « foulards rouges » autour du cou qui guidait les défilés internes à l'usine s'apparentait à une sorte de milice spontanée et informelle que personne ne contrôlait et à qui personne n'était en mesure d'imposer des limites. Les slogans « Reprenons l'usine ! », « Reprenons tout ! », signifiaient bien plus que chez les étudiants. Je crois que les patrons ne l'ont jamais oublié et qu'ils ont pris leur revanche avec la marche des 40 0 0 0 « cols blancs 3 ».

Avez-vous cherché à recruter les « foulards rouges » ? 3. Le 14 octobre 1980, à l'initiative du mouvement des cadres intermédiaires, la « marche des 40 000 » avec, en tête, Luigi Arisio, réduit à néant les revendications des ouvriers, auxquelles Enrico Berlinguer avait apporté son soutien deux semaines plus tôt en se rendant devant les grilles de Mirafiori. Après la marche, dans la nuit qui suivit, les syndicats signaient l'accord qui leur était proposé, sinon imposé.

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Non. Le nombre de nos militants a toujours été limité. C e qui augmentait était notre influence : les BR nageaient très bien dans ces eaux tumultueuses. Nous en avons discuté lorsque nous avons réuni pour la première fois les militants des brigades d'usine de Milan et de Turin. C'est là que j'ai connu « Il Gatto », et Rocco Micaletto 4 , qui jouera un grand rôle dans les B R par la suite.

Qui, des BR, se trouvait à Milan ? Pierino Morlacchi, Franceschini et moi. Nous étions dans toutes les grandes usines et dans des quartiers comme Lambrate, Quarto Oggiaro et le Giambellino. Comme à Turin, il nous semblait que l'horizon qui s'ouvrait devant nous était démesuré et nous sentions autour de nous, non seulement de la sympathie, mais aussi de la disponibilité. Les actions de sabotage, d'abord petites puis de plus en plus dures, se multipliaient contre les chefs et les dirigeants, ou contre le syndicalisme jaune chez Fiat, ainsi que contre les fascistes, très présents à Milan. Les ouvriers qui connaissaient les luttes dans les usines se tournaient vers nous, ils se sentaient forts et voulaient rentrer en contact avec nous. Ils voulaient aussi que cela se voie. Or, on n'adhère pas aux BR simplement par idéal : si on est d'accord, on cherche à faire des choses. A la fin de l'année 1972, les camarades de Turin ont proposé de séquestrer un dirigeant de chez Fiat, le Cavaliere Ettore Amerio, chef du personnel. Et cette foisci, nous l'avons retenu bien plus que quelques heures. L'intention était la même que celle qui nous avait poussés à enlever un an plus tôt Macchiarini, mais avec la volonté de porter un coup encore plus dur. Nous avions vraiment fait un prisonnier, la police nous cherchait partout : pour une fois, nous n'étions plus les plus faibles entre 4. Originaire de la région des Fouilles, émigré à Turin où il travaillait chez Fiat, dans l'établissement Rivalta. S'établissant ensuite à Gênes, il a compté parmi les responsables de la colonne de la ville et a recruté personnellement le professeur Enrico Fcnzi. Membre de l'Exécutif des BRen 1977, il a été arrêté avec Patrizio Peci à Turin le 21 février.

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patrons et ouvriers. Passée une semaine, nous avons décidé de le relâcher. Nous étions devenus un contre-pouvoir visible.

Le Cavaliere Amerio a quitté Fiat après, non? Que/ effet a eu cet enlèvement ? L'effet a été énorme. C'était encore un conflit en usine, et non ce que nous appellerons ensuite «l'attaque contre l'Etat», mais cela a été le signe d'une énorme insubordination. Les ouvriers n'y étaient pas habitués, et encore moins les syndicats et les partis. Avec pour conséquences une pression policière devenue beaucoup moins approximative, mais également une réponse enthousiasmante de la base ouvrière : ils cherchaient à entrer en contact avec nous et affluaient. Mais cela aurait été une erreur d'agrandir l'organisation clandestine. A Milan, nous avons alors essayé de promouvoir également des formes non clandestines d'organisation, les Nora, c'est-à-dire les Noyaux ouvriers de résistance armée. De nombreux Nora se sont formés dans les usines, mais aussi dans les quartiers et dans des zones comme le Lodigliano, qui ont toujours été très actives dans le militantisme antifasciste. Mais cela n'a pas fonctionné, les Nora ont eu une existence éphémère. Cela indiquait à l'époque, selon moi, l'une de nos limites : nous ne savions pas donner une véritable réponse organisationnelle à la grande potentialité que nous sentions pourtant clairement autour de nous. Nous n'étions pas capables d'alimenter un réseau qui restait coincé entre clandestinité et marginalité. Au début, celui des Nora a été très vaste, mais rapidement, ou bien les camarades s'en sont allés ou bien ils sont devenus militants des BR.

Vous aperceviez-vous de cette limite ? Oui et non. Nous nous disions qu'il était encore tôt, que la lutte armée devait d'abord conquérir des points d'appui solides avant de devenir une référence pour des organisations élargies, de masse. Nous avons recommencé en 1977-1978, mais le

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mouvement dans les usines était devenu très différent de celui qui existait durant les luttes précédentes de 1972-1973. Ils s'appelaient alors les Noyaux du mouvement prolétarien de résistance offensive. Un nom plus long pour une vie aussi courte... Mais pour revenir en 1973, les difficultés ne nous semblaient pas insurmontables. La lutte armée était encore à initier, le terrain était vierge et inexploré. Personne ne savait où la guérilla allait nous mener. C e que nous ne réussissions pas à faire aujourd'hui, nous pensions le faire demain. L'important était de rester au sein de ce grand mouvement et de le renforcer.

Où avez-vous essayé de vous implanter durant l'été 1973 ? Nous sommes allés en Vénétie, en particulier dans la zone de Marghera et Padova. A Marghera, au Petrolchimico, et à Padoue, dans les milieux universitaires. La règle de l'organisation était d'aller uniquement là où on nous appelait et de ne donner à personne de délégation en blanc. Lorsqu'on nous appelait, on envoyait deux camarades, qui, si la situation le permettait, construisaient ensuite avec les forces locales un autre pôle des BR. Cela s'est passé également en Vénétie, où se sont rendus Fabrizio Pelli5 et Robertino Ognibene 6 , en contact, entre autres, avec Susanna Ronconi 7 et Nadia Mantovani8. 5. « Bicio », né à Reggio Emilia, membre du groupe historique des BR. Arrêté à Pavie le 24 décembre 1976, il meurt en prison trois ans plus tard d'une leucémie. 6. Né à Reggio Emilia, fils d'un adjoint au maire socialiste. Il a fait partie du noyau historique des BR. Arrêté en octobre 1974 dans la base de Robbiano di Medaglia, il a tué le carabinier Felice Maritano qui l'avait blessé. 7. Fille d'un officier de marine, elle a vécu à Padoue où elle a étudié les sciences politiques jusqu'en troisième année. Membre de Potere operaio jusqu'en 1972, elle entre en contact avec les BRavant de s'en éloigner pour rejoindre Prima Linea dont elle devient l'une des dirigeantes. En 1974, à vingt-trois ans, elle entre en clandestinité, en laissant un mot pour ses parents sur le pare-brise de son véhicule. Arrêtée en 1982, elle épouse en prison Sergio Segio, lui-même principal dirigeant de Prima Linea. Dissociée. 8. Fille de paysans, catholique, elle fréquentait l'église du village et enseignait le catéchisme. Inscrite à la faculté de médecine à Padoue, elle fut membre de Potere operaio à Mestre. Arrêtée avec Curcio le 18 février 1976 via Maderno à Milan, elle est envoyée en résidence obligatoire à Sustinente (Mantova) d'où elle s'enfuit. Elle est arrêtée le

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Ronconi et Mantovani. Parlons des femmes brigadistes. Quelle a été leur importance dans l'histoire des BR ? Vous avez érigé un autel à la mémoire de Mara9, mais ont-elles été des camarades ou bien vos compagnes ? Combien d'hommes ont-ils compté autant, selon vous, que Margherita, Barbara Balzerani 10 , ou Maruccia Brioschi" au début, et Aurora Betti 1 1 vers la fin ? Barbara a dirigé la colonne romaine pendant des années. C'est une femme très fragile, fragile et en même temps solide comme un roc. Margherita a été pendant deux ans la dirigeante la plus éminente de la colonne de Turin, composée d'ouvriers. Qui connaît les ouvriers sait qu'il faut plus que deux yeux verts, très beaux par ailleurs, pour se faire respecter par eux. Personnellement, je suis convaincu que les camarades féminines ont eu un rôle bien plus important qu'on ne veut bien le dire. Dans les médias domine un imaginaire machiste où seuls les hommes comptent en politique, même ceux qu'il s'agit de condamner. Au mieux, on ne donne aux femmes que l'épithète de « passionaria». I er octobre 1978 à Milan dans l'appartement de via Montenevoso avec Franco Bonisoli, Lauro Azzolini, Antonio Savino, Bianca Sivieri, Paolo Sivieri, Domenico Gioia, Maria Russo et Flavio Amico. Dans l'appartement, les carabiniers du général Dalla Chiesa trouvèrent des lettres inédites d'AIdo Moro et le mémorial qu'il avait écrit pendant les cinquante-cinq jours de sa détention. Douze ans plus tard, dans le même appartement, des ouvriers trouveront, derrière une cloison, cinquante millions de lires, des copies de lettres inédites de Moro et d'autres pages du mémorial. 9. N d T : Margherita Cagol, voir note nduchap. 1 etchap. 4. 10. Originaire de Colleferro, elle obtient un doctorat de philosophie en 1974 à Rome. Militante de Potere operaio, elle entre en 1976 dans la colonne romaine des BR, puis plus tard à la Direction stratégique et, en 1980, dans l'Exécutif. Arrêtée en 1985 à Ostia, sur le littoral romain. Condamnée à perpétuité, elle adhère à la « Campagne de la liberté » lancée par Curcio pour la clôture de la lutte armée, avec Mauriziojanelli, Anna Laura Braghctti, Prospéra Gallinari et d'autres. [NdT : dont Mario Moretti.] 11. Jugée à Rome pour l'enlèvement d'AIdo Moro, elle demanda à parler une seule fois devant le tribunal pour dénier l'existence de « mystères » autour de l'affaire Moro et indiquer que les cinquante millions de lires provenaient de l'enlèvement Costa, et que certaines lettres de Moro et des pages du Mémorial avaient disparu de l'appartement de via Montenevoso. 12. Responsable, avec Vi ttorio Alfieri.dc la colonne « Walter AJasia » de M ilan, arrêtée en décembre 1981, condamnée à perpétuité.

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Dans les B R , je ne sais pas si elles ont représenté quelque chose de plus ou de moins que nous les hommes (je penche pour plus), mais il est certain qu'elles n'ont été les subalternes de personne. Les féministes diraient peut-être qu'elles ont été subalternes en tant qu'elles se sont conduites en hommes parfaits, identiques à vous. Mais revenons à la montée en puissance de 197}. Aviez-vous une structure d'organisation, de direction ? On ne devait pas anticiper en créant une direction avant d'être présent sur le terrain. Pour nous, c'était une règle stricte. Quand nous nous sommes séparés entre Turin et Milan en 1972, l'unique structure centralisée était une espèce de coordination entre les deux colonnes qu'un peu pompeusement nous avions appelée le « National ». Nous étions toujours les quatre mêmes, Margherita, Curcio, Franceschini et moi. C'était une direction, même s'il n'y avait alors pas encore beaucoup de choses à diriger - nous devions surtout exister : nous restions en contact, nous discutions d'un peu tout, mais l'autonomie des deux colonnes demeurait complète. Nous aurions pu disparaître d'un moment à l'autre. Nous étions liés simplement par quelques choix fondamentaux et une grande amitié. Lntre la base et la direction, il y avait alors une vraie symbiose, pour la bonne raison qu'il était impossible de distinguer individuellement un dirigeant. Plus tard, avec la création des fronts de combat, il y a eu une sorte de verticalisation et le « National » s'est transformé en « Comité exécutif». C e sera la structure la plus centralisée des B R . Mais seulement après 1975. Que sont ces fronts? Des structures d'organisation ou des secteurs d'intervention ? Les deux, et cela a créé une certaine confusion chez ceux qui nous observaient. Nous avons décidé de les créer à l'automne 1973 et il y en a eu trois : le front des usines, le front logistique et celui de la

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contre-révolution. Inutile d'expliquer à nouveau ce qu'était celui des usines. Le front de la contre-révolution devait analyser l'adversaire, la scène politique, l'Etat, comprendre les projets à moyen terme de la bourgeoisie. Cela signifiait se documenter, travailler, comprendre ce qui était en train de se passer.

Receviez- vous clé / 'aide de personnes extérieures ? Pour nous documenter, nous nous servions d'un peu tout. Les informations dont on peut disposer dans une société comme la nôtre sont innombrables. Le problème n'est pas de les trouver, mais de ne pas se faire submerger par elles. Il fallait donc avoir une vision très claire et une vraie capacité à s'orienter. Au départ, nous avions pensé à une sorte de service de renseignement, mais nous nous sommes rendu compte que l'espionnage était une bêtise dans une société évoluée. Il nous fallait surtout des informations pour décider d'une action, la situer à un endroit judicieux et la porter à son terme. Pour l'enlèvement du juge Sossi à Gênes, qui a été la première attaque visant l'Etat, c'est le front de la contre-révolution qui a travaillé, avec certains camarades de Milan et de Turin.

Et lefront logistique ? Il devait mettre en place l'organisation. Quel langage, hein ! C'est un fait que sur les partis en général, et sur les partis ouvriers en particulier, de très nombreux volumes ont été écrits, représentant deux siècles d'histoire. Mais il n'existe, pour ainsi dire, aucune science de la guérilla urbaine. J'ai cherché partout et je n'ai trouvé au mieux que quelques ouvrages du type manuel de bricolage pour jeune poseur de bombes. Rien à voir avec nous donc. La guérilla est une affaire terriblement pratique car, après les discours, il faut combattre. Et c'est la structure logistique qui rend cela possible. Nous en discutions beaucoup, âprement même, avec Curcio durant l'année 1974. Je craignais pour ma part que ce travail ne nous porte à délaisser les

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usines, pour la simple raison que nous n'étions que trois pelés et un tondu, qui ne pouvaient pas tout faire. A la fin, nous sommes tombés d'accord sur le fait que je ne m'éloignerais pas des usines et que lui s'occuperait du front logistique. Peut-être que cette fois-là, Curcio avait raison : passer à des actions visant directement l'Etat requérait un réajustement très rapide. Il n'a même pas réussi à commencer son travail car il a été arrêté peu après, suite au mouchardage du fameux « frère Girotto' 3 », qui s'était présenté à nous comme un expert de la guérilla.

Qtte devait procurer lefront logistique ? Les bases, les maisons, les armes, les imprimeries clandestines pour le matériel de propagande. Un pistolet de plus ou de moins ne faisait pas une grande différence, mais diffuser un tract après une action était absolument vital. Etre tireur d'élite n'était pas nécessaire, mais pour passer un barrage de police, il fallait des faux papiers parfaits. Savez-vous combien il faut de faux papiers pour s'en sortir sain et sauf lorsqu'on vous arrête au volant d'une voiture volée ? Il en faut huit. Si vous ne les avez pas, il vaut mieux prendre le tramway, sinon vous ne tenez pas trois jours. Nous vivons dans une société technologique et les contrôles ne sont pas les mêmes que si nous étions en Bolivie ou au Pérou. Pour être clandestin, vous devez disposer d'ateliers, de typographies, de petits laboratoires d'électronique. Il nous a fallu trouver une solution à tout cela, avec nos propres forces, inventer tout de A à Z. Il y a d'ailleurs eu une sorte de génie ouvrier dans ce savoir-faire. Notre composante humaine provenait de l'industrie, elle possédait donc des compétences qui permettaient d'inventer n'importe quoi. On n'a pas idée de ce que parviennent à faire des gens lorsqu'ils sont motivés. Quelques-uns parmi ceux qui nous ont combattus l'avaient compris et s'en sont inquiétés. Ceux qui ne

13. Ex-moine franciscain, infiltré dans les BR par le capitaine des carabiniers Gustavo Pignero en 1974.

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l'avaient pas compris se sont inventé tout un tas de mystères pour faire correspondre notre efficacité à leur stupidité.

Comment vousprocuriez-vous les armes ? Nous avions formellement exclu de recourir au milieu ou aux réseaux du trafic d'armes. Ne surestimez pas la difficulté de cette tâche : les armes circulent sur le marché comme du Coca-Cola et rapportent beaucoup ; un fusil, s'il a jamais eu d'idéologie, la perd totalement dans les échanges commerciaux. De toute façon, nous avons toujours été en mesure de nous procurer des armes, que nous les achetions dans des armureries avec de faux papiers ou que nous les récupérions des restes de la guerre auprès de certains partisans. Nous avions aussi des relations d'ordre politique avec les camarades palestiniens qui, pour une part, concernaient aussi les armes : évidemment, cela n'avait rien à voir avec du trafic.

Vous n 'avezjamais dérogé à la règle sur ce point ? Pour ce que je sais, il est arrivé une seule fois que certains camarades de Rome proposent d'acheter d'un seul coup dix-sept pistolets. Nous les avons pris mais quand j'ai demandé d'où ils provenaient, il s'est avéré qu'ils avaient pour origine un certain trafic. Ces armes étaient italiennes, mais en Italie aussi il y a un trafic international d'armes. A ce moment-là, nous avons tout stoppé, cela a été la première et la dernière fois, et on n'en a plus jamais reparlé. Il est en effet bien connu que le marché des armes est surveillé, et certainement pas par des gens de notre côté.

Vous est-il arrivé de renoncer à une action parce que vous n 'étiez pas en possession d'armes de provenance sûre ? Non, jamais. Je vous ai dit que nous avons toujours été en mesure de les acheter ou d'en trouver.

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Nous sommes en 1974. Résumons la situation: l'enlèvement d'Amerio a eu, pour ainsi dire, une heureuse conclusion. Les Nora, dites-vous, se constituent avec succès, même s'ils disparaissent par la suite. Les actions au sein des usines sont nombreuses et ont des effets. Tout se passe comme si les entreprises avaient accepté implicitement que, dans les usines, il n'y ait plus de règles. La violence existe d'un côté comme de l'autre. Pourquoi changez-vous alors d'objectif? Rien ne sera plusjamais pareil dès lors que vous vous en prenez à un personnage, à un symbole, tel que l'Etat. Justement, c'est à Turin que nous nous sommes aperçus qu'à l'intérieur des usines, on ne progressait plus vraiment. Quelle lutte aurait pu être plus forte que celle des « foulards rouges » ? Aucune. Aussi importante qu'elle fût, elle se révélait sans issue, asphyxiée. Les ouvriers avaient pris en main l'usine et la dirigeaient, mais ils avaient aussi rapidement atteint leurs limites. Que pouvaient-ils changer, à l'intérieur, à part gagner un peu plus d'espace pour agir ? C'était l'usine qui était en train de changer, avec un processus de restructuration lancé en amont qui les mettait dans l'impossibilité d'obtenir quoi que ce soit de plus en son sein.

Mais n'est-ce pas là un cercle vicieux ? Si la restructuration modifie le processus de production, pourquoi n 'apprenez- vous pas à le connaître et à intervenir sur celui-ci? Peut-être parce que vous ne contrôliez pas aussi bien Fiat que vous nous l'avez dit. Et en l'espace de deux ans, vousy aviez perdu beaucoup de votre influence. Je n'ai jamais dit que nous l'avions prise en main, c'est la classe ouvrière qui en avait, à un moment donné, pris le contrôle, bien que cela ait duré très peu de temps. Voyez les accords au niveau national : ils étaient exécrables, mais ils les ont quand même signés sous notre nez. Était-il possible que nous ne puissions rien y faire ? Comment rompre avec cela? Même les occupations d'usines ne suffisaient plus. En occupant Mirafiori un jour sur deux, cela les énervait beaucoup (et d'ailleurs, on l'occupait vraiment un jour sur deux), mais la lutte dans l'usine ne

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serait pas allée plus loin de toute façon. Si nous restions enfermés dans l'usine, ce qui était notre force allait se transformer en impuissance. Même si je suis toujours resté un incorrigible ouvriériste, il était alors clair pour moi que, si nous sortions des usines, ou plutôt s'ils nous en chassaient, nous allions disparaître. Pour autant, j'étais d'accord avec Curcio sur le fait que nous devions aller plus loin. C'est-à-dire ne plus nous cantonner à des luttes strictement sociales, terrain que nous occupions déjà - du moins là où un mouvement existait, dans les écoles ou dans les occupations d'immeubles. Et plus loin signifiait se mettre en position de peser sur la scène politique. C'est ce que vous avez appelé le « saut politique », l'attaque contre l'État ? Oui, c'est là que nous devions frapper. Mais nous ne réfléchissions pas alors à une philosophie de l'État, ni même de l'anti-État, nous étions bien plus pragmatiques. Même si nous allions perdre quelque chose dans cette décision. Qiwi ? En partie, la faculté d'observer les processus de transformation du capital en n'y étant plus immergés. Et quant à moi, j'ai aussi perdu ma spécificité d'homme provenant des usines. Du reste, la classe ouvrière aussi allait changer. Une rupture a eu lieu quand vous vous êtes mis à dire qu'une action contre le capitalpouvait être engagée en attaquant les moyens de défense de l'Etat : vous deveniez alors la réplique inversée du PCI. Celui-ci pensait pouvoir contrôler l'Etat en l'investissant grâce au « compromis historique14 » ; vous, vous pensiez peser sur lui enfrappant ses représentants. 14. NdT : Nom donné à la ligne politique du PCI à partir de 1973 visant à s'allier avec son grand adversaire depuis la Libération, la DC. Enrico Berlinguer, secrétaire général du PCI, l'a définie dans un texte paru dans Rinascita, la revue théorique de son parti en 1973, après le coup d'Etat militaire au Chili du général Pinochet. Il craignait en effet qu'un

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11 n'était plus possible, je le répète, de frapper le capital uniquement à partir des usines. Nous avions essayé. Nous étions des ouvriers, des techniciens, des employés, qui s'étaient tous formés à la base, dans les luttes : déjà, au cœur de l'automne chaud, avec les bombes de piazza Fontana, le mouvement avait été attaqué et s'était retrouvé le dos au mur. Dans les usines, il risquait d'être étouffé. Il lui fallait sortir des usines et il ressentait le besoin d'une direction générale, d'un parti. Et nous, nous avions l'idée d'un parti différent. Mais étiez-vous tous d'accord là-dessus ? Curcio a écrit: «J'ai toujours pensé à un mouvement dans lequel l'expérience de la lutte armée serait secondaire,s. » Des différences de points de vue existaient au sein des B R , et souvent les discussions ont fait des étincelles! Mais on sortait toujours à la fin avec une décision unitaire. Avec le recul, sans doute que certaines d'entre elles ne se sont pas toujours révélé être les meilleures. Mais elles étaient communes. Et je n'ai jamais entendu quelqu'un des Brigades rouges considérer comme secondaire la lutte armée. Les B R ont été créées pour la lutte armée, c'était leur raison d'être. En tout cas, lorsque vous décidez «l'attaque au cœur de l'Etat», partez à Gênes. Pourquoi Gênes ?

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scénario identique n'advienne en Italie, qui aurait alors rejoint les dictatures des pays du sud de l'Europe alors en place (Grèce, Espagne et Portugal), étant donné les risques d'une tentation autoritaire parmi certains secteurs de l'armée et de la police ainsi que chez une certaine bourgeoisie très conservatrice nostalgique du fascisme mussolinien, apeurée par la forte agitation gauchiste et ouvrière dans le pays. Cette crainte était en outre renforcée par les événements sanglants qui avaient eu lieu les années précédentes, en premier lieu ceux de piazza Fontana, et les tentatives de coups d'Etat avortées. Cette alliance, souhaitée dans la DC par Aldo Moro, commence à se mettre en place à partir de 1977 et se réalisera à partir de 1978, quand les communistes soutiendront des gouvernements démocrates-chrétiens dits de « solidarité nationale ». 15- Renato Curcio, A visage découvert, op. cit.

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Parce qu'à Gênes avait lieu le procès des GAP, qui faisait beaucoup de bruit. Les G A P avaient été le premier groupe de lutte armée en Italie. Il s'agissait de groupes de résistance antifasciste qui, à ce moment-là, surestimaient mais ils n'étaient évidemment pas les seuls - le danger d'un coup d'Etat. Toutefois, du point de vue des actions, ils étaient en avance sur tout le monde. Et lors du procès du groupe XXII-Octobre, qui était la formation génoise des GAP, est apparu pour la première fois, clairement, un lien de plus en plus étroit entre magistrature et forces politiques. La procédure avait perdu tout caractère contradictoire, comme disent les juristes, et ce procès devenait simplement un épisode de répression. Mario Rossi 16 a été le premier à refuser ce procès en révoquant son avocat. Le procureur était le juge Sossi, qui dirigeait tout le déroulement du procès sous le contrôle d'un autre magistrat dont nous avons alors entendu le nom pour la première fois : Francesco Coco. L e procès a déclenché beaucoup de polémiques et a été l'objet d'une grande attention de la part de la presse.

Ce procès vous intéressait parce que c'était un grand spectacle ? Oui, aussi. Nous faisions de la propagande armée: il était donc naturel que la visibilité de nos actes soit une réelle motivation pour nous. En enlevant le juge Sossi, nous avons marqué les esprits comme jamais auparavant.

Vous étiez déjà implantés à Gênes ? Nous n'avions pas encore une colonne, nous disposions seulement d'une base et de quelques camarades sur lesquels nous appuyer, ce qui suffisait en somme. La colonne de Gênes, nous l'avons construite l'année suivante, en partant comme toujours des camarades qui nous contactaient. C'est moi qui y suis allé. C'était un 16.

NdT: Principal dirigeant du groupe XXII-Octobre.

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terrain où j'aurais pu me déplacer les yeux fermés : avec les usines Ansaldo, Italsider et, particularité, je crois, unique en son genre, les ouvriers du port. Gênes est une ville très ancienne qui me semblait déjà à l'agonie, le premier pôle industriel qui commençait à voir sa population diminuer. Elle était dominée par un P C I à l'histoire et la tradition grandioses. A Gênes, se situer en dehors du P C I signifiait de fait être fortement en opposition avec lui ; il n'y avait pas de voie médiane. Nous avons eu là-bas des relations d'amour et de haine avec les militants de base de ce parti, comme jamais dans aucune autre colonne. Du coup, on a vu pratiquement toutes les formes de mouvements alternatifs affluer vers nous. L'entrée dans les B R a été quasi immédiate pour des camarades comme Giuliano Naria' 7 , qui travaillait chez Ansaldo, ou Riccardo Dura' 8 , un marin qui entre deux voyages avait trouvé le moyen de passer par Lotta continua. Il y avait aussi un groupe important, aux idées et aux pratiques libertaires, qui gravitait en partie autour de Gianfranco Faina' 9 , à l'université de via Balbi.

17. Ouvrier soudeur chez Ansaldo Nucleare de Gênes, d'où il est licencié par l'ingénieur Vincenzo Casabona pour avoir fait pointer quelqu'un d'autre en son absence. D'abord membre du PCI, puis de l'Union marxiste-léniniste [petite formation maoïste], il adhère ensuite à Lotta continua dont il s'éloigne assez vite. Le lendemain de l'assassinat du juge Coco (8 juin 1976), il est accusé de l'enlèvement de l'ingénieur Casabona que les BR avaient emmené, huit mois plus tôt, dans une décharge, avant de le molester, et de le remettre en liberté quelques heures plus tard. Arrêté dans le Val d'Aoste le 27 juillet 1976, il 11e se déclare pas « prisonnier politique ». Inculpé pour « participation » à l'assassinat du juge Coco, il subit une longue détention provisoire dans les prisons de PAsinara, Trani et Cuneo. En 1985, il obtient la liberté à son domicile sous contrôle judiciaire en raison de graves conditions de santé. 18. Marin, ancien de Lotta continua, il entre dans la colonne génoise des BR et, plus tard, dans l'Exécutif. Tué par les carabiniers le 28 mars 1980 à Gênes, dans l'appartement de via Fracchia, avec Lorenzo Betassa, Anna Maria Ludmann, Piero Panciarelli. Les carabiniers avaient été envoyés via Fracchia par le repenti Patrizio Peci, arrêté deux mois plus tôt. 19. NdT : Professeur d'histoire moderne à l'université de Gênes, ancien du PCI devenu libertaire, il est l'un des premiers contacts des BRà Gênes et joue un rôle important dans la constitution de leur colonne génoise. Décédé à Milan d'un cancer à l'été 1980, au lendemain de sa libération pour raisons de santé.

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Cette année-là, à Gênes, on a vu une inscription curieuse sur un mur, écrite dans un style cultivé: « Rossi, avec toi dans la nuit, là où meurt ta préhistoire. » Elle venait de vous ou bien d'eux ? Probablement d'eux. Ils avaient défendu publiquement les camarades du XXII-Octobre pendant le procès, avec un courage et une audace politique que personne d'autre n'avait eus jusque-là. Quand nous sommes arrivés à Gênes, même les anarchistes de via Balbi ont fait un bout de chemin avec nous, mais nous nous sommes séparés ensuite : ce devait être vrai que nous étions de terribles staliniens ! Je suis resté très ami avec Gianfranco Faina, nous nous estimions beaucoup malgré les différences inhérentes à nos formations politiques. Le 18 avril 1974 donc, vous enlevez lejuge Sossi. Etait-ce une date symbolique contre la DC et la campagne de Fanfani contre le divorce1" ? C'était la date où nous étions prêts. Plus qu'au divorce et à sa signification sociale, nous pensions surtout au virage à droite que pouvait produire le rassemblement des forces qui soutenaient son abolition. Nous faisions de la politique et quand le résultat du référendum a dit clairement que Fanfani pouvait aller se faire bénir ailleurs, nous avons pensé non seulement que la conscience du pays était bien plus en avance que les démocrates-chrétiens ne l'imaginaient, mais que cela démentait aussi ceux qui nous avaient accusés de favoriser, avec l'enlèvement de Sossi, le renforcement des droites. Vous, au contraire, aviez donc vujuste ? 20. N d T : Dirigeant de la D C , plusieurs fois ministre et président du Conseil, Amintore Fanfani, après le succès de son parti aux élections législatives de 1972, a tenté une opération politique, surtout en direction de l'électorat catholique, en soumettant à référendum en 1974 la loi libéralisant le divorce - attaquée notamment par l'Eglise alors que la DC était à nouveau impliquée dans plusieurs scandales de corruption. Se distinguant pendant la campagne par des discours particulièrement conservateurs, lui et la DC essuient un échec cinglant, avec 59,3 % des voix refusant l'abrogation de la loi, le 13 mai 1974.

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Il n'y a pas à ironiser. Cette action a été quelque part extraordinaire parce que, lancée à partir d'une analyse absolument erronée, elle a quand même fonctionné parfaitement. Nous avions monté l'enlèvement de Sossi comme une attaque contre l'Etat, pour dénoncer le projet politique, dominant alors, d'un « néogaullisme » cherchant à établir une république présidentielle très à droite, et dans laquelle on retrouvait des personnages comme Sogno ou Pacciardi, ainsi que des cercles réactionnaires, aussi bien italiens qu'étrangers. C'est ce que nous avons écrit dans le document diffusé pendant l'opération. Cela a été une erreur retentissante : ce néogaullisme était en réalité un projet minoritaire que la bourgeoisie a abandonné rapidement. Mais l'action a fonctionné quand même parce qu'elle répondait à un besoin de radicalité qui existait alors au sein du mouvement et même d'une grande partie de l'opinion. Si nous n'avions pas été l'une de ses voix, nous ne nous serions pas relevés de certaines erreurs grossières d'analyse.

Qu 'a représenté dans votre histoire l 'enlèvement Sossi f C'était la première grande action armée contre l'État, et elle a eu un effet retentissant. L'affrontement est devenu réel, vécu, visible, limité mais emblématique, contre l'État en tant que tel, contre la magistrature, la police, les carabiniers. Cela a impressionné beaucoup de gens et a eu un écho extraordinaire dans la presse.

Rien plus que les enlèvements dans les usines ? Comme jamais auparavant. C'est avec Sossi que nous avons conquis le terrain des médias. Et puis, à mon avis, il y avait dans cet enlèvement tout ce qui allait caractériser les actions futures, y compris leurs limites. Il y avait par exemple, au cœur de l'opération, une analyse politique qui était certes erronée cette fois-là mais qui s'est révélée exacte à d'autres reprises, ainsi que notre message de toujours : nous sommes en mesure de tenir l'Etat en échec. En

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outre, l'action posait la question des prisonniers et de l'usage politique de la justice. Le conflit tournait autour de ces deux questions, tout comme sa solution. Cette fois-là, nous avions parfaitement défini l'objectif, les moyens et la négociation. Nous n'y sommes pas parvenus à chaque fois.

Expliquez-vous. Prenez le cas de Macchiarini. C'était un dirigeant d'entreprise connu. Nous l'avions enlevé, amené quelque part et avions fait de lui une photographie qui parlait d'elle-même, montrant qu'il existait un groupe révolutionnaire au sein du mouvement ouvrier. Nous ne demandions rien. Et, l'effet symbolique ainsi atteint, nous l'avions relâché au bout de trois heures. L'enlèvement d'Amerio a suivi le même schéma. Il a duré plus longtemps mais nous savions où nous arrêter: l'action débutait et se terminait quand nous le décidions, et les décisions nous appartenaient entièrement. Avec Sossi, au contraire, c'était la même chose, mais jusqu'à un certain point seulement. L'opération était un succès, le pays en parlait et discutait de la magistrature, de Sossi, de Coco, de Catalano. En somme, l'effet de propagande armée était maximal et l'objectif politique atteint. Mais comment conclure ? Nous avions proposé un échange avec les camarades détenus du groupe XXII-Octobre, dont nous pensions qu'ils seraient accueillis à Cuba ou en Algérie. Mais cela ne s'est pas passé ainsi, malgré l'intervention de l'ambassadeur de Cuba auprès du Vatican. Sossi lui-même a insisté en écrivant au parquet. Pourtant, à un moment donné, tout a semblé bloqué. Que faire ? L e garder, le relâcher ou l'exécuter? Nous devions prendre en considération ces trois possibilités, tous convaincus que la meilleure chose était de le relâcher, mais que c'était impossible si nous n'obtenions pas quelque chose en échange. Dès que C o c o a proposé : « vous relâchez Sossi, et nous nous engageons à revoir la situation de ces détenus immédiatement après la libération, parce que nous ne pouvons pas le faire sous la contrainte », nous avons accepté.

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Chacun restait ainsi fidèle à ses principes. Voilà quelle a été la négociation. Si l'une des deux parties s'était crispée, alors cela aurait été la guerre... Mais un enlèvement où entrait enjeu un échange de prisonniers était tout à fait différent de ceux de Macchiarini ou d'Almerio : l'épreuve de force était beaucoup plus dure. Ce n'était pas seulement plus dur à cause du risque de mort, qui est toujours une tragédie irrémédiable, c'était aussi le processus qui était plus complexe. Lors d'un enlèvement, vous vous présentez comme un acteur totalement autonome, antagoniste, intransigeant ; mais l'issue n'est pas entièrement entre vos mains, la solution ne peut venir que d'une négociation, c'est-à-dire qu'elle dépend aussi de celui qui représente l'Etat. Ce que décide votre ennemi est au moins aussi déterminant que ce que vous décidez, vous... Dans un enlèvement, vous vous opposiez à l'État avec les mêmes moyens que lui, ceux que vous dénonciez. Vous lui ressemblez alors, avec un otage réduit à néant, la « prison du peuple21 », les interrogatoires. Eh oui... c'est la terminologie que nous utilisions. Pour les B R , j'ai tout accepté, même ce que je critiquais personnellement, pour le meilleur et pour le pire, mais ce langage-là, non ! « Nomina sunt consequentia rerum22 », dit le philosophe. Ces termes ne disaient pas ce que nous étions, ils le travestissaient. Ce n'était pas nous. Nous les avions empruntés aux codes usuels mais ils ne signifiaient pas les mêmes choses. La prison de ceux que nous séquestrions était matériellement pire que celle-ci, où je me trouve depuis treize ans, mais leur condition était bien différente. Ils étaient au centre d'un 21. NdT : Dans tous leurs communiqués, les BRdésignaient le lieu où elles détenaient leurs prisonniers par le terme « prison du peuple ». 22. NdT : « Les noms sont les conséquences des choses. », Justinien, Institutions, II, vu, 0 3-

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conflit politique, ils le savaient, on en discutait et ils avaient la possibilité d'en sortir. Nous, nous n'isolions personne. Certes, prison du peuple, interrogatoire, procès, ne renvoient pas à une pratique sociale décente. Mais nous n'avions pas d'autres moyens, ni d'autres mots.

Et quels sont vos souvenirs de la partie « militaire » de l'opération Sossi ? Je n'y ai pas participé personnellement, même si je faisais partie de la direction, avec toujours les trois mêmes, laquelle discutait des communiqués, gérait ce qui se passait et en définitive prenait les décisions. Du point de vue du mode opératoire, l'enlèvement a été similaire à ceux qui l'avaient précédé. Sauf que la base où était retenu Sossi était relativement plus éloignée. De Gênes, le trajet était assez long, et cela nous a causé les plus grandes difficultés. Margherita a survécu par miracle.

Racontez. Margherita, seule, devait précéder d'assez loin la voiture où était transporté Sossi, avec un talkie-walkie pour signaler un éventuel barrage de police. Et justement, du côté de Tortona, elle a croisé une patrouille du coin, juste quelques carabiniers, inexpérimentés. Comme d'habitude, le talkie-walkie ne marchait pas. Elle a donc dû s'arrêter et se faire contrôler pour donner à la voiture qui la suivait la possibilité de forcer le barrage. Et c'est ce qui s'est passé : les camarades dans la voiture avec Sossi ont vu Margherita arrêtée avec la police et ont foncé droit devant, persuadés que Margherita avait été arrêtée parce qu'il y avait des armes sur la banquette à l'arrière. Alors qu'en fait, les carabiniers, troublés par cette voiture qui venait de forcer le barrage, se sont précipités vers la radio et ont laissé partir Margherita sans la fouiller. Elle est alors repartie à toute allure, en cherchant à rattraper les camarades. Mais, eux, dans la nuit noire, voyant deux phares leur courir après, ont pensé que c'était les

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carabiniers. Or, ils ne pouvaient évidemment pas se faire suivre et les amener ainsi jusqu'à la base. Ils se sont donc arrêtés après un tournant, sont descendus de voiture et se sont mis en position, tout en tenant Sossi en joue. Dès qu'est apparue la voiture de Margherita, ils l'ont criblée de balles. C'est un vrai miracle qu'elle n'ait pas été touchée. Elle s'est jetée dehors et a réussi à se faire reconnaître. Les camarades sont alors remontés en voiture avec Sossi (qui sait ce qui lui aura traversé l'esprit à ce moment-là)... Mais pour Margherita, ce n'était pas encore fini. Les balles avaient crevé l'un de ses pneus, elle a donc sorti le cric et s'est mise à changer la roue toute seule. Quand, plus tard, Piero Bertolazzi m'a raconté cet épisode, il en était encore tout retourné. C'est aussi comme cela que naissent les légendes : Margherita qui change la roue dans le noir, après tout ce qui venait de se passer, qu'ils lui avaient tiré dessus et que, par miracle, elle était encore en vie... Vous avez reconnu que vos prévisions en 1974 étaient erronées. Vous n 'étiez pas les seuls à penser que l'Italie allait passer à droite. Berlinguer23 le craignait aussi, comme toute la gauche d'ailleurs, au sein du mouvement ou non. Pourtant, partout en Europe, les gauches progressent à ce moment-là : Franco en Espagne, le salazarisme au Portugal, les colonels en Grèce, tous s'écroulent. Et en Italie aussi, au lieu d'un coup d'Etat, on assiste à une forte poussée de la gauche aux élections. Vous avez discuté de cela? Bien entendu. D'un côté, certes, nous avons vu qu'augmentait fortement le désir de changement, mais, en face, la réaction des pouvoirs était de plus en plus dure. La prétendue progression des gauches ne contredisait pas notre analyse, elle venait la confirmer. Il était naturel que ce désir de changement s'exprime dans le succès électoral du PCI. Mais nous prévoyions que ce mouvement allait entrer en conflit avec la réorganisation du capital en cours. Les thèses de 2

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N d T : Secrétaire du PCI dei972à samorten 1984.

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la Trilatérale 24 nous semblaient justes. Sans doute étaient-elles exagérées, mais pas aussi irréalistes qu'on voudrait le faire croire aujourd'hui. Une grande restructuration du capital multinational a bien eu lieu. Mais pas dans de telles proportions ! Comme on le disait en 1972-1973, il semble que vous étiez en marge de ce qui se passait dans le pays. C'est comme si la droite vous faisait peur mais également la progression d'une gauche élargie et moins radicale. Avec le recul, qu'en pensez-vous aujourd'hui ? Nous étions bien au-delà de nous inquiéter de la droite ou d'une avancée de la gauche modérée. Nous étions à l'orée d'un conflit révolutionnaire en train de naître et nourri de ce désir de profond changement. Nous voyions alors dans la radicalité des comportements des ouvriers une revendication de pouvoir, à laquelle nous cherchions à répondre en portant désormais la lutte sur le terrain du pouvoir politique. Allons... une révolution, en 1974 ? La poussée politique qui s'exprime alors est extrêmement large, beaucoup moins radicale, et n'est pas seulement ouvrière. Ce qui la caractérisejustement, c 'est la participation en son sein d'autres figures sociales, nouvelles pour la gauche à l'époque, et porteuses en elles-mêmes d'une radicalité toute différente. C'est vrai. À ce moment-là, le fait que, dans une société moderne, un véritable changement exige de mettre en relation des figures sociales différentes ne nous a même pas traversé l'esprit ! Comme je l'ai déjà dit, nous réagissions à la restructuration capitaliste et à 24. NdT : Organisation internationale créée par Cuba, à l'initiative de Fidel Castro et Che Guevara, qui tenta de rassembler tous les pays en voie de développement des trois continents (Afrique, Asie et Amérique du Sud-Caraïbes) en lutte contre l'impérialisme, tels que l'Algérie, Cuba, Le Nord-Vietnam, les mouvements de lutte ou de guérilla contre le colonialisme portugais en Angola, au Mozambique, en Guinée-Bissau, etc.

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l'impasse qu'elle constituait pour la lutte ouvrière. Et c'est à partir des moyens avec lesquels on pouvait continuer à s'opposer à ses effets que nous nous posions la question de la démocratie et de sa nature. L'attaque du palais d'Hiver n'a jamais été notre objectif, mais ce n'est pas pour autant que nous avions abandonné l'idée d'une transformation révolutionnaire et, en cela, nous étions confrontés à tous les problèmes que les communistes n'ont jamais résolus. J'insiste sur le fait que tout le mouvement se posait alors la question d'un changement radical, qu'il allait affronter et échouer à mettre en œuvre. Et c'est ce qui s'est passé. Dans votre communiqué d'avril 1974, vous affirmez que le clivage principal entre la maturité politique de la classe ouvrière et les forces de la contre-révolution demeure. Pourtant, vous nous avez dit que le mouvement ouvrier en lutte vous apparaissait d'ores et déjà acculé, le dos au mur ? Il était, en effet, en train de perdre la partie, non pas parce qu'il se trouvait affaibli dans les usines, mais parce qu'il était désarmé et impuissant sur les plans économique et politique. C'est pour cette raison que nous nous sommes orientés vers ce dernier. Comme je le disais auparavant, nous faisions un saut vers le haut. On ne peut pas dire que vous aviez réussi à expliquer clairement ce saut. Le caractère très schématique de vos textes est frappant. Dans vos premiers tracts, le langage était violent: «chien» ici, «fasciste» làMais il était direct et, à vrai dire, nombreux étaient ceux qui utilisaient le même langage ces années-là. Pourquoi, par la suite, vos documents politiques sont-ils devenus si abstraits, pleins d'emphase et aussi peu articulés ? C'est vrai que nos documents étaient bien plus pauvres que l'expérience que nous vivions. A peine celle-ci était-elle discutée, ou mise par écrit, qu'elle devenait plus étroite, schématique, lointaine. Nous discutions les virgules, les adjectifs, et nos tracts devaient refléter une

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ligne communiste pure et dure. C'est pour cela qu'on y trouve ce style impossible. Nous avions un fort désir de nous exprimer mais nous n'avons pas réussi à trouver un langage qui nous soit propre. Nous avons donc emprunté ce langage antique en y fourrant les pratiques que nous expérimentions et qui n'avaient d'ailleurs rien à voir avec lui. Plus tard, il n'y aura qu'un seul texte véritablement efficace, sonnant juste et parlant comme tout le monde : la déclaration de Domenico Jovine, l'un des soixante-et-un2S, publiée en 1980 et qui disait : « Putain, oui, je suis un ouvrier révolutionnaire. » Peut-être ne vous en souvenez-vous pas, car vous étiez un chef et que la base, vous l'aviez oubliée ? Je m'en souviens très bien au contraire. C'est vous qui cultivez le mythe des ouvriers. C e document-là a été écrit collectivement, comme quasiment tout ce que nous écrivions. Comment se fait-il alors que cette fois-là vous ayez eu un éclair de justesse? Parce qu'il est écrit à la première personne. Nous étions habitués à nous exprimer de façon abstraite, avec au moins deux citations toutes les dix lignes ; nous écrivions pour l'histoire... Nous avions appris cela des communistes à l'ancienne. Cette fois-là, nous voulions parler comme un ouvrier qui ne s'exprimait pas au nom des B R , le parti sacré et officiel, mais tout seul, en son nom propre, en tant que personne à part entière. Il expliquait à l'usine les raisons de sa décision et pourquoi il s'en allait. Il y avait donc une plus grande liberté de ton. Jovine n'était pas obligé de se présenter avec une analyse globale et son traité de marxisme. En somme, sur ce point, autocritique totale... 25. NdT : Allusion aux soixante-et-un ouvriers de Fiat licenciés en 1980. Parmi eux, un certain nombre étaient des membres ou des sympathisants des groupes armés implantés chez Fiat, en premier lieu des BR.

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Oui. On ne peut pas expliquer le monde à partir du fait que vous avez brûlé la voiture d'un petit chef de chez Fiat, ou que vous avez blessé un adjoint au maire membre de Comunione e liberazione ( C L ) de tel quartier de Rome. À propos de l'enlèvement de Sossi, vous insistez sur l'importance de la négociation, même si elle fut symbolique. Pourtant, juste après, au mois de juin, on vous accuse d'avoir tué deux militants du MSP6 au siège de leur parti, à Padoue. Il y a un communiqué où vous revendiquez pour les « forces révolutionnaires» le droit à la vengeance contre les auteurs de massacres. Susana Ronconi a dit que ce n'était pas une action délibérée des BR. Or vous avez été condamné aussi pour cela récemment. Que s'est-il réellement passé ? Quand il y a des responsabilités pénales, il est toujours difficile de se débrouiller, de s'en sortir, entre la vérité historique, le désir de ne pas finir en prison et la volonté de ne pas y envoyer quelqu'un d'autre. C e que je sais, c'est que notre ligne politique prévoyait aussi des actions contre les fascistes. Nous en avions fait depuis le début, en particulier dans les quartiers populaires ; déjà en 1972, à Milan, dans le quartier de Quarto Oggiaro, nous nous étions emparés de la voiture de l'un des chefs des bandes fascistes, lesquels passaient leur temps à agresser les camarades du centre social. Nous l'avions emmenée dans une décharge à ordures avant de la faire exploser. Aussi, quand les camarades nous ont dit qu'ils voulaient aller perquisitionner, armés, le siège du MSI de Padoue, nous avons donné notre accord. C e n'était pas une proposition de grande envergure, d'autres brigades faisaient des actions de ce type pour s'entraîner au début de leur 26. Graziano Giralucci et Giuseppe Mazzola, le 17 juin 1974. [NdT : Le MSI était le parti néofasciste, créé après-guerre, suite à l'interdiction inscrite dans la Constitution républicaine de décembre >947 - de reconstituer le Parti national fasciste, parti unique sous Mussolini. L'allusion suivante sur les « auteurs des massacres » concerne l'implication des groupes d'extrême droite dans les attentats aveugles qui ont ensanglanté l'Italie tout au long de la décennie 1970, et, en premier lieu, la bombe dans une banque de piazza Fontana, en plein centre de Milan, le 12 décembre 1969.]

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création. Mais l'action a mal tourné. Quand ils sont entrés, l'un des camarades s'est retrouvé isolé, assailli et écrasé par deux membres du MSI qui étaient à l'intérieur. Quand le second camarade l'a rejoint, celui-ci, inexpérimenté et agité, a tiré et les a tués tous les deux.

En somme, ce n 'étaitpas une embuscade ? Absolument pas. Mais ce n'est pas la question. Personne, dans aucune de nos actions, n'avait encore trouvé la mort, même si quiconque ayant les pieds sur terre savait que cela pouvait arriver, et que cela aurait forcément changé notre situation. Et malheureusement, avec Padoue, nous y étions... Nous en avons discuté. J'ai pensé que faire comme si de rien n'était aurait été faire preuve d'un opportunisme inadmissible, et même dangereux : cela revenait à se complaire dans l'illusion que nous étions dans l'insouciance, en train de jouer à un jeu dont nous ne savions pas évaluer les risques. Nous avons donc modifié le contenu du tract proposé par la colonne de Vénétie et revendiqué l'action en expliquant ce qui s'était passé. C e n'était pas que la lutte armée était en train de nous dépasser, non, elle apparaissait comme ce qu'elle était : une lutte avec des morts. Nous avons alors suspendu pendant plusieurs années toute action en Vénétie et n'y sommes revenus qu'en 1978, quand Vincenzo Guagliardo27 et Nadia Ponti28 sont retournés là-bas. Nadia Mantovani était déjà en prison, si je me rappelle bien, ou bien était déjà partie ailleurs.

Cet été-là, l'unité antiterroriste de Dalla Chiesa vous serre de très près. Ils découvrent la base de Robbiano di Mediglia. Cela a occasionné une perte importante ? 27. Ouvrier de Magneti Marelli de Milan, il a participé à l'assassinat de Guido Rossaà Gênes. Entré dans la colonne « Walter Alasia », il est d'abord arrêté une première fois le 18 janvier 1976 à proximité de la base de via Maderno à Milan. 28. Turinoise, arrêtée dans un bar de la capitale du Piémont en 1980 avec son mari Vincenzo Guagliardo. Condamnée, comme lui, à perpétuité pour participation à l'enlèvement d'AIdo Moro.

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Robbiano a été un coup très dur, mais nous en avions connu d'autres. Le premier clandestin arrêté, après que nous nous étions fixé des règles strictes, a été Maurizio Ferrari, à Florence en mai 1974. Cela semble incroyable, mais il est encore en prison près de vingt ans après et c'est évident que ce n'est pas pour ce qu'il a effectivement commis. Dès le départ, il a assumé un positionnement politique très rigide ; toutefois, un emprisonnement aussi long, qui n'a plus aucun sens, est totalement absurde. Tous les camarades encore emprisonnés le sont désormais, selon moi, en dépit de tout bon sens. Dans le cas de Ferrari, on touche vraiment à l'absurde. Peut-être qu'en agissant ainsi, il confirme une identité [son appartenance aux BR] ? Si mon identité de communiste n'était garantie que par le fait d'être maintenu en prison, elle serait uniquement négative. 11 faut se battre pour en sortir. Et viser de façon positive à un réexamen de notre histoire et à la possibilité de reconquérir notre liberté. Il doit bien y avoir un moyen de reconstituer, même sans concession, notre histoire sans devoir la renier, se dissocier ou la rejeter en bloc. Le coup le plus dur; vous le subissez le 8 septembre, avec l'arrestation, à l'extérieur de Pinerolo, de Curcio et de Franceschini. Cette fois-là, il s'agit d'une dénonciation, faite par Silvano Girotto, dit «frère Mitra29 ». Comment vous a-t-il infiltré ? Vous insistez pourtant sur le fait que vous étiez toujours très prudents. « Frère serpent », comme nous appelions Girotto, avait été présenté par l'hebdomadaire IlBorghese comme un grand guérillero vétéran d'Amérique latine. Cela sonnait bizarre mais nous n'avions aucun élément concret pour douter de lui. Il faisait alors le tour de tous 29- NdT : Littéralement « frère mitraillette », ou « moine mitraillette ». Surnom de cet agent double qui a donc infiltré les BR, pour le compte de l'unité antiterroriste du général Dalla Chicsa.

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les milieux de gauche et était reçu partout avec beaucoup d'estime. Il a demandé à entrer en contact avec nous par l'intermédiaire d'un vieux partisan en qui nous avions toute confiance. Curcio l'avait rencontré deux fois, pour l'intégrer éventuellement au sein du front logistique alors en cours de constitution. Il en avait référé au « National », non pas de façon négative, mais avec un peu de perplexité. Or, perplexes, nous l'étions tous. Nous avons donc décidé que je serais également présent à la prochaine rencontre. Mais la perplexité demeurait. Nous étions en train de déroger à une règle de fer : on entrait toujours dans les BR après un temps de militantisme dans le mouvement, militantisme éprouvé et vérifié. Pour Girotto, il ne pouvait pas en être ainsi. Nous avons donc décidé d'être au moins extrêmement rigides sur la compartimentation. On ne lui a rien dit, mais on avait décidé qu'il travaillerait uniquement en contact avec Curcio, dans une structure périphérique, à la ferme Spiotta dans les environs d'Asti qui, par la suite, allait devenir célèbre pour d'autres raisons (c'est là qu'est morte Margherita). Mais on n'est jamais arrivé à ce stade de son intégration dans les B R , puisqu'il a été identifié aussitôt après avoir fait arrêter les deux camarades.

Qu'a signifié la perte de Curcio et de Franceschini pour votre organisation ? C'étaient deux camarades très importants. Notre ligne se définissait, en grande partie, directement sur le terrain, et disposer ou non de certains camarades n'était absolument pas indifférent. Cela a été notre problème toutes les années suivantes : à peine se constituait une direction avec des camarades dotés d'une expérience politique et militaire que la répression nous les enlevait. On devait alors recommencer depuis le début. En dehors de moi, dont la longévité a été une des plus grandes au sein des B R , personne n'est resté en liberté du début jusqu'à la fin.

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On vous accuse de ne pas avoirfait le nécessaire pourprévenir Curcio qu 'il était en danger. Le seul qui dit cela est le dissocié Alberto Franceschini et j'aurais préféré qu'il m'accuse ouvertement. Il fait des allusions, laisse entendre, distille des soupçons. Or, l'histoire de cette arrestation a toujours été des plus claires pour l'organisation. Et elle est parfaitement claire.

Comment les choses se sont-elles passées ? La veille de l'arrestation, un samedi, Curcio, Franceschini et moi avions tenu une réunion du «National» dans une base à Parme. Margherita s'était retirée. Nous n'étions plus que trois: Curcio, qui représentait la colonne de Turin, moi, celle de Milan, et Franceschini, qui, outre le front de la contre-révolution, représentait le travail initié à Rome. Et, de fait, il était venu de Rome. Nous avons terminé en toute fin d'après-midi. Je suis parti le premier, je rentrais à Milan. Curcio m'avait dit qu'il resterait dormir à Parme pour aller le lendemain matin à Pinerolo rencontrer Girotto. Franceschini devait rentrer à Rome le soir même. Je suis arrivé à Milan et suis tombé sur Attilio Casaletti, « Nanni 3 ° », qui m'attendait et m'a dit : « Ecoute, après un circuit assez long est arrivée une nouvelle: un camarade de Turin a reçu un coup de téléphone anonyme 3 ' avertissant que Curcio allait être arrêté

30. « Nanni », métallurgiste de Reggio Emilia, membre du noyau historique. Arrêté en 1975 et condamné à seize ans d'emprisonnement, il en a effectué onze. Repenti en 1982. 31. Un coup de téléphone anonyme prévenant que Curcio allait être arrêté alors qu'il se rendait à Pinerolo était arrivé chez la femme d'Enrico Levati, alors fonctionnaire à la bourse du travail de Turin, connu pour être un sympathisant des BR. Levati n'était pas à Turin et sa femme, qui ne partageait pas ses idées, ne l'a prévenu de l'appel que le jour suivant. Lui-même a mis encore un certain temps pour faire parvenir la nouvelle à Milan, sans s'y rendre cependant parce qu'il ne savait de toute façon pas comment joindre l'un des membres des BR de Milan (témoignage personnel communiqué à Rosanna Rossanda).

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demain à Pinerolo. » Bon Dieu, je savais que c'était vrai. L e lendemain, demain, Curcio allait à Pinerolo ! Mais pourquoi devait-il être arrêté ? Que s'était-il passé ?

Vous n 'avezpas su tout de suite qui avait reçu ce coup de téléphone et vous prévenait ? Nous ne comprenions pas qui cela pouvait être. En tout cas, personne parmi les plus proches, qui pouvaient nous joindre facilement. Mais ce n'était pas important, ce qui comptait était l'avertissement. J'ai repris la voiture et, avec Nanni, me suis précipité à Parme, là où Curcio, trois heures plus tôt, m'avait dit où il devait passer la nuit. Nous sommes arrivés un peu après dix heures du soir. Je n'avais pas les clés, car ce n'était pas une base de la colonne de Milan. J'ai sonné ; la sonnette ne marchait pas. Nous devions absolument le prévenir. Nous avons essayé de faire du bruit, mais la façade de la maison n'avait pas de fenêtre et nous ne pouvions évidemment pas nous mettre à hurler en pleine nuit devant l'une de nos bases. Personne ne nous entendait. Pourtant, il ne pouvait pas nous échapper : il devait toute façon sortir de très bonne heure pour aller à Pinerolo. Nous nous sommes installés dans la voiture garée devant le portail et nous avons attendu. Au bout d'un moment, il nous est venu à l'esprit que si personne ne répondait, c'était peut-être parce que Curcio avait changé d'idée pour repartir à Turin, à la base où se trouvait Margherita. Or, cette base, je n'aurais pas su la trouver, quand bien même on m'aurait amené devant ; je n'y avais été qu'une seule fois, pour une réunion d'urgence et c'est une habitude des clandestins de ne pas mémoriser ce qui peut nuire à la compartimentation. La seule chose que vous ne pourrez jamais dire est ce que vous ne savez pas... Et Nanni non plus ne connaissait pas cette base. Nous ne pouvions rien faire pour y arriver dans les quelques heures qui nous restaient. Nous sommes donc restés à Parme jusqu'à l'aube et quand nous avons été absolument certains que Curcio n'était pas là, nous nous sommes mis en route vers Pinerolo pour nous séparer

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ensuite, chacun posté sur le bord d'une des deux routes menant à ce village, en espérant que Curcio nous remarquerait à son passage. C'était assez dérisoire, presque impossible que cela fonctionne, mais nous ne pouvions pas faire autre chose. Et il n'arrivait pas. Au bout d'une heure, il ne nous restait plus qu'à nous en aller : ou bien il avait sauté le rendez-vous, ou bien il avait pris une autre route et dans ce cas-là les jeux étaient faits. C'est tout. Même bien des années plus tard, je ne vois pas ce que nous aurions pu faire d'autre, Nanni et moi, cette nuit-là, entre courses effrénées, sérénades sous les fenêtres et attentes pathétiques sur la route de Pinerolo.

C 'est Francescbini qui vous accuse. Il était en voiture avec Curcio et a été arrêté avec lui. Franceschini n'aurait pas dû être dans cette voiture, il aurait dû repartir pour Rome et y être déjà arrivé ! Personne ne lui a jamais demandé, ni à ce moment-là ni par la suite, pourquoi, au lieu de rentrer à Rome, il était allé à Turin. Les B R ont toujours été très respectueuses des raisons personnelles de chacun. Mais c'est lui qui aurait dû expliquer à l'organisation ce qu'il faisait à cet endroit au lieu d'être à huit cents kilomètres de là.

Mais pourquoi vous suspecte-t-il? Mais quels soupçons ? Franceschini a fait désormais de la dissociation 32 et des insinuations contre les B R un métier à plein temps. Il entretient un rapport complètement tordu avec lui-même, sa propre histoire et la vérité. C e soir-là, il n'est pas allé à Rome pour une raison personnelle, que je crois légitime et fréquente pour le commun des mortels. Quand j'ai retrouvé Margherita à la ferme Spiotta, où j'ai été immédiatement après notre attente inutile, c'est elle qui m'a dit : « Tu sais, Renato n'était pas le seul à aller à Pinerolo, 32.

NdT : Sur la dissociation, voir introduction, note 8, p. 30.

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il y avait aussi Alberto, et ils devaient ensuite venir tous les deux ici. » J'étais un peu surpris mais elle et moi n'avions pas à nous expliquer davantage. Les jours qui ont suivi, nous avons dû faire face au désastre provoqué par ces arrestations. Aucun de nous n'a cherché de justifications ni émis de récriminations, personne n'a cherché à tromper l'autre. Margherita avait la dureté, la ténacité de quelqu'un qui avait fait le choix qui était le nôtre. Mais c'était une femme, et les femmes ont la chance de savoir pleurer quand il le faut. Je n'ai pleuré qu'un bref moment.

Qui pouvait avoir prévenu votre ami de Turin que Curcio allait être arrêté? Je n'en sais rien. C'est le seul mystère de toute l'histoire des B R q u e , ni moi ni les autres, ne sachons expliquer. Même le parquet de Milan n'y est pas arrivé, alors qu'il avait ouvert une enquête qui n'a abouti à rien. Ou du moins ne l'ont-ils jamais dit. Qui était au courant de la tentative d'infiltration de Girotto envoyé par Dalla Chiesa? Et de l'opération qui allait avoir lieu à Pinerolo ? Les carabiniers. Les magistrats qui enquêtaient sur nous. Peut-être quelqu'un parmi ceux qui avaient été chargés de créer de toutes pièces le personnage de moine guérillero de Girotto ? Celui qui a transmis l'information a sans doute été un sympathisant parmi les magistrats. C'est difficile à imaginer chez les carabiniers.

Vous en avez discuté? Il nous a fallu quelques jours pour avoir la certitude que la dénonciation venait bien de Girotto, qui a d'ailleurs demandé à nous rencontrer, en faisant l'offensé ; il nous en a même fait le reproche, c'était incroyable ! Nous lui avons fixé un rendez-vous à Turin pour voir ce qui allait se passer et, en faisant simplement un petit contrôle au préalable, nous avons constaté que le secteur grouillait de policiers. C'est seulement à ce moment-là que nous l'avons dénoncé comme

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espion dans un tract. Jusqu'ici, tous ceux qui l'avaient accueilli à bras ouverts étaient restés muets. Comme nous, ils avaient gobé la petite histoire de l'ex-guérillero. Depuis lors et jusqu'à aujourd'hui, vous avez fait assez régulièrement l'objet, ouvertement ou non, de soupçons dont se font l'écho uniquement certains médias, ou certaines réinterprétations issues du Parti communiste, depuis l'enlèvement de Moro. Mais comment expliquez-vous que ces soupçons naissent également parmi vos anciens camarades ? Ne confondez pas Franceschini avec l'ensemble de mes camarades des BR. Ceux-ci me connaissent très bien pour ce que je suis, et aucun n'est même effleuré par le moindre doute, pas même ceux à qui je suis antipathique. Tous me considèrent comme un véritable brigadiste, absolument tous, repentis, dissociés, irréductibles et même ceux qui sont innocents ! Devraient-ils pour autant répondre à ceux qui m'abreuvent d'insultes aussi infamantes ? Je ne sais pas. Le problème n'est pas qu'ils se taisent à mon sujet, mais qu'ils se taisent sur eux-mêmes, sur leur propre histoire. C'est cela, la chose la plus grave. Des milliers de camarades se sont désintéressés de leur propre mémoire, ont gommé la signification d'une période entière de leur propre existence. Et cette signification ne leur appartient pas uniquement à eux, mais appartient aussi à une histoire qui a marqué le pays pendant plus d'une décennie.

Quand Curcio et Franceschini sont arrêtés, qui reste-t-i! parmi les plus anciens dirigeants ? Essentiellement Margherita et moi ; nous nous entendions très bien. La première chose à faire était de reconstruire un groupe dirigeant. Il n'y avait pas eu d'arrestations en chaîne comme cela avait été le cas après la découverte de la base via Boiardo, mais la perte de nos camarades les plus expérimentés était un coup très dur : bien que très différents l'un de l'autre, ils avaient toujours été un élément d'équilibre pour l'ensemble de l'organisation. A partir de 1974, la police ne nous a plus jamais laissés tranquilles, il nous a fallu reconstituer le groupe dirigeant à peu près tous les six mois. Et ce n'était jamais simple, il aurait fallu du temps et la possibilité d'examiner les capacités de chacun, ce qu'il était impossible de faire. En outre, quand les responsables d'une colonne tombaient, non seulement nous étions quatre en moins, mais pendant des mois, il n'était plus possible d'avoir un début de discussion sensée. La peur, l'incertitude ou l'exaspération chez ceux qui restaient faisaient que les positions des uns et des autres avaient tendance à diverger.

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Cettefois-là aussi? Absolument. Cela a été un coup terrible. Il y avait ceux qui pensaient qu'il ne nous restait plus désormais qu'à frapper les appareils de la contre-révolution et ceux qui, comme moi, n'entendaient pas s'éloigner des usines d'un millimètre. J'ai compris bien plus tard toute l'attention et toute la patience nécessaires à chacun pour surmonter son angoisse, tout à fait compréhensible, et pour distinguer entre les décisions à prendre immédiatement et celles qu'il fallait laisser mûrir jusqu'au lendemain. C'est là que Margherita a eu un éclair de génie, grâce à sa capacité tout à fait particulière à comprendre les gens et le pragmatisme qui était le sien. Elle a proposé : « Libérons un camarade de prison ! » Cette idée a mis tout le monde d'accord et renvoyait à plus tard la décision sur la ligne politique. Quant à savoir quel camarade libérer, le choix n'était pas difficile. C e devait être le plus utile à l'organisation et également le plus symbolique : Curcio, évidemment.

Cela a été une véritable expédition ? En quelque sorte, oui... Il s'agissait d'attaquer la prison de Casale Monferrato, certes petite, mais qui était quand même une structure militaire. Et nous ne l'avions jamais fait. Pour ma part, je tenais à ce que les camarades sachent que, si cela tournait mal, ce qui restait encore de la direction serait désintégré : s'ils en prenaient conscience, alors advienne que pourra, et ceux qui s'en sortiraient pourraient toujours recommencer. En fait, Margherita a été la seule à vraiment le comprendre. C'était la plus décidée et elle se tenait à l'écart des polémiques. Nous avons été nombreux à participer à l'action. Il y avait notamment, en plus de Margherita et moi, Pierluigi Zuffada 1 , Tonino Paroii 1 et Rocco Micaletto, Nous avions une carte de la prison : nous 1. Délégué du personnel de l'usine Sit-Siemens de Milan, membre du noyau historique des BR. Arrêté le 18 juin 1975 dans la base de Baranzate di Bollate. 2. Ouvrier, membre fondateur des BR, originaire du groupe de Reggio Emilia. Arrêté à Turin le 3 mai 1975. [NdT : Quoique ces catégories demeurent assez floues et cernent

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devions entrer par le portail principal en prétextant apporter un paquet pour un détenu et occuper d'abord la loge des gardiens à l'entrée, puis l'armurerie juste à côté. Les grilles menant aux cellules étaient supposées être presque toujours ouvertes. Avant cela, il fallait couper les fils du téléphone le long du mur extérieur, ce qu'a fait Zuffada avec une échelle que nous avions apportée. Margherita était parfaite en épouse avec son paquet. Le garde lui a ouvert le portail et les camarades, cachés de part et d'autre du judas, se sont engouffrés dans l'entrée. Je suis resté dehors en repoussant les portes pour que, de la rue, on ne puisse pas voir ce qui se passait à l'intérieur. Mais j'ai alors entendu des cris, ce qui voulait dire que tout ne se déroulait pas comme prévu. Et en effet, nous étions coincés dans cette pièce où les gardiens se relayaient pour les tours de garde. Notre carte était fausse : à la place de l'armurerie, il y avait en fait une petite salle où ils faisaient le café, et au lieu d'un dortoir, un petit cabinet. Nos informations provenaient de l'avocat Edoardo di Giovanni, qui était allé à Casale de nombreuses fois. Edoardo a été un grand camarade, qui nous a aidés tout au long de nos innombrables mésaventures judiciaires, sans jamais nous laisser tomber. Mais comme guérillero, zéro ! Par chance, les gardiens avaient été pris par surprise et les camarades les tenaient en joue, mais on ne trouvait pas les clés de la grille qui donnait accès aux cellules : tout le monde hurlait, surtout les gardiens qui, les mains en l'air face au mur, criaient à leur collègue de ne pas faire l'imbécile et d'ouvrir immédiatement. Mais ce dernier était littéralement paralysé. La confusion était à son maximum, nous étions en train de perdre du temps mal les différents parcours personnels de chacun de leurs membres, il est fréquent de diviser les fondateurs des BR en trois principaux groupes selon leur origine : Renato Curcio et Margherita sont des anciens étudiants de la faculté de sociologie de Trente ; Mario Moretti, Pierluigi Zuffada et d'autres sont des ouvriers et des techniciens, surtout installés dans la région de Milan ; enfin, un troisième groupe, assez important en nombre, où figurent notamment Alberto Franceschini, Roberto Ognibene, Prospero Gallinari ou Tonino Paroli, proviennent de la région d'Emilie-Romagne, bastion du PCI depuis 1945, où la plupart ont milité et se sont formés politiquement au sein des Jeunesses communistes dès le début des années i960.]

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et il y avait toujours le risque qu'une patrouille arrive. Je suis alors entré en refermant la porte de l'intérieur et j'ai vu que les clés étaient en fait sur la serrure : le gardien les avait laissées là quand nous avions surgi, non pour résister, mais parce qu'il était tout simplement terrorisé. A partir de là, tout a été très vite, on a ouvert la grille, Curcio est sorti en courant, il est monté dans la voiture que nous lui avons indiquée et nous sommes partis chacun dans des directions différentes, qui vers Milan, qui vers Turin. Nous nous sommes revus quelques jours après.

Quand Curcio retrouve la liberté, êtes-vous toujours sur la même longueur d'onde tous les deux ? Avec Curcio, nous avons toujours fait l'effort de nous comprendre. Ne me demandez pas pourquoi, mais sur le fond, nous nous sommes toujours compris. 11 est faux de dire que nous étions sur des lignes différentes. Nous avions certes des différences de caractère, de formation, des façons distinctes de voir les choses. Nous ne donnions pas immédiatement la même importance à tel ou tel événement. A peine libéré, nous l'avons informé de la situation, qu'il a comprise en une seconde. Il a été décidé qu'il irait à Milan, où une personne autant recherchée pouvait se déplacer plus facilement qu'ailleurs, et qu'il travaillerait en direction des usines, en particulier celle d'Alfa Romeo. Il s'est d'ailleurs rapidement rendu compte que, du côté ouvrier, les choses étaient en train de changer très vite, et pas dans le bon sens. J'ai rencontré les mêmes difficultés à Gênes, où j'étais allé organiser une colonne. Nous en avons d'ailleurs discuté avec Curcio. Mais il n'a pas eu le temps de trouver beaucoup de solutions car il a été arrêté de nouveau. Il est resté moins d'un an en liberté.

C'est à partir de ce moment-là que vous allez vous concentrer avant tout sur la libération des prisonniers ?

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C'est assurément devenu un objectif de fond, également parce que le nombre des arrestations, à partir de là, n'a cessé d'augmenter. A la fin, le rapport sera même inversé, avec quelques dizaines d'entre nous en liberté et des centaines en prison. Un bon nombre des raisons qui nous ont poussés à continuer la lutte était lié à cette question : on n'abandonne pas les camarades emprisonnés. En avril 1975, vous diffusez une Résolution stratégique3 dans laquelle vous vous redéfinissez avec les objectifs suivants: construire le parti combattant aux côtés du mouvement de classe - mouvement en lutte mais pas encore assez « mûr » -, et agirpour désorganiser VEtat, cet appendice de l'Etat impérialiste des multinationales4 chargé de réprimer te mouvement ou de l'absorber à travers la stratégie du « compromis historique» du PCI. C 'est bien cela ? Etait-ce là une analyse unitaire ? C'était le résultat de la réunion de la Direction stratégique à laquelle avait participé Curcio à peine sorti de prison, et un bon point de convergence entre la tendance pour laquelle la lutte dans les usines devait rester centrale et celle qui voulait privilégier l'attaque contre l'État. C e n'était d'ailleurs pas contradictoire: désigner comme ennemi l'État impérialiste des multinationales déplaçait nos objectifs de lutte hors des seules usines, mais les ouvriers qui y travaillaient demeuraient le principal sujet de la lutte. Cela dit, la question de savoir comment mener des actions contre l'État sans perdre pour autant notre présence effective en usine restait encore largement à examiner. Et nous ne l'avons jamais résolue, je crois, parce qu'on ne pouvait pas la résoudre : on touchait là à une limite intrinsèque de la lutte armée. Dans cette Résolution, vous élaborez, ou plutôt réélaborez, une critique du PCI... 3. NdT : Terme utilise' par les BR pour designer leurs documents programmatiques. 4. NdT : Concept crcc par les BR pour traduire l'imbrication qui existe selon elles entre l'Etat et les grandes entreprises multinationales.

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Nous donnons alors une définition du P C I du compromis historique différente de celle que nous avions élaborée auparavant. Jusqu'alors, c'était à nos yeux un très gros parti démocratique qui regardait dans une direction opposée à nos propres objectifs. Mais, avons-nous alors écrit, il était désormais en train de devenir le parti qui voulait faire correspondre les intérêts de la classe ouvrière avec ceux de l'Etat. Etait-ce là un jugement exagéré, maximaliste ? Peutêtre. Pourtant, nous aurions dû le prendre davantage à la lettre, cela nous aurait évité bien des erreurs par la suite.

Cette Résolution était-elle le résultat d'un compromis ou bien était-elle vraiment unitaire ? Elle était tout à fait unitaire. Elle fixait également clairement un autre point : c'est le parti communiste combattant qui est le centre stratégique du mouvement de classe. Rien de nouveau puisqu'il est de tradition pour les communistes que le parti soit à la tête du mouvement. Sauf que nous, nous ajoutions au mot « parti » celui de « combattant ». C e qui changeait tout.

C'est dans ces circonstances que vous définissez également vos structures ? Non. Six ou sept mois plus tard, nous avons diffusé un autre document, qui avait nécessité une très longue gestation, sur la structure de l'organisation : elle se composait des brigades d'usine et de quartier, des colonnes de guérilla et des fronts de combat, et était le résultat de notre expérience et des connaissances que nous avions acquises dans la clandestinité, ce qui n'était pas rien. C e document deviendra une sorte d'Evangile pour nos militants, grâce auquel les BR étaient aussi clairement définies pour nos militants qu'elles pouvaient paraître obscures pour les gens de l'extérieur. Bien des années plus tard, quand on me demandait ce qu'avaient bien pu être les B R , je répondais : ne vous cassez pas la tête, lisez simplement ce

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document, ce que nous sommes est écrit dessus noir sur blanc. À l'époque, cela m'amusait, aujourd'hui, beaucoup moins.

Structurés, mais toujours aussi peu nombreux Toujours peu nombreux, mais toujours capables de nous multiplier. Après chaque coup dur, au lieu de rester à terre définitivement, nous nous développions à d'autres endroits. Nous prenons un coup à Milan, via Boiardo, en 1972 ? Nous nous réorganisons à Milan et nous implantons à Turin. Nous subissons de gros dégâts en 1974 suite à l'infiltration de Girotto? Nous créons la colonne génoise, qui sera l'une des plus puissantes. En 1975, nous échouons lors de notre premier enlèvement contre rançon et, pour que la catastrophe soit complète, Margherita est tuée au cours de l'opération ? Nous construisons alors la colonne romaine...

Combien étiez-vous par colonne ? Les clandestins n'ont jamais été nombreux, quelques dizaines par colonne tout au plus. L e réseau de camarades non clandestins était bien plus important et, surtout, ils se trouvaient là où il fallait. De ce que je me souvienne, il n'y a jamais eu plus de quinze personnes aux réunions de la Direction stratégique. La fois où nous avons été le plus nombreux, je crois, c'était pour la réunion qui a précédé l'opération Moro, où étaient présents la plupart des dirigeants. Il était rare que viennent plus de trois camarades par colonne, aussi bien pour des raisons d'organisation que parce que ce n'était pas nécessaire. En fait, la Direction faisait la synthèse de l'expérience ou d'une discussion en cours depuis parfois plusieurs mois et ratifiait le plus souvent une ligne déjà opératoire.

Pendant ces mois-là, la gauche a réalisé une importante percée dans le pays, aussi bien sur le plan électoral que culturel et, plus généralement, dans l'opinion publique -fortement mobilisée notamment contre la loi

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Rea/e> et ses mesures sécuritaires. Et, aux élections municipales, elle a vu basculer en sa faveur les communes de Rome, Milan, Turin, Gênes, Venise, Naples, Bari... De ceci, dans la Résolution, il n'y aucune trace. Nous ne voyions aucune contradiction entre la montée électorale de la gauche et la maturation d'un changement révolutionnaire.

Mais cette percée électorale n'était en rien une vague révolutionnaire ! Elle n 'était pas même « anticapitaliste » ! Elle voulait plus de participation, une autre démocratie, ou les gens auraient davantage leur mot à dire. Et par-dessus tout, elle voulait battre la DC pour avoir un gouvernement de gauche. Et cela vous semble peu de chose? Envoyer la D C dans l'opposition aurait été alors une véritable révolution en Italie. La D C était le pivot du système politique : la faire tomber signifiait renverser tous les équilibres et tous les intérêts qui nous avaient dominés jusqu'ici. Et les conséquences internationales n'auraient pas été mineures non plus, loin s'en faut ! Tous les murs érigés en Europe après 1945 étaient solidement en place et aucun d'entre eux ne montrait alors la moindre faille : un bouleversement de ce genre aurait provoqué un conflit extrêmement violent.

Voilà à nouveau une analyse identique à celle du PCI ! Vous vous croyiez en w;, pour en déduire que la seule alternative était de ne rien faire ou de prendre les armes ? Si on se situe dans ce schéma, c 'est la première hypothèse qui semble la plus raisonnable.

NdT: Du nom d'Oronzo Rcale, ministre (démocrate-chrétien) de la Justice de 1970 à 1972. Cette loi a réduit les droits des manifestants, des personnes en garde à vue et de la défense au cours d'un procès. C'est l'un des premiers textes législatifs très répressifs (le début d'une longue série adoptée tout au long des années 1970 et 1980), en réponse à la contestation et à la montée de la violence politique.

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Nous nous croyions au contraire au milieu des années 1970, avec une D C qui comptait parmi les groupes les plus puissants du front impérialiste, qui était encore le parti-État, le parti du régime 6 . Impossible d'imaginer un changement quelconque dans le pays sans l'effondrement de la D C , ni cet effondrement sans une poussée révolutionnaire. En aucun cas, la décision de Berlinguer de s'allier avec la D C n'était plus raisonnable que la nôtre ; nous, avec la lutte armée, nous voulions exactement ce que redoutait le P C I . Or, le P C I , en agissant ainsi, n'a jamais provoqué aucun changement. Nous avons sans doute eu bien des torts, mais admettez que sur ce point, nous ne nous sommes pas trompés. Seule une force organisée, autonome, se situant totalement en dehors du cadre parlementaire, pouvait garantir un tel changement radical. La partie ne se jouait réellement qu'en dehors. Les mouvements électoraux ne sont pas sans importance, mais ils restent quand même secondaires. Mais du coup, cette gauche-là allait se retrouver le dos au mur, coincée entre guérilla et répression, entre les BR et l'Etat. Et pendant que toute l'Italie fêtait la victoire électorale de la gauche, vous, vous alliez blesser le député démocrate-chrétien Massimo De Carolis à Milan... Et pourtant, cette action ne nous a pas isolés... Au contraire. Nous nous sommes développés, nous étions là et cela a continué ainsi pendant des années. Vous vous développiez comme organisation, mais vous étiez toujours plus minoritaires au sein du mouvement. Vous admettez que vous n'en avez jamais eu la direction, n 'est-ce pas ? Non, c'est vrai. Mais il faut bien s'entendre quand on parle de minorité et de direction. Qui avait la direction du mouvement entre 1975 6. NdT : Mario Moretti utilise en italien le mot régime, très péjoratif, qui évoque inévitablement le « régime » fasciste de Mussolini qui dura vingt ans. Ce terme est souvent utilisé sur un mode dépréciatif dans le débat politique transalpin.

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et 1977 ? Personne. Car ce mouvement ne rentrait pas dans les catégories classiques, ses actions radicales ne se rattachaient à aucune tradition. Sur ce point, beaucoup de gens s'en tirent avec le terme de « prolétariat métropolitain antagoniste 7 », une belle expression qui ne veut rien dire, un fourre-tout bien pratique. Pour notre part, nous avons ajouté au mouvement la stratégie de la lutte armée, dont le centre de gravité résidait dans l'unité des avant-gardes, au sein du Parti communiste combattant. Mais nous ne sommes pas arrivés à aller au-delà. Beaucoup d'entre vous pensent qu'à l'époque, vous avez été divisés par rapport à la ligne à tenir. Prenez garde aux relectures de l'histoire a posteriori. À partir d'un certain moment, assez tardivement en fait, dans les années 1980, l'histoire des B R a commencé à être réécrite comme si elle avait été fortement marquée par des individualités et des itinéraires personnels. Or, pour moi, cela ne s'est pas passé comme ça. Notre force a été extraordinaire parce que nous avions une ligne commune, une et une seule, que tous partageaient. C 'était aussi la vôtre ? C'était celle des B R . On y reviendra. Mais te point auquel vous faites allusion, c'est qu'à partir de la seconde moitié des années 1970, les ouvriers, de manière générale, ont cessé d'être la figure sociale la plus radicale, remplacés par les jeunes des quartiers, aussi bien ouvriers qu'étudiants. C'est le cas de Walter Alasia, que certains d'entre vous n'ont pas voulu ou pu comprendre. 7. NdT : Expression qui désigne à l'époque les jeunes précarisés des villes. Ils participent alors fortement au mouvement de contestation et sont les plus actifs au cours du mouvement de 1977, surtout à Bologne, Rome et Milan.

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Walter était un camarade très jeune, à peine adolescent, doté d'une compréhension aiguë des tensions sociales de ces années-là. Il venait d'une famille ouvrière de Sesto San Giovanni membre du PCI. Il y avait là tout un tas de jeunes de son âge qui nous tournaient autour. Et même s'ils étaient étudiants, ils avaient tendance à opter spontanément pour un point de vue strictement ouvrier. Pour Walter, c'était encore plus naturel, vu ses origines familiales. Mais je ne saurais dire s'il était représentatif de cette relève qui se constituait alors parmi les jeunes des quartiers, en dehors des usines. En tout cas, je n'ai jamais perçu Walter ainsi.

Vous l'avez bien connu ? Oui, je l'ai bien connu. J'ai bien connu presque tous les camarades. Walter a été tué par la police. Nous avions décidé des règles à suivre concernant les comportements politiques, mais pas encore précisément de celles à adopter du point de vue opératoire. Or, à cette époque, il est arrivé à plusieurs de nos plus jeunes camarades de subir, dans des circonstances diverses, des affrontements armés sanglants, aussi tragiques pour eux que pour ceux d'en face. C'est arrivé à Fabrizio Pelli à Padoue, où deux militants du MSI ont été tués, et à Robertino Ognibene qui, blessé avant son arrestation, a réussi à tirer et à tuer l'adjudant des carabiniers Maritano. Et c'est arrivé aussi à Walter. La police l'avait repéré comme membre des B R , mais ne savait pas quel était son rôle : il n'était pas complètement clandestin et continuait à fréquenter la maison familiale, il aurait très bien pu être un simple étudiant. Les policiers l'ont surpris au cours d'une perquisition du pâté de maisons, qu'ils avaient encerclé grâce à un important déploiement de forces. Walter a cherché à s'enfuir quand il a vu les agents entrer dans sa chambre. Il avait un pistolet, il a tiré et en a touché deux, les tuant sur le coup, avant de se laisser tomber par la fenêtre. Mais, blessé lui aussi, il a terminé sa course sur le gazon devant la maison ; il ne pouvait plus bouger. Les policiers l'ont alors rejoint et, sans même essayer de

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l'interpeller, l'ont achevé d'une rafale. « Oui, nous l'avons abattu sur place. Vous non plus, vous ne plaisantiez pas, il venait juste de tuer deux collègues. C'est ça la guerre, messieurs ! » C'est ce que m'a déclaré l'un d'entre eux, présent ce jour-là, quand il m'a arrêté bien des années après. Pour ma part, j'ai eu plus de chance quand je me suis trouvé dans des situations analogues, et c'est arrivé plus d'une fois. L'expérience m'a appris qu'il est parfois possible d'éviter certaines choses, contrairement à ce que l'on croyait à l'époque. Les camarades les plus jeunes allaient immédiatement à l'affrontement car, pour eux, la lutte était armée ou elle n'était pas. Et ils avaient sauté à pieds joints dans cette nouvelle expérience. La mort de Walter a été une grande tristesse. Il aurait mérité de vivre différemment son extraordinaire engagement et de disparaître dans d'autres circonstances.

Curcio pense que Walter se sentait isolé dans les BR et qu'il «en est mort». J'ose espérer qu'il veut dire autre chose ! Les B R ont beaucoup de responsabilités, mais pas celle-ci. Il est faux de dire qu'il y avait, dans les B R , un côté* « mouvementiste » qui aurait d'abord été ignoré, puis étouffé par la satanée tendance militariste. Curcio dirigeait la colonne de Milan quand quelques camarades se sont mis à défendre des positions qui étaient plus proches de celles de l'Autonomie 8 que de celles des BR. Ils ont alors été invités, assez 8. NdT : Mouvante politique diffuse qui ne prend pas la forme d'un parti ou d'une association, l'« Autonomie ouvrière » (AutOp) est apparue à partir de 1975 et surtout 1976, les groupes d'extrême gauche ayant auparavant échoué à constituer une véritable force politique, notamment électorale, à la gauche du PCI. AutOp s'est formée essentiellement autour des « radios libres » récemment créées dans plusieurs grandes villes (Rome, Milan, Bologne, Padoue, etc.) et des « centres sociaux » (squats). Du point de vue théorique et pratique, elle mettait en avant « l'autogestion des luttes » et le « syndicalisme de base » contre les partis politiques traditionnels et les grandes confédérations syndicales et accordait une attention prépondérante aux « nouveaux sujets » (révolutionnaires), qui n'étaient plus seulement les ouvriers, mais aussi les femmes, les étudiants, les jeunes précaires, les immigrés, les marginaux, les « fous », les détenus, les

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sèchement, à aller les vérifier ailleurs. Il s'agissait de Corrado Alunni et de Fabrizio Pelli, qui appartenaient à la colonne milanaise et qui, avec Susana Ronconi, ont ensuite fondé les Formations communistes combattantes. J'étais alors à Gênes et j'ai beaucoup regretté qu'on n'ait pas, à Milan, fait l'effort de résoudre ce désaccord. Bicio et Corrado étaient des camarades de la première heure, je les connaissais déjà avant la lutte armée; aussi, il m'a semblé incompréhensible qu'on ne soit pas arrivé à trouver un point d'accord avec eux. La vérité est que, concernant la théorie du parti combattant, les B R étaient extrêmement rigides, aussi bien l'organisation elle-même que chacun d'entre nous. Et elles le sont restées toutes les années suivantes. Celui qui parlait de « nouveaux sujets sociaux » et d'« organisation diffuse » s'en allait rejoindre Prima Linea 9 . Avec les mêmes résultats... On sait comment cela a fini pour tout le monde.

Vous voulez dire qu 'ensuite, tous ontfini dans la lutte armée et nulle part ailleurs ? N'est-il pas vrai que certains d'entre vous souhaitaient justement une « militarisation de l'affrontement » ? Mais ce n'est pas nous qui avons décidé si l'affrontement devait être, ou non, de plus en plus dur. Il l'était. On mourait au cours de cette lutte, Walter est mort, Margherita est morte. Nous étions une homosexuels... Le « mouvement de 1977 » sera le grand moment de l'Autonomie, puis son influence déclinera. Une partie de ses militants ont alors rejoint les groupes armés, notamment Prima Linea, dont les thèses étaient très proches de celles de l'Autonomie, et pour d'autres, plus proches du marxisme-léninisme traditionnel, les BR. 9. NdT : Autre organisation armée, créée autour de 1976 et active jusqu'au début des années 1980, dirigée principalement par Sergio Segio et sa (future) femme, Susanna Ronconi. Proche de l'autonomie ouvrière, sa ligne politique mettait au premier plan les « nouveaux sujets sociaux », apparus surtout depuis 1968 (femmes, jeunes, étudiants, immigrés, etc.) et non la fameuse centralité ouvrière chère aux BR. Tout en ayant existé moins longtemps que les BR, Prima Linea a atteint une importance comparable : ce groupe a compté à peu près le même nombre de personnes condamnées à la fin des années de plomb (autour d'un millier pour chacune des deux organisations), lorsque la répression décimait les groupes armés.

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petite armée qui a eu ses victimes. C e n'est pas cela qui a provoqué la mutation.

Mais ily a bien eu mutation. Comment la défmiriez-vous ? Et comment s'est-elleproduite ? Je peux dire qu'elle est intervenue durant le procès de Turin contre les B R , qui a commencé en mai 1976 et duré près de deux ans10. Four la première fois, et avec un certain style, l'Etat a fait un usage politique d'un procès auquel les camarades dans les cages ont répondu par le « procès guérilla" ». A partir de ce moment-là, il existait, c'est vrai, un risque réel d'autojustification de nos actions les plus dures : ils font le procès des avant-gardes ? Si les avant-gardes y répondent coup pour coup, alors elles vont prendre la tête du mouvement. Cette façon de raisonner, c'est vrai, contenait un risque de solipsisme.

Était-ce une solution en continuité avec ce que vous aviez étéjusqu 'alors ? Pas exactement. C e n'est pas un changement de nature génétique qui est intervenu. Nos racines n'ont pas muté. Nous étions toujours les mêmes personnes, les mêmes camarades, les mêmes maudits ouvriers. Et on nous sollicitait de tous les côtés parce que nous attaquions l'Etat, pas parce que nous faisions autre chose, ou proposions de faire autre chose ! Il est vrai qu'à partir de là, nous n'avons plus été l'expression directe, aiguë, antagoniste, de tel ou tel conflit social particulier. C'était une conséquence de notre nouveau positionnement qui nous semblait à tous pouvoir nous permettre de dépasser les limites rencontrées auparavant, donc une bonne chose. 10. Procès au cours duquel ont été jugés les fondateurs des BR incarcérés, notamment Renato Curcio et Alberto Franceschini. 11. NdT : Correspond à l'attitude adoptée par les membres des BR au cours de leurs procès : ceux-ci refusent de participer aux débats, récusent leurs défenseurs pour dénoncer ce qu'ils considèrent comme une utilisation politique de la justice à leur encontre et revendiquent durant les audiences les actions commises par l'organisation à l'extérieur. Voir infra.

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Quand, par contre, d'autres nous demandaient ce qu'eux pouvaient faire, bien souvent nous ne savions pas quoi leur répondre sinon de nous rejoindre. Comment mettre en contact une stratégie de lutte armée avec des mouvements ayant d'autres rythmes, d'autres modes d'action ? Voilà où nous avons échoué. Nous n'avons jamais été en mesure de diriger un mouvement de classe articulé. C'est une limite de taille. Mais ce n'est pas pour cela que nous étions en dehors du mouvement, ou que quelqu'un d'autre était capable de lui donner une vraie direction.

Mais vous n 'admettezpas avoir commis d'erreur ? Je dis qu'au cours de ces années-là, nous avons changé, non parce que les individus ou notre ligne ont changé, mais parce que la situation a changé. C'est d'abord l'état du mouvement et l'intensité de la répression qui nous ont amenés à devenir les BR telles qu'elles ont été par la suite. Mais enfin... essayez de voir cela avec les yeux de quelqu'un qui voit bien qu'il y a un reflux, mais qui refuse de cesser le combat ! Dansle Progetto Memoria" il est écrit qu'« en 1976, et non sans consé-

quences dans le débat interne, le front des grandes usines est intégré au front de la contre-révolution ». En somme, vous avez laissé tomber les usines pour vous concentrer sur les attentats ? Quelle sottise ! Pas du tout. Simplement, depuis cette année-là, nous n'avons plus seulement travaillé dans les grandes usines et les quartiers ouvriers du nord du pays. Par exemple, à Rome, nous avons eu une brigade d'usine à Pomezia, mais nous en avions aussi parmi les travailleurs des services, à la SIP' 3 , dans les hôpitaux comme le grand hôpital romain Policlinico, sans parler des brigades de quartier, comme celles des quartiers populaires du Tiburtino, de Centocelle, 12. 13.

NdT.Voir introduction, note 10, p. 31. NdT : Compagnie italienne du téléphone.

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de Primavalle... Nous avons investi des segments du corps social plus articulés et avons été davantage présents sur l'ensemble du territoire de la moitié nord de l'Italie, de la Vénétie à la Toscane, du Piémont aux Marches, de la Lombardie à la Ligurie. Il n'y a alors qu'au sud où nous ne sommes pas implantés et nous ne le serons jamais. C e document en prend acte, sans rien dire de plus. Comme si nous avions jamais pensé réduire les brigades d'usines ! Nous avions au contraire investi l'ensemble de l'organisation sur le travail en direction des masses. Et personne n'en a jamais été dispensé, même pas ceux qui travaillaient au sein du front logistique, qui par nature était le plus compartimenté et le plus interne à l'organisation. Déjà, en 1976, une base clandestine n'était généralement rien d'autre que la maison d'un camarade, souvent avec sa famille, mise à la disposition des militants clandestins. Or, cela, on ne peut l'obtenir sans un sérieux travail de radicalisation. Il n'y a pas eu de malentendus. Simplement, peut-être que certains camarades en prison n'ont pas bien compris cette réalité, car ils avaient sans doute encore en tête le tout début de la lutte armée et les B R du nord du pays. Il écrit également : « Il s'agit d'une véritable seconde naissance des BR, à la suite de laquelle tous les secteurs et toutes les activités de l'organisation vont être repensés à l'intérieur du schéma mettant au centre de son positionnement l'attaque au coeur de l Etat. » C'est une appréciation que je considère erronée. Mais compréhensible, naturellement, même si ce terme de « seconde naissance » semble indiquer que l'un des « pères fondateurs » est sorti des B R à ce moment-là. Si c'était le cas, il aurait dû être plus clair, parce que ni moi ni les autres ne nous en sommes rendu compte. Mais les usines n 'étaientplus au centre de votre action, n 'est-ce pas ? Elles avaient un poids différent de celui qu'elles avaient en [972, personne ne le sait mieux que moi, mais ceci pour la bonne raison

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que la contre-révolution était passée par là comme un rouleau compresseur, d'abord dans les usines, puis ailleurs. C'est pour cela qu'il nous a semblé - à tous nécessaire et inévitable de porter l'attaque à l'extérieur pour poursuivre l'offensive. Cette décision n'avait pas un but organisationnel, au contraire, c'était bien un choix politique et le seul qui allait nous permettre, pour de nombreuses années encore, de continuer la lutte armée dans les limites de ses possibilités. On ferait mieux d'ailleurs de discuter des possibilités réelles - dès le départ - de la lutte armée, ou, mieux encore, de ses limites intrinsèques, plutôt que de réécrire notre histoire comme si quelqu'un l'avait remise en cause dès 1976.

Mais à l'époque, aviez-vous discuté du fait d'agir en direction des ouvriers, ou bien du côté du social? Ou encore d'engager l'affrontement avec l'Etat? J'ai déjà dit que nous sentions, désormais, que ce n'était plus du côté des ouvriers, sur les lieux de production, que les choses pouvaient progresser. La propagande armée dans les usines tournait à vide. A Gênes, la première action d'une certaine ampleur avait été la répétition exacte de notre première action à Milan, quand on avait enlevé Idalgo Macchiarini pendant quelques heures. Cette foislà, cela a été le tour d'un ingénieur d'Ansaldo, Vincenzo Casabona. Nous l'avions intercepté en bas de chez lui, emmené comme d'habitude dans un fourgon, interrogé et relâché en parfaite santé. Politiquement, le résultat avait été identique : pas mal de bruit, beaucoup de sympathie parmi les ouvriers, beaucoup de crédit auprès des camarades les plus combatifs. Du coup, l'organisation s'était un peu développée. Mais à l'intérieur de l'usine, on ne progressait plus et un sentiment de défaite planait de plus en plus, les actions armées ne suffisant pas à le dissiper. Aucune alternative au pouvoir dans l'usine ne parvenait plus à s'implanter, alors qu'on assistait à la militarisation du territoire et au contrôle de la police dans les quartiers. Il y a donc eu un moment où l'on s'est dit :

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« Maintenant, ça suffit, cela n'a plus de sens de continuer à frapper les petits chefs, désormais, la seule dynamique qui a vraiment de l'importance ne peut que se situer à l'extérieur des usines. » Et nous l'avons dit publiquement, même si nous avons toujours continué la lutte armée dans les usines, jusqu'au dernier jour de notre existence, à Milan, à Marghera, à Turin... Nous étions comme des poissons qui, s'ils quittaient la mer, mourraient immédiatement; or cette mer, qui avait été si riche et ô combien vitale pour nous, était devenue stagnante, polluée même. Défait, de 1969 à 1972-1973, vous avez été une avant-garde, certes extrémiste, mais au cœur de la classe ouvrière, a la différence de tous les autres groupes armés en Europe. Ensuite, vous êtes devenus comme les autres. C'est exact. Par la suite, nous ne nous sommes plus uniquement situés dans la dynamique des usines. Mais pas non plus dans une dynamique plus large. Différente. Si l'alternative était désormais de réussir à faire bouger les équilibres au sein de l'Etat, il était clair que, dans notre réflexion, les discours prononcés à Rome, les projets et les processus politiques au cœur du système, les accords et les affrontements entre partis avaient alors acquis une importance cruciale. C'est ce qu'il nous fallait désormais observer et évaluer. Et c'est ce qui nous a finalement poussés à créer une colonne à Rome. Nous y sommes allés en 1975. Mais pourquoi l'Etat serait-il a Rome ? L'État a-t-il un lieu précis ? Ou bien est-ce le même que celui du gouvernement ? C e qu'est l'Etat moderne est une question intéressante. Mais nous ne faisions pas de la théorie. Et il ne fallait pas d'immenses connaissances pour s'apercevoir que les structures centralisées de l'Etat

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se trouvaient à Rome, que tout l'appareil du pouvoir s'y trouvait concentré. Pour une organisation de propagande armée, cela nous suffisait... et en avant !

IIy a une différence entre Etat et appareil d'Etat. // est possible defrapper l'appareil, tout en laissant l'Etat intact. Peut-être que dans l'Italie des années 1990, il y a moins d'Etat, dans le sens où vous l'entendiez à l'époque? Mais nous ne voulions pas abattre l'État ! Nous voulions, à travers telle ou telle action, provoquer une tension et désarticuler les pouvoirs. Nous sommes allés à Rome pour cette seule raison : s'il ne s'était agi que d'y réaliser quelques actions seulement, à la limite une petite équipe de camarades déterminés aurait suffi. Non, nous nous y sommes rendus pour y installer une véritable colonne, comme nous l'avions fait dans les autres grandes métropoles industrielles du pays. Et comme toujours, nous ne nous sommes adressés qu'aux avant-gardes sur place, en ne leur proposant évidemment rien d'autre que la lutte armée. Les premières actions n'ont pas été retentissantes, mais elles ont servi à nous renforcer sur un terrain que nous ne connaissions pas. En 1976, nous avons mobilisé toutes les colonnes pour une nouvelle « nuit des feux », comme nous l'avions fait à Milan quelques années auparavant. De façon symbolique, sans verser de sang, nous avons attaqué des véhicules de police et de carabiniers dans toutes les villes où nous étions implantés; nous avons mis le feu à des camions, à beaucoup de fourgons et à quelques voitures. Cela a été la première campagne à laquelle a participé la colonne de Rome, en incendiant un fourgon de carabiniers à Garbatella : je faisais moi-même partie de l'équipe opérationnelle. C'était une action minuscule, mais la première signée B R dans la capitale ; elle a, du coup, eu un très grand retentissement auprès de tous les camarades des faubourgs. La lutte armée connaissait alors une immense force d'attraction. Un peu comme si elle pouvait résoudre tous les problèmes...

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En /p/5, tandis que vous implantez la colonne romaine, vous séquestrez dans le Piémont Vittorio Vallarino Gancia. C'était votre premier enlèvement pour de l'argent ? Oui, et il s'est terminé de façon tragique par la mort de Margherita. Nous avions besoin d'argent. En effet, nous n'étions plus un petit groupe, et même si nous tâchions de limiter les dépenses, nous étions continuellement obligés de faire des expropriations. Car nous n'avions rien à vendre. Et les patrons, si on ne leur prend pas leur argent, jamais ils ne vous en donnent spontanément. Or les expropriations étaient exténuantes pour les forces qui les effectuaient. En pratique, nous attaquions environ une banque par mois mais, en plus du risque que ça représentait, il valait mieux consacrer à d'autres choses le peu de forces dont nous disposions. L'argent était remis jusqu'à la dernière lire au Comité exécutif, qui le distribuait ensuite aux différentes colonnes et aux différents fronts. Chaque camarade pouvait demander des comptes à ce sujet, mais, au cours des douze années où j'ai été dans les B R , cela ne s'est jamais produit. Sans doute parce qu'être membre des B R coûtait déjà tellement cher à chacun d'entre nous en termes de vies bouleversées et de sang versé - c'était en somme un engagement total - , que l'argent nous intéressait bien peu. Chacun confiait sa propre survie à la responsabilité du camarade qui était à ses côtés, alors on pouvait bien lui confier aussi une poignée de millions ! Si, en plus, on était allés les prendre ensemble, ces millions, en courant les mêmes risques, chacun allait vraiment tout faire pour les économiser le plus longtemps possible. Pour revenir à l'année 1976, la question des ressources était devenue vraiment sérieuse. Aussi, nous avons décidé d'enlever un industriel très riche, contre une rançon. L'action était politique en soi : une force révolutionnaire expropriait les capitalistes, point barre ! Nous avons choisi Vallarino Gancia, celui du mousseux' 4 . C'est surtout la

14.

NdT : Gancia est une célèbre marque de mousseux italien.

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colonne de Turin qui s'en est chargée et l'opération était dirigée par Margherita.

Comment Margherita est-elle morte? Comment se fait-il qu'elle et un autre aient été seuls à garder l'otage, sans que personne ne surveille les accès à la ferme ? L'enlèvement s'était bien passé. Gancia avait été intercepté sans problème et amené à la ferme Spiotta, il n'y avait donc aucune raison d'être nombreux à le surveiller. Ils étaient deux et leur unique mission était de nourrir le prisonnier. Il est vrai que pendant qu'ils se dirigeaient avec lui vers la ferme, un camarade' 5 du groupe de soutien s'était trompé de route, avait commis une série d'erreur, et s'était fait prendre. Mais ce n'était pas à proximité de la base. Margherita nous avait avertis aussitôt et nous avions évalué la situation ensemble. Or elle était certaine que la police ne pouvait faire aucun rapprochement entre les différentes voitures, donc arriver jusqu'à la ferme Spiotta ; elle se sentait en sécurité. Et de fait, la patrouille qui est arrivée dans la cour de la ferme ne suspectait pas une seconde la présence du prisonnier : c'était un contrôle parmi tant d'autres dans un vaste rayon d'action, sans objectif précis, et si Mara et l'autre camarade n'avaient pas été distraits, ils les auraient vus arriver et se seraient comportés tranquillement. Mais lorsque les carabiniers ont sonné à la porte, ils ont été pris à l'improviste et ont tardé à ouvrir, il y a eu un certain remue-ménage dans la maison, les carabiniers ont commencé à avoir des soupçons et l'un d'eux est resté devant la porte pendant que les deux autres s'éloignaient pour se mettre à couvert. A partir de là, les deux camarades étaient coincés. Ils ont alors tenté une sortie en lançant d'abord une grenade S R C M (un engin qui fait beaucoup de bruit, mais qui est à peu près inoffensif s'il n'explose pas directement sur vous),

15. Massimo Maraschi. Après avoir changé de voiture de soutien, il fut interpellé par les carabiniers auxquels il déclara être brigadiste.

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puis en tirant de nombreux coups de feu en essayant d'atteindre les voitures. Margherita est sortie la première et elle a été touchée par une rafale tirée par un des carabiniers posté à l'extérieur. Bien que blessée, elle a réussi à arriver à sa voiture et à y monter. Le camarade est arrivé lui aussi à la seconde voiture. Mais Margherita ne pouvait pas conduire et après quelques mètres, elle a tamponné l'autre véhicule et ils ont terminé tous les deux dans le fossé. Le camarade, qui a fini sain et sauf en fuyant à pied à travers champs et la moitié du Piémont, nous a raconté par la suite comment cela s'était passé et a reconnu qu'ils avaient paniqué. Ils n'avaient pas compris combien étaient les carabiniers postés en position de tir et, après l'accident, toutes les armes étaient restées dans les voitures. Ils ont alors essayé de s'enfuir à pied. Mais Margherita, grièvement blessée, n'arrivait pas à courir ni même à marcher et elle est restée là, sur ce pré. Seul le carabinier qui l'a alors rejoint serait en mesure de dire si elle a été volontairement achevée ou si elle aurait pu survivre. J'en ai trop vu durant cette guerre pour ne pas savoir que courage, générosité et noblesse d'âme guident moins souvent les hommes que la peur et le désespoir. Au cours de cet affrontement, un carabinier aussi a trouvé la mort et un autre a été grièvement blessé. Il m'est impossible de porter un jugement en dehors de ce contexte, et je suis pourtant bien moins manichéen, vu le contexte, qu'il me plairait de l'être.

Vous en parlez avec beaucoup de douleur. Margherita était très importante pour moi, comme elle l'était pour l'organisation et pour les camarades avec qui elle vivait. « Il y a des morts qui pèsent comme une plume et d'autres comme des montagnes... » L'histoire est peut-être ainsi, peut-être a-t-elle été comme cela pour nous aussi... Depuis, Margherita est devenue un symbole. Je crois pourtant qu'il existe un espace, intime et inviolable, où l'on peut ranger la mort d'une personne que l'on a connue, et où cette personne est uniquement celle qu'on a connue et

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personne d'autre. Rien ne peut jamais augmenter ou diminuer le souvenir que l'on a d'elle, et la douleur de sa disparition ne guérira jamais ; n'importe quel mot prononcé sera toujours une intrusion, seul le silence peut être à la hauteur de la perte subie. Et ceci est valable, je crois, pour n'importe qui, quel que soit le camp dans lequel on a combattu, ou depuis lequel on observe la scène...

Que vous rappelez-vous surtout d'elle ? C e qui m'est resté de plus cher en mémoire, c'est sa normalité. Ils en ont depuis fait une icône alors qu'en fait, elle était simplement une vraie femme, qui avait les mêmes problèmes que les femmes de notre génération. Je la connaissais depuis l'époque de la commune et de Siemens, notre amitié était à la fois légère et très profonde, dénuée de tout jeu de séduction et des tensions qu'il induit. Une expérience rare pour moi avec une femme. Nous pouvions tout nous dire, et même parler des aspects les plus intimes de nos vies, sans craindre aucune ambiguïté. Avec elle, il était inutile de dissimuler le bouleversement de nos vies dû à la clandestinité. Elle pouvait même se permettre de relever le ridicule de l'image de grandeur que nous avions de nous-mêmes lorsque nous nous retrouvions face aux problèmes de tout un chacun. Et elle les affrontait avec autant de joie que de sagesse, même quand les solutions n'étaient pas faciles à trouver.

1976 est une année cruciale. Pour vous, ta répression et les actions contre les appareils répressifs prennent une place centrale, alors que le pays s'engage dans une majorité de gouvernement comprenant les communistes. La gauche qui dépasse la DC... Je me souviens de cet après-midi, quand la télévision a donné les résultats du vote. Nous étions stupéfaits, cela nous semblait énorme. Mais rapidement, nous nous sommes aperçus que le plus effrayé était en fait Berlinguer qui avait en tête le Chili et était persuadé qu'il fallait d'abord redoubler

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de prudence pour éviter un coup d'Etat. Pour nous au contraire, le résultat de ces élections prouvait que le besoin d'un changement profond progressait et que les conditions étaient maintenant réunies, même si la situation était en réalité moins fluide et en mouvement que nous ne le pensions. En particulier à l'intérieur du PCI. Vous aviez été très sévère avec le PCI dans votre Résolution de 1975. Comment se fait-il que, lorsqu'il s'est abstenu sur le vote de confiance du gouvernement Andreotti, vous n'ayez pas pensé que les jeux étaient faits Depuis quand peut-on se fier à la façon dont les partis font de la politique pour dire que les jeux sont faits de façon définitive sur telle ou telle chose? Du reste, nous regardions, nous, surtout du côté de la base. A l'époque, le fameux peuple communiste était une réalité dans ce pays. Mais dans ce pays comme dans les autres, le peuple communiste suit d'abord ses dirigeants.

16. NdT : En 1976, après avoir atteint son plus haut score depuis 1945 (plus de 34 % des voix au niveau national), le PCI s'abstient - pour la première fois - sur le vote de confiance d'un gouvernement démocrate-chrcticn, celui dirigé par Giulio Andreotti, qui appartient pourtant à l'aile la plus conservatrice (et anticommuniste) de la DC. Dans sa logique de « compromis historique » et par crainte d'une réaction autoritaire de certains secteurs de l'Etat, Berlinguer fixe une ligne attentiste, laissant le champ libre à la DC. La victoire de la gauche aux élections ne trouve donc aucune traduction politique, renforçant le sentiment - répandu dans la population, en particulier dans la jeunesse de gauche depuis 1968 - d'une démocratie bloquée (ou « imparfaite », pour reprendre le terme du grand constitutionnaliste italien Giovanni Sartori). Nombre de ces jeunes seront alors de plus en plus tentés par la violence politique. A partir des années 1980, bien que le « compromis historique » soit officiellement rompu, une très grande majorité des lois italiennes (proposées par le pouvoir démocrate-chrétien) continueront d'être approuvées avec le soutien tacite ou parfois explicite du PCI, et ce jusqu'en 1992, année de la chute de la Première République et de la disparition de la DC.

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Il les suit, oui, mais il arrive aussi qu'il les influence dans telle ou telle direction. Regardez les négociations avec les syndicats, elles se concluent toujours par des accords aminima mais elles ne s'engagent jamais qu'à la suite d'une pression qui pousse la direction à lâcher du lest. En 1976, nous avons eu bien des raisons de nous interroger sur ce qu'aurait fait vraiment la base du P C I si une véritable alternative s'était posée.

Le procès des BR s'est ouvert à Turin au moment de ce scrutin, auquel participait (pour la dernièrefois) Lotta continua et dans lequel les autres groupes de la gauche extraparlementaire allaient s'investirpleins d'espoir. Or, vous prépariez, à ce moment-là, votre premier enlèvement mortel, celui du procureur Coco. Oui. C'est une étape extrêmement importante dans notre évolution. C e procès avait une énorme portée symbolique. Pour l'État, d'un côté, qui voulait signifier sa victoire en tentant de nier tout caractère politique aux Brigades rouges, qui, selon lui, relevaient simplement de la criminalité de droit commun. Il s'est d'ailleurs contredit sur ce point par la suite en promulguant des lois spéciales, en modifiant le code et la procédure et en construisant les prisons spéciales. Giancarlo Caselli, alors magistrat du parquet du tribunal de Turin, a écrit noir sur blanc dans l'ordonnance de renvoi que nier le caractère politique des B R était bien l'unique objectif du procès... Mais d'un autre côté, le procès a aussi eu un impact important sur nous: quelle attitude adopter lorsque l'État veut célébrer sa victoire au tribunal ? Deux possibilités s'offraient à nous. La première était celle traditionnellement adoptée dans l'histoire par la gauche classique : se défendre, user avec habileté des règles de procédure, rejeter les accusations et, si l'on parvient à faire baisser un peu la pression, faire valoir les motivations sociales de celui qui s'est rebellé. Tout ceci donc en respectant les règles du jeu. Or, enfreindre les règles du jeu constituait l'essence même de ce que nous proposions. Nous avons donc choisi la deuxième option. Et au

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lieu de dire : « non, nous n'avons pas commis cet acte », nous avons au contraire argué qu'il était parfaitement juste de le commettre.

C 'était une décision de l'organisation en tant que telle ? On en avait discuté avec les prisonniers et ceux qui étaient dehors, en utilisant, non sans de multiples difficultés, un canal très sûr de communication. Et jusqu'à la veille du procès, l'opinion qui avait prévalu était de suivre la voie traditionnelle, même si on devait le faire d'une façon extrêmement rigide. C e sont les camarades prisonniers qui, au dernier moment, ont décidé de se présenter au procès en refusant leur rôle d'accusés, en révoquant leur défenseur et même l'avocat commis d'office, puisque lui aussi appartenait à l'institution judiciaire. Ainsi, ils représentaient les avant-gardes communistes à l'offensive dans le pays ; enchaînés dans la salle du tribunal, ils étaient à l'audience pour accuser et non pour se défendre. Cela mettait fin à toute possibilité de médiation légale : c'est le « procès guérilla ». A partir de ce moment-là, le seul rapport possible avec l'Etat, pour celui qui se considérait membre des B R , c'était la guerre.

Cette décision a donc mûri en prison f Tout à fait. Et à l'extérieur, on ne s'y attendait pas. Mais elle s'inscrivait parfaitement dans notre ligne politique, en plus de coller à notre sensibilité. A l'offensive, toujours à l'offensive ! Et puis, cela nous plaisait aussi beaucoup d'aller au-delà des positions légalistes de la gauche classique. Si nous avions le choix entre deux possibilités, nous options toujours pour celle qui coupait les ponts avec le passé, même lorsque nous ne savions pas où cela nous mènerait. A partir de ce moment-là, nous n'avons plus jamais accepté notre rôle d'accusés dans les procès; au contraire, nous revendiquions toujours celui de militants d'une organisation qui était passée à l'attaque. De cette façon, nous restions liés à la guérilla à l'extérieur,

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dont les actions dans le pays donnaient une visibilité à cette identité. Il y avait une simultanéité entre chacune des actions des B R et les échéances judiciaires. « Les paroles que nous prononcions aux procès avaient de l'importance uniquement parce qu'elles faisaient écho aux coups de feu tirés à l'extérieur », m'a dit deux ans plus tard Vincenzo Guagliardo. Et c'était vrai. Mais je crois que les coups de feu étaient aussi, pour eux, ce qui leur permettait de tenir sans désespérer. C'est pourquoi, sur ce point, une analyse critique en profondeur de ces années-là est indispensable si nous ne voulons pas, la lutte armée aujourd'hui terminée, n'avoir plus aucun espoir d'aucune sorte.

Au sein de la guérilla aussi, l'attentat contre le procureur Francesco Coco a représenté un vrai tournant... Oui, c'est notre première exécution, notre première action volontairement sanglante. Et aussi la première où la partie s'est jouée exclusivement entre les B R et l'État. Sans prétendre représenter ou interpréter l'essence même de la contestation, le mouvement n'était plus pour nous qu'à l'arrière-plan et nous ne nous inscrivions plus du tout dans son rythme ou ses objectifs. Si nous avons jamais fonctionné avec une certaine tendance à l'autojustification, c'est certainement à partir de cette action-là. Depuis lors, la vérification de la justesse de notre ligne politique ne s'est plus faite que par notre capacité à la mettre en acte, à nous développer et à durer dans le temps.

Pourquoi vous attaquer précisément au procureur Coco ? C o c o était le symbole du rôle désormais assumé par la magistrature. Et puis, il y avait eu sa promesse non tenue lorsque nous avions remis en liberté le juge Sossi. C o c o s'était engagé à la télévision à revoir la situation des prisonniers du groupe XXII-Octobre immédiatement après la libération de Sossi. Mais à peine avions-nous

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relâché Sossi qu'il a fait savoir haut et fort qu'il n'avait jamais rien pensé de tel. Nous avions accepté de négocier, et il avait répondu par une fourberie.

Cettefois-ci, c'est vous qui n 'offriez aucune possibilité de médiation. Oui, lorsqu'on en vient à tuer, c'est la fin de toute possibilité de médiation. Nous répondions ici à la décision de l'Etat de nous anéantir, une décision qu'il n'était plus possible d'ignorer. Et nous ne voulions pas l'ignorer mais au contraire l'affronter, le plus rapidement possible. Le premier a été Coco.

Et les deux hommes de l'escorte. Il n'est pas possible d'épargner un agent armé au cours d'une action. C e n'est pas une question de cruauté envers quelqu'un qui n'y est pour rien. Il est tout simplement impossible, en général, de l'éviter. La seule chose que je peux dire est que nous avons réfléchi mille fois avant de décider de la nécessité d'une action sanglante, et mille et une fois avant d'arriver à la conclusion qu'il n'y avait pas d'autre solution. Cette fois-là, une fois la décision prise, la phase opérationnelle a été soigneusement préparée jusque dans les moindres détails : le choix du lieu où croiser Coco, le moyen de nous assurer du contrôle du quartier (qui était dans le centre de Gênes), le moment où l'escorte se réduisait seulement à deux agents, quand s'en allaient les patrouilles de carabiniers qui l'accompagnaient le reste du temps.

Avez-vous fait ce dernier choix par mesure de prudence ou pour les épargner? Croyez-moi ou pas, nous n'avons jamais pris à la légère une décision qui mettait en jeu la vie ou la mort d'une personne. Nous n'avions aucune raison de frapper les patrouilles, ni même l'escorte. Quand

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c'était possible, nous avons toujours cherché à éviter de faire couler le sang.

Qui a pris la décision sur le nom de Coco ? C'était un nom qui circulait entre nous tous, parfois même sans en parler. Cela nous a d'ailleurs inquiétés. Cela peut sembler bizarre aujourd'hui, mais à cette époque nous raisonnions tous de la même façon et nous arrivions facilement aux mêmes conclusions. C e que l'organisation devait savoir était que l'on préparait une action de nature différente, plus risquée, plus violente que celles menées habituellement jusque-là. Seul le nom n'avait pas été divulgué par le Comité exécutif: le lieu et le personnage étaient tenus secrets. Mais, je le répète, pour une action qui se rapportait aux procès et aux prisonniers, le nom de C o c o venait tout de suite à l'esprit de tout le monde. Même à celui des camarades en prison qui nous avaient fait dire que, pour eux, c'était bien la première personne à frapper. Comme je l'ai dit, cela nous a inquiétés : si l'objectif était tellement évident que n'importe qui pouvait y penser, la police aussi pouvait arriver à cette conclusion. Ht l'imprudence des camarades en prison nous a inquiétés également : certes, le canal qu'ils avaient utilisé était des plus sûrs, mais il était extérieur aux B R , et une fuite involontaire aurait pu nous conduire à la catastrophe.

D'habitude, vous ne consultiezpas la prison ? Cela aurait été un véritable suicide, et pour eux et pour nous, si les camarades en prison avaient eu leur mot à dire sur les noms des objectifs. Mais c'était une règle : nous avions avec eux un maximum de discussions politiques, mais absolument aucune indication sur les opérations. De toute façon, l'action contre C o c o était d'ores et déjà quasiment engagée, il ne nous restait plus qu'à la réaliser et à espérer qu'il n'y aurait pas de bévues.

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L'attentat a eu lieu un an après la mort de Mara. Vous aviez choisi la date pour sa commémoration, comme cela était mentionné dans la revendication ? Nous avions été contraints de reporter la première date prévue parce que Coco s'était rendu à un congrès, à Bari je crois. Le procès de Turin avançait et, depuis les prisons, ils insistaient : « Bougezvous ! » Nous sommes donc passés à l'action quinze jours plus tard, à peine C o c o rentré à Gênes. Cela a été un coup politique très dur porté contre l'Etat, dont l'importance a été pleinement ressentie par tout le monde. C e qui avait fait forte impression notamment, c'était l'inutilité totale de l'escorte face à une attaque de guérilla. Nous venions de couper tous les ponts avec notre passé immédiat, sans retour possible, mais l'adversaire avait de quoi s'inquiéter. La force symbolique de nos actions avait franchi toutes les limites, brisé tous les tabous. Et à Turin, les camarades ont alors mis en pratique leur refus du procès : la rupture était donc totale. En réponse, c'est à ce moment-là qu'ils ont modifié la procédure : le procès pouvait désormais avoir lieu sans la présence des accusés, ce qui voulait dire que la fonction de médiation de la magistrature disparaissait. L e conflit allait donc être total, jusqu'à la fin.

C 'est à Turin qu 'a été décidée cette tactique ? Oui, par les camarades au procès. Mais je ne voudrais pas créer d'équivoques, l'organisation n'a pas hésité un seul instant à opter pour cette ligne et elle l'a suivie sans interruption pendant toute la durée de ses innombrables démêlés avec la justice. Les premiers camarades arrêtés avaient eu, lors de leurs procès, un comportement pour ainsi dire « normal », mais ensuite nos procès sont rapidement devenus «spéciaux». Ne pas subir le procès, cela voulait dire le transformer, le retourner comme une crêpe... Et ce n'était pas facile : au-delà du refus des débats à l'audience, nous ne savions jamais comment nous comporter.

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Mais ne pas répondre signifiait renoncer à faire entendre vos raisons à l'extérieur. A l'extérieur se poursuivait la guérilla : le refus de jouer le jeu durant les procès lui correspondait parfaitement. Il suffisait de revendiquer nos actions pendant l'audience pour modifier diamétralement notre position : d'accusés, nous devenions accusateurs. Mais ainsi, ne deveniez-vous pas une nouvelle fois totalement incompréhensibles aux yeux de la majeure partie des gens ? La décision de vous mettre à tuer a sans aucun doute éloigné certains de ceux qui pouvaient être des sympathisants, sans pour autant que vous parveniez à devenir une véritable avant-garde. Le pays connaît alors cette fameuse progression de la gauche qui, comme vous l'avez dit, vous a stupéfaits. Pourquoi vous mettre à tuerjustement à ce moment-là ? Parce qu'à ce moment-là, il n'était plus question de négocier, mais de frapper. Dans tous les cortèges de 1976 et 1977, parmi les slogans les plus repris, il y avait : « Coco, Coco, Coco, c'est encore trop peu' 7 ! » Au sein de cet incroyable magma qu'était le mouvement, cette action-là était bien passée. Sa seule radicalité résidait sans doute dans la contradiction en soi qu'elle avait réussi à créer, parce que le sens d'une action ne dépend en rien de son caractère plus ou moins sanglant. Plus tard, j'ai compris que nous dirigions une opération, choisissions le degré d'affrontement et pouvions proposer de négocier seulement jusqu'à un certain point. Au-delà, c'est la décision de l'adversaire qui devient déterminante. La guerre, c'est comme l'amour, cela se fait à deux. Pendant le procès de Turin, vous multipliez les actions sanglantes. Quand tes débats reprennent en avril 1977, vous tuez l'avocat Crocel8. 17. 18.

N d T : En italien, : « Coco, Coco, Coco, è ancora troppo poco ! » Fulvio Croce, président de l'Ordre des avocats turinois, tué le 28 avril 1977 à Turin.

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Vous frappez ensuite des journalistes, en blessant Montanellipuis Ernilio Rossi'", et en tuant Casalegno2'. Pourquoi ? Et pourquoi certains sont-ils blessés et d'autres exécutés ? Des blessés et des morts : présenté ainsi, cela paraît incompréhensible et inacceptable. Je vais essayer de l'expliquer: nous n'étions pas en guerre civile et la guérilla ne se mesure pas au nombre de morts. Il s'agit pour elle de proposer des contenus et de constituer une force qui, ensuite, doit se déployer à long terme. Nous, nous acceptions la violence révolutionnaire, la tragédie des morts, la souffrance des blessures et les lacérations qu'elles produisent aussi dans les âmes, mais nous l'acceptions seulement comme une étape obligatoire en vue d'un changement radical, dont il ne nous appartenait pas de décider des modalités ni du rythme. C e n'est que bien plus tard que nous nous sommes rendu compte qu'il y a une pente fatale sur laquelle la lutte armée dérape inévitablement et ce, pour une grande part, totalement indépendamment de toutes les décisions que nous pouvions prendre. Mais au départ, nous pensions qu'il ne dépendrait que de nous, et de nous seuls, de graduer les coups que nous entendions porter et que l'usage des armes comportait deux niveaux. Chacune de nos actions était également symbolique et agissait sur le plan de l'imaginaire et de la représentation politique. Nous pensions donc qu'il était possible de faire un usage « médiat » des armes. Cela va paraître bien cynique, mais nous avons vraiment cru pouvoir contrôler notre message en graduant les blessures infligées.

r9. Indro Montanelli, fondatcuretdirectcurde//G/on;. 62.

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autres par des canaux certes réservés mais pas pour autant ultrasecrets. Nous avions à ce moment-là un tel crédit que nous pouvions rencontrer qui nous voulions.

Quiparmi vous a le plus voyagé? Moi. C'était une décision de l'organisation. J'ai voyagé entre l'hiver 1978 et 1981. Mais c'était une tâche à laquelle je ne me consacrais que de temps à autre. Je ne savais que trop bien dans quel état nous étions réellement, avec une grande capacité opératoire mais aussi d'importantes difficultés politiques. Et ce n'était pas ces relations à l'étranger qui allaient nous permettre de les résoudre.

Où vous êtes-vous rendu ? A Paris. Je n'y restais jamais plus d'un jour ou deux, comme pour une réunion d'une autre colonne. Je prenais l'avion tôt le matin à Rome et je rentrais le soir par un autre vol à Milan. Quand je pense que je comptais parmi les brigadistes les plus recherchés du pays et que je passais dans la même journée quatre fois les contrôles aux frontières, ce doit être vrai que j'étais fou, comme me l'ont dit un jour les Palestiniens.

Avec quelpasseport voyagiez-vous ? J'en avais plusieurs. L e plus beau était celui de Maurizio Ianelli, qui était membre de la colonne romaine et travaillait chez Alitalia. J'avais changé la photographie, falsifié les timbres fiscaux, effacé et refait la signature. Maurizio courrait les mêmes risques que moi, puisque si je finissais en prison, il s'y retrouvait lui aussi. C'était un peu limite parce que, à cause des règles de la compartimentation, il n'avait aucune idée de quand ni comment j'allais utiliser son passeport. Parfois, quand je passais la frontière en train à Menton, j'utilisais une carte d'identité. Comme je vous l'ai dit, celles que nous fabriquions étaient parfaites.

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Vous alliez tout seul à Paris ? Au début, nous y allions à trois. Ensuite, Laura Braghetti, qui parle très bien français, est venue quelques fois avec moi. Nous avions loué une base là-bas. Lauretta était très jeune et il avait été très facile pour elle de se faire passer pour une étudiante.

Et vous circuliez à visage découvert ? Bien sûr. Il est impossible de reconnaître quelqu'un à partir d'une photo. Il faut vraiment qu'on vous la montre et qu'on vous prévienne que cette personne va passer par telle porte dans les dix minutes qui suivent. Si vous vous postez dans une rue et attendez que passe une personne que vous avez vue en photo, vous ne la reconnaîtrez pas même si vous vous cognez contre elle !

Mais avec qui discutiez-vous en France après 1978? Il n'y avait plus là-bas aucun groupe d'extrême gauche. Il y avait des camarades très jeunes, qui étaient liés d'une certaine façon au mouvement de 1977 en Italie. La situation en France était très différente, et j'avoue que j'ai pas mal modéré leur enthousiasme. Nous, nous étions forts, et pourtant tout était loin d'être rose. Je leur ai exposé tellement des difficultés qui étaient les nôtres qu'au lieu de les encourager, je les ai plutôt dissuadés... D'ailleurs, il ne me semble pas qu'ils soient allés bien loin. Ils ont seulement créé un précieux réseau de soutien pour les réfugiés qui continuaient à arriver de tous les coins du monde.

Quels sont les groupes étrangers que vous avez cherché à rencontrer ? Nous aurions pu rencontrer l'IRA mais nous y avons renoncé, estimant que nous n'avions pas grand-chose en commun avec eux. Nous étions très intéressés par l'ETA et encore plus par le mouvement

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de libération de la Palestine. C'est surtout eux que nous avons vus, toujours à Paris, car c'était l'endroit le plus sûr. Non que les mesures de surveillance y étaient inexistantes : il y en avait, mais beaucoup moins que chez nous. En Italie, nous étions dans une situation de guerre, quatre personnes assises à u a c j a b l e dans un bar étaient immédiatement repérées par la Digos 2 .) Un faux mouvement en mettant la main au portefeuille et vous pouviez vous retrouver avec des mitraillettes pointées sur vous. Et circuler la nuit dans certains quartiers signifiait être automatiquement contrôlé par la police. Nous avions quasiment abandonné les voitures pour nos déplacements. C'était trop risqué. Nous ne les utilisions que pour les opérations et le transport de matériel. L e reste du temps, on prenait le tramway. C'était comme cela en Italie. Quand j'arrivais à Orly, j'avais l'impression de débarquer sur une autre planète, le fond de l'air était totalement différent.

A quel moment avez-vous rencontré l'ETA ? Toujours entre 1978 et 1979, sans grand résultat. Quand nous nous sommes rencontrés, ils venaient de connaître une scission. L ' E T A nous intéressait parce que c'était une organisation indépendantiste issue d'une grande région ouvrière, avec de vraies origines sociales, de gauche, communiste, et parce qu'elle avait une capacité opératoire extraordinaire : l'attentat contre Carrero Blanco avait été une action d'une précision chirurgicale, réalisée avec des centaines de kilos d'explosifs. Nous avons clarifié nos positions respectives au cours de deux réunions mais nous avions en fait bien peu de points communs. L'estime réciproque ne suffit pas. Nous nous sommes séparés sans décider autre chose que de se revoir de temps en temps.

2. NdT : Police politique italienne de renseignement et de répression qui remplit aussi1 les fonctions des Renseignements généraux français et de protection des personnalités.

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Et avec la RAF ? Avec la RAF, les contacts ont repris au cours de l'été 1978. Les seuls qui ont eu lieu en Italie, une fois ou deux. La première fois, à Milan, nous ne nous connaissions pas et le rendez-vous avait été fixé dans une station de métro : ils devaient avoir un roman policier à la main. L e clandestin chargé d'aller les chercher, de leur faire suivre un parcours compliqué pour s'assurer qu'ils n'étaient pas suivis et les amener à une base où nous devions discuter avec eux un jour ou deux, avait rebroussé chemin, perplexe : « Ils nous ont posé un lapin, nous a-t-il dit. Il y avait beaucoup de monde, mais personne qui ressemble à un Allemand. Avec un roman policier, je n'ai vu que trois jeunes filles. » Nous nous sommes précipités pour les retrouver et n'avons jamais dit aux trois filles de la R A F - ce sont elles qui dirigeaient l'organisation à ce moment-là - que leur premier rendezvous avec les B R avait été manqué à cause d'un préjugé machiste ! Nous n'étions pas sûrs qu'elles en auraient ri autant que nous, tandis que nous massacrions l'amour-propre de ce camarade, complètement abattu. Il avait seulement pour lui l'excuse que, dans les usines de Sesto 3 d'où il venait, les femmes n'avaient jamais rien dirigé.

Et comment s'estpassée cette rencontre ? Elle a duré très longtemps. Nous nous sommes aussi rencontrés à Paris à maintes reprises. Ces discussions interminables ont surtout mis en évidence les grandes différences de nos situations et de nos histoires respectives, avant même celles de nos lignes politiques. Le capital est partout le même et à la fois différent dans chaque pays : il domine, dans des conditions complètement différentes, des peuples et des mouvements sociaux qui ont leurs propres histoires et leurs propres cultures. Nous avons essayé de trouver avec la R A F des points communs susceptibles de nous amener à une certaine homogénéité en termes 3.

NdT : Banlieue ouvrière de Milan.

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d'opérations mais nous n'avons en fin de compte même pas effleuré une telle possibilité. On n'est pas allés au-delà de la simple solidaritéquelques échanges de faux papiers, quelques difficultés économiques résolues par celui des deux groupes qui à ce moment-là pouvait le mieux y faire face, mais rien de plus. On sent une certaine frustration dans ce que vous dites, comme si, aujourd'hui ou peut-être déjà à l'époque, transparaissait dans ces contacts le sentiment d'une impossibilité, d'un blocage. On a aussi parlé de relations que vous auriez eu avec l'Est, de voyages à Prague ou d'autres capitales de l'autre côté du Rideau de fer. Même si rien de tel n'estjamais ressorti des archives russes ou de la Stasi. Que savez-vous sur ce point ï Nous n'avons eu aucune relation avec l'Europe de l'Est. C e sont des affabulations qui n'ont aucun sens politiquement. Quel intérêt l'URSS pouvait-elle avoir à soutenir une organisation avec une orientation comme la nôtre ? Son soutien était tout entier destiné au P C I . Nous avions déjà pu observer cette position des pays communistes au moment de l'enlèvement du juge Sossi. Mais il n 'y a pas eu un contact avec les Bulgares ? L'affaire Scricciolo ? Je ne la connais pas précisément, j'étais déjà en prison à l'époque. J'en sais très peu de chose, mais en en parlant avec les camarades, j'ai acquis la conviction qu'il s'agissait d'une histoire gonflée, tout à fait marginale. Vous n 'avez donc eu aucun contact avec des services secrets ? C e serait plaisant, hein, si on pouvait tout mettre ensemble - la C I A , le K G B , le Sisme, le Sisde, la mafia, la P2 4 , etc. - pour faire rentrer 4. NdT : Le Sisme et le Sisde sont les deux services secrets italiens, dépendants respectivement du ministère de la Défense et du ministère de l'Intérieur. La loge P2 était une loge franc-maçonne fortement impliquée dans la stratégie de la tension,

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tous les événements de ces vingt dernières années dans le grand complot universel ! Même un mouvement comme le nôtre aurait été plus rassurant si on avait pu penser qu'il était une manœuvre de forces obscures, semblables à celles qui ont orchestré les massacres 5 , à savoir les services secrets. Nous sommes au contraire condamnés à distinguer les choses si on veut les comprendre et les critiquer. La vérité, c'est que les B R n'ont été en contact avec aucun service secret d'aucune sorte et d'aucune nationalité, ni directement, ni marginalement. C e sont les faits, et personne ne croit d'ailleurs sérieusement le contraire. On peut tout dire à notre propos, sauf que nous ayons été quelque chose de pas très net.

Mais au début, le Mossadb n 'a-t-ilpas essayé de vous contacter ? Ah, oui, c'est vrai. C'est peut-être cela aussi qui nous a mis sur nos gardes. En 1972, ils nous avaient communiqué une sorte de jugement positif à notre égard. Nous n'y avons même pas répondu, tant c'était absurde. Pour le dire rapidement, la seule véritable relation politique que nous avons eue a été avec l'OLP. Les camarades palestiniens nous intéressaient parce qu'ils tenaient un discours très proche du nôtre.

Avec quelle partie de l'OLP ? L ' O L P que j'ai connue était constituée de plusieurs courants. Nous avons pris contact avec l'un d'entre eux qui était de tendance constituée d'hommes d'État, de hauts fonctionnaires, de membres des services secrets et des forces de sécurité, d'industriels, etc. Silvio Berlusconi en a lui-même fait partie à lafindes années 1970. 5. NdT : Mario Moretti utilise ici le terme stragi et fait évidemment référence aux attentats aveugles commis par certains groupes d'extrême-droite manipulés par les services secrets (en lien avec la CIA) dans le cadre de la stratégie de la tention, comme les bombes de piazza Fontana à Milan en 1969, l'attentat de piazza délia Loggiaà Brescia en 1974 contre un meeting de la CGI L, le déraillement du train Italicus ou le massacre de la gare de Bologne le 2 août 1980. 6. NdT : L'une des trois agences de renseignement israéliennes.

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communiste et regardait beaucoup en direction de l'Europe. Il était important pour eux que se crée une forte opposition, armée si possible, dans les pays du bassin méditerranéen, pour affaiblir l'emprise de l'impérialisme américain au Moyen-Orient. Ils nous ont dit : « Nous ne vous demandons pas de faire des opérations pour notre compte, il est beaucoup plus significatif que ce soit vous qui vous renforciez. »

Mais vous avez fait quelque chose pour eux: la fameuse expédition du Papago... Puisqu'il était exclu de faire des opérations en commun, il nous importait de leur offrir au moins une certaine solidarité. Nous leur avons fourni une petite aide pour les faux papiers, et nous étions évidemment à leur disposition pour leur offrir tout soutien politique dont ils auraient eu besoin. L'Italie est un carrefour obligé des échanges entre le Moyen-Orient et le centre ou le nord de l'Europe, et l'OLP nous avait demandé de lui trouver un dépôt où entreposer des armes, un endroit qui puisse servir de réserve pour les mouvements de résistance ou de libération nationale. En particulier, dans ce cas-là, elles ont servi à l'IRA, qui nous les a demandées un peu plus tard. Les contacts avec l'IRA ont été gérés par les Palestiniens, nous nous sommes limités à nous tenir à disposition.

Et vous êtes allés chercher les armes en Palestine ? Oui. Par la mer. L'Italie ressemble vraiment à un ponton sur la Méditerranée. Aussi, pour ne pas paraître faire uniquement œuvre de solidarité - du genre : « Nous vous gardons les armes et vous, vous c o m b a t t e z » - , une petite quantité d'armes nous était aussi destinée. Il s'agissait de très vieilles mitraillettes, des Stern, que la police britannique avait cessé d'utiliser mais qui fonctionnaient parfaitement. Cet échange était surtout symbolique, car nous n'utilisions que des armes de petite taille pour la guérilla, et nous

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n'avions, comme je vous l'ai dit, aucune difficulté à nous en procurer. C e qui nous intéressait était la relation politique, de fraternité, avec l'OLP. Nous voulions faire quelque chose pour eux.

Quand cela s'est-ilpassé ? Durant l'été 1979. Cela a coïncidé, par hasard, avec le besoin que nous avions de nouer des relations avec certaines formations combattantes en Sardaigne. C'est un camarade d'Ancône, médecin psychiatre dans un hôpital, qui a trouvé le bateau. C'était par ailleurs un skipper très expérimenté. Nous avons embarqué sur le Papago avec lui, Riccardo Dura, un marin de métier génois qui avait navigué sur la moitié des mers du monde et qui a été tué via Fracchia, et un camarade de Venise dont on supposait qu'il avait l'habitude de la mer. Moi, j'ai toujours été à l'aise avec la mer. Nous avons payé le bateau quarante millions fde lires] ; il a d'ailleurs été revendu par la suite et nous y avons même gagné, je crois. Nous avons appareillé à Ancône pour Chypre, où nous avons attendu notre rendez-vous ancrés dans un petit port magnifique. Néanmoins, ce n'était pas des vacances. Nous avions un peu l'air baba cool avec nos barbes incultes et notre mode de vie Spartiate, mais cela a marché. Le jour convenu, nous nous sommes rencontrés au large de Tripoli au Liban et nous avons transbordé d'un bateau à l'autre les armes, qui étaient conditionnées dans des sacs de jute. Les Palestiniens étaient étonnés qu'on préfère faire le chargement en pleine mer, parce qu'à cette époque, ils contrôlaient une partie de la ville. Mais une fois chargé, notre petit bateau à voile, visiblement sans défense - ils l'observaient avec curiosité depuis leur bateau-pilote armé jusqu'aux dents - avait tellement d'explosifs à bord que si un seul projectile l'avait touché, tout le Liban aurait entendu la détonation. Le chargement achevé, nous les avons salués le poing levé, et ils nous ont répondu en brandissant leurs fusils. Et nous sommes rentrés en Italie sur notre minuscule sloop après avoir traversé 1 5 0 0 miles nautiques d'une seule traite.

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Où avez-vous déchargé? À Venise. Nous sommes entrés dans la lagune, presque jusqu'à Mestre, en attendant la marée. Les armes ont alors pris différentes directions ; une partie a été distribuée aux bases de chacune des colonnes. Il y avait des balles anti-char faciles à manier que les jeunes Palestiniens avaient utilisées dans le désert durant la guerre de Kippour. Nous, nous ne les avons essayées qu'une seule fois, contre la caserne de carabiniers de via Moscova à Milan. Cela avait fait peu de dégâts, mais je crois que le général Dalla Chiesa ne nous l'a jamais pardonné.

Et les armes pour l'IRA ? Nous les avons entreposées en Sardaigne, avec l'aide de Barbagia Rossa 7 , une formation combattante originaire de la région de Nuoro qui disposait d'un réseau parmi les bergers de la région. Nous avions choisi comme « entrepôt » une grotte perdue au milieu d'une vallée rocailleuse et désolée du Sopramonte, impossible à trouver sauf pour les bergers qui la surveillaient. C'était l'endroit idéal pour cacher une grosse quantité d'explosifs, dont des missiles air-air et un ou deux bazookas qui allaient rester là un bon moment. Nous avons monté le tout par des sentiers à dos de mulets ; ces camarades bergers pouvaient traverser toute la Sardaigne sans jamais emprunter la moindre route...

L'IRA est-elle venue chercher les armes par la suite ? Non car, elles ont fini par se perdre. Après mon arrestation, ce dépôt, qui était absolument sûr, a été démantelé et les armes ramenées en ville de façon à la fois impropre et incompréhensible. Les 7. NdT : Principale organisation armée de Sardaigne, aux revendications à la fois d'extrême gauche et indépendantistes sardes.

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B R n'avaient pas d'aviation et nous ne savions vraiment pas quoi faire d'un missile air-air. Bien plus tard, j'ai aperçu les bazookas sur la photo d'une base découverte quand ils ont arrêté certains membres du Parti guérilla8. Jamais ils n'auraient dû se trouver là car ce matériel ne nous appartenait pas. Je suppose qu'au milieu du bazar provoqué par les scissions, personne ne savait plus très bien ce qu'il faisait, ce qu'il prenait et à qui il le prenait.

Encore h propos d'image. Revenons à l'Italie. Comment étiez-vous perçus h l'époque? La perception qu'avait de nous Y establishment, même de gauche, vous la connaissez. En revanche, après le printemps 1978, il n'y a pas eu un seul militant révolutionnaire en Italie qui n'ait cherché à entrer en contact avec les B R . Ils accouraient tous vers nous et notre force numérique a alors augmenté. Et pourtant, ce n'était pas un signe entièrement positif... Bon nombre d'entre eux cherchaient à nous rencontrer par désespoir, pour se persuader que quelque chose était encore possible. Je les reconnaissais tout de suite. Après 1977, l'autonomie s'était écroulée et beaucoup de ceux qui avaient pris part à ce mouvement recherchaient, sans grande conviction, une porte de sortie. La vérité est que nous ne savions pas comment laisser dehors ceux qui demandaient à entrer. Ni quel autre conseil leur donner. Pour le dire de façon brutale, nous ne savions absolument pas quoi leur dire, ni ce qu'ils devaient faire. La situation dans laquelle nous nous trouvions sautait pourtant aux yeux : aucun interlocuteur politique, tout le monde contre nous, et personne ne se disait neutre dans ce conflit. Les autres mouvements armés avaient en général une couverture, l'IRA avait le Sinn Fein, l'ETA avait Herri Batasuna. Nous en Italie, nous n'avions que des ennemis... Quoi qu'il en soit, nous continuions à être une référence, à peser sur la situation, les 8. N d T : Formation née de la scission des BR en 1981, après l'arrestation de Mario Moretti. Voir chap. 8.

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gens voulaient nous rejoindre. Je n'arrive pas bien à me l'expliquer. Mais à dire vrai, ce sont plutôt ceux qui n'ont pas pris part à la lutte armée qui devraient se poser précisément cette question : c'est un défi bien plus pour vous que pour moi. Ceux qui sont alors arrivés en masse, sont-ils restés ou partis ? Est-ce que ce sont eux qui se sont repentis par la suite ? Pratiquement personne n'est parti. Une de nos forces était la solidarité entre camarades, tous plongés dans une situation limite ; cela a duré très longtemps, jusqu'à la dissociation. Et puis la pression de ceux qui étaient en prison était extrêmement forte. Même si on avait envie de s'en aller, on ne pouvait pas les abandonner. Vous nous avez dit un jour qu'à l'époque de l'enlèvement d'AIdo Moro, vous n 'étiez pas plus de cent vingt clandestins. C 'est exact ? Tenir la comptabilité du nombre de militants a toujours été difficile, et pas seulement à cause des règles de la clandestinité. Par sécurité, on passait d'une colonne à l'autre, pour redistribuer les forces, on allait d'un front à l'autre... A y repenser, on avait mis en place un parfait turn-over entre les différentes fonctions. Les clandestins ont toujours été très peu. Cent vingt en tout, entre les colonnes et les fronts, me semble un chiffre vraisemblable mais il correspond sûrement à notre meilleur moment. Il n'en fallait pas plus, car nous avions autour de nous un réseau énorme qui gérait les relations politiques et tout ce dont nous avions besoin. Pouvez-vous quantifier ce réseau énorme ? Prenez le nombre des arrestations, vous aurez le nombre de militants 9 . Fit multipliez par dix, vous arriverez à la taille du réseau. Il 9. NdT : 4 087 personnes ont été poursuivies pour appartenance à une organisation armée de 1970 au début des années 1990, dont 911 pour les BR, chiffre auquel il faut ajouter les personnes poursuivies pour leur appartenance à des formations issues de

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a été important également durant les années noires après Moro : je me suis souvent demandé pourquoi ils venaient tous vers nous. Ils étaient très jeunes, nés après ce mouvement exaltant où nous voulions tout et pouvions tout, au moment où au contraire il y avait autour de nous un sentiment de défaite, et même d'angoisse. C e n'était certainement pas par enthousiasme qu'on nous approchait alors. Ou bien c'était une conviction extrêmement forte, ou bien un besoin qui dépassait tout autre sentiment. Vous étendez-vous alors dans d'autres villes ? Nous étions partout : Milan, Turin, Gênes, en Vénétie, en Toscane, dans les Marches, à Rome... et puis à Naples, la dernière arrivée. Vous étiez néanmoins présents dans un nombre très restreint d'endroits. Mais c'étaient ceux qui comptaient. Nous, nous n'étions pas une coalition de petits groupes mais une organisation à part entière avec une ligne politique. Et lorsque nous lancions une campagne, nous déchaînions la colère de Dieu. Un observateur qui n'aurait pas soupçonné les difficultés politiques qui étaient en train de nous écraser aurait même pu s'imaginer que nous étions extrêmement forts. Même certains camarades, en prison depuis quelques années, ne comprenaient pas que ce n'était pas le cas. De fait, en 1978, vous multipliez les actions, c'est un vrai déluge de feu. Il apparaît alors que vous frappez surtout les membres de l'appareil d'Etat, Palm aIO à Rome avant Moro, l'adjudant Berardi à Turin, scissions d'avec les BR: 113 pour les BR-Walter Alasia, 147 pour les BR-PG.93 pour les BR-PCC et 73 pour les BR-UCC (sur ces différents groupes, voir chapitre suivant). Source : Progetto Memoria, op. cit. 10. NdT : Riccardo Palma, magistrat à la Cour de cassation, détaché à la Direction générale des Instituts de prévention et des peines (l'équivalent de l'administration pénitentiaire française), chargé de la gestion des fonds pour la construction des prisons. Abattu le 14 février 1978 dans le cadre de la campagne contre les prisons spéciales.

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Esposito" à Gênes et puis, de nouveau à Rome, le juge Tartaglione en octobre. Qiiel sens cela avait-il, après l'enlèvement de Moro et son issue tragique - pour vous également - de frapper ces figures mineures ? Toutes les actions de cette période faisaient partie de la campagne autour de l'enlèvement. Avec Moro, nous avions pris en ligne de mire les forces politiques; avec les personnes que vous venez de mentionner, les appareils de répression. Et nous avions prévu également une attaque contre les forces économiques. C'étaient là les trois axes que nous nous étions fixés. Du côté économique, il était difficile de frapper les projets de restructuration usine par usine, en présence d'un mouvement ouvrier qui, certes, résistait, mais toujours plus faiblement. C'était un terrain très segmenté dont le seul point commun était de faire progresser le chômage et des licenciements. Nous entreprenions une infinité de petites actions contre la hiérarchie des entreprises, mais il en fallait bien plus pour entamer la détermination du patronat. Nous avions même projeté d'enlever Leonardo Pirelli quelques jours après Moro. L'enquête préliminaire avait été faite, nous savions où il habitait, nous connaissions ses trajets habituels et avions même choisi l'endroit où bloquer sa voiture. Le fourgon pour le transport et le lieu de sa détention étaient prêts. Il ne restait plus qu'à régler quelques détails et à décider du jour exact de l'opération. En somme, nous avions projeté deux actions retentissantes sur le terrain politique et sur le terrain économique, tandis que les colonnes agissaient contre les appareils de répression.

Si une négociation s'était ouverte, qu'auriez-vous fait de toutes ces actions déjà prévues ? On les aurait stoppées. Tout de suite. L'organisation avait la capacité de prendre des décisions extrêmement rapidement, avec 11. NdT : Antonio F.sposito, commissaire de police et chef de l'antiterrorisme à Gênes. Tué parles BR le 21 juin 1978.

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intelligence et discipline. De fait, la décision d'enlever Pirelli a tout de suite été suspendue quand nous nous sommes rendu compte que ce que nous avions mis en route, dès le premier jour et pendant tout l'enlèvement de Moro, avait une portée politique telle qu'une autre action n'aurait rien ajouté. Nous décidions toujours de l'importance des actions à partir d'un raisonnement politique, aussi juste ou erroné fût-il. A partir de la fin de l'année 1978 et pendant toute l'année 1979, nous avons suivi cette logique. Contre la D C , le summum de l'offensive a été atteint avec la campagne menée par toutes les colonnes, concentrée entre avril et mai 1979 : lors de la perquisition/destruction du comité romain [de la D C ] de la place Nicosia, deux agents de la Digos, qui étaient accourus à cause de l'alarme donnée par une bonne sœur, ont été tués. A partir de ce moment-là, la Digos est devenue pour nous un objectif à part entière. Avant, on allait au conflit avec la police et les carabiniers presque uniquement quand c'était inévitable, pour atteindre d'autres objectifs. C e n'était plus le cas dès lors. Nous avons au contraire cherché à frapper ces appareils et plus particulièrement leurs structures de direction, notamment dans les ministères, et tout particulièrement s'ils avaient un rapport avec les prisons. Même les échanges de coups de feu avec les patrouilles dans les quartiers étaient désormais presque toujours volontaires. Le gouvernement avait demandé aux forces de répression de nous liquider: ou bien nous leur tenions tête sur le même terrain, ou bien il valait mieux tout arrêter tout de suite. Nous n'avons pas arrêté. De fait, vous frappez des hommes politiques et tes appareils d'Etat, mais vous n'intervenez pas dans le conflit social qui, à la fin de la décennie 1 ()'(>, est déterminant et prépare les grandes restructurations des années 1980. N'est-ce pas là une des limites intrinsèques de la guérilla, qui vise uniquement des personnes, des symboles ? Dans tes usines, en janvier 1979, vous faites une erreur retentissante de votre propre point de vue. Que! sens cela avait-il de tuer Guido Rossa ?

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C e fut sans conteste une erreur. Je pense même que c'est la tragédie politique et humaine la plus emblématique de ce qui s'est joué ces années-là. Guido Rossa était un ouvrier du P C I et il a dénoncé un de nos camarades, Francesco Berardi, lui aussi ouvrier. C'est le seul épisode de ce genre que je connaisse - un ouvrier qui en dénonce un autre à la police. Mais ce n'est pas un hasard si cela s'est produit chez Italsider à Gênes, une entreprise d'Etat, que le P C I considérait différemment des entreprises privées: comme il y était très bien implanté, il pensait qu'il pouvait intervenir et collaborer avec la direction. Il est alors devenu plus royaliste que le roi. Il a proposé aux ouvriers à la fois de collaborer avec la direction de l'entreprise et de dénoncer ceux qui refusaient de suivre cette ligne. Or ces deux positions l'ont rapidement mis en porte-à-faux, avec sa base et avec sa propre tradition. Et c'est là que nous avons voulu intervenir. Mais nous nous sommes trompés deux fois : d'abord, en surévaluant le risque que la classe ouvrière ne se transforme en un ramassis de délateurs (le seul à y croire pendant longtemps a été Giuliano Ferrara, alors dirigeant du P C I à Turin, qui a distribué un questionnaire ad boc sans aucune équivoque' 2 ). Et ensuite, en pensant qu'une contradiction de ce type, entre ouvriers, pouvait se résoudre par les armes.

Qui a décidé defrapper Rossa ? La colonne génoise. Mais l'Exécutif aurait pu s'y opposer et il ne l'a pas fait. L'intention était de le blesser, non de le tuer.

Alors pourquoi a-t-il été tué? 12. NdT : Giuliano Ferrara, dirigeant du PCI en charge de l'usine Fiat Mirafiori, la plus grande du pays a été l'un des membres du PCI les plus engagés dans la lutte contre les groupes armés implantés dans la classe ouvrière. Le questionnaire, déjà évoqué plus haut, ne rencontra pas l'intérêt des ouvriers de Fiat, qui ne dénoncèrent aucun des brigadistes, souvent connus par eux, travaillant chez Fiat. Dans les années 1990, après avoir quitté le I'Cl, Giuliano Ferrara est devenu un patron de presse et a compté parmi les plus fervents soutiens de Silvio Bcrlusconi.

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Ils ont été le frapper au moment où il montait en voiture, il y a eu une sorte de corps à corps, les camarades ont tiré et, au lieu de le blesser, ils l'ont tué. La mort est toujours quelque chose d'extrêmement grave ; cette fois-là c'est une erreur politique qui nous a amenés à ne pas maîtriser l'usage des armes. Du reste, l'erreur s'est produite en amont. Il n'aurait même pas fallu le blesser. Une contradiction interne au mouvement ouvrier, ou bien on la résout politiquement, ou bien on ne la résout pas et tout le monde en subit les conséquences, les armes n'ont aucune utilité.

Maispourquoi l'avez-vousfaite, cette erreur ? Sans doute avons-nous été induits en erreur par l'issue d'une action précédente durant laquelle nous avions blessé un autre dirigeant du P C I dans l'usine, Carlo Castellano, qui était à la direction du personnel, cet adversaire historique des ouvriers. Cette fois-là, ce fut au P C I d'expliquer à ses adhérents pourquoi le Parti endossait le costume du patron. Avec Guido Rossa, la situation était complètement différente.

Avez-vous senti la réaction ouvrière ? Très fortement. Mais nous n'avions même pas besoin de la sentir pour savoir que nous nous étions trompés. Absolument personne n'a pensé que nous avions bien fait. Nous ne disions d'ailleurs jamais une telle chose quand nous avions dû tuer. Mais cette fois, s'ajoutait à la gravité d'une telle décision le fait de nous être trompés justement là où il ne fallait surtout pas faire d'erreur. Les contradictions dans la conscience ouvrière sont souterraines, silencieuses. Mais elles existent, et la proposition de la délation émise par le P C I n'a jamais été acceptée, même après Rossa, que pourtant les ouvriers ne nous ont jamais pardonné.

Vous en avez discuté entre vous ?

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Oui. Et ce fut une discussion dramatique. Mais simple. Nous nous étions trompés. Et pourquoi Berardi, que Rossa avait dénoncé, s'est-il tué? Berardi était un métallurgiste qui travaillait à la fonderie et distribuait nos tracts et nos documents. C'est pour cette raison que Rossa l'a dénoncé en octobre 1978. C'est une histoire horrible, belle et terrible à la fois. Un camarade ouvrier de chez Italsider qui dénonce un autre camarade ouvrier de chez Italsider. C e qui les séparait était l'opposition implacable et tenace entre le P C I et les B R . Rossa a résolu son problème en envoyant Berardi en prison. Mais quelques mois après que les B R o n t tué Rossa, Berardi s'est suicidé. Qui sait si quelqu'un, parmi ceux qui siégeaient alors à Botteghe Oscure' 3 , a mesuré ce qui était en train de se passer, et quelles divisions étaient en train de lacérer le corps ouvrier. Mais cela aussi, que vous considérez comme une erreur et que vous avez payé cher, n 'était-cepas un indice que vous vous trouviez coincés dans une situation dont vous ne voyiez pas l'issue ? Avez-vous perçu cette impasse ? Le jugement n'a pas été univoque. Comme je vous l'ai dit, nous ne nous attendions pas à une telle union des forces politiques contre nous, avec un P C I totalement intégré à la D C en un front commun, sans même que cela rencontre l'opposition de la conscience ouvrière de sa base. Les perspectives à l'extérieur se sont réduites, aussi bien pour la guérilla que pour le mouvement de classe. Tout le monde n'a pas saisi, je crois, les conséquences que les mesures d'urgence' 4 allaient avoir sur toutes les formes du conflit. Ainsi, en 1979, nous nous sommes retrouvés à devoir admettre que les B R n'allaient plus pouvoir être ce qu'elles avaient été jusque-là. Nous I3«ç NdT : Siège national du PCI à Rome. 14, NdT : Ensemble de mesures sécuritaires votées par le Parlement italien grâce à la procédure dite « d'urgence » après l'enlèvement d'AIdo Moro.

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avions réellement frappé le cœur de l'État, au niveau symbolique le plus élevé, et nous étions devenus, sans doute, plus grands que ce que nous aurions jamais voulu être. Mais nous avions une conception différente de notre rôle : nous voulions être les catalyseurs d'un certain processus, et non les seuls protagonistes.

Et h partir de là ? La première conséquence a été que nos actions n'étaient plus jamais considérées comme un affrontement limité, censées aboutir à une négociation : l'État leur donnait à chaque fois le caractère d'une demande de légitimation politique à part entière car il avait décidé que, ou bien il nous détruirait, ou bien il connaîtrait sa propre débâcle*. C'était là une pensée limitée qui, tout en disposant de grands moyens, était davantage digne d'un petit général d'armée que d'un héritier de Machiavel. La seconde conséquence a été que la propagande armée a perdu sa principale raison d'être: si vous n'ouvrez pas une brèche dans le front adverse, vos discours restent lettre morte. La seule chose que vous réussissez à transmettre est un message de destruction, à cause des coups que vous assénez à l'appareil d'État. Mais quelle était la signification de notre stratégie si nous ne pouvions plus compter sur des négociations tactiques permanentes, en imposant ceci, en négociant cela, en obtenant quelque chose pour ceux que nous représentions? Nous nous étions engagés en affirmant que la guérilla urbaine était la forme de la politique révolutionnaire de notre temps. Mais, par définition, la politique est toujours médiation. Et à ce moment-là, nous ne parvenions plus à faire de la politique. Les camarades les plus expérimentés l'avaient compris, les difficultés que nous avions rencontrées au début n'étaient rien à côté de celle-là.

Vous n'en avez pas déduit que vous aviez perdu la partie, indépendamment du jugement que l'on porte sur votre action ?

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Nous étions alors plus forts que jamais en tant que structure et en termes de capacité opératoire. Nous étions la référence des avantgardes depuis un bon moment, et elles n'avaient personne d'autre vers qui se tourner. Nous ne pouvions donc qu'essayer de repartir, mais cela impliquait que l'on se transforme, que l'on passe de l'avantgarde de la guérilla à un parti politique, à la création d'un parti révolutionnaire : une entreprise énorme et, on peut le dire aujourd'hui avec certitude, complètement hors de notre portée.

Vous agrandir comme organisation dans cette situation bloquée ? Il n'y avait pas d'autre possibilité. Nous avions toujours pensé sur le long terme, en attendant que se forme par agrégations successives un véritable parti révolutionnaire du prolétariat mais, à ce moment-là, nous n'avions plus le temps d'attendre. Nous devions devenir ce parti et, au-delà des formules et autres petits discours que cette exigence entraînait dans le débat, voire dans les diatribes, internes, c'étaient pour tout le monde les mêmes questions : quelle sorte de parti, à quel rythme, avec quelle ligne et quels niveaux intermédiaires dans l'organisation ? Et ce, au moment où la situation nous poussait à prendre des décisions exclusivement militaires. La voie militaire, c'était l'adversaire qui l'avait choisie : désormais, à chaque poussée révolutionnaire, à chaque sursaut du mouvement, il ne répondait plus que par des situations de type militaire. Même lorsque des décisions législatives apparemment sophistiquées ont été prises, elles n'ont été conçues que comme des instruments de guerre.

Vous auriez souhaité pouvoir vous soustraire a cette spirale ? Oui. Et désormais, au sein du mouvement, toutes les questions sur la création d'un parti nous étaient adressées. Mais ce n'est pas nous qui allions les résoudre, et nous avons dû convenir qu'un parti révolutionnaire est quelque chose de beaucoup plus complexe que ce

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que nous étions. Pour notre part, nous avions indiqué, de façon symbolique et dans les faits, un but ultime pour la classe ouvrière et le peuple dans son ensemble: le renversement du système. Mais un parti se construit aussi sur des besoins immédiats, avec un programme articulé sur des objectifs particuliers. Nous, nous étions une guérilla, nous ne savions même pas ce que pouvait être un parti d'opposition radicale qui soit en même temps capable de représenter des besoins immédiats, et encore moins comment il aurait pu se comporter dans un cadre politique rigide, dans un moment de faiblesse des luttes tel que celui-là, alors que le capital et l'État étaient en train de se restructurer en renversant tout sur leur passage. Et alors? Alors, l'alternative était délicate. Ou bien on admettait que, face à un système capitaliste avancé et dans une situation de reflux, une lutte révolutionnaire armée n'était pas praticable, ou bien on se disait que c'était justement l'absence de toute autre voie possible qui faisait de cette lutte la seule alternative. Le problème était pour nous si complexe que nous avons énormément retardé la parution du bilan politique de l'opération Moro. Car nous ne pouvions pas nous contenter de l'évaluer sans nous demander également : « Et maintenant, que faire ? » Comment s'est passée la discussion entre vous? En 1978, on a perçu de l'extérieur une première division au sein des Brigades rouges. Et aujourd'hui, elle apparaît clairement dans les mémoires de ceux qui y ont participé et qui en parlent devant les tribunaux, dans la presse, ou dans les livres. Une divergence est d'abord apparue pendant l'enlèvement de Moro, n'est-ce pas? Adriana Faranda et Valerio Morucci n'étaient pas d'accord avec la décision d'exécuter Moro, tandis que tous les autres membres de

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l'organisation s'étaient exprimés en sa faveur. Ils furent les deux seuls à être d'un avis différent.

Même les camarades en prison étaient d'accord ? Oui. Il faut le dire aujourd'hui très clairement, la décision a été prise à l'unanimité. Même si ceux qui étaient en prison ont évidemment été surpris, un mois et demi auparavant, quand nous avons enlevé Moro. Ils avaient participé à la discussion sur la Résolution stratégique de 1978, et certains d'entre eux avaient contribué de façon importante à ce document. Or le procès interminable de 7urin, qui avait débuté en 1976, se poursuivait et ils insistaient pour que nous intervenions avec une action armée : le « procès guérilla » ne fonctionnait que s'il était la caisse de résonance d'une pratique combattante qui avait lieu ailleurs. L'organisation était en train de projeter, comme je le disais, une campagne articulée sur différents objectifs qui n'étaient pas uniquement destinés à soutenir le procès en cours. Son objectif central était l'enlèvement de Moro, dont seuls les membres de l'Exécutif et ceux qui devaient y participer étaient informés. Mais avant et après se sont déroulées d'autres opérations. Et la première a justement eu lieu à Turin, contre un agent de la section antiterroriste, Rosario Berardi ; les camarades l'ont revendiquée à l'audience et il est probable qu'ils aient pensé que ce serait là notre seule intervention au cours du procès. Ils ont donc été totalement surpris lorsqu'une semaine plus tard a eu lieu l'enlèvement de Moro, qui était une opération d'une tout autre dimension, du fait du statut du personnage, de la durée extrêmement longue qu'elle laissait présager et de l'ampleur de l'affrontement qu'elle allait initier.

Ont-ils exprimé un doute depuis la prison ? Non, il ne manquerait plus que ça. La campagne de printemps et l'opération Moro étaient la mise en oeuvre de la résolution que nous avions élaborée ensemble. Les décisions sur la réalisation des

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actions n'étaient pas prises par ceux qui étaient en prison : les camarades détenus étaient consultés sur les décisions relatives à la ligne politique, non sur les opérations, et encore moins sur leur gestion. Tout comme ils n'avaient pas mandat pour traiter de ceci ou cela pendant le séquestre de Moro, même si on les a beaucoup approchés en prison alors. Mais quand, devant le blocage de la situation, s'est profilée la décision de tuer Moro, la prison a bien été consultée, oui, non pas sur la décision elle-même, mais sur d'éventuelles représailles qu'ils auraient à subir. Nous avions en tête Stammheim' 5 , l'année précédente, que tout le monde alors imputait à une vengeance de la police. Ils ont répondu par écrit, en nous demandant d'agir selon notre propre évaluation politique de la situation, sans tenir compte de cette éventualité. Nous sommes en mesure de tenir face à n'importe quelle situation, nous ont-ils dit. Que par la suite, quelqu'un parmi eux ait préféré une solution moins tragique, c'est banal. Tout le monde aurait préféré. Et nous avons tout fait pour que ce soit possible.

Mais une exhortation est quand même venue de la p rison ? Non, et il n'y pas à s'en étonner. C e n'est pas de la prison que proviennent les indications les plus mesurées. Être enfermé dans une prison spéciale n'inspire pas des sentiments pacifiques. Les seuls qui se soient prononcés ouvertement contre l'exécution de Moro ont été Morucci et Faranda. Selon moi, ils exprimaient davantage une crainte pour l'avenir qu'une appréciation politique, ce qui, au point où nous en étions, n'avait pas beaucoup de sens. Mais

15. En octobre 1977, la RAF, le premier groupe allemand de lutte armée (fondé par Horst Mahler, Andréas Baader et Ulrike Meinhof), avait tenté de détourner un avion de ligne pour obtenir la libération de ses prisonniers politiques. [NdT : Après l'échec de cette opération, le groupe historique des fondateurs de la RAF, emprisonné dans la prison de Stammheim, près de Stuttgart, se suicida. Le doute a longtemps plané sur le fait qu'ils se soient effectivement donné la mort. Voir aussi chap. 5, note 53. |

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il était légitime qu'ils l'expriment et toute l'organisation en a été informée. Et c'est un désaccord qui s'est prolongé les mois suivants.

Qu 'enpensez-vous aujourd'hui ? Pour moi, ils parlaient du futur mais en ayant en tête les discours du mouvement de 1977. Or ce temps-là était bien révolu : ses thèses avaient été éprouvées et avaient échoué. Naturellement, nous en avons discuté, mais c'est rapidement devenu un dialogue de sourds au sein de la colonne romaine, auquel le reste de l'organisation est resté étranger. Le différend s'est poursuivi pendant des mois et a paralysé la colonne parce que les B R étaient une organisation extrêmement rigide : s'il y avait une différence de points de vue, on en discutait jusqu'à ce qu'on arrive à le résoudre, on ne laissait rien passer. A un moment donné, la colonne romaine a demandé l'intervention d'un autre membre de l'Exécutif, en plus de Gallinari qui la représentait. Mais les positions de Morucci se sont révélées inconciliables avec les nôtres, et j'entends par là les nôtres depuis toujours. Morucci et Faranda étaient différents, ils étaient autre chose, ils n'appartenaient même pas par leur style à notre histoire. Morucci l'a reconnu et s'en est même vanté : « Oui, c'est vrai, mais les organisations, on y entre et on fait un bout de chemin avec elles, tant qu'elles sont utiles, et on les quitte lorsqu'elles ne le sont plus. » « Fais ce que tu veux, lui ai-je répondu, mais pour moi, ce ne sera jamais comme cela. »

Quelques mois plus tard\ en janvier 1979, Morucci et Faranda quittent les BR'6. Etiez-vous d'accord avec cette décision ? Oui, chacun a toujours été libre de s'en aller. Nous avions décidé de la manière dont cela se passerait, mais ils ont préféré ne pas en tenir compte. Ils auraient dû écrire un document que nous nous 16.

lis seront arrêtés à Rome le 29 mai 1979.

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engagions à faire connaître : ils l'ont écrit mais ne l'ont envoyé qu'à certains camarades incarcérés, lesquels en ont déduit que se déroulait une lutte titanesque au sein de l'organisation, alors que seuls deux camarades s'en allaient. Or de la prison, c'est une réponse excessivement dure qui leur est parvenue.

Pourquoi ont-ils emporté avec eux la fameuse Skorpion ? Parce que Morucci était un fanatique des armes. J'espère qu'il a changé depuis. Après leur départ, ils n'ont réussi à agréger presque personne autour d'eux, l'espace dont ils avaient rêvé n'existait pas. Si nous, qui étions les B R , devions nous démener pour survivre, sans trouver d'issue à une bataille certes dure mais encore très ouverte, imaginez ce qu'ils auraient pu combiner tous les deux, à part par désespoir !

Ensuite, en revanche, c 'est la prison qui va réouvrir la discussion. Le désaccord avec la prison est intervenu un peu plus tard, à l'automne 1979, sur de tout autres questions, bien plus graves d'ailleurs, et surprenantes, pour moi, par bien des aspects. Les prisonniers ont déclaré que nous traversions un moment politique particulièrement difficile, mais ils nous attribuaient une force bien supérieure à celle nous avions effectivement. Ils faisaient la même erreur que ceux qui nous observaient de l'extérieur: ils prenaient l'efficacité politique de nos actions, et celle de Moro en particulier - on peut en dire ce que l'on veut, mais elle avait quand même rendu fou le système politique tout entier-, pour une extraordinaire puissance militaire. Or la vérité était que nous enregistrions sans cesse des pertes. En octobre 1978, deux membres de l'Exécutif, Bonisoli et Azzolini, sont arrêtés, la base de via Montenevoso à Milan tombe et avec elle toute la direction de la colonne. La colonne milanaise était complètement détruite.

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Après Moro, ta police et les carabiniers se sont réorganisés, // fallait s'y attendre. Et a l'automne 1979 sont votées les lois spéciales. Vous vous en êtes rendu compte ? Bien sûr. Pour nous, tout est devenu plus difficile. Non seulement l'eau tumultueuse dans laquelle nous avions grandi était en train de devenir stagnante, mais on ne pouvait plus se permettre la moindre erreur. Nos effectifs croissaient rapidement mais finissaient tout aussi rapidement en prison. Ou pire. De prison, il était possible de ne pas s'en rendre compte. Que vous demandaient les détenus ? Beaucoup des nôtres étaient désormais concentrés à l'Asinara17, et ils nous demandaient de les faire évader par la mer : la plus grosse opération après le débarquement de Normandie... Nous avons essayé mais nous n'avons pas réussi. Quelques années plus tard, j'ai rencontré en prison certains camarades qui étaient à l'Asinara à l'époque. La désillusion avait été si forte que, contre toute attente et malgré le temps qui s'était écoulé, ils étaient encore persuadés que nous n'avions pas mis tous les moyens nécessaires. Je crois que cet épisode n'a pas été étranger aux diatribes politiques qui se sont développées peu de temps après. Comment cela s'est-ilpassé? Au début de l'été 1979, grâce aux mystérieuses alternances de rigidité et de laisser-aller propres à la prison, les camarades de l'Asinara s'étaient retrouvés en capacité de prendre le contrôle de la prison et de franchir les murs d'enceinte. De ce point-là, il n'y avait que quelques centaines de mètres jusqu'au rivage. Ils nous avaient donc demandé de venir les chercher et de les mettre en sûreté. Une seule 17.

NdT : Prison de l'île du même nom, en Sardaigne.

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jeep de carabiniers patrouillait sur l'île et en plus elle était le plus souvent garée près de la section Fornelli 18 de la prison. Seuls deux gardes contrôlaient le petit débarcadère. Nous n'avions jamais rien fait de pareil, nous n'avions ni base ni brigade en Sardaigne, mais d'accord, en avant ! Nous avons contacté Barbagia Rossa qui nous a assuré que, si nous réussissions à les emmener jusqu'au maquis, ils seraient alors en sécurité. Mais bon... soixante brigadistes armés, évadés en Barbagie' 9 , s'ils avaient envoyé, depuis Rome, l'armée, la Sardaigne serait vite devenue pour nous à peine plus grande qu'un radeau en mer!

Le plan ne vous convainquait pas ? Non, bien au contraire. La guérilla se fixe habituellement un seul objectif à la fois. Mais les faire sortir de l'Asinara aurait été formidable, et puis on aurait avisé ensuite. Nous nous sommes donc mis au travail, Barbagia Rossa nous a indiqué les itinéraires jusqu'au maquis. Il aurait fallu une douzaine de voitures pour arriver au point d'où on aurait ensuite continué à pied - sur des sentiers absolument invisibles qui ne sont connus que par les bergers - , et auparavant six Zodiacs et six camarades pour traverser le bras de mer, magnifique, de l'Asinara à Stintino. En outre, il ne fallait pas seulement neutraliser les deux gardes sur le rivage mais aussi un commissariat de police perché tout en haut du promontoire qui domine ce bout de côte afin d'empêcher que les Zodiacs ne se retrouvent pendant plus d'un quart d'heure sous le feu de cette caserne. Nous avons donc transféré en Sardaigne les meilleurs des camarades, pratiquement tous les clandestins, sauf un membre de l'Exécutif. Nous étions au mois de juillet et nous campions sur les plages publiques en nous efforçant de nous fondre parmi les vacanciers. Il nous fallait agir avant la fin de l'été, tant qu'il y avait foule. Car à la mi-septembre, nous nous serions retrouvés seuls avec les ' 18. 19.

NdT : L'un des deux bâtiments de la prison de l'Asinara porte ce nom. NdT : Zone de la province de Nuoro en Sardaigne, non loin de l'île de l'Asinara.

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mouettes. Le premier type qui serait passé nous aurait vus, se serait posé des questions et aurait trouvé les réponses.

Vous n 'y êtes pas arrivé ? Non. La guérilla dans une métropole est une tout autre chose. Nous avons volé la première voiture, l'avons maquillée et garée à Sassari. Il ne s'est pas passé deux jours avant que la police la retrouve. Nous n'étions pas à Milan ou à Rome où une voiture peut rester trois ans garée dans un quartier ; à Sassari, il est plus facile de dissimuler un troupeau de chèvres que n'importe quel véhicule. Nous avons fait une série de reconnaissances pour les Zodiacs et avons déniché ceux qu'il nous fallait dans un camping près de Porto Torres. Nous devions aller nous en emparer la nuit, quand ils étaient à sec. Tout était improvisé, nous agissions avec trop de précipitation, sans enquêtes préliminaires, en un jour ou deux pour des choses qui auraient demandé des mois. Au moment où nous étions en train d'empaqueter la flottille de bateaux pneumatiques, un vigile armé est sorti d'on ne sait où - nous ne l'avions pas repéré - , il a hurlé et donné l'alerte. Nous n'avions pas d'autre choix que de nous enfuir précipitamment. La Sardaigne est un endroit splendide mais pour la guérilla urbaine, c'est un véritable cauchemar : dans cette région, il n'y a qu'une seule route côtière : un seul barrage de police suffit pour qu'on ne puisse plus s'échapper. A la mi-août, nous avons fait nos comptes. Nous étions presque tous là, nous nous étions démenés comme des fous, mais nous n'avions ni voitures ni bateaux pneumatiques, nous avions simplement les idées un peu plus claires sur la façon de conduire l'opération. En fait, tout le soutien logistique aurait dû être préparé sur le continent: voitures, zodiacs, armes, tout. Et il aurait fallu tout transférer en Sardaigne au dernier moment. En somme, il nous fallait d'autres délais et d'autres moyens : il était clair que nous ne pouvions pas y arriver avant la fin du mois d'août. L'opération était faisable mais nous devions la reporter à l'été suivant. Nous avons communiqué cette décision aux

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camarades emprisonnés et, si nous étions déçus, eux étaient furieux. C'était tout à fait compréhensible car leur attente était immense. C e qui était moins compréhensible en revanche, c'était le fait qu'ils se soient mis à accuser la tendance « organisativiste » de ne pas s'être impliquée à fond.

Pourquoi « organisativiste » ? Quand on parle du piège des mots... Ils entendaient par « organisativisme » le fait que l'Exécutif donne la priorité à la préservation des B R , privilégie l'organisation au détriment de l'action. Or, pour l'échec de l'évasion de l'Asinara, c'était exactement le contraire qui s'était produit : ce qui nous avait empêché d'agir était justement le manque d'organisation à ce moment-là. A vrai dire, cette critique ne nous a pas beaucoup touchés : nous étions sur la brèche tous les jours que Dieu fait, et sauvegarder quelque chose était notre plus ardent désir. Mais les sections de l'antiterrorisme faisaient en sorte que cela reste un vœu pieux.

Qui vous a adressé cette critique ? Surtout ceux qui étaient en prison depuis un bon moment, comme Franceschini qui y était depuis 1974 et adhérait à une logique toute carcérale, post-napiste pour ainsi dire, alors que les N A P avaient disparu depuis longtemps. Avec l'institution des prisons spéciales, les avant-gardes nées au début des années 1970 avaient été isolées du reste de la population carcérale. En prison, on rêve de s'évader, on peut le comprendre, mais c'était aussi pour cela qu'avaient été créées les prisons spéciales. Et en délocalisant les plus importantes dans des îles, on était parvenu au maximum de l'isolement politique et matériel. Cela a anéanti les tentatives d'évasion, personne n'y est plus arrivé. A Favignana 2 " aussi, les camarades avaient tenté 20.

NdT : Petite île au large de la côte ouest de la Sicile.

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une évasion de l'île, ils avaient creusé un trou qui, du sous-sol, débouchait dehors, de l'autre côté des murs de tuf de cette prison spéciale. « Dehors », façon de parler : Favignana est à plusieurs milles nautiques de la Sicile et ce rocher, très apprécié des touristes en août, n'est plus, en octobre, habité que par les familles des gardiens de la prison, et un brigadiste y était repéré immédiatement. C'est moi qui avais fait le repérage de l'île dès que les camarades m'avaient communiqué leur plan. Nous avions loué une base à Mazzara del Vallo et acheté un bateau à moteur de haute mer équipé pour échapper à la vedette des carabiniers. Nous étions pratiquement prêts. Mais il fallait attendre l'été. « On n'y arrivera pas, ils ne nous laissent jamais en paix avec les perquisitions », nous disaient les détenus. Ils avaient malheureusement raison : leur trou a été découvert peu de temps après et on a tout annulé. Notre bateau à moteur super rapide doit encore être amarré quelque part en Sicile. La même chose s'est produite à l'Asinara. Les camarades nous ont dit qu'ils ne pourraient pas tenir aussi longtemps, que le peu d'air qu'on leur avait laissé leur serait bientôt enlevé. Et tout s'est soudain accéléré avec l'arrestation de Prospero Gallinari, à Rome, gravement blessé au cours de la fusillade 21 . Il avait dans les poches le plan de l'évasion ; les détenus ont alors jugé qu'on ne pourrait plus jamais le réactiver et ont décidé de se révolter pour détruire la prison.

Comment l'avez-vous vécue, cette révolte ? Avec un sentiment de culpabilité à cause de l'évasion manquée ? Il ne manquerait plus que cela, le sentiment de culpabilité ! Dehors, nous vivions dans des conditions extrêmes, c'était une véritable guerre ouverte, et on mourait aussi. Quand nous avons entendu à la radio que Prospero avait été capturé après qu'une rafale de mitraillette l'avait touché à la tête et qu'il était pratiquement mort 21. L'arrestation a eu lieu à Rome, à Porta Metronia, alors que Gallinari était en train de changer la plaque minéralogique d'une voiture.

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à l'hôpital, je me suis mis à écrire le communiqué de commémoration - combien de fois ai-je dû le faire, pour combien de camarades ? Cette fois-là, il n'a pas servi. Prospéra il est établi aujourd'hui qu'il est immortel s'en est sorti contre toute attente. Nous n'avions donc pas de complexes par rapport à ceux qui étaient en prison. Nous avons appris la révolte comme tout le monde. La destruction de l'Asinara a vraiment été épique, menée avec un grand courage. Mais éphémère. La prison a été reconstruite par Dalla Chiesa 22 en quelques mois seulement, et est alors devenue un véritable enfer. Les détenus étaient prêts à faire n'importe quoi pour ne pas y retourner. C'est la vaillante résistance des camarades des prisons spéciales, en même temps que l'enlèvement du juge D'Urso 23 , qui, en 1981, a fait fermer la prison de l'Asinara, du moins pour cette période.

Revenons à vos discussions internes. Ce sont certains camarades qui avaient été à l'Asinara qui ont alors contesté votre ligne politique ? La contestation s'est déroulée en deux temps. Tout d'abord, la plus importante et la plus sérieuse s'est exprimée dans un document préparé à l'Asinara, puis achevé à la prison de Palmi. C'était un document volumineux, de plus de cent vingt pages, qu'on a ensuite appelé au sein des B R le « gros document ». Il disait tout un tas de choses très justes, indiquait presque tout ce qu'il fallait faire pour réaliser une révolution, sans faire l'impasse sur quasiment aucune question : la construction du Parti combattant, comment organiser les masses dans la lutte armée, les passages nécessaires de la guérilla à la guerre. Absolument rien n'était laissé de côté et il exhortait même à vaincre le militarisme et à liquider le subjectivisme. D'un point de vue abstrait, il était quasiment parfait, mais c'est justement 22. NdT : Chef de l'antiterrorisme à l'époque. 23. N d T : Giovanni D'Urso : magistrat et l'un des directeurs de la Direction générale des Instituts de prévention et des peines du ministère de la Justice et des Grâces. Enlevé dans le cadre de la campagne contre les prisons spéciales.

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cette abstraction qui allait susciter une grande perplexité au sein de l'organisation.

Et vous, vous alliez répondre par un minuscule billet du genre : « Vous n 'y êtes pas du tout. » Pourquoi étiez-vous aussi arrogant ? En vérité, j'ai même écrit pire que cela. J'ai écrit qu'il devait y avoir une erreur quelque part, que je ne savais pas où mais que c'était évident. Certains ont dit: « J e reconnais bien là son style.» Mais ici, il faut être clair, nous parlons d'une discussion qui se déroulait au sein d'un mouvement de guérilla urbaine, et non entre des partis politiques ou au siège du Komintern. Pour lire un de nos documents, il fallait être planqué quelque part, les débats devaient avoir lieu dans la clandestinité. Et les textes que nous utilisions n'avaient rien à voir avec ce que les historiens trouvent par la suite dans les bibliothèques. A cette époque, il ne fallait évidemment pas se faire prendre en ayant sur soi ce type de documents : il est arrivé à un type, qui n'était même pas des nôtres, de se faire arrêter avec un chef d'inculpation à perpétuité parce qu'il avait dessiné distraitement une étoile à cinq branches sur la nappe en papier d'une table dans un bar. Si certains camarades ne se rendaient pas compte qu'il était matériellement impossible, en 1979 en Italie, de défendre et de se mettre à discuter un document clandestin de cent vingt pages, c'est qu'eux étaient en dehors de la réalité, et non l'organisation qui réprimait leurs idées. Certes, dire cela était brutal, mais il fallait que quelqu'un le fasse, sans pieux mensonges.

Mais s'ils avaient discuté si longuement et élaboré une véritable position, pourquoi ne pas l'assumer ou même la combattre ? Cent vingt pages, c'est un livre, pas un document d'une organisation combattante. Que devions-nous faire? On le polycopiait et on le faisait parvenir à tout le monde ? Il aurait fallu des mois... Non, c'est la vérité, vous n'y croyez pas, mais faire circuler même un petit

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porte-documents était déjà toute une affaire. Lisez les communiqués des organisations clandestines autour du monde, les nôtres étaient déjà excessivement longs, on nous prenait pour des fous de l'écriture.

Ce n'est pas une réponse. Us ne vous l'avaient pas envoyé pour dire : « Imprimez-le à dix mille exemplaires », mais: «Nous ne sommes pas d'accord. » Répondez sur le fond. L'analyse de fond de ce document était erronée. Elle ignorait les processus de restructuration qui étaient alors en cours, ou plutôt, elle en ignorait les conséquences. Elle ne voyait pas qu'ils étaient en train de désintégrer le tissu social et que les formes d'organisation spontanée qui existaient auparavant avaient d'abord été vidées de leur contenu avant de disparaître. Le discours radical que la richesse des figures sociales des années passées avait produit y apparaissait comme une référence absolue et ils s'imaginaient, d'une façon tout à fait abstraite, que des mouvements sociaux étaient toujours à l'offensive et sur le point de passer à la guerre civile révolutionnaire. C'était une méprise grossière. Dans les années passées, tout le monde s'était engagé, des ouvriers aux étudiants, des chômeurs aux femmes, des détenus aux retraités, jusqu'aux policiers qui n'étaient pas restés complètement étrangers à cette vague de contestation, mais celle-ci était désormais passée. C e qui restait alors du mouvement était le dos au mur, sur la défensive, et se cramponnait pour survivre et ne pas disparaître. D'ailleurs, à l'extérieur, les B R commençaient à parler de « résistance », même si, par concession verbale, elles l'appelaient « résistance offensive ». Ciel, ouvre-toi ! Certains de ceux qui défendaient ces fameuses cent vingt pages, à force d'entendre parler de résistance et non de guerre révolutionnaire, ont alors perdu la raison.

Renato Curcio a écrit que c 'est à cause de ce document que le groupe historique a éclaté.

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Je crois moi aussi que certains auraient alors voulu rompre avec l'organisation, mais ils ne l'ont finalement pas fait. Pour enregistrer une vraie rupture, il a fallu attendre 1981 et la création du Parti guérilla, soutenu justement par cette partie du groupe historique qui avait rédigé le « gros document » cela pour dire comment, à partir de ces positions, on pouvait arriver à quelque chose de très éloigné des B R , et même dans certains cas d'assez délirant. Mais en 1979, si l'on enlève de ces cent vingt pages beaucoup de choses justes mais évidentes, le propos central du document était de dire qu'il fallait passer à la guerre civile en rassemblant tout ce qui existait alors, c'est-à-dire en faisant la somme de contenus et d'organisations très différents. Outre le fait qu'il ne restait quasiment plus rien à additionner, nous ne pouvions pas être d'accord avec cela. Le passage à la guerre civile était loin d'être imminent, et si cela devait arriver un jour, ce serait après une longue résistance. Mais comme on le sait, cela n'est pas arrivé. C e qui est arrivé, c'est que nous nous sommes trouvés à devoir faire les comptes d'une défaite qui avait montré les limites intrinsèques et indépassables de la lutte armée. Ceux qui ne voyaient pas clairement quels étaient, en 1979, les rapports de force en présence, étaient complètement hors sujet, ou bien dans la lune. J'ai peut-être été le seul à avoir pris très au sérieux ce document et il m'était pénible de voir que certains camarades en prison étaient aussi éloignés non pas de nos discussions, mais de la réalité. Nous nous le sommes avoué, avec les autres de la Direction : l'apport des anciens en prison était terminé. Il avait été très important par le passé, pendant des années.

Et d'ailleurs, ils demandent peu après la démission de l'Exécutif. Ils étaient dans leur droit. Us ne l'avaient pas demandé à cause de Moro - cela aurait été compréhensible s'ils avaient été sur une tout autre ligne - mais parce qu'ils accusaient l'organisation de ne plus rien faire. A Milan, disaient-ils, on ne combattait plus, et qui ne combat plus n'existe plus. Ils avaient demandé trois

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ou quatre actions à Turin, qui n'ont pas été réalisées. Pourquoi ? Quelle difficulté y avait-il, pour qui avait enlevé Moro, à frapper un contremaître ? Il suffisait d'un quart d'heure d'enquête et d'une demi-heure d'intervention. « Pourquoi empêchez-vous la lutte armée, pourquoi l'empêchez-vous de décoller vers la guerre civile ? Turin n'est-elle pas en train de s'insurger, les foulards rouges ne sont-ils pas en train d'occuper Fiat après les soixante-et-un licenciements ? » Ils n'imaginaient même pas tout le désespoir qu'il y avait dans cette occupation et le sentiment de défaite qui prédominait. Ils rendaient l'organisation responsable de tout. Celle-ci avait, certes, ses responsabilités, mais qui étaient tout autres que celles qu'ils imaginaient. Ils ont demandé la convocation de la Direction stratégique, l'adoption de la ligne politique qu'ils proposaient et la démission de l'Exécutif. Tout cela était correct d'un point de vue formel, mais en même temps ridicule et tragique à ce moment-là.

Vous semblez en être encore blessé. Je l'étais, nous l'étions tous. C e second moment de contestation, qui provenait du procès de Turin en décembre, même s'il s'inspirait du « gros document », était directement adressé à ceux qui dirigeaient l'organisation, et particulièrement à moi qui étais le plus ancien et le seul que tous connaissaient. J'ai toujours assumé mes responsabilités, toutes mes responsabilités. Mais personnaliser le débat l'appauvrit et rend les choses encore plus cruelles entre les participants. Plus tard, ils s'en sont aperçus, en prison aussi. En tout cas, les critiques exprimées par certains d'entre eux ont pris des formes qui nous ont tous laissés abasourdis. C'est vrai qu'à Milan on ne combattait plus, mais c'était parce que la colonne était détruite, anéantie par les arrestations, et que nous avions besoin de quelques mois pour la reconstruire. Il y avait de nouveaux camarades, inexpérimentés. C'était un moment terrible, on était vraiment retombés à zéro à Milan. Barbara et moi avons repris les contacts au début de l'année 1980 et sommes repartis avec Vittorio Alfieri, Aurora Betti,

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Roberto Adamoli et d'autres, qui ont formé la nouvelle colonne Walter Alasia. Ou bien ceux du procès de Turin l'ignoraient, mais cela paraît impossible vu que, de Milan, arrivait alors dans les prisons tout un tas de gens, ou bien ils n'ont pas compris ce que cela signifiait.

En somme, c'est un véritable réquisitoire qui vous arrivait des camarades du procès? Un réquisitoire extrêmement dur, mais qui dépassait surtout toute mesure. En tout cas, on a convoqué la Direction stratégique, à Gênes, avec pour unique ordre du jour, la demande de démission de l'Exécutif. C e sera une Direction faible, prématurée, rafistolée, qui se rassemblera ce jour-là. Presque tous avaient été arrêtés au cours des douze derniers mois: Gallinari, Azzolini, Bonisoli, Savino, Fiore. De l'ancienne Direction et de l'Exécutif, il ne restait plus que Micaletto et moi. Nous étions fin 1979 et nous hésitions sur le changement de cap à engager : si nous étions convaincus que la proposition des camarades détenus était erronée, nous n'étions pas capables de dépasser ce constat. Naturellement, Micaletto et moi avons démissionné ; je suis un expert en matière de démission, c'était la troisième fois que cela m'arrivait parce qu'à chaque fois, personne n'avait été prêt à prendre ma place. Il y avait là, entre autres, Bruno Seghetti, Barbara Balzerani, Riccardo Dura ; à la fin, nous nous sommes tous regardés et quelqu'un a dit: « E t maintenant ? On va à la plage ? » On ne change pas la composition d'un Exécutif avec un document bureaucratique, il faut choisir parmi les camarades encore disponibles, même malgré eux. Nous étions irrités parce qu'on nous obligeait à désigner une nouvelle direction alors que nous n'étions pas prêts. De fait, nous sommes sortis de là sans ligne politique nouvelle, avec le même Exécutif qu'avant, et en ayant commis une erreur qui, nous l'avons découvert un peu plus tard, coûtera la vie à quatre camarades. La Direction s'est terminée par la rédaction d'une réponse extrêmement lapidaire au document

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en provenance de la prison, pleine d'ironie. Nous ne nous préoccupions pas de savoir si cela allait les énerver.

Encore une fois ? Finalement, ily a bien eu une rupture mais elle n'a pas eu de conséquence sur l'organisation ? Comment aurait-elle pu en avoir ? Nous étions forcés avant tout de nous remettre sur pied, de reconstruire le réseau là où il avait été brisé. Et nous l'avons reconstruit, non sans rencontrer d'énormes difficultés, et en prenant de sacrés coups.

Qttel bilan tirez-vous de l'année 1979 ? Il y a les soixante-et-un licenciements chez Fiat, première attaque explicite contre l'opposition radicale au sein des usines, licenciements que les syndicats ont pris le parti de défendre - ce qui, comme contradiction, n'était pas rien. Puis la grande grève, la descente à Rome des ouvriers du Nord contre le gouvernement. Le PCI repasse alors dans l'opposition, c'est donc la fin du « consociativisme24 » ouvertement assumé. Et les lois spéciales sont promulguées. C'est un tableau confus, lourd, mais qui n'est plus celui des contrastes clairement définis de 1978. Dans toutes les révolutions vaincues dont j'ai lu le récit, il y a toujours un moment où ceux qui y ont pris part se rendent compte que la défaite n'est plus qu'une question de temps. Voilà ce qui nous est arrivé à la fin de l'été 1979. La direction de Fiat était alors déchaînée: tout d'abord, elle a licencié les soixante-et-un, qui étaient l'avant-garde dans l'usine, puis elle a mis au chômage vingt-quatre mille salariés en à peine quelques mois. La réaction des ouvriers a été vive, ils ont occupé l'usine, ont renoué avec 24. NdT : terme italien qui désigne un accord sur le partage des postes décisionnaires et des décisions politiques entre les partis politiques italiens, même ceux a priori les plus opposés, comme ce fut le cas pendant deux ans avec les gouvernements dits de « solidarité nationale » entre le PCI et la l)C. Il s'apparente un peu à la cogestion.cn matière sociale, entre patronat et centrales syndicales.

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les cortèges internes. Mais ils ne faisaient plus que se défendre, ils essayaient désespérément de résister. C'est vrai que Berlinguer, le secrétaire général du P C I , a eu un mouvement de repentance et est allé soutenir l'occupation devant les grilles de Mirafiori 25 , mais il était trop tard ; c'était sa politique et celle de Lama 26 qui, en concédant au patronat deux années de trêve, avaient permis d'imposer aux travailleurs le coût des restructurations. Celles-ci ont pu passer. Le vrai changement, c'est Agnelli, le propriétaire de Fiat, qui l'a réalisé. Les dégâts de la solidarité nationale étaient définitifs. Et la manifestation des 40 0 0 0 , qui marque la fin d'un cycle, a malheureusement été l'événement politique le plus significatif sur le long terme. C'était la revanche des cols blancs contre une décennie d'insubordination ouvrière. Ils étaient d'ailleurs aveugles, car ce processus ne les a pas laissés indemnes, eux non plus. Mais il était clair à ce moment-là que c'étaient les ouvriers qui venaient d'être vaincus.

Qui d'entre vous en a discuté à Gênes ? Surtout les camarades qui provenaient des usines. Lorenzo Betassa travaillait au département des carrosseries chez Fiat, il siégeait au conseil d'établissement. Nous nous rendions compte que nous aurions pu nous y implanter, mais ce n'était plus avec la propagande armée que nous pouvions y parvenir. Une attaque directe contre la Confidustria n'aurait pas été sans conséquences, mais 25. Le 26 septembre 1980. 26. NdT : Secrétaire général de la CGIL, le principal syndicat du pays historiquement lié au PCI, qui s'est fortement opposé à l'extrême gauche extraparlementaire et surtout aux groupes armés, notamment au moment de l'enlèvement d'Aldo Moro. Le jour du rapt du président de la DC, Lama a prononcé, à la fin d'une manifestation unitaire du PCI et de la DC à Rome, un discours particulièrement vif de soutien à la Constitution républicaine et à l'État, dans lequel il a qualifié les Brigades rouges de « brigades noires » (c'est-à-dire fascistes), du fait de leur mise en péril du système politique hérité de la Libération de 1945. « Sa » politique, à laquelle fait ici allusion Mario Moretti, est celle, mise en œuvre durant les deux années de gouvernements de « solidarité nationale », consistant en des négociations, voire en de la cogestion, entre patronat et C G I L .

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personne après Moro n'aurait vraiment pu espérer qu'une action de propagande armée, même avec une cible bien choisie et bien accueillie par les ouvriers, parviendrait à bouleverser un minimum les équilibres en place. Nous étions en mesure d'accomplir n'importe quelle action si nous l'avions voulu, mais dans quel but si nous en étions à nous interroger sur ce qu'il fallait faire pour dépasser la propagande armée? Nous n'étions plus à l'époque où il suffisait de dénoncer l'ennemi, d'analyser ses plans et de s'insérer dans un mouvement en pleine ascension pour créer un formidable espoir et peser sur le cours des choses. L'époque de l'ingénieur Macchiarini ou du Cavaliere Amerio était désormais bien loin. A ce moment-là, ou nous parvenions à contrer ou du moins à peser un tant soit peu sur les restructurations en cours, ou bien nous n'avions plus aucune influence sur rien. On ne pouvait pas tromper des gens comme Raffaele, Rocco ou Mariuccia - tous membres de l'Exécutif, comme moi - qui avaient pris part à une décennie de luttes ouvrières et en avaient connu les hauts et les bas.

Raffaele, Rocco et Mariuccia ? Je ne sais pas pourquoi me sont venus leurs prénoms, peut-être une crise de sentimentalisme... J e parle de Raffaele Fiore, Rocco Micaletto, Caria Brioschi. En fait, nous savions pertinemment qu'une attaque vigoureuse était en cours contre la classe ouvrière et qu'il n'y avait plus aucun espoir de la repousser. Et nous, qui étions pourtant nés à l'époque de la progression du mouvement, nous n'avions pas la moindre réponse à donner à ceux qui nous demandaient ce qu'il fallait faire. Nous faisions bien de petites actions qui tentaient d'articuler et de montrer notre présence, mais c'est tout. Et sur ce point-là aussi, la Direction a laissé le débat ouvert. Nous n'avons décidé d'aucune action retentissante. Il nous fallait vraiment travailler dur pour réussir à définir une ligne politique digne de ce nom. Et il fallait accepter les risques que comportait une situation indéterminée comme celle-là. C'était une décision sage

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mais plus facile à énoncer qu'à mettre en œuvre au beau milieu de la tempête dans laquelle nous étions. L'année 1980 a été terrible.

Vous prenez tout de suite des coups ? Oui. Deux coups extrêmement durs ont eu lieu dès les tout premiers mois de cette année. Lorenzo Betassa, identifié par la Digos, avait échappé de justesse à l'arrestation et était passé directement de l'usine à la clandestinité. Il était resté au département des carrosseries jusqu'au dernier moment, il était impensable de renoncer à être présent chez Fiat. Et un camarade de chez Lancia, Piero Panciarelli, avait dû lui aussi s'enfuir après une fusillade avec la police pendant une opération. La colonne de Tlirin connaissait de telles difficultés que tous deux se sont alors réfugiés temporairement à Gênes, dans la base de via Fracchia, où nous avions réuni cette direction constituée dans l'urgence. Tellement dans l'urgence que nous n'avions pas respecté les règles de la compartimentation, si bien que Patrizio Peci, qui a été arrêté peu après en même temps que Rocco Micaletto, avait lui aussi appris l'existence de cette base. Peci ne jouait pas un grand rôle dans la colonne de Turin, alors que Rocco, lui, était extrêmement important, c'était un des plus anciens dirigeants, membre de l'Exécutif. L'arrestation a été un coup terrible. Et peu de temps après, quatre camarades étaient tués par les carabiniers, justement via Fracchia.

(ht 'avez-vous pensé alors ? Nous n'avons pas pensé. Qu'un mois après son arrestation, après la promesse du général Dalla Chiesa de promouvoir une loi qui récompenserait la délation, Peci déciderait de collaborer avec les carabiniers, de dévoiler tout ce qu'il savait de l'organisation, de dénoncer les camarades, d'indiquer la localisation des bases, de guider les agents, cela, aucun d'entre nous ne pouvait même l'imaginer. Nous avons mis du temps à comprendre car nous n'avions

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jamais connu la trahison : que des coups aussi durs puissent être causés par la dénonciation de l'un d'entre nous, qui avait vécu avec nous, cela n'existait pas dans notre esprit. En tout cas, c'est également Peci qui a amené les carabiniers via Fracchia à Gênes, où habitaient alors quatre camarades, Riccardo Dura (Roberto) et Annamaria Ludman (Cecilia), militants de la colonne génoise, ainsi que Lorenzo Betassa et Piero Pancelli, réfugiés de façon temporaire de celle de Turin. Cela a été un massacre. Les carabiniers avaient les clés de la base, ils les avaient trouvées dans les poches de Rocco Micaletto - Rocco n'avait pas dit un mot, mais Peci leur avait dit où se trouvait la base et ils ont pu y pénétrer sans même enfoncer la porte. Ils ont surpris les camarades dans leur sommeil la nuit du 28 mars et les ont tués délibérément, tous.

C 'est ce qu 'on avait compris, de l'extérieur, bien que lesjournalistes aient été tenus éloignés pendant plusieurs jours. Et nous avons été bien peu a protester contre cette opération. Vous faisiez la guerre et on vous répondaitpar la guerre. C'est vrai qu'à Gênes, nous n'avions pas été tendres, nous avions attaqué des patrouilles de carabiniers et il y avait eu des morts. Mais cette attaque a été une boucherie délibérée qu'ils auraient pu éviter. Au contraire, ils avaient décidé de nous la jeter à la figure, à tous. Ils y ont mis tant de zèle que l'un d'entre eux a même été blessé accidentellement par une de leurs propres balles. Mais ils n'ont pas fait grand bruit de cet incident. Dalla Chiesa voulait montrer clairement la décision prise par l'Etat, avec la puissance des sections spéciales et nous donner une leçon qui ne laisserait planer aucun doute: personne ne devait sortir vivant de cette base. Si du sang devait être montré, ce serait celui des brigadistes. Et mieux vaut parler de politique lorsqu'on parle du conflit des années 1970, parce que si l'on s'arrête un instant sur l'inhumanité des comportements des uns et des autres, sur ce que l'on aurait pu éviter ou ce que l'on était obligé de faire, il n'y a pas que les B R qui auraient des choses à expliquer.

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Dura était un de vos amis en plus d'être un camarade ? Oui. J'ai écrit le tract pour commémorer la mort de nos quatre camarades dans une maison de Sampierdana, où habitaient une camarade ouvrière et sa fille, qui avait alors dix-huit ans. Nous étions trois générations autour de la table et des choses probablement très différentes passaient par la tête de chacun d'entre nous. J'aurais en tout cas du mal à dire ce qui passait alors par la mienne. Mais nous devions avoir quelque chose de très fort en commun pour rester là, tous les trois, à regarder en face la mort de ces quatre-là, que nous considérions comme nos frères. Une douleur terrible, que nous ne voulions même pas montrer. « Ecoute, nous sommes dans la merde jusqu'au cou, mais le sieur Costa a déjà payé 27 », aurait dit Roberto, un marin communiste comme je n'en ai rencontré que trois dans ma vie qui, après l'opération Costa, nous répétait cette phrase tourmentée chaque fois que nous avions des ennuis. Je l'imagine en train de la prononcer cette fois-là aussi.

Le différend entre les détenus et les autres apparaissait-il aussi parmi ceux qui n étaient pas clandestins ? Pas en ces termes. Tout le monde voyait bien qu'on était arrivés à une situation sans issue, mais le débat était plus complexe. Tout au moins jusqu'à l'été 1980, quand ont eu lieu certaines réunions de la Direction stratégique, à Santa Marinella et Tor San Lorenzo, qui m'ont paru surréalistes. On parlait désormais beaucoup de langues différentes. Il nous a fallu une année supplémentaire de combat avant que nous comprenions tous que nous étions dans une impasse et qu'un changement s'imposait. Les camarades qui l'avaient déjà compris et qui cherchaient à amener l'organisation vers cette discussion ne disposaient pas de solutions toutes faites.

27.

NdT : Prononcé en dialecte génois.

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Les camarades... c'est-à-dire vous et qui d'autre ? L'Exécutif de Gênes moins ceux qui ont été arrêtés et ceux qui ont été tués ? Quelles étaient les divergences entre vous ? C e n'est pas simple à expliquer. Les anciens qui étaient encore là étaient peu nombreux : Lo Bianco, Barbara, Fenzi, qui était sorti de prison, et quelques camarades romains. Quand on sent qu'on ne sait plus vraiment quoi faire, la discussion devient confuse, digne d'un groupuscule, l'un rejette les responsabilités sur l'autre, on s'attribue des rôles qui ne correspondent à rien dans la réalité. De temps en temps, quelqu'un qui n'est pas en prison cherche un appui auprès de telle ou telle partie des camarades incarcérés, et ceux-ci espèrent alors que celui-là, dehors, va les aider. Les dynamiques personnelles et psychologiques se compliquent, et c'est compréhensible, mais elles n'aident pas à comprendre les positions politiques qui leur sont liées. Et puis, nous avions toujours été unis et, au moment où l'on est face à un maximum de difficultés, on hésite à se diviser, et pas seulement pour des raisons politiques, comme moi qui suis pour ne jamais se séparer, mais par réaction spontanée de défense du groupe.

Même si les documents se multiplient dans tous les sens ? On s'étripait dans les réunions, mais si l'on se penche sur ce que nous produisions à l'époque, on a bien du mal à distinguer des positions différentes. Tout le monde disait : « Nous devons étendre la guerre de classe, construire le parti combattant et les organisations révolutionnaires de masse, faire coïncider les besoins stratégiques de la révolution communiste avec les besoins immédiats des masses. » Et cela vous semble peu de chose ? Est-ce que cela ne signifie rien par rapport à ce que nous avions été jusqu'ici ? Quel type de mutation engager concrètement, qu'est-ce que nous devions abandonner, qu'est-ce que nous devions adopter? Rares sont ceux qui se le demandaient, le débat devenait de plus en plus confus, personne ne semblait plus d'accord

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avec personne, même pas sur les évidences. Dans tels moments un peu ridicules, certains n'arrivaient même plus à être d'accords avec eux-mêmes. Enrico Fenzi28 avait participé à la rédaction du «gros document » conçu au départ à l'Asinara ; parce qu'il avait été acquitté dans un procès, il venait de sortir de Palmi.À peine libéré, il s'était immédiatement rendu compte que ce qu'ils imaginaient en prison et la réalité étaient deux choses bien différentes. Sortis eux aussi de prison à ce moment-là et intégrés à la colonne romaine, Marina Petrella29 et Luigi Novelli 30 se sont également très vite aperçus que notre situation n'était pas au beau fixe. Tous ont changé d'avis en un clin d'oeil sur la facilité supposée à opérer un changement de cap. Toutefois, il ne suffisait pas non plus de reconnaître que nous étions coincés pour savoir dans quelle direction aller...

Ily a alors une brigade dont vous vous séparez : celle de Milan, la Walter Alasia... Oui. Il s'agissait plus précisément d'une partie très significative de la colonne de Milan. C'est une histoire exemplaire concernant le besoin d'agir et l'impossibilité de faire autre chose de ce que nous avions toujours fait sans se retrouver néanmoins face aux mêmes limites. Malgré toutes les tensions, nous étions restés unis - nous sommes ici à la mi-1980. Nous avions ralenti le rythme des actions : une action 28. Arrêté avec Mario Moretti à Milan le 4 avril 1981 près de la gare centrale. Vénitien, professeur à la faculté de Lettres de l'université de Ciênes, spécialiste de Dante, Enrico Fenzi avait été arrêté une première fois à la suite d'une dénonciation de l'ouvrier Francesco Berardi qui l'avait désigné comme celui qui lui remettait les tracts des BR pour les introduire dans l'usine. Il est acquitté par la cour de Gênes avec quatorze autres accusés le 2 juin 1980. Le général Dalla Chiesa a commenté cette décision par ces mots : « Ceci est l'injustice qui acquitte. » A peine libéré, Fenzi est entré dans la clandestinité. [NdT : E. Fenzi a raconté son expérience dans les Brigades rouges dans un livre de mémoires, récemment traduit : Armes et bagages. Journal des Brigades rouges, trad. G. Marino, Paris, Les Belles Lettres, 2008.] 29. Sœur de Stefano. [NdT : Autre membre important de la colonne romaine des BR, condamnée pour l'enlèvement d'Aldo Moro. Voir aussi l avant-propos du traducteur.] 30. A fait partie du dernier Exécutif, arrêté en 1984.

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ne sert à rien si on ne sait pas dire à qui elle s'adresse ou si elle ne sert qu'à dissimuler nos difficultés. Nous nous entendions bien avec Fenzi. Nous avons discuté du « gros document », en avons extrait les points d'analyse qui étaient les seuls utilisables et essayé de conduire la discussion vers une ligne politique qui ait un sens. La brigade Walter Alasia n'était pas d'accord, piaffait d'impatience, voulait agir tout de suite... peut-être pensait-elle avoir déjà trouvé les bonnes solutions.

Dans la mémoire d'autres brigadistes, la Walter Alasia a été une brigade à part - à la manière de ce qu'avait été Alasia lui-même: une figure de la seconde génération, jeune, moins liée à l'histoire ouvrière - que les Brigades rouges classiques n 'ontpas réussi à assimiler. Est-ce exact ? La Walter Alasia faisait partie de nous, elle était complètement intégrée à l'organisation, et c'est seulement après une campagne nationale sur les usines qui n'avait pas été satisfaisante qu'elle a décidé d'agir pour son propre compte. Il est vrai qu'elle était constituée de camarades arrivés sur le tard, parmi les derniers dans les Brigades rouges, comme De Maria, Betti et Alfieri. Chez eux, les difficultés rencontrées le plus fréquemment chez les B R ont trouvé à s'exprimer au maximum. En cette fin d'été, ils piaffaient, je le répète, pour intervenir, et ils n'avaient pas complètement tort : la situation chez Alfa Romeo était telle que nous ne pouvions pas rester là à regarder, nous étions inactifs depuis trop longtemps et nous risquions d'être absents du conflit comme nous l'avions été chez Fiat au moment le plus crucial. Nous nous sommes donc mis à préparer deux actions, après avoir repéré un dirigeant de chez Alfa Romeo, Manfredo Mazzanti", et un de chez Marelli, Renato Briano' 2 . Mais comment frapper, jusqu'où aller, que proposer et quel but atteindre, c'est-à-dire dans quelle direction, justement, opérer le changement de cap ? Nous étions en train d'y travailler quand le groupe milanais 31. 32.

28 novembre 1980. 12 novembre 1980.

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nous a pris de vitesse en réalisant lui-même les deux actions de façon autonome, il a frappé et... c'était incompréhensible pour quelqu'un comme moi. Il était peut-être important pour eux de démontrer leur indépendance. Mais indépendants de quoi ? Alors que nous étions en train de débattre sur la façon d'en sortir, voilà qu'ils replongeaient la tête la première dans une logique de propagande armée. Il était pourtant clair qu'on ne pouvait plus rien changer en suivant cette voie-là. Tuer un homme est une tragédie et toutes les raisons que l'on peut donner à un tel geste ne modifient en rien sa dimension terrible. Or cette fois-là, nous savions que la mort de ces deux dirigeants d'entreprise était inutile. Nous n'avons jamais plaisanté avec la mort, c'était une nécessité douloureuse de la guerre dont nous avions toujours assumé la responsabilité, chose que nous ne pouvions pas faire pour ces deux morts-là. La Walter Alasia a agi selon sa propre volonté et les B R ont rendu cela public en formulant un jugement très sévère.

C 'était une rupture totale ? J'ai toujours pensé que la Walter Alasia forçait le trait et qu'un jour ou l'autre, la réalité, davantage que les paroles, l'obligerait à en prendre conscience. C'est pour cette raison que j'ai fortement approuvé le fait que nous conservions des contacts avec eux, même si chacun suivait son propre chemin. Nous avions trop de choses en commun avec des camarades comme Nicola Giancola, un ouvrier de chez Philips que je connaissais depuis des années, pour ne pas penser que si nous trouvions le moyen de sortir de cette situation, nous nous serions retrouvés.

La colonne Walter Alasia avait-elle vraiment ses racines chez Alfa Romeo ? Elle avait hérité de cette origine car nous y étions présents depuis des années. Et elle a peut-être même consolidé cette présence.

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Mais si j'interrogeais les plus anciens camarades de chez Alfa Romeo à propos des plus jeunes, ils en savaient assez peu de chose, ils se connaissaient mais ne s'estimaient pas beaucoup. Les nouveaux étaient très jeunes et venaient souvent des luttes conduites dans les quartiers. C'étaient d'abord les ouvriers de l'assemblée autonome de l'usine qui avaient donné une forte identité aux luttes dans les quartiers - à Quarto Oggiaro, ce sont eux qui avaient organisé l'occupation des maisons, le Syndicat des locataires 3 3 -, désormais, c'était l'inverse qui se passait. Cette usine Alfa Romeo concentrait toute l'histoire des B R . C'était une entreprise à participation publique mais, dans ce cycle de l'histoire automobile italienne dominée par la Fiat, la composition sociale de la main-d'œuvre changeait souvent et donc les B R changeaient. Il y avait des camarades, comme Alfieri, qui dans l'usine avaient un prestige extraordinaire et dont toute l'organisation, à l'extérieur, tirait son propre prestige - nous aurions fait n'importe quoi pour cette usine, un ancien des B R aurait déchaîné la colère de Dieu pour elle, et je dis cela sans la moindre prétention. Il était devenu ouvrier sur le tard et s'était formé au sein de l'Autonomie. C'était donc un type de militant différent par ses idées, par son langage. La communication était difficile.

Ne jugez-vous pas un peu trop durement, en opérarste34, la seconde génération ? On dirait qu 'à partir de Morucci et par la suite, votre problème a

33. NdT : Bataille des locataires des quartiers (souvent ouvriers) contre la hausse des loyers, qui est notamment passée par la grève des versements des loyers aux propriétaires. 34. NdT : L'opéraïsme (operaio signifie « ouvrier » en italien) est une tendance du mouvement communiste italien, constituée essentiellement en marge du PCI même si certains de ses membres y ont parfois adhéré, qui remonte au début des années 1960 et placc « l'ouvrier-massc » (celui des grandes entreprises) au centre du mouvement de classe. Ce mouvement est né suite aux enquêtes qu'ont menées certains intellectuels auprès des ouvriers dans les années 1950 et i960. Toni Negri notamment en fut l'un des principaux théoriciens.

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résidé dans l'émergence, au sein des BR, de positions semblables à celles du mouvement de 1977, de !'ex-Potere operaio ou de Prima LineaK. C e n'est pas que leurs positions ont émergé dans les B R , c'est qu'avec eux, on a aussi hérité de leurs faiblesses. Nous avions été pendant dix ans l'organisation la plus forte, la seule qui avait une ligne politique claire et univoque, à tel point que ceux qui en soutenaient une différente, comme Prima Linea, nous avaient pris, non sans quelque complexe, pour modèle sur bien des choses. Quand, en 1980, après la promulgation des lois spéciales et le tournant intervenu chez Fiat, nous sommes nous aussi entrés en crise, les autres avaient depuis un bon moment cessé de briller de la lumière qui leur venait du mouvement de 1977. Il est vrai que certains camarades de la Walter Alasia étaient passés par Potere Operaio, d'autres par les groupes de l'Autonomie dans le Tessin. Mais ils n'apportaient plus line richesse, ils apportaient au sein des B R des questions venues de l'échec que chacun avait déjà connu dans son coin. Or l'organisation ne savait pas répondre à celles-ci.

C'est vous qui avez géré cette discussion ? J'ai géré toutes les discussions pendant des mois, des années, avec une attention à faire pâlir d'envie le démocrate le plus forcené, en convoquant la Direction stratégique chaque fois que quelqu'un en faisait la demande, en présentant ma démission chaque fois qu'elle était demandée. Mais je savais bien que les problèmes, quand ils 35- NdT : Avec Barbara Balzerani ou sa compagne Adriana Faranda, Valerio Morucci a été l'un des premiers militants des BR (colonne romaine) qui provenait du mouvement étudiant ou de la jeunesse précarisée des villes du centre ou du Sud du pays, et non des usines ou universités du Nord. Potere operaio, groupe d'extrême gauche autodissous en 1973 avant de converger dans l'Autonomie, bien que très opéraïste théoriquement, était surtout composé de militants d'origine étudiante qui ont commencé à militer en direction des usines autour de 1968. Quant à Prima Linea, né en 1976 et second groupe armé par son importance après les BR dont certains membres provenaient de Potere operaio, il soutenait des thèses proches de celles du mouvement de 1977.

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sont de l'importance de ceux que nous avions après Moro, ne se résolvent pas de cette façon. Pourtant, vous avez exclu la Walter Alasia. Je n'ai exclu personne. Pensez-vous que j'aurai exclu quelqu'un, alors que nous étions trois pelés et un tondu ? J'essayais au contraire désespérément de faire que tout le monde reste ensemble. Je savais qu'une division au sein des B R aurait signifié la fin, pas seulement parce que le mouvement communiste a toujours pensé comme cela, mais parce qu'il était évident que c'était uniquement en nous efforçant de rester ensemble que nous aurions peut-être trouvé une issue, aussi difficile fût-elle. Mais comment vous êtes-vous séparés, alors ? C e qui nous a séparés, c'est le fait que la Walter Alasia ait commencé à faire des actions pour son propre compte. Cela aurait pu être compréhensible si des gens avaient pensé que notre principale difficulté provenait d'une mauvaise direction - la mienne, d'ailleurs, et celle des camarades qui m'étaient les plus proches. Il aurait alors été naturel que quelqu'un finisse par dire: «Maintenant, nous allons vous faire voir de quoi nous sommes capables. » Admettons. Mais il aurait fallu alors qu'ils disent clairement qu'ils agissaient pour leur propre compte, car ce sont là de très grandes responsabilités. Nous étions les B R , pas un des nombreux autres groupes. Toutes les choses que nous faisions, y compris les conneries, nous les revendiquions. Pourvu que ce soient les nôtres. IIy avait donc une différence de point de vue avec la Walter Alasia, qui provenait de leur exaspération et de leur empressement, qui voulait dire : «Faisons quelque chose pour exister. » Or à vous, et aux camarades qui vous sont les plus proches, ce type de lutte armée sans une perspective claire vous paraissait, comment dire, « mouvementiste » et extrémiste.

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Mais pour d'autres, en particulier ceux qui étaient en prison, un doute profond sur les possibilités de la lutte armée n'a-t-ilpas

germé? Vous-

mêmes ne cessez d'évoquer ses limites, des limites intrinsèques. Est-ce que personne n 'a dit, en 19 80, « il faut arrêter » ? En 1980, personne ne m'a dit : « Il faut arrêter la lutte armée. » Et en prison, presque tous ont soutenu un groupe de lutte armée ou un autre jusqu'à après 1982, c'est-à-dire même après les B R et, selon moi, au-delà du bon sens. Vous aussi pensiez qu 'il était encore possible de rebondir ? A ce moment-là, oui. Pendant un temps, l'organisation a cru - a espéré - avoir trouvé la quadrature du cercle, avec la Direction stratégique de 1980 : une ligne politique qui maintenait clairement les objectifs à long terme, ceux qui avaient toujours été les nôtres et propres à la propagande armée, mais qui saurait aussi intervenir sur les besoins immédiats des gens. C'est pour cette raison qu'il fallait diversifier les lieux de nos interventions - les ouvriers du Nord, les chômeurs de Naples, les travailleurs hospitaliers de Rome - , et formuler des revendications ponctuelles dans lesquelles ceux-ci puissent se reconnaître et se sentir soutenus, sans devenir une sorte de syndicalisme armé et sans perdre de vue à chaque fois jusqu'où on pouvait arriver et à quel moment négocier. En somme, c'était une pratique de parti politique, le contraire de la guerre pour la guerre. Mais ce n'est certainement pas en pratiquant la lutte armée que nous avons découvert comment y parvenir. C'est comme conduire à toute allure avec un trente-trois tonnes sur un sentier sinueux et très étroit sans rayer la carrosserie d'aucun autre véhicule. De toute façon, c'était la seule et unique possibilité que nous avions. On a donc essayé. De quel côtéavez-vous

commencé?

Justement, par les prisons et les prolétaires emprisonnés.

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Pour récupérer les camarades incarcérés ? Parce qu'ils étaient en train de les massacrer. Parce que nous étions très forts à l'intérieur des prisons spéciales. Parce que s'y trouvaient et fonctionnaient des organisations unitaires: de minuscules groupes qui représentaient uniquement les prisons spéciales et non les maisons d'arrêt ou les centrales. Toutefois, on pouvait à bon droit les considérer comme des représentants « d e masse». Nous avons alors projeté une campagne que je considère comme le chef-d'œuvre politique des BR, l'opération D'Urso, grâce à laquelle nous allons faire fermer la prison de l'Asinara. Il y a tout dans cette action. Nous avons réussi à diviser la magistrature, qui ne voulait plus se sacrifier pour ce qu'elle considérait être les déficiences du système politique, et qui, tout en restant ferme sur les principes de la légalité, a tout fait pour parvenir à la libération de D'Urso. Et des fissures sont apparues dans le front de la fermeté, après que le P C I a été écarté de la majorité de gouvernement. Seule la pire frange de ce bloc réactionnaire restait sur ses positions : « Qu'ils meurent tous, l'Etat ne cédera pas ! » Nous avons demandé quelque chose de précis, d'une grande valeur du point de vue humain et symbolique, et que l'on pouvait obtenir tout de suite : la fermeture de l'Asinara, qui était un lagerj6, véritable cauchemar des détenus. Et nous l'avons l'obtenue; personne, et encore moins la gauche, n'a osé défendre son existence. L'environnement politique s'est divisé, la question a émergé et la polémique a enflé dans la presse, Panella37 est intervenu. Une révolte a éclaté à la prison de Trani : les détenus l'ont occupée et ils ont posé des revendications. Rien d'extraordinaire : avoir simplement un peu plus d'espace à l'intérieur, plus de parloirs, de colis... Mais le gouvernement a répondu en envoyant les sections spéciales de l'armée - c'est là le style de nos commandos - qui ont 36. NdT : Terme allemand désignant un camp de concentration. 37. NdT: Fondateur et dirigeant du l'arti radical italien qui, dans les années 1970, aété à la pointe de nombreux combats sociétaux, tels que le divorce, l'avortement, la légalisation des drogues douces, etc.

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donné l'assaut à la prison en lançant des grenades et en tirant à hauteur d'homme. Par miracle, il n'y a eu aucun mort, mais quand les carabiniers ont repris la prison, ils ont sauvagement passé à tabac les détenus. Vingt heures plus tard, les B R tuaient à Rome le général des carabiniers, responsable du contrôle militaire des prisons, Enrico Galvaligi3*. Tout semblait alors devoir se bloquer sur une exaspération réciproque. Mais au contraire, cette fois, la brèche est restée ouverte et D'Urso a été libéré quelques heures après la lecture d'un communiqué des détenus de deux prisons spéciales, celle de Trani et celle de Palmi. Ils ont déclaré - et notamment ceux de Trani, amassés et totalement nus, passant la nuit sur les coursives découvertes de la prison, souffrant des fractures et des blessures subies après la révolte : « Oui, libérez-le, nous avons gagné ! »

L'enlèvement de D'Urso est un exemple de ta ligne politique que vous préconisiez? Comment expliquez-vous ce succès? Par votre capacité, disiez-vous, à définir un objectif concret, partagé par tous et que l'on puisse obtenir tout de suit ? C'est là-dessus que nous avons insisté. C e sont les dix dernières lignes du communiqué qui comptaient. D'Urso lui-même nous a suggéré de le faire récupérer par une personne du ministère de la Justice et des Grâces en laquelle il avait toute confiance : le docteur Zara Buda, je crois qu'il s'appelait comme cela. Nous lui avons fait arriver ce message.

Mais du côté de l'Etat F Le parquet de Rome se démenait. Les procureurs de Rome, Gallucci et Sica sont allés chez l'avocat Di Giovanni et l'ont prié d'apporter le communiqué aux détenus et d'insister pour qu'ils le 38. L'action s'est déroulée le soir du 3r décembre 1980, à Rome, dans l'entrée de l'immeuble où il habitait.

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lisent. Di Giovanni, qui ne l'avait pas, l'a reçu de Gallucci lui-même. La détermination du Parquet de Rome était extrêmement ferme. Peut-être Sica était-il, lui, un peu plus hésitant. Je l'ai rencontré quelques années plus tard et nous en avons parlé ensemble.

Avez-vous tiré le bilan de cet enlèvement ? Absolument. Habileté, patience, nerfs solides, gestion de notre image publique... Finalement une action armée, mais qui avait beaucoup de dimensions politiques, avait fini par payer. Cela n'avait pas été qu'un affrontement ou un acte de guerre. Les camarades étaient d'accord, le sentiment, c'était que nous étions en train de relever la tête, c'était un sentiment partagé. On a discuté des techniques de combat : dès que c'était possible, il fallait ne tuer personne, parce que lorsqu'il y avait des morts, il devenait très difficile de discuter de quoi que ce soit et de trouver la voie d'une négociation. Avec Galvaligi, on avait été entraînés dans l'action, mais nous avions libéré D'Urso. Notre force devait être d'imposer une solution qui ne soit pas sanglante.

Mais pourquoi n 'avez- vous pas suivi cette voie par la suite ? L'opération D'Urso avait été, je l'ai dit, un chef-d'œuvre de guérilla, mais elle s'est aussi révélée trompeuse comme aucune autre auparavant. Elle aurait dû être une sorte de paradigme, mais elle a fini par apparaître au contraire comme une œuvre tout à fait artisanale, si particulière qu'elle est restée unique en son genre : jamais ne se sont représentées les conditions politiques qui, expérimentées avec succès lors de l'enlèvement de D'Urso, nous avaient semblé pouvoir mener à des solutions. Si j'étais présomptueux comme certains d'entre nous, un peu à la ramasse - , je dirais que ce qui s'est passé par la suite est advenu parce que j'ai été arrêté quelques mois plus tard et que d'autres ont pris la direction de l'organisation. Mais ce serait un mensonge. C e succès n'indiquait aucunement une voie possible

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d'évolution de la guérilla, et parvenir à traduire ce qui était en train de se produire, c'est-à-dire les mutations auxquelles la société était soumise, restait totalement au-dessus de ses capacités.

C 'est unjugement que vous avez mûriplus tard ? C'est un jugement qui dit les choses. Nous sommes arrivés à la rupture au moment où nous étions au maximum de notre capacité opératoire, comme jamais auparavant, avec trois enlèvements réalisés simultanément: Sandrucci à Milan pour Alfa Romeo, Giuseppe Taliercio à Marghera pour Petrolchimico 39 , et Ciro Cirillo à Naples pour les chômeurs. C'était le chant du cygne des BR. En n'étant déjà plus unies, elles allaient hâter leur propre mort, mais elles voulaient auparavant éprouver jusqu'au bout les différentes lignes politiques. Avec la séquestration de Sandrucci, la Walter Alasia, totalement libre de toute obligation supposée, se situait entièrement au cœur des problèmes spécifiques de l'usine Alfa Romeo, la question posée étant les salaires et la pollution dans les ateliers. Ils frôlaient alors le syndicalisme armé. Mais comment justifier les coûts, politiques et humains, de la lutte armée, sur les revendications d'une machine à aspirer plus efficace ou de quelques chômeurs en moins? Ou bien vous prenez les armes, brisez les règles de vie en commun au nom d'un objectif de grande envergure, faites bouger les lignes et pesez sur le cours des choses, ou bien vous ne faites rien. Sinon, plus personne ne vous comprend plus. Et c'est ainsi que s'est achevée l'existence de la Walter Alasia. Avec l'enlèvement de Taliercio, on ne dépassait pas la dénonciation des plans de restructuration, avec leurs conséquences en termes de licenciements et d'allocations chômage, on ne pouvait pas peser davantage dans une usine, nous l'avions compris dès 1976. L'enlèvement s'est 39. Il fut enlevé le 20 mai 1981 à son domicile parcinq Hommes qui ligotèrent sa femme et ses fils. Son corps fut retrouvé dans le coffre d'une voiture abandonnée près d'un hangar de la Montedison. NdT : Giuseppe Taliercio était le directeur du Petrolchimico, immense raffinerie d'hydeocarbures, à Mestre, en face de Venise.

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conclu de manière sanglante et a fait apparaître la même impuissance que celui de Sandrucci qui, au contraire, a été libéré 4 ". J'étais en prison depuis déjà quelques mois et tous ceux qui, comme moi, essayaient de réfléchir, ont dû arriver à une terrible conclusion : nous influions désormais si peu sur le cours des choses que même la conclusion d'une action, qu'elle consiste en une libération ou une exécution, ne changeait plus rien quant au résultat politique. Et toutes nos interrogations - jusqu'où pouvons-nous arriver avec la lutte armée ? - avaient désormais leurs réponses...

Il y aura ensuite l'enlèvement Cirillo4\ Vous aviez déjà été arrêté à ce moment-là ? Oui, j'ai été arrêté quelques mois plus tôt, avant que soient réalisées les opérations Sandrucci, Taliercio et Cirillo. Je ne connaissais des deux dernières que le débat interne qui les avait précédées. Quant au déroulement des faits, je n'en sais pas plus que quelqu'un qui a lu les journaux. Dans le cas de Cirillo, l'opération avait été projetée lorsque j'étais encore en liberté, mais elle a été réalisée en en modifiant l'objectif initialement prévu, c'est-à-dire la mise sur pied d'une autre organisation, le Parti guérilla. Nous l'avions pensée d'une manière différente. Naples était un terrain politico-social tout à fait inhabituel pour nous ; même Rome, avec ses quartiers et faubourgs d'employés de bureau, n'était pas aussi différente de nos pôles traditionnels d'intervention. Si bien que la première fois que je suis allé à Naples, c'était en 1979, pour rencontrer certains ouvriers de Italsider, dont Vittorio Bolognesi, et créer la première brigade dans cette usine. Mais quand, en 1980, nous avons voulu intervenir 40. I .'ingénieur Sandrucci fut relâché à Milan devant le portail de l'usine Alfa Romeo, à bord d'une voiture sur laquelle avait été installé un haut-parleur qui diffusait des chansons ouvrières. 41. L'enlèvement eut lieu à Torre dei Greco dans la soirée du 27 avril 1981, durant lequel le chauffeur Mario Cancello et le brigadier Luigi Carbone furent tués. Cirillo fut libéré le 25 juillet. [NdT : Ciro Cirillo était le conseiller régional démocrate-chrétien de Campanie, la région de Naples. |

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à Naples, nous avons cherché à le faire en direction des chômeurs : c'était eux l'évidence, l'urgence. Nous devions ainsi établir une position de force en enlevant une personnalité-clé du parti démocrate-chrétien local, et négocier sur un objectif que le prolétariat napolitain pouvait considérer comme le sien. Mais finalement, cela ne s'est passé ainsi, le Parti guérilla a demandé une rançon et la D C , qui n'avait pas négocié pour Moro, l'a fait pour Cirillo... Pour ce que vous en savez, est-ce qu'il y a eu de quelque manière que ce soit des contacts entre vos camarades h Naples et la Camorra42 à ce moment-la ? Je vous répète que je n'ai pas connu directement cette histoire. Mais durant tout notre parcours, nous avons toujours évité d'avoir le moindre rapport avec les organisations criminelles, même si nous avons toujours su que, si nous voulions agir dans le Sud, nous allions devoir compter avec elles, en plus de l'Etat, c'est-à-dire jouer une partie à trois. Mais nous n'avons pas vraiment eu à faire l'expérience de ce qui se serait produit si nous avions eu la capacité de nous implanter solidement à Naples. Il fallait avoir les idées claires sur la nature des forces en présence et, à ce moment-là, le Parti guérilla ne les avait pas. Il est ressorti du procès que c 'est la DC qui a demandé l'intervention de la Camorra. Il ressort aussi que j'ai été condamné pour «massacre», même si j'étais déjà incarcéré depuis trois mois à la prison spéciale de Cuneo, à l'isolement total. Mais passons. Dans le cas de Cirillo, on voit bien que la D C aurait utilisé n'importe qui pour se maintenir en place. En somme, te cas D'Urso demeure unique en son genre ? L'organisation n 'ajamais réussi a le réitérer d'aucune façon ? 42.

NdT : Mafia napolitaine.

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Non. J'ai fini par me convaincre qu'une ligne politique sur le fil du rasoir, que personne ne semble capable de mettre en œuvre, n'est pas une ligne politique. Si elle fonctionne uniquement dans votre tête, cela veut dire qu'elle ne s'inscrit pas dans ce qu'il est possible de faire dans la réalité. Cela me plairait beaucoup de vous répondre que si je n'avais pas été arrêté... la vanité me suggérerait cette gratification et je m'épargnerais l'effort de chercher plus loin les raisons de la défaite. Mais malheureusement, ce n'est pas vrai. Je ne dis pas : « Si j'avais été là, les choses se seraient passées autrement. » Bien sûr, tout le monde a son importance et, moi aussi, j'ai quand même bien dû compter pour quelque chose. Mais pas plus que cela.

Vous êtes arrêté à Milan le 4 avril 1981'. Avez-vous poussé un soupir de soulagement? J'ai certainement pensé: « J e vais maintenant me reposer pendant longtemps. » C'est ce qui s'est produit, peut-être même trop. Mais non, je n'ai pas eu de soupir de soulagement. C'était ma vie. Aussi dure qu'elle ait été, ce n'était pas celle d'un pauvre hère désespéré. Elle a même été riche. Mais en ce mois d'avril 1981, vous n 'aviez désormais plus aucune issue. Nous pensions en avoir trouvé une justement à ce moment-là. Nous avions mené à terme, avec succès, l'enlèvement de D'Urso ; il nous semblait donc possible de combiner la force dans une opération et l'intelligence dans une négociation. Aujourd'hui, je sais que c'était en réalité quasi impossible. Mais durant ces mois-là, je pensais qu'on pouvait y arriver. Beaucoup de camarades intelligents, de ceux qui 1. L'arrestation intervient grâce aux informations données par Renato Longo, petit voyou et dealer, infiltré dans les BR par le chef de la Digos de Pavie, Cera, et celui de la Brigade mobile, Filippi.

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comptaient vraiment, étaient convaincus qu'on pouvait repartir, sans se voiler la face. C'était un défi à relever plus important que celui de 1972.

La première fois que vous avez évoqué votre arrestation, vous avez dit : «J'ai été arrêté au moment où je tentais de remettre sur pied le peu qu'il restait des BR. » J'essayais de retisser des liens à Milan. Nous n'avions pas résolu un seul des problèmes de fond auxquels nous étions confrontés, tout devait se jouer en lançant et en gérant efficacement les campagnes que nous étions en train de préparer. Mais à Milan, les camarades de la Walter Alasia s'en étaient allés pour leur propre compte, nous faisant perdre l'un de nos points forts ils étaient une véritable présence à l'intérieur des usines, assez bien intégrée du point de vue organisationnel, mais extrêmement peu perspicace sur la situation politique alors : ils n'avaient rien réélaboré, ils se répétaient et étaient échoués là où nous l'étions depuis un bon moment déjà. Ils n'avaient pas conscience des véritables raisons de la crise que nous traversions. Or, les Brigades rouges ne pouvaient pas renoncer à Milan, non pas pour des questions de pouvoir ou de concurrence entre groupes, mais parce que nous avions toujours su que si, pour une raison ou une autre, nous quittions Milan et ses usines, nous cesserions d'exister, quelle que soit notre force ailleurs. Durant l'hiver 1981, il ne nous restait donc plus qu'à renouer les anciens contacts en ville avec les camarades et tenter à nouveau de resserrer les liens.

Quand vous dites « nous », de quiparlez-vous ? Je parle des Brigades rouges, qui étaient encore une organisation. Parmi les clandestins qui sont allés à Milan, il y avait Enrico Fenzi, Barbara Balzerani, moi et c'est tout. Il n'était pas nécessaire d'être plus nombreux car ce n'était pas le nombre qui comptait

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mais plutôt la connaissance de la ville, de ses structures, des gens. Je suis né politiquement à Milan, c'est une ville que je connais par cœur. Mais que ce soit moi, ultra-recherché, qui prenne les premiers contacts, c'était une imprudence impardonnable. C'était typiquement le travail des non-clandestins, de ceux qui vivaient légalement au sein du mouvement, qui devaient examiner les disponibilités, faire les premières vérifications. Et s'ils découvraient que quelqu'un qui se disait communiste ne l'était pas - il n'en fallait pas beaucoup - , ils n'allaient pas plus loin avec lui. Ainsi, on ne risquait rien si le premier contact avait été pris par un camarade légal : il servait de filtre à l'organisation clandestine. C'est ce réseau strict et diversifié qui nous avait permis d'éviter les infiltrés ; personne, à ma connaissance, n'y était arrivé après Girotto, absolument personne n'avait approché l'une de nos structures de direction, même périphérique. C'est même quasiment un record mondial. Mais à ce moment-là, à Milan, ce réseau s'était tari, nous étions très faibles, et bien que ce soit une folie, c'est moi qui ai recherché les premiers contacts. Au moindre accroc, une catastrophe pouvait se produire, mais comment faire autrement? Combien de fois fait-on une connerie tout en sachant bien que c'est une connerie ? Ainsi, à cause d'un contact que nous avions écarté après la première rencontre, nous sommes tombés, Fenzi et moi, dans un piège tendu par la police et avons été arrêtés.

Peut-être cette erreur révèle-t-elle, pour quelqu 'un comme vous qui aviez toujours échappé a ce genre de piège, une certaine lassitude : vous avez baissé la garde parce que vous n'en pouviez plus. Mais passons sur l'inconscient, que vous ne fréquentez pas volontiers. Après votre arrestation, qui restait-il ? Il restait la colonne romaine, intacte. Avec des camarades comme Luigi Novelli, Remo Pancelli, Marina Petrella et Piero Vanzi. C'était probablement la colonne la plus compacte, et durant la crise politique des mois suivants, c'est elle qui a conduit le

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passage des Brigades rouges au Parti communiste combattant. Et puis il y avait Barbara Balzerani, Antonio Savasta et Francesco L o Bianco qui, entre la colonne de Vénétie et ce qui restait à Milan, faisaient partie de la même tendance. Mais au moment où j'ai été arrêté, même la colonne de Naples, qui était dirigée par Giovanni Senzani 2 et Vittorio Bolognesi, était d'accord avec la ligne de l'organisation expérimentée avec D'Urso. « Bon, nous disions-nous avec Fenzi en nous parlant à travers les grilles des cellules d'isolement, il y a peut-être encore un espoir qu'ils aillent de l'avant, il reste Barbara, il reste Lo Bianco, il reste Savasta, qui compte parmi les plus convaincus, un de ceux qui a beaucoup ressassé notre histoire. » Que pouvais-je faire d'autre qu'espérer ? Désormais, j'étais en prison et je n'avais plus le choix. J e devais me contenter de tenir bon.

En prison, vous étiez un peu seul ? Plus que seul : entre le commissariat de police à Milan et les cellules d'isolement de Cuneo, j'ai passé trois mois sans voir personne d'autre que les gardiens. Mais c'était seulement le début et après dix ans de clandestinité, je pouvais à la rigueur prendre cela comme une trêve ; je me suis lu deux fois de suite Guerre et paix ! Mille sept cents pages de Tolstoï peuplent une cellule à l'isolement pour bien plus que trois mois !

2. Originaire d'Emilie, beau-frère d'Enrico Fenzi, diplômé en sociologie. Il avait publié en 1969 II Serraglio distato \Le Sérail d'Etat], un essai sur les prisons pour mineurs dont il dira plus tard : « Considérant les maigres résultats obtenus, c'està-dire la mutation de quelques directeurs d'établissement ou la condamnation de quelques gardiens pour abus de méthodes punitives, le livre n'a finalement servi qu'aux réformistes besogneux du ministère de la Justice. » Grâce à son travail de criminologue, il avait la possibilité de consulter les documents internes du ministère de la Justice et des Grâces. Il a été arrêté pour la première fois sur mandat du substitut du procureur de Florence, Vigna, en mars 1979, pour avoir hébergé Salvatore Bombaci, BR du comité toscan. Rapidement libéré, il a ensuite été capturé à Rome le 4 janvier 1982.

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Guerre et paix. Lequel serait « votre» personnage? Vous vous trouviez désormais dans la position de Pierre Bézoukhov, qui observait comment se déroulait la guerre... mais vous y étiezforcé. Non, pas Pierre Bézoukhov. Ni même aucun autre personnage masculin. Ce sont les femmes qui m'ont vraiment enchanté, la façon dont elles évoluent sur fond de guerre. Natacha Rostova est fascinante. Pour ce qui est d'observer à distance, il n'y a pas besoin d'y être contraint depuis une prison. Pendant la clandestinité, mes pensées devaient filer plus vite que les événements, mais il y avait toujours un moment où je parvenais à me regarder moi-même, à voir ce qui se passait.

Et quand Us vous ont fait sortir de l'isolement? Pour commencer, vous vous prenez un coup de couteau ? Ah, oui... Cela reste inexplicable. On peut faire des suppositions, mais je n'aime pas faire des suppositions, j'en ai trop entendu sur mon compte. J'ai déjà raconté comment cela s'est passé. Nous étions à la promenade, je n'étais pas seul, un membre de la Camorra venait en sens inverse, un certain Figueras qui, arrivé à ma hauteur, m'a planté à l'improviste un couteau - une lame travaillée pour faire un couteau - dans l'abdomen, de bas en haut, comme on le voit dans les films, un coup pour tuer. Je ne sais pas comment je l'ai évité, il m'a seulement blessé superficiellement et la lame a fini sa route sur la grille qui était derrière moi et s'est tordue. C'est seulement pour cela que je suis encore en vie. Il a continué à me frapper à l'aveugle comme un fou, je suis tombé en cherchant à me protéger et il m'a tailladé les mains et un bras. Ensuite, sans doute persuadé qu'il en avait fini avec moi, il a cherché à frapper Fenzi qui se trouvait de l'autre côté de la cour. Il a seulement réussi à l'atteindre au flanc avant qu'un camarade, Agrippino Costa, réagisse et tente de l'immobiliser. Mais à ce moment-là, les gardiens ont ouvert le portail et il a disparu avec eux, sans chercher à jeter son couteau. Il

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le leur a donné. J e n'ai jamais compris qui voulait me tuer, ni pourquoi, ni qui lui en avait donné l'ordre. En tout cas, pas la Camorra, car nous n'avions jamais eu aucun contact ni conflit avec elle - cela avait toujours été la règle. La chose nous a pris par surprise parce qu'elle n'avait pas été conçue depuis l'intérieur de la prison. Je crois que même du côté de l'Etat, tout n'était pas clair dans cette affaire. Même à la Digos, à un certain moment, ils ont perdu la tête, ils m'ont jeté dans une camionnette et l'un d'entre eux, pendant qu'on fonçait à l'hôpital, m'a tenu un pistolet sur la tempe pendant tout le temps du trajet en ne cessant de hurler : « S'il arrive quelque chose, c'est toi qui vas mourir le premier. » Mais moins d'une demi-heure plus tard, ils ont changé d'avis et m'ont ramené à la prison à toute vitesse. Et de là, ils m'ont expédié à Pise pour l'opération chirurgicale. Et ils ont tout étouffé ensuite.

Quelle a été votre interprétation de tout cela ? Justement, je n'arrive pas à en donner une qui soit certaine. Il est clair que l'ordre était venu de l'extérieur. L'enlèvement de Cirillo était en cours au même moment, et à Naples, les intérêts des divers pouvoirs, légaux et illégaux, s'entremêlaient et se soutenaient mutuellement, se confondaient souvent aussi. Cette tentative de nous étriper pouvait être quelque chose de plus qu'un avertissement : vous avez Cirillo, nous descendons Moretti et, pour faire bonne mesure, Fenzi aussi. Mais c'est une hypothèse qui ne s'appuie sur rien. « Nous », c'était qui ? En tout cas, ils ont essayé, et sérieusement. Dans le tract qui dénonçait les faits, nous avons dit que c'étaient les carabiniers, ce qui ne coûtait rien.

Vous avez cru mourir cettefois-là ? Non. Après l'échec de cette manœuvre, ils se sont inquiétés des coups qu'ils nous avaient plantés. Et ils m'ont très bien soigné à Pise.

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Qu est-ce qu 'a été la prison pour vous ? Nous ne sommes pas en train de rassembler mes souvenirs de prison. Ni mes expériences existentielles. C e que j'ai vécu est en moi. Tout comme les camarades que j'ai perdus sont en moi. C'est vrai que vous n'avez pas la tête en prison, vous êtes un homme en cage mais avec l'esprit dehors. Mais est-ce que vous voulez dire par là que vous n'avez jamais considéré l'univers carcéral comme un terrain de lutte? Durant les années 1970, cela l'avait été pour beaucoup. Je suis arrivé là en 1981, le circuit des prisons spéciales était désormais complètement isolé du reste. Les « spéciales », qui sont une invention de cette époque - l'œuvre de Dalla Chiesa chez nous - , ce n'était plus la prison du début des années 1970. Quand les politiques y sont arrivés, ils se sont immiscés dans une situation de rébellion diffuse, ont formé politiquement les détenus de droit commun et ont initié un cycle de lutte qui a profondément transformé les prisons. C'est de cette révolte que sont nés les N A P , qui se sont aussi développés à l'extérieur. Nous avons fait une action ensemble en 1976, B R et NAP, une intrusion dans l'Inspection des prisons du district de Milan. Cela a été un moment d'unité, mais sans suites : jamais nous n'avons réussi à réunir des expériences différentes, même quandelles n'étaient pas si éloignées les unes des autres. Il ne nous est resté finalement en commun que le grand rêve de l'évasion. Mais avec les prisons spéciales, la situation a changé radicalement, ils ont pris les détenus politiques et les détenus de droit commun les plus rebelles, les ont séparés des autres et les ont mis dans des prisons extrêmement dures et inaccessibles. Et c'était encore mieux si elles étaient entourées par la mer, comme à l'époque de Monte-Cristo. Même si le mythe de l'évasion a toujours eu la vie dure, personne ne s'est jamais évadé à cette époque d'une prison spéciale. Les N A P , qui ont été une expérience authentique et qui

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provenaient justement de l'univers des détenus, sont morts par asphyxie dans les prisons spéciales. Vous n 'avezjamais tenté de vous évader ? Non. À l'époque où l'on pensait encore à ce genre de choses, j'étais déjà de l'avis qu'il ne fallait pas se lancer dans des tentatives qui étaient plus fantaisistes que réalistes. La prison spéciale, je l'avais vue de l'extérieur, je savais ce qui était possible pour les B R et ce qui ne l'était pas, il ne m'était en aucun cas permis de me faire des illusions. Mais il y avait toujours quelqu'un qui avait un plan génial pour s'échapper et qui, généreusement, m'en faisait part. Une fois à Cuneo, Ognibene et Franceschini, très enthousiastes, m'en ont exposé un. Très beau : nous nous serions envolés avec un hélicoptère après avoir scié un nombre incroyable de barreaux, perforé pas mal de blindages et escaladé de nombreux murs. Evidemment, nous n'avons même pas réussi à initier la chose. Franchement, en dehors de la solidarité entre camarades détenus, la prison ne vous intéresse pas. Une fois incarcéré, c'est vous qui auriez pu réclamer cette solidarité. Mais vous ne l'avez pasfait. Nous nous connaissons depuis des années maintenant, vous vous portez toujours très bien et vous n 'avezjamais besoin de rien. La prison, c'est la prison. Vous êtes coupés du monde. Mais le monde, lui, continue de tourner, même sans vous. Si vous avez la modestie d'accepter ce sentiment atroce pour l'amour-propre, vous apprenez à vous en défendre efficacement. Vous devez seulement tenir bon et essayer de raisonner. Que s'est-ilpassé après votre opération chirurgicale a Pise ? J'ai demandé à retourner à Cuneo. Quand j'ai été à nouveau sur pied, après l'infirmerie et l'isolement, j'ai retrouvé quelques camarades,

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mais ils n'étaient pas nombreux à penser comme moi. Les carabiniers savaient aussi qu'il y avait une certaine tension entre nous : ils ont soigneusement choisi les uns et les autres, de-ci de-là, et nous ont mélangés dans la même prison pour voir si nous allions nous déchirer. C'était tellement clair et odieux que, pour ne pas leur donner ce plaisir, Franceschini et moi avons décidé de partager la même cellule, même si, comme vous le savez, cela faisait un bon moment que nous ne voyions plus les choses de la même façon. Beaucoup ont alors pu entendre ce que j'avais à dire. Et pour la première fois depuis des années, ils ont entendu quelqu'un leur dire : « Mais arrêtez de dire des conneries, de vous raconter que les B R sont en train de gagner la partie et de tout renverser. Nous sommes dans une crise terrible, comme tout ce qui reste du mouvement. » Ils ont écouté. Et même les rancoeurs sur l'évasion manquée de l'Asinara, sur les actions que nous aurions pu faire et que nous n'avions pas faites, les polémiques, ont disparu sans trop de difficultés. Nous nous sommes compris. Mais tout ceci était secondaire par rapport aux nouvelles qui nous arrivaient de l'extérieur: des nouvelles de ruptures, de divisions, d'exaspérations mutuelles. Ils nous ont fait passer le message qu'une scission organisationnelle avait eu lieu entre deux blocs qui m'ont surpris par leur composition respective. Cela démontrait en tout cas que le projet que nous pensions avoir élaboré avec la Direction stratégique de 1980 n'avait pas suffi à maintenir l'unité des BR. Mais ce n'était pas depuis la prison qu'on pouvait améliorer beaucoup de choses. Les discours n'ont jamais suffi.

Vous avez rencontré Curcio a ce moment-là ? Non, Curcio, je ne l'ai rencontré que bien plus tard, en 1986, lors du procès « Moro ter », et nous nous sommes expliqués. Nous n'avons jamais été d'accord sur tout avec Renato, mais nous nous sommes toujours compris, je vous l'ai dit. J'aurais aimé revoir tout de suite les camarades. Quand j'ai été arrêté, le procès des premières

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actions des B R pour lesquelles j'étais inculpé était en cours à Milan, et j'ai demandé à y aller. Ils étaient normalement obligés de m'y envoyer. Mais pour ne pas le faire, ils ont empêché régulièrement ma présence à l'audience. A ce moment-là, nous aurions peut-être pu renouer des liens, ouvrir une discussion et prendre de cours le mouvement de la dissociation. C'est une réflexion que je fais maintenant, mais on ne fait pas grand-chose avec des « si ».

Etiez-vous informé de tout ce qui se passait dehors ? Oui, bien qu'avec un peu de retard. À ce moment-là, les BR étaient en train de réaliser les trois opérations qui, au lieu de marquer un progrès vers l'unité, ont en fait sanctionné leur division en trois groupes. Après Taliercio, Cirillo et Sandrucci, les jeux étaient faits. Peu importe à cause de qui ; cela n'a été la faute de personne. Mais, au point où nous en étions, il aurait fallu avoir le courage de dire : « Nous sommes toujours là, nous sommes encore capables d'agir, mais arrêtons tout et réfléchissons. » C'était ce qu'il fallait faire. Je l'ai dit à très peu de camarades, naturellement, parce qu'alors les repentis étaient chaque jour plus nombreux et que la marmite de la dissociation était en train de bouillir, même si personne ne l'appelait encore ainsi. Un discours de ce type aurait pu être interprété à l'envers. On ne pouvait le tenir qu'avec des camarades très expérimentés, avec qui la confiance était grande et réciproque.

Avec qui en avez-vous vraiment parlé sérieusement ? Avec Fenzi, dans la prison de Cuneo. Lui comprenait, il connaissait la situation, nous parlions de la même chose. Mais il était déjà sur une autre longueur d'onde, dans des difficultés personnelles. C'était sa deuxième arrestation. La première fois, on tient bon, mais à la deuxième, c'est beaucoup plus dur. Et en plus, la seconde fois, on se fait beaucoup moins d'illusions. Je crois que cela a représenté pour lui, certes une déroute politique, mais également un effondrement

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personnel - ce fut le cas pour beaucoup. Il lui a fallu du temps. Il m'a fait part de ses difficultés au procès de Milan, et m'a dit qu'il comptait se défendre. Je l'ai alors mis en garde : « Tu sais bien qu'ils n'ont jamais laissé personne se défendre proprement, ils n'acceptent que la délation, tu n'en es pas encore là mais tu t'en approches, tu ne pourras pas y échapper. » Il m'a répondu : « Tu es sans doute plus lucide que moi en ce moment, mais je ne me sens pas de m'interdire cette possibilité. » Chacun fait ses choix et, généralement, seulement ceux qu'il a la possibilité de faire. Pour ma part, j'en ai fait un autre, je ne me suis pas défendu, c'était la ligne des BR. Nous nous sommes parlé franchement, mais nos points de vue étaient très différents. Pourtant, nous sommes restés dans la même cellule. Je n'ai jamais été un extrémiste borné. Aujourd'hui, je n'ai pas de difficultés à être avec qui que ce soit.

Il semble qu'aujourd'hui vous compreniez tout le monde. Mais quand vous avez proposé de tout arrêter et de réfléchir, quentendiez-vous par là? J'entendais qu'il nous fallait vraiment tout repenser. Mais s'il suffisait de les comprendre, les choses... Nous en étions arrivés à un point où il s'agissait de trouver la solution à une sorte de rébus : au bout de dix ans, la lutte armée ne menait plus nulle part, elle s'était épuisée de la même manière que l'ensemble des luttes initiées au début des années i960. Mais il n'était vraiment pas simple d'y mettre fin.

Pourquoi la guérilla est-elle une voie sans retour ? Parce que nous étions même passé par la tête Trouver une réponse était beaucoup moins d'autre.

des communistes, et jamais il ne nous est de nous résigner et de devenir autre chose. comme par exemple continuer sans armes facile pour nous que pour n'importe qui

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Votre proposition a-t-elle été entendue F Non, elle n'a eu aucune suite. Une opération politique de ce genre, c'est-à-dire faire le point et en tirer les conséquences, ne pouvait être menée que par les camarades qui n'étaient pas en prison, ils étaient déterminants dans l'affaire. Mais, à l'extérieur, ils demandaient uniquement aux prisonniers de prendre position sur les polémiques sur lesquelles ils se divisaient. La seule chose que j'ai faite, moi, a été de dire : « Je ne prends pas position, camarades, vous êtes en train de vous tromper, on ne résout rien par la division. » Je n'ai pris parti pour aucun camp. On nous demandait continuellement de choisir un camp ou un autre, dans les prisons et dehors, une scission après l'autre. Vous savez comment cela se passe quand quelque chose ne fonctionne plus ? Ceux qui ont vécu l'expérience d'un parti politique - non, le P C I ne s'est jamais divisé-, mais ceux qui ont connu les mouvements, les organisations, les groupes, savent bien que, quand ce qui les unit politiquement disparaît, les divisions se multiplient dans tous les sens. Tous contre tous, on coupe les cheveux en quatre, on fait une montagne d'une virgule, et le moindre mot prend une importance démesurée. Tout cela ne mène à rien. Donc je n'ai choisi aucun camp. Cela en a déçu certains, comme Barbara par exemple.

Pourquoi Barbara Balzerani ? Parce qu'il s'agissait des camarades qui avaient été les plus proches au cours des dernières batailles. Il est probable que même à ce moment-là, nous n'étions pas aussi éloignés que cela les uns des autres, mais ils ne se focalisaient que sur les polémiques internes et ne se préoccupaient que de rester fidèles aux principes des vieilles B R . Ils ne parvenaient pas à tirer la seule conclusion qui s'imposait, étant donné la situation : notre lutte armée ne pouvait plus jouer aucun rôle. Je les comprenais, je savais très bien qu'il était plus facile de s'engager sur cette voie impraticable que de trouver la manière de

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l'abandonner, même lorsqu'il était évident qu'elle ne mènerait plus nulle part. Tant de facteurs entrent en compte : il faut pouvoir le faire sans pour autant renoncer à son identité, sans que cela signifie l'abandon des prisonniers à leur sort, il faut aussi qu'une autre forme d'opposition puisse être pratiquée, et il faut qu'une force politique extérieure retire à la branche militaire sa mission pour parvenir à une solution... il faut, en somme, l'impossible! Je sais le drame d'une impuissance aussi grande, qui ne laisse même pas la possibilité de tout arrêter. Pour ma part, j'avais assumé toutes les responsabilités jusqu'à présent, mais il n'était plus question désormais de prendre celle d'envoyer quelqu'un au casse-pipe. J'allais me battre comme je pouvais, dire ce que je pensais, ne lâcher personne, mais je n'allais plus soutenir une pratique qui était maintenant inutile. Et erronée. Pendant le feuilleton qu'a été le procès Moro, la symbolique des cages me semblait n'avoir aucun sens : tous séparés les uns des autres, sans se regarder, en haïssant son voisin des camarades qui avaient tout partagé ! Mais personne ne parvenait à échapper à cela. C e s camarades de Rome veulent que je sois dans leur cage ? Nous en sommes donc à « chacun derrière son petit drapeau » ? Je me mets avec eux. Qu'est-ce que cela peut faire...

Quels camarades ? Iannelli, Seghetti, Piccioni, Prospero et les autres, ceux qui avaient adhéré au P C C 3 . Personne ne s'inquiétait plus de savoir si les gens 3. N d T : BR-Parti communiste combattant. Moretti fait ici allusion à la grande scission des BR intervenue fin 1981 (mis à part le départ, à la mi-1981, de la colonne milanaise Walter Alasia), quand l'organisation s'est peu à peu scindée en deux branches, les BR-Partito Guerriglia (BR-Parti guérilla), issues du « Front des prisons » et dirigées par Senzani (assez vite démantelées par la police après une fuite en avant sanglante), et les BR-PCC auxquelles ont adhéré un bon nombre des militants du groupe historique et des participants à l'enlèvement d'AIdo Moro (tels que Prospero Gallinari, Barbara Balzerani, Franco Piccione, Bruno Seghetti, Anna Laura Braghetti, etc.) et qui continueront la lutte armée pendant plusieurs années, malgré de nombreuses arrestations. Elles seront surtout dirigées par Barbara Balzerani jusqu'à son arrestation en 1985. Enfin, malgré le

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nous comprenaient, mais seulement si tous étaient officiellement représentés et avaient voix au chapitre. Absurde. C'est bien vrai, moins on fait de politique et plus on devient formel... On s'épiait tous les uns les autres, d'une façon terrible.

Quand vous avez été arrêté, même si vous saviez que les BR traversaient d'extrêmes difficultés, aviez-vousprévu ces ruptures ? Une fracture aussi nette, non. Cela m'a surpris. 11 n'y avait eu jusque-là qu'une seule séparation, celle de la colonne Walter Alasia, et je vous ai dit de quelle manière je l'avais interprétée. Ils se débattaient en espérant que le fait de devenir autonome réglerait les problèmes, problèmes censés selon eux être causés, non par leur ligne politique, mais par celle de la direction des BR. Et ils s'étaient mis à répéter les mêmes actions dans une spirale dont ils ne réussissaient plus à sortir. Toutefois, jusqu'ici, les différences entre positions politiques n'avaient pas entraîné de divisions, et encore moins la naissance de formations ou d'organisations différentes. La Direction de 1980 et l'opération D'Urso semblaient avoir mis tout le monde d'accord, y compris les camarades incarcérés. C'est seulement en 1981 que les B R se sont divisées, en devenant le Parti guérilla et le Parti communiste combattant. Le premier, dirigé par Senzani, avait également fait partie du Front des prisons : le second rassemblait tout le reste de l'organisation. Et ils se déchiraient.

Qui détenait le sigle BR ? Tout le monde. Personne, pour aucune raison au monde, ne voulait abandonner le sigle B R : ni la Walter Alasia, ni le P C C , ni plus tard les U C C - personne. Bien qu'ils aient tous dit : « nous sommes quelque chose d'autre », de nouveau politiquement, qui dépasse les faible nombre de militants encore en activité, les BR voient la naissance d'une dernière branche en 1987, les BR-UCC (Union des communistes combattants)..

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anciennes B R , personne n'a trouvé autre chose. L'épilogue est arrivé très rapidement, et l'organisation s'est pulvérisée. Cette organisation qui était restée unie pendant douze ans est devenue, en 1981, une sorte d'archipel.

Au moment même de votre arrestation ? Oui, mais mon arrestation n'en était pas la cause, même si, dans une certaine mesure, cela a joué, inutile de le nier. Les plus anciens d'entre nous représentaient la continuité de l'organisation, nous en étions en quelque sorte le ciment.

Alors, quelles ont été les causes de ce morcellement ? L'incertitude sur ce qu'il fallait faire, et le fait de penser pouvoir continuer comme avant. Les conséquences ont été désastreuses. S'il y avait quantité de discours différents, les pratiques, elles, restaient les mêmes; même moi, je ne comprenais pas en quoi consistaient vraiment les deux points de vue qui s'opposaient. Essayer de les reconstituer, c'était comme chercher à détricoter une pelote emmêlée. Il m'est ainsi arrivé plus d'une fois d'entendre des camarades se dire d'accord avec un texte mais pas avec ce que faisaient ceux qui l'avaient écrit, et ce qu'ils faisaient enthousiasmait au contraire d'autres camarades qui ne partageaient absolument rien du texte en question...

Vous insistez sur le fait que c'est la rupture qui a entraîné la diversité des positions politiques et non l'inverse ? N'est-ce pas paradoxal ? Non. Les différentes manières pour tenter de la justifier étaient le produit de la rupture elle-même. Les points de vue se sont éloignés les uns des autres, les propos de chacun étaient de plus en plus opposés les uns aux autres, mais de la même manière que s'écartent les derniers ruisseaux d'un fleuve en train d'être absorbé par le sable

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du désert. Aucune action ne produisait un message compréhensible et toutes étaient si stériles que ceux qui les réalisaient devaient les expliquer par tellement de discours qu'on finissait par en perdre la tête. La confusion était totale. Fenzi, qui est un intellectuel de métier, a bien essayé de démêler les choses, je le guidais dans ce labyrinthe, mais nous n'avons jamais retrouvé notre chemin. C'est seulement en prison que vous avez pris connaissance des actions commises en 1981 ? Non, je savais qu'elles étaient en préparation, sauf l'enlèvement de Sandrucci. 11 n'y avait jamais aucune action dont l'Exécutif n'était pas informé à partir du moment où elle était lancée dès l'enquête opératoire, si ce n'est dès l'enquête initiale. Et l'action était réalisée quelques jours ou quelques mois plus tard. Donc j'étais au courant. Mais un débat était en cours lorsque j'ai été arrêté, car il y avait un désaccord sur les contenus des actions. On était en train d'en discuter parce que, je le répète, à part pour la Walter Alasia, les Brigades rouges étaient encore unies. De qui se composait l'Exécutif après votre arrestation ? De Barbara, naturellement, et ils ont probablement coopté Savasta. Us étaient extrêmement faibles, on sentait la fin. Les scissions et les divisions étaient présentées comme des luttes entre titans mais c'étaient plutôt des crises de nerfs entre Pygmées. Je suis cruel, mais je me compte moi-même parmi les Pygmées. Mais il y a une différence avec le Parti guérilla. Du moins, même de l'extérieur, elle semble identifiable, également du point de vue des méthodes. La gestion de l'enlèvement de Cirillo a été très différente de ce que vous aviez toujours fait. Elle a montré un certain extrémisme, certaines cruautés - pas seulement verbales - qui n 'étaientpas les vôtres.

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Je ne veux pas parler de ce qui se passe après mon arrestation. Tout d'abord, je n'en sais rien. On ne juge pas une formation par rapport au contenu de ses documents, on la juge avant tout à travers ses actes, et il faut être présent pour savoir exactement ce qu'elle fait et ce qu'elle peut faire. Je n'étais pas là. Les Brigades rouges n'étaient plus désormais ni unies, ni sur la voie qu'il m'avait semblé entrevoir, mais c'étaient toujours mes camarades. Et je ne suis pas d'accord pour dire : « Ah, nous autres, les B R d'appellation d'origine contrôlée, nous étions si différents, nous n'aurions jamais fait cela, nous aurions fait différemment... » Prenons le Parti guérilla : dans ce langage, dans cette subjectivité absolue, déclamatoire, acharnée même, il y a quelque chose qui appartenait intrinsèquement à la prison et que l'on retrouve aussi dans le P G à l'extérieur - je ne sais pas très bien dans quelle mesure parce que dans une phase de division comme celle-là, la communication est coupée, ceux qui ont déjà des contacts cherchent à les conserver, et ceux qui n'en ont pas cherchent à en nouer de nouveaux. Tant que l'organisation était unie, les personnes qui avaient des contacts avec certains secteurs en rapportaient la teneur dans les structures centralisées, là où tout le monde ne se connaissait pas toujours. Mais quand l'organisation s'est divisée, le Front des prisons, qui était géré par Senzani, est devenu son arme secrète dans une bataille que je juge démentielle.

En prison aussi, il se passait des choses terribles. Bon nombre des aberrations qui se sont produites dans les prisons et en dehors ont été la conséquence de cette perte d'orientation politique. Certaines subjectivités délirantes ont alors pris le dessus. Il faut que vous ayez bien en tête le fait que la prison spéciale, au cours de ces années-là, était extrêmement dure, insupportable même. Alors que, dehors, tout était déjà terminé, Spadolini 4 nous 4. NdT : Dirigeant historique du PRI (sur le PRI.voirchap. 5, note 12, p. 211), il a été l'un des plus durs partisans du « front de la fermeté » à partir de l'enlèvement d'AIdo Moro. Il a milité sans relâche au Parlement pour un renforcement des mesures dites

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a offert trois ans d'article 90, c'est-à-dire le gel des droits les plus élémentaires pour les prisonniers. Tous les abus de pouvoir étaient désormais possibles et ils ne nous en ont épargné aucun. C'étaient des conditions de détention si terribles qu'on a même du mal à raconter. A certains moments, Pianosa et Nuoro ont même été pires que l'Asinara et cela a duré beaucoup plus longtemps. La colère était aussi grande que l'impuissance. Et parmi ceux qui ont dû subir cela, certains n'ont pas toujours réagi sagement, par exemple en pensant qu'on pouvait fonctionner un peu comme un contre-Etat à l'intérieur des enceintes où nous étions enfermés les B R y conservaient malgré tout une certaine force : ils auraient rendu la justice et procédé eux-mêmes aux épurations en frappant leurs ennemis à l'intérieur, les délateurs, les repentis. Tout cela était complètement irréaliste mais quand on a quitté le monde réel, il n'est pas difficile d'arriver à certaines aberrations, même du point de vue humain. C'est comme cela qu'il y a eu des exécutions qu'on ne peut même pas considérer comme des actes de cruauté politique. Une fois, dans une prison, ils ont ressassé trois mois la nécessité d'éliminer un petit espion, un jeune garçon, qui n'était même pas un détenu politique. « Mais nous sommes devenus fous, leur ai-je dit, qu'est-ce que nous sommes en train de faire, quel sens cela a-t-il ? Même s'il se confie aux gardiens, puisqu'on le sait, il est inoffensif, c'est un pauvre diable, nous sommes en train de perdre la tête. » On en a parlé pendant trois mois. Un matin, il a été retrouvé étranglé. Je ne sais pas par qui. En prison, ces choses-là ne se disent pas. Mais il faut tenir bon pour ne pas être entraîné dans ce genre de délires. Même nous, parfois, nous n'avons pas su nous en prémunir.

Essayons de comprendre ce qui s'est passé. Par exemple, quel est le poids de Senzani et de son Parti guérilla dans votre histoire politique ? C'est une « d'urgence » contre le « terrorisme », et pour l'institution des prisons spéciales. Après l'adoption des lois Cossiga en 1979 et en 1980 (voir introduction, note 1, p. 27), cette politique se durcit encore avec son arrivée en 1981 à la présidence du Conseil, où il est d'ailleurs le premier non-démocrate-chrétien à ce poste depuis 1945.

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sorte de météorite. Au printemps 1981, il enlève Cirillo, en août, il lance la campagne contre Peci et tue le frère de celui-ci, avec cette fameuse cassette vidéo*, en septembre, il rompt avec l'Exécutif se met de fait en dehors de / 'organisation en tant que parti de guérilla et est arrêté le 4 janvier. Tout cela en moins d'un an, tout compte fait. Oui, même pas un an, mais il est arrivé quand les B R telles qu'elles avaient été jusqu'alors n'existaient déjà plus. Il est vrai qu'ils se sont vraiment appliqués, lui et le PG, à enterrer ce qui restait de notre crédibilité. Mais ce que je veux dire, c'est que personne ne peut dire : « Senzani ? Je ne le connais pas. » Il représente un certain côté' brigadiste, certes mineur, mais qui a toujours existé. Nous ne pouvons pas le rejeter comme quelque chose qui nous serait absolument étranger. Dans un livre que Curcio à écrit à cette époque - un travail sur le langage et certains concepts philosophiques alors récents - , on trouve une sorte d'ode à la guerre sociale totale et au Parti guérilla, à la 5. NdT : Roberto Peci, frère du premier repenti important des BR, Patrizio Peci (dont les confessions ont mené à l'arrestation de plusieurs militants et à l'exécution d'autres par les carabiniers, voir chap. vu), il fut membre du comité de la région des Marches des BR à partir de l'été 1976. Arrêté une première fois en janvier 1977, il a rapidement collaboré avec les carabiniers qui ont ainsi démantelé grâce à ses déclarations un groupe armé implanté localement, le Front communiste combattant des Marches. Remis en liberté quelques jours plus tard, il est à nouveau arrêté sur dénonciation d'un militant de l'Autonomie et fait quelques jours de prison avant d'être à nouveau libéré. Le rojuin 1981, il est enlevé par les BR. Le 16 juin, après une première revendication téléphonique, un communiqué explique les raisons de l'enlèvement et annonce son procès dans une « prison du peuple ». Ce communiqué, comme les suivants, est signé BR-Front des prisons. Après plusieurs communiqués, une cassette vidéo est envoyée à la presse, où est filmé l'interrogatoire de Peci, mais elle n'est pas diffusée. I ,e 31 juillet, le communiqué n° 7 indique que sa condamnation à mort est désormais irréversible. Son corps est retrouvé le 3 août près d'une décharge à Rome. L'enlèvement et son épilogue ont été conduits par le Front des prisons qui est progressivement sorti des BR pour former les BR-PG. Le 9 janvier 1982, suite à l'arrestation de Senzani intervenue le 4 au cours d'une opération dans laquelle sont interpellés plusieurs militants du PG, les carabiniers retrouvent une autre cassette vidéo où ont été filmés l'interrogatoire et l'exécution de Roberto Peci. Celle-ci est finalement diffusée quelques jours plus tard sur la RAI, provoquant une vive émotion dans l'opinion, qui y voit le signe de la dérive sanglante des BR, sans bien différencier le reste des BR et le PG...

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révolution contre un ennemi conçu comme s'infiltrant, à travers l'État, dans la conscience prolétarienne, en s'emparant de son ressenti intime, d'où il apparaît que le policier est en chacun de nous... Cela ne faisait pas partie de notre culture avant d'y entrer à un moment donné. Cela correspond à une partie aussi partie de l'imaginaire à Dans l'autonomie diffuse, il y Senzani reflète-t-il selon vous psychologico-existentielles ?

du mouvement de 1977, qui faisait ce moment-là. L'ennemi est en nous. a quelque chose qui n'est pas Negri. ces positions quelque peu sauvages et

Il reflète surtout l'idée que le complot est universel et diffus, et surtout que cette idée a aussi pénétré nos rangs : la lutte de classes serait l'affrontement avec un État qui se développe aussi en chacun de nous. Comment comprendre autrement l'opération dont le but était de dénoncer « la furie » Ligas 6 ou l'exécution de Roberto Peci, qui plus est avec une cassette vidéo dont aucune personne sensée ne pouvait croire qu'elle aurait eu un effet politique positif. Le mécanisme de pensée qui produit ce type d'opération relève simplement du délire. Que pensait Senzani? Il a ensuite été traité de façon terrible. Plus d'un an et demi à l'isolement, et aujourd'hui, muré dans ce silence, dans une sorte d'effondrement moral. 6. Natalia Ligas, membre de la colonne napolitaine avec Antonio Chiocchi et Vittorio Bolognesi. Le 19 juin 1981, les BR blessent l'avocat De Vita, qui défend I'atrizio Peci, et Nathalia Ligas est gravement touchée durant la fusillade. Elle est soignée en Calabre, dans la clinique du sénateur socialiste Domenico Pittella, qui sera par la suite poursuivi pour « bande armée ». Durant l'été 1982, elle intègre à Turin la colonne des BR reconstituée tant bien que mal par Francesco Pagani et l-'lavia Nicolotti. Sa grande détermination à agir devient suspecte chez certains de ses camarades qui, pour lui donner une leçon et faire en sorte qu'elle ne nuise pas à l'organisation, décident alors de l'enlever. Mais elle est finalement arrêtée la veille de son enlèvement. L'accusation de trahison la terrorise et, quand elle est transférée à Rome pour être jugée au procès Moro, le président Santiapichi accepte qu'elle soit enfermée seule dans une cage individuelle. Elle rejoindra par la suite les autres inculpés dans les cages, ce qui sera le signe que ses camarades ont cessé d'avoir des soupçons sur son compte.

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C e qu'il pensait exactement, je n'en sais rien, c'est pour moi quasiment impossible de me mettre dans la logique qui guidait le PG. J'y vois une pratique qui partait sans doute de l'idée que tout est possible, que rien ne peut arrêter une volonté de puissance. Moi, j'ai bien connu les camarades jusqu'au moment de l'enlèvement de D'Urso. Avec Senzani aussi, on pouvait travailler. Nous avions fait ensemble un bon document pour cette bataille, il avait rédigé la partie relative aux prisons, tandis que pour la partie politique, le premier jet, était présenté par Fenzi et moi. Nous l'avions écrit en une semaine dans une maison à Terracina et avions même trouvé le temps de faire un saut jusqu'à l'île de Ventotene 7 , lieu d'assignation à résidence pour raisons politiques sous le fascisme et aujourd'hui destination touristique de rêve. Quand nous regardions la mer et les falaises du ferry qui nous amenait sur l'île, nous ne parvenions pas à comprendre comment un tel endroit avait pu être considéré comme celui d'une punition. Sans doute faut-il, pour pouvoir le comprendre, s'imaginer vivre dans l'Italie de cette époque. Tout comme il faut s'imaginer évoluer dans les années 1970 pour comprendre aujourd'hui les événements dont nous parlons. Alors, ce que nous étions en train d'écrire dans ce document - Fenzi, Senzani et moi nous semblait tout à fait sensé. Senzani était quelqu'un avec qui on pouvait discuter, même s'il avait une certaine tendance à l'exaltation. C'est cela qui l'a amené à prendre le pire des B R .

Vous l'avez rencontre en prison ? Oui, au moment du procès « Moro ter ». J'étais alors un peu distant de tout le monde parce que je n'avais pris position pour personne, mais c'est pour cette même raison que j'étais le seul à parler avec tout le monde. Nous nous sommes parlé, je lui ai dit que je n'étais pas d'accord avec ce qu'ils avaient fait et soutenu, mais je n'exprime jamais de 7. NdT : Terracina est une petite ville côtière du Latium au Sud de Rome faisant face à l'archipel des îles Pontines. Ventotene est la plus petite d'entre elles et toujours l'une des plus prisées des touristes.

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jugement définitif si je n'ai pas de véritable alternative à proposer. Mais assez parlé de Senzani... Je veux seulement redire qu'il a fait partie des BR, qu'il ne représente pas quelque chose de différent.

Quand était-il entré dans les BR ? Très tardivement, même après Moro je crois. Il était professeur de criminologie et avait des relations extrêmement marginales avec nous depuis pas mal de temps.

Mais c 'est lui qui a donné l'interview à Scialoja9pendant l'enlèvement de D'Urso? L'interview, c'est moi qui l'ai écrite, et, comme d'habitude, elle a ensuite été soumise à l'Exécutif pour approbation. Senzani gérait matériellement la détention de D'Urso et c'est lui qui s'occupait du Front des prisons ; je me suis désintéressé de l'interrogatoire car je savais ne pas être crédible dans le rôle de celui qui pose les questions - je me mets à discuter avec les gens. En outre, je savais depuis longtemps que quelles que soient les choses qu'on peut apprendre, c'est tout à fait marginal par rapport à la façon dont on parvient à conduire l'affrontement à l'extérieur, à la capacité d'interférer avec l'opinion publique et, de là, avec la scène politique. Et étant donné la façon dont cela allait se terminer, ce que disait D'Urso n'avait

8. Mario Scialoja, envoyé spécial de L'Espresso, qui a publié les « procès-verbaux » de l'interrogatoire du juge D'Urso par les BR, fut arrêté immédiatement après l'exécution du général Galvaligi, avec Gian Paolo Bultrini, journaliste du même hebdomadaire. Ils étaient accusés de complicité, violation du secret de l'instruction, et faux témoignage dans le cas de Bultrini. La procédure se poursuivit plusieurs années et se termina par des formulations juridiques extrêmement techniques dont il est ressorti que l'on ne pouvait pas complètement leur donner tort, mais qu'on ne voulait pas non plus leur donner raison : il s'agissait en fait surtout de déclarations concluant essentiellement à l'impossibilité de poursuivre l'action pénale. [NdT : Mario Scialoja a par la suite conduit et publié les entretiens avec le fondateur des BR, Renato Curcio,/! visage découvert, op. cit.]

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pas d'importance. Même si, par ses déclarations, il a par la suite fait imploser la moitié du ministère de la Justice et des Grâces. Comment sefait- il alors qu'on ait cru que l'interview était la sienne ? Parce que c'est lui qui nous avait transmis les questions de Scialoja, auxquelles nous avions répondu comme toujours par écrit - jamais de visu, avec personne. En effet, les réponses qui concernaient notre ligne politique n'étaient pas de la compétence du Front des prisons. Senzani a également eu la charge de les faire parvenir en retour à Scialoja selon les méthodes traditionnellement employées. Compartimentées, comme d'habitude: un coup de téléphone anonyme, la chose se trouve à tel endroit, allez la chercher. Mais lui a agi comme dans un film d'espionnage : nous étions en plein milieu d'une action politique décisive et il a donné un rendez-vous personnel : « J e viendrai moi-même, j'aurai un journal à la main, je vous ferai signe, etc. » C e genre de choses lui plaisait. Senzani n 'ajamais été membre de l'Exécutif? Non. Pas tant que j'y étais en tout cas. Et que sont les UCC9 ? Antonio Da Empolil'auto-interview, et ensuite Licio Giorgeri, quel est le rapport avec le passé, et avec le présent ? Et que faisait Gallinari avec eux ? 9. N d T : Les BR-UCC ont été la dernière branche des BR, fondée en 1986. Ils assassinent le 20 mars 1987 le général de l'Armée de l'air qui était responsable des constructions aéronautiques et spatiales au ministère de la Défense : l'action symbolisait le refus de l'adhésion de l'Italie au programme de l'Otan de bouclier anti-missiles américain voulu par R. Reagan. Cette opération est intervenue alors que la plupart des membres du groupe historique des BR venaient de déclarer la «findu cycle de la lutte armée ». Cela donna aux tenants du « front de la fermeté » et des mesures dites « d'urgence » l'occasion de ne pas engager un processus de réflexion concernant une éventuelle amnistie (d'où le jugement plutôt sévère de Mario Moretti à l'encontre des U C C dans la réponse qui suit), to. NdT : Antonio Da Empoli, directeur du département des Affaires économiques et sociales de la présidence du Conseil. Le 21 février 1986, un commando des BR-UCC

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Selon moi, les U C C sont arrivés complètement après la bataille et il n'est pas facile d'expliquer ce qu'ils ont été, ils ont duré si peu de temps. C e n'est pas l'histoire des Brigades rouges, non pas parce que nous serions une marque déposée, mais parce qu'il s'agit d'une expérience tardive, avec des personnages très différents. C e sont les plus éloignés des Brigades rouges des origines. De jeunes Romains, pour certains très bien préparés, mais qui ont suivi un autre parcours.

Que représente pour vous Gallinari ? Le nom de guerre de Prospero était Giuseppe [Joseph] et ce n'est certainement pas par hasard. Il se l'était choisi avec beaucoup d'ironie, mais pour un vieux communiste ce nom-là veut dire quelque chose. Prospero était un camarade de confiance, toujours en accord avec notre ligne politique; c'est lui qui avait mené la bataille politique avec Morucci au sein de la colonne romaine. Prospero est le marxisme-léninisme : tout ce qui nous arrivait, les succès et les défaites, il l'interprétait à la lumière du rapport entre le parti et les masses, entre l'avant-garde et les masses. Il pensait d'ailleurs que c'était là que nous péchions. Il venait de l'expérience de l'Emilie, le parti était tout pour lui et il avait un sens moral à toute épreuve. Chacun vit la défaite à sa façon... Pour lui, tant que les choses s'accordaient aux paradigmes marxistes-léninistes, tout allait bien, et il n'aurait pas changé de position même si on lui avait tiré dessus. Quand les B R étaient en train de disparaître, il s'est mis à espérer une continuité dans quelque chose qui n'était pas les B R , ce qui, à mon avis, n'avait pas de sens. Je le lui ai dit, avec toute l'estime que j'avais pour lui. Prospero est l'un de ceux avec qui je attaque son véhicule et ne parvient pas à le tuer. Mais ce nouveau groupe, sans doute peu préparé, ne savait pas que le chauffeur de la voiture était un policier. Ce dernier risposta et tua l'une des principales militantes des UCC, VVilma Monaco. Pour tenter de justifier politiquement cette action manquée, le groupe publia un document de revendication sous la forme d'une auto-interview, souvent pratiquée par les BR depuis les années 1970.

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m'entendais le mieux, c'est un roc, vraiment un roc, il est comme cela, c'est un vieux paysan du P C I . Prospero est quelqu'un d'extrêmement important pour moi, c'est un vieil ami. Nous sommes dans deux prisons différentes et cela fait des années que nous ne nous sommes pas vus. Gallinari a chargé Piccioni de faire une reconstruction politique de l'histoire des BR au procès pour insurrection. H y avait les juges et deux journalistes - absolument personne d'autre - dans cette salle de tribunal-bunker de Rebibbia. A vez-vous lu cette reconstitution ? Il n'est pas facile de retracer une histoire. Il n'est pas simple non plus de se situer soi-même tout en gardant une certaine distance. Une fois exclue la possibilité d'écrire collectivement notre histoire, rares étaient ceux qui pouvaient le faire. Non pas que les autres ne valaient rien : les va-nu-pieds qui pendant quinze ans ont tenu en échec l'Etat dans un affrontement au plus haut niveau, il faut bien qu'il y en ait eu quelques-uns... Mais il nous faut l'accepter : pendant toutes ces années, une intelligence politique collective s'est exprimée mais on n'a pas vu apparaître les grandes figures des révolutions victorieuses. J'ai beaucoup réfléchi au fait que nous n'ayons jamais eu parmi nous d'intellectuels. Nous étions des milliers mais on ne trouve aucun intellectuel organique dans les B R - ou plutôt, ce sont des exceptions, presque des êtres étranges ; seuls Curcio, Fenzi ou Senzani auraient pu l'être, dans des styles et des rôles très différents. Il n'y en a pas eu d'autres. Cela en dit long sur la nature des Brigades rouges. Et aussi sur les intellectuels. Venons-en pourfinir aux BR-PCC. Là, ce ne sontpas desfigures nouvelles; deux au moins sont des «historiques»: Barbara et Savasta". Mais en 11. Antonio Savasta, arrêté à Padoue le 20 janvier 1982 par les N O C S au cours de la libération du général Dozier. [NdT : Les NOCS sont les unités spéciales des carabiniers, à l'instar du GIGN dans la gendarmerie française. Le général américain James Lee Dozier était un haut dirigeant de l'Otan, en poste dans les bases américaines du

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enlevant Dozier, ils ressemblaient davantage à la première RAF

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premières BR. Les années 1980 étaient déjà bien entamées et ils continuaient à tirer. Quel sens donnaient-ils au fait de blesser Gino Giugni en 198312, puis un diplomate américain en 1984, et enfin de tuer Ezio Tarantelli en iç8ç'3 ? Les BR ne s'étaientpasformées pour venger celui-ci ou celui-là. Et si avec Tarantelli ils voulaient frapper ceux qui étaient contre le référendum, ils se sont trompés de personne. Ce n'est pas rien comme erreur. J e peux seulement me prononcer sur ce que j'ai vu depuis la prison où j'étais. L'enlèvement de Dozier était clairement une tentative pour trouver sur la scène internationale ce qu'ils n'arrivaient plus à exprimer ici. Mais dans l'ensemble, j'ai surtout vu les événements de cette période comme le signe d'une impossibilité à arrêter, à trouver une porte de sortie. Les camarades du P C C ont pourtant essayé en théorisant le repli stratégique sur la base de ce concept maoïste, mais qu'est-ce que cela avait à voir avec notre situation ? J'en ai discuté avec L o Bianco, qui les avait soutenus, quand nous nous sommes vus en prison ; j'ai eu le sentiment qu'il s'agissait pour eux d'une tentative désespérée pour éviter d'être coincés en ayant à choisir entre continuer inutilement et se rendre. Mais c'est une expérience, celle du P C C , dont je ne peux pas vraiment parler loyalement. J e sais seulement qu'ils portaient un fardeau très lourd et qu'ils se trompaient. Basta. nord de l'Italie, ancien chef militaire durant la guerre du Vietnam. Il fut kidnappé par les BR le 17 décembre 1981.] 12. NdT : Blessé le 3 mai 1983. Professeur de droit, sénateur et membre du comité central du PSI, il soutenait alors activement la réforme du gouvernement (sous la présidence du Conseil du socialiste Bettino Craxi) qui réduisait fortement l'échelle d'indexation des salaires sur l'inflation (en italien, scala mobile). Il a ensuite été ministre du Travail entre 1993 et 1994. 13. NdT: Le 27 mars 1985. Professeur d'économie politique à l'université de Rome La Sapienza et responsable du Centre d'études économiques de la CISL, la grande confédération syndicale de tendance démocrate-chrétienne. L'attentat est intervenu après qu'il a publié un appel dans la presse appelant à voter « non » au référendum lancé par le PCI pour l'abrogation de la réforme de la scala mobile. Le PCI a ensuite perdu cette consultation.

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Vous avez toujours assumé la responsabilité des actes des Brigades rouges, même quand vous n'en étiez pas directement responsable. Pourquoi n'avez-vous pas pris, au cours de ces années-là, la responsabilité de clore leur histoire ? Parce que nous ne pouvions pas le faire. Mais c'est aussi ma faute, d'une certaine façon. J'en porte aussi la responsabilité. Bien qu'il y ait eu un moment où j'ai averti que c'était le moment de dire stop et de réfléchir. Lors du procès Moro en appel, vous étiez dans une des cages. Morucci parlait pour la première fois. Vous aviez un pull rouge sous un vieux manteau, et vous écoutiez. Morrucci racontait via Fani. Vos camarades dans la cage faisaient semblant de ne pas entendre. Vous, au contraire, écoutiez attentivement derrière les grilles, immobile, vous ne paraissiez ni surpris ni irrité, seulement très sérieux, peut-être triste. J'observais cette tragédie, je voyais qu'ils accomplissaient une action juste mais de manière erronée, en se dissociant. Et je ne pouvais pas m'opposer à ce qui était en train de se passer. J'étais plus âgé que la majorité des camarades, j'avais vu 1968, j'avais vu naître tant de choses, des groupes légaux et illégaux, je savais très bien ce qu'il était en train de se passer, j'avais tous les paramètres pour en prendre la mesure. Je sentais avec quelle férocité une cage haïssait à mort l'autre juste à côté, avec quelle férocité un camarade surveillait l'autre, des gens qui s'aimaient, mari et femme, l'un dans une cage et l'autre dans celle d'à côté. Pourquoi une telle débâcle* entre des gens qui avaient fait autant d'années de prison ? Etait-ce là l'impact de l'État, son influence sur l'imaginaire de la majeure partie des camarades ? Cela me semblait hallucinant et inéluctable à la fois. Je ressentais de la résignation : nous avions tout osé, il est donc juste que nous payions toute l'addition. Nous avions essayé jusqu'au bout, nous nous étions permis de faire la lutte armée, d'accomplir des actes très durs et complexes ; il était juste que l'épilogue

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soit un tourment aussi grand. Chaque parole avait eu son poids, et il y en avait eu tellement de prononcées, par tant de monde, que maintenant ils faisaient mine d'être terrorisés par le moindre tract marxiste-léniniste... Depuis quand un tract fait-il peur à quelqu'un ? Nous aurions dû revendiquer une identité, c'est ça que nous aurions dû faire et, là-dessus, nous éteindre comme expérience politique. Nous n'y sommes pas parvenus. Notre génération était bien trop fragile. Quand nous avons parié des repentis, après 1979 et l'arrestation de Peci, vous avez évoqué le fait que la délation était un « classique » de tous tes conflits, tandis que la dissociation ne l'était pas : c'était là le signe d'une crise plus grave - et pour vous impardonnable. Expliquez. Nous n'avons pas été vaincus par les repentis, qui ont commencé à nous dénoncer à partir de Peci ; c'est la défaite qui a produit les repentis. Ceux-ci ont été un véritable désastre, culturel avant même d'être politique, qui dépasse largement la lutte armée. Mais cela a eu bien moins de conséquences sur nous que cela n'en a eu sur l'évolution de la société tout entière. Les repentis des B R sont très peu nombreux. Comment cela, très peu nombreux? Il n'y avait jamais eu auparavant une telle quantité de délation dans un mouvement révolutionnaire. Comparé à d'autres mouvements armés de longue durée et de notre taille, le nombre des repentis des B R est en dessous de la moyenne. De 1972 à 1979, la délation n'existait pratiquement pas, mis à part quelques cas insignifiants. Il est vrai qu'à partir de 1979, elle est devenue quelque chose de différent de l'espionnage classique : elle a acquis une dimension politique et on ne doit pas la sous-estimer. Mais ce qui est plus significatif, c'est que l'Etat ait opéré un retournement juridique sur ce qui est un effondrement moral. L e « repentisme » est devenu le fondement du système judiciaire, le droit est

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devenu une guerre. La délation est alors le critère d'évaluation de l'accusation, et les procédures s'adaptent à celui-ci. Il n'y a plus désormais des coupables et des innocents, mais des délateurs et des irréductibles. La figure de Judas a toujours été à la fois basse et inquiétante ; elle est maintenant devenue une figure noble, le modèle paradigmatique de la vérité historique, l'exemple moral et social que l'on propose à ceux qui, à tort ou à raison, ont exprimé, à travers la lutte armée, une opposition qui n'était pas dépourvue de certaines valeurs. Je n'envie pas la condition du « repenti ». Je ne voudrais pas vivre avec ses cauchemars.

Mais commentfabrique-t-on un cas comme celui de Peci ? Je n'arrive pas à me mettre dans la tête d'un délateur et encore moins dans celle d'un brigadiste qui dénonce ses camarades. Mais quant à la façon dont a été fabriqué l'archétype des brigadistes repentis, cela a été plus d'une fois expliqué. Peci avait été arrêté et placé à l'isolement à la prison de Cuneo, où j'ai été moi aussi par la suite. Il paraît qu'un adjudant de l'administration pénitentiaire, Incandela, qui était très connu, l'a cuisiné en lui racontant des choses, en lui en promettant d'autres, et l'a sondé - il avait deviné qu'il avait affaire à un faible qui était en train d'essayer de se sortir de là. A ce moment-là, par une de ces étranges rencontres qui se produisent en prison, les camarades ont croisé Peci alors qu'il allait chez le juge : « Salut, comment tu vas, tu as besoin de quelque chose ? » Et lui, d'une façon qui semblait sincère : « Non, tout va bien, il n'y a que les camarades qui me manquent. » Quand ils ont su ce qui s'était passé, cela a été un vrai choc pour eux.

Ils n 'avaient eu aucun doute ? Non. Et je pense qu'ils n'avaient aucune raison d'en avoir. Il devait vraiment être perdu. En prison, on est à fleur de peau, si quelqu'un se met à parler, on le devine ; la délation est vieille comme le monde,

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on sent quand cela arrive. Peut-être qu'il n'avait pas encore sauté le pas. Les lois récompensant la délation que Dalla Chiesa promettait depuis un moment n'avaient pas encore été votées. La vérité est que Peci était cuit et qu'à un moment, il n'a pas tenu. Si on doit parler de Peci, parlons-en, mais le phénomène est une autre affaire, autrement plus importante qu'un personnage comme lui. Chacun a une histoire singulière et celui qui se met à trahir y vient parce qu'il sent la défaite, menaçante ou consommée. Dans la clandestinité, les conditions de vie sont terribles : des luttes, des sacrifices, une pression psychologique continue, les campagnes de presse contre vous... La séparation aussi est extrêmement pesante, ou vous la supportez ou vous ne la supportez pas, mais elle est terrible. Au début, la solidarité des camarades est un rempart qui vous protège, mais par la suite cela peut aussi devenir un poids. Si l'on perd espoir, on peut vite céder. Je crois que c'est là-dessus qu'ils ont joué pour obtenir de certains qu'ils dénoncent les camarades avec qui ils avaient combattu jusqu'à la veille. C'est quelque chose de très courant, qui a été décrit des millions de fois, rien d'autre qu'un moment d'une guerre, un épisode qui, comme dans d'autres conflits, permet de déplacer les équilibres entre les adversaires, alors même que ceux-ci sont en train de se tirer dessus.

Quand cela a débuté, avez-vous pris des mesures ? Nous sommes devenus plus prudents, nous avons essayé de renforcer un peu la compartimentation, mais nous n'avons pas vraiment modifié nos méthodes organisationnelles. Je crois que nous savions sans nous l'avouer- que nous n'étions pas en mesure d'empêcher la délation, ou plutôt ce qui aurait conduit certains à la délation. Quand je l'ai revu en prison, Maurizio Ianelli m'a dit : « Tu as eu un sacré courage, Mario, tu ne sais pas ce que tu as risqué. » Maurizio avait été arrêté fin 1980 à Rome alors qu'il s'emparait d'une voiture que nous aurions dû utiliser pour l'enlèvement de D'Urso. Il savait très bien où j'habitais. Ils l'ont torturé comme une

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bête trois jours de suite, il était à bout, il n'en pouvait plus. Pendant qu'ils le transportaient d'une pièce de la préfecture de police à l'autre, il s'est jeté contre une fenêtre et a fracassé la vitre avec ses poings liés, se coupant les tendons et les veines. Pour qu'il ne meure pas en perdant tout son sang, ils ont dû le sortir de l'isolement et l'emmener à l'hôpital. Il m'a dit : « Si je n'avais pas fait cela, il aurait suffi de quelques heures de plus d'un tel traitement pour que j'agisse différemment, je ne saurais te dire comment, mais je ne parierais pas que je n'aurais pas fait quelque chose de pire. Je me suis foutu en l'air les tendons des mains pour le restant de mes jours mais ça s'est bien terminé pour nous deux, crois-moi. » Moi, je n'avais pas bougé de cette maison après son arrestation. Si nous nous étions mis en tête que tout camarade arrêté pouvait nous donner à la police, nous aurions dû immédiatement cesser le combat.

Vous en avez discuté au sein de l'organisation ? Pas vraiment sérieusement, parce que c'était un processus destructeur. Il était plus simple de le condamner que de chercher à comprendre comment et pourquoi il apparaissait à ce moment-là. Or il apparaissait parce que progressait l'idée que nous ne vaincrions plus, que c'était impossible, et, comme nous avions été forts, les effets de cette débâcle l'étaient d'autant plus.

Vous êtes en train de dire que ce ne sont pas les repentis qui vous ont vaincus, mais qu 'ils étaient eux-mêmes la conséquence directe d'uneprise de conscience de la défaite ? Mois après mois, il se produisait chez les militants quelque chose qui n'était vraiment pas univoque. Beaucoup ont cherché de façon convulsive une solution en restant dans l'organisation ; chez d'autres, c'est le désespoir, souvent inavoué, qui l'a emporté, comme une désagrégation intérieure. De cela aussi, il faut tenir compte. Au sein des mouvements armés en Italie, il y a eu des comportements

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inexplicables. Prenez quelqu'un comme Marco Barbone. Il était entré tardivement dans le mouvement armé, après la période d'enthousiasme, par réaction au massacre de via Fracchia causé directement par une dénonciation. Il n'appartenait pas aux B R , il avait fondé un groupe armé qu'il avait justement appelé « 28-Mars » [date du massacre de via FracchiaJ. Il a tué Walter Tobagi' 4 . Or, même pas une heure après son arrestation, il s'est mis à dénoncer tout le monde et est devenu un repenti professionnel. Je ne veux pas minorer l'importance de la critique politique, nous n'y comprendrions plus rien sinon, mais la politique n'explique pas tout.

Et la pression des carabiniers et de la police ? Fux, ils utilisaient les grands moyens. Sous le gouvernement Spadolini, ils en sont même arrivés à justifier la torture. Beaucoup de gens savaient que des sections spéciales passaient dans ce but de commissariat en commissariat, mais c'est seulement après qu'un de nos militants, Cesare Di Lenardo' 5 , arrêté en Vénétie, a déclaré publiquement avoir été torturé que certains se sont décidés à protester. Je n'excuse pas les camarades qui ont parlé, mais si vous me le permettez, j'évite de juger. Prenez Savasta, qui a reconnu encore plus de choses que Peci et causé beaucoup plus de dégâts : le concernant, nous aurions mis notre main au feu. C'était quelqu'un qui y croyait vraiment, qui aurait été jusqu'à la mort. Je ne sais pas ce qui s'est déclenché en lui, probablement le fait que l'échec de l'opération Dozier a signifié l'écroulement de l'hypothèse politique du P C C . Mais il est certain que les tortures qu'il a subies ont été déterminantes, et plus encore celles subies par sa femme, Emilia Libéra, auxquelles ils l'ont obligé à assister - des tortures brutales, perpétrées avec une bouteille. « Vous êtes finis, vous êtes en train de vous détruire vous-mêmes », m'a dit un jour au cours d'un transfert 14. N d T : Célèbre journaliste tué à Milan le 28 mai 1980 par le groupe « Brigade 28-Mars », qui n'a jamais eu de liens avec les BR. 15. Arrêté à l'adoue avec Savasta.

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un policier bizarre qui avait envie de bavarder. « Alors pourquoi les tortures ? », lui ai-je demandé. « Eh bien, avec elles, on vous donne un coup de pouce. » Beaucoup ont tenu, d'autres non.

Vous accomplissiez des choses incroyables, mais n 'exigiez- vous pas trop de ceux qui vous rejoignaient ? Fin 1978, les militants armés étaient un véritable mouvement de masse, ils étaient des dizaines de milliers, entre les combattants, ceux qui les soutenaient, les sympathisants actifs... C'étaient aussi des gens simples qui, quand ils ont perdu espoir, se sont retrouvés sans repère. Or, à partir de 1979, la chute a été extrêmement rapide, beaucoup ont craqué et se sont mis à parler. Mais pourquoi continuer à les appeler repentis ? Appelez-les comme ils ont toujours été dénommés, cela n'a rien à voir avec de la repentance. Les repentis au sens propre du terme, ce sont les dissociés.

Vous entendez par « repentis », ceux qui ont un problème de conscience ? C'est sûr que ceux qu'ils appellent « repentis » n'en ont pas. Ils demandent à l'Etat ce qu'il veut pour les faire sortir et ils le lui donnent. Ils trahissent et passent dans l'autre camp, selon le schéma classique de la délation. Personne n'a de sympathie pour des gens comme cela, pas même ceux qui les utilisent ; ils les payent et les liquident. Je suis beaucoup plus sévère avec la dissociation parce que celle-ci signifie renier toute une histoire, détruire une identité collective, fuir ses responsabilités politiques pour grappiller des bénéfices judiciaires individuels. Et le plus grave, c'est que cela se passe au moment où il aurait été possible de clore collectivement cette histoire, non sans un certain nombre de difficultés, certes, mais en laissant la voie ouverte à une critique, digne et sans doute utile. La dissociation a anéanti toute possibilité de réfléchir sur ces années. Les dissociés ont choisi de placer cette histoire en dehors de l'Histoire. Et empêché qu'elle puisse vraiment être dépassée.

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Vous n'admettez pas qu'Us disent : «Nous nous sommes trompés sur tout»? Si seulement c'est ce qu'ils avaient dit ! Non, ce qu'ils ont dit, c'est que l'autre camp, l'Etat, le capital, avait raison. Aucune défaite ne peut justifier de se déculotter comme cela. Cela signifie perdre le sens non seulement de notre lutte mais d'un mouvement tout entier qui a duré une décennie. Les contenus, les expériences, les objectifs, les valeurs... tout a été rayé d'un trait, remplacé par l'adoration de l'Etat. C'est une perte de mémoire qui a produit bien plus de catastrophes que n'en a produit la lutte armée. Cette histoire aurait dû être rendue aux gens, aux acteurs sociaux actifs, qui l'auraient peut-être dévorée et mise en pièces ; et cela n'aurait pas été confortable pour nous. Mais elle ne devait pas être offerte sur un plateau à l'autre camp.

A qui pensez-vous en particulier ? Une des figures emblématiques est Morucci, une autre, dans un genre tout à fait différent, est Franceschini. Au jeu du sauve-quipeut, chacun cherche et reconnaît son parrain politique en celui qui lui lance un gilet de sauvetage' 6 . Mais il y en a eu beaucoup d'autres, parmi les nôtres, et énormément de Prima Linea. Des figures avec de multiples facettes mais toutes décidées à renier leur propre identité. En outre, elles ont été très souvent récupérées par les milieux catholiques qui possèdent ce soupçon d'authenticité qui leur permet de rendre un peu moins sordide une décision totalement opportuniste. La foi l'ennoblit et cela explique pourquoi on finit tôt ou tard dans les bras d'un prêtre, même si beaucoup le vivent 16. NdT : Allusion au fait que Franceschini, l'un des trois principaux fondateurs historiques des BR, ait complètement renié depuis le milieu des années 1980 l'histoire des BR et ait fait sienne la lecture par le PCI (et ses héritiers) du mouvement armé. Il est devenu à sa sortie de prison employé à la direction de l'ARCI, association culturelle liée depuis 1945 au Parti communiste.

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très mal ensuite. Et dès qu'ils sont relâchés - car les chantages ne cessent plus - , recouvrer un comportement cohérent devient très difficile puisque cela impliquerait pour eux d'avoir de fortes chances de retourner en prison. Car en fait, en face, ils ne nous ont absolument rien pardonné.

Mais les dissociés ne donnent pas de noms. Vous croyez? Ils en ont donné des paquets, sans doute sous la forme de «je ne vous dis pas son nom mais je le pointe du doigt ». Lamentable. Et ils ont ainsi nourri de telles confusions qu'aujourd'hui encore, notre parcours judiciaire peut être facilement instrumentalisé politiquement. Reprenons depuis le début. J'en veux beaucoup à ma génération. Prenons par exemple Sofri' 7 : sur le strict plan judiciaire, il a certainement raison, et je suis heureux que son procès se soit terminé comme il s'est terminé, mais il est inadmissible que quelqu'un qui a été un leader renie toutes ses idées et toute l'époque à laquelle il a pris part. Faites-la, cette critique, camarades, mais faites-la vraiment, et qu'elle ne soit pas uniquement une contrition en échange de quelque chose.

Sofri n 'a rien demandé ni obtenu en échange. C'est vrai. Son nom m'est venu en tête pour dire ce que j'entends par « repentir » au sens propre. Sofri et Lotta continua n'ont jamais été mcme un tant soit peu proches de nous, ils n'ont jamais rien eu à voir avec la lutte armée et je ne vois pas comment ils pourraient « s'en 17. A l'époque des entretiens pour le présent livre, Sofri, Bompressi et Pietrostefani venaient d'obtenir un non-lieu. Par la suite, cette décision sera annulée en cassation. f N d T : Principaux dirigeants du groupe d'extrême gauche Lotta continua, l'un des groupes les plus importants du mouvement né en 1968, autodissout en 1976 lors de son second congrès de Rimini en raisons de divisions, notamment sur l'attitude à adopter face à lutte armée. Un bon tiers de ses militants ont alors rejoint les BR, Prima Linea ou d'autres groupes armés à partir de 1977 et plus encore après l'enlèvement d'Aldo Moro, comme y a fait allusion Mario Moretti plus haut.]

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repentir » en termes judiciaires. Mais je maintiens que personne ne peut se considérer en dehors de l'histoire de ces années, même s'il n'a aucune responsabilité pénale. Si une critique de ce passé doit être faite, qu'elle soit libre et entière et qu'elle s'effectue en dehors des salles d'audience plutôt que d'être un acte de contrition, qui appartient certes à la culture italienne mais me semble relever du pire du jésuitisme.

Vous en voulez plus a ceux qui ont renié leurs idées qu'à ceux qui y ont dénoncé leurs camarades ? Vous ne pensez pas que quelqu 'un puisse cesser de croire en ce qu 'il a cru ? En trahissant, ceux qui en ont envoyé d'autres en prison se sont simplement pliés aux lois les moins nobles de la guerre. Tout cela s'arrête quand la guerre se termine. Mais le reniement est comme un écho qui se prolonge sans fin à partir du même lieu, c'est un discours qui sans cesse recommence. Il dissimule les choses au lieu de les dévoiler. Je vais vous dire une chose que je souhaite provocatrice à l'attention de ceux de ma génération. C e qui s'est passé durant les années 1970 nous appartient, on ne peut pas l'évacuer. Or les dissociés, eux, l'évacuent. Il aurait pourtant été possible - difficile mais possible - de mener tous ensemble une vraie réflexion, tout entière, sans rien refouler. Et déclarer que tout était bel et bien terminé parce que le projet avait réellement échoué, que c'était clair, même pour ceux qui avaient continué sans pouvoir faire autrement.

Vous pensez qu 'une telle réflexion collective n 'est plus possible ? Beaucoup d'entre nous la souhaitent, mais ne voient pas où ni avec qui la mener. A cette époque-là, elle aurait été nettement plus productive. Nous étions alors très nombreux à être en prison et, en revendiquant une véritable identité, nous aurions pu parvenir à formuler une critique, bien au-delà de notre silence trop convenable. Mais pour cela, il aurait fallu créer des conditions favorables à

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la production de cette critique mais ni les dissociés, ni bien évidemment les repentis ne s'y sont attelés... non, je n'en veux même pas aux dissociés, ni même aux repentis. Je commence à ne plus en vouloir à beaucoup trop de monde ! Vous êtes en train de devenir extrêmement indulgent. Et la chose m'inquiète assez... Je veux simplement dire que nous n'avons trouvé personne qui soit prêt à écouter, à recueillir, à accueillir. Pas un cercle intellectuel, pas une tendance au sein de la gauche, pas une force progressiste, comme on dit aujourd'hui, n'a senti ce besoin qui était le nôtre. Quand, par la suite, vous avez décidé de le faire avec la lettre de 1987'*, votre discours n 'étaitpas aussi net que celui que vous tenez aujourd'hui. La seule chose qui était claire, c 'est que vous disiez : « Nous cessons, mais sans être dissociés ni repentis. » Justement, c'était cela la nouveauté. Nous avons pris la parole non pour troquer celle-ci contre un quelconque bénéfice ou pour prendre nos distances avec les B R . Au contraire. Nous prenions acte publiquement que les conditions qui nous avaient amenés dix ans plus tôt à prendre les armes et à combattre-pour un changement de société avaient disparu. Nous avions dirigé une organisation combattante, nous avions mené la lutte armée et nous 18. NdT : Écrite en janvier 1987, la lettre est ensuite publiée en avril 1987 par le quotidien //Manifesto ; les principaux membres du groupe historique des BR y annoncent qu'ils déposent les armes, notamment parce que le « cycle » de luttes politiques initié à partir des années i960 est terminé, et demandent à l'Etat la reconnaissance de cette position afin de clore définitivement la violence politique par une mesure générale d'amnistie pour tous les militants du mouvement armé - de droite comme de gauche - des années 1970. Cette ultime campagne des BR, dénommée « campagne de la liberté », marque leur refus de s'inscrire dans une logique de repentir (au sens propre du terme) ou de dissociation, et ce, alors que l'Etat s'apprête à nouveau, dans une loi du 18 février [987. à reconnaître cette dernière position.

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avions convaincu un tas de gens de la mener. Une prise de position de notre part qui déclarait sa non-actualité n'aurait pas dû être sans conséquence.

Qui a eu l'idée de la lettre ? Je crois que l'idée a mûri chez pas mal d'entre nous. Beaucoup espéraient une initiative qui permette de mettre fin à notre expérience, mais personne n'avait eu le courage de faire quelque chose.

Pourquoi seuls Curcio, Moretti, lanelli et Bertolazzi l'ont signée? C'était le minimum indispensable parmi ceux qui étaient alors en prison à Rebibbia pour le procès « Moro ter ». Pendant des années, nous n'avions pas pu nous rencontrer. Et qui pouvait véritablement penser mettre fin tout seul aux B R ? Quand ils ont décidé de nous anéantir, ils n'ont pas construit les prisons spéciales pour encourager le débat. Et une solution différente ne les intéressait pas non plus. Quand nous nous sommes retrouvés à Rome, nous étions les quatre qui représentaient une bonne partie de l'histoire des B R : trois d'entre nous étaient là depuis le début, certains avaient soutenu le P C C (lanelli et Bertolazzi), un autre le P G (Curcio), et moi, aucun groupe. En somme, tout en n'étant que quatre, il y avait un peu de tout : les autres n'allaient donc pas nous tomber dessus tout de suite. Notre lettre serait au moins lue une fois par l'ensemble de cette espèce d'archipel que constituaient les groupes dans lesquels nous étions désormais éparpillés. Nous ne nous présentions pas comme un nouveau rassemblement et tout le monde était libre de réfléchir à ce que nous avions écrit. Par exemple, Balzerani et Gallinari, au départ, ne faisaient pas partie des signataires. Il nous a fallu un certain courage, nous étions vraiment quatre desesperados, mais convaincus de représenter beaucoup plus de gens que ceux qui, à ce moment-là, se sont manifestés. La lettre est partie comme cela, avec beaucoup de bonne volonté et très peu de calcul.

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Balzerani et GaUinari ont suivi ensuite avec deux autres documents. Oui. La logique sectaire a la peau dure. Une fois parmi nous, nous ne sommes plus arrivés à nous en débarrasser. Mais c'était fait, personne ne pouvait ignorer ce que nous proposions et peu à peu, presque tout le monde, à sa manière, est arrivé jusqu'à nos conclusions. Afais pourquoi le contenu de cette lettre est-il bien plus pauvre de ce que vous en dites maintenant ? La plate-forme politique sur laquelle nous espérions trouver un accord était minimale, absolument minimale. Elle consistait simplement à dire publiquement: « C e t t e expérience, c'est nous qui l'avons entreprise, maintenant nous la refermons. » Et nous demandons aussi à l'autre camp, à l'Etat, une décision politique. Point barre. Si nous avions lancé un débat à ce moment-là, même le peu qui restait de notre expérience se serait pulvérisé. Il est même difficile de le mener encore aujourd'hui. C e n'est pas un hasard si nous avons écrit que seule une parole libre permet de dire la vérité. Au lieu de présenter ce qui est apparu comme une déclaration compacte et peu encline à vous remettre en cause, si vous aviez réussi à débattre entre vous, vous auriez aussi, amorcé une discussion, un dialogue, avec l'extérieur. J'aimerais vraiment le croire, mais je doute que, quand bien même nous aurions montré une disponibilité extraordinaire, nous aurions trouvé quelqu'un qui nous aurait vraiment écoutés. En tout cas, nous ne pouvions pas alors aller plus loin. Mener ce débat sérieusement et jusqu'au bout aurait signifié assumer la responsabilité politique de tout ce qui s'était passé au moment même où on y mettait fin. Et combien étaient vraiment disposés à le faire, parmi nous et en dehors de nous ? A peine serait-on arrivé à initier une discussion

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sérieuse, qui aurait également traité de la façon dont on avait réagi au phénomène des B R et dont on l'avait combattu, que ceux qui ne voulaient pas faire le bilan de ces années-là auraient faussé la discussion en ressortant les sempiternels faux mystères qui servent toujours à empêcher qu'on aborde le sujet. Ils auraient tout dit et tout fait contre nous. Dans la défaite, comme nous le rappelle sans cesse l'école du cynisme, celui qui a perdu n'a pas seulement perdu la bataille, mais doit aussi disparaître, être déformé, réduit à néant. Et cela aurait été encore plus difficile d'essayer de maintenir une identité collective. Mais une telle attaque vous a été portée quand même. Elle s'appuyait sur le fait que vous gardiez le silence, ou bien reprenait les déclarations de ceux qui, en quittant les BR, contestaient jusqu 'aux raisons qui vous avaientfait vous exprimer... Oui, ils l'ont fait immédiatement, et même d'une façon plus vulgaire encore, bien moins sophistiquée que je ne l'aurais cru. Et cela a rendu encore plus difficile, je suppose, pour beaucoup d'entre nous, le fait d'assumer la responsabilité de tout ce que nous avions fait. Une chose est d'assumer par principe des responsabilités politiques collectives, une autre est d'en arriver jusqu'aux conséquences, en prenant la peine d'expliquer et de prendre à son compte les actions, les décisions, la pratique des B R . C'est sur des faits qu'on vous demande des comptes, et vous devez rendre ces comptes. Sur ce point, je voyais trop de silences, d'indignations prétextées pour refuser de parler, pour me faire des illusions : reporter cette discussion était surtout pour certains un moyen de ne pas compromettre leurs petits intérêts personnels. A ce moment-là, je me serais retrouvé tout seul. Etes-vous en train de dire que, a peine aviez-vous essayé de vous engager dans la voie qui consistait à dire « on arrête et on revendique tout ce qu 'on a fait », vous vous êtes senti isolé de vos propres camarades ?

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Oui, seul. La campagne vengeresse sur les soi-disant ambiguïtés des B R et contre moi, moi le seul dirigeant qui les ait connues du début à la fin, a commencé à ce moment-là - nous sommes en 1987 et a trouvé un ex-BR, Franceschini, pour l'alimenter. Les médias en ont largement rendu compte et se sont mis à présenter les B R et moi-même comme un petit théâtre de marionnettes manœuvrées par je ne sais quel service secret. Je n'arrive pas à expliquer ce qui est arrivé à Franceschini, aucun désaccord politique ne justifiait ce qu'il a fait. Ainsi, alors que nous étions en train de proposer une solution politique pour les détenus de la lutte armée, ils nous ont répondu en essayant de nous démolir sur le terrain de l'honnêteté politique. C e n'était pas une nouveauté, le P C I disait déjà que nous étions des fascistes quand nous frappions Labate chez Fiat ou Macchiarini chez Siemens... même si personne n'y croyait. Mais dès qu'ils ont compris que certains d'entre nous étaient prêts à brader notre identité, ils se sont déchaînés. Et Moretti est devenu un personnage mystérieux et louche.

Cela vous pèse beaucoup ? Etre injurié est toujours dur à supporter, mais ce n'est pas cela qui est le plus dur. C e qui est dur, c'est que les autres se taisent. Cela a pesé sur ce que nous étions en train de proposer et a signifié son effondrement définitif. Du reste, il y avait une part de bluff dans notre façon de parler des prisonniers comme d'une entité politique à part entière. Les prisonniers des Brigades rouges avaient certes été une identité collective et, quand ils sont devenus très nombreux, ils auraient pu la revendiquer tous ensemble et clore cette histoire avec dignité ; c'est la dissociation qui les a détruits. C'était déjà une abstraction en soi que de penser tous ces prisonniers comme un sujet en tant que tel, capable de mener une bataille comme celle-là.

Pourquoi lavoir tancée alors ?

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Pour mettre fin à notre expérience et, pour autant que ce soit possible, pour le faire bien. Nous disions : « Il n'existe plus aucune des conditions du cycle de luttes qui nous avaient fait naître, continuer le combat ne mène plus nulle part. » Et ce n'était pas rien comme décision politique, c'était un acte de clarté que nous devions faire et nous l'avons fait.

C'était en 1987. N'était-ce pas tardif, comme décision? Qu'en pensezvous aujourd'hui ? Je pense que la solution politique que nous avons imaginée cette année-là est morte depuis un bon moment. Parce que nous n'avons pas été capables d'assumer notre identité, et parce que la gauche continue à refouler et à refuser de reconnaître l'histoire des B R comme une part d'elle-même. Mais pourquoi l'Etat devrait-il trouver une solution politique si les prisonniers nient ou du moins ne reconnaissent pas avoir été un fait politique à part entière? On obtiendra tout au plus des actes de clémence, du genre : « Rééquilibrons les peines démesurées distribuées à cause des lois spéciales. » Et en séparant ceux qui se sont vraiment convertis des autres. Je le répète, tant que la gauche ne se confrontera pas aux années 1970, n'admettra pas la lutte armée comme faisant partie de sa propre histoire, comme une de ses propres contradictions, il n'y aura pas de vraie conclusion. Et il restera toujours des séquelles judiciaires sans fin (même si aucun magistrat ne peut honnêtement dire qu'il reste des éléments à la marge sur lesquels encore enquêter côté brigadiste). Sans compter les effets de la détention et de l'exil.

Et doncf Donc, je ne suis pas en train de parler avec vous par calcul par rapport à notre sort. Mais parce que je crois que la question doit être renversée. Une amnistie pour les prisonniers est une nécessité, on devra y arriver un jour ou l'autre : aucune société ne peut traîner

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éternellement les suites judiciaires d'un affrontement passé dont les acteurs sociaux ont véritablement disparu. Mais la question n'est pas là. La question est que l'on doit mener une réflexion qui rende ce qui s'est passé compréhensible à tous ceux qui, à juste titre, dans la société, nous demandent des comptes à ce propos. C'est ce qui m'a poussé à faire cette reconstruction avec vous, sans autres limites que celles de la mémoire qui, hélas, vieillit comme tout le reste. Ma seule préoccupation, qui n'est même plus une réserve, a été de ne pas envoyer en prison d'autres personnes. Je me suis arrêté seulement quand quelqu'un pouvait encore être impliqué, même si nous sommes au-delà des délais de prescription. J'espère y être arrivé, car j'aime beaucoup ces gens.

Quel accueil, selon vous, vos camarades vont-ils réserver au récit que vous venez defaire ? Je crois que beaucoup de camarades pensent comme moi aujourd'hui, même parmi ceux qui, pour se protéger, se sont barricadés jusqu'ici dans une rigidité assez insensée - puisqu'il n'y a même pas un peu d'espace aujourd'hui pour ce passé, même pas pour y réfléchir, pourquoi voudriez-vous que certains ne se referment pas sur eux-mêmes ? C e que je ne vois pas en revanche, c'est une disponibilité à l'extérieur. Ou alors tellement mince qu'elle semble inexistante : quand nous avons fait cet appel aux intellectuels, nous avons pu le vérifier une fois de plus.

Encore unefois, c 'est un soutien qui vous manque ? Beaucoup sont prêts à apporter leur soutien à ceux qui disent que toute cette histoire n'avait aucun sens. Mais à quelqu'un comme moi, pour qui elle avait un sens, qui offre son soutien ? « Moretti et d'autres racontent une histoire indigeste, qui n'est pas apaisante, qui n'est pas pacifique. » Quand on me presse - « Dites-nous pourquoi vous vous êtes trompés » - , je suis prêt à répondre. Mais je ne peux

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le faire raisonnablement que si l'on regarde les erreurs de tout le monde et le contexte dans lequel nous étions. Sans cela, il est difficile de me demander une autocritique, je ne sais même pas quoi dire.

Mais vous vous battez bien pour une amnistie... Oui, pour tous ceux qui, dans les années 1970, ont été les responsables et les protagonistes de cet affrontement mortel qui a coûté cher. Bien des années ont passé. Seule une amnistie dira vraiment que nous avons dépassé tout cela. Elle ne sera pas la conséquence d'un changement de la société, ni n'en provoquera un d'ailleurs, elle sera seulement le signe que quelque chose a changé. J'espère en mieux.

Mais aujourd'hui, une vraie solution politique, qui mettrait fin à cette guerre entre deux camps, entre vainqueurs et vaincus, n'arrivera plus. Où sont aujourd'hui les protagonistes de cette époque ? Où est passée aujourd'hui la DC d'alors, le PCI, le mouvement, cette idée de révolution ? Ils ont tous disparu. A vec qui, et qui doit écrire le mot « fin » ? La mémoire de notre histoire n'est pas morte. Mais elle n'est pas non plus conservée. Elle est exorcisée, éloignée, déformée. On n'en a jamais fini avec le procès Moro, tout le monde sait absolument tout ce qui s'est passé mais continue à se perdre dans des élucubrations, à ne pas voir ce qui est simple. Tragique et simple.

Ce que vous appeliez « l'Etat » était a vos trousses tandis que se développait la mafia, et a celles de la mafia pendant que prospérait Tangentopoli. L'Etat court toujours après un ennemi. Vous êtes en dehors du monde depuis vingt-deux ans, dont neuf en clandestinité et treize en prison. Jusqu'à présent, vous avez eu la prison et la destruction de cette mémoire. Si un mauvais ange vous offrait sur un plateau la liberté et l'oubli, et sur un autre la prison et la mémoire, lequel choisiriez- vous?

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Il n'existe pas d'anges aussi sournois, seuls les hommes proposent deux façons aussi cruelles l'une que l'autre de mourir. En tout cas, je dirais : « Donne-moi la liberté et la mémoire. Si tu n'es pas capable de donner autant, mon cher ange, alors tu voles très bas, même pas à la hauteur de notre défaite. »

ACLI : Associazioni cristiane dei lavoratori italiani (Associations chrétiennes des travailleurs italiens). Associations culturelles catholiques, liées à la DC, présentes sur tout le territoire. ARCI : Associazione recreativa e culturale italiana (Association récréative et culturelle italienne). Réseau lié au PC, qui fédère essentiellement les Maisons du Peuple. BR-PCC : Brigate Rosse per la Costruzione dei Partito Comunista Combattente (Brigades rouges-Parti communiste combattant). Scission intervenue en 1982 qui resta la branche majeure des BR après les diverses scissions du début des années 1980. BR-PG : Brigate Rosse-Partito Guerriglia (BR-Parti guérilla). Scission des BR (issue de leurs Front des prisons) intervenue fin 1981. B R - U C C : BR-Unione dei comunisti combattenti (BR-Union des communistes combattants). Dernière scission des BR, née en 1986, elle a existé à peine plus de deux ans.

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C G I L : Confederazione generale italiana del lavoro (Confédération générale italienne du travail). Principal syndicat italien lié historiquement au PC. Équivalent de la C G T en France. C I S L : Confederazione italiana dei sindicati di lavoratori (Confédération italienne des syndicats de travailleurs). Deuxième syndicat italien, historiquement liée à la DC. CL:Comunione e Liberazione (Communion et libération). Mouvement catholique traditionaliste et conservateur, très influent dans la vie politique italienne, en particulier aux temps de la DC. CPM : Collettivo Politico Metropolitano (Collectif politique métropolitain). Collectif milanais d'extrême gauche où militaient certains des fondateurs des BR avant leur création en 1969-1970. C U B : Comitato Unitario di Base (Comité unitaire de base). Comité fondé par la base des ouvriers, surtout dans les usines milanaises à partir de 1968, pour se détacher et s'opposer aux syndicats traditionnels. DC : Democrazia Cristiana (Démocratie chrétienne). Principal parti au pouvoir de 1945 à 1992. DS : Democratici di Sinistra (Démocrates de gauche). Nom du parti qui, en 1998, succéda au PDS. E T A : Euskadi Ta Askatasuna (en langue basque: «Pays basque et liberté »). Mouvement armé indépendantiste basque. F C C : Formazione comuniste combattenti (Formations communistes combattantes). Petit mouvement armé fondé par quelques anciens des BRen 1975.

Principaux sigles

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FIM : Federazione italiana Metalmeccanici (Fédération italienne des métallurgistes). Fédération de la métallurgie du syndicat CISL, historiquement lié à la DC. F I O M : Federazione impiegati opérai metallurgici (Fédération des employés et ouvriers de la métallurgie). Fédération de la métallurgie de la C G I L . FUC1 : Federazione universitaria cattolica italiana (Fédération universitaire catholique italienne). Fédération des groupes d'étudiants catholiques dans les universités italiennes. L'organisation, née en 1896, existe toujours aujourd'hui. G A P : Gruppi d'Azione partigiana (Groupes d'action partisane). Le tout premier groupe armé des années de plomb, créé en 1969 par le riche éditeur Giangiacomo Feltrinelli, principalement engagé dans le combat antifasciste. IRA: Irish Republican Army (Amée républicaine irlandaise). Principal groupe armé luttant pour le rattachement de l'Irlande du Nord (aujourd'hui partie du Royaume-Uni) à la République d'Irlande. Avant les accords de paix, sa vitrine légale était le Sinn Féin, parti politique ayant des élus au parlement local. MSI : Movimento sociale italiano (Mouvement social italien). Parti néofasciste créé en décembre 1946. Il est devenu l'Alleanza nazionale (Alliance nationale) en 1995. NAP: Nuclei armati proletari (Noyaux armés prolétariens). Groupe armé essentiellement napolitain, issu des prisons. Les BR ont toujours affiché une grande proximité avec les NAP. OLP : Organisation de libération de la Palestine.

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Brigades rouges

PCI : Parti communiste italien. PD : Partito democratico (Parti démocrate). Principale formation de centre-gauche aujourd'hui, née en octobre 2007, issue principalement de la fusion des ex-DS et de l'aile gauche de l'ancienne DC. PDS : Partito democratico délia sinistra (Parti démocratique de la gauche). Suite à l'abandon de la référence communiste après la chute du Mur, le PCI se transforma en PDS en 1990. Seule une minorité (12 % des adhérents environ) refusa cette évolution et fonda, en 199], le PRC. PDUP: Partito di unità proletaria (Parti d'unité prolétarienne). Petit parti à la gauche du PCI qui exista de 1971 à 1974 et se présentait souvent aux élections avec le groupe du quotidien IIManifesto. PotOp : Abréviation désignant l'ancien groupe d'extrême gauche né en 1968 Potere Operaio (Pouvoir ouvrier). De tendance opéraïste, ses principaux leaders furent Toni Negri en Vénétie et Oreste Scalzone à Rome. S'est autodissouT lors de son congrès de 1973 pour confluer essentiellement dans la mouvance Autonomia operaia (Autonomie ouvrière) souvent désignée par l'abréviation AutOp. PRC : Partito délia Rifondazione Comunista (Parti de la refondation communiste). Issu de la minorité du PCI qui, en 1990, voulut conserver la référence au communisme, contrairement au PDS. PRI : Partito repubblicano italiano (Parti républicain italien). Parti politique laïque souvent allié à la DC pendant toute la Première République (1947-1992). Issu de la Résistance, notamment des groupes du mouvement antifasciste Justice et libertés, et du Partito d'Azione, fortement attaché à la Constitution républicaine de décembre 1947, le parti sera un soutien fervent DU « front de la fermeté » pendant l'enlèvement d'Aldo Moro.

Principaux sigles

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PSDI : Partito socialistademocratico italiano (Parti socialiste démocratique italien). Parti souvent allié à la DC pendant toute la Première République, issu d'une scission du PSI intervenue en janvier 1947. PSI : Partito socialista italiano (Parti socialiste italien). L'un des plus vieux partis politiques italiens, membre de la Deuxième Internationale. R A F : Rote Armee Fraktion (Fraction armée rouge). Groupe armé ouest-allemand, également appelé « Bande à Baader », du nom de son principal fondateur.

Achevé d'imprimer pour le compte des Editions Amsterdam sur les presses de la Nouvelle Imprimerie Laballery - 58500 Clamecy en août 2018 Numéro d'impression : 804394 Dépôt légal : août 2018