La valeur d'un film : Philosophie du beau au cinéma 9782200612894, 9782200289959

Qu’est-ce qu’un "bon" film ? Quels sont les critères qui permettent de juger de sa qualité et de son intérêt ?

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French Pages 208 [254] Year 2015

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La valeur d'un film : Philosophie du beau au cinéma
 9782200612894, 9782200289959

Table of contents :
index
Introduction
1  La conception formaliste du cinéma
2  La conception politique du cinéma
3  Critique des conceptions esthétique et politique
4  La théorie des catégories et de leur hiérarchie
5  Quel discours sur les films singuliers ?
6  La question du plaisir
7  Penser l’usage
Conclusion
Bibliographie
Index (films et notions)

Citation preview

En couverture : Al Pacino dans Scarface, de Brian de Palma (1983) © [UNIVERSAL / THE KOBAL COLLECTION]

© Armand Colin, 2015 Armand Colin est une marque de Dunod Éditeur, 5 rue Laromiguière, 75005 Paris ISBN : 978-2-200-61289-4 http://www.armand.colin.com

Table des matières

Introduction 1 La conception formaliste du cinéma 2 La conception politique du cinéma 3 Critique des conceptions esthétique et politique 4 La théorie des catégories et de leur hiérarchie 5 Quel discours sur les films singuliers ? 6 La question du plaisir 7 Penser l’usage Conclusion Bibliographie Index (films et notions) Introduction

Existe-t-il de « bons films » (et des mauvais), un « bon goût » (et un

mauvais) ? Cette question est-elle légitime ? D’où viennent les polémiques que nous pouvons avoir avec nos proches sur les films que nous voyons ? Ce livre s’adresse à ceux qui sont intéressés par ces sujets et tentera de leur apporter des éléments de réponses en s’appuyant sur une analyse philosophique du problème étayée de nombreux exemples et de quelques repères d’histoire du cinéma. L’art est une affaire sociale et politique, et tout particulièrement le cinéma, car il est d’abord une industrie ordonnée autour de trois axes (production, distribution, exploitation). Affirmer que l’art et, pour nous, le cinéma, doivent être pensés du point de vue social et politique, voilà qui ne signifie pas qu’il faille tenir pour illégitimes les analyses dites esthétiques. On présentera d’abord la conception formaliste ou esthétique du cinéma, en montrant qu’elle met certes l’accent sur la forme, mais que la valeur de celle-ci tient à la manière dont elle utilise les moyens proprement cinématographiques pour exprimer un certain contenu (chapitre 1). On montrera ensuite comment la conception sociale et politique du cinéma ne s’oppose nullement à la conception esthétique, mais lui reproche seulement d’en rester à une prise en compte du contenu qui gomme toute sa dimension sociale et politique (chapitre 2). La conception esthétique du cinéma, dite formaliste, n’est irrecevable que si elle est posée comme autonome et suffisante. Autrement dit, elle doit être conservée, mais réenveloppée dans une conception plus vaste. En effet, si tous les arts sont des pratiques sociales, le cinéma possède cette spécificité, à la différence par exemple de la musique, art non figuratif et non narratif, de présenter des rapports de classe, de sexe et de race. En ce sens, l’autonomisation de l’esthétique est déjà un acte politique et social (chapitre 3). Dans la mesure où notre travail propose une cartographie des différentes positions possibles

relatives à l’appréciation, nous avons également fait droit aux thèses qu’on trouve dans la philosophie anglo-saxonne et particulièrement dans les textes de Noël Carroll, et nous assumons l’aspect polémique de notre présentation (chapitres 4 et 5). Outre que cela donne un ton, nous nous en justifions par deux raisons. Carroll est aujourd’hui le philosophe américain le plus important sur les questions de philosophie de l’art et du cinéma. La critique de ses thèses sur l’appréciation d’un film est plus largement la critique de la manière dont un certain type de discours ou de méthode, à savoir celui de la philosophie analytique à laquelle Carroll se rattache, pense la question de l’appréciation – et la chose est d’autant plus intéressante que, dans cette tradition philosophique, Carroll est un des rares à oser traiter la question rejetée comme non pertinente. En outre, cette analyse de Carroll, qui peut paraître unilatéralement négative, a aussi pour intérêt de faire surgir en creux un certain nombre d’exigences positives : quid de cet intérêt social ou culturel qui, selon lui, constitue la norme ultime de l’appréciation d’un film ? La conception sociale nous conduit à l’examen du plaisir (chapitre 6). Car elle n’équivaut nullement à contester le plaisir, mais au contraire à le revaloriser en le pensant différemment. Le plaisir du film n’est pas un plaisir abstrait, éthéré, un plaisir esthétique désintéressé qui ne contiendrait que luimême, mais c’est un plaisir du corps, c’est-à-dire de l’individu tout entier. En ce sens, il est gros de ce qui constitue très concrètement le spectateur dont le plaisir est toujours conditionné par un réseau d’attentes liées à son identité sociale. L’analyse de ce plaisir conduit à penser l’appréciation comme usage (chapitre 7) et à insister sur deux points. Le premier consiste à montrer que l’appréciation, pensée comme usage, ne

saurait être réduite au discours sur le film – de même qu’on ne saurait résorber le plaisir dans le discours sur le plaisir. C’est pourquoi nous parlons d’« appréciation » plutôt que de « jugement ». Le discours sur l’art et le cinéma présuppose constamment que l’appréciation relève de la sphère du judicatif et du théorique. Qu’on distingue le jugement de goût à titre de jugement de valeur esthétique du jugement logique ou jugement de connaissance, comme le fait Kant dans la Critique de la faculté de juger, ne change rien à l’affaire. Qu’on affirme, comme le fait encore Kant, que le « goût » est irréductible au jugement, puisqu’il est d’abord et avant tout plaisir dans son irréductibilité au jugement, ne change à nouveau rien, puisque le plaisir ou sentiment est ce qui fonde l’irréductibilité du jugement de goût au jugement logique. Le concept de « goût », dans son irréductibilité à tout concept1, concourt donc à la réduction de l’appréciation esthétique à un jugement nommé « jugement de goût ». Contre une telle thèse et contre toutes ses variations, selon lesquelles du « goût » au jugement la conséquence est bonne, nous prétendons que l’appréciation se trouve dans l’usage au sens fort du terme : non pas ce que je dis du film, mais ce que j’en fais dans mon existence pour autant qu’il s’incorpore, c’est-à-dire norme et transforme ma vie. On verra que, sur ce point, le philosophe qui anticipe notre position est Nietzsche, pour qui l’appréciation de la musique est d’abord et avant tout un acte, une certaine utilisation que je fais de la musique en fonction de mes intérêts. Enfin, le second point (cette fois contre la hiérarchie nietzschéenne) consiste à soutenir que, dès qu’on pense l’appréciation comme usage, donc comme acte, on échappe à toute perspective élitiste selon laquelle il y aurait un « bon goût », lequel serait, évidemment, le jugement de goût – donc l’appréciation des « experts » ou « spécialistes », voire au pire celle des « amateurs éclairés ». Comme on le verra, toutes les appréciations sont

légitimes dans la mesure où elles sont différents usages d’un film, toute la question étant de savoir s’il faut toutefois concevoir le film comme un texte qui autoriserait et interdirait certains usages. Le « jugement de goût » n’est qu’un usage parmi d’autres et ne possède nulle supériorité. Corrélativement, il n’y a pas de « bons films » ou de « beaux films », c’est-à-dire des films qui posséderaient une valeur alors que d’autres n’en auraient pas, parce que tous les films possèdent une valeur dès qu’on en trouve un usage.

1 On rappellera qu’il en va ici comme de l’espace et du temps dans la Critique de la raison pure, où tout l’effort consiste à construire un concept d’espace qui établit l’irréductibilité de l’espace au concept (voir H. Cohen, La Théorie kantienne de l’expérience, trad. fr. E. Dufour et J. Servois, Paris, Le Cerf, 2001, p. 165). Chapitre 1

La conception formaliste du cinéma

Qu’appelle-t-on la théorie « formaliste » ? Curieusement, une théorie qui n’est absolument pas formaliste. Elle trouve son illustration exemplaire dans la « politique des auteurs » des Cahiers du cinéma. Mais cette théorie trouve son origine bien en deçà de la « politique des auteurs », presque à l’origine du cinéma. Noël Burch, d’ailleurs, cite comme origine de la « politique des auteurs » des textes de Louis Delluc ou Jean Epstein, qui ont été à la fois cinéastes et théoriciens du cinéma1. Mais il y a,

auparavant et en Allemagne, les textes de Paul Wegener (19162) et de Robert Wiene (19223) et, avant eux, les textes publicitaires pour L’Étudiant de Prague (Stellan Rye et Paul Wegener, 1913)4. Il faut encore renvoyer à des auteurs comme Paul Ernst, Konrad Lange ou Georg Lukacs5. En fait, la question de l’appréciation d’un film est subordonnée à une autre question, celle de savoir ce qu’est le cinéma. Il est intéressant de noter que les premières conceptions de l’appréciation d’un film sont des conceptions qui surgissent implicitement, secondairement, car la question dont traitent ces textes n’est pas d’abord celle-là. Elle est celle de savoir ce qu’est le cinéma. La question soulevée par les textes et les auteurs que nous venons de citer n’est pas du tout de déterminer ce qu’est ou plutôt ce que doit être l’appréciation d’un film, mais de trouver des arguments pour faire valoir le cinéma à titre d’art. De plus, elle est celle, liée à la thématisation de la dimension artistique du cinéma, de déterminer en quoi consiste sa spécificité. Voilà le fait remarquable : la première théorie de l’appréciation d’un film provient d’une théorie sur la nature ou la spécificité du cinéma, à un moment où celui-ci, comme réalité nouvelle (il a un peu plus de dix ans), demande à être pensé. Voilà qui est tout à fait logique, si on y réfléchit : on peut inférer de la nature du cinéma la manière dont il doit être apprécié.

Figure 1. L’étudiant face à son double dans cette image où l’indication du clair-obscur (« comme dans Rembrandt ») figurait déjà dans le scénario : si c’est du cinéma, dit Wegener, c’est parce que c’est impossible au théâtre (L’Étudiant de Prague).

Or, que cherchent à montrer tous ces auteurs qu’on a cités ? Que le cinéma n’est pas ce à quoi il ressemble le plus et à quoi on pourrait le comparer, à savoir le théâtre. Davantage, le cinéma n’est pas un théâtre pour les pauvres. Il y a dans cette formule, le « théâtre pour les pauvres », les deux dimensions corrélées qui affectent le cinéma d’un quotient négatif. D’une part, le cinéma est le divertissement des pauvres – et cela est le cas tout autant en Allemagne qu’en France, en Angleterre et aux États-Unis. En témoignent d’ailleurs les premiers lieux de projection, comme la foire, le théâtre (le music-hall) ou même les brasseries, mais aussi le fait que ces endroits sont le lieu d’incendies, de vols et de bagarres qui font que le cinéma est le théâtre du « petit peuple ». Même si les salles de cinéma sont rapidement créées, il n’en demeure pas moins entaché par son origine plébéienne, de sorte que l’effort, dans tous les pays, consistera à déployer de multiples stratégies pour attirer un public respectable – effort indissolublement lié à la reconnaissance du cinéma comme art6. Car, d’autre part, le cinéma apparaît d’abord comme un divertissement indigne. Dire que c’est le « théâtre des pauvres », c’est affirmer qu’il est un substitut artistique pour ceux qui, de droit comme de fait, n’ont pas accès à l’art authentique. En France, on sait que la dignité du spectacle du cinéma va d’abord être conquise par son rapprochement avec le théâtre : c’est le « film d’art », dont l’exemple représentatif est L’Assassinat du duc de Guise (Le Bargy et Calmette, 1908). Le « film d’art » propose un grand sujet, et chaque

séquence est formée d’un unique plan, frontal, où tous les comédiens apparaissent sur la scène en pied : bref, ce que Sadoul, à propos du cinéma des origines (Méliès), nommait « le point de vue du monsieur de l’orchestre ». En Allemagne, le rehaussement du cinéma se fait au contraire par un détachement complet d’avec le théâtre (i.e. le grand sujet) et même par un rapprochement avec un genre littéraire, le fantastique, mineur pour les Français, mais essentiel et noble dans la culture allemande depuis le xixe siècle. Dès Wegener, en Allemagne, la stricte séparation et même opposition7 du cinéma et du théâtre a pour corollaire le fait que la liaison est établie avec un autre art qui constitue une référence positive, à savoir la musique. Ce n’est pas avec le théâtre, mais avec la musique que le cinéma doit être comparé et avec laquelle il possède des affinités. Wegener écrit : « Dans ces thèmes [i.e. ceux de la littérature fantastique allemande], il y a beaucoup de ce que j’appellerais “cinétique”, c’est-à-dire des possibilités typiquement visuelles que seule permet la technique cinématographique. Il faut bien se dire que le théâtre et la littérature doivent être oubliés et qu’il s’agit de créer par le cinéma et pour le cinéma. Le vrai poète du film doit être la caméra. La possibilité d’un changement ininterrompu de points de vue, les innombrables trucages, bref la technique cinématographique doit déterminer le choix du sujet. […] Et je comprenais toujours plus la véritable destination du cinéma, l’effet produit uniquement par la technique photographique. Rythme et temps, clair et obscur y jouent le même rôle qu’en musique8 ».

P. Wegener, acteur, réalisateur et essayiste, est à l’origine du cinéma expressionniste puisqu’il est le (co)réalisateur de L’Étudiant de Prague, du premier Golem (1915) mais aussi du remake (1920). Il se compromet avec

l’État hitlérien (Un homme veut se rendre en Allemagne, qu’il réalise en 1934) et lui restera fidèle jusqu’au bout (il joue dans de nombreux films, dont Kolberg, V. Harlan, 1945).

La comparaison avec la musique ne nous importe pas pour le moment. Ce qui en revanche est essentiel, ici, est que Wegener insiste sur le fait que le cinématographe est le moyen idéal pour rendre concret l’imaginaire fantastique des écrivains romantiques, essentiellement au moyen de tout ce qui provient du « film à truc » inauguré par Méliès, à savoir l’escamotage, les maquettes, les surimpressions et plus largement tout ce qui relève des effets spéciaux9. Il souligne en outre que, par là, le cinéma échappe au théâtre filmé et conquiert sa spécificité, puisque le film fantastique met en œuvre des moyens qui sont proprement cinématographiques (voir le rôle que Wegener accorde à la « technique photographique »). Peu importe qu’il y ait une indécision dans la caractérisation de ce qui est proprement cinématographique. Le « cinétique » de Wegener, ce sont les « possibilités typiquement visuelles de la technique cinématographique », et la manière dont il en parle implique une conception du cinéma qu’on retrouve par exemple chez George Lucas. En effet, le cinéma peut représenter ce qui reste impossible au théâtre (d’où la proximité seulement apparente des deux arts), à savoir le fantastique de l’esprit romantique allemand, comme par exemple l’étudiant face à son double, dans un même plan, où on distingue nettement leurs traits à tous les deux. Le « cinétique » de Wegener est donc très loin de la « photogénie » par laquelle des auteurs français comme Delluc ou Epstein caractériseront d’une autre manière cette dimension proprement cinématographique du cinéma, en

insistant davantage sur la poésie que sur les effets spéciaux. Reste que, dans les deux cas, comme d’ailleurs dans les autres textes auxquels nous avons renvoyé, c’est le style qui importe. Ce qui compte n’est pas l’histoire, mais sa mise en images. Il faut toutefois aller plus loin. On pourrait croire que, dès lors, le contenu, l’histoire, sont mis entre parenthèses au profit de la seule forme. Ce n’est pourtant pas de cela qu’il s’agit, autant chez Wegener, Wiene et les écrivains allemands contemporains (Paul Ernst, Konrad Lange, Georg Lukács)10 qui partent dans la même direction, que chez les représentants de l’avant-garde française (il nous faudra être plus précis sur ceux-ci). L’idée en effet est la suivante : compte non pas l’histoire, isolée de la forme dans laquelle elle trouve son expression, mais la manière dont l’histoire est présentée au moyen d’une certaine forme. C’est exactement comme dans l’opéra. L’opéra, c’est un livret, donc du théâtre, avec des gens qui gesticulent sur la scène et auxquels il arrive des tas de choses. Cela posé, l’opéra est d’abord et avant tout une forme musicale, au même titre que la sonate ou la symphonie. Parler d’un opéra, ce n’est certes pas isoler la structure musicale du livret, puisque l’opéra n’est pas de la musique symphonique, mais ce n’est pas non plus procéder à la manière de ceux qui, prétendant parler de l’opéra, ne parlent toutefois que du livret. Ce qui importe, c’est la manière dont le livret est mis en musique. Forme et contenu sont donc liés et indissociables. Il en va de même pour le cinéma, à cette différence que, dans le film, forme et contenu sont absolument liés et indissociables, puisqu’on ne peut pas les séparer, alors qu’on a pu faire jouer les livrets de L’Anneau du Nibelung par des acteurs, sans la musique – ou bien inversement des passages musicaux sans le texte. Cela pourrait être contesté en ce qui concerne l’avant-garde française, susceptible, de ce fait, d’être proprement qualifiée de formaliste. À la

différence de Wegener et des autres cinéastes allemands qui suivent (nous reparlerons de Murnau) et s’inscrivent dans la même lignée (Nosferatu, F. W. Murnau, 1921, accomplit ce que L’Étudiant de Prague commence à mettre en place), l’avant-garde française se caractérise par le refus de la subordination à une histoire, c’est-à-dire par l’éviction du récit, au sens traditionnel qu’on donne à ce terme : précisément raconter une histoire. C’est pourquoi la « photogénie », à la différence de la « cinétique » de Wegener, est liée à une nouvelle conception du cinéma. La « photogénie » est comme un dévoilement de ce qui est filmé, comme une révélation de son visage inconnu, qui en somme nous apprend à le regarder d’une autre manière. C’est que le cinéma nous fait, certes, voir les choses que nous voyons tous les jours, mais il nous conduit à les voir différemment, parce qu’il les déconnecte de la dimension d’usage ou d’utilité qui fait que nous ne les regardons pas ou plutôt que nous les regardons sans y faire attention (et c’est pourquoi, d’ailleurs, la photogénie n’est pas seulement celle d’un visage, mais aussi celle d’un objet ou d’un paysage). Voilà pour le premier élément. Le second est que la photogénie proprement cinématographique est évidemment liée à la durée, au mouvement et au déploiement des lignes sans quoi la photogénie cinématographique ne se distinguerait pas de la photogénie photographique. Soulignons que, chez Delluc, le sens du mot « photogénie » demeure très indéterminé, et on ne trouve chez lui que quelques indications qui restent vagues. Les critiques cinématographiques de Delluc ne nous aident guère pour saisir le sens que le mot revêt chez lui, dans la mesure où la critique cinématographique, balbutiante, n’est pas encore conçue d’une manière technique. Du coup, elle est envol lyrique, particulièrement chez Delluc qui part dans tous les sens et introduit d’ailleurs des considérations morales tout à fait douteuses11, isolant ça et là un plan sublime comme s’il pouvait être décontextualisé et, du fait que l’image est

considérée pour ainsi dire abstraitement, dissociant la forme du fond, par exemple la ligne d’un geste, la grâce d’un mouvement, « l’équilibre visuel » de telle composition (la formule est de Delluc qui parle également d’invention « plastique12 »). Le concept de « photogénie », flou chez Delluc parce qu’il ne thématise par la temporalité qui y est immanente13 et qu’il ne fait qu’indiquer, grâce à la comparaison avec la musique (« le rythme des images », « la musicalité irrésistible » des films de Mack Sennett14), sera ensuite développé, beaucoup plus rigoureusement, par Epstein. Chez celui-ci, imprégné de la culture romantique allemande15, la photogénie est la caractéristique par laquelle le médium cinématographique peut se détacher de la réalité qui nous est donnée perceptivement (i.e. l’apparence) pour présenter ou exprimer l’essence du réel. On retrouve l’idée déjà présente chez Delluc de révélation, mais cette fois en un sens plus précis. C’est le premier élément de la définition. Le second élément approfondit le premier. Il consiste en un développement de la comparaison avec la musique, qui permet d’expliquer comment s’opère cette révélation, et comment le cinéma peut se régler sur autre chose que le théâtre pour « faire avancer » les images. Remarquons que, chez Epstein, cet alignement sur la musique est d’autant plus cohérent que, chez les romantiques allemands que connaît bien Epstein, la musique est considérée comme le langage qui seul peut « dire » ou exprimer d’une manière adéquate l’essence du monde, et produire un sentiment pur, c’est-àdire délié de tout assujettissement à la figuration et à la narration. Il y a deux manières de penser l’enchaînement des images, c’est-à-dire de penser l’image cinématographique comme élément d’un tout. Ces deux conceptions apparaissent chez Murnau, en particulier dans Nosferatu. C’est en ce sens qu’un auteur comme Rudolf Kurtz, dans Expressionnisme et cinéma16, considère l’expressionnisme comme l’origine de l’avant-garde allemande et fait même de l’avant-garde française l’achèvement ou la pleine

réalisation de l’expressionnisme. La première consiste à subordonner les images et leur enchaînement à la continuité diégétique, ce que le cinéma américain s’est précisément donné pour tâche de systématiser dès les années 1910, en mettant peu à peu au point les règles du récit cinématographique – c’est-à-dire du cinéma assimilé au récit d’une histoire. Elles consistent dans la variation de l’échelle des plans et dans celle des points de vue, au sein d’une même séquence, pour que le spectateur puisse saisir, dans un récit totalisant qui occupe tous les points de vue à la fois (point de vue de Dieu), se rapproche et s’éloigne à volonté, non seulement la position des différents protagonistes dans un espace uniforme, mais aussi les affects qui sont en jeu dans le rapport qui se noue entre eux (les plans rapprochés et les gros plans qui délient l’individu de tout rapport au contexte et en font, via le visage, un affect pur). Mais les raccords du récit cinématographique permettent également, par la continuité logique qu’ils produisent (raccord-mouvement, champ-contrechamp, règle des 180o, etc.), de gommer la rupture entre les plans, de rendre le récit invisible, de mettre entre parenthèses l’énonciateur, comme si l’histoire se racontait elle-même, et, corrélativement, d’incorporer le spectateur au cœur de l’histoire (on pense aux dialogues filmés en champ-contrechamp avec les amorces qui nous introduisent littéralement entre les deux interlocuteurs). C’est ce qu’on appelle la transparence du style, qui caractérise le cinéma américain classique en général. Ici, la forme se règle sur le contenu, comme en témoigne ne serait-ce que le raccord-mouvement. Ce n’est pas le cas de la seconde conception, qui au contraire règle le contenu sur la forme. Mais en quoi consiste-t-elle ? Ici, les images et leur enchaînement doivent être pensés sur le mode de la musique. Mais qu’est-ce que la musique et qu’est-ce que la musique propre du cinéma, puisqu’il ne

s’agit ici que d’une analogie ? Alors que le cinéma est l’art d’enchaîner les images, la musique est l’art d’enchaîner les sons. Dans les deux cas : un enchaînement d’unités qui prennent sens au sein d’une totalité, de sorte que le sens de chaque unité (une note en musique, un plan au cinéma) est contextuel. Les sons, ce sont des timbres, des hauteurs et des durées. Il faut donc concevoir l’image d’une manière analogue. Le cinéma devient une organisation rythmique des images. C’était déjà dans Nosferatu : un plan de 2 secondes, puis un plan de 4 secondes, puis un plan de 2 secondes, puis un plan de 4 secondes, voilà qui crée un rythme17. La durée du plan est l’objet d’un calcul, où l’on varie, où l’on crée des symétries, où l’on strie le temps à la manière de la musique classique. Mais, comme dans la musique, il ne suffit pas d’avoir des durées abstraites, il faut aussi que ces durées soient remplies par des timbres et des hauteurs dont l’effet interfère et co-constitue le rythme comme tel. L’équivalent des hauteurs musicales dans le film, qui apparaissent d’abord sous la forme d’une ligne mélodique c’est-à-dire d’un dessin sur la partition, c’est l’organisation géométrique de l’image, et les enchaînements de plans en fonction de cette organisation : ce n’est plus à Murnau qu’on pense, mais c’est à Lang. Enfin, les tonalités (comme dit Delluc18) formées par la lumière et l’obscurité (et par leur degré) tiennent lieu des timbres. On comprend désormais l’idée : ce qui règle le passage d’une image à l’autre, ce n’est plus le déploiement continu de l’histoire (champ-contrechamp, raccordmouvement, etc.), ce sont les symétries entre les durées des plans, l’harmonie ou l’opposition des lignes et des courbes ou bien celles des degrés de lumière. Voilà la forme. On pense bien sûr à l’esthétique formaliste musicale, telle qu’elle a été thématisée au xixe siècle par Eduard Hanslick dans Du beau dans la musique19. Alors que le cinéma, au xxe siècle, du moins le cinéma de l’avantgarde française, de l’avant-garde allemande qui lui est contemporaine (Viking

Eggeling, Hans Richter et Walter Ruttmann), mais aussi de l’expressionnisme allemand qui les précède toutes deux, est pensé en termes musicaux, la musique, chez Hanslick, fondateur de la musicologie moderne qui lutte contre la thèse selon laquelle elle serait un langage signifiant, est pensée sur le mode de la peinture (mais d’une peinture non figurative) : elle est pensée comme forme, comme dessin, c’est-à-dire comme un art fait d’arabesques et de courbes qui s’enchevêtrent et ne signifient rien d’autre qu’elles-mêmes. Il est remarquable qu’on trouve la conception formaliste de la musique, à propos du cinéma, dans un seul courant : l’avant-garde allemande ou « cinéma absolu » qui se débarrasse non seulement du récit, mais aussi et surtout de toute figuration20. Ce n’est pas par hasard si tous les films des réalisateurs qui s’inscrivent dans ce mouvement réfèrent explicitement à la musique : Jeu de lumière – opus no 1 (W. Ruttmann, 1921), Symphonie diagonale (V. Eggeling, 1923-1924), Rythme 21 (H. Richter, 1923), etc. Ici, il n’y a plus d’objets reconnaissables, plus de visages, plus de paysages, mais des formes qui apparaissent, se déforment et s’opposent, exactement comme en musique. Ici, la forme est devenue le fond, le contenu, et on trouvera l’écho de cette conception proprement formaliste d’un cinéma appelé « cinéma pur » en France dans les films d’Henri Chomette et Marcel Duchamp.

Figure 2. Qu’est-ce qu’un cinéma proprement formaliste ? Un cinéma qui renonce non seulement à la narration, mais aussi et surtout à toute trace de figuration (Rythme 21 de Richter).

Par définition, un cinéma qui conserve une dimension figurative, dans lequel on identifie des objets, des corps et des visages, d’une part, et, d’autre part, un fil narratif même s’il n’y a pas à proprement parler d’histoire (mais plutôt un prétexte), comme c’est le cas des films de Delluc et Epstein, allie les deux manières de penser l’enchaînement des images distinguées plus haut. Dans ces films, le fil narratif se fait très lâche, mais il n’est pas inexistant. Dès lors, il alterne des raccords-contenus avec des raccords-formes, exactement comme le faisait déjà le Nosferatu de Murnau. De plus, le délitement de la narration ne se fait pas au profit de la forme pour la forme, mais au profit de l’expression d’un sens précis qui est l’émotion (voir La Femme de nulle part, L. Delluc, 1922). On n’est donc pas loin d’un cinéma purement formel, où la forme est son propre contenu – formule par laquelle Hanslick définit le formalisme –, mais il ne s’agit toutefois pas de formalisme au sens strict du fait même de la figuration. En ce sens, l’avant-garde française ne veut pas ne rien exprimer (ce qui est le cas du formalisme), elle n’est pas la volonté de faire valoir la forme pour la forme, mais elle est

l’avènement d’un autre type d’expressivité et d’un nouveau type de contenu au moyen d’un type d’agencement des images qui refuse la subordination de la forme au contenu (le premier type d’agencement des images) pour produire de l’émotion pure, c’est-à-dire une émotion qu’on cherche à libérer des corps et des événements. Pourquoi ces rappels étaient-ils importants ? Ils permettent de rendre sensible le fait que le formalisme au cinéma n’existe pas – ou que s’il existe, c’est dans le champ très restreint d’un courant expérimental qui commence en Allemagne, puis se poursuit en France dans les années vingt (et qui réapparaît ensuite continuellement dans l’histoire du cinéma, même s’il reste marginal). Ce qu’on nomme « formalisme », si l’on qualifie ainsi la conception du cinéma formulée et mise en œuvre par Dulac et Epstein, est simplement une conception qui met en avant la structure cinématographique (comme on parle de structure musicale), et qui s’oppose à un récit se réglant sur la diégèse afin de se faire oublier (négation de la transparence). N’organisant pas les images en récit, c’est-à-dire ne les subordonnant pas à une articulation qui est celle du contenu, c’est-à-dire de l’histoire, ce sont donc les images qu’elle donne à voir, mais pour autant qu’elles sont des images de quelque chose. La seule différence avec l’autre mode d’agencement des images est que, dans celui-ci, l’image se fait transparente et qu’on a du coup l’impression de voir la chose même parce qu’on oublie les images qui nous la donnent à voir. Voilà qui nous permet de passer d’une première dimension, proprement esthétique, interne au film, relevant d’une nouvelle manière de construire les images et de les enchaîner (conformément à ce qui vient d’être développé), à une seconde dimension de ce courant, cette fois externe. Elle se trouve dans les liens qui unissent au même moment l’avant-garde française et l’avantgarde allemande au sein d’une même tendance, qui refuse la même chose et

tend vers le même but, comme en témoignent les textes sur le cinéma écrits par les tenants de l’avant-garde française, et particulièrement ceux de Delluc et Epstein. On peut toujours dire que l’avant-garde française est la représentation au cinéma de la grande mécanique cartésienne21. Les titres de films, Ballet mécanique (F. Léger, 1924), Photogénie mécanique (J. Grémillon, 1924) ne vont-ils pas dans ce sens ? Mais seuls deux films incluent cette référence. En outre, la référence à la musique figure dans tous les textes de Delluc, Epstein – mais aussi dans ceux de L’Herbier, Gance, Dulac22 ! La question, conformément à ce qui a été développé plus haut, est explicitement, pour eux, celle de trouver un moyen d’organiser les images qui libèrent celles-ci de leur assujettissement à l’histoire. Il faut organiser la durée au moyen d’analogies, d’identités et d’oppositions engendrées par les formes et les mouvements à l’intérieur de l’image. C’est pourquoi la référence est la musique, en aucun cas la mécanique. La préoccupation mécanique surgit, certes, mais non pas pour elle-même, comme fin en soi, car elle est mobilisée par rapport à la musique. La mécanique, c’est le mouvement, mais le mouvement, pour l’avant-garde française, ce sont des formes, c’est-à-dire des contours, des figures géométriques, des degrés de noir et blanc et des rythmes. Qu’on songe à la manière dont la polyrythmie est l’explication ultime du triple écran de Napoléon (A. Gance, 1927) – exactement comme dans la musique qui use simultanément et/ou alternativement du binaire et du ternaire, créant des oppositions et des réconciliations. Penser l’avant-garde française à l’aune de la mécanique, c’est encore la subordonner aux raccords-contenus, qui assurent l’uniformité d’un espace-temps qu’il faut au contraire « brouiller », comme dit Epstein, au moyen de raccords-formes permettant l’avènement d’un espace et d’un temps « désapprivoisés » qui sont « d’autant plus émouvants qu’ils restent moins raisonnables » – et qui « suscitent une poésie intense23 ».

On a vu que la conception dite « formaliste », qui vient de la promotion du cinéma dans sa spécificité et dans sa dimension proprement artistique (elle est à l’origine des Autorenfilme en Allemagne dès les années 191024, puis l’avant-garde se l’approprie en France dans les années vingt), est d’abord et essentiellement une conception du cinéma. Mais cette conception du cinéma donne naissance à une conception de l’appréciation du cinéma, tout simplement parce que toute conception de ce qu’est le cinéma est aussi et en même temps une conception qui fournit un critère du jugement de valeur sur les films. Elle renferme une thèse normative quant à l’appréciation légitime. Lorsque la publicité pour L’Étudiant de Prague souligne que le film utilise les moyens proprement cinématographiques pour présenter une histoire que le théâtre ne peut pas représenter, elle nous indique ce qui fait la force du film et ce en quoi il est authentiquement un film : grâce au médium cinématographique, l’histoire trouve un moyen d’expression adéquat. Elle nous indique que toute critique négative du film de Wegener repose sur l’ignorance de ce qu’est le cinéma. En effet, si l’on nous dit que le film d’art français est supérieur, on fera valoir que ce que montre L’Assassinat du duc de Guise est exactement ce qu’on pourrait voir ailleurs, c’est-à-dire au théâtre. Voilà en quoi L’Assassinat du duc de Guise est un mauvais film. Le bon film, c’est celui qui utilise les moyens proprement cinématographiques pour exprimer son contenu, et Wegener souligne d’ailleurs qu’il y a des contenus plus adéquats que d’autres au médium cinématographique (les histoires fantastiques). Dès lors, l’appréciation légitime du cinéma et des films en général est celle qui analyse la manière dont un certain contenu est exprimé par le médium cinématographique. Cette thèse prétendument formaliste trouve son achèvement exemplaire dans la « politique des auteurs » des Cahiers du cinéma dans les années cinquante, qualifiée de formaliste dès son apparition25. Examinons cette

conception. Ici aussi, la question de l’appréciation s’avère seconde. Et la réponse qu’on y apporte dérive de la réponse apportée à la question « qu’est-ce que le cinéma ? ». Les textes exemplaires en la matière sont ceux de François Truffaut sur Alfred Hitchcock, particulièrement le livre rebaptisé par Truffaut dans son édition définitive Hitchcock-Truffaut (et intitulé plus modestement à l’origine Le Cinéma selon Alfred Hitchcock), ainsi que l’article « Un trousseau de fausses clés », dans le numéro 39 (octobre 1954) des Cahiers du cinéma. Truffaut écrit dans cet article :

« Voici une idée du cinéma français. Dans Les Orgueilleux [Y. Allégret, 1953], Michèle Morgan, fraîche veuve à bout de ressources, expédie un télégramme pour demander à sa famille de lui envoyer de l’argent. L’employé de la Poste compte le nombre de mots et lui dit la somme ; alors Michèle Morgan lui demande : « Enlevez tendresse ». Voilà donc une idée comme on en trouve dans presque tous les films français ; ce n’est pas une idée du metteur en scène : Yves Allégret, mais du dialoguiste : Jean Aurenche. Elle a le double mérite de « faire bien » et de donner à penser à Geneviève Agel. Elle a par contre le triple inconvénient d’être basse, de faire de chaque spectateur un intellectuel et d’affirmer la supériorité des auteurs sur leurs personnages puisque Michèle Morgan est inconsciente de la cruauté de son « mot d’enfant ». Voici une idée d’Alfred Hitchcock.

Mon impartialité bien connue m’a fait choisir à dessein deux films qui ont pour sujet commun la déchéance d’une femme et son salut. Dans Under Capricorn [Les Amants du Capricorne, 1949], Ingrid Bergman est, elle aussi, au comble de la déchéance. Pour n’avoir point sous les yeux le reflet de sa laideur morale, elle a fait disparaître tous les miroirs de sa demeure. Michael Wilding, qui s’est donné pour tâche de la faire renaître, évoque pour elle la beauté de son Irlande natale où « les genêts poussent encore sur les sommets de la colline » ; c’est alors qu’il ôte sa veste, la tend derrière une vitre et oblige Harietta-Bergman à y regarder sa beauté intacte, comme en un miroir. Comme le travail des dialoguistes consiste à écrire des dialogues, on ne saurait leur attribuer cette idée ; c’est une idée d’Hitchcock comme le verre d’eau sur le front du procureur dans I Confess [La Loi du silence, 1952]. Ce sont des idées de metteurs en scène. Une bien belle idée26. »

Si Hitchcock, donc, est un cinéaste et non pas un faiseur ou un tâcheron, si ses films sont du cinéma et non du théâtre filmé (expression péjorative, insulte suprême qu’on retrouve aussi chez Bazin ou Mitry), c’est parce qu’il exprime des idées par des moyens proprement cinématographiques. Alors que, dans un film, l’information est communiquée par l’image, dans le « théâtre filmé » c’est par le dialogue que l’information est donnée, de sorte que l’image ne sert explicitement à rien. Si, dans le théâtre filmé, le réalisateur aurait pu cadrer et monter autrement sans que rien ne soit changé, parce que l’image n’a ici qu’une fonction secondaire et absolument accessoire, à savoir illustrer le dialogue (c’est un cinéma qui repose d’abord sur des bons mots), chez Hitchcock ce n’est jamais par hasard si la caméra est posée ici plutôt que là, si tel objectif est choisi plutôt que tel autre, et si tel

plan a telle durée. On dira donc, comme l’écrit Truffaut, que si Hitchcock est un cinéaste, c’est parce qu’il est capable « de tout exprimer visuellement27 » : ainsi la scène des 39 marches, 1935), lorsque Robert Donat, traqué par la police, trouve refuge dans une ferme. Hitchcock montre – sans que rien ne soit jamais dit –,au cours du repas, la fermière qui prend conscience que le héros est recherché et qui décide de l’aider, le lui faisant comprendre toujours sans rien dire, pendant que le fermier, jaloux, croit qu’une histoire d’amour est en train de se nouer entre eux deux. Truffaut n’a cessé d’insister sur ce point : chez Hitchcock, tout plan fait avancer l’action et est donc nécessaire à l’économie du film. Il communique au spectateur une information indispensable à la poursuite de la narration (c’est le critère de la cohérence, dont Hitchcock, dans ses entretiens avec Truffaut, souligne l’importance, par opposition au critère de la vraisemblance).

La cohérence est interne, elle est le lien qui fait que tout élément (tout plan) est rattaché aux autres dans ce tout qu’est le film. Elle a un aspect qui relève de la forme (tout plan doit avoir un sens relatif au tout qu’est le film et fournir une information au spectateur, soit qu’il fasse avancer l’action ou bien qu’il contribue à planter l’ambiance et à dilater le temps) ; mais elle a aussi un aspect qui relève du contenu (conduire avec une « logique imperturbable » la « caractérisation » des personnages ou d’une situation). Par opposition, la vraisemblance, critère externe, qui est simplement la (prétendue) conformité de la représentation de la réalité (i.e. le film) avec la réalité en elle-même, n’a aucun sens dans un film, et a fortiori dans un film de fiction, dans la mesure où la réalité n’est jamais donnée mais toujours construite (autrement dit : la vraisemblance varie selon les individus, selon les époques et selon les continents). Voir sur ce point Hitchcock-

Truffaut, p. 80-81, 96 et 125.

Figure 3. Les 39 marches d’Hitchcock : l’art proprement cinématographique de savoir communiquer au spectateur des informations complexes sans passer par le dialogue.

Or, le malentendu dont il était déjà question plus haut réapparaît. André Bazin, lorsqu’il se sent contraint de justifier l’engouement des « jeunes Turcs » des Cahiers pour « un certain cinéma américain » qui manifeste une « timidité croissante à traiter avec liberté de “grands sujets” », écrit à propos de ses jeunes collaborateurs : « Mais s’ils prisent à ce point la mise en scène, c’est qu’ils y discernent dans une large mesure la matière même du film, une organisation des êtres et des choses qui est à elle-même son sens, je veux dire aussi bien morale qu’esthétique28 ». Bref, on voit en quoi relève le glissement qui permet (mais ne légitime nullement) l’appellation de « formaliste ». C’est que, sous prétexte qu’il est impossible de trouver dans l’argument (i.e. le contenu) des Hommes préfèrent les blondes (H. Hawks, 1953), film porté aux nues par les « jeunes Turcs » face à un Bazin stupéfait, un thème profond et intelligent, on ne peut aimer le film qu’en faisant valoir la mise en scène

d’une intrigue sans arrière-fond ni intérêt. En ce sens, on ne peut qu’admirer la ténacité de Truffaut qui, contre la pensée dominante représentée par le vieux sage qu’est Bazin, a réussi à faire admettre qu’un « grand » film n’est pas nécessairement un film traitant d’un « grand » sujet. Autrement dit, la profondeur du film ne consiste pas dans sa profondeur apparente, intentionnelle, bref, dans l’argument (ou alors on réduit le cinéma à du théâtre filmé). La tendance représentée par Truffaut (mais aussi par Schérer, Rivette et Chabrol, également nommés par Bazin dans le texte auquel on a renvoyé) revalorise le goût du public et, partant, est une légitimation du succès public. En général, on oppose succès public et succès critique : les films prisés par Bazin sont quasi systématiquement des films d’auteurs qui ne sont pas des succès en salle, du Voleur de bicyclette (V. de Sica, 1948) à Un condamné à mort s’est échappé (R. Bresson, 1956). La critique telle que l’entendent les « jeunes Turcs », en privilégiant comme dit Bazin la forme sur le fond (ou grand sujet), aboutit à une réconciliation du public et du critique, puisque le critique ne louera plus nécessairement et uniquement des films à grand sujet qui, par définition, s’opposent aux films de divertissement évitant de brandir une telle prétention par peur de faire fuir les spectateurs. On voit que, déjà, à l’intérieur de « l’école », l’accusation de « formalisme » apparaît, ainsi qu’en témoigne le texte de Bazin. Mais on comprend contextuellement le sens qu’elle revêt. La conception des « jeunes Turcs », en tout cas, va s’imposer dans les Cahiers, comme en témoigne l’article de Fereydoun Hoveyda, en 1960, qui en reprend les formulations. L’appréciation d’un film doit se faire à l’aune du « point de vue technique, la mise en scène29 », et non du « sujet30 ». De même qu’écrire n’est pas dire certaines choses, mais les dire d’une certaine façon (Sartre), « la pensée d’un

cinéaste apparaît à travers sa mise en scène (…) : c’est la mise en place des acteurs et des objets, les déplacements à l’intérieur du cadre, la saisie d’un mouvement ou d’un regard (…)31 ». Même si la position qu’on vient de décrire n’est nullement formaliste, l’accusation réapparaît régulièrement : on la trouve, aujourd’hui encore, dans la présentation qu’en fait Carroll dans Philosophie du cinéma. Du fait de la manière dont il procède, Carroll est très difficile à attaquer. Le chapitre II de Philosophie du cinéma s’intitule « La spécificité du médium » et critique les théoriciens qui ont défendu l’idée selon laquelle la valeur d’un film se trouvait dans l’utilisation des moyens spécifiquement cinématographiques de narration. D’un côté, les « Suggestions de lectures », à la fin du chapitre, indiquent que les représentants principaux de cette thèse sont des auteurs aussi différents que Rudolph Arnheim, Belà Balasz, Sergueï Eisenstein, André Bazin ou Siegfried Kracauer. De l’autre, Carroll écrit dans le chapitre 2 que, dans une telle perspective qui est la conception la plus courante du cinéma chez les théoriciens, on a pu considérer que La Mort aux trousses (A. Hitchcock, 1959) était un meilleur film que Les Communiants (I. Bergman, 1962) parce qu’il utilisait davantage ou plus adéquatement le médium cinématographique, et que le cinéma, pour ceux qui défendent cette conception, n’est pas fait pour mettre en images des scènes où les dialogues sont subtils et essentiels32. Cependant, parmi les représentants de la théorie en question, qui a soutenu une telle thèse ? Carroll vise les théoriciens des Cahiers, comme en témoigne la référence aux « cinéphiles » (en français dans le texte33) qui soutiennent une telle thèse. Mais les théoriciens des Cahiers n’ont-ils pas fait valoir un cinéma dans lequel le dialogue brille par son importance, des comédies de Capra ou de Hawks aux films de Bergman ou de Rohmer ? Jamais, évidemment, les Cahiers n’ont mis sur le même plan

Les Communiants et, par exemple, Les Orgueilleux, dont il était question plus haut. Qu’on voie par exemple la critique d’À travers le miroir (I. Bergman, 1961) par Jacques Doniol-Valcroze, où les quelques réserves n’entament pas l’éloge du film et de l’œuvre de Bergman en général, justifiée à la fois par la profondeur des thèmes, mais aussi du filmage : « À travers le miroir (une île) est d’abord le choix d’un angle, d’un éclairage, d’un mouvement habile – presque imperceptible – de la caméra34 », écrit Doniol-Valcroze qui souligne en outre « l’économie d’une technique parfaitement assimilée35 ». Certes, on ne trouve pas de critique des Communiants à cette époque. Doniol-Valcroze, dans l’article cité, écrit que « Bergman n’est plus à la mode des ChampsElysées36 ». Pierre Kast, presque deux ans plus tard, se plaint de ce que, « par la faute de la cabale antibergmanienne fomentée par quelques snobs parisiens, Les Communiants ne fut jamais présenté en France37 ». Un an plus tard, le film sort enfin en France, et la double critique des Cahiers, de Jean Collet et d’André Téchiné38, n’évoque jamais les dialogues subtils si chers à Carroll, mais toute la stratégie de mise en image des dialogues et des situations, rapprochant le Bergman des Communiants des plus grands. Bref, on voit bien comment se situent les critiques des Cahiers : leur question n’est jamais celle d’un cinéma bavard contre un cinéma d’action, ce qui n’est qu’une opposition toute artificielle, comme si, par définition, le cinéma bavard équivalait à du théâtre filmé et le cinéma d’action à la mise en œuvre des moyens proprement cinématographiques. On peut filmer de l’action sans parole en utilisant des trucs, c’est-à-dire des plans et des raccords éculés, tant ils ont été répétés depuis la mise en place des règles du récit cinématographique. Inversement, on peut filmer une conversation fournie et subtile en utilisant d’une manière originale et inventive l’outil cinématographique. Lorsque Carroll affirme que, pour les partisans de la théorie de la spécificité du médium, ce qui est proprement « cinématique »

c’est l’action et non les dialogues39, voilà une thèse que n’ont absolument jamais soutenue les prétendus partisans de la théorie de la spécificité du medium. On voit donc la stratégie de Carroll. En rejetant les références à quelques vagues représentants en fin de chapitre, que, surtout, il ne cite pas dans le corps du texte, il construit un ennemi imaginaire qu’il peut ensuite à loisir réfuter, vu qu’il lui a prêté des thèses si naïves qu’elles sont proprement intenables. Reste que Carroll, dont le dispositif autiste a court-circuité toute objection faite par les textes eux-mêmes, continue imperturbablement son propos. Les partisans de la théorie de la spécificité du médium abandonnent donc toute considération du sens, de ce qui est exprimé et/ou représenté, pour s’en tenir à une estimation toute formelle des moyens mis en œuvre. Dès lors, pour eux, une poursuite qui nécessite une multiplicité de plans à la manière des films de Mack Sennett a plus de valeur, c’est-à-dire est plus cinématographique que la danse des petits pains dans La Ruée vers l’or (C. Chaplin, 1925) où Charlot est filmé en un seul et unique plan large en légère plongée, quasi frontal, presque comme au théâtre40. De plus, dans cette optique effectivement intenable, on dira que la moindre série télévisée d’aujourd’hui, avec l’impeccable technique qu’elle met en œuvre, les mouvements incroyables de caméra ainsi que la constante démultiplication des plans, est plus cinématographique que beaucoup de films41 – et en tout cas que la totalité du cinéma classique où on ne pouvait, du fait même de la technique cinématographique, mettre en œuvre le même savoir-faire.

Figure 4. La danse des petits pains dans La Ruée vers l’or : Charlot est filmé en légère plongée et en plan large, quasi frontal, presque comme au théâtre.

Or, conclut évidemment Noël Carroll triomphant, le haut degré de perfection du médium ne suffit pas à faire un bon film, car ce qui importe est l’effet que ça produit – et la danse des petits pains produit un effet bien plus fort que les poursuites de Mack Sennett42. Ou bien encore, comme le fait remarquer Carroll qui terrasse définitivement son adversaire : « Il y aurait presque une auto-contradiction de la part du théoricien de la spécificité du médium s’il soutenait que le respect du médium est plus important que l’obtention de l’excellence artistique43 ». Le seul problème est évidemment que l’adversaire de Carroll n’existe pas. Carroll, contre ce fameux théoricien de la spécificité du médium dont tout le monde se demande à quelle figure historique il peut bien correspondre, souligne qu’un film doit être apprécié à l’aune de ce que le réalisateur a voulu dire ou exprimer. On dira que le film est réussi lorsqu’il utilise d’une manière adéquate les moyens mis à sa disposition pour exprimer une idée (i.e. la sélection du point de vue et de l’échelle propre à chacun des plans, l’organisation et l’enchaînement des plans dans la séquence et l’organisation des séquences dans ce tout qu’est le film44) – c’est-à-dire lorsqu’il exprime

adéquatement ce qu’il a voulu dire. Bien sûr, puisque les intentions du réalisateur sont inaccessibles en dehors de leur objectivation ou de leur extériorisation dans un film, on dira du coup que le film est réussi lorsque la communication est réussie, et que le spectateur comprend le sens qu’a voulu exprimer le réalisateur au moyen du montage des différents plans45. Mais voilà une thèse qui équivaut très exactement à ce qu’écrivent les théoriciens qualifiés de « formalistes ». Personne ne niera, parmi les films et cinéastes auxquels renvoie Carroll, qu’un Mc Sennett comme Lizzies of the Field (D. Lord, 1924) est moins intéressant que La Ruée vers l’or. Car Lizzies of the Field, dans l’optique de la thèse qualifiée de formaliste qu’on a essayé de présenter dans son authenticité contre ce que lui fait dire Carroll, recycle jusqu’à la nausée des procédés qui ont, d’une manière tout à fait positive, permis au cinéma comme « mode de représentation institutionnel » (pour reprendre la formule de Noël Burch) de se constituer comme tel (voir l’importance du raccord-mouvement dans le film de poursuite), mais qui y deviennent des « trucs » tournant à vide. Quant à la « danse des petits pains » dans La Ruée vers l’or, soulignons les points suivants : 1) ce moment qui dure une minute s’inscrit dans un tout relativement auquel il prend sens (Carroll ne dit rien du contexte, comme si cette scène équivalait au film) ; 2) que cette scène soit filmée comme un simple enregistrement de la pantomime ne contrevient nullement à la thèse de la spécificité du médium, du moins au sens dans lequel on peut l’entendre conformément à ce qu’ont développé les auteurs auxquels nous avons renvoyé. Car la question est plutôt de savoir si le dispositif (plan large + plan fixe) est un moyen adéquat d’expression du contenu, ce qui est précisément le cas. Il est par ailleurs

curieux que, selon Carroll, le partisan de la spécificité du médium affirmerait que ce qui est cinématique, ce sont, non pas les dialogues mais l’action, non pas les plans fixes mais le mouvement de la caméra46. En effet, les Cahiers, visés comme emblématiques de la théorie de la spécificité du médium, n’ont cessé de faire valoir, outre un cinéma très bavard qui n’en est pas moins totalement « cinématique », des réalisateurs qui privilégient le plan fixe, aussi différents soient-ils que Duras ou Hitchcock (et sa légendaire décomposition du mouvement). Bref, il n’y a que pour Carroll qu’il existe des partisans d’une forme cinématographique pure qui pourrait être séparée, de fait comme de droit, de tout contenu. Car il en va de la forme cinématographique comme il en va de ce que Kant appelle la « forme de la connaissance » dans la Critique de la raison pure, ainsi que le développe Hermann Cohen lorsqu’il commente l’expression kantienne dans La Théorie de l’expérience47. La forme est toujours forme d’un contenu, de même que le contenu est toujours le contenu d’une forme. C’est seulement dans le cinéma pur de l’avant-garde que la forme est le contenu – exactement comme dans la musique telle que la définit Hanslick. Comme on l’a vu dans les déclarations de Wegener ou de Truffaut, la forme n’est jamais une fin en soi, mais elle vise toujours un effet, qui est précisément l’information communiquée au spectateur. Rappelons le leitmotiv de Truffaut expliquant en quoi consiste la grandeur du cinéma de Hitchcock : chez ce cinéaste, aucun plan n’est gratuit (donc formel), mais il a au contraire, du fait d’un certain espace qu’il institue au moyen de l’échelle et du point de vue, de la temporalité qu’il crée par la durée du plan et l’enchaînement avec d’autres plans, pour but de nous communiquer une information nécessaire dans la poursuite du récit. On comprend donc mal comment on peut parler de formalisme au sens où l’entend Carroll.

Lorsqu’il évoque brièvement l’histoire de la théorie formaliste dans le dernier chapitre de Philosophie du cinéma, donc bien après avoir examiné la légitimité de cette théorie, Carroll distingue deux périodes. La première, principalement représentée par « Arnheim et des apologistes soviétiques du montage48 », soucieuse de distinguer le cinéma non seulement d’un simple enregistrement mais aussi du théâtre49, affirme « que la faculté du film à se distinguer de l’enregistrement de la réalité entraînait l’emploi de procédés propres au cinéma (comme le montage) pour reconstituer la réalité50 ». La seconde, représentée par Bazin ou Kracauer51, qualifiés de réalistes52, rapproche le cinéma de la photographie53, et insiste sur le fait que « le cinéma doit respecter certaines normes liées à l’enregistrement et à la révélation de la réalité54 ». Il y a une opposition entre ces deux périodes qui conduisent « vers des directions opposées55 » : « Le défenseur du réalisme peut prétendre que les théoriciens comme Arnheim ignorent les réussites des films dont le style gravite plutôt autour de l’enregistrement56 ». Cette analyse nous permet de mieux comprendre ce que Carroll entend par « formalisme », ou plus exactement de comprendre un autre sens qu’il donne au mot sans toutefois jamais l’énoncer explicitement. Si Arnheim, par exemple, est qualifié de formaliste, c’est parce qu’il produit un discours normatif lié à la forme de ce que doit être le cinéma, et cela indépendamment de tout contenu. Voilà quelque chose qui est tout à fait différent du sens dont il était question auparavant. Au sens dont il était question auparavant, en effet, Arnheim ne saurait être qualifié de formaliste. Dès le début du Film comme œuvre d’art, Arnheim oppose, dans un film, les points de vue qui ne servent à rien, qui sont purement formels57, c’est-à-dire décoratifs, inventés pour « faire beau » et donc exempts de tout sens, aux points de vue qui au contraire possèdent une

utilité. Il affirme : « dans tout film de fiction, tout plan doit être subordonné au sens de l’action58 ». Par exemple au début du Journal d’une fille perdue (G. W. Pabst, 1929), lorsque, soudain, le jeune pharmacien embrasse Louise Brooks, un raccord montre le baiser de l’extérieur de la pièce, par la fenêtre. Voilà un point de vue apparemment sans fondement, sans légitimation, purement décoratif, mais il en prend un si quelqu’un voit la scène du dehors (c’est à nouveau le critère de la cohérence)59 : le point de vue, alors, est fondé. Arnheim propose de faire une expérience imaginaire, lorsqu’on regarde un film, qui est exactement la même que celle proposée, bien des années plus tard, par David Bordwell et Kristin Thompson dans L’Art du film. Une introduction60. Pour savoir si un point de vue est fondé, il suffit d’imaginer que le réalisateur ait mis la caméra ailleurs : le sens produit (c’està-dire l’information communiquée) aurait-il été le même61 ? Selon Carroll, l’histoire du formalisme a donc deux moments : dans le premier, on valorise le montage contre l’enregistrement de la réalité (Arnheim, les théoriciens russes), alors que, dans le second, on affirme que « la photographie, plutôt que, disons, le montage, en est la propriété essentielle [i.e. du cinéma]62 » (Bazin, Kracauer). Certes, Kracauer rapproche le cinéma de la photographie, comme en témoigne la Théorie du film (et il faut à ce propos distinguer ce livre des prises de position du même auteur dans les textes des années vingt63) ; et, en outre, il conçoit le cinéma et la photographie comme enregistrement. Mais il faut bien comprendre ce qu’il entend par là. Comme le notent les commentateurs de Théorie du film, « il n’est jamais question de “réalisme” en soi (…) chez Kracauer, qui utilise plutôt l’adjectif “réaliste“ comme correspondant aux caractéristiques de la caméra-réalité64 ». En outre, ce réalisme est pensé, non pas comme une dimension esthétique du film qui relèverait d’un acte sinon volontaire du moins conscient, mais comme une dimension technique qui n’est pas

intentionnelle et relève de la nature même des appareils dont dépendent la photographie et le cinéma : « en tant que techniques de reproduction visuelle, [ils] (…) sont tributaires du rayonnement lumineux de la matière65 ». La rédemption de la réalité matérielle dont il est question dans le sous-titre de Théorie du film n’a rien à voir avec ce que Bazin entend par là, de sorte qu’on comprend mal que Carroll puisse assimiler les deux auteurs. La théorie du cinéma de Bazin est une théorie morale. Elle affirme que le cinéma a pour but de révéler la réalité, et celle-ci est conçue comme constitutivement ambiguë. C’est pourquoi seul le plan séquence avec son plan large, plutôt que le montage qui choisit pour nous ce qu’il faut voir en découpant la situation et aliène par là même notre liberté, a pour effet de révéler la réalité, c’est-à-dire d’en rendre l’équivocité. Le plan séquence restitue à l’espace et au temps leur densité. Il la restitue à l’espace puisqu’il nous assure que ce qu’on voit est bien présent dans le champ (contre le champ-contrechamp trompeur qui produit donc une illusion du réel) ; mais il la restitue aussi au temps puisque, contre l’image indirecte du temps produite par le montage, il fait advenir une image directe du temps, c’est-à-dire la durée dans son épaisseur (i.e. dans sa continuité)66. Voilà la première différence entre les deux auteurs. Le réalisme de Kracauer est radicalement étranger à la conception bazinienne : il s’agit simplement de l’introduction du fortuit, de l’illimité, de l’imprévu et du non artificieux dans le film67. L’opposition de Carroll, photographie vs. montage, est donc fausse. Elle est d’autant plus fausse que ce qu’elle présuppose n’a aucun sens. Derrière cette opposition, l’auteur croit qu’il y a une opposition entre le plan séquence et le montage, exactement comme le croit Bazin qui condamne le montage en lui-même, lequel ne produirait par définition qu’une illusion de réalité qui déformerait la réalité en soi. Le grand exemple de Bazin

est évidemment l’effet Koulechov. Dans son remarquable « Éloge d’André Bazin », Gérard Gozlan rappelle qu’on aboutirait à la même chose si Koulechov « était passé en panoramique de la table à l’homme, ou de l’homme à la table68 ». Le sens aurait été le même, « seule la technique de tournage aurait différé69 ». C’est exactement ce que disait Christian Metz quand il soulignait, en prenant comme exemple La Corde (A. Hitchcock, 1948) l’équivalence topologique et sémantique des deux procédés. C’est aussi la raison pour laquelle Burch insiste sur le fait que le mouvement de caméra a seulement pour rôle de confirmer l’uniformité de l’espace seulement suggérée par le montage. La seconde différence est qu’il n’y a pas chez Kracauer de privilège de l’enregistrement au sens que Carroll donne contextuellement à ce terme, à savoir le plan séquence, qu’il oppose explicitement au montage. Il y a un tel privilège chez Bazin, mais ce n’est pas le cas dans Théorie du film. Le problème chez Kracauer n’est pas celui du montage contre le plan séquence, il n’est nullement celui du « montage interdit » qu’on trouve chez Bazin et qui dénonce l’illusion de réalité à laquelle parvient le cinéma grâce au montage. Chez Kracauer, ce n’est pas l’un ou l’autre, comme si on pouvait déduire in abstracto la fonction et le sens qu’ils possèdent au sein d’un film toujours singulier. Mais la question est celle de savoir à quoi ils servent, c’est-à-dire quel est leur sens, toujours contextuel, au sein d’un film toujours particulier. C’est pour cela qu’ils valent, en eux-mêmes, l’un autant que l’autre, comme en témoigne par exemple l’analyse par Kracauer du Cuirassé Potemkine (S. M. Eisenstein, 1925) où il souligne qu’Eisenstein a transformé son scénario après avoir vu les escaliers d’Odessa, et que, au moyen du montage de la scène du massacre, c’est la réalité qui passe : « Le Cuirassé Potemkine est un épisode de la vie réelle, raconté en images70 ». Certes, la nature photographique du cinéma, c’est-à-dire le fait que le cinéma a pour

mission de révéler la vie (le mouvement des feuilles des arbres), a pour conséquence que le drame ou l’intrigue est anti-cinématographique (équivalant à la subordination du cinéma au théâtre). Mais reste que la réalité, que la vie surgit toujours pour ainsi dire « en douce », comme il apparaît dès les films de Griffith : dans toutes les scènes qui mettent en place le drame et qui plantent l’ambiance, on y voit l’imprévu, la vie inéliminable, c’est-à-dire la réalité qui s’introduit à l’insu même du contrôle et de l’intentionnalité (le réalisateur, le scénariste, les producteurs) : « tel est le sens de ses premiers gros plans [i.e. à Griffith]. Et de même ses grands plans d’ensemble, ses foules grouillantes, ses scènes de rues et ses innombrables scènes fragmentaires (… )71 ». Alors que chez Bazin le réalisme a pour conséquence l’éviction du montage au profit du plan séquence, donc la condamnation du montage en lui-même, le réalisme entendu comme introduction dans le film d’une dimension qui brise la linéarité de la narration et s’en détourne pour ouvrir, très brièvement, sur autre chose, sur d’autres possibles qui traversent le film, n’implique absolument pas la condamnation du montage en luimême, mais simplement celle d’une certaine utilisation du montage. Celui-ci, en effet, « ne doit pas se contenter de faire progresser l’intrigue ; il doit aussi s’en détourner pour s’intéresser aux objets représentés de façon à les faire apparaître dans toute leur indétermination suggestive72 ».

En outre, il ne faut pas oublier que, comme le souligne G. Gozlan, les réalisateurs n’ont pas lu Bazin, donc ne savent pas que le bon cinéma doit substituer au montage le plan séquence. Mais du coup, c’est Bazin qui doit s’adapter, parce qu’il est bien obligé d’estomper ce jugement qui l’a amené à valoriser le plan séquence contre le montage. C’est pourquoi il invente le concept de « néo-montage » pour revaloriser tout un style cinématographique

qui, bien que passant par le montage, n’en arrive pas moins à retrouver la vie : voir « Les délices de l’ambiguïté (Éloge d’André Bazin) » (2), op. cit., p. 28-29. Même en ce qui concerne Bazin, il faut donc être plus fin que ne l’est Carroll.

Tout ce développement très ponctuel nous permet de clarifier ce que Carroll ne parvient manifestement pas à dire. Par « cinématique73 » et par « théorie formaliste », il entend, bien plus largement que l’appréciation d’un film à l’aune de la forme cinématographique, la prétention à légiférer a priori sur la forme et donc à apprécier tout film en considérant un modèle normatif qui vaudrait en lui-même, indépendamment de tout contenu a posteriori, c’est-à-dire de tout film empirique singulier. Il est vrai qu’on trouve cette prétention chez certains théoriciens d’avant la Seconde Guerre mondiale qui ont une conception normative du cinéma préjugeant déjà du contenu mais aussi de la forme, c’est-à-dire du style. On la trouve également chez Bazin, puisqu’une certaine forme cinématographique (le plan séquence) est promue essence du cinéma (avec la réserve qu’on a émise). Mais ce n’est pas le cas chez Wegener et ses contemporains, chez Kracauer (Théorie du film) et chez les « jeunes Turcs » des Cahiers. Carroll ne dit jamais – parce que c’est plus problématique à combattre, c’est-à-dire plus difficile à réfuter – que, pour ce courant critique, la conception du cinéma ne prétend pas dogmatiquement prescrire a priori un certain usage des moyens cinématographiques. Autrement dit, le « cinématique » n’est ici qu’une exigence ou une méthode, celle d’apprécier un film, non pas en vertu de ses qualités théâtrales (à savoir le scénario, les dialogues, les performances d’acteurs ou encore les décors), mais en fonction de ses qualités proprement cinématographiques – c’est-à-dire de la mise en images d’un contenu qui

influe sur ce contenu lui-même. Bref, le « cinématique » ne dit rien, absolument rien de ce qu’on doit trouver dans les films, de ce qu’on va y trouver. Il ne préjuge absolument pas de ce qu’est un bon film. Il se limite à la prescription toute formelle qui enjoint au spectateur et/ou au critique de n’apprécier le film qu’en fonction de critères proprement esthétiques, c’est-àdire de la manière dont le contenu (i.e. l’intrigue) a été mis en image. Il ne faut pas oublier que lorsque l’article de Bazin, « Montage interdit », paraît, ce n’est pas dans Qu’est-ce que le cinéma ?, ouvrage dans lequel la réunion des articles de Bazin forme une théorie normative du film qui apparaît dans son isolement et sa partialité. C’est dans le no 65 des Cahiers (décembre 1956), où il est précédé d’un article d’Henri Colpi intitulé « Dégradation d’un art : le montage », et d’un autre de Jean-Luc Godard : « Montage, mon beau souci ». Comme on le voit, le contexte de publication de l’article gomme toute tendance dogmatique à le prendre comme la vérité du montage, puisqu’il est mis en parallèle avec d’autres articles qui confèrent un autre statut au montage.

1 N. Burch, Revoir Hollywood, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 9-19. 2 Texte cité par L. Eisner, L’Écran démoniaque, Paris, E. Losfeld, 1965, p. 38-39. 3 Texte cité par C. Tyjberg, « Shadow-Souls and Strange Adventures : Horror and Supernatural in European Silent Film », in S. Prince (ed.), The Horror Film, Rutgers University Press, 2004, p. 34-35. 4 C. Tyjberg, « Shadow-Souls and Strange Adventures : Horror and Supernatural in European Silent Film », op. cit. p. 32-33.

5 Voir C. Tyjberg, « Shadow-Souls and Strange Adventures : Horror and Supernatural in European Silent Film », op. cit., p. 32-33. 6 J. Epstein écrit : « Encore dans les années 1910 à 1915, aller au cinéma constituait un acte un peu honteux, presque dégradant, à l’accomplissement duquel une personne de condition ne se risquait qu’après s’être trouvée des prétextes et forgée des excuses » (Le Cinéma du diable, Paris, J. Melot, 1947, p. 11). 7 Il ne faut pas tenir pour paradoxale cette opposition. On lit souvent qu’une des racines de l’expressionnisme cinématographique est le théâtre de Max Reinhardt (voir L. Eisner, L’Écran démoniaque, op. cit.). Mais il faut la minorer, dans la mesure où cette influence est liée au clair-obscur et, partant, c’est en amont, dans la peinture et particulièrement dans celle de Rembrandt, qu’il faut en trouver les racines. Plus largement et comme on va le voir, la proximité entre le théâtre et le cinéma est soulignée par Wegener pour montrer qu’elle est seulement apparente. 8 P. Wegener, « Le vrai poète du film est la caméra » (1916), D. Banda et J. Moure, Le Cinéma : naissance d’un art 1895-1920, Paris, Flammarion, 2008, p. 397. 9 On trouve un autre passage de ce texte dans L. Eisner, L’Écran démoniaque, op. cit., p. 38-39. 10 Voir C. Tybjerg, « Shadow-souls and Strange Adventures : Horror and the Supernatural in European Silent film », op. cit., p. 32-33. 11 Voir sur ce point G. Sellier, « Gender studies et études filmiques », in « Politiques de la représentation et de l’identité. Recherche en gender studies,

Cahiers du genre, no 38 (2005), p. 65, qui cite un texte de Delluc sur Douglas Fairbanks, bien loin de ces « jeunes gens lassés de vivre, raffinés ou seulement affinés par la drogue, l’homosexualité ou la tuberculose ». 12 L. Delluc, « Photogénie » (1920), in D. Banda & J. Moure, Le cinéma : naissance d’un art 1895-1920, op. cit., p. 504. 13 Voir T. M. Williams, Beyond Impressions : The Life and Films of Germaine Dulac from Aesthetics to Politics, Thèse de doctorat de l’Université de Californie, p. 234. 14 Voir E. Dreux, Le Cinéma burlesque ou la subversion par le geste, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 38. 15 Voir J. Aumont (dir.), Jean Epstein : cinéaste, poète, philosophe, Paris, Cinémathèque française, 1998, particulièrement p. 91. 16 R. Kurtz, Expressionnisme et cinéma, trad. fr. P. Godenir, Grenoble, PUG, 1986. 17 Voir L. Eisner, Murnau, Paris, Ramsay poche, 1987, p. 121. Eisner note combien Murnau était attentif à la durée des plans et des séquences (p. 30, 33). Voir aussi J. Epstein, Écrits sur le cinéma, tome 1, Paris, Seghers, 1974, p. 121, sur le rythme dans le film (« c’est la première clé de la photogénie »). 18 Delluc écrit : « la photogénie est la science des plans lumineux pour l’œil enregistreur du cinéma. […]. Mais le secret de l’art du muet consiste justement à les rendre [i.e. un être ou une chose] photogéniques, à nuancer, à développer, à mesurer leurs tonalités », cité par F. J. Albersmeier, Theater, Film, Literatur in Spanien. Literaturgeschichte als intergrierte Mediengeschichte, Berlin, Erich Schmidt, 2001, p. 45.

19 E. Hanslick, Du beau dans la musique, trad. fr. C. Bannelier revue par G. Pucher, Paris, C. Bourgois, 1986. Voir notre présentation dans L’Esthétique musicale de Nietzsche, Lille, Éditions du Septentrion, 2005, Deuxième partie, chap. III. 20 Voir notre Mal dans le cinéma allemand, Paris, A. Colin, Chap. 2. 21 C’est ce qu’affirme G. Deleuze, Cinéma 1. L’image-mouvement, Paris, Minuit, 1985, p. 61 et s. 22 Gance : « le cinéma, c’est la musique de la lumière » (cité par E. Plasseraud, L’Art des foules. Théories de la réception filmique comme phénomène collectif en France (1908-1930), Lille, Septentrion, 2011, p. 164 ; voir p. 177 en ce qui concerne Gance) ; Dulac : le cinéma est « la musique des yeux » (Écrits sur le cinéma, Éditions Paris expérimental, 1994, p. 96) ; Epstein : « la musique de l’image » (voir E. Arnoldy, Pour une histoire culturelle du cinéma, Liège, Éditions du Céfal, 2004, p. 155). 23 J. Epstein, Écrits sur le cinéma, tome 2, Paris, Seghers, 1975, p. 172. 24 Voir C. Tybjerg, « Shadow-souls and Strange Adventures », op. cit., p. 26. 25 Voir plus loin ce qu’en a dit André Bazin et la manière dont elle fut critiquée dans la revue Positif. 26 F. Truffaut, « Un trousseau de fausses clés », Les Cahiers du cinéma, no 39 (octobre 1954), p. 52. 27 Hitchcock/Truffaut, Paris, Ramsay, 1983, p. 12. 28 A. Bazin, « Comment peut-on être hitchcocko-hawksien ? », Les Cahiers

du cinéma, no 44 (février 1955), p. 17-18. 29 F. Hoveyda, « Les taches du soleil », Les Cahiers du cinéma, no 110 (août 1960), p. 37. 30 Ibid., p. 38. 31 Ibid., p. 42. 32 N. Carroll, Philosophie du cinéma, Oxford, Blackwell, 2008, trad. fr. E. Dufour, L. Jullier, J. Servois et A. Zielinska, Paris, Vrin, 2015. Nous citons le texte dans la pagination de l’édition originale, ici p. 43. 33 Ibid., p. 43. 34 J. Doniol-Valcroze, « Ouvert sur ces oiseaux uniques », Les Cahiers du cinéma, no 137 (nov. 1962), p. 49-50. 35 Ibid. 36 Ibid. 37 P. Kast, « Lettre de Stockholm », Les Cahiers du cinéma, no 153 (mars 1964), p. 42. 38 J. Collet, « Bergman à la trace » et A. Téchiné, « L’hiver prochain », Les Cahiers du cinéma, no 168 (juillet 1965). 39 N. Carroll, Philosophie du cinéma, op. cit., p. 39, 44, 49, 202. 40 Ibid., p. 45. 41 Ibid., p. 48

42 Ibid., p. 45. 43 Ibid., p. 47. Dans Philosophical Problems of Classical Film Theory, Princeton University Press, 1988, l’inconsistance de la théorie formaliste est montré avec l’exemple de Moonraker (L. Gilbert, 1979) : « Moonraker, pouvons-nous dire, est formellement un bon film », car il est « formellement bien fait » (p. 248-249) – bien qu’il n’ait « aucun apport intellectuel ou moral » (p. 249). Voir aussi p. 251-252. 44 Ibid., p. 123 45 Ibid., p. 123 46 N. Carroll, Philosophie du cinéma, op. cit., p. 39, 44, 49, 202. 47 H. Cohen, La Théorie kantienne de l’expérience, trad. fr. E. Dufour et J. Servois, Paris, Le Cerf, 2001. 48 Ibid., p. 199. 49 Ibid., p. 201. 50 Ibid., p. 202. 51 Ibid., p. 199. Sur cette division, voir aussi Philosophical Problems of Classical Film Theory, op. cit., p. 26-27, 176. 52 Ibid., p. 202. 53 Ibid., p. 202. 54 Ibid., p. 202.

55 Ibid., p. 203. 56 Ibid., p. 203. 57 R. Arnheim, Film als Kunst, Berlin, Suhrkamp, 2008, p. 65 (l’expression s’y trouve). 58 Ibid., p. 53 59 Ibid., p. 64. 60 D. Bordwell et K. Thompson, L’Art du film. Une introduction, Bruxelles, De Boeck, 2002 p. 438. 61 R. Arnheim, Film als Kunst, op. cit., p. 62. En ce qui concerne S. Kracauer, celui-ci souligne, dans De Caligari à Hitler (Paris, Flammarion poche, 1987, p. 162), que le déclin du cinéma allemand dans la deuxième moitié des années vingt tient au fait que les procédés progressivement mis en place par les cinéastes et les films, à des fins expressives, c’est-à-dire afin de mettre en image un certain contenu, deviennent désormais des trucs gratuits qui n’ont plus aucune fonction ni aucun sens. Comment peut-on, pour cet auteur également, parler de formalisme ? 62 N. Carroll, Philosophie du cinéma, op. cit., p. 204. 63 P. Despoix et N. Perivolaropoulou, Introduction à S. Kracauer, Théorie du film, Paris, Flammarion, 2010, p. xiii. 64 Ibid., p. xvi. 65 Ibid., p. xiv.

66 Voir notre Qu’est-ce que le cinéma ?, Paris, Vrin, 2009, p. 52-55. 67 S. Kracauer, Théorie du film, op. cit., p. 122. 68 G. Gozlan, « Les délices de l’ambiguïté (Eloge d’André Bazin) » (II), Positif no 47 (juillet 1962), p. 18. 69 Ibid., p. 18. 70 S. Kracauer, Théorie du film, op. cit., p. 324. 71 Ibid., p. 331. 72 S. Kracauer, Théorie du film, op. cit., p. 122. 73 N. Carroll, Philosophie du cinéma, op. cit., p. 208. Chapitre 2

La conception politique du cinéma

Noël Burch s’est opposé à ce qu’il appelle lui aussi le « formalisme », essentiellement représenté pour lui par Delluc, puis par les Cahiers du cinéma. Burch a d’abord collaboré à la conception du cinéma qu’il condamne ensuite, comme en témoigne son premier livre, Praxis du cinéma1, paru à une époque où il écrit régulièrement aux Cahiers. C’est à partir des années 1980, après la publication de Pour un observateur lointain, que la rupture avec l’esprit des Cahiers est consommée2. Burch se fait désormais le défenseur d’une nouvelle manière d’appréhender le cinéma née aux États-Unis dans les

années soixante-dix, celle de la « nouvelle critique américaine », qu’il fait découvrir dans l’ouvrage Revoir Hollywood, publié la première fois en 19933, dans lequel il a traduit et préfacé un échantillon représentatif d’articles relevant de cette tendance et prenant pour objet le cinéma hollywoodien classique (nous pensons particulièrement à l’article de C.W. Eckert sur Femmes marquées, L. Bacon, 1937, et à celui de L. Williams sur Stella Dallas, K. Vidor, 1937). D’une certaine façon, cette conception n’est pas nouvelle, pour autant qu’elle est politique et sociale4. Cette conception, elle aussi, n’est pas d’abord une conception de l’appréciation, mais une conception du cinéma. La conception politique du cinéma est, pour la première fois, thématisée par les cinéastes et théoriciens russes des années vingt, Dovjenko, Poudovkine, Vertov et en particulier Eisenstein, sans doute celui qui, parmi ces cinéastesthéoriciens, a eu la production théorique la plus importante du point de vue quantitatif et qualitatif. Rappelons les deux dimensions politiques du cinéma soulignées par cet auteur5. La première dimension politique du cinéma tient à son caractère figuratif (i.e. son contenu), c’est-à-dire au simple fait qu’il présente des individus qui sont situés, pour autant qu’ils ont (ou non) un certain travail dans une société dont l’organisation économique, politique et sociale transparaît dans le film, ne serait-ce que comme le fond sur lequel ou à partir duquel l’histoire individuelle se déploie. Tout film, de ce fait, renferme, quand bien même ce n’est que d’une manière implicite, un jugement de valeur sur ce monde et donc sur cette organisation économique, politique et sociale, dans la mesure où celle-ci peut apparaître comme un milieu plus ou moins favorable ou défavorable à l’activité déployée par le(s) protagoniste(s) au cours de l’histoire. Si ce monde qui transparaît est présenté d’une manière neutre, reste

qu’il est présenté positivement, tant que l’activité des héros peut s’y déployer sans être entravée. On pourra toujours dire que tout film n’est pas un film politique. C’est vrai – mais il n’empêche que tout film peut être lu d’une manière politique et que, de ce point de vue, la neutralité sur la question politique est déjà un choix politique. Quant à la seconde dimension politique du récit cinématographique, elle est liée au fait que la structure même du récit cinématographique (i.e. la forme), telle qu’elle s’est mise en place chez Griffith et plus largement dans le cinéma américain, implique une conception politique et plus exactement, selon Eisenstein, bourgeoise du cinéma. C’est que ce récit présuppose des individus autonomisés qui n’appartiennent pas à des classes (le sujet du récit n’est pas la classe, mais l’individu), et qu’il présuppose de même les différences sociales (riches et pauvres, exploiteurs et exploités) comme des données de base, donc comme des faits (alors qu’on peut légitimement penser qu’il s’agit de produits d’une certaine société et, davantage, de résultats pathologiques). De là, chez Eisenstein, la proposition d’un nouveau type de récit et donc d’une certaine utilisation du montage (qu’Eisenstein appelle « montage dialectique »), qui n’est plus celui où s’expriment les présupposés sociaux du capitalisme, mais celui qui correspond à l’idéal d’une société communiste. Il faut donner un visage aux classes sociales et particulièrement à la classe sociale des opprimés, donc prendre le prolétariat comme héros (contre l’individu), et montrer comment les différences sociales, c’est-à-dire les oppositions de classes, naissent d’un état originaire où elles n’existent pas. Il faut noter qu’il ne s’agit pas d’un nouveau montage, mais d’une nouvelle utilisation du montage et tout particulièrement du montage alterné et du gros plan au sein de celui-ci : cette utilisation est inséparable du contenu, c’est-àdire de l’histoire que le film met en image. C’est la même technique que dans le cinéma américain, mais utilisée autrement, qui permet de faire advenir un

montage « organique » qui transforme le contenu et fait même advenir un nouveau contenu (une vision marxiste de la société). Ce nouveau contenu advient lorsque le montage alterné sert à faire saisir la scission (ou opposition) dans l’unité originaire, ou bien lorsque la série successive de gros plans permet de donner une image (un visage) aux opprimés qui, d’un seul coup, décident de lutter (la série intensive de gros plans, c’est la révolution qui naît). On peut donc lire et appréhender politiquement le cinéma. Mais la lecture politique a d’abord été attentive à la question des classes et des races. La question des classes est celle de la représentation du capital et du travail, celle des rapports de pouvoir dans l’organisation économique, bref celle des rapports d’exploitation. Quant à la question des races, c’est évidemment, par exemple dans le cinéma américain, celle de la représentation des noirs, du Chanteur de Jazz (A. Crosland, 1927) ou Hallelujah (K. Vidor, 1929) à Devine qui devient dîner ce soir ? (S. Kramer, 1967) en passant par Tarzan (W. S. van Dyke, 1932), Le Sergent noir (J. Ford, 1960) ou même les films d’Hitchcock, dans lesquels la question des races surgit d’autant plus qu’il n’y a jamais un noir. Cela posé, les gender studies ont eu pour mérite d’ajouter un troisième terme, de sorte que la question politique et sociale devient une triade : classe, race, genre. C’est avec les gender studies que surgit une nouvelle question, celle de la représentation des rapports de sexe. Si la question surgit avec les gender studies, c’est parce que celles-ci, poursuivant ce qu’avait initié une première vague féministe ouverte par Le Deuxième sexe de Simone de Beauvoir6, achèvent la théorisation de l’idée selon laquelle les genres ne sont pas naturels, mais construits et construits socialement7. La question devient alors celle de savoir comment se construisent les identités de genre dans nos sociétés occidentales. Et elle devient aussi celle de savoir comment le cinéma relaie les normes de construction des identités de genres

– ou bien comment il peut aussi les critiquer et les faire apparaître dans ce qu’elles sont, à savoir des normes sociales. La « nouvelle critique américaine », comme l’appelle Burch qui s’y rattache, cherche à découvrir « le sous-texte social8 » du film. Cette analyse n’est pas une analyse externe, mais une analyse interne, puisqu’elle prend pour objet la narration, c’est-à-dire le récit. Cette analyse s’avère légitime pour tout film, sinon narratif, du moins figuratif : le « cinéma qui montre ne serait-ce que des fragments reconnaissables du monde ne saurait échapper à la production de sens extra-esthétiques9 ». Voilà pourquoi un film est immanquablement en rapport avec la société, qu’il en reflète les valeurs sans même en avoir conscience ou qu’il cherche à les porter jusqu’à la prise de conscience, à les rendre explicites, voire à les contester, ou bien encore qu’il collabore avec d’autres films, à une époque donnée, à construire une nouvelle perception de la société et des rapports interindividuels10. Même si l’analyse porte aussi sur la représentation des rapports de classe qu’on trouve dans un certain cinéma hollywoodien classique qui se donne comme un cinéma réaliste qui veut peindre la vie quotidienne (L’Ennemi public, W. W. Wellman, 1931), la nouvelle critique américaine se concentre essentiellement sur les rapports de genre. C’est pourquoi cette analyse s’intéresse particulièrement à un type de mélodrame classique hollywoodien qu’on nomme women’s film, c’est-à-dire ces films qui décrivent la vie d’une femme. La question de la nouvelle critique est de savoir si ce genre cinématographique, dont Stella Dallas constitue le paradigme, est une représentation qui propose aux spectatrices une conception émancipatrice de la femme ou bien s’il collabore à des processus d’aliénation en produisant une image de la femme qui est celle de l’homme (n’oublions pas que le women’s film, s’il est fait pour la femme, relève d’une industrie masculine et est fait par l’homme)11.

Soit, par exemple, Thé et sympathie (V. Minelli, 1956), mélodrame d’autant plus intéressant qu’il thématise la question des genres à travers la brûlante question de l’altérité, qui n’entre ni dans l’une ni dans l’autre des catégories. Ni homme, ni femme, tel est l’homosexuel : donc transgenre. Déjà, il est impossible dans le cinéma américain classique d’évoquer frontalement le problème, de sorte qu’il ne peut surgir que d’une manière oblique, « réduit à un savant codage12 », conformément à la pratique constante d’un cinéma qui contourne systématiquement par des moyens détournés la censure, au moyen essentiellement des métaphores (par exemple celles de l’acte sexuel : le feu d’artifice à la fin de La Main au collet, A. Hitchcock, 1955, ou le passage du train dans le tunnel à la fin de La Mort aux trousses) et de l’ellipse (la fameuse ellipse de Casablanca, M. Curtiz, 1942, lorsque Ingrid Bergman vient demander des passeports à Bogart). Mais c’est comme si ce qui n’a pas le droit d’être montré en devenait, du fait de cette surprésence dans un hors-champ toujours suggéré, évoqué, encore plus présent que si on nous le montrait d’une manière directe. Le mélo tourne donc, dans une école pour garçons où règne une discipline quasi militaire, autour de l’attirance d’un des jeunes garçons, Tom, pour la femme du professeur de sport (Deborah Kerr). Jusque-là, rien d’équivoque ou d’extraordinaire. Mais ce qui est anormal est que Tom hait profondément les activités masculines, les sports et la bagarre, et qu’il préfère coudre et tricoter en compagnie féminine. La dimension homosexuelle est de ce fait surprésente bien qu’elle ne soit jamais dite – ou même signifiée d’une manière explicite : à la scène du film où l’on voit Tom coudre avec les femmes sur la plage, pendant que, de l’autre côté, séparés par les rochers, ses camarades se livrent à des sports virils et collectifs, correspondait dans la pièce une scène où on nous rapportait que Tom avait été vu, sur la plage, nu, avec un des professeurs du lycée, homosexuel notoire13. On a là un homme

qui ne correspond pas à un homme, pour autant qu’il ne fait pas ce que, comme homme, on attendrait de lui. Le garçon reste donc insaisissable au niveau des genres. Pas un homme, puisqu’il reste incapable de se battre et de se réapproprier les codes qui sanctionnent l’identité masculine comme telle. Cependant, de l’autre côté, ce n’est pas une femme, bien qu’il aime tricoter. On dira : un homosexuel. Bien sûr, la chose est d’abord masquée par la tendre affection qu’il a pour la femme du professeur de sport. C’est sur la grande proximité qui les lie qu’insiste déjà la première scène du film où on les voit tous les deux : lui chante Plaisir d’amour en s’accompagnant à la guitare pour elle qui jardine mais l’écoute attentivement, comme en témoigne le champ-contrechamp qui précède leur réunion dans le même plan, au moment où il saute de la fenêtre de sa chambre pour la rejoindre dans le jardin. Mais le spectateur flaire l’arnaque : n’est-on pas dans la dissimulation d’une identité qui ne s’avoue pas comme telle et qui mime d’autant plus l’hétérosexualité qu’elle reste impossible, à la manière de l’attitude de Louis II, le roi de Bavière, dans les films de Syberberg ou de Visconti, vis-àvis de sa cousine, Elisabeth d’Autriche, dite Sissi ? Le problème est que le film fait tout pour effacer ce qu’il a posé. À la différence de la pièce, il est construit sur un flashback, de sorte que toute l’histoire, analogue à un Bildungsroman puisqu’elle est une formation, est un souvenir de Tom, mature, revenu pour la fête de son école sur les lieux où, jeune, il a vécu quelque chose de décisif. Le film insiste, à la fin, donc après le flashback et au moment du retour à l’histoire-cadre, sur le fait que le héros s’est normalisé. Il s’est marié et est donc entré dans le rang, à savoir l’ordre hétérosexuel. Il ne faut pas oublier que la MGM n’a pu faire le film qu’après avoir convaincu trois instances différentes, la MPAA (Motion Picture Association of America), la PCA (Production Code Administration) et même la ligue catholique de la décence, que le film satisferait à deux exigences :

punir la transgression de la femme et gommer tout signe d’homosexualité14. En ce sens, on pourrait dire du film ce que Kracauer disait de certains films sociaux allemands des années vingt ou bien ce que Burch souligne à propos des films sociaux de la Warner Bros dans les années trente. La dimension sociale est posée, analysée au début du film avec des scènes qui mettent en rapport le comportement de l’individu avec un certain contexte qui non seulement lui donne sens, mais aussi l’explique et le dédouane (déterminisme social). On pense à la prostitution dans des films aussi différents que La Rue sans joie (G. W. Pabst, 1925) ou Femmes marquées. Cela posé, cette dimension sociale est niée à la fin, par l’abandon de l’analyse sociale et par l’insistance, très libérale, sur un individu libre et abstrait, nullement conditionné par un milieu, et par le happy end qui, in extremis, annule tout l’effort antérieur. (Dans Femmes marquées, souligne Burch, c’est la lutte des scénaristes contre les producteurs qui permet de sauvegarder à la fin la dimension sociale qui, dans d’autres films, apparaît rétroactivement n’être qu’un décor15). On pourrait donc croire qu’il y a un isomorphisme avec Thé et sympathie. La fin, avec la structure en flashback et le happy end hollywoodien défini par Burch comme le moment « où se (re)constitue le couple hétérosexuel, fondement du mariage et de la famille nucléaire16 », semble bien annuler tout le travail du film. Ce n’est toutefois pas le cas, comme le disait d’ailleurs justement Pandro S. Berman, chargé de la production pour la MGM17. Le film, du fait de son dispositif, montre bien quelqu’un qui entre dans le rang. Mais il fait du coup surgir quelque chose qu’on n’avait jamais vu auparavant au cinéma, si l’on excepte ce météore qu’est, en Allemagne, pendant cette période très courte où la censure n’existe absolument plus (1918-1920), Différent des autres (R. Oswald, 1919). Ce que montre le film, c’est que le genre est précisément une affaire d’ordre social et de normes qui s’imposent

violemment à l’individu. Il montre, avant même que le FHAR, avec la libération sexuelle et le militantisme homosexuel, n’invente le mot, que l’hétérosexualité est avant tout un hétéropouvoir. Car il met en évidence, avant que Butler n’en thématise l’idée dans Trouble dans le genre18, que le genre est le résultat culturel d’un processus coercitif, à savoir l’incorporation d’attitudes et de codes fondés sur la répétition. Être un homme et pas un pédé, être une femme et pas une gouine, voilà qui est fondé sur la réappropriation, parfois difficile, de certains gestes et de certaines attitudes par lesquels l’individu s’institue comme tel, c’est-à-dire constitue son identité sexuelle. Soulignons en outre comment la réflexion sur l’homosexualité est le corollaire d’une réflexion sur la place et le statut de la femme, qui sont littéralement mis en scène c’est-à-dire pensés au moyen des dispositifs de mise en scène cinématographique. Thé et sympathie, qui est un des premiers films relevant du cinémascope de l’intime, possède un certain statisme lié non seulement à la lourdeur du dispositif nouveau mais aussi à l’aspect bavard d’un film adapté d’une pièce de théâtre. Cependant, ce statisme est compensé par les mouvements de la caméra (accompagnement des personnages et recadrages constants lorsque les individus se meuvent dans l’espace), par l’utilisation exemplaire d’un plan large, mais aussi et surtout par l’utilisation de la profondeur de champ (pour pallier la démultiplication des points de vue). Et cela se révèle avoir un sens profond, non seulement lorsqu’il s’agit d’assigner une place à Deborah Kerr dans l’histoire, mais aussi quand le film construit et affirme son propre point de vue. Deborah Kerr, dans le film, est systématiquement reléguée au rang de spectatrice. Elle voit, elle assiste, mais elle ne dit rien parce que de toute façon elle n’a rien à dire dans une société d’hommes. On nous la montre entendre, à travers les cloisons de l’appartement, ou bien dans le jardin lorsqu’elle écoute ce qui se dit hors-

champ sur Tom, ou bien encore lorsqu’elle est reléguée à la cuisine au moment où son mari et le père de Tom discutent : une fenêtre de la cuisine donne sur la pièce centrale où a lieu la discussion « entre hommes », de sorte qu’on a un cadre dans le cadre et que Deborah Kerr, bien qu’elle soit dans l’histoire, a toutefois la même position que celle du spectateur (ou de la spectatrice à qui s’adresse le mélodrame). Le point de vue du récit opère donc une prise de parti simplement par la mise en scène en profondeur. Car celle-ci n’est pas anodine. Par opposition au montage qui oppose deux lieux, deux types de valeur (les deux hommes vs. la femme), la stratégie d’une mise en scène en profondeur liée, du point de vue technique, à l’avènement du cinémascope, produit un sens, celui du récit : faire surgir une distance critique vis-à-vis du discours des deux hommes (regard de la femme qui observe les deux hommes), c’est-à-dire mettre en question les valeurs de l’hétéropouvoir. On peut parler d’un travail de critique sociale du film. Il est produit par deux choses. D’abord la monstration de scènes au cours desquelles Tom est de plus en plus ostracisé, avec toute une stratégie qu’il déploie, par laquelle il essaie de se mettre, mais en vain, au diapason de ses camarades de classe. Voilà qui relève de la diégèse c’est-à-dire de l’histoire. Cependant, s’il y a la norme morale et sociale immanente à la diégèse (celle de la normalité et de l’exclusion de la différence), il y a aussi le point de vue du récit, c’est-à-dire la norme du récit, qui consiste à creuser, via la prise de parti en faveur de l’héroïne qui occupe une position analogue au spectateur, un écart relativement à la norme sociale de la diégèse et à souligner la violence des contraintes qui s’exercent sur Tom. En même temps, ce qui fait la force du film est sa grande ambiguïté. On dit toujours que le propre du cinéma classique hollywoodien consiste à viser l’univocité la plus grande obtenue grâce aux normes du récit

cinématographique. Bien sûr, il y a des métaphores et des ellipses, mais l’indétermination relève de questions tout à fait ponctuelles (l’ellipse de Casablanca : l’ont-ils fait ?). Par opposition, dans Thé et sympathie, l’indétermination n’est pas ponctuelle, mais liée au sens du récit lui-même qu’on peut voir de deux manières qui sont tout aussi cohérentes : à l’envers et à l’endroit, comme certaines partitions de Bach. Car il y a d’abord un sens explicite, celui dans lequel Deborah Kerr aime véritablement (donc aussi charnellement) John Kerr, dans lequel le mari voit en celui-ci un rival et où John Kerr n’est rien d’autre qu’un gamin qui a du mal à devenir un homme et à assumer le passage à l’acte, c’est-à-dire la découverte de la sexualité, tout simplement parce qu’il a peur de ne pas être à la hauteur. Mais, même dans cette lecture immédiate, celle du sens explicite du film, l’hétérosexualité se révèle toujours une force et une violence. C’est le colocataire de John Kerr qui lui avoue inventer des histoires avec des filles pour, aux yeux des copains, paraître un homme. Encore une fois, être un homme, c’est d’abord mimer un ensemble d’attitudes, c’est jouer un certain rôle avant que cela devienne naturel, c’est-à-dire s’inscrive dans le corps (toujours Butler). Mais il y a l’autre sens, celui inscrit en creux dans le film, auquel renvoie d’une manière tout aussi cohérente ce qu’on voit sur l’écran. Dans ce monde-là, comme on l’a dit, Deborah Kerr aime John Kerr comme on aime un enfant, le mari n’est pas jaloux d’un rival, mais de quelqu’un qui a une plus grande complicité avec sa femme que lui, et John Kerr aime Deborah Kerr comme Ludwig aime Elisabeth. En ce sens-là aussi, le centre du film, mais aussi son point aveugle, qui justifie l’une comme l’autre des deux directions, est l’ellipse finale qui conclut le flashback : après que Deborah embrasse le jeune homme dans une scène sublime où la nature reconstituée en studio et l’éclairage retrouvent la beauté de la lande écossaise dans Brigadoon (V. Minelli, 1954), avec d’abord la main de Deborah, tendue vers le jeune

homme, qui entre dans le cadre, que s’est-il passé ? On ne le saura pas, mais chacun, en fonction de la direction qu’il choisit entre les deux, décidera.

Figures 5 et 6. Les images qui précèdent l’ellipse de Thé et sympathie, le premier film queer de l’histoire du cinéma, puisqu’il montre l’hétérosexualité comme un hétéropouvoir.

Noël Burch, lorsqu’il parle de l’approche qui vise à mettre en évidence le sous-texte social du film, insiste sur plusieurs points. Selon lui, une telle approche ne relève pas de l’esthétique, mais de la politique (et, devons-nous ajouter, de la critique sociale)19. C’est en ce sens d’ailleurs qu’il oppose cette approche, qualifiée par lui de « contenuiste », à l’approche traditionnelle du cinéma, qu’il nomme « formaliste20 ». Curieusement, ce qui devient formaliste, c’est toute approche du cinéma qui, quand bien même elle prend en compte un sens ou un contenu de l’image, met entre parenthèses le sens social et politique du film. C’est pourquoi les

thèses de Delluc et Truffaut peuvent être identifiées comme formalistes, mais au sens où l’absence de toute interrogation sur le sens politique du film finit par reconduire celui-ci à un simple exercice formel, à la manière où Bazin soulignait déjà que « la mise en scène » devient chez ses jeunes collaborateurs « dans une large mesure la matière même du film ». On ne peut pas reprocher aux représentants de la « politique des auteurs » d’être formalistes et de n’accorder aucune attention au contenu : on a vu comment, chez Truffaut par exemple, la forme est toujours au service du contenu qu’elle exprime – et c’est en cela que consiste la grandeur du cinéma : trouver l’expression cinématographique adéquate pour un certain contenu (voir la séquence des 39 marches déjà évoquée)21. Mais on peut leur reprocher d’en rester à un contenu inessentiel, et de ne pas voir ce qui est fondamental, à savoir le sens politique et social du contenu narratif. C’est bien parce que, selon Burch, il y a un tel contenu essentiel, point aveugle du discours sur le cinéma, de Delluc aux Cahiers, qu’on peut ravaler ce discours au rang d’un formalisme. Reste que la présentation de Burch, à savoir sa distinction entre l’approche contenuiste et l’approche formaliste, induit en erreur. Primo, il vaut mieux parler d’une approche politique et sociale et d’une approche esthétique, ce qui serait plus clair et plus adéquat. Secundo, la présentation de Burch dresse l’une contre l’autre ces deux approches, c’est-àdire qu’elle transforme la distinction en une opposition, ce qui est très contestable. L’analyse proposée par Burch est une analyse interne et non pas externe. Même s’il faut prendre en compte les conditions de production d’un film qui s’inscrit dans un processus industriel (voir par exemple ce qu’on a rappelé sur le rapport entre les scénaristes et les producteurs de Femmes marquées), le sens politique et social du film ne peut être mis en évidence qu’à partir d’une

analyse du récit cinématographique. Même si le film ne peut certes être référé de manière unilatérale à un « auteur », dans la mesure où il est le fruit d’un travail collectif et, pour les exemples donnés (le cinéma classique hollywoodien), d’une certaine esthétique qui est celle d’un studio, il n’en demeure pas moins que le réalisateur, quand il n’est pas un simple technicien (un yes man, comme on dit dans Mad Movies), y impose sa marque. Que Noël Burch, malgré toutes ses critiques de ce qu’il appelle l’esthétique formaliste, puisse écrire à propos d’Irving Pichel : « j’estime qu’il est toujours possible de reconnaître le style de mise en scène et de mise en images très particulier de ce véritable auteur au bout de quelques minutes seulement de projection22 », voilà qui implique deux choses. La première, c’est que la notion d’« auteur », si elle doit certes être révisée, ne doit pas pour autant être rejetée complètement. Le film est certes une œuvre collective (importance du scénariste, du chef opérateur et du producteur, etc.), il y a certes un style propre aux studios dans le cinéma américain classique, mais il n’en demeure pas moins que le réalisateur, pour autant qu’il sait marquer le film de sa signature propre, c’est-à-dire s’il a un style (défini ici par Burch comme une certaine manière de mettre en scène et de mettre en images), est de quelque manière un « auteur », et, à ce titre, il est tel un chef d’orchestre qui peut imprimer sa marque dans l’interprétation de l’œuvre musicale, en unifiant et orientant les talents (ceux des musiciens de l’orchestre). La seconde est que, contenu et forme étant proprement indissociables, l’analyse « contenuiste » passe nécessairement par une analyse de la forme : l’analyse de l’histoire ou diégèse est inséparable de la manière dont cette histoire est présentée par et dans un récit qui ne peut être isolé23.

L’analogie entre le cinéaste et le chef d’orchestre est limitée : elle se trouve seulement dans le fait d’unifier la multiplicité des talents et n’implique évidemment nulle analogie entre le scénario et la partition.

C’est pourquoi l’approche dite contenuiste, que nous préférons toutefois appeler politique et sociale, n’est nullement opposée à l’approche dite formaliste que nous préférons nommer esthétique. Burch, dans sa présentation, cherche manifestement à les opposer et à en faire les termes d’une alternative exclusive (ou l’une, ou l’autre, mais pas les deux). Il apparaît en vérité qu’elles reposent exactement sur la même méthode, à savoir l’analyse de la manière dont un certain contenu (ou un certain sens) est exprimé au moyen d’une certaine forme (i.e. le récit cinématographique, « le style de mise en scène et de mise en images »). Mais ce qui est différent dans les deux approches (sans d’ailleurs être opposé), c’est le sens, le contenu auquel on s’intéresse. On saisit donc ici un élément essentiel de toute appréciation d’un film, pour autant qu’on s’y voit reconduit quand bien même, tel Burch, on prétend pourtant y échapper et le condamner au profit d’autre chose. En effet, de même qu’on ne peut accéder au contenu qu’en passant par l’analyse de la forme dans laquelle celui-ci apparaît, l’analyse de la forme ou du style du film passe nécessairement par l’analyse d’un contenu qui en est indissociable. Il est certes vrai qu’on peut en rester au contenu et oublier la forme ou n’y être pas attentif, parce que c’est ce qui est le plus difficile. Mais pourquoi est-ce le plus difficile ? Précisément parce que, dans le film figuratif et narratif, on est proprement happé par l’image, projeté à l’intérieur de l’image, c’est-à-dire qu’on est davantage attentif à ce que montre l’image,

à ce qu’elle figure, qu’à cette image elle-même. De là la difficulté pour analyser un film, c’est-à-dire pour justifier l’appréciation qu’on porte sur lui. On a tendance à raconter l’histoire – mais raconter l’histoire, c’est gommer ce qui importe et ce qui est essentiel, à savoir le récit. Les deux approches opposées par Burch sont donc complémentaires. Burch explique pourquoi il rejette désormais ce qu’il réduit à un formalisme et souligne qu’en définitive la raison ultime d’un tel choix ne repose pas sur des arguments, mais sur des valeurs qui ne relèvent pas de la disputatio scientifique : en ce qui concerne la question du rapport entre art et société, qualifiée de « débat idéologique fondamental », « pour ma part, j’ai tranché depuis longtemps24 ». Ce qui veut dire : les deux positions sont aussi légitimes, et la position qu’on adopte relève simplement d’un choix axiologique relatif au statut du politique et du social. Mais si Burch, à titre de partisan de la conception politique du cinéma, propose une telle résolution non dogmatique du débat, ce n’est pas le cas de Stéphane Bouquet, partisan de la conception esthétique, dans la critique qu’il fait de Revoir Hollywood dans le numéro d’avril 1994 des Cahiers. On y lit en effet : « On ne se doutait pas qu’aujourd’hui encore un théoricien pût défendre avec la fièvre extrémiste et intolérante de nouveau converti un sociologisme aussi simpliste25 ». Outre l’attaque personnelle (« nouveau converti »), outre que la position de Burch ne relève ni d’un « sociologisme » ni même plus largement de la sociologie, pour autant qu’elle est une analyse interne et non externe, on voit que la critique de Bouquet consiste tout bonnement à refuser d’examiner la façon dont procède la nouvelle critique américaine, en lui attribuant une violence et une intolérance qui se trouvent moins dans cette position que dans la critique qui en est faite – critique qui s’apparente d’ailleurs davantage à une censure et à une interdiction, puisqu’elle se borne à déclarer illégitime une position qu’elle ne se donne même pas la peine d’examiner. Mais il faut

d’abord ajouter plusieurs choses. La critique de Bouquet, puisqu’elle paraît dans les Cahiers et est validée par le comité de rédaction, est donc approuvée par l’esprit de cette rédaction. Elle est toutefois relativisée par la recension élogieuse que fait Joël Magny, en février 1997, du livre de Burch et Sellier, La Drôle de guerre dans le cinéma français26. Par là, c’est à cette approche, reconnue dans sa légitimité et dans sa complémentarité, qu’il est fait droit dans les Cahiers. De plus, s’il y a certes eu un apolitisme des Cahiers, celuici n’apparaît qu’à l’époque des « Cahiers jaunes » (et même encore un peu après), puisque la revue effectue un virage idéologique à 380o au début des années soixante-dix. En outre, même à l’époque des Cahiers jaunes, on ne doit pas oublier, comme le remarque d’ailleurs Burch27, que, à la différence de celles des « jeunes Turcs », les critiques de Bazin, du fait même de la conception du cinéma de celui-ci, font l’apologie d’un certain cinéma réaliste et social, avec l’exemple typique du Voleur de bicyclette, dont il analyse la structure en montrant que ce film « est certainement depuis dix ans le seul film communiste valable28 ».

La nouvelle rédaction des Cahiers découvre manifestement la question politique après 1968, comme en témoigne la courte époque des « Cahiers blancs » qui commence en septembre 1973. Désormais, on ne parle plus que de films politiques d’avant-garde et de théorie politique, de groupe de travail, d’animation des ciné-clubs comme instrument de lutte, etc. La radicalité est telle que les articles ne sont plus signés individuellement, mais par des groupes de travail où ne figurent plus les noms de ceux qui y participent. Évidemment, un tel revirement surprenant s’estompe peu à peu : on retrouve progressivement l’attribution des articles à leur auteur, on recommence à parler de tout le cinéma et même à oublier la dimension politique du cinéma

(fin 1975).

Deux problèmes subsistent toutefois. Certes, Bazin parle de social, il emploie le mot et prétend penser ce qu’il recouvre. Mais qu’est-ce que le social pour Bazin ? N’est-ce pas une abstraction qui n’a de sociale que le mot ? On reviendra plus loin sur cette question. En outre, Bazin peut volontairement oublier d’où vient un cinéaste comme Rossellini29 ou écrire à propos du western ce genre de choses : « Pour respecter les femmes, il y faut plus que la crainte d’un risque aussi futile que celui de la vie : la force positive d’un mythe. Celui qu’illustre le western institue et confirme la femme dans sa fonction de vestale des vertus sociales dont ce monde chaotique a encore besoin. Elle recèle non seulement l’avenir physique mais, par l’ordre familial auquel elle aspire comme la racine à la terre, ses assises morales. (…) Ces paysages immenses de prairies, de déserts et de rochers où s’accroche, précaire, la ville des bois, amibe primitive d’une civilisation, sont ouverts à tous les possibles. L’Indien qui l’habitait était incapable de lui imposer l’ordre de l’Homme. Il ne s’en était rendu maître qu’en s’identifiant à la sauvagerie païenne. L’homme chrétien blanc au contraire est vraiment le conquérant créateur d’un Nouveau monde. L’herbe pousse où son cheval a passé, il vient implanter tout à la fois son ordre moral et son ordre technique, indissolublement liés, le premier garantissant le second30 ». Curieuses conceptions pour quelqu’un qui se prétend préoccupé par la question sociale… Nous avons souligné que, malgré les déclarations d’intention de Burch, la position politique et sociale n’exclut pas la position esthétique. Davantage, elle l’implique, puisque l’analyse du sous-texte social passe nécessairement par l’examen du récit et donc du style. Faisons à ce propos deux remarques.

La pertinence et l’intérêt de la position politique et sociale se manifestent dans la manière dont elle peut affiner notre vision des films : qu’on songe aux analyses sur Femmes marquées, Stella Dallas ou à celle que, dans la voie d’une telle critique, nous avons esquissée de Thé et sympathie. De plus, entre deux théories qui montrent toutes les deux leur intérêt et leur fécondité dans l’analyse, on doit préférer, par définition, celle des deux qui incorpore l’autre en elle et qui accroît le champ et les possibilités d’analyse, plutôt que celle qui, au contraire, les diminue. On peut introduire un autre argument. La position esthétique rejette toute considération politique au nom de l’autonomie de l’art. Une œuvre d’art doit être appréciée pour elle-même, sans qu’on projette sur elle des critères et des valeurs qui lui sont extérieures. L’art, en ce sens, doit être estimé à l’aune de critères propres au jugement de goût. Voilà qui est vrai, du moins en un sens. La valeur d’un film ne se mesure pas à l’aune des valeurs morales et politiques qu’il véhicule, au sens où ce n’est pas parce qu’un film véhicule des valeurs qu’on approuve que cela en fera pour autant un bon film. Mais cela n’est pas vrai en un autre sens. Car l’autonomie de l’esthétique n’est pas absolue : elle est relative en un sens très précis. Il ne s’agit pas seulement de souligner que tout film doit aussi être estimé à l’aune de la conception du monde et donc du contenu qu’il véhicule, dans la mesure où la forme est indissociable du fond. Mais il s’agit de prendre conscience du fait que l’autonomie de l’art est affirmée par un certain discours qui se pose comme purement esthétique et dont on peut toutefois se demander s’il est aussi exempt de toute valeur politique et sociale qu’il le prétend. L’autonomie de l’art, en effet, est le combat de celui qui se prétend apolitique, ce qui est très exactement la position revendiquée par les jeunes critiques des Cahiers du cinéma à l’époque des « Cahiers jaunes », par exemple Truffaut. Mais la question est de savoir si leur discours est véritablement apolitique. Ainsi,

Truffaut écrit en note dans son compte-rendu de Règlement de comptes (1953) de Lang : « C’est à la censure américaine que l’on doit que Marlowe ne soit plus pédéraste et que les personnages deviennent les uns plus aimables, les autres haïssables. Nécessité donc d’une censure moraliste (qui exige qu’une morale soit proposée)31 ». Ou bien il écrit à propos de Si Versailles m’était conté (S. Guitry, 1953) : « Ce qui fit durant plusieurs siècles la grandeur de la France n’y a de place qu’accessoire : le sentiment chrétien et le sens de l’honneur, le respect du clergé et de la noblesse, clés de voûte d’une société justement hiérarchisée » ; et il ne craint pas d’ajouter : « Cette dorure ou chiqué, ce dénuement, cette banalité, ce sont la banalité, le dénuement et le chiqué républicains32 ». Antoine de Baecque et Serge Toubiana, qui citent d’ailleurs une partie de ce texte dans leur biographie de Truffaut33 et rappellent d’autres paroles et actes douteux de l’individu (son amitié pour Lucien Rebatet, sa défense de l’histoire du cinéma de Bardèche et Brasillach), expliquent la chose en disant : « Plutôt qu’une véritable idéologie, il s’agit pour lui [sc. Truffaut] d’une “esthétique de droite”34 ». On comprend que, pour Raymond Borde, grand représentant de l’autre revue française de cinéma des années cinquante, Positif, adversaire des Cahiers, Truffaut puisse être qualifié de critique fasciste35 et Les Cahiers du cinéma de « publication d’extrême-droite36 ». Truffaut pouvait bien se défendre en traitant Positif, dans laquelle on ne fait pas abstraction du contenu social et politique des films, de « revue “poujadiste” et “fasciste”37 ». Mais il n’en demeure pas moins un fait, à savoir le caractère absolument dogmatique et dangereux d’un discours prétendument apolitique qui n’en réintroduit pas moins des valeurs politiques et sociales à son insu. Autrement dit, puisque tout discours est toujours politique, la seule posture critique est d’en prendre conscience au lieu de traiter de fasciste la conception politique du cinéma en s’appuyant sur le slogan de l’autonomie de l’art. Le discours de Truffaut ne

relève pas d’une « esthétique de droite », simple formule vide de sens qui vise à le dédouaner et à justifier l’injustifiable. C’est un discours politique, et un discours qui n’est pas seulement de droite, mais profondément réactionnaire. Si l’apolitisme est la chose la pire, c’est dans la mesure où, s’il faut certes juger des films en évitant de subordonner son discours « à une idéologie politique, religieuse ou esthétique38 », la conscience politique permet seule d’éviter l’introduction d’une dimension politique proprement idéologique qui s’ignore comme telle et la contamination de propos esthétiquement intéressants par des considérations profondément indignes qu’on trouve, non pas dans le discours de la droite républicaine, mais dans celui de l’extrême droite. Néanmoins, la position politique peut sembler poser un problème. On pourrait croire qu’elle aboutit à nier la valeur esthétique du film au profit de la seule et unique valeur politique et sociale. Le problème, pour l’énoncer dans une formule, est que le bien au sens politique et social n’est pas le beau, c’est-à-dire que la question politique et sociale n’est pas la question esthétique. On peut alors se demander si cette conception n’équivaut pas à la négation de la sphère esthétique au profit de la sphère politique, dans une sorte de totalitarisme politique qui engloberait tous les domaines et déciderait de la valeur. Alors que, dans la conception esthétique rien n’est politique (grand apolitisme des « Cahiers jaunes »), dans la conception politique tout devient politique (certes au sens large du terme). Mais une telle présentation abstraite de cette conception a pour défaut, à la manière dont Noël Carroll envisage ses adversaires, de la dénaturer et de la caricaturer. Pour ce qui est de la conception esthétique, il faut souligner que les considérations politiques, même à l’époque des « Cahiers jaunes », n’en sont pas systématiquement absentes même si la question politique n’est

jamais pensée et posée comme telle – de même que n’est du coup jamais posée la question de son articulation avec la question esthétique. Outre les articles de Bazin sur le néoréalisme, il y a bien quelques articles sur la misogynie du cinéma américain, donc sur la question de la femme, ou une attention sur la manière dont l’image de la femme a été profondément transformée par les films de Vadim avec Bardot. Mais d’abord elle demeure marginale, et ensuite, n’étant pas posée comme telle, les considérations politiques apparaissent sous forme de clichés et de formules qui n’interrogent pas leurs présupposés. En ce qui concerne Bazin, il faut souligner que les considérations qui insistent sur la description de la misère, de la pauvreté, de la douleur, de la guerre, de l’infirmité, particulièrement dans le cinéma néoréaliste italien, relèvent moins d’une préoccupation politique et sociale que d’une préoccupation morale (révéler la réalité). Non seulement le cinéma n’a pas pour Bazin de fonction politique à proprement parler, mais la dimension « sociale » apparaît davantage comme quelque chose de naturel, un fatum qui équivaut à une épreuve au sens quasi religieux du terme, que comme une pathologie sociale, liée à une certaine institution des conditions de production et de travail (il n’est jamais question chez Bazin de classes, d’exploiteurs et d’exploités, de propriété et de travailleurs39). On comprend qu’une telle pensée, où le mot « social » n’est qu’un slogan dont on ne sait pas ce qu’il recouvre, sinon un humanisme chrétien qui transparaît ça et là, puisse cohabiter avec les propos qu’on a cités sur la femme, l’Indien et l’homme blanc. Quant à Truffaut, s’il explique pourquoi la politique des auteurs a pu encenser Et Dieu créa la femme (R. Vadim, 1956), du fait de l’apparition de cette nouvelle image de la femme40, il ne se demande pas si cette conception de la femme n’est pas, plus encore que celle dont elle prend la place, une représentation proprement masculine et profondément sexiste de la femme.

Pour ce qui est de la conception dite politique, on a vu qu’elle n’évacue pas la question esthétique au profit de la question politique, puisque celle-ci, du fait qu’elle est traitée au moyen de la lecture interne comme méthode (comment peut-on passer autrement que par une lecture du film pour en mettre au jour le sous-texte social ?), n’en implique pas moins une attention au critère de la « forme ». La question proprement esthétique est donc bien conservée dans la conception politique, et il ne faut pas croire que, de droit, elle trouve son assomption dans le sens politique du contenu qui, ultimement, fonderait la valeur véritable du film. Ce n’est pas parce qu’on est d’accord avec les valeurs politiques véhiculées par un film qu’on trouvera nécessairement que c’est un bon film. Sans être un formaliste, on peut donc être d’accord avec Jacques Doniol-Valcroze, lorsqu’il écrit à propos de Justice est faite (A. Cayatte, 1950) que, certes, l’intention du film (un réquisitoire contre la peine de mort) est louable. « Mais puisque film il y a, il faut bien le juger aussi sur le plan de l’art du film41 ». Inversement, ce n’est pas parce qu’on ne partage pas les valeurs d’un film qu’on le trouvera nécessairement mauvais. On peut donc légitimement s’opposer à ce que dit Burch sur Howard Hawks et, quand bien même le cinéaste est un incurable misogyne, trouver un intérêt, un plaisir et une valeur dans des films tels Les Hommes préfèrent les blondes, tout en ayant conscience de la manière contestable dont le film pense le genre. Autrement dit, la conception politique n’implique pas, de droit, qu’on estime le film à l’aune d’une seule valeur, la valeur politique, mais elle exige qu’on prenne aussi en compte cette dimension, à côté d’autres paramètres qui sont tout aussi importants dans l’appréciation du film. C’est exactement ce que faisait déjà Kracauer à propos des Strassenfilme (« films de rue ») du cinéma allemand des années vingt dans De Caligari à Hitler. Il souligne en effet que certains de ces « films de rue » sont « esthétiquement valables42 », pour autant qu’ils possèdent un

aspect intéressant et innovant dans l’exploitation des moyens cinématographique permettant de mettre en image une histoire. Il ajoute toutefois qu’ils renferment des présupposés politiques contestables, faisant l’apologie du conformisme en condamnant toute transgression (absence de toute dimension de critique sociale)43. Mais la chose n’est même pas aussi simple. Car la question politique et sociale est triple : classe, race, genre. Un film est comme un discours : il peut penser une des dimensions du social en invisibilisant les autres, comme si elle était à elle seule la question sociale. C’est d’ailleurs ce que fait Kracauer dans De Caligari à Hitler, lorsqu’il réduit la question sociale à la question des classes et ne voit pas la formidable transgressivité des films de Pabst (Journal d’une fille perdue ; Loulou, 1929) qu’il range dans le « social décoratif44 ». C’est pourquoi l’appréciation sociale et politique d’un film n’est elle-même pas univoque, puisqu’elle implique derechef plusieurs paramètres. Tel film nous séduira par la manière dont il pense les classes, même s’il gomme les autres dimensions du social ; tel autre à cause de la façon dont il pense la race ou bien le genre. Enfin, tel autre nous plaira bien qu’il ne pense aucune des trois dimensions du social, mais parce qu’il est remarquablement construit dans l’utilisation des moyens cinématographiques pour exprimer un certain sentiment, etc. À chaque fois, les paramètres en fonction desquels s’effectue notre appréciation ne sont pas les mêmes. Il en va de l’appréciation d’un film et plus largement d’une œuvre d’art comme il en va de l’appréciation morale. Pour Kant, la morale implique qu’on puisse énoncer une norme universelle qui seule possède une valeur morale : telle est la loi morale qu’on doit pouvoir appliquer dans toutes les situations. C’est exactement comme celui qui prétendrait énoncer un paramètre unique en fonction duquel nous apprécierions un film. Or, le

problème est qu’il n’y a pas une loi morale, c’est-à-dire une seule et unique norme de l’action morale, mais de multiples normes qui sont tout autant de paramètres légitimes de l’action : et c’est dans chaque situation donnée que telle norme s’impose plutôt qu’une autre, comme en témoigne le grand exemple avec lequel Vladimir Jankélévitch réfute la monstrueuse exigence kantienne d’une loi possédant une valeur absolue45. Il en va de même pour l’appréciation d’un film : elle n’est pas soumise à une norme unique, mais à une multiplicité de paramètres, c’est-à-dire de normes appréciatives qui interviennent et qui font que, en situation c’est-à-dire face à tel film particulier, ce sont ceux-ci ou ceux-là qui s’imposeront comme ce qui justifie, explique et produit le plaisir que j’y prends.

1 N. Burch, Praxis du cinéma, Paris, Gallimard, 1969. 2 N. Burch, De la beauté des latrines, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 65. 3 N. Burch, Revoir Hollywood, rééd., Paris, L’Harmattan, 2007. 4 Sur la différence entre politique et social, voir notre La Philosophie sociale de Natorp, Paris, Vrin, 2015, écrit en collaboration avec Julien Servois, particulièrement le chap. 1. 5 Nous avons développé ce point dans notre contribution à J. J. Marimbert (dir.), Analyse d’une œuvre : « L’homme à la caméra » (D. Vertov, 1929), Paris, Vrin, 2009, p. 15-25. 6 S. de Beauvoir, Le Deuxième sexe, Paris, Gallimard, 1949, deux tomes. 7 Voir E. Dorlin, Sexe, genre et sexualités, Paris, PUF, 2008.

8 N. Burch, Revoir Hollywood, op. cit., p. 19. 9 N. Burch, De la beauté des latrines, op. cit., p. 72. 10 C’est cette dernière possibilité que retiennent N. Burch et G. Sellier lorsqu’ils arrivent à la conclusion de leur étude sur les rapports entre hommes et femmes dans le cinéma français : « le cinéma semble plutôt participer à la construction d’un imaginaire collectif, mais d’une manière qui confirme l’articulation étroite entre sphère privée et sphère publique. Sinon, comment pourrait-on comprendre la nouvelle donne des représentations filmiques après la Défaite ? » (La Drôle de guerre des sexes dans le cinéma français, 19301956, Paris, A. Colin, 2005, p. 307). 11 Voir notre Qu’est-ce que le cinéma ?, op. cit., p. 121-122. 12 J. Nacache, Hollywood, l’ellipse et l’infilmé, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 254. 13 Voir D. A. Gerstner, « The production and Display of the Closet. Making Minelli’s Tea and Sympathy », in J. Mc Elhaney (ed.), Vincente Minnelli : the Art of Entertainment, Detroit, Wayne State University Press, 2009, p. 277. 14 Ibid., p. 275. 15 T. Andersen et N. Burch, Les Communistes à Hollywood. Autre chose que des martyrs, Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle, 1994, p. 111. Pour Kracauer et sa lecture des films de Pabst, comme pour Différent des autres dont il est question plus loin, voir notre Mal dans le cinéma allemand, op. cit., chap. 2. 16 Ibid., p. 111.

17 Voir D. A. Gerstner, « The production and Display of the Closet. Making Minnelli’s Tea and Sympathy », op. cit., p. 284. 18 J. Butler, Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion, trad. fr. C. Kraus, Paris, La Découverte, 2005. 19 N. Burch, Revoir Hollywood, op. cit., p. 17 ; cf. De la beauté des latrines, op. cit., p. 33 et 53. 20 Ibid., p. 14-15. 21 F. Truffaut théorise d’ailleurs dans ce sens la manière dont il a pratiqué la critique cinématographique lorsqu’il se penche rétroactivement sur ses propres critiques : « Lorsque j’étais critique, je pensais qu’un film, pour être réussi, doit exprimer simultanément une idée du monde et une idée du cinéma » (« A quoi rêvent les critiques », Les Films de ma vie, Paris, Flammarion, 1975, p. 17). 22 T. Andersen et N. Burch, Les Communistes à Hollywood. Autre chose que des martyrs, op. cit., p. 121. 23 Qu’on voie par exemple les analyses traduites par N. Burch dans Revoir Hollywood, op. cit., particulièrement p. 38 (sur le procès dans Femmes marquées), p. 39-40 (où est la caméra quand Vanning règle ses comptes avec Mary dans Femmes marquées ?), p. 59 (sur la fin de Femmes marquées), ou p. 63 (sur Stella Dallas). 24 N. Burch, Revoir Hollywood, op. cit., p. 25. 25 S. Bouquet, « Théories d’Amérique », Les Cahiers du cinéma, no 478 (avril 1994), p. 13.

26 J. Magny, « Le cinéma français fait la guerre des sexes », Les Cahiers du cinéma, no 510 (février 1997). 27 Voir le jugement nuancé sur Bazin dans N. Burch, De la beauté des latrines, op. cit., p. 84-87. 28 A. Bazin, Qu’est-ce que le cinéma ?, Paris, Le Cerf, 1975, p. 299. 29 C’est M. Oms qui, dans Positif, no 29, avril 1958, rappelle la généalogie du réalisateur et montre comment il y a une grande cohérence des obsessions depuis les films fascistes de la période mussolinienne. 30 Il est remarquable que la version qu’on trouve dans Qu’est-ce que le cinéma ?, op. cit., p. 122, qu’on doit à Mme Bazin et à François Truffaut, expurge le texte originel, paru à titre de préface à J. L. Rieupeyrout, Le Western ou le cinéma américain par excellence, Paris, Le Cerf, 1953, p. 910 : l’« Indien » disparaît avec sa « sauvagerie païenne », tout comme l’« Homme blanc chrétien », mais la « femme » reste et aspire toujours autant « à l’ordre familial (…) comme la racine à la terre ». Reste que la version originelle citée existe bien, et qu’elle a effectivement été écrite par Bazin. 31 F. Truffaut, Sur Règlement de comptes, Les Cahiers du cinéma, no 31 (janvier 1954), p. 54. Sur l’apologie par Truffaut de la censure et son « goût marqué pour l’autorité et la police », voir « Les infortunes de la liberté », Positif, no 21 (février 1957), p. 52. 32 F. Truffaut, Sur Si Versailles m’était conté, Les Cahiers du cinéma, no 34 (avril 1954), p. 64. On pourrait multiplier les références dans lesquelles, loin de toute prise de position sociale et politique, l’homme et la femme sont pensés selon les stéréotypes les plus ringards de l’hétéropouvoir, la

prostitution et la pédérastie (i.e. l’homosexualité) assimilées au « mal absolu » (voir « Les haricots du mal », Les Cahiers du cinéma, no 56, février 1956), la « solitude morale » du grand esprit » dressée contre « la vilénie du nombre » (sans doute toujours la même haine de la république) (Les Cahiers du cinéma, no 28, novembre 1953), etc. 33 A. de Baecque et S. Toubiana, François Truffaut, Paris, Gallimard, 1996, p. 126-127. 34 Ibid., p. 126. 35 Voir « Le petit journal du cinéma », Les Cahiers du cinéma, no 58 (avril 1956), p. 29. 36 Éditorial de la rédaction : « Réflexions sur la comète », Positif, no 21 (février 1957). 37 A. de Baecque, Les Cahiers du cinéma. Histoire d’une revue, tome 1, Paris, Les Cahiers du cinéma, 1991, p. 145. 38 F. Truffaut, Compte-rendu de H. Agel, Le Cinéma, Les Cahiers du cinéma, no 45 (mars 1955), p. 56. 39 Nous renvoyons sur ce point à l’analyse de Gérard Gozlan, « Les délices de l’ambiguïté (Eloge d’André Bazin) » op. cit. Ce travail dénonce la référence bazinienne à la phénoménologie, qui produit un effet de scientificité, c’est-à-dire prétend donner une assise méthodologique à un discours confus. Il met en lumière l’apparence politique d’un discours qui prend abstraitement, c’est-à-dire métaphysiquement la misère, sans aucun souci politique véritable. Que cette métaphysique soit en outre chrétienne, en témoigne l’identité du discours de Bazin, collaborateur régulier à

l’hebdomadaire catholique Radio-Cinéma TV, sur Rossellini et Genina, par ailleurs deux cinéastes fascistes et chrétiens, avec celui de son ami l’abbé Amédée Ayfre (I, p. 59-65). 40 F. Truffaut, « Et Dieu créa la femme », Les Films de ma vie, op. cit., p. 328-330. 41 J. Doniol-Valcroze, Les Cahiers du cinéma, no 13 (juin 1952), p. 23. 42 S. Kracauer, De Caligari à Hitler, op. cit., p. 136. 43 Ibid., p. 136. 44 Nous avons développé ce point dans Le Mal dans le cinéma allemand, Paris, A. Colin, 2014, Chap. 2. 45 V. Jankélévitch, Traité des vertus – Les vertus et l’amour, Paris, Bordas, 1970, rééd. Flammarion, coll. « Champs », 1986, 2 vol., vol. 1, p. 253. Chapitre 3

Critique des conceptions esthétique et politique

Dans le texte cité plus haut, Truffaut insiste sur le fait que ce qui est profondément cinématographique, ce sont les idées de cinéastes. Si l’on ne saurait parler de formalisme au sens où le prétend Carroll, on peut toutefois parler d’un formalisme au sens d’un primat de la forme sur le contenu. Le film, c’est la forme, c’est-à-dire le style. Il y a, dans la citation de Truffaut, deux choses qu’il faut bien distinguer : premièrement l’assimilation du film à

ce qui est visuel, deuxièmement l’assimilation de ce qui est visuel au travail et à l’œuvre du cinéaste, promu unique auteur de l’œuvre. Si la première idée est claire dans le cadre du développement donné de cette conception, ce n’est pas le cas de la seconde. Les idées cinématographiques ne peuvent certes pas être des idées de dialoguistes. Truffaut oppose les « idées de dialoguiste » et les « idées de metteur en scène » (i.e. réalisateur). Cela posé, il oublie de mentionner le rôle du scénariste. Celui-ci a bien souvent des idées cinématographiques, c’est-àdire des idées visuelles. Le geste de Wilding pour révéler à Bergman sa beauté toujours intacte dans Les Amants du Capricorne est d’abord écrit comme tel dans le scénario du film. De même le verre d’eau sur le front du procureur dans La Loi du silence. Ce ne sont pas des idées de réalisateur ou de metteur en scène, ce sont des idées de scénariste – même s’il est possible que ce soit des idées d’Hitchcock, pour autant qu’il collaborait au scénario, suggérait des idées et proposait des changements à ses scénaristes, intervenant déjà directement à ce stade de l’élaboration du film. On ne contestera pas qu’il y a des idées qui sont proprement des idées de cinéastes, mais celles-ci concernent essentiellement le découpage, la place de la caméra, la durée du plan, le choix de l’objectif, etc. S’il est vrai que le cinéaste peut collaborer à la lumière et aux couleurs (Minelli, qualifié de coloriste) ou bien être aussi son propre chef opérateur (Bava, Hyams), ce n’est pas toujours le cas et celles-ci peuvent parfois être imputées à des individus autres que le réalisateur ou même à des studios (le blanc laiteux de la Paramount, la lumière de Greg Toland, l’éclairage de Sven Nykvist, etc.), ou encore à des scénaristes : dans L’Étudiant de Prague, le film fondateur de l’expressionnisme allemand, le clair-obscur de la scène où l’étudiant joue aux cartes avec son double était déjà indiqué dans le scénario du film1.

Voilà pourquoi, dans 50 ans de cinéma américain2, Jean-Pierre Coursodon et Bertrand Tavernier accordent une place de choix aux scénaristes, doublant le gros « dictionnaire des réalisateurs » d’un « dictionnaire des scénaristes », qui est d’autant plus légitime que c’est souvent à eux qu’il faut imputer la responsabilité ou du moins la co-responsabilité de l’effet cinématographique. Le bon scénariste, dans le cinéma américain classique, est précisément celui qui imagine des situations qui sont proprement visuelles, c’est-à-dire qui pense par images – ce qui, évidemment, n’exclut nullement un dialogue subtil et brillant. Outre que, dans le cinéma, œuvre collective, l’auteur est tout autant une équipe que le cinéaste ; outre que, dans le cinéma américain classique, l’auteur est aussi le studio, à titre de dépositaire d’une certaine esthétique à laquelle collaborent ses différents salariés et qui est reconnaissable, au niveau des thèmes et donc des scénarios, des éclairages, de la musique, du choix des acteurs et même des réalisateurs, il apparaît que forme et contenu peuvent d’autant moins être isolés qu’il y a, dans le contenu (i.e. dans le travail du scénariste), des idées qui peuvent être visuelles. La qualification de « formalisme » à propos des représentants des Cahiers, en ce sens, désigne aussi une certaine tendance du discours sur le cinéma, consistant à attribuer tout ce qui relève de la forme, c’est-à-dire du visuel, au réalisateur, idée résumée dans l’expression de « politique des auteurs », slogan dans lequel les collaborateurs des Cahiers condensent dans les années cinquante leur idée du cinéma. L’expression renvoie à une certaine conception du cinéma qui surestime le statut du réalisateur, particulièrement dans l’analyse du cinéma hollywoodien subordonné au système des studios, pour autant que ce réalisateur est promu auteur du film au même titre que l’auteur d’une pièce, d’un livre ou d’une partition, de sorte que l’importance

des divers collaborateurs dans la création cinématographique se trouve minimisée, voire niée.

Il y a en outre un motif, certes implicite et informulé, pour lequel on a pu parler de « formalisme » à propos de cette théorie. L’expression de « théorie formaliste » en art vient d’un modèle musical. Avant qu’on appelle une certaine conception du cinéma et de l’appréciation cinématographique « théorie formaliste », il y avait, en musique, une certaine conception de la musique qui était nommée conception formaliste de la musique. La conception formaliste de la musique apparaît au xixe siècle avec Edouard Hanslick. Ce critique musical, dans son ouvrage Du beau dans la musique, s’oppose à toutes les théories qui font de la musique un moyen d’expression et la subordonnent à autre chose qu’elle-même. Hanslick s’attaque évidemment à ses contemporains, c’est-à-dire à Wagner et plus largement à la conception, issue du romantisme de Iena, selon laquelle la musique serait un langage susceptible d’exprimer et de présenter le grand secret du monde, c’est-à-dire son essence. Dans le romantisme, la musique comme révélation de l’être se substitue à la philosophie, comme en témoignent les textes de Tieck et Wackenroder, Hoffmann, Novalis, Schumann, Liszt, Wagner ainsi que ceux du premier Nietzsche. Mais Hanslick critique également la conception classique de la musique comme théorie des affetti, en rappelant comment la rhétorique musicale, qui associe des idées mélodiques, harmoniques ou rythmiques à des sentiments déterminés, est toute conventionnelle et assujettit ainsi elle aussi la musique à un sens extra-musical. Hanslick soutient la thèse selon laquelle la musique est un langage non

signifiant. Dans la musique, le contenu n’est rien d’autre qu’une forme, c’està-dire un agencement de sons (c’est-à-dire de durées, de hauteurs et de timbres). Que la musique puisse susciter des affects chez ceux qui l’écoutent ne signifie nullement que ces affects sont inscrits dans la musique elle-même. En outre, une fois admis que les affects ou sentiments sont extérieurs à la musique, l’autre erreur serait de croire que la même musique produit les mêmes affects chez tous les individus ou même chez le même individu à différents moments du temps. En effet, les affects suscités par la musique sont contingents et variables3. C’est pourquoi l’appréciation légitime de la musique n’est rien d’autre que l’appréciation d’une certaine forme entendue comme structure musicale. Je peux toujours valoriser la musique à l’aune de ce qu’elle produit ou suscite en moi, mais je ne parlerai pas de la musique qui n’est alors qu’un prétexte : je parlerai de moi et de mes états d’âme. Du coup, si la musique équivaut à la forme entendue au sens de la structure, l’appréciation proprement légitime passera nécessairement par une analyse de cette forme. Apprécier authentiquement la musique, c’est être capable d’identifier les timbres et la manière dont ils sont utilisés, les hauteurs, donc les tonalités, et la manière dont l’organisation des sons procède : les types d’accord, les modulations, les notes de passage, l’agencement des rythmes, etc. Apprécier la musique implique donc qu’on possède les éléments du solfège, définis par Maurice Emmanuel comme suit : « lecture courante des clés de sol et de fa ; connaissance précise de la génération et de l’armature des tons ; de la modalité usuelle (majeur et mineur)4 ». Cette appréciation, qui est la seule légitime, implique en outre qu’on distingue au moins deux formes de plaisir et qu’on isole la spécificité du plaisir esthétique authentique, c’est-à-dire du plaisir musical véritable. C’est la thèse que soutient Nietzsche, au moment où, après la rupture avec

la « métaphysique de la musique » de la période wagnéro-schopenhauérienne et avant la fondation d’une « physiologie de la musique », il élabore, dans la période intermédiaire dont témoigne Humain trop humain, une esthétique musicale formaliste. Il écrit : « Si nous n’écoutons pas la musique de Bach en parfaits et subtils connaisseurs du contrepoint et de toutes les variétés du style fugué, et devons par conséquent nous passer de la jouissance proprement artistique, nous aurons, à l’audition de sa musique (pour le dire à la sublime manière de Goethe) l’impression d’être présents au moment où Dieu créa le monde5 ». La jouissance éprouvée vis-à-vis de ce que la musique peut, pour moi, évoquer, suggérer, exprimer, etc., n’est rien d’autre que la jouissance prise à soi-même, et nullement la jouissance d’une musique qui, en vérité, n’en est que la cause occasionnelle (le prétexte). En revanche, une jouissance proprement artistique et musicale est liée aux caractéristiques techniques du morceau : elle trouve son fondement non pas dans ce que la musique suggère ou exprime (son prétendu sens extra musical), mais dans la musique ellemême : dans l’architecture des sons, le dessin des lignes et des formes. Elle n’est, écrit encore Nietzsche, que « ce plaisir quasi-scientifique que l’on prend aux habiletés de l’harmonie et de la conduite de la voix6 ». La question qui se pose, dès lors, est celle de savoir qui, en dehors du spécialiste, peut avoir une véritable appréciation et une authentique jouissance musicale. En dehors du musicien, ou du moins de l’individu qui a eu une sérieuse formation musicale, qui peut dès lors se targuer d’avoir une véritable jouissance esthétique ? Comparons désormais la théorie dite formaliste du cinéma et la conception formaliste de la musique. La théorie formaliste du cinéma confisque le cinéma qui devient l’affaire de spécialistes, d’experts, dès qu’on assume les conséquences auxquelles elle conduit, au même titre que la théorie formaliste

de la musique qui ne reconnaît de goût musical qu’à celui qui connaît la musique. C’est tout le sens de la petite phrase assassine de Truffaut lorsqu’il écrit à propos d’André Cayatte : « Il se trouve précisément que si les gens de cinéma prennent Cayatte pour un avocat, les gens de robe le prennent pour un cinéaste7 ». C’est aussi celui d’une formule qu’on lui prête, mais qu’en vérité il se contente de citer : « On entend souvent à Hollywood cette formule : “Chacun a deux métiers, le sien et critique de cinéma”8 ». Apprécier le film, c’est être attentif à la forme – entendue ici, par opposition à la musique, comme la forme à travers laquelle s’exprime un certain contenu : « la mise en scène », c’est « le point de vue technique9 ». Mais il en va du cinéma comme il en va de la musique, même s’il y a une différence de degré, puisque l’apprentissage de la technique cinématographique, à savoir l’identification des plans, des objectifs utilisés, des raccords et des mouvements de la caméra, n’est pas aussi difficile et long que l’acquisition des éléments du solfège qui seuls permettent l’identification des hauteurs et des durées. Même si la maîtrise des éléments du solfège cinématographique peut être rapidement acquise, la difficulté est d’être attentif au récit lorsqu’on est emporté et aspiré par l’histoire, qu’on entre dans le film et qu’on se laisse emporter par lui. Mais elle est aussi de saisir ce qui, dans ce tout qu’est le film, relève spécifiquement de la forme cinématographique, alors que, en musique, la question ne se pose précisément pas. Cette maîtrise n’est donc pas la simple identification toute formelle des techniques employées, mais celle de leur sens relativement à ce qui est montré à travers elles, en liaison en outre avec la totalité du film (c’est l’impératif de la cohérence dont on a déjà parlé). Cette maîtrise nécessite, en outre, des connaissances de l’évolution du « langage » cinématographique qui

relèvent de l’histoire du cinéma, mais au sens où la technique musicale, elle aussi, implique qu’on situe les techniques au sein d’une histoire au cours de laquelle elles ont évolué : le cinéma muet ne fonctionne pas comme le cinéma parlant et, à l’intérieur de celui-ci, le cinéma classique américain ne fonctionne pas comme le néoréalisme italien, comme le cinéma indépendant new-yorkais ou comme le jeune cinéma allemand. Reste que, au bout du compte, l’appréciation de la forme du film, dans le rapport que celle-ci entretient avec son contenu, n’est ni facile ni immédiate. Pour cette raison, il apparaît que l’appréciation d’un film a ceci en commun avec l’appréciation de la musique, du moins dans cette théorie dont on comprend mieux en quel sens elle peut être dite « formaliste », qu’elle passe par la connaissance et la reconnaissance de procédés techniques au moyen desquels le cinéaste manifeste un style personnel en exprimant des idées c’est-à-dire en construisant un monde (par le choix des objectifs, des éclairages, des mouvements de caméra, des raccords, etc.). Certes, la connaissance de la technique n’est pas une fin en soi. Mais elle n’en est pas moins nécessaire pour apprécier la manière dont surgit un certain contenu, c’est-à-dire un certain sens. C’est pourquoi, d’un côté, Truffaut, à la suite du texte qu’on a cité, ajoute : « N’importe qui peut devenir critique de cinéma ; on ne demandera pas au postulant le dixième des connaissances qu’on exige d’un critique littéraire, musical ou pictural10 ». Mais il souligne quelques lignes plus loin que la tâche du critique de cinéma n’en est pas moins très ardue : « Le principal reproche qu’on puisse formuler contre certains critiques – ou certaines critiques – est de rarement parler du cinéma : il faut savoir que le scénario d’un film n’est pas le film (…)11 ». Outre qu’on peut donc reprocher à Truffaut lui-même d’avoir par moments confondu le film et le scénario, il n’en demeure pas moins que l’appréciation

légitime est celle du spécialiste et seulement du spécialiste, et qu’il est aussi difficile, peut-être même plus difficile, étant donné l’union intime de la forme et du contenu dans le cinéma, d’émettre dans ce domaine une appréciation véritablement légitime. En ce sens, à nouveau, le goût cinématographique légitime est celui des spécialistes. Si les avocats aiment les films de Cayatte, ce n’est pas pour des raisons cinématographiques, c’est-à-dire esthétiques ; ce n’est pas parce que ce sont des « bons films » ou des « beaux films », c’est parce qu’ils retrouvent dans la diégèse un monde qui est le leur et des problèmes qui les intéressent. Le goût pour Cayatte, chez l’avocat, n’est pas un goût cinématographique, car il est lié à son métier, donc à des raisons extra-esthétiques. Mais le critique, qui, lui, a un véritable goût cinématographique, un goût cinématographique authentique, est là pour le lui rappeler et lui expliquer ce qu’il ne sait pas ou ne le voit pas, trop embué dans son idiosyncrasie et incapable de s’élever jusqu’à l’objectivité désintéressée du goût cinématographique. On voit ce qui, du point de vue politique, est profondément gênant dans cette conception. Elle est certes dans l’air du temps, puisque le propre de nos sociétés démocratiques modernes est de faire valoir la compétence des experts aptes à choisir pour un peuple qui, lui, ne sait pas voir où sont le vrai, le bien et le beau. Néanmoins, elle dépossède les individus, non pas de leur propre pouvoir de juger, mais de la légitimité de ce pouvoir de juger. Chacun peut bien avoir le goût qu’il a et apprécier ce qu’il veut, reste que son appréciation et son goût, comme ceux des avocats qui aiment Cayatte, ne valent rien du point de vue authentiquement esthétique, c’est-à-dire cinématographique. Le goût, dès lors, devient une affaire d’expertise, c’est-à-dire un savoir auquel n’importe qui n’a pas de fait accès – même si chacun y a évidemment

accès de droit, la méritocratie comme (prétendue) figure démocratique ayant pour conséquence, dans les faits, la confiscation du pouvoir de juger du peuple12. La valeur de l’expertise, certes, ne peut pas être contestée d’une manière systématique, c’est-à-dire dans tous les domaines. Le vrai, en effet, relève de l’expertise et repose, pour tous ceux qui ne sont pas spécialistes dans un domaine scientifique particulier, sur la confiance. Déjà, dans la Critique de la raison pure, Kant soulignait que l’accord entre les spécialistes sur un ensemble de thèses, qu’on peut donc valider au moyen de procédures scientifiques particulières qui restent étrangères à celui qui ne s’est pas réapproprié ce domaine de recherche, garantit qu’on est bien sorti, dans une discipline, de l’état de nature, et qu’on est entré dans « la voie sûre de la science » (Préface à la seconde édition). La chose est bien évidemment plus compliquée pour les sciences humaines, mais là, encore, la disputatio repose bien sûr des méthodes et des présupposés qu’on peut exhiber, mais qu’on ne peut comprendre qu’en devenant à son tour soi-même un spécialiste. On voit évidemment bien en quoi notre connaissance et donc notre rapport au vrai passent par la reconnaissance d’une expertise que nous présupposons toujours. Les vérités auxquelles nous croyons, comme la loi de la chute des corps, sont des « vérités » que nous admettons sur la foi d’experts dans la mesure où nous ne les avons jamais nous-mêmes vérifiées. Cela posé, la valeur de l’expertise pose problème dès qu’on sort du domaine de la connaissance scientifique. C’est déjà le cas en politique, comme le souligne Jacques Rancière dans La Haine de la démocratie où il critique, à l’aune des figures de la véritable démocratie, c’est-à-dire la démocratie grecque, dont les deux principes constitutifs sont la participation

(ou démocratie directe) et le tirage au sort (à titre de seule véritable démocratie représentative : i.e. confier un pouvoir au hasard et pour un temps déterminé sans possibilité de se représenter), la démocratie moderne. Celle-ci, en effet, possède toutes les caractéristiques de ce que, chez les Grecs, on appelait oligarchie : le vote est le moyen de confiscation du pouvoir par une caste, à savoir dans nos démocraties modernes celle de ceux qui savent, donc les experts. C’est la politique comme (prétendue) science, comme technocratie, qui légitime la figure de la démocratie moderne13. La valeur de l’expertise est encore plus problématique dans le domaine de ce qu’on appelle le beau, c’est-à-dire l’esthétique ou le jugement de goût, d’autant qu’elle est moins motivée. Passe encore qu’on puisse prétendre que la politique est, sinon un savoir, du moins une technique qui, comme telle, s’apprend. On pourra dire qu’il y a des enjeux économiques et sociaux dont seuls les spécialistes saisissent les rouages et peuvent s’occuper sans produire le chaos. Mais ce n’est pas le cas pour les questions esthétiques. De quel droit déposséderait-on l’individu lambda non seulement de son jugement, mais aussi de son plaisir, qualifié dès lors de faux plaisir ou de plaisir aliéné puisque, de droit, il devrait trouver son plaisir ailleurs, si seulement il savait ou se rangeait du côté de celui qui sait ? De l’autre côté, la seconde conception que nous avons examinée, dite politique ou contenuiste, peut tomber sous le coup de la même critique même si elle n’y tombe pas nécessairement. Tout dépend de la conception du politique qu’on présuppose. En effet, dès qu’on comprend la politique comme un savoir ou bien une technique, donc un savoir-faire, on présuppose que l’appréciation relève d’une compétence que tout le monde ne possède pas. C’est la critique que fait Rancière à Marx et au marxisme, et c’est donc par là même le défaut du discours marxiste sur le cinéma. Le marxisme, c’est

la politique promue science, donc expertise. Le regard du théoricien, qui s’est élevé bien au-dessus du monde des travailleurs, met en évidence l’aliénation dont ceux-ci sont victimes. La position de surplomb du théoricien (ou du politique) trouve son fondement dans l’idée que le théoricien dispose d’une supériorité sur eux, parce qu’il possède un savoir qu’ils n’ont pas – et qu’il sait mieux qu’eux ce qui est bon pour eux. Le théoricien, c’est l’avant-garde prolétarienne. Mais voilà qui présuppose, encore une fois, qu’on dépossède les autres, ici la classe ouvrière, de la légitimité de son pouvoir de juger au profit de l’élite (le chef, le parti) auquel celle-ci doit déléguer son pouvoir parce que seule l’élite sait et pourra du coup mieux la conduire. Peut-être alors que l’appréciation véritable n’est pas une expertise – c’està-dire quelque chose de l’ordre de théorique, c’est-à-dire au fond un jugement.

1 Voir C. Tybjerg, « Shadow-souls and Strange adventures : Horror and the Supernatural in European Silent film », op. cit., p. 31. 2 J. P. Coursodon et B. Tavernier, 50 ans de cinéma américain, Paris, Omnibus, 1995. 3 Voir sur ce point notre Qu’est-ce que la musique ?, Paris, Vrin, 2005. 4 M. Emmanuel, Histoire de la langue musicale, Paris, H. Laurens, 1911, vol I, p. 3-4. 5 F. Nietzsche, Le Voyageur et son ombre, § 215. 6 F. Nietzsche, Humain trop humain, § 219.

7 F. Truffaut (à propos du Dossier noir, A. Cayatte, 1955), Arts, no 517, 25 mai 1955. Voir aussi l’article de J. Doniol-Valcroze dans Les Cahiers du cinéma no 13 (juin 1952), qui commence par cette phrase : « André Cayatte exerce son métier d’avocat en réalisant des films ». 8 F. Truffaut, « A quoi rêvent les critiques ? », Les Films de ma vie, op. cit., p. 19. 9 F. Hoveyda, « Les taches du soleil », Les Cahiers du cinéma, no 110 (août 1960), p. 37. 10 F. Truffaut, « A quoi rêvent les critiques ? », op. cit., p. 23. 11 Ibid., p. 24. On notera en outre que, en 1975, au moment où il écrit cette préface à un ensemble d’articles qu’il a soigneusement choisis (en évitant précisément les articles violents), Truffaut, avec l’âge, mais aussi et surtout du fait d’être passé de critique à cinéaste, s’est considérablement assagi. Cette préface, il ne faut pas l’oublier, est aussi une excuse du cinéaste mature vis-àvis de la violente intransigeance du jeune critique. 12 Truffaut écrit sous le pseudonyme de Lachenay (voir sur ce point A. de Baecque, Les Cahiers du cinéma. Histoire d’une revue, tome 1, op. cit., p. 117) dans le « Petit journal intime du cinéma » des Cahiers du cinéma, no 48 (juin 1955) : « Je n’ai pas encore vu M. Arkadin, mais je sais que c’est un bon film, parce qu’il est d’Orson Welles et que si Orson Welles voulait faire du Delannoy il n’y arriverait pas. Le reste n’est que papotages d’ouvreuses ». On voit le mépris des petites gens impliqué par ce type de propos. 13 J. Rancière, La Haine de la démocratie, Paris, La Fabrique, 2005.

Chapitre 4

La théorie des catégories et de leur hiérarchie

Il faut désormais examiner la conception de l’appréciation qu’on trouve dans la philosophie de Noël Carroll, pour quatre raisons. La première, c’est la grande notoriété de Carroll dans les questions de philosophie de l’art1. La deuxième, c’est que cette conception s’inscrit dans une discussion avec les rares théoriciens anglais et américains ayant traité le problème et que, à ce titre, elle nous informe sur l’état de la question chez ces théoriciens. La troisième se trouve dans le fait que Carroll se réclame du « style argumentatif de la philosophie analytique2 » : sa conception nous instruit donc aussi sur la manière dont la philosophie analytique traite la question de l’appréciation quand elle ne la relègue pas dans le domaine des problèmes sans intérêt philosophique3. La quatrième est que son travail et, partant, sa conception de l’appréciation trouvent un écho dans les études cinématographiques en langue anglaise. Selon Carroll, les positions qui ne renvoient pas l’évaluation à l’irrationnel (le plaisir, c’est-à-dire le sentiment) affirmaient toutes, jusque-là, que les films doivent être évalués à l’aune d’une unique catégorie, à savoir ce qu’il nomme le « cinématique », c’est-à-dire l’utilisation du médium cinématographique dans sa spécificité (c’est la théorie formaliste)4. Le problème de l’évaluation est traité dans le dernier chapitre de Philosophie du cinéma et propose un critère autre que le cinématique. Non seulement on y explique la raison des désaccords portant sur l’appréciation

des films, mais on nous propose une norme qui résoudra tous les problèmes. Cette norme appréciative, ou cette définition de l’appréciation légitime comporte deux moments5. Le premier moment consiste à ranger le film dans la catégorie appropriée ou la bonne catégorie6 : un film est bon relativement à sa catégorie, et beaucoup de désaccords seraient réglés si l’on était attentif à ce problème. Importe ici l’exemple avec lequel Carroll introduit et justifie ce premier moment. Le désaccord surgit lorsque je prétends, par exemple, que L’Homme de l’intérieur (S. Lee, 2006) est un bon film et que toi, tu t’y opposes. Carroll continue : je nomme alors « des films à suspense comparables (comprenant une prise d’otage)7 », et deux termes de l’alternative surgissent. Ou bien tu m’accordes que ces autres films sont bons, mais alors tu devrais logiquement (sic) m’accorder que L’Homme de l’intérieur est un bon film (ou alors tu tombes sous le coup de l’incohérence, sic8) ; ou bien tu juges que ces films (au nombre de trois) sont également mauvais, auquel cas je te demande ce qu’est pour toi un bon film. Tu me réponds : Fast, Cheap & Out of Control (E. Morris, 1997). Mais ce film est « un essai documentaire à structure ouverte9 » ! Tout est clair désormais : la dispute se dissout une fois qu’on a reconnu l’erreur catégorielle qui est à son fondement. Tu dis que L’Homme de l’intérieur n’est pas un bon film parce que tu l’as jugé à l’aune de la catégorie d’essai documentaire à structure ouverte10 ! Mais si tout s’explique pour Carroll, ce n’est pas le cas pour le lecteur qui est en droit de se poser des questions et d’attendre des explications que, malheureusement, il n’aura pas. La justification de l’argumentation est fondée sur un exemple improbable, c’est-à-dire sur un fait qui, dans la réalité, n’arrive absolument jamais. Contrairement à la pseudo-évidence de

l’exemple qui est pour cette raison un mauvais exemple, nous ne disputons pas pour de tels motifs. Personne ne s’attend à trouver un essai méditatif dans un film du type L’Homme de l’intérieur. Personne, en outre, ne reproche à L’Homme de l’intérieur de n’être pas un film méditatif : on pourra à la limite dire qu’on préfère le genre essai méditatif, mais on n’en conclura pas pour autant que ce n’est pas un bon film. On imagine mal quelqu’un dire que Cris et chuchotements (I. Bergman, 1972) n’est pas un bon film parce que, vu le titre, il s’attendait à trouver un film porno. On remarquera que, dans cet exemple truqué, le premier terme de l’alternative est aussi invalide que le second, malgré l’apparence de rigueur inflexible. Carroll dit que je présente à mon interlocuteur des exemples qui partagent avec L’Homme de l’intérieur des « caractéristiques essentielles11 » ; mais précisément lesquelles ? Il n’est rien dit là dessus sinon qu’il y a des thèmes communs : « des films à suspense comparables (comprenant une prise d’otage) ». Mais Carroll oublie dans son exemple à l’abstraction simplificatrice que toute la question est de savoir comment sont gérés ces thèmes : si les situations sont mal exploitées, qu’il n’y a pas de sens du timing, que le filmage n’est pas efficace, qu’il y a des temps morts, que les personnages ne sont pas crédibles, que les situations sont artificielles à la manière d’un exemple de Carroll, que les acteurs jouent mal, je peux tout à fait dire que L’Homme de l’intérieur est un mauvais film par opposition précisément aux trois exemples qui, s’ils sont certes comparables, n’en sont pas pour autant identifiables mais permettent justement de déterminer ce qu’est, dans un genre particulier, une/des réussite(s). On trouve plus loin un autre exemple qui, tenant toujours lieu d’argumentation, doit nous convaincre que les disputes concernant la valeur des films trouvent leur source dans des problèmes épistémologiques d’ordre catégoriel. L’exemple est toujours aussi artificiel, c’est-à-dire décrit un fait

toujours aussi douteux au sens où, précisément, ce n’est pas du tout comme cela que se passent, de fait, les disputes sur la valeur esthétique des films. C’est celui du « mari [qui] déprécie un film parce qu’il manque de fusillades, alors que son épouse signale qu’il s’agit là d’une comédie d’ados légère et aérienne12 ». Outre la récupération, certes au second degré – mais on ne rit pas impunément de certaines choses – des clichés sexistes habituels, quel sens a de nouveau cet exemple ? Comme le précédent, il est censé tenir lieu de justification d’une thèse qui n’est nullement argumentée, et son artificialité est attestée par le simple fait qu’on n’a jamais vu et qu’on ne verra jamais personne, à part peut-être un enfant de six ans, déprécier un film parce qu’il manque de fusillades. Bref, l’exemple de Carroll conduit à déterminer le premier moment, celui de la catégorisation. Il est malheureux que Carroll assimile implicitement le problème épistémologique de la catégorisation (L’Homme de l’intérieur est un suspense) et celui, axiologique, de l’évaluation (L’Homme de l’intérieur est un bon suspense). Carroll identifie les deux, comme si, pour lui, le problème de savoir si L’Homme de l’intérieur est un bon suspense était le même que celui de savoir si L’Homme de l’intérieur est un suspense – ou, plus précisément, comme s’il n’y avait entre ces deux questions qu’une différence de degré. Déterminer la catégorie à laquelle appartient le film, c’est aussi, pour Carroll, le classer par rapport au degré de réussite que le film possède relativement au modèle catégoriel. Le glissement se fait très exactement au moment où Carroll, qui s’apprête à passer au second moment de l’évaluation, rappelle que « nous avons vu précédemment qu’une bonne part de l’évaluation des films consiste à placer ceux-ci dans la bonne catégorie (ou dans les bonnes)13 ». C’est en effet de cela qu’il avait été question. Cependant, lorsqu’il s’agit désormais de présenter la question de la comparabilité de films appartenant à des catégories différentes, Noël Carroll

ajoute que nous les comparons « en vertu des positions respectives qu’ils occupent chacun de leur côté dans leur propre catégorie14 ». Bien que la thèse n’ait pas été justifiée, le problème axiologique de l’évaluation est désormais assimilé à celui de la catégorisation : « c’est à son aune [i.e. la catégorie] qu’on mesure la réussite artistique du projet15 ». C’est une sorte d’ellipse narrative, comme dans Casablanca ou Thé et sympathie, lorsque se pose dans les deux cas le problème de savoir si l’homme et la femme ont couché ensemble. Si Carroll passe ainsi du problème épistémologique à la question axiologique, c’est qu’il présuppose sans le dire une simple continuité. Comment est-ce possible sinon au moyen de la présupposition implicite qui est la suivante ? On peut définir chaque catégorie par un ensemble de caractéristiques essentielles qu’on nommera a, b, c, d, e, f, g, h, i, etc. Évaluer un film, c’est comme évaluer un chat à un concours – c’est donc un travail d’expert, qui relève de la reconnaissance technique d’une certaine perfection. Un chat n’est pas un beau chat, mais un beau bombay, un beau somali ou un bel abyssin. L’évaluation passe par la connaissance du standard et par la capacité de reconnaître dans un exemplaire particulier les caractéristiques du standard. Par exemple, un bel abyssin doit posséder : a) un tête cunéiforme avec des contours réguliers et souples et un menton pointu ; b) de grandes oreilles dont la base est large et l’extrémité est ronde, « des plumets aux extrémités sont souhaités16 » ; c) des yeux en amande dont les couleurs sont l’ambre, le vert et le jaune, « cerclés de la couleur du ticking17 » ; d) un ticking à chaque poil, où l’on retrouve les trois couleurs, avec la base foncée et ensuite une alternance des couleurs ; etc. Selon Carroll, le bon film dans sa catégorie serait celui qui possèderait toutes ces caractéristiques essentielles ou du moins le plus grand nombre. Le mauvais film sera inversement celui qui en possédera le moins. Reste que,

toutefois, ça ne marche pas. Outre le problème de la détermination des catégories, sur lequel nous allons revenir, il demeure que les propriétés essentielles d’un documentaire à structure ouverte, d’un suspense ou d’un western ne sont pas analogues à celles d’un abyssin ou d’un bombay. Il nous semble que, s’il est possible de définir le western, c’est à la manière des caractéristiques relevant des ressemblances de famille dont parle Wittgenstein dans les Recherches philosophiques18. Autrement dit, il n’y a pas de propriétés a, b, c, d, etc., communes à tous les westerns, mais tels westerns possèdent des propriétés communes avec tels autres, qui en possèdent avec tels autres, qui à leur tour, etc. En outre, ce qui est valable au niveau de la catégorie entendue comme genre dans le cinéma classique hollywoodien devient encore plus indéterminé lorsqu’on quitte, d’une part, le cinéma hollywoodien classique et, d’autre part, les genres. Voilà le premier problème. Quant au deuxième, il tient au fait que, si on peut à la limite définir un western avec les restrictions qu’on vient d’énoncer, il en revanche impossible de définir un bon western. Ce présupposé, qui est celui du texte de Carroll, nous renvoie au présupposé essentiel de l’esthétique intellectualiste mis en évidence par Kant, selon lequel on pourrait énoncer et déterminer ce qui possède une valeur esthétique (Kant l’appelle le beau, Carroll l’appelle le bon dans sa catégorie). On peut certes tenter de montrer que tel film particulier est un bon ou un mauvais western, comme cela est d’ailleurs le cas de toutes les critiques qui traitent des films relevant du genre, on ne trouvera en revanche aucun texte qui prétend définir, d’une manière toute abstraite, ce qu’est un bon western. Et cela nous rappelle l’esthétique classique qui prétend, a priori, déterminer ce qu’est une bonne tragédie ou une bonne comédie. Carroll est notre Boileau moderne, puisque celui-ci, à travers sa théorie générale des genres poétiques, prétendait énoncer « la loi de construction » qui fonde les

différents genres dans leur perfection19 : « rien n’est beau que le vrai, le vrai seul est aimable ». Il faut désormais être plus précis sur ces catégories, puisqu’identifier la (ou les) catégorie(s) approprié(es) constitue le premier moment de l’appréciation : « c’est à son aune [i.e. la catégorie] qu’on mesure la réussite artistique du projet20 ». L’auteur se contente d’exemples qui ne sont pas exhaustifs : « films à suspense, horreur, films structurels, mélodrames, thrillers, films de transe, films d’action, films de guerre, platoon films, films expressionnistes allemands, films de science-fiction, films néoréalistes, biopics, comédies, films mytho-poétiques, films artistiques, westerns, films du réalisme socialiste, films de ninja, films d’heroic fantasy, films musicaux, films surréalistes, films de Bollywood, films à costumes, New Talkies, films de Fluxus, animés japonais, ou films de Nouvelles Vagues variées (ajoutez ici le pays de votre choix – France, Allemagne, Taiwan, Hong-Kong, Corée du Sud, etc.)21 ». Voilà une énumération à la Borges, puisqu’on voit que ces catégories s’intègrent dans des sphères qu’on ne peut pas mettre sur le même plan : comme le dit Carroll plus loin, ces catégories « incluent genre, sousgenres, styles, écoles, sagas, etc.22 ». Quel est le principe de production de la liste ? Quelles en sont les limites ? Le problème de détermination des catégories est le troisième problème. Carroll, dans tous les exemples qu’il donne et hormis le passage où il évoque le New Talkie23, oublie complètement cette détermination ouverte des catégories et les réduit systématiquement aux genres – et on rappellera que le genre, en tout cas au sens fort du terme, est le propre du cinéma hollywoodien classique, de sorte que Carroll fait ce qu’il reproche aux autres théoriciens, à savoir penser le cinéma à partir d’une petite partie du cinéma, à partir d’un corpus limité24 qui n’a aucun sens relativement au cinéma en

général. Il écrit en effet : « que le film possède ou non un certain nombre de caractéristiques clairement définies, typiques d’une certaine catégorie de films, voilà un fait qui peut être intersubjectivement vérifié25 ». Il ajoute que si les éléments internes ou bien le contexte ne suffisent pas pour déterminer la catégorie, il suffit d’aller voir l’intention auteuriale : Scorcese voulait faire un biopic avec Aviator (2004)26. Certes, mais l’exemple est-il généralisable, particulièrement lorsqu’on quitte le cinéma américain ? On ne peut pas dire qu’Ophuls, avec Lola Montès (1955), a voulu faire un biopic ou un film historique ou encore un mélodrame. De même, cela n’a aucun sens de dire que Lang, en prenant au hasard l’un des films qu’il a faits entre 1920 et 1933, a voulu faire un film expressionniste allemand. C’est pourtant ce que nous autorise à dire Carroll qui, pour éviter l’accusation de réduire la catégorisation au genre, a produit une énumération dans laquelle on peut faire entrer tout et n’importe quoi : c’est-à-dire autant les genres à proprement parler auxquels les films peuvent se référer consciemment ou non que les catégories produites après coup par les historiens et qui en outre demeurent complètement indéterminées. Par exemple, la catégorie de neue Sachlichkeit (« nouvelle objectivité »), qui sert à désigner communément un certain type de film social de l’Allemagne de Weimar, vient de Kracauer (De Caligari à Hitler) et sert à établir des liens, mais qui sont ceux que Kracauer fait après coup entre les films à partir d’hypothèses certes intéressantes, mais tout à fait contestables, de sorte qu’il suffit de partir d’autres hypothèses pour produire d’autres catégories et réorganiser complètement, du coup, le visage du cinéma allemand, puisqu’on produit une nouvelle ordonnance entre les films27. Que sont donc les catégories selon Carroll ? Le philosophe donne des

exemples, allant pour lui de soi, de films qui ne sont pas bons dans leur genre, c’est-à-dire de films qui sont ratés. Parmi ces exemples, il y a Glen ou Glenda d’Ed Wood (1953). L’exemple est remarquable par ce qu’il révèle. Il montre d’abord que, encore une fois, la catégorie est le genre (et l’on voit comment Carroll est embêté dès qu’il sort du cinéma américain pour prendre des exemples dans des cinémas qui ne sont précisément pas des cinémas de genre, mais il suffit de forcer et de produire des genres artificiels : ainsi Au hasard Balthazar (R. Bresson, 1966) est qualifié de film artistique28, et Le Voleur de bicyclette relève du réalisme humaniste29). L’exemple est ensuite et surtout remarquable parce qu’il prouve que Carroll étiquette le film à l’aune de la catégorie à laquelle il est attaché lorsqu’il est produit. Pour Glen ou Glenda, Carroll nous dit qu’il est mauvais dans son genre – et peut-être « pire encore30 ». Carroll, on le remarquera, néglige de nous rappeler le genre auquel appartient Glen ou Glenda – et pour cause ! Toute la question est de savoir quel est le genre de ce film hybride qui ne se rattache à rien et participe à tout. Documentaire ? Essai ? Drame ou comédie ? Reste en tout cas qu’il y a, de fait, au moins deux estimations différentes de Glen ou Glenda. La première estimation, très mauvaise, est celle qui est faite, non pas relativement à un genre cinématographique quelconque, mais à l’aune d’une certaine norme qualitative du cinéma américain, au niveau des plans, de leur enchaînement dans des raccords qui assurent l’invisibilité du récit, au niveau du jeu des acteurs, du décor qui ne doit pas faire carton-pâte, mais aussi d’un scénario cohérent et de dialogues qui sonnent juste relativement à l’effet visé. Voilà pourquoi Carroll ne fait pas ce qu’il dit et ne dit pas ce qu’il fait. Lorsqu’il condamne Glen ou Glenda, ce n’est nullement relativement à un genre qu’il ne nomme pas (et pour cause !), mais relativement à une certaine qualité – donc relativement à certaines qualités proprement formelles. Voilà qui est remarquable. Le critique du formalisme, qui voit des formalistes

même là où il n’y en a pas (et surtout là où il n’y en a pas), se révèle condamner un film, Glen ou Glenda, en vertu de ses qualités formelles ! Mais il y a une seconde estimation du film de Wood, qui est faite, précisément, en vertu des critères qu’on a précédemment introduits avec Burch. Si Glen ou Glenda est un film emblème pour les féministes, c’est parce qu’il possède un sous-texte social transgressif. Il est un des très rares films du cinéma américain classique qui traite explicitement, c’est-à-dire d’une manière transgressive, la question des genres. Dans cette optique, ce qui, dans la première estimation du film, était estimé comme une piètre qualité technique, apparaît au contraire comme tout aussi transgressif, puisqu’interprétable en terme de refus d’un certain cinéma qui est celui de l’hétéropouvoir.

Figure 7. Glen ou Glenda est-il un mauvais fi lm dans son genre ?

Le problème ne consiste nullement dans le fait que Carroll dise que le jugement de valeur esthétique implique une catégorisation. Mais il consiste dans la manière dont Carroll, sans même s’en expliquer et mettre cartes sur table, pense cette catégorisation. Outre le problème de savoir si toutes les catégories sont pertinentes, outre celle de savoir si un film ne peut pas changer de catégorie au cours de l’histoire (nous y reviendrons), la question est celle de la manière dont on utilise ces catégories, c’est-à-dire celle de la fonction qu’elles ont dans le discours esthétique. On peut toujours, après coup, rattacher Lola Montès au genre biopic et à d’autres catégories (« film historique », « films de Max Ophuls », « film français des années cinquante », « films de Martine Carol », etc.). Davantage, on ne peut pas faire autrement dès qu’on parle du film et qu’on cherche à en mesurer l’intérêt. Néanmoins, si on le fait, c’est pour exhiber la différence entre ce film et d’autres biopics, entre ce film et d’autres films d’Ophuls, entre ce film et d’autres films avec Martine Carol, c’est-àdire pour montrer en quoi il constitue un objet particulier dans l’histoire du cinéma31. C’est, à notre avis, le sens de tout travail sur un film : en faire surgir la singularité, en montrant ce qu’il doit à des genres, à des styles et à des mouvements cinématographiques. C’est pourquoi nous ne comprenons pas la critique de Carroll qui, identifiant la catégorisation avec la résorption du film singulier dans la (ou les) catégorie(s), assimile la volonté de ne pas catégoriser à l’affirmation d’une singularité absolue et écrit : « la croyance en la possibilité de l’existence d’un film parfaitement singulier dérive de la fantaisie romantique du génie32 ». Le problème n’est pas de catégoriser les films ou de ne pas le faire. Car catégoriser, c’est ce qu’on fait systématiquement, pour autant qu’on compare nécessairement un film avec ceux qui lui ressemblent, c’est-à-dire avec ce qui est comparable. Cependant, le but d’une telle détermination n’est certainement pas de résorber le singulier

dans l’universel, c’est-à-dire de ranger le film dans un genre en montrant qu’il possède les déterminations du concept, au sens où un abyssin possède les caractéristiques du standard. La mise en rapport avec les catégories consiste au contraire à creuser des écarts et à tenter de faire surgir la marque distinctive de ce film-là, au sens où le singulier n’est rien d’autre que le point de jonction unique d’un ensemble de déterminations générales33. Les catégories, lorsqu’il est question de l’appréciation des films, n’ont pas le même statut que lorsqu’il est par exemple question de l’appréciation d’un abyssin ou d’un bombay. Pour reprendre une distinction kantienne, si, dans un cas, elles ont une valeur déterminante, elles ont dans l’autre cas une valeur régulatrice. Autrement dit, elles ne servent pas à déterminer l’objet, i.e. le film, mais seulement à nous orienter pour situer le film dans un horizon, c’est-à-dire à nous repérer, ce qui n’est pas du tout pareil. Elles permettent de penser, par contraste, la spécificité du film auquel on s’intéresse. Nous avons en outre souligné la différence entre des catégories comme celles de western, policier, etc., et celles d’abyssin ou de bombay. Malgré tout ce que prétend Carroll, l’impossibilité d’une détermination univoque et précise des catégories qu’on utilise dans l’appréciation d’un film apparaît d’ailleurs dans son discours. Il ne parle, on l’a souligné, que des genres, évoquant certes des questions telles l’évolution du genre et ce qu’on nomme l’hybridation. Noël Carroll nous apprend à propos du mélo que « au moins pendant une partie du film » « le public ressent de la tristesse ou de la pitié pour l’un ou plusieurs des protagonistes34 ». La belle affaire ! Voilà une caractéristique qu’on trouve aussi dans d’autres genres, par exemple dans certains westerns (l’alcoolique dans Rio Bravo, H. Hawks, 1959), dans certaines comédies (Jack Lemmon dans La Garçonnière, B. Wilder, 1960), dans des films d’horreur (le monstre dans Frankenstein, J. Whale, 1931) ou

dans certains films policiers (Thelma Ritter dans Le Port de la drogue, S. Fuller, 1952). De même, Carroll fait du whodunit une caractéristique essentielle du film policier, ce qui est tout à fait douteux35. Il évoque également la comédie « dont tous les gags sont tellement mal placés que chaque blague tombe à plat36 » ou bien il nous dit qu’un thriller « sans aucun suspense » est ennuyeux. À ce niveau de généralité là, tout le monde est d’accord. Tout le problème arrive ensuite, lorsqu’il s’agit de parler des films singuliers. Là où l’un trouvera que le suspense ne tient pas, l’autre prétendra au contraire que le suspense est géré d’une manière exemplaire. Ou bien : là où l’un trouvera que tous les gags tombent à plat, l’autre louera l’efficacité de la mécanique. Le lecteur est d’autant plus déçu que tout ce passage est censé justifier la thèse selon laquelle la catégorie n’a pas seulement un sens épistémologique à titre de concept déterminant, mais qu’elle possède une valeur axiologique. Étant donné que la catégorie de « western » n’est nullement assimilable à celle d’« abyssin », la catégorisation ne résout pas le problème de la valeur, c’est-à-dire de l’évaluation. Certes, « La Cible humaine (H. King, 1950) est un western est non un film musical. Au hasard Balthazar est un film artistique, et non une comédie romantique. L’Âge d’or (L. Bunuel, 1930) relève du surréalisme, pas du réalisme socialiste37 ». Mais il s’agit ou d’évidence (« La Cible humaine est un western »), ou bien de généralités vagues (« Au hasard Balthazar est un film artistique ») qui ne nous apprennent rien et ne résolvent rien. La question de l’évaluation reste entière : qu’est-ce qu’un bon western ? Ou bien : pourquoi Au hasard Balthazar est-il un bon film artistique (si tant est qu’une telle catégorie ait un sens) ? Bref, comme on le voit, le problème épistémologique de la détermination des propriétés essentielles d’une catégorie, si tant est qu’il puisse être résolu, ne recouvre absolument pas le problème évaluatif.

Nous en arrivons désormais au second moment de l’appréciation selon Carroll. C’est encore un grand moment. Nous avons, dit Carroll, rangé les films dans des catégories. Mais cette étape n’était au fond pas importante, car elle relève simplement du travail de l’historien du cinéma38 et « de nombreuses évaluations se passent de cette étape39 ». Vient l’évaluation véritable, qui est celle de la valeur des catégories40. Car nous avons rangé les films dans différentes catégories et établi à l’intérieur de la catégorie une hiérarchie interne, mais comment allons-nous pouvoir désormais mettre en rapport les membres d’une catégorie avec ceux d’une autre catégorie ? Voilà un présupposé encore remarquable. Pour Carroll, évaluer, c’est établir un palmarès avec des places, par exemple « mettre Le Voleur de bicyclette devant Beetlejuice (T. Burton, 1988)41 », « avancer que Tokyo Story (Y. Ozu, 1953) est un meilleur film que The Big Broadcast of 1938 (M. Leisen, 1938) ou que Pather Panchali (S. Ray, 1955) surclasse Glen ou Glenda42 ». Il y a plusieurs manières de concevoir l’évaluation. Certes, évaluer, c’est estimer la valeur du film : bon ou mauvais. Mais il n’est pas évident qu’il faille pour autant établir une compétition entre les films et rendre leur valeur comparable, c’est-à-dire au fond mesurable, de telle sorte qu’on puisse déterminer leur place sur une grande échelle de la valeur cinématographique. Mais pour Carroll, dire qu’un film est bon ou mauvais ne suffit pas. Il ne s’agit pas de penser ce qui fait l’intérêt du film dans sa singularité (on a souligné la haine qu’a Carroll pour le singulier), il faut le ramener à du connu, l’homogénéiser et le faire entrer dans le grand dispositif de la quantification de la valeur esthétique43. Un film recevra d’abord une note sur 10. Il la doit à ce que Carroll appelle

« l’évaluation catégorielle44 », c’est-à-dire la réussite dans une catégorie. La réussite, c’est le bon film, au sens du bon western ou du bon film artistique. Carroll, qui a auparavant souligné qu’un film pouvait participer à plusieurs catégories, ne nous dit pas du coup comment procéder : que faire si un bon film artistique (9/10) est en même temps un mauvais western (2/10) et un film de la nouvelle vague coréenne relativement médiocre (4/10) ? Le film reçoit ensuite une seconde note sur 10, qu’on additionne à la première et qui lui fait une note sur 20. Cette nouvelle note détermine « l’importance culturelle45 ». Dans le monde de Noël Carroll, qui est un monde d’évidence où tout va de soi, « qui donc rechignerait à soutenir que Tokyo Story est un meilleur film que The Big Broadcast of 1938 ou que Pather Panchali surclasse Glen ou Glenda46 ? ». Ou bien, de même, « n’estil pas raisonnable de penser que les spectateurs les mieux informés [sic] se trouveraient disposés sans mal [sic] à mettre Le Voleur de bicyclette devant Beetlejuice47 ? » Ce qu’il nous apparaît raisonnable de penser, c’est quelque chose de bien différent : d’abord qu’il n’y a pas à mettre les films en compétition et que ce système de places et de note relève du grand esprit du libéralisme étendu à l’art conçu comme un marché (on quantifie la valeur, c’est-à-dire le prix). Comme dit Deleuze, lorsqu’il parle de l’avènement d’un nouveau type de cinéma qu’il situe avec l’avènement du néoréalisme italien48, ou bien comme dit Burch parlant de ce qui sépare le « mode de représentation institutionnel » du « mode de représentation primitif49 » : ce n’est pas mieux, ce n’est pas pire, c’est autre chose. Voilà de sages et de saines valeurs, nous semble-t-il. Il nous paraît ensuite raisonnable de penser, si tant est qu’on accepte les règles du jeu néolibéral proposé par Carroll, que Glen ou Glenda n’est pas du tout en deçà de Pather Panchali et que, répugnant profondément à faire un classement et une hiérarchie, il est à la même place, de sorte que les deux films sont ex-aequo. Mais sans doute

n’entrons-nous pas dans ces « spectateurs les mieux informés » dont parle Carroll l’expert ! Pourquoi, selon Carroll, Pather Panchali surclasse-t-il Glen ou Glenda ou bien Le Voleur de bicyclette arrive-t-il avant Beetlejuice ? Pour la raison qu’on a déjà évoquée en d’autres circonstances, source de l’opposition entre Bazin et Truffaut dans le grand débat interne aux Cahiers. Comment peut-on prétendre mettre au panthéon un film aussi léger et futile que Les Hommes préfèrent les blondes ?, se demande Bazin qui oppose à Truffaut et aux « jeunes Turcs », face à un film représentant certes la quintessence du divertissement hollywoodien, la profondeur du Voleur de bicyclette, qui est non seulement une réflexion sur la vie réelle (l’expérience de la durée pure produite par le plan séquence, contre l’abstraction du temps dans le montage du film américain), mais aussi une réflexion sur la pauvreté qui, dans le cinéma économiquement dominant, n’a pas droit à l’image ? Bref, un grand film est nécessairement, du point de vue de Bazin, un film avec un grand sujet. Par définition, un divertissement, même s’il est très bien fait (Les Hommes préfèrent les blondes), ne peut pas rivaliser avec un film profond. La position de Bazin, c’est exactement la manière dont, selon Carroll, « il est raisonnable de penser » l’attitude des « spectateurs les mieux informés ». Pourtant, on peut tout à fait contester, raisonnablement, cette attitude de spectateurs qui seraient prétendument les mieux informés – attitude qu’on peut raisonnablement trouver naïve, gravement prétentieuse et terriblement dogmatique. Si donc, écrit Carroll, « cela ne paraît ni stupide ni exagéré de maintenir que Le Voleur de bicyclette est meilleur que Beetlejuice – même de la part de quelqu’un comme moi qui adore Beetlejuice50 », c’est parce que « le réalisme humaniste a plus de prix que la comédie horrifique51 ». Bref, si l’on pose que,

chacun de ses films étant une réussite parfaite dans sa catégorie, on leur met 9,9/10 à tous les deux, il n’en reste pas moins que, relativement à « la valeur sociale des buts servis par la catégorie considérée52 », à « l’importance culturelle53 » ou aux « intérêts culturels54 » de la catégorie, les deux films n’auraient pas une note identique : « le premier décrocherait à nouveau un 9,9 tandis que le second écoperait d’un 655 ». Bref, la notation de Carroll est la suivante : 19,8 pour Le Voleur de bicyclette et 15,9 pour Beetlejuice. Outre que, dans la vraie vie, on n’estime jamais des catégories, mais des films, dans l’optique de Carroll on dira qu’un film est profond s’il se donne pour profond. Il s’agit moins, pour le film, d’être véritablement profond que d’afficher cette prétention, donc d’en donner l’apparence et l’impression. Carroll, pour qui tout cela est une évidence qu’il n’y a pas à justifier, ajoute qu’« un documentaire méditatif doit inciter à la philosophie56 », mais pas nécessairement un film policier. C’est pourquoi on ne reprochera pas à L’Homme de l’intérieur de ne pas inciter à la philosophie57. Voilà pourtant quelque chose qui ne va pas de soi. On peut objecter à Carroll que tout film incite à la philosophie. On a souligné que des films comme Glen ou Glenda ou Thé et sympathie incitent à philosopher sur le genre, parce qu’ils renferment, malgré les apparences, une réflexion sur le sujet. Puisque Carroll prend un exemple tiré des films de Tim Burton, arrêtons-nous sur Batman Returns (T. Burton, 1991). Le film est une profonde réflexion sur l’identité personnelle, présente dans le thème visuel du masque et développée par l’histoire, laquelle est construite sur le fait que chacun cherche qui il est. Le pingouin veut savoir qui il est comme homme, la femme chat, Selina, dit à Batman : « aidez-moi à trouver la femme derrière le chat » ; et Batman luimême est ambigu, puisque, comme lui dit son majordome, on se demande quelles sont ses véritables motivations. Cependant, le vrai méchant du film, justement, est celui qui ne porte pas de masque et montre au grand jour son

vrai visage, proprement humain : c’est le patron de la grande entreprise, Max Schreck (le nom n’étant d’ailleurs pas choisi au hasard). Renversement des valeurs : le grand danger, l’inhumain, ce ne sont pas les bêtes, mais c’est l’homme. Davantage, l’histoire traite également la question de la mainmise de l’économique sur le politique : le chef d’entreprise cherche à acheter le pouvoir politique (le maire de Gotham) et à le mettre à son service pour accroître son pouvoir. La puissance économique est en outre assimilée à la domination machiste (« tout ce que je fais, je le fais pour mon fils »), d’autant plus que la femme, i.e. la génitrice, n’existe même pas dans le film. Enfin, Batman Returns traite la relation entre état de nature et état de droit, c’est-àdire la question de la différence entre vengeance et justice. C’est toute la scène dans la grotte du pingouin, à la fin, lorsque Selina veut tuer l’odieux Max Schreck et que Batman lui rappelle que personne n’est au-dessus de la loi et ne peut rendre lui-même la justice. Grande hésitation de Selina, exprimée cinématographiquement par le léger bougé qui affecte les plans dont elle est l’objet (et qui en vérité est un bougé, non pas de la caméra, mais d’une partie du décor, derrière elle58), par opposition à la fixité du plan lorsqu’on voit Batman ou Max Schreck, et qu’on remarque d’autant moins qu’il correspond au mouvement de l’eau dans la grotte. Voilà, pour reprendre ce qu’on a développé avec Truffaut plus haut, l’exemple d’un procédé proprement cinématographique (et qui là ne relève ni du dialogue ni du scénario), pour rendre l’état d’âme éprouvé par la femme chat.

Figure 8. Dans cette scène de Batman Returns, profonde réflexion sur l’identité personnelle et sur ce qui distingue l’état de droit de l’état de nature, l’indécision de Sélina est exprimée par le léger bougé qui affecte seulement les plans où on la voit.

Bref, au niveau de la profondeur comme du talent proprement cinématographique, Batman Returns n’a rien à envier au Voleur de bicyclette, de même que Glen ou Glenda n’est nullement dépassé par Pather Panchali pour les raisons déjà développées. En outre, alors qu’« il est fréquent de préférer (…) Vertigo (A. Hitchcock, 1958) à Une femme disparaît (A. Hitchcock, 1938) », à cause de ses « intuitions relatives à la philosophie de l’amour59 », dit Carroll sans qu’on sache encore une fois qui parle (« il est fréquent » : qui ? quoi ? où ?), on peut défendre (nous l’avons fait ailleurs) qu’Une femme disparaît est une illustration de la thèse husserlienne selon laquelle la vérité de nos perceptions est fondée sur des garanties intersubjectives, donc sur la présence d’autrui60. Mettons en garde Carroll de ne pas prendre tout ce qui brille pour de l’or au moyen d’un dernier exemple. Inglourious Basterds (Q. Tarantino, 2009) est une uchronie imaginant qu’Hitler a été tué dans un petit cinéma parisien où les Allemands fêtent la première d’un film nazi de propagande. Le film, autoréférentiel puisqu’une bonne partie se déroule dans un cinéma et indique par là son statut de représentation (c’est-à-dire de spectacle mais aussi d’uchronie), mêle des références à des films et acteurs ayant existé (les films de Clouzot, le personnage d’Emil Jannings) et à des films et acteurs n’ayant jamais existé. Il est étonnant, voire même scandaleux, que le film ait pu être taxé de révisionniste (ou de flirt avec le révisionnisme), alors qu’il se revendique comme uchronie et que, par définition, l’uchronie ne saurait être

confondue avec le révisionnisme puisqu’elle s’énonce sur le mode du « et si… »61. Le film adopte le ton de la farce, de la parodie et se distingue de toute œuvre qui prétendrait avoir une valeur historique. Bref, le film se veut film, et évacue, dans son ton même, toute prétention à une valeur de vérité qui lui accorderait la dignité de servir de première partie à une soirée thématique avant le débat habituel sur la Seconde Guerre mondiale. On est donc loin des films qui ont des gueules de téléfilms (reconstitution précise et sérieuse : on ne rigole pas avec l’Histoire), mais avec plus de moyens. Il n’empêche que, en se donnant comme uchronie, Inglourious Basterds en assume pleinement la destination, à savoir proposer une leçon de morale en montrant un conflit entre deux camps, entre deux types d’individus incarnant des valeurs qui n’ont pas la même légitimité (les nazis d’un côté, Shosanna et les bâtards de l’autre). Certes, Tarantino ne fait pas mourir Hitler comme il est mort – mais il le fait bien mourir et décime les nazis et les valeurs qu’ils portent sans qu’on puisse soupçonner le film de la moindre sympathie pour ce qu’il combat : dans Inglourious Basterds, toutes les valeurs ne se valent pas. Cela posé, contre tout néo-stalinisme qui interdirait de faire fictionner l’histoire, Inglourious Basterds croit qu’on peut rappeler certaines valeurs fondamentales en inventant un récit qui s’amuse non pas à déformer l’histoire, mais à la refaire, en plus drôle, en plus ludique, en plus léger, prenant en tout cas un réel plaisir à anéantir à nouveau, d’une manière tout à fait symbolique, le régime nazi, comme dans un jeu vidéo où la partie est toujours à rejouer et n’est jamais gagnée. L’uchronie de Tarantino n’équivaut donc nullement à nier la seconde Guerre mondiale, mais à rappeler que la guerre, au sens d’un combat pour de véritables valeurs, est toujours et encore à faire (l’histoire comme tâche infinie). Bref, comme Truffaut n’a cessé de le rappeler, il ne faut pas estimer les films en regard de la noblesse du sujet : « Je continue à trouver absurde et

haïssable la hiérarchie des genres. Quand Hitchcock tourne Psychose (1960) (…), presque tous les critiques (à l’époque) s’accordent pour juger le sujet trivial. La même année, sous l’influence de Kurosawa, Ingmar Bergman tourne exactement le même sujet (La Source) mais situé dans la Suède du xive siècle, tout le monde s’extasie et on lui décerne l’Oscar du meilleur film étranger62 ». Ce n’est pas tout. De même que le principe de production des catégories à l’aune desquelles, dans la première étape, il fallait mesurer la valeur des films, restait absent, c’est aussi le cas, dans cette seconde étape, du principe qui fonde la hiérarchisation des catégories. Carroll énonce des slogans : « valeur sociale » ou « importance culturelle » des catégories ; mais qu’est-ce que cela veut dire exactement ? Comme ailleurs (voir la manière dont il traite la question du « formalisme »), la stratégie argumentative consiste moins à analyser la thèse qu’à agiter des épouvantails, c’est-à-dire à repousser et à réfuter des adversaires par ailleurs indéterminés qui s’opposeraient à cette thèse. L’argument positif consiste à dire : « ce genre de hiérarchies basées sur l’intérêt civilisationnel nous est familier. C’est là le terreau de nos évaluations. D’ailleurs, quel autre terreau pourrait-on lui substituer63 ? » Non seulement Carroll en appelle encore et toujours à une évidence, mais le problème est surtout qu’on ne voit pas en quoi consiste ce système de valeurs et quel est son fondement. L’argument négatif consiste à écrire que « beaucoup d’entre nous sont encore prisonniers de l’idéologie de l’art autonome, (…), laquelle considère comme étant un peu déplacée, sinon inconvenante, la prise en compte de la dimension sociale64 ». On n’en saura absolument pas plus sur ce qui, tel un lointain arrière monde, anime l’évaluation selon Carroll. Tout ce que l’auteur ajoutera, telle la pythie de Delphes, c’est que « Bambi meets Godzilla (M. Nevland, 1969)

est parfaitement délicieux, mais personne ne peut sérieusement affirmer qu’il a l’importance culturelle de Shoah (1985) de Lanzmann et des films semblables65 ». Mais faut-il alors revoir notre jugement sur Le Voleur de bicyclette, et considérer que, du point de vue de l’importance culturelle, le film réalisé par de Sica ne mériterait que 4/10 par rapport à Shoah qui, vu l’événement historique auquel il s’attache, mériterait 9,9 ? Si le « réalisme humaniste » a plus de prix que la « comédie horrifique », quel est le prix de « l’importance culturelle » de Shoah ? Faut-il alors conserver le 19,8 attribué précédemment au Voleur de bicyclette ? Toutes ces questions, Carroll ne les traite pas. Reste que, en tout cas, il parle « d’importance culturelle » et de « dimension sociale ». C’est remarquable. Précisément parce que c’est quelque chose dont nous avons déjà parlé, mais qui présuppose une autre manière d’appréhender le cinéma que celle de Carroll. Carroll dénonce ceux qui prétendent que la valeur d’un film puisse relever d’une sphère esthétique autonome. C’est exactement ce que fait Noël Burch lorsqu’il attaque l’esthétique formaliste des Cahiers. La négation d’une autonomie de l’esthétique s’inscrit, pour ce qui est du cinéma et ainsi qu’on l’a vu, dans une longue histoire qui va d’Eisenstein et Vertov aux gender studies en passant par la « nouvelle théorie américaine ». Carroll n’en dit pas un mot (et il met même certains des représentants de cette conception politique du cinéma dans les formalistes). On ne voit pas ce qu’est « l’importance culturelle » d’une catégorie, mais on voit en tout cas mieux ce que peut être « la dimension sociale » – non pas grâce à Carroll, qui emploie les mots comme des slogans, sans les définir, mais grâce à Burch. Il y a donc, nous dit Carroll, une dimension sociale de la catégorie et donc du film. C’est cette dimension sociale qui fonde la valeur du film. Mais on ne peut pas sortir le « social » du tiroir et l’y remettre quand

cela nous arrange – ou plutôt : Carroll sort ces mots comme des slogans au moment où il en a besoin, sans les analyser, mais ces mots, si on les entend rigoureusement, mettent à mal sa théorie. Car Carroll, en effet, ne fait pas ce qu’il dit et ne dit pas ce qu’il fait. Que le cinéma, le film possède une dimension sociale, et qu’il doive être évalué à l’aune de cette dimension sociale, soit. Mais une telle affirmation implique une certaine manière d’examiner le cinéma. Dire que le cinéma possède une dimension sociale – n’en déplaise aux partisans de l’autonomie de l’esthétique, insiste Carroll – doit être pris au sérieux. Or cette assertion possède trois sens qui sont liés et inséparables. Le premier, c’est que tout film narratif et figuratif a un contenu social, un sous-texte social (Burch) que l’analyse doit mettre à jour. Il n’a jamais été question de cela chez Carroll, ni à titre de projet général, ni dans les remarques ponctuelles sur les films particuliers. La thèse selon laquelle le cinéma a une dimension sociale ou culturelle sert simplement ici à faire valoir des films explicitement sérieux (le grand sujet) et à fonder leur supériorité sur des films de divertissement dont Carroll n’imagine pas qu’ils puissent avoir un sous-texte social (voir l’exemple de Glen ou Glenda). Qu’est-ce que la dimension sociale d’un film ? Qu’est-ce qu’un contenu social ? Est-il réductible à la monstration de pauvres qui meurent de faim dans des bidonvilles ? C’est manifestement le cas pour Carroll. On retiendra que, pour lui, le social n’existe que s’il est un objet explicite du film, c’est-à-dire si le film se donne comme social, et que, de plus, ce social est réductible à la monstration de la pauvreté. La question des classes n’est même pas évoquée – et encore moins celle des genres et des races. vrai dire, on ne sait pas trop si c’est vraiment la « dimension sociale » qui permet de déterminer la valeur des catégories, puisqu’il est question du concept plus englobant

d’« importance culturelle », si vague qu’il peut incorporer n’importe quoi. Seul un exemple est donné : Shoah. Sur ce film, Carroll dit juste le nom, Shoah, comme si la seule nomination du mot, avec toute la monstruosité qu’il recèle, tenait lieu d’argument définitif66. Le philosophe anglo-saxon ne s’intéresse pas proprement au film, mais aux types de films tel Shoah, le sens de la formule « (…) cultural heft as Lanzmann’s “Shoah” and its like » étant d’ailleurs à peu près : « les films comme Shoah de Lanzmann, c’est culturellement du lourd ». Le lecteur aimerait savoir quels sont les films comparables à Shoah. S’agit-il de films de fiction, comme La Liste de Schindler (S. Spielberg, 1993) et le feuilleton Holocaust (M. Chomsky, 1978) ? Ou bien des documentaires sur les camps de concentration et donc de tous les documentaires sur les camps de concentration ? Mais l’indétermination règne. Or, ce qui est remarquable dans le film de Lanzmann, c’est qu’il est plus qu’un documentaire : c’est une œuvre cinématographique où l’auteur ne se contente pas de donner des informations et d’aligner les témoignages, car il élabore toute une mise en scène (le train, l’entrée dans les camps, la caméra subjective, toute la stratégie mise en œuvre pour faire parler les témoins) et construit le film au montage (il faut savoir quels témoignages on peut mettre les uns à côté des autres parmi tous ceux qu’on fait parler : les juifs, les nazis, les témoins). Tout le travail proprement cinématographique de Lanzmann vise à rendre surprésente une absence, celle des camps, jamais montrés. C’est ce qui fait la force, absolument unique dans l’histoire du documentaire sur les camps, de Shoah. Et c’est ce qui fait que Shoah dépasse le documentaire. Rendre justice à Shoah, c’est d’abord dire cela plutôt que ravaler le film au rang d’un simple témoignage (“Shoah” and its like), où il est sous-entendu que ce qui fait la force de Shoah, c’est le thème67. Pourtant, toute la question que pose Shoah est celle de savoir comment mettre en scène ce qui n’est pas seulement

indicible et ineffable, mais irreprésentable, infigurable : l’horreur à l’état pur. Carroll, lui, se contente de suggérer, et de suggérer en mettant simplement en parallèle « “Shoah” and the like » avec Godzilla meets Bambi. Mais cette comparaison, bien loin de fermer le débat en exhibant un argument ad hominem relevant du politiquement correct et du bien entendu, est irrecevable. Ce n’est pas de la théorie du cinéma, juste de la mauvaise critique cinématographique. Le deuxième sens de la proposition selon laquelle le cinéma possède une dimension sociale implique qu’on prenne en considération un autre problème. À quels types de discours ou de débats le film a-t-il donné naissance ? Comment a-t-il été reçu, interprété ? Si l’on dit que le film a une dimension sociale, alors on doit évoquer la question de la réception des films. L’idée selon laquelle le film a un contenu social est liée à l’idée selon laquelle un discours sur un film, même celui qui dit que ce qui importe dans le film est son contenu social, est toujours socialement situé. Comme on le verra, le propre d’une conception sociale du cinéma est, en réintroduisant le point de vue concret de celui qui produit le discours sur un film, de montrer que le prétendu sens d’un film n’est au fond qu’une lecture ou une interprétation faite à partir d’une certaine perspective. Voilà pourtant quelque chose que Carroll ignore copieusement, totalement, tragiquement. On l’a vu avec Glen ou Glenda qui est l’exemple typique du film dont l’usage social a subverti le sens. On l’a vu, plus largement, avec les catégories : jamais Carroll n’a évoqué la possibilité que les catégories proviennent d’un usage social des films et que, du coup, le film puisse changer de catégorie lorsqu’on lui trouve un nouvel usage (L’Exorciste, W. Friedkin, 1971, passe de film d’horreur au film comique dans un usage récent68) ou bien tout simplement qu’on lui trouve un usage (Glen ou Glenda comme film queer).

Le troisième sens, enfin, est le suivant. On peut se demander comment il se fait que tout individu, dans nos sociétés occidentales, identifie spontanément l’information véhiculée par l’organisation successive des plans dans n’importe quel film, téléfilm ou série télévisée. Carroll propose une réponse à cette question. Pour lui, l’identification de ce qui m’est montré et plus largement de l’histoire qui m’est racontée, avec ses ellipses, fait appel aux mêmes processus de raisonnement que ceux que nous utilisons dans la vie de tous les jours. Le découpage d’une séquence (ce que Carroll appelle le cadrage variable) est fondé sur une structure naturelle, innée, de notre appareil perceptuel et cognitif69. Plus largement, l’histoire ne se donne pas (au sens où elle ne se donne pas à voir), car le spectateur doit la (re)construire, ou bien, en d’autres termes, un film n’est pas lu, mais il est interprété : « le flux d’informations qui nous est transmis par la séquence70 » est interprété à partir du tout dans lequel il s’inscrit, d’une part, et, d’autre part, il l’est à partir du type d’inférences du raisonnement ordinaire, c’est-àdire que le film fait appel à « nos concepts et croyances permanents71 ». Selon Carroll, l’identification spontanée de l’information transmise par ce dispositif complexe qu’est la succession des plans ou points de vue différents sur une même action, avec une variation constante de l’échelle des plans, relève de processus cognitifs naturels. Le dispositif de narration cinématographique repose, en vérité, sur les mêmes processus cognitifs innés que ceux qui sont à l’œuvre dans la connaissance ordinaire, affirme-t-il. La thèse, dans Philosophie du cinéma, est censée être établie grâce au renvoi à deux expériences : d’une part, celle d’un couple de chercheurs (Julian Hochberg et Virginia Brooks) sur leur enfant72, et, d’autre part, celle effectuée sur « la tribu Me’en d’Éthiopie73 » où, une fois que les membres de la tribu ont compris ce qu’on leur demandait, « la grande majorité74 » reconnaît l’objet de l’image sans apprentissage. Voilà à nouveau quelque

chose qui ne va pas de soi. Premièrement, les deux expériences auxquelles en appelle Carroll sont des expériences sur des images fixes de toutes sortes75, mais pas sur l’image cinématographique, c’est-à-dire sur l’enchaînement des plans où il faut, derrière la discontinuité, identifier le référent commun et établir une continuité par-delà la rupture des plans. La conclusion de Carroll est donc, par définition, illégitime (« la compréhension de l’image, y compris celle du film, ne semble pas exiger un entraînement ou une instruction spéciale76 »). Il est remarquable que Carroll ne fasse pas la différence entre les deux ordres, la photographie (ou le dessin) et le cinéma. Il s’appuie sur le fait que le plan isolé est « l’unité basique de la communication filmique », sans quoi « il n’y aurait pas eu de montage » parce qu’« il n’y aurait rien à monter77 ». Dès lors, il n’y a pas de différence pour Carroll entre comprendre un plan et comprendre une succession de plans, c’est-à-dire un plan à l’intérieur d’une séquence78. Mais le problème est justement que, dans le cinéma et par opposition au cinématographe, il ne s’agit pas d’une addition (i.e. une succession) mais d’une intégration, ce qui produit une différence de nature et implique une autre compétence que celle qui permet de comprendre immédiatement une image ou un plan isolé. Deuxièmement, il faut rappeler qu’il y a une histoire du cinéma, c’est-àdire une généalogie d’une certaine manière dominante de concevoir le film comme récit, d’articuler les séquences et les plans dans la séquence, à partir d’un certain état où cela n’existait pas. L’origine du cinéma est le cinématographe, c’est-à-dire d’abord les vues uniponctuelles, puis les vues pluriponctuelles avec le film qui enchaîne les séquences, mais à la manière de tableaux (frontalité de l’image + plan général, à la manière de ce qu’on voit au théâtre, à savoir le tout), comme dans les films à trucs de Méliès ou

L’Assassinat du duc de Guise. Bref, ce qui caractérise le cinéma (et donc l’organisation de la séquence), par opposition au cinématographe, s’est mis en place tardivement : multiplication des points de vue, variation de l’échelle des plans, linéarisation du récit et homogénéisation du signifiant (éclairage et décor), mise en place d’un ensemble de raccords qui permettent de gommer l’image comme image et d’introduire le spectateur à l’intérieur du récit. Autrement dit, l’assimilation du film à un récit et la gestion cinématographique de celui-ci se sont constituées peu à peu et n’étaient pas évidentes pour les premiers spectateurs, c’est-à-dire pour l’homme occidental du début du xxe siècle. L’histoire du cinéma nous rappelle que l’intégration du gros plan dans le cinéma n’allait nullement de soi dans les années 1900, et que les premiers gros plans, dans l’état d’esprit initial où le cadre de l’image cinématographique était spontanément assimilé à la scène de théâtre telle que la perçoit le monsieur de l’orchestre, équivalaient à une gigantesque tête coupée. Rappelons comment Méliès et son ami Georges Noverre identifient, encore en 1930, l’objet de l’image dans le travelling et le gros plan : « Que dire aussi des décors qui se déplacent horizontalement, ou de bas en haut pour laisser voir les différentes parties d’une pièce, des personnages qui grossissent subitement quand ce ne sont pas leurs pieds ou leurs mains qui deviennent énormes pour laisser voir un détail79 ? » Outre que le problème, on le comprend, est celui de l’enchaînement des plans, et donc celui posé par l’intégration du gros plan dans le film (car on admet le gros plan tant qu’il reste extérieur au film, simple adjonction ayant pour tâche de présenter les personnages et que l’exploitant place au début ou la fin : le gros plan emblème), Noël Carroll gomme sur cette question toute perspective historique : « l’hypothèse selon laquelle les plans cinématographiques sont tels que ce qu’ils dépeignent est naturellement reconnu par des spectateurs non instruits (…) s’accorde aussi très bien avec le fait historique de la

diffusion interculturelle particulièrement rapide des films80 ». Or, un sens historique minimal permet de prendre conscience que l’identification du sens des procédés mis en place par le cinéma n’allait au début pas du tout de soi. Il apparaît tout à fait légitime de parler, comme le fait Noël Burch, de « mode de représentation institutionnel » à propos des codes du cinéma, par opposition au « mode de représentation primitif » qui était celui du cinématographe81 (ce qu’André Gaudreault, lui, nommait le « cinéma des premiers temps » avant de revenir sur l’expression à cause des présupposés qu’elle véhicule82). Carroll écrit à propos du gros plan : « notre disposition à voir le revolver dans le gros plan n’est pas quelque chose que nous aurions besoin d’apprendre », car « le fait d’augmenter la taille de quelque chose » est seulement « le signe de son importance83 ». Si, pour nous qui sommes aujourd’hui familiers du « mode de représentation institutionnel », l’interprétation de l’image cinématographique va de soi, c’est-à-dire s’effectue spontanément, il n’en reste pas moins qu’elle n’est pas naturelle et qu’elle relève d’un apprentissage, comme en témoigne la résistance des premiers spectateurs au gros plan. L’affirmation de la naturalité des codes du récit filmique, outre qu’elle est sérieusement contestable du point de vue scientifique, n’est pas neutre axiologiquement. Elle présuppose en effet que le récit filmique est l’aboutissement légitime du cinéma. Au fond, si on relit l’histoire du cinéma à partir de ce présupposé, on l’interprétera téléologiquement, comme on le faisait spontanément avant Gaudreault et Burch, en disant que le cinématographe n’était encore que le balbutiement du cinéma – pour parler hégéliennement : le bourgeon duquel va émerger la fleur qui y est contenue en puissance. Mais, par là, le cinéma est et est seulement, de droit, le récit filmique tel qu’il s’est mis en place à partir des années 1910. Autrement dit, la thèse de la naturalité des procédés du récit filmique implique qu’il n’y ait

pas d’autres possibilités légitimes pour le cinéma. D’une part, elle nie la légitimité du cinématographe à exister en soi et pour soi (ce n’est qu’une étape qui mène au cinéma). D’autre part, elle nie toute alternative, puisque, de son point de vue, les autres possibilités ne peuvent être prises en considération qu’à titre de pathologies de la norme ou bien elles sont niées dans leur spécificité et réincorporées dans la norme (c’est ce que fait Carroll, on le verra, quand il interprète Ne vous retournez pas, N. Roeg, 1973, ou L’Année dernière à Marienbad, A. Resnais, 1961). Par opposition au dogmatisme pseudo-scientifique d’une telle position, l’appellation de « mode de représentation institutionnel » reconnaît dans le récit filmique ou cinéma le mode certes dominant du cinéma, mais elle soutient que, de droit comme de fait, d’autres possibilités existent et sont tout aussi légitimes (elles ne sont pas des pathologies d’un développement naturel). C’est pourquoi la position de Burch, pour reprendre une distinction kantienne, apparaît comme une position critique qui évacue tout dogmatisme. Pour cette position, s’il y a bien une identification spontanée du sens de l’image filmique, celle-ci n’est ni naturelle ni innée (même si elle implique un soubassement naturel, ce qui n’est pas identique), car elle relève d’une institution et d’une éducation (d’autres possibilités auraient pu se développer à partir du même soubassement naturel). Qu’il y ait une « diffusion culturelle particulièrement rapide des films » (pour reprendre la formule de Carroll) montre seulement qu’une culture, avec ses compétences, s’est transmise – mais nullement que le référent des plans qui forment la séquence est « naturellement reconnu ».

Pour approfondir ce point, nous pouvons nous reporter à G. Deleuze, Instinct et institution, Paris, Hachette, 1953, et également, pour la musique, au

passage de la Théorie de la musique de A. Danhauser (Paris, H. Lemoine 1929) à la Théorie de la musique de J. Chailley et H. Challan (Paris, A. Leduc, 1948, 2 vol.). Alors que pour celui-là le système tonal est fondé naturellement, pour ceux-ci il est simplement suggéré par le phénomène naturel des harmoniques – de là l’intégration progressive dans le système d’accords tout d’abord considérés comme dissonants (voir Chailley et Challan, vol. 2, p. 5-7), exactement comme le récit cinématographique finit par incorporer des types de raccords longtemps proscrits, mais avec lesquels les vidéo-clips et les publicités nous ont désormais familiarisés.

On voit avec Burch ce que signifie une approche sociale. Comment, toujours avec Burch, la caractériser davantage ? Une telle approche consiste à poser que le film ne peut pas être appréhendé en soi, c’est-à-dire en luimême, mais qu’il est toujours interprété en fonction de la position sociale des spectateurs qui le perçoivent. Mais, par définition, poser que le cinéma doit être considéré ainsi, c’est aussi mettre sur la table les présupposés à partir desquels on appréhende et on évalue un film. L’approche sociale, donc, transforme un discours qui, spontanément, a tendance à être naïvement dogmatique (évaluer = apprécier le film en lui-même = faire une lecture interne, comme si l’intelligibilité du film se dévoilait à moi), en réflexion sur les présupposés à partir desquels le film « en lui-même » est appréhendé : c’est moi qui évalue le film « en lui-même », et qui l’évalue à partir de moi, c’est-à-dire à partir de certaines attentes et de certaines normes qui sont les miennes, mais que je dissimule et que je dissimule à moi-même, étant persuadé de l’autonomie de l’esthétique et donc certain que ces normes et ces attentes constituent des normes en soi, qu’elles sont les normes de tout le monde ou du moins les normes de tout regard (point de vue) esthétique désintéressé. L’approche sociale transforme l’approche dogmatique en

approche critique. Voilà exactement ce que ne fait pas Carroll. Glen ou Glenda est un mauvais film relativement à sa catégorie. Admettons un instant que la catégorisation soit une évaluation. Reste que Carroll présuppose que le film relève en soi d’une catégorie. Pour le dire plus clairement, il présuppose qu’il y a un lien en soi entre le film et sa catégorie, c’est-à-dire qu’il gomme l’usage. Le point de vue social, c’est qu’il n’y a pas de catégorie en soi du film, mais qu’il y a des usages du film, et que ce sont ces usages qui produisent des catégories, c’est-à-dire des attentes, proprement indéductibles a priori et incommensurables, à partir desquelles on appréhende et on évalue les films.

1 Pour une introduction à Carroll, voir la Préface des traducteurs à Philosophie du cinéma, op. cit. 2 Voir N. Carroll, Philosophical Problems of Classical Film Theory, op. cit., p. 5, où Carroll inscrit son travail dans le champ de la philosophie analytique. 3 Ibid., p. 176. 4 N. Carroll, Philosophie du cinéma, op. cit., p. 38 (voir aussi p. 3). 5 Le premier moment apparaissait déjà dans le chap. « Introducing Film Evaluation », Engaging the Moving Image, Yale University Press, 2003. Seul le second moment est donc inédit dans Philosophie du cinéma. 6 N. Carroll, Philosophie du cinéma, p. 199.

7 Ibid., p. 197. 8 Ibid., p. 197. 9 Ibid., p. 198. 10 Ibid., p. 198. 11 Ibid., p. 197. 12 Ibid., p. 213. 13 Carroll avait certes écrit auparavant « que beaucoup des catégories citées plus haut (et un très grand nombre de celles qui n’ont pas été mentionnées) apparaissent avec des objectifs implicites et des modèles d’excellence qui leurs sont attachés » (Philosophie du cinéma, op. cit., p. 219). Il n’y a toutefois pas d’argument, mais deux ou trois exemples que nous critiquons plus loin (le mélodrame rend triste, le policier repose sur le whodunit, etc.). 14 N. Carroll, Philosophie du cinéma, op. cit., p. 219. 15 Ibid., p. 221. 16 B. Bulard-Cordeau, L’Abyssin et le somali, Versailles, P.B. éditions, 1996, p. 12-13 (où le standard de l’abyssin est scientifiquement décrit). 17 Ibid. 18 L. Wittgenstein, Recherches philosophiques, § 66-67. 19 Voir sur ce point E. Cassirer, La Philosophie des Lumières, trad. fr. P. Quillet, Paris, Fayard, coll. Agora, 1986, p. 355-365.

20 N. Carroll, Philosophie du cinéma, op. cit., p. 221. 21 Ibid., p. 208. 22 Ibid., p. 221. 23 Ibid., p. 216. 24 Ibid., p. 206. 25 Ibid., p. 211. 26 Ibid. 27 Nous avons développé ce point dans Le Mal dans le cinéma allemand, op. cit., chap. 2. 28 N. Carroll, Philosophie du cinéma, op. cit., p. 209. 29 Ibid., p. 220. 30 Ibid., p. 219. 31 C’est ce que nous avons tenté de faire, avec J. Servois et L. Jullier, dans J. Servois (dir.), Analyse d’une œuvre : Lola Montès (M. Ophuls, 1955), Paris, Vrin, 2011. 32 N. Carroll, Philosophie du cinéma, op. cit., p. 216. 33 Sur cette conception du singulier, voir nos Néokantiens, Paris, Vrin, 2003, p. 110-111. On dira en ce sens que Carroll s’appuie sur une conception naïve et ininterrogée du rapport entre singulier et universel – conception prékantienne qui reconduit à une conception substantielle du concept (contre

une conception fonctionnelle ou relationnelle). 34 Ibid., p. 209. 35 Ibid., p. 209. 36 Ibid., p. 209. 37 Ibid., p. 209. 38 Ibid., p. 221. 39 Ibid., p. 219. 40 Ibid., p. 220. 41 Ibid., p. 220. 42 Ibid., p. 219. 43 Carroll a beau introduire son système de notation comme une présentation « grossière et uniquement à des fins heuristiques » (Philosophie du cinéma, op. cit., p. 222), il n’en reste pas moins qu’elle est, de son point de vue, légitime. 44 N. Carroll, Philosophie du cinéma, op. cit., p. 222. 45 Ibid., p. 222. 46 Ibid. (c’est nous qui soulignons). 47 Ibid., p. 219-220 (c’est à nouveau nous qui soulignons).

48 G. Deleuze, Cinéma 2. L’image-temps, Paris, Minuit, 1985, p. 58. 49 N. Burch, La Lucarne de l’infini, op. cit., p. 9-10. 50 N. Carroll, Philosophie du cinéma, p. 220. 51 Ibid., p. 220. On remarque que, ainsi qu’il l’est avoué ici, l’évaluation selon Carroll n’est pas celle des films, mais des catégories (dont les films sont les simples illustrations). 52 Ibid., p. 222. 53 Ibid., p. 222. 54 Ibid., p. 221. 55 Ibid., p. 222. 56 Ibid., p. 210. 57 Ibid., p. 210. 58 Pour arriver à ce dispositif-là, il aura fallu déplacer Batman et Selina pendant l’ellipse (i.e. le montage alterné sur l’effondrement du repaire du pingouin). 59 N. Carroll, Philosophie du cinéma, p. 221. 60 Voir notre contribution à J. J. Marimbert (dir.), Analyse d’une œuvre : « La mort aux trousses », Paris, Vrin, 2008, p. 71-74. 61 Voir sur ce point la remarquable mise au point d’E. B. Henriet, L’Uchronie, Paris, Klincksieck, 2009, p. 152 et s. (§ 33 : En quoi l’uchronie

se distingue-t-elle du négationnisme ?). 62 Voir F. Truffaut, « À quoi rêvent les critiques ? », Les Films de ma vie, op. cit., p. 16. 63 N. Carroll, Philosophie du cinéma, op. cit., p. 222. 64 Ibid., p. 223. 65 Ibid., p. 223. 66 Ibid., p. 223. 67 En ce sens, Carroll met implicitement au même niveau Shoah et les autres films (que ce soit des films de fiction ou des documentaires) sur l’extermination, tels Holocaust et La Liste de Schindler – ce qui est par ailleurs la conséquence de sa conception du rapport entre singulier et universel, c’est-à-dire de sa conception substantielle du concept. On relira les propos très critiques de J. Lanzmann, au moment de la sortie de Shoah, sur Holocaust, où l’on voit « les juifs entrant dans les chambres à gaz en se tenant par l’épaule » (Entretien avec J. Lanzmann, Les Cahiers du cinéma, no 374, juillet-août 1985, p. 19). En ce qui concerne La Liste de Schindler, voir ce qu’en dit Lanzmann dans Le Monde du 3 mars 1994 (« Spielberg, pour qui l’extermination est un décor »). 68 Voir L. Jullier, Qu’est-ce qu’un bon film, Paris, La Dispute, 2012, p. 9. 69 N. Carroll, Philosophie du cinéma, op. cit., p. 122-124, 127, 189. 70 Ibid., p. 121. 71 Ibid., p. 131.

72 Ibid., p. 107. 73 Ibid., p. 111. 74 Ibid., p. 111. 75 Voir p. ex. pour la première expérience I. Rock, La Perception, Paris, De Boeck, 2001, p. 108 ; pour la seconde J. W. Berry, Y. H. Poortinga et J. Pandey, Handbook of Cross-Cultural Psychology. II : Basic Processes and Human Development, Needham Heights, Allyn and Bacon, 1997, p. 110. 76 N. Carroll, Philosophie du cinéma, op. cit., p. 108. 77 Ibid., p. 112. 78 Voir N. Carroll, Philosophie du cinéma, op. cit., p. 112 : « Les êtres humains du monde entier peuvent reconnaître ce dont une image figurative – y compris une image figurative filmique – est l’image, simplement en la regardant. Et cela implique aussi que les plans d’images figuratives animées soient accessibles à presque tous les êtres humains, sans formation spéciale à un code ou une convention quelconque. Inutile de dire que c’est la raison pour laquelle les films sont si hautement exportables dans le monde entier. C’est pourquoi les films sont partout ». On voit bien comment Carroll présuppose ici d’une manière totalement illégitime qu’il y a une continuité de l’image fixe à l’image animée, c’est-à-dire au plan à titre d’élément d’un tout (la séquence). 79 G. Noverre, Le Nouvel art cinématographique, no 54 (4 janvier 1930) ; cité par N. Burch, La Lucarne de l’infini, op. cit., p. 178. 80 N. Carroll, Philosophie du cinéma, op. cit., p. 111. Ce désintérêt pour

l’histoire de l’art est une constante dans la philosophie anglo-saxonne de l’art : voir notre critique des propos de N. Goodman et de J. Levinson sur la musique dans Qu’est-ce que la musique ?, Paris, Vrin, 2005, p. 30-40. 81 Voir N. Burch, La Lucarne de l’infini, op. cit., Introduction, où l’auteur justifie l’adjectif « primitif » (p. 8). 82 A. Gaudreault, Cinéma et attraction. Pour une nouvelle histoire du cinématographe, Paris, CNRS, 2008, p. 81-87. 83 N. Carroll, Philosophie du cinéma, op. cit., p. 123. Chapitre 5

Quel discours sur les films singuliers ?

On a vu que, pour Carroll, ce qui vaut pour l’image photographique vaut pour l’image cinématographique, c’est-à-dire pour un plan enchaîné dans une séquence1. En outre, ce qui vaut pour la séquence vaut aussi pour le film comme tout : « afin de comprendre une narration cinématographique, notre présomption est que nous devons la remplir avec des sortes de croyances et de stratégies inférentielles que nous employons dans la vie quotidienne2 ». Que le film mobilise, pour être compris, ces processus cognitifs naturels, innés, dont nous disposons tous quelles que soient les spécificités culturelles, sociales, historiques, etc., c’est ce qui rend possible « pour Le Dernier Samouraï (E. Zwick, 2003) d’être un hit à Tokyo, et, pour La Fureur de vaincre (L. Wei, 1971), de plaire au public de Harlem3 ».

Il y a bien sûr différents types d’agencements des plans ou des séquences suivant les types de films auxquels on a affaire4. Carroll souligne que son attention porte uniquement sur « une espèce de structure », celle « qui détermine la forme de la grande majorité du cinéma populaire – grand public5 ». C’est ce qu’il nomme la « narration érotétique6 », c’est-à-dire le mode de liaison « élémentaire de la narration cinématographique7 » qui, selon lui, fonctionne sur le modèle questions/réponses, avec un emboîtement des structures : les micro-questions ponctuelles sont subordonnées aux macroquestions qui organisent un moment du film, lesquelles sont derechef soumises aux macro-questions directrices, celles-ci organisant le film comme totalité8. Premièrement, on remarquera que le discours de Carroll est ici si lâche et si large qu’il ne s’applique pas seulement au cinéma, mais au roman et au théâtre. En effet, il s’agit ici du récit entendu, non pas dans sa spécificité cinématographique (i.e. ce que Burch nomme le « mode de représentation institutionnel »), mais très abstraitement, c’est-à-dire indépendamment de toute spécificité (cinématographique, romanesque ou théâtrale), puisqu’il est défini comme le développement d’une grande question organisatrice qui donne naissance à des petites questions ponctuelles qu’il faut à chaque fois résoudre pour parvenir à la solution de la grande question9, exactement comme dans un jeu vidéo où il faut sortir d’une difficulté ponctuelle pour passer au niveau supérieur et parvenir ainsi, en passant d’un niveau à un autre, à résoudre le problème initial. Or c’est pourtant la narration cinématographique que Carroll prétend ici définir, de sorte que sa définition est irrecevable. Deuxièmement, assimilons ce que Carroll nomme « narration érotétique » à ce qu’il nomme le « cadrage variable », c’est-à-dire à ce que Burch appelle

le « mode de représentation institutionnel », alors qu’aucun lien n’a été établi entre les deux et qu’aucun lien autre que contingent puisse être établi entre eux. On peut légitimement se demander s’il s’agit d’un mode de liaison élémentaire, puisque ce qui, historiquement, a été élémentaire, véritablement premier et simple, est le « mode de représentation primitif » propre au cinématographe. Le mode de liaison du récit cinématographique, très complexe, a tout de même mis plus de vingt ans à se constituer comme tel ! Troisièmement, à la différence du « cadrage variable », concept qui pense (d’une manière anhistorique) l’organisation du récit cinématographique dans son aspect formel, la « narration érotétique » pense l’organisation de ce récit au niveau de son contenu, puisque ce modèle est organisé téléologiquement relativement à une fermeture ou une résolution. Comme en musique, on ne peut en faire qu’un usage très vague, et, en outre, tant qu’on se situe dans le cadre de la musique tonale (la phrase qui finit sur la dominante pose une question, la phrase qui finit sur la tonique apporte la réponse). C’est d’ailleurs la raison pour laquelle une proposition du type « la notion de clôture est liée au sens de la finalité avec lequel une pièce de musique, un poème, une histoire ou un film s’achèvent10 » est douteuse. Elle n’est valable que dans le cadre de la musique classique : déjà Schumann finit une de ses Scènes d’enfants sur la dominante, donc sur une interrogation. Il en est de même pour le cinéma, où le schème de Carroll n’est valable que pour le cinéma classique : que faire par exemple des films d’horreur au sens que nous avons donné ailleurs à ce mot et qui, dès Psychose (mais c’est encore plus clair avec Halloween, J. Carpenter, 1978, et tous les films des années soixante-dix), n’ont pas de fin, ce qui est proprement l’horreur11 ? En outre, de même que la proposition de Carroll sur la musique est censée valoir pour toute la musique, l’analyse qui porte sur la narration érotétique englobe bien plus que le cinéma classique, puisque l’auteur y met aussi des films comme L’Année dernière à

Marienbad ou India Song (M. Duras, 1974)12. La façon dont Carroll prend le cinéma, à l’aune du « modèle érotétique » posé comme une donnée, comme un fait qui ne serait nullement construit par lui, et qui est censé reposer sur des processus cognitifs innés, le conduit à assimiler tout naturellement à un flash-forward le moment où, dans Ne vous retournez pas, John Baxter (Donald Sutherland), sur la gondole qui le ramène à l’hôtel à travers les canaux de Venise, voit sur une gondole qui passe en sens inverse, au loin, sa femme Laura (immense Julie Christie) et les deux vieilles dames, toutes trois en deuil, accompagner un cercueil13. Mais le problème est que l’auteur du présent essai n’est sans doute pas doté du même appareil cognitif inné que l’auteur de Philosophie du cinéma. Car la scène n’est absolument pas donnée comme un flash-forward, à la manière par exemple des flash-forwards du héros dans Terre brûlée (C. Wilde, 1970), qui anticipent effectivement ce qui va se passer, où l’éclairage même sort ces plans du contexte, rompt l’enchaînement, à la manière des codes qui indiquent le flash-back comme tel (attention, souvenir !), avec l’image qui se trouble ou bien le fondu enchaîné sur des sons étrangéisants (Thé et sympathie). Ici, le flash-forward n’est nullement donné ni indiqué comme tel. Pourquoi entendre alors ce moment ainsi ? Il s’agit d’autant moins d’un flash-forward que Baxter est dans la même image que les trois femmes (pas de champ-contrechamp), même si celles-ci ne semblent pas le voir. C’est pourquoi on peut comprendre ce moment autrement : à savoir comme un cauchemar éveillé où se rencontrent des temps différents, c’est-à-dire où différents présents se téléscopent, le présent du présent de Baxter (Baxter vivant) et le présent du futur de Laura (Baxter mort)14. Mais, bien sûr, pour comprendre la scène ainsi, il faut disposer d’un appareil cognitif qui puisse supposer que tout film ne présente pas nécessairement un temps linéaire où ce qu’on voit après se passe nécessairement après et où ce qui sort du

contexte logique de la narration ne peut être du coup qu’un flash-back ou un flash-forward.

Figures 9 et 10. C’est dans un seul et même plan qu’on passe de Baxter qui regarde à ce qu’il voit, preuve qu’il ne s’agit pas d’un flash-forward, mais de temps différents qui se télescopent (Ne vous retournez pas).

C’est précisément pour cela que la manière dont Carroll analyse L’Année dernière à Marienbad est intéressante et représentative des présupposés ininterrogés sur lesquels repose son entreprise. Carroll nous dit que « les films modernes (…) défient littéralement le modèle érotétique15 ». Est-ce à dire qu’ils ne relèvent pas du schème questions/réponses et que Carroll va

penser un autre type d’agencement des images ? Non, car il ajoute : « Car ils sont autant de questions sans réponse16 ». Autrement dit, L’Année dernière à Marienbad ne relève pas d’un modèle autre que le modèle érotétique, mais se trouve réduit à celui-ci. Ainsi, L’Année dernière à Marienbad pose des questions, mais ne donne pas de réponse, afin de faire prendre conscience au spectateur qu’il y a des questions auxquelles on ne peut pas apporter de réponses et qu’il prenne conscience du modèle érotétique comme tel ! Autrement dit, le film de Resnais utilise le modèle questions/réponses en le prenant pour objet : c’est un type de cinéma qui devient un questionnement sur le fonctionnement du cinéma et de la narration érotétique17. On retrouve ici une thèse en vogue dans le courant de philosophie de l’art au sein duquel Carroll s’inscrit (on pense à Danto), à savoir l’avant-garde comme « mise à nu des structures qui font de l’expérience du film narratif normal ce qu’elle est18 ». Pourquoi un tel discours est-il insatisfaisant ? Il est artificiel, car il est applicable, dans son aspect vague, à de nombreux films : c’est-à-dire concrètement à tous les films qui entrent dans la catégorie de ce que Carroll appelle « film artistique » et dont la détermination, au fond, est purement négative et se réduit à celle-ci : tous les films qui ne relèvent pas de la narration au sens classique du terme. India Song et L’Année dernière à Marienbad sont nommés, mais Carroll parle ailleurs du Charme discret de la bourgeoisie (L. Bunuel, 1972)19, et on pourrait ajouter Pierrot le fou, Je t’aime je t’aime (A. Resnais, 1968), Le Roi des roses (W. Schroeter, 1986), etc. Nous proposons un critère d’évaluation du discours de Carroll, c’est-à-dire un critère d’évaluation de l’évaluation. Il apparaît en effet que le discours de Carroll n’est pas seulement un discours sur le cinéma en général, mais un

discours sur des films particuliers. Il faut du coup s’intéresser à ce qu’il dit sur ces films dans leur singularité, c’est-à-dire ce qu’il nous donne à voir dans ces films. Qu’est-ce que la thèse selon laquelle L’Année dernière à Marienbad met en question un modèle érotétique qui devient l’objet du film nous donne à voir du film, surtout quand cette détermination est valable pour une liste infinie de films qui sont pourtant incommensurables ? Voilà pourquoi nous proposons une expérience à notre lecteur. Il se trouve que Gilles Deleuze, lui aussi, parle de L’Année dernière à Marienbad dans le second tome de Cinéma (L’Image-temps). Cette expérience consiste à comparer ce que dit Deleuze du film à ce que Carroll en dit, pour voir s’il propose une clé, un modèle d’intelligibilité qui nous permettrait de saisir ce que, peut-être, de prime abord, nous étions restés incapables de voir. Que nous dit Deleuze ? Il rappelle un point souligné par les critiques lorsque le film est sorti en salles, à savoir que L’Année dernière à Marienbad transgresse systématiquement la règle des 180o assurant dans le cinéma classique l’uniformité d’un espace, et, plus largement, la règle de sortie et d’entrée par les bords opposés (si on sort du champ par la gauche, la règle veut qu’on entre dans le plan suivant par la droite). Il n’y a plus un espace homogène, mais une multiplicité d’espaces qui ne se connectent pas, qui ne raccordent pas dans un tout qui pourrait les unifier et dans lequel ils seraient intégrés. Mais ce qui vaut pour l’espace vaut aussi pour le temps. C’est la grande idée de Deleuze. L’Année dernière à Marienbad fait partie de ces films qui renversent un principe du cinéma classique, selon lequel l’image est toujours au présent (l’image qui suit est un nouveau présent renvoyant l’image qui précède au passé). Le cinéma moderne, dit Deleuze, ne présuppose pas l’homogénéité d’un temps avec ses trois dimensions : passé, présent, futur. Est intéressante la manière dont le film de Resnais et, plus

largement, les films ensuite réalisés par Robbe-Grillet construiront une image nouvelle du temps. Il est impossible de lire le film linéairement sans manquer ou du moins réduire le sens d’un film dont on ne comprend dès lors pas l’intérêt. Lorsque Bordwell et Thompson interprètent la complexité apparente du film en affirmant qu’on ne sait jamais à qui appartient l’image, de qui elle est le souvenir, c’est-à-dire le flash-back20, une telle lecture n’est possible que pour autant qu’on exige que le film repose sur la structure du récit et donc d’un temps linéaire. Ici, il n’y a aucun indice d’un quelconque flash-back et les plans, du coup, n’appartiennent à personne, n’étant donc pas l’image subjective de quelqu’un qui se souvient. Davantage, les différents temps coexistent dans la même image puisqu’ils sont somme toute représentés par les trois protagonistes (l’homme a rencontré la femme, la femme le rencontrera et le mari voit qu’ils se rencontrent). « L’essentiel apparaît (…) si l’on considère un événement terrestre qui serait supposé se transmettre à des planètes différentes, et dont l’une le recevrait en même temps (à la vitesse de la lumière), mais l’autre, plus vite, et l’autre encore, moins vite, donc avant qu’il se soit fait, et après. L’une ne l’aurait pas encore reçu, l’autre l’aurait déjà reçu, l’autre le recevrait, sous trois présents simultanés impliqués dans le même univers. Ce serait un temps sidéral, un système de relativité, où les personnages seraient moins humains que planétaires, et les accents moins subjectifs qu’astronomiques, dans une pluralité de mondes constituant un univers21 ». Dans le film, les différentes pointes de présent (le présent du passé de l’homme, le présent du futur de la femme, le présent du présent du mari) coexistent à la manière de mondes incompossibles, comme c’est le cas plus largement dans l’œuvre de Robbe-Grillet : « il n’y a jamais chez lui

succession des présents qui passent, mais simultanéité d’un présent du passé, d’un présent du présent, d’un présent du futur, qui rendent le temps terrible, inexplicable. La rencontre de L’Année dernière à Marienbad, l’accident de L’Immortelle (1962), la clé de Trans-Europ-Express (1966), la trahison de L’Homme qui ment (1968) : les trois présents se substituent, se recréent, bifurquent et reviennent22 ». Il nous semble que l’évaluation doit donc cerner la manière particulière dont se construit, sinon dans un film du moins dans une œuvre (ce qui est dit de L’Année dernière à Marienbad vaut pour Robbe-Grillet en général), une certaine conception du monde via l’utilisation des moyens proprement cinématographiques. Bref, on ne peut pas en rester à l’idée que, dans L’Année dernière à Marienbad comme dans India Song, par exemple, la narration érotétique devient l’objet du film. On pourra toujours ajouter que, dans India Song aussi, la linéarité du temps est mise cul-par-dessus-tête et que l’image, là aussi, n’est pas au présent. Mais il reste encore à produire une détermination positive qui donne à voir le film, c’est-à-dire qui permette de comprendre ce qui distingue le film de Duras de celui de Resnais et RobbeGrillet. Cette fois ce n’est plus l’analyse de Deleuze que nous reprenons, mais celle que nous avons donnée ailleurs du film de Duras23. Dans India Song, le travail par lequel l’image est arrachée au présent tient essentiellement, outre à la lenteur des déplacements et des gestes (comme si les personnages étaient déjà morts), à la raréfaction et à la fixité des plans, mais aussi au rapport entre l’image et le son. Ce sont les deux voix-off qui se souviennent et qui font émerger l’image comme telle : aux longs plans fixes sur des lieux désertés, où a eu lieu une histoire dont on voit seulement les traces, s’entremêlent les images de cette histoire, mais comme si ces images n’étaient que l’écho d’une histoire véritable. Cela posé, l’image n’est pas la

conséquence du son au sens où elle n’est pas réductible à un souvenir des voix, comme en témoigne le fait que les voix se souviennent de ce qui arrive, n’a pas encore eu lieu et donc les surprend dans sa nouveauté, acquérant par là une intemporalité qu’elles ne doivent qu’à l’image qui, dans un étonnant chassé-croisé, ne peut correspondre en retour à aucun présent (particulièrement celui du souvenir). À cet égard, si la scène du bal où se rencontrent le vice-consul et Anne-Marie Stretter n’est pas seulement le centre du film, mais son pivot, c’est parce qu’elle arrive au plus près de la coïncidence entre les voix et l’image que toutefois elle n’atteint pourtant pas : si, à ce moment-là, ce sont bien les voix de ceux qu’on voit qu’on entend, ces voix sont « décadrées », « dévissées » des corps, comme si le présent dans sa réalité effective (des voix synchrones avec le mouvement des lèvres) était ce qu’on visait, mais sans jamais l’atteindre. On comprend donc que l’intérêt du discours sur les films n’est pas de tenir un discours suffisamment vague et, de ce fait, irréfutable, qui touche un nombre incalculable de films, donc ne nous apprend rien au sens il ne nous donne rien à voir. Il est celui de produire un discours sur les œuvres – sur les œuvres singulières et sur l’œuvre d’un auteur (quand auteur il y a) qui marque les films de son empreinte. Nous avons proposé au lecteur une expérience. On peut en proposer une autre qui va dans le même sens. De la même manière que Kracauer puis Bordwell et Thompson proposaient d’imaginer que la séquence d’un film qu’on examine ait été filmée autrement, pour voir si le sens communiqué serait changé, nous proposons d’imaginer, quand nous lisons un théoricien parlant de films singuliers, qu’on leur substitue d’autres films, afin de voir si son discours s’y appliquerait ou pas. Et, s’il s’y applique, c’est alors qu’on est dans un type de discours analogue à ce que disait déjà Nietzsche de

l’astrologie24, à savoir quelque chose de si indéterminé que, d’une certaine façon, cela ne peut que se réaliser sans jamais pouvoir être infirmé par les faits.

1 Voir encore N. Carroll, Philosophie du cinéma, op. cit., p. 132. 2 N. Carroll, Philosophie du cinéma, op. cit., p. 131. 3 Ibid., p. 132. 4 Ibid., p. 133. 5 Ibid., p. 133. 6 Ibid., p. 133. 7 Ibid., p. 134. 8 Ibid., p. 135-136. 9 Ibid., p. 137. 10 Ibid., p. 134. 11 Voir notre Cinéma d’horreur et ses figures, Paris, PUF, 2006, chap. 2. 12 N. Carroll, Philosophie du cinéma, op. cit., p. 143. 13 Ibid., p. 139. 14 Non seulement c’est tout à fait dans ce sens qu’est écrite la nouvelle (Ne

regarde pas tout de suite, trad. fr. M. B. Endrèbe, L’Ombre des secrets, Paris, Omnibus, 2010, p. 1036), mais son auteur, Daphne du Maurier, développe dans plusieurs romans, d’une manière explicite, cette idée qui lui tient manifestement à cœur, à savoir la rencontre de différents moments du temps qui fait exploser la linéarité de celui-ci (voir La Chaîne d’amour, trad. fr. F. et A. D’unienville, Paris, Le livre de poche, 1972, ou La Maison sur le rivage, trad. fr. M. B. Endrèbe, Paris, Le livre de poche, 1973). 15 N. Carroll, Philosophie du cinéma, op. cit., p. 143. 16 Ibid., p. 143. Voir aussi Philosophical Problems of Classical Film Theory, op. cit., p. 228. 17 Ibid. 18 Ibid., p. 143. 19 N. Carroll, Philosophical Problems of Classical Film Theory, op. cit., p. 228-229. 20 D. Bordwell et K. Thompson, L’Art du film. Une introduction, op. cit., p. 136 (voir aussi P. Beylot, Le Récit audiovisuel, Paris, A. Colin, 2005, op. cit., p. 50, qui met sur le même plan ce film avec ceux qui procèdent linéairement). 21 G. Deleuze, Cinéma 2. L’image-temps, op. cit., p. 134. 22 Ibid., p. 133. 23 Voir notre Qu’est-ce que le cinéma ?, op. cit. 24 F. Nietzsche, Aurore, § 24.

Chapitre 6

La question du plaisir

Il y a une question sur laquelle, jusqu’à présent, nous avons fait l’impasse : c’est celle du plaisir. Or la question de l’évaluation est d’abord celle du plaisir. L’évaluation trouve avant tout son origine dans le plaisir causé par la vision du film. Telle est en tout cas la conception la plus défendue lorsqu’on interroge quiconque sur les modalités et les sources de son évaluation des films et plus largement des œuvres d’art. Mais c’est aussi une thèse qui a été soutenue par des philosophes aussi éminents que Hume ou Kant. Cette conception, Noël Carroll la balaye d’un revers de main. L’auteur distingue deux plans. Soit par exemple Le Führer en folie (P. Clair, 1974) et Son nom de Venise dans Calcutta désert (M. Duras, 1976). Voilà deux films que j’ai le droit d’aimer, comme il est tout à fait légitime de préférer le ketchup à la moutarde1. Ces deux films m’ont procuré un plaisir infini. C’est la sphère du goût, par définition subjective2. Mais il faut distinguer ce premier plan d’un second plan qui n’est plus subjectif mais objectif : ce n’est plus celui du goût, mais celui de l’appréciation ou de l’évaluation objective et normative, par lequel on confère au film une valeur3 (j’affirme que Le Führer en folie est un bon film). Carroll établit donc une opposition absolue entre le sentiment esthétique et le jugement esthétique et, s’il fait valoir celui-ci et le comprend d’une manière par ailleurs très contestable, ainsi qu’on l’a vu, il récuse toute légitimité à celui-là. Il y a d’un côté le plaisir, mais qui n’a aucune importance, puisque, de l’autre côté, il y a « la question de l’évaluation objective4 » qui n’y est absolument pas liée. Le plaisir, ici, apparaît donc comme un épiphénomène dont l’analyse philosophique n’a pas

à tenir compte, car on aime tous des films ou des livres qui n’ont aucune valeur : « j’ai toujours eu un faible pour les romans d’Edgar Rice Burroughs, pourtant, entre nous, ils ne sont pas pour la plupart terribles5 ». L’analyse que fait Carroll du spectateur est donc très simple : il y a d’un côté ses affects, mais de l’autre son intellect qui apprécie le film indépendamment de toute émotion ! Le philosophe, donc, est celui qui sait faire la part entre les deux, et qui sait mesurer la valeur du film à l’aune du travail de la froide intelligence. C’est d’ailleurs pour cette raison que la valeur relativement à laquelle s’effectue l’appréciation, chez Carroll, n’est pas le beau (et son corrélat le laid), mais le bon (et son corrélat le mauvais)6. Si le beau, selon Carroll, n’est rien d’autre que le plaisir subjectif, le bon est mesuré par le travail technique de l’intelligence qui détermine, qui compare et qui pèse en fonction de critères rigoureusement fondés (ou du moins prétendument tels). Mais ne retombe-t-on pas ici dans l’antinomie du goût si bien décrite par Kant dans la Critique de la faculté de juger et qui résume la manière dont le problème du rapport à l’œuvre d’art a été posé depuis Platon ? Il faut en effet revenir à Kant pour bien saisir les données du problème. D’un côté, Carroll oppose le plaisir et l’appréciation, de sorte que les concepts même de « goût » ou de « jugement esthétique » n’ont aucun sens dans sa philosophie. Il parle pourtant bien d’appréciation : cette appréciation ne se fonde toutefois pas sur un « goût », c’est-à-dire sur un « plaisir », mais, d’une part, sur une connaissance théorique (la perfection du premier moment), et, d’autre part, sur une estimation morale (la valeur culturelle et sociale). En langage kantien, on dira qu’il ravale le jugement esthétique au rang d’un jugement de connaissance, puisqu’il ne fait pas droit au plaisir dans son irréductibilité. Contre cette conception intellectualiste (celle de Boileau), n’est-il pas légitime d’en appeler au sentiment, au plaisir à titre de critère de l’appréciation d’une œuvre d’art et donc d’un film ? Contre tout discours

abstrait, le seul critère légitime n’est-il pas, plutôt que n’importe quel critère de jugement, l’émotion esthétique dans sa concrétude et son caractère inaliénable ? De Platon à l’esthétique classique, ce qui est beau relève d’un jugement, d’une connaissance – donc d’une expertise. Mais n’est-ce pas se tromper sur le beau, c’est-à-dire ravaler le beau au rang du vrai et le plaisir esthétique à une forme de connaissance ? C’est pourquoi Kant reconnaît l’apport considérable de Hume et donc de la philosophie empiriste dans la théorisation du jugement de goût. Si le jugement de goût n’est pas un jugement de connaissance, si le beau est irréductible au vrai (comme au bon), c’est parce que le beau n’est pas un concept, c’est-à-dire qu’il ne relève pas d’un travail d’analyse par l’entendement de l’objet dont on dit qu’il est beau. Il relève du plaisir, et d’un plaisir immédiat, qui seul assure la spécificité du jugement du goût. Le beau, comme on dirait aujourd’hui, relève de l’affect ou de l’émotion pure. Dire que le plaisir est immédiat, ajoute Kant, c’est souligner qu’il n’est nullement médié par une quelconque connaissance. Une telle médiation, en effet, impliquerait la négation du jugement de goût, et derechef sa résorption dans le jugement de connaissance. Le fondement du jugement de goût est donc le plaisir comme unique critère légitime qui l’assure dans son autonomie. Évidemment, Kant n’en reste pas là. Car il faut toutefois penser ce plaisir esthétique dans sa spécificité sans le ravaler au rang d’un plaisir subjectif au sens d’individuel, c’est-à-dire de relatif à chacun : cette fois contre Hume, il s’agit d’assurer l’universalité du jugement de goût – et donc le « bon goût » comme tel. C’est pourquoi Kant souligne que, en ce qui concerne le rapport entre le plaisir qu’on éprouve sans le dire et le jugement de goût par lequel on

formule ou on verbalise ce plaisir (« ceci est beau »), on ne peut pas dire que l’un des deux précède l’autre. Ils sont concomitants du point de vue logique, impliqués l’un par l’autre. En effet, ce qui répugne le plus à Kant est la relativité. Si une critique du goût devient possible à un moment donné dans le système critique (puisqu’on se rappelle qu’elle ne l’était pas au moment de la Critique de la raison pure), c’est bien parce que le goût se révèle fondé sur un principe a priori qui en garantit l’universalité. Le beau, donc, est universel. C’est que, nous explique Kant, le sentiment de beau qu’on éprouve lorsqu’on voit une peinture aux rinceaux, qu’on lit un poème de Frédéric II ou bien qu’on écoute le chant des oiseaux, repose sur une harmonie entre nos facultés, très précisément entre notre imagination et notre entendement, qui entrent dans un libre jeu ou un accord spontané et indéterminé. Le beau qu’on éprouve ne repose sur rien d’autre que sur cette harmonie des facultés, raison pour laquelle on peut supposer que, de droit même si ce n’est pas le cas dans les faits, les mêmes objets devraient susciter chez tous les sujets, dans la mesure où ceux-ci sont tous constitués de la même façon, la même harmonie entre les facultés et, partant, le même sentiment du beau. C’est pourquoi l’universalité du beau n’est qu’une exigence émise par le sujet esthétique – et non pas un fait qu’on pourrait constater. Tout le but de Kant est de sauvegarder le plaisir esthétique afin d’assurer le jugement de goût dans son irréductibilité. Mais, pour ce faire, il faut le penser dans sa spécificité, ce qui équivaut, chez Kant, à le définir comme ce libre jeu des facultés que je ressens sous la forme de ce que, précisément, on nomme le plaisir esthétique. L’entendement y intervient bien, mais à vide, sans concept, de sorte qu’il y a une intervention dans ce plaisir sensible d’une dimension intellectuelle (le sentiment esthétique n’est pas l’agréable, lequel relève de la sensation), mais sans que celle-ci produise quoi que ce soit (c’està-dire un concept : Kant répète qu’il n’y a pas de concept de beau ou bien

qu’il n’y a pas de concept déterminé du beau, ce qui veut dire la même chose). Néanmoins, c’est précisément cette thématisation du plaisir qui pose un problème. On voit bien que la définition du plaisir esthétique comme harmonie des facultés est très artificielle. Mais, surtout, elle repose sur un présupposé essentiel : l’isolation d’un plaisir préservé de toute contamination par la connaissance. Certes, l’élément intellectuel y intervient, mais à la manière d’une guest star, par exemple de Silvana Mangano dans Mort à Venise (L. Visconti, 1971), qui illumine de sa présence le film, mais sans rien dire. L’entendement, dit Kant, participe au plaisir, puisque celui-ci n’est rien d’autre que l’effet, dans le sujet, de la relation que cet entendement tisse avec l’imagination (laquelle équivaut ici à ce qu’il appelait intuition sensible ou sensibilité dans la Critique de la raison pure), mais sans qu’il produise un concept.

Figure 11. Silvana Mangano dans Mort à Venise, a le même rôle que l’entendement dans le plaisir esthétique selon Kant : elle passe, à titre de guest-star, et sans rien dire.

Le plaisir, chez Kant, apparaît comme une chose pleine d’elle-même qui, une fois qu’on la nomme, ne supporte rien d’autre qu’elle-même. Comme si le mot, une fois qu’il était dit, impliquait l’existence d’une chose qui lui

corresponde et qui soit aussi différente des autres que le mot « plaisir » est différent du mot « connaissance ». Le plaisir est différent de la connaissance. Il y a bien deux mots, pourquoi pas deux choses, deux états ? Dans la Critique de la faculté de juger esthétique, le plaisir n’est défini par rien d’autre que par un certain rapport entre l’imagination et l’entendement. Soit, mais ce rapport spécifique n’en produit pas moins un état, le plaisir esthétique, qui correspond exactement au mot ou à l’expression chargés de le désigner : un état à part, dans son irréductibilité totale aux autres états. Un état qui ne renferme que lui-même, un plaisir esthétique qui n’est que plaisir esthétique, et qui ne renferme nulle connaissance ni nulle dimension volontaire. On connaît la critique de Nietzsche, qui accuse systématiquement Kant, dès qu’il faut expliquer quelque chose, c’est-à-dire un « fait » (ici le plaisir), d’en appeler à des facultés ou des états mentaux posés comme existants sui generis par la vertu magique des mots qui permettent de les nommer7. Nietzsche, lorsqu’il analyse ce que signifie « comprendre une pensée », se demande si le fait de « comprendre », lorsque « je comprends » quelque chose, n’est pas en même temps aussi un « je veux » et un « je sens », de sorte qu’il n’est sans doute pas possible de distinguer trois « facultés », comprendre, sentir et vouloir, en dehors des spéculations philosophiques qui se donnent ce qu’il faut établir. Il est également probable que le plaisir, dans ce qu’on nomme « plaisir esthétique », renferme bien d’autres choses que le plaisir. Avoir du plaisir, éprouver du plaisir, voilà qui présuppose bien d’autres choses que ce plaisir lui-même, et dont ce plaisir n’est que la face la plus visible…

Nous pouvons nous reporter à Par delà bien et mal, § 16, où Nietzche

explique qu’on parle de « penser » ou de « pensée » comme si la chose allait de soi et comme si le mot renvoyait à une réalité dans son irréductibilité : mais cela présuppose « qu’on a établi d’avance ce qu’il faut entendre par penser, et que je sais ce que c’est que penser. Car si je n’avais pas tranché la question par avance et pour mon compte, comment pourrais-je juger qu’il ne s’agit pas d’un vouloir ou d’un sentir ? » Voir aussi fragment posthume, 1880, 6 [238], et Le Gai savoir, § 333.

Si « comprendre » implique un sentir et un vouloir, c’est aussi le cas du « vouloir » : « La volonté m’apparaît comme une chose complexe, une chose qui n’a d’unité que le nom (…). De même que le sentir, et un sentir est multiple, est évidemment l’un des ingrédients de la volonté, celle-ci contient aussi un “penser”. Dans tout acte volontaire, il y a une pensée qui commande (…)8 ». Et, ajoute Nietzsche, il y a même déjà dans le vouloir le début du mouvement du corps commençant à se tourner vers la réalisation du vouloir, donc l’esquisse de cette réalisation elle-même. On comprend que, corrélativement, le sentiment de plaisir soit lui aussi mêlé de vouloir et de comprendre (« et un sentir est multiple »). Nietzsche insiste souvent sur le fait que tout plaisir renferme déjà une évaluation9, ou que le sentiment de plaisir et de peine est fondé sur des jugements10. Du coup, ce n’est pas le plaisir qui est la base de l’évaluation, c’est le plaisir qui se fonde déjà, mais sans qu’on y prenne garde, sur une évaluation. En outre, on ne peut pas distinguer, dans l’appréhension d’une œuvre (une pièce musicale ou un film), deux étapes : d’abord ce que j’en comprends, ensuite comment je l’apprécie. Car toutes deux sont intimement mêlées et indissociables, simultanées : comprendre le film c’est aussi l’apprécier (ou non) ; l’apprécier est aussi en même temps le comprendre.

Bref, le sentiment en général et donc le sentiment esthétique en particulier ne peuvent pas être conçus comme le langage tend à nous les faire comprendre, à savoir comme des unités pleines d’elles-mêmes, pures, qui ne seraient mélangées à rien d’autre et ne contiendraient qu’elles-mêmes. Le sentiment esthétique n’est pas une unité insécable, il est déjà rempli de présuppositions relatives à ce qu’on attend, à ce qu’on veut et à ce qu’on comprend ou à ce qu’on s’attend à comprendre. Derrière le plaisir, ce qui commande le plaisir est un ensemble d’anticipations de sens, tout à fait informulées et inarticulées, mais qui n’en ordonnent pas moins le plaisir autour de ce qu’on attend en fonction d’un certain nombre de valeurs qui sont autant théoriques que morales et esthétiques, c’est-à-dire qui ont tout autant trait à ce qui est vrai qu’à ce qui est bien et qu’à ce qui est beau. Le concept d’attente est fondamental. Lorsqu’on va au cinéma, on ne va pas au cinéma en général, on va voir un film, qu’on choisit à un moment donné, par exemple avant d’aller au cinéma ou bien au moment d’entrer dans la salle, lorsqu’on examine le programme. Autrement dit, on ne va pas au cinéma, on va voir un film. Mais ce qui fait qu’on va voir un film, c’est-àdire un film particulier, celui-ci plutôt que les autres, est bien une estimation liée à un ensemble d’attentes qui déterminent ou anticipent déjà sur ce qu’on s’attend à voir. On pourra toujours dire qu’il y a des gens qui vont au cinéma sans choisir un film ou un genre, et qui y vont au hasard parce qu’ils aiment le cinéma en général. Néanmoins, il y a tout de même un choix. Aller dans un multiplexe sans choisir un film particulier, c’est toujours, du fait d’aller dans ce type de cinéma, attendre un certain type de film qui n’est pas celui qu’on verra dans un cinéma d’art et d’essai (on ne projette pas des films du type India Song ou L’Année dernière à Marienbad dans un multiplexe). Davantage, à l’intérieur d’un tel choix relativement large et indéterminé, mais qui n’en existe pas moins, il y a une autre attente, à savoir, du fait même de

l’indétermination (relative) du choix, un certain désir d’être surpris. Reste que, en général, le choix est médié d’une manière plus précise. On choisit évidemment le film en fonction de plusieurs paramètres. Il y a bien sûr le genre : si le spectateur qui va voir La Féline (J. Tourneur, 1942) pensait y trouver quelque chose d’analogue à Certaines chattes n’aiment pas le mou (J.-P. Fougea, 1975), il risque fort d’être déçu, et il ne faut pas confondre Simone Simon avec Claudine Beccarie. Mais il y a également le réalisateur, les acteurs, ou même le producteur censé garantir la continuité d’un certain savoir-faire et d’un esprit (« le nouveau film des producteurs de Matrix »), le livre dont est tiré le film, le film original auquel peut se référer un nouveau film, soit à titre de remake, soit à titre de préquelle ou de séquelle. Il y a encore bien d’autres paramètres qui peuvent intervenir : le bien qu’en a dit un journal ou quelqu’un qu’on estime (ou le mal qu’en a dit un journal ou quelqu’un qu’on n’aime pas et dont on ne partage pas les goûts), la bandeannonce ou les photographies qui donnent le ton du film et dévoilent son monde et son ambiance, ou bien encore l’affiche qui elle aussi promet beaucoup. On pourrait évidemment classer socialement les spectateurs en fonction des paramètres qui sont pour eux les plus importants : « le nouveau film de Chuck Norris », « le nouveau Woody Allen », « le nouveau film des producteurs de Transformers » (M. Bay, 2007), « un film de Abbas Kiarostami », etc.

Figure 12. En 1935, déjà, le film est entouré par une publicité qui joue sur un horizon d’attente (ici l’affiche de La Fiancée de Frankenstein, la suite du Frankenstein réalisé par le même réalisateur quatre ans auparavant).

Par conséquent, le plaisir est bien déterminé par quelque chose qui est de l’ordre du remplissement d’une intention, au sens où il ne surgira que si ce qu’on voit est précisément conforme à nos attentes. Nietzsche, lorsqu’il démontait la prétendue unicité du plaisir, ne voulait pas dire autre chose. On comprend l’intérêt de ce que dit Nietzsche. Étant donné qu’il insiste sur le fait que le plaisir est une réalité hétérogène, n’ayant qu’une impression d’immédiateté puisqu’il est médié par des anticipations de sens qui le fondent et le constituent comme tel, ce qu’il écrit est compatible avec les nouvelles disciplines qui se sont développées à la fin du xixe siècle, à savoir l’histoire, la psychologie et la sociologie. Ce n’est en revanche pas le cas de Kant, dont la position exclut par définition, c’est-à-dire du fait de l’immédiateté du plaisir esthétique, les thèses développées par la science historique, la

psychologie et la sociologie. Or, s’il y a quelque chose qu’on peut tenir pour établi et qu’une position comme celle de Kant, qui date certes de 1790, c’est-à-dire quasiment un siècle avant les textes de Nietzsche, ne pouvait pas anticiper, c’est que nos appréciations et donc notre plaisir sont conditionnés à la fois historiquement, psychologiquement, socialement et esthétiquement. Personne, aujourd’hui, ne soutiendrait la thèse d’une immédiateté du plaisir esthétique. Les appréciations sont médiées historiquement. Il y a des types de jeux d’acteurs comme ceux du cinéma muet et par exemple de l’expressionnisme allemand qui peuvent paraître désuets, parce que les conventions ont changé. De même, il y a dans les vieux films des objets qui ont disparu et qui peuvent parfois même être difficiles à identifier. Il y a parfois des allusions à l’actualité qui n’ont plus la même pertinence quelque temps après. Mais il y a aussi les codes de la narration cinématographique qui se transforment : la caractérisation des personnages et la construction de l’intrigue ne sont plus les mêmes aujourd’hui que dans le cinéma classique hollywoodien. Les appréciations sont médiées psychologiquement. De même que dans À la recherche du temps perdu, de Proust, il y a des choses et actes que le narrateur ne comprend pas la première fois et qu’il saisit seulement plus tard (le geste obscène de Gilberte quand il est enfant), il y a des films qu’on ne comprend que lorsqu’on a vécu quelque chose d’analogue, comme diront certains, ou que du moins on a été sensibilisé par quelque expérience au problème qu’ils posent et dont ils traitent. Davantage, il y a des films qu’on ne comprend pas à un moment donné, à côté desquels on passe, et qu’on redécouvre ultérieurement, dans la mesure où, tout simplement, on n’est pas disponible de la même façon à tous les moments du temps.

Les appréciations sont médiées socialement. On ne dira pas qu’il faut être noir pour être sensible au statut des porteurs de bagage dans Tarzan (W. S. Van Dyke, 1932) lorsque, au moment où ils sont attaqués par des animaux sauvages, les héros (blancs) n’ont d’intérêt que pour leurs malles, ni qu’il faille être homosexuel pour être attentif au sous-texte de Thé et sympathie, ni encore qu’il faille être une femme pour s’interroger sur le statut de la femme dans le woman’s film américain classique. Néanmoins, on remarquera que c’est le point de vue féministe qui a bouleversé la lecture du cinéma américain classique, mais aussi celui « de quelques homosexuels parlant de leur propre place11 ». Conséquence : « on écrit depuis quelques années autrement sur ces films si longtemps objets d’un bavardage masculin et hétérosexuel qui occultait souvent l’essentiel12 ». Les formules de Burch, certes, sont provocatrices, mais elles n’en touchent pas moins quelque chose de juste. Les textes cités de Delluc, Bazin ou Truffaut témoignent du fait que le discours dominant sur le cinéma a pu se laisser aller à des propos impliquant des valeurs bien douteuses. Plus largement, l’appréciation d’un film et donc le discours des critiques proviennent, non pas d’une raison pure désincarnée, mais d’un individu situé qui apprécie le film en fonction d’une certaine situation qui est sienne et le rend davantage sensible à un certain type de problèmes, à une certaine manière d’appréhender les choses et de construire (ou de déconstruire) un récit. L’appréciation d’un film est liée à un sujet concret, situé, en un mot un sujet social, c’est-à-dire divers. La sociologie déterministe a développé l’idée selon laquelle le cinéma, telle la musique, agit comme un signe de reconnaissance de classe. L’apprentissage d’un instrument est aussi l’indice de l’appartenance à un milieu social, qui est lié à un certain goût musical et implique la connaissance au moins vague des grands compositeurs. Pratiquer un instrument, par exemple le violoncelle, et se familiariser avec les études de Dotzauer,

Romberg, Offenbach, avec les Sonates de Bach et plus largement toute la littérature classique composée pour cet instrument, n’implique pas qu’on méprise les autres musiques, par exemple la variété. Mais cela permet toutefois d’établir une différence, quand bien même on affirme contre tout élitisme qu’il n’y a qu’une différence de degré, et qu’on fait ainsi savoir qu’on connaît aussi autre chose. Mais c’est également le cas du rapport au cinéma. N’oublions pas la provenance sociale des « jeunes Turcs » des Cahiers et la situation des cinémas du Quartier latin où se joue leur connaissance du cinéma. Leur apolitisme est un apolitisme de classe qui n’est rien d’autre, pourrait-on dire, que le luxe d’une jeunesse dorée. Il va de pair avec un autre signe de marquage social : celui du film étranger qu’on ne supporte qu’en version originale sous-titrée, à la manière de l’amateur de musique baroque qui ne supporte que les petits garçons dans les Cantates de Bach, même quand ils chantent mal, parce qu’à l’origine les parties de soprano n’y étaient effectivement pas chantées par les femmes. Un article des Cahiers d’octobre 1952, qui s’intitule « Corollaire de la nécessité absolue de la v.o. : les sous-titres de film », commence par cette proposition lourde de sens : « La critique moderne et le public évolué refusent désormais le pisaller commode du doublage13 ». Bref, pratiquer un certain type de cinéma dans certaines conditions est comme pratiquer un certain type de musique ou, plus largement avoir tel loisir ou telle activité sportive : cela situe et distingue socialement. À cette cinéphilie dorée pour laquelle les questions politiques et sociales, lorsqu’elles se posent, existent d’une manière toute abstraite qui nie la spécificité du politique comme tel et le dissout dans autre chose (Bazin), on opposera d’autres cinéphilies, par exemple celle qui surgit avec l’apparition du premier numéro de Midi Minuit fantastique en mai-juin 1962. Le nom du magazine renvoie au cinéma Midi Minuit, situé sur les grands boulevards et qui, tel « Le Brady », le seul de ces cinémas qui existe encore aujourd’hui,

projetait essentiellement des films fantastiques et des films érotiques, deux genres ayant en commun d’être transgressifs. Il y a donc d’un côté la cinéphilie du Paris du Quartier latin, celle des films parfois populaires mais tout de même d’auteur, celle des films en version originale sous-titrée, qui aime le cinéma américain de série A ou B, mais qui méprise le « cinéma bis » et donc le cinéma d’horreur, supportant à la limite quelques classiques des années trente, parce que la patine du temps leur a conféré une valeur (les films de Whale ou Browning). Mais, de l’autre côté, il y a une cinéphilie qui appartient à un tout autre monde : celui du Paris des Grands Boulevards, le Paris des pauvres, des prostituées qui tapinent à côté des cinémas fréquentés par des clochards qui vont s’y réchauffer et y dormir, où l’on passe des films en version française (voir encadré ci-dessous) : des films marginaux, bricolés et pas chers, qui vont du krimi au giallo en passant par les horror movies. Le premier numéro de Midi Minuit fantastique est consacré à Terence Fisher. Les articles du numéro encensent les films d’un réalisateur exécré par les revues dites sérieuses. En témoigne d’ailleurs, à la fin de la revue, les extraits de presse regroupés sous le titre « La presse cinématographique et Terence Fisher ». Un critique comme Jacques Siclier dénonce « les germes assez nocifs » qui peuvent troubler « certains esprits » (Radio-Cinéma Télévision). La critique de Gilbert Salachas, qui s’en prend à l’horreur gratuite des films de Fisher, qu’il juge proprement « scandaleuse », est du même acabit : elle se situe sur le plan moral. Mais les critiques d’Arts, de Cinéma ou des Cahiers du cinéma ne se situent pas sur ce terrain. Elles traitent les films de Fisher d’un point de vue esthétique, avec le grand mépris, celui du regard de haut en bas, qui observe ironiquement, et de loin, un cinéma populaire qui ressemble à tout sauf à du cinéma : « malgré le strangloscope [sic], seul le sommeil vous prend à la gorge » ; « médiocre » ; « dénué du plus élémentaire humour (…) et du moindre talent

cinématographique » ; « La Malédiction des Pharaons (1959). Une momie ressuscitée sème la panique. Comment s’en débarrasser ? Le ridicule s’en charge », etc. Mais dire ceci ne suffit pas, il faut désormais examiner les types de discours de ces deux cinéphilies et montrer qu’ils ne se situent pas sur le même plan.

À notre connaissance, l’article « Les voix du rêve. Pour une réhabilitation du doublage », Ecran, no 63 (novembre 1977), p. 41-45, est le premier article de ce genre dans une revue sérieuse. L’auteur, qui souligne que « les films doublés représentent 90 % des films étrangers exploités en France », fait valoir plusieurs arguments : 1) « s’il existe des versions postsynchronisées sabordées, certains sous-titrages ne valent guère mieux » ; 2) la technique est « bien au point, parfaitement adaptée », et la revue américaine Film Review souligne la grande qualité des doublages français (synchronisation, recherche d’une voix qui colle au personnage, d’un rythme et d’un jeu qui respectent les accents toniques de la langue du doublage, etc.) ; 3) la direction du doublage peut être effectuée par des gens talentueux tels André Maurois ou Marcel Achard (et on pense aussi à Michel Deville ou Pascale Ferran pour Kubrick) ; 4) il existe une tradition de postsynchronisation en studio dans un pays comme l’Italie, où l’on ne se soucie pas d’être synchrone, de sorte que le doublage aboutit à « un synchronisme meilleur que la bande originale ».

Le courant ouvert par Midi Minuit fantastique, qui trouvera ensuite son prolongement dans L’Écran fantastique et Mad Movies, se situe immédiatement dans le camp des minorités (du moins au moment où il apparaît : nous ne parlons pas ici du statut de cette cinéphilie-là aujourd’hui, c’est-à-dire à une époque où Mad Movies tire à plus d’exemplaires que Les

Cahiers du cinéma). C’est en somme le « nègre » de la cinéphilie. Voilà qui signifie qu’il s’agit d’une tendance qui, à cette époque, doit se battre pour être reconnue comme telle, parce qu’elle ne part pas d’une situation où cette reconnaissance est une donnée, un point de départ. Lorsqu’on évoque les polémiques internes aux Cahiers (voir l’article de Bazin déjà cité, « Comment peut-on être hitchoco-hawksien ? ») ou bien les polémiques entre Les Cahiers et Positif, il ne s’agit pas de la même chose14. Dans l’article paru dans Positif à la fin de 1954, « Quelques réalisateurs trop admirés »15, critique des goûts des Cahiers signée par l’ensemble de la rédaction, la chose apparaît clairement. On y reproche aux Cahiers de « chercher un “arrière-monde”16 » pour justifier, par des « exégèses patamétaphysiques17 » des films américains qui sont honnêtes et académiques, voire médiocres (et ce qui vaut pour les films vaut pour les réalisateurs : Hawks, Hathaway, le Lang américain). Le discours des Cahiers n’est ni sérieux ni professionnel : les élucubrations qu’on y trouve témoignent « de son mépris pour toute analyse en termes de cinéma18 ». Mais il est aussi critiqué pour son verbiage « destiné à donner au lecteur naïf un sentiment d’infériorité19 ». En ce qui concerne Hawks, dont les Cahiers clament qu’il est « le seul qui sache nous proposer une morale20 », Positif rappelle son conservatisme politique et sa misogynie ; de même pour Hathaway, « devenu en quelque sorte le metteur en scène de la police américaine21 », etc. Lorsque des qualités plastiques sont reconnues à certaines œuvres ou à certains réalisateurs, la rédaction de Positif rétorque que cela ne fonde pas pour autant un style, et que, quand bien même le film est bien fait, le sous-texte social et politique véhicule une idéologie d’autant plus douteuse qu’elle est implicite et ne saute pas à l’œil immédiatement22. Mais il n’en demeure pas moins qu’il y a un terrain commun à Positif et

aux Cahiers à partir duquel s’effectue précisément cette critique. Dans les deux cas, on présuppose qu’il y a des bons films et des mauvais films, et l’on pense que la tâche du critique est de repérer ces bons films et d’en exhiber les qualités par une analyse interne. Le rôle de la critique est bien, en ce sens, celui de l’expertise et donc d’une expertise qui repose sur la mise au jour des véritables qualités esthétiques i.e. cinématographiques du film (il faut parler cinéma). La vision politique du cinéma de Positif, qui apparaît dans la critique faite aux Cahiers, et qui surgit d’une manière exemplaire dans le très long texte de Gozlan sur Bazin, certes signé par un seul homme, mais cautionné d’une manière explicite par la rédaction de la revue23, a donc ses limites. Celles-ci apparaissent dans la thèse selon laquelle il existe malgré tout une autonomie de l’esthétique (i.e. des qualités proprement cinématographiques) et surtout une critique objective qui peut déterminer pourquoi tel film est un bon film. S’il y a une communauté entre Positif et Les Cahiers, c’est la grande évidence selon laquelle il existe tout de même, malgré les différences, un cinéma indigne, un cinéma qui n’a de cinéma que le nom. C’est l’élitisme républicain appliqué à l’art, c’est la grande idée que tout ne se vaut pas. Voilà ce qu’il est très important de souligner, parce que Midi Minuit fantastique, par définition, ne peut pas se situer sur le même terrain (et même si certains lecteurs et mêmes certains collaborateurs peuvent être les mêmes). Il apparaît clairement que les auteurs qui écrivent dans Midi Minuit ont tout à fait conscience de leur statut illégitime, c’est-à-dire du fait que leur discours et les films qu’ils font valoir ne possèdent aucune légitimité de fait, car cette légitimité est à conquérir. Du coup, ce n’est pas le même type de discours qu’on tient, et ce n’est pas du même type d’évidence qu’on part. Alors que dans Les Cahiers ou Positif le ton est celui du dominant, qui sait ce dont il parle et qui dit ce qui va de soi, bref, celui du discours légitime, le discours de

Midi Minuit fantastique part de sa dimension minoritaire pour affirmer son droit à exister dans la Cité à côté des autres. Par conséquent, il ne s’agit pas de dire qu’il y a un bon et un mauvais cinéma, puisque le bon a déjà gagné la partie. Il s’agit de dire que le mauvais n’est peut-être pas si mauvais que ça : un numéro sur Fisher ? Mais « n’était-il pas un metteur en scène de second ordre24 » ? Et on lit aussitôt quelque chose qui dénote une acceptation de la vassalisation et, partant, l’intériorisation des critères du discours dominant : même si Fisher « n’a peut-être pas la génialité d’un Whale ou d’un Browning25 », on ne peut pas nier toute valeur à ses films et il faut lui reconnaître un certain talent. La position occupée par Midi Minuit fantastique n’est donc pas du tout celle occupée par Les Cahiers et Positif. Cette position se situe d’abord comme marginale ou marginalisée, puisqu’elle admet que son goût est méprisé par les experts, c’est-à-dire ceux auxquels on reconnaît le goût, donc le bon goût. Mais c’est aussi pour cela que sa parole se situe dans un autre registre et qu’elle est liée à une autre cinéphilie (ou à l’affirmation d’une autre cinéphilie). On a souligné que, pour Positif comme pour Les Cahiers, il y a un discours authentique et légitime sur le cinéma. La cinéphilie qui apparaît dans Midi Minuit fantastique ne peut exister qu’en tentant de construire son lieu et de justifier sa présence à côté des autres. C’est pourquoi elle est intrinsèquement liée, contre tout discours élitiste et contre toute hiérarchisation, c’est-à-dire contre toute unicité du discours esthétique, à la reconnaissance du fait qu’il y a des discours multiples sur le cinéma tout aussi légitimes les uns que les autres. Le discours de cette minorité n’est pas à ses débuts un discours qui se donne comme un discours d’experts ; mais ce n’est pas non plus un discours politique (qui thématiserait son propre statut minoritaire comme tel). C’est un discours qui se donne comme un discours de fans, c’est-à-dire qui revendique sa subjectivité, non pas au sens personnel, mais au sens du groupe qui s’exprime à travers elle26,

et il équivaut simplement à l’affirmation d’un goût qui vaut autant que les autres, du simple fait qu’il existe et qu’il est partagé par une communauté jusque-là silencieuse, et qu’on n’a pas le droit de rejeter, sous prétexte d’autres valeurs et d’autres présupposés, dans le mauvais goût (voir encadré ci-dessous). Par là, c’est-à-dire en se donnant comme un discours de fan contre un discours de cinéphile, il naît et revendique sa légitimité en affirmant sa secondarité, ne serait-ce que parce qu’il ne conteste pas la légitimité du discours dominant. Il y a à notre sens une raison essentielle pour laquelle le discours de Midi Minuit fantastique, tout en voulant faire sa place, reconnaît toujours le discours dominant comme tel (et donc l’accepte, demandant simplement qu’on lui accorde, à côté et secondairement, le droit d’exister). C’est que jamais il ne pose la question du sens politique de l’esthétique dominante, indépendamment des deux variantes : une esthétique purement formaliste qu’on trouve dans les Cahiers jaunes, ou bien le mixte d’une conception formaliste et d’une conception politique proposé par Positif.

Il importe d’autant plus de souligner cette caractéristique que le discours de cette cinéphilie-là, aujourd’hui, a complètement changé. S’il s’agit d’un discours de fans, c’est-à-dire d’un discours moins froid, qui se veut moins objectivé que celui de Positif et des Cahiers (neutraliser l’émotion pour pouvoir tenir un discours critique), il n’en est pas moins aujourd’hui un discours d’experts : il y a des spécialistes non pas seulement du cinéma bis, mais des formes spécifiques qu’il prend dans l’histoire et dans le temps, spécialistes qui s’intéressent à la fois aux conditions externes de production du bis, mais aussi à ses caractéristiques stylistiques et thématiques. Qu’on voie le mépris des journalistes de Mad Movies pour tous les prétendus

experts qui ignorent tout du film grindhouse duquel Tarantino et Rodriguez s’inspirent quand ils réalisent leur double feature, Boulevard de la mort (Q. Tarantino, 2007) et Planète terreur (R. Rodriguez, 2007) : « Car si ce festival [i.e. le festival de Cannes 2007 où était projeté Boulevard de la mort] devait recevoir une perle, ce serait assurément celle de la perle journalistique. (…) Parce qu’on n’a jamais lu ou entendu autant de conneries concernant le cinéma de genre. (…) Amalgame entre série B et série Z, dépréciation de certains interprètes (selon un journal dont on taira poliment le nom, Kurt Russell serait un abonné aux nanars !), incompréhension totale de l’univers grindhouse, digression sur le slasher à mourir de rire, bref, tout et n’importe quoi a été écrit sur le cinoche et les acteurs qu’on aime, ici, à Mad » (F. Fasulo, Editorial, Mad Movies, no 198, juin 2007). Le discours de cette cinéphilie est aussi un discours politique, pour autant que, à l’aune de la vulgarisation de la sociologie qu’on trouve même dans ce courant musical qu’est le rap, il thématise le mépris dont il a été ou peut encore être l’objet.

Les appréciations ne sont pas seulement médiées historiquement, socialement, psychologiquement, elles sont médiées esthétiquement. Ce qui signifie qu’il y a, comme dit la critique, des films « difficiles » ou des films « exigeants » dans lesquels on entre progressivement, au moyen d’un apprentissage. Il y a des films qui demandent davantage d’apprentissage du regard et donc d’éducation esthétique que d’autres, et qui relèvent en outre d’un goût qu’on peut avoir ou ne pas avoir. En ce sens, c’est comme en musique. Si la musique populaire (i.e. la variété) plaît spontanément, parce qu’on peut l’identifier rapidement, retenir la mélodie et la fredonner à la première écoute, à cause de sa structure intentionnellement simple qui fait qu’on s’en souvient et qu’elle trotte dans la tête lorsqu’on l’a entendue une fois, la musique dite savante est quelque chose qui demande, sinon un effort,

du moins une connaissance au sens minimal d’une familiarité. C’est en ce sens qu’on apprend à aimer la musique. On retrouve somme toute la même distinction d’usage dans le cinéma : d’un côté, le cinéma populaire, de l’autre, le cinéma d’auteur ou d’art et d’essai, c’est-à-dire le cinéma difficile (ou exigeant). Et, dans les deux cas, il existe une limite difficilement déterminable, puisque des œuvres et des auteurs occupent une place à la jonction des deux : en musique Mozart et par exemple La Flûte enchantée, œuvre composée pour un théâtre populaire de la banlieue de Vienne ; au cinéma Hitchcock ou les autres héros d’un cinéma susceptible de se concilier les faveurs des critiques élitistes et d’un public qui ne cherche qu’à se divertir et à passer un bon moment. Outre que ces médiations sont liées les unes aux autres (la médiation esthétique est souvent l’indice, à titre de supplément culturel, d’un certain type de médiation sociale), plusieurs questions apparaissent. On peut se demander si, sous couvert d’une expertise proprement esthétique, la théorie dite formaliste ne chercherait pas à justifier ses propres goûts et, au fond, à affirmer et asseoir son pouvoir (donc celui de sa classe). On a vu que l’argument essentiel sur lequel elle repose ne va pas de soi. Il est difficile, on l’a dit, de mettre en évidence un style dans sa spécificité (celui d’un film ou celui d’un réalisateur). Cela est d’abord dû au fait que la forme est indissociable du contenu, de sorte que le discours qui parle du style parle aussi et essentiellement d’autre chose, c’est-à-dire du contenu, comme en témoignent les analyses de films et, au premier chef, les analyses produites par Truffaut sur Hitchcock. En outre, ce style est soumis à certaines contraintes. Si le réalisateur filme l’arrivée d’un train dans une gare, comme l’écrit Laurent Jullier quelque part, il n’y a pas des manières infinies de filmer un tel événement. Il en va de même pour une discussion entre deux personnes

qui sont face à face, où l’on peut seulement décliner d’une manière infinie le choix entre le plan qui garde les deux personnes dans le champ et/ou le champ-contrechamp, en variant l’échelle des plans et en jouant sur les possibilités des plans fixes, des mouvements de caméra et des raccords. Ces contraintes sont liées à la figuration. Mais il y a aussi d’autres contraintes ou plus exactement des obligations ou des normes qui peuvent être liées à certains codes qui ont pu être partagés à un moment donné. On dit toujours que Max Ophuls n’aime guère les gros plans. C’est vrai, mais, d’une part, il se plie, lorsqu’il tourne aux États-Unis, aux exigences du style classique américain, donc à la variation de l’échelle des plans. Quant au privilège du plan large, par exemple lorsqu’il filme deux personnes face à face, dans les films qui précèdent son départ aux U.S.A. ou bien dans ceux qu’il faits après son retour en France, on doit tout autant l’expliquer par un choix individuel que par un certain ancrage culturel, c’est-à-dire une manière de faire du cinéma en Allemagne depuis les années dix jusque dans le jeune cinéma allemand, en passant même par le cinéma nazi. De même, le style du cinéma hollywoodien classique repose sur un ensemble de conventions qu’on retrouve dans la majeure partie des films, et il est précisément fondé sur la transparence d’une narration qui rend d’autant plus difficile, sauf rares exceptions, de repérer un style. Le premier problème est donc proprement descriptif. Il est celui, pour tout film ou pour tout réalisateur (du moins si on le promeut « auteur »), de repérer un style. On pourrait dire de certains réalisateurs que leur style est justement de ne pas en avoir. C’est précisément la thèse, pour ce qui est de la musique, que Nietzsche soutient à propos de Richard Wagner. Wagner n’a pas un style, particulier, identifiable, qu’on reconnaîtrait d’œuvre en œuvre, à la manière de celui de Mozart ou bien de Bach, avec des types de lignes mélodiques, des types d’accords ou d’enchaînements reconnaissables, un peu

comme des tics qui formeraient une marque de fabrique, car son style varie d’un opéra à l’autre. Grande adaptabilité !, souligne Nietzsche, par moments admiratif, mais aussi par moments inquiet, car la grande question, qui surgit au moment où il développe ces idées dans les fragments posthumes de 1874-187627, est justement celle de savoir si Wagner est vraiment un musicien, c’est-à-dire un artiste, ou s’il n’est pas plutôt un histrion, un fabulateur, bref un usurpateur. Ce point est essentiel, car il nous permet, à propos du problème de l’appréciation, de rappeler quelque chose qui ne vaut pas seulement pour la musique, mais pour tous les arts et donc pour le cinéma. De La Naissance de la tragédie au Cas Wagner, donc des premiers aux derniers textes, la musique wagnérienne est un objet essentiel de l’analyse nietzschéenne. Cela passe évidemment par une description de cette musique, c’est-à-dire une thématisation de ses caractéristiques formelles. Comment les timbres, la mélodie, l’harmonie et le rythme s’organisent-ils dans Tristan ou dans L’Anneau du Nibelung ? Du début à la fin, ce sont les mêmes caractéristiques techniques que décrit Nietzsche lorsqu’il produit des analyses des opéras de Wagner : indétermination tonale engendrée par les notes de passages, par les modulations systématiques et le chromatisme, lutte contre la barre de mesure au moyen de l’utilisation successive ou simultanée du binaire et du ternaire, etc. Néanmoins, fait remarquable, ces mêmes caractéristiques sont, à un bout et à l’autre de la philosophie nietzschéenne, estimées ou évaluées de deux manières qui sont diamétralement opposées. Valorisées au début (La Naissance de la tragédie), parce qu’elles incarnent la quintessence de la musique et opèrent un retour à la tragédie grecque, réalisant la renaissance de la musique dionysiaque, elles se révèlent à la fin (Le Cas Wagner) l’expression d’une incapacité à construire un temps et un ordre musical, de sorte qu’elles sont le symptôme de la faiblesse romantique d’une Europe dont

les forces sont épuisées. C’est donc simple, il suffit de changer le système de valeurs pour que ce qui est apprécié, d’un côté, puisse être déprécié, lorsqu’on passe de l’autre côté. Le problème de l’appréciation d’un film est exactement le même. Une fois que j’ai repéré comment fonctionne un film, c’est-à-dire que j’ai produit une analyse technique de la manière dont fonctionnent les plans à l’intérieur d’une séquence et de l’enchaînement de ces séquences dans le tout, comme on le trouve dans certaines revues qui proposent un découpage des films (par exemple L’Avant-scène cinéma), qu’est-ce qui fonde, ensuite, la valeur spécifique de ce film c’est-à-dire des techniques employées ? On retombe toujours, dans la réflexion esthétique qui porte sur l’évaluation, sur le même problème : à savoir le fossé qui sépare la description technique de l’œuvre de l’estimation de la valeur de cette œuvre. Soit Ludwig de Visconti (1972). Le film, qui décrit de la façon la plus objective ou plutôt extérieure la vie de Louis II, c’est-à-dire en évitant de prendre parti et surtout de faire un film psychologique, où l’on entrerait dans la tête du roi et où l’on accéderait à ses intentions, fonctionne sur l’addition de séquences qui ajoutent des déterminations, c’est-à-dire des actes et des situations jusqu’au dénouement attendu (la mort inexpliquée du roi après sa destitution). Ces séquences sont organisées en longs plans larges avec de lents travellings, des zooms et des longues focales. Ces longs plans larges ont pour fonction de faire vivre l’inessentiel, c’est-à-dire des petits gestes relevant de tout un cérémonial, essentiellement social, qui ne sert proprement à rien au sens où il ne fait nullement avancer la narration. Mais son sens et son utilité sont ailleurs. Ludwig est le substitut de l’adaptation du livre de Proust, À la recherche du temps perdu, écrite mais abandonnée. Tous les longs cérémonials de Ludwig, tous les lents travellings et tous ces codes de la

représentation d’une société disparue ne sont rien d’autre qu’un équivalent cinématographique de la petite phrase proustienne, où l’image, comme le verbe, peut recréer un monde par sa simple force. Le lent travelling est d’abord le temps dans sa concrétude, c’est-à-dire la durée pure – ainsi que le soulignait déjà Bazin à propos du plan séquence dans le néoréalisme italien : une image concrète de la durée, contre le temps abstrait que nous le présente le film américain classique (voir p.ex. la chute de cheval dans Marnie, A. Hitchcock, 1964). Mais le lent travelling en plan large, c’est aussi, outre l’inscription de l’individu dans un temps, dans une durée, qui confère au moindre des gestes une épaisseur, l’inscription de ce même individu, Louis II, dans un monde, avec ses habitus, ses obligations et ses conventions (jusque dans les mouvements et dans un certain port de la tête des protagonistes lors des réceptions officielles). C’est d’ailleurs pourquoi Visconti ne rompt nullement avec ses œuvres néoréalistes : même si c’est autrement, Ludwig s’inscrit très fortement, du fait de la représentation de ces codes auxquels sont soumis les gestes et les paroles, dans le cinéma social. De même que tout Combray émerge de la tasse de thé, avec Françoise et ses asperges, Monsieur Legrandin, Madame Sazerat et son chien, c’est toute la Bavière d’avant l’unification de l’Allemagne qui émerge de l’image. Mais c’est aussi un temps perdu, certes retrouvé par l’image, mais déjà mort, que l’image retrouve : voilà aussi ce qu’indique la succession des plans larges et des travellings, du fait qu’ils présentent le monde diégétique comme une série de tableaux, interdisant par là même l’introduction du spectateur au sein de la diégèse (à la différence du découpage enveloppant du cinéma américain), ramenant l’image à son statut d’image, et rejetant le spectateur à l’extérieur comme lorsqu’il contemple une toile (l’utilisation de la longue focale accentuant l’aspect « tableau » du plan).

Figure 13. Ludwig de Visconti : ici le long plan large, équivalent de la petite phrase proustienne, a pour fonction de ressusciter un monde, avec ses habitus et ses conventions, dans lequel seul l’existence des personnages prend un sens. Voilà pourquoi il s’agit de cinéma social.

Conformément aux critères esthétiques mis en évidence plus haut, on dira que le film est réussi. Premièrement, on a un style, qui est d’abord celui du film, mais aussi celui de Visconti, puisqu’on reconnaît une manière de faire du cinéma qui était déjà celle du Guépard (1963) ou de Mort à Venise. Outre qu’on a aussi une thématique viscontienne (le temps qui passe, le rapport de la vie à l’art, la question sociale des classes et des genres), la mise en image, loin d’être formelle (gratuite), est bien ici la manière de communiquer certaines idées. Le zoom, comme le souligne Laurent Jullier à propos de Mort à Venise, sert ici aussi à se rapprocher de quelque chose comme on se rapproche d’un détail d’un tableau, et nous laisse encore à l’extérieur28. C’est aussi le cas des longs et lents travellings sur des détails du décor (à la manière d’un regard) ou même du changement de point au cours de la séquence (Elisabeth et Ludwig sur l’Ile-aux-roses) et du zoom. Surgit désormais le second problème. On peut ne pas aimer Ludwig. On peut entendre les arguments, mais être réfractaire à ce type de cinéma. On pourra dire qu’un style ne se limite pas à l’emploi de quelques trucs techniques qu’après tout on peut tout à fait trouver ailleurs. On peut douter

que l’utilisation certes systématique du travelling associé à un certain type de focale constitue un style proprement viscontien. On pourrait certes être plus précis et faire un inventaire des partis pris techniques de Visconti, dans ce film comme dans les autres. Mais cela ne nous avancerait pas plus et ne nous permettrait pas davantage de parler d’un style. Le problème est que le cinéma n’est pas la littérature. Dans la littérature, on crée un monde par le choix des mots et de leur organisation dans la phrase, et par l’agencement des phrases dans un tout plus vaste. Rien ne préexiste. Il n’y a aucune transcendance qui vient s’imposer et limiter les moyens, c’est-à-dire contraindre le style. Dans le film en revanche, il y a d’abord quelque chose et, ensuite, un nombre limité de procédés pour le filmer, du moins tant qu’on reste dans le registre du cinéma dominant, c’est-à-dire figuratif et narratif. De là la difficulté de parler d’un style, dans la mesure où ce style se réduit précisément aux paramètres déjà énoncés : choix du/des point(s) de vue et mouvement(s) de la caméra, des objectifs – c’est-à-dire un choix limité de moyens limités pour faire vivre une histoire (une transcendance) qui existe déjà. On en revient à l’idée selon laquelle il n’y a pas un nombre infini de manières pour filmer l’arrivée d’un train dans une gare ou bien deux individus qui parlent. Mais on en revient aussi au thème dont nous étions partis. La question est celle de l’émotion, du plaisir. Plutôt qu’un style, qu’une forme, le film est toujours un certain contenu, c’est-à-dire une histoire qui nous affecte. Qu’elle nous affecte à travers une certaine forme, voilà qui est vrai – comme est vraie la proposition que, sans doute, à travers une autre forme, c’est-à-dire mise en scène autrement, différemment, l’histoire pourrait ne pas nous affecter. Mais il n’en reste pas moins que c’est l’histoire qui nous affecte à travers sa forme – et jamais la forme toute seule. Pour être sensible à la forme, il faut alors sensible à l’histoire, aux thèmes, aux valeurs et aux présupposés qu’elle met en jeu, et aussi au monde qu’elle présente dans son ensemble. Néanmoins, puisqu’il est

question d’affect, c’est encore au plaisir qu’on en revient. On pourra toujours m’expliquer l’intérêt d’un film, que je pourrai certes comprendre, mais cela ne me fera pas pour autant éprouver, si je ne l’aime pas, ce plaisir dont Kant soulignait, après Hume, qu’il faut le reconnaître comme l’élément irréductible de toute appréciation esthétique. Le plaisir esthétique, comme le dit Nietzsche, n’est pas quelque chose d’univoque. Il est la synthèse de divers éléments et est indissociablement lié à nos intérêts et à nos attentes. Le plaisir esthétique n’est pas pur au sens de Kant, c’est-à-dire délié de nos valeurs et de notre connaissance. Autrement dit, il apparaît au terme de cette analyse que lorsqu’on aime, on trouve toujours des arguments : on peut toujours produire une analyse pour justifier la valeur d’un film ou d’un type de film. C’est le problème qu’on a déjà rencontré avec Carroll (Glen ou Glenda) ou même avec Nietzsche dans son rapport avec Wagner. Il suffit de changer les paramètres à partir desquels on estime le film, la catégorie dans laquelle on l’insère et le système de valeurs à partir duquel on l’apprécie pour, soudain, lui conférer un nouveau relief et une nouvelle consistance. On peut donc complètement inverser la valeur d’un film dès qu’on le regarde différemment. Par exemple, d’un certain point de vue qui est le point de vue dominant sur le cinéma, on peut considérer que les films de Philippe Clair constituent l’abîme du cinéma français comique des années soixante-dix : un scénario qui n’est qu’un prétexte avec un argument qui part en vrille, des thèmes douteux (Le Führer en folie), des gags ratés, des acteurs en roue libre surtout spécialisés dans le ringard (Galabru, Francis Blanche, Sim) ou véritablement étiquetés ringards (Topaloff, Daniel Derval) qu’on laisse improviser jusqu’à leurs limites (l’autiste Triboulet), une mise en scène plus qu’approximative,

avec un sens du plan et du montage qui frôle l’amateurisme, etc. Cependant, d’un autre côté, on peut très bien faire valoir ce cinéma, particulièrement aujourd’hui où il représente un type de films qu’on ne trouve plus, qu’on ne fait plus et qu’on ne peut plus faire, parce que le réalisateur ne trouverait plus de producteur pour le financer dans la mesure où le marché du film a changé et où l’exigence du politiquement correct interdirait certains thèmes ou certaines situations. Les films de Philippe Clair, en ce sens, sont représentatifs d’une époque où le cinéma français et même européen était beaucoup plus ouvert à des types de films différents – des films de Fellini, à propos desquels Bertrand Blier affirme dans une interview qu’aucun producteur ne les produirait plus aujourd’hui, de Salo (P. P. Pasolini, 1976) et Portier de nuit (L. Cavani, 1974) aux premiers Ruiz français, aux films de Robbe-Grillet, en passant par ceux de Syberberg ou Schroeter. Les films de Philippe Clair appartiennent à cette grande transgressivité du cinéma européen et donc du cinéma français des années soixante-dix, avant qu’advienne une certaine uniformisation de la qualité à partir des années quatre-vingt. Davantage de qualité certes, au sens de films bien faits, au niveau de la technique, des scénarios et des dialogues, mais aussi des films plus conventionnels et consensuels à tous les niveaux. Mais on peut faire varier le point de vue. Un film raté n’est pas un bon film s’il est simplement mauvais (soit les films de Philippe Clair à partir de Taistoi quand tu parles, 1981). Il faut qu’il soit totalement mauvais pour qu’il paraisse avoir été fait contre les critères du bon goût, contre les normes du film « bien fait », c’est-à-dire pour qu’il puisse devenir intéressant (les films de Clair de La Grande java, 1970, à Rodriguez au pays des merguez, 1980). C’est cet irrespect fondamental des contenus et des formes qui fait toute la grandeur de Philippe Clair, qu’on ne trouve pas chez Max Pecas, Richard

Balducci, Michel Gérard ou Robert Thomas. Chez Clair, la transgression des codes du film comique les plus élémentaires finit par aboutir, lorsqu’elle est poussée à bout, à de purs moments de magie : des instants de total non-sens et d’absurdité complètement jouissifs. Le film devient un grand « n’importe quoi » où ce qui va suivre est proprement imprévisible, où les objets sont détournés de leur fonction habituelle et les symboles de leur signification. Si l’on peut faire un rapprochement entre Philippe Clair et Godard, c’est au sens où Ed Wood (T. Burton, 1994) fait un rapprochement entre Orson Welles et Ed Wood, en imaginant une rencontre qui n’a jamais eu lieu, mais qui a pour fonction de les mettre sur le même plan, donc de faire de Wood un cinéaste. Non seulement leur amour du cinéma est identique, mais il y a chez eux une même transgression des codes et du récit, une subversion profonde des règles du cinéma dominant au sein de films proprement modernistes. Dans les deux cas, on aboutit à mettre en évidence, en creux, le cinéma dominant comme code et idéologie. Les films de Philippe Clair, parce qu’ils ne respectent rien, sont une charge contre toutes les formes de pouvoir : l’armée et les guerres coloniales (à une époque où la guerre d’Algérie était toujours officiellement considérée comme une pacification), la consommation et le libéralisme, les religions – mais aussi les couples, les amoureux, les femmes, les gros, les homosexuels, bref toutes les formes de différences. On pourrait croire que ce cinéma est extrêmement réactionnaire, machiste et intolérant. Si ce n’est pas le cas, c’est parce qu’il n’y a même plus de différence puisqu’il n’y a plus d’identité : plus d’homme, au sens normatif, qui serait la contre-valeur face à la femme bête et frivole, plus d’hétérosexuel comme contre-valeur de l’homosexuel, plus d’amitié face à l’amour. Rien n’est pris au sérieux, tout explose dans le traitement au second degré qui lamine absolument tout. Néanmoins, ce qui est godardien est de faire surgir tous les comportements et toutes les

situations comme des clichés en les réduisant à deux ou trois traits (ce n’est plus la réalité qui est l’objet de la représentation, mais la représentation ellemême) – et plus exactement, chez Philippe Clair, comme des caricatures et comme des pathologies, illustrant par là même ce que Butler thématise au moyen du concept de « parodie » (la représentation de la société devient par là même critique sociale). Du coup, si la folle est une pathologie, au même titre que l’intellectuel autiste et névrotique, ou que la femme, c’est le cas de tout le monde : les hétéros, les ouvriers, les sportifs, les politiques… Et si ce n’est pas nihiliste ni poujadiste, c’est parce que la charge féroce ne relève pas de la condamnation et n’est nullement entachée par le mépris. Elle repose sur la bonne humeur (c’est la vie qui, ici, s’introduit dans le film), sur le plaisir pur de la comédie, c’est-à-dire de la représentation revendiquée comme telle (absolument rien n’est sérieux). Le film, n’étant que représentation, peut bien tout se permettre et doit tout se permettre : telle est la règle qui est peut-être la seule à normer les films de Philippe Clair. On comprend l’idée. Il est légitime de préférer aux films qui respectent et répètent inlassablement les mêmes codes convenus au niveau du contenu et de la forme ces non-films qui produisent un autre type de cinéma, surtout lorsque cela fonctionne et que Philippe Clair parvient à un profond délire (les moments de grâce qui surgissent au terme de l’accumulation de gags éculés et d’une progression bien lourde, et qui les rendent rétroactivement nécessaires). On voit bien qu’il suffit de modifier les critères pour changer le regard, et pouvoir légitimement soutenir l’intérêt de certains films ou certains réalisateurs méprisés. L’exemple de Philippe Clair est d’autant plus intéressant qu’il n’a pas été réhabilité comme ont pu l’être les réalisateurs

d’un cinéma bis italien qui avait longtemps été considéré avec le plus grand mépris (Lucio Fulci, Sergio Corbucci). Mais, en même temps, ces réalisateurs ne travaillent pas dans le(s) même(s) genre(s). Le comique, auquel ils ont peu touché (Corbucci) ou pas du tout (Fulci), est sans doute un genre où il est plus difficile de faire des films qui soient reconnus (on retrouve ici le problème de la hiérarchie des genres).

1 N. Carroll, Philosophie du cinéma, op. cit., p. 196. 2 Ibid., p. 196. 3 Ibid., p. 194 (le passage de « j’aime Le Führer en folie » à « Le Führer en folie est un beau film » est décrit comme le passage d’un « compte rendu subjectif d’amusement » à « la question de l’évaluation objective »). 4 N. Carroll, Philosophie du cinéma, op. cit., p. 194. 5 Ibid., p. 195. 6 Ibid., p. 195. 7 Voir p. ex. F. Nietzsche, Par delà bien et mal, § 11, ou fragment posthume, 1884, 26 [461]. Sur tout ce qui suit, voir notre Nietzsche héritier de Kant, Paris, Ellipses, 2015. 8 F. Nietzsche, Par delà bien et mal, § 19 (voir aussi le texte préparatoire : fragment posthume, 1885, 38 [8]). 9 F. Nietzsche, fragment posthume, 1884, 25 [426] ; voir aussi fragment

posthume, 1884, 27 [63]. 10 F. Nietzsche, fragment posthume, 1884, 25 [520]. 11 N. Burch, Revoir Hollywood, op. cit., p. 24. 12 Ibid. 13 R. Gabert, « Corollaire de la nécessité absolue de la v.o. les sous-titres de film », Les Cahiers du cinéma, no 16 (octobre 1952), p. 44. L’article nous explique qu’« un bon sous-titrage consent actuellement à laisser passer jusqu’à 90/95 % du dialogue original (s’il le mérite !). L’efficacité du soustitrage enlève toute excuse à ces critiques qui osent parler d’un film d’après sa version doublée », l’auteur ajoutant qu’« il est évident que la critique d’un film doublé entre dans le domaine de la faute professionnelle (…) » (p. 44 ; c’est nous qui soulignons). 14 Sur le mépris des Cahiers comme de Positif vis-à-vis des films de Fisher, voir N. Stanzick, Dans les griffes de la Hammer, Paris, Scali, 2008, p. 79-80. 15 « Quelques réalisateurs trop admirés », Positif, no 11 (septembre-octobre 1954). 16 Ibid., p. 49. 17 Ibid., p. 52. 18 Ibid., p. 49. 19 Ibid., p. 49 20 Ibid., p. 50 (citation des Cahiers no 23).

21 Ibid., p. 53. 22 Voir aussi G. Gozlan sur Bazin et particulièrement l’analyse de la critique par Bazin des Plus belles années de notre vie, « Éloge de l’ambiguïté », op. cit., II, p. 31. 23 Voir les remarques préliminaires de G. Gozlan, « Éloge de l’ambiguïté », op. cit., I, p. 39. 24 J. Boullet, « Terence Fisher et la permanence des mythes », éditorial de Midi Minuit fantastique, no 1 (mai-juin 1962), p. 1. 25 Ibid., op. cit., p. 4. 26 Qu’on voie l’utilisation des « je » dans l’article de Jean Boullet « Terence Fisher et la permanence des mythes », op. cit., p. 3. 27 Voir notre Esthétique musicale de Nietzsche, op. cit., Deuxième partie, chap. 2. 28 Voir L. Jullier, L’Écran post-moderne, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 78. Chapitre 7

Penser l’usage

II apparaît donc que le plaisir, pour autant qu’il est médié par tout un réseau de sens qui n’est pas seulement d’ordre cognitif ou épistémologique, mais aussi d’ordre axiologique, constitue le fondement de l’appréciation. Il est suscité par un horizon d’attente qui se trouve satisfait par le film dans sa

singularité, raison pour laquelle il y a jouissance. La jouissance, c’est la satisfaction de l’attente, comme le développe déjà Nietzsche. Le plaisir, à titre de remplissement d’une visée intentionnelle, implique une conception, souvent informulée, de ce que j’attends du cinéma, c’est-à-dire de ce qu’est pour moi un bon film. Mais il y a d’autres cas qu’il faut prendre en considération. Il y a des films où l’on éprouve effectivement du plaisir, lorsqu’on les voit, mais qu’étrangement on oublie complètement, de sorte que, lorsqu’on tente de se rappeler ces films, on ne garde d’eux que le souvenir du plaisir qu’ils ont provoqué : du film lui-même, on serait incapable de dire la moindre chose. Quel plaisir étrange que ce plaisir-là, où, de l’œuvre d’art qui l’a sinon provoqué du moins suscité, il ne reste absolument rien. Une telle situation doit être mise en rapport avec cette autre : à savoir celle où l’on n’éprouve aucun plaisir et où le film peut même ennuyer, agacer, irriter ; mais pourtant le film marque, on s’en souvient, on y pense même ensuite d’une façon obsessionnelle, au point que l’ennui et l’irritation, si on ne les oublie certes pas, sont contrebalancés par une fascination pour le film. Nous parvenons à un point essentiel qui va nous permettre de changer de direction pour en arriver à ce qui constituera le terme de notre itinéraire. Estce donc le plaisir qu’il faut instituer comme norme de l’évaluation ou n’est-ce pas plutôt ce qui reste du film après ? Marguerite Duras écrit dans Les Yeux verts : « Il y a des films qui restent, il y a des films qui se dissipent dans les heures qui suivent leur vision. C’est comme ça que je sais être allée au cinéma : le lendemain, ce qu’est devenu pour moi le film vu la veille, son état après la nuit, c’est le film que j’aurai vu. Quelquefois, des films se déclarent deux mois après. La plupart des films se perdent. Il y a des films qui ne bougent plus, comme, pour moi, le premier American Graffiti (G. Lucas,

1973) dès que je l’ai vu jusqu’à aujourd’hui, une joie : cinéma comme on dit : musique1 ». Qu’est-ce qui est le plus décisif ? L’effet immédiat du film sur moi, à savoir le plaisir comme critère absolu, mais lié à l’instant et à la vision du film, ou bien ce qui reste du film, indépendamment du plaisir que celui-ci peut avoir suscité et qui reste secondaire, donc qu’il y ait eu ou non plaisir et que celui-ci ait été intense ou non ? Si du film, il ne reste rien que le souvenir du plaisir, comme si le film était un prétexte, comme si le plaisir avait gommé le film, quel sens a l’évaluation ? Du film, je dis quoi et je me souviens de quoi ? Le critère qui importe semble donc être, plutôt que le plaisir, le fait que le film marque ou inscrit son empreinte sur celui qui l’a vu. Le critère est moins le plaisir que le souvenir du film : ce qu’il en reste. Ce qui est décisif n’est pas l’instant, c’est la longue durée, ce n’est pas un pur présent délié de tout rapport avec un futur, c’est au contraire la continuité par laquelle un moment singulier s’inscrit et se grave dans la vie de l’individu et en détermine l’avenir. On comprend mieux pourquoi le non-plaisir peut être quelque chose de déterminant et peut avoir davantage de valeur que certains plaisirs. Il arrive que des films aient produit, la première fois qu’on les voit, du déplaisir et de l’irritation. On peut l’expliquer de deux manières. La première est la réaction commune lorsqu’on voit enfin un film systématiquement cité comme un chef-d’œuvre de l’histoire du cinéma. Le déplaisir, ici, est lié à une déception relative à la disproportion entre l’attente et son remplissement lors de la vision du film, disproportion souvent liée au fait qu’on reste incapable de comprendre ce qui a pu faire en son temps la nouveauté du chef-d’œuvre.

C’est la réaction-type de l’étudiant à la première vision de Citizen Kane (O. Welles, 1941), qui ne peut être corrigée que par un regard capable, pour comprendre l’engouement qu’a pu susciter le film et le prestige qu’il possède, de sortir d’une vision naïve : si on s’attendait à un chef-d’œuvre, c’est déjà qu’on ne regarde pas le film comme s’il était un film comme les autres, mais que notre regard est médié par ce qu’en dit l’histoire du cinéma. Mais, du coup, c’est aussi avec les yeux de l’historien du cinéma qu’il faut voir Citizen Kane si nous voulons que l’attente soit remplie. Quant à la seconde manière de comprendre qu’un film puisse marquer malgré le déplaisir, elle est encore liée d’une autre façon à une disproportion entre l’attente et son remplissement. Elle correspond au cas où l’on découvre quelque chose de nouveau, un film météore qui ne correspond à rien, soit parce qu’il relève d’un genre ou d’un sous-genre qu’on ne connaît pas, soit parce qu’il invente (d’une manière relative) un (sous-)genre, de sorte que le film ne propose pas à ce qu’on pensait y trouver. Soit La Mort de la Malibran (W. Schroeter, 1971) : on a beau posséder des anticipations relativement à ce que Carroll appelle « film artistique » et que, en France, on nomme plutôt « cinéma d’auteur », appellation complètement indéterminée, davantage négative que positive (« ceci n’est pas du cinéma commercial »), le film de Schroeter ne correspond à rien de ce à quoi on peut s’attendre en vertu de ce qu’on connaît (et même relativement à un cinéma aussi transgressif que celui, à la même époque, de Syberberg). Que voir, que comprendre, dès la première scène où, sans son synchrone et sur fond de la Rhapsodie pour contralto, chœur et orchestre, de Brahms, qu’on entend quasiment en entier, des individus aux genres indéterminés font des mimiques en plan frontal (articulant des mots qui parfois coïncident avec le chant de la contralto) ? On ne peut pas dire que la narration est fragmentée, car elle disparaît totalement, mais c’est aussi le cas de la figuration, du fait que ces divas excessivement

maquillées qui gesticulent ressemblent à des drag queens. De même, La Dernière maison sur la gauche (1972) de W. Craven peut provoquer un profond déplaisir à l’amateur d’horreur la première fois qu’il le voit. Car le film, à la différence du remake propre (D. Iliadis, 2009), produit une fiction qui tente de se rapprocher du documentaire, par le grain de l’image dû au 16 mm gonflé en 35 mm, par une manière de filmer volontairement très lâche et approximative, et enfin par l’histoire et surtout la manière dont elle est gérée, c’est-à-dire l’ambiance très glauque du film du début à la fin. Le remake ne gomme pas seulement la saleté de l’image, mais il élimine complètement celle de l’histoire (la mère forcée de faire une fellation au ravisseur qui venge le meurtre de sa fille en lui arrachant le gland avec les dents). Si l’on ignore ce genre minoritaire de l’horreur auquel participent certains films des années soixante-dix, mais qu’on espère, dans ce film, retrouver un type d’horreur à la Halloween (J. Carpenter, 1978) qui date pourtant de la même époque et qui est aussi un film américain, on sera absolument déconcerté. Soulignons que l’apparente proximité de cette thèse avec les idées défendues par Noël Carroll ne doit pas induire en erreur. Nous soulignons ici que l’évaluation présuppose la catégorisation. Mais le sens par ailleurs régulateur d’une telle catégorisation est purement négatif : il n’explique pas pourquoi on aime un film, mais il fournit une des raisons pour lesquelles on n’aime pas un film et/ou on passe à côté. Cette raison, qui fait qu’on n’éprouve pas de plaisir, c’est l’incompréhension, c’est-à-dire l’incapacité à donner du sens au film qu’on regarde. Cependant, voilà qui ne veut pas dire que catégoriser, c’est aimer : la catégorisation au sens large d’une détermination (à quelle logique obéit le film ?), dont on a vu qu’elle est indissociable de l’attente, est simplement une condition négative du plaisir

esthétique. Sans elle, il n’y a pas de plaisir. Mais elle ne suffit pas pour qu’on éprouve du plaisir, d’une part, et, d’autre part, il n’est pas évident qu’il faille fonder l’évaluation sur le plaisir (ou du moins sur le plaisir ainsi entendu, c’est-à-dire le plaisir éprouvé lors de la vision du film). En conclusion de ce qui précède, il apparaît que le déplaisir est le propre de la découverte. Découvrir est toujours se trouver face à quelque chose qui résiste, où on ne saisit pas tout, de sorte que le plaisir, s’il peut y en avoir, est fortement mêlé de déplaisir. Et celui-ci n’empêche ni l’intérêt ni même la fascination. Partant, le plaisir est lié à une familiarité qui fait que le film, qui peut ne pas produire de plaisir la première fois, en suscite lorsqu’on le revoit, lorsqu’on le connaît, c’est-à-dire lorsque, en un mot, on sait ce qu’il y a à voir – et qu’on est moins attentif à ce qui est montré qu’à la manière de montrer. Nous avons vu que ce qui importe le plus n’est pas tant le plaisir procuré par le film que ce qui reste du film après sa vision. Nous nous sommes donc déplacés. La question de l’évaluation n’est pas celle du film en lui-même et pour lui-même ; elle relève comme on dit aujourd’hui de la réception ou de l’usage du film. À vrai dire, la simple question du plaisir impliquait déjà une prise en compte de la réception. Il n’y a que dans ce qu’on nomme l’esthétique classique qu’on considère l’œuvre d’art en elle-même et par elle-même, c’està-dire qu’on gomme ou qu’on ignore la réception. Le propre de l’esthétique, à partir de Hume, se trouve dans l’affirmation selon laquelle le fondement du jugement esthétique est le sentiment éprouvé par celui qui appréhende l’objet esthétique (livre, musique, film, etc.), de sorte que la réception devient bien le fondement du discours esthétique. Mieux, le discours esthétique est par définition un discours sur la réception, donc un discours sur la manière dont

on appréhende une œuvre. Seul Carroll croit qu’on peut, aujourd’hui, mettre de côté le sentiment, à titre d’élément subjectif, et faire reposer l’appréciation sur l’intellect. Cela posé, on voit bien que ce qu’on entend en général par « esthétique de la réception » ne correspond nullement à ce qu’on trouve chez Kant ou chez Hume, ni au type de discours des « jeunes Turcs » des Cahiers lorsqu’ils insistent sur la dimension inéliminable du plaisir cinématographique. C’est que, même si on prend en compte le spectateur qui appréhende et apprécie (ou n’apprécie pas) le film, tout se passe comme s’il y avait un seul discours légitime sur cette œuvre d’art parmi la multiplicité des discours et des appréciations qui existent de fait sur un même film. Ce qu’on entend par une esthétique de la réception ou de l’usage n’est donc pas seulement une esthétique qui prend en compte celui qui appréhende le film : c’est une esthétique qui prend en compte ce spectateur comme multiple. Il n’y a plus un spectateur anonyme et abstrait, donc un plaisir vague et indéterminé nommé « plaisir esthétique », il y a des spectateurs, divers, qui appréhendent le film différemment et l’évaluent diversement, en fonction de leur situation sociale. Comme l’écrit Laurent Jullier dans un travail collectif sur La Mort aux trousses : « par usage, nous entendons une certaine “pratique” du film par le spectateur, liée à la façon dont il reçoit le film, y met ou y puise du sens ou un sens selon sa personnalité, son histoire, sa culture, les groupes sociaux auxquels il appartient, ses exigences ou ses attentes, bref ce qu’il est. Or, comme la plupart des films mainstream de l’époque, La Mort aux trousses trouve, de ce point de vue, différents usages, ou “se lit” de différentes façons selon l’angle sous lequel on le regarde et les demandes particulières qu’on lui adresse2 ». On est loin de Hume et de Kant. Même si Hume affirme une certaine généralité empirique du beau alors que Kant en affirme l’universalité a priori, qui n’est certes qu’une universalité de droit, il demeure que le

présupposé fondamental de leur investigation est le beau, c’est-à-dire le fait qu’il n’y a qu’un beau, comme corrélat d’une analyse qui postule des conditions d’appréhension et d’appréciation identiques chez tous les sujets3. Le point de vue de l’usage ou de la réception est donc fondamentalement lié à l’optique d’une philosophie sociale ou d’une sociologie du cinéma, pour autant que la pluralisation du sujet est liée à sa concrétisation, c’est-à-dire à sa socialisation : il n’y a pas d’autre sujet qu’un sujet social, c’est-à-dire un sujet incarné du point de vue des races, des classes et des genres (voir encadré ci-dessous). Davantage, ce point de vue est le seul légitime sur le cinéma et plus largement sur l’art : non seulement l’art n’a de sens que pour nous et n’a aucun sens en soi, mais ce sens est toujours lié aux paramètres énoncés (race, classe, genre). Autrement dit, tout discours sur le film, même celui qui se prétend le plus objectif et qui affirme faire abstraction de la position de l’énonciateur et donc du sujet producteur de sens, n’en reste pas moins, malgré tout, une interprétation effectuée par un sujet social, pour autant que toute pratique de l’art (et donc ici la vision d’un film) est une pratique sociale. Or, comme le sujet social est multiple, il n’y a pas un beau, mais autant de beaux et de goûts qu’il y a de types de sujets sociaux. C’est pourquoi la position qui affirme l’existence en soi d’un beau et d’un bon goût est illégitime. Elle n’est toutefois pas intenable, puisqu’on la rencontre encore aujourd’hui. Reste que la seule justification qu’elle fournit et qu’elle peut fournir relève de ce que Kant nommait preuve apagogique, à savoir faire valoir sa propre position simplement en critiquant la position adverse comme illégitime. En outre, cette critique ne repose pas sur une argumentation, puisqu’elle consiste seulement en une indignation morale face au « relativisme délirant4 » de la position adverse : en somme une sorte d’adresse à ceux qui partagent les mêmes valeurs et avec lesquels on se reconnaît, notre goût étant nécessairement, puisque c’est le nôtre, le bon

goût5.

Ce n’est pas par hasard si, après sa création dans le cadre de l’analyse des textes littéraires par Hans Robert Jauss (voir p.ex. Pour une esthétique de la réception, 1972, trad. fr. Claude Maillard, Paris, Gallimard, 1978), l’esthétique de la réception s’est particulièrement développée dans le cadre d’une sociologie de la réception, dont l’acte inaugural est le texte de JeanClaude Passeron et Emmanuel Pedler, Le Temps donné aux tableaux, Cercom-Imerec, 1991 (voir aussi J. C. Passeron, Le Raisonnement sociologique, Paris, Nathan, 1991, particulièrement l’Introduction et le chapitre XII). Passeron et Pedler distinguent la sociologie de la réception de la sociologie de la consommation, pour autant que celle-ci s’intéresse à la fonction de l’art dans le champ social à titre de capital symbolique équivalant à l’affirmation d’une certaine position (à la manière de P. Bourdieu et A. Dardel dans L’Amour de l’art, Paris, Minuit, 1966), alors que celle-là porte sur ce que les auteurs appellent les « actes sémiques » (p. 11). Ces « actes sémiques » sont les recréations ou interprétations de l’œuvre, de nature sociale, qui s’effectuent dans la perception esthétique, et on peut également les appeler « usages » de l’œuvre. Selon Ethis (car Passeron et Pedler ne le disent pas), ils s’effectuent en fonction d’un double horizon d’attente, d’un côté ce que l’œuvre propose ou laisse espérer (pour autant qu’elle limite le champ des possibles et qu’on ne peut pas y mettre et y trouver n’importe quoi), mais aussi, de l’autre côté, les besoins, les désirs, les valeurs et les expériences des spectateurs : voir Les Spectateurs du temps, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 61-63.

La question de l’usage est généralement assimilée à ce que le film me fait,

mais en un certain sens : la manière de l’apprécier est une manière de l’interpréter – autrement : un type de discours. Le terme d’usage est essentiel et il faut, dans son sens fort, le distinguer du jugement ou de l’interprétation. En effet, qu’on parle de jugement de valeur ou d’interprétation, on n’en demeure pas moins dans la sphère du théorique, c’est-à-dire du discours. On peut certes parler d’activité ou d’acte interprétatif, reste qu’il ne s’agit d’acte et d’activité qu’en un sens métaphorique. Tout au plus s’agit-il d’un acte au sens d’un performatif : c’est l’interprétation qui institue le sens du film comme tel. Or il y a un usage au sens fort, c’est-à-dire d’ordre pratique : ce n’est pas un discours, c’est un acte, une action. Autrement dit, il ne faut pas limiter l’usage à ce que le film me fait (ce qu’on appelle la réception au sens canonique du terme, c’est-à-dire l’interprétation du film dans l’activité perceptive et le discours qu’on tient sur lui) ; car ce qui est aussi essentiel est ce que, ensuite, je fais du film : non seulement ce qu’il devient en moi (ce qu’il en reste), mais la manière dont je l’utilise ou encore la manière dont il me sert. Il faut donc, à notre sens, distinguer deux dimensions de l’usage. L’usage est certes une activité théorique, c’est-à-dire interprétative : par exemple, pour ce qui est du cinéma, elle consiste dans la re-constitution de l’histoire proposée par le film, mais aussi dans l’émission d’un jugement de valeur. Davantage, Laurent Jullier souligne que cette activité théorique se trouve aussi dans le fait que le film propose une expérience morale substitutive ou imaginaire : qu’est-ce que j’aurais fait à la place de Schindler (La Liste de Schindler)6 ? Telle est la première dimension de l’usage. Il s’agit de ce que le film me fait – c’est-à-dire de la réception entendue comme effet du film sur

moi. Cependant, avec cette dimension, on reste encore dans la sphère de l’interprétation, c’est-à-dire de la représentation. On n’est pas encore dans l’action. Voilà pourquoi il faut distinguer deux dimensions de l’usage afin d’éviter, lorsqu’on fait référence à la seconde, de la ravaler au rang de la première dimension. Car l’usage, c’est évidemment la parole telle qu’elle apparaît dans l’espace public, ce sont tous les endroits où l’on trouve des critiques professionnels et amateurs, de la discussion entre amis aux sites ou blogs internet en passant par les fanzines. Mais on voit bien que cet usage est aussi corrélé à quelque chose qui n’est pas de l’ordre du discours, comme en témoigne le fait que l’étude des usages recouvre l’examen des entrées du film au box-office, celui des prix divers qu’il peut récolter dans les différentes institutions, etc.7, mais aussi celui des phénomènes liés au « film culte » qui sont d’abord et avant tout des rituels et des mises en scène dans des lieux spécifiques, donc des pratiques dans leur irréductibilité à toute parole (voir l’usage de The Rocky Horror Picture Show, J. Sharman, 1975, dans certains cinémas new-yorkais et parisien). L’usage ne consiste pas seulement dans ce que je dis du film, mais il se trouve dans ce que j’en fais ensuite dans ma vie – c’est-à-dire dans ce à quoi il me sert. Certes, cette dimension apparaît dans la sociologie de la réception. Mais elle apparaît seulement d’une manière indirecte, parce que, du fait même de la méthode reposant principalement sur l’enquête et la discussion, elle est assimilée à ce que chacun dit de ses pratiques cinématographiques – c’est-à-dire qu’elle est ravalée au rang d’un discours sur le film8 (comment on voit les films, en salles, chez soi, seul ou à plusieurs, au moyen des DVD ou d’autres voies permettant un accès aux films, pourquoi ce sont ces films-là qu’on choisit ou pas d’autres, etc.). Les « pratiques culturelles » du cinéma équivalent alors aux discours que les spectateurs tiennent sur les films, sur les raisons qui les font préférer tels

films en fonction de leur parcours singulier et de leur inscription dans la société9. Par là même, on présuppose que de la vie (ou pratique) au discours sur la vie (ou théorie) la conséquence est bonne. Nonobstant, ce qu’on gomme, c’est le film comme schème régulateur qui permet d’appréhender la vie – c’est le film comme réseau de sens qui donne une signification à ma propre existence : jamais n’est examinée la question de savoir à quoi me servent les films ensuite, une fois que je les ai vus, c’est-à-dire en quoi ils s’incorporent dans ma propre vie et me servent de mesure10. C’est pourquoi, ultimement, une telle conception risque de manquer, malgré tout, la dimension d’usage, puisqu’elle aboutit au fait que l’usage du cinéma par le spectateur lambda, qui note et estime les films en fonction de critères qui sont les siens et qui sont aussi cohérents que ceux du critique professionnel, est lui aussi une forme d’expertise. Tout spectateur, en ce sens, est un expert qui classe et hiérarchise les films11. Au fond, il s’agit simplement de contester l’expertise de l’expert (i.e. du professionnel) comme la seule légitime. Mais on ne sort pas du champ à partir duquel l’expert fonde sa propre supériorité – on lui conteste simplement la prétention d’être le seul à livrer une véritable expertise de l’objet cinématographique. Alors que la première dimension de l’usage relève de ce que le film me fait, la seconde est liée à ce que je fais du film. Car l’usage, ce n’est pas seulement le rapport du spectateur avec le film, mais aussi le rapport du film avec la vie du spectateur. Penser le film comme une expérience morale où je me demande ce que j’aurais fait à la place du héros, en fonction de ma propre culture et de mes valeurs, c’est certes faire un usage du film, qu’on transforme en imaginant des mondes possibles (et si x avait fait ceci au lieu de faire cela, que se serait-il passé ?) ; mais ce n’est pas montrer comment le film, lui, peut me transformer. Je transforme le film, mais lui ne me transforme pas. Or ce qui nous intéresse, ici, c’est la manière dont le film

devient un principe d’action vivifiant qui produit quelque chose dans notre vie et la change. Cette dimension de l’usage est à notre sens le lieu ultime de l’appréciation. L’appréciation d’un film n’est pas seulement dans ce qu’on en dit, mais dans ce qu’on en fait – ce qu’il en reste et l’utilisation qu’on en a. C’est pourquoi la véritable appréciation ne se trouve pas dans le discours, c’est-à-dire dans une quelconque expertise, mais dans les actes12. En langage nietzschéen, on dira : dans le corps. C’est Nietzsche qui propose cette nouvelle conception de l’évaluation dans ses textes de la maturité – même si, dans la mesure où la multiplicité des appréciations est hiérarchisée et qu’une seule possède une véritable légitimité, Nietzsche n’anticipe nullement une esthétique de la réception. Le critère de l’évaluation, c’est le corps, dit Nietzsche – et nullement un prétendu esprit pur. Ce qui veut dire : non pas un discours qu’on tient sur l’œuvre d’art, et en l’occurrence sur la musique, mais ce que le corps en fait. L’évaluation, le fait d’apprécier ou de ne pas apprécier, voilà qui apparaît dans les mouvements et l’attitude de l’individu face à l’œuvre d’art. L’évaluation est liée à l’incorporation (Einverleibung) : ce qui importe n’est pas ce qu’on dit de l’œuvre musicale, mais la manière dont on la vit. On pense à Du côté de chez Swann, lorsque Proust décrit, à une soirée chez la marquise de Saint-Euverte, la marquise de Cambremer, « en femme qui a reçu une forte éducation musicale, battant la mesure avec sa tête transformée en balancier de métronome dont l’amplitude et la rapidité d’oscillations d’une épaule à l’autre étaient devenues telles (avec cette espèce d’égarement et d’abandon du regard qu’ont les douleurs qui ne se connaissent plus ni ne cherchent à se maîtriser et disent : “que voulez-vous !”) qu’à tout moment elle accrochait avec ses solitaires les pattes de son corsage et était obligée de

redresser les raisins noirs qu’elle avait dans les cheveux, sans cesser pour cela d’accélérer le mouvement13 ». Quant à la princesse des Laumes, « de son éventail elle battait un instant la mesure, mais, pour ne pas abdiquer son indépendance, à contretemps14 ». Bref, tout ce que la musique fait à ces femmes, en fonction de leur caractère différent, se marque dans leur corps comme lieu véritable de l’évaluation, c’est-à-dire au niveau de ce qu’elles en font. L’évaluation n’est pas seulement liée à ce que mon corps fait de la musique et qui permet de constater, mieux que tout discours, si je l’apprécie ou non, si j’entre ou non dedans, et ce qu’elle devient en moi. Elle est aussi liée au fait que cette musique transforme ma manière de m’appréhender moimême et d’appréhender le monde. Elle modifie mon regard sur le monde. Nietzsche écrit à propos du Carmen de Bizet : « Comme une telle œuvre vous rend parfait. On en devient soi-même un “chef-d’œuvre”. (…) Et, sans que j’y prenne garde, voici que me tombent du ciel des réponses, une fine grêle de glaçons et de sagesse, de problèmes résolus. (…) Commence-t-on à voir à quel point cette musique me rend meilleur15 ?… » Lorsque Nietzsche insiste sur la dimension du corps, sur ce que le corps fait de la musique, ce n’est rien d’autre qu’une manière de souligner que l’évaluation relève de l’acte, c’est-à-dire de l’usage, usage évidemment lié à un corps – par opposition à une évaluation pensée comme discours produit par un esprit pur délié de tout rapport au corps. Bref, évaluer, ce n’est sûrement pas juger la musique, c’est la vivre. L’assimilation de la vie au discours sur la vie présuppose un parallélisme logico-ontologique qui ne va pas de soi et dont on trouve de belles critiques dans le cinéma lui-même. C’est, dans Maris et femmes (W. Allen, 1991), le

quadragénaire intello new-yorkais qui se sépare de sa femme, se met en ménage avec une bimbo sotte qui regarde des émissions stupides à la télévision, dont il fait l’apologie à son meilleur ami en soulignant que, grâce à elle, il découvre tout un monde qu’il avait méprisé jusqu’à présent – mais il oubliera ce monde aussitôt qu’il aura rompu avec elle pour retourner avec sa femme. C’est, dans Sonate d’automne (I. Bergman, 1978), la mère qui, aprèscoup, cherche à justifier par son travail le fait qu’elle ne s’est jamais occupée de sa fille lorsque celle-ci était petite – ou bien, dans Le Rite (I. Bergman, 1969) le censeur qui fait interdire des scènes dont il se repaît en secret. Bref, si la verbalisation de la pratique n’a rien à voir ou en tout cas pas grand chose à voir avec la pratique effective, c’est parce qu’elle est liée, non pas à ce qu’on est effectivement, mais à l’image qu’on veut donner de soi, aux autres mais aussi à soi-même, en fonction de l’intégration de certaines normes sociales qui font qu’on cherche plus ou moins inconsciemment à se conformer à certaines règles et à certains codes16. La différence entre la vie et le discours sur la vie, c’est par exemple toute la différence entre ce que je peux dire de la musique, par convenance, parce qu’il n’est pas nécessairement bien vu, à tel âge et/ou dans tel milieu social, de dire qu’on écoute ceci ou cela, et ce que je chante et fredonne. Chanter, quand bien même il ne s’agit que d’un chant intérieur, est d’autant plus un usage qui transforme le donné, c’est-à-dire la réception de la musique, donc l’audition (contemplation esthétique) et le sentiment qu’elle produit en moi, que je modifie les phrasés et les articulations, la dynamique et les timbres en fonction de mon propre tempérament. Le chant, intérieur ou non, est déjà une interprétation de la partition c’est-à-dire une production de la musique. En ce sens, l’usage ne consiste heureusement pas seulement à faire de la musique et à se réapproprier les œuvres qu’on aime en les jouant (l’interprétation comme

lieu de l’appréciation et de la communication aux autres du plaisir que donne l’œuvre), mais aussi à entendre silencieusement la musique en soi, comme quelque chose d’obsessionnel qui résonne intérieurement dans le corps. En ce sens, il faut bien comprendre le plaisir dont il est question lorsqu’on parle du plaisir pris à un film. Ce plaisir, qui est irréductible au discours sur le plaisir, est aussi irréductible au plaisir qui surgit effectivement pendant la courte durée qu’est la vision du film. Le plaisir pris au film, c’est aussi le plaisir que procure après-coup le film, c’est-à-dire le plaisir à certains actes qui sont normés par le film et qui ressuscitent le souvenir du film. C’est donc aussi le plaisir qu’on trouve dans sa propre vie, dans certains gestes ou certaines attitudes qui constituent une trace du film. Non seulement il faut concevoir le plaisir comme un usage, mais il y a un plaisir de l’usage. La question est alors de savoir quels sont les usages possibles des films où s’effectue cette évaluation. L’usage apparaît évidemment d’abord dans le fait de poursuivre le film dans d’autres films. On pense aux cinéastes-cinéphiles, c’est-à-dire à l’avènement de cinéastes qui sont d’abord des critiques, ce qui apparaît avec la génération des « jeunes Turcs » des Cahiers. Voilà un type d’usage certes rare, puisqu’il est celui qui conduit un cinéphile à devenir un professionnel du cinéma. Mais il faut aussi mentionner les fanfilms où il s’agit, par la création d’une œuvre qui n’est pas celle d’un professionnel, de prolonger le film et l’univers qu’il instaure (voir les exemples donnés par Laurent Jullier avec la saga Star Wars17). Plus largement, toute création artistique engendrée par la vision d’un film relève d’un tel type d’usage évaluatif : par exemple lorsqu’un spectateur du film de Straub et Huillet, Moise et Aaron (1974), leur envoie un poème rédigé après la vision du film, qu’ils font publier à la suite de leur interview dans les Cahiers. Voilà une critique, parce que c’est un usage du film, c’est-à-dire ce à quoi a donné

naissance le film, ce qu’il a suscité. On lit dans la note des Cahiers qui introduit le poème : « J. M. Straub, qui l’a traduit [de l’allemand], nous l’a fait parvenir avec ce commentaire : “Il comble à peu près tous mes espoirs quant au film”18 ». L’usage, avons-nous dit, est ce par quoi le film transforme notre vie. Un tel usage apparaît dans les possibles sur lesquels le film ouvre et par lesquels le spectateur le poursuit une fois que la projection est finie. C’est le cas de la musique – et de la musique classique auquel le cinéma donne parfois accès. L’usage du film et donc l’appréciation inhérente à l’acte, c’est qu’on achète la musique qu’on y a entendue et qu’on découvre un monde qui nous était inconnu. Il ne s’agit pas seulement des films-opéras initiés par Toscan du Plantier, qui voyait précisément là un moyen de réconcilier un art populaire avec la musique classique. Il s’agit aussi de l’utilisation de morceaux classiques au sein d’un film qui donne précisément à entendre ces morceaux et les fait découvrir et aimer. Il y a trop d’exemples évidents pour que nous nous risquions à en donner certains plutôt que d’autres. Mais il n’y a pas que la musique, il y a également le livre, le roman. Le film est aussi pour beaucoup une voie d’accès à des livres que, sinon, on n’aurait pas lus. La lecture du livre dont le film est l’adaptation provient de l’envie de prolonger le plaisir du film, mais elle ouvre en même temps sur quelque chose d’absolument nouveau, puisque le film, à titre d’adaptation, est radicalement différent de ce à quoi il renvoie (on continue le film avec un autre film qu’on se fait dans la tête). Mais on pressent que cette détermination de l’usage ne touche pas encore le cœur du problème. Que le film soit ce dont l’amour pousse certains à faire des fanfilms, ou bien à découvrir Mozart, Beethoven, Schubert, Wagner ou Bizet, à lire Flaubert, Henry James ou Sartre, soit. Mais en quoi cela modifie-

t-il ma propre vie ? En quoi le sens profond de mon existence s’en trouve-t-il changé ? Il y a des films qui produisent certains actes dans la vie, comme ceux des spectateurs qui vont visiter les lieux dans lesquels les films ont été tournés (les châteaux de Bruniquel dans Le Vieux fusil, R. Enrico, 1975 ; le beffroi de Bergues dans Bienvenue chez les Ch’tis, D. Boon, 2008, etc.). C’est déjà une inscription du film dans la vie, et une attestation de la force qu’a eue le film sur ceux qu’il fait bouger, puisque c’est le plaisir qu’il a procuré qui pousse à prolonger le plaisir en voyant les lieux du tournage (un peu comme si on entrait dans l’image). Il y a d’autres types d’inscription du film dans la vie : les répliques qu’on dit en respectant un certain ton, non pas dans une conversation qui porterait sur le film, mais dans une conversation où elles s’inscrivent naturellement dans le contexte, et où seuls les gens qui partagent les mêmes goûts reconnaîtront, comme ces signes d’affiliation à une loge franc-maçonne, l’appartenance à un même groupe fondée sur le partage des mêmes admirations voire des mêmes obsessions. C’est comme si le film contaminait la vie, comme si, au lieu d’entrer dans l’image, c’est l’image qui s’incorporait et devenait la réalité. Ce qui signifie, par contrecoup, que le film était déjà la vie, même s’il n’est que représentation : car il peut prendre corps, donc servir, lorsque, à un moment donné, quelque chose y a été dit d’une façon si juste qu’on peut s’en servir dans une situation analogue. C’est l’autre aspect de toute conduite cinéphilique. Car si toute cinéphilie consiste bien aussi à parler des films, elle se manifeste également dans cette utilisation qui dissout les limites entre réalité et cinéma. L’incarnation du film dans la vie est évidemment aussi liée à la sexualité, thème abordé quasi systématiquement par les cinéastes-cinéphiles (Truffaut, Scorsese19) quand ils parlent de leur rapport au cinéma et donc de l’usage qu’ils ont pu en faire lorsqu’ils étaient adolescents. La dimension érotique du cinéma est liée à la découverte du désir, de son propre désir, face à des

personnages et à des situations. Évidemment, voilà quelque chose qu’on peut difficilement développer dans le contexte d’un discours public et qui ne peut être librement déployé que dans la discussion privée. Reste que, sur ce sujet, l’indication que nous donnons renvoie tout spectateur à quelque chose de très précis, et qu’il sait de quoi nous parlons. Mais il y a aussi l’usage des personnages qui inaugurent un nouveau type de mode, c’est-à-dire aussi de comportement et de rapport à la vie. C’est le look de James Dean et de Marlon Brando, copiés dans la vie mais aussi au cinéma, l’esthétique Brigitte Bardot qui essaime dans toute la France de la fin des années cinquante, ou encore le look Pascale Ogier imité par de nombreuses étudiantes au moment de la sortie des Nuits de la pleine lune (E. Rohmer) en 1984. À chaque fois, ce n’est pas seulement un look qui est plagié, mais une certaine attitude, un certain rapport au monde, à la manière des infirmières dont parle Mauss, imitant la démarche des actrices américaines20. C’est certes un style, mais il s’agit d’un style de vie. Autrement dit : le style renvoie à certaines pratiques et donc à une certaine manière d’appréhender l’existence, le rapport avec les autres, le monde du travail, la sexualité. C’est pourquoi, ici, l’usage n’est pas seulement, tel celui que nous évoquions auparavant, un usage érotique. Car il est aussi politique et social. L’identification à un personnage permet de comprendre le monde autrement. Que le cinéma puisse changer le rapport au monde, un film, parmi tous ceux qui traitent de la cinéphilie, l’a remarquablement montré. C’est le film de Herbert Ross (1972) d’après la pièce de Woody Allen, au titre original référentiel (Play it again Sam), et au titre français inepte (Tombe les filles et tais-toi). Le film commence par la scène finale de Casablanca, mais, dès qu’apparaît le générique, on nous montre le visage du protagoniste, Allan,

assis dans un cinéma, assistant à la projection, de sorte que les ultimes plans du film de Curtiz demeurent hors-champ. Pendant tout le film, Bogart, précisément celui de Casablanca, est la norme d’action du héros pour gérer ce qui est pour lui essentiel, à savoir son rapport aux femmes. Voilà l’usage qu’il fait du film – usage qui n’est jamais dit, thématisé comme tel par le héros. Mais, en même temps, le film pointe l’inadéquation de cette norme, parce que la vie ce n’est pas du cinéma : il y a une irréductibilité du réel au rationnel qui fait que tout ne marche jamais aussi bien que dans les films (particulièrement quand on est petit et pas très beau). La norme doit-elle être abandonnée ? Était-elle trop haute ou du moins inadéquate ? Non, comme en témoigne la dernière scène du film, qui montre au contraire comment le modèle peut prendre corps. En effet, cette dernière scène, la rupture avec Linda, c’est-à-dire le grand sacrifice, par le héros, de son amour pour cette femme au profit de son meilleur ami, reconduit très exactement le dispositif de la dernière scène de Casablanca : c’est exactement le même dialogue, le même rapport entre les trois personnages, mais aussi la même géographie (la piste de décollage de l’aéroport). Bref, à la fin, Allan parvient à ce qu’il souhaitait depuis le début, du fait de sa fascination pour le film : Casablanca s’incarne dans sa vie jusqu’ici médiocre, de sorte qu’il devient du même coup un héros de film et transcende la grisaille de son quotidien. La norme, enfin, a pu s’incorporer.

Figures 14 et 15. Bogart dans Casablanca est le modèle d’Allan dans Tombe les filles et tais-toi : à la fin, c’est le modèle qui s’incarne lorsqu’Allan se retrouve dans une situation identique à celle de la scène conclusive du film de Curtiz.

Certes, c’est du cinéma et quand bien même ce genre de rapport au cinéma existe dans la vraie vie, il n’est représentatif que d’une minorité de cinéphiles new-yorkais ou parisiens, comme en témoigne le fait que le héros, d’ailleurs, est critique de cinéma (voir l’encadré ci-dessous). Il est vrai qu’on peut trouver des exemples de films qui mettent en scène le même rapport au cinéma, mais chez des protagonistes qui ne sont pas des cinéphiles (l’univers du Magicien d’Oz comme cartographie qui permet d’appréhender le réel pour

les deux héros de Sailor et Lula). Mais on peut aussi en trouver en dehors du cinéma, donc « dans le monde réel » (comme on dirait dans Matrix). Il ne s’agit plus de Casablanca comme norme qui permet d’apprécier les rapports interhumains (et particulièrement pour un homme les rapports aux femmes), mais de Scarface (1983) de Brian de Palma comme norme appréciative des rapports sociaux et politiques chez les jeunes de banlieue. L’auteur de ces lignes est d’autant plus sensible à cet exemple que, enseignant en lycée pendant vingt ans avant d’être élu à l’université, il a pu faire l’expérience sur les élèves de banlieue de l’extraordinaire impact de Scarface.

Dans Fondu au noir, un film de la même époque (V. Zimmerman, 1980), le héros, Eric, est un jeune cinéphile, qui travaille à Hollywood dans un studio de cinéma. Le film fonctionne sur un procédé utilisé ensuite d’une manière systématique dans la série Dream On (D. Crane et M. Kauffman, 19901996). Lorsque, au déjeuner, Eric se fait déjà harceler par sa mère alors qu’il mange tranquillement son pamplemousse, son envie (écraser le fruit sur le visage de la mère) est figurée par un très court extrait de film en noir et blanc qu’il se remémore (James Cagney écrase une moitié de pamplemousse sur le visage de Mae Clarke dans L’Ennemi public, W. W. Wellman, 1931). Plus tard, l’assassinat de la mère dans sa chaise roulante est préfiguré par la célèbre scène du Carrefour de la mort, dont la mère paralytique a en outre l’indélicatesse d’interrompre la projection (l’extrait de film n’est donc pas ici de l’ordre du pur fantasme, même s’il figure aussi le fantasme qu’Eric va réaliser, mais justement parce que la mère a cassé le projecteur et forcé son identification au personnage de Richard Widmark). Il tombe amoureux d’une fille parce qu’elle ressemble à Marilyn Monroe, et s’il sait ce qu’est la transhumance, dont elle lui parle, c’est à cause d’un film avec Robert

Mitchum (Horizons sans frontières, F. Zinnemann, 1960). A la fin, c’est en s’identifiant définitivement à Cody Jarrett, le personnage de Cagney dans L’Enfer est à lui (R. Walsh, 1949), qu’Eric meurt.

Comment se manifeste le culte du film chez les jeunes de banlieue ? Non pas par des discours sur le film, mais par des références au film dans le cadre de la vie réelle. Certains se font appeler Tony ou Montana, comme le héros du film, beaucoup citent des répliques des personnages (Manny, Sosa, etc.), ou bien le titre du film. Ces références résument une certaine vision de la vie, comme c’est le cas dans des chansons de rap, où la phrase « Tony a tué Manny » ou le simple mot Scarface renferment contextuellement tout un monde échappé du film. Cet usage souligne donc au moyen d’une référence au film la valeur particulière qui lui est accordée, mais sans rien dire sur le film, sinon son intérêt et son importance. Mais quelle est la signification de cette référence au film ? Il ne faut pas mésinterpréter le sens de l’attachement à Scarface. De même qu’il ne suffit pas de dire que « la “caillera” ne jure que par l’Al Pacino du Scarface de de Palma21 », on ne peut pas réduire l’usage du film à la fascination pour le fric, la mafia et la violence22, et penser que ce qui frappe les jeunes et leur plaît dans le film, ce sont les raisons qui fondent, en 1983, son rejet par les critiques et le public cultivé, à savoir la violence et plus largement le côté tape-à-l’œil. On trouve le sens de la référence à Scarface dans le discours de la génération des trentenaires, plus vieille et intégrée (rappeurs, éducateurs, etc.), qui commente l’admiration des jeunes et sa propre admiration pour le

film (voir Génération Scarface, un documentaire de Sylvain Bergère et Nicolas Lesoult sur l’impact du film en banlieue, 2010). On le trouve également dans l’analyse des sociologues sur le film et la banlieue. Ce sens se trouve corroboré par le « texte » du film qui, curieusement, était pourtant bien là, en 1983, perceptible mais non perçu, de sorte qu’il a fallu que les ghettos s’emparent du film et s’y reconnaissent (« ce film est pour nous », « c’est notre héritage », dit-on dans Génération Scarface) pour que, par contrecoup, les critiques et plus largement les historiens et autres chercheurs voient dans le film ce qu’ils ne percevaient pas jusque-là. N’oublions pas que le film est écrit par Oliver Stone qui, plus tard, réalisera des films tel Wall Street (1987) dans lesquels la critique du capitalisme est l’objet explicite du film, de sorte qu’il est facile de déceler rétroactivement cette préoccupation dans Scarface. Le culte de Scarface est lié à une certaine conception du monde, une certaine façon de voir le monde qu’on peut lire dans le film. C’est en ce sens que Scarface constitue une base de la culture commune et même « la “bible” de la banlieue » (Génération Scarface). En quoi consiste cette conception du monde ? C’est, en vérité, une conception de la société et de la place des exclus au sein de la société. Scarface montre les exclus, puisque le héros est un immigré cubain à l’époque du castrisme. Le film montre comment fonctionne la société qui exclut, d’une part, mais aussi, d’autre part, comment il est possible de faire son chemin dans cette société pour y trouver sa place. Derrière les rapports entre les hommes (Franck, Sosa, etc.), ce qui est montré par le film c’est un certain rapport entre les pratiques illégales et les pratiques légales, c’est-àdire le blanchiment de l’argent de la drogue par les banques et l’organisation du trafic souterrain avec la complicité des politiques et des représentants des

forces de l’ordre. Le film insiste du début à la fin sur le lien profond qui unit la mafia et toutes les formes légales de pouvoir. En ce sens, ce que montre le film, à la différence de l’original, c’est que « l’éthique mafieuse participe de l’esprit du capitalisme23 ». Tony Montana dit explicitement, lorsqu’il voit à la télévision les hommes avec qui il est en affaire et qui, en public, conspuent la drogue et l’économie parallèle qu’elle génère, que ce sont pourtant eux qui produisent cette économie parallèle et en tirent profit impunément. Bref, ce sont les pouvoirs légaux qui produisent Montana, mais qui, aussi, le détruisent lorsqu’il explose en vol et devient incontrôlable. De toute façon, le réseau parallèle fonctionne et quelqu’un d’autre prendra sa place, de la même manière que Montana avait pris la place d’un autre (Franck). La conception du monde proposée par Scarface, c’est une certaine compréhension de la société comme individualisme (le rêve américain du self-made-man par opposition à l’uniformisation de la société castriste, c’està-dire communiste, d’où vient Montana), violence, rapports de force dissimulés sous l’apparence de la légalité, assujettissement du politique à l’économique et à la puissance des banques, puisque le seul moteur de l’action est l’argent symbolisé par le pouvoir d’achat (et par l’exhibition effective de ce pouvoir d’achat : costumes et intérieurs de la maison de Montana). Voilà le premier point. Le second point est que le film indique une voie de promotion sociale pour le jeune ne disposant d’aucun héritage économique et culturel, lorsqu’il intègre une économie parallèle très bien organisée dans laquelle, exactement comme quelqu’un qui commence vendeur chez Darty pour finir PDG, on peut faire carrière et, si on est bon, finir au sommet24 et participer à la société de consommation (avec certes tout le clinquant et le mauvais goût du nouveau riche, qui manifeste par là sa provenance sociale). En ce sens, être dealer est une véritable profession avec une éthique (« Ne sois jamais dépendant de ta propre marchandise25 ») et des

stades d’apprentissage26 : la conformité entre ce qui se passe dans les banlieues et ce que montre le film fait qu’on a pu parler, pour analyser l’organisation du trafic de drogue, de « modèle Scarface27 ». C’est ici qu’on atteint un point essentiel. Morin Ulman parle d’une « acculturation exceptionnelle d’un public populaire à cette œuvre hollywoodienne, ou, plus exactement, à son personnage principal28 », et il affirme que Montana est pour les jeunes de banlieue un modèle29. Cette affirmation est pourtant contestable. Tony Montana est un individu en situation, donc indissociable d’un monde qui le co-produit comme tel, comme en témoignent le discours qui oppose l’individualisme et le communisme ainsi que la mappemonde géante dans la villa, sur laquelle est inscrite en grosses lettres la réalisation du rêve de l’Amérique libérale sur lequel le film insiste au début (« The world is yours » est devenu « The world is mine »). En ce sens, l’identification est aussi et surtout une identification avec un film qui donne une certaine image du monde, et, partant, en propose une certaine conception ou interprétation. Certes, dans Génération Scarface, les références au film des jeunes sont souvent des références à Tony Montana et semblent expressément relever d’une identification à celui-ci. Cependant, la référence à Montana n’a qu’une valeur métonymique. En témoigne dans Génération Scarface l’insistance des interviewés sur le fait que le modèle a ses limites, expression qui revient tout le temps. Ils insistent sur une dimension qui apparaît dans la diégèse, à savoir l’excès dans le comportement de Montana. Autrement dit, si le film est un modèle, le héros, lui, ne l’est pas véritablement. Son excès, son intempérance et sa violence sont à double tranchant, puisqu’ils lui permettent de s’en sortir et de faire sa position sociale (le moment clip du film résume la réussite de Tony), mais ils sont aussi ce qui provoque sa chute et le conduisent à la mort

(exclusion d’Elvira, meurtre de Manny). Tony Montana, pendant tout le film, est caractérisé par l’excès. Le récit double l’excès du personnage par un excès visuel, condamné par les critiques lorsque le film sort (l’excès gore dans la représentation de la violence : voir par exemple la scène de la tronçonneuse). Le style du film nous semble illustré de manière exemplaire par la mort de Montana. C’est filmé comme dans un dessin animé de Tex Avery : le corps criblé par les balles qui le traversent et l’agitent comme une marionnette, Montana est toujours debout, en haut de l’escalier et hurle « je suis encore vivant ». Face à ses ennemis, il ne voit pas le seul type qui est individualisé par le découpage et qui, derrière lui, se rapproche avec son fusil. Mais les autres, en bas, l’ont vu, et arrêtent de tirer. Grand silence. Montana, qui devrait pourtant être mort si le film avait obéi aux critères de la vraisemblance, hurle toujours (« je les encaisse, ces putains de balle »). Gros plan sur le canon du fusil, coup de feu et ralenti très court sur Montana isolé par deux plans serrés, avant qu’on voie, en temps réel et en plan large, le corps qui traverse la rambarde et tombe dans le bassin d’eau, produisant une gerbe de sang à nouveau totalement invraisemblable. On dira que, par l’excès de la mise en scène, le récit prend ses distances vis-à-vis de l’histoire et plus précisément vis-à-vis de Montana. Le style du film renforce ainsi ce qui apparaît déjà dans le scénario, à savoir cette mise à distance, ce recul par rapport à ce qu’il montre, comme s’il disait « tout cela n’est pas sérieux », et qui fait qu’on ne peut pas totalement s’identifier avec Montana, lequel du coup n’est pas proprement un héros. Puisque le film tue son protagoniste après avoir montré comment il bascule peu à peu dans une sorte de folie capitaliste (toujours plus d’argent, toujours plus de pouvoir, toujours plus de méfiance) où l’excès du personnage finit par

lui conférer un côté parodique, on pourrait penser que la morale du film, au bout du compte, condamne la voie de l’illégalité et prescrit de s’en tenir aux voies légales pour réussir socialement, à la manière du discours tenu par la mère de Montana. Mais ce n’est pourtant pas le cas, puisque le début du film montre comment il est proprement impossible pour Montana de s’en sortir par les chemins légaux, du fait de l’exclusion : le camp de réfugiés du film est analogue à nos cités, font remarquer les spectateurs de Génération Scarface, ajoutant que, pour eux, tout est trois fois plus difficile que pour quelqu’un qui est bien né, c’est-à-dire né ailleurs que dans la cité. Voilà qui est résumé dans une scène culte, celle où Montana, qui ne peut trouver que des petits boulots, fait la plonge dans un restaurant minable et regarde, en face, la boîte de nuit chic où entrent les gars riches accompagnés de filles superbes. Il dit (du moins dans la traduction française), en montrant à Manny ses mains : « ces mains-là sont faites pour l’or, et elles trempent dans la merde ». La leçon du film, ce n’est pas qu’il faut prendre les voies légales pour réussir, mais c’est que, quand on est exclu, quoiqu’on fasse on est mort. Elle dit que la voie illégale n’est pas plus une voie qui mène à quelque chose que la voie légale, laquelle condamne Montana à la misère sociale, comme l’illustre la vie de sa mère, symbole de ce à quoi mène le respect du droit. Dans les deux cas, on aboutit à une impasse. Au bout du compte, que donne à voir c’est-à-dire à comprendre Scarface, sinon une vision très bourdieusienne de la réalité, c’est-à-dire un monde dans lequel l’égalité des chances n’est qu’un effet d’annonce, une grande publicité, qui camoufle en vérité la reproduction des inégalités et la permanence de l’exclusion ? C’est d’ailleurs un thème très sensible dans les chansons de rap (voir par exemple « Nés sous la même étoile »). Le glissement progressif par lequel Montana, qui au début a simplement un caractère extraverti, finit par devenir sa propre parodie, met

aussi en lumière, à la manière de la caricature que devient Stella Dallas dans le film de King Vidor30, l’effet délétère d’une certaine organisation sociale qui aliène l’individu et modifie profondément sa personnalité (le patriarcat dans Stella Dallas, le capitalisme dans Scarface). Par là même, le film donne à voir cette organisation dans sa pathologie et, à ce titre, relève de la critique sociale. Il y a donc, dans la référence des jeunes de banlieue à Scarface, toute une certaine compréhension du monde relevant de la critique sociale. Cette compréhension du monde n’est pas formulée, verbalisée comme telle, mais elle n’en existe pas moins, pour autant qu’elle est sédimentée et condensée dans les multiples références de ces jeunes au film. Il ne s’agit pas d’une expertise, mais d’un usage – et d’un usage qui fait sens, qui produit du sens. Bref, l’appréciation de ces jeunes qui font de Scarface un film culte ne se trouve pas dans ce qu’ils disent sur Scarface, donc dans un jugement, mais dans ce qu’ils en font et dans le sens impliqué par leurs actes qui réfèrent au film de Brian de Palma.

Les critiques des Cahiers (no 357, mars 1984, p. 52-53) et de Positif (no 279, mai 1984, p. 58), à la sortie du film, sont relativement neutres : on parle du film (le rapport à l’original, la violence) sans le descendre en flèches, mais le contenu (comme le nombre de lignes qu’on lui accorde) montre le peu d’intérêt qu’on lui accorde. En outre, on manque ici l’essentiel, c’est-à-dire la critique du capitalisme qu’on ne voit pas (les Cahiers remarquent un fond social, mais l’assimilent à un simple décor). C’est intéressant, parce que c’est l’usage du film par les jeunes de banlieue qui a changé la vision qu’on pouvait en avoir et qui permet, désormais, de reconnaître Scarface comme un

film social (voir p. ex. L. Gandini, Brian de Palma, Paris, Les Cahiers du cinéma, 2002, p. 56, pour qui c’est une telle évidence qu’il l’écrit sans nulle justification).

Il faut ici évoquer un point particulier. Nous avons souligné que ce film est un modèle pour les jeunes, et qui plus est pour les jeunes relativement marginalisés. Leurs repères, ces jeunes les trouvent dans une culture qui est essentiellement celle du rap et du cinéma (les deux allant d’ailleurs de concert : les vidéo-clips). Et c’est sur cet exemple, celui du rapport privilégié entre un film et une population triplement marginalisée, puisqu’altérisée au niveau des classes, au niveau ethnique et au niveau générationnel (l’impact de Scarface est essentiellement produit chez les jeunes), qu’on peut saisir le privilège du médium cinématographique. L’impact de Scarface, c’est l’audiovision au sens fort du terme, c’est-à-dire la dimension visuelle et celle sonore (la musique, le son, et le dialogue jusque dans ses intonations). Autrement dit, si Scarface avait été un livre, il n’aurait jamais suscité le même effet, c’est-à-dire le même usage. Il y a une spécificité du cinéma qui le rend, davantage que les autres arts, susceptible d’un usage au sens fort. Cette spécificité est liée à cette double dimension qui fonde son impact, c’est-à-dire sa force. Car les dimensions sonore et visuelle ont en commun la concrétisation, l’incarnation, c’est-à-dire la production du sensible : d’où le lien privilégié du cinéma avec un usage érotique dont il était question plus haut. L’usage du film est lié à la force du sensible sur le spectateur – et c’est aussi la raison pour laquelle le cinéma, ce n’est jamais seulement un style, une histoire, un contenu social, mais toujours des voix avec leurs intonations ou leurs accents, des visages, des expressions, des gestes, des corps et aussi des mouvements, c’est-à-dire toute une

dimension sensuelle qui produit un effet et un affect sur le spectateur. Cet impact, c’est la force du cinéma en général, c’est-à-dire quelque chose que ne possèdent pas les autres arts. Barthes, dans La Chambre claire, souligne que Sartre, très justement, remarquait combien la littérature suscite peu d’images chez le lecteur31. La caractéristique du cinéma, c’est exactement ce que Barthes souligne à propos de ce qui suscite mon désir amoureux, cette fois dans Fragments du discours amoureux, à savoir la concrétude sensible proprement audiovisuelle dans son altérité, c’est-à-dire sa transcendance (les voix et les visages, les façons d’être et les gestes) et donc son détail (variation de l’échelle des plans qui exhibe le grain de la peau) : « Est-ce tout lui [i.e. l’être aimé] que je désire (une silhouette, une forme, un air) ? Ou bien n’est-ce seulement qu’un morceau de son corps ? Et, dans ce cas, qu’est-ce qui, dans ce corps aimé, a vocation de fétiche pour moi ? Quelle portion, peut-être incroyablement ténue, quel accident ? La coupe d’un ongle, une dent un peu cassée en biseau, une mèche, une façon d’écarter les doigts en parlant, en fumant ?32 »

Figures 16, 17 et 18. La mort de Tony Montana dans le Scarface signé de Palma : l’outrance et l’invraisemblance jusqu’au bout dans un film où le modèle est moins le héros que la société décrite à travers lui.

On pourrait multiplier les exemples qui relèvent d’un usage du film analogue à celui qu’on a développé à propos de Scarface33. Mais il suffit, pour conclure sur cette question, de renvoyer notre lecteur à sa propre expérience. N’a-t-il pas, un jour, comparé la situation où il se trouvait à celle d’un film ? Cette comparaison n’a-t-elle pas été un moyen d’action, une manière de comprendre la situation, de la rendre intelligible et d’y réagir d’une manière adéquate ? Lorsque le film apparaît comme un modèle qui

rend intelligible ma position dans une certaine situation, ce n’est pas moi qui entre dans le film (qu’aurais-je fait à la place de Schindler ?), c’est bien, inversement, le film qui s’incarne. L’appréciation véritable, donc l’usage au sens fort, c’est le prolongement qu’on donne au film dans cette utilisation qui le continue et atteste l’empreinte qu’il a laissée. C’est l’indice que le film a marqué – certes, mais c’est aussi celui que le film, à son tour, a été marqué, continué, interprété, pénétré, malaxé par le spectateur, c’est-à-dire que celui-ci l’a fait sien. Il apparaît donc que le film peut présenter une conception de la société et de l’homme qui peut être utilisée dans la vie. Cet usage du film, voilà le lieu de l’appréciation. Que ce soit là une des forces du cinéma, en témoigne le simple fait de l’existence de la censure. La censure est bien sûr l’interdiction de montrer certaines choses ou d’évoquer certaines situations ou certains problèmes. Mais la censure n’a de sens que dans la mesure où, comme le disait Goebbels, le cinéma est le moyen exemplaire, du fait même de son statut d’art de masse, lié à l’impact qu’il doit à son medium, pour communiquer des idées – et, communiquer des idées, changer la façon dont les gens perçoivent le monde, cela passe bien par l’interdiction de possibilités qu’il faut empêcher le cinéma de montrer, afin de finir par les rendre impensables (comme dans 1984 d’Orwell où l’on supprime des mots du dictionnaire afin que les réalités auxquelles ils renvoient ne puissent plus être pensées). C’est parce que le cinéma apprend, parce qu’il pense les rapports sociaux (sexe, classe, genre), qu’il peut être dangereux. Cet usage du film est aussi ce qui permet d’échapper à un certain sociologisme. Celui-ci consiste à affirmer que le film s’adresse à un certain public, et que, inversement, un certain public n’est attiré que par un certain

type de films, comme si les films étaient adaptés à un certain type de public et comme si celui-ci était totalement prédéterminé dans le choix et l’appréciation des films. Dit ainsi, c’est une conception naïve du « multiculturalisme ». Duras écrit dans Les Yeux verts : « Des amis m’ont raconté : à une séance d’Aurélia Steiner [1979] à l’Action-République, un samedi, il y avait un couple derrière eux qui était entré par hasard. Que l’homme, au bout d’un moment, a dit : mais qu’est-ce qu’on fait ici, on s’est foutu dedans, ce n’est pas le cinéma qu’on voulait voir, on part. Et la femme a dit : moi, ça m’est égal, ça m’intéresse, moi je reste. Et l’homme est resté avec elle34 ». Autrement dit, le cinéma est le lieu où l’on peut découvrir des possibles auxquels on n’était pas préparé. On découvre des films par hasard, et ces films nous mènent sur un nouveau chemin auquel on n’avait pas pensé. Certes, il en va sans doute de ces changements de direction comme il en va des « miraculés » dont parle Bourdieu dans La Noblesse d’État35 : ils étaient poussés, sans le savoir, par des déterminismes plus profonds, souterrains, qui les ont amenés à changer de classe, de sorte que la liberté, du moins entendue comme imprévisibilité totale, n’existe pas. Nietzsche, déjà, ne disait pas autre chose lorsqu’il expliquait que l’homme, et donc pour nous le spectateur, n’est rien d’autre qu’une personnalité multiple, qui contient en elle un grand nombre de possibles. Nietzsche, s’il nie lui aussi la liberté au sens de l’imprévisibilité totale, affirme toutefois qu’il n’en existe pas moins une liberté qu’il faut entendre, non pas comme faculté de l’esprit humain (la liberté de la volonté, comme dit la philosophie classique), mais comme une libération et donc comme un processus36. Cette libération, qui n’existe qu’en acte, n’est rien d’autre que le fait d’actualiser parmi tous les possibles qui sont en nous l’un plutôt que l’autre au gré des circonstances particulières. C’est exactement ce qui apparaît dans la belle histoire racontée par Duras. On

va voir un film par hasard sans savoir ce que c’est, et ce film éveille quelque chose en nous. Ou bien, allumant sa télévision ou zappant sur les chaînes du câble, on tombe sur un film, le type de film qu’on ne serait jamais allé voir au cinéma, et l’on reste devant, parce qu’on y découvre quelque chose qu’on n’imaginait pas trouver ou qu’on ne cherchait même pas d’une manière consciente : une nouvelle forme de cinéma, ou une forme différente de cinéma, mais aussi une manière différente d’envisager les rapports entre les gens, entre les sexes, de montrer les choses de la vie ordinaire (voir par exemple les femmes réunies dans la maison de Nathalie Granger, M. Duras, 1972). Le spectateur n’est donc pas déterminé à un type de films particuliers qui correspondrait à sa manière de voir, non pas parce qu’il n’est pas déterminé du tout, mais parce que, même s’il a une manière de voir prédominante liée à son identité, celle-ci renferme d’autres tendances, d’autres possibles qui peuvent ou non s’actualiser, de sorte qu’il est de droit déterminé à de nombreux types de films bien différents que ceux qu’il voit et qu’il apprécie effectivement. N’importe qui, en ce sens, est capable de tout – certes non pas soudainement, mais d’une manière continue et imperceptible, au sein de petits changements insensibles qui s’additionnent et produisent au bout du compte un changement radical par rapport à un point initial. Comme l’écrit Nietzsche, « qui d’entre nous, favorisé par les circonstances, n’eût pas déjà parcouru tous les degrés du crime37 ? » L’évaluation, donc, s’est révélée être l’usage du film. Il nous faut dès lors revenir sur ce dont nous étions partis. Le discours sur le film, qu’il soit esthétique ou politique, n’est qu’un type d’usage du film et très précisément un usage théorique38. Ici, l’usage, c’est parler du film, c’est tenter d’argumenter pour montrer comment ce film-là possède une valeur par

opposition à cet autre (Les Amants du Capricorne contre Les Orgueilleux). Néanmoins, cet usage, dès qu’il ne se reconnaît pas comme usage mais prétend que l’évaluation relève d’un jugement, tente de rendre les autres usages illégitimes en cachant sa propre nature. Dès qu’on reconnaît le droit de l’usage, dès qu’on cherche à le penser, il apparaît que le jugement de goût et le travail critique sont une sorte d’usage. Si l’on affirme que l’évaluation trouve son lieu véritable dans le jugement de goût, dans la théorie, on risque, au lieu de penser le théorique comme une forme de pratique (le jugement de goût comme une sorte d’usage), de faire de l’usage, c’est-à-dire de la pratique une forme de théorie. D’où le risque de réduire l’usage à un discours sur le film (ce que fait le film sur moi), c’est-à-dire aux différents types de discours sur les films, alors que ces discours, si on les entend véritablement comme une forme de pratique, doivent être mesurés à l’aune de ce que je fais du film. Autrement dit, parler d’usage implique que la vérité du discours soit dans les actes. Car les discours sur les films ne se valent pas tant qu’ils sont pensés comme des jugements, c’est-à-dire du point de vue théorique. De ce point de vue, il y a un bon goût et un mauvais goût, il y a de bons films et de mauvais films. Mais ce n’est pas le cas lorsqu’on les pense comme des usages, c’est-àdire comme des formes d’action. Dès lors, comme l’indique Yves Michaud39, il faut en revanche les penser comme équivalents, tout simplement parce qu’ils sont des « jeux de langage » au sens de Wittgenstein, et à ce titre incommensurables, possédant chacun leur cohérence, leurs valeurs et leur logique argumentative spécifique avec non seulement leurs concepts et une certaine manière de les articuler, mais aussi leurs présupposés concernant ce qu’il faut démontrer et ce qu’on admet comme fondement de l’argumentation. Ainsi, le jeu de langage de Mad Movies, avec ses références à un corpus cinématographique particulier, un enthousiasme qui peut parfois

sembler confiner à la misologie, un humour potache et enfin un sexisme à la limite de la vulgarité, tout cela affiché précisément comme un jeu (on ne se prend pas au sérieux), est tout différent de celui des Cahiers. Il ne faut pas oublier que ces différents types de discours sont liés à des pratiques du cinéma qui ne sont pas les mêmes (les films, les lieux, les modalités de vision du film, etc.), de sorte que « le terme de “jeu de langage” est destiné à faire ressortir le fait que parler un langage fait partie d’une activité ou d’une forme de vie40 ». Comprendre l’évaluation comme usage, plutôt que comme jugement de goût, possède à nos yeux un énorme avantage, ainsi qu’en témoigne la réflexion sur la notion de « cinéphilie ». La manière dont Antoine de Baecque entend cette notion, dans un discours prétendument épistémologique et donc neutre du point de vue axiologique, est en vérité lourde de préjugés relativement à ce qui possède la dignité de la « cinéphilie » au regard d’attitudes qui ne valent pas comme telle. De là la distinction entre le cinéphile et le fan41. Il est vrai que si l’on prend pour modèle les discussions, dans les cafés de Saint-Germain-des-Prés, des « jeunes Turcs » des Cahiers du cinéma, les individus déguisés en Dark Vardor ou en Dark Sidious, aux conventions Star Wars, paraissent légèrement déplacés, et il est probable qu’on éprouve vis-à-vis d’eux le même sentiment de condescendance que la comtesse de Bonafé lorsqu’elle va voir ses pauvres dans Douce de Claude Autant-Lara (1943). En revanche, l’évaluation comme usage reconnaît toute sa légitimité au jugement de goût, mais elle fait droit aux autres modes d’évaluation, parce qu’elle fait du jugement de goût une forme d’évaluation parmi d’autres (un usage comme les autres). Corrélativement, l’évaluation entendue comme usage fait droit à tous les films et à toutes les sortes de cinéma. Alors que

l’évaluation entendue comme jugement de goût exclut (il y a de bons films et il y a les mauvais), l’évaluation comme usage donne un sens à la formule qui parle de « films qui n’ont pas trouvé leur public » (et donc leur usage). Bref, dans un cas on a une position élitiste qui hiérarchise et bien évidemment se pose au sommet de cette hiérarchie, dans l’autre une position égalitariste qui reconnaît aux autres manières d’apprécier le même droit qu’elle-même. En ce sens, la position que nous défendons ici ne relève pas proprement d’une sociologie ou d’une esthétique de la réception. Car, par ces expressions, on entend d’abord et avant tout une position qui met en évidence les différentes manières d’apprécier, mais au moyen d’un discours descriptif qui ne prend pas parti et donc ne se prononce pas sur leur légitimité. Il ne s’agit pas exactement de cela ici. Car notre but n’est pas seulement de prendre acte des différentes manières d’apprécier les films. Il consiste à produire un discours qui puisse rendre raison de leur légitimité – sans faire d’une de ces différentes manières d’apprécier, précisément celle de l’auteur du discours qui a décrit la multiplicité des appréciations, la forme suprême et légitime d’appréciation. Ce qui veut dire : sans affirmer cette forme d’usage qu’est l’appréciation théorique ou judicative comme l’appréciation véritable et authentique. C’est pourquoi ce discours relève de la philosophie. Néanmoins, puisque la position qu’il propose reconduit l’appréciation esthétique à une pratique et donc à une pratique sociale, il apparaît que cette philosophie relève moins de l’esthétique que de la philosophie sociale et politique. Notre position prend donc bien parti – elle est donc axiologique ou appréciative. Mais on ne dira pas qu’elle est normative, au sens où elle ne formule aucun devoir être et n’énonce nullement comment il faut apprécier.

Primo, elle rend compte de tous les différents types d’appréciation effectifs et, secundo, elle les met sur pied d’égalité, elle les rend tous légitimes (deux choses que ne peut pas faire l’assimilation de l’appréciation au jugement de goût). Récusant l’idée d’une lecture immanente du film et posant que toute lecture est une interprétation qui relève d’un sujet incarné, c’est-à-dire social, affirmant dès lors la multiplicité légitime des différentes lectures, elle est donc une conception sociale du cinéma.

1 M. Duras, « Les films de la nuit », Les Yeux verts, Les Cahiers du cinéma, no 312-313 (juin 1980), p. 31. 2 L. Jullier, dans J. J. Marimbert (dir.), Analyse d’une œuvre : « La Mort aux trousses », op. cit., p. 17. 3 Voir sur ce point ma dissertation, « Expérience et usage du film », dans L. Jullier et M. Lefebre, « Chapelles et querelles des théories du cinéma », Mise au point, no 8 (2015). 4 C’est l’expression du rédacteur en chef dans les Cahiers du cinéma, no 698 (mars 2014), p. 34. 5 Le mauvais goût des Cahiers n’est plus Terence Fisher, qui devient un réalisateur bressonien loué par le magazine dès la fin des années soixante (voir l’entretien avec M. Caen, Les Cahiers du cinéma, no 698, mars 2014, p. 88) : les Cahiers, même s’ils arrivent après-coup, tels les carabiniers d’Offenbach, finissent par l’incorporer et le récupérer. Mais c’est désormais Luc Besson, à propos duquel le rédacteur en chef écrit dans le même numéro, ayant appris avec horreur qu’on projette ses films dans les cursus de cinéma

de l’Université de Paris 3 : « Montrer des films de Luc Besson pour répondre aux attentes des élèves, c’est se tirer une balle dans le pied car c’est leur apprendre d’emblée un appauvrissement de la technique… » (ibid., p. 10). 6 Voir L. Jullier, Qu’est-ce qu’un bon film, op. cit. 7 Voir A. Villarejo, Films Studies : the Basis, Oxford, Routledge, 2007, p. 131. 8 Voir E. Ethis, Les Spectateurs du temps, op. cit., p. 298, où, sous prétexte qu’Antonin (le spectateur) parle de sa vie, et théorise son activité (Tom Cruise comme modèle de séduction : « j’aimerais bien devenir comme lui et j’m’exerce tous les jours pour y arriver »), cette dimension pourtant proprement pratique est mise sur le même plan que celle de l’activité interprétative des films (p. ex. le rapport Brad Pitt et Tom Cruise dans Entretien avec un vampire). 9 Voir p. ex. J. M. Leveratto, « Le rôle des spaghettis dans le jugement esthétique. Sociologie d’un festival de cinéma », in P. Ancel, C. DutheilPessin et A. Pessin, Rites et rythmes de l’œuvre, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 124 (« le pouvoir ordinaire du spectateur est ainsi d’attacher d’autres individus à une culture artistique qu’il transmet au travers de la communication verbale de son plaisir, communication verbale qui est à la fois l’instrument de vulgarisation d’un objet spectaculaire et un vecteur de socialisation du plaisir que procure cet objet »). 10 Voir p. ex. L. Kasprowicz, Contribution à une sociologie de la consommation cinématographique. La réception des films à Longwy (France) au début des années 2000, Thèse de doctorat, Université de Metz, 2008, où le fait de faire des fanfilms est mis sur le même plan que le jugement de valeur

sur les films, c’est-à-dire assimilé à « une véritable admiration » qui est « un moyen de communiquer leur amour des films et des séries télévisées et de célébrer, en même temps, une culture commune ». L’auteur ajoute que « ces films sont également un moyen de s’amuser » (p. 272). Aussi la dimension pratique de la réception est-elle, sinon manquée, du moins incomplète, puisque l’usage se réduit à parler des films : « Parler de cinéma est un moyen de parler de soi à autrui, de se questionner sur autrui, bref de déterminer et de construire sa propre identité » (p. 278). 11 Voir p. ex. L. Kasprowicz, Contribution à une sociologie de la consommation cinématographique, op. cit., p. 30, 32-33, 132, 137, 154, 263264, 281. Voir aussi F. Montebello, « Le spectateur comme expert ». Intervention à la deuxième édition de l’EASS. 12 Nous nous éloignons donc du sens du terme « appréciation » qu’on trouve dans les traductions de Kant. La distinction entre Urteil et Beurteilung dans la Critique de la faculté de juger, qui permet de spécifier le jugement de goût, est en effet rendue par la distinction entre « jugement » et « appréciation ». Cela posé, alors que la distinction allemande rend bien compte de l’aspect judicatif de la Beurteilung et donc de son aspect théorique (le beau est l’objet d’un sentiment et d’un jugement), ce n’est pas le cas de la distinction française. Nous utilisons ici le terme d’« appréciation » pour qualifier un type d’évaluation qui, précisément, ne passe pas par la sphère du jugement et donc de la théorisation. 13 M. Proust, Du côté de chez Swann, À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1954, vol. 1, p. 328. 14 Ibid., p. 328.

15 F. Nietzsche, Le Cas Wagner, Œuvres philosophiques complètes, tome 8, Paris, Gallimard, 1974, successivement p. 21, 22 et 24. 16 Ce que dit D. Pasquier sur les enfants vaut aussi pour les adultes : « Publics et hiérarchies culturelles. Quelques questions sur les sociabilités silencieuses », Idées économiques et sociales, 2009/1, no 155, p. 33 ; voir aussi du même auteur La Culture des sentiments. L’expérience télévisuelle des adolescents, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1999, p. 21, 204-205. 17 Voir L. Jullier, Star Wars, Paris, A. Colin, 2005, p. 173-178. 18 Conversation avec J. M. Straub et D. Huillet, Les Cahiers du cinéma, no 258-259 (juillet-août 1975), p. 24-26. 19 Voir F. Truffaut, Les Films de ma vie, op. cit. ; voir aussi l’entretien avec M. Scorsese, Les Cahiers du cinéma, no 334-335 (avril 1982), p. 6-7. 20 Voir J.-M. Leveratto, « Lire Mauss. », Le Portique, 17 (2006). 21 M. Bassand, V. Kauffmann et D. Joye, Enjeux de la sociologie urbaine, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2007, p. 76. 22 C’est pourtant ce qu’on trouve p. ex. dans P. A. Marti, Rap 2 France, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 72, ou I. Marc Martinez, Le Rap français, Bern, Peter Lang, 2008, p. 143. 23 D. Morin Ulmann, « Du grand public aux amateurs de l’exubérance : Scarface, une figure savante du populaire », in T. Deniot et A. Pessin, Les Peuples de l’art : actes du colloque de Nantes, novembre 2002, Paris, L’Harmattan, 2005, vol. 2, p. 153. L’auteur envoie sur ce point à C. de Brie,

« États, mafias et transnationales comme larrons en foire », Le Monde diplomatique, avril 2000, et X. Raufer et S. Quere, Le Crime organisé, Paris, PUF, 2000. 24 Voir Rachid, « “Génération Scarface”. La place du trafic dans une cité de la banlieue parisienne », Déviance et société, no 28 (2004), p. 115-132. 25 Ibid. (« Les dealers sont unanimes pour présenter cet enseignement comme l’un des fondements du succès du film », p. 129). 26 Ibid. 27 Ibid., p. 116. 28 D. Morin Ulmann, « Du grand public aux amateurs de l’exubérance : Scarface, une figure savante du populaire », op. cit., p. 155. 29 Ibid., p. 157. 30 Voir l’analyse de Linda Williams (« Autre chose qu’une mère ») dans Noël Burch (ed.), Revoir Hollywood, Paris, L’Harmattan, 2007. 31 R. Barthes, La Chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Cahiers du cinéma/Gallimard, 1980, p. 139. 32 R. Barthes, Fragments du discours amoureux, Paris, Seuil, 1977, p. 27. 33 Dans Cinéma de Tanguy Viel (Paris, Minuit, 1999), ce n’est pas du cinéma en général que l’auteur obsessionnel fait un usage, mais d’un seul et unique film qui résume à lui seul tout le cinéma, Le Limier (J. L. Mankiewicz, 1972) : « Je dis, avant de connaître le film, parce que peu de choses m’étaient aussi claires avant de connaître le film. La plupart des

choses que je sais, je les ai apprises dans le film, je les ai notées grâce au film, et pas grâce à d’autres films, pas grâce au cinéma, non, uniquement grâce à Milo et Andrew, à l’estime que j’ai pour eux (…) » (p. 95). 34 M. Duras, « Les petites annonces », Les Yeux verts, op. cit., p. 11. 35 P. Bourdieu, La Noblesse d’État, Paris, Minuit, 1989. 36 Nous avons développé ce point dans « Itinéraire initiatique et éternel retour dans Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche », L’Enseignement philosophique, no 5 (juin 2001), p. 1-16. Voir également notre Nietzsche héritier de Kant, op. cit., chap. 5. 37 F. Nietzsche, Fragment posthume, automne 1887, 10 (108). 38 Nous avons, à la fin de notre travail sur Le Cinéma de science-fiction (Paris, A. Colin, 2011, p. 249), souligné que notre discours devait être entendu ainsi et que, à ce titre, il n’a aucune supériorité sur les autres usages du cinéma de S-F (fanfilms, fandom, etc.). 39 Voir Y. Michaud, Critères esthétiques et jugement de goût, Nîmes, J. Chambon, 1999, p. 68-95, et particulièrement p. 79. 40 L. Wittgenstein, Recherches philosophiques, I-23. Wittgenstein écrit aussi : « Imaginer un langage est imaginer une forme de vie » (I-29). 41 Voir A. de Baeque, La Cinéphilie. Invention d’un regard, histoire d’une culture, 1944-1968, Paris, Fayard 2003, particulièrement p. 17. Voir la présentation qu’en donnent L. Jullier et J. M. Leveratto, Cinéphiles et cinéphilies, Paris, A. Colin, 2010.

Conclusion

Où se réalisent la compréhension et l’appréciation d’une phrase musicale ou d’une réplique quelconque, qu’il s’agisse d’un film ou d’une pièce de théâtre ? Moins dans ce que j’en dis, qui reste abstrait, théorique, désincarné, que dans la manière dont je la fredonne ou dont je la profère (les attaques, les nuances, les accents, les articulations, etc.). Elles sont dans la façon dont je les entends et dont je les fais mienne. C’est en ce sens que l’appréciation et la compréhension, qu’on ne saurait dissocier, s’incarnent, inséparables d’un processus d’appropriation de la phrase ou de la réplique par le corps. « Quand je lisais ces poèmes, je faisais des mimiques qui étaient ce que l’on pourrait appeler des gestes d’approbation. Mais l’important, c’est que j’ai lu ces poèmes d’une manière complètement différente, plus intensément, etc., que j’ai dit à mon entourage : “Voyez, c’est ainsi qu’il faut les lire”. Les adjectifs esthétiques n’ont joué là pratiquement aucun rôle1 ». Plus largement, on peut, à propos de la musique, se demander si la musique est un langage signifiant ou pas. Néanmoins, le simple fait de poser la question est déjà une prise de position axiologique2. Autrement dit, cette question n’est pas neutre : elle repose sur un certain usage social de la musique, celui du musicien, qu’il soit professionnel ou non. Par là même, elle présuppose comme illégitime un autre usage, l’usage de celui qui, justement, ne connaît pas la musique, c’est-à-dire ne sait pas lire une partition. Cet usage ne consiste pas seulement à chanter ou à fredonner à haute voix ou intérieurement la musique, ce qui est un usage musical de la musique – et un usage qui n’est pas seulement celui des musiciens. Il consiste aussi dans un usage extra musical, dont Proust nous donne de nombreux exemples. C’est le grand-père qui fredonne toujours les mêmes airs de La Juive de Meyerbeer

lorsque le narrateur ramène un nouvel ami à la maison, « ne chantant que l’air naturellement3 » mais, ironisant par là même, pour celui qui « rétablit les paroles », sur le fait que « chaque fois que je me liais avec un de mes camarades (…), c’était toujours un juif4 ». C’est le numéro de Madame Verdurin, lorsqu’elle dit à tout le monde que la musique de Wagner lui donne des névralgies faciales tellement c’est sublime, mais du coup insupportable. Du coup, quand elle en entend, elle se cache la tête entre ses mains pour mieux signifier l’effet physiologique5. On voit qu’il ne s’agit pas seulement de musique vocale, et donc de l’usage de l’élément extra musical de la musique, c’est-à-dire du texte, à la manière de celui qu’on trouve dans On connaît la chanson (A. Resnais, 1997), où les inserts musicaux sont moins liés à la dimension musicale de la chanson qu’au sens des paroles qui l’accompagnent, et possèdent par ailleurs la même signification que les inserts d’images de vieux films dans Fondu au noir ou ensuite Dream On : exprimer l’affect pur éprouvé par un personnage, ce qui semble du coup inverser la relation. Au lieu que ce soit ce personnage qui produise un affect, on dirait que celui-ci, à titre d’affect pur, existe déjà et le traverse, de sorte qu’on a une redéfinition de la subjectivité. La thèse vaut aussi pour la musique, non pas vocale, mais instrumentale. Celle-ci est susceptible du même usage, c’est-à-dire qu’elle est liée à des contenus de sens déterminés, ceux du contexte où nous l’avons découverte (la sonate de Vinteuil comme symbole, pour Swann, de son amour pour Odette ; ou bien la musique associée, du fait du film auquel elle est liée, à tel sens extra musical). La musique n’existe pas en soi, à titre de langage non signifiant, elle existe toujours pour quelqu’un, dans le cadre d’une pratique culturelle, et elle a d’abord à ce titre un sens extra musical : elle a toujours un sens lié à son usage, c’est-à-dire à la place et au statut qu’elle a dans ma vie

en fonction du rapport que j’ai avec elle (est-ce que j’en écoute ou est-ce que j’en fais ? Et, dans le dernier cas : quand et avec qui ? Etc.). Dès lors, le sens que je lui donne dépend de son usage. Si je joue de la musique, l’usage que j’en fais a pour conséquence que je lui pose des questions formelles, de sorte que le sens extra musical de la musique (i.e. son usage) est d’avoir un sens musical, c’est-à-dire d’être une partition à laquelle je pose des questions de phrasé et d’interprétation. Or l’usage sera totalement différent si j’écoute de la musique et que je la fredonne sans faire de la musique et sans savoir lire une partition, puisque, dès lors, je lierai la musique à des contenus extra musicaux. En outre, les deux types d’usage ne sont évidemment pas exclusifs l’un de l’autre. Les nazis, écrit Marc Ferro, « furent les seuls dirigeants du xxe siècle dont l’imaginaire puisait, pour l’essentiel, au monde de l’image6 » – et, par image, il faut entendre ici l’image cinématographique. Si le cinéma fut l’instrument privilégié de la propagande nazie, c’est précisément parce son médium engendre un lien particulier et privilégié avec l’usage (la force du sensible). Voilà ce dont les nazis eurent, les premiers, une conscience aiguë. Du coup, il s’agit d’abord de restreindre les usages, au moyen d’une censure qui s’exerce à toutes les étapes de la production cinématographique et qui veille à l’univocité la plus grande du discours filmique. Mais il s’agit ensuite de produire un usage déterminé du film. Produire un tel usage, c’est donner une cartographie du monde, c’est-à-dire un ensemble de repères pour appréhender les rapports politiques, sociaux, affectifs et amoureux, les relations entre les pays, entre les hommes et les femmes, entre la nature et la société, etc. Ce n’est pas que le cinéma, avant les nazis, ne le faisait pas. Cependant, d’une part, si l’on excepte le cinéma politique russe et le cinéma social allemand des années vingt, il ne le faisait pas d’une manière consciente et intentionnelle ; et, d’autre part, il ne l’avait jamais fait d’une manière aussi

organisée, systématique et volontairement univoque7. Voilà donc le premier usage du cinéma nazi : transformer le réel, c’est-àdire le donner à voir et à comprendre d’une certaine manière, donc produire du sens. Mais il y a un second usage qu’on ne trouve nulle part ailleurs, où le cinéma a pour fonction de transformer le réel au sens littéral du terme, c’està-dire de produire des comportements. Un film de fiction sur la Hitler Jugend de 1933 (Le Jeune hitlérien Quex, H. Steinhoff, 1933) invente un lied qui, dans le film, est celui des jeunes hitlériens. Le film est construit sur une marche composée par Otto Borgmann qu’on entend à plusieurs reprises. Le lied deviendra le troisième chant de la Hitler Jugend dès 1934, après l’hymne allemand et le Horst Wessel Lied – preuve de la capacité du cinéma à s’incarner et à transformer la réalité. Comme dans le film, les jeunes hitlériens chantèrent à l’unisson : « Unsre Fahne flattert uns voran. In die Zukunft ziehn wir Mann für Mann… » L’usage a pour conséquence que le film produit du réel : pas seulement le chant, mais aussi tout le mode de vie qui va avec, montré à l’écran, et qui, comme dans un film d’horreur, sort de l’image pour devenir une réalité, à titre de norme unique d’une vie réussie donnée aux jeunes Allemands de 1933 (qu’on voie sur ce point le récit de Inge Scholl, La Rose blanche). On retrouve cette hétéronomie d’une censure omniprésente veillant à éviter la plurivocité de l’image et donc la multiplicité des usages dans tous les régimes totalitaires. Après la disparition du « Reich millénaire », on la voit à l’œuvre dans les États communistes, par exemple la RDA8. Partant, dans le cinéma des pays démocratiques tel le cinéma hollywoodien classique, la censure est une obligation et non pas une contrainte (elle est autocensure) : ce qui règne est la multiplicité des usages. Non seulement il y a une diversité de films qui ne vont pas dans le même sens, mais le propre de chaque film est

d’échapper, malgré la structure contraignante du récit, à une « concaténation bi-univoque » qui, dans l’enchaînement strict et réglé des images, réduirait chaque image à un seul et unique sens9. Ce que nous venons de dire soulève une question fondamentale, à savoir celle de savoir si un film autorise n’importe quel usage, ou bien s’il faut que celui-ci soit inscrit dans celui-là à titre de possible. Burch et Sellier écrivent : « Mais dans les analyses que nous présentons ici […], la signification globale du film n’est jamais perdue de vue. Le film y est toujours considéré comme un objet qui a son autonomie relative, mais aussi sa cohérence. […]. […] nous ne laissons pas de côté le texte filmique, qui justement, dans sa cohérence et sa globalité, nous apparaît constituer le socle incontournable de notre réflexion. Essayer de comprendre le sens d’un film ne consiste pas, selon nous, à analyser simplement la réception critique du film, mais bien à mettre en regard la réception critique du film – la réception savante et la réception populaire – avec le texte filmique pour comprendre pourquoi le film a été perçu de cette manière-là, comprendre ce qui a été compris de manière contradictoire par différents types de spectateurs et pourquoi10 ». L’expression de « texte filmique » n’est pas anodine, pour autant qu’elle implique la distinction entre deux réalités : d’un côté l’usage, c’est-à-dire la réception, et, de l’autre, le texte. Étant donné que le film est identifié à un texte, la réception, dès lors, devient logiquement une interprétation, c’est-àdire un discours sur le film (exit l’usage comme acte). Deux éléments nous apparaissent liés dans cette manière de voir les choses : le maintien du film comme noyau transcendant de sens, irréductible à ses interprétations, et l’usage entendu comme discours sur le film. Le maintien de l’irréductibilité du film à ses interprétations ou lectures implique en même temps, sinon une hiérarchie des interprétations, du moins une

distinction entre deux types d’interprétations : celles qui sont légitimes (ou vraies) et celles qui sont illégitimes (ou fausses). Qu’est-ce qui permet de poser une telle distinction entre deux types d’interprétations ? C’est la différenciation entre le film (ou texte) et ses interprétations, c’est-à-dire le maintien de ce que Kant appelle la « chose en soi ». Maintenir le texte dans sa transcendance, c’est-à-dire son irréductibilité aux interprétations, c’est supposer qu’on ne peut pas faire dire au film n’importe quoi (toutes les interprétations ne se valent pas). Voilà précisément la thèse que nous critiquons. À notre sens, la thématisation de l’usage implique qu’on reconnaisse que tous les usages sont possibles et qu’il n’y a plus d’irréductibilité du texte aux lectures qu’on en fait. Comme écrit Nietzsche, il n’y a pas de fait, mais seulement des interprétations : il suffit de changer les hypothèses à partir desquelles on donne forme à la réalité pour la comprendre différemment11. Bien sûr, on nous fera remarquer que notre discours semble contradictoire, pour autant que, ailleurs, nous avons pu soutenir qu’il y a des interprétations intenables, c’est-à-dire fausses, par exemple l’interprétation donnée par Linda Schulte-Sasse du Juif Süss (V. Harlan, 1940)12. D’un côté, nous prétendons que tous les usages, c’est-à-dire toutes les interprétations sont possibles, tandis que, de l’autre, nous affirmons que tous les discours sur les films ne se valent pas et qu’il y a des discours illégitimes. Cela posé, les deux discours que nous tenons ne se situent pas sur le même plan. Lorsque nous critiquons la lecture de Schulte-Sasse dans le cadre d’un travail sur le cinéma allemand, c’est à titre d’historien du cinéma allemand que nous parlons, c’est-à-dire que nous nous exprimons à l’intérieur d’un certain usage : le discours scientifique de l’historien qui cherche à décrire la

configuration particulière du cinéma allemand et de sa réception à un moment donné. Lorsqu’ici, en revanche, nous affirmons que tous les usages se valent, nous ne parlons plus de l’intérieur d’un usage déterminé du cinéma, mais nous cherchons à théoriser les usages au sein d’un métadiscours. À propos du Juif Süss comme de n’importe quel autre film, il faut distinguer des jeux de langage qui ne sont pas les mêmes. Supposons qu’une amie, qu’on appellera Linda, défende en fin de soirée, un peu éméchée, l’idée qu’on peut tout à faire lire aujourd’hui Le Juif Süss comme un film antiantisémite. Après tout, argumenterait-elle, le héros, qui est censé incarner la figure suprême du mal, est très sexy, et il est aussi puissant qu’un superhéros, puisqu’il faudra la durée de tout le film et la ville entière pour en venir à bout. Ce jeu de langage n’est pas le même que lorsqu’une chercheuse, Linda Schulte-Sasse, écrit dans un discours qui relève de l’histoire du cinéma que, en 1941, un Allemand qui va voir au cinéma Le Juif Süss peut en faire une telle lecture anti-antisémite. Dans le premier cas, on a un discours qui n’est pas susceptible d’être vrai ou faux et avec lequel on peut seulement être d’accord ou non. Dans le second cas, on a au contraire un discours qui, à titre de discours historique et donc scientifique, prétend à la vérité. À ce titre, il est peut-être réfuté ou corroboré dans le cadre d’une discussion au sens de la disputatio. Dans le premier cas, on est dans l’horizon de l’usage en général (c’est-àdire de la multiplicité des usages), alors que, dans le second cas, on est dans le cadre d’un usage déterminé (la recherche historique) avec ses règles propres, c’est-à-dire ce qu’on pourrait appeler avec Passeron un usage fort par opposition à un usage faible. Dans ce second cas, on présuppose que le film est un texte qui autorise et interdit un certain nombre d’interprétations. C’est précisément dans ce cadre que nous avons proposé une réfutation de

l’interprétation de Schulte-Sasse, au moyen d’une analyse du film en liaison avec son contexte. Premièrement, la force du fameux « héros » est d’autant moins positive que, d’une part, elle s’appuie sur la naïveté des puissants qu’il arrive à instrumentaliser (le duc), et que, d’autre part, elle équivaut à celle des véritables figures du mal qu’il faut énormément de temps et d’énergie pour terrasser (de Caligari ou Nosferatu à Michael Myers ou Jason Voorhees en passant par M dans les James Bond ou le Joker dans Batman). Deuxièmement, l’interprétation de Schulte-Sasse gomme le contexte des lois antisémites de 1941, c’est-à-dire, outre le port de l’étoile jaune, l’interdiction de se raser afin que la barbe juive se voit et que le juif ne puisse pas se dissimuler sous l’apparence d’un aryen : ce qui est désormais rendu impossible, c’est le fondu enchaîné du début du film, lorsque le protagoniste principal prend le masque du bien, raison pour laquelle il apparaît séduisant (on retrouve le même fondu à la fin, lorsqu’il est démasqué).

Figures 19, 20 et 21. Le premier fondu enchaîné du Juif Suss. Il faut le mettre en rapport avec ce qu’écrit Viktor Klemperer dans son journal le 2 juin 1942. Parmi les mesures prises contre les juifs à cette époque, il y a, outre l’obligation de porter l’étoile jaune, l’interdiction de se raser, c’est-à-dire la volonté de rendre impossible le fondu enchaîné, afin que la barbe juive se voie.

Le cinéma nazi est toujours en adéquation avec les événements contemporains en Allemagne. La trilogie formée en 1933 par Quex, Le SA Brand et Hans Westmar correspond au moment où le mot d’ordre est « l’offensive contre le marxisme ». La stérilisation des handicapés issue d’une loi du 14 juillet 1933 qui entre en vigueur en 1934 trouve sa

justification dans des « documentaires », tels Maladie héréditaire (H. Gerdes, 1936) et La Vie est un combat (H. Gerdes, 1937) ; l’entrée en guerre est précédée par tous les films d’éducation à la guerre de Karl Ritter et par tous ceux qui montrent comment l’Allemagne nazie a accompli ses promesses. La guerre est accompagnée par les nombreux films qui la mettent en scène d’une manière joyeuse et positive. L’Aktion T4, ordre de mission signé par Hitler en 1942, trouve son corrélat dans J’accuse (R. Liebeneiner, 1941), où un médecin tue sa femme par amour, parce qu’elle est gravement malade. Enfin, la solution finale du début 1942 est précédée par toute une vague de films qui posent le problème juif, contexte dans lequel s’inscrit précisément Le Juif Süss. Autrement dit, l’attention de l’historien à l’usage exige qu’il soit attentif à la manière dont le contexte donne à interpréter le film, surtout à un moment où le grand film arrive après un tunnel constitué par les interminables actualités et le documentaire. Bref, l’usage est réglé, dirigé – et il l’est d’une manière telle que le spectateur allemand de 1941 n’a pas le choix13. C’est pour cela que l’usage du Juif Süss, dont le jeune critique Michelangelo Antonioni fait par ailleurs l’apologie quand il est distribué en Italie14, n’est pas susceptible au moment où il sort en Allemagne du même usage qu’un women’s film aux États-Unis dans les années trente, où l’espace du débat démocratique autorise la multiplicité des usages. Voilà pourquoi ce que dit Schulte-Sasse sur une possible lecture against the grain du film par un Allemand de 1941 ne nous paraît pas légitime, alors que la lecture transgressive des women’s films (voir Stella Dallas) par les auteures des gender studies pouvait tout à fait être celle d’une spectatrice américaine des années trente (et surtout dans un cinéma où la censure, puisqu’elle est autocensure, est faite pour être transgressée). Comme le dit Julian Petley dans sa recension de l’ouvrage, Le Juif Süss

peut certes être lu comme un film anti-antisémite, mais par quel spectateur15 ? Certainement pas, à notre sens, par le spectateur allemand de 1941. Indépendamment de la légitimité de notre réfutation, qui repose, tout comme la lecture de Schulte-Sasse, sur une conception, non seulement du cinéma nazi, mais de l’Allemagne nazie en général (y a-t-il une forme de résistance de la société à l’État nazi16 ?), on voit bien en tout cas que l’horizon d’un tel débat est bien un horizon scientifique qui n’autorise pas n’importe quel discours et qui suppose qu’on exhibe des raisons et qu’on produise des analyses en examinant un contexte qui limite les interprétations. D’où la différence entre le jeu de langage de notre amie imaginaire Linda et celui de Schulte-Sasse. Lorsqu’on passe de celui-ci à celui-là, on passe précisément de l’usage de l’historien à un autre usage, qui n’est plus soumis aux règles scientifiques du discours historique. Ce n’est donc pas qu’en soi le film est comme un texte (chose en soi) qui autorise ou interdit certaines interprétations, comme s’il portait en lui-même un sens. C’est plutôt que je ne peux pas, à titre d’historien, ne pas présupposer ce sens que j’infère à partir d’un contexte qui révèle ce qu’on pourrait appeler l’« intention auteuriale », à titre de signification ou de vérité du film. Cette présupposition rassemble une « communauté interprétative » (pour employer l’expression de Stanley Fish17) et fonde un certain jeu de langage qu’on appelle le discours historique (et cela indépendamment ensuite des autres présupposés qui spécifient des types d’appréhension de l’histoire au sein de la science historique). La thèse d’un texte qui contraint la lecture, qu’on trouve autant chez Burch et Sellier que chez des esthéticiens de la réception (Jauss et Iser) ou des sociologues de la réception (Ethis), implique qu’on pense l’usage en général

par rapport à un usage particulier, à savoir le discours scientifique. Conséquemment, on réduit l’usage à « l’expertise spectatorielle18 », pour reprendre une formule qu’on trouve chez tous ces théoriciens de l’usage. À notre sens, cette thèse manque l’usage, parce qu’elle le pense du point de vue théorique, le réduisant à un discours susceptible d’être vrai ou faux. Le propre de l’usage, c’est qu’il transforme complètement le sens du film à l’aune des présupposés en fonction desquels il le lit. C’est l’attitude des aficionados du cinéma d’horreur qui, vingt après, fait de L’Exorciste un film comique, ou bien celle des jeunes contestataires des années soixante-dix qui sort de l’oubli Reefer Madness (L. J. Gasnier, 1936), dénonciation ringarde des effets du cannabis, pour en faire le contraire et ériger le film en hymne pour sa légalisation19. L’usage, donc, peut totalement déformer le sens intentionnel du film, dans la manière dont il le récupère.

Figure 22. Reefer Madness, film édifiant oublié qui dénonçait les effets du cannabis, a été ressuscité dans les années soixante-dix par une génération qui en a fait le contraire de ce qu’il prétendait être : un hymne à la gloire du cannabis et un manifeste pour sa légalisation.

La force de l’usage, c’est le caractère non anticipable et incontrôlable de

toute transgression, de toute rébellion ou encore de toute subversion. Le changement d’usage, c’est l’arme de la résistance face à la norme que la société propose – mais dans une société qui, précisément, tolère la transgression de la norme. L’usage, c’est ce qui liquéfie le texte, ce qui le retourne et le détourne – conférant ainsi la plus grande profondeur aux films apparemment peu sérieux (ce que font les gender studies avec Ed Wood peut aussi être fait avec John Waters ou Philippe Clair), ou bien dynamitant ce qui se prétend le plus sérieux par la parodie (qu’on voie aussi à ce propos les films qui font un tel usage d’autres films : par exemple la série des Scary Movies). Guy Debord et Gil J. Wolman écrivaient à propos du détournement en 1956 : « L’idée-limite est que n’importe quel signe, n’importe quel vocable, est susceptible d’être converti en autre chose, voire en son contraire. Les insurgés royalistes de la Vendée, parce qu’affublés de l’immonde effigie du cœur de Jésus, s’appelaient l’Armée Rouge. Dans le domaine pourtant limité de la politique, cette expression a été complètement détournée en un siècle20 ». Il faut revenir sur ce qui, pour d’aucuns, pourrait constituer le grand danger de la thèse que nous défendons ici. S’il y a une diversité ouverte des usages d’un film, n’aboutit-on pas à un grand relativisme où tout se vaut ? C’est en effet le cas, puisque tous les usages sont possibles, sans qu’on puisse établir entre eux une hiérarchie d’un point de vue esthétique, et que, de surcroît, tous les films se valent, au sens où tous doivent pouvoir trouver un usage, sans qu’on puisse derechef établir une hiérarchie. L’hypothèse de l’usage refuse en effet l’idéologie du « bon goût », corrélative de la hiérarchie des films. Néanmoins, si elle refuse la thèse qui

fait valoir un type d’appréciation contre les autres (la « cinéphilie » selon de Baecque), elle n’en propose pas moins une position axiologique, mais tolérante et ouverte, qui est en somme une méta-position, puisqu’elle pense les appréciations comme usage. Ce qui veut dire qu’il faut entendre la « cinéphilie » telle que la conçoit de Baecque comme un usage, certes intolérant, mais un usage tout de même et, à ce titre légitime. Nous avons souligné que notre position est une position sociale. Reconnaître que tous les films valent, dès qu’on en a un usage, c’est, à notre sens, reconnaître le caractère démocratique (au sens grec) de l’appréciation, c’est-à-dire assumer le fait qu’il n’y a pas de normes universelles ni même générales de l’appréciation et que, corrélativement, il n’y a pas de « bons » ou « beaux » films à côté de « mauvais » films. La question n’est pas celle de savoir si la position à laquelle nous nous rallions sombre dans le relativisme (terme lourd de sens, qui présuppose déjà une définition élitiste de la cinéphilie). Elle est celle de savoir qui veut à tout prix trouver des normes universelles, qui prétend à cet universel et à une hiérarchisation des films, et pourquoi. La « cinéphilie » à la de Baecque n’est pas une proposition esthétique, mais politique et sociale, dans laquelle s’exprime un intérêt particulier, celui d’assurer et de légitimer sa propre place dans la Cité. Du point de vue social, elle est un discours de classe. Du point de vue politique, elle présente un autre visage de la démocratie, qui n’a rien à voir avec ce que signifie véritablement ce mot. Non plus celui qui reconnaît à chacun son droit d’aimer et d’user, de prendre les films et d’en faire quelque chose, mais celui qui veut confisquer la légitimité de l’usage et, brandissant son statut d’expert, réduire au silence le peuple, animal et inculte, en un mot indigne, parce qu’incapable de réfléchir son goût. C’est une forme de violence, et à notre sens la violence la pire, parce qu’elle se dissimule sous l’apparence du logos.

1 L. Wittgenstein, Leçons sur l’esthétique, 12, in Leçons et conversations, trad. fr. J. Fauve, Paris, Gallimard, Folio essais, 1992, p. 21-22. 2 Nous renvoyons sur ce point à nos travaux sur la musique, principalement Qu’est-ce que la musique ?, Paris, Vrin, 2005, ou bien L’Esthétique musicale de Nietzsche, op. cit., où nous soutenions la position précisément critiquée ici. 3 M. Proust, Du côté de chez Swann, À la recherche du temps perdu, op. cit., vol. 1, p. 91. 4 Ibid. 5 Ibid., p. 189. 6 M. Ferro, Cinéma et histoire, Paris, Denoël, Bibliothèque Médiations, 1977, p. 86. 7 Voir notre essai, Le Mal dans le cinéma allemand, op. cit., chap. 3. 8 Voir notre essai, Le Mal dans le cinéma allemand, op. cit., chap. 4. 9 Contra N. Burch, Pour un observateur lointain. Forme et signification dans le cinéma japonais, trad. fr. J. Queval, Paris, Gallimard/Les cahiers du cinéma, 1982, p. 104. 10 Entretien avec G. Sellier et N. Burch (« Impératif de contextualisation et analyse filmique »), in Champs de l’audiovisuel no 15 (janvier 2001) : « Loin de Paris, cinémas et sociétés : textes et contextes », p. 12. 11 F. Nietzsche, Par delà bien et mal, § 22.

12 Voir L. Schulte-Sasse, Entertaining the Third Reich. Illusions of Wholeness in Nazi Cinema, Durham, Duke University Press, 1996, 1re partie, chap. 2. Voir également notre analyse dans Le Mal dans le cinéma allemand, op. cit., chap. 3. 13 Ainsi, c’est le même fondu enchainé qu’on trouve dans Le Juif errant (F. Hippler, 1940), strict contemporain du Juif Suss relevant de la même stratégie que Le Juif Suss et apportant un complément, puisque Le Juif errant se donne comme un « documentaire » (sic). Les deux fondus enchaînés du Juif Suss ont donc explicitement le sens d’un voilement/dévoilement. 14 E. Traverso, « La Shoah, une histoire générale », La Quinzaine littéraire, 1er-15 mars 2008. 15 J. Petley, Compte-rendu de L. Schulte-Sasse, Entertaining the Third Reich, Screen, vol. 38, no 3 (automne 1997), p. 287-295. 16 Voir notre Mal dans le cinéma allemand, op. cit., chap. 3. 17 S. Fish, Quand lire c’est faire, trad. fr. E. Dobenesque, Paris, Les Prairies ordinaires, 2007. 18 Voir J.M. Leveratto, La Mesure de l’art. Sociologie de la qualité artistique, Paris, La Dispute, 2000 ; E. Ethis, Pour une po(i)étique du questionnaire en sociologie de la culture, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 103 ; N. Burch et G. Sellier, Le Cinéma au prisme des rapports de sexe, Paris, Vrin, 2009, p. 14, 70 ; etc. 19 Voir T. Rosenberg, Join the Club : How Peer Pressure Can Transform the World, New York, Norton, 2011, chap. 3.

20 G. E. Debord et G. Wolman, « Mode d’emploi du détournement », Les Lèvres nues (mai 1956). BIBLIOGRAPHIE

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39 marches (Les) (The 39 Steps), A. Hitchcock, 1935 1, 2, 3

A Âge d’or (L’), L. Bunuel 1 Amants du Capricorne (Les) (Under Capricorn), A. Hitchcock 1, 2, 3 American Graffiti, G. Lucas 1

Année dernière à Marienbad (L’), A. Resnais 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10 Appréciation 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18 Assassinat du duc de Guise (L’), Le Bargy et Calmette 1, 2, 3, 4 À travers le miroir (Såsom i en spegel), I. Bergman 1 Attente 1, 2, 3, 4, 5 Attente : horizon d’attente 1 Aurélia Steiner, M. Duras 1 Aviator, M. Scorcese 1 Axiologie 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7

B Ballet mécanique, F. Léger 1 Bambi meets Godzilla, M. Nevland 1 Batman Returns, T. Burton 1, 2 Beau 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13 Beetlejuice, T. Burton 1, 2, 3 Bienvenue chez les Ch’tis, D. Boon 1 Big Broadcast of 1938 (The), M. Leisen, 1938 1, 2

Bon film 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14 Boulevard de la mort (Death Proof), Q. Tarantino 1 Brigadoon, V. Minelli 1

C Casablanca, M. Curtiz 1 Catégorie 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20 Certaines chattes n’aiment pas le mou, J.-P. Fougea 1 Chanteur de Jazz (Le) (The Jazz Singer), A. Crosland 1 Charme discret de la bourgeoisie (Le), L. Bunuel 1 Cible humaine (La) (The Gunfighter), H. King 1 Cinématique 1, 2, 3, 4, 5, 6 Cinéphilie 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8 Cinétique 1, 2, 3 Citizen Kane, O. Welles 1 Classe 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12 Cohérence 1, 2, 3, 4 Communiants (Les) (Nattvardsgästerna), I. Bergman 1

Contenu 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8 Corde (La) (The Rope), A. Hitchcock 1 Cris et chuchotements (Viskningar och rop), I. Bergman 1 Critique sociale 1, 2, 3, 4 Cuirassé Potemkine (Le) (Броненосец Потёмкин), S. M. Eisenstein 1

D Démocratie 1, 2, 3 Dernière maison sur la gauche (La) (The Last House on the Left), W. Craven 1 Dernier Samouraï (Le) (The Last Samurai), E. Zwick 1 Différent des autres (Anders als die Anderen), R. Oswald 1, 2 Dossier noir (Le), A. Cayatte 1

E Ed Wood, T. Burton 1, 2, 3 Enfer est à lui (L’) (White Heat), R. Walsh 1 Ennemi public (L’) (The Public Enemy), W. W. Wellman 1, 2 Esthétique 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10

Et Dieu créa la femme, R. Vadim 1 Étudiant de Prague (L’) (Der Student von Prag), Stellan Rye et Paul Wegener 1, 2, 3, 4, 5 Evaluation 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24 Exorciste (L’) (The Exorcist), W. Friedkin 1, 2 Expert 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9 Expertise 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14

F Fan, 133 Fast, Cheap & Out of Control, E. Morris 1 Féline (La), J. Tourneur 1 Femme de nulle part (La), L. Delluc 1 Femmes marquées (Marked Women), L. Bacon 1, 2, 3, 4, 5 Fiancée de Frankenstein (La) (The Bride of Frankenstein), J. Whale 1 Flash-back 1, 2 Flash-forward 1, 2 Fondu au noir (Fade to black), V. Zimmerman 1, 2

Formalisme (esthétique formaliste) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17 Forme 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10 Frankenstein, J. Whale 1, 2 Führer en folie (Le), P. Clair 1, 2, 3 Fureur de vaincre (La) (Jing wu men), L. Wei 1

G Garçonnière (La) (The Appartment), B. Wilder 1 Génération Scarface, S. Bergère et N. Lesoult 1, 2, 3, 4 Genre cinématographique 1, 2, 3, 4, 5, 6 Genre sexuel 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7 Glen ou Glenda (Glen or Glenda), E. Wood 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10 Golem (Le) (Der Golem), P. Boese et P. Wegener 1 Goût 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15 Goût :bon goût 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7 Grande java (La), P. Clair 1 Guépard (Le) (Il Gattopardo), L. Visconti 1

H Hallelujah, K. Vidor 1 Halloween, J. Carpenter 1, 2 Homme de l’intérieur (L’) (The Inside Man), S. Lee 1, 2, 3, 4 Homme qui ment (L’), A. Robbe-Grillet 1 Hommes préfèrent les blondes (Les) (Gentlemen Prefer Blondes), H. Hawks 1, 2, 3 Horizons sans frontières (The Sundowners), F. Zinnemann 1

I Immortelle (L’), A. Robbe-Grillet 1 India Song, M. Duras 1, 2, 3, 4, 5 Inglourious Basterds, Q. Tarantino 1 Interprétation 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12

J Je t’aime je t’aime, A. Resnais 1 Jeu de langage 1, 2, 3, 4 Jeu de lumière – opus no 1 (Lichtspiel – opus no 1), W. Ruttmann, 1921 1

Jeune hitlérien Quex (Le) (Hitlerjunge Quex), H. Steinhoff 1 Journal d’une fille perdue (Le) (Tagebuch einer Verlorenen), G. W. Pabst 1, 2 Jugement de goût 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12 Juif Süss (Le) (Jud Süss), V. Harlan 1, 2, 3, 4, 5 Justice est faite, A. Cayatte 1

K Kolberg, V. Harlan 1

L Le Magicien d’Oz (The Wizard of Oz), V. Fleming 1 Limier (Le) (Sleuth), J. L. Mankiewicz 1 Liste de Schindler (La) (Schindler’s List), S. Spielberg 1, 2, 3 Lizzies of the Field, D. Lord 1 Loi du silence (La) (I Confess), A. Hitchcock 1, 2 Lola Montès, M. Ophuls 1, 2, 3 Loulou (Die Büchse der Pandora), G. W. Pabst 1 Ludwig, L. Visconti 1, 2, 3, 4, 5

M Main au collet (La) (To Catch A Thief), A. Hitchcock 1 Maladie héréditaire (Erbkrank), H. Gerdes 1 Malédiction des Pharaons (La) (The Mumy), T. Fisher 1 Maris et femmes (Husbands and wives), W. Allen 1 Marnie, A. Hitchcock 1 Moise et Aaron, J. M. Straub et D. Huillet 1 Montage 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10 Moonraker, L. Gilbert 1 Mort aux trousses (La) (North by Northwest), A. Hitchcock 1, 2, 3, 4 Mort à Venise (Morte a Venezia), L. Visconti 1, 2, 3 Mort de la Malibran (La) (Der Tod der Maria Malibran), W. Schroeter 1 Musique 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29

N Napoléon, A. Gance 1 Narration érotétique 1, 2, 3, 4

Nathalie Granger, M. Duras 1 Ne vous retournez pas (Don’t Look Now), N. Roeg 1, 2, 3 Nosferatu, F. W. Murnau 1, 2, 3, 4, 5 Nuits de la pleine lune (Les), E. Rohmer 1

O On connaît la chanson, A. Resnais 1 Orgueilleux (Les), Y. Allégret 1, 2, 3

P Pather Panchali, S. Ray 1, 2, 3, 4 Philosophie analytique 1, 2, 3 Philosophie de l’art 1, 2, 3 Photogénie 1, 2, 3, 4, 5 Photogénie mécanique, J. Grémillon 1 Pierrot le fou, J. L. Godard 1 Plaisir 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19 Planète terreur (Planet Terror), R. Rodriguez 1

Plan séquence 1, 2, 3, 4, 5, 6 Politique (et social) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20 Port de la drogue (Le) (Pickup on South Street), S. Fuller 1 Portier de nuit (Il Portiere di notte), L. Cavani 1 Processus cognitifs 1, 2, 3 Psychose, A. Hitchcock 1, 2

R Race (au sens de la philosophie sociale) 1, 2, 3, 4, 5 Réalisme 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7 Réception 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12 Reefer Madness, L. J. Gasnier 1 Règlement de comptes (The Big Heat), F. Lang 1, 2 Rio Bravo, H. Hawks 1 Rite (Le) (Riten), I. Bergman 1 Rocky Horror Picture Show (The), J. Sharman 1 Rodriguez au pays des merguez, P. Clair 1

Roi des roses (Le) (Der Rosenkönig), W. Schroeter 1 Ruée vers l’or (La) (Gold Rush), C. Chaplin 1, 2, 3 Rue sans joie (La) (Die freudlose Gasse), G. W. Pabst 1 Rythme 21 (Rhythmus 21), H. Richter, 1923 1

S SA Brand (SA Mann Brand), F. Seitz 1 Sailor et Lula, D. Lynch 1 Salo, P. P. Pasolini 1 Scarface, B. de Palma 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15 Sensible 1, 2, 3 Sentiment 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8 Sergent noir (Le) (Sergeant Rutledge), J. Ford 1 Shoah, J. Lanzmann 1, 2, 3, 4, 5 Singulier 1, 2, 3, 4, 5, 6 Si Versailles m’était conté, S. Guitry, 57 1, 2 Social (et politique) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16 Sonate d’automne (Höstsonaten), I. Bergman 1

Son nom de Venise dans Calcutta désert, M. Duras 1 Source (La) (Jungfrukällan), I. Bergman 1 Spécialiste 1, 2, 3, 4, 5, 6 Stella Dallas, K. Vidor 1, 2, 3, 4, 5, 6 Symphonie diagonale, V. Eggeling, 1923 1924 1

T Tais-toi quand tu parles, P. Clair 1 Tarzan, W.S. Van Dyke 1, 2 Terre brûlée (No Blade of Grass), C. Wilde 1 Thé et sympathie (Tea and Sympathy), V. Minelli 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9 Tokyo Story (東京物語), Y. Ozu 1, 2 Tombe les filles et tais-toi (Play It Again, Sam), H. Ross 1, 2 Trans-Europ-Express, A. Robbe-Grillet 1

U Un condamné à mort s’est échappé, R. Bresson 1 Une femme disparaît (A Lady Wanishes), A. Hitchcock 1

Un homme veut se rendre en Allemagne (Ein Mann will nach Deutschland), P. Wegener 1 Universel 1, 2, 3, 4 Usage 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24

V Valeur 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20 Vertigo, A. Hitchcock 1 Vie est un combat (La) (Alles Leben ist Kampf), H. Gerdes 1 Vieux fusil (Le), R. Enrico 1 Voleur de bicyclette (Le) (Ladri di biciclette), V. de Sica 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8 Vraisemblance 1, 2

W Wall Street, O. Stone 1 Dans la même collection :