La révolution inachevée d'Einstein: Au-delà du quantique 2100795538, 9782100795536

La 4e de couverture indique : "La physique quantique est l'enfant chéri de la science moderne. Elle nous perme

265 56 5MB

French Pages 304 [322] Year 2019

Report DMCA / Copyright

DOWNLOAD FILE

Polecaj historie

La révolution inachevée d'Einstein: Au-delà du quantique
 2100795538, 9782100795536

Table of contents :
Revolution0001
Revolution0002
Revolution0003
Revolution0004
Revolution0005
Revolution0006
Revolution0007
Revolution0008
Revolution0009
Revolution0010
Revolution0011
Revolution0012
Revolution0013
Revolution0014
Revolution0015
Revolution0016
Revolution0017
Revolution0018
Revolution0019
Revolution0020
Revolution0021
Revolution0022
Revolution0023
Revolution0024
Revolution0025
Revolution0026
Revolution0027
Revolution0028
Revolution0029
Revolution0030
Revolution0031
Revolution0032
Revolution0033
Revolution0034
Revolution0035
Revolution0036
Revolution0037
Revolution0038
Revolution0039
Revolution0040
Revolution0041
Revolution0042
Revolution0043
Revolution0044
Revolution0045
Revolution0046
Revolution0047
Revolution0048
Revolution0049
Revolution0050
Revolution0051
Revolution0052
Revolution0053
Revolution0054
Revolution0055
Revolution0056
Revolution0057
Revolution0058
Revolution0059
Revolution0060
Revolution0061
Revolution0062
Revolution0063
Revolution0064
Revolution0065
Revolution0066
Revolution0067
Revolution0068
Revolution0069
Revolution0070
Revolution0071
Revolution0072
Revolution0073
Revolution0074
Revolution0075
Revolution0076
Revolution0077
Revolution0078
Revolution0079
Revolution0080
Revolution0081
Revolution0082
Revolution0083
Revolution0084
Revolution0085
Revolution0086
Revolution0087
Revolution0088
Revolution0089
Revolution0090
Revolution0091
Revolution0092
Revolution0093
Revolution0094
Revolution0095
Revolution0096
Revolution0097
Revolution0098
Revolution0099
Revolution0100
Revolution0101
Revolution0102
Revolution0103
Revolution0104
Revolution0105
Revolution0106
Revolution0107
Revolution0108
Revolution0109
Revolution0110
Revolution0111
Revolution0112
Revolution0113
Revolution0114
Revolution0115
Revolution0116
Revolution0117
Revolution0118
Revolution0119
Revolution0120
Revolution0121
Revolution0122
Revolution0123
Revolution0124
Revolution0125
Revolution0126
Revolution0127
Revolution0128
Revolution0129
Revolution0130
Revolution0131
Revolution0132
Revolution0133
Revolution0134
Revolution0135
Revolution0136
Revolution0137
Revolution0138
Revolution0139
Revolution0140
Revolution0141
Revolution0142
Revolution0143
Revolution0144
Revolution0145
Revolution0146
Revolution0147
Revolution0148
Revolution0149
Revolution0150
Revolution0151
Revolution0152
Revolution0153
Revolution0154
Revolution0155
Revolution0156
Revolution0157
Revolution0158
Revolution0159
Revolution0160
Revolution0161
Revolution0162
Revolution0163
Revolution0164
Revolution0165
Revolution0166
Revolution0167
Revolution0168
Revolution0169
Revolution0170
Revolution0171
Revolution0172
Revolution0173
Revolution0174
Revolution0175
Revolution0176
Revolution0177
Revolution0178
Revolution0179
Revolution0180
Revolution0181
Revolution0182
Revolution0183
Revolution0184
Revolution0185
Revolution0186
Revolution0187
Revolution0188
Revolution0189
Revolution0190
Revolution0191
Revolution0192
Revolution0193
Revolution0194
Revolution0195
Revolution0196
Revolution0197
Revolution0198
Revolution0199
Revolution0200
Revolution0201
Revolution0202
Revolution0203
Revolution0204
Revolution0205
Revolution0206
Revolution0207
Revolution0208
Revolution0209
Revolution0210
Revolution0211
Revolution0212
Revolution0213
Revolution0214
Revolution0215
Revolution0216
Revolution0217
Revolution0218
Revolution0219
Revolution0220
Revolution0221
Revolution0222
Revolution0223
Revolution0224
Revolution0225
Revolution0226
Revolution0227
Revolution0228
Revolution0229
Revolution0230
Revolution0231
Revolution0232
Revolution0233
Revolution0234
Revolution0235
Revolution0236
Revolution0237
Revolution0238
Revolution0239
Revolution0240
Revolution0241
Revolution0242
Revolution0243
Revolution0244
Revolution0245
Revolution0246
Revolution0247
Revolution0248
Revolution0249
Revolution0250
Revolution0251
Revolution0252
Revolution0253
Revolution0254
Revolution0255
Revolution0256
Revolution0257
Revolution0258
Revolution0259
Revolution0260
Revolution0261
Revolution0262
Revolution0263
Revolution0264
Revolution0265
Revolution0266
Revolution0267
Revolution0268
Revolution0269
Revolution0270
Revolution0271
Revolution0272
Revolution0273
Revolution0274
Revolution0275
Revolution0276
Revolution0277
Revolution0278
Revolution0279
Revolution0280
Revolution0281
Revolution0282
Revolution0283
Revolution0284
Revolution0285
Revolution0286
Revolution0287
Revolution0288
Revolution0289
Revolution0290
Revolution0291
Revolution0292
Revolution0293
Revolution0294
Revolution0295
Revolution0296
Revolution0297
Revolution0298
Revolution0299
Revolution0300
Revolution0301
Revolution0302
Revolution0303
Revolution0304
Revolution0305
Revolution0306
Revolution0307
Revolution0308
Revolution0309
Revolution0310
Revolution0311
Revolution0312
Revolution0313
Revolution0314
Revolution0315
Revolution0316
Revolution0317
Revolution0318
Revolution0319
Revolution0320
Revolution0321
Revolution0322

Citation preview

La révolution inachevée d'Einstein

La révolution inachevée d'Einstein

Lee Smolin

La révolution inachevée d'Einstein Au-delà du quantique

Traduit de l'anglais (États-Unis) par Marc Lachièze-Rey

ounoo

Originally published as: "Einstein's Unfinished Revolution: the search for what lies beyond the quantum". Copyright© 2019 by Spin Networks, Ltd.All rights reserved.

Cet ouvrage a été publié sous le titre original: « Einstein's Unfinished Revolution:the search forwhat lies

beyond the quantum ». Copyright© 2019 by Spin Networks, Ltd. Tous droits réservés.

Illustration de couvenure: Delphine Dupuy Illustrations intérieures: Kaéa Bradonjié

© Dunod, 2019 pour la traduction française 11 rue Paul Ben, 92240 Malakoff www.dunod.com ISBN 978-2-10-079553-6

Le Code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L. 122-5, 2° et 3° a), d'une part, que les «copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective» et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, « toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » jart. L. 1224). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Pour Dina et Kai

« Tout ce qu'un musicien peut faire, c'est de se rapprocher des sources de la nature, et sentir ainsi qu'il communie avec les lois naturelles. »

John Coltrane «je peux dire sans risque de me tromper que personne ne comprend la mécanique quantique. »

Richard Feynman

Prologue Les êtres humains ont toujours eu du mal à distinguer réalité et fantaisie. Nous inventons des histoires pour expliquer le monde, et comme nous sommes de bons conteurs, nous finissons par nous laisser influencer par elles, et par confondre nos représentations du monde avec le monde lui-même. Cette confusion afflige autant les scientifiques que les profanes; en fait, elle nous touche même davantage, tant les histoires que nous avons dans nos besaces sont puissantes. Nous approfondissons notre compréhension du monde naturel en considérant des phénomènes de plus en plus petits et de plus en plus élémentaires. Mais ce sont nos succès mêmes qui nous empêchent de progresser davantage. Tout en conservant notre confiance - certes justifiée - dans le pouvoir de nos connaissances établies, nous devons garder une conscience aiguë du caractère hypothétique de nos conjectures, même les plus probables. Sans cet équilibre, l'enlisement nous guette. La leçon est difficile à apprendre : nos sensations sont en partie causées par la réalité, mais entièrement construites par notre cerveau, qui nous présente le monde sous une apparence qui nous permet de nous frayer un chemin dans la nature. Mais c'est au-delà de ces sensations que plane la nature elle-même, fondamentalement mystérieuse, à la limite de nos possibilités de connaissance. Nous n'avons pas, à ce jour, identifié les caractéristiques les plus importantes de la nature. Les faits généraux les plus simples que nous connaissons à son propos résultent de siècles d'efforts intenses effectués par les chercheurs et les scientifiques : par exemple le fait que la matière est constituée d'atomes, ou que la Terre est une coquille sphérique de roches entourant un noyau en fusion, enveloppée dans une atmosphère mince, en orbite dans le vide autour d'un réacteur thermonucléaire

La révolution inachevée d'Einstein

naturel. Chacun de ces faits est d'abord apparu comme une idée presque folle, en conflit avec d'autres hypothèses beaucoup plus évidentes et raisonnables, mais pourtant fausses. Avoir un esprit scientifique, c'est d'abord respecter les faits consensuels qui résultent de générations de résolutions de conflits, mais c'est aussi être attentif à ce qui demeure inconnu. Il est indispensable de rester humble et de garder à l'esprit la notion d'un mystère essentiel du monde. Plus nous les examinons de près, plus les aspects connus deviennent mystérieux : plus on en sait, plus c'est étrange. Rien, dans la nature, n'est suffisamment ordinaire pour que sa contemplation ne puisse conduire vers un sentiment d'émerveillement et de gratitude de faire partie de tout cela. Ce matin de printemps, l'air qui passe par la fenêtre ouverte amène les odeurs fraîches du jardin. Par quel miracle cela se produit-il ? Comment les molécules sont-elles transportées par la brise, et transformées par notre odorat en cet heureux parfum ? Nous voyons des couleurs éclatantes, et nous nous rappelons l'histoire qui raconte comment les différentes longueurs d'onde de la lumière excitent différents neurones. Mais comment les sensations de rouge ou de bleu peuvent-elles être causées par l'excitation de différents neurones ? De quelle sorte sont ces sensations, les qualia comme les appellent les philosophes ? En quoi les sensations d'odeurs diffèrent-elles des sensations des couleurs ? Et pourquoi cette diversité de stimuli, si toutes se résument à des impulsions électriques entre neurones ? Quel est le moi qui se réveille le matin? Et quel est l'univers qui m'entoure quand j'ouvre les yeux ? Les faits les plus simples de notre existence et de notre relation au monde restent des mystères. Passons de la difficile question de la conscience à des questions plus simples. En tant que scientifique, je crois que c'est la meilleure façon d'aboutir quelque part. Je commencerai par une question très simple : qu'est-ce que la matière? J'attrape un caillou que mon fils a laissé sur la table. Son poids et sa forme s'insèrent confortablement dans ma main - sûrement une sensation très ancienne. Mais qu'est-ce qu'un caillou? Nous connaissons l'apparence qu'il nous présente. Mais celle-ci relève de nous-même qui l'observons, au moins autant que de lui en propre.

2

Prologue

Cette apparence, les sensations qu'il nous fait ressentir, fournissent peu d'indications sur ce qui constitue son essence profonde, sa qualité d'« être un caillou ». Nous savons que la plus grande partie du volume qu'il occupe est en fait un espace vide, dans lequel sont disposés des atomes. Sa solidité, sa dureté ne sont des constructions de notre esprit qui intègre nos perceptions sur des échelles bien supérieures à celle des atomes. La matière se présente sous de nombreuses formes. Certaines d'entre elles - la roche, la matière organique dont sont tissées nos couvertures, draps et vêtements ... - apparaissent complexes. Concentronsnous d'abord sur une forme plus simple : l'eau dans notre verre. Qu'est-ce que c'est? À nos yeux et au toucher, l'eau apparaît lisse, continue. Il y a un peu plus d'un siècle, les physiciens pensaient encore que la matière était entièrement continue. Au début du rr siècle, Albert Einstein a montré que c'était faux : l'eau est constituée de myriades d'atomes, organisés en triolets, liés entre eux sous forme de molécules (dont chacune comporte deux atomes d'hydrogène et un atome d'oxygène). Oui, mais qu'est-ce qu'un atome? Moins d'une décennie après Einstein, les physiciens ont compris que chaque atome ressemble à un petit système solaire, avec un noyau au centre à la place du Soleil, et des planètes représentées par des électrons. Tout va bien encore, mais qu'est-ce qu'un électron ? Nous savons que les électrons se présentent en unités discrètes. Chacune, appelée précisément électron, porte une certaine quantité de masse et de charge; un électron peut avoir un emplacement dans l'espace. Il peut également bouger : on le regarde une fois, il est ici ; on le regarde à nouveau, il est là ... Mais au-delà de ces attributs, il n'est pas facile de donner une image claire de ce qu'est vraiment un électron. Ce problème occupera une place importante dans ce livre. C'est la branche de la science appelée physique quantique qui nous fournit la meilleure compréhension de ce que sont les roches, l'eau, les molécules, les atomes et les électrons. Mais c'est un royaume plein de paradoxes et de mystères. La physique quantique décrit un monde dans lequel rien n'a d'existence stable : un atome ou un électron peuvent apparaître comme une onde ou comme une particule selon la façon

3

La révolution inachevée d'Einstein

dont on les regarde ; un chat pourrait être à la fois vivant et mort. C'est sans doute une bonne chose pour la culture populaire, qui a fait de « quantique » un terme à la mode pour désigner ce qui bizarre, mystérieux. Mais c'est terrible pour ceux d'entre nous qui veulent comprendre le monde dans lequel nous vivons, car il ne semble pas y avoir de réponse facile à la simple question: «Qu'est-ce qu'un caillou?» Dans le premier quart du rr siècle, une théorie appelée mécanique quantique a été développée. Depuis ses débuts, elle a été l'enfant chéri de la science. C'est la base de notre compréhension des atomes, du rayonnement et de tant d'autres choses, des particules élémentaires aux forces fondamentales, en passant par le comportement des matériaux. Mais c'est aussi, depuis longtemps, un enfant turbulent. Dès l' origine, ses inventeurs ont été profondément divisés sur ce qu'il fallait en faire. Certains ont ressenti un choc et des appréhensions, voire de l'indignation. D'autres ont déclaré qu'il s'agissait d'un nouveau type de science révolutionnaire qui brisait les hypothèses métaphysiques sur la nature et sur nos relations avec elle ; des hypothèses que les générations précédentes avaient jugées essentielles pour le succès de la science. J'espère que les chapitres suivants vous convaincront que les problèmes conceptuels et les désaccords enflammés qui ont caractérisé la physique quantique depuis sa création ne sont pas résolus, et qu'ils ne peuvent l'être pour la simple raison que la théorie n'est pas la bonne. Elle fonctionne extrêmement bien, mais elle est incomplète. Si nous voulons des réponses simples à nos questions simples sur ce que sont les roches, nous devons dépasser la mécanique quantique pour décrire un monde qui ait un sens à l'échelle atomique. Cette tâche pourrait sembler extrêmement difficile s'il n'était un aspect presque oublié et longtemps ignoré de l'histoire de la mécanique quantique. Depuis les balbutiements de l'ère quantique, dans les années 1920, il existe une version alternative de la physique quantique qui a du sens, une obscure théorie qui résout les paradoxes et les mystères apparents du domaine quantique. Le scandale - je crois ce terme justifié - est que cette forme alternative de théorie quantique est rarement enseignée et rarement mentionnée, que ce soit dans les manuels scolaires pour les physiciens en herbe ou dans la vulgarisation à destination des profanes.

4

Prologue

Il existe aujourd'hui plusieurs formulations alternatives de la physique quantique qui ont un sens cohérent. Le défi consiste à s'appuyer sur elles pour trouver la bonne façon de comprendre la physique quantique, celle qui opère dans la nature. Je pense que cela engendrera de vastes répercussions, car cette nouvelle forme de physique quantique devrait résoudre bon nombre des problèmes de la physique en suspens : des questions comme la gravité quantique ou l'unification des interactions, sur lesquels nous n'avons fait que peu de progrès définitifs. Il me semble que si nous piétinons, c'est parce que, à la base, nous avons une théorie erronée. Les physiciens s'entendent sur les aspects essentiels du monde quantique: atomes et rayonnements se comportent différemment des cailloux ou des chats. Et nous reconnaissons tous que la mécanique quantique permet de prédire certains aspects de leurs comportements. Mais nous divergeons quant à ce que cela signifie de déclarer que notre monde est un monde quantique. Il paraît clair qu'un changement radical dans notre compréhension de la nature est nécessaire, mais nous ne sommes pas d'accord sur la nature de ce changement. Certains prétendent que nous devons abandonner toute image de la réalité et nous contenter d'une théorie qui se borne à décrire la connaissance que nous pouvons acquérir sur le monde. D'autres pensent que notre notion de réalité doit être largement étendue afin de pouvoir embrasser une infinité de réalités parallèles. Mais en fait, aucune de ces hypothèses ne s'impose. Les visions alternatives du monde quantique ne nous obligent pas à renoncer à l'idée que la physique décrit une réalité indépendante de ce que nous en connaissons. Elles n'exigent pas non plus que nous étendions cette réalité au-delà du bon sens: il est possible de conserver l'idée que le monde est unique, et que c'est bien lui que nous voyons lorsque nous regardons autour de nous. Comme je l'expliquerai ici, ce que nous savons de la physique quantique ne menace pas le réalisme de bon sens : la science peut aspirer à donner une image complète du monde naturel tel qu'il est, et ceci même en notre absence. Il apparaît donc à la fois inutile et regrettable que le domaine quantique ait été présenté comme mystérieux et contre-intuitif. Lun des objectifs de ce livre est de présenter aux profanes les théories quantiques alternatives, de lever ainsi le voile du mystère et de présenter

5

La révolution inachevée d'Einstein

le monde quantique d'une manière intuitive et accessible aux nonspécialistes en physique. J'imagine mon lecteur pourvu d'une forte curiosité pour la nature, se tenant au courant de l'actualité scientifique à travers les articles, les blogs et les livres de vulgarisation, mais sans formation en mathématiques, habituellement considérées comme le langage de la physique. J'utiliserai plutôt des mots et des images pour expliquer les phénomènes de base rencontrés dans le monde quantique, ainsi que les principes que leur étude a inspirés. Après le prologue, trois courts chapitres décrivent les bases élémentaires de la physique quantique ; ils vont nous équiper pour explorer les différents univers conceptuels, correspondant aux différentes formes de théorie quantique qui ont été proposées. Quel est l'enjeu du débat sur la mécanique quantique ? Pourquoi importe-t-il que notre vision fondamentale du monde naturel soit ou non mystérieuse et paradoxale ? Derrière les débats centenaires autour de la mécanique quantique, se cache un désaccord fondamental sur la nature de la réalité ; un désaccord qui, s'il n'est pas résolu, se transforme en un débat sur la nature de la science elle-même. Deux questions sous-tendent les controverses. Tout d'abord, le monde naturel existe-t-il indépendamment de notre esprit ? Plus précisément, la matière possède-t-elle des propriétés en soi, indépendamment de ce que nous pouvons en percevoir et connaître ? Deuxièmement, avons-nous la capacité de comprendre et de décrire ces propriétés ? Pouvons-nous appréhender suffisamment les lois de la nature pour expliquer l'histoire de notre Univers et prédire son avenir? Les réponses à ces deux questions entraînent des implications encore plus larges, à propos de la nature et du but de la science, et de son rôle dans le plus grand projet humain. Elles concernent en effet la frontière entre réalité et fantaisie. Ceux qui répondent « oui » à ces deux questions sont appelés les réalistes. Einstein était réaliste. Je suis aussi réaliste. Nous, les réalistes, croyons qu'il existe un monde réel, dont les propriétés ne dépendent en rien de la connaissance ou de la perception que nous en avons : la nature est telle qu'elle est, même en notre absence. Nous croyons également que le monde peut être compris et décrit avec une précision

6

Prologue

suffisante pour expliquer comment se comporte n'importe quel système dans le monde naturel. Si vous êtes réaliste, vous croyez que la science consiste en la recherche systématique d'une telle explication. Mais c'est une notion naïve de la vérité : les affirmations sur des objets ou des systèmes sont vraies dans la mesure où elles correspondent à des propriétés authentiques de la nature. Si vous répondez « non » à l'une de ces questions ou aux deux, vous êtes un antiréaliste. La plupart des scientifiques sont réalistes à propos des objets du quotidien, à l'échelle humaine : une chose que nous pouvons voir, ramasser, jeter, a des propriétés simples et faciles à comprendre. Elle existe à chaque instant quelque part dans l'espace. Elle se déplace en suivant une trajectoire, de vitesse bien définie (par rapport à quelqu'un qui la décrit). Elle possède une masse, un poids ... Si je dis à mon ami que le carnet rouge qu'il cherche se trouve sur la table, je m'attends à ce que cela soit tout simplement vrai ou faux, indépendamment de nos connaissances ou de nos perceptions. La description de la matière - depuis, disons, l'échelle la plus petite que nous puissions voir à l'œil nu jusqu'à celle des étoiles et des planètes - est appelée physique classique. Elle a été mise au point par Galilée, Kepler, Newton ... Les théories relativistes d'Einstein en constituent le couronnement. Mais à l'échelle des atomes individuels et des particules, il est beaucoup moins facile, et loin d'être évident, d'avoir une vision réaliste de la matière, précisément à cause de la mécanique quantique! Celle-ci constitue actuellement notre meilleure théorie de la nature à l'échelle atomique, mais comme je l'ai mentionné, certaines de ses caractéristiques sont très troublantes. Une opinion très répandue voudrait que ces caractéristiques interdisent une vision réaliste ; qu'elles exigent que nous répondions «non» à l'une ou l'autre des deux questions cidessus; que si la mécanique quantique est bien la description correcte de la nature, cela nous obligerait de renoncer au réalisme. La plupart des physiciens ne sont pas réalistes quand il s'agit d'atomes, de rayonnements et de particules élémentaires. Leur conviction ne résulte pas d'un désir de rejeter le réalisme à cause de positions philosophiques radicales. Mais ils sont convaincus que la mécanique

7

La révolution inachevée d'Einstein

quantique est une théorie correcte, et ils croient, comme on le leur a enseigné, que la mécanique quantique interdit le réalisme. Si cela était vrai, alors être réaliste impliquerait de croire que la mécanique quantique est fausse : son succès ne serait que temporaire; il ne pourrait s'agir d'une description vraiment correcte de la nature à l'échelle atomique. C'est ainsi qu'Einstein a rejeté la mécanique quantique : il n'y voyait rien de plus qu'un expédient temporaire. Comme d'autres réalistes, il jugeait incomplète la description de la nature qu'elle nous fournit, estimant qu'il lui manquait certaines caractéristiques nécessaires à une compréhension complète du monde. Il a imaginé que des « variables cachées », qui compléteraient la description du monde exprimée par la mécanique quantique, pourraient exister. Il pensait que l'inclusion de ces éléments permettrait une description complète, conforme au réalisme. S'il veut adopter un point de vue réaliste, un physicien est ainsi soumis à un impératif primordial : celui de dépasser la mécanique quantique pour découvrir ces caractéristiques manquantes ; et de construire, à partir de là, une véritable théorie des atomes. Ce fut la mission inachevée d'Einstein. Et c'est la mienne. On peut distinguer différents types d' antiréalisme, qui conduisent à des points de vue distincts sur la mécanique quantique. Certains antiréalistes pensent que les propriétés que nous attribuons aux atomes et aux particules élémentaires ne sont pas inhérentes à ces objets : elles seraient seulement créées par les interactions que nous pouvons avoir avec eux ; elles n'existeraient que dès lors que nous les mesurons. Nous les qualifierons d' antiréalistes radicaux. Niels Bohr, le plus influent d'entre eux, fut le premier à appliquer la théorie quantique à l'atome ; puis il devint le leader et le mentor de la nouvelle génération des révolutionnaires quantiques. Son antiréalisme radical a influencé en grande partie la façon dont la théorie quantique a été comprise. D'autres antiréalistes pensent que la science, dans son ensemble, ne parle pas de ce qui est réel dans la nature, mais de notre connaissance du monde. Les propriétés que la physique attribue à un atome ne concerneraient pas cet atome, mais seulement la connaissance que nous en avons. Ils peuvent être appelés épistémologues quantiques.

8

Prologue

Ensuite, les antiréalistes dits opérationnalistes sont agnostiques quant à l'existence ou non d'une réalité fondamentale indépendante de nous. La mécanique quantique, selon eux, n'est en aucun cas liée à la réalité ; il s'agit plutôt d'un ensemble de procédures d'interrogation à propos des atomes. Elle ne peut parler des atomes eux-mêmes, mais seulement de ce qui se passe lorsque les atomes entrent en contact avec les gros appareils que nous utilisons pour les mesurer. Werner Heisenberg, le plus célèbre des protégés de Bohr et un des inventeurs des équations de la théorie quantique, fut au moins en partie un opérationnaliste. Antiréalistes radicaux, épistémologues quantiques et opérationnalistes ont des conceptions distinctes. À l'opposé, nous les réalistes, partageons une perspective commune en nous accordant sur les réponses aux deux questions posées ci-dessus. Nous divergeons cependant sur la façon de répondre à une troisième question : le monde naturel se compose-t-il uniquement des types d'objets que nous discernons lorsque nous regardons autour de nous, et de leurs constituants ? En d'autres termes : ce que nous apercevons autour de nous constitue-t-il la totalité de l'Univers ? Ceux d'entre nous qui répondent par l'affirmative à cette question peuvent être qualifiés de réalistes simples ou naïfs. J'utilise l'adjectif « naïf» pour signifier «sans complication». Pour moi, une vue est naïve si elle n'a pas besoin de justifications sophistiquées ou alambiquées. Et je pense qu'un réalisme naïf est à privilégier dans la mesure du possible. D'autres sont réalistes sans être naïfs dans ce sens. Ils croient en une réalité, mais très différente du monde que nous pouvons percevoir et mesurer. Un exemple de ce point de vue est la théorie des « univers multiples », selon laquelle le monde que nous percevons ne serait qu'un monde parmi une vaste pluralité de mondes parallèles, en constante augmentation. Ses partisans méritent la désignation de réalistes car ils répondent « oui » aux deux premières questions. Mais ils ne le sont à mon avis que dans le sens le plus technique et académique du terme. On pourrait peut-être les appeler des réalistes magiques, car ils croient que ce qui est réel se situe bien au-delà du monde que nous pouvons percevoir. En ce sens, le réalisme magique est presque une forme de

9

La révolution inachevée d'Einstein

mysticisme, car il implique que le vrai monde est totalement en dehors de notre perception. Est-il possible de formuler une théorie réaliste des atomes, au sens le plus général et le plus naïf du terme : qui réponde « oui » aux trois questions ? Oui, et c'est cela que je veux évoquer dans ce livre. Mais cette théorie n'est pas la mécanique quantique ; et si elle est exacte, alors la mécanique quantique ne l'est pas, dans le sens où la description qu'elle donne de la nature serait très incomplète. Lhistoire de la physique est telle que cette approche naïvement réaliste a été mise de côté, tandis que se sont au contraire développées des théories qui exigeaient d'embrasser soit l' antiréalisme, soit le mysticisme. Je terminerai toutefois sur une note d'espoir, en esquissant une façon de progresser vers une vision quantique réaliste de la nature. Tout cela est important, car ce début de xxi• siècle voit la science attaquée, et avec elle la croyance en un monde réel, en un monde au sein duquel un fait est soit vrai soit faux. Et ce n'est pas une vue de l'esprit, car une partie de la société semble effectivement avoir renoncé à toute légitimité de la frontière entre réalité et fantaisie. La science est attaquée par ceux qui trouvent que ses conclusions ne conviennent pas à leurs objectifs politiques et commerciaux. Le changement climatique, par exemple, ne devrait pas être un sujet de débat politique. Il ne relève pas d'une idéologie, mais il concerne la sécurité globale et devrait être traité comme tel. Il s'agit d'un véritable problème, qui nécessite des solutions fondées sur des données probantes. La science est également attaquée par certains fondamentalistes religieux; ceux qui affirment que les textes anciens nous enseignent des vérités immuables de Dieu. Je vois personnellement peu de raisons de conflit entre la plupart des religions et la science. De nombreuses religions acceptent - voire célèbrent - la science comme la voie de la connaissance du monde naturel. Il subsiste suffisamment de mystère au-delà, à propos de l'existence et de la signification du monde, pour que science et religion trouvent des sujets de discussion, même s'ils n'aboutissent pas nécessairement. Une religion ne doit pas chercher à attaquer ou contrer les découvertes scientifiques ; si nous considérons celles-ci comme des connaissances

10

Prologue

établies, c'est parce qu'elles sont étayées par des preuves accablantes, qu'admettent tous ceux qui sont suffisamment instruits pour évaluer leur validité. Et c'est bien le cas de nombreux guides religieux, quelle que soit leur confession. En retour, les scientifiques devraient considérer ces dirigeants éclairés comme des alliés pour bâtir un monde meilleur. Enfin, la science est encore attaquée d'une manière différente par certains universitaires des « sciences humaines » ; ceux qui prétendent que la discipline n'est rien de plus qu'une construction sociale comme les autres, qu'elle se borne à fournir une perspective parmi tout un éventail d'autres tout aussi valables. La science doit répondre clairement et fermement à ces défis. Et dans cette optique, se garder de toute corruption par d'éventuelles aspirations mystiques de ses propres praticiens. Il ne fait aucun doute que la plupart des scientifiques sont parfois motivés par des sentiments mystiques et des idées préconçues métaphysiques. Mais cela ne nuit aucunement à leur pratique scientifique, tant que les critères qui distinguent hypothèses et vérités universellement établies restent compris et respectés. Mais quand la physique fondamentale est détournée par une philosophie antiréaliste, elle est en danger. Cela introduit le risque que nous abandonnions ce projet séculaire du réalisme, qui n'est rien de moins que l'ajustement de la frontière entre les domaines de la réalité et de la fantaisie, qui évolue de manière continue au fur et à mesure du progrès des connaissances. Lantiréalisme menace la pratique de la physique elle-même. Il réduit notre ambition d'une compréhension claire de la nature, en affaiblissant nos critères quant à la compréhension d'un système physique. Cette popularité dont il jouit à propos du monde atomique a déclenché des spéculations antiréalistes étendues aux plus grandes échelles : certains cosmologues proclament par exemple, au moins oralement, que l'Univers que nous voyons autour de nous ne serait qu'une bulle dans un vaste océan qu'ils appellent le multivers, qui contiendrait une infinité d'autres bulles, invisibles, régies par des lois diverses et réparties au hasard ; et que notre Univers serait loin d'être typique de l'ensemble. Comme toutes (ou presque toutes) les autres bulles seraient absolument hors de portée de toute observation, cela signifie que l'hypothèse 11

La révolution inachevée d'Einstein

ne pourra jamais être testée ou falsifiée. Bien qu'elle outrepasse clairement les limites de la science, cette fantaisie est pourtant soutenue par quelques physiciens et mathématiciens de renom. Ce serait une erreur de confondre cette fantaisie du multivers avec la théorie des univers multiples de la mécanique quantique. Ce sont des idées bien distinctes. Néanmoins, elles partagent une même subversion de la science, de type réaliste magique, alors que la science a pour tâche d'expliquer le monde autour de nous sans faire appel à autre chose que le monde lui-même. Si les partisans du multivers ont pu détourner la tâche et le dessein de la science, c'est, me semble-t-il, parce qu'une majorité de physiciens avaient adopté auparavant, sans esprit critique, des versions antiréalistes de la physique quantique. Comme nous l'avons écrit, la mécanique quantique· explique de nombreux aspects de la nature, et elle le fait avec une élégance suprême. Les physiciens ont mis au point une boîte à outils très puissante pour expliquer divers phénomènes en ses termes: elle vous permet de maîtriser une large part de la nature. En même temps, cette même mécanique quantique laisse subsister des trous béants dans notre compréhension du monde : elle ne fournit aucune image de ce qui se passe vraiment dans les processus individuels ; le plus souvent, elle n'explique pas pourquoi une expérience se déroule d'une façon plutôt que d'une autre. Ces lacunes et ces échecs sont importants. Ils signalent une sorte d'essoufflement, alors que nous n'avons parcouru qu'une partie du chemin vers la solution des problèmes centraux de la science. Je crois par exemple que notre impuissance à harmoniser la théorie quantique avec la gravité et l'espace-temps (ce que nous entendons par «quantifier la gravité») ou à unifier les interactions, résulte de notre utilisation d'une théorie quantique incomplète et incorrecte. Je soupçonne des implications encore plus profondes de cette construction de la science sur des bases incorrectes. Lorsqu'un courant

• NdT: Il est important de distinguer, au fil de louvrage, « physique quantique »et« mécanique quantique » ; la première est la discipline qui s'intéresse aux phénomènes quantiques, quelle que soit la manière dont on les envisage ; la seconde est une théorie bien particulière, que Lee Smolin critique ici, et à laquelle il propose des alternatives.

12

Prologue

radical d' antiréalisme s'épanouit sur ses fondements, c'est la confiance même en la science, comme méthode de résolution des désaccords et d'identification de la vérité, qui est ébranlée ; lorsque ceux qui devraient établir la norme de ce qui constitue l'explication sont séduits par un mysticisme virulent. La confusion qui en résulte se fait sentir dans toute la culture. J'ai eu le privilège de rencontrer quelques membres de la deuxième génération des fondateurs de la physique du :xx" siècle. Lun des plus contradictoires était John Archibald Wheeler, théoricien du nucléaire et mystique. Il a transmis l'héritage d'Albert Einstein et de Niels Bohr à ma génération, en nous contant les histoires de ses amitiés avec eux. Wheeler a travaillé sur la bombe à hydrogène alors même qu'il était le pionnier de l'étude des univers quantiques et des trous noirs. Il fut également un grand mentor, qui a compté parmi ses élèves Richard Feynman, Hugh Everett, et plusieurs des pionniers de la gravité quantique. Et il aurait pu être le mien, si j'avais eu un meilleur jugement. Véritable disciple de Bohr, Wheeler a parlé par énigmes et paradoxes. Son tableau noir différait de tous ceux que j'ai pu rencontrer : pas d'équations, seulement quelques aphorismes élégamment écrits, chacun présenté dans un cadre, distillant une vie entièrement consacrée à chercher la raison pour laquelle notre monde est quantique. Un exemple typique était« lt from bit»'. Wheeler fut l'un des premiers à suggérer de considérer le monde comme étant constitué d'information, et l'information comme plus fondamentale que ce qu'elle décrit. Une forme d' antiréalisme, très à la mode en ce moment, sur laquelle nous reviendrons. En voici un autre : « Aucun phénomène n'est réel tant qu'il n'est pas observé. »Pour illustrer le genre de conversation que l'on pouvait tenir avec lui, il m'a un jour demandé : « Supposons que vous mourriez et comparaissiez devant saint Pierre pour votre examen final ; il vous pose une seule question : "Pourquoi le quantique?"» (C'està-dire, pourquoi vivons-nous dans un monde décrit par la mécanique quantique ?) « Que vas-tu lui répondre ? »

* NdT : La formulation de Wheeler est consacrée; une traduction beaucoup moins élégante pourrait être « la matière c'est de l'information

».

13

La révolution inachevée d'Einstein

J'ai passé une grande partie de ma vie à chercher une réponse satisfaisante à cette question. Alors que j'écris ces pages, je me rappelle très vivement mes premières rencontres avec la physique quantique. À dixsept ans, après le lycée, j'avais pris l'habitude de parcourir les rayons de la bibliothèque de physique de l'université de Cincinnati. J'y ai un jour trouvé un livre contenant un texte de Louis de Broglie (que nous rencontrerons au chapitre 3) qui, le premier, proposa l'idée que les électrons sont des ondes aussi bien que des particules. Ce texte présentait sa théorie de l'onde pilote, qui a constitué la première formulation réaliste de la mécanique quantique. C'était en français, une langue que deux années d'études secondaires me permettaient de lire assez bien. Je me souviens encore de mon enthousiasme lorsque j'en ai compris les bases. En fermant les yeux, je peux encore voir la page du livre affichant l'équation qui relie la longueur d'onde à l'impulsion'. Mon premier cours de mécanique quantique, donné par Herbert Bernstein, a eu lieu le printemps suivant au Hampshire College. Il s'est terminé par une présentation du théorème fondamental de John Bell 1. En bref, ce dernier démontre que le monde quantique s'accorde difficilement avec notre vision de l'espace. Je me souviens qu'après avoir compris la preuve du théorème, je suis sorti dans l'après-midi chaud et me suis assis stupéfait sur les marches de la bibliothèque. J'ai sorti un cahier et immédiatement écrit un poème à une fille qui me plaisait. Je lui écrivis que, chaque fois que nous nous touchions, il y avait dans nos mains des électrons qui devenaient intriqués. Je ne me souviens plus qui elle était, ni ce qu'elle a fait de mon poème, ni même si je le lui ai montré. Mais mon obsession de pénétrer le mystère de l'intrication non locale a commencé ce jour-là et ne m'a jamais quitté depuis ; l'urgence à mieux comprendre le quantique ne s'est pas atténuée au cours des décennies qui ont suivi. Les énigmes de la physique quantique sont restées le mystère central sur lequel je suis revenu encore et encore au cours de ma carrière. J'espère que ces pages vous inspireront une fascination similaire.

* NdT : Limpulsion est également appelée moment cinétique ; et parfois, en abrégé, tout simplement moment. Mais nous n'utiliserons pas ce terme pour éviter toute confusion.'

14

Prologue

Lhistoire que je raconte dans ce livre a la forme d'une pièce en trois actes. Le premier enseigne les concepts de base de la mécanique quantique, tout en retraçant l'histoire de son invention (ce que je raconte ici n'est qu'une esquisse; la véritable histoire est beaucoup plus complexe). Le thème principal est le triomphe des antiréalistes, menés par Bohr et Heisenberg, sur les réalistes, dont le champion était Einstein. Le deuxième acte retrace la renaissance des approches réalistes à partir des années 1950, dont j'expose les points forts et les points faibles. Les héros sont ici le physicien américain David Bohm et le théoricien irlandais John Bell. Il conclut à la légitimité des approches réalistes : elles fonctionnent suffisamment bien pour saper les affirmations selon lesquelles la physique quantique exigerait que nous devenions tous antiréalistes. Cependant, aucune de ces approches n'a encore pour moi le son de la vérité : je pense que nous pouvons faire mieux. Et pour des raisons que j'expliquerai, je me risquerais à prophétiser que l'achèvement correct de la mécanique quantique résoudra également le problème de la gravité quantique, tout en nous fournissant une bonne théorie cosmologique. Le dernier acte présente les efforts contemporains visant à construire cette « théorie du tout» réaliste, certains de mon fait, certains par d'autres. Bienvenue dans le monde quantique ! Sentez-vous comme chez vous, car c'est notre monde. Et c'est une chance pour nous que ses mystères restent à résoudre.

15

Partie 1 UNE ORTHODOXIE

,

DU NON-REEL

1

La nature aime à se cacher «

Laffaire de la physique, c'est la réalité. » Albert Einstein 1

Voilà neuf décennies que la mécanique quantique est au cœur de notre compréhension de la nature, et elle reste profondément mystérieuse. Peu d'aspects de la science moderne peuvent prendre sens sans elle. Pourtant, les experts ont du mal à s'accorder sur ce qu'elle nous dit de la nature. La mécanique quantique explique pourquoi il y a des atomes, pourquoi ils sont stables et pourquoi ils ont des propriétés chimiques distinctes. Elle décrit la manière dont ils peuvent se combiner en molécules diverses et fonde notre compréhension des formes de ces molécules, ainsi que de leurs interactions : la vie serait incompréhensible sans le quantique. Du comportement de l'eau aux formes des protéines, en passant par la transmission d'informations par l'ADN et l'ARN, tout, en biologie, ressort du quantique. La mécanique quantique explique les propriétés des matériaux : pourquoi un métal conduit l'électricité tandis qu'un autre est isolant? Elle explique la lumière et la radioactivité. Elle est à la base de la physique nucléaire. Sans elle, nous ne comprendrions pas comment brillent les étoiles. Sans elle, nous n'aurions jamais inventé les puces électroniques et les lasers, à la base d'une large part de notre technologie.

La révolution inachevée d'Einstein

Elle constitue le langage même que nous utilisons pour écrire le modèle standard de la physique des particules, qui résume tout ce que nous savons à leur propos, y compris leurs interactions. Nos meilleures théories de l'univers primordial suggèrent que toute la matière, toutes les structures qui ont fini par devenir des galaxies, ont pris naissance à partir de fluctuations quantiques aléatoires, sous l'effet de l'expansion rapide de l'Univers. Je ne m'attends pas à ce que le lecteur comprenne ici exactement ce que cela signifie, mais j'espère susciter une image. Si tout cela est vrai, sans le quantique il n'y aurait littéralement rien, rien sinon l'espace-temps vide. Malgré tous ces succès, une énigme tenace demeure au plus profond de la mécanique quantique : le comportement du monde quantique remet en question notre intuition. On déclare souvent, par exemple, en l'invoquant, qu'un atome peut se trouver à deux endroits à la fois ; que l'état dans lequel il se trouve occupe simultanément les deux positions. C'est ce que l'on appelle une superposition, ou un état superposé. Si vous êtes novice dans le monde quantique, vous vous demandez sans aucun doute ce que cela peut signifier. Ne vous découragez pas. Il est tout à fait normal de trouver cela déroutant. Ceci constitue l'un des principaux mystères de la mécanique quantique. Il suffit pour l'instant de l'accepter comme un mystère, auquel nous attachons le terme «superposition». Plus tard, nous pourrons tenter de le démystifier. Cette première étape - la possibilité qu'une particule quantique soit dans un état superposé ici et là - ressort de la nature ondulatoire de la matière. Une onde est en effet une perturbation qui se propage, si bien qu'elle peut se trouver à la fois ici et là. Tout ce qui ressort de la physique quantique, y compris les particules élémentaires, les atomes et les molécules, peut apparaître tantôt comme un corpuscule, tantôt comme une onde*.

* NdT : Il existe une ambiguïté à propos des termes « particule » et « corpuscule », souvent considérés comme synonymes. On parle à la fois de « dualité onde-particule » en opposant les deux notions, et l'on déclare que la particule peut être vue comme une onde. C'est pourquoi il vaut mieux employer le terme « particule » de manière générique, pour désigner telle ou telle espèce de matière (un électron, un photon ... ), tandis que le terme« corpuscule» désigne une particule localisée ou localisable.

20

La nature aime à se cacher

Donnons en un avant-goût en concevant une expérience qui cherche à déterminer la position d'un atome. Elle aura toujours un résultat : nous trouverons toujours l'atome quelque part. Mais en dehors de l'expérience elle-même, c'est-à-dire si nous ne sommes pas en train de mesurer la position, il s'avère impossible d'attribuer une position à l'atome, de déclarer qu'il est ici ou là. La probabilité, ou la propension, de le trouver à un certain endroit semble s'étaler à la manière d'une onde, tant que nous ne sommes pas en train de le regarder; alors que, dès qu'on le regarde, on le trouve à un endroit précis. Comme si l'on jouait à cache-cache avec l'atome. Ouvrons les yeux, ou allumons un détecteur, et nous verrons l'atome localisé quelque part. Fermons les yeux, sa localisation se dissout en une vague de potentialité. Ouvrons à nouveau les yeux, et nous le trouverons encore quelque part. Le monde quantique présente une autre caractéristique déroutante: l'intrication. Prenons deux particules qui interagissent puis s'éloignent l'une de l'autre. Bien que séparées, elles continuent pourtant apparemment à partager certaines propriétés, qu'il est impossible d'attribuer à l'une ou à l'autre; des propriétés communes, qui ne peuvent être décomposées en propriétés dont chacune des particules jouirait individuellement; ceci alors qu'elles peuvent être très éloignées l'une de l'autre. On dit qu'elles sont intriquées. Les atomes et les molécules auxquels s'appliquent ces nouveaux concepts sont trop petits pour être vus directement. Nous devons les étudier indirectement, ce qui implique des appareils de mesure importants et complexes. Ces appareils font partie du monde quotidien et familier, du monde des objets « macroscopiques » (par opposition au microscopique). Or, nous sommes certains que ces objets macroscopiques de la vie quotidienne ne présentent jamais aucun de ces comportements bizarres de la mécanique quantique : une chaise est ici ou là, mais jamais dans une combinaison «ici et là», jamais dans un état superposé. Si nous nous réveillons au milieu de la nuit dans une chambre d'hôtel inconnue, nous ne savons peut-être pas où se trouve la chaise, mais nous sommes convaincus qu'elle se trouve bien localisée quelque part. Et si nous nous cognons contre elle dans le noir, notre avenir ne sera pas pour autant intriqué avec le sien.

21

La révolution inachevée d'Einstein

Dans le monde macroscopique où nous vivons, un chat est vivant ou il est mort. Même enfermé dans une boîte, il ne se trouve pas dans une combinaison de « mort et vivant » à la fois ; une combinaison qui se résoudrait soudainement en l'une ou l'autre alternative dès que nous ouvrons la boîte ! Si nous le trouvons mort, c'est probablement qu'il l'est depuis un certain temps déjà. N'aurions-nous pas ... senti une odeur? Ainsi, les objets ordinaires ne partagent pas les mêmes bizarreries quantiques que les atomes dont ils sont composés. Bien que cela semble évident, cela soulève pourtant un mystère. Censée être une théorie fondamentale de la nature, la mécanique quantique devrait être universelle. Si elle s'applique à un atome, elle doit s'appliquer également à deux atomes, ou à dix, ou à quatre-vingt-dix. D'excellents résultats expérimentaux nous ont prouvé que c'est bien le cas ; des expériences très délicates ont permis de mettre en superposition quantique de grandes molécules, et de montrer qu'elles se comportent de manière aussi étrange que des électrons : elles peuvent diffracter et interférer comme des ondes. Il apparaîtrait donc naturel que la mécanique quantique s'applique aussi aux vastes collections d'atomes qui composent notre chat, ou à la chaise sur laquelle il est perché, ou à chacun de nous. Il semble pourtant que ce ne soit pas le cas. Elle ne s'applique pas non plus aux instruments et machines macroscopiques que nous utilisons pour étudier les atomes et révéler leurs bizarreries quantiques. Comment est-ce possible ? Nous mesurons les propriétés d'un atome à l'aide d'instruments macroscopiques. Latome peut se trouver dans un état superposé, localisé à plusieurs endroits à la fois, mais l'instrument de mesure indiquera toujours une seule des réponses possibles, une seule localisation. Pour quelle raison? Pourquoi la mécanique quantique ne s'applique-t-elle pas aux instruments eux-mêmes, ceux que l'on utilise pour mesurer les systèmes quantiques ? C'est ce qu'on appelle le problème de la mesure. Sujet de controverses depuis les années 1920, toujours non résolu ! Aucun accord entre les experts depuis cette période : un aspect fondamental de la nature nous échappe. Il doit donc exister une transition qui sépare le monde quantique, dans lequel un atome peut occuper plusieurs positions à la fois, du

22

La nature aime à se cacher

monde ordinaire (macroscopique), où un objet est toujours localisé à un endroit précis. La mécanique quantique décrit parfaitement une molécule composée de dix ou quatre-vingt-dix atomes, mais pas un chat. Où se trouve la ligne de démarcation ? À quelle échelle s'arrête la validité du monde quantique ? C'est ce que devrait indiquer une réponse au problème de la mesure : où se trouve cette ligne ? Où se situe la transition ? Certains croient connaître la réponse. Nous en rencontrerons quelques-uns plus tard. Mais de manière générale, on peut diviser ceux qui s'efforcent d'aborder les mystères quantiques en deux catégories. Les premiers supposent essentiellement que la théorie telle qu'elle a été formulée dans les années 1920 (la mécanique quantique) est correcte. Ils estiment que les problèmes ne concernent pas la théorie quantique elle-même, mais plutôt la façon dont nous la comprenons ou dont nous en parlons. Cette stratégie, qui cherche à atténuer l'étrangeté de la mécanique quantique, remonte à certains de ses fondateurs, à commencer par le physicien danois Niels Bohr. Après avoir été le premier à appliquer la théorie quantique aux atomes, il finit par devenir de facto le chef de file de la révolution quantique ; en partie à cause de l'attrait de ses idées, et en partie parce qu'il a éduqué et encadré un grand nombre de jeunes révolutionnaires quantiques. Le second groupe juge la théorie incomplète : si on ne peut lui trouver un sens, c'est parce qu'elle ne constitue qu'une partie de l'histoire. Ils cherchent à la compléter, à identifier la partie manquante qui permettrait de résoudre les mystères quantiques. Ce courant remonte à Albert Einstein. Ce dernier fut plus que quiconque à l'origine de la révolution quantique : il fut le premier à exprimer la nature double de la lumière, à la fois particule (ou plutôt corpuscule) et onde. Il est davantage connu pour sa théorie de la relativité, mais c'est son travail sur la physique quantique qui lui a valu le prix Nobel. Il a lui-même déclaré avoir passé plus de temps sur la physique quantique que sur la relativité. Pourtant, même s'il fut un initiateur de la révolution quantique, Einstein n'en devint pas un leader, son réalisme exigeant qu'il rejette la théorie telle qu'elle avait été formulée à la fin des années 1920.

23

La révolution inachevée d'Einstein

Selon la classification introduite dans la préface, la première catégorie regroupe essentiellement des antiréalistes ou des réalistes magiques. Les réalistes se trouvent quant à eux dans le second groupe. Ceux qui plaident pour l'incomplétude de la mécanique quantique soulignent que, dans la plupart des cas, elle ne peut fournir au mieux que des prédictions statistiques pour les résultats des expériences. Plutôt que d'annoncer ce qui se produira, elle donne les probabilités de ce qui pourra arriver. Dans une lettre à son ami Max Born en 1926, Einstein écrit : « La mécanique quantique est sans nul doute impressionnante. Mais une voix intérieure me souffle que ce n'est pas encore la réalité. La théorie nous dit beaucoup, mais ne nous rapproche pas vraiment du secret "du Vieux". Je suis en tout cas convaincu qu'il ne joue pas aux dés. » 2 Einstein était un ami de Niels Bohr, et leurs divergences à propos de la mécanique quantique ont alimenté un débat passionné entre eux pendant plus de quarante ans, jusqu'à la mort d'Einstein. Un débat qui se poursuit aujourd'hui entre leurs descendants intellectuels. Einstein fut le premier à énoncer clairement le besoin d'une théorie révolutionnaire des atomes et des radiations, mais il n'acceptait pas que la mécanique quantique soit cette théorie. Il soutint d'abord qu'elle était incohérente. Puis il rectifia son point de vue en déclarant qu'elle donnait une description incomplète de la nature en laissant de côté l'essentiel. Je pense que si Einstein a rejeté la mécanique quantique comme théorie définitive, c'est à cause du niveau extrêmement élevé de ses aspirations pour la science. Il était animé par l'espoir de dépasser l' opinion subjective, et de découvrir une description de la nature capable d'exprimer l'essence de sa réalité selon quelques lois mathématiques intemporelles. Pour lui, la science vise à capturer la véritable essence du monde, et cette essence est indépendante de nous ; elle ne dépend pas de ce que nous pouvons savoir à son sujet. Einstein se sentait autorisé plus que quiconque à exprimer ces exigences parce qu'il y avait par ailleurs satisfait avec ses découvertes des théories de la relativité. Après avoir jeté les bases de la physique quantique, il s'est consacré à la recherche d'une description complète du monde microscopique, des atomes, des électrons et de la lumière.

24

La nature aime à se cacher

À l'opposé, Bohr répondait que la physique atomique exigeait une révolution radicale de notre conception de la science, ainsi que de la relation entre la réalité et ce qu'il nous est possible d'en connaître : faisant nous-mêmes partie du monde, nous sommes obligés d'interagir avec les atomes que nous cherchons à décrire. La complétude de la mécanique quantique lui semblait inévitable pour absorber ce changement révolutionnaire dans notre manière de penser, précisément parce qu'elle était fondée sur notre participation au monde qu'elle cherche à décrire. De son point de vue, la théorie est complète en ce sens qu'il n'y a pas lieu de chercher une description du monde qui le serait davantage. Si nous refusons ces retournements philosophiques et insistons pour préserver la conception traditionnelle, et conforme au bon sens, de la réalité et de ses rapports à nos observations et à nos connaissances, il y a un prix à payer. Nous devons reconnaître que nous sommes radicalement dans l'erreur à propos de certains aspects de la nature ; que certaines de nos hypothèses sont erronées. Nous devons chercher lesquelles, et par quoi les remplacer de manière à ouvrir la voie à une nouvelle théorie qui complèterait la mécanique quantique. Nous pourrons commencer nos réflexions avec un très célèbre article de 1935, co-écrit par Einstein et deux collaborateurs. En combinant théorie et expérience, il nous livre un résultat important pour accomplir cette tâche : la nouvelle théorie doit violer l'hypothèse courante selon laquelle les choses ne peuvent interagir qu'avec d'autres choses qui sont proches d'elles dans l'espace. Cette hypothèse est appelée localité. Une grande partie de cet ouvrage concernera la manière dont on pourra dépasser cette idée de bon sens dans une théorie destinée à remplacer la mécanique quantique. Ce livre a trois objectifs. D'abord, je veux exposer aux profanes les énigmes qui résident au cœur de la mécanique quantique. Après plus d'un siècle de physique quantique, il est tout de même surprenant que nous n'ayons pas trouvé d'accord à leur propos. Mais après une présentation impartiale de ce débat - que la mécanique quantique soit ou non le dernier mot -, je me rangerai du côté d'Einstein : comme lui, je crois qu'il existe une couche de réalité plus profonde que ce que décrit Bohr, et qu'elle peut être appréhendée sans renoncer à nos conceptions

25

La révolution inachevée d'Einstein

traditionnelles à propos de la réalité, à notre capacité à la comprendre et à la décrire. Mon deuxième objectif sera de vous convaincre que les mystères de la physique quantique ne peuvent être résolus que par des travaux qui dévoileront un monde au-delà des frontières de la mécanique quantique, selon une vision plus profonde et tout à fait compréhensible, là où, jusqu'à présent, cette dernière apparaît mystérieuse et confuse. Ce qui me permet de plaider ainsi c'est que, depuis l'invention de la mécanique quantique, nous connaissons au moins une autre manière de présenter la théorie qui dissout mystères et énigmes ; une approche qui ne remet pas en cause notre croyance habituelle dans une réalité objective qui soit indépendante de la connaissance que nous pouvons en avoir ; une réalité dont il est possible d'avoir une connaissance complète; une réalité selon laquelle l'Univers est bien unique; et une réalité qui reflète ce que nous observons. Ce que l'on peut appeler une

approche réaliste du monde quantique. Un antiréaliste attribue le côté mystérieux de la mécanique quantique aux subtilités de nos méthodes d'acquisition des connaissances sur la nature. Mais ces approches ont des implications radicales en épistémologie, la branche de la philosophie qui s'intéresse à nos moyens d'acquisition des connaissances. Une approche réaliste sous-entend que nous sommes capables d'arriver tôt ou tard à une véritable représentation du monde : une naïveté épistémologique délibérée. De ce fait, les réalistes sont concernés par l' ontologi.e, c'est-à-dire l'étude de ce qui existe. Au contraire, les antiréalistes croient impossible de savoir ce qui existe réellement, à l'exception de la représentation des connaissances du monde que nous acquérons en interagissant avec lui. Je vais donc m'efforcer de persuader les lecteurs que la mécanique quantique peut être comprise dans une perspective réaliste. Que le monde extérieur peut être complètement compris de manière indépendante de nos actions. Que l'observateur ne cause aucun effet mystérieux sur ce qu'il observe. Que la réalité est là! Récalcitrante à notre volonté et aux choix que nous faisons, mais parfaitement compréhensible, et résidant dans un univers unique.

26

La nature aime à se cacher

En toute rigueur, l'existence d'approches réalistes de la mécanique quantique n'implique pas que les autres propositions, philosophiquement plus extravagantes, soient fausses. Mais elle implique l'absence de motivation scientifique solide pour l' antiréalisme, car le réalisme est toujours à privilégier en science lorsqu'il est possible de le faire. Pourquoi alors, à propos des théories quantiques, tant de discours inspirés par les idées les plus étranges - par exemple que la réalité dépendrait de notre connaissance du monde, ou qu'il existerait des réalités multiples ? La question concerne les historiens des idées. eun d'eux, Paul Forman, défend l'idée que cette domination de la communauté scientifique par la philosophie antiréaliste de Bohr et Heisenberg, dans les années 1920 et 1930, aurait été liée au chaos et à l'irrationalité résultant de la Première Guerre mondiale, évoqués par Spengler et d'autres. Fascinant ! Mais il revient aux érudits, dont je ne fais pas partie, de rendre justice à l'histoire. Je suis un scientifique, et cela m'amène à mon troisième objectif dans l'écriture de ce livre. Dès mes premières lectures à ce sujet, au lycée, je m'étais rangé du côté d'Einstein: en faveur de la recherche d'une réalité plus profonde mais plus simple au-delà de la mécanique quantique. Mon itinéraire en physique avait commencé avec la lecture des notes autobiographiques d'Einstein des années 1950, les dernières années de sa vie. Il y réfléchissait sur deux grandes tâches de la physique encore inaccomplies : donner un sens à la physique quantique, et unifier la nouvelle compréhension de cette dernière avec la gravitation ; ce par quoi il entendait sa théorie de la relativité générale. Je me souviens avoir pensé que je pourrais peut-être essayer de contribuer - avec peu de chances de succès, mais le défi en valait la peine. Après avoir, pour ainsi dire, défini ma mission en lisant ces notes autobiographiques d'Einstein, j'ai trouvé le livre de De Broglie. J'ai ensuite intégré une bonne université, trouvé de bons professeurs, et j'ai poursuivi mes études supérieures avec une certaine bonne étoile. Et ma vie de scientifique « à la frontière » a été merveilleuse et m'a offert la possibilité de marquer quelques points dans cette partie initiée par Einstein. Je n'ai pas réussi jusqu'à présent. Et malheureusement personne d'autre non plus. Cependant, les dernières décennies ont vu quelques

27

La révolution inachevée d'Einstein

progrès dans la compréhension du problème. Pas suffisamment pour le résoudre, mais ... pas rien non plus. Nous connaissons maintenant beaucoup mieux qu'Einstein la nature des obstacles à surmonter. Si bien que des propositions et des hypothèses très intéressantes ont été formulées, qui peuvent encadrer nos recherches d'une théorie plus profonde*. Cette question du dépassement de la mécanique quantique ne m'a pas quitté depuis le milieu des années 1970, et je n'ai jamais été aussi enthousiaste et optimiste quant aux perspectives de succès. Ma troisième motivation dans la rédaction de ce livre, c'est de fournir aux lecteurs un large panorama du front de notre quête de l'au-delà quantique.

* Note pour les lecteurs experts : Les fondements de la physique quantique sont actuellement un sujet de recherche très vivant, avec beaucoup de développements passionnants, à la fois expérimentaux et théoriques. De nombreuses propositions se font concurrence pour résoudre les énigmes que nous allons rencontrer ici. Je dois avertir le lecteur expert que nous parcourrons ici un chemin étroit, et que nous devrons laisser de côté beaucoup d'idées et de résultats passionnants, que je ne pourrai mentionner. Une revue complète du domaine, incluant toutes les dernières avancées, aurait donné un livre beaucoup moins accessible. Mon premier objectif est une introduction au monde des phénomènes quantiques, et non pas à la gamme complète de leurs interprétations contradictoires. Je m'excuse d'avance auprès de tous ceux qui ne trouveront pas ici leur version préférée de la physique quantique, et je les encourage à écrire leurs propres livres. Je m'excuse également auprès des historiens : je ne suis pas un érudit; les histoires que je raconte sont des sortes de mythes de la création, transmis d'enseignant à élève, provenant, dans certains cas, des fondateurs eux-mêmes.

28

2

Quanta Si l'on réduit la mécanique quantique à son principe le plus essentiel, cela donne : « Nous ne pouvons connaître que la moitié de ce que nous aurions besoin de savoir si nous voulions contrôler complètement, ou prédire avec précision, l'avenir. » Cela perturbe l'ambition fondamentale de la physique, qui consiste précisément à vouloir prédire le futur avec précision. Les physiciens espéraient qu'ils pourraient au moins le faire à partir d'une description complète du monde physique : en détaillant complètement les mouvements de toutes les particules et les actions de toutes les forces, nous serions en mesure de déterminer exactement ce qui va arriver. Jusqu'à la formulation de la mécanique quantique dans les années 1920, nous, les physiciens, restions convaincus que si nous étions capables d'apprendre les lois qui régissent les particules fondamentales, nous pourrions prédire et expliquer tout ce qui se passe dans le monde. Lhypothèse selon laquelle l'avenir est entièrement déterminé par l'action des lois de la physique sur la configuration actuelle du monde est appelée déterminisme. Une idée extraordinairement puissante, dont l'influence s'exerce dans divers domaines. Si vous appréciez dans quelle mesure le déterminisme a dominé la pensée au XXI' siècle, vous pouvez commencer à comprendre le caractère révolutionnaire de l'impact de la mécanique quantique dans tous les domaines, parce qu'elle exclut apparemment le déterminisme.

La révolution inachevée d'Einstein

J'aimerais souligner ce point en citant un extrait de la pièce de Tom Stoppard intitulée Arcadia, dans laquelle son héroïne précoce, Thomasina, explique 1 : « Si vous pouviez figer chaque atome dans sa position et sa direction de mouvement, si votre esprit pouvait appréhender toutes les actions ainsi suspendues, et si vous étiez vraiment, vraiment bon en algèbre, alors vous pourriez écrire une formule régissant tout l'avenir. Et bien que personne ne puisse être suffisamment astucieux pour cela, la formule doit exister tout de même. » On utilise le terme état pour désigner une description complète de la nature, à un moment donné·. Si, par exemple, on considère le monde comme composé de particules, son état consiste en la description de l'ensemble des positions et vitesses de chacune d'elles (au moment considéré). Le pouvoir de la physique provient de ses lois : elles décrivent la manière dont la nature change avec le temps, dont l'état actuel du monde est transformé en l'état à n'importe quel moment futur. Une loi physique fonctionne à certains égards comme un programme d'ordinateur : elle lit une donnée d'entrée -1' état à un moment donné -, et fournit un signal de sortie - l'état à un moment donné ultérieur... Le calcul s'accompagne d'une explication de la façon dont le monde change avec le temps. C'est l'action de la loi sur l'état actuel qui est la cause des états futurs. Une prédiction réussie de l'état futur est considérée comme une validation de cette explication. La prédiction est déterministe, dans le sens où une entrée précise conduit à une sortie précise. Ceci confirme la croyance que l'information qui a servi à décrire l'état constitue en fait une description complète du monde à un moment donné. Ce concept de loi est à la base d'une conception réaliste de la nature. En tant que tel, il transcende toute théorie. La mécanique newtonienne et les deux théories de la relativité d'Einstein fonctionnent toutes de la même façon : on applique la loi à un état initial ; elle transforme cet

* NdT : Attention à bien distinguer le terme « état» du terme « état quantique » ; voir p. 43. ** La métaphore de l'Univers en tant qu' ordinateur est utile pour illustrer le déterminisme, mais elle est trompeuse, comme je l'expliquerai plus loin.

30

Quanta

état initial en l'état à un moment futur choisi. Ce schéma explicatif de la nature opère depuis Newton, c'est pourquoi nous l'appelons le paradigme newtonien. Mentionnons au passage que, dans tous les cas connus à ce jour (jusqu'à la physique quantique), les lois fondamentales sont réversibles. De la même manière que la loi fournit l'état futur à partir de l'instant initial, la même loi, fonctionnant à rebours, fournit l'état à une date antérieure à partir de l'état actuel, ou à n'importe quel instant ultérieur. (Les questions fondamentales de la réversibilité du temps et des lois fondamentales constitueront la préoccupation centrale des chapitres 14 et 15.) Très souvent, l'information qui permet de décrire complètement l'état d'un système physique se présente sous forme de paires: position et impulsion·; volume et pression; champ électrique et champ magnétique. Nous avons besoin des deux pour prédire l'avenir. Mais la mécanique quantique déclare que l'on ne peut en connaître qu'un des deux, et c'est ce qui entraîne l'impossibilité présente de prédire avec précision l'avenir. Cela constitue le premier coup porté par la théorie quantique à nos intuitions confortables. Dans chaque paire, quel est le membre que nous pouvons connaître ? La mécanique quantique énonce qu'il nous est possible de choisir. Étrange manière de défier le réalisme ! On peut dire davantage à propos de cette impossibilité de prédiction. Profitons de la grande généralité de la mécanique quantique, et parlons de façon un peu abstraite. Nous voulons décrire un système physique en prenant une paire de variables que nous appelons A et B. La physique quantique énonce un principe en deux volets : 1.

Si nous connaissions A et B à un moment donné, nous pourrions précisément prédire l'avenir du système.

2.

Nous pouvons choisir de mesurer A, ou bien de mesurer B, et dans chaque cas, nous pouvons réussir. Mais il est impossible de faire mieux, c'est-à-dire de mesurer simultanément A et B.

• Limpulsion correspond au produit de sa vitesse par sa masse.

31

La révolution inachevée d'Einstein

L'interdiction porte sur ce que nous avons la capacité de mesurer. Je l'exprime plutôt comme une limite à ce que nous pouvons connaître du système. Mais attendez, pourquoi ne pas mesurer A, puis mesurer B plus tard ? La physique quantique autorise bien sûr à le faire. Mais dans ce cas, votre mesure ultérieure de B rendra caduque (dans sa capacité à prédire l'avenir) la connaissance que vous aviez acquise de A. Cela peut s'exprimer en déclarant que la mesure de B a anéanti le résultat précédent : la valeur de A n'est plus celle que vous veniez de mesurer, la nouvelle mesure (de B) l'a rendue aléatoire. Nous ne pouvons pas mesurer B sans perturber la valeur de A. Et vice versa ! Imaginons que nous mesurions d'abord A ; puis B ; puis A de nouveau. La valeur de A obtenue la deuxième fois sera différente de celle obtenue initialement, et ceci d'une manière aléatoire et imprévisible, sans rapport avec la valeur donnée par la première mesure. Ensemble, 1. et 2. constituent le principe de non commutativité. On dit que deux actions commutent si l'ordre dans lequel elles se déroulent n'a pas d'importance. Si, au contraire, l'ordre des actions change le résultat, comme ici, nous disons qu'elles ne commutent pas, qu'elles sont non commutatives. Peu importe (sauf pour quelques fanatiques) dans quel ordre vous mettez du lait et du sucre dans votre café : cela commute. En revanche, s'habiller implique des opérations non commutatives : vous ne pouvez enfiler vos sous-vêtements et votre pantalon dans n'importe quel ordre. Mais que vous mettiez vos chaussettes avant ou après n'a pas d'importance : mettre des chaussettes commute avec tout, sauf avec mettre des chaussures. (Le mathématicien pourra comprendre cela comme une application de l'algèbre à la topologie.) Mais il y a une subtilité : si nous autorisons un certain degré d'incertitude dans la mesure de A, cela lève partiellement l'interdiction à mesurer B. Nous pouvons alors connaître sa valeur, mais avec une certaine incertitude. Et les incertitudes sur A et B sont réciproques : mieux nous connaissons A, moins bien nous pouvons connaître B, et vice versa. Supposons par exemple que A soit la position d'une particule, et B son impulsion. Mesurons d'abord son emplacement A au mètre près ; cela

32

Quanta

autorise à mesurer ensuite son impulsion avec une incertitude correspondante. Plus l'incertitude de la première mesure (de A) est élevée, plus la mesure de B peut être rendue précise, et inversement. Cela est appelé, sans surprise, le principe d'incertitude. Il se formule ainsi" : (Incertitude sur A) x (Incertitude sur B) > (une constante h) Appliqué à la position et à l'impulsion, il se lit comme suit : (Incertitude sur la position) x (Incertitude sur l'impulsion) > (h) La physique est un peu comme un campus universitaire où chaque bâtiment porte le nom d'une personnalité : la constante h est nommée constante de Planck, d'après Max Planck, et le principe d'incertitude porte le nom de Werner Heisenberg. Ce principe est très puissant, comme l'illustre cette conséquence importante. Revenons au scénario où vous mesurez d'abord A, puis B, puis A de nouveau. Comme mentionné ci-dessus, une fois le résultat de la mesure de B connu, la valeur de A est devenue aléatoire, et le résultat de la seconde mesure de A diffère de celui de la première. Imaginons maintenant une variante : juste avant la seconde mesure de A, vous accomplissez quelque chose qui vous fait oublier la valeur de B que vous venez d'obtenir. Alors, le système se souvient - oui, c'est bien le mot utilisé pour décrire une telle situation - de la valeur originale trouvée pour A ! C'est la manifestation de ce qu'on appelle l'interférence. Elle est conforme au principe d'incertitude. En effet, l'oubli du résultat de la mesure de B peut se comprendre comme une énorme augmentation de l'incertitude sur la valeur de B, ce qui autorise donc une petite incertitude sur celle de A Mais comment défaire ainsi une mesure ? Laissez-moi vous proposer une illustration un peu fantaisiste, dans un cas simple où A et B n'ont que deux valeurs possibles chacun, et où les systèmes étudiés seraient des personnages qui obéiraient aux lois quantiques... La variable A représente l'identité politique, résumée à un choix binaire pour plus de

• Le signe > signifie « est plus grand que

»,

** NdT : ce qui bien sûr n'existe pas car nous avons vu précisément que les objets macroscopiques, comme les êtres humains, n'obéissent pas à ces lois. Ici, !'auteur utilise cet exemple fictif pour faire ressortir la bizarrerie du monde quantique.

33

La révolution inachevée d'Einstein

simplicité : à gauche ou à droite. Quant à B, c'est la préférence pour un animal de compagnie : ami des chats contre ami des chiens. Les règles de notre jeu quantique stipulent qu'une personne ne peut pas avoir à la fois une identité politique déterminée et une préférence certaine pour un animal de compagnie. Imaginons une réception où nous avons d'abord sélectionné les gens politiquement à gauche. Demandons alors à chacun d'entre eux s'il préfère les chats ou les chiens. Et rassemblons alors les amis des chats dans le salon, et ceux des chiens dans la cuisine. Entrons ensuite dans l'une ou l'autre des deux pièces ... et enquérons-nous des opinions politiques. Dans chaque pièce, nous trouvons maintenant la moitié d'opinions à droite. Cela est dû au fait que l'opinion politique et la préférence animalière ne commutent pas. Convoquons ensuite de nouveau les personnes des deux pièces dans la salle à manger, et choisissons quelqu'un au hasard. Nous ne savons pas s'il vient du salon ou de la cuisine, ce qui veut dire que nous avons perdu toute trace de sa préférence animalière : nous avons oublié cette information. Si nous lui demandons son opinion politique, il répond invariablement à gauche. Et c'est valable pour tous. Ils sont tous « redevenus » de gauche ! Un tel comportement est tout à fait typique de la physique quantique. Il arrive souvent que A et B soient des réponses binaires, du type « oui » ou « non ». Mais nous avons aussi évoqué le cas où A représentait la position d'une particule élémentaire, comme un électron, et B son impulsion. Il se peut que le terme « impulsion » entraîne des difficultés de compréhension, alors prenons un moment pour le définir. La physique définit d'abord la vitesse d'une particule, par son intensité et sa direction : une sorte de flèche qui pointe dans la direction du mouvement, d'autant plus allongée que le mouvement est rapide. Pour avoir une chance de survivre à une collision, vous devez ressentir la force la plus faible possible. Un camion qui heurte votre voiture exerce sur elle une force proportionnelle au changement de vitesse du camion, et proportionnelle également à la masse du camion : à vitesse égale, il vaut mieux recevoir une balle de ping-pong qu'un camion.

34

Quanta

C'est exactement ce qu'exprime la définition de l'impulsion par les physiciens : c'est le produit de la masse par la vitesse. On la représente également par une flèche pointant dans la direction du mouvement, dont la longueur est proportionnelle au produit de la vitesse par la masse. Limpulsion est un concept central en physique car elle est conservée: au cours de n'importe quel processus, nous pouvons additionner les impulsions des différentes particules impliquées au début, puis additionner leurs impulsions à la fin. Quoi qu'il arrive, les résultats seront identiques: l'impulsion totale ne se modifie pas. Avant, pendant et après une collision, l'impulsion totale est toujours la même. Mais il y a échange d'impulsion entre les corps qui interviennent. Le changement de l'impulsion d'un corps est vécu comme la force qu'il a ressentie. Lénergie est une autre quantité conservée: l'énergie totale d'un système isolé ne change jamais dans le temps. Pour un système de particules, par exemple : quand elles interagissent, l'une peut gagner de l'énergie, tandis que les autres en perdent. Mais l'énergie totale reste la même. Aucune énergie n'est créée ou détruite. Lénergie et l'impulsion sont liées. Nous n'avons pas besoin de connaître la relation exacte, mais ce qui importe c'est que si l'impulsion d'une particule possède une valeur exacte, il en est de même de son énergie.

V1T1iÇÇ1i

-----+ ll•1PULÇ10lol ~

F19ure l. Un camion transporte beaucoup plus d'impulsion qu'une balle de ping-pong allant à la même vitesse. parce que sa masse est beaucoup plus grande. et l'impulsion est le produit de la masse par la vitesse.

35

La révolution inachevée d'Einstein

En physique quantique, le principe d'incertitude interdit de connaître en même temps la position et l'impulsion d'un corps. Et cela empêche toute prédiction précise de son avenir. Il faudrait en effet, pour cela, savoir précisément où il se trouve, mais aussi comment il se déplace, à quelle vitesse et dans quelle direction. Si nous voulions développer une intuition sur la façon dont une particule quantique se déplace, il nous faudrait d'abord pouvoir la visualiser avec une position définie. Mais dans ce cas, le principe d'incertitude déclare que sa vitesse, ou son impulsion, n'est pas définie. Au départ, la particule est bien quelque part, mais il est impossible de prédire l'endroit qu'elle occupera dans un instant puisque son impulsion est indéfinie. On pourrait déclarer qu'elle bondit entièrement au hasard. Et la réciproque ? Peut-on imaginer une particule dont l'impulsion serait définie, mais dont la position serait complètement indéfinie ? Si vous la cherchez, vous avez autant de chances de la trouver n'importe où. Elle est complètement délocalisée. Mais comment visualiser son impulsion? La réponse est qu'une telle particule, d'impulsion définie mais de position complètement indéfinie, doit être visualisée comme une onde (et non pas comme un corpuscule). Pas n'importe quelle onde, mais une onde pure, c'est-à-dire qui vibre à une fréquence unique. De manière générale, une onde est caractérisée par deux nombres : sa fréquence, c'est-à-dire, le nombre de fois par seconde où elle oscille, et sa longueur d'onde, la séparation entre deux maxima. Les deux sont liées : leur produit donne la vitesse de propagation de l'onde, si bien qu'une onde qui oscille avec une fréquence unique bien définie possède une longueur d'onde définie elle aussi : fréquence x longueur d'onde = vitesse Or, par ailleurs, la mécanique quantique affirme que l'impulsion d'une particule est inversement proportionnelle à la longueur d'onde de l'onde qui la représente : longueur d'onde = h / impulsion où h est la constante de Planck, la même que celle qui intervient dans les relations d'incertitude. Supposons alors qu'aucune force n'agisse sur notre particule (c'est le cas par exemple si elle est très éloignée de tout le reste). Si son impulsion

36

Quanta

est définie, son énergie l'est aussi, ainsi que la fréquence de l'onde associée à la particule : énergie = h x fréquence Ces correspondances sont universelles. Et une originalité du monde quantique est que tout objet, ou système quantique, peut être considéré à la fois comme une onde et comme un corpuscule. On peut mesurer sa position ou bien son impulsion, mais pas les deux en même temps. Mesurer la position de l'objet quantique revient à le visualiser comme un corpuscule - momentanément localisé en un point dans l'espace, mais avec une impulsion complètement indéterminée -, de sorte que si nous regardons l'objet l'instant d'après, nous pouvons le trouver n'importe où ailleurs, au hasard. Il ne peut pas être resté au même endroit, car il faudrait pour cela que son impulsion ait la valeur zéro, donc une valeur bien définie, en contradiction avec le principe d'incertitude. Si, au contraire, nous choisissons de mesurer l'impulsion de notre objet quantique, alors nous obtenons une valeur bien définie, certaine. Mais l'objet n'est alors localisé nulle part et nous devons le visualiser comme une onde ; une onde de fréquence et de longueur d'onde bien définies, comme mentionné ci-dessus. Ce qui est follement fabuleux, c'est qu'une onde et un corpuscule ont des caractéristiques très différentes : un corpuscule a toujours une position définie, il est toujours localisé quelque part dans l'espace. Son mouvement trace un chemin à travers l'espace, sa trajectoire. Selon la conception newtonienne, il aurait aussi à chaque instant une vitesse définie, et donc une dynamique certaine. Pour une onde, c'est presque le contraire : elle est délocalisée et elle s'étale au fur et à mesure de ses déplacements, en occupant l'intégralité de l'espace. La physique quantique nous apprend pourtant qu' onde et corpuscule constituent les deux aspects d'un objet quantique. C'est la dualité onde-particule', qui exprime le fait qu'il existe deux manières de visualiser une réalité unique de nature ambivalente.

* NdT: Il vaudrait mieux parler de dualité onde-corpuscule, mais le terme est consacré.

37

La révolution inachevée d'Einstein

Un objet quantique peut avoir une position définie : il est alors quelque part et nous le trouverons là. En revanche, il ne peut avoir de trajectoire : si nous savons où il se trouve maintenant, sa position un peu plus tard est totalement incertaine. Impossible de lui attribuer des positions successives qui pourraient être considérées comme des points sur une trajectoire. De même, une mesure d'impulsion fournira toujours une valeur. Mais l'objet doit alors être vu comme une onde éparpillée dans tout l'espace. Si nous mesurons sa position, le résultat est complètement incertain. Il faut bien admettre l'élégance incroyable de ce schéma. Mais le plus convaincant, c'est son universalité : il s'applique à la lumière, aux électrons, à toutes les particules élémentaires connues, ou encore aux combinaisons de ces particules, telles que les atomes et les molécules. Il a même permis de décrire avec succès les mouvements de grosses molécules, comme les buckyballs (billes magnétiques) et les protéines. Jusqu'à présent, aucune expérience suffisamment sensible pour révéler la nature quantique d'un objet n'a échoué. Nous n'avons pas rencontré de limite à la taille ou à la complexité des objets en jeu. Nous ne savons pas encore avec certitude si cette dualité onde-particule s' applique ou non aux personnes, aux chats ou aux planètes. Nous n'avons en tout cas aucune raison pour l'instant de croire le contraire. Dans tous les cas, l'effet reste le même ~ on ne peut connaître que la moitié de ce dont nous aurions besoin pour savoir prédire l'avenir avec précision.

38

3

Comment évoluent les quanta? Dans la première conférence de son cours sur la mécanique quantique, mon professeur Herbert Bernstein affirmait que la physique s' applique à tout. Notre but, en physique, est de trouver les lois de la nature les plus générales, à partir desquelles on peut expliquer la plus grande multitude possible de phénomènes. La mécanique quantique est, jusqu'à présent, la théorie qui explique la plus grande variété de phénomènes. En contrepartie, elle limite considérablement les questions que l'on peut poser à leur propos. Nous avons rencontré une première limitation : nous ne pouvons connaître d'un système que la moitié de ce dont nous aurions besoin pour faire des prédictions précises sur son évolution. Cela implique de devoir renoncer à décrire exactement ce qui se passe dans les atomes individuels, en faveur de prédictions statistiques qui ne s'appliquent qu'à des moyennes calculées sur de nombreux cas. Croire en la théorie quantique implique de renoncer à l'ambition de prédire avec précision l'avenir. La plupart des physiciens y ont ainsi renoncé. Mais cela me semble être une vision à court terme. Je crois qu'il existe un niveau plus profond de réalité à découvrir, dont la maîtrise restaurera nos ambitions pour une compréhension totale de la nature.

La révolution inachevée d'Einstein

Autre restriction : la portée de la théorie quantique est limitée. Nous pouvons l'exprimer avec un principe que j'appelle le principe du sous-système' : Tout système auquel s'applique la mécanique quantique doit être un sous-système d'un système plus vaste. Les grandeurs physiques auxquelles se réfère la mécanique quantique sont en effet mesurées par des instruments qui n'appartiennent pas au système étudié. Et les résultats sont perçus et enregistrés par des observateurs qui n'en font pas davantage partie. La plupart d'entre nous abordons la science avec l'attente naïve qu'elle nous indique ce qui est réel. Suivons John Bell et appelons beable, une propriété «vraie» et réelle, d'un système. Bell a inventé le terme en opposition avec celui d' « observable », qui caractérise ce que les antiréalistes attendent d'une théorie. Les deux termes - «observables» et « beables » - sont chargés: leur utilisation traduit l'allégeance à l'une ou l'autre des positions dans le débat entre réalisme et antiréalisme. Une observable désigne une quantité produite comme résultat d'une expérience ou d'une observation, sans qu'il soit nécessaire de croire qu'elle correspond à quelque chose qui aurait existé en dehors de la mesure, qui aurait déjà possédé une valeur avant que celle-ci soit mesurée. C'est ce que soulignent, par ce terme, les antiréalistes : que les quantités mesurées par les physiciens quantiques n'ont nul besoin d'avoir une existence avant qu'on les observe. Le terme « beable », utilisé par les réalistes, fait au contraire référence à la réalité, dont ils croient qu'elle existe, que nous mesurions ou non quelque chose**. Quand nous parlons de boulets de canon ou d'oiseaux, nous parlons en termes de beables. Il en est ainsi pour la plupart des explications scientifiques, mais pas en mécanique quantique ! Comme l'ont répété Heisenberg et Bohr, celle-ci ne parle pas de ce qui est, mais seulement de ce qui a été observé. Ils prétendent qu'aucun discours en termes de

* NdT: Ce principe, exprimé par Lee Smolin, n'est pas admis par tous les physiciens. ** NdT : Le terme français le plus approchant de « beable » serait sans doute !'expression « élément

de réalité ».

40

Comment évoluent les quanta?

beables ne peut s'appliquer au domaine atomique ; que la mécanique quantique ne traite que des observables. Pour mesurer les observables d'un atome, nous devons le confronter à un instrument macroscopique ; un dispositif qui ne fait pas partie du système (quantique) dont nous étudions les observables, pas plus que l'observateur. Ce qui justifie notre principe de sous-système : pour que la mécanique quantique puisse décrire un système, ce dernier doit faire partie d'un système plus large qui inclut l'observateur et ses instruments de mesure. La plupart des applications de la théorie quantique concernent atomes et molécules, ou autres systèmes minuscules ; la restriction y montre donc peu de pertinence. Mais certains ont l'ambition de décrire l'Univers entier, estimant qu'il s'agit là du but ultime de la science. Bien sûr, l'Univers dans son ensemble ne fait pas partie d'un système plus vaste : le principe du sous-système nous empêche donc d'espérer une théorie quantique de l'Univers dans son ensemble. Il y a une différence subtile, mais cruciale, entre l'idée que la mécanique quantique est la théorie du tout, et l'espoir de l'étendre à l'Univers entier. Ce que le professeur Bernstein voulait exprimer par son affirmation, c'est que la physique est la racine pour une description correcte de tout système, mais chacun étant considéré comme un soussystème de l'ensemble. Ce qui diffère d'une application de la théorie quantique à l'Univers entier. Cela impliquerait de nous inclure, en tant qu'observateurs, ainsi que nos instruments de mesure, dans le système étudié. Le siècle dernier a vu plusieurs tentatives d'extension de la mécanique quantique à une théorie de l'Univers entier. Nous en rencontrerons quelques-unes plus tard, et argumenterons pour suggérer pourquoi elles sont vouées à l'échec. D'une part, inclure l'observateur comme une partie du système que l'on cherche à décrire soulève des questions délicates d'auto-référence. Il n'est même pas certain qu'un observateur puisse donner une description complète de lui-même, car l'acte d'observer ou de se décrire soi-même modifie celui qui le fait. Mais des raisons encore plus profondes empêchent d'autre part d'appliquer la mécanique quantique à

41

La révolution inachevée d'Einstein

l'Univers tout entier. Dans plusieurs de mes livres (notamment The Lift ofthe Cosmos, La Renaissance du temps, et The Singular Universe and the Reality o/Time, écrit avec Roberto Mangabeira Unger), j'ai enquêté sur la manière dont la physique pourrait être étendue pour aboutir à une théorie de l'Univers entier. J'y ai conclu qu'une telle théorie devrait différer, sur plusieurs points cruciaux, de celles développées jusqu'à présent, y compris la mécanique quantique : elles n'ont de sens qu'en tant que descriptions d'une partie de l'Univers. J'ajoute que si la mécanique quantique n'a de sens que vue comme une théorie concernant une partie de l'Univers, cela constitue une raison suffisante pour la considérer comme incomplète. Et l'on peut précisément demander à une théorie destinée à la compléter de pouvoir décrire l'Univers dans son ensemble. Enfin, à côté de ces raisons cosmologiques qui suggèrent l'incomplétude de la mécanique quantique, d'autres sont plus immédiates et ont eu, historiquement, davantage d'influence. Pour le moment, je vais laisser de côté les problèmes cosmologiques et me concentrer sur des enjeux plus immédiats. La procédure d'application de lois générales à un système physique spécifique comporte trois étapes : • Tout d'abord, spécifier le système physique à étudier. • Ensuite, le décrire à un moment donné en énumérant ses propriétés. Si, par exemple, il est fait de particules, détailler leurs positions et leurs impulsions; s'il est fait d'ondes, donner leurs longueurs d'onde et leurs fréquences. Et ainsi de suite. La liste de ces propriétés constitue ce que l'on appelle l'état du système. • Enfin, troisième étape, postuler une loi décrivant l'évolution du système dans le temps. Avant la physique quantique, les physiciens avaient une ambition simple mais puissante pour la science: pouvoir (dans la deuxième étape ci-dessus) décrire un système de manière complète. Le terme signifie d'abord qu'aucune description plus détaillée n'est nécessaire, ni possible : toute propriété du système est déjà incluse dans la description (ou en découle). En outre, la liste des propriétés devrait correspondre exactement à ce qui est nécessaire pour prédire l'avenir en utilisant

42

Comment évoluent les quanta?

les lois : l'avenir serait ainsi déterminé avec précision à partir de notre parfaite connaissance du présent. C'est la deuxième signification du terme « complète ». Depuis Newton, à la fin du XVIIe siècle, jusqu'à la mécanique quantique dans les années 1920, on a pensé que cette description complète se constituait de la liste des positions et impulsions de toutes les particules. Il était bien sûr possible que nous n'en ayons pas une connaissance précise en pratique : impossible par exemple d'énumérer complètement les positions des 1027 atomes et molécules constituant l'air de cette pièce. Cette limitation impose une description approximative, en termes de valeurs moyennes des positions et des mouvements des atomes, ce qu'expriment densité, pression et température. Cette description globale doit employer des probabilités, si bien que les prédictions possibles comprendront toujours un certain degré d'incertitude. Mais les probabilités ne sont là que par commodité, et les incertitudes n'expriment que notre ignorance. Nous restons persuadés que, derrière l'appréhension globale d'un gaz en termes de densité et température (des grandeurs moyennes), il existe une description précise correspondant à l'énumération des positions et mouvements de chaque atome. Et que, si nous avions accès à cette description, les lois nous permettraient de prédire l'avenir avec précision. Cette foi est fondée sur la croyance au réalisme, la croyance qu'il existe une réalité objective, et qu'il nous est possible (en principe) de la connaître. La mécanique quantique bloque cette ambition : son premier principe affirme qu'on ne peut connaître au mieux que la moitié de l'information qui serait nécessaire pour la réaliser. La totalité de l'information qui serait nécessaire pour prédire l'avenir avec précision est appelée un état classique. « Classique » se réfère à la physique avant le quantique. Il apparaît alors naturel de qualifier d'« état quantique» la moitié de cette information; mais selon les cas, cette moitié peut être choisie arbitrairement. Par exemple, pour une particule, l'état quantique peut correspondre à la spécification de la seule impulsion; ou de la seule position; ou encore d'un mélange de ces deux éléments, à condition qu'il ne représente que la moitié de l'information nécessaire pour prédire, en excluant l'autre moitié.

43

La révolution inachevée d'Einstein

Létat quantique est une notion centrale de la théorie quantique. Un réaliste voudra demander s'il représente quelque chose de réel : l'état quantique d'une particule correspond-il précisément à la réalité physique de cette particule? Ou bien constitue-t-il seulement un outil pratique pour faire des prédictions ? Peut-être ne décrit-il pas la particule, mais seulement l'information que nous avons sur elle ? Nous n'allons pas résoudre tout de suite ces questions, au sujet desquelles les experts sont en désaccord. Nous aurons bientôt l'occasion de nous concentrer sur elles, et sur d'autres, à propos du sens et de la pertinence de la mécanique quantique. Pour l'instant, nous adopterons un point de vue pragmatique en considérant l'état quantique comme un outil utile permettant de faire des prédictions, ce qu'exprime un nouveau principe : Règle 1 : Étant donné l'état quantique d'un système isolé à un moment donné, il existe une loi qui prévoit l'état quantique précis de ce système à n'importe quel autre moment. Cette loi, cette « Règle 1 », est appelée l'équation de Schrodinger. Le principe même de l'existence d'une telle loi s'appelle l'unicité. Ainsi, bien que la relation entre l'état quantique et le comportement d'une particule individuelle puisse être statistique, la théorie décrit l'évolution de l'état quantique de manière précise et déterministe. Un état quantique peut correspondre à une valeur de l'impulsion, et donc de l'énergie, bien définie. Il est alors représenté par une onde pure, de fréquence et de longueur d'onde déterminées. Mais de tels états quantiques sont très spéciaux. Qu'en est-il des autres ? À un état quantique dont l'impulsion est incertaine, on ne peut associer une fréquence ou une longueur d'onde unique. Létat quantique le plus général peut également être vu comme une onde, mais une onde qui ne serait bien définie ni en position ni en impulsion; toute mesure de l'une ou l'autre de ces grandeurs comportera une certaine incertitude. Certains états quantiques particuliers ont une position définie, avec une impulsion complètement indéfinie. Si nous voulions dessiner l'onde correspondant à un tel état, elle serait nulle à peu près partout, sauf au point unique où la position est définie. On peut alors dire que la particule 44

Comment évoluent les quanta?

est localisée à cet endroit, et la considérer comme un corpuscule. D'autres états encore sont étalés sur une région de l'espace ; on peut les voir comme décrivant une particule localisée de façon imprécise, dont nous ne connaissons qu' approximativement la position (à l'intérieur, toutefois, de cette région). Dans tous les cas, on peut considérer un état quantique comme l' addition de plusieurs ondes pures de fréquences et de longueurs d'onde différentes : un « paquet ». Lénergie n'est pas définie pour une telle combinaison : les énergies possibles correspondent à une plage de valeurs ; chaque valeur correspond à une fréquence; la collection de ces fréquences est appelée le spectre du paquet (ou de l'état). Si l'on parlait de musique et d'ondes sonores, une fréquence unique correspondrait à une note unique ; l'addition de plusieurs notes à un accord. Il n'y a pas plus de limite au nombre d'états quantiques que vous pouvez additionner, qu'à celui de notes que vous pouvez jouer en même temps.

(&)

_cc.)_

_..~,,__ _

Figure 2. Trois fonctions d'onde montrent comment différents types d'états sont représentés. (A) montre une onde pure d'une seule longueur d'onde, qui correspond à une impulsion définie. La position est totalement incertaine, comme l'exige le principe d'incertitude. Dans (B) le pic illustre un état quantique de position définie, mais de longueur d'onde complètement indéfinie et incertaine. (C] Le cas intermédiaire est construit en combinant plusieurs longueurs d'onde, de sorte que l'impulsion et la position sont toutes deux incertaines.

45

La révolution inachevée d'Einstein

Il est possible de combiner deux états en ajoutant les ondes qui les représentent. Cela s'appelle superposer les états. Et cette combinaison peut être vue comme celle de deux chemins que la particule aurait pu parcourir pour arriver au détecteur. Rappelons-nous nos amateurs de chiens ou chats, que nous avions répartis dans deux pièces séparées. Comme à chaque pièce était attachée une préférence animalière, cette pièce pouvait être vue comme l'état quantique défini par cette préférence. La réunion, ensuite, de tout le monde dans la troisième salle correspondait à la superposition de ces deux états quantiques. Ceci constitue un exemple d'un principe général appelé principe de superposition : Deux états quantiques quelconques peuvent toujours être superposés, ce qui définit un troisième état quantique. Cela correspond à l'addition des ondes associées aux deux états, et au processus physique qui consiste à oublier la propriété qui distingue les deux. D'un point de vue logique, la superposition de deux états C et D correspond à l'opération logique C ou D : la personne peut aimer les chiens ou les chats. Le connecteur« ou» signifie qu'une certaine information est oubliée. La personne peut avoir été répertoriée auparavant comme C ou comme D, mais quand cette information est oubliée, on peut seulement dire qu'elle est Cou D. Comme je l'ai souligné, les états quantiques sont importants parce qu'ils évoluent dans le temps selon une loi définie. La relation entre l'état quantique et une observation (ou une mesure) est probabiliste; mais en l'absence de mesure, la relation entre cet état « maintenant » et l'état quantique « à un moment ultérieur » est certaine, déterministe. Avec la mise en garde importante que la loi d'évolution ne s'applique qu'aux systèmes isolés du reste de l'Univers, exempts de perturbations ou d'influences extérieures. En effectuant une mesure sur un système, nous le perturbons ; typiquement en le forçant à interagir avec un instrument de mesure. La règle 1 ne s'applique donc pas à une mesure ni à une interaction du système avec des forces extérieures. Mais qu'y a-t-il de si spécial avec les mesures ?

46

Comment évoluent les quanta?

Les mesures sont spéciales parce que c'est là que les probabilités interviennent en physique quantique. La mécanique quantique affirme que la relation entre l'état quantique et le résultat d'une mesure est probabiliste. Pour une mesure de type donnée, il existe en général toute une gamme de résultats possibles. À chacun est associée une certaine probabilité, la probabilité que la mesure donne ce résultat-ci précisément. Et toutes ces probabilités peuvent être calculées à partir de l'état quantique. Dans le cas où nous mesurons la position d'une particule, cette dépendance est particulièrement simple : La probabilité de trouver la particule à un endroit particulier (dans l'espace) est proportionnelle au carré de l'amplitude de l'onde [qui représente l'état quantique] en ce point. C'est ce qu'on appelle la règle de Born, du nom de Max Born, qui l'a proposée. Pourquoi au carré ? Une probabilité doit toujours être positive, alors qu'une onde oscille en général entre des valeurs positives et négatives (voir par exemple la figure 2, p. 45). Comme le carré d'un nombre est toujours positif, c'est lui qui représente la probabilité. Plus l'amplitude de l'onde est élevée à un endroit, plus il est probable de trouver la particule correspondante à cet endroit. Ces règles sont absolument fondamentales en mécanique quantique. Laissez-moi les résumer: l'onde (la fonction d'onde) représente l'état quantique. Abandonné à lui-même, le système évolue de façon déterministe, conformément à la règle 1. Mais la relation entre son état quantique et ce que peut donner le résultat d'une mesure est indirecte: non déterministe, seulement probabiliste. Le hasard y intervient d'une manière fondamentale. Avant la mesure, l'état quantique du système fournit seulement les probabilités de ce que nous pouvons observer (par la règle de Born). Une fois le résultat obtenu, l'état quantique a changé ; le nouvel état est défini par le résultat de la mesure (que vous connaissez exactement puisque vous venez de l'effectuer). Supposons que vous mesuriez l'impulsion d'un électron et obteniez la valeur 17 (dans une certaine unité), vers le nord. Juste après la mesure, nous pouvons alors écrire l'état quantique du système comme« IMPULSION= 17, VERS LE NORD». 47

La révolution inachevée d'Einstein

C'est l'objet d'une deuxième règle', que nous appelons Règle 2: Le résultat d'une mesure ne peut être prédit que de manière probabiliste. Mais la mesure modifie l'état quantique du système mesuré : il devient l'état précis correspondant au résultat de la mesure. C'est ce qu'on appelle l'effondrement de la fonction d'onde. Par exemple, dans notre histoire sur les préférences politiques ou animalières, dès qu'une personne répond à une question sur l'une ou l'autre, son état quantique devient celui défini par cette préférence. Le résultat d'une mesure étant probabiliste, le changement de l'état quantique résultant de cette mesure, dicté par la règle 2, l'est donc aussi. Une fois la mesure terminée, le système redevient isolé et la règle 1 prend le relais jusqu'à la mesure suivante. La règle 2 soulève toute une série de questions. La fonction d'onde s' effondre-t-elle brusquement ou cela prend-il un certain temps? ~effondrement se produit-il dès que le système interagit avec le détecteur? Ou seulement plus tard, lorsque le résultat est enregistré ? Ou plus tard encore, quand il est perçu par un esprit conscient ? ~effondrement est-il un changement physique, ce qui signifierait que l'état quantique est réel? Ou bien s'agit-il simplement d'un changement dans nos connaissances sur le système ; auquel cas l'état quantique ne serait que la représentation de notre connaissance du système ? Comment le système sait-il qu'une interaction particulière a eu lieu avec un détecteur, de sorte qu'il doit alors (et seulement à ce moment-là) obéir à la règle 2 ? Que se passe-t-il si nous considérons le système d'origine et le détecteur comme un unique système plus grand ? La règle 1 s' applique-t-elle alors à la totalité de ce grand système ? Ces questions constituent différents aspects du problème de la mesure. Diverses réponses ont été formulées mais elles restent sujettes à controverses depuis près d'un siècle. Nous aurons beaucoup à en dire lorsque nous aurons une vue d'ensemble.

* Vous vous doutiez, quand j'ai mentionné la règle l, qu'il y en aurait une deuxième. Je dois signaler que dans certains manuels, les règles 1 et 2 sont interverties.

48

4

Comment les quanta se partagent-ils ? «Aussi utile soit-il dans la vie courante de déclarer que le monde existe indépendamment de nous, ce point de vue ne peut plus être soutenu en physique quantique. » Archibald Wheeler

La superposition des systèmes quantiques pose un grave problème au réalisme. Mais ce dernier est soumis à d'autres obstacles encore plus insidieux, qui résultent de la manière dont la mécanique quantique décrit les systèmes composites, ceux qui combinent des sous-systèmes plus élémentaires. La superposition, décrite plus tôt, consiste à combiner différents états quantiques possibles d'un système unique. Comme je l'ai dit, elle correspond au« ou» des logiciens. La mécanique quantique s'intéresse également aux réunions (ou combinaisons) de deux systèmes différents de manière à constituer un système composite unique qui inclut les deux précédents. Supposons par exemple les deux systèmes que constituent un électron et un proton, chacun décrit par son propre état quantique. Nous pouvons les combiner pour former un atome d'hydrogène, et décrire ce dernier comme un nouveau système composite, caractérisé

La révolution inachevée d'Einstein

par son propre état quantique. Ce dernier peut être obtenu en combinant l'état des deux composants, des deux sous-systèmes, d'une manière qui correspond au« et» des logiciens. Létat quantique de chacun des composants représente la moitié de l'information nécessaire à sa description complète. Pour l'atome entier, il en est de même. Cela conduit à de nouveaux phénomènes très intéressants. Revenons un instant à nos «personnages quantiques » qui obéissent à la prescription de ne pouvoir avoir à la fois une opinion politique et une préférence animalière : deux propriétés incompatibles. Imaginons Anna et Beth, un couple de personnages quantiques parlant d'acquérir un animal de compagnie. Individuellement, Anna aime les chats et Beth aussi. Létat de leur couple représente la combinaison de ces éléments. Chacune possédant une préférence animalière précise, la prescription implique qu'elles n'ont pas d'opinion politique définie. Si on interroge l'une d'entre elles sur sa préférence politique, elle aura cinquante pour cent de chances de répondre à gauche, et cinquante pour cent à droite. Si on les interroge toutes deux sur la politique, leurs réponses aléatoires seront identiques la moitié du temps, en désaccord l'autre moitié. Elles sont dans un état où la préférence animalière de chacune est bien définie, mais leurs opinions politiques sont aléatoires et non corrélés. Les opinions politiques d'Anna n'ont aucun lien avec celles de Beth. Cet état n'a rien de surprenant. Mais la physique quantique offre la possibilité de définir d'autres états quantiques du couple aux propriétés bien différentes : en particulier un état selon lequel aucun point de vue individuel n'est défini ; mais où certains liens entre leurs points de vue le sont cependant précisément. Par exemple un état quantique que nous appelons CONTRAIRE définit une situation où la seule certitude est que, à toute question, Anna et Beth donneront des réponses contraires. Si le couple est dans cet état, il est certain que les deux réponses seront opposées quelle que soit la question ; sans qu'il soit possible de prédire davantage à propos de leurs réponses individuelles. Cet état CONTRAIRE caractérise un phénomène tout à fait surprenant mais possible en physique quantique : pour un système de deux

50

Comment les quanta se partagent-ils ?

(ou plusieurs) particules nous pouvons connaître une certaine information sur les liens entre leurs propriétés, mais rien sur ces propriétés individuellement. Dans ce cas, les particules sont dans un état intriqué. Lintrication est un phénomène nouveau, qui n'existe qu'en physique quantique, sans aucun analogue en physique classique. La seule information disponible dans l'état CONTRAIRE est que les composants A et B seront toujours en désaccord quelle que soit la question posée. Et cela constitue exactement la moitié de l'information qui serait nécessaire pour prédire les réponses réelles. Lautre moitié, manquante, correspondrait aux réponses individuelles dont nous ne savons rien (alors que nous savons tout sur la façon dont elles sont corrélées). Dans cet état, Anna et Beth partagent une propriété qui ne peut être réduite à la conjonction de propriétés individuelles ! Le lendemain, chacune part au travail, en restant dans cet état CONTRAIRE. Au cours du déjeuner, les collègues d'Anna lui posent des questions, soit à propos de politique, soit à propos des animaux de compagnie, mais en ne décidant qu'à la dernière minute quelle question poser. Ils enregistrent la question posée et la réponse d'Anna. Même chose avec Beth. Et tout ceci est répété quotidiennement, et consigné, pendant un an. À la fin les deux groupes de collègues se rencontrent lors d'une conférence et comparent leurs notes. Que découvrent-ils ? Les questions posées à Anna et Beth sont choisies au hasard. Elles auront donc été différentes la moitié du temps. Ignorons ces cas et concentrons-nous sur les jours où la même question leur a été posée. Puisqu'elles sont dans l'état CONTRAIRE leurs réponses ont été opposées dans tous les cas, en dépit du fait que, considérées individuellement, elles apparaissent pour chacune complètement aléatoires. En fait, on pourrait imaginer ici une explication : chaque matin, au petit-déjeuner, elles auraient pu s'accorder sur les réponses (contraires) à donner, par exemple en tirant à pile ou face. Mais en physique quantique cela ne fonctionne pas : nous étudions des paires de photons et non pas des paires de personnes. Nous savons mettre une paire de photons dans l'état CONTRAIRE et mesurer leurs propriétés en les« interrogeant » par des mesures : ils se trouvent toujours en désaccord. Alors

51

La révolution inachevée d'Einstein

que, à la différence de notre couple, il est impossible d'imaginer une entente préalable établie avant les interrogations. Ce n'est pas une affirmation gratuite : la preuve en a été fournie dans un article fondamental, par le physicien irlandais John Bell, en 1964. Nous ne demandons pas à un photon sa préférence politique ou animalière, mais une mesure de polarisation, par exemple, revient à lui poser une question sur cette propriété. Rappelons qu'une onde électromagnétique se constitue de champs électriques et magnétiques oscillants, dans une direction toujours perpendiculaire à celle de la propagation. Pour cette raison, on dit que l'onde est transverse. Les directions de la propagation et des oscillations· définissent un plan que l'on appelle plan de polarisation. Dans certaines circonstances, ce plan peut rester constant au cours de la propagation : on dit alors que la lumière (ou l'onde) est polarisée. En pratique, il suffit de faire passer des photons à travers un polariseur (une lentille du genre de certaines lunettes de soleil) pour obtenir une onde polarisée, dont le plan de polarisation dépend de l'orientation du polariseur.

Figure 3. La figure ci-dessus montre les« rayonnements électromagnétiques polarisés». Elle représente, pour deux ondes différentes, la propagation du champ électrique (en l'absence de courants externes et de charges). Pour chacune, le plan d'oscillation du champ électrique est orienté perpendiculairement à la direction de déplacement : on l'appelle le plan de polarisation. Nous montrons les plans de polarisation de deux ondes différentes. perpendiculaires l'un à l'autre.

Nous (les expérimentateurs) savons fabriquer des paires de photons qui sont dans un état CONTRAIRE pour les polarisations. Après avoir

* NdT: Du champ électrique.

52

Comment les quanta se partagent-ils ?

été ainsi fabriqués, les photons voyagent dans des directions opposées, jusqu'à ce qu'ils soient éloignés l'un de l'autre (tout en restant dans l'état CONTRAIRE). Nous disposons sur leurs chemins des analyseurs de polarisation : un tel analyseur est un dispositif qui laisse passer ou qui bloque les photons selon leur état de polarisation. Si nous choisissons deux analyseurs identiques, qui laissent passer la même polarisation, un photon passe, mais pas l'autre, puisqu'ils sont dans l'état CONTRAIRE. Lequel passe ? Cela reste purement aléatoire car dans cet état leurs propriétés individuelles sont complètement incertaines. La subtilité consiste alors à faire pivoter l'un des deux analyseurs, ce qui lui confère une nouvelle orientation : il ne laisse passer que les photons dont le plan de polarisation coïncide avec cette nouvelle orientation : les deux analyseurs laissent passer des plans de polarisations d'angles différents. Dans cette nouvelle configuration, il arrive que les photons passent tous les deux. Cela se produit avec une fréquence qui dépend de l'angle entre les analyseurs. Dans le cas initialement évoqué (pas de rotation de l'analyseur), l'angle vaut zéro et les photons ne passent jamais tous les deux, puisque nous posons la même question de part et d'autre. Quand nous faisons pivoter un peu l'un des analyseurs, les questions posées deviennent légèrement différentes : quelques photons peuvent passer ensemble. Au fur et à mesure que l'angle augmente, la proportion des cas où les deux photons passent augmente également. L analyse de l'expérience fait intervenir la notion de localité : le principe de localité exprime qu'aucune information ne peut se propager plus vite que la lumière. Lorsque nos deux photons sont très éloignés l'un de l'autre, la localité implique qu'une question que je choisis de poser à l'un ne peut affecter les réponses que l'autre pourra donner. Bell a montré que, si le principe de localité était vérifié, c'est-à-dire si la physique en jeu était locale, les résultats des mesures devraient vérifier une certaine condition ; condition qui s'exprime comme une restriction sur la proportion de cas dans lesquels les deux photons traversent chacun leur analyseur, exprimée en fonction de l'angle entre les deux analyseurs. Autrement dit, si ces résultats ne remplissent pas cette condition, cela implique que la localité ne s'applique pas.

53

La révolution inachevée d'Einstein

Bell a montré clairement que la mécanique quantique prédit des résultats en désaccord avec la condition de localité. : ils violent la restriction (du moins pour certains angles). Ils sont incompatibles avec le principe de localité énoncé par Bell. Mais revenons à notre couple quantique : nous allons constater que la situation que nous avons imaginée viole aussi cette condition. Anna et Beth partent toutes deux travailler en partageant un état quantique commun, l'état CONTRAIRE. Ce n'est pas une propriété individuelle de l'une ou de l'autre, mais une propriété partagée qui ne peut être attribuée qu'au couple globalement. Cette situation est impossible dans notre monde macroscopique non quantique, mais nous sommes en train d'imaginer notre couple dans une situation quantique. Elle serait déjà en tension avec la philosophie selon laquelle les propriétés physiques sont locales. Mais nous allons voir que c'est encore pire : les collègues de Beth l'interrogent.. sur son animal préféré et elle répond par exemple qu'elle aime les chats ; comme le prescrit la règle 2, cela modifie instantanément l'état quantique du couple : la préférence de Beth était à l'origine indéfinie. Mais la question/réponse a transformé l'état du couple : Beth est devenue une amie des chats. Interrogée de nouveau, elle répondra « chat » avec certitude : elle est maintenant elle-même décrite par un nouvel état quantique CHAT. Rien de surprenant ! Mais puisque le couple a commencé la journée dans l'état CONTRAIRE, Anna est devenue au même moment précis (celui de la question/réponse à Beth) une amie des chiens : son état quantique est devenu CHIEN. À partir de ce moment, si ses collègues la questionnent, il est certain à cent pour cent qu'elle répondra« chien ». Il semble donc que la mesure de la préférence de Beth affecte instantanément l'état d'Anna. Et ceci bien que Beth seulement ait été interrogée (c'est-à-dire, «mesurée») et qu'Anna n'ait parlé à personne. La règle 2 s'applique à Anna aussi bien. La situation illustre le phénomène connu

* NdT: Ce que l'on nomme les inégalités de Bell. ** NdT : Lee Smolin nous décrit une situation quantique : « interroger sur une préférence », revient à« mesurer une préférence», et la réponse doit être considérée comme le résultat de la mesure.

54

Comment les quanta se partagent-ils ?

sous le nom de non-localité quantique. [histoire serait exactement identique si on avait demandé à Beth ses tendances politiques. Quelle que soit sa réponse, Anna aurait instantanément changé d'opinion. À partir du moment où l'on a interrogé Beth sur sa préférence, les deux amies cessent de partager un état commun. Beth a maintenant son propre état quantique, CHAT, défini par le résultat de sa mesure (interrogation). Mais ce qui est bizarre - et dû au fait que toutes deux étaient à l'origine dans l'état intriqué CONTRAIRE -, c'est que l'interrogation de Beth modifie instantanément l'état d'Anna également. Cette dernière passe immédiatement dans l'état quantique (individuel) CHIEN, correspondant au contraire de la réponse de Beth. Ceci en dépit du fait que personne n'ait encore demandé à Anna quoi que ce soit. Beth et ses collègues pourraient être séparées de plusieurs annéeslumière, cela ne changerait rien. Dans une telle situation, aucun renseignement à propos de la question posée à Beth, ni de sa réponse, ne pourrait atteindre Anna avant des années, du moins à condition de supposer les restrictions habituelles sur la transmission d'informations, c'est-à-dire le principe de localité. En particulier, Anna elle-même ne peut pas savoir que son état quantique a changé. Mais si elles obéissent à la théorie quantique, c'est bien le cas. Bien sûr, l'histoire serait la même si les rôles de Beth et Anna étaient intervertis. Les conséquences de l'intrication sont entièrement symétriques. Le comportement étrange de l'état quantique CONTRAIRE avait été découvert par Einstein. Ce fut la pièce maîtresse d'un papier qu'il a écrit en 1935 avec deux collègues plus jeunes, Boris Podolsky et Nathan Rosen 1• Les trois auteurs (parfois abrégés en EPR) avaient imaginé l'expérience que j'ai décrite à propos des photons pour argumenter sur le fait que la mécanique quantique doit être incomplète. Pour en arriver à cette conclusion, ils ont donné un critère permettant de décider si une propriété d'un système physique pouvait être considérée comme réelle. Voici leur critère : « Si, sans perturber d'aucune façon un système, vous pouvez déterminer une propriété de celui-ci avec une certitude de cent pour

55

La révolution inachevée d'Einstein

cent, il doit y avoir un élément de réalité physique associé à cette propriété. » Einstein et ses collaborateurs ont également considéré que « perturber un système » était équivalent à effectuer une action physique (par exemple une mesure) sur lui. Plus important, ils ont également supposé que toute perturbation physique est locale, c'est-à-dire qu'elle ne peut se propager qu'à une vitesse égale ou inférieure à celle de la lumière. Appliqué à notre couple, cela implique que Anna ne peut pas être physiquement affectée par le choix des questions posées à Beth; du moins avant que suffisamment de temps se soit écoulé pour qu'un signal (par exemple lumineux) ait pu envoyer de l'information à Anna. Une fois que les collègues de Beth ont appris sa préférence animalière, ils ont immédiatement eu connaissance de celle d'Anna. Le critère de réalité énoncé par Einstein est satisfait, ce qui permet de conclure que la préférence d'Anna pour les animaux de compagnie est un élément de la réalité. Or le principe de localité, auquel Einstein et ses amis croyaient fermement, impliquerait qu'Anna n'ait pas pu avoir été influencée par une question posée à son amie Beth, ni par sa réponse, si elle en est très éloignée. Ainsi, ce qui est réel concernant Anna ne peut être affecté par ce qui arrive, ou n'arrive pas, à Beth. La préférence animalière d'Anna doit être réelle, que la question ait été posée ou non à Beth. Les collègues de Beth auraient aussi bien pu la questionner à propos de politique. Le même argument fonctionne, si bien que nous devons conclure que la préférence politique d'Anna est aussi un élément de la réalité. Et, encore une fois, ceci que l'opinion politique de Beth ait été questionnée ou non. Ce qui nous amène à conclure que : Les préférences d'Anna pour les animaux de compagnie et pour la politique sont toutes deux des éléments de la réalité ! Mais un état quantique ne peut pas décrire simultanément les deux préférences de quelqu'un, à propos de la politique et à propos des animaux de compagnie. Einstein, Podolsky et Rosen en ont donc conclu que la description offerte par l'état quantique, du genre de celle d'Anna,

56

Comment les quanta se partagent-ils ?

est incomplète et que, d'une manière générale, la description des affaires du monde en termes d'états quantiques est incomplète. Je réfléchis à cet argument depuis ma première année d'études à l'université. Pour autant que je sache, c'est logiquement correct. Mais cela dépend crucialement de l'hypothèse de localité, c'est-à-dire du fait que la physique soit locale, adoptée par Einstein et ses jeunes amis. Elle s'exprime ici sous la forme : Anna ne peut pas être physiquement affectée par le choix des questions posées à Beth parce qu'elles sont très éloignées l'un de l'autre. Cela correspond exactement à la restriction que formula Bell, à propos de photons plutôt que de personnes : «Quand les deux photons sont très éloignés l'un de l'autre, les questions que je choisis de poser à l'un des photons ne peuvent pas affecter les réponses que donnera l'autre. » C'est la seule hypothèse qui soit non anodine dans son argumentation. Comme je l'ai dit, la mécanique quantique n'obéit pas à sa condition : donc la mécanique quantique elle-même viole la localité. Mais pouvons-nous vérifier que la localité, telle qu' exprimée par EPR et Bell, s'applique ou non dans la nature ? dans le monde réel ? Soulignons un point important que montre Bell : non seulement la restriction qui découle du principe de localité, telle qu'il l'a calculée, s'applique à la mécanique quantique, mais elle s'applique à toute théorie qui respecte la localité ainsi exprimée. Notamment toute théorie qui pourrait être inventée à l'avenir dans le but de remplacer la mécanique quantique. Il est possible de mettre en place une expérience peu coûteuse qui teste directement la restriction calculée par Bell à partir du principe de localité. Quelques physiciens intrépides s'y sont essayés il y a quelques décennies. Après plusieurs tentatives, des résultats convaincants, considérés comme définitifs, ont été obtenus à Orsay, près de Paris, au début des années 1980 par Alain Aspect et ses collaborateurs, Jean Dalibard, Philippe Grangier, et Gérard Roger2. Les expériences d'Aspect impliquent des photons intriqués, et les questions posées concernent leurs plans de polarisation. À l'origine, un atome est excité à partir de son état fondamental par un photon émis

57

La révolution inachevée d'Einstein

par un laser. Les conditions sont choisies de manière à ce que l'atome excité se désintègre pour retrouver son état fondamental, en émettant une paire de photons intriqués dans l'état CONTRAIRE. Ces deux photons s'envolent dans des directions opposées. Après avoir parcouru quelques mètres, ils rencontrent des analyseurs qui mesurent leurs polarisations relatives. I..:orientation du plan de chaque analyseur peut être réglée librement, au choix de l'expérimentateur. Litération de l'expérience fournit la liste des mesures de polarisations des deux photons. Lanalyse de leurs corrélations fait clairement apparaître une violation de la restriction de Bell, en accord parfait avec les prédictions de la théorie quantique. Ce que l'expérience nous indique, c'est que l'hypothèse de localité de Bell n'est pas vérifiée dans la nature: le monde quantique n'obéit pas au principe de localité. Si vous n'y voyez pas la nouvelle la plus choquante que vous ayez entendue, c'est sans doute que vous ne l'avez pas comprise : la nature ne satisfait pas l'idée de localité. Deux particules, deux objets, situés loin l'un de l'autre, peuvent partager des propriétés qui ne peuvent être attribuées ni à l'un ni à l'autre. À ce stade, une question légitime apparaît naturellement : en tenant compte du fait que Beth et Anna partagent un état intriqué commun, le principe selon lequel aucune information ne peut être transmise plus rapidement que la lumière, pourrait-il être violé lui aussi ? Le changement brusque de l'état d'Anna, au moment du choix de la question posée à Beth, pourrait-il être exploité par les collègues de Beth afin d'envoyer instantanément un message à Anna ? La réponse est négative : aucune information ne peut être envoyée plus vite que la lumière. En effet, les réponses données par Anna restent aléatoires, quelles que soient les questions qu'on lui posera : 50/50. C'est vrai avant que Beth n'ait été interrogée, alors qu'elle partageait l'état CONTRAIRE avec Anna, cela reste vrai par la suite. Ce n'est qu'à la fin de l'expérience, lorsque sont rassemblées et comparées les listes de réponses données par chacune à la série des questions, que pourront apparaître les surprenantes corrélations. Et ces listes sont des objets classiques ordinaires, qui ne peuvent pas être transmis plus rapidement que la lumière.

58

Comment les quanta se partagent-ils ?

On pourrait imaginer une autre possibilité connexe, qu'Aspect et ses collègues pourraient également tester. Se pourrait-il que, à un niveau plus profond que celui décrit par la théorie quantique, les deux atomes communiquent ? que le premier photon mesuré transmette à l'autre de l'information sur la question qui lui a été posée ? tout en satisfaisant le principe de localité, mais en respectant la relativité restreinte qui soutient qu'aucune information ne peut voyager plus vite que la lumière ? Pour tester cette possibilité, une variante de l'expérience originale a été menée. Un interrupteur aléatoire est introduit du côté d'un des photons. Son rôle est de choisir très rapidement la question posée à son photon, autrement dit l'orientation de l'analyseur, assez rapidement pour que la commutation (le choix) soit effectuée alors que les photons sont déjà en vol, avant qu'un signal quelconque voyageant à la vitesse de la lumière (ou moins vite) ait pu voyager d'un photon à l'autre. Le résultat reste inchangé. Si les deux photons communiquaient, leurs messages devraient se transmettre beaucoup plus vite que la lumière, ce qui est en contradiction avec la théorie de la relativité. Aussi intelligent soit-il, et à la lumière de ces résultats expérimentaux, à propos de l'inégalité de Bell, l'argument d'Einstein, Podolsky, et Rosen ne peut pas être pris en considération car l'hypothèse de localité sur laquelle il repose n'est pas vérifiée. Lorsqu'elles sont intriquées dans l'état CONTRAIRE, Anna est physiquement affectée* par le choix des questions posées à Beth. Même si elles sont très éloignées l'une de l'autre. C'est ce qu'affirme la mécanique quantique, c'est ce qu'impliquent les expériences, et qui doit donc rester vrai dans toute théorie plus approfondie qui complèterait la mécanique quantique. Néanmoins, l'article d'EPR est resté extrêmement important car il expose un aspect inattendu de la physique quantique : l'intrication. Très en avance sur son temps car il a fallu des décennies pour l'apprécier. En dehors de la découverte du phénomène d'intrication, il fut le point de départ du travail de Bell et, par conséquent, du choc que constitua la découverte expérimentale de la non-localité physique.

* NdT:

Le terme« physiquement» reste ici ambigu. Ce que dit la physique quantique, c'est que l'état quantique d'Anna est affecté.

59

La révolution inachevée d'Einstein

Bohr, le grand antiréaliste, a immédiatement répondu à l'article d'EPR, dans le style obscur qui lui est propre3• Il a contesté un des critères de réalité de l'EPR, en soulignant le fait que la mesure de la première particule perturbe indirectement la seconde, en perturbant le contexte dans lequel ses propriétés prennent leur sens. Durant les quinze années suivantes, un seul document écrit a cité l'article d'EPR. Les premières citations sont par Bohm et Everett dans les années 1950. John Bell n'est que le sixième auteur à le citer, dans son grand article de 1964, près de trente ans plus tard. Pourtant, le document a été cité plus de soixante fois en 2015, de même en 2016. Nous vivons enfin maintenant à l'ère de l'intrication. Ces dernières années, le partage des propriétés entre paires intriquées a été confirmé par des expériences lors desquelles elles ont été séparées par des centaines de kilomètres. eintrication a évolué rapidement de la curiosité de laboratoire aux applications technologiques. Elle est à présent considérée comme une ressource, au cœur de nouveaux types d'ordinateurs, les ordinateurs quantiques. Dans un futur proche, l'intrication pourrait nous permettre de briser des codes longtemps considérés comme indéchiffrables, et également de générer de nouveaux types de codes véritablement indéchiffrables cette fois. Aujourd'hui, des satellites de communications quantiques en orbite utilisent déjà des paires intriquées pour crypter leurs messages. Les premiers documents révolutionnaires d'Einstein étaient parus en 1905, alors qu'il était âgé de vingt-six ans. Trente ans plus tard, en 1935, l'article d'EPR fut le dernier article d'Einstein à secouer la physique dans ses fondements. Très peu de physiciens ont eu le privilège d'orienter la recherche scientifique sur une trentaine d'années. Einstein n'a jamais cessé de chercher la théorie plus profonde qui dépasserait la mécanique quantique. Deux décennies plus tard, son carnet de notes montre qu'il y travaillait encore à l'hôpital la nuit de sa mort. Mais il a échoué car il n'a jamais compris que l'hypothèse centrale derrière la plupart de ses grands travaux, le principe disant que la physique est locale, était erronée. Il n'existe aucune raison pour que l'article de Bell, en 1964, n'ait pas pu être rédigé à la fin des années 1930, peu après l'article d'EPR. Et

60

Comment les quanta se partagent-ils ?

la réfutation expérimentale de la localité aurait pu être menée peu de temps après. Je me demande seulement ce qu'aurait pensé Einstein s'il avait appris les résultats de Bell et Aspect dans les années 1940. Les histoires que j'ai racontées jusqu'à présent illustrent l'étrangeté du monde quantique. Elles nous ont parlé de dualité onde-particule, de superposition, et de principe d'incertitude. Plus étrange encore était l'intrication, le partage de propriétés quantiques entre systèmes largement séparés dans l'espace. Telle était la leçon ultime de l'histoire racontée par Einstein, Podolsky, et Rosen. Mais ce fut le travail de John Bell qui révéla la vraie morale de l'histoire, la nature radicale de la non-localité quantique. Comme nous l'avons vu, la superposition peut être comprise comme une version quantique du« ou» logique, que j'écris« OU». Tandis que la combinaison de deux systèmes s'analyse comme une version quantique de« et », que je vais écrire« ET ». Les usages du OU et du ET diffèrent de ceux du « ou » et du « et » ordinaires, auxquels nous sommes habitués dans la vie quotidienne. Mais c'est quand ils sont tous deux impliqués qu'il se passe des choses vraiment étranges. C'est ce qu'illustre la célèbre expérience du« chat de Schrodinger ». Commençons par le modèle très simple d'un atome qui peut exister dans deux états : un état de base stable appelé FONDAMENTAL, et un état excité, instable, d'énergie supérieure, que nous noterons EXCITÉ. rétat EXCITÉ est instable : il a tendance à se désintégrer vers l'état FONDAMENTAL, en émettant un photon qui emporte la différence d'énergie. Ces désintégrations ont lieu à un rythme statistiquement fixe, exprimé par la durée de demi-vie. Plaçons à l'intérieur d'une boîte un tel atome dans son état EXCITÉ. Et attendons une durée de l'ordre de la durée de demi-vie. Si nous ne regardons pas dans la boîte, la seule chose que nous puissions prédire est la probabilité que nous trouvions l'atome dans l'état FONDAMENTAL en ouvrant la boîte : environ un demi. Mais dans quel état est l'atome avant que nous regardions à l'intérieur de la boîte ? La mécanique quantique répond : ni EXCITÉ ni FONDAMENTAL, mais une superposition des deux que nous écrivons comme suit : État de l'ATOME

=

EXCITÉ OU FONDAMENTAL.

61

La révolution inachevée d'Einstein

La règle 2 entraîne alors que cette superposition a le potentiel de devenir l'un des deux états - EXCITÉ ou bien FONDAMENTAL quand on regarde. Pour déterminer les probabilités de manière précise, effectuons l'expérience un grand nombre de fois. Ces probabilités évoluent avec le temps : juste après la fabrication de l'atome dans l'état EXCITÉ, la probabilité qu'il se soit désintégré est très faible. Bien après la durée de demi-vie, elle est devenue très voisine de un. La superposition ne correspond pas du tout au fait d'être dans un état ou bien dans l'autre état, avec une certaine probabilité. Pour s'en convaincre, partons du fait que la superposition de deux états d'énergies différentes rend incertaine la valeur de l'énergie, tandis que la valeur d'une certaine autre quantité observable devient certaine. C'est une situation analogue à ce que nous avions imaginé pour les points de vue de nos protagonistes : la superposition de leurs états de préférence animalière rend cette grandeur non définie, mais la préférence politique l'est au contraire. Ici, pour les atomes, on peut toujours trouver une question complémentaire (à celle de l'énergie) pour laquelle la réponse sera OUI avec certitude. Ce ne serait pas le cas s'il s'agissait seulement de probabilités classiques que l'état soit EXCITÉ ou bien FONDAMENTAL. Nous avons ensuite placé un compteur Geiger dans la boîte, configuré de manière à cliquer chaque fois qu'il voit un photon. Du point de vue de la mécanique quantique, le compteur peut également exister dans deux états différents : l'état NON, dans lequel il n'a vu aucun photon, et l'état OUI lorsqu'il en a vu un. Il peut aussi exister dans une superposition de ces deux états. On place atome et compteur Geiger ensemble dans la boîte, en réglant le dispositif de manière à ce que l'atome se trouve initialement dans l'état EXCITÉ, et le compteur Geiger dans l'état NON:

INITIAL= EXCITÉ ET NON. Par « ET » nous entendons que l'état du système global correspond à une combinaison, et non pas à une superposition, des états des deux sous-systèmes. Nous nous attendons à ce que, au bout d'une durée très longue, l'atome soit passé dans l'état FONDAMENTAL, et le compteur Geiger

62

Comment les quanta se partagent-ils ?

dans l'état OUI. Cela correspond au compteur Geiger ayant détecté le photon émis lors de la désintégration de l'atome. FINAL= FONDAMENTAL ET OUI Entre les deux, le système est dans une superposition de ces deux états. ENTRE= (FONDAMENTAL ET OUI) OU (EXCITÉ ET NON). I..:état du système total correspond à une superposition de deux états : dans le premier, l'atome est non désintégré - EXCITÉ - et le compteur Geiger indique NON, dans l'autre, l'atome s'est désintégré en FONDAMENTAL, et le compteur Geiger indique qu'il a vu le photon. Cet état ENTRE est un exemple d'état corrélé. Nous l'appelons ainsi parce que les propriétés des deux sous-systèmes sont corrélées. I..:état de l'atome est incertain, celui du compteur également. Mais nous savons que l'état dans lequel se trouve l'atome détermine l'état dans lequel se trouve le compteur Geiger. Si nous ouvrons alors la boîte et regardons à l'intérieur, nous ne verrons jamais une superposition : regarder à l'intérieur constitue une mesure, qui est gouvernée par la règle 2. Nous voyons soit que le compteur Geiger a cliqué et que l'atome s'est désintégré, soit que le compteur n'a pas encore cliqué, et que l'atome est toujours excité. Tout ceci semble vraiment bizarre. Voici quelques-unes des questions que cela soulève : • Pourquoi existe-t-il deux règles qui régissent l'évolution des systèmes quantiques plutôt qu'une seule ? • Pourquoi traitons-nous les mesures et les observations différemment des autres processus ? Un instrument de mesure n'est après tout qu'une machine composée d'atomes. Ne devrait-il pas y avoir une seule règle régulant l'évolution des systèmes, qui s'applique dans tous les cas ? • Qu'est-ce qui fait qu'un appareil de mesure est un appareil de mesure? Qu'est-ce qui le rend différent d'un système quantique ? Seulement sa taille ? ou sa complexité ? Le grand nombre d'atomes dont il se compose? Ou bien le fait qu'il puisse être utilisé pour obtenir des informations ?

• À quel moment se produit l'effondrement vers un état défini ? Est-ce quand l'atome rencontre le détecteur ? Ou lorsque le

63

La révolution inachevée d'Einstein

signal est amplifié ? Ou au moment où nous prenons conscience de l'information? Ces questions représentent différents aspects du problème de la mesure. Ce que l'on peut affirmer en tout cas c'est qu'il doit en être ainsi d'une façon ou d'une autre. Nous n'observons jamais de grands objets dans un état indéfini: pas de compteur Geiger qui ait à la fois cliqué et non cliqué. Chaque question posée possède une réponse précise. Mais nous avons besoin de superpositions pour expliquer la physique atomique et les rayonnements. Pour souligner à quel point tout cela est étrange, Schrodinger a ajouté un chat dans la boîte, avec l'atome et le compteur Geiger. Il a connecté la sortie du compteur Geiger à un transformateur branché sur les oreilles du chat : lorsque le compteur Geiger signale la détection du photon, le chat reçoit une décharge électrique fatale. (Bien entendu, Schrodinger n'a pas réellement mené cette expérience : c'est une expérience de pensée destinée à nous choquer, et non pas le chat.) Ouvrons la boîte après une durée de demi-vie. Appliquons-nous la règle 1 ou la règle 2 ? Discutons des prédictions de chacune. Supposons d'abord que la règle 1 s'applique à l'ensemble du système à l'intérieur de la boîte: l'atome, le compteur et le chat. Il existe encore deux états possibles dont l'interprétation est facile. Létat initial est le suivant: INITIAL= EXCITÉ ET NON ET VIVANT Latome est excité, le compteur Geiger n'a rien détecté, et le chat est vivant. Létat final est le suivant : FINAL= FONDAMENTAL ET OUI ET MORT Après un très long moment l'atome s'est désintégré et le chat est mort. Résultat de la désintégration, l'atome est dans son état fondamental stable, le détecteur a fonctionné, et le chat a été électrocuté. Entre les deux, l'état est une superposition de ces deux possibilités : ENTRE = (EXCITÉ ET NON ET VIVANT) OU (FONDAMENTAL ET OUI ET MORT). 64

Comment les quanta se partagent-ils ?

Mais un chat est un mammifère, avec un cerveau et peut-être une conscience, avec un esprit presque aussi complexe que le nôtre. Alors que signifie le fait qu'un chat soit dans un état superposé de vivant et de mort ? Si nous ne pouvons exister dans une telle superposition, cela n'a sûrement pas de sens non plus pour le chat. Si nous appliquons la règle 2 à notre observation, nous devons également l'appliquer au chat qui, par essence, est l'observateur du signal émis par l'alarme du détecteur. C'est bien la règle 2 qu'il faut appliquer. Alors, quand nous ouvrons la boîte, le système « choisit » et saute vers un état défini, de sorte que le chat apparaît ou bien vivant ou bien mort. La règle 1 ne s'applique donc pas aux humains ou aux chats. Mais s'applique-t-elle aux compteurs Geiger ? Où est la limite ? Pourquoi s'applique-t-elle aux atomes et non à de grandes collections d'atomes comme les détecteurs, les chats, et les humains ? On se réfère à cette expérience comme celle du chat de Schrodinger. Le nombre de réponses proposées à cette énigme est à la mesure de la fécondité de l'imagination humaine.

Figure 4. L'expérience de pensée du chat de Schrodinger. Un détecteur est aménagé pour répondre par un signal électrique à un éventuel photon provenant de la désintégration de l'état excité d'un atome vers l'état fondamental. Le chat est connecté au circuit de telle

sorte que l'arrivée de l'impulsion va l'électrocuter. Après peu de temps, l'état de l'atome est une superposition de l'état excité et de l'état fondamental [désintégré). L'application de la règle l prédirait que le chat est alors dans une superposition de deux états, l'un vivant, l'autre mort.

65

La révolution inachevée d'Einstein

Quelques années après l'article de Bell, une autre publication, encore plus importante, a établi de nouvelles limitations aux options possibles pour des théories quantiques réalistes. Revenons à nos expérimentatrices fictives pour les décrire. Une façon d'exprimer le côté surprenant des résultats de Bell consiste à déclarer que la réponse donnée par Anna à une question qu'on lui pose doit dépendre de la question que l'on pose à Beth. Cela nous est apparu choquant parce qu'Anna et Beth sont éloignées, de sorte que la localité empêcherait une telle dépendance. Mais même dans le cas où elles seraient restées proches, ce résultat - que la réponse d'Anna dépend de la question posée à Beth - apparaît très déroutant. Nous avons évoqué plus haut des paires de mesures mutuellement incompatibles, typiquement de la position et de l'impulsion d'une particule. Il semble que l'acte de mesurer l'une des quantités interfère avec, ou perturbe, la valeur de l'autre. Ce que nous avons décrit en déclarant que l'ordre dans lequel les deux mesures sont effectuées est important. Mais la situation d'Anna et Beth n'est pas de cette sorte. Les questions posées à Beth sont tout à fait compatibles avec les questions posées à Anna. rordre dans lequel elles sont interrogées n'a aucune importance. Et ceci que les deux amies soient très éloignées l'une de l'autre ou bien côte à côte. Les questions posées à l'une sont compatibles avec les questions posées à l'autre. rordre des questions n'a pas d'importance, mais il n'en reste pas moins que la réponse donnée par Anna dépend du choix de la question posée à Beth. Cette dépendance est appelée contextualité, parce que la réponse donnée par Anna dépend du contexte général (celui-ci inclut le choix de l'autre question posée). Il s'avère que ceci est vrai pour tout système décrit par la mécanique quantique. La contextualité caractérise des situations où le système est décrit par trois propriétés au moins, que nous appellerons A, B et C. La propriété A est compatible avec B et avec C : elle peut être mesurée simultanément avec B ou C. Mais B et C ne sont pas compatibles l'une avec l'autre: on ne peut en mesurer qu'une à la fois·.

* NdT : Pour préciser, la question A pourrait être la préférence animalière d'Anna, les questions B et C, les préférences animalière et politique de Beth.

66

Comment les quanta se partagent-ils ?

Finalement, nous pouvons mesurer A et B, ou bien A et C. Menons une série d'expériences lors desquelles nous faisons les deux choix, en enregistrant toutes les réponses. Si la mécanique quantique est correcte, nous trouverons que les réponses à la question A dépendent du choix de mesurer B ou bien C en même temps que A. Et nous conclurons que la nature est contextuelle. C'est bien le cas de la mécanique quantique. Et comme les expériences le confirment, ce doit être vrai dans le cadre de toute théorie plus profonde qui pourrait remplacer la mécanique quantique. Ce résultat fut prouvé pour la première fois par John Bell au début des années 1960, avant qu'il ne publie ses résultats sur la non-localité. Il l'avait soumis à une revue à comité de lecture mais le manuscrit, apparemment égaré pendant deux ans sur le bureau du rédacteur en chef, ne fut publié qu'en 1967. À ce moment, la contextualité de la mécanique quantique avait été prouvée à nouveau par deux mathématiciens, Simon Kochen et Ernst Specker4 • Il leur est souvent attribué, mais il serait plus juste de l'appeler théorème de Bell-Kochen-Specker. La mécanique quantique a été inventée dans le but d'expliquer certains résultats expérimentaux déroutants concernant la lumière, le rayonnement et les atomes. Les trois nouveaux phénomènes dont nous avons parlé dans ce chapitre, l'intrication, la non-localité et la contextualité, le sont encore davantage. Chacun d'eux est si bizarre qu'ils furent pendant un temps invoqués pour suggérer que la mécanique quantique devait être dans l'erreur, jusqu'à ce que les expériences aient confirmé qu'ils se produisent bien dans le monde naturel. C'était loin d'être prévisible. Les vérifications de ces trois prédictions de la théorie quantique ont fortement surpris les physiciens. Tous trois posent de sérieux défis au réalisme car ils excluent une grande classe de théories réalistes. En particulier, l'intrication non locale est incompatible avec toute théorie dont les beables ne peuvent mutuellement s'influencer que par des interactions locales, c'est-à-dire qui se propagent à la vitesse de la lumière ou plus lentement. Toute théorie réaliste capable d'imiter la mécanique quantique doit alors décrire un monde qui viole cette condition et embrasse

67

La révolution inachevée d'Einstein

ainsi ouvertement la non-localité. C'est pourquoi Einstein a parlé de spooky action at distance·». Le choix est simple : soit nous pouvons renoncer au réalisme et accepter la mécanique quantique sans chercher plus loin, soit nous pouvons aller de l'avant en cherchant à comprendre comment la nature viole la localité, tout en réussissant à donner un sens à tout cela. «

* NdT : Une espèce d'action à distance déroutante, violant la localité, et donc en contradiction avec la relativité.

68

s Ce que la mécanique quantique if explique pas La mécanique quantique ne répond pas à toutes les questions que l'on peut se poser à propos du monde atomique, mais elle ne réussit pas si mal pour certains aspects. C'est le bon moment pour résumer ce que nous avons appris sur ce qu'elle explique et ce qu'elle n'explique pas. En substance, la mécanique quantique prédit et explique deux types de propriétés: d'une part celles d'un système individuel, et d'autre part les propriétés moyennes d'un ensemble de nombreux systèmes individuels. Deux cas très différents. Lorsque nous pouvons attribuer une valeur définie à une quantité - par exemple grâce à une mesure - c'est une propriété du système individuel qui a été mesurée. Mais bien souvent, le principe d'incertitude nous interdit de discuter d'autre chose que des valeurs moyennes. À quoi se réfèrent ces moyennes ? Considérons deux atomes préparés de manière identique, dans le même état initial. Puis effectuons la même mesure sur chacun d'eux. En raison du principe d'incertitude, ces mesures donneront généralement des valeurs différentes. Par exemple, des atomes préparés dans la même position de départ seront trouvés à des endroits différents puisque la position d'un système quantique a tendance à s'étaler. Mais si, pour chacune des nombreuses copies (identiques) préparées de l'expérience, les résultats de mesures diffèrent, nous pouvons

La révolution inachevée d'Einstein

effectuer la moyenne de leurs valeurs : chaque copie du système est mesurée, et nous prenons la moyenne des résultats. Une collection d'atomes qui se ressemblent d'une manière, mais se distinguent d'une autre est appelée un ememble statistique. La mécanique quantique traite de tels ensembles. On peut définir un ensemble dont tous les éléments partagent la même valeur d'une certaine grandeur, par exemple l'énergie, tandis que les autres paramètres varient dans une gamme de valeurs comme l'exige le principe d'incertitude. Lorsque la mécanique quantique parle de moyennes ou de probabilités, à propos de la mesure d'une propriété d'un atome, cela se réfère implicitement à un ensemble composé de plusieurs copies de l'atome en question. Cela peut être assez facile à réaliser. De nombreuses expériences portent par exemple sur une collection d'atomes, comme un gaz. Dans un tel cas, l'ensemble est réel puisque les atomes de la collection sont réels. Parfois, cependant, l'ensemble n'existe que dans l'imagination du théoricien. Il semblerait naturel de rendre compte des résultats moyens concernant plusieurs copies d'un système individuel en termes de propriétés de ces systèmes individuels. Cependant, la mécanique quantique procède souvent en sens inverse: en expliquant une propriété d'un atome individuel en termes de propriétés obtenues à partir de moyennes sur un ensemble d'atomes. Mais comment le collectif peut-il déterminer l'individu ? Nous sommes au cœur de ce qu'il y a de plus mystérieux dans le monde quantique. Parmi les propriétés individuelles d'un système (par exemple un atome ou une molécule) dont la mécanique quantique peut discuter, citons l'énergie. Très souvent, la mécanique quantique prédit que les valeurs possibles del' énergie d'un système, ce quel' on appelle son spectre, constituent un ensemble discret·. Le spectre d'un atome constitue une propriété individuelle : on peut l'observer dans une expérience impliquant un seul atome. Tout système physique possède un spectre, et il est correctement prédit par la mécanique quantique. Cette dernière explique même

* NdT: Le terme discret, appliqué à un ensemble, s'oppose à continu: il signifie que l'on peut énumérer les éléments de l'ensemble.

70

Ce que la mécanique quantique n'explique pas

pourquoi ces valeurs (de l'énergie) sont les seules possibles. Ceci en utilisant la dualité onde-particule. Dans cette situation, l'explication de ce qui se passe dans un système individuel recourt à des moyennes concernant de nombreux systèmes. I..:explication comporte deux étapes. La première utilise la relation entre énergie et fréquence, fondement de la dualité onde-particule : si l'on détermine les fréquences possibles, on détermine du même coup les énergies possibles. La seconde étape exploite l'assimilation d'un état quantique à une onde. Une onde de fréquence définie est comme une cloche ou une corde de guitare : convenablement excitée (frappée ou grattée) elle sonne à une fréquence précise, elle donne une note définie. Ensuite, l'équation d'évolution des états quantiques donne (en tenant compte des interactions entre les particules impliquées) les fréquences de résonance du système, qui se répartissent selon un ensemble discret. Il ne reste plus qu'à les convertir en énergies pour obtenir le spectre d'énergies, discret lui aussi. Cela fonctionne bien. Par exemple, pour le système constitué d'un électron et d'un proton, liés entre eux par leur attraction électrique, l'équation donne le spectre de l'atome d'hydrogène. Dans la plupart des cas, le spectre comporte une valeur minimale de l'énergie, l'état correspondant est appelé état fondamental, ceux d'énergie supérieure états excités. On peut exciter l'état fondamental en lui fournissant l'énergie nécessaire pour l'amener jusqu'au niveau d'un état excité. I..:énergie d'une telle transition (fondamental-excité) est le plus souvent fournie par un photon. Un état excité a tendance à être instable car il peut redescendre à l'état fondamental en rayonnant l'énergie excédentaire sous forme de photon. En l'absence d'état d'énergie inférieure vers lequel il pourrait se désintégrer, l'état fondamental est au contraire stable. La plupart des systèmes passent la majorité de leur existence dans leur état fondamental. Ces calculs ont été testés sur une grande variété de systèmes, dont les atomes, les molécules, les noyaux et les solides. Dans tous les cas, on observe bien le spectre prévu. En plus de fournir le bon spectre [d' énergies possibles], la mécanique quantique permet de prédire certaines grandeurs moyennes, par exemple les valeurs moyennes des positions

71

La révolution inachevée d'Einstein

des particules qui composent le système. Pour chaque fréquence de résonance, ou si l'on préfère pour chaque énergie, les équations de la mécanique quantique donnent l'onde correspondante. Ensuite, la règle de Born stipule que la probabilité de trouver la particule ici ou là est donnée par le carré de l'amplitude de l'onde à cet endroit. Pour un état d'énergie définie, la position est indéfinie. Préparons un million d'atomes d'hydrogène différents, tous dans l'état fondamental. Dans chaque atome, mesurons la position de l'électron par rapport au proton central. Chaque mesure individuelle donne un résultat différent : nous obtenons un million de positions différentes (certaines éloignées du proton central, mais la majorité regroupées autour de lui). C'est cette distribution statistique, et non pas une position définie, que prédit la mécanique quantique. Le principe d'incertitude interdit de prévoir la position de tel ou tel électron. Mais la distribution statistique des positions trouvées est parfaitement prédite : comme le carré de l'amplitude de l'onde. En résumé, la mécanique quantique fait deux types de prédictions: celle du spectre [discret] de l'énergie (ou d'autres quantités) d'un système, et celle de la distribution statistique de quantités telles que les positions des particules. Prédictions confirmées par l'expérience dans tous les cas dont j'ai connaissance. C'est extrêmement impressionnant ! Mais la mécanique quantique explique-t-elle pour autant les comportements des atomes individuels ? Une prédiction réussie est-elle la même chose qu'une explication ? Ce que la mécanique quantique ne sait pas faire est tout aussi impressionnant : elle ne décrit pas, ou ne prédit pas, l'endroit où l'on trouvera un électron individuel particulier. Traitant principalement des moyennes, la mécanique quantique nous dit peu de chose sur ce qui se passe dans un système individuel. Il existe beaucoup de situations où nous avons affaire à des moyennes. Nous n'avons pas de problème pour mesurer la taille moyenne des habitants du Canada: chaque Canadien mesure un nombre défini de centimètres. Il suffit d'additionner tous ces centimètres (pour tous les Canadiens), puis de diviser par le nombre de Canadiens ... pour obtenir la moyenne. Dans ce cas, les tailles individuelles sont des propriétés de

72

Ce que la mécanique quantique n'explique pas

chaque individu. On pourrait choisir de travailler avec la liste complète de toutes les tailles des Canadiens mais le plus souvent la valeur moyenne suffit, par exemple pour concevoir des meubles ou des voitures. Si cela ne suffit pas, ce sera probablement l'écart-type, qui nous intéressera : la différence typique de taille par rapport à la moyenne. Avec la moyenne et l'écart-type une compagnie aérienne peut (si elle le souhaite) construire des sièges d'avion dans lesquels 95 % des Canadiens se sentiront à l'aise. Dans une telle situation, nous négligeons certaines informations en n'utilisant que les moyennes. Mais ces informations existent vraiment dans le monde, nous choisissons seulement de ne pas en tenir compte. Les incertitudes qui en découlent reflètent simplement notre ignorance (voulue ou non). Mais imaginons une situation où la mesure de la taille d'un individu donné donnerait à chaque fois un résultat différent. Avec un véritable hasard interdisant de connaître la taille qu'aura cet individu la prochaine fois qu'on la mesurera. Cela correspondrait à peu près à ce que nous traitons en théorie quantique. Que signifie la moyenne dans ce cas ? Que nous explique-t-elle quand on ne connaît rien des cas individuels ? La mécanique quantique donne des prédictions correctes pour les moyennes, bien qu'elle n'ait rien de précis à dire sur des cas individuels. Ce n'est pas le genre d'explication auquel nous nous attendons habituellement. D'habitude, la valeur moyenne (par exemple de la taille d'individus) repose sur une distribution de cas individuels avec des valeurs précises. Un des autres aspects inattendus de la mécanique quantique, c'est qu'un système puisse évoluer de deux façons distinctes, comme je l'ai décrit au chapitre 3. La plupart du temps, l'état quantique, c'est évolue de façon déterministe selon la règle 1. Mais lorsque nous mesurons le système, il évolue d'une manière très différente selon la règle 2 : la mesure fournit une valeur unique parmi la gamme de possibilités. Immédiatement après la mesure, le système saute dans l'état quantique correspondant à cette valeur mesurée dans l'expérience. La règle 1 est continue et déterministe. La règle 2, au contraire, est abrupte et probabiliste : le système saute brusquement vers un nouvel état juste après la mesure. Mais la mécanique quantique ne prédit pas lequel : seulement les probabilités que ce soit celui-ci ou celui-là.

73

La révolution inachevée d'Einstein

La plupart des gens restent perplexes lorsqu'ils apprennent l'existence de ces deux règles. La situation est vraiment déconcertante, et en premier lieu le problème de la mesure : Qu'est-ce qu'une mesure a de si spécial ? Les appareils de mesure, et les gens qui les utilisent, ne sont-ils pas composés d'atomes qui obéissent à la règle 1 ? Cette règle 1, qui dicte l'évolution temporelle del' état d'un système quantique, joue un rôle essentiel dans la théorie, comme les lois du mouvement de Newton dans la physique pré-quantique. Comme elles, la règle 1 est déterministe, faisant évoluer un état initial vers un état bien défini à une date ultérieure. Si l'état initial est une superposition (un état superposé), l'état ultérieur sera une superposition de la même manière. Les probabilités ne jouent aucun rôle. Au contraire une mesure, décrite par la règle 2, ne fait pas évoluer un état superposé vers un autre état superposé. La mesure d'une certaine quantité - une préférence animalière ou une position - donne toujours une valeur définie. Même si l'état antérieur était une superposition, l'état devient un état non superposé, celui qui correspond à cette valeur définie de la variable, celle qui a été mesurée. La règle 2 ne vous dit pas quelle sera la valeur trouvée. Elle ne fait que donner une probabilité pour chaque valeur possible. Cela fait partie de ce que prédit la mécanique quantique. La règle 2 est essentielle, car c'est elle qui introduit les probabilités dans la mécanique quantique. Et les probabilités sont essentielles car ce sont elles que mesurent les expérimentateurs, la plupart du temps. Mais la mécanique quantique interdit que la règle 1 et la règle 2 puissent être appliquées au même processus, car elles sont contradictoires. Cela implique qu'il faut pouvoir distinguer les mesures des autres processus de la nature. À l'opposé, un réaliste considère une mesure comme un processus physique que rien de spécial ne distingue d'un autre processus de la nature. Il est donc très difficile à un réaliste de justifier l'attribution d'un rôle particulier aux mesures. Il est difficile d'accorder la mécanique quantique au réalisme. En fin de compte, la question sera: pouvons-nous vivre avec ces contradictions et ces énigmes, ou attendons-nous davantage de la science ?

74

6

Le triomphe de l' antiréalisme «

La théorie quantique ne décrit pas la réalité physique. Elle fournit un algorithme pour calculer les probabilités des événements macroscopiques (les "clics du détecteur") dans nos interventions expérimentales. Cette définition stricte de la portée de la théorie quantique est la seule interprétation nécessaire, que ce soit aux expérimentateurs ou aux théoriciens. » Chris Fuchs et Asher Peres 1

Le premier qui a compris que la physique quantique nécessitait une théorie radicalement nouvelle fondée sur la dualité onde-particule fut Albert Einstein. Einstein était profondément réaliste. Et pourtant, alors qu'il a lui-même initié la révolution quantique, celle-ci a culminé vingt ans plus tard dans une théorie qui singularise les mesures en les traitant différemment de tous les autres processus : une distinction étrangère au réalisme, comme je l'ai dit au chapitre précédent. La plupart des pionniers du monde quantique pensaient que la solution était d'abandonner le réalisme. Comment cet abandon du réalisme s'est-il produit? I.:idée d'une dualité onde-particule est apparue pour la première fois dans les études d'Einstein sur la nature de la lumière dans les premières années du :xx• siècle. À cette époque, certains physiciens avaient considéré des théories dans lesquelles la lumière est une particule, et d'autres

La révolution inachevée d'Einstein

dans lesquelles elle est une onde; mais toujours l'une ou l'autre. Newton rejetait la vision ondulatoire en faveur d'un flux de particules voyageant de l'objet lumineux vers l' œil. (Certains penseurs anciens les faisaient aller dans l'autre sens, ce qui rendait difficile d'expliquer pourquoi nous ne voyons pas dans l'obscurité.) Les motivations de Newton sont intéressantes : il pensait que la vision particulaire expliquait mieux pourquoi la lumière se déplace en lignes droites. Il savait que les ondes pouvaient s'incurver en diffractant autour d'obstacles, et il ne pensait pas que la lumière pouvait faire cela. La conception particulaire de Newton sur la lumière a régné jusqu'aux travaux du scientifique anglais Thomas Young. Ce dernier a montré, au début du XIXe siècle, que les trajets de la lumière peuvent s'incurver et se diffracter aux bords des obstacles, et lorsqu'elle passe à travers des fentes. Young était médecin mais il a contribué à plusieurs domaines de la science et de la médecine, ainsi qu'à l'égyptologie : une expertise dans un large éventail de domaines que l'expansion rapide des sciences allait bientôt rendre impossible. Il fut parfois appelé la dernière personne à tout savoir. Mais son plus grand accomplissement fut sa théorie ondulatoire de la lumière, avec les preuves expérimentales qu'il a fournies pour la diffraction, elle a conduit à la chute de la conception particulaire de Newton. La figure 5 illustre l'expérience de la double fente, par Young : les vagues (d'eau) provenant de la gauche passent devant un mur briselames troué par deux fentes, en direction d'une plage sur la droite. Les vagues passant par les deux fentes interfèrent l'une avec l'autre : en chaque point à droite du mur, la hauteur de l'eau résulte d'une combinaison des ondes se propageant à partir des deux fentes. Si les sommets des deux vagues coïncident, elles se renforcent et le niveau est à son maximum. Mais lorsque le pic d'une vague (à son maximum) arrive en coïncidence avec le creux de l'autre, les deux vagues s'annihilent. Ce qui en résulte, c'est le motif représenté graphiquement à droite, appelé figure d'interférence. Ce qui est important c'est que la figure d'interférence résulte de l'arrivée des ondes depuis deux fentes. Thomas Young a réussi à construire l'analogue d'une fente double pour la lumière, et il a vu une figure d'interférence: argument en faveur d'une nature ondulatoire de la lumière. 76

Le triomphe de l'antiréalisme

Cette conception ondulatoire fut renforcée par les travaux du physicien écossais James Clerk Maxwell. Il a montré vers 1860 que la lumière est une ondulation des champs électriques et magnétiques qui remplissent l'espace en transmettant les forces entre les charges et entre les aimants.

Figure S. L'expérience de la double fente montre que la lumière se comporte comme une onde.

Einstein a accepté l'hypothèse de Maxwell. Mais il en a ajouté une propre à lui : que l'énergie transportée par les ondes lumineuses vient toujours en paquets discrets, qu'il a appelés photons. Ainsi est née l'idée d'une double nature de la lumière : elle voyage comme une onde, mais transporte l'énergie en unités discrètes comme des particules. Einstein a relié les deux aspects par une hypothèse simple, en déclarant que l'énergie transportée par un photon est proportionnelle à la fréquence de l'onde lumineuse. La lumière visible couvre une gamme de fréquences dont la plus basse correspond à la couleur rouge. La lumière bleue est à peu près la fréquence visible la plus élevée, vibrant environ deux fois plus vite que le rouge. Ainsi, un photon bleu transporte environ deux fois plus d'énergie qu'un photon rouge. Qu'est-ce qui a conduit Einstein à faire une proposition aussi radicale? Lexpérience de l'effet photoélectrique : un faisceau lumineux,

77

La révolution inachevée d'Einstein

éclairant un métal, en fait sauter certains électrons, ce qui produit un courant électrique mesurable. Chaque électron qui saute ainsi acquiert une certaine quantité d'énergie de la lumière éclairant le métal. On pouvait agir de deux manières sur l'expérience : augmenter l'intensité du faisceau d'une part, changer sa couleur, ou de manière équivalente sa fréquence, d'autre part. Or les résultats ont montré que si l'on veut augmenter l'énergie que reçoit chaque électron, il faut augmenter non pas l'intensité de la lumière mais sa fréquence : si l'on augmente l'intensité, cela augmente le nombre des photons qui sautent, mais sans changer l'énergie que chaque électron acquiert. I..:hypothèse d'Einstein est que chaque électron prend de l'énergie à la lumière en absorbant un photon, photon dont l'énergie est proportionnelle à la fréquence de la lumière. Les électrons sont normalement emprisonnés dans le métal. I..:énergie qu'un photon fournit à un électron est comme un laissez-passer atomique : cette énergie permet à l'électron de voyager dans le métal. Mais ce laissez-passer doit atteindre une certaine valeur. Un photon qui transporte trop peu d'énergie n'a aucun effet. Et l'électron, pour s'échapper, doit recevoir son énergie d'un photon unique : il ne peut pas le faire en accumulant beaucoup de petits incréments. Ainsi des photons de lumière rouge ne suffisent pas pour engendrer un courant, mais des photons de lumière bleue transportent assez d'énergie pour libérer des électrons. Une lumière rouge, aussi intense soit-elle, ne libérera jamais d'électron, tandis que de la lumière bleue, même en infime quantité, y parvient. Ce fait constituait pour Einstein un très fort indice indiquant que l'énergie de la lumière est transportée en paquets discrets, chaque unité étant proportionnelle à sa fréquence. Un indice encore plus direct est venu de mesures effectuées en 1902 : elles ont montré que, une fois le seuil de fréquence dépassé, l'électron est libéré avec un surplus d'énergie proportionnel à la différence entre l'énergie fournie par le photon et le seuil. Tel est l'effet photoélectrique. Einstein fut le seul à l'interpréter correctement comme le signe d'une révolution scientifique. Ce fut l'objet d'un des quatre articles qu'il a écrits dans son année miraculeuse de 1905, à l'âge de vingt-six ans, alors qu'il travaillait dans un bureau des brevets.

78

Le triomphe de l'antiréalisme

À cette époque, la lumière était décrite par la théorie de Maxwell, à savoir une onde impliquant les champs électriques et magnétiques. Einstein connaissait intimement cette théorie car, adolescent, il avait emporté le livre de Maxwell avec lui, dans son sac, pendant l'année qu'il avait passée à randonner en montagne. Personne n'avait mieux compris qu'Einstein que la théorie ondulatoire de la lumière de Maxwell, aussi performante soit-elle, ne pouvait expliquer l'effet photoélectrique. Si Maxwell avait raison, l'énergie que l'onde pourrait céder à un électron augmenterait avec l'intensité: exactement le contraire de ce que les expériences montraient. I..:effet photoélectrique n'était pas le seul indice. Les professeurs de la génération d'Einstein avaient développé l'étude de la lumière émise par des corps chauds, comme du bois ou du charbon portés au rouge par la combustion. Les théoriciens espéraient expliquer ce que l'on observait, à savoir que la lumière émise change de couleur au fur et à mesure que le foyer se réchauffe. En 1900, le physicien théoricien Max Planck avait expliqué ce résultat par un calcul qui exprimait l'un des malentendus les plus créatifs de l'histoire des sciences. Pour avoir un aperçu de cette comédie, il faut savoir qu'au tournant du xx• siècle régnait un consensus parmi les physiciens, partagé par Planck : la matière n'est pas composée d'atomes, mais complètement continue. Seuls quelques théoriciens éminents comme le viennois Ludwig Boltzmann croyaient aux atomes. Ce dernier avait mis au point une méthode pour dériver les propriétés des gaz en les traitant comme des ensembles d'atomes. Bien que sceptique à l'égard de l'hypothèse atomique, Planck emprunta les méthodes de Boltzmann pour étudier les gaz et les appliqua aux propriétés de la lumière·. Sans avoir véritablement l'intention de le faire, il la décrivit en fait comme un gaz composé d' « atomes de lumière », de photons. Naviguant dans des eaux profondes qu'il ne connaissait pas, il obtint un résultat conforme aux résultats d'expériences

* Pour en savoir plus sur la façon dont Planck a détourné les méthodes de Boltzmann, voir l'ouvrage Black Body 7heory and the Quantum Discontinuity, 1894-1912, de Thomas Kuhn, ou la magnifique biographie de Paul Ehrenfest par Martin Klein, tous deux cités dans la bibliographie.

79

La révolution inachevée d'Einstein

à condition de supposer que chaque photon avait une énergie proportionnelle à la fréquence de la lumière. Planck ne croyait pas plus aux atomes de lumière qu'aux atomes de matière. Il n'a donc pas compris qu'il venait d'accomplir une découverte révolutionnaire : que la lumière est faite de particules. Mais Einstein croyait aux deux types d'atomes, et, presque à lui seul, il comprit que le succès des calculs de Planck reposait sur le traitement de la lumière comme un gaz de photons. Lorsqu'il apprit l'existence de l'effet photoélectrique, il songea immédiatement à lui appliquer la proportionnalité entre l'énergie d'un photon et la fréquence de la lumière, apparue dans le travail de Planck. C'est donc à lui, et non à Planck, que revient le mérite de l'une des grandes découvertes de l'histoire de la science : la lumière possède une double nature, à la fois particule et onde. La proposition d'Einstein fut d'abord accueillie avec beaucoup de scepticisme. Après tout, l'expérience de la double fente montrait clairement que la lumière traversait les deux fentes à la manière d'une onde. Curieusement, elle doit être à la fois onde et particule. Einstein eut toute sa vie à lutter contre cette apparente contradiction. Mais l'année 1921 vit la confirmation de certaines prédictions détaillées dans son article de 1905, et Einstein reçut le prix Nobel pour la découverte de l'effet photoélectrique. Notons également qu'un autre des quatre articles écrits par Einstein cette année-là a donné la preuve finale et convaincante que la matière se compose bien d'atomes. Ceux-ci étant trop petits pour être vus, même avec les meilleurs microscopes de l'époque, Einstein avait concentré son attention sur des objets juste assez grands pour être aperçus au microscope: les grains de pollen. Ils étaient connus pour danser sans cesse lorsqu'ils étaient en suspension dans l'eau, ce qui restait à l'époque un grand mystère (voir figure 6, p. 81). Einstein expliquait que la danse était due à la collision entre les grains et les molécules d'eau, elles-mêmes en perpétuel mouvement·.

* Malheureusement, cela arriva trop tard pour Boltzmann qui, déprimé par son insuccès à convaincre ses collègues de la réalité des atomes, se suicida l'année suivante. Et pour ajouter une note de bas de page à une note de bas de page, un jeune étudiant en physique viennois du nom de Ludwig Wittgenstein fut si consterné par la nouvelle du suicide qu'il se tourna vers la philosophie.

80

Le triomphe del 'antiréalisme

Les deux autres articles écrits par Einstein au cours de cette année miraculeuse présentaient sa théorie de la relativité et la relation iconique E = mc2 entre la masse et l'énergie. Si l'on voulait trouver un exemple analogue de ce qu'Einstein a réalisé dans ce domaine en une seule année, seul Newton vient à l'esprit : Einstein a initié deux révolutions, relativiste et quantique. Par cette dernière, il avait arraché deux idées précieuses à la nature : la nature duale de la lumière, et la relation entre les deux faces de la dualité, c'est-à-dire entre l'énergie de la particule et la fréquence de l'onde associée. Le quatrième article d'Einstein prouvait l'existence des atomes mais ne disait rien sur la nature quantique de la lumière. Il contenait cependant deux mystères dont la résolution allait nécessiter la théorie quantique: comment les atomes peuvent-ils être stables? Et pourquoi les atomes d'un même élément chimique se comportent-ils de la même façon? Pendant que les théoriciens se disputaient encore pour savoir si les atomes existaient, les expérimentateurs étaient occupés à séparer leurs constituants. Le premier identifié fut l'électron, dont on a découvert

Ftgur• 6. Le mouvement brownien est le mouvement aléatoire des molécules et autres petites particules présentes dans la nature. Einstein a expliqué qu'il résulte des collisions fréquentes entre les molécules qui composent l'air ou l'eau. 11 a pu prédire comment l'ampleur des effets dépend du rayon des atomes.

81

La révolution inachevée d'Einstein

qu'il portait une charge négative et avait une masse minuscule, environ un deux millième de celle d'un atome d'hydrogène. Les éléments chimiques étaient classés en fonction du nombre d'électrons qu'ils contiennent : par exemple l'atome de carbone en contient 6, celui d'uranium 92. Un atome est électriquement neutre. Donc si vous dépouillez un atome de ses électrons (chargés négativement), vous obtenez une structure chargée positivement appelée le noyau. Les électrons étant extrêmement légers, ce noyau constitue l'essentiel de la masse de l'atome. En 1911, Ernest Rutherford a déterminé que le noyau est minuscule comparé à l'atome entier. Et dans son minuscule volume sont concentrées la charge positive et presque toute la masse de l'atome. Les électrons orbitent autour du noyau dans le vaste espace vide qui l'entoure, la plus grande partie du volume del' atome. Difficile d'éviter l'analogie avec le système solaire. Les électrons et le noyau ont des charges électriques de signes opposés, et les charges opposées s'attirent. Ceci maintient les électrons en orbite autour du noyau. Comme les planètes qui orbitent autour d'une étoile en raison de son attraction gravitationnelle. Mais l'analogie est trompeuse car elle cache les deux énigmes que j'ai mentionnées. Chacune constitue une raison pour laquelle la physique newtonienne, qui explique le système solaire, ne peut pas expliquer les atomes. Les électrons sont des particules chargées. La grande théorie de Maxwell sur l'électromagnétisme (avant la physique quantique) nous dit qu'une particule chargée se déplaçant le long d'un cercle devrait émettre un rayonnement (par exemple de la lumière) en continu, à la fréquence de l'orbite. Mais le rayonnement emporte de l'énergie si bien que l'électron devrait se rapprocher du noyau au fur et à mesure que son énergie diminue. Le résultat devrait être une trajectoire en spirale conduisant rapidement au noyau, accompagnée d'un éclair de rayonnement. Pas d'autre solution si la théorie de Maxwell est exacte. Celle-ci ne peut donc s'accorder avec l'image d'électrons tournant en orbites régulières et stables autour du noyau. C'est ce qu'on peut appeler la crise de la stabilité des orbites électroniques. Vous vous demandez peut-être pourquoi le même problème n' affecte pas les orbites planétaires. Les planètes, électriquement neutres,

82

Le triomphe de l'antiréalisme

n'émettent pas de rayonnement électromagnétique. Certes, la relativité générale énonce que les planètes en orbite rayonnent de l'énergie sous forme d'ondes gravitationnelles et se dirigent effectivement en spirale vers le Soleil. Seulement cet effet est extrêmement faible et le processus est extraordinairement lent. Il a pourtant été observé dans des systèmes composés de paires d'étoiles à neutrons en orbite proche. Et, de façon très spectaculaire, les antennes à ondes gravitationnelles ont détecté le rayonnement émis par des paires de trous noirs massifs se déplaçant l'un vers l'autre, en décrivant une spirale, jusqu'à la fusion. Deuxième problème, pourquoi les propriétés de tous les atomes comportant le même nombre d'électrons semblent-elles identiques ? Deux systèmes solaires comportant six planètes chacun sont très différents, par les natures et les orbites des planètes, etc. Mais si la chimie fonctionne, c'est parce qu'un atome de carbone interagit toujours exactement de la même manière avec d'autres atomes, et différemment d'un atome d'oxygène. C'est le mystère de la stabilité des propriétés chimiques. Lanalogie avec le système solaire échoue parce que la physique newtonienne, qui explique très bien le système solaire, ne peut expliquer pourquoi tous les atomes avec six électrons ont les mêmes propriétés chimiques. La réponse à ces deux questions exigeait d'appliquer aux atomes les idées radicalement nouvelles développées par Einstein à propos de la nature de la lumière. Un pas audacieux ! Einstein en aurait sans doute été capable, mais il l'a raté. Le mérite en revient au jeune Danois Niels Bohr. Le résultat de sa perspicacité, c'est que ce fut lui, Bohr, et non Einstein, qui allait assumer le leadership des inventeurs révolutionnaires de la mécanique quantique. Tout au long de sa vie, Bohr a été un antiréaliste radical, c'est lui, plus que quiconque, qui porte la responsabilité d'avoir fait de la révolution quantique un triomphe de l' antiréalisme. Au cours de sa carrière, Bohr a élaboré une série d'arguments suggérant que le comportement des atomes et de la lumière ne pouvait pas être compris dans une perspective réaliste. Bohr avait grandi dans une famille académique. Fils d'un professeur de physiologie, frère d'un mathématicien, il a eu la chance de passer toute sa vie dans la ville de sa naissance, dans le même cadre que ses

83

La révolution inachevée d'Einstein

parents. Mais sa vie simple et conservatrice fut un incubateur de pensée radicale. Dans ce milieu confortable et intellectuel, il eut avec sa femme six fils, dont plusieurs sont également devenus professeurs. Lun d'eux reçut même, à l'instar de son père, un prix Nobel de physique. Un autre fils, l'aîné, se noya en naviguant avec son père. Un autre encore représenta le Danemark aux Jeux olympiques. Le Danemark est un petit pays qui valorise la science, et le leadership de Bohr sur la révolution quantique fut facilité par la création d'un nouvel institut afin de soutenir ses activités, sponsorisé par le gouvernement danois et la compagnie de bière Carlsberg. Cela a fourni à Bohr le cadre parfait pour étendre son influence, en l'entourant des meilleurs jeunes théoriciens du monde entier. Ils ont été stimulés par un flot constant de visiteurs venus pour collaborer avec Bohr, ou pour discuter de théorie quantique avec lui. Linstitut fournissait un logement confortable où Bohr et sa famille purent accueillir de nombreux visiteurs. Ses fils durent le partager avec beaucoup de ces jeunes révolutionnaires quantiques, qui l'admiraient et le considéraient comme un mentor. Sa femme s'occupait d'eux et jouait à l'entremetteuse, en présentant plusieurs d'entre eux aux femmes qui allaient devenir leurs épouses (le cercle de Bohr incluait peu de femmes scientifiques). Il était clair que Bohr fascinait ceux qui travaillaient avec lui. Il voyait la science comme un dialogue avec la nature et sa méthode de travail était également fondée sur le dialogue, bien qu'il tournât souvent au monologue. Il utilisait des collaborateurs comme scribes, chargés de noter ses pensées, chuchotées sous forme de devinettes, puis corrigées et recorrigées, pendant qu'il tournait en rond autour de la pièce. Bohr a commencé à travailler sur la physique quantique peu de temps après son doctorat. Il est allé droit au cœur du problème en proposant un modèle quantique de l'atome, simple mais radical, en s'appuyant sur la théorie quantique naissante d'Einstein, en particulier l'idée que l'énergie est transportée par les photons. Pour résoudre le problème de la stabilité des orbites il postula simplement que la théorie de Maxwell ne s'applique pas à l'échelle atomique. Il émit l'hypothèse qu'il existait

84

Le triomphe de l'antiréalisme

un petit nombre d'orbites stables de l'électron. Et il caractensa ces « bonnes » orbites en utilisant la constante de Planck. Cette dernière constitue un facteur de conversion entre fréquence et énergie, identifié au rapport de la seconde par la première. Elle s'exprime en unités d'une grandeur appelée moment angulaire : l'analogue de l'impulsion, mais pour les mouvements circulaires. Un corps en rotation a une inertie qui lui permet de continuer à tourner car il est porteur d'un moment angulaire qui, comme l'énergie et l'impulsion (aussi qualifiée de moment cinétique), ne peut être ni créé ni détruit. C'est cette conservation du moment angulaire qui permet à une roue de vélo de tourner; c'est à cause d'elle qu'une patineuse artistique se met à tourner plus rapidement lorsqu'elle replie ses bras. Pensons à un atome d'hydrogène, qui n'a qu'un seul électron. Bohr a postulé que les bonnes orbites pour l'électron sont celles qui correspondent à des valeurs spéciales du moment angulaire de l'électron : des multiples entiers de la constante de Planck. Bohr appelait ces états stationnaires. Il existe une orbite sans moment angulaire, elle possède aussi la valeur d'énergie la plus basse possible pour un électron en orbite autour du noyau. Cet état est stable, c'est l'état fondamental. Au-dessus existe une série discrète d'états excités, dont les énergies sont supérieures. Un atome peut absorber de la lumière en gagnant del' énergie, il peut aussi, inversement, rayonner de l'énergie en émettant de la lumière. Bohr postule que ces processus se produisent lorsque l'électron saute d'un état stationnaire à un autre. Il décrit ces sauts en utilisant l'hypothèse du photon d'Einstein: quand un électron saute d'un état excité à l'état fondamental, il émet un photon. Lénergie de ce photon est égale à la différence entre les énergies des deux états, de sorte que l'énergie totale est conservée. Sa fréquence spécifique est donnée par la relation de Planck et Einstein entre la fréquence et l'énergie. Le processus inverse correspond au saut d'un électron depuis l'état fondamental jusqu'à un état excité, en absorbant un photon dont l'énergie égale la différence de celles des deux états. Un atome donné ne peut donc émettre ou absorber de la lumière que si sa fréquence correspond à une des différences d'énergie entre les niveaux de ses électrons [divisée par h]. Ces fréquences spéciales constituent ce que l'on appelle

85

La révolution inachevée d'Einstein

le spectre de l'atome. En 1912, les chimistes avaient mesuré le spectre de l'hydrogène. En le calculant à partir des idées que je viens de décrire, Bohr put reproduire exactement ce que les expérimentateurs avaient vu. Un grand pas en avant ! Mais un premier pas seulement vers une meilleure compréhension du quantique. De nombreuses questions et problèmes restaient en suspens. Qu'est-ce qu'un électron qui voyage librement en dehors d'un atome, mais qui, à l'intérieur d'un atome, ne peut exister que dans un état stationnaire ? Et, ce qui paraissait plus urgent, la même théorie peut-elle être appliquée à autre chose que l'hydrogène? La décennie suivante fut marquée par de nombreuses et intelligentes tentatives pour étendre la théorie de Bohr à d'autres atomes et systèmes. Même si nous admirons leur ingéniosité, nous pouvons dire généreusement que les résultats ont été mitigés. Telle était la situation vers 1920, au moment où le jeune aristocrate français Louis de Broglie commençait ses études supérieures à Paris. Louis Victor Pierre Raymond, duc de Broglie, était né d'une famille noble dans les dernières années du XIXe siècle et avait eu la chance d'avoir étudié l'histoire avant de passer à la physique. Il a servi dans l'armée pendant la Première Guerre mondiale dans la section de télégraphie sans fil, en poste à la Tour Eiffel. Le petit monde de la physique théorique était alors, comme il l'est aujourd'hui, intensément social. Pendant la période cruciale du développement de la mécanique quantique, ses promoteurs gardaient des contacts continuels par lettres et cartes postales, et ils faisaient de fréquents voyages en train pour se rendre visite et se consulter. Laristocrate de Broglie était étranger à ce monde, du fait de sa personnalité et de sa position. Louis de Broglie ne parlait régulièrement de son travail qu'avec une seule personne: son frère, Maurice de Broglie, un physicien expérimental qui travaillait sur les rayons X. I..:isolement est souvent un obstacle pour les scientifiques, mais il peut parfois mener quelqu'un à trouver une idée que la foule a manquée. De Broglie était encore étudiant en thèse lorsqu'il a ébranlé la physique en émettant une hypothèse audacieuse : la dualité onde-particule n'est pas seulement une caractéristique de la lumière, elle est universelle. En

86

Le triomphe de l'antiréalisme

particulier, les électrons, comme la lumière, sont des ondes aussi bien que des particules. Laissons-lui la parole : Quand j'ai repris mes études en 1920, [... ] ce qui m'a attiré [... ] vers la physique théorique [... ] était le mystère qui enveloppait de plus en plus la structure de la matière et du rayonnement, ainsi que le concept étrange de quantum introduit par Planck en 1900 dans ses recherches sur le rayonnement d'un corps noir, tout ceci pénétrant quotidiennement de plus en plus loin dans la physique. » 2 «

La puissance d'un regard nouveau sur un problème, par un esprit nouveau, peut être miraculeuse. Lidée évidente du jeune de Broglie avait même échappé à Einstein et à Bohr. Alors qu'ils cherchaient plutôt à se débarrasser de la dualité onde-particule, de Broglie a au contraire misé sur elle. Si la lumière était à la fois une onde et une particule, pourquoi pas les électrons aussi? Pourquoi ne pas supposer qu'une telle dualité s'applique universellement à tout, matière et radiations ? Il raconte : « Comme mes conversations avec mon frère nous conduisaient toujours à conclure que, dans le cas des radiographies, on avait à la fois des ondes et des corpuscules, j'ai soudainement eu l'idée qu'il fallait étendre cette dualité à toutes les particules matérielles, en particulier aux électrons. » 3

Qu'est-ce qui a motivé de Broglie à proposer une idée que de nombreux physiciens plus expérimentés avaient manquée ? De Broglie s'engagea dans le projet ambitieux de réinventer la physique depuis ses fondements, afin d'incorporer la dualité onde-particule. Commençant avec la lumière, pour laquelle cette dualité était expérimentalement bien établie, il a formulé une question simple, mais que peu de gens s'étaient posée auparavant : comment le quantum de lumière se déplace-t-il ? Rappelons que Newton avait favorisé une théorie particulaire de la lumière parce qu'il croyait que les particules voyagent en ligne droite. Un présupposé similaire avait conduit Thomas Young à abandonner l'image particulaire pour embrasser la conception ondulatoire, après avoir compris que la lumière se déforme lorsqu'elle est diffractée par un obstacle ou réfractée au passage entre deux matériaux: si la lumière ne se déplace pas en ligne droite, il est logique de penser qu'elle n'est pas faite de particules. Qu'en est-il alors des photons ? Ne devraient-ils

87

La révolution inachevée d'Einstein

pas voyager en ligne droite ? I..:idée de De Broglie était qu'ils ne le font pas parce qu'ils sont guidés par une onde qui, elle, se diffracte et se réfracte. C'était incroyablement révolutionnaire. I..:idée que les particules voyagent en ligne droite résultait du principe le plus fondamental de toute la physique : la première loi du mouvement de Newton, également appelée principe d'inertie. Elle indique qu'une particule libre (qui n'est soumise à aucune force) se déplace à vitesse constante en ligne droite. I..:une des conséquences est la conservation de l'impulsion. Elle est également étroitement liée au principe de relativité, car elle a pour autre conséquence que la vitesse est une quantité purement relative. De Broglie a compris que les quanta de lumière devaient contourner des obstacles en violant tous ces principes fondamentaux. Le but de sa thèse était de formuler une nouvelle théorie révolutionnaire du mouvement qui appliquerait la dualité onde-particule aux particules envisagées. Dans ce contexte, c'était un petit pas nécessaire pour étendre la dualité onde-particule de la lumière à toutes les formes de matière et d'énergie. Il écrivit tout ceci en 1924 dans sa thèse de doctorat, thèse courte et sans compromis. La légende raconte que s'il n'eût pas été de l'aristocratie, de Broglie aurait peut-être simplement échoué. Ne sachant que faire d'autre, le comité envoya la thèse à Einstein pour évaluation. Ayant compris l'argument de De Broglie, ce dernier recommanda l'approbation. Dans le même temps, il envoya cette thèse à quelques personnes qu'il pressentait très intéressées. I..: un d'eux était son ami Max Born, alors jeune professeur en Allemagne. Un de ses collègues, Walter Elsasser, en entendit parler et suggéra que la prédiction de De Broglie, selon laquelle les électrons pourraient être diffractés, pourrait être testée en diffusant un faisceau d'électrons depuis un cristal. Max Born transmit la suggestion aux expérimentateurs en Angleterre. Aucun ne réussit, mais pendant ce temps, deux expérimentateurs américains travaillant aux laboratoires Bell, Clinton Davisson et Lester Germer, étudiaient pour d'autres raisons la manière dont les électrons se dispersent sur la surface des métaux. Ils découvrirent accidentellement la diffraction des électrons quand, en

88

Le triomphe de l'antiréalisme

1925, ils essayèrent un nouveau procédé. Ce dernier eut pour conséquence involontaire de développer sur la surface de leur échantillon une couche d'atomes organisée selon le réseau régulier d'un cristal. En mesurant les trajets des électrons dispersés par le métal recouvert de la surface cristalline, les deux physiciens constatèrent des figures d'interférence. Davisson n'était pas au courant de l'importance de sa découverte jusqu'à ce qu'il assiste à une conférence à Oxford durant l'été 1926. Il y écouta une conférence de Max Born, qui montrait l'un des articles de Davisson comme preuve d'hypothèse révolutionnaire des ondes de matière présentée par de Broglie. De retour au laboratoire, il put définitivement confirmer, avec Germer, que les électrons se diffractent comme de Broglie l'avait prédit. Erwin Schrodinger était un brillant physicien et mathématicien originaire de Vienne, devenu professeur à l'université de Zurich. Il s'approchait de la quarantaine et n'appartenait pas à la jeune génération de De Broglie et des autres physiciens en train de révolutionner le domaine. Le 23 novembre 1925, il assista à une présentation enthousiaste de l'hypothèse de De Broglie sur l'onde de matière par Peter Debye. Debye conclut en disant qu'il manquait une chose au beau tableau de De Broglie : une équation pour décrire la façon dont les ondes électroniques se déplacent dans l'espace. Laissant sa femme à Zurich, Schrodinger partit en vacances de Noël à la montagne avec sa maîtresse ... et les articles de De Broglie. (Sa femme passait les vacances de Noël avec son amant, le grand mathématicien Hermann Weyl, également le meilleur ami de Schrodinger). Le premier jour, il renonça au ski et resta enfermé au chalet pour lire les articles de De Broglie. Il se lança le défi d'inventer l'équation qui gouvernait l'onde électronique de De Broglie. Il y parvint le lendemain et, le temps de revenir de la montagne, il avait capturé l'équation qui porte son nom, l'équation fondamentale de la théorie quantique. Ce n'est pas tout car peu après son retour, avec l'aide de Weyl, il put résoudre son équation pour le cas d'un électron unique en orbite autour d'un noyau. Il retrouva alors la théorie de Bohr des états stationnaires, ainsi que sa prédiction du spectre de l'hydrogène. I..:idée clé est que les ondes électroniques doivent s'adapter à une orbite, comme le montre la figure 7. Ce qu'en pensa la maîtresse, et même d'ailleurs qui

89

La révolution inachevée d'Einstein

elle était, l'histoire ne le dit pas ! Mais la légende raconte que lorsque Schrodinger se rendit à Stockholm pour recevoir son prix Nobel, c'était avec sa femme et cette fameuse amie. Ainsi naquit la mécanique quantique. La question que chacun se posait alors était de savoir comment penser à l'onde électronique inventée par de Broglie et apprivoisée par Schrodinger. Schrodinger avait d'abord pensé que l'électron était simplement une onde. Cela ne fonctionnait pas parce qu'il était facile de montrer qu'elle aurait alors eu tendance à s'étendre dans l'espace au fur et à mesure qu'elle voyageait, alors qu'on pouvait toujours trouver une particule localisée. Max Born a alors proposé la règle selon laquelle l'onde exprimait la probabilité de trouver la particule à tel ou tel endroit. Pour Einstein, le défi profond de la dualité onde-particule restait confiné aux spéculations sur la constitution de la lumière. Un domaine où il ne causait que des dommages limités, peut-être parce que les théories ondulatoire et particulaire de la lumière avaient déjà chacune une longue histoire et des vertus reconnues. Mais l'idée des ondes de matière est survenue comme un choc total. De Broglie et Schrodinger ont transformé la physique en amenant cette dualité au cœur de la physique, en l'enracinant comme le mystère central de la révolution de la nouvelle physique quantique.

Ft9un1 7. Ondes d'électrons dans l'atome. L'onde de gauche s'adapte autour du noyau en trois ondulations ; la longueur d'onde égale donc un tiers du diamètre de l'atome. Oans la figure de droite, la longueur d'onde est deux fois plus petite.

90

Le triomphe de l'antiréalisme

La question n'était plus : «Comment la lumière peut-elle être à la fois onde et particule ? » mais « Comment tout peut-il être à la fois onde et particule ? ». Einstein, qui avait été le premier à formuler cette dualité, restait perplexe. Bien que, de son propre aveu, il ait passé beaucoup plus de temps sur la physique quantique qu'il ne l'a jamais fait sur la relativité, il ne put franchir une étape convaincante. Son intuition hors pair y a échoué et il vaut la peine de se demander pourquoi. Peut-être fut-il retenu par son réalisme, par son exigence d'une clarté conceptuelle complète. Schrôdinger est également resté un certain temps dérouté. Comme la plupart des autres. Parmi les grands pionniers, seul Bohr savait quoi faire. C'était son moment, et il annonça la naissance, non seulement d'une nouvelle physique, mais aussi d'une nouvelle philosophie. Le moment était venu d'une lutte radicale contre le réalisme et Bohr était prêt. Bohr a appelé complémentarité la nouvelle philosophie. Il la présentait ainsi : Ni les particules, ni les ondes ne sont des attributs de nature. Ce ne sont que des idées dans nos esprits, que nous imposons à notre conception du monde naturel. Elles sont utiles en tant qu'images intuitives que nous construisons à partir de l'observation des grands objets comme des billes et les vagues sur la mer. Mais les électrons ne sont ni l'un ni l'autre. Ce sont des entités microscopiques que nous ne pouvons pas observer directement, et nous n'avons pas d'intuition à leur sujet. Leur étude requiert d'utiliser de grands dispositifs expérimentaux nous permettant d'interagir avec eux. Ce que nous observons n'est jamais l'électron lui-même : ce ne sont que les réponses de ces grands dispositifs expérimentaux aux minuscules électrons invisibles. Il peut être commode de décrire la manière dont les dispositifs expérimentaux réagissent aux électrons en utilisant des images intuitives, telles celle d'une onde ou celle d'une particule. Cependant nous ne devons pas prendre ces images trop au sérieux parce que différentes expériences nécessitent des images différentes. Et de telles images différentes se contrediront si nous oublions le contexte en les appliquant aux électrons eux-mêmes. Mais il n'y a pas de contradiction réelle tant que

91

La révolution inachevée d'Einstein

nous nous souvenons de deux choses. Une image n'est valable que pour décrire un électron dans un contexte spécifique, c'est-à-dire dans un dispositif expérimental particulier. Et il n'existe aucun dispositif expérimental qui nous oblige à appliquer simultanément les deux images contradictoires. La position de Bohr est antiréaliste à l'extrême car elle nie toute possibilité de parler d'un électron, ou de le décrire, tel qu'il est en soi, en dehors du contexte d'une expérience que nous construisons. D'après cette image, la science ne parle pas des électrons, mais de nos interactions avec eux. Pour Niels Bohr, la complémentarité était plus qu'un principe. C'était une proposition pour une nouvelle philosophie de la science. Une proposition radicale ! Bohr a défendu la philosophie de la complémentarité tout au long de sa vie, comme l'ont fait d'autres fondateurs de la mécanique quantique, y compris, dans une certaine mesure, Heisenberg. Pour Bohr, la science ne concerne pas la nature. Elle ne nous donne pas, elle ne peut pas nous donner, une image objective de ce qu'est la nature. Ce serait impossible car nous n'interagissons jamais directement avec la nature. Nous acquérons des connaissances sur le monde naturel seulement par le biais de ces intermédiaires que constituent les dispositifs expérimentaux que nous inventons et construisons. Ainsi, nous devons abandonner l'idée que la science nous donne une description objective de la nature, qu'elle puisse nous renseigner sur ce qu'est la nature en dehors de notre existence et de nos interventions. La science serait plutôt le prolongement d'un langage commun que nous utilisons entre nous, pour nous décrire mutuellement les résultats de nos interventions dans la nature. Dans ses essais et ses livres, Niels Bohr soutenait que sa philosophie de la complémentarité s'appliquait très largement. On dit qu'il en avait obtenu l'idée à partir de la Kabbale, la mystique juive qui évoque la complémentarité entre l'amour de Dieu et la justice de Dieu. Bohr a parlé de complémentarité entre la vie et la physique, entre l'énergie et la causalité, et entre la connaissance et la sagesse. Pour lui, la leçon

92

Le triomphe de l'antiréalisme

révolutionnaire de la mécanique quantique s'étendait au-delà de la physique, au-delà de la science. Lune des raisons pour lesquelles la mécanique quantique a suscité l'intérêt de la jeune génération de physiciens, c'était qu'on pouvait l'approcher de plusieurs points de vue. J'ai jusqu'à présent raconté comment la théorie quantique a été inventée à partir de la dualité onde-particule. Mais une autre voie avait été découverte peu avant que Schrodinger ne prenne ses vacances de Noël, et dont le protagoniste était Werner Heisenberg, un jeune théoricien allemand. Après avoir terminé ses études dans le groupe de Max Born à Gottingen, il était parti en 1925, grâce à une bourse de recherche, pour travailler à Copenhague avec Bohr. Les années suivantes, ses allers-retours entre Gottingen et Copenhague lui permirent de rester en contact avec les deux personnalités scientifiques les plus dynamiques de l'institut du moment, Born et Bohr. Max Born, avec ses étudiants et assistants, a également joué un rôle important dans l'invention de la mécanique quantique, qui a impliqué au moins une demi-douzaine de théoriciens, en communication fréquente. Heisenberg a travaillé à partir d'une idée particulière sur la physique, une idée au départ antiréaliste. Il affirmait que la physique ne donne pas une description de ce qui existe, comme le supposent les réalistes, mais qu'elle se résume à un moyen de garder trace de ce qui est observable. Pour les grands objets, nous nous sommes habitués à confondre les deux. Mais si nous voulons donner un sens à la physique atomique, nous devons nous en tenir strictement au précepte selon lequel la science ne peut se référer qu'à ce qui peut être observé. Par conséquent, Heisenberg affirme qu'il est inutile de parler de la façon dont l'électron se déplace dans l'atome, à moins que les conséquences de ce mouvement ne puissent affecter les appareils de mesure à grande échelle. Selon le modèle de Bohr, un électron atomique passe la plupart de son temps dans des états stationnaires, pendant lesquels il n'a aucune interaction avec quoi que ce soit en dehors de l'atome. Il est alors inutile de se demander comment il se déplace alors qu'il est à l'état stationnaire. Ce n'est que lorsqu'il saute entre des états stationnaires que l'atome interagit avec le monde extérieur, parce que le

93

La révolution inachevée d'Einstein

saut est accompagné par l'absorption ou la création d'un photon, dont l'énergie peut être mesurée par un spectrographe. Lavertissement de Heisenberg- ne pas essayer de modéliser les trajectoires des électrons dans des états stationnaires - a dû être ressenti comme une bouffée d'air frais pour les autres de sa génération, qui passaient beaucoup de temps dans des tentatives frustrantes et finalement infructueuses pour y parvenir. S'inspirant de cette pensée, Heisenberg a inventé une nouvelle façon de représenter l'énergie de l'électron. Pas par un seul nombre, parce que ce cela serait revenu à revendiquer la possibilité de connaître l'énergie comme une propriété de l'atome lui-même. Alors que ce qui importe pour la physique, ce n'est pas l'énergie, mais les aspects qui peuvent affecter un appareil de mesure: les énergies non pas des électrons, mais celles que peuvent transporter les photons absorbés ou émis par les atomes lors des sauts d'électrons entre niveaux d'énergie. Ce sont les différences entre les énergies des différents états stationnaires. Heisenberg a organisé ces différences d'énergie en un tableau de valeurs. Il a ensuite imaginé que ce tableau constituait la représentation de l'aspect observable des quantités telles que la position et l'impulsion de l'électron. Pour en faire une théorie, il a dû faire davantage : trouver l'équation gérant ce tableau de nombres. La plupart des équations de physique impliquent d'ajouter ou de multiplier des nombres. Heisenberg devait faire la même chose avec ses tableaux et il lui fallait inventer des règles pour le faire. En tant que membre de l'institut de Bohr et du groupe de recherches de Max Born, Heisenberg était sous l'influence de deux maîtres aux styles de travail très différents, et ce contraste a indéniablement stimulé sa pensée. Mais pour faire aboutir ses idées, il avait besoin d'isolement, tout comme Einstein, de Broglie ou Schrodinger. Comme ce dernier, il est parti quelque temps sur une petite île appelée Heligoland. Une fois là-bas, il ne lui a fallu que quelques jours pour s'attaquer au problème que je viens d'esquisser, et inventer une manière de calculer avec ses tableaux de grandeurs observables. Il a d'abord testé ses idées sur un modèle fictif de l'atome, dans lequel l'électron est lié par une force en constante augmentation, comme par un ressort. Ce n'était pas

94

Le triomphe de l'antiréalisme

réaliste, mais c'était un test simple parce que la réponse était connue. Sa méthode a donné le bon résultat, mais avec le contretemps que, à la différence des nombres ordinaires, ses tableaux ne commutent pas (dans le langage que j'ai proposé tout à l'heure), c'est-à-dire que le résultat dépendait de l'ordre dans lequel il les multipliait. Au début cela a consterné Heisenberg, mais il a tout de même publié son résultat dans un article à la fin del' année 1925. Son introduction annonçait son programme de construction des lois de la physique : renoncer aux modèles mécaniques pour décrire les trajectoires des électrons, et n'impliquer que des relations entre quantités observables, comme les spectres de la lumière émise ou absorbée par les atomes. C'était un grand pas, mais pas encore la théorie complète. De retour à Gôttingen il se remit au travail avec Max Born et l'un de ses brillants élèves, Pascual Jordan. Born et Jordan expliquèrent à Heisenberg que ses tableaux de nombres étaient déjà connus des mathématiciens, sous le nom de matrices. Et ils furent en mesure de le rassurer : la noncommutation était une caractéristique des matrices et non une erreur. Heisenberg comprit alors que, puisque les tableaux/matrices représentent un processus de mesure, l'ordre dans lequel nous effectuons des mesures est important. Ensemble, les trois théoriciens ont ensuite élaboré le reste de la nouvelle théorie, qu'ils ont nommée mécanique quantique. Un article commun en a constitué le premier énoncé complet. Wolfgang Pauli a ensuite rapidement pris le relai en appliquant cette nouvelle théorie à l'atome d'hydrogène, dont elle a exactement fourni le spectre. Ainsi est née la mécanique quantique selon une deuxième voie, d'une manière directement inspirée par les principes antiréalistes exprimés par Heisenberg dans son document de 1925. La nouvelle théorie de Born, Heisenberg et Jordan est exprimée en termes de grandeurs qui décrivent la façon dont un atome réagit aux questions posées par un appareil de mesure externe. Elle n'implique aucune grandeur qui décrirait la trajectoire exacte des électrons, indépendamment de nos interactions avec eux. C'est une bonne chose que de disposer d'une théorie quantique de l'atome, mais en avoir deux pose problème, d'autant plus qu'elles reproduisent toutes deux le bon spectre de l'hydrogène. Et les deux théories ne

95

La révolution inachevée d'Einstein

pouvaient guère être plus différentes, comme en témoignent les philosophies de leurs découvreurs. Einstein, de Broglie et Schrodinger étaient réalistes. Même si des mystères subsistaient, ils pensaient qu'un électron était réel, existant à la fois comme onde et comme particule. Bohr et Heisenberg, antiréalistes enthousiastes, croyaient que nous ne pouvions avoir accès à la réalité, mais seulement aux tableaux de nombres qui représentent les interactions avec l'atome, pas directement à l'atome. La tension dura quelques mois, puis fut résolue de manière inattendue lorsque Schrodinger montra l'équivalence complète des deux formulations. Vous pouvez choisir tout aussi bien de parler en termes d'ondes ou de matrices, comme dans deux langues différentes. Les problèmes de mathématiques à résoudre, bien que différents, expriment la même logique. Heisenberg et Bohr, ensemble à Copenhague, ont partagé une perspective antiréaliste. Ils cherchaient un moyen de parler de façon cohérente de propriétés qui ne pouvaient être réalisées simultanément, telles qu' ondes et particules, ou position et impulsion. Bohr résolvait le paradoxe apparent par son principe de complémentarité, Heisenberg par son principe d'incertitude dont nous avons parlé au chapitre 2. Le principe d'incertitude est un principe très général, exprimant le fait que nous ne pouvons pas savoir exactement à la fois où se trouve une particule et quelle est son impulsion. Comme Heisenberg et son mentor Bohr s'en étaient rendu compte immédiatement, il entraîne des conséquences stupéfiantes. Lune d'entre elles est que le déterminisme de la physique newtonienne ne peut pas survivre dans le monde quantique, parce que la prédiction du mouvement ultérieur d'une particule impliquerait de connaître à la fois sa position actuelle et son impulsion (c'est-à-dire sa vitesse, y compris sa direction). Si l'un des deux est inconnaissable, vous ne pouvez pas prédire l'endroit où la particule sera à l'instant suivant : le mieux que la théorie quantique puisse faire est de fournir des prévisions probabilistes sur l'avenir. La cohérence de la complémentarité découle du fait qu'il n'existe aucune situation qui nous obligerait à utiliser à la fois l'image particulaire et l'image ondulatoire pour décrire une expérience unique. Limpossibilité de le faire est sauvegardée par le principe d'incertitude de

96

Le triomphe de l'antiréalisme

Heisenberg, qu'il proposa en 1927 après avoir déménagé à Copenhague pour être en contact étroit avec Bohr. Les historiens nous disent que la chance joue un rôle majeur dans les découvertes scientifiques. Heisenberg fut doublement chanceux en tant que protégé à la fois de Max Born et de Niels Bohr : non seulement il était au bon endroit au bon moment, mais il l'était doublement ! Son mentor Bohr lui inspira l'abandon du réalisme et la modélisation de l'atome uniquement en termes des énergies échangées avec nos appareils de mesure. De son mentor Born, il hérita les outils mathématiques nécessaires pour donner une expression précise à ses idées. Bien sûr, Heisenberg était conscient de sa bonne fortune et il fut celui qui poussa à formuler la nouvelle théorie avec précision. Il y avait peut-être une demi-douzaine de jeunes théoriciens également en orbite autour de Bohr et Born. Les uns ont apporté des contributions, comme Pauli, d'autres, comme Jordan, sont arrivés à mi-chemin, ou étaient quelques mois en retard et ont ainsi pu élégamment formuler la nouvelle théorie, comme le théoricien anglais Paul Dirac. I..:histoire complète de l'invention de la forme matricielle de la mécanique quantique fut en fait beaucoup plus complexe que je ne peux le décrire ici, car elle révèle un effort collectif très dynamique d'une communauté diverse de théoriciens en étroite interaction. Toujours est-il que, aussi divers qu'ils aient été, les mécaniciens de la matrice étaient en 1927 tous en train de formuler la nouvelle théorie dans les termes radicalement antiréalistes de la philosophie prêchée par Bohr. Les seuls résistants étaient ceux qui étaient venus à la mécanique quantique par la dualité onde-particule: Einstein, de Broglie, et Schrôdinger, qui sont restés obstinément réalistes. Mais une fois qu'il fut prouvé que la mécanique ondulatoire de Schrôdinger était équivalente à la mécanique matricielle de Heisenberg, les réalistes ont été rejetés comme s'accrochant obstinément aux vieux fantasmes métaphysiques, et ignorés. Lessence de la philosophie de Bohr repose sur la nécessité de fonder la science sur des images et des langues incompatibles. Le point de vue de Heisenberg diffère de celui de Bohr, tout en restant vaguement compatible avec lui. Heisenberg soulignait que la science ne concerne que les quantités

97

La révolution inachevée d'Einstein

mesurables, et ne peut donner une image intuitive de ce qui se passe à l'échelle atomique. Les quantités obseivables pertinentes lors d'interactions avec un atome sont les énergies et les durées de vie des états stationnaires, mais pas les positions ou les mouvements des électrons sur leurs orbites autour du noyau. À la question de savoir où se trouve un électron, la physique quantique ne doit répondre que dans un contexte où vous forcez la réponse en mesurant cette position. Selon Heisenberg, les quantités observables n'accèdent à l'existence que du fait qu'on les mesure. Lorsqu'un atome n'est pas soumis à un appareil de mesure, aucune quantité ne le décrit. C'est ce qu'on pourrait appeler une perspective opérationnaliste. Certainement antiréaliste en ce sens que Heisenberg a souligné la nécessité d'un tel point de vue. Selon lui, il n'y avait aucune possibilité de voir plus profondément dans l'atome pour percevoir la façon dont les électrons se déplacent sur leur orbite. Le principe d'incertitude l'interdisait. Heisenberg a expliqué que l'incertitude et la complémentarité étaient étroitement liées. « On ne peut plus parler du componement de la panicule indépendamment du processus d'observation. En conséquence, les lois naturelles de la théorie quantique, formulées mathématiquement, ne traitent plus des panicules élémentaires elles-mêmes, mais de la connaissance que nous en avons. Il n'est plus possible de décider si oui ou non ces panicules existent objectivement dans l'espace et le temps[ ... ] Parler de l'image de la nature dans les sciences exactes, à notre époque, cela ne se réfère pas vraiment à une image de la nature, mais plutôt à une image de nos relations avec la nature [... ] La science ne se confronte plus à la nature d'un point de vue objectif, mais elle se considère comme un panicipant à cette interaction entre l'homme et la nature. La méthode scientifique d'analyse, d'explication et de classification est devenue consciente de ses limites, du fait que ses interventions modifient et remodèlent l'objet de ses recherches. En d'autres termes, la méthode et l'objet ne peuvent plus être séparés. [... ] Les différentes images intuitives que nous utilisons pour décrire les systèmes atomiques conviennent chacune parfaitement à une expérience donnée, mais elles s'excluent mutuellement. Par exemple, l'atome de Bohr peut être décrit à petite échelle comme un système planétaire, où les électrons externes tournent autour du noyau ato-

98

Le triomphe de l'antiréalisme

mique central. Pour d'autres expériences, il est plus pratique d'imaginer le noyau atomique entouré d'un système d'ondes stationnaires, dont les fréquences caractérisent les rayonnements émanant de l'atome. Enfin, nous pouvons considérer l'atome d'un point de vue chimique [... ] Chaque image est légitime lorsqu'elle est utilisée à bon escient, mais les différentes images sont contradictoires et nous les appelons mutuellement complémentaires. »4

Le point de vue de Bohr était encore plus radical : « On ne peut attribuer une réalité indépendante, au sens physique ordinaire, ni aux phénomènes, ni aux agents d'observation [... ] L'élucidation complète d'un seul et même objet peut nécessiter des points de vue divers qui défient toute description unique. En effet, en toute rigueur, l'analyse consciente d'un concept est en relation d'exclusion avec son application immédiate. »5

D'autres acteurs du quantique ont enseigné des variantes de cette philosophie antiréaliste, comme Wolfgang Pauli, enfant prodige qui publia un manuel sur la relativité générale à l'âge de vingt-et-un ans, ou le mathématicien hongrois John von Neumann, célèbre pour ses inventions dans un large éventail de domaines, de l'architecture des ordinateurs aux mathématiques de la théorie quantique. Leurs points de vue différaient mais tout ce qu'ils ont écrit prend place dans la catégorie « interprétation de Copenhague » de la mécanique quantique. Cette appellation rend compte de la domination de Bohr, doyen et mentor du groupe, et initiateur de rien de moins qu'une nouvelle façon de parler de la science. Elle rend compte également de l'institut comme nœud central du réseau des physiciens quantiques. Tous y ont étudié, travaillé ou l'ont au moins visité. L'une des leçons les plus difficiles à tirer de la vie universitaire, et pour moi l'une des plus déconcertantes, est la vitesse à laquelle une insurrection radicale peut devenir l'orthodoxie. En quelques années, une génération d'étudiants défendant une nouvelle idée dangereuse sont promus par leur succès à des chaires de professeurs. À partir de ces positions d'influence ils forment un puissant réseau académique, qu'ils utilisent pour assurer la poursuite de la révolution. Il en fut ainsi avec la génération des révolutionnaires quantiques. En 1920, Heisenberg

99

La révolution inachevée d'Einstein

était encore étudiant, de même que Dirac, Pauli, Jordan. En 1925 ce sont de jeunes chercheurs pleinement engagés dans l'invention de la théorie quantique. En 1930, ils sont devenus professeurs et la révolution est achevée. Lexistence d'une poignée de transfuges comme Einstein et Schrodinger pour l'ancienne génération, et de Broglie pour la nouvelle, n'altère en rien leur triomphe. Les étudiants savent dans quel sens souffle le vent et suivent l'orthodoxie ascendante. Au cours du demisiècle suivant, seule sera enseignée la version antiréaliste de la théorie quantique, celle de Copenhague.

100

Partie 2 LA RENAISSANCE

,

DU REALISME

7

Le défi du réalisme : de Broglie et Einstein Il n'y a jamais eu une unique interprétation de Copenhague : Bohr, Heisenberg, et Von Neumann disaient chacun des choses un peu différentes. Mais ils étaient tous persuadés que la science avait franchi un seuil, qu'il ne pouvait plus y avoir de retour en arrière vers une version réaliste de la physique. Ils ont donné des arguments divers, conduisant tous à conclure que la physique quantique n'est pas compatible avec le réalisme. Aucune version de la physique atomique ne pourrait exister si elle incluait des électrons avec des positions et des trajectoires définies. On peut penser que tous ces arguments auraient pu être rejetés si quelqu'un avait trouvé une théorie quantique alternative fondée sur des idées réalistes. Or ce qui est vraiment bizarre, en y repensant, c'est que pendant ce temps, il existait une telle version réaliste de la mécanique quantique depuis 1927. Elle était fondée sur une idée étonnamment simple. Peut-être y avez-vous déjà pensé : le simple postulat qu'il existe à la fois une onde et des particules. Ce qui est créé et détecté, ce qui est compté, c'est la particule. Entre-temps, une onde traverse l'expérience, une onde qui guide la particule. D'une manière telle que la particule se dirige là où l'onde est maximale. Quand un choix se présente, par exemple pour contourner un obstacle comme dans l'expérience à deux fentes, l'onde prend les deux chemins simultanément. Mais la particule n'en suit qu'un : elle ne passe que

La révolution inachevée d'Einstein

par une seule fente. Elle continue cependant à être guidée par l'onde, si bien que les endroits où elle va se trouver sont influencés par les deux voies qu'a empruntées l'onde. Cette solution évidente au défi de la dualité onde-particule fut imaginée et élaborée en détail par Louis de Broglie, sous le nom de théorie de l'onde pilote. Il la présenta lors du célèbre cinquième Conseil international Solvay (d'après son sponsor) tenu à Bruxelles en 1927. La plupart des révolutionnaires de la nouvelle physique quantique y intervinrent. Le cœur de la théorie de l'onde pilote reposait sur l'idée que l'électron se constitue en fait de deux entités, l'une particulaire et l'autre ondulatoire. La particule est toujours localisée à un certain endroit et suit toujours un chemin défini. Pendant ce temps, l'onde se propage à travers l'espace en empruntant simultanément tous les chemins possibles. Et c'est l'onde qui dicte à la particule où aller, le pilotage étant fondé sur les conditions qui prévalent le long de tous les chemins. La particule suit un itinéraire défini mais cet itinéraire est influencé par l'onde qui s'écoule selon tous les chemins. Cette influence d'une onde sur une particule est responsable de l'aspect étrange du monde quantique. Il y a deux lois, une pour l'onde et une pour la particule. La loi de l'onde est relativement familière, pas si différente des lois par lesquelles les physiciens décrivent les ondes sonores ou lumineuses qui se propagent, se diffractent et interfèrent. Comme l'eau, ou le son, l'onde quantique s'écoule en empruntant tout canal qui s'ouvre à elle. Et quand des ondes provenant de canaux différents se rencontrent, elles interfèrent. Londe en question est appelée la fonction d'onde. Elle se propage selon l'équation simple inventée par Schrodinger pendant son week-end de ski romantique. C'est la règle l, l'équation clé dans toute approche de la physique quantique. Il n'y a pas de règle 2 dans ce cadre. En revanche une nouvelle loi dirige la particule pour qu'elle suive l'onde : l'équation de guidage. Le système physique se constitue de la fonction d'onde et de la particule. Comme il évolue de façon déterministe, cela suggère qu'il est complet. Cette approche concurrente de la mécanique quantique énonce que la particule sera trouvée de préférence là où l'onde est intense. Plus

104

Le défi du réalisme: de Broglie et Einstein

précisément, la probabilité de la trouver à un endroit particulier est proportionnelle au carré de l'amplitude de la fonction d'onde à cet endroit : c'est la règle de Born. Elle s'applique de même selon la théorie de l'onde pilote. À la différence que ce n'est pas un postulat de la théorie mais une conséquence de la loi de guidage. Placez un ballon sur le flanc d'une colline et regardez-le descendre: il a tendance à suivre la trajectoire la plus pentue, vers le bas : c'est la « loi de la descente la plus raide». La loi de De Broglie est analogue (mais inverse) : la particule est guidée pour suivre le chemin le plus raide pour escalader la fonction d'onde*. Appelons-la loi de l'ascension la plus raide. Comme un alpiniste qui choisirait à chaque instant de son ascension le passage le plus escarpé. De Broglie a démontré que sa loi implique celle de Born sur les probabilités. Pour l'illustrer, imaginez un lâcher de ballons de foot depuis le haut d'une colline dont l'altitude représente la fonction d'onde. Rapidement ils vont se répartir de telle sorte qu'il sera beaucoup plus probable d'en trouver aux endroits les plus bas. C'est un peu l'illustration de la loi de Born. Non seulement la théorie de l'onde pilote prédit tout ce que prédit la mécanique quantique, mais elle explique bien davantage. La façon mystérieuse dont l'ensemble semble influencer l'individu traduit tout simplement l'influence de l'onde sur la particule. Chacune est réelle. Les deux coexistent pour chaque atome individuel.

AJ\f\L\ \

' -/

/

\

I

'

/

Figure 8. La ligne tiretée représente une onde qui se déplace horizontalement vers la droite. Elle passe autant de temps avec des valeurs négatives qu'avec des valeurs positives. La ligne pleine représente le carré de cette valeur, toujours au-dessus de zéro.

• Je simplifie un peu trop. La particule suit une partie de la fonction d'onde appelée sa phase.

105

La révolution inachevée d'Einstein

Tout ce qui apparaît troublant et mystérieux en mécanique quantique résulte de l'exclusion de la moitié de chaque histoire par cette théorie. Ici, au contraire de ce que disaient Bohr et Heisenberg, l' électron a toujours une position. Il suit une trajectoire définie, parfaitement prévisible si vous connaissez la bonne loi. Pas besoin d' opérationnalisme. Pas besoin de perdre son temps à essayer de comprendre les déclarations obscures de Bohr sur la complémentarité. Ondes et particules ne se contredisent pas. Toujours présentes simultanément, les deux travaillent ensemble pour expliquer la physique atomique. Ce qui existe, existe tout simplement. On pourrait imaginer une histoire alternative, où tous les étudiants brillants et ambitieux affiueraient à Paris, dans les années 1930, pour suivre de Broglie et écrire des manuels sur la théorie de l'onde pilote, tandis que Bohr serait relégué en note de bas de page, dénigré pour l' obscurité de sa philosophie inutile. Hélas, il n'en fut pas ainsi. Pourquoi est-ce la philosophie alambiquée de la complémentarité qui a triomphé, alors que la théorie de l'onde pilote de De Broglie est devenue la note de bas de page oubliée ? Question à méditer ! La théorie de l'onde pilote et la mécanique quantique se recoupent mais elles se distinguent sur plusieurs points. La règle 1 est commune aux deux approches. Mais la règle 2 est l'absente de la théorie de l'onde pilote. Au lieu de cela, il y a une loi pour guider la particule. Les lois de la théorie de l'onde pilote sont déterministes. Sans règle 2, dans la théorie de l'onde pilote, l'état quantique ne s' effondre jamais. Il a fallu un peu de temps à ses adhérents pour en apprécier les étranges conséquences. Nous y reviendrons au chapitre suivant. Lors de la conférence Solvay, les exposés ont été suivis de discussions, qui furent retranscrites et publiées dans les comptes rendus. Il ne semble pas que la présentation de De Broglie ait changé grand-chose, bien qu'elle ait été discutée. Notamment par Einstein. S'il ne le mentionne pas dans la discussion transcrite, Einstein avait lui-même pensé à l'idée de l'onde pilote. En mai 1927, lors d'une conférence à l'Académie prussienne des sciences, il avait présenté une version assez compliquée de l'idée. Il en a discuté dans sa correspondance avec Heisenberg et d'autres, et il soumit un article pour

106

Le défi du réalisme: de Broglie et Einstein

publication. Mais il le retira juste avant sa parution·. Ils' était apparemment rendu compte que sa version de l'onde pilote présentait plusieurs problèmes, dont certains empêchaient la reproduction des prédictions de la mécanique quantique. Pour autant qu'on sache, il n'en a plus jamais reparlé. Programmé pour une conférence du congrès Solvay, probablement sur ce sujet, il déclara forfait à la dernière minute, en écrivant à l' organisateur de la conférence : « J'ai continué à espérer pouvoir apporter quelque chose de valeur à Bruxelles, mais j'ai maintenant abandonné cet espoir[ ... ] Je n'ai pas pris cela à la légère, mais j'ai essayé avec toute mon énergie. ». 1 Einstein a tout de même assisté à la conférence et, bien sûr, contribué aux discussions sur la nouvelle théorie quantique. Parmi elles, les premières entre lui et Bohr, à l'occasion desquelles Einstein a essayé de trouver des incohérences dans la nouvelle mécanique quantique. Ces intenses discussions informelles n'ont malheureusement pas été transcrites. Mais bien plus tard, Bohr en publia ses souvenirs dans un document qui est à la fois l'une des lectures les plus fascinantes de l'histoire de la physique et un chef-d'œuvre dans la propagande érudite. Pendant les repas et les pauses, Einstein a présenté à Bohr plusieurs arguments suggérant que la mécanique quantique était incohérente. Il a postulé qu'une description complète devrait nécessiter des variables supplémentaires, qui restent cachées dans la description de la mécanique quantique. Bohr ne mentionne pas que c'est ce que proposait de Broglie avec sa théorie de l'onde pilote. Au contraire, Il écrit qu'il fut capable de réfuter l'objection d'Einstein, parfois après une nuit d'insomnie, ce qui lui permettait de conserver son point de vue quant à la cohérence, et même l'inévitabilité de la complémentarité. Einstein a réagi positivement au cours de la discussion suivant l'exposé de De Broglie. Après avoir énoncé une objection à la version de Copenhague, il déclara : « À mon avis, on ne peut lever cette objection que de la manière suivante : en décrivant ce processus non pas

* Antony Valentini m'a donné une copie de cet article d'Einstein lors d'un discours à mon mariage. Mais je !'ai rapidement perdu.

107

La révolution inachevée d'Einstein

uniquement par l'onde de Schrodinger, mais en localisant en même temps la particule pendant la propagation. Je pense que M. de Broglie a raison de chercher dans cette direction. »2 Peu de physiciens quantiques ont mentionné la théorie de De Broglie après sa présentation en 1927. Malgré le fait qu'il fut admiré à juste titre pour sa perspicacité à étendre la dualité onde-particule à la matière, et malgré le fait qu'il ait présenté l'onde pilote à la plus importante conférence sur la physique quantique, rassemblant presque tous ceux qui comptent en physique atomique, c'était comme s'il n'avait jamais publié ou présenté sa théorie. Pour autant que je sache, aucun manuel n'en a parlé pendant des décennies. Il n'y a pas eu de manuels « Copenhague » et de manuels « onde-pilote », il n'y eut que des manuels scolaires « Copenhague ». Soit ils ignoraient les questions fondamentales liées à la théorie. Soit ils affirmaient que toutes les questions significatives avaient été résolues par Bohr et Heisenberg. Une des raisons expliquant le triomphe antiréaliste fut une publication du mathématicien John von Neumann où ce dernier prétendait avoir prouvé qu'il ne pouvait exister d'alternative cohérente à la mécanique quantique. Elle fut publiée quelques années après la conférence Solvay, dans un livre sur la structure mathématique de la mécanique quantique. Cette affirmation devait être fausse, car elle aurait impliqué que l'onde-pilote de De Broglie était incohérente, ce qui n'était pas le cas. Vous pensez peut-être que quelqu'un l'aurait mentionné? La preuve incorrecte de von Neumann semble être un exemple important de ces situations qui arrivent trop souvent dans l'histoire des sciences : un résultat dont l'influence est d'autant plus importante qu'il est faux ! Von Neumann avait une grande réputation et son « théorème » anéantit l'opposition à l'idée que la mécanique quantique était la théorie la plus complète possible. En particulier, de Broglie lui-même a capitulé devant les critiques de von Neumann et d'autres théoriciens comme Wolfgang Pauli. Il n'est pas tout à fait vrai que personne n'a remarqué que l'article de von Neumann était erroné. Une jeune mathématicienne appelée Grete Hermann se prit d'intérêt pour la mécanique quantique et se mit naturellement à étudier le livre de von Neumann. Bonne mathématicienne,

108

Le défi du réalisme: de Broglie et Einstein

Hermann était une doctorante d'Emmy Noether·. Certains de ses résultats anticipent l'étude moderne des algorithmes en informatique. Elle s'intéressait aussi beaucoup à la philosophie et aux implications de la mécanique quantique sur la philosophie néo-kantienne, alors populaire en Allemagne. Grete Hermann remarqua rapidement une erreur dans la preuve de l'impossibilité d'existence de variables cachées publiée par von Neumann. Le théorème reposait en fait sur une hypothèse déjà équivalente à la structure de base de la mécanique quantique. Il ne faisait que prouver que toute théorie équivalente à la mécanique quantique s'avérerait ... équivalente à la mécanique quantique. Elle écrivit un article exposant l'erreur, qui n'eut malheureusement aucun impact3. Sans doute en partie parce qu'il fut publié dans une obscure revue. Mais il est difficile d'éviter de penser que c'était aussi parce qu'il était écrit par une femme, et aussi parce qu'il anéantissait l'un des principaux arguments utilisés pour établir le caractère inéluctable de la mécanique quantique. Il faudra deux longues décennies supplémentaires pour que quelqu'un d'autre remarque que la preuve de von Neumann devait être erronée parce qu'elle contredisait l'existence manifeste de la théorie de l'onde pilote. Ce fut David Bohm, qui sera le protagoniste du prochain chapitre. Encore dix ans plus tard, John Bell caractérisera l'erreur comme une hypothèse erronée. Si vous tentez de saisir la preuve de von Neumann, elle s'effondre dans vos mains ! Il n'y a rien à faire. Ce n'est pas seulement erroné, c'est idiot [... ] Quand vous traduisez [ses suppositions] en termes physiques, elles apparaissent absurdes. Vous pouvez me citer sur ce point : la preuve de von Neumann n'est pas simplement fausse mais stupide. »4 «

David Mermin, passant en revue de manière lucide divers théorèmes d'impossibilité, a déploré les « nombreuses générations d'étudiants qui auraient pu être tentées d'essayer de construire des théories de variables

• Emmy Noether est l'une des plus grandes mathématiciennes du XX" siècle. Parmi ses nombreuses découvertes, mentionnons un théorème fondamental sur la symétrie en physique, auquel nous nous intéresserons plus loin.

109

La révolution inachevée d'Einstein

cachées [mais] qui en furent découragées par l'allégation selon laquelle von Neumann avait prouvé que c'était impossible. Il s'est demandé si la preuve avait été réexaminée par eux. » 5 Il est difficile maintenant d'apprécier l'état d'esprit des premières générations des physiciens quantiques en regardant en arrière, de notre point de vue actuel où s'épanouissent plusieurs points de vue concurrents sur la manière de comprendre le quantique. En dépit de la dissidence persistante d'Einstein, de Broglie et Schrodinger, la philosophie antiréaliste initiée par Bohr a dominé toutes les discussions sur la théorie quantique, pendant au moins les cinquante années qui suivirent l'invention de la mécanique quantique. Si quelqu'un, pendant toutes ces années, soulevait la possibilité d'une version réaliste la réponse était invariablement, ai-je entendu, « von Neumann a prouvé qu'il n'y avait pas d'alternative ». On peut imaginer que les choses auraient été au moins un peu différentes si l'article de Grete Hermann montrant que non, von Neumann n'avait rien prouvé, avait été connu. Mais ce n'était tout simplement pas le cas.

110

8

Bohm : le retour du réalisme En 1952, David Bohm a résolu le plus grand de tous les problèmes de la mécanique quantique, qui consiste à en fournir une explication. Malheureusement, cela reste très insuffisamment apprécié. Cela constitue quelque chose qui a été souvent (avant et même après 1952) prétendu impossible : expliquer les règles de la mécanique quantique à travers une image cohérente de l'état de la réalité microscopique. » Roderich Tumulka 1 «

En 1930, de Broglie avait abandonné. À partir de ce moment, l'interprétation antiréaliste de Copenhague a dominé l'enseignement et l'application de la mécanique quantique, ainsi que la plupart des discussions sur les implications de la nouvelle théorie. Les seules exceptions significatives furent Einstein et Schrôdinger, qui continuèrent à contester la vision de Copenhague et à insister sur la nécessité d'une formulation réaliste de la théorie quantique. Mais en dehors d'un petit cercle de collaborateurs d'Einstein, tout ceci n'eut que peu d'impact. Telle était la situation au début des années 1950, lorsque le jeune théoricien américain David Bohm décida de rédiger un manuel de mécanique quantique. Bohm avait un caractère intéressant qui le destinait à une vie intéressante. Il était alors professeur adjoint à l'université de

La révolution inachevée d'Einstein

Princeton, spécialisé en physique des plasmas. Il était venu à Princeton depuis Berkeley, où il avait été l'élève de J. Robert Oppenheimer. À l'instar de nombreuses personnes autour d'Oppenheimer, il avait été un sympathisant communiste et brièvement membre du Parti communiste avant la guerre. En conséquence de quoi les États-Unis avaient refusé la demande d'Oppenheimer de l'emmener à Los Alamos travailler sur la bombe atomique. Il n'y a aucune preuve que Bohm ait jamais été un espion ou un agent soviétique. Mais appelé à témoigner en 1950 devant l'Assemblée de la commission des activités ami-américaines de la Chambre, il a comme d'autres personnes intègres invoqué le cinquième amendement et évité toute dénonciation. Arrêté et accusé d' outrage au Congrès, il fut acquitté. De manière honteuse, Princeton suspendit sa nomination à l'université, et refusa de la renouveler. Einstein proposa de le nommer à l'Institute for Advanced Studies de Princeton, mais ne réussit pas à surmonter l'opposition de son administration. Au moment même où il se retrouvait au chômage, et probablement inemployable aux États-Unis, son manuel fut publié et critiqué de manière très élogieuse. Les manuels sur la mécanique quantique n'ont pas manqué, depuis le premier par Paul Dirac, l'un de ses inventeurs, paru en 1930. Celui de Bohm est l'un des meilleurs. Et malgré ses doutes persistants durant de nombreuses années, il y est resté proche de l'interprétation orthodoxe de Copenhague. Une section de son livre s'intitulait «Preuve de l'incompatibilité de la théorie quantique avec les variables cachées ». Un autre concernait l'« improbabilité de lois complètement déterministes à un niveau plus profond». Einstein l'a convoqué. Tout en lui exprimant son admiration pour la lucidité de sa défense du point de vue de Copenhague, il demanda une occasion de soutenir son propre point de vue et de changer peut-être ainsi celui de Bohm. Il se trouve qu'Einstein y a réussi. Après lui avoir parlé, Bohm commença à se demander s'il n'existait pas une théorie plus profonde, qui soit réaliste et déterministe. Peut-être que la séduction du réalisme avait touché un matérialiste marxiste, peut-être faut-il invoquer la clarté de la pensée einsteinienne. Mais il n'a pas fallu longtemps

112

Bo hm: le retour du réalisme

à Bohm pour inventer une variante réaliste de la mécanique quantique. Ce qu'il a fait revient en gros à réinventer la théorie oubliée des ondes pilotes de De Broglie. Il convient cependant de mentionner une différence entre les théories de Bohm et de De Broglie, en ce sens que Bohm a choisi une loi différente pour l'équation de guidage (de la particule par l'onde). Comme mentionné précédemment, l'équation de De Broglie voit la particule emprunter le chemin de montée le plus raide (le long de la fonction d'onde), ce qui détermine la vitesse et la direction de son mouvement. Dans la théorie de Bohm, la particule est guidée selon une version de la loi du mouvement de Newton : elle accélère en réponse à une force. Cette force guide la particule jusqu'à l'endroit où la fonction d'onde est la plus intense. Bohm doit en outre supposer une condition supplémentaire: que les vitesses des particules à l'instant initial sont celles qui sont données par l'équation de De Broglie. En dehors de cette divergence, les deux théories constituent différentes versions de la même idée : la fonction d'onde et les particules sont réelles, les ondes guident la particule. Dans leurs versions originales, elles sont équivalentes en ce sens qu'elles prédisent les mêmes trajectoires pour les particules. Pour l'une comme pour l'autre, si un ensemble de particules est initialement réparti selon la règle de Born, cette règle continuera d'être satisfaite au cours de l'évolution, alors que la fonction de l'onde se modifie et que les particules se déplacent. Bohm écrivit rapidement deux articles 2 qu'il soumit à Physical Review, la revue la plus prestigieuse de l'époque. Il envoya également des copies à plusieurs collègues, y compris de Broglie. Ce dernier publia rapidement lui-même un court article expliquant en quoi la théorie de Bohm, comme la sienne propre, était incorrecte. Bohm avait ajouté une phrase très intéressante à son manuscrit : « Après l'écriture de cet article, l'attention de l'auteur a été attirée sur une proposition similaire antérieure pour une interprétation alternative de la physique quantique par de Broglie en 1926, mais abandonnée plus tard par lui. » Cette phrase sous-entend qu'il ne connaissait pas la théorie de l'onde pilote de De Broglie quand il a inventé sa propre version. Ceci semble

113

La révolution inachevée d'Einstein

un peu choquant, étant donné que de Broglie était un Prix Nobel universellement reconnu pour avoir proposé la conception ondulatoire des électrons et autres particules. Mais c'est ainsi. Bohm a également consacré une section de son deuxième article à expliquer pourquoi le théorème de von Neumann ne s'applique pas à la théorie qu'il propose. Le premier article de Bohm sur la théorie de l'onde pilote parut en janvier 1952. À ce moment-là, il occupait un poste de professeur à Sâo Paulo, au Brésil. Isolé, et rendu malade par la nourriture exotique, il attendait les lettres apportant les réponses à ses documents révolutionnaires. Celui dont Bohm aurait pu espérer obtenir le soutien était Einstein. Le grand savant avait, après tout, loué la théorie de l'onde pilote quand elle avait été présentée pour la première fois par de Broglie. Mais, apparemment, vingt-cinq ans plus tard, Einstein avait changé d'avis. Il a décrit sa réaction dans une lettre à Max Born : «Avez-vous remarqué que Bohm croit (comme de Broglie il y a 2 ans) qu'il est capable d'interpréter la théorie quantique de manière déterministe ? Cela me semble trop bon marché. » Il poursuivait : « Ce chemin me semble trop facile. Cette physique me semble un conte de fées pour les enfants, qui a induit en erreur Bohm et de Broglie. » 3 Dans un article en l'honneur de Born, Einstein a posé une objection : la théorie de Bohm prédit le mouvement de la particule, avec pour conséquence que, dans un état stationnaire de l'atome, l'électron ne ferait que rester immobile. Comme l'explique Einstein : « La disparition de la vitesse contredit l'exigence bien fondée que, dans le cas d'un macro-système, le mouvement prédit doit à peu près coïncider avec celui qui découle de la mécanique classique. »4 Ce qui n'est pas le cas car la mécanique classique prédit quel' électron devrait être en orbite autour du noyau, et non immobile. Il aurait dû immédiatement apparaître que l'objection d'Einstein ne tenait pas car un atome n'est pas un « macro-système » devant obéir à la mécanique classique. Il n'en reste pas moins que l'objection d'Einstein pointe les différences importantes entre la théorie de l'onde pilote et 114

Bo hm: le retour du réalisme

la physique newtonienne. Comme je l'ai souligné plus tôt, de Broglie avait compris dès le début que le comportement de ses particules violait les principes newtoniens de base comme le principe d'inertie et la conservation de l'impulsion. C'était nécessaire si les quanta de lumière pouvaient incurver leurs trajectoires pour contourner les obstacles. Les équations de De Broglie et de Bohm donnent effectivement lieu à des trajectoires qui se diffractent et se réfractent, avec pour prix à payer une violation apparente des principes de base. Des particules au repos dans un atome, qui n'avaient pas besoin de tourner pour éviter de tomber sur le noyau, cela contredisait également ces principes. Pour Einstein, le prix semblait trop élevé. Laversion d'Einstein pour la théorie de l'onde pilote ne l'a pas empêché d'écrire une lettre sympathique lorsqu'un ami commun l'eut informé du sentiment de détresse de Bohm d'être isolé de tout, et de souffrir de maux de ventre, « une situation dont j'ai moi-même une longue expérience ». 5 Les autres réponses reçues par Bohm, ou dont il a entendu parler n'ont pas dû faciliter sa digestion. Heisenberg répondit que, de son point de vue opérationnel, les trajectoires de particules selon la théorie de Bohm constituaient une« superstructure idéologique » superflue. Il n'y avait en fait que deux destins possibles pour n'importe quelle alternative proposée à la mécanique quantique. Soit elle donnait des prédictions en désaccord avec elle, auquel cas il était fort probable qu'elle se trompe, soit elle prédisait les mêmes phénomènes auquel cas elle n'avait rien de nouveau à offrir. Heisenberg écrivit que «l'interprétation de Bohm ne pouvait être réfutée par l'expérience [ ... ].Du point de vue fondamentalement "positiviste" (il vaudrait peut-être mieux dire "purement physique"), il ne s'agit pas d'une contre-proposition à l'interprétation de Copenhague, mais de sa répétition dans un langage différent »6 • Pauli émit une critique similaire, mais après une étude plus approfondie, il concéda : « Je ne vois plus de possible contradiction logique dans la mesure où vos résultats correspondent à ceux de la mécanique ondulatoire habituelle et qu'il n'existe aucun moyen de mesurer les valeurs de vos variables cachées. » 7

115

La révolution inachevée d'Einstein

En fait, il existe des circonstances dans lesquelles les prédictions de la théorie de l'onde pilote sont en désaccord avec celles de la mécanique quantique, mais il a fallu un certain temps pour que cela s'éclaircisse. Nous y reviendrons plus tard. Tout le monde n'était pas si gentil. De retour à Princeton, Robert Oppenheimer a refusé de lire les articles de Bohm, qualifiant cela de perte de temps. Ce qui ne l'a pas empêché de déclarer que le travail de Bohm était du «déviationnisme juvénile »8 • Cela ne sonne-t-il pas comme une condamnation marxiste ? Le dernier mot d'Oppenheimer sur le sujet fut « Si nous ne pouvons pas réfuter Bohm, alors nous devons convenir de l'ignorer »9 • Le mathématicien John Nash, aujourd'hui célèbre pour son théorème sur les équilibres économiques écrivit à Oppenheimer pour se plaindre des attitudes dogmatiques qu'il rencontrait chez les physiciens de Princeton : ils traitaient de stupide, ou au mieux d'ignorant, toute personne qui « exprimait une croyance en des paramètres cachés ou un questionnement à leur propos ». Néanmoins, il était du côté des perdants, car il a confessé : « Je veux trouver une représentation différente, et plus satisfaisante de la réalité non observable. »10 Le rejet total du travail de pionnier de Bohm par Oppenheimer, qui avait été à la fois son mentor et une figure paternelle pour lui, a dû le blesser profondément. Bohm fut doublement exilé, de Princeton, puis du centre de la physique américaine, pour sa rébellion contre la philosophie de Copenhague, et son refus simultané de se plier à la chasse aux sorcières maccarthyste. Admirons son courage, et souvenons-nous de ce que cela lui a coûté ! Bohm était isolé là où beaucoup voyaient le bout du monde. Les amis de Bohm, et son biographe, laissent entendre qu'Oppenheimer avait des raisons de s'éloigner d'un« rouge» présumé: lui-même était en danger, sur le point d'être rattrapé par la même chasse aux sorcières. Mais il serait sans doute naïf de penser que Bohm aurait mieux réussi à susciter l'intérêt envers sa subversion de l'idéologie de Copenhague si cette catastrophe politique et son exil ne l'avaient pas chassé de Princeton.

116

Bohm: le retour du réalisme

Quoi qu'il en soit, la réponse de Copenhague fut pareillement dédaigneuse. Le philosophe Paul Feyerabend, en visite à Copenhague à l'époque, rapporte que Bohr fut au moins momentanément « stupéfait » par les papiers de Bohm. Mais pas suffisamment pour le mentionner dans ses écrits, sans parler de prendre un stylo pour répondre directement à Bohm. Au lieu de cela, Bohm a reçu une lettre d'un protégé de Bohr, Léon Rosenfeld, dont un échantillon illustre l'attitude de Copenhague : Je n'entrerai certainement pas dans une controverse avec vous ou qui que ce soit d'autre au sujet de la complémentarité, pour la simple raison qu'il n'y a pas la moindre controverse à ce propos [ ... ] Il n'y a rien de fondé dans vos soupçons de nos évocations de la complémentarité comme une sorte d'incantation magique. Je suis enclin à répliquer que c'est seulement parmi vos admirateurs parisiens que je remarque des signes inquiétants d'une mentalité primitive. La difficulté d'accès à la complémentarité que vous mentionnez résulte d'une disposition essentiellement métaphysique, inculquée dès leur enfance à la plupart des gens, par une éducation sous l'influence dominante de la religion ou d'une philosophie idéaliste. Le remède à cette situation n'est certainement pas d'éluder la question, mais de se débarrasser de cette métaphysique et d'apprendre à regarder les choses dialectiquement. » 11 «

En lisant cela, isolé dans son appartement de Sâo Paulo, David Bohm dut se sentir très loin du Kansas ou, dans son cas, de la Pennsylvanie. Malgré ses déceptions, Bohm fut productif lors de son séjour au Brésil. Il a continué à contribuer à la physique des plasmas, tout en se concentrant sur sa nouvelle théorie quantique, et il initia une collaboration avec Jean-Pierre Vigier, étudiant et collègue de De Broglie. Mais il n'était pas heureux au Brésil, et en 1955, il déménagea à l'institut Technion en Israël, puis quelques années plus tard en Angleterre. Après un séjour à Bristol, il conclut son odyssée au Birkbeck College, de l'université de Londres, où il demeura pour le reste de sa vie. À Londres, Bohm a modéré ses sympathies communistes, comme d'autres qui avaient accordé le bénéfice du doute à l'Union soviétique,

117

La révolution inachevée d'Einstein

il fut choqué lorsque le dégel du pouvoir soviétique sous Nikita Khrouchtchev confirma que le goulag stalinien avait été tout aussi meurtrier que ce qui avait été rapporté. Le désir de Bohm pour un chemin vers la perfectibilité de l'être humain s'est orienté vers le mysticisme, et après une courte immersion dans les enseignements du mystique Georges Gurdjieff, il est tombé sous l'influence du gourou indien Jiddu Krishnamurti. Bohm poursuivait néanmoins sa quête incessante d'un point de vue sur la nature qui le mènerait au-delà de la théorie quantique. Cela l'amena à développer une ligne de pensée très originale, franchement spéculative et philosophique, reliée à la physique tout en la transcendant. Il écrivit plusieurs livres qui touchèrent artistes, philosophes et chercheurs, et ses dialogues avec Krishnamurti sont devenus très populaires dans le monde entier. Bien que ses travaux tardifs ne soient d'aucune pertinence pour juger de l'importance de son travail sur la théorie de l'onde pilote, je pense qu'il serait irresponsable et lâche de ne pas tenter de résumer la vie de cet homme sage, complexe et contradictoire. Je ressens une sympathie sincère à son égard, dans sa quête de transcendance, d'abord à travers la vision marxiste d'une nouvelle psychologie humaine issue du rêve d'une société juste et égale, puis, quand ce fantasme se fut révélé une cruelle illusion, à travers son travail avec les mystiques·. D'Oppenheimer à Krishnamurti, Bohm avait une certaine faiblesse qui le rendait sensible et confiant envers ce genre de figure dominatrice.

• Si l'on peut me permettre une remarque purement personnelle, je suis le petit-fils d'un marxiste qui est resté toute sa vie membre du parti communiste américain, longtemps après la mort de ce rêve, et je suis aussi fils de chercheurs qui ont passé de nombreuses années sur les travaux de Gurdjieff. Dans une large mesure, les erreurs de mes parents et de mes grandsparents m'ont vacciné contre l'adulation des personnalités organisées courant après des visions de transcendance. Il m'est facile de critiquer Bohm et d'autres de sa génération pour l'étonnante naïveté dont ils ont fait preuve, face à une combinaison particulière que des gourous comme Gurdjieff et Krishnamurti partageaient avec les leaders« révolutionnaires» à l'avant-garde de la gauche : une compassion sincère pour la souffrance humaine, associée à une malhonnêteté et un narcissisme extraordinaires. Mais en même temps j'entrevois l'ombre de quelque chose de réel derrière les enseignements de personnes telles que Gurdjieff et Krishnamurti, qui ont apporté aux Occidentaux quelques distillations des pratiques spirituelles orientales.

118

Bohm: le retour du réalisme

On peut certes critiquer Bohm pour ce qui, rétrospectivement, apparaît comme une suspension naïve et ignorante de son meilleur jugement. Mais ses années d'efforts acharnés et déterminés à la recherche d'une science au-delà du quantique sauvent l'œuvre de sa vie pleine d'intégrité, de sérieux, et de promesses. Il était en quête d'une nouvelle transcendance de la science, quête influencée simultanément tout à la fois par ce que l'on peut qualifier de pensée religieuse et par les énigmes les plus délicates de la physique théorique. C'est un domaine que peu de bons physiciens ont exploré; peut-être seul David Finkelstein pourrait être mentionné ici. Il est facile de déclarer que Bohm a échoué, et que ses plus grandes réalisations furent de loin ses premières contributions à la physique quantique. En même temps, il a exploré un chemin sur lequel peu d'entre nous ont eu le courage, ou même simplement l'idée, d'avancer d'un seul pas en avant; en dépit du fait évident que l'un des plus grands dangers auxquels nous faisons face, en tant qu' espèce, peut être lié à l'incohérence totale de la culture humaine, enracinée dans l'incommensurabilité des compréhensions scientifique et spirituelle du monde. Dans le sillage de ce que nous avons appris de Bohm, résumons. La théorie de l'onde pilote explique tout ce qu'explique la mécanique quantique ordinaire sans la maladresse de la règle 2. La fonction d'onde évolue toujours selon la règle 1, de sorte qu'elle ne saute (ou ne s'effondre} jamais. La nouveauté est qu'il y a une particule qui se déplace selon sa propre loi, guidée par la fonction d'onde. Ensemble, les deux fournissent une description tout à fait réaliste des phénomènes quantiques. En outre, la théorie de l'onde pilote explique ce que la théorie quantique ne fait pas : elle donne une description complète de ce qui se passe dans chaque processus individuel. Elle explique comment et pourquoi les électrons se déplacent. Elle explique d'où viennent les incertitudes et les probabilités, à savoir notre ignorance des positions de départ des particules. Et cela résout le problème de la mesure parce qu'il n'est pas nécessaire de distinguer les expériences des autres processus. Dans son deuxième article sur la nouvelle théorie, écrit en 1952, Bohm étudie en détail le processus de mesure. Il montre que, lorsque l'on mesure une certaine propriété d'un atome avec un détecteur, le détecteur

119

La révolution inachevée d'Einstein

finit par être corrélé avec l'atome, d'une manière qui dépend de la position des particules ainsi que de la fonction d'onde. Ainsi, les mesures fonctionnent correctement selon les deux aspects de la double ontologie. D'un point de vue réaliste, la théorie de l'onde pilote est largement supérieure à l'interprétation de Copenhague. Son existence même dément les arguments de Bohr et Heisenberg soutenant l'impossibilité d'une description réaliste de la physique quantique. On aurait pu penser que la communauté des physiciens aurait sauté sur cette occasion d'embrasser la théorie de l'onde pilote, soit lorsque de Broglie l'avait proposée pour la première fois à la conférence Solvay en 1927, soit en 1952 lorsque Bohm la proposa à nouveau. C'est clairement ce à quoi s'attendait Bohm, et sa déception, alors qu'il attendait à Sâo Paulo est peut-être aussi la nôtre. Certains historiens ont suggéré que l'adoption d'une approche antiréaliste par la communauté européenne de la physique, dans les années 1920, faisait partie d'un mouvement culturel plus large : un penchant vers l'irrationalité comme une réponse aux massacres des tranchées récemment vécus par cette génération. Mais cela n'explique pas le rejet par la communauté physique des années 1950, dominée par l' optimisme et le pragmatisme américains triomphants. Certains voudront l'expliquer par le pouvoir des écoles de recherche dirigées par des leaders charismatiques comme Niels Bohr qui a inspiré et encadré beaucoup de révolutionnaires quantiques venus de toute l'Europe et de l'Amérique pour travailler avec lui. De Broglie, quant à lui, ne fut entouré que de quelques étudiants tout au long de sa longue existence, et à ma connaissance ils étaient tous français. Son petit groupe d'acolytes est resté isolé même au sein de la communauté des physiciens français. Bohm a néanmoins inspiré le développement d'une communauté de théoriciens brésiliens, mais il n'est guère apprécié en dehors de ce pays. Il a eu quelques bons étudiants au Brésil, en Israël et à Londres. I..:un d'eux, Yakir Aharonov, devint un théoricien de premier plan avec des idées et un programme très différents de ceux de Bohm. Quelques étudiants de Bohm sont devenus des spécialistes des fondements quantiques mais, poursuivant des idées diverses, ils ne formaient pas une école de pensée « bohmienne » cohérente. Le fait que, installé à Londres

120

Bo hm: le retour du réalisme

où il aurait pu affirmer son influence, Bohm ait consacré une grande partie de son attention au mysticisme n'a pas aidé. Néanmoins, l'intérêt pour la théorie de l'onde pilote s'est accru lentement mais sûrement au fil des ans. Elle a été adoptée et développée par un petit groupe international de bons scientifiques. Dans les années 1990, ce qui était parfois appelé mécanique bohmienne constituait une petite sous-culture distincte et visible : des physiciens, des mathématiciens et des philosophes se consacrant aux énigmes des fondements quantiques. Grâce au travail de ces « bohmiens », quelques questions subtiles sur la théorie de l'onde pilote furent soulevées et trouvèrent des réponses. Lune des plus délicates concernait l'origine des probabilités dans la théorie de l'onde pilote. Celle-ci est déterministe. Si la fonction d'onde est donnée à un instant donné, la règle l la détermine à n'importe quel moment futur. I..:équation de guidage (de la particule) est également déterministe, et si nous spécifions la position initiale de la particule, elle nous indiquera exactement la façon dont elle évolue à partir de ce moment-là: chaque particule a une trajectoire bien définie. D'où viennent alors les probabilités ? elles s'imposent pour la même raison que dans le cadre de la physique newtonienne : à cause de notre ignorance de la position (initiale) exacte d'une particule. Si nous ne savons pas où elle se trouve au début, nous ne pouvons pas davantage savoir où elle se trouvera dans le futur. Les probabilités dans la théorie de l'onde pilote expriment notre ignorance de la localisation au départ. Pour comprendre leur signification, imaginons une collection de systèmes ayant la même fonction d'onde, mais où les positions de départ des particules diffèrent, où elles sont distribuées selon une certaine fonction de distribution. Cette fonction de distribution initiale peut être ce que l'on veut. I..:évolution du système dans le temps, selon la règle 1 pour la fonction d'onde, et selon la loi de guidage pour les particules, nous indique comment varie cette distribution au cours du temps, au fur et à mesure de cette évolution. Nous avons vu que, en mécanique quantique, la règle de Born stipule que la probabilité de trouver la particule à un certain endroit est 121

La révolution inachevée d'Einstein

donnée par le carré de la fonction d'onde. C'est une prescription de la mécanique quantique, incluse dans la règle 2. Dans le cadre de la théorie de l'onde pilote, les particules sont réelles. La fonction de distribution initiale peut être arbitraire. Elle peut être conforme à la règle de Born comme en mécanique quantique, ou non. Si c'est le cas, cela veut dire qu'il y a davantage de particules (dans la collection) là où le carré de la fonction d'onde est élevé. Et s'il en est ainsi initialement, cette propriété se maintient dans le temps. Les particules se déplacent, la fonction d'onde évolue, mais il reste vrai que le carré de la fonction d'onde donne la probabilité de trouver une particule. Cependant la formulation de De Broglie permet davantage. On peut tout à fait imaginer une expérience au cours de laquelle la distribution initiale ne serait pas donnée par le carré de la fonction d'onde, où elle n'obéirait pas à la règle de Born. Alors l'évolution du système mènerait la distribution vers ce que donne la règle de Born (le carré de la fonction d'onde). Ce résultat important fut montré par Antoine Valentini 12 , puis confirmé depuis par des simulations numériques. 13 Ce fonctionnement est analogue à celui de la thermodynamique. Lorsqu'un système de nombreuses particules est initialement en équilibre avec son environnement, son entropie est maximale. Lentropie, mesure du désordre, ne peut décroître avec le temps. Si un système démarre dans une configuration différente, moins désordonnée que l'équilibre, il est probable que le désordre augmentera jusqu'à ce que le système soit en équilibre. Lévolution de l'onde pilote est très similaire. Nous dirons qu'un système quantique est hors d'équilibre quantique si la distribution ne correspond pas à la règle de Born. Autrement dit, si la probabilité de trouver une particule à tel endroit diffère du carré de sa fonction d'onde. Quand la règle s'applique, le système est en équilibre quantique. Le théorème de Valentini nous dit qu'un système quantique hors d'équilibre quantique va probablement évoluer jusqu'à atteindre l'état d'équilibre quantique. Une fois cet équilibre atteint, les prédictions de la théorie de l'onde pilote concordent avec celles de la mécanique quantique conventionnelle. Il faut donc, d'une manière ou d'une autre, écarter un système de

122

Bohm: le retour du réalisme

l'équilibre quantique si l'on veut créer une situation qui permettrait de distinguer la théorie de l'onde pilote de la mécanique quantique. La physique hors d'équilibre quantique est riche de plusieurs surprises. Lune d'entre elles est la possibilité d'envoyer des informations plus rapidement que la lumière. Cela résulte d'un autre résultat de Valentini : pendant que le système est hors d'équilibre quantique, information et énergie peuvent être envoyées instantanément, contredisant ainsi la relativité restreinte 14 • Il va sans dire que cela serait d'une extrême importance pour notre compréhension de la nature, et peut-être même pour des technologies dont rêvent les écrivains de science-fiction. C'est l'une des façons dont une expérience pourrait distinguer la théorie de l'onde pilote de la mécanique quantique conventionnelle. Quelques tentatives ont été menées pour trouver des systèmes hors de l'équilibre quantique afin de tester ces prédictions, mais sans succès jusqu'à présent. C'est peut-être dans l'univers primordial que l'on pourrait chercher des objets hors d'équilibre quantique. Valentini et ses collaborateurs ont suggéré que l'Univers aurait pu commencer, au big bang, dans un tel état de déséquilibre, avant d'atteindre l'équilibre au fur et à mesure de son expansion. Cela aurait pu laisser des traces dans le fond diffus cosmologique. Les recherches menées jusqu'à aujourd'hui n'ont pas donné de résultat. 15 Revenons à l'expérience du chat de Schrodinger et voyons comment la théorie de l'onde pilote la résout. Selon cette théorie la règle 1 s' applique universellement à tous les cas. Autrement dit, une mesure ne diffère pas d'un autre processus. Tout système - atome, photon, compteur Geiger, chat ou humain ... - possède une double existence, onde et particule. Les deux aspects de cette double existence sont complexes pour de grands objets comme un compteur Geiger ou un chat, composés de nombreuses particules qui fonctionnent ensemble. Pour se référer à la manière précise dont les particules qui constituent un chat sont disposées dans l'espace, nous emploierons le terme « configuration ». La description des situations de tous les très nombreux atomes qui composent le chat, revient à description de la configuration

123

La révolution inachevée d'Einstein

du chat. Imaginons que nous codions toutes les informations correspondant à cette configuration dans une liste de chiffres. Combien de chiffres pour décrire un chat ? Si l'on voulait décrire un simple atome, il suffit de trois chiffres : ses trois coordonnées dans l'espace. Pour deux atomes, il faut six nombres, trois pour chaque atome. Et pour localiser les atomes d'un chat, il faut trois nombres par atome. Très approximativement, il faut 1025 atomes pour faire un chat, et donc trois fois 1025 nombres pour en décrire la configuration. Limportant dans la théorie de l'onde pilote, c'est que chacun de ces atomes est réel, et situé en un emplacement bien précis, en un point de l'espace. Une configuration du chat correspond à la liste de ces emplacements. À chaque atome est également associée une onde qui occupe l'espace tridimensionnel. Chaque chat a aussi une onde qui lui est associée. Ce qui est étrange, c'est que cette onde ne vit pas dans l'espace à trois dimensions : c'est une onde dans un espace au très grand nombre de dimensions, appelé l'espace de configu.ration (voir la figure 9) : chaque point de cet espace correspond à une configuration du chat. Il est difficile, voire impossible, de visualiser un espace avec un grand nombre de dimensions. J'ai un jour regardé avec admiration Roger Penrose faire un calcul au tableau noir, l'obligeant à faire glisser une surface à deux dimensions autour d'un obstacle à six dimensions, dans un espace à huit dimensions : j'ai vécu une expérience palpitante en le suivant pas à pas, mais cela constitue la limite de mon expérience. La plupart des mathématiciens ne sont pas aussi doués visuellement, mais nous pouvons attaquer les problèmes impliquant des dimensions élevées de manière raisonnable. Quand je dessine un objet à quatre dimensions, je dessine en réalité une projection à deux dimensions. De même, quand j'imagine l'espace de configuration du chat, avec peut-être 3 x 1025 dimensions, mon esprit le «voit» comme une projection à trois dimensions, accompagnée de l'avertissement silencieux de rester prudent et de ne pas tirer de fausses conclusions à partir de cette visualisation totalement insuffisante. Une onde dans l'espace de configuration transporte une grande quantité d'informations. Rappelez-vous par exemple l'état CONTRAIRE: il

124

Bohm: le retour du réalisme

décrit les corrélations qui s'appliquent aux réponses à des questions posées simultanément à deux particules, tout en ne disant rien du tout sur chaque particule séparément. Pour coder un tel état quantique de manière générale, nous avons besoin d'une onde avec davantage que trois dimensions pour chaque atome du chat: nous avons besoin d'une onde qui se propage dans l'espace de toutes les configurations possibles du chat. Une fois que l'on a accepté l'existence d'une onde dans l'espace des configurations du chat, les problèmes quantiques se résolvent directement.

ATOMS 1

ATOMS

'2.. J>CÇtT'ION

ATOMS I

Figure 9. Deux atomes sont situés sur une ligne. Leur configuration est mesurée par deux chiffres. Donc leur espace de configurations est un plan, une configuration un point du plan. Nous traitons les deux atomes comme identiques de sorte que l'atome 2 est toujours le plus à droite.

Il n'y a toujours qu'un seul chat, à chaque instant et il est dans une certaine configuration précise. Cette configuration peut décrire un chat vivant, ou un chat mort, l'un ou l'autre, mais pas les deux. Donc le chat lui-même est à chaque instant vivant ou mort. Cela n'empêche pas que la fonction d'onde du chat peut être la somme de deux ondes puisque l'on peut toujours ajouter les ondes, autrement dit les superposer. Londe guide la configuration, comme dans le cas d'un électron unique. La fonction d'onde peut s'écouler simultanément en traversant (dans l'espace des configurations) des configurations« chat vivant» et des configurations« chat mort». Tout

125

La révolution inachevée d'Einstein

comme une rivière peut se ramifier en deux branches, la fonction d'onde peut se ramifier et suivre à la fois la branche de configuration « vivant » et une branche de configuration « mort ». La fonction d'onde définit les probabilités de trouver telle ou telle configuration. Si sa valeur (au carré) est élevée pour une certaine configuration, la probabilité de trouver cette configuration l'est aussi. Il est tout à fait possible que les probabilités de trouver le chat dans la configuration « vivant » ou dans la configuration « mort » soit chacune voisine de un demi. Mais il n'y a qu'un seul chat, et il ne peut être que mort ou vivant, tout comme un électron ne peut être qu'à un seul endroit à la fois. Il peut paraître bizarre que la fonction d'onde puisse parcourir des branches qui correspondent à des configurations qui ne sont pas vérifiées. Mais la particule, ou le chat, ne peuvent suivre qu'une seule branche. Reste que le passage par une branche vide (c'est-à-dire dont la configuration n'est pas vérifiée par le système) peut avoir des conséquences à l'avenir. Les différentes branches peuvent en effet se recombiner à l'avenir, et causer des interférences qui influenceront le destin de la particule ou du système. Il y a dix-huit ans, j'ai eu une décision difficile à prendre. Deux futurs m'apparaissaient possibles. D'après toutes les informations dont je disposais, chacun d'entre eux me semblait séduisant. Bien sûr, l'information n'était pas suffisante pour prendre une telle décision concernant mon avenir. La décision à prendre : quel pays et quelle ville seraient les miens ? Parmi les questions à résoudre pour choisir : qui devrais-je épouser ? Qui épouseraient mes enfants ? Quelles langues pourront-ils parler ? Combien de temps pourrais-je vivre ? Incapable de décider, j'ai consulté des amis dans un laboratoire quantique et j'ai laissé un atome radioactif décider pour moi : s'il se désintégrait avant sa durée de demi-vie, je me rendrai dans une nouvelle ville et un nouveau pays. Sinon je ne bougerais pas. L:atome s'est désintégré et me voici à Toronto, avec ma famille, mes amis et mes voisins. Je n'aurais rencontré personne d'entre eux si cet atome avait mis un peu plus longtemps à se désintégrer.

126

Bohm: le retour du réalisme

Rien de particulier avec moi. Nous sommes tous composés de particules qui ont été guidées jusqu'à maintenant par une fonction d'onde se propageant dans notre immense espace de configurations possibles. Ma fonction d'onde entoure la configuration que j'occupe maintenant. Mais elle peut occuper aussi d'autres branches, des configurations qui me décrivent ailleurs, où je ne suis pas. Quelques branches qui développent une histoire vide, que je n'ai pas vécue, s'écoulent depuis une configuration de l'expérience selon laquelle l'atome ne se serait pas désintégré. Par exemple une configuration selon laquelle je continue d'habiter Londres. N'avons-nous pas tous ressenti un peu de nostalgie en contemplant des vies que nous pourrions avoir vécues si nous avions pris une décision un peu différente ? Si la théorie de l'onde pilote est exacte, alors ces vies non vécues correspondent à des branches vides de la fonction d'onde qui continuent à guider nos atomes, qui, cependant, sont ailleurs. Quelques années plus tôt, ma fonction d'onde s'est heurtée à une autre bifurcation d'où coulaient deux branches très différentes. J'en ai emprunté une. Si j'avais pris l'autre, mon destin aurait été très différent. J'avais réservé un vol Swissair depuis New York pour une conférence à Vienne. La veille au soir, j'ai appris des organisateurs que mon exposé n'était pas prévu avant la fin de la conférence. Pour une raison dont je ne me souviens plus, j'ai alors appelé l'agence de voyages et repoussé d'un jour ma réservation. Le soir, j'ai entendu à la radio que le vol que j'avais prévu s'était écrasé au large d'Halifax. Ainsi, si la théorie de l'onde pilote est correcte, une branche de la fonction d'onde des atomes qui me constituaient alors est aujourd'hui rassemblée près de Margarets Bay, au large du village de Peggys Cove en Nouvelle-Écosse. Cette branche est vide, comme le sont des myriades d'autres, mais réelle selon la théorie, occupée par la fonction d'onde. Et ces branches continuent à couler, vides. Mais une seule branche coule (dans l'espace de configurations) à l'emplacement où se trouve la configuration actuelle des atomes qui me composent. Est-ce que je me soucie de ces autres branches ? Dois-je le faire ? Il y a toujours une chance qu'à un moment donné dans le futur une branche vide se recombine avec ma branche, causant des interférences

127

La révolution inachevée d'Einstein

qui pourraient changer ma vie abruptement. La probabilité qu'il en soit ainsi est extraordinairement faible. De tels événements sont néanmoins possibles. Les lois de la physique les autorisent mais ils n'arrivent jamais en réalité. Le hasard permet que tous les atomes qui composent l'air de la pièce où je suis en train d'écrire pourraient s'aligner et s'envoler par la fenêtre en me laissant asphyxié. Mais cette éventualité reste extraordinairement improbable, étant donné que les atomes passent leur temps à rebondir au hasard. Il est à peu près aussi improbable qu'une branche vide, représentant une vie que nous n'avons pas vécue et un choix que nous n'avons pas fait, vienne influencer notre avenir. Mais à l'échelle des atomes, des interférences entre branches de la fonction d'onde pleines et vides se produisent incessamment. À toutes fins pratiques et morales, si la théorie de l'onde pilote est juste, nous ne pouvons ignorer les branches vides. Nous ne sommes réels qu'une seule fois, et nous vivons cette vie sur cette seule branche occupée. Nous n'avons besoin d'attention et de responsabilité que pour l'unique et vraie version de chacun d'entre nous.

128

9

:V effondrement de l'état quantique Lexpérience et le bon sens suggèrent qu'il n'y a pas de superpositions pour un objet macroscopique : chaque grand système est toujours localisé quelque part. La règle 2 a été inventée pour en rendre compte, du moins en ce qui concerne le comportement des instruments de mesure et des systèmes qui entrent en contact avec eux. Pour éviter la superposition des états d'un instrument de mesure, la règle 2 stipule que juste après la mesure de la position d'une particule, sa fonction d'onde s'effondre immédiatement vers l'état correspondant à la position qui vient d'être mesurée. Juste avant la mesure, la fonction d'onde d'un certain atome pouvait très bien s'étendre tout autour de la Terre, ce qui lui donnait une probabilité égale d'être trouvé n'importe où sur le globe. Mais dès que l'on mesure la position de l'atome, cette mesure indique qu'il se trouve quelque part, par exemple dans la ville de New York. Et aussitôt, la fonction d'onde de l'atome s'effondre, en ne s'étendant plus qu'à l'échelle des cinq quartiers. Selon la mécanique quantique standard, cet effondrement de la fonction d'onde ne se produit qu'à la suite d'une mesure. Cela pose un problème au réalisme, car c'est seulement notre utilisation et notre interprétation du résultat qui détermine si une interaction avec un grand corps est une mesure ou non.

La révolution inachevée d'Einstein

Une perspective réaliste considère un instrument de mesure comme un système physique. Il se trouve être grand, et posséder une capacité spéciale lui permettant d'amplifier de minuscules différences dans le comportement d'un atome, ce qui entraîne un changement macroscopique susceptible d'être enregistré. Mais en tant que système physique, il doit obéir aux mêmes lois que les atomes qui le composent. Comme les atomes peuvent être en superposition, il devrait en être de même pour la vaste collection d'atomes qui compose l'instrument. Dans le chapitre précédent, nous avons vu qu'en théorie de l'onde pilote, une partie du prix que nous payons pour le réalisme est un monde plein de branches vides de la fonction d'onde, qui se sont depuis longtemps déconnectées des objets qu'elles pourraient guider. Mais si l'on considérait l'effondrement comme un processus physique réel, se produisant chaque fois qu'un grand corps est impliqué dans une interaction : un processus qui serait déclenché par la taille de l'objet, mesurée en masse ou en nombre d'atomes qui le composent, indépendamment de son utilisation comme instrument de mesure, les fonctions d'onde de tout corps suffisamment grand s'effondreraient en effaçant leurs superpositions. En particulier les systèmes de mesure qui sont composés de myriades d'atomes. Cela suggère une stratégie pour une version réaliste de la physique quantique. Lidée serait de modifier la mécanique quantique en combinant la règle 1 et la règle 2 en une seule règle, qui précise comment les fonctions d'onde évoluent dans le temps. Lorsque le système est microscopique, l'ancienne règle 1 reste une bonne approximation : les fonctions d'onde des atomes peuvent s'effondrer, mais cela n'arrive que rarement. En revanche, pour un grand système, l'effondrement doit se produire fréquemment, de sorte qu'il semble que le corps est toujours quelque part défini. Des théories de ce genre ont été élaborées depuis les années 1960, on les appelle des modèles à effondrement physique. Le premier modèle de cette sorte a été inventé et développé, en 1966 par Jeffrey Bub et David Bohm 1, dont il était l'élève. La même année, Frigyes Karolyh:izy a publié un article suggérant que les fluctuations - le « bruit » - de la géométrie de l'espace-temps pourraient causer l' effondrement de l'onde. Comme dans le cas de la théorie de l'onde pilote

130

L'effondrement de l'état quantique

et des travaux de Bell à la même période, la réaction à ces documents pionniers a été lente. Le premier à développer une version complète et précise de cette idée fut Philip Pearle2 • Ce théoricien américain a accompli un travail très important en dépit du fait qu'il ait passé sa carrière dans une petite université de premier cycle. Il a lutté pendant près d'une décennie pour inventer une théorie cohérente de l'effondrement physique de la fonction d'onde. La version de Pearle incorpore un élément aléatoire. Quelque chose du même genre qu'un lancer de dés décide quand et où une fonction d'onde s'effondre. Les lancers sont peu fréquents pour les atomes et les petits systèmes constitués de quelques atomes, qui s'effondrent donc rarement. En revanche l'effondrement se produit souvent pour des systèmes macroscopiques contenant de nombreux atomes. Pearle appelait sa théorie localisation continuelle spontanée (CSL pour Continuai Spontaneous Localization). Pendant plusieurs années, Pearle est resté presque seul à travailler sur cette approche réaliste. Puis en 1986, trois Italiens travaillant à Trieste ont proposé une élégante version de l'idée, connue sous l'appellation de GRW d'après leurs trois noms, Ghirardi, Rimini, et Weber3. D'autres se sont joints au développement de ces modèles d'effondrements dynamiques, dont Lajos Di6si, Lane Hughston et Nicolas Gisin. Ces théories diffèrent au niveau des détails, mais partagent la même caractéristique fondamentale que le comportement de tout système quantique est un mélange de la règle 1 et de la règle 2. La plupart du temps, la fonction d'onde d'un système atomique se modifie lentement et en douceur, conformément à la règle 1. Mais de temps en temps, le système saute brusquement dans un état défini, en suivant une forme de règle 2. I...:un des défauts de ces modèles est que le taux d'effondrement spontané doit être soigneusement spécifié : les effondrements doivent être suffisamment rares pour ne pas corrompre les interférences résultant des superpositions délicates dans les systèmes atomiques. C'est cette préservation de la cohérence des superpositions des systèmes microscopiques, là où elle est nécessaire, qui garantit le succès de la mécanique quantique. En revanche la fonction d'onde d'un grand corps doit être beaucoup plus souvent sujette à l'effondrement, car composée de

131

La révolution inachevée d'Einstein

plusieurs atomes. Rares pour un atome, ces événements doivent arriver fréquemment dans une collection d'un grand nombre d'atomes, dans un grand objet. Et l'effondrement d'un atome de la collection entraîne alors ceux de tous les autres qui constituent le même objet. Le modèle peut être ainsi réglé de sorte que les fonctions d'onde décrivant les systèmes macroscopiques s'effondrent beaucoup plus fréquemment. Ce qui explique pourquoi les objets à grande échelle sont toujours quelque part, et résout le problème de la mesure. Ces théories n'ont pas besoin de particules, au sens de la théorie de l'onde pilote. Il n'y a que des ondes, et le résultat d'un effondrement spontané est une onde très concentrée autour d'un endroit précis, difficile à distinguer d'une particule. Puisqu'il n'y a pas de particules, les mystères de la dualité onde-particules s'évaporent. Il suffit de comprendre pourquoi les ondes évoluent selon deux processus très différents. Ces théories d'effondrement sont entièrement réalistes. La fonction d'onde s'identifie au système et il n'y a pas de mystère quant à la façon de l'interpréter. Une réduction transforme la fonction d'onde en quelque chose de physiquement pertinent. Et la théorie de l' effondrement évite la prolifération extravagante des branches qui pèse sur la théorie de l'onde pilote. Il n'y a pas de problème de mesure car les gros objets comme les appareils de mesure sont toujours dans des états effondrés. La conscience, l'information ou la mesure ne jouent pas de rôle particulier. Ce que vous voyez, c'est ce que vous obtenez. Néanmoins, la définition précise d'une théorie de ce type exige un choix : à quelle question la fonction d'onde doit-elle répondre lorsqu'elle s'effondre ? Usuellement, c'est celle de la localisation dans l'espace qui est choisie. Cela veut dire que l'intensité de la fonction d'onde effondrée doit culminer quelque part dans l'espace, ce qui la rend semblable à une particule localisée. Une conséquence est que l'énergie n'est plus conservée avec précision. Un bloc de métal devrait se réchauffer lentement sous l'effet de tous les effondrements des fonctions d'onde de ses atomes. C'est pour moi la caractéristique la moins attrayante des modèles d'effondrement spontané. Du côté positif, certaines expériences sont prévues pour mettre en évidence un tel réchauffement.

132

L'effondrement del' état quantique

Comme c'est souvent le cas avec de nouvelles théories, il subsiste une grande liberté due à la liberté d'ajuster la fréquence des effondrements. On peut par exemple la faire dépendre de la masse ou de l'énergie des atomes. Pour que l'hypothèse soit viable, rappelons-le, il faut que les fonctions d'onde des atomes ou des particules élémentaires s'effondrent rarement, alors que celles des gros systèmes s'effondrent souvent, suffisamment pour qu'ils apparaissent toujours précisément localisés. Et l'on doit s'assurer que toute conséquence non désirée, telle que l'échauffement de la matière, demeure indétectable. Le fait que toutes ces conditions puissent être remplies rend ces théories viables. Dans certains de ces modèles, les effondrements spontanés sont des processus aléatoires : seule est spécifiée la probabilité quel' effondrement se produise. Il en résulte des incertitudes et des probabilités intégrées depuis le début. Elles sont codées dans les lois fondamentales, plutôt que de résulter de notre ignorance ou de nos croyances. Ce caractère aléatoire intrinsèque explique ensuite les incertitudes de la physique quantique, ceci sans qu'il y ait besoin de distinguer le processus de mesure. Lapparition des probabilités est ainsi parfaitement compatible avec le réalisme, ce qui constitue un grand avantage. (Bien sûr, si l'on veut une théorie déterministe, c'est un inconvénient.) En rapport avec cela, les lois fondamentales sont irréversibles, de sorte que la flèche ou la direction du temps est codée au niveau fondamental. Certains peuvent y voir un défaut, mais je pense au contraire qu'il s'agit là d'une caractéristique très positive des modèles d'effondrement. En revanche un aspect inquiétant est que l'effondrement de la fonction d'onde se produit instantanément. Comme la fonction d'onde peut être largement étalée dans l'espace, son effondrement définit un moment de simultanéité sur toute une région, ce qui semble contredire la théorie de la relativité, qui affirme qu'il ne peut exister de notion physiquement significative de simultanéité. Bien que cela constitue un problème pour les modèles originaux d'effondrement dynamique, certaines propositions suggèrent des modèles compatibles avec la relativité restreinte4. Mais la caractéristique la plus attrayante de tous les modèles d' effondrement est qu'ils prédisent de nouveaux phénomènes, que l'on peut soumettre à des essais expérimentaux. Les effondrements aléatoires

133

La révolution inachevée d'Einstein

introduisent du bruit dans un système. Pour certaines valeurs des paramètres, cet effet pourrait être suffisamment important pour être détecté. Aucune source de bruit de ce type n'a été constatée dans les expériences récentes, ce qui exclut certaines valeurs des paramètres, sinon la théorie elle-même. C'est de la vraie science, et les expériences continuent. Rien ne serait plus merveilleux que la découverte d'un effet qui contredise la mécanique quantique orthodoxe, et confirme une prédiction d'une de ses alternatives réalistes. Autre faiblesse de ces modèles d'effondrement, ils ne font aucune référence à d'autres questions clés de la physique, ni ne les utilisent. Les modifications apportées à la mécanique quantique seraient plus convaincantes si elles étaient motivées par un problème autre que celui de la mesure, comme par exemple celui de la gravité quantique. Ceci nous amène à l' œuvre de Roger Penrose. S'il y a un théoricien vivant dont les accomplissements, la profondeur de la perspicacité et l'influence correspondent à celles des sages du début du xx" siècle, c'est bien Roger Penrose. En termes simples, il est « le » physicien. Penrose suit sa propre boussole et trouve, par conséquent, des choses nouvelles et surprenantes à dire sur la plupart des questions de physique fondamentale, y compris la gravité quantique et les fondements quantiques. Et tout ce qu'il envisage est relié par une cohérence souvent cachée. La meilleure façon d'aborder ses propositions pour la physique quantique consiste à remonter à ses travaux de l'époque où il était jeune mathématicien, au début des années 1960, fasciné par la compréhension de l'espace, du temps et les fondements de la physique quantique. Il est facile, mais insuffisant, de décrire Penrose comme le plus important contributeur à la relativité générale depuis Einstein. Au début des années 1960, il a inventé de nouveaux outils mathématiques révolutionnaires pour décrire la géométrie de l'espace-temps, fondés sur la causalité. Plutôt que de parler de la distance entre deux événements ou des durées qui s'écoulent, il a décrit l'espace-temps en termes de relations de cause à effet entre événements. Cela l'a amené à énoncer et à prouver des théorèmes montrant que, si la relativité générale est correcte, le champ gravitationnel devient infiniment fort dans le cœur d'un trou noir 5•

134

L'effondrement del' état quantique

Une situation où la théorie s'effondre parce que ses équations cessent de fonctionner pour prédire l'avenir. De tels endroits, où le temps peut commencer ou s'arrêter, s'appellent des singu.larités. Par la suite, en travaillant avec Stephen Hawking, il a étendu sa méthode à l'Univers en expansion et a prouvé que la relativité générale prédit que l'expansion cosmique a commencé depuis une durée finie dans notre passé, alors que l'Univers entier était dans un état de concentration infinie. 6 Mais les inventions de Penrose dépassent ces contributions à la relativité générale. Comme Einstein, Penrose se soucie avant tout de la cohérence de notre compréhension du monde. Et, comme cela a été le cas pour David Bohm ou David Finkelstein, cette passion l'a poussé à développer une vision unique de la physique fondamentale, qui, sans conteste, lui est propre. Et au cours des nombreuses années de sa carrière de créateur, ses visions l'ont amené à inventer des structures mathématiques que d'autres ont ensuite utilisées. Après avoir transformé la pratique de la relativité générale, Penrose s'est tourné vers la physique fondamentale. Il a été frappé par une sympathie entre l'intrication quantique et le principe de Mach. Ernst Mach avait inspiré Einstein pour l'invention de la relativité générale. Son principe revient en gros à déclarer que ce qui compte dans la relativité générale, ce sont les relations. Les deux idées font allusion à une certaine harmonie globale qui s'applique au monde dans son ensemble. Penrose fut le premier à se demander si les relations qui définissent l'espace et le temps pouvaient émerger de l'intrication quantique. Cherchant à comprendre cette question, il a inventé un jeu simple basé sur des diagrammes, dont les règles représentaient simultanément l'intrication quantique et les aspects de la géométrie physique, diagrammes qu'il a qualifiés de réseaux de spin. Ce jeu a constitué sa première vision d'une géométrie quantique finie et discrète. La plupart des physiciens théoriciens élaborent leurs idées en faisant des calculs dans le cadre des théories existantes. Penrose lui travaille parfois en inventant des jeux. Leur simplicité permet de saisir des questions profondes, que l'on explore en jouant le jeu. De manière typique pour Penrose, son article principal sur les réseaux de spin n'est pas seulement resté inédit, mais il n'a même jamais été tapé à la machine.

135

La révolution inachevée d'Einstein

Des miméographes (maintenant appelés photocopies) de ses notes manuscrites circulaient parmi ses élèves et amis. Ces notes ont été une lecture exaltante, même si elles se terminaient au milieu de la preuve principale·. Pendant des décennies, les réseaux de spin sont restés une sorte de sujet de discussion, transmis par des croquis sur des nappes de restaurant pendant le dessert, aux dîners de conférences scientifiques. Mais des années plus tard, ils se sont révélés comme des structures centrales dans l'approche de la gravité quantique appelée gravité quantique à boucles. Dans ce contexte, les réseaux de spin incarnent d'une certaine manière la coexistence possible des principes de la théorie quantique et de la relativité générale. En étendant les réseaux de spin, Penrose en est arrivé à la théorie des twisteurs : une formulation extraordinairement élégante de la géométrie qui sous-tend la propagation des électrons, des photons et des neutrinos. Cette théorie se fonde sur une asymétrie fondamentale de la physique des particules appelée la parité. On dit qu'un système est symétrique en parité si son image miroir existe dans la nature. Nos deux mains, chacune image miroir de l'autre, sont symétriques en parité. Mais un humain dans son ensemble n'est pas symétrique par rapport à la parité parce que nos cœurs, ainsi que d'autres organes internes sont disposés de façon asymétrique, et chacun d'entre nous a tendance à favoriser une de ses deux mains. Les neutrinos existent dans des états dont les images miroir n'existent pas et sont donc asymétriques en parité. La théorie des twisteurs de Penrose exprime cette caractéristique des neutrinos car elle utilise des structures mathématiques qui ne sont pas les mêmes lorsqu'on les examine dans un miroir. Pendant de nombreuses années, Penrose et quelques étudiants ont mis au point la théorie des twisteurs, en travaillant isolément à Oxford. À la fin des années 1970, ces travaux ont attiré l'attention d'Edward Witten et bien des années plus tard, avec de jeunes théoriciens, ce dernier a fait des twisteurs la clé de voûte d'une puissante reformulation de la théorie quantique des champs, qui est toujours en cours d'étude.

* Elles ont été complétées dans la thèse de doctorat d'un étudiant de Penrose appelé John Moussouris, thèse également restée inédite mais qui est passée de main en main.

136

L'effondrement del' état quantique

Ce que je trouve de si remarquable chez Penrose, c'est que sapersonnalité intérieure relie tout ce qu'il fait de manière cohérente. Il n'est donc pas surprenant que sa vision expansive d'une nouvelle physique l'ait amené à une réinvention de la mécanique quantique. C'était une pièce d'un plus grand projet, celui de combiner la théorie quantique à la relativité générale, pour construire une théorie quantique de la gravité. Comme à son habitude, Penrose a commencé son attaque de la gravité quantique en ignorant le chemin évident emprunté par presque tous les autres. Le chemin standard consiste à construire une description quantique d'un système selon un processus appelé quantification canonique. Cela commence par une description du système dans le langage de la physique newtonienne. Elle est ensuite« quantifiée» par l'application d'un certain algorithme. Les détails ne nous concernent pas ici, mais il suffit de dire cela mène à une théorie quantique absolument conventionnelle et standard. Cette technique a fonctionné dans de nombreux cas, ce qui a donné des théories quantiques réussies pour décrire les atomes, les particules élémentaires et le rayonnement. On peut l'appliquer à la gravité ; la gravité quantique à boucles a été obtenue en « quantifiant » ainsi la relativité générale. Mais Penrose a pris un autre chemin. La théorie quantique et la relativité générale s'opposent sur quelques points clés dont le plus crucial est qu'elles ont des conceptions très différentes du temps : la mécanique quantique est construite selon l'hypothèse d'un temps universel unique. La relativité générale n'a aucun temps ou, si l'on préfère, autant de temps différents que d'horloges capables de mesurer des durées. Le début des théories de la relativité d'Einstein commence par une discussion sur la synchronisation entre horloges : vous commencez par les synchroniser, mais elles ne le restent généralement pas, elles perdent leur synchronisation à un rythme qui dépend de leurs mouvements relatifs et de leurs positions relatives dans le champ gravitationnel. Un autre point sur lequel les deux théories s'opposent est le principe de superposition. Nous avons vu que l'on peut créer de nouveaux états d'un système quantique en additionnant deux états quantiques déjà donnés. Cela peut donner une multitude d'états différents à partir de

137

La révolution inachevée d'Einstein

deux états seulement, en faisant varier la contribution de chaque état à la superposition. Ainsi, dans notre exemple précédent, nous pouvions superposer CHAT et CHIEN en donnant ÉTAT= CHAT+ CHIEN. Mais nous pouvons aussi construire ÉTAT = 3 CHAT + CHIEN ou ÉTAT = CHAT + 3 CHIEN etc. Les nombres par lesquels nous multiplions les états de base s' appellent des amplitudes. Leurs carrés sont liés aux probabilités (selon la règle de Born) : si quelqu'un est dans l'état CHAT + CHIEN, il y a autant de chances que ce soit un amoureux des chats ou des chiens ; tandis que, dans l'état 3 CHAT + CHIEN, il est neuf fois plus susceptible d'aimer les chats que les chiens. La relativité générale n'admet pas de principe de superposition. Elle ne permet pas d'ajouter deux solutions des équations de la théorie de manière à obtenir une nouvelle solution. Les mathématiciens expriment cette différence en déclarant que la mécanique quantique est linéaire, tandis que la relativité générale est non linéaire. Ces deux différences sont liées. Le principe de superposition est possible en mécanique quantique parce qu'on suppose l'existence d'un temps universel unique, que nous pouvons utiliser pour repérer l' évolution des états dans le temps. En revanche, lorsque les horloges distantes ne peuvent être synchronisées, il n'y a pas de moyen simple d'ajouter ou de combiner deux espaces-temps pour créer un nouvel espace-temps. Penrose adopte cette nature « multi-digitale » du temps en relativité générale, ainsi que l'absence de superpositions comme vérités de base. Il soupçonne que le principe de superposition doit être violé si l'on décrit les phénomènes quantiques dans le langage de la relativité générale. La simplicité et la linéarité du principe de superposition ne sont selon lui qu' approximativement vraies et ne tiennent que dans la mesure où le rôle de la gravité peut être ignoré. Cela veut dire que Penrose s'oppose à la quantification de la gravité. Il suggère plutôt que nous devrions essayer de« relativiser le quantique ».

138

L'effondrement de!' état quantique

Ceci en introduisant la notion de « temps à plusieurs doigts » dans la théorie quantique, en violant le principe de superposition et en rendant non linéaires les états quantiques. Penrose est un réaliste. Mais il adopte une position inhabituelle pour un réaliste sur la théorie quantique. Plutôt que d'attribuer la réalité à la fois aux ondes et aux particules, ou d'inventer de nouvelles «variables cachées », il considère que la réalité consiste uniquement en la fonction d'onde. Cela l'amène à reprendre la suggestion de Pearle et d'autres, que l'effondrement de la fonction d'onde pendant une mesure est un processus physique réel. Le changement soudain de la fonction de l'onde n'est pas, comme certains le prétendent, le résultat d'une mise à jour de notre connaissance de la localisation de la particule (par exemple), mais un véritable processus physique. À la suite des travaux antérieurs de Pearle et de GRW, Penrose a proposé que l'effondrement de la fonction d'onde soit un processus physique qui se produit de temps à autre7, interrompant les changements en douceur imposés par la règle 1. Et il reprend une suggestion de Di6si et Karolyhazy : le processus d'effondrement a quelque chose à voir avec la gravité8 • Quand la fonction d'onde d'un système s'effondre, les superpositions sont effacées, à un taux qui dépend de la taille et de la masse du système. Comme mentionné précédemment, ce taux doit être tel que les systèmes atomiques ne s'effondrent presque jamais, alors que les systèmes macroscopiques s'effondrent souvent, rendant impossibles les superpositions de grands objets. Ce qui est vraiment passionnant dans le travail de Di6si, Karolyhazy et Penrose, c'est qu'ils ont proposé un critère pour spécifier quand les effondrements doivent se produire : l'effondrement serait un effet de la gravité. En substance, la superposition d'un atome localisé ici ou là s'effondre vers un état où l'emplacement de l'atome est défini, défini comme étant celui où l'atome devient mesurable par l'effet de son attraction gravitationnelle. Cela est relié au temps multi-digital de la relativité générale. Imaginez une fonction d'onde qui décrive un atome dans un état superposé : à la fois dans le salon et dans la cuisine. Aux deux endroits, le champ gravitationnel engendré par la masse de la particule affecte les horloges.

139

La révolution inachevée d'Einstein

(Car l'une des prédictions les plus frappantes de la relativité générale est que dans un champ gravitationnel plus profond les horloges semblent ralentir). Cette prédiction a été très bien vérifiée, par exemple en comparant les fréquences de vibrations d'atomes à la surface du soleil à celles d'atome identiques sur Terre, ou en comparant les cadences d'horloges atomiques au sous-sol d'un bâtiment avec celles d'horloges identiques sur le toit : les durées mesurées diffèrent. Imaginons un état représentant une superposition de l'atome au salon et de l'atome dans la cuisine. Cela semble impliquer que le champ gravitationnel devrait être lui aussi dans une superposition d'états, telle que les horloges battent différemment. Mais on ne peut pas superposer (ajouter) des géométries spatio-temporelles pour obtenir une nouvelle géométrie spatio-temporelle : comme des états de ce genre ne peuvent exister, la fonction d'onde doit s'effondrer. Penrose donne une prédiction du moment de cet effondrement. Et des expériences en cours d'élaboration visent à tester cette prédiction : très récemment, deux équipes de recherche 9 ont prétendu être capables de construire des superpositions de différents champs gravitationnels, contrairement à l'hypothèse de Penrose. Ce serait fabuleux ! Ce qui reste préoccupant, c'est que Penrose n'a pas proposé une unification détaillée de la gravité et de la théorie quantique, à partir de laquelle sa théorie heuristique pourrait être dérivée. Il a cependant proposé un modèle décrivant la façon dont tout cela pourrait se dérouler, en combinant l'évolution habituelle de l'état quantique donnée par la règle l, avec l'effondrement de la fonction donné par la règle 2, en les combinant dans une unique règle d'évolution. La théorie de Penrose n'est pas la mécanique quantique. C'est une nouvelle théorie, qui élargit la mécanique quantique dans un cadre réaliste. Elle est fondée sur une nouvelle loi d'évolution, appelée loi de Schrodinger-Newton. La règle 1 et la règle 2 sont ainsi unifiées en une seule loi dynamique. Si nous nous restreignons au comportement des atomes et des rayonnements, cette loi d'évolution unique s'identifie à la mécanique quantique standard. Le principe de superposition est satisfait avec une bonne approximation. La fonction d'onde se comporte comme une onde, et la 140

L'effondrement de!' état quantique

règle 1 est satisfaite. I..:équation de Schrodinger pour la fonction d'onde est récupérée pour les systèmes atomiques. Mais si l'on s'intéresse au monde macroscopique, le modèle de Penrose décrit une fonction d'onde qui est effondrée. Concentrée sur une configuration unique, elle se comporte comme une particule. Ainsi, au niveau macroscopique, les lois de Newton pour le mouvement des particules sont récupérées. Cette théorie reproduit donc la mécanique quantique dans le régime microscopique, et dans la situation inverse elle prédit que les objets macroscopiques se comportent comme des particules obéissant aux lois de Newton. Des modèles d'effondrement physique continuent d'être élaborés. Récemment, Pearle a fait des avancées en établissant un modèle d'effondrement compatible avec la relativité restreinte 10 • I..:idée que la gravité soit responsable de la perte de cohérence de l'état quantique, et donc de l'effondrement, a également été développée par Rodolfo Gambini et Jorge Pullin. Ils appellent leur proposition l'interprétation de Montevideo de la mécanique quantique 11 • Et Steve Adler fait intervenir l'effondrement spontané dans un modèle à variables cachées, actuellement en développement 12 • La théorie de l'onde pilote et les modèles d'effondrement ont fourni des options alternatives aux physiciens quantiques qui veulent être réalistes. Les différences sont frappantes, mais les similitudes le sont aussi. La première option, croire qu'il y a à la fois des ondes et des particules, mène à la théorie de l'onde pilote. Cela permet de résoudre facilement le problème de la mesure mais cela a un prix. La théorie de l'onde pilote est doublement extravagante. Elle a une ontologie double, mais sa dynamique est asymétrique puisque la fonction d'onde guide les particules sans qu'il y ait de retour : aucune influence des particules sur l'onde. Et elle nous oblige à vivre dans un vaste monde où la fonction d'onde a de nombreuses branches vides, comme des fantômes. Les modèles d'effondrement évitent ces objections. Il n'y a pas de double ontologie, et donc aucun problème de réciprocité. Il n'y a pas 141

La révolution inachevée d'Einstein

de branches vides parce qu'elles sont éliminées par les effondrements. Cela résout également le problème de la mesure, mais là aussi avec un prix à payer : des paramètres supplémentaires doivent être ajustés pour conserver la théorie à l'abri du danger. Les deux approches s'accordent sur deux points clés : la fonction d'onde est un aspect de la réalité. Et il y a une tension avec la théorie de la relativité. Ce sont des indices vitaux pour l'avenir de la physique.

142

10

Le réalisme magique Chaque transition quantique qui a lieu dans chaque étoile, dans chaque galaxie, dans chaque coin reculé de l'Univers scinde notre monde local sur terre en myriades de copies de lui-même. » Bryce Dewitt 1 «

Nous avons examiné dans les derniers chapitres quelques options pour les réalistes, mais elles nécessitent toutes un changement de théorie. Les modèles d'effondrement spontané font de l'effondrement soudain de la fonction d'onde une partie de la dynamique de la théorie. Il se produit, que des mesures aient lieu ou non, et sans prendre en compte ce que nous pouvons savoir. Les théories qui en résultent sont en désaccord avec la mécanique quantique en général, mais préservent un domaine d'accord suffisant pour qu'elles ne contredisent pas les résultats des expériences réalisées jusqu'ici. Autre option pour les réalistes, la théorie de l'onde pilote suspend la règle 2 et la fonction d'onde évolue toujours selon la règle 1. Mais un nouvel élément est ajouté : les particules, dont le déplacement est guidé par la fonction d'onde. Cette théorie est donc également différente de la mécanique quantique. Lorsque les particules sont à l'équilibre quantique, les prédictions des deux théories s'accordent, mais elles diffèrent hors de l'équilibre quantique.

La révolution inachevée d'Einstein

Il serait merveilleux qu'un jour les expériences confirment que la nature préfère l'une de ces théories réalistes à la mécanique quantique. Mais supposons qu'après de nombreuses années, voire des siècles, aucun résultat expérimental ne nécessite une modification ou un prolongement de la mécanique quantique. En particulier, si l'on ne découvre aucune limite à la taille ou à la complexité d'un système qui interdise une superposition. Supposons, en d'autres termes, que la mécanique quantique semble toujours correcte. Resterait-il des options pour les réalistes ? La raison pour laquelle un réaliste a du mal à croire à la mécanique quantique provient de la règle 2 qui confère un rôle particulier à la mesure. La soudaineté de l'effondrement de la fonction d'onde lors la mesure, dictée par la règle 2, signifie que les états quantiques changent d'une manière qui ne tient pas compte de la localité ni de l'énergie, et qui semble dépendre de ce que nous savons ou croyons. Que l'état quantique dépende de notre savoir, cela ne peut convenir à une vision réaliste. Toute théorie obéissant à la règle 2 irait à l'encontre du réalisme. Pourrions-nous donc construire une autre théorie fondée sur la règle 1 seulement ? Ce serait aussi une modification de la théorie, mais peut-être une modification qui vaut la peine d'être explorée. Une telle théorie n'a pas de référence explicite à l'expérimentation. Elle n'implique apparemment pas non plus de notion d'incertitude ou de probabilité, parce que la règle 1 est déterministe et ne fait référence à aucune probabilité. Pouvons-nous faire en sorte qu'une telle théorie fonctionne et qu'elle soit cohérente avec le réalisme ? Une façon d'y parvenir pourrait être de dériver la règle 2 à partir d'une théorie qui ne la postule pas au départ. I..:effondrement de la fonction d'onde ne se produirait que dans certaines circonstances particulières, par exemple lorsqu'un atome interagit avec un grand instrument de mesure, de taille humaine. Pour ce faire, nous devons trouver comment faire intervenir incertitude et probabilités dans un monde décrit par une théorie qui n'en a pas. Le projet de donner un sens à la mécanique quantique en se fondant uniquement sur la règle 1, de manière cohérente avec le réalisme, a une

144

Le réalisme magique

longue histoire. Il fut initié en 1957 par un thésard de John Wheeler nommé Hugh Everett Ill, et peut donc être appelé la mécanique quantique d'Everett. Mais on l'appelle le plus souvent l'interprétation de la mécanique quantique en mondes multiples parce que beaucoup ont soutenu, non sans controverses cependant, qu'elle impliquait que le monde où nous vivons n'est qu'un parmi de nombreux: univers parallèles. La proposition d'Everett, présentée dans sa thèse de doctorat de 1957, fut publiée la même année2 • Exceptionnellement courte pour une thèse de doctorat, elle eut cependant, après un certain temps, un grand impact. Everett, comme beaucoup d'autres, a quitté la science universitaire juste après son doctorat pour commencer une carrière dans l'industrie de la défense, de sorte que sa thèse fut sa seule contribution à la physique. Et il a fallu de nombreuses années avant qu'il ne soit largement lu. Mais, en dehors de la thèse de De Broglie, je ne vois pas d'autre thèse qui aurait eu, à long terme, un tel effet perturbateur ou révolutionnaire (à votre choix) sur les fondements de la physique. Une des idées d'Everett est certainement correcte et utile. S'il n'y a pas de règle 2, les fonctions d'onde ne s'effondrent pas, et nous devons donc décrire ce qui se passe dans le processus de mesure en utilisant la seule règle 1. Dans ce cas, comme nous l'avons vu dans notre discussion sur le chat de Schrodinger à la fin du chapitre 4, les interactions, y compris les mesures, conduisent à des états corrélés. Rappelons-nous l'exemple de l'état dont nous avons discuté : ENTRE = (EXCITÉ ET NON ET VIVANT) OU (FONDAMENTAL ET OUI ET MORT) Le OU signifie une superposition de différentes situations possibles, dans chacune desquelles 1'atome, le compteur Geiger et le chat sont corrélés. Étant donné qu'il s'agit d'une superposition d'états, les éléments observables comme le caractère vivant ou mort du chat n'ont pas de valeur définie. Mais comme Everett l'avait souligné, cet état superposé nous fournit au moins deux déclarations conditionnelles sur 1'état du système total après la mesure : «Si l'atome est à l'état excité, alors le compteur indique NON et le chat est vivant. »

145

La révolution inachevée d'Einstein

et: « Si l'atome est dans l'état fondamental, alors le compteur indique OUI et le chat est mort.» Ces déclarations nous disent que l'atome, le compteur et le chat sont corrélés par le passage possible de l'atome dans le détecteur". Cette remarque d'Everett est irréfutable. Il est toujours vrai que les interactions entre deux systèmes quantiques établissent une corrélation entre leurs états, et ces corrélations s'expriment par un ensemble de déclarations conditionnelles. C'est une conséquence de la règle 1, appliquée aux interactions. Mais cela ne dit pas quel résultat sera observé. Les déclarations conditionnelles sont utiles car elles nous donnent certaines informations précises sur le système. Mais en aucun cas elles ne nous donnent une information complète. Une théorie qui ne donne que des déclarations contingentes ne peut suffire à un réaliste. Everett est donc allé plus loin. Pour rendre la théorie réaliste, avec la seule règle 1, il a proposé de changer notre conception de la réalité. Il a suggéré qu'une superposition d'états différents du détecteur décrit une réalité dans laquelle les deux résultats se produisent effectivement, une réalité élargie dans laquelle les contenus des deux déclarations conditionnelles sont vérifiés. Autrement dit, Everett a affirmé qu'une description complète de la réalité correspond à la superposition des deux états quantiques. Une partie (mais seulement une partie) de ce que cela implique est l'affirmation suivante : « I..:atome est dans l'état excité, le compteur indique NON, et le chat est vivant ; et l'atome est aussi dans un état fondamental, le compteur indique OUI, et le chat est mort. »

* l.:écac superposé ne nous die pas quel sera le résultat observé, mais il nous indique que le résulcac, quel qu'il soie, obéira à ces deux déclarations, qui expriment certaines corrélations entre les états de l'atome, du compteur et du char. À elles deux, elles expriment le contenu informationnel de l'état ENTRE. Elles n'exigent pas, elles n'impliquent pas, que l'atome se soit désintégré, libérant un photon qui déclenche le détecteur (ni le contraire). Si une mesure est effectuée, il se peut que la désintégration ait eu lieu, ou non. C'est pourquoi je me réfère au« passage possible de l'atome à travers le détecteur ».

146

Le réalisme magique

Cela semble devoir être tout à fait faux car tout à fait impossible dans le monde dans lequel nous vivons : le chat ne peut connaître qu'une seule issue. Et c'est bien pourquoi au chapitre 3, nous avons décrit la superposition comme caractérisant un « ou » : soit il ressent qu'il est vivant, soit il est mort et ne ressent rien. Dans notre monde, c'est l'un ou l'autre. Ce que propose Everett c'est donc que le monde où nous vivons ne constitue qu'une partie de la pleine réalité. La pleine réalité se constitue d'un monde élargi dans lequel il existe plusieurs versions de nousmêmes, chacune expérimentant l'un des résultats possibles de l'expérience quantique. En d'autres termes, le « ou » de l'expérience ordinaire devient ici un« et». Nous avons l'habitude de dire« Le chat est vivant ou le chat est mort » parce que les deux états s'excluent mutuellement. Mais dans cette formulation il peut être vrai que « Le chat est vivant et le chat est mort. » Lidée est que chaque fois qu'une expérience avec différents résultats possibles est réalisée, l'univers se scinde en différents mondes parallèles, un pour chaque résultat possible. Chacun de nous est également scindé, en même temps que l'univers. I..:expérience crée autant de nouvelles versions de nous-mêmes que de résultats possibles. Ces versions de nous-mêmes vivent désormais chacune dans un monde différent. Dans chacun d'eux l'un des résultats possibles de l'état quantique combiné est vérifié. Contrairement à la théorie de l'onde pilote, la mécanique quantique d'Everett n'a pas de particules, et rien ne privilégie une branche par rapport aux autres·. Nous sommes invités à les considérer toutes comme aussi réelles les unes que les autres, et à en tirer les conséquences. Si donc Everett a raison, je suis en ce moment à Toronto, tandis qu'une autre version de moi-même est à Londres, et des myriades d'autres versions de moi-même sont situées aux autres

* On peut penser à la mécanique quantique d'Everett comme à la théorie de l'onde pilote sans les particules. Aucune des deux n'admet de règle 2, les deux rendent la règle 1 universelle. Dans les deux cas, la fonction d'onde fonctionne continuellement en créant des histoires alternatives, comme celles où j'ai séjourné à Londres et celle où j'ai péri au large de Peggys Cove avec le vol Swissair. La différence est que la théorie de l'onde pilote a des particules, qui ne prennent qu'une seule des branches alternatives.

147

La révolution inachevée d'Einstein

endroits où ma vie aurait pu se dérouler, y compris au fond de l'océan au large de Peggys Cove. Ces branches sont parfois appelées autres mondes ou autres univers et vous pouvez comprendre pourquoi la proposition d'Everett en est venue à s'appeler l'interprétation de la mécanique quantique en univers multiples. De la manière dont cela fonctionne, chaque version d'un observateur est dans l'impossibilité de communiquer avec les autres, chaque branche est autonome. Ce que j'ai décrit jusqu'à présent correspond à la version initiale de l'interprétation en univers multiples par Everett. À l'examen, elle s'est avérée un peu naïve, car elle faisait surgir de gros problèmes. Le premier, c'est que la ramification se produit chaque fois qu'une mesure est effectuée. Cela confère un rôle spécial au processus de mesure, alors qu'un des objectifs du réalisme est de traiter les mesures comme des interactions ordinaires. En effet, la règle 1 n'inclut aucune spécification pour les mesures. Donc, si vous êtes réaliste·, vous devez insister sur le fait que tout ce qui se produit pour une mesure doit se produire de façon plus générale, pour tout type d'interaction. Le processus clé à l'origine des scissions serait donc l'interaction, toute interaction, qui engendrerait des corrélations entre les systèmes qui ont interagi. Et ces corrélations, ainsi que nous l'avons vu, peuvent s'exprimer comme des énoncés conditionnels concernant les différents résultats possibles de l'interaction. Pour éviter de donner un caractère privilégié aux mesures, c'est donc chaque fois qu'il y a une interaction (avec plusieurs résultats possibles) que l'univers doit se diviser. Mais cela arrive littéralement tout le temps, chaque fois, par exemple, que deux atomes entrent en collision l'un avec l'autre, ce qui se produit des myriades de fois par seconde juste

* Il existe une lecture opérationnelle d'Everett qui voit la théorie purement comme une méthode permettant de produire des ensembles de déclarations conditionnelles du type décrit précédemment, mais sans prétendre à un réalisme au-delà de cela. Cela me semble une façon cohérence de lire la thèse d'Everett. (Lee Smolin, • On Quantum Gravicy and the Many Worlds Incerpretation of Quantum Mechanics », in Qµantum 1heory of Gravity : Essays in Honor of the Sixtieth Birthday of Bryce S. DeWitt, éd. Steven Christensen, Bryce S. Festschrifc DeWitt (Bristol, Royaume-Uni: Adam Hilger, 1984).

148

Le réalisme magique

dans cette pièce. De plus, cela concerne toute interaction, où qu'elle se déroule dans l'univers. Pendant que vous lisez cette phrase, l'univers, ainsi que vous-même, vous scindez un très grand nombre de fois, en un nombre de versions extrêmement élevé'. C'est beaucoup demander que de croire à tout cela au nom du réalisme. Pas étonnant qu'il ait fallu du temps pour que les idées d'Everett se concrétisent. Second problème, si le branchement remplace la règle 2, alors il doit être irréversible, afin de reproduire le fait fondamental que chaque expérience nous donne un résultat définitif. Laction de la règle 2, que la ramification est censée remplacer, est bien irréversible en effet. Mais Everett considère l'embranchement comme une conséquence de la règle 1, qui est réversible. Un troisième gros problème avec l'abandon de la règle 2 concerne les probabilités, ou plutôt leur absence. Une expérience permet de mesurer les probabilités des différents résultats, et de les comparer aux prédictions de la théorie. Et cela constitue une part importante del' évaluation de la mécanique quantique. Mais la règle 1 ne parle pas de probabilités. Toutes les références aux probabilités, en mécanique quantique, proviennent de la règle 2. C'est elle qui fournit une prescription pour déterminer la probabilité de chaque résultat possible, sous la forme de la règle de Born, qui relie ces probabilités au carré de la valeur de la fonction d'onde. C'est le seul endroit où la théorie quantique se réfère aux probabilités, et il fait partie de la règle 2. Si nous éliminons cette règle 2, plus rien dans la théorie ne parle de probabilités. Par conséquent, la version d'Everett de la mécanique quantique nous dit seulement que tout résultat possible se produit. Pas avec une certaine probabilité, mais avec certitude ! Pour n'importe quel résultat possible d'une expérience, l'interprétation d'Everett affirme qu'il y a une branche dans laquelle il advient.

• Dans le chapitre suivant, nous verrons que certains experts affirment que le fractionnement nécessite une analyse macroscopique appelée décohérence, qui se produirait beaucoup moins souvent, ce qui a pour effet de diminuer le « extrêmement » de cette phrase en simplement « très grand ».

149

La révolution inachevée d'Einstein

Il n'y a aucun sens à accorder à certaines branches une probabilité. Tout ce que la règle 1 peut affirmer, c'est que toutes les branches existeront, avec certitude·. Nous avons donc perdu une partie importante de la mécanique quantique, celle qui prédit les probabilités d'occurrence de résultats différents. Everett n'était pas stupide ; conscient de ce problème, il a tenté de l'aborder dans sa thèse : il y proposait un moyen de prédire les probabilités en n'utilisant que la règle 1 ; en suggérant de dériver directement de la seule règle 1 la relation entre probabilités et carrés de la fonction d'onde que postule usuellement la règle 2. Au début, beaucoup furent impressionnés par ce résultat. Et j'en ai fait partie quand j'ai lu l'article d'Everett pour la première fois. Mais il s'est avéré qu'il y avait quelque chose de caché dans sa dérivation. Comme dans le cas de beaucoup de preuves erronées, l'argument supposait déjà ce qui devait être prouvé. La relation entre le carré de la fonction d'onde et la probabilité avait été glissée d'une manière apparemment inoffensive: en supposant qu'une branche correspondant à une faible fonction d'onde*' avait une faible probabilité.... Mais cela revenait en fait à supposer au départ une relation entre les valeurs de la fonction d'onde et les probabilités, si bien que la preuve n'en était pas une. La « preuve » d'Everett établissait tout de même une chose importante : que si l'on voulait introduire des quantités susceptibles d'être appelées probabilités, il était au moins cohérent de supposer qu'elles suivent la règle de Born. Mais elle ne prouvait ni qu'il était nécessaire d'introduire des probabilités, ni que ces probabilités devaient être régies par la règle de Born. Encore un autre problème avec la formulation originale d'Everett : la division de l'état quantique en branches est ambiguë. J'ai expliqué que toute valeur possible d'une certaine grandeur choisie définissait

* NdT : Même si la probabilité que leur accorde la physique quantique est infime. ** C'est-à-dire, une fonction d'onde avec une faible amplitude. *** Pour être plus précis, la mesure de toutes les branches donc les statistiques ne respectent pas la règle de Born prend une valeur nulle (dans la limite d'un nombre infini de réalisations de l'expérience) ; mais le nombre de ces branches ne s'annule pas.

150

Le réalisme magique

une branche. Ainsi, il y a une branche où l'atome est excité et le chat est vivant, et une autre branche où l'atome est à l'état fondamental et le chat est mort. Mais pourquoi s'intéresser à ces grandeurs-là, et pas à d'autres ? Fondamental et excité sont des états d'énergie différentes. On peut donc dire qu'ici, ce sont les différentes valeurs possibles de l'énergie qui définissent les différentes branches. Mais il existe d'autres quantités dont les valeurs possibles pourraient déterminer la scission. Par exemple, on peut imaginer qu'une certaine superposition de l'état fondamental et de l'état excité de l'atome correspond à un état de l' électron se trouvant« sur le côté gauche de l'atome», tandis qu'une superposition différente correspond à l'électron se trouvant « du côté droit ». Appelons ces états GAUCHE et DROIT. Pourquoi la scission ne correspondrait-elle pas à ces valeurs distinctes, droite et gauche ? Cela voudrait dire que, après la scission, nous aurions une branche gauche et une branche droite. Mais dans chacune de ces branches, l'état du chat serait encore une superposition de VIVANT et MORT. Dans une branche donnée, dans un monde donné, la mesure n'aurait toujours pas de résultat précis. Mais de cela, la règle ne se soucie pas du tout, peu lui importe que l'expérience ait ou non un résultat précis. C'est ce que l'on appelle le problème du fractionnement préféré'. Au premier abord, il semble y avoir une réponse évidente : déclarer que la scission se déroule de sorte que les différentes branches décrivent des mondes où un observateur macroscopique comme le chat doit voir un résultat définitif. Mais cela revient à réintroduire subrepticement la règle 2 puisque cela confère un rôle particulier à ce que voient les observateurs macroscopiques. Pourquoi les observateurs macroscopiques verraient-ils toujours un résultat précis ? le mystère demeure. Et ce rôle particulier accordé aux observateurs oblige à renoncer à toute interprétation réaliste, qui devrait s'appuyer sur des hypothèses concernant ce qui est réel en l'absence d'observateurs.

• NdT: La littérature s'y réfère aussi parfois comme au problème du« pointeur».

151

11

Le réalisme critique Parmi ceux qui ont examiné la version originale de l'interprétation en univers multiples proposée par Everett et défendue par Wheeler et DeWitt, règne un quasi-consensus : elle échoue en tant qu'approche réaliste de la physique quantique. Soit vous accordez un statut spécial à la mesure et aux observateurs, en renonçant au réalisme ; soit vous faites face aux importants problèmes que j'ai soulevés. Les plus importants sont celui du fractionnement préféré et la question de la provenance des probabilités, et des incertitudes qui s'y rattachent, concernant les résultats des expériences. Est-il alors possible de sauver le projet d'une version réaliste de la théorie quantique, fondée uniquement sur la fonction d'onde évoluant strictement en fonction de la règle 1 ? Ces dernières années, des solutions assez radicales ont été proposées aux deux principales énigmes, le fractionnement préféré et l'origine des probabilités. Le fractionnement préféré a été résolu par une idée appelée décohérence, que j'expliquerai tout à l'heure. Quant à l'origine des probabilités, les idées principales proviennent d'un groupe de penseurs du département de philosophie d'Oxford : une nouvelle approche (des probabilités) formulée par David Deutsch, puis longuement étudiée et développée par ses collègues d'Oxford 1• Oxford était alors un vivier d'excellents philosophes de la physique, et plusieurs d'entre eux se sont concentrés sur la compréhension des

La révolution inachevée d'Einstein

idées d'Everett, notamment Hilary Greaves, Wayne Myrvold, Simon Saunders et David Wallace·. En collaboration avec Deutsch et quelques autres collègues, ils ont proposé ce qu'on a parfois appelé l' interprétation d'Oxford de la mécanique quantique2-. Leurs propositions, et les arguments présentés à l'appui sont à la fois ingénieux et subtils, mais plusieurs physiciens et physiciennes, ainsi que des philosophes ont formulé d'importantes objections. Au vu du très haut niveau de réflexion en œuvre dans ces développements, je pense qu'il est approprié de qualifier cela de réalisme critique. Après de nombreux échanges d'arguments vifs et complexes, le projet d'une théorie quantique réaliste uniquement basée sur la règle 1 n'est toujours pas abouti. Les questions sont étonnamment complexes et insaisissables, et il n'y a pas de consensus sur la validité de ce qui a été accompli. Pour compliquer encore plus les choses, les promoteurs de l'initiative ne sont pas d'accord entre eux, de sorte que les cinq ou six principaux initiateurs de ce point de vue défendent des versions qui diffèrent de manière subtile, mais importante. En conséquence, je ne peux présenter qu'une introduction approximative aux idées clés et aux problèmes relatifs à cette nouvelle« interprétation d'Oxford ». I...:idée de décohérence part de l'observation qu'un modèle macroscopique, tel qu'un détecteur ou un observateur, n'est jamais isolé. Il vit en interaction constante avec son environnement. Lenvironnement est lui-même composé d'un très grand nombre d'atomes qui se déplacent tous d'une manière imprévisible, ce qui introduit une dose importante de hasard dans le système : un aspect aléatoire qui affecte les mouvements des atomes qui composent le détecteur. En substance, cela affecte le détecteur comme s'il perdait ses délicates propriétés quantiques, de sorte qu'il se comporte comme s'il était décrit par les lois de la physique classique. Pensez à ce qu'un observateur peut apprendre en regardant un détecteur. I...:observateur est aussi un grand objet, composé d'un grand nombre d'atomes et en contact avec un environnement aléatoire. Si l'on se penche en détail sur le comportement des atomes composant le

* Wallace a depuis quitté Oxford. Deutsch, Greaves et Saunders sont toujours là en 2018.

154

Le réalisme critique

détecteur et l'observateur, il apparaît désordonné, dominé par les mouvements aléatoires des atomes individuels, les nôtres comme ceux du détecteur. Pour que le comportement nous apparaisse cohérent, nous devons regarder les choses de loin, «à gros grain»·, nous intéresser à des parties relativement grandes de l'instrument, en effectuant des moyennes, par exemple sur les mouvements des myriades d'atomes en jeu. Il en ressort des grandeurs à gros grain, qui expriment des quantités macroscopiques telles que la couleur d'un pixel ou la position d'une aiguille sur un cadran. Seules ces grandeurs à gros grain se comportent de manière fiable et prévisible, comme si les lois de la physique newtonienne s'y appliquaient. C'est en nous concentrant sur elles, à des échelles bien plus grandes que le microscopique, que nous pouvons percevoir un comportement irréversible, par exemple un pixel d'une image, qui se constitue d'un très grand nombre d'atomes. Et ce n'est que lorsque s'est produit quelque chose qui nous est apparu irréversible que nous pouvons dire qu'une mesure a été effectuée. La décohérence est le nom que nous donnons au processus par lequel les changements irréversibles (à gros grain) émergent, par l'effet d'une moyenne sur les changements aléatoires et chaotiques à l'échelle atomique. La décohérence est une caractéristique très importante de la théorie quantique, car c'est elle qui permet de comprendre pourquoi les propriétés des grands objets, tels que ballons de football, ponts roulants, fusées, planètes et ainsi de suite, semblent obéir aux lois de la physique newtonienne. Le terme« décohérence » désigne le fait que ces objets macroscopiques semblent avoir perdu leur« cohérence quantique», c'est-à-dire leurs propriétés ondulatoires, d'où résulte leur comportement comme s'ils étaient simplement faits de particules dans le sens ordinaire. La mécanique quantique énonce que tout objet, un chat, un ballon de football, une planète ... , possède à la fois des propriétés ondulatoires et particulaires. Mais pour un objet macroscopique, les propriétés ondulatoires auraient

* NdT : C'est le plus souvent le terme anglais • coarse graining » qui est utilisé. Il signifie que l'on regarde• en moyenne», sans s'intéresser aux détails.

155

La révolution inachevée d'Einstein

été tellement randomisées, par les interactions avec l'environnement aléatoire, que plus aucune expérience ne pourrait y donner accès : la moitié ondulatoire de la dualité onde-particule aurait été rendue muette, de sorte que ces objets se comporteraient de manière ordinaire. Mais, nous l'avons mentionné, un système peut avoir plusieurs façons de« décohérer ». Le chat de Schrôdinger en est un parfait exemple. Le chat peut décohérer en chat vivant ou en chat mort. La différence est engendrée dans ce cas par la variable quantique que constitue l'état de l'atome : si celui-ci s'est désintégré le chat décohère en chat mort, si l'atome est resté excité, le chat décohère en chat vivant. Un détecteur se comporte donc comme une sorte d'amplificateur, muni d'un filtre qui lui permet seulement de discerner les états où l'atome est définitivement excité de ceux où il est resté fondamental. Mais vous vous souvenez peut-être du problème: qu'en est-il du chat lorsque l'atome existe dans une superposition corrélée, une superposition des états excités et non excité ? La réponse est toujours la même. Létat quantique global se présente lui aussi comme une superposition corrélée : « un atome excité avec un chat vivant » superposé à « un atome en décomposition et un chat mort ». Mais lorsque vous regardez seulement les propriétés de manière macroscopique, telle que la décohérence puisse agir, l'aléatoire transforme la superposition selon un changement irréversible : deux résultats seulement sont possibles - chat vivant et chat mort - et les deux émergent réellement ! C'est ainsi, selon la décohérence, que le monde se divise en deux. Ce que suggèrent les penseurs d'Oxford, c'est que les ramifications et les scissions de la fonction d'onde sont définies par la décohérence·. Elle agirait de manière à ce que seules des caractéristiques macroscopiques, telles que la position d'une aiguille, puissent définir les différentes branches. Cela exclut les superpositions. Cela implique que seuls les soussystèmes qui décohèrent admettent la présence d'observateurs associés.

* I..:idée que la décohérence définit les branches de l'interprétation de nombreux mondes avait été suggérée plus tôt par d'autres, notamment Heinz-Dieter Zeh, Wojciech Zurek, Murray Gell-Mann, et James Harde.

156

Le réalisme critique

Puisque nous nous intéressons à ce que peuvent voir les observateurs, nous pouvons nous concentrer sur ces branches sans nous intéresser aux autres. Cela peut ouvrir la voie à l'obtention de probabilités, mais qui ne concernent que ce qui pourrait être observé sur une branche qui a décohéré. Reste que cela introduit une notion d'observateurs dans la théorie et l'on peut considérer que cela affaiblit sa prétention au réalisme. Toutefois, cette manière de conférer un rôle aux observateurs découle de la dynamique de l'observation. C'est certainement mieux que de simplement leur postuler un rôle spécial dès le début. Quant aux probabilités, elles ne peuvent certainement pas être des propriétés du monde, mais il pourrait être possible de considérer qu'elles concernent seulement certains aspects des croyances des observateurs sur le monde. Une telle description pourrait devenir compatible avec le réalisme parce que ce serait une caractérisation objective qui permettrait de distinguer les observateurs des autres systèmes : les observateurs sont les sous-systèmes qui décohèrent. La décohérence résout donc le problème du fractionnement préféré parce qu'elle ne se produit qu'en regard de certains éléments observables. Il s'agit souvent des positions de grands objets. Avant d'aller plus loin, je dois préciser que faire de la décohérence une partie nécessaire de l'interprétation de la théorie pose malheureusement un problème, qui avait été souligné depuis longtemps par mon professeur Abner Shimony. Il s'exprime très simplement. La règle 1 est réversible dans le temps. Cela veut dire que chaque changement d'état subi en vertu de la règle 1 court le risque d'être annulé dans le futur, et il le sera effectivement à condition d'attendre assez longtemps. Mais la règle 2 est irréversible, et la façon dont elle introduit les probabilités pour les résultats n'a de sens que si les mesures sont irréversibles et ne peuvent être annulées. C'est ainsi que Shimony a fait valoir qu'il est impossible que la règle 2 puisse être déduite de la règle 1 seule. Mais la décohérence telle que je l'ai décrite précédemment apparaît comme un processus irréversible : la cohérence des états, nécessaire pour définir les superpositions, est perdue au profit d'un caractère aléatoire

157

La révolution inachevée d'Einstein

causé par l'environnement de l'instrument de mesure. Alors, comment la décohérence peut-elle survenir dans une théorie fondée uniquement sur la règle l, si tout changement imposé par la règle 1 doit être réversible dans le temps ? La réponse est que la décohérence n'est qu'une notion approximative : une décohérence parfaite est une fiction. De fait, si nous attendons une très longue période, la décohérence pourra toujours s'inverser car l'information nécessaire pour définir les superpositions est toujours présente, et elle peut s'infiltrer de nouveau dans le système à partir de l'environnement. Ceci repose sur un théorème général, appelé théorème de récurrence de Poincaré quantique 3 : sous certaines conditions, attendues pour un système contenant un système atomique plus un détecteur, il existe une durée T au bout de laquelle l'état quantique doit redevenir arbitrairement proche de son état initial. Cette durée de récurrence de Poincaré peut être très grande, mais elle est toujours finie. Les conditions d' application supposent que le spectre des énergies soit discret, ce qui est certainement raisonnable. La décohérence est un processus statistique, elle est analogue à l' augmentation de l'entropie à partir des mouvements aléatoires des atomes, ce qui mène les systèmes {non quantiques) à l'équilibre. Ces processus semblent irréversibles. Mais ils sont en fait réversibles, parce que chaque processus régi par la règle 1 est réversible. C'est tout aussi vrai en physique newtonienne que quantique : dans les deux cas, il existe une durée de récurrence. Dans les deux cas, la deuxième loi de la thermodynamique, qui déclare que l'entropie augmente probablement, ne tient que pendant des périodes beaucoup plus courtes que la durée de récurrence. Si nous attendons assez longtemps, nous verrons l'entropie diminuer aussi souvent qu'elle augmente. Cela revient à argumenter que, sur des périodes courtes, il est très peu probable que la décohérence s'inverse pour céder la place à une recohérence. Ainsi, si l'on se restreint à parler de ce qui se passe sur des durées courtes, et si nous nous intéressons seulement à une description approximative des interactions entre systèmes atomiques et corps macroscopiques, alors la décohérence fournit une description approximative de

158

Le réalisme critique

ce qui se passe pendant une mesure, tout à fait applicable en pratique, et très utile pour l'analyse de systèmes quantiques réels. Par exemple, une grande partie de l'activité dans la conception d'un ordinateur quantique est consacrée à contrecarrer la décohérence. Mais cette description reste incomplète par principe car elle laisse de côté cette éventualité de recohérence au bout d'une durée suffisamment longue. Une éventuelle recohérence de l'état quantique défait les mesures qui étaient fondées sur la décohérence. Impossible donc que des mesures telles qu'elles sont décrites par la règle 2 puissent résulter d'une décohérence, du moins dans le cadre d'une théorie fondée uniquement sur la règle 1 ! La décohérence ne peut pas à elle seule être la clé de la façon dont les probabilités apparaissent dans la théorie quantique d'Everett, puisqu'elle est basée uniquement sur la règle 1. Cette discussion souligne le caractère essentiel de la question de l'origine des probabilités dans l'interprétation des univers multiples. Comprendre l'approche d'Oxford nécessite d'abord de comprendre ce qu'est une probabilité. Une question beaucoup plus difficile qu'il n'y paraît ! Nous en avons tous une idée intuitive, par exemple lorsque nous disons que la probabilité qu'une pièce de monnaie tombe sur face est de cinquante pour cent. Nous savons à quoi nous attendre lorsque les prévisions indiquent un risque de pluie de dix, ou quatre-vingt-dix pour cent pour demain. Mais quand on se penche sur la véritable signification de la notion de probabilité, le terrain devient étonnamment glissant. Une partie de l'explication vient de ce qu'il existe au moins trois différents sens pour la probabilité. Le plus simple est qu'il s'agit d'une mesure de notre degré de conviction, de notre croyance que quelque chose va arriver. Quand nous disons qu'il y a cinquante pour cent de chances que la pièce tombe sur face, cela exprime notre croyance à propos du tirage à pile ou face. On parle alors de probabilités bayésiennes. Oire que la probabilité bayésienne de pluie pour demain est de zéro pour cent, c'est juste une façon d'exprimer que nous sommes convaincus qu'il ne pleuvra pas ; de cent pour cent, nous sommes convaincus qu'il pleuvra. Entre les deux, une probabilité de vingt, cinquante ou

159

La révolution inachevée d'Einstein

soixante-dix pour cent exprime la force de notre conviction qu'il va pleuvoir. En particulier une probabilité de cinquante pour cent exprime l'aveu que nous n'avons aucune idée de ce qui va se produire. Les probabilités bayésiennes sont clairement subjectives. Et il est préférable de les évaluer en termes de comportement : une probabilité élevée de pluie veut dire que nous sommes prêts à parier qu'il pleuvra, ou en tout cas que nous emporterons un parapluie. C'est ainsi que se comprend le mieux notre utilisation des probabilités dans la vie courante : comme des indications de ce que nous sommes prêts à parier. Il n'y a aucun doute sur le fait que les prédictions probabilistes concernant le marché boursier ou celui du logement sont de cette sorte. La plupart de nos références à la probabilité qu'un événement futur se déroule sont des énoncés subjectifs concernant notre croyance, des probabilités bayésiennes. Un deuxième type de probabilité entre en jeu lorsque nous enregistrons des séquences d'événements répétés. Si on lance une pièce un grand nombre de fois en enregistrant la fréquence des résultats, cela fournit la proportion des « face », par exemple. Elle s'exprime par une probabilité, appelée probabilité fréquentiste. Les statistiques sportives sont par exemple des probabilités fréquentistes. La probabilité d'un tir au but par un joueur est donnée comme la proportion des tirs qu'il a réussis dans le passé. Les prévisions météorologiques peuvent être de ce genre. Lorsque le service météo nous annonce le matin une probabilité de soixante-dix pour cent qu'il pleuve cet après-midi, cela ressort de leurs vastes dossiers : sur cent journées ayant présenté des conditions matinales analogues à celle d'aujourd'hui, il a plu soixante-dix fois l'après-midi. Bien sûr, c'est imprécis. Le problème est que, tant que le nombre de jours d'échantillonnage reste fini, la fréquence varie. Cependant, plus ce nombre augmente, plus elle se stabilise. Si on tire à pile ou face cent fois, combien de fois obtiendra-t-on face ? La proportion s'appelle la fréquence relative. Elle aura tendance à avoisiner la cinquantaine ; mais nous ne serons guère surpris si nous obtenons quarante-huit ou cinquante-trois. Pour un nombre fini d'essais, ce sera rarement la moitié exactement. Mais l'idée fondamentale est que si

160

Le réalisme critique

nous étions capables de faire un nombre infini de tentatives, la proportion s'ajusterait à une valeur fixe. Une déclaration correcte devrait correspondre à la limite d'un nombre infini de tentatives. Ceci définit la notion de probabilité fréquentiste. Le problème, c'est que le monde réel ne permet qu'un nombre limité d'essais. Et dans ce cas il y a de fortes chances que la proportion de face diffère de la moitié exactement. Comment établir alors qu'une prédiction probabiliste est fausse, étant donné que nous ne pouvons faire qu'un nombre limité de tests? Il est étonnamment difficile de répondre à cette question. Le plus souvent, tout ce que nous pouvons dire est que notre prédiction est improbable. Reste encore à définir ce que nous entendons par improbable. Nous ne pouvons pas supposer que nous savons ce que signifie puisque nous sommes précisément en train d'essayer de le définir ! Supposons qu'on tire à pile ou face un million de fois et qu'on trouve face 900 000 fois. Nous ne pouvons exclure qu'il s'agisse d'un hasard rare et que notre pièce de monnaie soit normale. Mais nous conclurons sans doute plutôt que la pièce est biaisée. Par définition, nous choisissons nos probabilités subjectives. Mais nous pouvons nous interroger sur la relation entre le bayésien subjectif, les probabilités que nous choisissons, et les fréquences objectives extraites des expériences passées. En l'absence d'information supplémentaire le meilleur choix que l'on puisse faire, c'est celui de suivre la cote basée sur les enregistrements passés. Ce que nous entendons ici par « meilleur choix », c'est celui qui, la plupart du temps, servira au mieux nos intérêts. Dans le domaine économique, on pourrait dire que c'est le «choix le plus rationnel». Nous le formulerons ainsi : « Dans une situation où votre connaissance est limitée, le meilleur choix pour parier consiste à aligner vos estimations subjectives avec les fréquences observées dans les archives historiques. » Il s'agit d'une version du« principe principal» du philosophe David Lewis. Il repose sur l'hypothèse selon laquelle, toutes choses étant égales, l'avenir ressemblera au passé. Ou du moins que, en l'absence d'information, il est rationnel de parier que l'avenir ressemblera au

161

La révolution inachevée d'Einstein

passé. Ce pari peut parfois vous mener du mauvais côté de l'histoire, mais c'est toujours le plus sûr que vous puissiez faire·. Maintenant, posons-nous une autre question : comment expliquer les fréquences observées lors des enregistrements d'une expérience particulière ? Supposons une fréquence observée proche de cinquante pour cent. Il serait naturel d'essayer d'expliquer ce résultat par l'application des lois de la physique à l'expérience. Celles-ci pourraient donner une raison au fait que les face sont aussi fréquents que les pile. Ceci inclurait l'hypothèse que la pièce est non biaisée, ainsi que des hypothèses sur les lancers, sur la façon dont la pièce se comporte lorsqu'elle heurte une surface, et ainsi de suite ... Notre explication pourrait également faire référence aux résultats d'autres expériences, qui appuient notre croyance en la théorie physique que nous appliquons ... Dans le cas où nous aurions obtenu une telle explication, nous pouvons l'utiliser pour prédire qu'un lancer unique a autant de chances de donner pile ou face. Il s'agit d'une croyance, et donc d'une probabilité bayésienne subjective. Mais elle concerne un lancer unique. Il n'est pas nécessaire que l'on envisage une collection de lancers : aucune fréquence relative n'est impliquée. Il apparaît donc logique de dire que la pièce de monnaie particulière a, dans son contexte, une propension physique à ce qu'un lancer se termine par face cinquante pour cent du temps. Cette propension est une propriété intrinsèque de la pièce résultant des lois de la physique. Elle peut être exprimée comme une probabilité, mais ce n'est pas vraiment une croyance. Plutôt, elle justifie une croyance. Comme nous l'avons dit, la propension n'est pas non plus une fréquence : il s'agit d'une propriété qui concerne la pièce, et qui s'applique à chaque lancer individuel. La propension semble alors constituer un troisième type de probabilité, différent des croyances ou des fréquences.

• Notez que ce principe ne peut pas être considéré comme la fin de l'histoire de l'interprétation des probabilités, parce qu'elle fait l'impasse sur une chose que nous aimerions vraiment comprendre à partir de principes de base. Quel argument convaincant pourrait nous obliger à aligner nos probabilités subjectives sur les chances objectives ?

162

Le réalisme critique

Contrairement aux deux autres types de probabilités, la propension est une conséquence de théories et d'hypothèses sur la nature. Mais elle est en relation avec les deux autres types de probabilités : nous pouvons avoir des croyances sur les propensions. Et les propensions peuvent à leur tour expliquer les fréquences relatives et justifier les croyances. Dans le cadre de la mécanique quantique ordinaire les probabilités découlent de la règle 2, en particulier de la règle de Born qui les relie au carré de l'amplitude de la fonction d'onde. La probabilité est considérée comme une propriété intrinsèque de l'état quantique, il s'agit donc d'une propension physique. La mécanique quantique affirme qu'il n'y a pas d'explication plus profonde de cette probabilité et de l'incertitude qui en résulte. C'est une propriété intrinsèque de l'état quantique, un point c'est tout ! Labandon de la règle 2 par Everett a conduit à une théorie sans aucune notion de probabilité, intrinsèque ou non. Bien qu'il ait essayé sans succès, comme je l'ai décrit, d'introduire une notion de probabilité fréq uentiste. Ses partisans devaient alors faire face à un dilemme : en supposant une séquence de répétitions de la même expérience, la fréquence des résultats obéit à la règle de Born dans certaines branches, et dans d'autres pas du tout. Appelons ces branches bienveillantes et malveillantes. Il se peut que certaines de ces dernières aient une fonction d'onde d'amplitude plus faible que les premières, mais cela ne permet pas de soutenir qu'elles soient moins probables ; cela reviendrait à imposer la relation probabilité-amplitude de la fonction d'onde, ce que l'on cherche précisément à établir. Mais c'est exactement ce qu'ils essaient de tirer de la règle 1 : se faufiler dans la règle 2 par la porte de derrière. La théorie d'Everett est une hypothèse sur la nature de la réalité. Elle postule que tout ce qui existe est la fonction d'onde et qu'elle évolue de façon déterministe. Du point de vue imaginaire d'un observateur divin extérieur à l'univers, il n'y a pas de probabilités : la théorie lui apparaît complètement déterministe. Toutes les branches de la fonction d'onde existent, toutes sont aussi réelles. La théorie affirme que chacun de nous mène de nombreuses vies parallèles, chacune définie par une branche qui a décohéré. La théorie

163

La révolution inachevée d'Einstein

nous dit aussi que chacune de ces branches existe avec certitude. Donc l'absence de règle 2 écarte toute possibilité de probabilités objectives. Appelons cela l'hypothèse d'Everett. Mais nous ne sommes pas divins, nous sommes des observateurs vivant à l'intérieur de l'Univers. Nous faisons partie du monde que décrit la fonction d'onde. La description « de l'extérieur » n'a aucune pertinence pour nous ou pour les observations que nous pouvons mener. Alors, où dans ce monde pouvons-nous trouver les probabilités que la mécanique quantique ordinaire prétend pouvoir prédire, et qui doivent être comparées aux fréquences comptabilisées par les expérimentateurs ? En l'absence de règle 2, ces probabilités ne font pas partie du monde tel qu'il serait en notre absence. Tournons-nous alors vers les fréquences des comptages de résultats (définitifs) pour une séquence de répétitions d'une expérience. Il découle immédiatement de la théorie d'Everett que quelle que soit la séquence de résultats que nous imaginions, il existe une branche dans laquelle cette séquence précise est réalisée. Dans certaines branches, il se trouvera que le comptage s'accordera avec la prédiction de la mécanique quantique (avec la règle 2), dans d'autres, il ne correspondra pas du tout. Et rien ne nous autorise à dire que les premiers seraient plus probables que les seconds, parce que la théorie quantique d'Everett n'admet pas de probabilités objectives. Nous ne pouvons même pas dire que les premiers sont plus nombreux que les seconds parce que, dans des conditions réalistes, tous deux seront réalisés effectivement dans un nombre infini de cas. Vous avez bien lu : la mécanique quantique d'Everett prédit qu'un nombre infini d'observateurs observeront un résultat expérimental en désaccord avec les prédictions de la mécanique quantique! Ce sont les observateurs, en nombre infini, que la mauvaise fortune emmène le long de branches malveillantes. Il est également vrai qu'un nombre infini d'autres observateurs appartiennent à des branches bienveillantes et voient des résultats expérimentaux en accord avec les prédictions de la théorie quantique. Mais ce n'est qu'une faible consolation, parce qu'une branche bienveillante peut se transformer à tout moment en branche malveillante. 164

Le réalisme critique

Il est impossible à la physique quantique d'Everett de prédire des probabilités objectives qui seraient des caractéristiques inhérentes à la nature, existant en l'absence d'observateurs. Et impossible donc de tester la théorie de manière expérimentale en comptant les résultats, à moins que nous ne trouvions un autre moyen d'introduire des probabilités. Le fait de constater une fréquence en désaccord avec la règle de Born peut simplement signifier que nous sommes juste sur une branche malveillante, alors que celles-ci ne sont ni moins probables ni moins nombreuses que les branches bienveillantes conformes aux prédictions probabilistes de la mécanique quantique. David Deutsch a tenté de remédier à cette situation par une déclaration intéressante. Elle consistait à se demander, non pas si la théorie d'Everett est vraie ou fausse, mais plutôt comment nous devrions parier, en tant qu'observateurs à l'intérieur de l'Univers, si nous supposions qu'elle est vraie. Par exemple, en supposant vraie l'interprétation d'Everett, y a-t-il un moyen de savoir si la branche que nous occupons est bienveillante ou malveillante ?Tout autre pari dépend de ce pari-là. Si nous sommes sur une branche bienveillante, alors un pari établi à partir de la règle de Born aura (par définition) plus de chance d'être gagnant. Si nous n'avons pas cette chance, aucune stratégie n'a de sens, aucun pari n'est meilleur qu'un autre, car littéralement n'importe quoi peut arriver. Un tel pari ne concerne pas l'Univers : il est de toute façon certain que celui-ci contient des observateurs qui vivent sur chacun des deux types de branches. C'est plutôt un pari sur notre situation dans l'Univers. Ce que Deutsch suggère alors, c'est qu'il serait plus « rationnel » de parier que nous occupons une branche bienveillante. I.:argument est technique. Il utilise une discipline de la théorie des probabilités appelée théorie de la décision. I.:argument de Deutsch utilise certains axiomes de la théorie de la décision, qui précisent ce que signifie prendre une décision rationnelle. Certains experts ont critiqué cette approche, d'autres la défendent et la développent, d'autres encore proposent des arguments alternatifs en faveur de la même conclusion. N'étant pas un spécialiste dans ce domaine, je ne prendrai pas parti. Mais je soulignerai ce que ce genre

165

La révolution inachevée d'Einstein

d'argument ne peut pas apporter : impossible en aucun cas de prouver que l'hypothèse d'Everett est bonne, parce que Deutsch et ses collègues commencent par supposer que c'est le cas, et ils supposent également vrais les axiomes de théorie de la décision. Si vous ne les acceptez pas, vous ne pouvez déduire aucune probabilité liée à la fonction d'onde. Ce qui pourrait en résulter au mieux, en supposant que les axiomes de la théorie de la décision sont vrais, c'est de montrer que l'hypothèse d'Everett n'est pas en contradiction avec la stratégie de se fonder sur la règle de Born pour faire des paris. Même en supposant vraie l'hypothèse d'Everett, aucun observateur ne peut savoir qu'il vit dans le monde d'Everett. Pour quiconque, comme pour nous, la proposition d'Everett ne peut être que l'une des nombreuses hypothèses concurrentes quant à la nature des beables et de l'univers quantique. Pour un observateur à l'intérieur d'un univers d'Everett, deux cas se présentent. Il peut avoir de la chance et occuper une branche bienveillante. Dans ce cas, ses paris basés sur la règle de Born sont alors gagnants. Mais par définition, il ne fait ni mieux ni moins bien qu'un autre qui croit en une autre formulation et interprétation de la physique quantique, puisqu'il placera également ses paris en fonction de la règle de Born. La seule chose qui pourrait lui manquer est une justification fondée sur la théorie de la décision. Mais la théorie de l'onde pilote et les modèles d'effondrement n'ont pas besoin d'une telle justification parce qu'elles reposent sur des notions complètement objectives de probabilités absolues découlant de notre ignorance des détails des expériences individuelles. Largument de Deutsch, selon ses propres termes, ne permet pas d'aborder ce qui est vrai. Il peut au mieux offrir des recommandations sur la meilleure façon de placer des paris. Mais le résultat est que, si un observateur appartenait au monde d'Everett, il ne serait pas plus rationnel pour lui de croire à l'interprétation d'Everett qu'en celle de Bohr, de De Broglie, de Bohm ou en toute autre. Ainsi, même dans le meilleur des cas, en supposant qu'Everett ait raison, les observateurs du monde d'Everett n'auraient aucune raison de croire à l'hypothèse d'Everett plutôt qu'à une autre.

166

Le réalisme critique

Ceci concerne les versions de nous-mêmes qui vivent dans une branche bienveillante. Qu'en est-il de celles qui occupent une branche malveillante ? Une stratégie de paris basée sur la règle de Born ne fonctionne pas : aucune fréquence mesurée ne s'accorde avec elle. Un tel observateur est donc conduit à rejeter la formulation habituelle de la mécanique quantique (disons par exemple telle qu'elle est présentée dans le livre de von Neumann). Pour lui, ce n'est pas une hypothèse viable. Il peut alors faire l'hypothèse différente, concurrente, qu'il vit dans le monde d'Everett. Cette hypothèse n'est pas falsifiée puisqu'elle prédit que certains observateurs verront la règle de Born échouer. Mais en fait elle ne peut jamais être falsifiée. Nous avons vu en effet que, quelle que soit la séquence que l'on imagine, pour des résultats de mesures répétées, l'interprétation d'Everett prédit que certains observateurs observeront exactement cette séquence. Cela veut dire qu'il n'existe aucun moyen de falsifier l'hypothèse d'Everett car aucune séquence de résultats n'est incompatible avec elle. La majeure partie des prédictions expérimentales qui pourraient falsifier la mécanique quantique ordinaire - celles qui comparent des probabilités théoriques à des fréquences observées expérimentalement - restent tout à fait incapables de falsifier la théorie d'Everett. Bien que cette dernière ne soit pas complètement infalsifiable - parce qu'elle propose d'autres types de prédictions qui n'impliquent pas de probabilités - elle apparaît beaucoup moins vulnérable à la falsification que la mécanique quantique ordinaire. C'est une raison supplémentaire pour préférer d'autres approches car une théorie moins falsifiable est par définition moins explicative. Il reste que certains travaux suggèrent que, si l'on décide (dans l'esprit de Deutsch et des autres oxfordiens) de ne pas tenir compte des branches malveillantes, la théorie pourrait être testable. Les oxfordiens soulignent le fait que, sous l'hypothèse des axiomes de la théorie de la décision, on pourrait montrer qu'il est rationnel de raisonner comme si la magnitude de la fonction d'onde était liée aux probabilités, comme si nous avions une très faible probabilité de nous trouver sur une branche malveillante, au point que nous pourrions l'ignorer. Et ils suggèrent qu'il pourrait en être ainsi dès que l'on raisonne de manière probabiliste.

167

La révolution inachevée d'Einstein

Dans le monde ordinaire, dans un monde unique et fini, il pourrait arriver, si nous sommes très malchanceux, qu'un tirage donne face un millier de fois d' affilée. Mais nous sommes assurés que de telles choses n'arrivent pratiquement jamais. En revanche, dans le contexte d'Everett, non seulement il existe des branches malveillantes où cela se produit, mais il y en a autant que de branches bienveillantes. Reste que, même si l'argument de Deutsch invoque des probabilités subjectives pour les prises de paris par des observateurs du monde d'Everett, il n'en demeure pas moins que la théorie globale est déterministe et que chacune des branches existe définitivement. Deutsch et consorts· tentent de donner un sens à l'hypothèse d'Everett au moyen des seules probabilités subjectives pour des observateurs dans le monde d'Everett, via la théorie de la décision. Autant que j'ai pu comprendre, la tentative ne me semble pas réussir de façon convaincante. Aucun argument fondé sur les seules notions de probabilités subjectives ne peut justifier de négliger les branches malveillantes. Si Everett a raison, elles sont objectivement réelles. Il faut quelque chose de nouveau. Pour sauver la situation, Simon Saunders a proposé de couper le nœud gordien : en posant que les ordres de grandeur de la fonction d'onde fourniraient des probabilités objectives (plutôt que des recettes pour parier), pour qu'un observateur se retrouve sur une branche décohérée, en accord avec la règle de Born. Son argument repose sur le fait que les magnitudes des branches s'avèrent posséder beaucoup de propriétés que nous voudrions accorder à des probabilités objectives. Et ces propriétés - affirme-t-il - résulteraient de la règle 1, comme une conséquence des lois d'évolution des états quantiques, et non pas d'un postulat additionnel comme l'est la règle 2. Sa proposition constituerait une véritable dérivation de la règle 2 et de la loi de Born à partir de la règle 1 uniquement. Cela nous sortirait des problèmes soulevés par les branches malveillantes. En effet, en supposant que Saunders ait raison, il serait peu

* Y compris Greaves, Myrvold et Wallace. Je dois préciser qu'ils introduisent des lignes d'argumentation que je n'ai pas mentionnées ici, à propos desquelles les experts ne sont pas d'accord. Donc la situation est un peu plus complexe que ce que j'ai présenté.

168

Le réalisme critique

probable de nous retrouver sur l'une d'elles. Mais Saunders prétend qu'il pourrait faire encore davantage : il s'agirait d'une véritable dérivation de la façon dont des probabilités objectives peuvent apparaître dans la nature. Et cela expliquerait pourquoi nous devons aligner nos cotes de paris, subjectives, avec les probabilités objectives. D'après ce que j'ai compris, les experts d'Oxford sont actuellement divisés sur la proposition de Saunders. Notamment parce que les magnitudes des branches ont bien certaines propriétés des probabilités objectives, mais pas toutes ... Laissons maintenant cette discussion. Après plus de soixante ans, on ne sait toujours pas s'il est possible de donner un sens à l'hypothèse surprenante d'Everett. Cela demeure un travail en cours. Je puis cependant proposer une série de remarques. Selon ma compréhension, l'hypothèse d'Everett, si elle était justifiée, expliquerait bien trop, et aussi bien trop peu. Trop, parce qu'il faudrait croire que le monde entier, que nous considérions comme réel, n'est qu'une branche d'un ensemble d'une réalité beaucoup plus vaste. Et trop peu, parce que beaucoup de choses sont laissées de côté dans une telle image de la réalité. Le plus caractéristique de la réalité que nous expérimentons, c'est que chaque processus que nous observons a un résultat précis. Et le plus impressionnant dans la théorie quantique, c'est sa capacité, par l'utilisation de la règle 2, à fournir des prédictions précises pour les fréquences observées, de résultats définitifs. Ce que je demande au réalisme, c'est une explication détaillée de la manière dont ces probabilités relatives coïncident avec les moyennes effectivement obtenues sur une série d'expériences répétées. La réalité que nous, les réalistes, recherchons est celle du monde tel qu'il est, et tel qu'il serait en notre absence. Des probabilités subjectives peuvent peut-être guider les décisions de parieurs. Mais elles ne font pas partie de cette réalité car elles n'auraient pas d'existence sans nous. La question n'est pas de savoir si les décideurs sont réels, car il n'y a pas de doute sur le fait que nous soyons réels. La question n'est pas non plus de savoir si, en supposant que cela nous intéresse, nous pourrions obtenir un compte rendu scientifique de l'expérience que constitue une prise de décision rationnelle. La question est plutôt de savoir si nous

169

La révolution inachevée d'Einstein

pouvons réaliser l'ambition de la physique : décrire la lumière et les atomes d'une manière complètement indépendante de notre existence. Permettez-moi d'insister sur le fait que la question de savoir si l'approche d'Oxford réussit, selon ses propres termes, à donner un sens à l'interprétation en univers multiples, n'est toujours pas tranchée. Il n'est pas exclu que l'hypothèse d'Everett soit inconsistante ou incohérente. Il se peut aussi qu'elle s'avère finalement l'unique approche réaliste de la mécanique quantique pour laquelle la seule règle 1 suffit à encadrer la théorie. Que ce soit l'un ou l'autre, cela renforce, en tout cas selon moi, l'argument selon lequel nous avons besoin d'une nouvelle théorie. Lorsque les tests empiriques échouent, nous devons décider autrement de la théorie sur laquelle nous voulons concentrer notre travail. Comme un certain nombre de philosophes et historiens l'ont souligné, avant que des preuves définitives ne soient apportées, il n'y a pas lieu d'éviter d'introduire des facteurs qui peuvent sembler non scientifiques, lorsqu'il s'agit de choisir les programmes de recherche et les théories qui méritent notre temps et notre attention. C'est d'autant plus vrai qu'il s'agit en l'occurrence de décisions individuelles. Et lorsqu'aucun critère empirique n'est encore disponible il est dans l'intérêt de la communauté scientifique, en tant qu' organe de décision, d'encourager la plus grande diversité d'approches, tant qu'elles restent cohérentes avec les évidences expérimentales ou observationnelles du moment. Paul Feyerabend explique dans son ouvrage Contre la. méthode, que c'est la compétition entre divers points de vue et divers programmes de recherche qui peut faire progresser la science, en particulier pendant les périodes critiques lors desquelles les preuves ne sont pas suffisantes pour décider de l'approche qui donnera les meilleures explications. Lévaluation d'un programme de recherche en fonction de critères autres que les facteurs empiriques relève du goût et du jugement individuel de chacun·. Après beaucoup d'efforts pour comprendre la pensée de ses partisans, je demeure dans l'attente à propos du programme

* Mon propre point de vue sur le fonctionnement de la science et le rôle des jugements individuels, dans la formation d'un consensus par la communauté scientifique est décrit au chapitre 17 de mon livre Rien ne va plus en physique!: L'Échec de la théorie des cordes (Dunod, 2007).

170

Le réalisme critique

d'Everett, car je sais que ceux qui y ont le plus réfléchi n'ont pas obtenu d'accord. Je n'ai pas peur d'avouer qu'aucune question relative aux fondements quantiques ne m'a paru personnellement plus difficile et plus douloureuse que celle à propos d'Everett. Je m'y trouve en désaccord avec des amis et des collègues avec qui j'ai grandi au fil des ans et pour qui j'ai le plus grand respect. Nous savons que la forme originale de l'interprétation en univers multiples a échoué en tant qu'approche réaliste, parce qu'elle se heurte aux grands problèmes du fractionnement préféré, du déterministe et de l'absence de probabilités. Après beaucoup d'efforts pour développer une version plus sophistiquée fondée sur la décohérence et les probabilités subjectives, les experts ne sont toujours pas d'accord. Mais même s'ils réussissent, le mieux qu'ils pourraient établir, ce serait que les axiomes de la théorie de la décision entraînent que la meilleure stratégie pour un observateur du monde d'Everett serait de parier en conformité avec la règle de Born. Cela ne nous donne aucune raison de croire que nous vivons dans le monde d'Everett. Et je ne vois non plus aucun argument qui nous suggèrerait de préférer l'approche d'Everett aux autres. En dépit de certaines allégations provocatrices, il n'existe aucun résultat expérimental qui ne puisse être expliqué aussi bien par les autres approches réalistes que par celle d'Everett. Certains ont déclaré que seule l'approche d'Everett pourrait expliquer des phénomènes comme l' accélération du calcul quantique. Mais elles sont immédiatement contredites par le fait que d'autres approches réalistes, telles que la théorie de l'onde pilote, en rendent tout aussi bien compte, d'une manière au moins également explicative. Un argument parfois avancé en faveur d'Everett commence par l'affirmation qu'il n'existerait que trois formulations réalistes de la théorie quantique, et que les deux autres, théorie de l'onde pilote et théorie de l'effondrement, ont des tensions avec la relativité, et donc des difficultés à incorporer la théorie quantique des champs. Il en résulterait que, dans l'hypothèse où l'on réussirait à lui donner un sens, l'approche d'Everett serait la bonne. Je ne suis pas d'accord, et je le prends comme une motivation pour rechercher d'autres approches réalistes, ainsi que je le décris dans les derniers chapitres de ce livre.

171

La révolution inachevée d'Einstein

Tournons-nous à présent vers quelques réflexions non empiriques.

Le philosophe Imre Lakatos recommandait d'investir dans des programmes de recherche progressifs. Cela signifiait pour lui qu'ils doivent se développer rapidement, avec le potentiel d'engendrer une percée significative. Et de tels programmes doivent également rester ouverts aux développements et aux surprises à venir, contrairement à ceux qui supposent déjà compris les principes et les phénomènes de base. Ce critère favorise les approches réalistes des fondements quantiques par rapport aux méthodes antiréalistes. Parce que ces dernières nous confinent à des manières de parler des phénomènes quantiques en supposant qu'ils sont déjà bien connus, alors que les approches réalistes considèrent au contraire la mécanique quantique comme incomplète et visent donc à découvrir de nouveaux phénomènes et de nouveaux principes. Je crois en outre que, parmi les approches réalistes, celle d'Everett est la moins progressiste, bien que l'on puisse argumenter dans les deux sens. Un effort énorme a été accompli pour développer cette approche, en grande partie technique et extrêmement intelligent. Mais la plus grande partie de ce travail a été consacrée à des problèmes qui ne se posent que dans le cadre de cette approche, et qui ne concernent aucunement les autres. C'est pourquoi, parmi les approches réalistes, celle d'Everett semble la moins ouverte à la possibilité que de futures découvertes nous conduisent à modifier les principes et le formalisme mathématique de la mécanique quantique. D'un autre côté, il convient de reconnaître que la théorie d'Everett a stimulé un vaste travail sur la décohérence, qui reste très important pour notre compréhension générale de la physique quantique. Et il a inspiré beaucoup de progrès en informatique quantique. Gnterprétation des univers multiples a joué un rôle important dans le travail pionnier de David Deutsch, et il ne fait aucun doute qu'elle joue encore un rôle important en stimulant des travaux sur l'informatique quantique. Mais nous devons aussi créditer la théorie de l'onde pilote et les modèles d' effondrement pour les propositions expérimentales qu'ils ont stimulées, en ce qui concerne par exemple la physique hors d'équilibre dans l'univers primordial. Il semble donc que l'argumentation sur le caractère le plus progressiste parmi les approches réalistes ne soit pas décisive.

172

Le réalisme critique

Quant à l'approche d'Oxford, elle reste un peu bizarre et décalée : elle ne nous dit rien que nous ne savions déjà sur le monde dans lequel nous vivons, ou que nous n'aurions pas pu déduire d'autres approches. Ce dont elle parle, c'est de mondes hypothétiques que nous ne connaissons pas et que nous ne pouvons pas connaître, et des copies de nousmêmes qui les peupleraient. Ces dernières devraient être tout aussi vivantes et conscientes que nous. S'il en est bien ainsi, devons-nous - nous ou en tout cas ceux qui jugent que l'approche d'Everett est une possibilité sérieuse - nous soucier de nos copies et ressentir des responsabilités à leur égard ? J'admets qu'une investigation sur la qualité de vie de nos copies dans d'autres branches peut sembler quelque peu académique. Mais nous, les universitaires, sommes formés à élaborer toutes les conséquences logiques d'une hypothèse. Pour moi, la conséquence la plus provocatrice et la plus désagréable de l'approche d'Everett est qu'elle nous oblige à croire que chacun d'entre nous possède un nombre infini de copies, chacune aussi vivante et consciente que nous-mêmes. Plutôt de la science-fiction que de la science ! Mais pourtant une conséquence directe de l'hypothèse d'Everett. Et puisqu'il s'agit de science et non de foi, nous n'avons pas la possibilité d'adopter une interprétation « libérale » d'Everett, par exemple de choisir de croire à certains de ses aspects, comme l'existence d'une fonction d'onde de l'Univers, tout en ignorant les autres. Il me semble alors qu'Everett soulève deux types de dilemmes éthiques. Premièrement, elle condamne un grand nombre d'êtres vivants et conscients à des souffrances qui ne peuvent être atténuées par nos efforts. Mais surtout il en résulte un effacement de la distinction entre le possible et le réel. Si un bon nombre de nos grands et talentueux scientifiques croyaient à cette proposition, cela pourrait avoir la conséquence malheureuse de diminuer leurs motivations pour travailler à améliorer notre monde. Ne pourrions-nous pas en dire autant de l'augmentation de l'entropie imposée par la deuxième loi de la thermodynamique ? C'est en fin de compte la cause de la mort de la plupart des créatures vivantes. La différence est que nous n'avons pas le choix : nous savons que la

173

La révolution inachevée d'Einstein

deuxième loi est vraie. Alors que l'interprétation d'Everett n'est pas une nécessité. Il existe d'autres formulations de la théorie quantique qui ne nous imposent pas l'existence de copies. Et il me semble légitime de critiquer les scientifiques et les philosophes qui ont tiré des conclusions inutilement pessimistes sur la base d'une image incomplète qui négligeait les effets positifs de l'auto-organisation dans les systèmes hors d'équilibre. Une remarque supplémentaire! La notion même d'un observateur « vivant » sur une branche malveillante peut être contestée au motif qu'aucune des caractéristiques biochimiques dont dépend la vie ne fonctionnerait correctement dans un monde où la règle de Born ne s'appliquerait pas. Pour être plus précis, on pourrait classer les branches malveillantes en fonction de la proportion d'événements pour lesquels la règle de Born ne s'applique pas. On pourrait cataloguer les branches selon la sévérité de ces échecs. Cela pourrait aboutir à comparer la vie dans une branche légèrement malveillante à l'exposition à une faible dose de rayonnements ionisants, avec des conséquences similaires pour la santé. Même parmi les branches bienveillantes, il y aurait des disparités dans le domaine de la santé. Demain, un rayon gamma va frapper un brin de mon ADN, en conséquence de quoi le monde va se diviser en un tas de mondes décohérents, et moi-même en autant de copies. Les unes développeront un cancer, d'autres non. Il y a une version de moi dans chacun des deux mondes. Ne devrais-je pas me soucier des deux ? La version extrême de cet argument suggère que, dans un avenir très lointain, il devrait demeurer certains exemplaires chanceux de moi-même encore en vie, qui auront esquivé tous les accidents et survécu au cancer. Il me semble que l'interprétation en mondes multiples offre un profond défi à notre pensée morale parce qu'elle efface la distinction entre le possible et le réel. Selon moi, la motivation permettant de s'efforcer à rendre le monde meilleur vient du fait que nous pouvons espérer rendre notre· avenir réel meilleur que d'autres avenirs possibles envisageables. Si tous les malheurs que nous tentons d'éliminer, qu'il s'agisse de famine, maladie, tyrannie. . . se déroulent de toute manière ailleurs, dans une autre branche, alors tous nos efforts n'engendrent aucune amélioration

174

Le réalisme critique

globale. Des questions telles que la guerre nucléaire ou le changement climatique pourraient sembler moins urgentes si nous pensons qu'il existe de multiples autres versions de la Terre et de la race humaine, où les choses auraient de meilleures chances de s'arranger. Lexistence de toutes ces copies de nous-mêmes me semble également présenter un dilemme moral et éthique. Si, quel que soit le choix je fais dans la vie, il y a une autre version de moi-même qui fait le choix opposé, alors quelle importance à ce que je choisis ? Il y aura dans le multivers une branche pour chaque option, des branches dans lesquelles je deviendrais aussi mauvais que Staline ou Hitler, d'autres où je serais aimé comme un successeur de Gandhi. Autant être égoïste et faire les choix qui me sont immédiatement bénéfiques. Indépendamment de ces choix, gentillesse et générosité se trouveront de toute manière chez un nombre infini de copies de moi-même vivant dans d'autres branches. Cela me semble un problème d'éthique parce que la simple croyance dans l'existence de toutes ces copies diminue mon sens de responsabilité morale. Un ami cher, qui travaille sur la théorie d'Everett, insiste sur le fait que le monde pourrait néanmoins être ainsi. Notre travail est de comprendre comment est le monde, et ce n'est pas à nous de lui dicter nos goûts et aversions personnels. Je lui réponds que, tant qu'il n'y a pas d'argument décisif pour préférer Everett à d'autres approches, je suis libre de parier sur une autre approche. Libre à chacun de faire un autre choix, mais je préfère investir mon temps dans le développement de cosmologies inspirant la recherche de nouvelles particules, de nouveaux phénomènes, de nouvelles propriétés physiques ... plutôt que dans une contemplation scolastique des destins d'éventuelles copies de nous-mêmes. J'ajoute que, étant donné qu'il y a très peu de chances que l'approche d'Everett ou quoi que ce soit du même genre se révèle pertinente, il me semble peu dangereux que quelques philosophes brillants choisissent de centrer leurs réflexions sur les conséquences de cette hypothèse vraiment surprenante et subtile. Si en revanche elle venait vraiment à influencer l'air du temps, ce serait autre chose et il faudrait s'inquiéter. Il est de toute façon légitime que des esprits rigoureusement formés et adaptés à la question, munis de bonnes capacités analytiques (ce qui n'est pas

175

La révolution inachevée d'Einstein

mon cas) aient la possibilité d'examiner cette idée, même si elle n'est pas pertinente pour le monde réel. Espérons donc qu'ils parviendront à déterminer si une théorie réaliste fondée uniquement sur la règle 1 peut avoir un sens. Léminent théoricien des particules Steven Weinberg a récemment souligné l'échec des efforts visant à déduire les probabilités de l'analyse en mondes multiples. « Il y a une autre chose insatisfaisante au sujet de l'approche réaliste [des mondes multiples], au-delà de nos préférences paroissiales [par exemple "ne pas aimer" l'idée d'avoir des copies]. Dans cette approche, la fonction d'onde du multivers évolue de façon déterministe. Nous pouvons toujours évoquer des probabilités à propos des fréquences d'obtention des différents résultats possibles lors d'une séquence de mesures, mais les règles qui décident des probabilités observées devraient résulter de l'évolution déterministe de l'ensemble du multivers. Plusieurs tentatives selon l'approche réaliste ont semblé proches de déduire de telles règles, analogues à la règle [probabilité] de Born que nous connaissons bien expérimentalement, mais à mon avis sans succès. » 4 Il y a une dernière morale à tirer de la mécanique quantique d'Everett. Certains de ses partisans affirment que la mécanique quantique d'Everett est la mécanique quantique, tout le reste n'en étant qu'une modification. Ce n'est tout simplement pas le cas. Les manuels ordinaires de mécanique quantique standard (Dirac, Bohm, Baym, Shankar, Schiff, etc.) présentent la théorie d'usage courant par les physiciens, celle basée sur la règle 1 et la règle 2. Cette théorie n'a tout simplement pas d'interprétation réaliste. Le réalisme, quelle qu'en soit la version, a un prix. Un prix à payer pour obtenir une nouvelle théorie sensée qui décrive la nature correctement et complètement.

176

Partie 3 Au-DELÀ DU QUANTIQUE

12

Les alternatives à la révolution En fin de compte, nous sommes poussés à chercher ce que nous espérons voir devenir l'ontologie correcte du monde. Après tout, c'est le désir de comprendre ce qu'est la réalité qui brûle le plus profondément dans l'âme d'un vrai physicien. » Lucien Hardy' «

Au cours des dernières années, le domaine des fondations quantiques a connu une forte croissance. Après huit décennies dans l'ombre, c'est l'heure de vérité : il est enfin devenu possible de faire une bonne carrière en tant que spécialiste des fondements quantiques. C'est très bien ; cependant, la plupart des progrès, et la plupart des jeunes, se trouvent du côté antiréaliste. La plupart des nouveaux travaux n'ont pas eu pour objectif de modifier ou compléter la théorie quantique, mais seulement de chercher une nouvelle manière d'en parler. Pour expliquer cela, j'ai besoin de récapituler un peu l'historique du domaine des fondements quantiques. La mécanique quantique n'est pas apparue du jour au lendemain. Ce fut le résultat d'une longue gestation. Elle a commencé en 1900 avec la découverte par Planck que l'énergie transportée par la lumière arrivait en paquets discrets, et elle a culminé sous sa forme finale en 1927. Il s'en est suivi une période de débats, au cours de laquelle

La révolution inachevée d'Einstein

de nombreux physiciens quantiques ont discuté des fondements de la nouvelle théorie. Toutefois, cette période de débat libre a bientôt pris fin, et, malgré les objections d'Einstein, Schrodinger et de Broglie, elle s'est terminée avec le triomphe du point de vue de Copenhague. Depuis le début des années 1930 jusqu'au milieu des années 1990, la plupart des physiciens ont considéré que la question de la signification de la mécanique quantique était réglée. Cette longue période sombre a été ponctuée par les travaux importants de Bohm, Bell, Everett, et quelques autres, mais la plupart des physiciens ont accordé peu d'attention à ces travaux ou aux questions générales à propos des fondements de la physique. Cela se manifeste par le peu de citations des articles fondamentaux de ces auteurs jusqu'au milieu des années 1970, quand les tests expérimentaux des inégalités de Bell ont commencé. Même aujourd'hui, il n'est pas rare de trouver des physiciens très accomplis qui croient, à tort, que Bell a disqualifié toutes les théories des variables cachées·. Jusqu'à tout récemment, aucun poste académique dans les départements de physique, n'était disponible pour un physicien travaillant sur les fondements quantiques. La petite communauté de spécialistes dans ce domaine, ont soit obtenu leur titularisation pour d'autres travaux, comme Bell, soit, comme Bohm, trouvé des situations aux confins du monde académique. Quelques-uns ont fait carrière en philosophie ou en mathématiques, d'autres en enseignant dans de petites universités de premier cycle. C'est la promesse de l'informatique quantique qui, juste avant le tournant de ce siècle, a commencé à ouvrir des portes à ceux qui voulaient travailler sur les fondements quantiques. I..:idée que la mécanique quantique pourrait être utilisée pour construire un nouveau type d' ordinateur avait été abordée par Richard Feynman dans une conférence2 en 1981. Ce discours, et d'autres anticipations précoces de l'idée, n'ont d'abord eu que peu d'effet, jusqu'à ce que David Deutsch, à l'origine spécialiste de la gravité quantique en position à Oxford, propose en 1989 une approche de l'informatique quantique dans le contexte d'un article sur les fondements des mathématiques et de la logique3 • Dans

* Plutôt que seulement celles à variables cachées locales.

180

Les alternatives à la révolution

son article, Deutsch présentait l'idée d'un ordinateur quantique universel, analogue à une machine de Turing. Quelques années plus tard, Peter Shore, un informaticien qui travaillait en informatique pour un laboratoire de recherche IBM, a prouvé qu'un ordinateur quantique pourrait factoriser de grands nombres beaucoup plus rapidement qu'un ordinateur ordinaire. C'est à ce moment-là que les gens ont commencé à être intéressés, parce que la capacité de factoriser de grands nombres ouvre la porte à la possibilité de briser bon nombre de codes de sécurité d'usage courant. Des groupes de recherche ont été créés partout dans le monde. Ils se remplirent rapidement de jeunes chercheurs brillants, dont beaucoup eurent une double stratégie de recherche : s'attaquer aux problèmes des fondements tout en menant des recherches sur l'informatique quantique. En conséquence, un nouveau langage fut inventé pour la physique quantique, basé sur la théorie de l'information, qui constitue un outil fondamental de l'informatique. Ce nouveau langage, la théorie de l'information quantique, hybride d'informatique et de théorie physique quantique, est bien adapté aux défis de la construction des ordinateurs quantiques. Il en a résulté un ensemble puissant d'outils et de concepts qui se sont révélés inestimables pour aiguiser notre compréhension de la physique quantique. Néanmoins, la théorie de l'information quantique est une approche purement opérationnelle, plus à l'aise pour décrire la nature dans le cadre d' expériences lors desquelles des systèmes sont préparés et ensuite mesurés. La nature à l'extérieur du laboratoire apparaît à peine et, quand c'est le cas, elle est souvent représentée comme un ordinateur quantique, ce qui. n' est pas surprenant. La renaissance actuelle du domaine des fondements/information quantiques est sans nul doute bénéfique. Notamment parce qu'une grande partie du travail théorique est ancrée dans des expériences réelles. Lélan vers le calcul quantique a conduit à de nombreuses réflexions qui ont éclairé des questions fondamentales comme la téléportation quantique. Il s'agit d'une technologie au moyen de laquelle l'état quantique d'un atome peut être transféré à un autre atome éloigné, sans qu'il soit nécessaire de le mesurer. Si l'on n'en est pas tout à fait aux téléporteurs

181

La révolution inachevée d'Einstein

de la science-fiction, elle joue déjà un rôle aujourd'hui. Elle est par exemple utilisée pour créer un nouveau type de code incassable. Ces développements nous ont également permis d'apprécier davantage la façon dont la théorie quantique est structurée. Par exemple, un nouveau type d'approche, initié par Lucien Hardy, recherche l'ensemble d'axiomes le plus court et le plus élégant à partir duquel on peut dériver le formalisme mathématique de la mécanique quantique. Parmi ces axiomes, certains n'ont rien de remarquable car ce qu'ils nous disent s'applique à n'importe quelle théorie, mais certains font ressortir toute l'étrangeté du monde quantique. En même temps, ce climat dominé par les approches opérationnelles laisse peu de place aux réalistes à l'ancienne mode, qui cherchent comment compléter la théorie quantique pour expliquer ce qui se passe dans les événements individuels. Certains d'entre eux sont des partisans des univers multiples, mais il subsiste aussi une petite communauté de bohmiens, et quelques adeptes de la théorie de l'effondrement. Quant à ceux qui essaient de pousser la recherche de la réalité encore au-delà de ces approches établies, ils sont encore plus rares. La plupart d'entre nous, dans cette classe, étaient à l'origine des spécialistes très accomplis dans d'autres domaines, comme Stephen Adler et Gerard 't Hooft. Nous nous insérons assez imparfaitement dans le champ vivant qu'est devenue l'étude des fondements quantiques. D'autant plus que nos préoccupations et nos ambitions, ainsi que les théories que nous développons pour les réaliser, ne peuvent être exprimées dans le langage opérationnel dont la maîtrise est l' apanage des informaticiens quantiques professionnels. Nous persistons malgré tout dans notre recherche d'une image réaliste et complète du monde quantique. Comme l'exprime Lucien Hardy dans la citation qui ouvre ce chapitre, je crois que de nombreux physiciens préféreraient le réalisme à l'opérationnalisme, et s'intéresseraient à la découverte d'une approche réaliste de la théorie quantique qui permettrait de surmonter les faiblesses des approches existantes. Si les approches opérationnelles dominent au cours de la période actuelle, c'est en partie du fait de l' absence d'une alternative réaliste convaincante.

182

Les alternatives à la révolution

La suite de ce livre traite de l'avenir des approches réalistes de la physique quantique. Mais avant d'écarter les approches non réalistes, voyons s'il y a quelque chose à apprendre de l'accent mis récemment sur elles. Une leçon que j'ai apprise, c'est qu'il y a de nombreuses façons différentes d'exprimer en quoi le monde quantique diffère du monde classique de la physique newtonienne. Si vous désirez prendre un point de vue antiréaliste, une gamme d'options vous est offerte. Vous pouvez adopter le point de vue radical de Bohr : que la science n'est rien d'autre qu'une extension du langage ordinaire que nous utilisons pour commenter nos résultats d'expériences. Vous pouvez adopter une approche appelée bayésianisme quantique, selon laquelle la fonction d'onde n'est rien d'autre qu'une représentation symbolique de nos croyances, et la prédiction un terme sophistiqué permettant de désigner nos paris. Une autre option consiste à adopter une perspective purement opérationnelle. Elle ne permet de parler que des processus bien délimités entre une préparation et une mesure. Dans tous ces cas, le problème de la mesure est décrit séparément, parce que vous ne pouvez même pas formuler la possibilité que l'état quantique décrive les observateurs et leurs instruments de mesure. Plusieurs de ces nouvelles propositions se fondent sur l'idée selon laquelle le monde est fait d'informations. Ce qui peut être résumé dans l'expression de John Wheeler « it from bit», modernisé en « it from qubit ». Le qubit est l'unité minimale d'information quantique, celle qui correspond à un choix binaire, comme précédemment dans notre fable sur les préférences animalières. En pratique, le programme correspondant imagine que toute grandeur physique est réductible à un nombre fini de questions quantiques oui/non, et aussi que l'évolution dans le temps en vertu de la première règle peut être comprise comme un traitement de cette information quantique comme le ferait un ordinateur quantique : le changement dans le temps est exprimé comme l'action d'une séquence d'opérations logiques appliquées à un ou deux qubits à la fois. Comme John Wheeler le formule, « "it from bit" symbolise l'idée selon laquelle chaque élément du monde physique a au fond de lui - vraiment au fond - une source et une

183

La révolution inachevée d'Einstein

explication immatérielles ; que ce que nous appelons réalité surgit, en dernière analyse, de l'acte de poser des questions de type oui/ non et de l'enregistrement des réponses par l'équipement concerné. Bref, que tout ce qui est physique a une origine informationnelle et que notre Univers est participationnel. »4 La première fois que vous entendez ce genre de point de vue exprimé, vous n'êtes pas tout à fait certain que l'orateur le pense vraiment. Mais c'est bien le cas. Voici une autre citation, plus courte : « La physique donne lieu à la participation de l'observateur ; la participation de l'observateur engendre l'information ; l'information engendre la physique. » Quand Wheeler parle d'un Univers participationnel, il veut dire que l'Univers est créé par notre participation, l'observation ou la perception que nous en avons 5• Oui, pouvez-vous répondre, mais avant que nous puissions percevoir ou observer, nous devons avoir été mis au monde dans l'Univers et par l'Univers. C'est exact, répond John. Il y a un problème? Cela vous donne-t-il une idée de la situation ? Certains systèmes ont un nombre fini de résultats possibles. Ils peuvent être représentés de cette façon, et cela éclaire certains aspects de la physique: par exemple en soulignant l'importance de l'intrication en physique quantique. Mais d'autres systèmes ont un nombre infini de variables physiques, comme le champ électromagnétique. Ils ne s'intègrent pas aussi facilement dans ce programme. Néanmoins, cette approche de l'information quantique à l'égard de la physique quantique a eu une bonne influence sur divers domaines de la physique, depuis le cœur de la physique des solides, jusqu'aux spéculations sur la théorie des cordes et les trous noirs quantiques. Cependant, nous devons distinguer plusieurs types d'idées sur les relations entre physique et information. Certaines sont utiles, mais trivialement vraies. D'autres, plus radicales auraient à mon avis besoin d'être mieux justifiées. Commençons par la définition de l'information. En voici une utile, donnée par Claude Shannon, que l'on peut considérer comme le fondateur des théories de l'information. Elle fut établie dans le cadre des

184

Les alternatives à la révolution

communications, en considérant un canal qui transmet un signal d'un émetteur à un récepteur. On suppose que ces derniers partagent un même langage, au moyen duquel ils donnent un sens à une séquence de symboles. La quantité d'information que transmet le signal est définie comme le nombre de réponses à une série de questions oui/non, qui permettrait au destinataire de comprendre tout ce que dit le signal. Dans ces termes, peu de systèmes physiques peuvent être considérés comme des canaux d'information entre émetteurs et récepteurs partageant un même langage. I.:Univers dans son ensemble n'est pas un tel canal d'information. Ce qui reste puissant dans l'idée de Shannon, c'est que la mesure de la quantité d'informations transmises peut être définie indépendamment du contenu sémantique, c'est-à-dire de la signification du message. Lexpéditeur et le destinataire partagent une sémantique qui donne un sens au message, mais vous n'avez pas besoin de partager cette connaissance sémantique pour mesurer la quantité d'information qu'il contient. Pourtant, sans la sémantique partagée, le signal ne porterait pas vraiment d'information. Une façon de le voir est de se rendre compte que l'information contenue dans un message implique aussi de l'information sur le langage, par exemple les fréquences relatives des lettres, des mots ou des phrases différentes dans ce langage. Cette information concerne le contexte et n'est pas codée dans le message. Si vous ne spécifiez pas le langage, l'information de Shannon n'est pas définie. Le message doit être écrit dans une langue que partagent l'expéditeur et le destinataire. Une suite de symboles arbitraires ne contient aucune information véritable. Que la mesure de l'information selon Shannon dépende de la langue et d'autres aspects du contexte partagés par l'expéditeur et le destinataire, et non pas codés dans le message, implique qu'il ne s'agit pas d'une quantité purement physique. Lun des problèmes les plus tenaces de la philosophie du langage est de comprendre comment les locuteurs ont des intentions et transmettent une signification. Le fait qu'il s'agisse d'un problème difficile ne signifie pas que les intentions et les significations ne font pas partie du monde. Mais ce sont des aspects du monde dont l'existence dépend de l'existence des esprits qui manipulent les messages. Linformation de

185

La révolution inachevée d'Einstein

Shannon mesure quelque chose qui se passe dans ce monde d'intentions et de significations. Elle est bien définie, même si nous n'avons pas une bonne compréhension de la façon dont les significations et les intentions s'intègrent dans le monde naturel, même si elles en font partie intégrante. Permettez-moi de donner un exemple pour clarifier cette distinction.J'entends des gouttes d'eau tombant par intermittence d'un tuyau d'évacuation qui fuit après une pluie d'été. La configuration irrégulière des gouttes ne porte aucun message, ni pour moi ni pour qui que ce soit d'autre. Il n'y a pas d'expéditeur, et je ne suis pas un récepteur ; par conséquent, aucune information, au sens de Shannon, n'est contenue dans les gouttes. D'un autre côté, quelqu'un pourrait tout à fait utiliser le code Morse pour m'envoyer un message par l'intermédiaire d'une séquence de pauses courtes et longues entre les gouttes. La différence entre les deux situations tient à la présence, ou à l'absence, d'une intention de communiquer quelque chose. Lintention importe : la notion d'information, dans ce sens, exige des acteurs qui ont l'intention de donner un sens. Pour un réaliste, qui veut connaître la nature du monde au-delà de ce que les gens en savent ou en comprennent, ce n'est pas un concept qui s'applique utilement au monde atomique·.

* À ce stade, je dois faire un aparté, que les non-connaisseurs peuvent sauter. Un expert pourrait contester ma caractérisation de l'information de Shannon en soulignant qu'elle est égale à moins l'entropie du message. Et il pourrait arguer que l'entropie est une propriété physique objective de la nature, régie (lorsque le système est en équilibre thermodynamique) par les lois de la thermodynamique. Ainsi, en vertu de son lien avec l'entropie, l'information de Shannon serait objective et physique. Je répondrai par trois remarques. Tout d'abord, ce sont des changements de «l'entropie thermodynamique>>, et non pas de «l'entropie» elle-même, qui interviennent dans les lois de la thermodynamique. Deuxièmement, comme l'a souligné Karl Popper il y a quelques années, la définition statistique de l'entropie à laquelle l'information de Shannon est liée n'est pas une quantité vraiment objective: elle dépend d'un choix de description subjective et approximative du système, que nous avons déjà qualifiée de« à gros grain ». {;entropie associée à une description qui serait exacte, à une description parfaite de l'état exact, est toujours zéro. C'est la nécessité de préciser la nature de cette approximation qui apporte un élément de subjectivité à la définition même del' entropie. Cela se voit également dans la manière dont l'entropie d'un système quantique dépend d'un fractionnement en deux sous-systèmes. Enfin, l'attribution d'une entropie à un message est une définition, qui définit l'entropie en termes d'information de Shannon.

186

Les alternatives à la révolution

Une définition de l'information, moins précise mais plus générale, fut donnée par Gregory Bateson, un anthropologue anglais, qui l'a appelée «une différence qui fait la différence». Lidée est parfois exprimée comme « une distinction qui fait une différence ». Elle est directement applicable à la physique, où l'on pourrait la traduire par : « si des valeurs différentes d'une grandeur physique observable conduisent à des évolutions futures différentes d'un système physique, on peut considérer que cette grandeur observable constitue une information». En d'autres termes, presque tout phénomène physique observable transmet potentiellement de l'information. Cette définition implique par exemple la présence« d'information» chaque fois que les valeurs de deux variables physiques sont corrélées. Mais il n'y a là rien de très profond, sinon une appréciation de l'interdépendance des différentes composantes du monde physique. Nous disposons déjà de mesures pour les corrélations. Nous pouvons les renommer « informations » mais un tel changement de nom ne fait qu'affaiblir la spécificité de l'idée : il est davantage susceptible d'engendrer de la confusion, plutôt qu'une révolution dans notre conception du monde. Un ordinateur traite l'information dans le sens de Shannon. Il reçoit un signal d'entrée d'un émetteur, et lui applique un algorithme qui le transforme en un signal de sortie qui sera lu par un récepteur. Un tel contexte est très particulier. Le choix de l'algorithme à incorporer constitue une partie cruciale de la définition d'un calcul. Un système physique n'est pas un ordinateur, et le processus par lequel les données initiales évoluent vers les données à un moment ultérieur ne peut pas toujours être exprimé en termes de l'application d'un algorithme ou d'une séquence d'opérations logiques. Certains auteurs semblent confondre et mélanger les deux définitions de l'information, ce qui les incite à vouloir décrire la nature comme un ordinateur et la relation entre états successifs du monde comme un calcul. Je ne suis pas convaincu de la justification d'une telle hypothèse radicale. Cela n'empêche pas que certains systèmes physiques puissent être modélisés, à un certain degré d'approximation, comme des calculs, ce qui est, encore une fois, trivialement vrai. Vous pouvez définir certaines

187

La révolution inachevée d'Einstein

approximations des équations de la physique, comme celles de la relativité générale ou de la mécanique quantique. Il est alors possible de les coder en tant qu' algorithmes, et de les exécuter ensuite sur un ordinateur numérique qui les traite. Cela permet souvent d'obtenir une solution approximative très utile des équations. Mais il y a toujours une approximation impliquée. Il est toujours possible de capter le son d'un orchestre symphonique, et de transcrire la captation par un signal numérique à un certain degré approximatif. Mais une telle numérisation tronque toujours plus ou moins (entre autres) la gamme des fréquences impliquées. eexpérience de l'écoute de l'orchestre en direct n'est jamais pleinement restituée. C'est pourquoi il y a toujours un public pour le spectacle vivant, ainsi qu'un marché pour le vinyle et pour les enregistrements purement analogiques. C'est la même chose pour la physique : une numérisation des équations d'Einstein peut être très utile, mais ne capturera jamais la pleine richesse des équations. Même s'il n'est pas possible en général d'assimiler la physique à un processus purement informationnel, on peut soutenir que« l'état quantique» d'un système physique (dans le sens précis envisagé précédemment) représente non pas le système, mais l'information que nous avons sur lui. La règle 2 en donne certainement l'impression, car la fonction d'onde se modifie brusquement au moment précis où nous acquérons de nouvelles informations à propos du système. Mais si la fonction d'onde représente l'information que nous avons à propos d'un système, alors les probabilités que prédit la mécanique quantique doivent être considérées comme subjectives, comme des recettes pour parier. De ce point de vue, la règle 2 est comprise comme une règle de mise à jour par laquelle nos probabilités subjectives pour des expériences futures sont modifiées au fur et à mesure des mesures effectuées. C'est ce que l'on appelle le bayésianisme quantiqué". Une autre approche, plutôt élégante, considère également l'état quantique comme convoyeur des informations qu'un système possède à propos d'un autre système. Elle s'appelle théorie quantique relationnelle. Selon ce point de vue, qui se situe entre l' opérationnalisme et une forme de réalisme, un état quantique est associé à un découpage de

188

Les alternatives à la révolution

l'Univers en deux parties, l'observateur et ce qui est observé. Il représente ce que le premier peut savoir du second. Cette idée, qui a pris ses racines dans la gravité quantique, est née de conversations entre Louis Crane, Carlo Rovelli, et moi-même au début des années 1990. Nous étions inspirés par un ensemble très élégant de descriptions cosmologiques mathématiques très simples, développées par Crane et d'autres mathématiciens : des théories topologiques des champs. Dans ces théories, il n'y a pas de description quantique d'un univers entier. Il n'y a pas d'état quantique décrivant l'Univers dans son ensemble. Au lieu de cela, il y a un état quantique associé à chaque façon de diviser l'Univers en deux sous-systèmes. On peut considérer cet état quantique comme portant l'information qu'un observateur, défini comme un côté de la fracture, pourrait avoir sur le système quantique que constitue l'autre côté. Cela nous a rappelé ce que déclarait Bohr : que la mécanique quantique exige une division du monde en deux parties, l'une classique, l'autre quantique. Et que toute division de ce genre pourrait faire l' affaire. Les modèles étudiés par Crane et les autres mathématiciens ont poussé cette philosophie de Bohr un peu plus loin, car chaque frontière entraîne deux états quantiques, un pour chaque côté, parce qu'il y a deux façons de lire chaque fractionnement. Si Alice vit d'un côté et Bob de l'autre, Alice se verra comme un observateur classique mesurant un Bob quantique. Mais Bob verra les choses dans l'autre sens. Les modèles étaient très simples, de sorte qu'il n'y avait qu'une question à poser : dans quelle mesure les deux descriptions étaient-elles similaires ? C'est-à-dire, quelle est la probabilité que la description quantique de Bob par Alice soit la même que la description quantique d'Alice par Bob ? Les mathématiciens ont établi leurs théories de façon à ce que la réponse soit toujours la même, quelle que soit la façon dont l'Univers est divisé, dont la frontière est choisie. Alors dans ce cas, la probabilité que le point de vue d'un côté ressemble à celui de l'autre côté exprime quelque chose d'universel, quelque chose qui caractérise la manière dont cet univers est connecté, c'est-à-dire ce que les mathématiciens appellent la topologie de l'Univers. C'est pourquoi on les appelait

théories topologiques des champs. 189

La révolution inachevée d'Einstein

Crane a porté ces univers modèles à l'attention de Carlo et de moi-même parce qu'il a vu que les structures mathématiques impliquées pouvaient être étendues pour englober la gravité quantique à boucles. Il s'est avéré qu'il avait raison à ce sujet, mais c'est une autre histoire. Crane a aussi suggéré que ces nouvelles options mathématiques pouvaient offrir un moyen d'étendre la mécanique quantique à l'Univers dans son ensemble. Il avait raison à ce sujet également, et le résultat fut la théorie quantique relationnelle. Chacun de nous a appliqué à sa manière cette idée à la théorie quantique en général, et chacun a publié sa version 7• La formulation de Rovelli était la plus générale, et elle est devenue la plus connue, c'est donc elle que je vais décrire. Bohr a enseigné que les physiciens quantiques doivent toujours parler de deux mondes. Nous, observateurs, vivons dans le monde classique, mais les atomes que nous observons vivent dans un monde quantique. Les deux mondes obéissent à des règles différentes. En particulier, les objets du monde quantique peuvent exister en superpositions, tandis que dans le monde classique, les propriétés observables des choses prennent toujours des valeurs nettes, et ne peuvent pas être superposées. Pour Bohr, les deux mondes sont nécessaires à la science. Les instruments que nous utilisons pour manipuler et mesurer les atomes vivent à la frontière de ces deux mondes, en un sens ils définissent la frontière. Bohr a souligné que l'emplacement de cette limite est arbitraire. Elle pourrait être cholsie différemment pour des fins différentes, pour autant qu'elle divise le monde en deux domaines. Pensons alors à l'expérience du chat de Schrodinger. Une première façon d'établir la limite consiste à considérer l'atome et le photon comme les éléments du système quantique, en gardant le compteur Geiger et le chat dans le monde classique. Selon cette vision, l'atome peut exister en superposition, mais le compteur Geiger affichera toujours un état défini: OUI (il a vu un photon) ou NON (il ne l'a pas vu). Mais nous pouvons aussi choisir de considérer le détecteur comme appartenant au monde quantique. Dans ce cas, le chat est toujours soit mort, soit vivant ; mais le compteur Geiger peut être dans une superposition intriquée avec l'atome. Enfin vous pouvez encore, et c'était le point de Schrôdinger,

190

Les alternatives à la révolution

choisir la frontière coïncidant avec les murs de la boîte, de sorte que le chat fasse maintenant également partie du système quantique. Il peut donc exister dans des superpositions intriquées avec le compteur Geiger. Le monde classique comprend une de nos amies, Sarah, qui va ouvrir la boîte et regarder à l'intérieur. Sarah est bien entendu supposée macroscopique et classique, et doit donc toujours se trouver dans un état bien défini. De son point de vue, elle se situe du côté classique de la frontière, elle voit donc toujours le chat soit vivant, soit mort. Eugene Wigner nous a suggéré d'aller plus loin dans cette fable, en considérant que le système quantique inclut également notre amie Sarah, avec la boîte, le chat et son contenu'. Depuis 1'extérieur de la frontière, je vois donc Sarah faire partie d'une superposition d'états intriqués. Dans une branche de la superposition le chat est vivant et Sarah le voit vivant, alors que dans 1'autre, le chat est mort et elle le voit mort. Nous avons ainsi répertorié cinq façons différentes de diviser le monde en quantique et en classique, où par quantique on entend que des superpositions sont possibles, alors que classique signifie qu'une grandeur physique possède toujours une valeur unique bien définie. Ces différentes descriptions ne semblent pas s'accorder les unes aux autres puisque, par exemple, nous voyons Sarah dans un état superposé, alors qu'elle-même se voit toujours dans un état défini. La proposition de Rovelli consiste à dire que toutes ces descriptions partielles du monde sont également correctes. Toutes font partie de la vérité. Chacune donne une description valide d'une partie du monde définie par une frontière. Sarah est-elle vraiment en superposition? Ou voit-elle et entend-elle vraiment un chat vivant? Rovelli voudrait ne pas avoir à choisir entre ces deux options. Il insiste sur le fait qu'une description des événements et des processus physiques implique toujours une manière particulière de dessiner une frontière entre quantique et classique. Il postule que tous les moyens de tracer la frontière sont également valides, et qu'ils font tous partie du processus de la description complète. En termes simples, Rovelli dirait qu'il est vrai du point de vue de Sarah que le chat est vivant, et qu'il est également vrai de mon point

*

Cette étape de l'argument s'appelle L'ami de Wigner.

191

La révolution inachevée d'Einstein

de vue que Sarah est intriquée dans une superposition de « voir un chat mort » et « voir un chat vivant ». Y a-t-il une vérité qui ne soit pas qualifiée par un point de vue ? Si je comprends bien Rovelli, il répond non. Dans l'histoire telle que je l'ai racontée, Sarah et moi sommes d'accord sur le fait qu'elle a ouvert la boîte et inspecté le chat, même si nous ne sommes pas d'accord sur le résultat. Mais on aurait également pu imaginer une situation dans laquelle la décision de Sarah d'ouvrir ou non la boîte dépende elle aussi de l'issue d'un événement quantique comme la désintégration d'un atome instable, auquel cas je pourrais décrire Sarah comme étant dans une superposition « avoir regardé dans la boîte », ou non. Tandis que Sarah elle-même aura expérimenté l'un ou l'autre. Remarquez qu'il y a une cohérence, même si elle peut paraître faible, dans la mesure où ma description de Sarah n'exclut pas la sienne. Notez aussi - et c'est un point central - que chaque façon de tracer une frontière divise le monde en deux parties incomplètes. Il n'y a pas de vision de l'Univers comme un tout, comme si on le voyait de l'extérieur. Il n'y a pas d'état quantique de l'Univers dans son ensemble. Si la théorie quantique relationnelle avait un slogan, ce serait, «Beaucoup de points de vue partiels définissent un univers unique». Cette proposition peut être elle-même analysée sous différents angles. Une approche pragmatique opérationnaliste voit chaque manière de diviser le monde en deux, avec une frontière, comme définissant un système qui peut être traité par la mécanique quantique. Chaque choix donne lieu à une description, qui contient tous les éléments d'information qu'un observateur, du côté classique de la frontière, peut avoir sur le système quantique de l'autre côté. Pour un tel opérationnaliste, la collection des états quantiques contient l'information qu'un observateur peut avoir pour chaque choix d'une frontière qui le distingue. Chaque observateur code sous la forme d'un état quantique les informations dont il dispose sur le système de l'autre côté de la frontière. Les états sont différents parce qu'il s'agit de descriptions de sous-systèmes différents. Vue sous cet angle opérationnel, la mécanique quantique relationnelle a quelque chose en commun avec l'interprétation originale

192

Les alternatives à la révolution

d'Everett en états relatifs. Chacun décrit le monde en termes de déclarations contingentes qui codent les corrélations entre les différents soussystèmes, qui se sont établies lorsqu'ils ont interagi. Mais ce n'est pas ainsi que Rovelli voit la mécanique quantique relationnelle. Il qualifie son point de vue de réalisme, mais cela signifie autre chose que le réalisme naïf, tel que j'ai utilisé le terme. Pour lui, ce qui constitue la réalité, c'est la séquence des événements au moyen desquels un système situé d'un côté d'une frontière peut obtenir de l'information sur la partie du monde de l'autre côté. Ainsi, nous pouvons dire que Rovelli est un réaliste à propos de la causalité. Cette réalité dépend d'un choix de frontière, parce que ce qui constitue un événement défini - quelque chose qui s'est vraiment déroulé - pour un observateur peut faire partie d'une superposition pour un autre. Le réalisme de Rovelli est donc différent du réalisme naïf, selon lequel ce qui est réel est constitué d'événements dont tous les observateurs pourraient convenir universellement qu'ils ont eu lieu. Rovelli nie que le réalisme naïf, dans ce sens, soit possible dans le monde quantique. Il propose donc d'adopter son mode de réalisme, radicalement différent : ce qui est réel est toujours défini par rapport à une division du monde qui définit un observateur. Rovelli utilise des termes très différents de ceux de Bohr, et parvient à une formulation plus précise, mais les deux utilisent une logique similaire, qui nie la possibilité d'un réalisme naïf à propos des systèmes quantiques. Une autre manière de nier la possibilité du réalisme naïf est basée sur l'élévation de la catégorie des possibles - ce qui pourrait être vrai - au statut de réel. Naïvement, si je déclare que quelque chose est possible, par exemple que le lézard de mon fils ait des petits l'année prochaine, je veux dire que c'est l'une des choses qui pourraient se produire. Quand quelque chose de possible se produit, il devient partie intégrante de l'environnement réel, mais n'est pas réel jusque-là. Le langage et la logique reflètent la différence entre les statuts du possible et du réel. La loi du tiers exclu déclare que quelque chose de réel ne peut pas avoir simultanément une propriété et ne pas l'avoir. Le lapin de notre voisin ne peut pas être à la fois gris et non gris. Mais les états de choses possibles n'ont pas de telles contraintes. Le lapin que

193

La révolution inachevée d'Einstein

notre ami achètera à l'animalerie la semaine prochaine pourra éventuellement être noir, et pourra aussi bien être blanc. Dans la vie réelle, le réel et le possible ont une relation asymétrique. Lexistence réelle de la fille de notre voisin fait du lapin un futur animal de compagnie possible pour leur famille. Ce qui est possible dépend donc incontestablement de ce qui est réel. Mais bien qu'utile, la connaissance du possible n'est pas à proprement parler nécessaire pour déterminer ce qui est réel. Dans la mesure où les lois de la physique newtonienne sont déterministes, tout ce qui est nécessaire pour prédire l'avenir réel est une description complète du présent réel. Plusieurs écrivains, à commencer par Heisenberg et y compris mon maître Abner Shimony, ont proposé l'idée que le monde des possibles fasse partie de la réalité, parce qu'en physique quantique, le possible influence l'avenir de l'actuel. Ce point de vue a été récemment développé par mon ami Stuart Kauffman, en collaboration avec Ruth Kastner et Michael Epperson8 • Il n'y a aucun moyen de décrire ce point de vue sans causer certaines tensions avec l'usage ordinaire de la langue, mais gardez l'esprit ouvert et je vais essayer d'être clair. Commençons par dire qu'il existe deux façons de considérer une circonstance comme réelle. Elle peut être actuelle, ce qui signifie qu'elle fait partie du monde de la même manière qu'une particule newtonienne a une position définitive. Mais la physique quantique conduit à pouvoir qualifier de réel ce qui est « possible » ou « potentiel » : c'est le statut que nous attribuons aux propriétés qui sont superposées dans la fonction d'onde; tel qu'un gauchiste ayant préférence égale pour les chats et les chiens ; ou une particule qui pourrait passer par la fente gauche ou la fente droite ; ou le chat de Schrodinger à la fois vivant et mort. Les choses qui sont réelles mais possibles n'obéissent pas à la loi du tiers exclu. Mais elles doivent être considérées comme faisant partie du réel parce qu'elles influencent le réel. C'est ce que la physique quantique apporte de différent et de nouveau. Selon Kauffman et ses co-auteurs, les expériences sont des processus qui convertissent les potentialités en réalités. Ainsi, le chat de Schrodinger est potentiellement vivant et potentiellement mort, pas dans le sens où il serait

194

Les alternatives à la révolution

l'un ou l'autre alors que nous l'ignorerions, pas non plus dans le sens d'un état de choses indéterminé, mais dans celui où sa réalité actuelle consiste en cette potentialité que l'un ou l'autre puissent être réalisés par une expérience. Ce rôle distinct de l'expérience dans la conversion du possible à l' actuel, avec des probabilités données par la règle de Born, suffit pour nous dire qu'il ne s'agit pas d'une perspective naïvement réaliste, si nous entendons par là une description du monde tel qu'il serait en notre absence, où l'expérience ne peut jouer aucun rôle. Mais ce peut être une direction à développer si le réalisme échoue. Pour développer l'idée selon laquelle le possible est une partie du réel, introduisons le temps, et considérons que le moment présent est réel, ainsi que le flux, ou le passage, des moments·. Une partie de ce que j'entends par là, c'est que le passé, le présent et l'avenir existent objectivement, et sont distincts... Dans un tel contexte, le présent aurait une réalité, il se composerait d'événements qui viennent tout juste d'avoir eu lieu mais qui n'ont pas encore donné lieu aux événements futurs qui seront leurs remplaçants. Le passé se composerait des événements qui ont été autrefois présents et réels. Ils n'existent plus, bien que leurs propriétés puissent être capturées et qu'elles aient pu laisser des souvenirs dans les structures existantes. Lavenir n'est pas réel. De plus, il reste légèrement ouvert, dans le sens où des événements rares et inédits, dotés de nouvelles propriétés peuvent se produire de temps en temps. (Voir mon principe de préséance ci-dessous). Mais si nous laissons de côté pour le moment cette possibilité, alors il existe dans le présent un ensemble fini de prochaines étapes possibles, qui constituent les prochains événements et leurs propriétés. Dans un état du monde donné, tout ne peut pas arriver à l'étape suivante. Kauffman qualifie de « possible adjacent » l'ensemble des événements qui pourraient être les prochains. Les événements possibles

* Comme je l'affirme dans La Renaissance du temps (Dunod, 2019), et dans The Singular Universe and the Reality o/Time, avec Roberto Mangabeira Unger. •• NdT : Lee Smolin précise car une telle idée est incompatible avec la théorie de la relativité générale.

195

La révolution inachevée d'Einstein

dans le proche-futur, qui constituent le possible adjacent, ne sont pas encore réels, mais ils définissent et contraignent ce qui pourra être réel. Le possible adjacent du chat de Schrodinger inclut un chat vivant et un chat mort. Il n'inclut pas un brontosaure ni un chien. Ainsi, les éléments du possible adjacent ont certaines propriétés, même si le tiers exclu ne s'y applique pas. En tant qu' objets munis de propriétés, on peut dire des choses pertinentes à leur sujet. C'est dans ce sens que l'on peut considérer une petite partie du possible comme réel. Cela commence à avoir du sens. Tout ce qui est possible n'est pas réel. Mais une petite partie du possible a des propriétés bien définies qui justifient de l'assigner à une nouvelle catégorie du réel et du possible. Le réalisme magique a aussi connu des développements récents. Dans les années 1990, Julian Barbour a proposé une théorie quantique de cosmologie qui invoque beaucoup de moments plutôt que beaucoup de mondes9 • Elle a été relancée récemment par Henrique Gomes. En négligeant les détails techniques, je vais décrire la version originale de Barbour, mais, pour l'essentiel, cela s'applique également à celle de Gomes 10 , ainsi qu'à des travaux plus récents de Barbour et de ses collaborateurs. Pour eux, un moment est défini comme une configuration de l'Univers dans son ensemble, une configuration relationnelle qui code toutes les relations qui peuvent être capturées en un instant, telles que les distances relatives entre objets, et leurs tailles relatives. Notre expérience du temps qui passe apparaît comme un flux régulier de moments. Mais Barbour insiste sur le fait que le temps qui passe n'est qu'une illusion. Selon lui, la réalité n'est rien d'autre qu'une vaste pile de moments, chacun étant une configuration de l'Univers entier. Vous êtes en train de vivre un moment. Maintenant, vous vivez un moment différent. Pour Barbour, les deux moments existent éternellement, atemporellement, dans la pile des moments. La réalité n'est rien d'autre que cette collection gelée de moments, en dehors du temps. Toute expérience d'un moment existe également de façon atemporelle, comme une partie de ce moment. I.:aspect fugace d'un moment est juste une caractéristique de ce moment, une caractéristique qu'il possède de toute éternité.

196

Les alternatives à la révolution

Les moments coexistent, chacun d'eux est une configuration de l'Univers dans son ensemble. Mais il y a un moyen important de les différencier. La pile peut posséder plusieurs copies d'une certaine configuration : peut-être zéro, peut-être un grand nombre. Barbour suppose que nous avons la même probabilité d'éprouver n'importe quel moment de la pile. Ce qui signifie que nous avons plus de chances d'expérimenter ceux qui y sont plus nombreux. La collection des moments est structurée. La règle est que les moments les plus courants sont les configurations qui, à un certain degré d'approximation, peuvent être enchaînées à d'autres moments, donnant l'illusion d'une histoire générée par une loi. Cela nous donne l'impression qu'une loi est à l'œuvre, mais en fait il n'y a pas de lois génératrices d'histoires, et en fait pas d'histoires. La réalité n'est que la vaste collection des moments. Barbour émet l'hypothèse que les moments les plus courants contiennent des structures qui nous parlent d'autres moments. Un livre, même s'il est gelé pour toujours dans un moment, peut raconter des histoires qui se comprennent comme des séquences d'événements qui se sont déroulées au fil du temps. Un livre a une date de publication, qui fait référence à un événement heureux (au moins pour son auteur) dans le passé. Sa fabrication est passée par une imprimerie, une maison d'édition, une fabrique de papier ... dont chacune a une histoire, qui évoque d'autres histoires. Les objets comme les livres contiennent des structures momentanées, éternellement congelées (des moments), qui sont des pointeurs vers d'autres moments. Barbour les appelle des capsules temporelles. Tout enregistrement, ou tout objet contenant un enregistrement, comme un DVD, un fichier vidéo ... est une capsule temporelle. Il peut donc s'agir de n'importe quelle structure construite, n'importe quel objet manufacturé, ou être vivant. Pour la plupart d'entre nous, le fait que le monde naturel soit rempli de capsules temporelles nous semble la preuve que le temps est réel et fondamental. Les événements sont ordonnés dans le temps parce que les événements passés causent les événements présents. Mais selon Barbour, cette impression que nous avons de vivre à l'intérieur d'un flux de moments est une illusion. Nos souvenirs, nos dossiers, nos reliques ...

197

La révolution inachevée d'Einstein

nous donnent l'impression qu'il y avait un passé, mais ce sont en fait des aspects du moment présent. Chaque moment existe éternellement dans la pile des moments. La pile de moments sans ordre qui compose l'univers barbourien peut facilement ne contenir que très peu de moments contenant des capsules temporelles. Comment se fait-il alors que presque chaque moment de notre Univers est rempli de capsules temporelles? Pour expliquer notre monde, Barbour doit préciser ce qui distingue les configurations communes, celles qui ont de nombreuses copies dans la pile, de celles qui sont moins courantes, ou même absentes. Cela est dicté par une équation, seule loi en action pour structurer la pile, une loi qui sélectionne les configurations qui sont présentes dans la pile, et leur nombre de copies. Elle se présente comme une version de l'équation de Schrodinger, mais sans référence explicite au temps. Elle s'appelle l'équation de Wheeler-De Witt, mais nous pouvons l'appeler la règle zéro. Les solutions sont des piles de moments, peuplées par des moments qui peuvent être enchaînés de manière à permettre l' émergence d'une illusion d'histoire. Le passage du temps serait une illusion, causée par un moment présent contenant l'expérience de souvenirs du passé. La causalité serait aussi une illusion. Une telle théorie à « nombreux moments » est réaliste, en ce sens qu'elle prend position sur ce qui est réel, à savoir la collection intemporelle de moments. Mais elle va au-delà du réalisme naïf, en ce sens qu'elle pose un monde très différent du monde temporalisé dans lequel nous vivons, dans lequel nous percevons une succession de moments, un à chaque instant. Je tire de ces théories une leçon : pour étendre la mécanique quantique à une théorie de l'Univers tout entier, nous devons choisir entre l'espace et le temps. Seul l'un des deux peut être fondamental. Si nous insistons sur la réalité de l'espace, comme Barbour et Gomes, alors temps et causalité sont des illusions, qui émergent seulement au niveau d'une approximation macroscopique de la vraie description intemporelle. Si nous choisissons d'être réalistes à propos du temps et de la causalité, comme Rovelli, nous devons croire que l'espace est une illusion.

198

Les alternatives à la révolution

Il y aurait encore beaucoup à dire au sujet de ces récents projets de recherche aux options non réalistes, ou réalistes magiques. Reste l'essentiel : si votre intérêt est pragmatique, si vous voulez utiliser la théorie quantique pour comprendre des questions autres que celles des fondements, il vous est loisible d'admettre l'une ou l'autre de ces options. Mais si vous pensez qu'il faut résoudre le problème de la mesure en donnant une description détaillée de ce qui se passe dans un processus physique individuel, seule une description réaliste pourra vous satisfaire.

199

13

Leçons Le message principal de ce livre est que, aussi bizarre que soit le monde quantique, il ne menace pas nécessairement la croyance en un réalisme de bon sens. Il est possible d'être réaliste tout en vivant dans l'univers quantique. Mais il ne suffit pas d'affirmer le réalisme : un réaliste veut connaître la véritable explication du fonctionnement du monde. Il ne servirait à rien de croire que le monde a une explication détaillée sans s'intéresser à cette explication. La prochaine question à se poser est donc de savoir si l'une des versions réalistes de la physique quantique disponibles peut se révéler une vraie explication du monde de manière convaincante. Y sommes-nous parvenus ? Ou bien avons-nous encore du pain sur la planche? J'ai malheureusement l'impression que c'est le cas, qu'aucune option proposée jusqu'à présent n'est convaincante. Toutes les approches réalistes étudiées jusqu'ici présentent de sérieux inconvénients. Laissez-moi passer en revue ces options disponibles, en mettant l'accent sur les points forts et les faiblesses de chacune.

La théorie de l'onde pilote La théorie de l'onde pilote complète la mécanique quantique en fournissant des degrés de liberté supplémentaires qui, avec la fonction d'onde, spécifient complètement ce qui se passe dans un système physique individuel, les trajectoires des particules. Nous les avons appelés

La révolution inachevée d'Einstein

variables cachées, mais ce n'est peut-être pas la meilleure façon d'en parler, car après tout ce sont les particules qui sont observées. Il semble plus adapté d'utiliser le terme « beable », comme suggéré par John Bell. Les réalistes veulent qu'une théorie prenne position sur ce qui existe réellement : ce sont les beables. En théorie de l'onde pilote, ondes et particules sont des beables. La théorie de l'onde pilote résout le problème de la mesure, parce que la particule existe toujours et qu'elle est toujours quelque part. Lorsqu'un dispositif expérimental la recherche, il la trouve simplement là où elle se trouve. Les équations de la théorie de l'onde pilote sont déterministes et réversibles, ce qui plaide en faveur de l'exhaustivité de cette théorie. Les probabilités s'expliquent par notre ignorance des positions initiales, comme dans les applications usuelles des probabilités à la physique non quantique. La règle de Born, qui relie la probabilité au carré de la fonction d'onde, est expliquée naturellement : par la démonstration qu'il s'agit de la seule distribution de probabilité stable, et que toutes les autres évoluent vers elle. De plus, la théorie de l'onde pilote est complète et sans ambiguïté. Certaines autres modifications de la mécanique quantique sont accompagnées de nouveaux paramètres libres, qu'il est possible d'ajuster librement pour masquer divers embarras et protéger la théorie de la réfutation expérimentale. La théorie de l'onde pilote n'implique pas de tels paramètres supplémentaires, il n'y a pas de choix ad hoc à faire. C'est un point très important en sa faveur. Parce qu'elle donne une description claire, sans ambiguïté et explicite des beables quantiques, la théorie de l'onde pilote continue d'être populaire au sein de la petite communauté des réalistes quantiques. Et aussi parce qu'il reste beaucoup de travail pour développer ses applications. C'est une chose de démontrer de façon générale que les prédictions de la théorie de l'onde pilote et celles de la mécanique quantique conventionnelle seront souvent en accord ; mais c'en est une autre de voir comment cela fonctionne en détail. Les physiciens aiment avoir de bons problèmes, bien délimités, à résoudre, et la théorie de l'onde pilote ne manque pas d'en fournir.

202

Leçons

Elle présente cependant des défis. S'il s'agit de remplacer la mécanique quantique, elle doit pouvoir le faire dans tous les contextes où celle-ci est mise en œuvre. Cela inclut la théorie relativiste des champs quantiques, à la base du modèle standard de la physique des particules. Du bon travail a été accompli dans ce domaine, mais d'importantes questions y demeurent non résolues. Il y a également eu des explorations très intéressantes des applications de la théorie de l'onde pilote à la gravité et la cosmologie quantique, mais elles sont loin d'être définitives. Mais l'objectif le plus important de la recherche en théorie de l'onde pilote doit être de découvrir et d'ouvrir des domaines où l'expérimentation permettra de distinguer la nouvelle théorie de l'ancienne. C'est le cas des excitants travaux en cours à l'échelle cosmologique entrepris par Valentini et d'autres. En même temps, plusieurs raisons empêchent de penser que la théorie de l'onde pilote est tout à fait convaincante en tant que vraie théorie de la nature. Lune concerne l'existence des branches fantômes vides de la fonction d'onde. Elles s'écoulent loin de l'endroit où se trouve la particule, dans l'espace de configurations et il est vraisemblable qu'elles ne joueront plus aucun rôle dans le guidage de la particule. Elles prolifèrent en conséquence de la règle 1, mais ne jouent aucun rôle pour expliquer ce que nous observons dans la nature. C'est parce que la fonction d'onde ne s'effondre jamais que nous sommes coincés dans un monde plein de branches fantômes. Une de ces branches se distingue: celle que suit la particule, que l'on pourrait l'appeler la branche occupée. Néanmoins, les branches fantômes inoccupées sont également réelles. La fonction d'onde est un beable. Les branches fantômes de la théorie de l'onde pilote sont les mêmes que celles de l'interprétation en univers multiples. Dans les deux cas, il s'agit d'une conséquence de n'avoir que la seule règle 1. Mais contrairement à l'interprétation en univers multiples, la théorie de l'onde pilote ne nécessite pas d'ontologie exotique : ni univers multiples, ni scission d'observateurs, parce qu'il n'y a toujours qu'une seule branche occupée où réside la particule. Donc aucun problème de principe, ni de problème de définition, pour ce que nous entendons par probabilités. Et si

203

La révolution inachevée d'Einstein

l'on trouve inélégant que chaque histoire possible du monde soit représentée comme une actualité, ce péché est commun à la théorie de l'onde pilote et à celle des univers multiples. Un lecteur perspicace pourrait être troublé par cette similitude entre les deux approches. Supposons que les promoteurs des univers multiples réussissent à donner un sens à la mécanique quantique d'Everett, par l'intermédiaire de la décohérence et des probabilités subjectives. Ne pourrait-on pas appliquer exactement la même interprétation aux branches de la fonction d'onde de la théorie de l'onde pilote, et simplement ignorer les particules ? La réponse est oui, vous pouvez ignorer les particules, et vous êtes alors de retour dans le multivers d'Everett. Cela déclenche une idée cachée, peut-être inconsciente, chez les adhérents de la théorie de l'onde pilote : que la réalité que nous percevons et mesurons en tant qu'observateurs est composée de la matière construite à partir des particules de la théorie de l'onde pilote. En effet, ce n'est pas parce que les particules et les ondes sont toutes les deux des beables en théorie de l'onde pilote qu'elles ont des statuts équivalents. Pour donner un sens à la théorie, nous devons privilégier les particules et postuler que ce sont elles qui constituent le monde que nous percevons. Les ondes sont bien là, mais à l'arrière-plan, avec pour rôle celui de guider les particules. Elles ne sont pas perçues directement et n'affectent nos observations qu'au travers de leur rôle de guide. Pour expliquer ou prédire le monde selon la théorie de l'onde pilote, les branches fantômes n'ont qu'une faible influence. La probabilité qu'une branche fantôme d'un système macroscopique vienne interférer avec la branche occupée, changeant ainsi l'avenir de ce système, est vraiment minuscule. Il serait donc tentant d'introduire un mécanisme permettant de tailler ces branches fantômes, par exemple sous la forme d'une combinaison de la théorie de l'onde pilote et des modèles d' effondrement spontané. Je ne connais pas de travail dans cette direction, mais cela semble une piste intéressante à explorer. La théorie de l'onde pilote soulève un autre problème, celui de l' asymétrie des causes. La fonction d'onde guide la particule, mais celle-ci n'a aucune influence sur la fonction d'onde. Ce n'est pas ainsi que les causes fonctionnent dans la physique ordinaire. Dans la nature, et donc

204

Leçons

souvent en physique, les causes sont généralement réciproques. Si vous appuyez sur quelque chose, cela vous repousse en arrière. Cela est dû à la troisième loi de Newton qui stipule que toute action est balancée par une réaction égale et opposée. Il paraît alors très étrange que la particule ne puisse influencer la fonction d'onde. I...:absence d'effet de réciprocité suggère fortement qu'il manque quelque chose. Même si les branches fantômes peuvent souvent être ignorées, elles ne peuvent pas l'être toujours. Des expériences astucieuses ont été mises au point pour montrer qu'une branche inoccupée de la fonction d'onde peut influencer le futur autant qu'une branche occupée'. Ces cas délicats impliquent deux particules quantiques qui interagissent l'une avec l'autre, comme un atome et un photon. Selon la théorie de l'onde pilote, l'atome est à la fois particule et onde. Il en est de même pour le photon. Pour chacun, l'onde guide la particule concernée. Mais supposons qu'on mette les choses en place de manière à ce que le photon entre en collision avec l'atome. Quelle entité interagit avec quelle autre ? Vous pourriez être tenté de supposer que la particule de l'atome entre en collision avec la particule du photon. Mais il n'en est pas ainsi : les deux particules sont invisibles l'une pour l'autre, au point qu'elles pourraient facilement s'entrecroiser. Au lieu de cela, ce sont les deux ondes qui interagissent. Puis, à mesure que l'effet de la collision des ondes s'amortit, l'onde de l'atome guide la particule de l'atome, tandis que l'onde du photon guide également la particule du photon, en l'éloignant. Mais l'interaction entre les deux fonctions d'onde ne tient aucunement compte du caractère occupé, ou fantôme, des branches. Les conséquences sont assez bizarres, mais elles sont tout aussi bizarres pour la mécanique quantique conventionnelle que pour la théorie de l'onde pilote. Une particule peut par exemple sembler rebondir sur une branche fantôme vide de la fonction d'onde de l'autre particule. Le fait que les fonctions d'onde rebondissent sur les fonctions d'onde n'est pas un problème pour la théorie de l'onde pilote. Cela montre plutôt qu'elle fonctionne même dans de telles situations contreintuitives, ce qui devrait renforcer notre confiance en elle. Mais cela en

205

La révolution inachevée d'Einstein

souligne le coût, qui est d'abandonner l'idée confortable selon laquelle l'histoire des particules jouerait le rôle principal, tandis que celle des branches fantômes pourrait être négligée. Le guidage des particules par les fonctions d'onde entraîne d'autres conséquences bizarres. Lune d'entre elles est que les mouvements des particules, qu'impose ce guidage, ne conservent ni l'impulsion ni l'énergie. Les particules se comportent comme les ovnis dans les mauvais films de science-fiction. Une particule peut par exemple rester immobile pendant des heures, donc dans un état d'énergie bien définie, et se mettre soudainement à s'enfuir en réaction à un changement dans la fonction d'onde de guidage. Celan' a pas choqué de Broglie, et ne perturbe pas la version moderne comme celle d'Antony Valentini. Ils comprennent qu'il doit en être ainsi parce qu'une partie du travail de l'équation de guidage est d'incurver les trajectoires des particules autour des obstacles et à travers les fentes, pour reproduire la diffraction de la lumière. Et un changement de direction (d'une particule) sans collision avec une autre particule, c'est un changement d'impulsion. Mais Einstein voyait cela comme une rupture de contrat et probablement d'autres aussi. Si, pour un système en équilibre quantique, on fait la moyenne sur les nombreuses trajectoires possibles des particules, l'impulsion et l'énergie sont bien conservées en moyenne. C'est une des raisons pour lesquelles je suis en faveur des formulations où les probabilités se réfèrent à des ensembles de particules qui existent vraiment. J'en discuterai dans le prochain chapitre. La théorie de l'onde pilote offre une belle image dans laquelle les particules se déplacent dans l'espace, doucement guidées par une onde qui s'écoule également dans l'espace. La réalité est un peu moins intuitive. Lorsque l'on s'intéresse à un système de plusieurs particules, la fonction d'onde ne s'écoule pas dans l'espace, mais dans l'espace de configuration, qui est multidimensionnel et donc beaucoup plus difficile à visualiser. Et, comme je l'ai souligné, les particules ne sont pas les petites sphères rondes de votre grand-mère. Elles réagissent à des choses proches et lointaines, y compris des influences non locales soudaines transmises par l'équation de guidage. Elles ne peuvent faire autrement

206

Leçons

si la théorie de l'onde pilote doit reproduire les résultats de la mécanique quantique. Troisième problème avec la théorie de l'onde pilote, elle est difficile à concilier avec la théorie de la relativité, à cause de la non-localité. Les tests expérimentaux des inégalités de Bell nous disent que toute tentative de dépasser le quantique pour décrire les événements individuels et les processus doit explicitement intégrer la non-localité. Cette non-localité doit en quelque sorte être codée dans la théorie de l'onde pilote, parce que cette théorie est un enrichissement de la mécanique quantique et qu'elle s'accorde avec ses prédictions. Et en effet, c'est bien le cas, comme on peut le constater pour un système de deux particules intriquées, très éloignées l'une de l'autre. Le point crucial, c'est que la « force quantique » que subit une particule dépend de la position de l'autre particule, et cette dépendance demeure même si les deux particules sont très éloignées l'une de l'autre. De ce fait, si l'on pouvait suivre les trajectoires individuelles des particules quantiques, on pourrait constater que l'influence d'une des particules intriquées sur l'activité de l'autre agit de façon non locale, c'est-à-dire à distance. C'est parce que l'on ne mesure d'habitude que des positions moyennes, et des mouvements moyennés, que cette incessante influence non locale est gommée par le caractère aléatoire des mouvements quantiques. Mais c'est précisément là, explicitement dans la manière dont l'onde guide les particules, que l'on peut envisager des expériences qui pourraient permettre d'observer ce phénomène. Le lecteur averti entend peut-être ici retentir la sonnette d'alarme. Cette communication non locale entre forces à distance nous oblige à parler objectivement d'événements qui sont éloignés l'un de l'autre, mais simultanés. Un tel effet instantané à distance contredit directement la relativité restreinte qui déclare qu'il n'existe aucune notion absolue de simultanéité pour des événements éloignés. C'est ce problème qui crée une tension entre les théories de la relativité et de l'onde pilote. En particulier, l'équation de guidage, à l'origine des forces non locales, est incompatible avec la relativité. Sa définition nécessite un cadre de référence privilégié, ce qui est équivalent à une notion absolue de simultanéité. Dans la pratique, le conflit est émoussé parce que le

207

La révolution inachevée d'Einstein

caractère aléatoire de la physique quantique implique que, tant que l'on reste en équilibre quantique·, aucune expérience ne permet d'observer directement les corrélations non locales. Nous ne pouvons pas non plus envoyer des informations plus rapidement que la lumière. Tant qu'on ne regarde pas de trop près ce qui se passe dans les systèmes individuels, la théorie de l'onde pilote maintient une coexistence difficile avec la relativité. Mais précisément, tout l'intérêt de la théorie de l'onde pilote est qu'elle nous permet d'y regarder de plus près. À l'heure actuelle, des travaux en cours tentent d'étendre la portée de la théorie de l'onde pilote à la théorie des champs relativistes. Il est encore trop tôt pour conclure sur les possibilités de résoudre cette tension entre relativité et théorie de l'onde pilote2 •

L'effondrement de la fonction d'onde I.:hypothèse de l'effondrement spontané nous fournit aussi une description réaliste du monde quantique en termes de beables. D'après cette interprétation, il n'y a pas de particules mais seulement des ondes, qui interrompent occasionnellement leur flux régulier pour s'effondrer soudainement en concentrations analogues à des particules. À partir de quoi, l'onde continue à s'écouler et à s'étaler. Ce comportement particulier de l'onde imite les particules, et c'est la seule beable. Les modèles d'effondrement résolvent également le problème de la mesure, parce que l'effondrement de la fonction d'onde est considéré comme un phénomène réel. Il est rare pour un système atomique. Mais son taux augmente rapidement avec la taille et la complexité du système, de sorte que superpositions et intrications n'ont plus aucune chance de survivre pour un système macroscopique : détruites par les effondrements, elles restent donc limitées au domaine atomique. Ceci résout le problème de la mesure puisque la fonction d'onde d'un instrument de mesure est toujours effondrée et concentrée en un endroit précis. Et pas de branches fantômes ici.

* Que nous avons défini au chapitre 8.

208

Leçons

Théorie de l'onde pilote et modèles d'effondrement spontané ne constituent pas simplement deux interprétations différentes de la mécanique quantique. Il s'agit de théories distinctes, qui font chacune des prédictions différentes de celles de la mécanique quantique. Mais pour ce qui concerne les comportements d'atomes ou de molécules, leurs prédictions s'accordent, ainsi qu'avec celles de la mécanique quantique conventionnelle, avec une bien meilleure précision que ce que peuvent détecter les expériences. Jusqu'à présent, il est donc resté impossible de distinguer expérimentalement leurs prédictions, ou de les comparer à celles de la mécanique quantique. La théorie de l'onde pilote prévoit cependant que superposition et intrication sont universelles. Elles devraient donc être en principe détectables dans n'importe quel système, quelle que soit sa taille ou sa complexité. Cela reste difficile à tester expérimentalement, parce qu'il faut se battre contre la tendance à la décohérence pour un système composé de nombreuses particules, sous l'influence des nombreuses interactions aléatoires avec l'environnement du système qui, précisément, détruisent la cohérence de la phase' de la fonction d'onde. Mais ce devrait être possible en principe, et les expérimentateurs ne cessent d'élargir le domaine de leurs recherches sur les phénomènes quantiques. En revanche, si la fonction d'onde subit un effondrement spontané, le jeu est terminé dès que cela se produit. Si l'effondrement spontané est la bonne vision, aucun expérimentateur ne pourra jamais voir deux fonctions d'onde superposées pour un système vaste et complexe. Une autre différence entre les deux théories réside dans leur attitude vis-à-vis du temps. Les lois de la théorie de l'onde pilote sont réversibles dans le temps, tout comme celles de la dynamique newtonienne. Leffondrement spontané est irréversible comme les lois de la thermodynamique. La théorie de l'effondrement présente certains des inconvénients de la théorie de l'onde pilote. En particulier, bien qu'instantané,

* La phase d'une fonction d'onde se réfère à l'emplacement des crêtes et des creux, et aux motifs qu'ils dessinent.

209

La révolution inachevée d'Einstein

l'effondrement se produit « partout à la fois », créant un conflit sérieux avec la relativité : comme en théorie de l'onde pilote, cela exige un cadre de référence privilégié et contredit par conséquent la théorie de la relativité. Mais là aussi, quelques indices suggèrent que le conflit peut être géré, au moins de manière telle que, dans le domaine où la théorie est en accord avec la mécanique quantique, les violations de la théorie de la relativité restent très faibles. Autre inconvénient déjà mentionné de certains modèles d' effondrement, l'énergie n'est pas conservée. Ce défaut peut être minimisé par l'ajustement d'un paramètre libre. Mais j'estime qu'une telle capacité à ajuster des paramètres pour assurer la concordance avec l' expérience constitue une faiblesse, car elle suggère que la théorie est ad hoc, inventée pour cacher une tension essentielle dans sa construction. C'est parce qu'il existe plusieurs versions des modèles d'effondrement, avec une certaine liberté pour modifier et ajuster les paramètres, qu'on les qualifie de modèles, alors que la théorie de l'onde pilote, dépourvue d'une telle liberté d'ajustement, est une théorie. Ce qui ressort, c'est que toutes les théories à variables cachées proposées montrent un conflit avec la relativité restreinte. La raison en est simple. Si l'on veut une description complète des processus individuels, les tests expérimentaux des inégalités de Bell exigent qu'elle soit non locale, ce qui nécessite une simultanéité préférée. D'un autre côté, les probabilités calculées à partir de moyennes sur des cas individuels s'accordent avec celles prédites par la mécanique quantique, et là, il n'y a pas de contradiction manifeste avec la relativité restreinte, parce qu'aucune information n'est envoyée plus vite que la lumière. Un réaliste considère néanmoins qu'il y a conflit parce que la réalité doit concerner les cas individuels. Nous voyons cela clairement dans les théories de l'onde pilote et les modèles d' effondrement spontané. Impossible non plus d'échapper à ce dilemme en renonçant à l' ambition de dépasser la mécanique quantique, car le conflit est également présent dans la mécanique quantique elle-même. Lorsque la fonction d'onde s'effondre à la suite de la règle 2, elle le fait partout à la fois. Aucun problème de physique ne m'a davantage tourmenté, et empêché

210

Leçons

de dormir, que ce conflit entre l'application du réalisme de bon sens au domaine atomique et les principes de la relativité restreinte. Mais à mon avis, la raison la plus importante de rester sceptique à l'égard de la théorie de l'onde pilote et des modèles d' effondrement, c'est le manque de contact avec les autres grandes questions de la physique, telles que la gravité quantique et l'unification. À tout le moins, les deux approches prouvent la possibilité d'être réaliste à propos de la physique quantique. Mais aucune n'est dépositaire du sceau de la vérité. Il reste du travail pour découvrir une proposition réaliste de la mécanique quantique qui éviterait les pièges des théories existantes tout en offrant des solutions aux autres questions clés de la physique, ce qui pourrait constituer une plateforme sur laquelle reconstruire la discipline. Il y a eu de nouvelles propositions de théories quantiques réalistes, cependant aucune d'entre elles ne m'a non plus convaincu. Mais elles contiennent des idées intrigantes.

La rétrocausalité Lune d'entre elles est la rétrocausalité qui suppose que les effets causaux peuvent aller aussi bien vers le passé que vers le futur. Habituellement, l'effet suit chronologiquement la cause, mais selon les promoteurs de ce point de vue, l'effet pourrait parfois précéder la cause. une chaîne de causalité qui zigzaguerait en arrière et en avant dans le temps, comme l'illustre la figure 10, pourrait alors sembler non locale. Le tour est facile. Si nous pouvons reculer dans le temps à la vitesse de la lumière, puis avancer ensuite à la même vitesse, nous aboutissons à un événement simultané et éloigné de celui de départ. Ainsi, une théorie avec causalité à la fois dans l'avenir et dans le passé expliquerait parfaitement la non-localité et l'intrication. Ce type d'approche a été préconisé par Yakir Aharonov et ses collègues3 • Une autre version, appelée interprétation transactionnelle, a été proposée par John Cramer et Ruth Kastner4 • Huw Price a publié un argument selon lequel toute version de la mécanique quantique symétrique par rapport au temps doit s'appuyer sur la rétrocausalité 5•

211

La révolution inachevée d'Einstein

Ft9ure 10. Deux atomes voyagent vers le futur, l'un à gauche et l'autre à droite. Mais une influence (rétro-)causale peut se propager de l'endroit marqué ATOME B jusqu'au point dans le passé d'où proviennent les atomes, puis se diriger vers le point marqué ATOME A.

Les approches fondées sur les histoires Une idée ancienne consiste à supposer que ce qui est fondamentalement réel, ce ne sont pas des choses, mais des processus; pas des états, mais des transitions. Cette idée audacieuse sous-tend plusieurs approches de la physique quantique. Elle découle d'une découverte faite par Richard Feynman alors qu'il était encore étudiant en doctorat. Feynman a trouvé une autre façon de formuler la mécanique quantique, qui ne nécessite pas d'étudier la manière dont les états quantiques évoluent dans le temps. Au lieu de cela, il se limite à calculer la probabilité que, une configuration initiale et une configuration ultérieure étant toutes deux spécifiées, le système effectue une transition entre les deux. Pour ce faire, il tient compte de toutes les histoires possibles que le système aurait pu vivre entre les deux configurations. À chacune de ces histoires la théorie attribue une phase quantique· et la fonction d'onde est obtenue simplement en additionnant toutes ces phases, pour toutes les histoires possibles. Ensuite, la règle de Born indique la probabilité que la transition fournisse l'état final choisi.

* C'est-à-dire, un nombre complexe.

212

Leçons

De la manière dont Feynman l'a proposé, ce n'est qu'un schéma pour calculer les probabilités en mécanique quantique. Mais Rafael Sorkin a proposé de le prendre sérieusement, comme base d'une théorie quantique réaliste, dans laquelle les beables sont des histoires. Le piège (vous devriez savoir maintenant qu'il y a toujours un piège) c'est qu'il faut utiliser une logique quantique non standard pour en parler. 6 Murray Gell-Mann et James Harde7 utilisent aussi des histoires, mais d'une manière très différente. Ils soutiennent que la réalité que nous vivons se constitue d'une histoire unique, parmi de nombreuses histoires tout aussi cohérentes et tout aussi réelles. Ddée est que si différentes histoires décohèrent, elles ne peuvent pas être superposées, et l'on peut alors les considérer comme des histoires alternatives. Gell-Mann et Harde, avec Griffühs et Omnès, ont formulé à partir de cette idée une approche en histoires consistantes de la mécanique quantique8 • Un résultat important établit qu'une histoire obéissant aux lois de Newton de la physique classique doit appartenir à une famille qui décohère. Ces histoires décohérentes peuvent alors être traitées comme s'il s'agissait d'histoires réelles alternatives. Toutefois, il a été démontré par Fay Dowker et Adrian Kent que l'inverse n'était pas vérifié : il existe de nombreuses familles d'histoires qui décohèrent sans être liées à la physique newtonienne. 9 Aucune de ces théories axées sur les histoires ne satisfait mon désir d'une description naïvement réaliste du monde. Je n'ai rien contre une vision réaliste où ce qui est réel ne concerne pas des états, mais des processus·. Mais dans les approches que je viens de mentionner, vous finissez par calculer non pas ce qui s'est passé, mais seulement les probabilités pour ce qui a pu se passer. Et les relations entre les histoires dont la théorie pose l'existence, et les probabilités que nous observons, sont toujours régies par la règle de Born, ce qui suggère que ces histoires représentent des possibilités et non des actualités.

* NdT : Lee Smolin propose un jeu de mot intraduisible : « happen-able » plutôt que « beable » : de ce qui est ici considéré comme réel, il vaut mieux dire « qui advient •, ou « qui se déroule », plutôt que « qui est ».

213

La révolution inachevée d'Einstein

De nombreux mondes classiques en interaction Une autre formulation réaliste contemporaine de la physique quantique10 suppose que notre monde est classique, mais qu'il ne représente qu'un exemplaire au sein d'une très grande pluralité de mondes classiques qui existent également. Ces mondes sont semblables les uns aux autres dans le sens où ils possèdent les mêmes types de particules, en même abondance. Mais ils diffèrent quant aux positions et trajectoires de ces particules. Chacun de ces mondes obéit aux lois de Newton, mais avec une différence néanmoins : aux forces habituelles entre particules (de ce monde), s'ajoute un nouveau type de force qui implique des interactions entre particules des différents mondes. Quand vous lancez une balle, elle répond à la force de votre bras ainsi qu'à son poids (l'attraction gravitationnelle de la Terre). Selon cette vision, de nombreux exemplaires similaires de vous lancent en même temps chacun une balle, chacun dans son propre monde. (Chacune de ces balles a un point de départ et une trajectoire légèrement différents.) Les différentes balles des mondes séparés interagissent les unes avec les autres. Ces nouvelles interactions inter-mondes sont minuscules, mais le résultat est que le déplacement de chaque balle est un peu perturbé. Comme vous n'observez la balle que dans votre monde, vous ne pouvez pas rendre compte en détail de ces perturbations : elles apparaissent comme des fluctuations aléatoires de la trajectoire de votre balle. Résultat, vous devez pour en rendre compte introduire un élément aléatoire probabiliste dans toutes les prédictions que vous pouvez faire sur le mouvement de votre balle. Cette description probabiliste est la mécanique quantique. C'est ce qu'on appelle la théorie des mondes en interaction. Si vous voulez l'appliquer, la faire fonctionner en détail, vous devez choisir avec beaucoup de soin la manière de spécifier les forces inter-mondes. Pour faire émerger la mécanique quantique, elles doivent être différentes de toutes les forces que nous connaissons : elles doivent impliquer des triplets de mondes. La perturbation du mouvement de votre balle dépend des positions de deux autres balles, chacune dans son propre monde.

214

Leçons

Cette formulation a eu au moins un grand avantage : elle s'est montrée extrêmement efficace pour mener à bien certains calculs informatiques détaillés et très précis de la chimie moléculaire 11 • Je ne suggère pas de prendre cela comme une proposition sérieuse sur la nature du monde. Mais c'est un autre exemple de physique quantique réaliste.

Le surdéterminisme Tous ceux qui travaillent sur les fondements quantiques n'acceptent pas la conclusion du théorème de Bell, selon lequel la localité est violée dans la nature. Il présente en effet quelques échappatoires. La plupart ont été réfutées par l'expérience mais l'une d'entre elles reste difficile à éliminer. Elle se fonde sur ce que l'on appelle le surdéterminisme. Pour le décrire, rappelons l'expérience d'Aspect et de ses collègues qui réfute la localité de Bell, déjà évoquée au chapitre 4. Deux observateurs sont éloignés l'un de l'autre. Chacun, de son côté, choisit une direction, et mesure la polarisation du photon qu'il reçoit le long de cette direction. La preuve de la violation de la localité repose sur l'hypothèse que ces deux choix sont faits indépendamment l'un de l'autre. Mais ces deux choix constituent deux événements, qui appartiennent tous deux à l'avenir causal de certains événements du passé, de leur passé commun. Il suffit de remonter assez loin dans le passé pour identifier ce passé commun, constitué des événements dont le futur causal inclut les deux choix (de la direction de la polarisation) par les deux observateurs. De fait, l'avenir causal des événements de ce passé commun inclut tout l'ensemble de l'expérience. Ne faut-il pas les inclure comme éléments nécessaires dans la description de l'expérience ? Cela offre la possibilité d'imaginer que les deux choix des expérimentateurs ont certaines causes en commun. Par exemple ils auraient pu être tous les deux spécifiés, dans ce passé commun, par quelqu'un qui aurait minutieusement réglé les conditions initiales. La philosophie du surdéterminisme affirme que toute l'évolution de l'Univers est déterministe, de sorte que toutes ces corrélations avaient été fixées depuis très longtemps, quasiment depuis le big bang.

215

La révolution inachevée d'Einstein

Plusieurs physiciens ont fait la remarque suivante à propos de l' évolution déterministe d'un état initial de l'Univers ainsi parfaitement ajusté (peu importe par quoi ou par qui) : cette évolution implique que l'état actuel de toutes les paires intriquées que l'on pourra mesurer est déterminé d'une manière qui reproduit exactement les résultats qui sont généralement considérés comme une confirmation de la non-localité. Ces résultats devraient alors être interprétés comme des confirmations du surdéterminisme plutôt que de la non-localité. Et cela autorise à proposer des variables cachées locales pour expliquer la mécanique quantique. De telles propositions ont été formulées par Gerard 't Hooft, parmi d'autres 12 • Gerard 't Hooft est un grand scientifique qui, à l'âge d'une vingtaine d'années, fut responsable à lui seul d'une bonne partie des résultats clés qui ont servi à la construction du modèle standard de la physique des particules. J'ai eu la chance de suivre ses cours à l'université, et je l'ai personnellement toujours admiré. Pendant de nombreuses années, il a prétendu avoir construit une théorie déterministe à variables cachées locales, fondée sur un automate cellulaire qui constitue un modèle d'ordinateur. Si j'ai bien compris, cela fonctionne pour des cas particuliers, mais il revendique une validité plus générale fondée sur un recours au surdéterminisme. Mais, détails mis à part, entre la non-localité et le surdéterminisme, je suis prêt à parier que c'est la poursuite de la première qui nous rapprochera de la vérité. Je le dis avec un certain regret, car il y a peu de théoriciens de cette génération que j'admire davantage que Gerard 't Hooft.

Au-delà de la théorie de l'onde pilote et des modèles d'effondrement

La conclusion à laquelle je parviens est qu'aucune des propositions présentées jusqu'à présent en faveur d'une approche réaliste de la théorie quantique n'est tout à fait convaincante. Certaines sont captivantes, mais aucune ne détient la vérité. Donc, si vous voulez rejoindre Einstein, de Broglie, Schrodinger, Bohm et Bell, dépasser la description statistique de la théorie quantique, et aller vers une description 216

Leçons

en termes de beables qui décriraient exactement ce qui se passe dans chaque processus quantique individuel, restez avec nous, car nous ne sommes pas encore au bout. Quelles leçons tirées de ces deux théories pourraient nous guider pour aller au-delà ? La plus importante est que la fonction d'onde capture un élément de la réalité physique. Voyons d'où provient cette conclusion. La théorie de l'onde pilote affirme que tout dans l'Univers a une existence duale, particule et onde. L aspect particulaire résout le problème de la mesure. Il le fait d'une manière qui incorpore la superposition, l'intrication et toutes les conséquences bizarres qui s'ensuivent, parce que l'onde est toujours là. Mais est-ce correct? J'ai cherché à montrer que, aussi impressionnant qu'il soit, cet aspect particulaire présente de gros inconvénients. Ce qui nous mène à notre prochaine option : aller au-delà de la théorie de l'onde pilote pour inventer une nouvelle théorie des beables. La théorie de l'onde pilote réussit parce qu'elle postule que particules et ondes sont réelles. Mais est-ce vraiment nécessaire ? Pourrait-il y avoir une théorie qui accomplit ce que fait la théorie de l'onde pilote sans requérir la double ontologie ? Cela résoudrait également le problème du manque de réciprocité. Il serait extrêmement intéressant de pouvoir reproduire les succès de la théorie de l'onde pilote avec une seule classe de beables et non pas deux : ondes ou particules, mais pas les deux ; ou encore quelque chose d' entièrement différent. En préliminaire, nous pouvons nous demander ce qui se passe si, dans la théorie de l'onde pilote, nous laissons tomber soit les ondes, soit les particules. Laissons d'abord tomber les particules. Alors, nous ne résolvons plus le problème de la mesure, à moins de modifier radicalement le comportement de l'onde en émettant l'hypothèse d'effondrement spontané. Donc, laisser tomber les particules conduit à revenir soit aux modèles d'effondrement soit à l'interprétation des univers multiples. Et si nous laissons tomber la fonction d'onde en conservant les particules ? Qu'est-ce qui va alors les guider ? Comment pourrons-nous expliquer les interférences si nous n'avons que des particules ? Pourrions-nous

217

La révolution inachevée d'Einstein

par exemple faire l'économie du guidage par la fonction d'onde en conférant de nouvelles propriétés aux particules ? Plusieurs physiciens et mathématiciens ont essayé de construire une théorie des beables avec particules seulement, mais sans succès. C'est une longue histoire fascinante, avec des hauts et des bas, mais sa conclusion est simple : la fonction d'onde capture apparemment un élément essentiel de la réalité 13 • La proposition qui s'est le plus rapprochée de la réussite est à ma connaissance celle du mathématicien Edward Nelson appelée mécanique quantique stochastique. Pendant de nombreuses années, j'ai pensé qu'elle pouvait fonctionner, mais j'ai finalement compris qu'elle nécessitait une trop forte dose d'ajustement ad hoc pour éviter les instabilités. Cette conclusion est confirmée par une analyse récente de trois spécialistes en théorie de l'information quantique, Matthew Pusey, Jonathan Barrett, et Terry Rudolph. Ils ont fourni un nouvel argument soutenant que l'état quantique ne peut être seulement une représentation de l'information qu'un observateur possède sur un système. Il doit être physiquement réel, ou représenter quelque chose de réel1 4 • Il semble donc que nous n'ayons que deux choix : conserver la fonction d'onde elle-même comme un beable, comme dans la théorie de l'onde pilote et les modèles d'effondrement, ou bien trouver un autre beable qui, sous une forme différente, capture la réalité physique que représente la fonction d'onde.

218

14

Les principes d'abord Je me suis intéressé à la physique dans l'espoir de contribuer à résoudre les deux grandes questions posées par Einstein dans ses notes autobiographiques : unir la physique quantique à l'espace-temps et donner un sens à la physique quantique. Les efforts de nombreux esprits brillants, pendant plus d'un demi-siècle (depuis qu'Einstein a écrit ses notes autobiographiques), n'ont pas réussi à fournir une solution à ces deux problèmes. Cela vaut la peine de prendre le temps de se demander pourquoi. J'y ai beaucoup réfléchi. Dernièrement, je me demande si nous ne nous sommes pas fourvoyés dans nos tentatives d'aller au-delà des deux révolutions jumelles d'Einstein. Nous inventons des théories, comme la gravité quantique à boucles, la théorie des cordes, la théorie de l'onde pilote, et d'autres ... mais elles ne vont pas assez loin. Ce sont des modèles qui incarnent nos idées sur la nature, mais elles ne constituent pas l'expression la plus profonde ou la plus pure de ces idées. Un modèle peut illustrer une idée. Mais souvent sous une forme simplifiée, dont le mérite est de mettre en lumière certaines caractéristiques et implications essentielles de l'idée. Le jeu Monopoly est un modèle de capitalisme. Les non-scientifiques ont souvent du mal à comprendre à quel point les modèles peuvent être utiles pour explorer les implications d'une idée: exactement parce qu'ils ne cherchent pas à être complets et renoncent à certaines choses. La plus pure expression des idées sur la nature prend la forme d'hypothèses ou de principes. Une hypothèse est une simple affirmation sur la

La révolution inachevée d'Einstein

nature, qui peut être vraie ou fausse. « La matière n'est pas divisible à l'infini parce qu'elle se constitue d'atomes » est une hypothèse. Ou bien « La lumière est une onde impliquant les champs électriques et magnétiques ». Ces deux hypothèses se sont révélées vraies, mais l'histoire de la science est jonchée de principes qui se sont révélés faux. Un principe est une exigence générale qui restreint la forme que peut prendre une loi de la nature. « Il est impossible de mener une expérience qui pourrait déterminer un sens absolu du repos, ou mesurer une vitesse absolue » : c'est un principe. Einstein savait ce qu'il faisait lorsqu'il a introduit la relativité restreinte : il a commencé son article de 1905 avec deux principes et en a déduit les conséquences directes. Il convient de noter que l'idée d'unifier l'espace et le temps en une seule entité appelée espace-temps ne faisait pas partie de la conception originale de la relativité d'Einstein. Elle fut introduite deux ans plus tard par son professeur Hermann Minkowski en tant que modèle qui exemplifiait les principes d'Einstein. Le problème, si l'on saute l'étape des principes et des hypothèses et que l'on va directement aux modèles, c'est que l'on risque de s'égarer. Il est facile d'être pris dans un piège microscopique tout en essayant d'élaborer les détails de ces modèles. Comme Feynman me l'a dit un jour: «Faites de chaque question que vous posez dans la recherche une question sur la nature. Sans quoi vous risquez de gâcher votre vie en élaborant les détails de théories qui n'auront probablement jamais rien à voir avec la nature. » Pire encore, nous risquons de nous engluer dans des compétitions mesquines et des querelles de territoire académique entre adeptes de différents modèles. Einstein a exprimé cette leçon en insistant sur la distinction entre deux types de théories. Les théories de principe incarnent des principes généraux. Elles limitent ce qui est possible, mais restent insuffisantes pour les détails. Ceux-ci sont fournis par le second type de théorie, qu'il appelle les théories constitutives. Elles décrivent les types de particules ou les forces spécifiques que la nature peut ou non contenir. La relativité restreinte et la thermodynamique sont des théories de principe. La théorie de Dirac de l'électron et la théorie de Maxwell de l' électromagnétisme sont des théories constitutives.

220

Les principes d'abord

J'en conclus qu'il faut laisser de côté nos modèles, remettre à plus tard les conjectures sur les constituants et recommencer à parler de principes. Notre stratégie pour inventer une nouvelle théorie fondamentale se déclinera en quatre étapes : premièrement, les principes ; deuxièmement, les hypothèses (qui doivent satisfaire les principes) ; troisièmement, les modèles (qui illustrent les implications partielles des principes et des hypothèses) ; et enfin, les théories complètes. Faire passer les principes avant les théories soulève une question intéressante : où trouver un langage pour énoncer les principes ? et un contexte pour les motiver et les critiquer ? Vous ne voulez pas utiliser le langage des théories existantes parce que le but de l'exercice est de les dépasser. Einstein n'aurait jamais inventé la relativité générale s'il s'était limité à raisonner dans le langage de la physique newtonienne. Il peut arriver que les mathématiques fournissent de nouvelles idées et structures, et cela est souvent utile. Mais les nouvelles mathématiques ne suffisent généralement pas à inventer une nouvelle physique, sinon Riemann ou Clifford auraient inventé la relativité générale. C'est là que la connaissance de la philosophie peut jouer un rôle essentiel, parce que quelqu'un muni d'une formation philosophique a dans sa boîte à outils une pléthore d'idées et de méthodes : elles proviennent de tout l'historique des réflexions humaines sur nos descriptions et approches du monde. Et quand il s'agit de questions fondamentales comme la nature del' espace et du temps, l'histoire est riche en arguments et stratégies utiles. Donc Einstein n'était pas seul quand il s'est confronté au besoin de nouvelles notions d'espace et de temps. C'était comme s'il avait disposé de Galilée, Newton, Leibniz, Kant, et Mach dans sa poche arrière, et qu'il avait pu converser avec eux et profiter de leurs idées. De même, une bonne connaissance de Platon, Kant, et d'autres a procuré à Heisenberg un langage lui permettant d'aller au-delà des particules newtoniennes. Le .XXC siècle a vu une floraison de la philosophie en physique, ce qui a enrichi le stock d'idées utiles et d'arguments nouveaux. La philosophie est en effet une tradition vivante, et s'il y eut une époque où les philosophes de la physique étaient à la traîne dans la maîtrise de la technique physique, ce temps est révolu depuis longtemps. 221

La révolution inachevée d'Einstein

Je ne vais donc pas hésiter à me tourner à la fois vers les sages du passé et vers nos philosophes contemporains, pour trouver le langage, les contextes et les idées susceptibles d'encadrer ma recherche de nouveaux principes pour la physique. Le fait de commencer par des principes a une conséquence immédiate : nous nous rendons compte que la gravité quantique et les fondements quantiques sont différents aspects d'un même problème. Quand les physiciens essaient de résoudre la gravité quantique sans tenir compte des problèmes des fondements quantiques, et vice versa, c'est une mauvaise approche. Ces deux problèmes sont profondément liés. Lune des raisons est que, en raison de la non-localité quantique, aller au-delà de la mécanique quantique c'est aller au-delà del' espace-temps. Je vais donc poursuivre en proposant des principes qui combinent les phénomènes quantiques avec l'espace-temps. Après quoi l'étape suivante consistera à formuler des hypothèses sur la façon de les réaliser. Pour combiner physique quantique et l'espace-temps, je crois que les bons principes fondamentaux sont les suivants :

Les principes de physique fondamentale 1. L'indépendance du fond* Une théorie physique ne devrait dépendre d'aucune structure qui soit fixe et qui n'évolue pas dynamiquement en interaction avec d'autres quantités. Il s'agit d'un concept clé, qui nécessite certains éclaircissements. Toutes les théories physiques à ce jour dépendent de structures qui sont fixes dans le temps et n'ont aucune justification préalable : elles sont simplement supposées et imposées. Un exemple est la géométrie de

* NdT : Le terme anglais « background independence » a été traduit par « indépendance du fond». Le terme «background» serait peut-être mieux exprimé par «contexte» si ce terme n'avait pas un autre sens en physique quantique; ou bien par «cadre» ou «structure sousjacente ». Et plutôt que d'évoquer une« indépendance» (de la théorie) par rapport à ce fond sous-jacent, peut-être vaudrait-il mieux évoquer une « absence de fond >>, car on voudrait une théorie où il n'y aie pas de celle structure sous-jacente.

222

Les principes d'abord

l'espace dans toutes les théories antérieures à la relativité générale : la physique newtonienne pose simplement que la géométrie de l'espace est la géométrie tridimensionnelle euclidienne. C'est arbitraire, ça ne change pas avec le temps, ça ne peut être influencé par rien, ce n'est soumis à aucune loi dynamique ... À l'époque de Newton, la géométrie d'Euclide était la seule connue. Il n'avait donc pas d'alternative et l'on n'avait pas besoin de chercher une justification pour la choisir. Mais au XIXe siècle, Gauss, Lobachevsky et Riemann ont découvert une infinité de géométries alternatives. Toute théorie fondamentale ultérieure à leur travail doit justifier le choix qu'elle fait pour la géométrie de l'espace. Le principe de « l'indépendance de fond » exige que le choix ne soit pas fait par le théoricien, mais par la théorie ; qu'il résulte (dynamiquement) d'une résolution des lois de la physique. Une structure fixe et non dynamique définit en effet un « fond » figé, dans lequel évolue le système qui nous intéresse. Je défends l'idée qu'une telle structure gelée représente quelque chose qui n'appartient pas à ce que nous modélisons. Ce fond influence l'évolution des systèmes, mais ces derniers ne l'influencent pas, et lui-même n'évolue pas (ou son évolution est trop lente pour être remarquée.). Par conséquent, une telle structure de base fixe signale que la théorie en question est incomplète. Il s'ensuit que toute théorie avec un tel fond fixe peut être améliorée si ce fond, cet élément extérieur peut être « dégelé », dynamisé et amené à l'intérieur du cercle des interactions physiques réciproques. C'est cette stratégie qui a conduit Einstein à la théorie de la relativité générale. Les géométries del' espace et du temps sont figées en physique newtonienne ; elles le sont aussi en relativité restreinte. Dans ces théories, cette vision absolue et fixe de l'espace et du temps, ou de l'espace-temps, fournit l'arrière-plan par rapport auquel les mesures sont définies. La relativité générale dégèle la géométrie en la rendant dynamique. Il s'agit d'un processus en plusieurs étapes, parce que nos théories impliquent des couches d'éléments gelés, qui ont été déposées, à la manière d'une sédimentation, au cours de la longue et complexe histoire de la physique. La relativité générale débloque bien certains aspects de la géométrie. Toutefois, certaines structures plus profondes,

223

La révolution inachevée d'Einstein

telles que la dimension et les structures nécessaires pour définir les nombres continus et les possibilités de changement, restent congelées·. Aussi belle soit-elle, La relativité générale elle-même ne peut donc pas constituer la fin de notre recherche : il faudra elle aussi la compléter. Chaque étape élargit la portée de la théorie. Ils' ensuit qu'une théorie complète de la physique doit être une théorie cosmologique, car l'Univers est le seul système qui n'a rien en dehors de lui. Une théorie de l'Univers tout entier doit alors être très différente des théories qui concernent des parties de l'Univers. Elle ne doit pas comporter d'éléments fixes, gelés, intemporels, car ils se référeraient à des choses qui ne font pas partie du système décrit par la théorie. Elle doit être entièrement indépendante de tout arrière-plan : indépendante de fond. Or une théorie cosmologique ne peut être atteinte en élargissant nos théories actuelles. Elle doit se fonder sur un concept radicalement nouveau. Cette reconnaissance est la leçon la plus importante que nous a enseigné l'achèvement des révolutions jumelles d'Einstein... Il s'ensuit que la mécanique quantique ne peut pas être une théorie de l'Univers entier, parce qu'elle comporte aussi des éléments fixes. Il s'agit notamment des observables du système et des diverses relations qu'elles entretiennent, ainsi que de la structure qui donne lieu aux probabilités···. Cela implique qu'il n'y a pas de fonction d'onde de l'Univers, parce qu'il n'y a pas d'observateur extérieur à l'Univers qui pourrait la mesurer. I.:état quantique est, et doit rester, une description d'une partie de l'Univers. Nous devons donc chercher à compléter la théorie quantique en éliminant les structures de base. Pour ce faire, il faut identifier le fond, puis le dégeler et lui donner une dynamique. En d'autres termes, plutôt que de quantifier la gravité, il vaut sans doute mieux chercher à rendre le quantique gravitationnel. En entendant par là le processus

* NdT : La théorie de relativité générale ne peut pas être déclarée toue à fait indépendance de fond car (pour les spécialistes) elle exige cout de même une structure de dépare, une « variété différentielle • au sein de laquelle il y a un sens à définir une métrique. ** Pour davantage de détails sur ce point, voir L. Smolin, La Renaissance du temps (Dunod, 2019), ou R. Mangabeira Unger et L. Smolin, The Singular Universe and the Reality ofTime. *** En termes techniques, l'algèbre des observables et le produit intérieur.

224

Les principes d'abord

d'identification et de dégel des aspects arbitraires et fixes de la théorie quantique, en les soumettant à des lois dynamiques. Nous espérons comprendre ainsi les caractéristiques difficiles de la physique quantique comme des conséquences de la séparation de l'Univers en deux parties : le système que nous observons, et le reste contenant l'observateur et ses instruments de mesure. Il existe une autre idée clé, d'ailleurs étroitement liée à l'indépendance de fond : que les observables des théories physiques doivent décrire les relations. Leibniz, Mach et Einstein nous ont appris à distinguer les notions absolues d'espace et de temps des notions relationnelles. Un emplacement dans l'espace serait dit absolu si l'on pouvait le définir sans référence à quelque chose d'autre. Au contraire, un emplacement relatif est défini en référence à quelque chose d'autre : par exemple, trois pâtés de maisons au sud du supermarché. De même, un temps absolu, sans référence à quoi que ce soit d'autre, n'a aucune signification, alors que le temps relationnel est toujours défini par des relations avec d'autres événements. Cela nous amène à notre deuxième principe.

2. L'espace et le temps sont relationnels Une observable relationnelle, ou une propriété relationnelle, décrit une relation entre deux entités. Dans une théorie sans structure de fond, toutes les propriétés qui se réfèrent à un emplacement dans l'espace ou dans le temps ne peuvent être que relationnelles. Une théorie indépendante de fond doit nous parler de la nature à travers des observables relationnelles. Le troisième principe nous dit que rien n'est laissé de côté.

3. L'exhaustivité causale Si une théorie est complète, tout ce qui se passe dans l'Univers a une cause, qui se constitue d'un ou plusieurs événements antérieurs. Et il ne peut arriver que la chaîne des causes remonte à quelque chose d'extérieur à l'Univers.

225

La révolution inachevée d'Einstein

Le principe suivant a été introduit par Einstein, dans ses articles sur

la relativité générale.

4. La réciprocité Ce principe stipule que si un objet A, agit sur un deuxième objet B, alors B doit aussi agir en retour sur A. Le dernier principe invoqué est à la fois subtil et puissant.

S. L'identité des indiscernables Ceci indique que deux objets qui ont exactement les mêmes propriétés sont en fait le même objet. Mettons nos principes en ordre ; nous en avons cinq, étroitement liés : 1. le principe de l'indépendance de fond ; 2.

le principe de relation de l'espace et du temps ;

3.

le principe de l'exhaustivité causale ;

4.

le principe de réciprocité ;

S.

le principe de l'identité des indiscernables.

Ce sont tous en fait des aspects d'un principe unique, que Leibniz avait appelé le principe de la raison suffisante. Cela signifie que chaque fois que nous identifions un aspect de l'Univers qui, apparemment, aurait pu être différent, un examen plus approfondi nous fera découvrir une raison rationnelle pour laquelle il en est ainsi et non autrement. Il semble par exemple, dans l'état de nos connaissances, que l'espace aurait pu avoir plus ou moins de trois dimensions. (J'entends par là les trois grandes dimensions que nous voyons autour de nous, je ne prends pas en compte pas les hypothétiques minuscules dimensions «enroulées», perceptibles seulement à l'échelle subatomique). En effet, toutes nos théories actuelles, y compris la relativité générale et la mécanique quantique, pourraient être formulées et avoir du sens dans un monde avec un nombre différent de dimensions spatiales. Le principe de raison suffisante de Leibniz nous suggère que c'est un signe que nos théories actuelles sont incomplètes. Nous devons chercher à les compléter, et nous serons près du but lorsque nous trouverons

226

Les principes d'abord

pourquoi le nombre de grandes dimensions spatiales est trois et non pas un autre nombre·. Leibniz pensait que nous devrions pouvoir découvrir une explication rationnelle à tous les choix que Dieu aurait pu faire lors de la création de l'Univers. Il évoque la situation dans laquelle cette compréhension serait atteinte lorsque nous disposerions d' « une raison suffisante ». Son principe de raison suffisante affirme que l'Univers peut être complètement compris. Chacun des principes que j'ai énoncés exprime un aspect de cette idée. Par exemple, on pourrait se demander pourquoi l'Univers est né là où il était, et pas à dix mètres plus à gauche. Tout serait arrivé de la même façon : cela ne peut donc pas être une question significative. Par conséquent, la notion de position absolue n'a pas de sens ; seule la position relative en a un. Un scientifique qui aspire à être rationnel doit être un relationniste. Nos théories expriment ces principes de manière incomplète. Mais on peut clairement reconnaître une tendance vers des théories qui expliquent de plus en plus de choses. Chaque fois que nous expliquons une caractéristique du monde, d'une manière qui limite la capacité de choix qu'aurait pu avoir un créateur, nous éliminons une partie de l' arbitraire qui régnait dans la conception du monde précédente. Mieux nous comprenons le monde, plus il nous semble rationnel. Cela se produit chaque fois que nous découvrons une unité cachée**. Un bon exemple en fut donné par la découverte de Maxwell : la lumière, l'électricité et le magnétisme ne sont pas des phénomènes distincts, mais des aspects différents d'un même phénomène. Cette découverte nous montre l'impossibilité d'un monde où le magnétisme

• La théorie des cordes ne fait pas cela ; au lieu de cela, elle fixe le nombre total de dimensions, y compris les possibles dimensions microscopiques. Cela pourrait être une bonne chose, si cela ne menait pas à un nombre infini de possibilités pour les géométries et le nombre de ces hypothétiques dimensions minuscules. •• NdT : En complète opposition avec une telle exigence, un « principe anthropique » déclarerait par exemple qu'il n'y a aucun besoin de chercher une explication rationnelle pour un élément qui pourrait sembler arbitraire: que s'il est ainsi, c'est parce que le monde a été créé dans l'intention de nous accueillir.

227

La révolution inachevée d'Einstein

existerait, mais pas les forces électriques. Et nous comprenons qu'un monde où l'électricité et le magnétisme existent doit aussi inclure la lumière. Je ne sais pas si nous pourrons obtenir un jour une compréhension complète de la nature. Mais je crois que notre objectif devrait être de toujours progresser vers la compréhension la plus complète possible : rechercher toujours moins d'arbitraire et plus de rationalité. Je propose que nous cherchions une raison de plus en plus suffisante. J'ai tendance à mesurer les progrès de la science à l'aune de l' amélioration de notre compréhension de la nature. La relativité restreinte constitue une amélioration de la physique newtonienne. Et la relativité générale, en adoptant une géométrie purement relationnelle de l'espace-temps, constitue une amélioration des deux. On peut aussi dire que la mécanique quantique satisfait mieux le principe de réciprocité que la mécanique newtonienne, mais que la théorie de l'onde pilote se rapproche encore plus de la raison suffisante car elle explique des choses que la mécanique quantique laisse inexpliquées : pourquoi des événements individuels ont lieu, et où et quand ils se produisent. Mais comme je l'ai déjà mentionné, la théorie de l'onde pilote ne satisfait pas un autre de nos principes: le principe de réciprocité d'Einstein. Londe pilote guide la particule, mais la particule n'a aucun effet sur l'onde. Il nous reste donc encore du chemin à parcourir. Le principe de raison suffisante nous motive pour chercher mieux. Comment concevoir l'espace et le temps dans ce nouveau monde de relations ? Deux chapitres auparavant, j'ai tiré une leçon des études sur les fondements quantiques, à savoir que l'espace et le temps ne peuvent être tous deux fondamentaux. Un seul au maximum peut être présent au niveau le plus profond de la compréhension, l'autre doit être émergent et contingent. Cela semble imposé par la non-localité de l'intrication, qui conduit à une tension entre les approches réalistes de la mécanique quantique et la relativité restreinte. Cette dernière unifie espace et temps en espace-temps, ce qui est transcendé dans les processus quantiques individuels, selon les tests expérimentaux des inégalités de Bell. Je suggère de résoudre cette tension en rendant un seul des éléments de la paire espace/temps fondamental, tandis que l'autre serait

228

Les principes d'abord

une notion approximative, en fin de compte une sorte d'illusion. Pour de nombreuses raisons, certaines décrites ici, d'autres examinées dans des ouvrages précédents 1, j'ai choisi de me concentrer sur l'hypothèse selon laquelle le temps est fondamental alors que l'espace est émergent. Voici où nous conduisent les principes. I..:étape suivante consiste à formuler des hypothèses. J'en proposerais trois, à propos de ce qui peut résider au-delà de l'espace-temps et au-delà du quantique : Le temps, dans le sens de causalité, est fondamental. Cela se réfère au processus appelé causalité, selon lequel les événements futurs sont produits à partir des données actuelles: il est fondamental. Le temps est irréversible. Le processus par lequel les événements futurs sont créés à partir des événements actuels ne peut pas reculer. Une fois qu'un événement s'est produit, il est impossible d'empêcher qu'il se soit pro~uit*. I..:espace est émergent. Fondamentalement, il n'y a pas d'espace. Il y a des événements, qui causent d'autres événements, donc il y a des relations causales. Ces événements constituent un réseau de relations. I..:espace se présente comme une description macroscopique et approximative, granuleuse, du réseau de relations entre les événements. Cela signifie que la localité est émergente. La non-localité doit elle aussi être émergente. Si la localité n'est pas absolue, si elle est le résultat contingent d'une certaine dynamique, il devra y avoir des défauts et des exceptions. Et cela semble bien être le cas en effet : comment comprendre autrement la non-localité quantique, en particulier l'intrication non locale? Mon hypothèse est qu'il s'agit de vestiges des relations primitives, définies sans spatialité, avant que l'espace n'émerge. Ce serait la combinaison de la causalité fondamentale et de l'émergence de l'espace qui expliquerait la non-localité quantique, comme résultant des imperfections de l'émergence de l'espace2 • La combinaison d'un temps fondamental et d'un espace émergent ferait surgir la possibilité d'une simultanéité absolue.

* Un événement peut être suivi d'un deuxième événement qui inverse l'action du premier, mais vous avez alors deux événements; ceci n'est pas équivalent à un espace-temps dans lequel ni l'un ni l'autre ne s'est produit.

229

La révolution inachevée d'Einstein

Au niveau le plus fondamental, où l'espace disparaît mais où le temps persiste, un sens universel peut être donné au concept de présent. Si le temps est plus fondamental que l'espace, alors pendant la phase primordiale où l'espace est dissous, où seul existe un réseau de relations, le temps est global et universel. Le relationnisme, sous la forme d'un temps réel et d'un espace émergent, résout le conflit entre réalisme et relativité. Appelons relationnisme temporel cette version du relationnisme qui met l'accent sur la réalité et l'irréversibilité du temps et sur le caractère fondamental du flux des moments présents. On peut la mettre en contraste avec le relationnisme éternaliste, qui suppose l'espace fondamental, mais le temps émergent.

Les variables cachées relationnelles Nous recherchons donc une complétion de la mécanique quantique qui soit indépendante de fond et relationnelle, et qui s'inscrive dans un monde où le temps est fondamental et l'espace émergent. Si l'on pense à des variables cachées, celles-ci doivent exprimer les relations entre les particules : elles ne donnent pas une description plus complète d'un électron individuel, mais elles doivent décrire les relations qui existent entre cet électron et les autres électrons (ou autres particules). Nous pouvons les qualifier de variables cachées relationnelles. En effet, quoi de plus relationnel que le plus profond et le plus subtil des mystères quantiques que constitue l'intrication ? Une formulation relationnelle de la physique quantique commencera par mettre l'intrication en première place. Si l'espace est émergent comme nous l'avons supposé, la notion de distance dans l'espace doit être dérivée de relations plus fondamentales. On peut penser que ces relations fondamentales d'où émerge l'espace pourraient correspondre à l'intrication'.

* Ce n'est pas une idée nouvelle; comme je l'ai mentionné au chapitre 9, Roger Penrose l'avait mentionnée comme la motivation pour son modèle de réseaux de spin au début des années 1960.

230

Les principes d'abord

Les variables cachées de la théorie de l'onde pilote sont les trajectoires des particules. Elles ne sont pas relationnelles, elles nous donnent simplement davantage d'informations sur chacune des particules, individuellement. La théorie de l'onde pilote comporte cependant déjà une forte dose de relationnisme. Elle découle du fait que, pour un système de plusieurs particules, la fonction d'onde ne vit pas dans l'espace ordinaire, mais dans l'espace des configurations de l'ensemble du système constitué des particules. Comme je l'ai expliqué au chapitre 8, cela est nécessaire pour incorporer l'intrication. Au début de ma carrière, j'ai d'abord introduit le concept d'une théorie à variables cachées relationnelles incluant l'hypothèse selon laquelle l'espace est dérivé de relations fondamentales, en particulier l'intrication. J'en ai écrit une formulation 3 en 1983, fondée sur une idée simple. C'était le début de mes efforts4 • Lidée de 1983 était simple. Supposons un système de particules dans l'espace. Une description absolue voudrait coder l'emplacement de chaque particule individuellement, en donnant ses coordonnées dans l'espace, des coordonnées absolues qui se réfèrent à un hypothétique observateur en dehors du système. Pour Newton, c'était Dieu lui-même. Mais dans un contexte relationnel, vous ne pouvez utiliser que les séparations relatives entre les particules. Celles-ci ne dépendent plus d'une référence à quoi que ce soit d'extérieur du système. Il y a une séparation relative entre chaque paire de particules. Lensemble des séparations peut être représenté sous la forme d'un tableau de nombres: l'entrée« 10 vers le bas et 47 vers le haut» donne la distance entre la 1oe et la 47e particule. Un autre nom pour un tel tableau de nombres est une matrice. Dans ma théorie des variables cachées relationnelles, les variables cachées se constituaient d'une telle matrice. Ma théorie de 1983 utilisait une grande matrice de nombres complexes pour décrire un système de particules vivant dans un espace bidimensionnel. Lorsque le nombre de particules était élevé, les probabilités de mouvement des particules étaient approximativement décrites par l'équation de Schrodinger. Il existe maintenant plusieurs propositions qui vont au-delà du quantique en partant de la théorie de l'onde pilote, et en remplaçant la 231

La révolution inachevée d'Einstein

fonction d'onde par une structure plus profonde décrite en termes de matrices. Stephen Adler5 et Artem Starodubtsev6 ont ainsi également proposé des théories à variables cachées relationnelles, fondées sur des matrices, qui attribuent un nombre à chaque paire de particules. On peut également exprimer la même chose par un graphique, qui est une structure simple constituée de points reliés par des lignes. Chaque paire de points est reliée ou non par une ligne. Nous pouvons assigner le nombre 1 à une paire connectée, et zéro à une paire non connectée, ce qui fournit une matrice représentant la même structure.

B

'

10

l6

3

21

0

~

4

l s 2.0l

''

5

'"=f

Ft9ure 11. Une matrice est un tableau de nombres, composé de lignes et de colonnes.

Graphiques et matrices offrent donc deux façons d'exprimer l'hypothèse que les éléments fondamentaux qui sous-tendent la physique, les beables, sont un réseau de relations. Ces relations peuvent exprimer l'intrication quantique et la non-localité. Il n'y a pas mieux pour exprimer un système de relations qu'un graphique ou un réseau. Il est intéressant de noter que les réseaux sont omniprésents dans les approches de gravité quantique qui sont en accord avec le principe d'indépendance de fond ; notamment la gravité quantique à boucles, les ensembles causaux et les triangulations dynamiques causales. Cela suggère deux approfondissements passionnants de nos hypothèses : d'abord, l'espace émerge du réseau fondamental. Deuxièmement, la physique quantique résulte des interactions non locales qui subsistent quand l'espace émerge. Comment relier ce réseau à 1' espace ? Un réseau s'intègre difficilement dans l'espace, si l'on veut que la « proximité » dans l'espace émergent corresponde avec la « proximité » dans le réseau. La raison est simple : il

232

Les principes d'abord

suffit de considérer deux points sur le graphique, chacun d'eux correspondant à un point de l'espace émergent. Supposons d'abord une situation «normale» : qu'ils soient éloignés l'un de l'autre, aussi bien dans l'espace que sur le graphique. Puis ajoutons alors un lien supplémentaire sur le graphique, qui relie directement ces deux points : ils deviennent ainsi tout d'un coup voisins sur le graphique, mais toujours éloignés dans l'espace émergent. Dans notre travail avec Fotini Markopoulou, nous avons appelé de telles connexions défauts de localité. Elles ressemblent à un trou de ver étroit'. Et nous avons montré qu'elles devraient être communes dans la gravité quantique à boucles7 • Cela nous a amenés à un autre article dans lequel nous avons dérivé la mécanique quantique en calculant la moyenne des interactions non locales qui résulteraient de tels défauts de localité8 • Un peu ironiquement, nous avons appelé cela théorie quantique à partir de la gravité quantique". Je n'ai pas rencontré Richard Feynman souvent, mais il a eu à deux reprises la gentillesse de me questionner sur mon travail. À chaque fois, il répondait de la même façon : il m'écoutait attentivement et me suggérait ensuite que l'idée que je lui avais décrite n'était pas assez folle pour avoir une chance de marcher. Ce que je pense qu'il voulait dire, c'est que mon idée n'allait pas assez loin. En tout cas, c'est ce que je ressens à propos de mes tentatives antérieures de fabriquer une théorie à variables cachées relationnelles fondée sur des matrices et des réseaux. Cela résout le problème de l'achèvement de la mécanique quantique au niveau technique, mais cela reste insuffisant sur d'autres aspects. Une façon de le dire est que l'équation de Schrodinger n'apparaît comme une prédiction de la théorie que si vous corrigez les imperfections et affinez les équations.

* NdT : Un trou de ver est une configuration qui peut advenir dans certaines solutions de la relativité générale, qui établit un « raccourci », dans lespace-temps, entre deux points autrement très éloignés. ** Juan Maldacena et Leonard Susskind ont depuis lors introduit une version de cette idée sous l'appellation EPR =ER. ER représente un pont d'Einstein-Rosen [NdT: nom technique pour un trou de ver] qui est un vortex reliant deux points dans l'espace-temps («Cool horiwns for entangled black holes », arXiv:l306.0533).

233

La révolution inachevée d'Einstein

CA)

(~)

F19ure 12. (A) représente un treillis de points plongé dans l'espace. Nous le qualifions de local parce que les points qui sont éloignés en termes de trajets dans le treillis sont également éloignés dans l'espace où il est plongé. (B) En ajoutant un nouveau lien qui relie des points auparavant éloignés, nous perturbons la localité : les points connectés sont toujours loin dans l'espace, mais ils ne sont distants que d'une étape sur le réseau.

Pour approfondir l'idée relationnelle, nous pouvons nous inspirer encore de Leibniz. Dans son court livre, Monadologie9, il avait esquissé, en 1714, une vision purement relationnelle de l'Univers. Désirant seulement nous inspirer de lui, nous ne nous soucierons pas de reproduire fidèlement sa vision et nous nous sentirons libres de faire preuve de créativité sans interpréter fidèlement son livre. En voici une lecture libre. Nous appellerons nades les éléments d'un modèle relationnel de l'Univers, parce qu'elles ne correspondent que partiellement aux éléments que Leibniz appelait monades. Les nades ont deux types de propriétés : des propriétés intrinsèques, qui appartiennent à chaque nade individuelle, et des propriétés relationnelles qui caractérisent plusieurs nades. Un univers « nadique » peut être représenté sous la forme d'un graphique, où les propriétés relationnelles sont exprimées par des étiquettes sur des liens qui relient une paire de nades. Ce n'est pas une coïncidence si, jusqu'à présent, ce tableau correspond à la vision du monde donnée par la gravité quantique à boucles, où chaque état du monde est décrit sous forme d'un graphique avec des étiquettes.

234

Les principes d'abord

Chaque nade a une« vision» {ou« vue d'ensemble») de l'Univers, qui résume ses relations avec les autres. On peut exprimer cette vision en termes de voisinages {ou zones) du graphique. Parlons de la vision d'une nade appelée Sam. Les plus proches voisins de Sam, les premiers, sont les nades à une étape de lui sur le graphique. Le premier voisinage de Sam se compose de Sam lui-même, et de ses plus proches voisins, en y incluant les relations qu'ils partagent, indiquées sur les liens qui les unissent. Pour construire le deuxième voisinage de Sam, ajoutez les nades reliés à lui par deux liens, ainsi que toutes les relations entre eux, et celles avec les nades du premier voisinage {également incluses). Et ainsi de suite. La hiérarchie de ces voisinages constitue la vision de Sam, son point de vue sur son univers. On peut comparer la vision de Sam à celle d'une autre nade, que nous appellerons Sue. Supposons que Sam et Sue partagent le même premier voisinage, ainsi que le second. Cela veut dire qu'on ne pourrait pas les distinguer si notre vue se limitait à deux voisinages. Supposons que notre univers relationnel nadique obéisse au principe leibnizien de l'identité des indiscernables. Pour que Sam et Sue ne soient pas considérés comme le même, il faut que leurs voisinages diffèrent à un certain degré. Sinon leurs visions seraient identiques, ce qui serait contraire au principe. Cela implique qu'il doit y avoir un certain nombre d'étapes à partir duquel les deux voisinages diffèrent. Nous appelons ce nombre la distinction entre Sue et Sam. Ensuite, Leibniz postule que notre Univers actuel se distingue d'autres univers possibles par le fait qu'il possède« autant de perfection que possible». Si nous le dépouillons de sa signification poétique ou allégorique, ce que déclare Leibniz, c'est qu'il existe une certaine quantité {observable) dont la valeur est plus grande dans notre Univers réel que dans tout autre univers possible. C'est d'une modernité étonnante car cela anticipe une méthode de formulation des lois de la nature qui a été développée plus tard et qui n'a porté ses fruits qu'au cours du :xxe siècle. La quantité qui est maximisée, que Leibniz appelle perfection, nous l' appelons une action. 235

La révolution inachevée d'Einstein

Ftgure 13. Sam et Sue sont deux nœuds d'un réseau constitué de nœuds et de liens. Leurs premiers et seconds voisinages sont identiques [mêmes configurations pour les nœuds qui leur sont immédiatement adjacents). Mais les troisièmes, ainsi que ceux de degrés supérieurs,

les distinguent.

Feynman aimait à souligner qu'une belle caractéristique dont jouissent les lois de la physique est qu'elles peuvent être formulées en plusieurs langues différentes. Celles présentées ici semblent à première vue très différentes, mais quand vous les appréhendez mieux, vous comprenez qu'elles sont équivalentes. Illustrons cela avec les lois du mouvement de Newton et la gravité. Elles décrivent les mouvements des planètes, des satellites et autres corps du système solaire. Une façon de décrire ces lois consiste à spécifier comment les positions de ces astres changent avec le temps. Cela est habituellement exprimé en déclarant qu'ils prennent une accélération égale à la somme des forces gravitationnelles exercées par les autres corps (divisée par la masse). Mais il existe une autre façon de spécifier les mêmes lois : en délimitant un ensemble de quantités qui restent fixes tandis que les planètes bougent, par exemple leur énergie totale. Une troisième manière, équivalente aux deux premières, consiste encore à dire que les planètes se déplacent de manière à ce qu'une certaine quantité prenne la valeur 236

Les principes d'abord

la plus élevée possible : on retrouve l'action·, ce que Leibniz appelait la perfection. Leibniz décrit ce qui entre dans la« perfection » : il définit un monde avec « autant de perfection que possible » comme un monde ayant « le plus de variété possible », mais avec en même temps « le plus grand ordre possible ». Qu'est-ce que Leibniz entendait par« variété»? Je crois qu'il pensait que les visions des différentes monades devraient différer autant que possible. Ainsi, en maximisant la perfection, Leibniz signifie que nous devons maximiser la variété des visions différentes. Inspirés par cette position, Julian Barbour et moi-même avons construit des estimations numériques de la « variété » inhérente à un système de relations 10 • Et nous avons remarqué que, à mesure que la variété augmente, de moins en moins d'information est nécessaire pour distinguer une vue d'une autre. C'est-à-dire que, toutes choses étant égales par ailleurs, cela favorise les mondes où toutes les paires diffèrent au bout d'un petit nombre de voisinages. Pour Leibniz, la «raison suffisante» devait être fondée sur une notion de perfection maximale : « Et cette raison[suffisante] ne se trouve que dans l'harmonie, ou dans les degrés de perfection, que ces mondes possèdent ... Cette interconnexion (ou accommodation) entre toutes les choses créées, et entre chacune et toutes les autres, entraîne que chaque substance simple a des relations qui expriment toutes les autres, et donc, que chaque substance simple est un perpétuel miroir vivant de l'Univers. » Utilisant ensuite une métaphore pour décrire cela, il en arrive aux différents points de vue sur une ville. «Tout comme la même ville, vue sous des angles différents, apparaît tout à fait différente et, pour ainsi dire, multipliée en perspective, de même il arrive qu'en raison de la multitude infinie de substances simples, il y ait, pour ainsi dire, autant d'univers différents, qui ne sont pourtant que des perspectives sur un seul ». 11

* Plus précisément, l'opposé de l'action.

237

La révolution inachevée d'Einstein

C'est une métaphore que Jane Jacobs aurait appréciée, car elle capture une notion de diversité urbaine dont elle a fait la promotion, et dont se sont depuis emparés quelques philosophes de la cité, dont Richard Florida. Cette métaphore urbaine inspire une hypothèse à propos de l'espace et de la localité. Si vous vous tenez à côté de moi et que nous regardons tous deux dehors, nous avons, en vertu de notre proximité, des vues similaires du reste de l'Univers. Nos points de vue ne peuvent être identiques, parce que nous ne pouvons pas coïncider exactement, en vertu à la fois du principe d'exclusion de Pauli et de l'identité des indiscernables. Mais plus nous sommes proches l'un de l'autre, plus nos points de vue se ressemblent. En même temps, parce que nous sommes proches l'un de l'autre nous pouvons interagir facilement. Et plus nous nous rapprochons, plus s'élève la probabilité que nous interagissions par l'intermédiaire d'un échange de quanta comme les photons. Voici fondamentalement ce que nous voulons dire quand nous disons que les interactions physiques sont locales. Mais supposons que nous retournions l'argument : c'est parce que nos points de vue sont similaires que nous interagissons avec une probabilité élevée. La probabilité d'interagir augmente avec la similarité de nos points de vue, et diminue s'ils commencent à diverger. S'il en est ainsi, ce qui détermine fondamentalement la fréquence des interactions, c'est la similarité des points de vue. Et la notion de distance dans l'espace n'en serait qu'une conséquence. Pour un grand système complexe composé d'un grand nombre d'atomes, tel que nous sommes, c'est tout ce qu'on peut faire. Mais que signifie pour des atomes d'avoir des vues similaires ? Les atomes ont beaucoup moins de degrés de liberté, donc moins de propriétés relationnelles. Des atomes éloignés l'un de l'autre dans l'espace peuvent encore avoir des voisinages similaires, simplement parce que la diversité des possibles configurations de leurs voisinages locaux est bien moindre. Cela suggère que des atomes similaires, dont les constituants sont identiques, ont une capacité à interagir l'un avec l'autre simplement parce qu'ils ont des points de vue similaires. De telles interactions pourraient

238

Les principes d'abord

être très fortement non locales. Dans des travaux récents, j'ai montré que cela pourrait être à la base de la physique quantique 12 • Considérez un atome d'hydrogène d'une molécule de vapeur d'eau en suspension dans l'air devant moi. Son premier voisinage se compose d'un atome d'oxygène, son second voisinage d'une molécule entière. Il en va de même pour chaque atome d'hydrogène dans une molécule d'eau, partout dans l'Univers. Si je fais confiance à mon instinct relationnel, je puis supposer follement que ces atomes peuvent interagir entre eux simplement parce que leurs points de vue sont similaires. Encore plus précisément, je puis postuler que les interactions agissent dans le sens qui accroît les différences entre les points de vue de ces atomes. Et ceci jusqu'à ce que le système ait maximisé la variété des points de vue que les différents atomes ont sur l'Univers. Dans un article récent, j'ai montré que l'hypothèse de la variété maximale conduit à l'équation de Schrodinger, et donc à la mécanique quantique. Cela découle d'une similitude mathématique entre la variété et la force quantique de Bohm : il se trouve que l'action de cette dernière conduit précisément à augmenter la variété d'un système. Elle a tendance à rendre les voisinages de toutes les différentes particules aussi différents que possible les uns des autres. Dans cette approche, les probabilités de la mécanique quantique se réfèrent à un ensemble qui existe réellement : l'ensemble de tous les systèmes ayant des vues similaires. Il s'agit d'un véritable ensemble, en ce sens que ses éléments ne se situent pas dans notre imagination mais font partie du monde naturel. Ceci est en accord avec les principes d'exhaustivité causale et de réciprocité. J'en ai fait la base d'une théorie relationnelle des variables cachées que j'ai proposée sous le nom de formula.tion en ensemble réel de la. mécanique quantique. J'ai déduit la formulation de Schrodinger de la mécanique quantique, à partir d'un principe qui maximise la variété présente dans des ensembles réels, les ensembles de ces systèmes dont les points de vue sur l'Univers sont similaires. Sur le plan technique, cette théorie s'inspire de la théorie des nombreux univers classiques en interaction, décrite dans le chapitre précédent. Seulement l'ensemble des systèmes similaires ne provient pas

239

La révolution inachevée d'Einstein

d'autres univers parallèles. Ce sont plutôt des systèmes similaires éloignés, dans des régions lointaines de notre propre Univers unique. Dans cette théorie, les phénomènes quantiques résultent de l'interaction continue entre les systèmes similaires au sein de l'ensemble. Les partenaires d'un atome dans mon verre d'eau sont dispersés à travers l'Univers. Lindéterminisme et les incertitudes de la physique quantique découlent du fait que nous ne pouvons pas contrôler ou observer tous ces différents systèmes. Latome est un objet quantique parce qu'il existe beaucoup de copies presque identiques de lui, répandues à travers l'Univers. Et si cet atome, avec son voisinage, a beaucoup de copies c'est parce qu'il est proche de la plus petite échelle possible. Il est simple à décrire car il ne possède que quelques degrés de liberté. Un grand univers en contiendra beaucoup de copies proches. Les grands systèmes macroscopiques comme les chats, les machines ou nous-mêmes ... ont au contraire une grande complexité, et leur description demande une grande quantité d'informations. Même dans un très grand univers, de tels systèmes n'ont pas de copies vraiment exactes ou raPprochées : un chat, une machine, vous-même ou moi... ne faisons partie d'aucun ensemble. Nous sommes des singletons, rien n'est assez similaire à nous pour que nous puissions interagir avec par le biais d'interactions non locales. Par conséquent, nous ne sommes pas soumis à l'aléatoire quantique. C'est une solution au problème de la mesure. Cette théorie est nouvelle. Comme toute nouvelle théorie, elle est très probablement fausse. Mais elle présente un avantage, c'est qu'il existe probablement des expériences permettant de la tester. Elles se fondent sur l'idée qu'un système avec un grand nombre de copies dans l'Univers se comporte de manière quantique, parce qu'il interagit continuellement, de manière non locale, avec ses copies. Dépourvu de copies, un grand système complexe n'est pas soumis au hasard quantique. Mais ne pourrions-nous pas fabriquer des systèmes microscopiques qui, bien que constitués d'un petit nombre d'atomes, n'auraient de copies nulle part dans l'Univers? Un tel système ne montrerait pas de comportement quantique, bien qu'il soit microscopique.

240

Les principes d'abord

Nous avons maintenant la capacité d'en fabriquer, en utilisant les outils de la théorie quantique de l'information. En effet, un ordinateur quantique suffisamment grand devrait être en mesure de produire des états impliquant suffisamment de qubits intriqués pour qu'il soit très peu probable qu'il en existe naturellement des copies quelque part dans l'Univers observable. La théorie des ensembles réels pourrait donc être falsifiée à l'aide d'un ordinateur quantique qui fonctionne exactement comme prévu par la mécanique quantique. La science progresse lorsque nous inventons des théories falsifiables, même si le résultat est qu'elles sont falsifiées. C'est lorsque les théoriciens inventent des théories non falsifiables que la sciences' enlise. Et qu'en est-il des systèmes avec un petit nombre de copies ? Ils doivent se comporter de manière ni purement quantique, ni purement déterministe. Ils devront faire preuve d'un comportement d'un genre nouveau qui n'est ni classique ni quantique. Cela nous donnera d'autres occasions de tester cette nouvelle théorie·.

Le principe de précédence La théorie en ensemble réel dépend de la capacité d'un système à interagir avec d'autres systèmes qui lui sont similaires, en ce sens qu'ils ont une vision identique de l'univers des relations, indépendamment de leur situation spatiale dans l'Univers. Selon cette hypothèse, la similitude ou la différence de vues est plus fondamentale qu'une relation spatiale. À l'opposé, l'espace émerge pour décrire l'ordre approximatif créé par la similitude des vues. Deux systèmes interagissent si leurs points de

• Dans cette formulation d'ensemble réel, l'information correspondant à la fonction d'onde d'un système quantique est répartie dans tout l'Univers, codée dans les configurations des copies. Question clé : combien de copies doit avoir un système pour que l'information codée dans les copies soit suffisante pour reproduire l'information dans la fonction d'onde? Cette information augmente de façon exponentielle avec le nombre de particules dans le système quantique. Mais le nombre de copies d'un système dans l'Univers diminue rapidement avec le nombre de particules qui le composent. Il y a donc une taille de système au-delà de laquelle l'information contenue dans les copies ne peut pas suffire, avec pour conséquence que, soit la mécanique quantique tombe en panne, soit cette approche est fausse. Je soupçonne que même de modestes ordinateurs quantiques pourront franchir cette ligne.

241

La révolution inachevée d'Einstein

vue sont suffisamment similaires. La plupart du temps, cela reflète leur proximité dans l'espace-temps, mais pas toujours, et ce sont les exceptions qui sont à la base des phénomènes quantiques. Que se passe-t-il si nous appliquons ce point de vue à des systèmes pris à des moments différents ? Un système pourrait-il interagir avec d'autres systèmes qui ont eu, dans le passé, des points de vue similaires ? Si cela est possible, nous pouvons utiliser l'influence du passé sur le présent pour trouver une nouvelle compréhension des lois de la nature. Cela conduit à une idée nouvelle, que j'appelle le principe de précédence. 13 Pour l'expliquer en termes simples, il est utile d'utiliser une terminologie opérationnelle, qui décrit un processus quantique en trois étapes. La première est sa préparation, qui choisit l'état initial. Ensuite, nous avons l'évolution, au cours de laquelle l'état évolue dans le temps en fonction de la règle 1. À la fin, nous avons une mesure, régie par règle 2. Nous disposons de plusieurs choix quant à ce que nous mesurons, mais quel que soit le choix, plusieurs résultats différents sont possibles. Selon la mécanique quantique, les probabilités pour ces différents résultats dépendent de la préparation, de l'évolution et du choix de ce que nous mesurons. Si nous connaissons les forces qui agissent au cours de l'évolution, nous pouvons utiliser les règles 1 et 2 pour prédire les probabilités des différents résultats. Il est courant de penser que, une fois fixé l'environnement du système, la règle 1 fait évoluer le système dans le temps en conformité avec les lois fondamentales, qui sont présumées ne pas changer dans le temps. En conséquence, nous pouvons dire ce qui suit. Pour chaque système quantique que nous étudions aujourd'hui - système défini par une préparation spécifique, son évolution et une mesure - il existe une collection d'états similaires dans le passé ; similaires dans le sens où ils correspondent à la même préparation, la même évolution et la même mesure que pour notre système étudié. Alors le fait que les lois ne changent pas implique que les probabilités pour les résultats différents ne changent pas non plus. Par conséquent, nous pouvons énoncer : Les probabilités pour les différents résultats de la présente expérience sont les mêmes que celles que nous obtiendrions en

242

Les principes d'abord

sélectionnant aléatoirement des résultats dans la collection des instances similaires antérieures·. Nous pouvons appeler cela la loi des précédents. Je voudrais maintenant faire une proposition simple, mais radicale. Cette loi des précédents est généralement considérée comme une conséquence de l'existence de lois immuables. Mais en fait, cette loi des précédents est tout ce dont nous avons besoin. Nous pouvons décider de l'énoncer telle quelle, comme fondamentale, sans la justifier : qu'elle ne découle d'aucune autre loi. Au lieu de ce qui précède, nous posons cette hypothèse : « Les probabilités pour les différents résultats de l'expérience actuelle sont obtenues en choisissant aléatoirement des résultats dans la collection d'instances similaires passées. » Par cette déclaration, je postule qu'un système physique possède un accès aux résultats de systèmes ayant des préparations, des évolutions et des mesures similaires dans son passé (nous les appelons systèmes similaires). Notre hypothèse est donc: «Un système physique, lorsqu'il est confronté à un choix de résultats possibles au cours d'une mesure, choisira aléatoirement un résultat parmi la collection de systèmes similaires dans le passé. » Cette loi des précédents garantit que la plupart du temps le présent ressemblera au passé, en ce que les probabilités des différents résultats possibles d'une même expérience seront inchangées. S'il en est ainsi, l'apparence de lois immuables régissant les atomes n'est qu'une illusion, créée par le fait que l'Univers est à la fois assez grand et assez vieux pour que toute situation dans laquelle se trouve un atome (ou la plupart d'entre elles) ait de nombreux précédents. Mais au cas où il n'y ait pas de précédents ? Si l'on préparait un état quantique dont aucun analogue n'a jamais existé dans l'histoire de l'Univers? Comment prédire les résultats d'une mesure de cet état s'il n'y a pas de précédents antérieurs auxquels se référer? Je ne connais pas la réponse à cette question. Cela pourrait être, et j'en ai l'espoir,

* C'est-à-dire ceux qui ont la même préparation, la même évolution et la même mesure.

243

La révolution inachevée d'Einstein

une question pour la physique expérimentale. La croyance usuelle, en une loi fondamentale intemporelle, permet des prédictions sans aucun problème, par la simple application de la loi connue à la nouvelle situation. Si les observations confirment toujours cette réponse, on peut en déduire que le principe de préséance est erroné. Mais si le principe de précédence est la règle fondamentale, la réponse à une situation nouvelle, un état quantique nouveau, devra être une nouveauté. Après de nombreuses répétitions, la précédence doit s'accumuler, de sorte qu'il n'y ait plus de surprises : la transition de la nouveauté à la précédence devrait faire l'objet d'investigations expérimentales. Celles-ci devraient être, encore une fois, menées dans des laboratoires où les expérimentateurs préparent des états intriqués à plusieurs atomes. On devrait réussir à préparer des états suffisamment complexes pour que l'on puisse être convaincu qu'ils n'ont pas de précédents analogues dans l'histoire de l'Univers. Ainsi, très bientôt, il devrait être possible de tester expérimentalement le principe de précédence, et peut-être de découvrir le processus selon lequel s'établit la précédence.

244

IS

Une théorie causale des points de vue Chacun de nous, théoriciens, a ses inclinaisons : des hypothèses sur la nature sur lesquelles nous sommes prêts à fonder nos carrières. Personnellement, je suis un réaliste, un relationniste, et de fait, un relationniste temporel. Je crois que la mécanique quantique est incomplète et je vise à construire une théorie réaliste selon les principes du relationnisme temporel, dont j'estime qu'il peut conduire à une complétion simultanée de la mécanique quantique et de la relativité générale. J'ai l'espoir que cette théorie ne résoudra pas seulement les énigmes des fondements quantiques, mais conduira également à la découverte de la bonne théorie de gravité quantique, et qu'elle permettra de répondre aux questions de cosmologie et de physique des particules, qui proviennent de l'apparente liberté de l'Univers à choisir à la fois les lois et les conditions initiales. Dans ce dernier chapitre, j'aimerais décrire une voie possible pour atteindre cet objectif, puis vous parler de certains travaux très récents qui nous amènent à faire quelques pas dans cette direction. C'est une théorie des nades, du genre que j'ai déjà décrit, avec deux idées supplémentaires. Premièrement, nous prenons au sérieux l'idée de Leibniz selon laquelle ce qui est réel dans une description purement relationnelle du monde, est la vision (ou le point de vue) que chaque nade a du reste de l'Univers. Les visions ne représentent pas ce qui est réel, elles sont ce qui est réel. Autrement dit, les visions elles-mêmes

La révolution inachevée d'Einstein

sont les degrés dynamiques de liberté, les protagonistes de notre histoire. Ceci rapproche nos nades de ce que Leibniz appelait monades, bien qu'il existe encore quelques différences. Mais à quoi correspondent exactement les nades dans le monde qui nous est familier? Et en quoi consistent leurs visions ? Pour une correspondance avec la relativité générale, il est naturel d'assimiler les nades aux événements. En théorie de la relativité, un événement est quelque chose qui se déroule en un seul endroit et à un seul moment. Les événements sont fondamentaux dans la vision du monde selon la relativité générale. Vous pouvez les considérer comme un changement de quelque chose à un endroit : par exemple, la collision entre deux particules est un événement. Un monde fait d'événements est un monde dans lequel « devenir » est plus fondamental qu' « être ». Si les nades sont des événements, que sont les relations entre elles ? La réponse courte est la causalité. Les événements provoquent d'autres événements. Chaque événement est tissé dans l'histoire de l'Univers à travers ses relations avec les autres événements ; ces relations causales expriment quel événement est une cause possible de tel autre. Elles illustrent l'historique des processus de changement. Nous pouvons extraire la structure de ce tissu de relations de la relativité générale. Étant donné que les causes ne peuvent se propager qu'à la vitesse de la lumière (au maximum), on dit qu'un événement B appartient au passé causal d'un événement A, s'il est possible qu'une cause physique, voyageant à la vitesse de la lumière (au maximum) puisse se propager de B vers A. Si cette relation est vraie, alors les propriétés de B pourraient avoir contribué à causer certaines propriétés de A. De manière équivalente, nous disons aussi de A qu'il est dans le futur causal de B. Étant donné deux événements A et B, la relativité générale nous dit qu'une seule des trois choses suivantes doit être vraie : • soit A appartient au futur causal de B ; • soit B appartient au futur causal de A ; • soit A et B ne sont pas causalement reliés, parce qu'aucun signal se propageant à la vitesse de la lumière (ou inférieure) ne peut les joindre. 246

Une théorie causale des points de vue

Ceci présume du fait qu'il n'existe pas de boucles causales fermées dans la nature, des situations telles que A serait à la fois dans le passé causal et dans le futur causal de B. Il est amusant de spéculer sur les histoires exotiques avec des boucles causales fermées, mais cela soulève énigmes et paradoxes. Je ne vois pas d'intérêt à envisager de telles situations, d'autant que je veux présumer que la causalité est fondamentale, et irréversible·.

Figure 14. Un ensemble d'événements discrets, reliés par des liens de causalité.

Spécifier les relations causales entre tous les événements, cela revient à décrire la structure causale de l'Univers.

* Certains relativistes signalent l'existence de solutions aux équations d'Einstein qui comportent des boucles causales fermées. Je ne pense pas que cela soit pertinent : l'Univers est décrit par une solution unique de la relativité générale, et cette solution n'a pas besoin d'avoir tous les comportements exotiques montrés dans d'autres solutions. Plus définitivement, les solutions qui ont des boucles causales fermées (dont celle proposée par le grand logicien Kurt Gode!) sont très particulières en ce qu'elles ont beaucoup de symétries. Si nous imposons le principe de l'identité des indiscernables, alors il exclut de telles solutions très symétriques. Ces solutions sont également instables et s'effondrent en singularités au moindre signe de perturbation.

247

La révolution inachevée d'Einstein

La relativité générale considère l'Univers comme un ensemble constitué d'une infinité continue d'événements. Au lieu de cela, à la suite de quelques pionniers de la gravité quantique, j'émets l'hypothèse que les nades forment un ensemble discret d'événements fondamentaux.« Discret» signifie qu'ils peuvent être comptés (que le compte soit fini ou infini). Nous exigerons également que, même si leur nombre est infini, il en existe toujours un nombre fini à l'intérieur de n'importe quel volume fini d'espace et dans un intervalle fini de temps. Cela simplifie grandement les choses. Nous voulons attribuer les relations de causalité aux nades. Ces relations fonctionnent tout comme les relations causales dans la relativité générale. Étant donné deux nades A et B, ou bien A est dans le futur causal de B ; ou bien B est dans l'avenir causal de A ; ou bien elles n'ont pas de lien causal. Un ensemble de nades avec les relations causales entre elles constitue un modèle de ce que pourrait être un espace-temps discret, ou un espace-temps quantique. Puisque les nades forment un ensemble discret, il en est de même de leurs relations causales : si bien que nous pouvons compter les étapes causales discrètes, en arrière comme en avant. Chaque nade a son passé causal immédiat, constitué des nades de l'étape immédiatement précédente dans le passé. Il est alors naturel de penser aux nades en termes d'une métaphore de la filiation : à la nade C sont associés deux parents A et B ; et nous pouvons considérer C comme l'événement résultant de la rencontre des deux causes, les nades A et B. Retraçons maintenant l'ascendance de C en remontant dans le temps : ses parents A et B ; puis leurs parents, etc. Cela nous donne un réseau de causes s'étirant dans le passé. Et C à son tour peut avoir deux descendants, D et E, qu'il influence ... À ce stade, nous avons devant nous une possibilité étonnamment simple. Nous pouvons supposer que les événements qui composent l'histoire du monde n'ont pour propriétés fondamentalement rien d'autre que ces relations causales. Toutes les autres entités et toutes les autres propriétés de la nature devraient être dérivées de ce grand ensemble discret d'événements, dont la seule propriété consiste à préciser qui est cause de quoi. Cette suggestion radicale a été faite par Rafael Sorkin 1, et

248

Une théorie causale des points de vue

développée en étroite collaboration avec un groupe de chercheurs amis et de passionnés. Ils l'appellent la théorie des ensembles causaux. Un ensemble causal est simplement un ensemble discret sur lequel sont seulement définies des relations causales, satisfaisant à la condition qu'un événement ne soit jamais sa propre cause. On exige également que, pour deux événements A et B, seul un nombre fini d'événements réside à la fois dans l'avenir causal de B et dans le passé causal de A. J'admire l'ambition et la pureté radicale de la théorie des ensembles causaux. C'est une description purement relationnelle de l'espacetemps, dans laquelle chaque événement est entièrement défini par sa seule place dans le réseau des relations causales. Il est très encourageant que la géométrie d'un espace-temps puisse, à une bonne approximation, être assimilée à un ensemble causal. Ceci est accompli par une méthode analogue à celle de nos sondages d'opinions politiques : plutôt que de demander l'avis de tout le monde, seul un petit groupe de personnes choisies au hasard sont interrogées. De même, on peut choisir un échantillon aléatoire d'événements dans l'espace-temps, et enregistrer leurs relations causales mutuelles. On perd une bonne quantité d'informations, mais si l'on fixe une valeur de volume et une unité de durée, et que l'on choisit un événement par échantillon de cette sorte, on obtient une représentation des relations causales qui est exacte jusqu'à cette échelle. Mais Sorkin et ses collaborateurs vont plus loin en émettant l'hypothèse que l'inverse est également vrai. Ils croient que l'histoire de l'Univers à son niveau le plus fondamental s'identifie à un ensemble causal discret, d'où émerge, à une échelle suffisamment grande, l'illusion d'un espace-temps continu. Tout comme un liquide nous apparaît continu alors qu'il est en fait composé d'atomes discrets, les événements de l'ensemble causal constitueraient les « atomes » de l'espace-temps. L un des grands succès de la théorie des ensembles causaux est qu'elle a prédit (grossièrement) la valeur approximative de la constante cosmologique. Ce que Sorkin avait accompli avant qu'elle ne soit mesurée 2 • C'est la seule approche de la gravité quantique qui a permis de le faire. rhypothèse de l'ensemble causal est l'une de plusieurs hypothèses concurrentes concernant les propriétés des atomes spatio-temporels.

249

La révolution inachevée d'Einstein

Comparée aux autres, comme par exemple les modèles en mousse de spins, elle bénéficie du grand avantage de sa simplicité absolue, en ce que les seules propriétés retenues des événements sont leurs relations causales. Cela réduit considérablement les formes possibles que pourrait prendre une loi fondamentale gouvernant les atomes spatio-temporels. Cette simplicité radicale est aussi à l'origine d'un obstacle très redoutable, auquel est confrontée cette approche, ce que l'on appelle le problème inverse. Comme je l'ai dit précédemment, étant donné un espace-temps continu, nous pouvons facilement l'échantillonner pour trouver un ensemble causal. Mais l'inverse n'est presque jamais le cas. Dans la très vaste collection de tous les ensembles causaux possibles, presque aucun ne peut être vu comme la description approximative d'un espace-temps {avec trois dimensions pour l'espace). Cela donne l'impression qu'un espace-temps est davantage que la description approximative d'un réseau de relations causales. La gravité quantique, ou le problème de la compréhension de l'espace-temps dans le domaine de la physique quantique, s'est certainement révélé être un formidable défi. C'est celui de la découverte des atomes de l'espace-temps, et on peut le comparer à l'hypothèse selon laquelle la matière est faite d'atomes. Dans le cas de la matière, les atomistes du XIx" siècle, et du début du :x:x" siècle, étaient confrontés à un double défi. Tout d'abord, ils devaient découvrir les lois fondamentales qui régissent les atomes. Deuxièmement, ils ont dû déduire de ces lois fondamentales les propriétés macroscopiques que nous percevons de la matière ; comprendre comment les lois atomiques les plus fondamentales réussissaient à donner l'illusion des solides, des liquides et des gaz. Les théoriciens de la gravité quantique sont confrontés aux deux mêmes défis. Nous devons garder à l'esprit deux leçons tirées de l'histoire de l'hypothèse atomique originale. La première est que les progrès réalisés par rapport à la première question - découvrir les lois de la physique atomique - n'ont commencé que lorsque nous avons eu des résultats d'expériences permettant de vérifier que les atomes existaient vraiment, et nous révélant certaines de leurs propriétés.

250

Une théorie causale des points de vue

Lhistoire nous apprend aussi que la deuxième question - en déduire les propriétés macroscopiques des différentes phases de la matière pouvait être plus facile à résoudre que la première. Un demi-siècle avant que nous n'ayons accompli de réels progrès dans la découverte des lois de la physique atomique, quelques pionniers avaient déjà fait des progrès substantiels sur le deuxième défi. La raison en est que le comportement macroscopique de la matière ne dépend qu' assez peu des détails de la physique atomique. Il suffisait de savoir qu'il y a des atomes et qu'ils interagissent par des forces à courte portée (c'est-à-dire qui ne peuvent agir que sur une courte distance). Cette leçon est prise à cœur par certains théoriciens de la gravité quantique, qui cherchent à dériver la loi qui régit l'espace-temps à l'échelle macroscopique, à savoir la relativité générale, à partir d'hypothèses simples sur les atomes del' espace-temps. Sous l'impulsion initiale de Ted Jacobson 3 , nous y sommes parvenus dans une certaine mesure : il est probable que les lois connues de la physique, celles qui opèrent sur des échelles que l'on peut observer - bien plus grandes que l'échelle fondamentale de Planck - ne dépendent que très peu des lois fondamentales, encore inconnues, qui régissent les atomes d'espace-temps. Ce n'est pas très bon car cela signifierait que les lois connues contiennent peu d'indices susceptibles d'aider à révéler les lois vraiment fondamentales. Il semble en effet n'y en avoir que deux seulement. Le premier a trait à la façon dont l'information circule dans l'espacetemps : pour déduire la relativité générale à partir des propriétés d'hypothétiques atomes d'espace-temps, il faut postuler l'existence d'un taux maximum auquel l'information peut circuler à travers une surface dans l'espace. Ce taux d'information ne peut dépasser la superficie de cette surface, exprimée en unités fondamentales de Planck'. C'est ce qu'on appelle l'hypothèse holographique (faible4)**.

• I.:unité fondamentale de surface est égale au produit de la constante gravitationnelle de Newton et de la constante de Planck. ** Pour en savoir plus sur l'hypothèse holographique, voir mon ouvrage lhree Roads to Quantum Gravity.

251

La révolution inachevée d'Einstein

Si cette hypothèse holographique est fondamentale, alors il doit y avoir un sens à parler d'un flux d'informations aux échelles minuscules où la gravité quantique opère. Mais l'information, c'est de l'influence, puisqu'on la définit comme une distinction qui engendre une différence. Ainsi, un flux d'information définit une structure causale (ou dépend d'elle). Lhypothèse holographique exige donc une structure causale préalable, capable de guider ou d'exprimer les flux d'information : une raison supplémentaire de considérer la structure causale comme fondamentale. Le deuxième indice est que, pour en déduire la relativité générale, il faut prendre en compte une recommandation de Jacobson : suivre les flux d'énergie à travers les mêmes surfaces. Cela donne à penser que l'énergie est une quantité qui a du sens jusqu'au niveau des événements fondamentaux. La grande perspicacité de Jacobson a été sa capacité à se rendre compte du fait que les équations de la relativité générale codifient une relation entre les flux d'énergie et les flux d'information, tous guidés par la structure causale. À cause du premier indice, je privilégie l'hypothèse qui dit que l'histoire de l'Univers contient un ensemble d'événements avec leurs relations causales : que l'Univers est un ensemble causal. Mais, à cause du manque de réciprocité, je ne crois pas que les relations causales soient les seules propriétés dont jouissent les événements. Je suis prêt à croire que les relations causales sont les seules propriétés relationnelles nécessaires, mais je pense qu'il doit exister d'autres propriétés, intrinsèques aux événements eux-mêmes. Le deuxième indice m'amène à poser comme postulat que parmi leurs propriétés intrinsèques, les événements sont dotés d'énergie, qui coule entre eux en suivant les relations causales. Je propose donc qu'une certaine quantité d'énergie soit associée à chaque événement, une énergie qui se transmet des événements passés vers des événements futurs le long des relations causales. Lénergie d'un événement correspond à la somme des énergies reçues des événements de son passé causal immédiat. Et elle est divisée et transmise aux événements de son futur causal immédiat. La loi de la conservation de l'énergie - selon laquelle l'énergie n'est jamais créée ou détruite - est ainsi respectée.

252

Une théorie causale des points de vue

La relativité restreinte nous dit que l'énergie est unifiée avec l'impulsion : celle-ci doit donc se propager également des événements passés vers les événements à venir. En collaboration avec Marina Cortês, nous avons inventé un modèle d'ensemble causal énergétique, qui intègre les flux d'énergie et les flux d'impulsion 5• Selon un ensemble énergétique causal, l'histoire de l'Univers se compose d'événements, qui sont chacun les causes des événements futurs, à qui ils transfèrent énergie et impulsion. Mais fondamentalement, il n'y a pas d'espace-temps. Seul existe l'ensemble discret des événements liés par des relations de cause à effet, où énergie et impulsion sont associées aux événements et aux relations. Une première réussite de cette approche fut de trouver une solution au problème inverse. Au moins dans des cas d'école simple où l'espace et le temps auraient chacun une seule dimension, nous avons pu déduire l'émergence de l'espace-temps, directement à partir d'un modèle d'ensemble causal énergétique. C'est le moment de parler d'énergie. Chacune des théories physiques majeures - la physique newtonienne, la relativité générale, la théorie des champs quantiques - est caractérisée par des équations de mouvement qui indiquent comment une entité change dans le temps. Pour Newton, cette entité est la position d'une particule, tandis qu'en théorie quantique des champs c'est la valeur du champ en chaque point de l'espace. Il est très significatif que toutes ces équations du mouvement partagent une structure commune. D'abord, elles impliquent des « variables de configuration » : les positions des particules ou les valeurs des champs. Ensuite, elles impliquent d'autres quantités dynamiques, ainsi appelées parce qu'elles entrent en jeu dans les lois qui gouvernent le déplacement des particules ou la propagation des champs. Les plus importantes d'entre elles sont l'impulsion et l'énergie. Chaque particule transporte une certaine quantité d'énergie et d'impulsion. Lorsque deux particules interagissent, elles échangent une partie de leur énergie et de leur impulsion. Lune peut gagner un peu, tandis que l'autre perd, mais l'énergie totale et l'impulsion totale sont conservées.

253

La révolution inachevée d'Einstein

La structure de ces théories est toujours la même, avec deux équations fondamentales. La première explique comment les positions des particules changent dans le temps, d'une manière qui dépend de leurs impulsions·. La deuxième équation indique comment l'impulsion change dans le temps, d'une manière qui dépend de la position. De sorte que les deux quantités, position et impulsion, sont imbriquées ; le changement de l'une dépend de l'autre. Nous disons qu'une telle paire de quantités, liées entre elles de cette façon, sont conjuguées : position et impulsion sont des variables conjuguées. Il en va de même pour les champs électriques et magnétiques. Je crois que ce modèle d'équations doubles est universel en physique, que c'est une propriété profonde de la nature, mais limitée à la physique. D'autres sciences décrivent des systèmes qui changent avec le temps, comme les ordinateurs, les écosystèmes, les marchés, les organismes ... Chacun d'eux a ses équations. Mais dans aucun de ces cas, elles n'ont cette structure duale, impliquant des variables de configuration, impulsion et énergie, qui restent conservées. C'est une des raisons pour lesquelles je ne trouve guère pertinent de comparer l'univers physique à un ordinateur. La conservation de l'impulsion est importante pour une autre raison. Elle explique le principe d'inertie, sans doute le principe le plus profond de la physique. Pourquoi cette dualité entre variables de configuration et leurs variables conjuguées ? Pourquoi le monde est-il tel qu' énergie et impulsion sont conservées ? Il existe une réponse traditionnelle à ces questions, fondée sur un théorème majeur prouvé par la mathématicienne Emmy Noether dans les années 1920. Elle implique la notion de symétrie, que nous considérerons ici comme une transformation qui modifie un système sans modifier ses équations d'évolution. Une rotation est une symétrie, tout comme une translation dans l'espace ou dans le temps. Tant que le système entier est tourné ou translaté, les lois du mouvement ne sont pas affectées. Le théorème de

* Dans le cas newtonien, l'impulsion d'une particule est proportionnelle à sa vitesse. La constante de proportionnalité est la masse.

254

Une théorie causale des points de vue

Noether déclare que, pour chaque symétrie de la nature qui est fondée sur une transformation continue·, correspond une quantité conservée. La symétrie dans l'espace (c'est-à-dire par rapport aux translations spatiales) implique la conservation de l'impulsion. Celle par rapport au temps (aux translations temporelles) implique celle de l'énergie**. Ceci suggère que l'espace est fondamental, tandis que l'énergie et l'impulsion sont des propriétés émergentes, qui reflètent ses symétries. C'est le point de vue standard, mais je crois que l'inverse est plus proche de la vérité. Bien que le théorème de Noether reflète une véritable intuition, il ne peut s'appliquer à une théorie fondamentale. Parce que nous exigeons que celle-ci obéisse au principe de l'identité des indiscernables. Et ce principe est incompatible avec l'existence de symétries dans la nature. Pensez à un corps invariant sous une rotation, comme une sphère parfaite, ou un cylindre. Sa symétrie signifie qu'il reste identique sous l'effet d'une rotation. Un observateur ne fait aucune différence entre le corps avant et après sa rotation. Il en est ainsi parce que le corps inclut des cercles de points identiques les uns aux autres. De même, une ligne droite infinie est invariante sous une translation, parce que cette dernière déplace chaque point vers un autre point aux propriétés identiques. Dans chaque cas, l'existence d'une symétrie signifie que des points distincts possèdent des propriétés identiques, ce qui viole le principe. De telles symétries apparaissent du fait del' existence d'un arrière-plan fixe, un fond, si bien que l'occurrence d'une symétrie dans une théorie signale clairement que cette théorie n'est pas indépendante de fond. Une symétrie est une opération qui translate, ou fait pivoter, le système que nous étudions, par rapport à un arrière-plan (le fond) qui reste inchangé. Une symétrie caractérise un système qui a été isolé au sein d'un univers plus vaste, et découle de ce qui est ignoré dans cet isolement.

* NdT: Une transformation est appelée continue si l'on peur définir une séquence continue de transformations analogues : des rotations dont l'angle varie continument, des translations dont l'amplitude varie continument ... ** Er la symétrie de rotation implique la conservation du moment angulaire.

255

La révolution inachevée d'Einstein

Une théorie fondamentale indépendante de fond ne peut admettre de symétrie. Ceci interdit de considérer l'énergie et l'impulsion, et leur conservation, comme émergeant des propriétés de l'espace. Mais il nous reste alors à expliquer pourquoi ces deux grandeurs jouent ce rôle omniprésent dans la structure des équations de la physique. D'ailleurs, nous avions émis l'hypothèse que l'espace est absent de la nature au niveau fondamental, mais qu'il est émergent. Donc si l'on veut faire jouer un rôle physique à l'énergie et à l'impulsion, il semble qu'il n'y ait pas d'autre alternative que de les placer dès le début. Ce que nous voulons, c'est un inverse du théorème de Noether. Il supposerait que l'énergie et l'impulsion, ainsi que leur conservation, soient fondamentales. Et il nous indiquerait les conditions dans lesquelles l'espace peut émerger, comme une description approximative des soussystèmes (de l'ensemble). Nous nous retrouvons donc avec une vision selon laquelle les relations causales, l'énergie et l'impulsion sont fondamentales. Les modèles d'ensembles causaux énergétiques se révèlent en accord avec les exigences d'un tel programme. Ces modèles réalisent dans un cadre concret les principes du relationnisme temporel que j'ai introduits dans le chapitre précédent. Selon ces principes, le temps joue un rôle fondamental dans la nature, au sens du devenir continuel du moment présent. En effet, notre expérience du passage du temps est la seule chose vraiment fondamentale que nous pouvons percevoir directement du monde. Tout le reste, y compris l'impression qu'il existe des lois immuables, est approximatif et émergent. Ce point de vue, et les arguments qui l'appuient, ont été développés au cours d'une longue collaboration avec Roberto Mangabeira Unger. Une conséquence importante est que les lois de la nature, plutôt que d'être intemporelles, évoluent dans le temps. Cela renverse l'opinion commune des physiciens, qui estiment que le temps n'est pas présent dans la plupart des lois fondamentales, mais qu'il émerge plutôt de ces lois. Au lieu de cela nous soutenons que le temps, dans le sens du moment présent et de son passage, est fondamental, alors que les lois sont émergentes et sujettes à changement. Marina Cortês a insisté sur le fait que les lois les plus fondamentales doivent être irréversibles, de deux manières. Premièrement, la

256

Une théorie causale des points de vue

formulation de la loi est modifiée si vous inversez le sens du temps. Si vous passez à l'envers la vidéo d'un procès juridique, vous n'obtiendrez pas la vidéo d'un procès juridique. Cela va directement à l'encontre d'une conviction bien ancrée selon laquelle les lois de la nature restent inchangées si vous inversez la direction du temps. Les lois fondamentales aujourd'hui reconnues, y compris celles de la mécanique quantique, de la relativité générale ou du modèle standard, sont invariantes par rapport au renversement du temps. Il doit donc exister des lois plus fondamentales qui ne sont pas réversibles. Cela soulève deux questions : d'abord, pouvons-nous inventer des formulations possibles pour des lois fondamentales irréversibles? Deuxièmement, est-il possible que des lois réversibles émergent comme des approximations de telles lois plus fondamentales et irréversibles ? C'est à ces questions que les modèles d'ensemble causal énergétique ont tenté de répondre. Cortês a également insisté sur une manière plus profonde d'être irréversible, pour une théorie qui considère les événements comme primaires. Un événement est quelque chose qui advient. Comme nous l'avons dit précédemment, une fois que quelque chose est advenu, il ne peut pas être «non advenu». Certes, l'effet d'un événement peut être annulé : si un événement change A en B, il peut être suivi d'un autre événement qui change B en A. Mais c'est alors une histoire avec deux événements. Une fois qu'un événement s'est produit, il appartient au passé, et ne peut pas être effacé par un événement futur, même si cet événement futur annule l'effet de cet événement. Cette réflexion nous a amenés à considérer le passage du temps comme un processus selon lequel de nouveaux événements sont régulièrement créés à partir des événements actuels. Bien que nous puissions donner diverses significations au mot « temps », nous avons postulé que le passage du temps exprime un processus actif de création, et que cette « activité du temps » est la création d'événements inédits, les uns après les autres. Plus précisément, nous avons inventé plusieurs modèles pour concrétiser nos principes et nos hypothèses. Dans l'un d'eux, chaque événement est créé à partir de deux « parents », puis devient à son tour le parent de deux événements« enfants». À chaque étape du processus,

257

La révolution inachevée d'Einstein

une avant-garde d'événements viennent d'être créés, mais n'ont pas encore eu leurs enfants. Ces événements constituent ce que nous appelons le présent, car ce sont eux qui influenceront l'avenir. Ce processus d'apparitions continuelles d'événements constitue une histoire. Une fois qu'un événement a eu son contingent d'enfants, il ne joue plus de rôle direct dans la création de l'avenir, c'est pourquoi nous disons qu'il appartient au passé. Et chaque événement passé a lui-même un passé causal, composé des événements antérieurs à lui, qui l'ont directement ou indirectement influencé. Son futur causal correspond à l'ensemble d'événements qu'il influence directement ou indirectement, et il ne cesse de s'accroître. Ainsi, le passé a la structure d'un ensemble causal. Nous avons ensuite ajouté de l'énergie et de l'impulsion, ce qui a fait de notre modèle un ensemble causal énergétique. Chaque événement a une énergie totale et une impulsion totale, qui sont les sommes de celles de leurs parents. Cet héritage est ensuite divisé et transmis à leurs enfants. Pour compléter ce modèle, nous devons répondre à deux questions. Comment le processus qui crée de nouveaux événements à partir des événements actuels, que nous appelons l'activité du temps, sélectionne la paire d'événements qui deviendront les prochains parents d'un événement inédit ? Deuxièmement, comment l'énergie et l'impulsion sontelles distribuées aux enfants ? Les réponses exigent de prescrire une règle pour la création des nouveaux événements. Notre choix pour cette règle a été guidé par deux des principes énoncés précédemment. Pour que la théorie soit indépendante de fond, les différents événements doivent être nommés, ou étiquetés, ou distingués, uniquement par des structures dynamiques. Et ces structures ne doivent pas se référer à l'ordre dans lequel les événements ont été créés. Ces exigences sont satisfaites si les événements sont étiquetés ou décrits uniquement par la structure de leur passé causal. Il est alors naturel d'invoquer l'identité des indiscernables en tant que deuxième principe. Si les événements se distinguent par leur passé causal, alors le passé causal de chaque événement doit être unique. La règle de création d'événements doit alors assurer que chaque événement qu'elle crée possède un passé causal différent de tous les autres créés jusqu'ici.

258

Une théorie causale des points de vue

Dans les modèles que nous avons étudiés avec Cortês, nous avons trouvé deux résultats très intéressants.J'ai déjà mentionné le premier : la résolution du problème inverse, en ce sens qu'émerge un espace-temps dans lequel les événements et leurs relations causales peuvent être cartographiés. Nous avons également constaté que les systèmes commencent par une phase très asymétrique et très désordonnée, qui évolue vers une phase ordonnée et approximativement symétrique dans le temps'. Nous avons donc tiré une leçon importante des modèles d'ensemble causal énergétique : des lois réversibles dans le temps peuvent découler de lois plus fondamentales et irréversibles. Cela contredit la façon dont la plupart des physiciens pensent à l'irréversibilité. Nous avions commencé le chapitre précédent avec cinq principes, qui expriment le principe de raison suffisante de Leibniz, et trois hypothèses, qui expriment le caractère fondamental et irréversible du temps, et en contraste la nature émergente et contingente de l'espace. Je crois que la théorie que nous cherchons, qui compléterait les révolutions jumelles d'Einstein, pourrait se constituer de l'expression cohérente de tout cela. Avant d'en arriver là, nous avons présenté plusieurs modèles, non pas censés représenter la théorie complète, mais plutôt l'exploration de certains aspects qu'elle pourrait avoir en appliquant seulement certains des principes évoqués. La formulation en ensemble réel est une théorie à variables cachées relationnelles. Il ne s'agit pas d'une application de tous les principes, car elle est située dans un temps et un espace d'arrière-plan fixes, en revanche elle est fidèle au principe de l'identité des indiscernables, du fait de sa règle d'identification de deux événements qui ont la même vision de l'Univers. Et j'ai alors postulé que si deux corps interagissent plus fortement lorsqu'ils sont plus proches dans l'espace, c'est qu'ils ont des visions similaires sur le reste de l'Univers : nous expliquons le principe de la localité comme issu d'une relation plus profonde, le principe

• Quelques années plus tard, nous avons compris ce comportement en deux phases en termes de dynamique d'une classe générale de systèmes dynamiques déterministes, avec un nombre fini d'états possibles. De tels systèmes évoluent en cycles, et les deux phases sont la phase de convergence vers un cycle, suivie d'un comportement cyclique. Mais un cycle est réversible, car chaque événement a un seul enfant et un seul parent.

259

La révolution inachevée d'Einstein

de similitude des points de vue. Pour assurer l'identité des indiscernables, nous introduisons une force entre les sous-systèmes dont la tendance est d'accroître ce qui les distingue, ce qui revient à maximiser la variété globale. Comme je l'ai décrit, ceci conduit à une dérivation de la mécanique quantique. Un ensemble causal énergétique est un modèle >, in Quantum Classical Correspondence: Proceedings of the 4th Drexel Symposium on Quantum Nonintegrability, Drexel University, Philadelphie, États-Unis, 8-11 septembre 1994, éd. Bei-Lok Hu et Da Hsuan Feng (Cambridge MA: International Press, 1997), 229-51, arXiv:gr-qc/9507057. 7. Murray Gell-Mann et James B. Hartle, « Quantum Mechanics in the Light of Quantum Cosmology >>, in Proceedings ofthe 3rd International Symposium: Foundations of QJJantum Mechanics in the Light ofNew Technology, Tokyo, 1989, 321-343; Gell-Mann et Hartle, « Alternative Decohering Histories in Quantum Mechanics >>, in Proceedings of the 25m International Conference on High Energy Physics, 2-8 août 1990, Singapour,

283

La révolution inachevée d'Einstein

éd. K.K. Phua et Y. Yamaguchi, vol. 1, 1303- 10 (Singapour et Tokyo: South East Asia Theoretical Physics Association and Physical Society of Japan, dist. World Scientific, 1990) ; Gell-Mann et Hartle, « Time Symmetry and Asymmetry in Quantum Mechanics and Quantum Cosmology »,in Proceeding.r ofthe NATO Workshop on the Physical Origins of Time Asymetry, Mazag6n, Espagne, 30 septembre-4 octobre 1991, éd. J. Halliwell, J. Pérez- Mercader et W. Zurek (Cambridge, UK: Cambridge University Press, 1992), arXiv:gr-qc/9304023; Gell-Mann and Hartle, « Classical Equations for Quantum Systems» in Physical Review D 47, no 8 (avril 1993): 3345- 82, arXiv:gr-qc/9210010. 8. Robert B. Griffühs, « Consistent Histories and the lnterpretation of Quantum Mechanics »,in journal ofStatistical Physics 36, no 1-2 (juillet 1984), 219-72 ; Griffühs, « The Consistency of Consistent Histories: A Reply to d'Espagnat », in Foundatiom of Physics 23, no 12 (décembre 1993): 1601-1610; Roland Omnès, « Logical Reformulation of Quantum Mechanics, 1: Foundations », in journal of Statistical Physics 53, no 3-4 (1988): 893-932 ; Omnès, « Logical Reformulation of Quantum Mechanics, 2: lnterferences and the Einstein-Podolsky-Rosen Experiment » ibid, 933-55 ; Omnès, « Logical Reformulation of Quantum Mechanics, 3: Classical Limit and lrreversibility » ibid., 957-75 ; Omnès, « Logical Reformulation of Quantum Mechanics, 4: Projectors in Semiclassical Physics »in journal of Statistical Physics 57, no 1-2 (octobre 1989): 357-82; Omnès, «Consistent lnterpretations of Quantum Mechanics » in Reviews ofModern Physics 64, no 2 (avril 1992): 339-82. 9. Fay Dowker et Adrian Kent, « On the Consistent Histories Approach to Quantum Mechanics »,in journal ofStatistical Physics 82, no 5-6 (mars 1996): 1575646, arXiv:gr-qc/9412067. 1O. Michael J. W. Hall, Dirk-André Deckert, et Howard M. Wiseman, « Quantum Phenomena Modled by Interactions between Many Classical Worlds », in Physical Review X 4, no 4 (octobre 2014): 041013, arXiv:l402.6144. 11. Benhui Yang, Wenwu Chen et Bill Poirier, « Rovibrational Bound States of Neon Trimer: Quantum Dynamical Calculation of All Eigenstate Energy Levels and Wavefunctions », in journal of Chemical Physics 135, no 9 (septembre 2011),: 094306 ; Gérard Parlant, Yong-Cheng Ou, Kisam Park, et Bill Poirier, « Classical- like Trajectory Simulations for Accurate Computation of Quantum Reactive Scattering Probabilities » contribution et article principal, numéro spécial consacré à Jean Claude Rayez, Computations and Theoretical Chemistry 990 (juin 2012): 3-17. 12. Gerard 't Hooft, « Time, the Arrow of Time, and Quantum Mechanics » (2018), arXiv:l804.01383. 13. Lee Smolin, « Could Quantum Mechanics Be an Approximation to Another Theory? » (2006), arXiv:quant-ph/0609109. 14. Matthew F. Pusey, Jonathan Barrett et Terry Rudolph, « On the Reality of the Quantum State »,in Nature Physics 8, no 6 (2012): 475-78, arXiv:l 111.3328.

284

Notes et références

Chapitre 14. Les principes d'abord 1. Lee Smolin, La Renaissance du temps : Pour en finir avec la crise de la physique, Dunod, 2019; Roberto Mangabeira Unger et Lee Smolin, lhe Singular Universe and the Reality of Time: A Proposai in Natural Philosophy (Cambridge, UK: Cambridge University Press, 2015) ; Smolin, «Temporal Naturalism », contribution à un numéro spécial de Cosmology and Time, Studies in History and Philosophy of Science Part B, Studies in History and Philosophy ofModern Physics 52, no 1 (2015): 86-102, arXiv: 1310.8539.

2. Fotini Markopoulou et Lee Smolin, « Disordered Locality in Loop Quantum Gravity States», in Classical and Quantum Gravity 24, no 15 (juillet 2007): 38133824, arXiv:gr-qc/0702044.

3. Lee Smolin, « Derivation of Quantum Mechanics from a Deterministic NonLocal Hidden Variable Theory, 1. The Two- Dimensional lheory » IAS preprint PRINT-83-0802 (Princeton: lnstitute for Advanced Study, August 1983); Smolin, « Stochastic Mechanics, Hidden Variables and Gravity » in Quantum Concepts in Space and Time, éd. Roger Penrose et C. J. Isham (Oxford et New York: Clarendon Press/Oxford University Press, 1986).

4. Lee Smolin, « Matrix Models as Non- Local Hidden Variables lheories », in Quo Vadis Quantum Mechanics? éd. Avshalom C. Elitzur, Shahar Dolev et Nancy Kolenda, 121-52, The Frontiers Collection (Berlin et Heidelberg: Springer, 2005); Smolin, « Non- Local Beables », in International journal of Quantum Foundations l, no 2 (2015): 100-106, arXiv:l50.08576. 5. Stephen L. Adler, Q!M.ntum lheory as an Emergent Phenomenon: lhe Statistical Mechanics of Matrix Models as the Precursor of Quantum Field lheory (Cambridge, UK: Cambridge University Press, 2004) ; projet de livre, Statistical Dynamics of Global Unitary Invariant Matrix Models as Pre- QJM.ntum Mechanics (2002), arXiv:hep-th/0206120. 6. Artem Starodubtsev, « A Note on Quantization of Matrix Models », Nuclear Physics B 674, no 3 (décembre 2003): 533-52, arXiv:hep-th/0206097. 7. Markopoulou et Smolin, « Disordered Locality ». 8. Fotini Markopoulou et Lee Smolin, « Quantum lheory from Quantum Gravity »,in Physicai Review D (décembre 2004): 124029, arXiv:gr-qc/0311059. 9. Gottfried Wilhelm Leibniz, La monadologie, 1714, à Leibniz: Écrits philosophiques, éd. G. H. R. R. Parkinson, trad. Mary Morris et G. H. R. Parkinson (Londres: J. M. Dent, 1973). 10. Julian Barbour et Lee Smolin, «Extrema! Variety as the Foundation of a Cosmological Quantum lheory » (1992), arXiv:hep-th/9203041. 11. Leibniz, lhe Monadology, § 57, in Leibniz, Philosophicai Writings.

285

La révolution inachevée d'Einstein

12. Lee Smolin, «The Dynamics of Difference », in Foundations of Physics 48, no 2 (2018): 121-34, arXiv:1712.04799; Smolin, «Quantum Mechanics and the Principle of Maximal Variety » in Foundations of Physics 46, no. 6 (2016): 736-58, arXiv: 1506.02938 ; Smolin, « ARealEnsemblelnterpretationofQuantumMechanics », in Foundations ofPhysics 42, no 10 (octobre 2012): 1239-61, arXiv:l 104.2822. 13. Smolin, « Precedence and Freedom in Quantum Physics », arXiv:l205.3707.

Chapitre lS. Une théorie causale des points de vue l. Luca Bombelli, Joohan Lee, David Meyer et Rafael D. Sorkin, « Space- Time as a Causal Set», in Physical Review Letters 59 (août 1987): 521-24; R. D. Sorkin, « Spacetime and Causal Sets », in Relativity and Gravitation: Classical and Quantum (Actes de la Conférence SILARG VII, Cocoyoc, Mexique, décembre 1990), éd. J. C. D'Olivo et al. (Singapour: World Scientific, 1991), 150-73.

2. Maqbool Ahmed, Scott Dodelson, Patrick B. Greene et Rafael Sorkin, « Everpresent Lambda», in Physical Review D 69 (mai 2004): 103523, arXiv:astro-ph/0209274. 3. Ted Jacobson, « Thermodynamics of Spacetime: The Einstein Equation of State », Physical Review Letters 75 (août 1995): 1260, arXiv:gr-qc/9504004. 4. Fotini Markopoulou et Lee Smolin, « Holography in a Quantum Spacetime » (octobre 1999), arXiv:hep-th/9910146 ; Smolin, « The Strong and Weak Holographie Principles »,in Nuclear Physics B601 (2001): 209-47, arXiv:hep-th/0003056.

5. Marina Cortês, Lee Smolin, «The Universe as a Process of Unique Events», in Physical Review D 90, no 8 (octobre 2014): 084007, arXiv:1307.6167[gr-qc]; Cortês et Smolin, « Quantum Energetic Causal Sets », in Physical Review D 90, no 4 (août 2014): 044035, arXiv:l308.2206[gr-qc]; Cortês et Smolin, «Spin Foam Models as Energetic Causal Sets», in Physical Review D 93, no 8 (juin 2014): 084039, arXiv:1407.0032; Cortês et Smolin, « lnversing the lrreversible: From Limit Cycles to Emergent Time Symmetry », in Physical Review D 97 (2018): 026004, arXiv: 1703.0969696. 6. Smolin, « The Dynamics of Difference », in Foundations of Physics 48, no 2 (2018): 121- 34, arXiv:l712.04799.

Épilogue l. David Gross, « Closing Remarks » in Strings 2003 Conference, Kyoto, Japon, 6-11 juillet 2003, slide 17, https://https://-u.ac.jp/assets/contents/seminar/ archive/2003/str2003/talks/gross.pdf.

286

Glossaire Accélération: Taux de changement de vitesse. Antiréalisme : Philosophie selon laquelle, soit il n'y a pas de réalité objective et universelle, soit s'il y en a une, mais l'être humain ne peut en avoir une connaissance complète. Atome: Unité de base de la matière, constituée d'un noyau, qui contient des protons et des neutrons, entourée d'électrons. Avenir: I...:avenir, ou avenir causal, d'un événement est constitué de tous les événements qu'il peut influencer en leur envoyant de l'énergie ou des informations. Bayésianisme quantique: Approche des fondements quantiques selon laquelle toutes les utilisations de la probabilité en mécanique quantique sont subjectives, des probabilités de pari. Causalité : Principe selon lequel les événements sont influencés par ceux de leur passé. En théorie de la relativité, un événement ne peut avoir une influence causale sur un autre que si l'énergie ou l'information envoyée par le premier atteint le second. Constante de Planck : Quantité fondamentale précisant l'échelle à laquelle les effets de la physique quantique s'écartent de ceux de la physique newtonienne. Généralement représenté par h. Elle correspond au rapport de l'énergie d'un quantum par la fréquence de l'onde correspondante. Cosmologie quantique: Théorie qui tente de décrire l'Univers entier dans le langage de la théorie quantique. Décohérence : Processus par lequel de grands systèmes quantiques, contenant de nombreux degrés de liberté, en contact avec un

La révolution inachevée d'Einstein

environnement qui introduit des fluctuations aléatoires, perdent leurs propriétés ondulatoires, et apparaissent ainsi comme des systèmes classiques (non quantiques).

Degré de liberté : Quantité variable, décrivant une façon dont un système physique peut changer. Dépendante de fond : Se dit d'une théorie qui utilise un fond, ou arrière-plan, donné. Par exemple, la physique newtonienne, où l'espace et le temps constituent un« fond», parce qu'ils sont considérés comme absolus. Deuxième loi de la thermodynamique : Elle affirme que l'entropie d'un système isolé augmentera très probablement. Déterminisme : Philosophie selon laquelle l'état futur d'un système physique est entièrement déterminé par les lois de la physique agissant sur l'état actuel. Dualité ondes-particules : Principe de la théorie quantique selon lequel on peut décrire les particules élémentaires à la fois comme des particules (dans le sens « corpuscules localisés ») et des ondes, selon le contexte. Discret : Se dit d'un ensemble (par exemple un ensemble de valeurs d'une certaine observable d'un système quantique, comme l'énergie d'un atome) dont on peut compter les éléments (en nombre fini ou infini). Effondrement de la fonction d'onde: Postulat selon lequel, immédiatement après une mesure qui révèle une valeur définie pour une valeur observable, un système quantique prend l'état quantique associé à cette valeur. Einstein-Podolsky-Rosen (EPR) : État commun de deux particules qui ne contient aucune information sur les particules individuelles, mais indique que si une mesure est faite sur les deux, les résultats seront opposés. Aussi appelé état contraire. Énergie: Grandeur physique donnant une mesure de l'activité d'un système, dont la valeur est préservée dans le temps. Lénergie prend plusieurs formes et peut être transmutée entre elles, la valeur totale étant toujours conservée.

288

Glossaire

Ensembles causaux : Approche de l'espace-temps quantique fondée sur l'hypothèse que l'histoire du monde est faite d'un ensemble discret d'événements fondamentaux et de leurs relations causales. Entropie: Mesure du désordre d'un système physique, qui est lié à l'information piégée dans les valeurs exactes de ses degrés microscopiques de liberté. Équation de Schrodinger: Voir« Règle 1 ». Équilibre quantique : Dans une théorie des variables cachées comme la théorie de l'onde pilote, la distribution statistique des particules dans un ensemble de systèmes est arbitraire. Quand elle est égale au carré de la fonction d'onde, comme il est spécifié dans la règle de Born, le système est dit en équilibre quantique. État: Dans toute théorie physique, désigne la configuration d'un système à un moment donné. État contraire: Voir« Einstein-Podolsky-Rosen

».

État quantique : Description complète d'un système individuel selon la mécanique quantique. Événement: En théorie de la relativité, désigne quelque chose qui se produit à un point particulier de l'espace et à un moment précis du temps. Expérience du chat de Schrodinger : Expérience de pensée dans laquelle la règle 1 implique qu'un chat est en superposition de deux états macroscopiques distincts : vivant et mort. Fonction d'onde: Représentation de l'état quantique d'un système. Force: En physique newtonienne, désigne le changement de l'impulsion lors d'une collision. Elle est aussi égale à l'accélération d'un corps divisée par la masse. Formulation en histoires cohérentes : Interprétation de la mécanique quantique fondée sur l'attribution de probabilités à des ensembles d'histoires qui se décohèrent les unes par rapport aux autres. Gravité quantique : Théorie qui combine la relativité générale et la physique quantique. Gravité quantique à boucles : Approche de la gravité quantique fondée sur une quantification de la théorie générale de la relativité d'Einstein.

289

La révolution inachevée d'Einstein

Impulsion : Quantité définie pour les particules en mouvement, qui est échangée en cas de collision, mais dont la valeur totale est conservée. En physique newtonienne, elle est égale au produit de la masse par la vitesse. Indépendant de fond: Se dit d'une théorie qui n'utilise pas une division de l'Univers en une partie modélisée et le reste, qui est considéré comme le fond, ou l'arrière-plan. La relativité générale est dite indépendante de fond parce que la géométrie de l'espace et du temps n'est pas fixe, mais évolue dans le temps comme tout autre champ, tel que le champ électromagnétique. Information : Mesure de l'organisation d'un signal. Elle est égale au nombre de questions «oui/non» dont les réponses pourraient être codées dans le signal. Instrumentalisme : Approche de la science dans laquelle le rôle de la théorie est uniquement de fournir une description d'un système physique en termes de ses réponses aux questions imposées de l'extérieur par l'intermédiaire des instruments de mesure. Interprétation en nombreux moments : Hypothèse selon laquelle ce qui existe réellement est une vaste collection de moments, contenant tout ce qui a pu se passer dans l'histoire de l'Univers. Interprétation en mondes possibles : Interprétation de la théorie quantique selon laquelle les différents résultats possibles d'une observation d'un système quantique résident dans des Univers différents, qui coexistent tous d'une certaine manière. Intrication: Propriété d'un état quantique de deux systèmes ou plus, où l'état indique une propriété partagée par ces systèmes qui n'est pas seulement la somme des propriétés détenues par les particules individuelles. Un état EPR, ou état contraire, est un exemple d'état enchevêtré. Longueur de Planck: Unité de longueur, environ vingt puissances de dix plus petite qu'un noyau atomique. Localité : Principe de la physique selon lequel un système ne peut être influencé directement que par ce qui est proche (dans un sens spécifique) dans l'espace et le temps.

290

Glossaire

Masse inertielle : En physique newtonienne, la masse inertielle est une mesure de la quantité de matière qui, multipliée par la vitesse, donne une quantité conservée appelée impulsion. Masse de Planck : Unité de masse qui vaut environ cent millièmes de grammes. Matrice : Tableau de nombres organisé en lignes et en colonnes. Mécanique bohmienne : Autre nom de la théorie de l'onde pilote. Mécanique matricielle : Approche de la mécanique quantique dans laquelle les observables sont représentés par des matrices. Mécanique ondulatoire: Forme de mécanique quantique inventée par Erwin Schrodinger en 1926. Montrée plus tard comme étant équivalente à la mécanique matricielle. Mécanique quantique : Théorie des atomes et de la lumière telle qu'elle s'est développée dans les années 1920. Modèle standard de la physique des particules: Théorie quantique des champs qui est notre meilleur modèle des particules élémentaires et de leurs interactions, à l'exception de la gravité. Moment angulaire : Quantité conservée qui mesure la quantité de rotation ou de mouvement angulaire. Non-localité : Caractérise tout phénomène qui ne satisfait pas au principe de localité et qui implique donc des influences transmises entre systèmes séparés dans l'espace. Opérationnalisme : Approche de l'instrumentalisme dans laquelle on spécifie pour un système physique un ensemble d'opérations qui incluent comment il doit être préparé et comment il doit être mesuré. Passé ou passé causal : Pour un événement particulier, désigne l'ensemble des autres événements qui auraient pu l'influencer en lui envoyant de l'énergie ou de l'information. Photon : Quantum du champ électromagnétique, qui transporte une quantité d'énergie proportionnelle à la fréquence du champ. Physique classique : Désigne la physique, de Galilée à la relativité générale, qui précède la théorie quantique. 291

La révolution inachevée d'Einstein

Physique newtonienne : Décrit et explique le mouvement. Elle a été inventée par Isaac Newton et présentée dans Principia Mathematica de 1687. Elle est fondée sur trois lois du mouvement. Planck (énergie de) : Unité d'énergie construite en combinant la constante de Planck, h, la constante gravitationnelle de Newton, G, et la vitesse de la lumière, c. Elle correspond à un cent millième de gramme. Principe de complémentarité : Principe proposé par Bohr stipulant que les systèmes quantiques admettent des descriptions différentes, telles que particules et ondes. Elles se contrediraient si elles devaient être imposées simultanément. Cependant, toute expérience donnée peut être décrite à l'aide de l'une ou de l'autre. Principe d'exclusion: Inventé par Wolfgang Pauli, il dit que deux fermions ne peuvent être dans le même état quantique. Principe d'incertitude : Principe de la théorie quantique selon lequel il est impossible de mesurer à la fois la position et l'impulsion {ou la vitesse) d'une particule ou, plus généralement, l'état et le taux de changement de l'état d'un système. Principe holographique : Conjecture selon laquelle la quantité d'information traversant une surface serait limitée à la valeur de cette surface en unités de Planck. Probabilité bayésienne : Probabilité subjective, qui mesure le degré de croyance d'une personne sur quelque chose. Quanta (pluriel de quantum) : Désigne le versant particulaire de la dualité onde-particules. Quantifier : Suivre un algorithme qui prend en entrée une théorie classique ou newtonienne et donne en sortie une théorie quantique correspondante. On sait qu'un tel algorithme n'est pas unique. Quantité conservée : Quantité associée à un système physique dont la valeur totale ne change jamais dans le temps au fur et à mesure que le système évolue. Lénergie et le moment cinétique en sont des exemples. Réalisme : Croyance qu'il existe un monde physique objectif dont les propriétés sont indépendantes de ce que les êtres humains connaissent, ainsi que des expériences que nous choisissons de faire. Les réalistes

292

Glossaire

croient aussi qu'il n'y a pas d'obstacle de principe à l'obtention d'une connaissance complète de ce monde.

Règle 0 : Équation dynamique de base de la gravité quantique, qui exprime l'absence d'un temps global ou universel. Aussi appelée équa-

tion Wheeler-DeWitt. Règle 1 : Équation dynamique de base de la mécanique quantique qui décrit comment les états quantiques évoluent par rapport au temps (tel que mesuré par une horloge en dehors du système quantique). Aussi appelée équation de Schrodinger. La règle 1 explique qu'étant donné l'état quantique d'un système isolé à un moment donné, il existe une loi qui prédit l'état quantique précis de ce système à tout autre moment. Règle 2 : La loi qui décrit comment un état quantique répond à une mesure : en s'effondrant immédiatement vers un état dans lequel la grandeur mesurée a une valeur précise, celle que la mesure a produite. La règle 2 explique que le résultat d'une mesure ne peut être prédit que de façon probabiliste ; mais par la suite, la mesure modifie l'état quantique du système mesuré, en le mettant dans l'état correspondant au résultat de la mesure. C'est ce qu'on appelle l'effondrement de la fonction

d'onde. Relationnalisme : Philosophie selon laquelle toutes les propriétés d' objets ou d'événements élémentaires résultent d'interactions entre des paires ou des ensembles plus importants d'objets ou d'événements, et mesurent donc des propriétés communes. Relativité générale : Théorie de la gravitation d'Einstein de 1915 dans laquelle la force gravitationnelle est remplacée par la dynamique de la géométrie de l'espace-temps. Relativité restreinte : Théorie du mouvement et de la lumière d'Einstein en 1905 en l'absence de gravité. Réseau de spin : Graphique dont les liens sont étiquetés par des chiffres représentant des valeurs de spin. Dans la gravité quantique à boucles, chaque état quantique de la géométrie de l'espace est représenté par un réseau de spin. Rétrocausalité : Processus hypothétique selon lequel l'ordre des causes pourrait être inversé par rapport à la direction globale du temps.

293

La révolution inachevée d'Einstein

Spin : Moment angulaire d'une particule élémentaire qui en est une propriété intrinsèque, indépendante de son mouvement. Structure causale : Parce qu'il y a une vitesse maximale à laquelle

l'énergie et l'information peuvent être transmises, les événements de l'histoire de l'Univers peuvent être organisés en fonction de leurs relations causales possibles. Pour ce faire, on indique, pour chaque paire d'événements, si le premier est dans l'avenir causal du second, ou vice versa, ou s'il n'y a pas de relation causale possible entre eux parce qu'aucun signal n'a pu circuler entre eux. Une telle description complète définit la structure causale de l'Univers.

Symétrie : Opération par laquelle un système physique peut être transformé sans affecter le fait que son état est un état possible du système. Deux états reliés par une symétrie ont la même énergie. Théorie de De Broglie-Bohm : Autre nom pour la théorie de l'onde pilote, du nom de ses deux inventeurs. Théorie de l'effondrement dynamique : Proposition selon laquelle l'effondrement de la fonction d'onde est un processus physique réel. Théorie de l'onde pilote: Première approche réaliste de la mécanique quantique, inventée par de Broglie en 1927 et réinventée par Bohm en 1952. Une description complète d'un système individuel est donnée par une onde et une particule, où la particule est guidée par l'onde. Théorie des champs : Théorie physique qui décrit l'évolution dans le temps d'un ou plusieurs champs physiques. Un exemple est l'électrodynamique, où les lois du mouvement des champs électromagnétiques sont appelées les équations de Maxwell. Théorie des champs quantiques : Théorie quantique des champs tels que les champs électriques et magnétiques. C'est un défi parce qu'elle doit incorporer la relativité restreinte, mais également parce qu'elle doit rendre compte d'un nombre infini de degrés de liberté. Théorie des cordes : Approche de la gravité quantique fondée sur l'hypothèse que les objets fondamentaux dans le monde sont unidimensionnels. Théorie relationnelle quantique : Interprétation de la théorie quantique selon laquelle l'état quantique d'une particule, ou de tout

294

Glossaire

sous-système de l'Univers, n'est pas défini de manière absolue, mais seulement dans un contexte créé par la présence d'un observateur, et par division de l'Univers en une partie contenant l'observateur, et l'autre partie dont l'observateur peut recevoir une information. La cosmologie quantique relationnelle est une approche de la cosmologie quantique qui affirme qu'il n'y a pas un seul état quantique de l'Univers, mais autant d'états qu'il existe de contextes.

Théorème de Bell : Affirme que dans un monde local, dans le sens où le choix des mesures effectuées sur un système n'influence jamais les probabilités du résultat des mesures effectuées sur un système distant, certaines corrélations entre les résultats des mesures sont limitées par une inégalité. Cette inégalité est violée expérimentalement. Aussi appelé relation de Bell ou inégalité de Bell. Théorème de Kochen-Specker : Théorème qui montre que la mécanique quantique est contextuelle, ce qui signifie que la valeur observée d'un observable peut dépendre du choix des autres mesures qui sont faites en même temps. Variable cachée: Propriété ou degré de liberté d'un système quantique qui n'existe pas en mécanique quantique, mais qui est nécessaire pour compléter la description d'un système individuel.

295

Pour aller plus loin

Ouvrages de vulgarisation par les inventeurs de la mécanique quantique Bell J. S., Speakable and Unspeakable in Quantum Mechanics, Cambridge University Press, 2004. Bohm D., La Plénitude de l'Univers, Éditions du Rocher, 1989. Bohr N., Physique atomique et connaissance humaine, Folios essais, 1991. Bohr N ., Atomic Yheory and the Description of Nature: Four Essays with an Introductory Survey. Cambridge, UK: Cambridge University Press, 1934, 1961. Reprint, 2011. Bohr N., «Discussion with Einstein on Epistemological Problems in Atomic Physics », in Albert Einstein: Philosopher- Scientist, Open Court Publishing, 1988. Einstein A., Autobiographical Notes, Open Court Publishing, 1999. Einstein A., Ideas and Opinions, Broadway Books, 1995. Heisenberg W, Les Principes physiques de la théorie des quanta, Éditions Jacques Gabay, 1992. Heisenberg W, Philosophical Problems of Quantum Physics. 2nd ed, Ox Bow Press, 1979. Schrodinger E., Qu'est-ce que la vie De la physique à la biologie, Seuil, 1993.

La révolution inachevée d'Einstein

Ouvrages d'auteurs contemporains Barbour J., The End of Time: The Next Revolution in Our Understanding ofthe Universe, Oxford University Press, 1999. Carroll S., The Big Picture: On the Origins of Lift, Meaning, and the Universe ltself, Ourton, 2016. Deutsch D., Le Commencement de l'infini : Les explications transforment le monde, Cassini, 2016. Deutsch O., L'Étojfe de /a, réalité, Cassini, 2003. Greene B., La Réalité cachée : Les univers parallèles et les lois du cosmos, Flammarion, 2017. Lachièze-Rey M., Wlyager dans le temps: La physique moderne et /a, temporalité, Seuil, 2013. Lachièze-Rey M., Au-delà de l'espace et du temps : La nouvelle physique, Le Pommier 2008. Penrose R., À /a, découverte des lois de l'univers : La prodigieuse histoire des mathématiques et de /a, physique, Odile Jacob, 2007. Penrose R., L'Esprit, l'ordinateur et les lois de /a, physique, Paris, Dunod lnterÉditions, 1998. Penrose R., Les Ombres de l'esprit: À /a, recherche d'une science de /a, conscience, Dunod, 1995. Rovelli C., L'Ordre du temps, Flammarion, 2018. Rovelli C., Par-delà le visible: La réalité du monde physique et /a, gravité quantique, Odile Jacob, 2015. Rovelli C., Sept brèves leçons de physique, Odile Jacob, 2015. Tegmark M., Notre univers mathématique: En quête de /a, nature ultime du réel, Dunod, 2018.

Biographies de figures clé Byrne Peter, The Many WorUs of Hugh Everett Ill· Multiple Universes, Mutual Assured Destruction, and the Meltdown of a Nuclear Family, Oxford University Press, 201 O.

298

Pour aller plus Join

Farmelo G., 7he Strangest Man: 7he Hidden Lift of Paul Dirac, Mystic of the Atom, Basic Books, 2009. Gribbin J., Albert Einstein: Créateur et rebelle, Seuil, 1979.

Klein M. ]., Paul Ehrenfest. vol. 1: 7he Making of a 7heoretical Physicist, American Elsevier, 1970. Overbye D., Einstein in Love: A Scientific Romance, Penguin, 2000. Pais A., Niels Bohr's Times: ln Physics, Philosophy, and Polity, Clarendon Press/ Oxford University Press, 1991. Pais A., Albert Einstein: La vie et l'œuvre, lnterÉditions, 1993. Peat F. D., lnfinite Potential· lhe Lift and Times ofDavid Bohm, Addison-Wesley,

1997.

Histoire de la physique quantique Bacciagaluppi G., ValentiniA., Quantum 7heoryattheCrossroads: Reconsidering the 1927 Solvay Conference, Cambridge University Press, 2009. Baggott J., 7he Quantum Story: A History in 40 Moments, Oxford University Press, 2011. Baggott J., Beyond Measure: Modern Physics, Philosophy, and the Meaning of Quantum 7heory, Oxford University Press, 2004. Forman P., « Weimar Culture, Causality, and Quantum Theory, 19181927: Adaptation by German Physicists and Mathematicians to a Hostile lntellectual Environment. » Historical Studies in the Physical Sciences, Vol. 3 (1971): 1- 115. Forman expanded on his original argument in: Forman, P., « Kausalitat, Anschaulichkeit, and Individualitat, or How Cultural Values Prescribed the Character and the Lessons Ascribed to Quantum Mechanics. » ln Society and Knowledge: Contemporary Perspectives in the Sociology of Knowledge and Science, Transaction Books,

1984. Gefter A., Trespassing on Einstein's Lawn: A Father, a Daughter, the Meaning of Nothing, and the Beginning ofEverything, Bantam Books, 2014. Gilder L., 7he Age ofEntanglement: When Quantum Physics Was Reborn, Alfred A. Knopf, 2008.

299

La révolution inachevée d'Einstein

Gribbin J ., Le Chat de Schrodinger: Physique quantique et réalité, Flammarion, 2009. Kaiser D., How the Hippies Saved Physics: Science, Counterculture, and the Quantum Revival, W. W. Norton, 2011. Kragh H., Quantum Generations: A History ofPhysics in the Twentieth Century, Princeton University Press, 1999. Reprint, 2002.

Kuhn T. S., Black- Body lheory and the Quantum Discontinuity, 1894- 1912, University of Chicago Press, 1987. Jammer M., lhe Philosophy of Quantum Mechanics: lhe lnterpretations of Quantum Mechanics in Historical Perspective, John Wiley and Sons, 1974. Stone A. O., Einstein and the Quantum: lhe Quest of the Valiant Swabian, Princeton University Press, 2013.

300

Index A académique 99, 180, 220, 269, 271 accélération 236 Aharonov, Yakir 120, 211 amplitude 72, 105, 138, 150, 163 antiréalisme 7-13, 15, 24, 26-27, 40, 60, 83, 92-100, 108, 110-111, 120, 172, 179, 183 épistémologie quantique 8 opérationnaliste 9 radical 8 Arcadia 30 Aspect, Alain 57, 59, 61, 215 astronomie 266 asymétrie des causes 204 atome 1-9, 19, 21-24, 38-39, 43, 49, 57,61,65, 71, 74, 79-85,90, 93-98, 114, 131, 137, 154, 181, 239,249-250,262

B Barbour, Julian 196-198, 237 Bateson, Gregory 187 bayésianisme quantique 161, 183, 188 beable 40, 67, 166, 202-204, 208, 213, 217-218,232,262 Bell, John 14-15, 40, 52-54, 57-61, 66-67, 109, 180,202,207, 215-216 Bernstein, Herbert 14, 39

big bang 123, 215 Bohm, David 15, 109-120, 130, 176, 180,216,239 Bohr, Niels 8-9, 13, 15, 23-27, 40, 60, 83-86, 89-93, 96-99, 103, 106-107, 110, 117, 120, 183, 189-190, 193 Boltzmann, Ludwig 79 bombe atomique 112 Born (règle de) 47, 72, 105, 113, 121-122, 149-150, 163-166, 171, 174, 195,202,212 Born,1\1ax 24,47,88-89,93-97, 105, 114 Bub, Jeffrey 130

c capsules temporelles 197-198 causalité 193, 198, 229, 246 Clifford, William K. 221 communisme 117-118 commutativité 95 complémentarité 91, 106 constante cosmologique 249 de Planck 33, 85 contextualité 66-67 Contre la méthode 170 Cortês, Marina 253 cosmologie quantique 203 Cramer, John 211 Crane, Louis 189-190

La révolution inachevée d'Einstein

D Dalibard, Jean 57 de Broglie, Louis Victor Pierre Raymond, duc 14, 86-90, 96, 100, 104-117, 120, 122, 145, 206,216 Debye, Peter 89 décohérence 153-159, 171-172, 204, 209 déterminisme 29, 46, 73, 96, 104, 106, 121, 133, 144, 163, 168,202 Deutsch, David 154, 165-168, 172, 180 Dirac, Paul 97, 100, 112, 176 dualité onde-particule 75, 88, 93, 97, 108, 132

E échelle atomique 4, 7-8, 84, 98, 155 effet photoélectrique 80 effondrement 63, 129, 139, 141, 144, 172, 209-210 de la fonction d'onde 48 spontané 204 Einstein, Albert 3, 23-24, 55-61, 75, 78-84, 91, 96, 106-107, 110-115,206,216,225,228 Elsasser, Walter 88 ensemble causal 232,249,252,256,258 causal énergétique 253 statistique 70 Epperson, Michael 194 EPR 55-60 équation de guidage 104, 121 de Schrôdinger 44, 141, 198, 231, 233,239 de Wheeler-DeWitt 198 espace de configuration 124 état classique 43

excité 71 intriqué 51 superposé 20 Euclide 223 Everett, Hugh 145-154, 163-171, 174, 176 exhaustivité causale 225

F Feyerabend, Paul 117, 170 Feynman, Richard 212, 233, 236 Finkelstein, David 119 fonction d'onde 104, 119, 224 force quantique 207, 239, 261 fractionnement 153

G Gandhi 175 Gauss, Carl 223 Grangier, Philippe 57 gravité quantique 134-137, 180, 245, 251 à boucles 136, 232-233 Greaves, Hilary 154 Gurdjieff, Georges 118

H Hardy, Lucien 182 Hawking, Stephen 135 Heisenberg, Werner 9, 15, 27, 33, 40, 93-98, 103, 106, 115, 194, 221 Hermann, Grete 109-11 O Hitler, Adolf 175 Hooft, Gerard 't 216 hypothèse holographique 251

1 identité des indiscernables 226, 235, 255,258 indépendance du fond 222, 256 informatique quantique 180

302

Index

interférence(s) 33, 76, 126, 131 interprétation d'Oxford de la mécanique quantique 154 intrication 21, 60, 67, 229-232 irréversibilité 149, 155, 158, 229-230, 256,259 it from bit 13, 183

mondes multiples 145 parallèles 147 multivers 11 Myrvold, Wayne 154

J

Nash, John 116 Newton, Isaac 87, 205, 223 Noether, Emmy 109 non-localité 67, 207, 229, 232, 240, 262 quantique 55

Jacobs, Jane 238 Jacobson, Ted 251 Jordan, Pascual 95, 100

K Kant, Emmanuel 221 Karolyhazy, Frigyes 130 Kastner, Ruth 194, 211 Kauffman, Stuart 194 Khrouchtchev, Nikita 118 Krishnamurti, Jiddu 118

L Leibniz, Gottfried Wilhelm 225-227, 234,237,245-246,259 Lewis, David 161 Lobachevsky, Nikolaï I 223 localité 25, 53, 56-59, 229, 259, 262 loi de Born 105, 168 de Schrôdinger-Newton 140 des précédents 243 Los Alamos 112

M Mach, Ernst 225 Markopoulou, Fotini 233 matrice 97, 231 Maxwell, James C. 227 mécanique quantique 95 Mermin, David 109 moment angulaire 85, 255

N

0 observable relationnelle 225 onde pilote 104, 108, 141, 231 transverse 52 ontologie 26 Oppenheimer, J. Robert 112, 116 ordinateur(s) quantique(s) 60, 159, 181, 183, 241

p Pauli, Wolfgang 95, 99-100, 115 Penrose, Roger 124, 134, 139, 140 plan de polarisation 52 Planck, Max 33, 79-80, 179 Platon 221 Podolsky, Boris 55, 59, 61 Price, Huw 211 principe de complémentarité 96 de l'identité des indiscernables 259 de localité 53 de non commutativité 32 de précédence 242 de raison suffisante 226-228, 259 de réciprocité 228 de superposition 46, 138, 140

303

La révolution inachevée d'Einstein

d'incertitude 33, 36, 69, 72, 96 d'inertie 88 probabilité bayésienne 159-162 problème de la mesure 22, 48, 64, 132, 141, 240 du fractionnement préféré 151 processus de mesure 148

Spengler 27 sphère céleste 261 Staline, Joseph 175 Stoppard, Tom 30 structure causale 247, 252 superposition 20, 145, 156 surdéterminisme 215

T

R

téléportation quantique 181 théorie(s) causale des points de vue 260 de la décision 165 de l'onde pilote 104, 119-123, 127, 130, 141, 172, 201-206, 209, 217,228,231 quantique relationnelle 188, 192 topologiques des champs 189 triangulations dynamiques causales 232 trou de ver 233 noir 83, 134 twisteurs 136

réciprocité 226 relationnisme 192, 230-231, 234, 239, 245,252 éternaliste 230 temporel 230 relativité générale 135-138, 223, 226, 228, 248,251 restreinte 228 réseaux de spin 135 rétrocausalité 211 réversibilité 31, 202 Riemann, Bernhard 221, 223 Roger, Gérard 57 Rosen, Nathan 55, 59, 61 Rosenfeld, Léon 117 Rovelli, Carlo 189-193, 198 Rutherford, Ernest 82

u unicité 44 univers multiples 12, 148, 204

V

s Saunders, Simon 154, 168-169 Schrôdinger, Erwin 64-65, 89-90, 93, 96, 100, 104, 110, 123, 156, 196,216 Shannon, Claude 184-187 Shimony, Abner 157 simultanéité 133, 207, 210-211, 229 singularités 135 Solvay 104, 106, 120 Sorkin, Rafael 248-249 spectre 45, 70-71, 86, 89, 95, 158

Valentini (théorème de) 122 variables cachées 141, 231-232, 239 Von Neumann, John 99, 103, 108-110

W-Z Wallace, David 154 Weinberg, Steven 176 Weyl, Hermann 89 Wheeler, John Archibald 13, 183-184 Wigner, Eugene 191 Young, Thomas 87

304

Table des matières

Prologue .............................................................................................................

1

Partie 1

Une orthodoxie du non-réel 1. La nature aime à se cacher.......................................................................

19

2. Quanta ...........................................................................................................

29

3. Comment évoluent les quanta ? ...........................................................

39

4. Comment les quanta se partagent-ils?..............................................

49

5. Ce que la mécanique quantique n'explique pas.............................

69

6. Le triomphe de l'antiréalisme ...............................................................

75

Partie 2

La renaissance du réalisme 7. Le défi du réalisme: de Broglie et Einstein.......................................

103

8. Bohm: le retour du réalisme ..................................................................

111

9. L'effondrement del' état quantique.....................................................

129

10. Le réalisme magique...............................................................................

143

11. Le réalisme critique.................................................................................

153

La révolution inachevée d'Einstein

Partie 3 Au-delà du quantique 12. Les alternatives à la révolution...........................................................

179

13. Leçons ..........................................................................................................

201

La théorie de l'onde pilote......................................................................................

201

L'effondrement de la fonction d'onde...............................................................

208

La rétrocausalité ........................................................................................................

211

Les approches fondées sur les histoires...........................................................

212

De nombreux mondes classiques en interaction.........................................

214

Le surdéterminisme.................................................................................................

215

Au-delà de la théorie de l'onde pilote et des modèles d'effondrement.......

216

14. Les principes d'abord..............................................................................

219

Les principes de physique fondamentale........................................................

222

Les variables cachées relationnelles..................................................................

230

Le principe de précédence......................................................................................

241

15. Une théorie causale des points de vue.............................................

245

Épilogue-Révolutions....................................................................................

265

Remerciements.................................................................................................

273

Notes et références..........................................................................................

277

Glossaire .............................................................................................................

287

Pour aller plus loin...........................................................................................

297

Index....................................................................................................................

301

Dans la même collection Barrau A., Des univers multiples: Nouveaux horizons cosmiques, 2017. Barsuglia M., Les vagu.es de l'espace-temps: La révolution des ondes gravitationnelles, 2019. Bertone G., Le mystère de la matière noire: Dans les coulisses de l'Univers, 2014. Binétruy P., À la poursuite des ondes gravitationnelles : Dernières nouvelles de l'Univers, 2016. Bostrom N., Superintelligence, 2017. Courtois H., VtJyage sur les flots de galaxies: Laniakea, et au-delà, 2018. Dole H., Le côté obscur de l'univers, 2017. El Albani A., Macchiarelli R., Meunier A. R., Aux origines de la vie: Une nouvelle histoire de lëvolution, 2016. Gott J. R., L'univers est une éponge, 2017. Gubser S, Pretorius F., Le petit livre des trous noirs, 2018. Guillot A., Meyer J .-A., Poulpe fiction: Quand l'animal inspire l'innovation, 2014. Jouzel J., Debroise A., Le défi climatique: Objectif +2 °C !, 2014. Klein E., Brax P., Vanhove P. et al., Qu'est-ce que la gravité?: Le grand défi de la physique, 2019. Kouchner A., Lavignac S., À la recherche des neutrinos: Messagers de !'infiniment grand et de /'infiniment petit, 2018. Rovelli C., Et si le temps n'existait pas?, 2014. Smolin L., La renaissance du temps : Pour en finir avec la crise de la physique, 2014. Tegmark M., La vie 3.0: Être humain à lëre de l'intelligence artificielle, 2018. Tegmark M., Notre univers mathématique : En quête de la nature ultime du réel, 2014.

79553 - (I) - BOU 80° - NOC - JOE Imprimerie CHIRAT - 42540 Saint-Just-la-Pendue Dépôt légal : septembre 2019

Imprimé m France